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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIIP ANNEE
SECONDE SÉRIE DE LA NOUVELLE PÉRIODE
TOME ler. — 1er JANVIER 1853.
PAlirs. - IMPRIMERIE J. CLÂYE ET C^,
RUE sa'int-benoIt, 7.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXIIP ANNEE
SECONDE SÉRIE DE LA NOUVELLE PERIODE
TOME PREMIER
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOÎT, 20
1853
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PROMENADE
EN AMÉRIQUE.
PREMIERES IMPRESSIONS.
TRAVERSÉE. — NEW-YORK. — BOSTON. — UNIVERSITÉ DE CAMBRIDGE. — UN POÈTE AMÉRICAIN.
Quand on a parcouru l'Europe du nord au midi et mis le pied
dans les deux autres parties de l'ancien monde, quand on a étudié
l'antiquité en Grèce, en Italie, en Egypte, — le moyen âge et les
temps modernes en Scandinavie , en Allemagne , en Espagne et en
Angleterre, — le monde musulman, dont le caractère dominant est
l'uniformité, au Caire et à Constantinople, — si on veut voir quelque
chose d'entièrement nouveau, je crois qu'il faut aller en Amérique,
du moins tant que la Chine ne sera pas ouverte et que la lune ne sera
pas accessible. Voilà pourquoi je vais m'embarquer aujourd'hui à
Southampton pour les Etats-Unis. Ce départ surprendra peut-être un
peu ceux des lecteurs de cette Revue qui ont bien voulu me suivre
dans d'autres pérégrinations , dont le motif se rattachait à la litté-
rature ou à l'érudition ; à ces lecteurs assez bienveillans pour se
souvenir de mes travaux, je répondrai qu'après avoir contemplé
les monumens des sociétés du passé, j'ai été tenté d'observer dans
son progrès une société nouvelle. Il était curieux sans doute de cher-
cher à déchiffrer, sous des hiéroglyphes de quatre mille ans , une
civilisation presque effacée ; il ne l'est pas moins peut-être de cher-
cher à lire dajis les traits d'une civilisation encore jeune ce qu'elle
sera un jour. Les prodiges de l'industrie humaine, appelée à changer
b REVUE DES DEUX MONDES.
rapidement la face du globe , ne doivent pas être méprisés , quelque
admiration que méritent les statues de Phidias et les vers de Dante
ou d'Homère. Or, de notre temps, il s'est formé ou plutôt il se
forme une société à laquelle un immense avenir semble promis.
Nulle part sous le soleil une plus grande activité n'est déployée dans
le champ de la civilisation nouvelle. J'ai été tenté de donner à mes
yeux et à mon esprit ce spectacle après tant d'autres spectacles.
Ajouterai-je que le beau livre de M. de Tocqueville sur la Démocra-
tie en Amérique et les entretiens de l'illustre auteur, qui veut bien
m' appeler son ami, ont encore excité mon désir en l'éclairant? Dirai-je
enfin que , sur ce continent utilitaire , à travers la fumée des usines
et des locomotives, j'ai entrevu , pour les curiosités du savoir, quel-
ques antiquités sur les bords de l'Ohio et sur le plateau mexicain ;
pour les plaisirs de l'imagination une poétique nature , la chute du
Niagara, les palmiers des tropiques? Je m'arrête; j'en ai dit assez
pour m' excuser d'écrire, si, en finissant, le lecteur me pardonne
d'avoir écrit.
• 27 août 1851. Southampton.
Hier j'étais à Londres, dans le palais de cristal. Je viens d'assister
à Y exposition universelle^ le premier fait vraiment universel dans
l'histoire des hommes. Oui, c'est la première fois, depuis le commen-
cement du monde, que les hommes font quelque chose en commun,
que tous les peuples se réunissent dans l'unanimité d'une même en-
treprise, sans distinction de patrie, de race ou de croyance : événe-
ment mémorable et prophétique , car il annonce et inaugure , pour
ainsi dire, l'unité future du genre humain.
Aujourd'hui je vais quitter l'Angleterre pour les Etats-Unis ; je
vais aller contempler dans toute la liberté de son action cette puis-
sance de l'industrie, dont j'ai admiré à Londres les résultats cos-
mopolites; mais avant de laisser derrière moi le rivage de l'Europe,
je demande la permission de raconter une rencontre que j'ai faite et
qui a été pour moi une piquante et gracieuse anticipation de l'Amé-
rique.
Dans le wagon qui m'a amené de Londres à Southampton , ainsi
qu'un Américain très-distingué , M. Sedgwick , avec lequel je vais
m' embarquer, se trouvait une dame anglaise, qui accompagnait la
mère et la sœur de M. Sedgwick. Cette dame me frappa tout de suite
par la fermeté de son langage et le tour original de son esprit : c'était
Fanny Kemble, dont le capricieux et poétique volume sur les Etats-
Unis, vrai livre déjeune fille, m'avait charmé il y a bien des années,
et, bien qu'un peu sévère pour les mœurs américaines, m'avait donné
pour la première fois l'envie de faire le voyage que je fais aujour-^
PROMENADE EN AMÉRIQUE, 7
d'hui. La nièce de M'"^ Siddons a sur le front, dans le regard, dans
tout l'ensemble de sa personne , un reflet de Melpomène. Bien des
choses se sont passées depuis qu'elle écrivait ce qu'elle appelle au-
jourd'hui ses impertinences sur les mœurs américaines et ses courses
à cheval au bord de l'Hudson , et les vers charaians que ces lieux lui
inspiraient. Quoiqu'elle ait emporté de tristes ' souvenirs du pays
qu'elle avait choisi , elle comprend mieux aujourd'hui les avantages
sociaux de ce pays, où, me disait-elle, on a le sentiment que per-
sonne ne souffre de la misère autour de vous; mais elle paraît refroidie
sur les beautés naturelles qu'il peut offi-ir. Pour moi, je m'en tiens,
soiis ce rapport, à ses impressions de vingt ans.
M. Sedgwick, avec leque! j'ai le bonheur de faire la traversée,
est un avocat et un jurisconsulte éminent de New-York; il a toute
la vivacité d'esprit et tout l'entrain qu'on attribue à nos compa-
triotes. Du reste , en vrai voyageur américain , il ne se presse point ,
regarde tranquillement sa montre, et déclare que nous avons encore
un quart d'heure pour nous rendre à bord, comme s'il s'a issait
d'aller de Paris à Saint-Cloud. Les dames ne sont pas plus agitées
que lui. En efl'et, nous arrivons à temps, et au bout de deux heures
nous sommes sur le Franklin^ parti ce matin du Havre, et qui
attendait à Cowes, dans l'île de Wight, la correspondance de l'om-
nibus à vapeur de Southampton. Nous ne partirons pas ce soir,
parce qu'il y a du brouillard. Cette prudence chez un capitaine amé-
ricain m'étonne; mais M. Wooton est un .officier aussi sage que
hardi. Pour tempérer l'audace naturelle aux marins des Etats-Unis,
le capitaine d'un bateau à vapeur de cette compagnie doit avoir
28,000 dollars à bord, environ 150,000 francs.
28 août.
Je me suis levé avant que le bâtiment fût en marche. Tout à coup
les roues ont commencé à tourner, et nous voilà en route pour
l'Amérique.
Tandis que nous longions l'île de Wight, un Américain m'a dit :
C'est à peu près comme Long-Jsland , en face de New-York. Le pre-
mier trait de caractère que je remarque sur ce bâtiment où la grande
majorité des passagers appartient aux Etats-Unis, c'est l'occupation
constante et la glorification perpétuelle de la patrie. L'Amérique est
l'idée fixe des Américains : la conviction de la supériorité de leur
pays est au fond de tout ce qu'ils disent; on la retrouve même dans
l'aveu de ce qui leur manque. Ainsi chacun a soin de me prévenir
qu'il ne faut pas m'attendre à trouver dans une société nouvelle les
raffinemens des vieilles sociétés de l'ancien monde : rien de plus
gensé; mais dans cet empressement à m'avertir de ce qu'il ne faut
8 BEVUE DES DEUX MONDES.
pas chercher aux Etats-Unis, je reconnais les précautions d'un pa-
triotisme inquiet, toujours en défiance des jugemens de l'étranger,
des précautions ressemblent assez aux avertissemens d'un auteur
invitant, dans sa préface, à ne point chercher dans son livre des
qualités qu'il ne serait pas fâché qu'on y découvrît. Les Américains
diraient volontiers de leur pays, né d'hier : Nous n'avons mis qu'un
qvart d'heure à le faire. Il est vrai qu'il serait souverainement in-
juste de leur répondre avec le misanthrope :
.... Le temps ne fait rien à l'affaire.
Je n'entends guère articuler de louanges directes des Etats-Unis,
mais je ne sais comment il arrive que, dans tout ce qu'on en dit, ils
se trouvent toujours avoir l'avantage. Les farines françaises sont
excellentes , mais les farines de Virginie sont encore meilleures ; les
huîtres qu'on mange aux Etats-Unis sont supérieures à toutes les
huîtres. Ce sont de petits faits qui viennent se placer naturellement
dans la conversation , à titre de renseignement , et dont on vous
laisse tirer la conséquence. Je ne saurais me défendre de la pensée
que c'est un chagrin pour les habitans des Etats-Unis de ne pouvoir
prétendre qu'un Américain a découvert l'Amérique. Du reste, ce
sentiment de prédilection pour leur pays n'a jusqu'ici rien d'offen-
sant ni d'agressif; j'ai plaisir à le voir percer sans cesse. Les occa-
sions qu'il saisit pour se produire peuvent me faire sourire, mais
en somme il m'inspire de l'estime pour le peuple américain. En
France, surtout depuis quelque temps, nous faisons trop bon mar-
ch de nous-mêmes, nous sommes trop dénués d'illusions sur notre
propre compte. Il vaut mieux, pour une nation, se respecter et même
s'admirer un peu trop, que se dénigrer à plaisir et se prendre phi-
losophiquement en pitié.
Sur ce bâtiment, je trouve déjà l'occasion d'observer comment le
principe d'égalité se combine avec les inégalités que l'éducation et
les habitudes tendent inévitablement à établir entre les hommes.
Parmi les passagers, nul n'a de titre ou de rang fixe, mais il arrive
tout naturellement qu'il se forme des associations entre les personnes
dont la condition sociale est analogue. Il y a une table où se trouvent
réunis le fils et la fille du gouverneur de l'état de New-Jersey,
M. Sedgwick et sa famille, un planteur de Virginie dont les manières
et la tournure sont tout à fait européennes, et qui, avec sa jeune et
charmante femme, vient de visiter l'Italie, la Grèce et Jérusalem. Des
négocians de la Nouvelle-Orléans se sont assis à une autre table, dea
Français qui vont en Californie à une troisième : il n'existe aucune sé-
paration absolue entre ces différens groupes, rien n'empêcherait ceux
qui font partie de l'un de se mêler à l'autre ; mais cela n'arrive point,
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 9
et je commence à comprendre comment des mœurs démocratiques
peuvent ne pas entraîner nécessairement un pêle-mêle universel.
On parle beaucoup politique autour de moi; j'écoute avec un grand
empressement ces conversations; elles roulent rarement sur les inté-
rêts généraux de l'Union, presque toujours sur les intérêts particu-
liers des différens états dont la fédération se compose, et qui, comme
on sait, ont chacun leur code et leur gouvernement. En ma qualité de
Français, il m'est arrivé de demander comment tel ou tel point de
droit, tel ou tel détail de l'administration étaient réglés aux Etats-
Unis; on me demandait à mon tour duquel des vingt-trois états je
voulais parler. 11 y avait quelquefois vingt-trois réponses à ma ques-
tion. Les hommes, fort éclairés du reste, que je consultais me parais-
saient connaître surtout la législation et l'organisation politique de
leur état; bien qu'un esprit analogue pénètre dans toutes les parties
de l'Union , les diversités de détail sont grandes. L'indépendance et
la vie propre des états, en tout ce qui ne touche point à l'intérêt
universel de la fédération , sont un des premiers traits qui frappe un
Français dans les institutions américaines.
Un autre résultat de ces institutions, c'est la facilité avec laquelle
elles peuvent être modifiées sans secousse et sans danger. J'entendais
sans cesse parler de conventions et de révolutions auxquelles plusieurs
personnages présens avaient pris une part active. Chez nous, ces
mots réveillent des idées terribles. Aux Etats-Unis, le jour où l'on
veut changer quelque article de la constitution d'un état, on s'adresse
à la législature, qui propose la réunion d'une convention. Le peuple
consulté prononce que la convention sera convoquée. La constitution
amendée par celle-ci est soumise à la ratification du suffrage popu-
laire. C'est ce qu'on appelle ici une révolution.
Une de ces révolutions a changé dans l'état de New-York l'organi-
sation judiciaire, et ce changement a été imité dans plusieurs autres
états; il consiste à faire nommer les juges par les électeurs. C'est
une application bien étrange et bien extrême du principe de l'élec-
tion que de faire voter ceux qui doivent être pendus pour la nomina-
tion de ceux qui doivent les pendre , d'autant plus que les juges
ainsi élus ne le sont que pour un temps et pour un temps assez court.
11 me paraît impossible que cette mesure n'ait de grands inconvé-
niens, ou au moins n'offre de grands dangers. Voilà le droit sacré de
rendre la justice, ce droit qu'on doit s'efforcer de maintenir dans
une région supérieure aux passions politiques, tombé dans leur
domaine et devenu le prix du combat, la proie du vainqueur. On me
répond par cette expression transportée du langage de la mécanique
dans l'idiome politique des Etats-Unis : il icorks well^ cela fonc-
tionne bien. On m'assure que les choix ont été jusqu'ici excellens,
iO REVUE DES DEUX MONDES.
que le discernement populaire a décerné la magistrature aux meil-
leurs jurisconsultes. Je n'en pense pas moins que ce mode d'élection
est un empiétement du suffrage universel sur ce qu'il serait le plus
important de lui soustraire, que cette magistrature précaire n'a ni la
majesté ni la force convenable, et que les états qui n'ont pas encore
essayé de cette révolution feront bien de ne pas l'accomplir.
Tout en recueillant ces renseignemens et bien d'autres de la bouche
des hommes les plus compétens, en m' initiant par eux aux secrets de
la société singulière que je viens visiter, je n'oublie pas la mer et le
ciel. Je passe de longues heures tantôt à l'avant du bâtiment, m' en-
ivrant de la brise, plongeant mon regard dans cette étendue si courte
pour les yeux , mais que ma pensée déroule devant moi jusqu'aux
rivages de l'Amérique, tantôt à l'arrière, suivant du regard l'allée
verdoyante que trace le sillage du vaisseau. Je ne trouve point que
la raer offre un spectacle monotone, comme on le dit souvent : elle
change à chaque instant d'aspect, de couleur, de physionomie. Cette
puissance formidable a le charme du caprice : tantôt sombre et trou-
blée, tantôt calme et radieuse, la mer est tour à tour d'azur, d'éme-
raude, de plomb fondu, d'huile, d'encre ou d'or. La vie de bord ne
m'ennuie point. Je vais de groupe en groupe, comme on va le matin
à Paris d'un salon dans un autre. A deux pas sont la solitude, la
rêverie, l'immensité. En présence de cette immensité, les enfans
jouent sur le pont; la partie jeune de la société rit et danse gaîment,
tandis que le ciel se rembrunit et que l'Océan commence à gronder.
Enfin, après onze jours de cette vie de conversations, de lectures,
de promenades même, car le pont du Franklin ferait une assez belle
allée de jardin, nous approchons du nouveau continent, ayant fran-
chi mille lieues presque sans nous en apercevoir. Avant d'arriver,
un brouillard épais nous enveloppe : ce sont les brumes de Terre-
Neuve qui s'étendent jusqu'ici et qui sont formées surtout par la
condensation de la vapeur de l'eau plus chaude qu'entraîne vers le
nord le grand courant maritime appelé gulf-stream. La machine
s'arrête, et si elle recommence à marcher, on sonne une cloche pour
avertir les bâtimens qui pourraient nous heurter. Le capitaine et le
pilote s'évertuent à percer du regard ces ténèbres; elles se dissipent
enfin. Nous entrons dans la rade de New-York, qui, quoi qu'on en dise
autour de moi, ne ressemble point à la rade de Naples, mais qui n'en
est pas moins une rade magnifique, et le Franklin vient, à l'embou-
chure de l'Hudson, toucher le quai que borde à perte de vue une foule
d'autres bâtimens à vapeur. Nous sommes en Amérique.
Avant de mettre pied à terre , et tandis que nous attendons nos
bagages, nous apprenons l'issue de l'expédition deCuba; elle aéchoué,
Lopez a été pris et exécuté. Ces nouvelles nous sont données par
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 11
un jeune cocher de fiacre auquel M. Sedgwick me recommande
après avoir causé un moment politique avec lui. Je quitte le bateau ,
chargé de lettres de recommandation , comblé d'invitations cordiales
pour toutes les parties des Etats-Unis ; je n'ai pas lieu de me plaindre
jusqu'ici.
Il est vrai que je n'ai pas trouvé les cochers américains aussi aima-
bles que les gentlemen. Celui qui parlait si bien sur les affaires de
Cuba, et qui devait me conduire à fhôtel d'Astor pour un demi-
dollar, a exigé le double. J'ai fait ce que j'aurais fait en Europe, j'ai
demandé en arrivant ce que je devais donner. Deux messieurs étaient
au bureau; je me suis adressé à l'un d'eux en lui montrant ma lettre
de recommandation pour le propriétaire de l'hôtel. Je dois dire qu'on
n'a pas eu l'air de faire la moindre attention à ma lettre, et que l'un
des deux employés, sans me répondre, a remis un dollar au cocher
avec une facilité qui eût été pleine de bonne grâce s'il eût tiré l'ar-
gent de sa poche.
Bientôt le tam-tam , qui remplace la cloche du dîner ici comme
à bord , m'a averti d'aller m'asseoir à une table d'hôte de deux cents
couverts; je n'ai eu aucune peine à me placer; on ne se précipitait
point sur les plats. Suivant l'usage universel aux États-Unis, on
buvait de l'eau glacée. Un menu qu'on imprime chaque jour était
placé près de chaque convive, et, sur un signe, on était servi par
des garçons qui ne manquaient point d'empressement, quoique,
ignorant l'usage américain , j'eusse négligé de stimuler leur zèle en
donnant d'avance un pour-boire à celui qui, dès lors, se charge
spécialement de votre personne. En revanche , on ne donne rien poiu*
le service en partant. Le dîner n'a pasété long, mais il ne m'a pas
semblé démesurément rapide. On était très silencieux : ce silence
n'était interrompu que par les bouteilles de vin de Champagne , dont
les bouchons sautaient en l'air ; mais je n'ai pas un tel goût pour les
conversations de table d'hôte que j'en aie beaucoup regretté l'ab-
sence.
Je ne connais pas de plus grand plaisir en voyage que d'errer
au hasard dans une ville inconnue. Chaque ville , en effet , a sa
physionomie, son air, et jusqu'à ses bruits particuliers. Ici cet
intérêt est plus vif encore. Arrivé depuis quelques heures en Amé-
rique , cette nouvelle ville est en même temps pour moi un nouveau
monde. Je suis longtemps la Large Rue [Broadway]^ et, au mouve-
ment des voitures et des omnibus , je pourrais presque me croire à
Londres , dans le Strand. Je marche pendant une heure entre de
beaux magasins. Broadivaij, c'est la rue Vivienne de New-York;
mais cette rue est plus longue que l'avenue des Champs-Elysées. Ce
vacarme, cet éclat, font un singulier effet quand depuis onze jours
12 REVUE DES DEUX MONDES.
on n'a VU que les flots. Je cherche un quartier moins étourdissant;
je longe les bords de l'Hudson. Ici c'est une autre agitation, un autre
bruit : les ateliers où l'on construit les machines à vapeur retentissent
du fracas des marteaux. Sur le fleuve passent et se croisent les bateaux
à vapeur qui le montent ou le redescendent. Une très-vive lumière
éclaire cette scène, pour moi nouvelle. Mon premier coucher de
soleil en Amérique est bien américain : c'est à travers des mâts ,
et par-dessus des chantiers, que je vois l'astre étincelant dispa-
raître dans un ciel d'or. Suivant alors des rues silencieuses , je
crois retrouver l'ancienne petite ville hollandaise , aussi calme, aussi
flegmatique que la ville américaine est active et ardente, et dont
Washington Irving a raconté si dr jlement l'histoire imaginaire : les
trottoirs en brique, les arbres qui bordent les rues, aident à l'illu-
sion de la Hollande. Puis je rentre dans la partie animée de New-
York ; je m'arrête devant un magasin comme il n'en existait pas dans
le Nouvel- Amsterdam, comme il.n'en existe peut-être ni à Londres ni
à Paris ; le Petit Saint- Thomas est éclipsé. Je viens de compter cinq
étages et soixante-quinze fenêtres. Je n'étais pas seul à admirer; en
me retournant, que vois-je? deux sauvages en grand costume, le
visage peint , des plumes sur la tête, là, au milieu de cette foule,
dans cette rue, devant ce magasin! les propriétaires naturels du
sol , devenus étrangers sur ce sol , et presque aussi dépaysés dans la
patrie de leurs ancêtres que le serait un Chinois dans les rues de
Paris ! Toute l'histoire des deux races est là. Le plus redoutable chef
indien, dans ses forêts, aurait moins frappé mon imagination par sa
présence , m'aurait moins donné à réfléchir et à rêver , que ces deux
badauds du désert flânant dans la grande rue de New-York.
Je rentre ; il y a un concert dans l'hôtel. Je m'endors , la fenêtre
ouverte, au bruit de la musique, au murmure d'une eau jaiUissante,
par un clair de lune napolitain.
De New-York à Boston.
Je reviendrai à New-York ; mais je suis pressé d'aller voir la ville
qu'on dit la plus intellectuelle des Etats-Unis , Boston , et l'université
de Cambridge auprès de Boston. Trois ou quatre steamers partent
aujourd'hui ; j'en prends un au hasard. Un domestique noir, en me
remettant les numéros gravés sur de petites plaques de cuivre qui
doivent me servir à réclamer mon bagage, a soin de les glisser adroi-
tement dans ma main sans la toucher. Ce procédé peut avoir ses
avantages , mais il fait faire une réflexion pénible sur le rapport des
deux races.
Le bateau à vapeur côtoie une rive bordée de vaisseaux , couverte
de magasins, d'entrepôts, dont l'aspect n'a rien de poétique, mais
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 13
(jui parlent à l'imagination parleur étendue et par leur nombre. Com-
])ien tout cela représente de volonté , d'activité , de puissance ! A
droite, je ne vois d'cUtres bâtimens que des hôpitaux, des prisons
aux murs gris, à l'air triste et froid , nécessités sévères de la civilisa-
tion. A mon retour , j'irai visiter ces hôpitaux et ces prisons , comme
en Italie j'allais visiter des galeries et des palais. En attendant , j'ai
ce soir la nature à contempler. Depuis l'Egypte , je n'ai pas vu un
semblable coucher de soleil. Même en Italie , on ne trouverait point
ces teintes enflammées et sanglantes. A l'horizon, je découvre en
face de moi une fournaise d'où jaillissent des traits de feu et des
lignes d'ombre. Bientôt la fournaise devient un volcan au cratère de
nuages lézardés de lignes rouges, puis le cratère semble se briser et
iaire explosion dans le ciel. Voilà ce qu'est la lumière à cette époque
dans l'Amérique du Nord.
Ces bords ne sont pas assez élevés et assez hardis pour être pitto-
l'esques ; mais le pittoresque n'est pas tout , la grandeur est quelque
chose, et la grandeur n'est pas absente, surtout quand, dépassant
au clair de lune une foule de bâtimens à voiles qui semblent fuir
comme des fantômes, on se représente les mêmes eaux alors qu'elles
baignaient des forêts séculaires , et n'avaient vu que la pirogue de
l'Indien glisser à l'ombre de ces forêts, au lieu d'être labourées
comme aujourd'hui par les roues bruyantes de ce char triomphal de
l'industrie et de la civilisation. Je salue cette puissance de la vapeur,
qui est l'âme de la société américaine, en répétant ces vers prophé-
tiques de Darwin :
« Bientôt, ô vapeur encore indomptée ! ton bras traînera la barque pares-
seuse ou poussera le char rapide, ou bien portera un chariot aérien, déployant
SOS ailes et fuyant à travers les champs de l'espace. »
Une partie de la prédiction reste encore à accomplir ; mais la réa
lisation de la première semble un ;;arant de l'accomplissement de la
seconde.
Sur le bateau , j'ai remarqué , ce qui est assez aristocratique , que
les passagers des secondes n'entrent dans la salle du souper que
lorsque les passagers des premières sont assis. En revanche , voici
qui est très démocratique: après le souper, j'ai demandé un verre
d'eau à un garçon; celui-ci, sans répondre, m'a montré un verre,
à deux pas , sur la table , avec un geste d'une incomparable majesté.
A moitié route , on quitte le bateau à vapeur pour le chemin de
1er. Dans cette partie du trajet, j'ai commencé à faire connaissance
avec le caractère américain. On a passé d'un wagon sur un autre.
Moi , avec le laisser-aller de mes habitudes européennes , je suis
arrivé sans me presser au moment où l'on venait de détacher les deux
lA BEVUE DES DEUX MONDES.
wagons , et où ils commençaient à s'écarter l'un de l'autre. Tout le
monde avait déjà passé du premier sur le second; j'ai sauté, mais
dans cette opération , ma redingote s'est accrochée au wagon que je
venais de quitter. L'homme qui les séparait s'est mis à les rapprocher,
et, parlant vivement, mais sans élever la voix, m'a commandé
l'exercice : « Sautez en arrière ! — Attendez ! — Sautez en avant! )>
Du reste , ni une explication , ni une excuse , ni un reproche. Il me
semble que ce petit incident offre un frappant exemple du sang-froid
et da laconisme des Américains. Plusieurs fois déjà j'ai cru voir
comme une exactitude militaire transportée dans les hal3itudes de la
vie civile. Souvent les domestiques qui apportent les plats arrivent
au pas , les déposent , à un signal donné , sur la table , y placent
ensuite les assiettes en exécutant un mouvement uniforme et mesuré,
jDuis les couteaux et les fourchettes , qui retentissent en même temps
comme des crosses de fusil frappant simultanément la terre. Ici tout
se fait avec ponctualité, précision, rapidité; nul n'a de temps ni de
mots à perdre.
Boston, 10 septembre.
Le chemin de fer qui m'amène à Boston suit pendant quelque
temps une rue de la ville. Les enfans courent près des portières de
nos wagons, et les habitans debout devant leurs portes nous re-
gardent passer. On est loin des précautions européennes; point
d'hommes sur la route du train, le bras tendu, tenant un signal. Ici,
lorsqu'un chemin de fer traverse un autre chemin, en général il n'y
a point de barrière ; seulement on sonne une cloche au passage du
train , et un écriteau avertit les passans de faire attention quand la
cloche sonnera. Si un passant ne fait pas attention ou ne se presse
pas assez , si une vache se trouve sur la voie , il arrive un accident.
On met dans le journal un article avec ce titre en grosses lettres :
Horrible catastrophe ! et il n'en est que cela. Les wagons sont très-
peu comfortables; il n'y a point de seconde classe, chacun s'établit
dans de longs omnibus attachés à la suite les uns des autres, et qui
communiquent ensemble par une plateforme; de chaque côté est
une banquette à deux places , au milieu un sentier étroit et un poêle
de fonte. Les dossiers des banquettes ne sont pas assez élevés pour
qu'on puisse appuyer la tête. On n'a ni sécurité ni commodité ; mais
il Y a trois mille lieues de chemins de fer aux Etats-Unis. Ces chemins
traversent des forêts où il n'existait naguère que des sentiers d'Indiens.
Si on était plus difficile et plus exigeant, on attendrait encore les che-
mins de fer, qui, malgré leurs imperfections, sont, il faut en convenir,
plus commodes que les sentiers d'Indiens.
. Boston ressemble plus à une ville anglaise que New-York ; on y
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 15
trouve un plus grand nombre de rues d'un aspect tranquille et retiré ,
mais la ville n'a rien de sombre ni de puritain. La brique rouge des
maisons est plus gaie que la brique noire de Londres. L'entourage des
portes et les marches par lesquelles on y arrive sont communément
en granit. Très souvent les maisons font saillie par une sorte de
demi-cylindre, ce qui rompt l'uniformité des façades. Les colonnes
de grès rouge, les jalousies vertes et les cheminées blanches égaient
le regard. Devant la plupart des maisons, on voit un peu de verdure,
des arbustes et quelques fleurs. Cependant le vieux puritanisme n'est
pas mort; je lis dans le journal d'aujourd'hui que deux jeunes gar-
çons ont été condamnés à l'amende pour avoir joué au bouchon le
dimanche.
Dans la promenade publique , une affiche avertit que les infractions
aux règlemens de police seront punies plus sévèrement le jour du
Seigneur que les autres jours. Ceci me semble très caractéristique.
Partout ailleurs, les délits que l'on peut commettre dans un jardin
public , contre les gazons et les fleurs , sont punis uniquement pour
empêcher qu'ils ne se multiplient : ici , ils sont envisagés au point
de vue de leur criminalité morale. Il est naturel alors que cette cri-
minalité soit plus grande les dimanches, et que, par suite , les pu-
nitions soient plus fortes.
Cette promenade est très agréable. C'est un parc planté sur un
terrain incliné; vers le milieu est une petite élévation d'où l'on voit
la mer. Un jet d'eau énorme s'élève du milieu d'un bassin en forme
de croissant. Cette pièce d'eau est le reste d'un petit lac caché autre-
fois dans l'épaisseur de la forêt primitive , dont a fait partie un vieil
orme qui existe encore, et qu'on entretient religieusement. C'est un
bel arbre que l'orme américain , avec son tronc blanc jusqu'à une
certaine hauteur, son feuillage élégant qui retombe et qui rappelle à la
fois le chêne et le bouleau. Michaux l'appelle le plus magnifique
végétal de la zone tempérée. Dans la promenade publique de Boston»
on bat des tapis, comme dans celle de New-York oh séchait du linge.
Le peuple est chez lui, il fait son ménage. L'autre extrémité de Bos-
ton a un caractère tout difi'érent : c'est le quartier commercial. Là est
le mouvement, l'activité : c'est la ville des Etats-Unis à côté de la
ville anglaise.
Après tout ce qu'on a écrit sur le sans-gêne des habitudes amé-
ricaines, j'ai été surpris qu'un poHceman m'ait invité à éteindre
mon cigare. A Boston , il n'est pas permis de fumer dans la rue.
C'était, il faut bien le reconnaître, le Français qui était le barbare.
Quoi qu'on en dise, il y a des souvenirs en Amérique, au moins
Ton n'y oublie pas la lutte pour l'hidépendance. En 18A0, une
colonne a été élevée sur l'une des hauteurs de Boston , avec cette
16 REVUE DES DEUX MONDES.
noble et touchante inscription : « Américains , tandis que de cette
éminence votre vue se promène sur une contrée fertile , sur les mer-
veilles d'un commerce florissant et sur les asiles du bonheur social,
n'oubliez pas ceux qui, par leurs efforts, vous ont assuré ce bon-
heur. » Il y a même des légendes sur ce passé encore si voisin. Dans
le parc , on montre la place où était V arbre de la liberté , le père
de tous ceux du continent , qui fut détruit par les Anglais en 1775 ,
et, dit-on, en écrasa un en tombant. Cette grande maison, d'un
aspect singulier , avec son toit pointu , ses nombreuses fenêtres,
son air d'un autre temps, c'est Faneuil-Hall, lieu célèbre dans l'his-
toire de la révolution par les délibérations patriotiques dont il fut
alors le théâtre, et qu'on appelle le berceau de la liberté. On pourrait
donner ce nom à la ville même de Boston. C'est d'ici que partirent
les miliciens qui poursuivirent si rudement les troupes anglaises
dans les prés de Lexington , premier combat livré pour la cause de
l'indépendance. La ville est dominée par les hauteurs de Bunker-
Hill , sur lesquelles s'élève un monument commémoratif de la rési-
stance que ces troupes novices y opposèrent aux soldats anglais. On
a placé dans le monument l'ingénieux appareil imaginé par M. Fou-
caut pour rendre sensible le mouvement de la terre ; un autre appareil
semblable existe près de Boston , à l'université de Cambridge. Cette
double reproduction d'une expérience curieuse semble indiquer qu'on
cherche à se tenir ici au courant des travaux de l'Europe.
On voit à Boston le lieu où est né Franklin , et où fut la boutique
dans laquelle il commença, en faisant des chandelles, cette carrière
qu'il termina après avoir agrandi le champ des connaissance hu-
maines, après avoir été à la mode dans les salons de Paris, et con-
couru, ce qui vaut mieux encore, à fonder l'indépendance de son pays.
Franklin est un personnage à part dans l'histoire des Etats-Unis.
Homme de science , de raisonnement pratique , de philosophie posi-
tive , bien que né à Boston , il est entièrement étranger à l'élément
puritain de la Nouvelle-Angleterre. Philosophe du xviir siècle, par la
direction de son esprit il a été le lien de l'Amérique nouvelle et de
l'Europe. Les autres hommes de la révolution, Washington à leur tête,
avaient beaucoup du type anglais. Il est moins marqué chez Franklin :
Franklin aurait plutôt quelque chose de l'esprit français, s'il n'était
parfaitement Américain.
Je vais commencer le cours de mes visites et de mes conversa-
tions. Aux Etats-Unis , ce qui est intéressant, ce ne sont pas les mo-
•numens, mais les institutions et les hommes. J'irai donc étudiant
tes unes et interrogeant les autres. En ce pays, où tout change sans
cesse, où tout se fait par le concours des efforts individuels, on ne
peut trouver rassemblés nulle part les renseignemens dont on a
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 17
besoin ; il faut s'enquérir de toute chose à tout le monde. Heureuse-
ment les Américains répondent volontiers aux questions et en géné-
ral avec une précision remarquable. A propos des hommes distin-
gués dans la politique, la religion , les sciences ou les lettres, que je
trouverai sur mon chemin , je dirai ce que j'aurai observé ou recueilli
sur les partis , les sectes , les travaux scientifiques , les productions
littéraires , car je tâche que ma inomenade en Amérique s'accom-
plisse à la fois à travers le pays que je parcours et à travers les
idées, les mœurs, la vie sociale et intellectuelle de ce pays. C'est
dans ce double sens que j'entends une visite au Nouveau-Monde.
Parmi les écrivains renommés de Boston , il en est trois surtout
dont la réputation est européenne, et que j'étais impatient de>con-
naître : c'étaient M. Prescott, l'historien (ï Isabelle , du Mexique,
du Pérou; M. Bancroft, qui écrit Y Histoire des Etats-Unis . et
M. Ticknor, l'auteur de Y Histoire de la littérature espagnole. Mal-
heureusement , M. Prescott n'est pas à Boston. Tout le monde sait
en Europe que M. Prescott est un écrivain judicieux de la famille
de Bobertson ; on ajoute en Amérique qu'il est un homme aimable et
excellent. Je regrette vivement de ne l'avoir pas rencontré; mais, sî
je vais au Mexique, j'y retrouverai son histoire. M. Bancroft est
également absent ; j'espère le rejoindre à New-York. M. Ticknor a
donné la première histoire complète de la littérature espagnole ; il
est assez singulier que ce livre soit venu des Etats-Unis. M. Ticknor
a résidé longtemps en Espagne; il y a formé, à l'aide d'un zèle sou-
tenu et d'une assez grande fortune, une bibliothèque espagnole,
sans rivale même dans la Péninsule. Cette bibliothèque a servi de
base à un livre remarquable surtout par les notions variées qu'il
suppose sur une littérature vaste et en général peu connue. C'est un
ouvrage que devront consulter tous ceux qui s'occupent de l'histoire
de la littérature espagnole. M. Ticknor a vécu à Paris; il connaît tout
le monde ; il a les manières françaises , et parle notre langue sans le
plus léger accent, ce que je n'ai guère rencontré chez- les Anglais,
mais que j'ai remarqué chez plusieurs de ses compatriotes. Sa biblio-
thèque est celle d'un dilettante, d'un raffiné de la littérature ; il a
sur Dante, sur Shakspeare une foule de raretés et de curiosités biblio-
graphiques, et, comme je l'ai dit, sa collection délivres espagnols
est certainement une des plus complètes qu'il y ait au monde.
Encore aujourd'hui, en revenant sur la jetée'de Charlestown, j'ai
été stupéfait de ces teintes empourprées et dorées du couchant , qui
me rappellent les plus éblouissantes soirées de l'Orient. La ville
avec ses maisons de briques rouges , et noyée dans un reflet rouge ,
offrait un spectacle extraordinaire. Nulle part je n'ai vu l'atmosphère
plus diaphane , les contours des objets plus nets. Cette lumière ne
TOME I, %
18 REVUE DES DEUX MONDES.
diffère q^a'en un point de la lumière de l'Italie et de la Grèce : elle a
quelque chose de sec et de dur, tandis que, dans ces pays favorisés,
la lumière est à la fois vive et moelleuse. En ce pays, tout est, comme
l'homme, énergique et décidé; il semble qu'il n'y ait place nulle part
pour la mollesse et la grâce.
J'ai été aujourd'hui entendre un prédicateur unitairjen qui a de la
réputation, le docteur Walker. 11 est assez remarquable que dans
Boston , qui fut longtemps le foyer du calvinisme le plus rigide, oii
régnaient avec le plus d'empire les doctrines de la nécessité absolue
de la grâce et de l'impuissance radicale de la volonté humaine à faire
le bien, la secte qui est aujourd'hui en progrès, qui rallie chaque
jour davantage la portion la plus éclairée de la société, soit la moins
mystique, la plus rationaliste des sectes chrétiennes, l'unitairianisme.
On nomme unitairiens tous ceux qui rejettent le dogme de la Trinité.
Leur croyance est donc une sorte d'arianisme inclinant au déisme.
Ce changement est évidemment le produit d'une réaction. Les indé-
pendans, qui furent les premiers colons de la Nouvelle- Angle terre et
jetèrent les fortes bases de la nationalité future des Etats-Unis,
étaient croyans jusqu'à la férocité. Tandis que les catholiques ,
à Baltimore, et Boger William, à Providence, donnaient, avant
Penn, l'exemple de la tolérance, les puritains de Boston con-
damnaient cette tolérance comme un crime; tout en protestant
de leur attachement à leur mère l'église èpiscopale d'Angleterre,
ils ne permettaient pas qu'on reconnût l'autorité de cette église,
et se vengeaient des persécutions qu'on leur avait fait subir en
brûlant des sorcières et en pendant des quakeresses. La tyrannie
qu'ils imposaient à la communauté, au nom de la religion, fut
poussée par eux jusqu'au plus minutieux et au plus ridicule despo-
tisme ; il n'était pas permis d'avoir des cheveux longs et de porter
perruque. Les femmes ne pouvaient porter des manches courtes ou
ayant plus d'une demi-aune de largeur dans l'endroit le plus large.
Il était défendu, sous peine du fouet, d'embrasser sa femme dans la
rue, et aux mères d'embrasser leurs enfans le dimanche. Il ne fallait
pas préparer la bière le samedi, de peur qu'elle ne travaillât pendant
le jour du sabbat. La Bible était le code de cette société, et, la Bible à
la main, on mettait à mort la femme adultère, oubliant le pardon du
Christ. Deux théologiens signèrent une déclaration par laquelle ils ap-
prouvaient qu'on ôtât la vie à l'enfant d'un chef indien vaincu et tué
par les puritains, parcQ que la race de l'impie devait être exterminée.
La doctrine théologique de ces sectaires impitoyables anéantissait
le libre arbitre, elle niait que l'homme fût capable de faire et même de
désirer le bien. Leurs docteurs les plus célèbres , Jonathan Edwards
et Hopkins , en vinrent à affirmer que le péché , là où il se rencontre ,
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 19
est, en somme, meilleur pour le monde que ne le serait, à sa place, la
sainteté, que non seulement il est permis par le père des lumières,
mais, en son lieu, préféré par lui à la sainteté et introduit directement
par son action. Enfin on mit en avant ce dogme étrange, (( que le
désir d'être damné pour la gloire de Dieu est nécessaire au salut. »
A ces violences dogmatiques s'était opposé, dès le principe, un parti
de théologiens modérés, appelé le parti des anciennes lumières;
mais les nouvelles lumières prévalaient chaque jour davantage. Les
Américains apportent dans la religion Tardeur et l'impétuosité qu'ils
mettent en toute chose; même aujourd'hui, dans l'hôpital de Wor-
cester , le nombre des fous pour cause de religion égale celui des fous
pour cause d'intempérance. Puis vinrent les revivais avec accompa-
gnement de convulsions et de frénésie , les sermons des prédicateurs
anibulans, qui insultaient les ministres établis, et décrivaient les
tourmens de l'enfer à leur auditoire de manière à lui donner des
attaques d'épilepsie. Le méthodiste Whitefield vint deux fois d'An-
gleterre aviver encore cet enthousiasme, qui touchait au délire. Les
chaires, qui s'étaient d'abord ouvertes pour lui, lui furent fermées.
Alors il prêcha sous le grand orme du parc, devant trente mille audi-
teurs. Toute cette exaltation finit par révolter le bon sens des Bosto-
niens. La résistance à ces saturnales du fanatisme religieux est ve-
nue, après plusieurs générations, aboutir à l'unitairianisme. Repoussé
par une doctrine qui anathématisait la liberté morale , dégoûté par
des excès de convulsionnaires, on s'est jeté, pour ainsi dire, à l'autre
extrémité du christianisme, sauf à être tout près d'en sortir. Voilà
comment l'unitairianisme a pu faire des progrès si considérables à
Boston. Aujourd'hui il y a dans cette ville vingt églises unitairiennes>
et il n'y en a que quatorze qui se rattachent au puritanisme, savoir ;
treize congrégationalistes et une presbytérienne ; il y en a dix épisco-
pales, dix catholiques, huit baptistes; c'est donc l'unitairianisme
qui est en majorité.
En attendant le sermon de M. Walker, j'ai parcouru le livre qui
contient les hymnes composées pour la congrégation unitairienne de-
vant laquelle il va prêcher. Ces hymnes sont en général consacrées
aux vérités de la religion universelle. On y trouve la prière de Pope.
Jésus-Christ y est appelé \ homme du Calvaire^ le grand prophète.
Cependant deux faits surnaturels sont mentionnés dans ces hymnes :
la résurrection etle second avènement du Christ. L'unitairianisme n'est
donc point un pur déisme, c'est une secte chrétienne prenant l'Ecri-
ture pour base de sa foi et l'interprétant à sa manière. La forme
extérieure du culte est la même que dans les églises calvinistes ; mais
le sermon ne saurait être accusé de mysticisme, ce sermon me sur-
prend même pour un sermon unitairien. Ce n'est pas un discours
20 REVUE DES DEUX MONDES.
sur la théologie ou la morale, ce sont des conseils sur l'art de se con-
duire en ce monde, qui peuvent s'appliquer à toutes les professions
aussi bien qu'à la profession de chrétien. Le point de sagesse pratique
que M. Walker s'attache à développer est celui-ci : «il faut concentrer
ses efforts sur un objet déterminé et ne pas les éparpiller sur plu-
sieurs ; il faut avoir un plan bien arrêté et le suivre invariablement ;
il faut, dans ce plan, subordonner les détails à l'ensemble. » Tout cela
me semblait être dit au .point de vue de la réussite beaucoup plus
qu'au point de vue du devoir. M. Walker est cependant lui-même un
homme d'une haute moralité ; mais la moralité proprement dite man-
quait presque entièrement à son sermon. Pour le dogme, même phi-
losophique , il n'en a pas été question. Je dois dire que dans la der-
nière phrase il y a eu un mot sur l'éternité. Je ne voudrais pas juger
l'unitairianisme sur le hasard d'un sermon. On me parle d'un autre
prédicateur unitairien de Boston qui est plein d'onction, et d'ailleurs
les unitairiens n'ont-ils pas eu leur Fénelon dans Channing?
Je suis allé voir M. Charles Sumner. Son nom fait frissonner cer-
taines personnes, car il est free-soile?- (1) soupçonné d'abolitionisme.
Cela ne m'effraie pas trop; du reste on ne m'en a point dit d'autre
mal, et on reconnaît généralement qu'il est un des plus brillans ora-
teurs du sénat. En attendant M. Sumner , je remarque dans son salon
des vues d'Italie, des souvenirs de Rome. Le goût des arts et de l'an-
tiquité n'est donc pas étranger ici. Allons , quoi qu'on en dise, je ne
suis pas tout à fait en pays barbare. Cette veine européenne qui pé-
nètre la société des Etats-Unis mérite d'être signalée, parce que, sans
rien changer au caractère fondamental de cette société, elle en mo-
difie considérablement l'aspect. M. Sumner me montre le Capitole,
car dans le chef-lieu politique de chaque état l'édifice où se rassem-
blent les sénateurs et les représentans s'appelle du nom, selon moi
trop emphatique , de Capitole. Celui de Boston renferme une belle
statue de Washington par Ghantrey. C'est bien le héros simple et ri-
gide delà révolution américaine. Tout près, dans V Athencsum , est
un buste marqué d'un caractère plus individuel, et qu'on dit la seule
effigie vraiment ressemblante du plus pur des grands hommes : Wa-
shington , extraordinaire par la rectitude et la simplicité, qui ne fut'
ni un éloquent orateur ni un subtil diplomate, mais que nul n'a sur-
passé pour la droiture du cœur et de l'intelligence, et qui eut le vrai
génie politique , le génie de la vertu.
M. Sumner ne propose, point que le gouvernement intervienne
dans la constitution des états à esclaves ; une pareille pensée serait
(1) On nomme ainsi ceux qui s'opposent à l'introduction dans l'Union d'un nouvel état à
esclaves.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 21
trop contraire à la, politique de ce pays , politique dont l'essence est
le respect du droit qu'a chaque état de se conduire comme il l'en-
tend. Ce qu'il demande, c'est .que le gouvernement ne protège point
l'esclavage, que l'esclavage soit, comme il dit, sectionnel et non
national , que par exemple le gouvernement fédéral ne prête point
main-forte aux propriétaires d'esclaves fugitifs, quand ceux-ci vien-
nent dans les états du nord pour les réclamer. C'est au nom de l'in-
dépendance même des états qu'il repousse cette intei*vention , car,
si les états du sud ont le droit d'avoir des esclaves, les états du nord
ont le droit de donner asile à ceux qui viennent chercher la liberté sur
une terre libre (1) .
Cambridge,
Près de Boston est l'université de Cambridge. Professeur moi-
même, ayant visité les universités de l'Allemagne et étudié dans
l'une d'elles, j'éprouve un vif désir de voir ce que peut être cette
université américaine.
D'abord, il n'y a rien ici de pareil à ce qu'en France on appelle
université. Le gouvernement est entièrement étranger à la fondation
de l'établissement, qui remonte presque à l'origine de la colonie
(1636) et n'est due qu'à des dons particuliers. Le premier de ses
bienfaiteurs, Harvard, lui a donné son nom; on l'appelle Harvard
Collège, collège d'Harvard, en l'honneur de ce théologien de la Nou-
velle-Angleterre qui lui légua la moitié de son bien et toute sa biblio-
thèque. De même un particulier nommé Yale fut dans le Connecticut
le fondateur du collège de New-Haven, et lui a donné son nom.
D'autres ont établi des chaires qui portent également leur nom. A Cam-
bridge, un professeur de grec s'appelle professeur d'Elliot, parce
que c'est à un M. EUiot qu'est due l'existence de la chaire qu'il oc-,
cupe. On voit que dès l'origine de la colonie , de simples citoyens-ont
fait ici ce que faisaient en Europe la royauté et les aristocraties. Il y à
aux Etats-Unis le collège d'Harvard , le collège d'Yale, comme il y
avait à Paris le collège Montaigu et le collège d'Harcourt. Seulement
ce sont des noms de théologiens et de commerçans , au lieu d'être
des noms de grands seigneurs.
Aujourd'hui , plus que jamais , les particuliers font pour l'instruc-
(1) M. Sumner vient de prononcer, sur cette thèse, dans le sénat de Washington, un
discours très hardi et très brillant, dont le succès coïncide avec le succès immense du
roman de M"» Stowe Beecher, My uncle's Tom Cabin. A propos des esclaves que possédait
Washington , et que , par son testament, il ordonna d'affranchir, l'orateur a dit : « J'en
appelle de l'àme de Washington, encore engagée dans les ombres de la vie terrestre,
à cette àme dé']k illuminée par les clartés d'une autre sphère. J'en appelle de Washington
sur la terre à Washington dans le ciel. »
22 BEVUE DES DEUX MONDES.
tion ce que font en Europe les gouvernemens. M. Lawrence, le mi-
nistre actuel des Etats-Unis à Londres, a créé à Cambridge un en-
semble de chaires scientifiques , une sorte de faculté des sciences ;
il a donné pour cela 500,000 francs. On peut citer dans les annales
du collège un grand nombre d'autres dons; mais il n'en est pas de
plus touchans que les dons en nature offerts à cette institution dans
ses faibles commencemens. C'était peu de temps après l'établis-
sement de la colonie, l'argent était rare, et le zèle se produisait
par des offres modestes. Un particulier donna pour le collège une
pièce d'étoffe de coton de la valeur de 9 shillings; un autre, un pot
d'étain du même prix ; un troisième , un plat à fruit, une cuillère,
une petite salière et une grande. Les noms de ceux qui firent à la
science ces^imples offrandes ont été conservés et méritaient de l'être.
Cambridge compte parmi ses bienfaiteurs des noms illustres : le
chronologiste Usher, le célèbre théologien Baxter, enfin le philo-
sophe idéaliste Berkeley, qui a nié la matière comme d'autres ont nié
l'esprit , et qui a vécu plusieurs années en Amérique , où il était
venu dans l'intention de travailler à l'éducation des colons et à la
conversion des Indiens. Walpole contraria ses généreux desseins;
quant à son système, il n'a pas laissé de trace en Amérique : la néga-
tion de la matière ne pouvait être la philosophie des Etats-Unis.
Cambridge a toujours été un point lumineux dans la Nouvelle-
Angleterre. La première presse établie en Amérique le fut à Cam-
bridge, en 1635, dix-sept ans après l'arrivée des />éZerms. Le premier
journal qui ait paru dans les colonies fut publié à Boston en 1704.
Comparez à cela l'état intellectuel de la Virginie, où l'imprimerie ne
se montra que quatre-vingt-dix ans après son apparition à Cam-
bridge, et où en 1761 un gouverneur pouvait dire : a Grâce à Dieu,
nous n'avons ni écoles, ni imprimerie, et j'espère que nous n'en
aurons pas de cent ans, car la science a mis au monde la désobéis-
sance, l'hérésie, les sectes et les intrigues contre le gouvernement. »
En effet , ce fut de la Nouvelle-Angleterre , affligée du double fléau
des écoles et de la presse, que sortit le mouvement vers l'indépen-
dance, suivi bientôt, du reste, parla Virginie. Les idées de liberté
pénétrèrent à Cambridge bien avant l'affranchissement des colonies.
Dès le milieu du xviii'' siècle, les thèses qu'on y agitait préludaient
à l'insurrection. En 17/i3 , Samuel Adams y posait celle-ci : « S'il est
légitime de résister au magistrat suprême lorsque la république ne
peut pas être autrement conservée, » et il soutenait l'affirmative. En
17/i5 , Gerry en soutenait une encore plus explicite et directement
applicable aux discussions qui s'élevaient déjà entre l'Angleterre et
ses colonies, savoir : « qu'à une innovation dans les lois financières
qui détruit le commerce d'un peuple , les sujets peuvent légitime-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. ÔB
ment se soustraire sans cesser d'être fidèles. » Presque tous les ora-
teurs de la révolution ont été gradués à Cambridge.
Le calvinisme, qui a présidé à la fondation de cet établissement, y
est devenu avec le temps presque entièrement étranger. De là un
grand soulèvement de l'esprit de secte contre l'esprit tolérant de
Cambridge. On permet aux élèves juifs d'observer le sabbat, aux
catholiques de célébrer toutes les fêtes reconnues par leur église. Le
collège de New-Haven, dans le Connecticut, et le collège d'Amherst
sont restés davantage sous l'empire du vieil esprit puritain. Cepen-
dant, à Cambridge même, il s'est conservé quelque chose de cet es-
prit : les élèves protestans doivent aller tous les jours une fois à
l'église, et deux fois le dimanche; celui d'entre eux qui s'en est dis-
pensé, sans excuse valable, trois fois en quatre ans est renvoyé.
Dans l'université de Cambridge, on a très bien combiné avec l'in-
dépendance des professeurs la surveillance de l'état et l'interven-
tion du public; l'un et l'autre sont représentés par le comité des
surveillans {overseers). Ce comité se compose du gouverneur de
l'état, du lieutenant-gouverneur, du président du sénat et du prési-
dent de l'assemblée représentative , de quinze ecclésiastiques et de
quinze laïques. Les personnages officiels sont là pour exercer le con-
trôle de l'état; les autres, celui de l'opinion publique. En somme,
le comité surveille, modère, mais ne dirige pas.
La corporation, composée diî président de l'université, de cinq
fellows et d'un trésorier , a une importance beaucoup plus grande :
c'est entre ses mains qu'est déposée toute la propriété de l'établis-
sement. Les vacances sont remplies par les votes des membres de la
corporation et des surveillans, ce qui donne à ceux-ci une large part
dans cette élection ; mais, une fois élus, les membres de la corpora-
tion nomment les professeurs et les maîtres, et font tous les règle-
mens universitaires, lesquels doivent être confirmés par les sur-
veillans.
L'application de ces lois et de ces règlemens appartient à la faculté,
composée de tous les officiers qui sont employés à l'instruction et à
la discipline du collège. C'est la faculté qui confère les grades, inflige
les punitions, et gère tout le département de l'instruction et de la dis-
cipline. Le président des facultés veille à ce que les lois et règlemens
soient observés, et dénonce au gouvernement de l'état les abus qui
peuvent naître de la violation ou de la lacune de ces règlemens.
Telle est l'histoire et l'organisation de la république littéraire que
je vais visiter.
L'omnibus m'a transporté en une demi-heure à Cambridge : il m'ar-
rête aux collèges. Je vois de jolies petites maisons de bois semées au
milieu des arbres : ce sont les maisons des professeurs. De grands
24 BEVUE DES DEUX MONDES.
bâtimens en briques servent de demeures aux étudians ; le tout a un
aspect recueilli et solitaire. On est bien loin de l'Amérique industrielle,
ou plutôt on a l'air d'en être bien loin; mais elle est à une demi-lieue,
et je crains que les préoccupations matérielles, le besoin de s'enri-
chir, ne soient également à la porte de ce séjour scientifique, et n'at-
tirent prématurément les jeunes gens que je vois errer sous ces pai-
sibles ombrages. Gomment se plaire longtemps ici avec des livres,
quand, à deux pas de soi, on sent l'activité inquiète d'un peuple cal-
culateur et entreprenant? comment ne pas être bientôt entraîné par
le tourbillon, et ne pas quitter de bonne heure des occupations sans
résultat positif, pour celles qui donnent la fortune, l'influence, la
considération, le pouvoir?
Ma première visite est pour M. Sparks, président actuel de l'uni-
versité. M. Sparks a consacré sa vie à l'histoire de son pays. Il a publié
des documens importans sur l'histoire delà révolution américaine;
il en a recueilli un bon nombre dans les archives du ministère des
affaires étrangères à Paris , et se loue beaucoup de la libéralité avec
laquelle ces archives ont été ouvertes à ses recherches. M. Sparks a
écrit la Vie de Washington, et donné au public la correspondance
annotée de ce grand homme. Il est auteur de plusieurs biographies
très bien faites sur les principaux personnages qui ont figuré dans
l'histoire de son pays. C'est le Plutarque américain.
A ceux qui douteraient qu'on pût i%ncontrer aux Etats-Unis le type
parfait du scholar et du gentleman^ je citerais M. Ed. Everett, qui vit
à Cambridge, où il a été président de l'université, comme il a été
gouverneur de l'état du Massachusetts et ambassadeur en Angleterre.
M. Everett est surtout renommé pour l'élégance de son style ; la col-
lection de ses discours offre un modèle classique de la prose améri-
caine. M. Everett a tout à fait les manières d'un homme d'état anglais.
Nous parlons des institutions des Etats-Unis ; il ne voit pour elles
qu'un danger, mais ce danger lui paraît grand : c'est la terrible dif-
ficulté de l'esclavage. En abordant ce sujet, sa figure sérieuse et
douce exprime une inquiétude profonde , et cet homme si éclairé ne
semble voir aucune solution au redoutable problème. Comment ne
pas reconnaître , en effet, que l'esclavage est en soi un fait monstrueux
et une institution détestable? S'il s'agissait de l'établir aux Etats-Unis,
la question ne serait pas douteuse, et il faudrait le repousser comme
le repoussèrent à plusieurs reprises les colonies anglaises, quand
la métropole leur envoyait, malgré leurs réclamations, à la fois des
nègres et des forçats; mais il ne s'agit pas d'établir l'esclavage , il s'a-
git de le conserver dans les états où il existe , ou bien de l'y abohr.
Le conserver est déplorable, l'abolir ne peut se faire que du consente-
ment de ces états, aussi complètement maîtres chçz eux, à cet égard,
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 2S
vis à vis les autres états, que la France le serait vis à vis l'Angleterre.
Dans les états à esclaves, beaucoup d'hommes éclairés gémissent de
l'esclavage. Des planteurs de la Virginie m'ont dit combien ils préfé-
reraient faire travailler leurs terres par des mains libres. La culture
du blé n'a nullement besoin des noirs, et partout en reconnaît tout
d'abord les états à esclaves à ce qu'ils sont moins actifs, moins pros-
pères : — il me suffirait de voir le bout d'une haie, disait un Améri-
cain, pour savoir si je suis dans un état à esclaves ou dans un état
libre; — mais la difficulté est de passer du régime de l'esclavage au
régime de la liberté. Comment jeter demain , au sein d'une société
dans laquelle la contrainte joue un si faible rôle, et qui n'a pour ap-
pui que le bon sens général développé par l'éducation universelle,
une population de trois millions d'esclaves brusquement émancipés?
Comment leur condition présente les aurait-elle préparés à prendre
place dans la démocratie énergique et intelligente des Etats-Unis?
A part la question de race, l'esclavage est peu propre à former des
citoyens, et quand les noirs auraient en eux de quoi devenir tels , le
préjugé invincible de la majorité des blancs les maintiendrait dans
une situation inférieure, dans une humiliation flétrissante. Que pour-
raient-ils faire alors , si ce n'est, comme il arrive déjà trop souvent,
aller grossir d'un chiffre énorme les classes dangereuses de la so-
ciété? Les états à esclaves défendent avec passion, avec fureur, ce qui
est à leurs yeux le droit de propriété : les abolitionistes sont pour eux
ce que sont les communistes pour les propriétaires français. De plus,
cette odieuse propriété est liée pour eux à la possession des droits
politiques, puisque cinq esclaves donnent trois votes (1). Le sentiment
si profond aux Etats-Unis de l'indépendance propre à chaque état se
révolte à la pensée de l'intervention du gouvernement central dans
une question que la constitution a soustraite à l'autorité de ce gou-
vernement. D'autre part, l'indignation qu'inspire si naturellement
l'esclavage gagne tous les jours du terrain dans les états du nord,
et s'y exalte de plus en plus. Ce sentiment est fortifié par l'enthou-
siasme religieux , et l'enthousiasme religieux ne recule jamais.
L'irritation est à son comble entre les défenseurs et les adversaires
de l'esclavage; l'Union semble toujours au moment de se dissoudre
et ne subsiste que par des mesures de compromis auxquelles la ma-
jorité se rallie encore, mais qui sont plus violemment attaquées
chaque jour. Si l'on ne se hâte de prendre un parti , la difficulté ne
fera que s'accroître avec le nombre des esclaves. Il y en a en ce mo-
(1) Dans la Caroline du nord, l'assemblée représentative est élue par la population
fédérale, dont le chiffre est déterminé en ajoutant aux personnes libres les trois cinquiè-
mes des esclaves. Ainsi cinq personnes de couleur comptent pour trois blancs.
26 BEYUE DES DEUX MONDES,
ment trois millions; dans un certain nombre d'annés, il y en aura
six millions. En présence d'une situation si tendue , on conçoit les
patriotiques inquiétudes de M. Everett.
Mais je ne suis pas venu dans une université pour ne m'occuper
que de politique. Je vais chercher M. Agassiz , ce naturaliste du pre-^
mier ordre que la Suisse a donné à l'Amérique, que j'ai entrevu à
Paris , et qui me semble ici un compatriote , parce qu'il est Européen.
Il m'accueille comme un ami, et je crois que dans peu ce nom nous
conviendra tout à fait. Certes, la froideur américaine n'a pas gagné
M. Agassiz; il est impossible d'avoir l'esprit plus vif, la conversation
plus animée, des manières plus cordiales. Les travaux de M. Agassiz
sont très-divers. Une grande question sur le rôle des glaciers aux
époques anciennes partageait les géologues. M. Agassiz , pour la
résoudre en connaissance de cause, voulut étudier de près la nature
et les mouvemens des glaciers , l'action qu'ils exercent sur les murs
de rochers entre lesquels ils cheminent, sur les débris qu'ils entraî-
nent à leur surface, ou poussent devant eux en marchant. M. Agassiz,
en véritable enfant des Alpes , alla camper et vivre plusieurs mois sur
les glaciers. M. Agassiz a fourni à cette histoire de la création avant
l'homme, que de notre temps l'homme a osé entreprendre, une autre
page plus considérable par son grand travail sur les poissons fossiles;
il a fait pour les poissons ce qu'avait fait pour les mammifères et les
reptiles antédiluviens M. Cuvier, dont il se proclame l'élève recon-
naissant et dont il est le digne continuateur. Avec des empreintes
fugitives et presque effacées, quelquefois avec une écaille épargnée
seule par les. siècles, il a reconstruit des milliers d'espèces; de plus,
il les a classées en groupes naturels, correspondant aux divers âges
de l'apparition de ces êtres. Dans tous ses travaux, M. Agassiz fait
marcher de front l'anatomie, la géologie et l'embryogénie, et, dans
chacun des grands plans d'organisation établis par Cuvier, les verté-
brés , les mollusques , les articulés et les zoophytes, il fait concourir
à la classification des êtres les données de ces trois sciences , déter-
minant la supériorité des divers types d'animaux selon qu'ils sont
plus parfaitement organisés et moins anciens dans l'ordre géologique.
M. Agassiz étudie tous les êtres vivans, sous le triple aspect de leur
organisation présente et de leur organisation antérieure, soit dans le
sein de leur mère, soit dans l'état de développement moins avancé
atteint aux époques primitives par les espèces qui étaient comme les
embryons des espèces actuelles. On sent ce que les harmonies de ces
diverses sciences ont de grandeur; mais, pour les cultiver et les ap-
profondir simultanément , il faut l'étendue et l'activité d'esprit qui
caractérisent M. Agassiz, qui lui permettent de suivre à la fois plu-
sieurs ordres de connaissances et plusieurs publications entièrement
PROMENADE EN AMÉRIQUE. St
différentes, et, sous ce rapport, le rendent très-propre, quoique en-
fant de la vieille Europe, à représenter dans la science l'énergie, l'ar-
deur et l'impétuosité de la jeune Amérique.
Comment l'Amérique a-t-elle fait une conquête que les corps savans
et toutes les capitales de l'Europe pourraient lui envier ? 11 faut faire
ce récit, qui est à la louange de l'Amérique autant que de M. Agassiz.
M. Agassiz n'avait point de fortune personnelle. Sa jeunesse a
connu de mauvais jours. 11 m'a raconté comment il s'était trouvé, à
Paris, dans un tel dénuement, qu'il n'avait pas même de quoi
retourner en Suisse, Un ami , qui n'était pas plus riche que lui , en
ayant parlé devant M. de Humboldt, que M. Agassiz n'avait jamais vu,
le lendemain celui-ci recevait, dans sa petite chambre d'hôtel-garni,
une lettre flatteuse de l'illustre savant qui le priait , de la manière la
plus aimable, d'accepter l'avance de la somme dont il avait besoin.
M. Agassiz aime à raconter cette histoire. Après me l'avoir racontée ,
il ajouta : « J'ai demandé à M. de Humboldt de ne pas lui rendre
cette petite somme, alors si considérable pour moi. Il me plaît de me
sentir toujours son obligé. » J'espère que tous mes lecteurs compren-
dront comme moi la délicatesse d'un tel sentiment. Au bout de quel-
ques années , M. Agassiz s'était fait un nom dans la science ; mais
pour publier son ouvrage sur les poissons fossiles, de grands frais
avaient été nécessaires. Il devait cent mille francs à son frère. Ceux-
là, il ne voulait pas les devoir toujours. Où, en Europe, aurait-il
trouvé à s'acquitter rapidement en faisant des cours? Il vint aux
Etats-Unis et professa la géologie dans l'institut de Lowell à Boston.
Cet institut est encore l'œuvre d'un particulier, M. Lowell, que la
passion des voyages entraîna en Orient, où il mourut, consacrant,
par un testament daté de Louqsor, sa fortune à l'établissement d'un
ensemble de cours destinés à montrer l'harmonie de la religion natu-
relle et de la religion révélée. Ce legs généreux de M. Lowell rap-
pelle celui que dicta également en Egypte à un Français, M. le baron
Gobert, un désir semblable d'être utile à la science et à son pays.
M. Agassiz vint professer la géologie à l'institut de Lowell; improvi-
sant dans une langue qui n'était pas la sienne , il produisit un effet
immense. Le public payant qui venait l'entendre était si nombreux ,
qu'il fut obligé de faire deux fois chaque leçon. Les vastes salles de
l'institut ne pouvaient contenir que la moitié des souscripteurs. En
deux ans, il eut gagné ainsi les cent mille francs qu'il devait. Voilà ce
qui s'est passé dans la mercantile Amérique. Il semble que parfois
on n'y est pas indifférent au savoir , et que si l'on aime à gagner de
l'argent , on sait le dépenser noblement. La démocratie libre , qui a
ses petitesses et ses misères , peut donc faire pour les sciences ce que
faisaient les anciennes aristocraties , et ce que ne font pas toujours
28 RETUE DES DEUX MONDES.
les goiivernemens. L'examen géologique de deux comtés de l'état dé
New-York a été exécuté aux frais d'un particulier. Ne vient-on pas
de voir un simple négociant , M. Grinnel , équiper deux vaisseaux
pour aller à la recherche du capitaine Franklin , perdu dans les glaces
du pôle? Le capitaine Franklin est Anglais, M. Grinnel est Améri-
cain; le sentiment qui l'a inspiré est donc pur même de l'égoïsme de
la patrie, il n'a obéi qu'à l'humanité en consacrant une partie de sa
fortune à aller au secours d'un homme qui appartient à une nation et
à une marine rivales.
Cambridge a une bonne bibliothèque , un laboratoire de chimie,
d'après les perfectionnemens introduits par MM. Liebig à Giessen,
et un cabinet d'histoire naturelle, oîi j'ai vu avec intérêt quelques-
unes de ces empreintes si curieuses laissées par des animaux anté-
diluviens sur le sable humide, qui garde aussi des traces de gouttes
de pluie , vestiges durables de ce qui semble le plus fugitif. M. Hitch-
cock , professeur au collège d'Amherst, a attaché son nom à l'étude
de ces pas fossiles , abondans surtout en Amérique, niais dont on a
trouvé aussi quelques exemples en Ecosse et en Allemagne. M. Hitch-
cock a cru, d'après ces indices si certains et si légers tout ensemble,
pouvoir déterminer quarante-sept espèces d'animaux : douze qua-
drupèdes, douze reptiles, vingt-deux oiseaux, etc.; mais il n'a pas ,
comme un de ses compatriotes, cru y reconnaître l'empreinte de
chaussures defem,me.
Nous sommes allés visiter le cimetière de Mont-Auburn , à une
petite distance de Cambridge ; je profite de l'occasion pour interroger
M. Agassiz sur la géologie de l'Amérique. Chose curieuse, le Nouveau-
Monde est le plus ancien. Quand les diverses parties de l'Europe étaient
encore envahies par la mer, du sein de laquelle émergeaient seule-
ment quelques îles, déjà l'Amérique était un continent. Aussi, dit
M. Agassiz , les animaux et les végétaux de cette partie du monde
ressemblent moins aux êtres organisés existant en Europe, dans
l'époque actuelle , qu'à ceux des époques antérieures à l'homme.
L'Amérique du Nord est physiquement le pays de l'unité. Les forma-
tions géologiques y ont plus d'étendue et plus de constance; les
mêmes animaux, les mêmes plantes, y habitent de plus vastes
espaces que dans l'ancien monde. 11 y a des serpens à sonnettes
depuis le Mexique jusque dans le Maine, le plus septentrional des
états de l'Union; les colibris, qui vivent sous les tropiques, remplis-
sent durant l'été les jardins aux environs de Boston. D'autre part, les
oiseaux du nord s'avancent vers le midi beaucoup plus loin que ceux
d'Europe ne s'avancent en Afrique. De même, les races indigènes de
l'Amérique septentrionale offrent, sur des points éloignés, d'éton-
nantes ressemblances. M. Agassiz ne croit point à l'origine asiatique
PROMENADE EN AMÉRIQUE. -20
de ces races. Selon lui , la pommette saillante de la joue est autre-
ment placée chez elles que chez les races tartares ; elle n'est point à
la hauteur de l'œil, mais plus bas.
Nous arrivons au cimetière de Mont-Auburn vers l'heure dont
Gray peint si bien la mélancolie dan§ son élégie sur un cimetière de
village. Il est cependant un peu de meilleure heure que dans l'élégie.
Ce soleil méridional , dont j.e m'émerveille toujours, illumine de l'or
le plus vif les beaux arbres du cimetière. Ces arbres sont très-variés,
car nulle part il n'y a une plus grande diversité parmi les essences
des forêts que dans l'Amérique du Nord. M. Agassiz me montre les
différences des espèces de pins, de chênes, de noyers; il me dit qu'il
y a quarante espèces de chêne aux Etats-Unis. — Ce cimetière est un
lieu trop charmant pour la mort, mais où l'on reposerait cependant
volontiers. Les tombes sont blanches, simples, espacées, au lieu de
cette affreuse cohue de sépulcres de nos cimetières. Ici on serait à
l'aise au frais , à l'ombre ; c'est à donner envie d'y rester. De plus ,
on serait en bonne compagnie : cette statue est celle de Bovvditch, ce
simple matelot américain qui a écrit un ouvrage classique dont se
servent les marins anglais, et qui plus tard, en dirigeant une compa-
gnie d'assurances, traduisit la Mécanique cèlesie de Laplace. Ce n'é-
tait pas une simple traduction ; Bowditch a commenté l'ouvrage de
l'illustre géomètre français, il l'a simplifié en quelques parties et y a
fait entrer les découvertes plus récentes. Laplace disait : (( Je suis sûr
que M. Bowditch m'a compris, car non-seulement il a relevé dans mon
livre quelques erreurs, mais m'a montré comment j'y étais tombé, »
La vie de Bowditch est une des plus belles vies de savant. Dès l'en-
fance, ses dispositions furent extraordinaires; apprenti chez un
ship-chandler (fournisseur de navires) , il traçait sans cesse des figures
et des calculs sur une ardoise. Un voisin qui s'en émerveillait assu-
rait qu'il ne serait nullement surpris si, avec le temps, le jeune ap-
prenti arrivait à être un faiseur d'almanachs. Jamais homme n'eut
une âme plus belle et plus pure. Sensible à la gloire et modeste tout
ensemble, ses yeux se mouillaient de larmes quand on lui disait qu'il
était admiré en Europe, et rien cependant ne l'avait touché autant
que de recevoir du fend des bois [backwoods) l'indication d'une er-
reur; car c'était bien une erreur, ajoutait-il. Il disait encore : « Ce
simple fait que mon ouvrage eût atteint un homme vivant aux limites
de la civilisation, et qui pouvait le comprendre et l'apprécier, m'a
causé plus de plaisir que les éloges des savans et des académies. »
Bowditch fut toujours soutenu par sa courageuse femme. L'ouvrage
devait coûter 500,000 francs ; elle l'exhorta à tout sacrifier pour l'a-
chever; dans sa reconnaissance, il voulait lui dédier ce livre, à la
production duquel i^Ue avait concouru.
'8Ô REVUE DES DEUX MONDES.
Bowditch avait préparé un plan de Salem, sa ville natale. Ce plan
lui fut dérobé, et l'auteur du larcin en annonça effrontément la
publication. Bowditch fut d'abord furieux, exprima au plagiaire toute
sa colère et tout son mépris, et le menaça de l'attaquer en justice;
puis , ayant appris que cet homme était pauvre , il retourna le len-
demain chez lui , et lui parla ainsi : « Je vais vous dire ce qu'il faut
faire ; je terminerai le plan, je corrigerai quelques fautes qui s'y trou-
vent maintenant , vous le publierez à votre bénéfice, et j'écrirai mon
nom en tête de la liste des souscripteurs. »
En véritable savant américain , Bowditch s'était formé lui-même,
comme le cordonnier pensylvanien Thomas Godfrey, qui apprit tout
seul le latin pour lire les Principia de Newton , — comme le jeune
Ebnezer Mason , mort à vingt et un ans victime de son ardeur pour
les sciences , qu'il avait toutes embrassées , et en particulier de sa
l^assion pour l'astronomie, les veilles ayant achevé de détruire une
santé usée par la misère , la maladie , les efforts faits pour gagner sa
vie dans les heures qu'il dérobait à l'étude afin d'avoir du pain. L'é-
nergie et la résolution , si éminentes chez le peuple américain , se re-
trouvent souvent dans la carrière des hommes de science comme dans
les autres carrières; ils font eux-mêmes leur savoir , ainsi qu'on fait
ici soi-même sa fortune. La tendance de l'esprit scientifique est mar-
quée de ce caractère d'intrépidité et de confiance en soi qui signale
toutes les entreprises. Les études de Franklin sur la foudre montrent
'une combinaison de sagacité, de courage et de sang-froid qui est bien
américaine. L'audace poussée jusqu'à la déraison a conduit un ma-
thématicien des Etats-Unis à chercher, pour la géométrie, d'autres
élémens que le point sans étendue et la ligne sans largeur. Les tenta-
tives de M. Seba Smith sont un saut hardi dans l'impossible.
Malgré mon goût pour le cimetière de Mont-Âuburn, j'aimerais
encore mieux rester à Cambridge, y obtenir une chaire, et vivre
dans une de ces petites maisons blanches, au milieu des arbres,
n'était le climat , qui ne conviendrait nullement à mon larynx ; car
dans ce lieu, où l'on peut maintenant se croire en Italie, il fait, l'hi-
ver, jusqu'à vingt degrés de froid, et on se chauffe neuf mois de l'an-
née. A cela près, la vie doit y être fort douce. Les professeurs y vivent
en très-bonne intelligence. Il n'y a jamais eu à cela qu'une exception :
c'est le professeur de chimie qui a tué un de ses collègues , et caché
le corps dans son laboratoire; mais on espère que la chose ne se re-
nouvellera plus. Sérieusement , les professeurs vivent très bien en-
semble. Tous les quinze jours, ils se rassemblent chez l'un d'entre
eux , qui donne un souper et lit une dissertation.
Aujourd'hui nous allons finir la soirée chez un autre professeur
étranger, ami de M. Agassiz, Suisse comme lui, et, comme lui, attes-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. Bi
tant par ses fonctions à Cambridge l'iiospitalité américaine. Dans
son livre intitulé la Terre et l'Homme^ M. Guyot a tenté d'expliquer
l'histoire par la géographie. 11 voit, dans la configuration variée des
contrées de l'Europe et de l'Asie où la civilisation a fleuri la raison
de cette civilisation , et dans la simplicité, l'unité géographique du
continent américain , la condition d'un développement commun par
le principe de l'association. L'ancien monde a fait l'éducation du
genre humain; le Nouveau-Monde est le théâtre magnifique sur le-
quel doivent s'accomplir les destinées progressives de l'humanité.
Cette conclusion ne pouvait déplaire à des auditeurs américains. Le
remarquable ouvrage de M. Guyot est le produit d'un cours fait à
Cambridge. Un professeur de l'université, M. Felton, avec un zèle
d'obligeance pour l'étranger et une abnégation personnelle qui mé-
ritent d'être cités, passait les nuits à traduire en anglais les leçons
de M. Guyot.
Les langues et les littératures anciennes sont l'objet de l'ensei-
gnement de M. Felton. Je trouve chez lui les travaux les plus récens
de l'érudition germanique. Lui-même a traduit plusieurs traités de
Jacobs, donné une édition d'Homère, et publié quelques-uns des
chefs-d'œuvre de la poésie et de l'éloquence grecques. Sur sa table,
la littérature allemande figure, représentée par l'épopée satirique de
Reinecke Fuchs et par l'épopée nationale des Niehelungen. Il paraît
que les jeunes gens quittent trop tôt le collège pour make money, ga-
gner de l'argent. S'ils étudient un peu les littératures anciennes, c'est
dans l'intention d'acquérir le talent de la parole, talent nécessaire aux
Etats-Unis, car la vie y est tout oratoire comme dans l'antiquité, et en-
core plus; c'est là le fâcheux, selon moi; Démosthène et Cicéron pré-;
paraient et composaient un discours qui était un chef-d'œuvre d'étude
et d'art; ils n'improvisaient pas tous les jours un speech à la fin du
dîner. Malgré cette différence et bien- d'autres , il y a une certaine
analogie entre tous les pays libres, où la parole est la puissance.
Je suis allé visiter l'obsers^atoire de Cambridge , dans lequel se
trouve un grand télescope qui est un des premiers du monde; il a
coûté 100,000 francs, et le support en granit 25,000. Tout est dû à
des souscriptions volontaires. Les noms des principaux souscripteurs
sont gravés sur une table de marbre, l'un d'eux a donné 60,000 fr.
Les puissans instrumens que l'on a construits depuis quelques années
ont permis de pénétrer plus avant et de mieux voir dans les profon-
deurs du ciel. Les nébuleuses perdues aux plus lointaines extrémités
de l'espace, taches blanchâtres qui sont formées de myriades d'étoiles,
dont chacune peut être le centre d'un système planétaire pareil à
celui où la terre occupe une si petite place, les nébuleuses, si curieu-
sement étudiées par Herschell, ont agrandi l'univers. Herschell con-
32 REVUE DES DEUX MONDES.
sidérait les nébuleuses comme des masses d'une matière sidérale eii
voie de condensation; mais, observées à l'aide des grands télescopes,
ces masses flottantes se décomposent et se résolvent en une immense
et lumineuse poussière de mondes. On conçoit les transports que fait
éprouver aux astronomes ce triomphe de leurs instrumens, qui leur
permet de voir les astres se multiplier pour eux dans le champ de
l'infini. «Vous partagerez ma joie, écrivait le directeur de l'observa-
toire de Cambridge, en apprenant que la grande nébuleuse d'Orion a
cédé à la puissance de notre incomparable télescope Cette nébu-
leuse avait résisté à l'habileté sans rivale des deux Herschell armés
de leurs excellens réflecteurs. Elle avait défié le miroir objectif de
trois pieds de lord Ross, et même quand son grand réflecteur et six
forts spéculums de six pieds furent dirigés vers cet objet, on ne décou-
vrit pas la plus petite apparence d'une étoile,... et notre télescope a fait
ce que n'ont pu faire jusqu'ici les plus grands réflecteurs du monde. »
L'astronomie est une des sciences qui sont cultivées avec le plus
de succès aux Etats-Unis. Franklin avait déjà remarqué que cette
pureté, cette transparence de l'atmosphère, qui m'a frappé moi-
même , y était très-favorable aux observations astronomiques. Le
goût de cette étude est si général en ce pays, que beaucoup de né-
gocians font construire de petits observatoires d'où ils s'amusent à
étudier le ciel. Des travaux plus sérieux ont permis à M. Lomis
d'écrire un livre sur les Progrès de l'astronomie en Amérique. Dans
cet observatoire de Cambridge, M. Bond, qui en est directeur, aidé
de son fils , a découvert un troisième anneau de Saturne. Le premier
avait été observé par Huyghens, et le second par Cassini. Ce sont des
noms à la suite desquels il est glorieux de placer le sien. Les deux
observateurs de Cambridge ont ajouté un satellite aux satellites déjà
connus de la même planète. Ce peuple ne tire donc pas seulement
d'une terre vierge toutes les richesses qu'elle peut produire, il trouve
encore dans ses loisirs le temps d'enrichir la science et le ciel.
Non loin de l'observatoire est le jardin botanique. L'étude de la
botanique n'est pas étrangère aux Etats-Unis. La flore nouvelle que
l'Amérique off'rait aux investigateurs de la science a eu ses zélateurs
passionnés. Les colonies anglaises , avant leur émancipation , avaient
vu naître ce Bartram, qui, selon le génie du pays, s'était formé lui-
même , que Linné appelait un botaniste de nature , et qui fonda le
premier jardin botanique, bien qu'il fût tellement pauvre qu'un na-
turaliste anglais, son ami , lui envoy9,it de temps en temps du papier
gris pour son herbier et du drap pour se faire des habits. Un second
jardin botanique fut fondé par Marshall, qui, comme Bartram, se bâtit
lui-même une maison sur un terrain qu'il défrichait, et où s'élève
aujourd'hui une ville qui porte son nom. Le directeur actuel du jardin
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 33
botanique de Cambridge, M. Grey, est connu par sa Flore des Etats-
Unis. 11 revient d'Europe. J'ai été heureux de trouver chez lui, repro-
duits par le daguerréotype, les traits d'un botaniste français qui m'est
bien cher, de celui qui porte si honorablement la gloire héréditaire
(lu nom des Jussieu.
Tout près de Cambridge, une belle maison de bois s'élève au mi-
lieu des arbres; elle a été habitée par Washington', qui, au commen-
cement de la guerre, y avait établi son quartier-général. Elle est
doublement historique , car elle est aujourd'hui la demeure d'un
poète éminent des Etats-Unis, M. Longfellow. Dans ce pays, où je ne
me représentais que des existences tourmentées par l'activité politique
et industrielle, je ne m'attendais pas à rencontrer le spectacle d'une
existence empreinte d'un calme si noble et si doux. Dans une habita-
tion élégante, près d'une femme aimable et belle, entouré de char-
mans enfans, M. Longfellow me semble l'idéal du poète heureux, et
on dit que ce bonheur a été précédé par un beau roman plein de con-
stance et de délicatesse. Le poète américain a voyagé dans toute l'Eu-
rope, il en connaît toutes les langues; il possède une foule de curio-
sités littéraires , depuis des chants populaires danois jusqu'à des
chansons havanaises. 11 a reproduit des poésies de presque tous les
pays : des ballades allemandes et des vers de Jasmin; il s'est inspiré
une fois de M. Augustin Thierry. M. Longfellow a visité les diverses
contrées du vieux monde, et sa muse en a gardé de nombreux souve-
nirs. Il a vu ces mœurs primitives et patriarcales de la Suède qu'il
peint si bien dans la préface placée en tête de sa traduction d'un gra-
cieux poème suédois de Tegner, la Communion des enfans. Il a vu
l'Italie et la France; il a senti le charme des vieilles villes d'Allemagne.
A Nuremberg, l'enfant de l'industrielle Amérique a sympathisé avec
cette industrie lettrée du xvi* siècle , qui , dans les rangs les plus
humbles, suscitait des hommes tels que Jacob Bœhme, le cordonnier
philosophe, et Hans Sachs, le cordonnier poète, ihe cobbler bard. Il
célèbre ces artisans inspirés. « Tandis que le tisserand maniait sa na-
vette, il tissait les vers mystiques, et le forgeron frappait ses mètres
de fer au retentissement de l'enclume. Ainsi, ô Nuremberg, un voya-
geur venu d'une contrée lointaine, comme il parcourait tes rues et
tes places, chantait dans sa pensée son chant rêveur, recueillant
entre tes pavés, comme une petite fleur de ton sol, la noblesse du
labeur, la longue généalogie du travail. »
M. Longfellow a célébré sa patrie : quel Américain peut l'oublier?
Il a écrit un Chant de Vie {a Psalm of Life) , qui exprime avec force
le sentiment de l'action, comme il convenait au fds d'une société éner-
gique et travailleuse. C'est une réponse à la parole de Y EccUsidste :
« Tout est vanité !» -
/
34 REYUE DES DEUX MONDES.
« Ne me dis pas dans tes versets mélancoliques : la vie est un vain rêve, car
pour l'àme le sommeil, c'est la mort, et les choses ne sont pas ce qu'elles sem-
blent.
« La vie est réelle, la vie est sérieuse; le tombeau n'est pas le but. Tu es
poussière, tu retourneras en poussière, cela ne fut point dit de l'âme.
« Ce n'est pas la jouissance, ce n'est pas la tristesse qui est notre fin, notre
destinée, notre voie; c'est agir, afin que chaque lendemain nous trouve plus
avant qu'aujourd'hui. Sur le vaste champ de bataille du monde, dans le bi-
vouac de la vie, ne sois pas comme le troupeau muet que le berger chasse de-
vant lui, sois un héros dans le combat.
« Ne te confie pas à l'avenir, quels que soient ses charmes. Que le passé en-
terre ses morts. Agis, agis dans le présent qui vit, ton cœur dans ta poitrine,
et Dieu sur ta tète.
« Les vies des grands hommes nous rappellent toutes que nous pouvons faire
notre vie sublime, et en partant laisser derrière nous l'empreinte de nos pas
sur les sables du temps.
« Peut-être un autre, naviguant sur la mer solennelle de la vie, un frère
égaré et naufragé reprendra cœur en les voyant.
« Debout donc et agissons, le cœur prêt à tout événement, achevant et re-
commençant toujours; sachons travailler et attendre. »
Toute l'ardeur de l'activité américaine me semble concentrée dans
cette- énergique poésie ; mais le plus souvent M. Longfellow se com-
plaît dans une poésie entièrement désintéressée du présent, amou-
reuse de l'idéal, le poursuivant partout, le cherchant à la manière de
Goethe ou de Tieck. La plume spirituelle de M. Chasles a fait con-
naître le charmant poème d' Evangeline (1), inspiré par Hermann et
Dorothée, et qui nous intéresse particulièrement, car il célèbre les
malheurs de quelques-uns de ces habitans d'Acadie que se dispu-
taient, se prenaient et se reprenaient tour à tour l'Anglelferre et la
France, qui. Français d'origine, de mœurs et de langage, furent un
jour arrachés violemment et soudainement de leur village par un
ordre du gouvernement britannique, séparés les uns des autres et
dispersés comme une tribu d'Israël. M. Longfellow vient de publier,
sous le titre de Légende dorée [Golden Legend), un poème drama-
tique qui, certes, ne se rattache en rien à l'Amérique, à la démocra-
tie, au présent, mais qui, du milieu de tout cela, transporte le lecteur
en plein moyen âge. Rien ne prouve mieux à quel point les progrès
naturels de la civilisation et les communications toujours plus faciles
et plus fréquentes des Etats-Unis avec l'Europe tendent à les rappro-
cher d'elle, que de voir un poète favori du public américain prendre
pour sujet d'une œuvre applaudie une légende du moyen âge, de
cette époque des sociétés modernes qui est si complètement étrangère
aux souvenirs de la société américaine.
(1) Voyez, dans cette Revue, la livraison du 1er avril 1849.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 35
Le sujet du poème de M. Longfellow est emprunté à un vieux fabliau
français. L'empereur ne sera guéri que si une jeune fille donne sa vie
pour lui; la jeune fille se trouve, et, au lieu de mourir, devient
impératrice. Cette histoire bizarre et touchante est devenue entre les
mains de M. Longfellow comme un cadre gracieux dans lequel il a
enchâssé une vue du moyen âge. La scène dans laquelle la jeune
Elsie apprend à ses parens qu'elle a résolu de mourir pour le prince
et finit par obtenir leur consentement et leur bénédiction, cette scène
est très belle. M. Longfellow, qui sent vivement la poésie du moyen
âge, a aussi un sourire pour les formes naïves de sa dévotion et de
sa croyance. Il connaît les singulières imaginations des prédicateurs
de ce temps. L'un d'eux monte en chaire, tenant à la main un fouet
qu'il fait claquer sous les voûtes de l'église, puis, feignant de s'a-
dresser au courrier dont le fouet vient de retentir, il lui demande ce
qu'il y a de nouveau, a Christ est ressuscité. — D'où venez-vous? —
De la cour. — Oh! alors je n'en crois rien; c'est une plaisanterie. » Le
fouet retentit de nouveau : c'est un autre courrier qui arrive. (( Cour-
rier, quelles nouvelles? — Christ est ressuscité. — D'où venez-vous?
— De la ville. — Alors je ne vous crois pas. Poursuivez votre chemin. »
Le fouet retentit une troisième fois pour annoncer l'arrivée d'un
troisième courrier. Il donne la-même nouvelle : «Christ est ressuscité.
1 — D'où venez-vous? — De Rome. — Ah ! je vous crois maintenant, il
est ressuscité. Allez donc, et galopez de toute la vitesse de votre cour-
sier. » Rien n'est plus charmant que la conversation du prince et
d' Elsie chevauchant ensemble à travers les forêts de l'Allemagne.
La vie silencieuse et recueillie des religieux fidèles à leur vocation et
les désordres qui souillaient parfois les cloîtres mal réglés sont oppo-
sés dans ce poème comme dans l'histoire. Quoi de plus naïf, de plus
pur, de plus senti que ce monologue du frère écrivain dans le Scrip-
iorium : « Que Dieu me pardonne ! il me semble qu'une certaine satis-
faction se glisse dans mon cœur et dans mon cerveau... Oui, je pour-
rais presque dire au Seigneur : Voici une copie de ta parole, écrite
par moi d'un bout à l'autre avec beaucoup de labeur et de fatigue;
prends-la, ô Seigneur ! et que ce soit quelque chose que j'aie fait pour
toi... (Il regarde par la fenêtre.) Que l'air est doux! que cette vue
est belle! Je voudrais avoir un vert aussi charmant pour peindre mes
paysages et mes feuilles. Comme les hirondelles gazouillent sous les
gouttières du toit ! Il y en a une en ce moment qui est sur son nid,
justement je puis saisir une vue de sa tête et de sa poitrine. Je ferai
une esquisse du joli oiseau dans son tranquille abri, et je la réserve-
rai pour la marge de mon évangéliaire. » Ce morceau me semble d'une
naïveté charmante. Il est impossible de se transporter plus complète-
ment loin de la vie ardente et occupée de la société américaine, dans
36 REVUE DES DEUX MONDES.
le calme et le recueillement de la vie claustrale du moyen âge; puis
viennent les orgies des mauvais moines , et le terrible comte Hugo,
dompté par la religion et l'abbesse Irmengarde, dont les passions ré-
veillées s'endorment de nouveau, bercées par les sons de la cloche.
Le prince et la jeune fille voyagent toujours ensemble. En passant
le pont de bois couvert de Lucerne, elle dit : «Le tombeau lui-môme
n'est qu'un pont couvert conduisant du jour au jour par de courtes
ténèbres. » Cette comparaison est charmante. Un des mérites que" j'ai
remarqués dans les poésies de M. Longfellow, ce sont des comparai-
sons neuves et ingénieuses. Ailleurs l'aspect de Bruges, la vieille et sin-
gulière ville flamande, the quaint oldflemis/i city, et le carillon de son
antique beffroi évoquent pour le poète étranger les souvenirs du passé,
et il ajoute : « Le passé et le présent s'unissent ici sous le courant des
siècles comme des empreintes de pas cachées par im ruisseau, mais
qu'on voit sur les deux bords. » Ailleurs encore, en parlant du charme
d'une lecture faite le soir par une bouche adorée, il s'écrie : « Et le
soir sera rempli d'enchantemens, et les soucis qui infestent le jour
replieront leur tente, comme font les Arabes vers la nuit, et comme
eux disparaîtront en silence. » Revenons à Elsie : quand elle approche
de son sacrifice, elle adresse ces paroles vraiment belles à ceux qui
la plaignent : n Ne vous alarmez pas au craquement de la porte qui
s'ouvre et par laquelle je vais passer, je vois ce qui est par-delà. » Et
au prince : <( Que mon souvenir reste dans votre existence, non pour
la troubler et la déranger, mais comme quelque chose qui doit la com-
pléter, en ajoutant une vie à une vie, et si quelquefois, le soir, près
du foyer, vous voyez mon visage se montrer parmi d'autres visages,
ne le considérez pas comme un fantôme, mais comme un hôte qui vous
aime, plus encore, comme quelqu'un de votre famille dans l'absence
duquel quelque chose vous manquerait autour de vous. »
L'auteur a créé véritablement l'ensemble de son œuvre; mais, en
lisant ce dernier produit de la muse américaine, on ne peut se dissi-
muler que l'Europe a passé par là.
On a dit : La littérature est l'expression delà société; selon moi, c'est
la civilisation que la littérature exprime. Or, aux États-Unis, la société
est démocratique, mais la civilisation est européenne. La démocratie ne
saurait être littéraire, car la démocratie, c'est la foule. Il peut sortir
de la foule des inspirations poétiques, c'est ce qu'atteste partout la
poésie populaire; mais nulle part on n'a vu la foule produire ou inspi-
rer une littérature perfectionnée. L'art lui est nécessairement étran-
ger; aussi en Amérique, où la multitude règne, on n'écrit point pour
la multitude. Une littérature peut être démocratique par les senti-
mens, elle ne saurait l'être par la forme, à moins d'être inculte, vio-
lente, négligée, c'est-à-dire de n'être plus une littérature. Les masses.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 37
aux États-Unis, ont une presse à leur usage : c'est la presse quoti-
dienne, très importante au point de vue politique, mais qui ne compte
point dans la littérature. La presse quotidienne est exclusivement
américaine; mais littérairement l'Amérique est en Europe, parce que
la civilisation lui est venue d'Europe et lui en vient chaque jour, sur-
tout maintenant que les deux mondes se touchent; car si Louis XIV a
pu dire dans son orgueil : 11 n'y a plus de Pyrénées! — la vapeur,
cette puissance plus conquérante encore et plus souveraine, dit au-
jourd'hui : Il n'y a plus d'Océan.
Voilà pourquoi un pays dont l'organisation politique est si particu-
lière est entré dans la littérature générale du monde : je dis la litté-
rature générale, car l'uniformité toujours croissante de la civilisation
moderne, qui a effacé presque partout la diversité des costumes, efface
aussi la diversité des génies littéraires. Peut-être est-ce un malheur,
mais certainement c'est un fait. Ce rapprochement entre les littéra-
tures des nations européennes a été d'abord une copie servile de la
France par les autres peuples ou une contrefaçon de l'étranger par
la France. A cette période d'imitation outrée a succédé une ère dedé-
veloppemens parallèles qui ne résultent point d'une reproduction
artificielle, mais qui proviennent de la parité du développement so-
cial. Les littératures étaient d'abord entièrement différentes, puis
elles se sont ressemblé parce qu'elles s'imitaient; aujourd'hui elles se
ressemblent sans s'imiter. Or ce qui est vrai des littératures de l'Eu-
rope s'applique à la littérature des Etats-Unis. Profondément dis-
tincte par son fonds des sociétés européennes, la société américaine
tend à s'en rapprocher au moins dans sa portion la plus cultivée par
le progrès naturel de la vie policée. La littérature des Etats-Unis ne
sera pas un nouveau monde sans doute, mais elle sera une province
de plus dans le vaste empire des littératures civilisées.
J.-J. Ampère.
SOUVENIRS D'UNE STATION
LES MERS DE L'INDO-CHINE.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS L'ARCHIPEL INDIEN.
Notre long séjour sur les côtes de l'île de Luçon (1) ne nous avait fait
connaître qu'une des faces de la colonisation européenne dans l'archi-
pel indien : la transformation morale de la race malaise. Nous avions
à observer encore cette action civilisatrice cherchant à se combiner
avec les exigences d'une habile exploitation , et appuyant ses progrès
sur le développement continu d'une admirable prospérité matérielle.
C'est dans les possessions hollandaises que ce grand spectacle devait
nous être offert; c'est au milieu de ce groupe d'îles fécondes, réunies
par le génie de la Hollande en un vaste faisceau, que la Bayonnaise
allait passer une des périodes les mieux remplies de sa longue cam-
pagne.
Sur deux millions de kilomètres carrés et 23 millions d'habitans
qu'une évaluation approximative attribue à la totalité de l'archipel
indien, la Hollande revendique la possession ou la suzeraineté de près
de quinze cent mille kilomètres et de 16 millions de sujets. Au sud de
l'équateur, elle ne reconnaît pour frontières que l'Océan austral et la
mer Pacifique; sa suprématie s'étend du 3" degré de latitude nord au
(1) Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1852, l'étude sur la Domination espagnole
à Luçon et dans les Philippines.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 39
10" degré de latitude sud, du 95«' au 133"' degré de longitude orien-
tale. Ce cadre immense embrasse près des trois quarts de Bornéo
et des quatre cinquièmes de Sumatra; il comprend la majeure partie
de l'île Gélèbes, presque aussi vaste que la monarchie prussienne; —
Java, qui occupe sur la carte du monde plus d'espace que la Bavière
et le Hanovre réunis ; Timor, égale en étendue au royaume des Pays-
Bas; Florès et Sumbawa, Banca et Sandalwood, moindres que la Sar-
daigne, plus grandes que la Corse ; Bali et Lombok, dont la superficie
représenterait cinq fois celle de l'île de Rhodes; les Moluques enfin,
au milieu desquelles la plus importante des îles Baléares, Majorque,
tiendrait à peine la place de Waigiou, de Batchian ou de Misole, et ne
formerait que le tiers de Bourou , que la cinquième partie de Gilolo
et de Géram. La plupart des îles que nous venons de nommer relient
par un long soulèvementvolcanique les rivages de l'Hindoustan à ceux
de l'Australie, ou rattachent les côtes de la Nouvelle-Guinée au groupe
des Philippines. Les autres, telles que Gélèbes et Bornéo, se trouvent
enclavées au milieu de cette partie de la mer des Indes, transformée
en lac hollandais. Tel est dans son ensemble l'empire colonial dont
les traités du l/i août 1814 et du 17 mars 182Zi, conclus entre l'Angle-
terre et le gouvernement des Pays-Bas, ont, à deux reprises diffé-
rentes, réglé les limites.
Il ne faudrait point cependant se laisser éblouir par l'immense
développement de ces possessions. Les îles de Java et de Banca à l'en-
trée de la mer de Chine , celles de Banda et d'Amboine dans la mer
des Moluques, sont encore aujourd'hui les seules portions de ce vaste
empire sur lesquelles s'exerce dans toute sa plénitude l'autorité de
la métropole, les seules dont les revenus aient jusqu'ici excédé les
dépenses. La domination de la Hollande est loin d'offrir l'unité poli-
tique qui distingue dans ces parages les possessions de l'Espagne.
Rien n'est au contraire plus complexe que les liens qui rattachent l'un
à l'autre les divers groupes des Indes néerlandaises. Pour comprendre
de quelle façon s'est propagée d'île en île cette suprématie si variable
dans ses formes et dans ses conditions , pour apprécier la réalité des
droits et l'étendue des privilèges qu'elle confère , il faut se rappeler
quelle était, sous le gouvernement des princes malais, l'organisation
de l'archipel indien : c'est l'histoire même de cet archipel, avant et
depuis l'arrivée des Européens, qu'il faut interroger. On arrive ainsi
à saisir le vrai caractère des relations établies entre la Hollande et ses
populations coloniales; on embrasse, dans toute la diversité de ses
combinaisons, la politique appelée à maintenir ou à étendre sur tous
les points de ces lointaines contrées l'action vivifiante du génie hollan-
dais. Cette étude du passé peut seule expliquer les tendances et les
actes d'une administration qui n'a point toujours été bien comprise
en Europe. Nous nous l'étions imposée avant de songer à pénétrer
40 REVUE DES DEUX MONDES.
dans les colonies dont le spectacle avait provoqué des jugemens si
divers. Nous devons la faire servir d'introduction au récit de nos courses
dans la partie hollandaise de l'archipel indien, immense arène qui
s'ouvrait à nous éclairée et comme élargie par les grands enseigne-
mens de l'histoire.
1.
Aux débuts de ce qu'on pourrait appeler les annales de l'archipel
indien , nous trouvons deux forces en présence : d'une part la civili-
sation hindoue, de l'autre la civilisation musulmane. L'île de Sumatra,
voisine de la presqu'île de Malacca, paraît avoir été le principal foyer
de la propagande musulmane; la partie orientale de Java fut au con-
traire le centre où vinrent aboutir, de la côte de Coromandel, les der-
nières migrations des Hindous. Les brahmes et les sectateurs de Boud-
dha ont laissé à Java de nombreux monumens de leur passage; ils y ont
fondé des villes, élevé des temples, institué des souverains. L'empire
de Modjopahit , qui vers la fin du xiv" siècle étendait sa domination
jusque sur la côte méridionale de Bornéo et la partie orientale de
■ Sumatra, était un empire hindou. C'est à l'influence de ces migrations
que les Javanais ont dû probablement leurs allures patientes et dou-
cement résignées , leur goût pour les travaux agricoles. 11 fallut plus
d'un siècle à l'islamisme, qui venait d'envahir l'Hindoustan, pour
triompher de cette antique civilisation. Enfin en 1A76 l'invasion ma-
hométane remporta une victoire décisive. Les prifices de Modjopahit
s'enfuirent vers l'extrémité orientale de Java, ou cherchèrent un re-
fuge dans l'île de Bali. La destruction de l'empire hindou se trouva
consommée, et sur les débris de cet empire s'élevèrent deux domi-
nations distinctes : les provinces de l'est appartinrent au sultan de
Demak, celles de l'ouest au sultan de Gheribon. Ces deux états ne tar-
dèrent pas eux-mêmes à se morceler, et Bantam, Jacatra, eurent ainsi
que Crissé, Pajang et Mataram , leurs princes indépendans.
L'époque qui suivit la destruction de l'empire hindou fut la période
d'expansion de la race malaise. Convertie à l'islamisme, dirigée par
des prêtres ou des aventuriers arabes, elle porta le glaive et le Coran
jusqu'aux îles Soulou et jusqu'aux bords lointains de Mindanao. Bor-
néo, Célèbes, les Moluques, les moindres îles de l'archipel indien vi-
rent ces guerriers fanatiques inonder leurs rivages et y jeter les fon-
demens de principautés belliqueuses. Le sultan d'Achem au nord de
Sumatra, celui de Ternate au centre des Moluques, les princes de
Boni et de Goa dans l'île de Célèbes, balancèrent même pendant long-
temps la puissance des sultans javanais; ils eurent des flottes et des
armées , et Cherchèrent à étendre leur prépondérance sur les autres
jîes de la Malaisie. Les Portugais se mêlèrent à ces querelles et s'en
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 41
servirent pour hâter les progrès qui, avant l'apparition des Hollan-
dais, avaient assis leur domination sur une partie de l'archipel indien.
Ce fut en 1596 que le pavillon des Provinces-Unies se montra
pour la première fois dans les mers où il était destiné à jouer bientôt
le premier rôle; il trouva la société javanaise se défendant par la force
de ses traditions contre les causes d'affaiblissement que lui créaient
des agitations toujours renaissantes. L'empire de Mataram , consolidé
après de longues luttes intérieures, remplaçait alors à Java l'empire
hindou de Modjopahit. Malheureusement la suprématie que le souve-
rain de Mataram, sous le nom de sousouhounan, exerçait sur les divers
états du littoral, n'avait point délivré les Javanais du fléau des guerres
intestines. Les sultans installés sur les autres points de l'île n'en don-
naient pas un moins libre cours à leurs rivalités. L'instinct de soumis-
sion propre aux races orientales et le culte des anciennes coutumes
maintenaient cependant une apparence d'ordre et un certain bien-
être dans cette société si divisée. L'anarchie n'était qu'à la surface.
Les princes se trahissaient, s'égorgeaient mutuellement : leur personne
demeurait toujours sacrée pour le peuple. La société javanaise repo-
sait alors sur cette base qui, après tant de siècles et d'événemens, la
supporte encore aujourd'hui : le respect superstitieux des masses pour
tout homme dans les veines duquel coulait le sang des anciens chefs.
La noblesse javanaise ne ressemble en aucune façon à la noblesse
européenne; celle-ci s'est constituée par la force des armes, en dépit
des protestations tacites d'un peuple plus civilisé que ses vainqueurs;
l'autre est moins une institution politique qu'un dogme religieux,
elle a son origine dans la reconnaissance et l'étonnement des tribus
primitives arrachées par leurs conquérans à la barbarie. Les hon-
neurs héréditaires qu'elle a conférés furent, dans le principe, le pre-
mier pas de hordes sauvages vers la civilisation. Le Coran ne fit point
disparaître ces inégalités sociales , il les compliqua. Les nombreux
descendans des prêtres arabes qui vinrent prêcher l'islamisme à Java
formèrent, à. côté de la noblesse princière, déjà multipliée à l'infini
par une polygamie féconde, une sorte de noblesse hiératique. Les
titres de radin ^ radin mas, radin mas hario , indiquaient, à des de-
grés divers, la parenté impériale. Les fils du sousouhounan étaient
des pangherans , ses filles des radin-hagous. Les mésalliances étaient
rares à Java; on n'y avait point cependant poussé le fanatisme no-
biliaire au même point qu'à Bali, et le sousouhounan ne se croyait
point obligé, comme le prince balinais de Klong-Kong, d'épouser une
de ses sœurs pour perpétuer la pureté de sa race. La société javanaise
n'avait rien non plus qui rappelât les castes de l'Inde; elle ignorait
les élévations subites et les brusques reviremens de fortune. Le gou-
vernement des provinces, l'administration de la justice, le comman-
42 REVUE DÈS DEUX MONDES.
dément des armées, n'appartenaient qu'aux hommes dont la véné-
ration publique avait inscrit les titres de noblesse au livre d'or de la
tradition. Depuis la fin du xv* siècle, le Coran était devenu à Java la
loi écrite, sans altérer en rien les rapports des diverses classes entre
elles. La loi orale, Yadat, profondément empreinte du caractère im-
muable des coutumes hindoues, assignait encore à chacun des habi-
tans la limite de ses droits et de ses devoirs. Vadat réglait, avec
autant de minutie que le TcJwou-li des Chinois , les privilèges et les
attributs de la souveraineté ; il était à la fois un code judiciaire et un
code d'étiquette. C'est grâce à lui que la constitution primitive delà
société javanaise a survécu aux troubles intérieurs et aux invasions
étrangères. Depuis le jour où elle a reçu de l'Inde les premiers élé-
mens de la civilisation, l'île de Java n'a connu pour ainsi dire que
des révolutions de palais. La hiérarchie sociale n'en a reçu nulle at-
teinte , et c'est encore elle qui préside aujourd'hui à l'organisation de
la propriété.
D'après \adat , la terre appartenait au souverain. Les communes
ou dessus n'en avaient que l'usufruit. En vertu de son droit de pro-
priétaire, le prince prélevait le cinquième épi de la moisson ; en sa
qualité de chef politique , il pouvait exiger que chacun de ses sujets
employât un jour sur quatre à son service; mais le droit de propriété
du souverain était fictif; celui des dessas, établi par les travaux d'irri-
gation et de défrichement exécutés en commun, était très-réel et très-
sérieusement respecté. La propriété existait donc à Java; seulement,
au lieu d'être individuelle, elle était collective. Le terrain arrosé, la
saiva, était un terrain communal. La commune était divisée en groupes
ou ijatjas de vingt-deux personnes, la sawa en parcelles. Il fallait être
reconnu membre d'une commune, être un orang-dessa, pour pouvoir
être compris dans la distribution des terres que le chef du village, le.
/cappoula-campong, répartissait chaque année entre les tjafjas. Le
cultivateur que son inconduite ou l'insuffisance du terrain communal
obligeait à quitter la dessa se trouvait , par le fait seul de cet exil ,
déclassé. Il cessait d'être un orang-dessa pour devenir un orang-
menoumpang , véritable paria déshérité de sa part du territoire et
condamné à errer de commune en commune pour ofiiir ses services
aux usufruitiers privilégiés du sol. Au-dessous de la classe nobiliaire,
on rencontrait donc à Java deux classes distinctes de cultivateurs :
les uns , fermiers héréditaires , se trouvaient assujettis , en échange
de leur privilège, au paiement de l'impôt; les autres, simples jour-
naliers, n'avaient d'obligations à remplir qu'envers le maître qui les
admettait à cultiver son champ et qui se chargeait de leur fournir les
instrumens de travail. Le droit de commercer avec les étrangers était
encore dans l'archipel indien un des attributs de la souveraineté. Le
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. A3
Javanais avait la libre disposition des produits destinés à sa subsis-
tance; les épices, le poivre, les plantes coloniales étaient, comme au-
jourd'hui le coton en Egypte, le sucre en Cocliinchine, l'objet d'un
monopole (1).
Les premiers navires hollandais avaient été expédiés à Java par une
société de marchands qui ne pouvait avoir d'autre but que le com-
merce. Toutefois les transactions commerciales avaient toujours dans
l'Inde et dans la Malaisie un caractère essentiellement politique. La
compagnie néerlandaise fut entraînée sur la pente qui devait, dans
des circonstances analogues, conduire les marchands anglais à la con-
quête de l'Hindoustan. Ce fut le monopole exercé par le souverain
javanais qui substitua forcément à des opérations pacifiques des dé-
monstrations militaires, à des échanges librement consentis les livrai-
sons forcées et les contingens obligatoires. Après avoir fondé des fac-
toreries à Bantam et à Jacatra, ce fut dans l'île d'Amboine, arrachée à
la domination du sultan de Ternate et des Portugais, que les négo-
cians des Provinces-Unies jetèrent les premiers fondemens de leur
puissance politique. Bientôt cependant, mieux instruits de l'impor-
tance prépondérante de Java, ils cherchèrent un point de station
plus rapproché de cette île que le port d'Amboine, situé à quatre
cent cinquante lieues du détroit de la Sonde. Après de longues hési-
tations, ils firent choix de la factorerie de Jacatra, et, vers la fin de
l'année 1618, ils entourèrent d'un fossé et d'un retranchement l'em-
placement sur lequel s'élevaient leurs magasins.
Les Portugais, qu'il avait fallu vaincre avant de songer à commercer,
ne s'étaient retirés des mers de l'Indo-Ghine que pour faire place à des
rivaux plus redoutables. Ce fut une flotte anglaise qui vint au secours
des sultans de Bantam et de Jacatra conjurés contre l'établissement
hollandais. L'enceinte inachevée de la factorerie renfermait heureu-
sement une garnison héroïque. Ces braves soldats défièrent pendant
six mois tous les efforts des princes indigènes et de leurs alliés euro-
péens; ils furent délivrés par les secours qui leur arrivèrent des
Moluques, aussitôt que la mousson d'est eut rouvert à l'escadre
d'Amboine l'accès de la mer de Java. Sur l'emplacement de la ville
de Jacatra livrée aux flammes, les Hollandais élevèrent la future capi-
tale des Indes, la ville actuelle de Batavia. Cette célèbre cité ne
grandit point sans combats. L'empereur de Mataram vint deux fois
l'assiéger en personne ; deux fois il laissa son armée sous les murs
qu'il s'était flatté de détruire. Vingt-sept ans après la fondation de
(1) Ce privilège, les princes musulmans l'exerçaient alors et l'exercent encore, dans les
îles qui ne sont pas soumises à la domination directe de la Hollande, par l'entremise d'un
factotum connu sous le nom de sabhandar;. c'esi en général un Chinois que l'on trouve,
de nos jours, investi de ces fonctions.
Ai REVUE DES DEUX MONDES.
Batavia, ce même souverain acceptait l'alliance ou plutôt le joug
impérieux de la compagnie.
Le trône de l'empereur de Mataram était sans cesse menacé par
des insurrections ou par les attaques des chefs belliqueux de Gélèbes.
La compagnie entretint une armée pour défendre le prince qu'elle
avait pris sous son patronage. Si elle avait eu des idées de conquête,
elle eût livré l'île de Java à l'anarchie. Elle n'avait alors en vue que
les bénéfices d'un commerce paisible; elle protégea donc de tout
son pouvoir l'autorité légitime , comine la seule garantie de l'ordre et
de la sécurité, sans lesquels ce commerce ne pouvait prospérer. C'est
ainsi que chaque jour engagea davantage la compagnie dans les
questions de gouvernement auxquelles son intérêt semblait lui com-
mander de rester étrangère. En 1676, quand l'empereur, fuyant de-
vant les rebelles , abandonnait sa capitale et allait mourir au milieu
des forêts de l'intérieur, la compagnie plaçait sur le trône le fds du
souverain vaincu, et, après de longs efforts, réussissait à l'y affermir.
A la fm du xvii' siècle, elle était déjà l'arbitre des querelles et des
destinées de tous les princes javanais. G' était elle qui choisissait entre
les membres de la famille impériale le successeur du sousouhounan.
Les sultans de Bantam et de Cheribon d'alliés incertains étaient de-
venus ses feudataires; les princes de Madura commandaient les
cohortes fidèles qui formaient le noyau de ses armées. Chaque
révolte étendait sa souveraineté et grandissait sa puissance. Deux
princes du sang de Mataram résistèrent cependant de 17/il à 1755
à cet ascendant victorieux. Plus d'une fois ils mirent en péril le trône
du sousouhounan et le pouvoir de la compagnie. Il fallut pactiser
avec ces adversaires trop redoutables. Le sousouhounan conserva la
dignité /suprême et sa capitale Sourakarta; mais un des princes re-
belles fut élevé à la dignité de sultan , et devint à Djokjokarta le chef
d'une dynastie rivale de la souche antique des souverains de Mataram ;
le second prince obtint le titre de -pangheran et un riche apanage,
sous la condition de ne point quitter la cour de Sourakarta.
On peut regarder cette époque comme l'apogée du pouvoir de la
compagnie néerlandaise. Des traités successifs l'avaient substituée, sur
la majeure partie du territoire, aux droits des souverains javanais, et
la puissance politique était passée tout entière dans ses mains ; mais
cette puissance qu'elle avait conquise à regret, la compagnie n'en
comprenait ni les avantages ni les obligations. Contente d'avoir
assuré par des contrats, trop empreints de l'esprit mercantile pour
être équitables , les livraisons qui devaient annuellement remplir ses
magasins, elle abandonnait entièrement à l'aristocratie indigène l'ad-
ministration intérieure de ses possessions. Ce despotisme local ne
tarda point à produire ses fruits. Livrée aux caprices des régens héré-
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. /i5
ditaires, assujettie, dans la vaste province des Preangers, premier
apanage de la compagnie , à la culture forcée du café, la population
javanaise se dégoûta des travaux agricoles. Aussi la dernière moitié
du xviii" siècle fut-elle une époque de décadence pour la prospérité
de Java et pour les finances de la compagnie. On peut croire cepen-
dant que, s'ils n'eussent possédé que l'île de .lava, les négocians hol-
landais, malgré les fautes qu'ils avaient commises , auraient encore
trouvé, dans les inépuisables ressources de ce sol fécond et de cette
])opulation laborieuse , le moyen de faire face à leurs embarras pécu-
niaires ; mais les plus grandes entreprises ont leur fatalité , et celle
de la compagnie des Indes , basée sur de fausses doctrines écono-
miques , était condamnée à un développement illimité. Le commerce
des épices, dont la compagnie voulait s'arroger le monopole, devait
la conduire inévitablement à étendre sa suprématie sur la plupart
(3es îles de l'archipel indien. De cette piétention , conforme aux pré-
jugés de l'époque, naquirent de longues guerres, des occupations
dispendieuses , une domination politique dont les bénéfices du com-
merce se trouvèrent impuissans à solder les frais. C'est cependant à
ce principe erroné , qui précipita la ruine de la compagnie , ({ue la
génération actuelle doit le magnifique héritage sans lequel , avec ses
3 millions d'habitans et son territoire à peine égal à celui de cinq
départemens français, le royaume des Pays-Bas n'aurait guère plus
d'importance en Europe que la Suisse ou qu'un des états secondaires
de l'Allemagne. Les droits incontestés de la Hollande sur les immenses
territoires de Célèbes, de Sumatra et de Bornéo sont le fruit d'une
politique condamnée à juste titre par le philosophe et par l'homme
d'état , mais presque légitimée aujourd'hui par ses admirables con-
séquences. Il importe donc d'indiquer ici rapidement par quel
enchaînement de circonstances ces trois grandes îles , dont les princes
malais ou les aventuriers arabes avaient successivement conquis le
littoral, se trouvèrent bientôt enveloppées dans la sphère d'influence
dont le centre s'était fixé à Batavia.
La partie septentrionale de l'île Célèbes reconnaissait la suzerai-
neté du sultan de Ternate; elle accepta sans résistance la domination
de la compagnie, dès que la compagnie fut maîtresse aux Moluques.
Le sud de l'île était divisé en deux états principaux : le royaume de Goa
ou de Macassar, qui, depuis sa conversion à l'islamisme, était consi-
déré comme le plus puissant gouvernement de laMalaisie, et le royaume
de Boni, dont les sujets, sous le nom de Bouguis, sont encore au-
jourd'hui les plus intrépides navigateurs de l'archipel. Avec l'aide des
Bouguis, la compagnie humilia le pouvoir du roi de Goa, et lui imposa
un de ces traités d'alliance par lesquels elle préludait à une domina-
tion plus absolue : elle fonda, non loin de la capitale de ce sultan
/j[6 . REVUE DES DEUX MONDES.
vaincu, le fort de Rotterdam et la ville de Ylardingen ; puis, mettant
de nouveau à profit les rivalités des princes indigènes, elle brisa l'or-
gueil des Bouguis avec le concours des populations mêmes q;ae l'assis-
tance du roi de Boni lui avait permis de dompter.
A Célèbes, aussi bien qu'à Ternate, c'était le monopole des épices
que la compagnie poursuivait. Ses agens parcoururent les forêts du
littoral pour en extirper les girofliers et les muscadiers, et des croi-
sières actives s'occupèrent de mettre un terme au commerce inter-
lope des bateaux indigènes. Dès que ce but fut atteint , les Hollan-
dais refusèrent de pousser plus loin leurs avantages. A l'exception
des trois districts de Maros, de Macassar et de Bonthain, que les péri-
péties d'une longue guerre avaient mis en leur pouvoir, ils laissèrent
le reste de l'île sous l'autorité des chefs idolâtres, qui, avec les princes
musulmans de Goa et de Boni, s'en partageaient la souveraineté.
Dans l'île de Sumatra, la compagnie avait à faire valoir les droite
que le sultan de Bantam lui avait transmis sur le district des Lam-
pongs , qui forme un des côtés du détroit de la Sonde , et ceux que
les empereurs de Mataram s'attribuaient sur le royaume de Palem-
bang, fondé par un des princes de la dynastie de Modjopahit à l'em-
bouchure du fleuve qui se jette dans le détroit de Banca. Ces droits,
d'une légitimité suspecte, n'assuraient à la compagnie qu'une auto-
rité contestée qu'elle exerçait depuis de longues années sans profit.
Sur la côte occidentale de l'île que baigne la mer des Indes, son pou-
voir était encore plus limité ; car il se faisait à peine sentir à quelques
milles des postes fortifiés , sous le canon desquels les navires hollan-
dais venaient chercher , au commencement de la mousson favorable,
le poivre dont le monopole avait jadis enrichi le roi d'Achem. Padang
était le plus important de ces comptoirs ; mais Padang , ville de cinq
ou six mille âmes, avait à subir la rivalité de la factorerie anglaise de
Bencoulen, qui s'opposait, par tous les moyens possibles, à l'exten-
sion de la puissance hollandaise sur la côte occidentale de Sumatra.
Les négocians hollandais, qu'un intérêt purement commercial
avait attirés dans les mers de l'Indo-Ghine, semblèrent dirigés à cette
époque par une sorte d'instinct providentiel. Ils n'eurent pas plus tôt
posé à Célèbes et à Sumatra les pierres d'attente sur lesquelles la
métropole devait appuyer un jour sa domination, qu'ils se hâtèrent
d'aborder un territoire plus important encore par son étendue, celui
de Bornéo. Dans cette île comme sur les autres points de l'archipel,
les Hollandais avaient été précédés par les Portugais et par les
Arabes. L'invasion musulmane y avait trouvé une population douce
et inoffensive, les Dayaks, qu'elle avait refoulée dans l'intérieur. Ce
peuple opprimé , auquel les Hindous et les Javanais avaient apporté
les premiers élémens de la civihsation, conservait tous les signes.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 47
extérieurs d'une origine mongole : le front large et aplati, l'angle
externe des paupières relevé , les pommettes proéminentes , le teint
jaune tirant plus ou moins sur le brun. Depuis que les chefs malais
s'étaient partagé le littoral de Bornéo, la plupart des tribus indigènes
avaient adopté une existence nomade. La chasse et la pêche leur te-
naient lieu des travaux prévoyans de l'agriculture. Elles erraient, sans
jamais se fixer nulle part, au milieu de ces terrains d'alluvion qui
occupent , dans l'île de Bornéo , de si vastes espaces , et qui rattachent
l'un à l'autre les plateaux élevés de l'intérieur; terrains à demi sub-
]nergés pendant la mousson d'ouest, mais entrecoupés en toute sai-
son d'innombrables cours d'eau, sur les bords desquels se pressent
des forêts impénétrables. C'était dans ces déserts marécageux qu'on
rencontrait la population dépossédée par la race malaise. Quant aux
Malais eux-mêmes , ils s'écartaient peu du rivage de la mer. Ils oc-
cupaient en général l'embouchure des fleuves, vivant agglomérés
dans de grands villages, dont les maisons, bâties sur pilotis,
voyaient , à la marée montante , des pros et des pirogues circuler
entre leurs longues rangées de pieux , comme les noires gondoles
dans les canaux de Venise. Les Malais de Bornéo n'avaient rien perdu
des instincts féroces de leur race ; ils passaient à juste titre pour les
plus audacieux forbans de l'archipel, et leurs chefs n'avaient guère
d'autres ressources que la part de butin et d'esclaves prélevée sur le
produit d'expéditions qui tenaient en émoi toutes les côtes voisines.
Sous la protection équivoque de ces chefs musulmans , les Chinois
du Fo-Kien étaient venus, vers le milieu du xviir siècle, exploiter les
richesses minérales que recèle en abondance le sol de Bornéo. Ces
industrieux émigrans formaient sur divers points de l'île des com-
munautés populaires dans lesquelles chaque membre, lié par un ser-
ment mystérieux, acquérait un droit égal aux profits de l'entreprise,
et se tenait prêt à courir aux armes dès que les chefs en donnaient
le signal. Quelques-unes de ces communautés pouvaient compter jus-
qu'à cinq ou six mille combattans et justifiaient par leur turbulence
les inquiétudes qu'elles inspiraient aux souverains qui les avaient im-
prudemment accueillies.
Les frontières des principautés malaises de Bornéo n'avaient jamais
été , on le comprendra sans peine, bien exactement définies. Sur le
littoral , elles étaient quelquefois marquées par un cap avancé, co-
lonnes d'Hercule que n'avait pu dépasser l'invasion; le plus souvent
elles étaient fixées par la vaste et fangeuse embouchure d'un fleuve;
mais, en s' avançant vers le centre de l'île, on eût vainement cherché
la ligne de démarcation de ces états barbares. On n'eût pu recueillir
à cet égard que de vagues et incohérentes traditions. Le sultan de
Soulou , du fond de son nid de pirates , réclamait la possession de
AS REVUE DES DEUX MONDES.
toute la partie septentrionale de Bornéo ; le sultan de Bruni occupait
sur la côte du nord-ouest une longue zone resserrée entre les mon-
tagnes et la mer. A l'ouest, et faisant face à la presqu'île de Malacca,
s'étendaient les états des sultans de Sambas et l'empire javanais de
Succadana; — au sud, non loin de l'entrée du détroit de Macassar, la
principauté de Banjermassing. Livrés à de perpétuelles dissensions,
inquiétés par les migrations indociles des Chinois, habitués d'ailleurs à
la suprématie politique et religieuse des souverains javanais, les
sultans de Sambas et de Banjermassing imploi'èrent plutôt qu'ils ne
subirent la tutelle de la compagnie. La principauté de Pontianak,
qu'un Arabe avait fondée, vers la fin du xviii" siècle, sur les ruines
de l'empire de Succadana, se rangea également sous ce joug pro-
tecteur. Tels furent les premiers titres de la Hollande à la possession
d'une des plus vastes et des plus fertiles portions de la Malaisie. La
plupart des colonies européennes, à l'est du cap de Bonne-Espérance,
n'ont pas eu de fondemens plus sérieux et plus respectables (1).
Bornéo, Célèbes et Sumatra, malgré les ressources naturelles de leur
immense territoire, étaient loin sans doute d'avoir, aux yeux de la com-
pagnie, la même importance que lesMoluques : les îles à épices lais-
saient à Java le premier rang et ne cédaient le second à aucune des
autres possessions néerlandaises. Néanmoins, quelque embarrassés
que pussent être les marchands d'Amsterdam de l'étendue de leur do-
mination, ils n'étaient plus libres de la restreindre. Le soin d'étouffer
dans l'archipel toute concurrence commerciale et d'en éloigner toute
influence européenne leur avait successivement commandé l'occupa-
tion de Timor, conquête inachevée qu'ils partageaient avec la cou-
ronne de Portugal ; — de Banca, dépendance de l'état de Palembang,
dont les mines d'étain commencèrent à être exploitées par les Chinois
à peu près à la même époque que les mines d'or de Bornéo ; — de Bin-
tang et de Linga, situées en face de l'île alors déserte de Singapore.
Les princes de Sumbavva et de Florès, les sultans de Céram, les
chefs indigènes de Bouton et de Salayer se trouvaient également liés
envers la compagnie par des traités dont le réseau flexible s'était
insensiblement étendu jusqu'à eux. La seule île cependant dont la
possession eût pu avoir un intéi'êt immédiat pour la sécurité des
maîtres de Java, Bali, malgré l'apparente déférence de certains hom-
(1) Il suffit d'étudier ce merveilleux développement de la domination hollandaise dans
l'archipel indien pour comprendre combien il importe à la France de ne laisser ni péri-
mer, ni contester les droits que lui ont légués, sur un territoire presque aussi vaste et non
moins fertile que celui de Bornéo, les entreprises coloniales qui marquèrent, dans la
mer des Indes, les premières années du règne de Louis XIV. Ces droits, nous pouvons
eu ajourner l'usage; nous ne devons point en méconnaître la valeur ni en accorder le sa-
crifice.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. !l9
mages, conservait en réalité la plus complète indépendance. Cette
île n'est séparée que par un canal étroit de la province javanaise de
Besouki. Avant de recueillir les fugitifs de Modjopahit, elle avait déjà
subi l'influence de la civilisation hindoue. Un prince javanais y avait
fondé l'état de Klong-Kong, et les descendans de ce premier souve-
rain exercent encore aujourd'hui une sorte de suprématie morale sur
les chefs qui gouvernent les huit autres principautés. Le culte de Siwa
et l'institution brahmanique des quatre castes se perpétuèrent à Bali
pendant que l'islamisme envahissait toutes les îles voisines. La den-
sité de la population , ses mœurs belliqueuses , le dévouement fana-
tique qu'elle professait pour des chefs revêtus à ses yeux d'un ca-
ractère sacré, sauvèrent sa nationalité de l'irruption étrangère.
A l'exception de ce dernier vestige des royaumes hindous, le pou-
voir de la compagnie embrassait donc , vers la fm du xviii" siècle ,
la portion de la Malaisie qui s'étend au sud de l'équateur. Il avait
suivi pour ainsi dire pas à pas l'invasion musulmane et les progrès
de la race malaise; il avait dû s'arrêter partout où ces singuliers
pionniers de la civilisation ne lui avaient pas frayé le chemin. Il
n'entre point dans notre plan d'énumérer toutes les causes qui fini-
rent par amener, en 1795, la dissolution de cette célèbre compagnie.
Depuis près d'un demi-siècle, ses affaires n'avaient fait que décliner
sans que son influence politique en eût souflert. Elle remit aux mains
de l'état une colonie momentanément obérée et un empire dont les des-
tinées devaient être désormais unies à celles de la nation néerlandaise.
Entraînée dans le tourbillon de la révolution qui venait de s'accom-
plir en France, la Hollande, pendant plusieurs années, ne put rien
tenter pour améliorer le sort de ses possessions d'outre-mer. Vers la
fm de 1807, le maréchal Daendels fut nommé au gouvernement de
Java. Le génie de cet homme énergique eut à peine le temps de
déposer dans l'île le germe des réformes salutaires qui devaient éclore
plus tard. Les trois années pendant lesquelles il conserva le pouvoir
inaugurèrent l'intervention de l'état dans les affaires des Indes. Ce
fut une période de transition marquée par de grandes choses et par
de regrettables excès. Les résultats que nous admirons aujourd'hui
ont presque tous leur source dans cette vive impulsion d'une dicta-
ture que le relâchement de l'administration avait rendue nécessaire.
Le général Janssens venait de succéder, en 1811, au maréchal
Daendels quand les Anglais débarquèrent à Java. Leurs efforts furent
secondés par l'ébranlement moral qu'apportaient jusqu'au sein des
colonies les événemens accomplis en Europe. Ils ne rencontrèrent
dans l'île qu'une insignifiante résistance. En moins d'un mois, les
Javanais et leurs souverains passèrent sous un nouveau joug. S'il
faut en croire des révélations récentes, le cabinet britannique ne
50 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était proposé de conquérir l'île de Java que pour l'abandonner
au gouvernement des priïices indigènes. Il reconnut heureusement
les funestes conséquences qu'entraînerait pour la population même
de Java cet acte de vandalisme politique , et , mieux inspiré , il laissa
ses agens raffermir par quelques mesures vigoureuses le prestige de
l'autorité européenne qu'avaient singulièrement affaibli les dernières
secousses. En 1816, la Hollande rentra en possession de ses colonies,
et une nouvelle ère s'ouvrit pour les peuples de l'archipel indien.
II.
La domination anglaise ne s'était point substituée au pouvoir tra-
ditionnel de la Hollande, apportant avec un nouveau drapeau des
idées nouvelles , une politique plus libérale et plus aventureuse , sans
que cette révolution éveillât chez les peuples de la Malaisie quelques
velléités d'indépendance. Le gouvernement de M. Van der Capellen,
auquel le régime intérieur de la colonie dut, sous plus d'un rapport,
d'importantes réformes, eut surtout pour mission de rétablir dans
l'archipel la suprématie politique de Java, et de ressaisir de tous côtés
les fils que la main négligente de l'Angleterre avait laissé échapper.
Les huit années que M. Van der Capellen passa dans les Indes
revêtu du titre de commissaire-général ou de celui de gouverneur,
furent remplies de séditions et de soulèvemens. Les îles d'Amboine et
de Saparoua dans les Moluques , la principauté de Boni à Célèbes , la
résidence de Pontianak à Bornéo, furent successivement le théâtre des
troubles les plus graves. L'énergie des autorités néerlandaises réprima
sans peine ces désordres ; mais dans l'île de Sumatra la lutte fut plus
vive. L'appui secret de l'Angleterre encourageait sur ce point la résis-
tance des indigènes. L'établissement anglais de Bencoulen était pres-
qu'en guerre ouverte avec le comptoir hollandais de Padang. Vaincue
en 1821 dans l'état de Palembang, où elle avait soutenu de ses vœux
et de ses conseils le sultan révolté , la politique anglaise revint en 1824
à des vues plus loyales. Le zèle des agens de Bencoulen fut désap-
prouvé par la métropole, et la pensée d'éviter de nouveaux contacts
entre les deux dominations fut accueillie par le cabinet britannique.
Les Hollandais durent se retirer de l'Inde continentale, et les Anglais
consentirent de leur ,côté à évacuer l'archipel indien. L'île de Banca
avait été le prix de l'établissement de Cochin, cédé par le gouverne-
ment des Pays-Bas à celui de la Grande-Bretagne; la ville de Malacca
fut livrée par la Hollande en échange de Bencoulen. Les Anglais n'im-
posèrent qu'une condition à leur retraite : ils voulurent demeurer
garans de l'indépendance de l'état d' Achem, afin d'éloigner plus sûre-
ment leurs rivaux des côtes de l'Hindoustan et du détroit de Malacca.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 51
Le traité du 17 mars 1824 était la reconnaissance la plus éclatante ,
la consécration la moins équivoque des droits de la Hollande sur les
anciennes possessions que s'était attribuées la compagnie des Indes.
Si l'Angleterre se fût montrée aussi fidèle à l'esprit qu'à la lettre de
ce traité, les côtes de Bornéo n'auraient jamais vu le pavillon de la
Grande-Bretagne flotter sur l'île de Laboan, et un officier anglais arra-
cher à la faiblesse du sultan de Bruni le titre de rajah de Sarawak ;
mais au moment même où le gouvernement des Pays-Bas s'applau-
dissait de l'heureuse issue de ces négociations , sa puissance coloniale
était appelée à subir une nouvelle crise bien autrement grave que
toutes celles qui l'avaient précédée. Cette fois, c'était la base même
de l'édifice qui se trouvait menacée. L'administration anglaise, ani-
mée d'un sérieux esprit de bienveillance envers la population indi-
gène, et toute préoccupée des réformes libérales par lesquelles elle
voulait signaler son passage, s'était peu inquiétée de ménager les
privilèges ou les moyens d'existence de l'aristocratie javanaise. Dans
l'orgueil de sa force, elle avait considérablement restreint le pouvoir
et les prérogatives des anciens souverains. Les Hollandais, remis en
possession de Java, virent une nouvellejcondition de sécurité dans cet
abaissement des princes , et empiétèrent eux-mêmes hardiment sur
leurs droits. Ils provoquèrent ainsi des mécontentemens qui trouvèrent
jDientôt un centre et un chef à la cour de Djokjokarta, où un prince
enfant était confié à la tutelle de sa mère et de ses oncles. La révolte
éclata sans que le résident hollandais préposé à la garde du jeune
sultan eût pu la prévenir. Le chef de ce mouvement populaire était
un des tuteurs du prince ; il s'appelait Dipo-Negoro , et cachait sous
des mœurs austères une ambition effrénée. Sous sa direction, la ré-
volte prit un caractère formidable. C'était une guerre de cinq années
dont Dipo-Negoro avait donné le signal. La Hollande triompha enfin
de cet audacieux adversaire, dont il fallut poursuivre, de montagne
en montagne, les bandes insaisissables. Dipo-Negoro fut déporté à
Amboine, puis à la forteresse de Botterdam, dans l'île de Macassar.
La victoire était restée à la métropole; mais un instant d'erreur, —
l'oubli des ménagemens dus à la personne des princes et aux privi-
lèges de l'aristocratie javanaise, — lui avait coûté quinze mille sol-
dats, dont huit mille Européens, et cinquante-deux millions de francs.
Pour une administration aussi intelligente que celle de Batavia, la
leçon ne fut pas perdue. Répudiant les conquêtes et les traditions de la
domination anglaise, le gouvernement colonial se promit de prendre
désormais pour base de sa politique les préjugés de la société indi-
gène. Le fanatisme religieux et le fanatisme nobiliaire avaient armé
contre son pouvoir la population; il n'essaya point d'ébranler leur
empire, mais tenta de les gagner à ses intérêts. Vadat et le Coran
/
52 REVUE DES DEUX MONDES.
devinrent l'étude constante des employés hollandais, et tout pro-
grès fut condamné à l'avance, s'il devait heurter par un point quel-
conque l'immobilité des coutumes javanaises. On redoubla d'égards
envers les régens et les prêtres. Les plus simples réformes furent
mises sous la protection de leur égoïsme ; leurs revenus et ceux de
l'état devinrent solidaires. Ce fut l'âge d'or de l'aristocratie et du
clergé indigènes. Les écrivains qui ont jugé si sévèrement le système
colonial de la Hollande ont peut-être méconnu combien en réalité ce
système est conforme aux idées populaires des Javanais. Ce n'est
point sans danger qu'on peut troubler dans leur foi grossière des
masses ignorantes. Avertis par la lutte qu'ils venaient de soutenir,
les Hollandais ont pensé que l'intervention étrangère pouvait, dans
la poursuite de ses desseins les plus généreux , paraître tyrannique
et devenir odieuse. L'état d'abaissement dans lequel vit encore le
peuple de Java est donc l'effet de ses préjugés bien plus que de la
volonté de ses vainqueurs; les misères auxquelles nous compatissons
témoignent moins de l'âpreté du fisc que d'un respect exagéré pour
la nationalité javanaise.
M. Van der Capellen et j\I. J)ubus de Ghisignies, qui lui succéda en
1826, avaient eu, l'un à se défendre contre des troubles incessans,
l'autre à consolider la domination hollandaise dans l'archipel indien.
Le comte Van den Bosch, nommé au gouvernement de Java en "1830,
avait une autre tâche à remplir : il devait organiser l'exploitation
d'une colonie qui, pendant de longues années, n'avait été qu'une
charge ruineuse pour la métropole. Les revenus publics se compo-
saient, dans l'île de Java, d'un impôt foncier prélevé en argent ou
en nature, et d'un certain nombre de taxes indirectes, dont le
produit était généralement affermé à des spéculateurs chinois. La
totalité de ces revenus s'élevait à 53 ou 54 millions de francs. Dans
les temps ordinaires , en l'absence de toute complication , de pareilles
recettes étaient plus que suffisantes pour couvrir les dépenses des
Indes néerlandaises ; mais l'argent était rare à Java. Le gouverne-
ment s'y était créé une funeste source de bénéfices par l'introduc-
tion d'une monnaie de papier et de cuivre. C'était cette monnaie
coloniale, ou du riz impropre à l'exportation , que l'état recevait en
recouvrement de l'impôt. L'excédant des recettes ne pouvait donc
se consommer que dans la colonie. Pour venir en aide à la métro-
pole, engagée à cette époque dans de stériles projets contre la Bel-
gique, il fallait se procurer, en échange de cet excédant, des pro-
duits recherchés sur les marchés de l'Europe. M. Van den Bosch ne
désespéra point d'y parvenir.
11 existait à Java une vaste province , les Preangers , dont les habi-
tans , depuis le temps de la compagnie , étaient astreints à la cul-
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS L ARCHIPEL INDIEN. 53
ture forcée du café. Chaque famille devait planter, récolter, entre-
tenir cinq OU six cents arbres et en livrer pour un prix très-modique
le produit total aux agens hollandais. Le gouvernement obtenait
ainsi annuellement huit ou dix millions de kilogrammes de café, qui
laissaient entre ses mains un bénéfice net d'environ 1,200,000 francs.
Moyennant l'acquittement de cette redevance, l'habitant des Prean-
gers n'avait à supporter aucune taxe territoriale. Il cultivait libre-
ment ses rizières, sans avoir rien à démêler avec le trésor, et, de
toutes les impositions indirectes , il ne subissait que la taxe du sel.
La condition du cultivateur des Preangers était loin cependant d'être
un objet d'envie pour les autres habitans de Java. On ne songea
donc point à soumettre ces derniers au système des cultures forcées,
mais on leur proposa [Yadat autorisait cet échange) de s'affranchir
d'une partie de l'impôt foncier par une valeur équivalente de tra-
vail. La journée d'un ouvrier était évaluée à 20 centimes environ ;
l'impôt foncier, suivant la fertilité des terres, au cinquième ou au
quart de la récolte. Dès que la contribution moyenne de la commune
était connue, il était facile d'établir le nombre des journées de tra-
vail qui devaient exempter la «fessa d'une fraction déterminée de l'im-
pôt. Les chefs des fractions de commune appelées tjatjas acceptèrent
sans répugnance cette combinaison; ils mirent à la disposition des
agens hollandais une partie de leurs terrains et de leurs journaliers,
ne gardant pour les besoins de la commune que le territoire et les tra-
vailleurs qui parurent strictement nécessaires. Le gouvernement se
trouva ainsi en possession d'un certain nombre de bras qu'il pouvait
utiliser à sa guise. Il voulut les employer à doter l'île de .lava de
cultures encore plus profitables que celle du café : il y transporta la
culture de la canne à sucre et celle de l'indigo.
Le moment était venu d'invoquer le concours de l'industrie euro-
péenne : des contractans se présentèrent; mais l'administration ne leur
confia point le soin de diriger les nouvelles cultures. Il fallait, dans
ces essais, une prudence, un tact politique, un caractère d'auto-
rité qu'on ne pouvait attendre que d' agens officiels. Les employés
hollandais et les fonctionnaires indigènes, également intéressés au
succès du système qu'on venait de mettre en vigueur par des primes
proportionnelles , furent chargés de la surveillance générale des plan-
tations. Sur les hauteurs, on cultiva le café, le thé et le mûrier; dans
les fonds arrosés, le sucre, l'indigo, le riz. 2 ou 3 millions de Java-
nais, dirigés par des conducteurs de travaux chinois, se trouvèrent
ainsi destinés à produire du café; 1 million donna ses soins à la canne
à sucre; 700,000 cultivèrent l'indigo, 25,000 le thé, 15,000 le mû-
rier, tous le riz. Quant au contrat passé avec les entrepreneurs euro-
péens , il fut étrangement simplifié. Le gouvernement ne demanda
64 • REVUE DES DEUX MONDES.
point à l'industrie privée d'apporter à Java des capitaux, il voulut lui
en faire l'avance. Il s'engagea en outre à fournir aux contractans la
canne à sucre et les bras dont ils auraient besoin pour faire marcher
leur usine, bornant leur rôle comme leur responsabilité à la fabrica-
tion du sucre, et réservant pour lui seul les périls, les embarras de
l'exploitation agricole. Pour prix de ses avances et de son concours,
il stipula qu'il paierait 29 centimes le kilogramme de sucre qui en
coûtait 25 au fabricant, et qui en valait communément hà sur le
marché d'Amsterdam.
L'adoption de ce système (1) eut pour premier avantage de faire
rentrer l'excédant annuel dans les magasins de l'état sous une
forme qui en permît l'envoi en Europe; mais ce fut la moindre con-
séquence de la transformation de l'impôt. La Hollande dut, en quel-
ques années, à l'heureuse inspiration du général Van den Bosch
une augmentation considérable dans ses revenus coloniaux , et , ce
qui n'était pas moins important, la création d'une marine et d'une
industrie nationales. Java ne cessa point d'être le grenier d'abon-
dance de l'archipel indien , d'exporter chaque année soixante-trois
ou soixante-quatre millions de kilogrammes de riz. Cette île pro-
duisit en outre presque autant de sucre que le Brésil et plus que
l'Hindoustan. Elle devint le second marché de café du monde, balança
la production d'indigo des états de l'Amérique centrale, exporta de
la cochenille, du thé, du tabac, de la soie, — alimenta, grâce à la
création d'une société de commerce privilégiée, la Handel Maai-
schapp])^ la navigation de cent soixante-dix navires hollandais du
port moyen de huit cents tonneaux, — et versa enfin chaque année
dans les caisses de l'état un bénéfice net de ho millions de francs ,
de 17 millions dans celles de la Maatschappy (2) .
(1) On peut voir, sur le système des cultures et l'organisation du gouvernement colo-
nial de Java, la série publiée dans cette Revue par M. de Jancigny^ livraisons duierno-
vcuibre, !<"• décembre 1848, et !«' février 1849.
(2) C'est à Java même qu'aidé par les communications les plus bienveillantes, j'essayai
tle pénétrer le secret de ce merveilleux système des cultures, car tel est le nom désor-
mais consacré pour désigner l'œuvre du général Van den Bosch. Je dus naturellement
remarquer avec une certaine surprise qu'en même temps que l'état recevait dans ses
magasins du sucre, du café, de l'indigo pour une valeur considérable, la récolte des ri-
zières et le produit de l'impôt foncier, loin de diminuer, ne faisaient que s'accroître. Cette
coïncidence semblait indiquer, au premier abord, le cumul des anciennes taxes et des
nouvelles cultures plutôt que la conversion de l'impôt en corvées personnelles; mais c'est
ailleurs, si je ne me trompe, qu'il faut chercher l'explication du résultat que je viens de
signaler. On la trouvera dans l'observation d'un des faits qui honorent le plus et qui peu-
vent le mieux justifier, aux yeux de tout homme impartial, la domination hollandaise; je
veux parler de la progression rapide qui s'est manifestée, depuis 1816, dans le chiffre de
la population indigène. De 4,600,000 habitans, ce chiffre s'était élevé, en moins de vingt
ans, à plus de 7 millions. Le bienfait de la vaccine, qu'une combinaison ingénieuse a su
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 55
A Java , tout système qui ménage les intérêts de l'aristocratie et
du clergé musulman a de grandes chances de réussite: L'habileté
du gouvernement hollandais est d'avoir su, en toute occasion, s'ef-
facer derrière les chefs indigènes. La population, exploitée au profit
d'une domination étrangère, n'est jamais en contact qu'avec l'antique
aristocratie qu'elle est habituée à vénérer. Les souverains de Djokjo-
karta et de Sourakarta, humiliés par l'issue de la dernière guerre,
avaient beaucoup perdu de leur influence sur l'esprit du peuple java-
nais; mais ils couronnaient le sommet d'un édifice social basé tout
entier sur les traditions nobiliaires. Les Hollandais respectèrent en
eux le sang des empereurs de Mataram. Ils se contentèrent de leur
retrancher leurs meilleures provinces, et s'engagèrent à leur payer,
à titre de pension, une somme égale au revenu net qu'ils en reti-
raient. Le prince qui réside à Sourakarta, le sousouhounan, garde au-
jourd'hui Â00,000 sujets et une liste civile de 1 million de francs. La
part du sultan de Djokjokarta est moins considérable; on ne l'évalue
qu'à 7 ou 800,000 francs et à 325,000 sujets. A l'exception de ces
deux principautés et de certains districts , apanages de pangherans
héréditaires, le domaine direct, dans l'île de Java, appartient tout
entier au gouvernement des Pays-Bas.
Les possessions asiatiques de la Hollande sont partagées en trente-
quatre provinces. L'île de Java seule en contient vingt-trois. Une
résidence ou province hollandaise se compose de la réunion de plu-
sieurs régences. Les régens ne sont point électifs. Le gouvernement
les choisit dans les principales familles du pays. Bien qu'ils soient
révocables, leurs fonctions sont en quelque sorte héréditaires. Il en
est à peu près de même pour les chefs de district, dont le choix est
laissé à l'intelligence du résident. Les chefs de village empruntent
seuls, comme les autorités tagales aux Philippines, leurs pouvoirs à
l'élection. Ces fonctionnaires élus, qui président à la répartition de
l'impôt et des corvées, sont en général assistés d'un conseil de no-
tables. L'île de Java renferme dix-neuf mille de ces chefs subalternes.
Tel est le mécanisme d'une administration qui, à tous ses degrés, est
intéressée au progrès des cultures. Le prêtre musulman lui-même pré-
lève sa dîme sur la plupart des récoltes; son influence s'unit donc à
celle de l'aristocratie pour favoriser l'exploitation du sol. Grâce à ce
concours de volontés puissantes, il ne reste plus d'autre soin au gou-
vernement hollandais que de modérer, dans l'intérêt du peuple, le
zèle exagéré des chefs qu'il a pris à sa solde.
imposer au fatalisme javanais par les mains des prêtres musulmans, la prospérité maté-
rielle qu'amène à sa suite la paix intérieure, ont soutenu cette progression remarquable, et
la population javanaise est le double aujourd'hui do ce qu'elle était en 181»), le quadruple
■de ce qu'on l'évaluait en 1774.
56 REAUE DES DEUX MONDES.
Dans radministration môme de la justice , la main de l'étranger
apparaît à peine. Le Coran est le code suprême ; les juridictions infé-
rieures sont indiennes. Le régent ou le chef du district , assisté du
djekso, magistrat qui veille au maintien des lois, du jmnghoulou,
premier prêtre mahométan , et de quelques mantris, hommes versés
dans la connaissance de la langue , des institutions et des mœurs, —
prononce en premier ressort sur les querelles légères, les discus-
sions relatives aux irrigations , les différends dont la valeur n'excède
point la somme de cent francs. Ces tribunaux (ï arrondissement sont
les justices de paix du pays. Au-dessus d'eux sont placés les conseils
de campagne , qui tiennent leurs séances une fois par semaine au
chef-lieu de la province. Devant cette cour de première instance, le
djekso joue encore le rôle d'accusateur public; le pangJioulou est éga-
lement chargé de l'interprétation du Coran ; mais le résident préside,
et le secrétaire de la résidence remplit les fonctions de greffier. L'in-
struction est orale et sommaire. La garantie d'un jugement équitable
est dans le procès-verbal dressé séance tenante pour servir en cas
d'appel. Il existe à Java, sous le nom àe, conseils de justice, trois
cours d'appel dont la composition est tout européenne , et dont la
principale mission est de déléguer un de leurs membres, qui prend
alors le titre adjuge de circuit, pour présider les assises ou tribunaux
ambulatoires. Tous les trois mois, le juge de circuit se rend au chef-
lieu de chaque résidence , y rassemble les chefs indigènes désignés
par le gouverneur lui-même pour remplir ces importantes fonctions,
et juge avec leur concours les crimes que la loi punit de la peine ca-
pitale. La haute cour de Batavia, tribunal suprême de la colonie , a
seule le pouvoir de réformer les arrêts que ces tribunaux prononcent.
Quand on étudie de près cette grande machine administrative,
quand on la voit fonctionner si régulièrement , avec si peu de bruit
et d'efforts, ce n'est point seulement le génie pratique des Hollandais
qu'on admire, c'est aussi ce besoin instinctif de discipline qui dis-
tingue les Javanais entre toutes les races orientales. Il ne faut point
s'abuser cependant. Cette société mixte , qui semble graviter avec le
calme des corps célestes dans leurs sphères , peut être jetée hors de
son orbite par le moindre choc. Il existe dans ses élémens un défaut
d'équilibre qui ne peut être racheté que par l'éloignement de toute
cause perturbatrice. Ce n'est que par un commandement toujours
grave , par un exercice ferme et mesuré de leur pouvoir , que quel-
ques milliers d'Européens, disséminés sur un aussi vaste territoire
que celui de Java , peuvent tenir en respect les masses qui les entou-
rent. Il importait donc de prévenir , au sein de cette colonie floris-
sante, tout prétexte d'agitation. Le bon sens du peuple hollandais a
jugé le partage de l'autorité incompatible avec les nécessitée d'une
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l'aRCHIPEL INDIEN. 57
tlomination aussi exceptionnelle. Dans les Indes néerlandaises, l'ad-
niinistration repose tout entière sur ce principe vigoureux : le gouver-
nement d'un seul. Le conseil des Indes n'a, comme l'audience de
Manille, que des attributions purement consultatives. C'est dans cette
concentration de pouvoirs qu'il faut chercher l'explication des rapides
progrès accomplis à Java de 1830 à 1838.
Après avoir administré la colonie pendant trois années consécu-
tives, M. le comte' Van den Bosch fut appelé dans les conseils de la
couronne, et de ce poste élevé il continua de présider aux destinées de
Java. Quand l'illustre général rentra dans la vie privée, sa tâche était
remplie ; il avait mis la dernière main à son œuvre. La place de M. le
comte Van den Bosch est marquée dans l'histoire. 11 prendra rang à
côté des Clive et des Warren Hastings ; mais , plus heureux que ces
fondateurs de l'empire indo-britannique, le gouverneur des Indes
néerlandaises a pu jouir en paix de sa gloire. La faveur du chef de
l'état a soutenu M. Van den Bosch au milieu des premières difficultés
de son entreprise, et la reconnaissance publique a devancé le juge-
ment de la postérité. M. Van den Bosch peut se présenter sans crainte
devant ce grand tribunal : la postérité ratifiera l'opinion de ses con-
temporains. Comme eux, elle admirera les vues fécondes et les fermes
desseins de cet esprit pratique; elle le louera d'avoir su résister aux
clameurs d'une philanthropie envieuse , et d'avoir, en ouvrant au
commerce de la métropole des perspectives jusqu'alors inconnues ,
préparé par le travail la transformation d'un peuple dont le fanatisme
repousse avec la même obstination nos doctrines politiques et notre
foi religieuse.
Le seul reproche qu'on ait pu adresser avec quelque apparence de
raison à l'habile organisateur de Java, c'est de s'être consacré trop
exclusivement à cette œuvre capitale. En négligeant d'assurer les
droits de la Hollande sur les parties litigieuses de l'archipel indien , le
général Van den Bosch contribua peut-être, en effet, à encourager les
empiétemens que méditait déjà l'iVngleterre. On ne saurait oublier
cependant sans injustice que les progrès de la domination hollan-
daise dans l'île de Sumatra ont été accomplis sous sa direction et
tiennent dans son gouvernement une place importante. La portion de
Sumatra dont les Anglais ne contestent point la possession à la Hol-
lande était loin sans doute d'être conquise et pacifiée quand le
général Van den Bosch rentra en Europe, aujourd'hui même elle ne
l'est point encore; mais cet homme éminent fut le premier qui substi-
tua une domination politique aux relations incertaines que les comp-
toirs de la côte entretenaient depuis longtemps avec les peuplades de
l'intérieur. Sumatra est l'Algérie des Indes néerlandaises. Il y faut
lutter contrôles élémens épars d'un gouvernement fédéral, contre un
peuple étranger à toute hiérarchie. La sédition ameutée par le fana-
&8 REVUE DES DEUX MONDES.
tisme et par de longues habitudes d'indépendance y couve toujoure
quelque part. Aussi l'occupation de cette île a-t-elle donné lieu à une
guerre incessante dans laquelle se sont fondées presque toutes les
réputations militaires de l'armée des Indes. En 1831 , le général Yan
den Bosch eut l'honneur de terminer cette guerre désastreuse. Le
dernier retranchement des rebelles fut enlevé d'assaut vers la fin de
1833, mais ce ne fut qu'en 1840 que la prise de Baros et celle de
Singkel, situés sur les confins de l'état d'Achem, vinrent compléter
ce triomphe. L'île de Sumatra occupe aujourd'hui le second rang dans
les possessions néerlandaises, et le port de Padang sur la côte occi-
dentale est un des marchés les plus importans de l'archipel indien.
III.
L'organisation agricole de Java et la pacification de Sumatra
avaient rempli les quinze années qui s'étaient écoulées entre le départ
de M. Dubus de Ghisignies et la mort du quatrième successeur de
M. Van den Bosch , M. Merkus. Lorsqu'en 18A5 M. le comte de Ro-
chussen fut nommé au gouvernement de Batavia , la sollicitude de la
Hollande pour ces deux parties importantes de son établissement
colonial était déjà moins exclusive. La présence des Anglais sur la
côte de Bornéo, leurs tentatives pour établir des relations commer-
ciales avec les habitans de Bali, dont l'attitude altière semblait un défi
permanent porté à l'influence hollandaise, les provocations réitérées
de la presse britannique, commençaient à troubler la quiétude dont
le gouvernement des Pays-Bas avait joui depuis 1830.
L'administration de M. de Rochussen, si l'on étudie attentivement
la portée de ses actes, ouvre une période nouvelle dans l'histoire des
colonies néerlandaises. C'est l'époque où l'action gouvernementale
se raffermit sur tous les points où elle s'était insensiblement relâ-
chée. La Hollande semble alors réagir par un secret travail d'ex-
pansion contre les tendances envahissantes de l'Angleterre. M. de
Rochussen n'a point seulement à défendre la prospérité de Java
contre les innovations irréfléchies qui la menacent : il lui faut aussi
garder de toute atteinte la suprématie morale sur laquelle repose
l'avenir de ce magnifique établissement. A l'énergie de ses mesures
les peuples de l'archipel indien reconnaissent le bras de leurs an-
ciens maîtres. C'est le dernier sceau apposé aux traités de 1814
et de 1824.
Il faut bien le reconnaître, les empiétemens successifs qui ont ar-
raché à la Hollande des plaintes si amères n'ont eu, en réalité, pour
cause première que son défaut de prévoyance. Une politique plus ac-
tive et plus vigilante eût certainement prévenu, en 1818, l'occupation
de Singapore, et jamais les Anglais n'eussent songé à s'établir sur la
LA 'DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 59
côte septentrionale de Bornéo , si les possesseurs de Java eussent mis
plus d'empressement à donner aux droits qu'ils tenaient de la compa-
gnie des Indes toute l'extension dont ces droits étaient susceptibles;
mais le gouvernement néerlandais avait une entière confiance dans
l'esprit qui semblait avoir dicté le traité de 1824. Il croyait les Anglais
résolus à ne plus mêler dans l'archipel indien les deux dominations,
et trouvait plus d'avantage à consolider l'œuvre de M. Van den Bosch
qu'à s'emparer de territoires déserts ou improductifs. En un mot, la
Hollande attendait flegmatiquement de meilleurs jours pour étendre
sa domination sur Bornéo , ne doutant pas que cette île tout entière
ne fût destinée à subir le sort des états de Sambas et de Banjermassing,
puisque l'Angleterre n'avait point fait, en faveur du sultan de Bruni,
les réserves qui protégeaient à Sumatra l'indépendance du sultan
d'Achem. S'il n'eût fallu craindre que les projets du gouvernement
britannique, cette confiance de la Hollande n'eût point été peut-être
exagérée : le cabinet de Saint-James devait avoir, depuis 1830, d'au-
tres préoccupations que de grossir le nombre de ses embarras et le
chiffre de ses colonies; mais l'Angleterre nourrit une race d'agens offi-
cieux, touristes enthousiastes qui s'en vont sonder à leurs frais tous
les coins du globe, et dont l'ardeur, secondée parles vœux jaloux du
commerce britannique ou par la fougue du prosélytisme religieux , a
souvent entraîné le gouvernement à sa suite. La première tentative
qui vint alarmer la Hollande fut le fait d'un de ces esprits aventu-
reux. En 1835, M. Erskine Murray débarqua en armes sur .la côte
orientale de Bornéo, à l'embouchure de la rivière Kouti. Cet offi-
cier fut tué par les indigènes, et son projet périt avec lui. Sur la
côte opposée, une entreprise semblable rencontra un meilleur succès.
M. Brooke était, comme M. Murray, capitaine au service de la com-
pagnie des Indes. Biche et avide d'émotions, il parcourut, pendant
plusieurs années, l'archipel indien sur un yacht de plaisance. En visi-
tant la partie indépendante de Bornéo, il reconnut dans cette île l'exis-
tence d'une race opprimée dont l'affranchissement pouvait servir de
base à un plan de colonisation. Cette idée s'empara de son esprit. Il
renonça au service militaire, vint s'établir dans les états du sultan
de Bruni , et acheta sur les bords de la rivière de Sarawak , au prix
d'une rente d'environ 20,000 fr., la propriété perpétuelle de quatre
mille hectares de terre. Il ne s'en tint point là; il voulut devenir rajah
de Sarawak, et, au mois d'août 1842, l'intervention de la marine
anglaise obligea la cour de Bruni à lui conférer cette dignité. Le misé-
rable despote qui régnait à Bruni avait donné alors toute la mesure
de sa faiblesse. On lui imposa la cession au gouvernement de la reine
d'un îlot peu important en lui-même, puisqu'il n'avait qu'un mille
de large et deux milles de long , mais qui commandait toute la baie
de Bruni et la capitale même du sultan. Au mois de juin 1846 , l'ami-
60 REVUE DES DEUX MONDES.
rai Gochran'e prit possession à main armée de cet îlot , placé comme
un bastion sur la route de Singapore à Hong-kong. On n'a point
oublié les doléances qui accueillirent cette usurpation en Hollande, et
l'ardente convoitise qu'éveillèrent en Angleterre les pompeux pro-
grammes de M. Brooke.
Au milieu de cette émotion, M. de Rochussen courut au plus pressé.
Il se bâta de définir par un acte administratif les territoires de Bor-
néo dont la Hollande, en vertu de traités formels, pouvait réclamer
la suzeraineté ou la possession. Le dénombrement des districts entre
lesquels furent divisées les résidences de Pontianak, de Sambas et de
Banjermassing embrassa plus de cinq cent mille kilomètres carrés,
et n'en laissa pas deux cent mille aux souverains indépendans. C'était
restreindre à tout basard la part qu'il faudrait peut-être un jour aban-
donner à une ambition rivale. L'intérieur de l'île fut en même temps
exploré par des commissions scientifiques. La Hollande , qui , depuis
4816, s'était contentée, vis-à-vis de Bornéo, d'une suzeraineté dédai-
gneuse , ne parut avoir, depuis l'occupation de Laboan , aucune
autre possession plus à cœur. Cette sollicitude , n' eût-elle été qu'ap-
parente , eût encore eu ses avantages : la Hollande eût ainsi écarté
le reproche de mettre en interdit, par ses prétentions, des territoires
dont elle ne voulait ni ne pouvait tirer aucun parti ; mais le zèle de
M. de Rochussen en faveur de Bornéo était réel. Ce fut aux explora-
tions qu'il encouragea que les Indes néerlandaises durent la décou-
verte ou du moins la première exploitation sérieuse des mines de
houille de Banjermassing , ressource inestimable pour les progrès
pacifiques et pour la défense militaire de la colonie. L'occupation
de Laboan eut donc cet heureux effet d'obliger la Hollande à porter
ses regards et son action administrative jusqu'aux extrémités les
plus reculées de son immense empire. L'événement, du reste, ne
justifia ni les craintes du peuple hollandais , ni les espérances de la
presse britannique. Les Anglais ne trouvèrent point «dans Bornéo
un marché insatiable pour consommer leurs produits et des richesses
intarissables pour charger leurs navires (1) . » Les Hollandais ne
furent point inquiétés dans leurs possessions, et le sultan de Bruni
lui-même fut maintenu sur son trône. On vit alore le prestige qui
avait un instant entouré M. Brooke et son entreprise pâlir insensi-
blement, puis enfin s'évanouir. "
Ce fut surtout dans la question de Bali que M. de Rochussen fit
preuve à la fois de prudence et d'audace. Il n'ignorait ni les dépenses,
ni les périls dans lesquels il allait s'engager : il alla sans hésitation
au-devant des difficultés de l'avenir. Sur un territoire dont la su-
perficie est d'environ six mille kilomètres carrés, l'île de Bali , par-
(1) Times du 2 octobre 1846.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 61
tagée en neuf principautés distinctes , renferme une population de
7 ou 800,000 âmes. Les Balinais appartiennent à la même race que
les liabitans de Java. Ils sont cependant plus forts et mieux con-
formés que les Javanais. Leur regard a plus de vivacité ; leur teint
se rapproche davantage de celui des Hindous. On retrouve chez eux
l'orgueil héréditaire des castes de l'Inde. Les brahmanes et les ica-
sias de Bali paraissent descendre des premiers colons de la côte de
Coromandel; les satrias perpétuent la race du prince javanais qui,
avant la chute de l'empire de Modjopahit , vint fonder à Bali l'état de
Klong-Kong. Les soudJaras occupent le dernier rang de la hiérarchie
nobiliaire; ils composent la classe des chefs de village. Les Balinais
n'ont point la férocité des Maures de SquIou; ils ont le point d'hon-
neur, l'obéissance fanatique, le mépris de la mort qui distinguent
encore aujourd'hui les habitans du Japon. L'influence sacerdotale
est prédominante à Bali. La caste des brahmanes a le pas sur la caste
des princes. Le roi de Klong-Kong, bien qu'il ne sorte point de cette
famille hindoue, est cependant considéré par elle comme le chef héré-
ditaire de la religion. Ce prince est à Bali ce que le dairi était au sein
de l'empire japonais, avant que le xo-goun usurpât ses pouvoirs tem-
porels. Les autres souverains reconnaissent sa suprématie et lui ren-
dent un hommage superstitieux. L'île de Bali , comme l'a très-bien
fait remarquer un écrivain hollandais, nous montre ce que fut l'île de
Java au temps des princes hindous de Padjajaran et de Modjopahit.
Le territoire de Bali est montueux et accidenté. De nombreux ruis-
seaux descendant des montagnes favorisent dans cette île la fécon-
dité naturelle du sol. Les rizières y donnent chaque année deux ré-
coltes, et c'est le point de l'archipel indien où la culture du coton a
le mieux réussi. Les femmes de Bali tissent elles-mêmes la plupart
des étoffes qui se consomment dans l'île; les hommes savent trem-
per et corroyer les lames de leurs kris. Ce n'est donc que pour les
armes à feu et pour la poudre à canon que les Balinais sont demeurés
les tributaires des fabriques indigènes de Banjermassing ou des im-
portations européennes de Singapore, Les Chinois et les Bouguis , éta-
blis sur divers points de la côte , sont les principaux agens de ce com-
merce , et c'est par leur intervention que les Anglais cherchaient à
nouer entre Bali et Singapore des relations plus suivies et plus éten-
dues. Dès l'année 18^0 , le gouvernement néerlandais avait répondu
à ces tentatives du commerce britannique par l'établissement d'une
factorerie dans l'île de Bali. La Maaisehappy, par l'entremise d'un
de ses agens, échangeait des étoffes hollandaises ou des produits ja-
vanais contre du riz, du coton , de l'écaillé de tortue et de l'huile de
coco. Les Balinais virent, dans la présence de ce résident étranger sur
leur territoire , une première atteinte portée à leur indépendance. Le
prince de Bleling, le plus puissant des rajahs de Bali, prit soin
62 REYUE DES DEUX MONDES.
d'attiser ces mécontentemens populaires. Il multiplia ses achats d'ar-
mes et de munitions à Singapore , et se montra ouvertement hostile à
l'influence hollandaise. Cette agitation prématurée obligea le gou-
verneur de Batavia à mieux préciser les rapports de la Hollande
avec les princes de Bali. Le rajah de Bleling consentit à signer un
traité, par lequel il se plaçait sous la protection du gouvernement
des Pays-Bas; mais ses menées n'en furent que plus actives, et son
attitude n'en devint que plus offensante. Il fallait mettre un terme à
cet état de choses. La Hollande ne pouvait tolérer les allures hau-
taines des souverains de Bali, sans s'exposer à perdre la puissance
morale qui maintient sous son joug 16 millions de sujets. M. de Ro-
chussen accepta la responsai^ilité d'une expédition qui pouvait tout
compromettre , mais dont le succès devait aussi tout sauver.
Le 28 juin 1846, 3,000 hommes de troupes régulières, sous les
ordres du lieutpnant-colonel Backer, furent débarqués à l'est du
village de Bleling. Ils trouvèrent 30,000 Balinais retranchés derrière
de grossières redoutes formées par deux rangées de troncs d'arbres,
dont l'intervalle était rempli de pierres et de claies de bambous.
Soixante canons de bronze occupaient les embrasures ménagées
dans ces retranchemens épais de deux ou trois mètres , élevés de six
ou sept au-dessus du niveau du sol. Ce ne fut point sans de grands
sacrifices que les Hollandais réusshent à enlever cette première ligne
de défense; mais, une fois maîtres de la plage, ils n'éprouvèrent
plus de résistance. Les Balinais s'enfuirent jusqu'à Singa-Radja, capi-
tale de l'état de Bleling , située à trois milles dans les terres. Les
Hollandais y entrèrent avec eux , et l'incendie dévora en quelques
heures cette ville de bambous. Le rajah s'était réfugié dans les mon-
tagnes; il signa un nouveau traité, et contracta l'engagement de
payer les frais de la guerre. Les autres princes reconnurent, comme
lui , la souveraineté de la Hollande , et firent acte de soumission. Un
fort armé de huit canons fut élevé sur la plage de Bleling, et le rési-
dent de Besouki fut chargé de remplir auprès des souverains de Bali
le rôle de commissaire du gouvernement néerlandais.
Dix-huit mois s'étaient à peine écoulés , qu'une nouvelle expédi-
tion était devenue nécessaire. Les princes de Klong-Kong, de Karang-
Assam et de Bleling , unis cette fois dans leurs projets de résistance ,
avaient soulevé contre les Hollandais toute la population balinaise.
Le fanatisme religieux prêtait de nouvelles forces au sentiment de la
nationalité. Les Balinais avaient détruit eux-mêmes le village de
Bleling et la résidence de Singa-Radja. C'était au milieu de leurs
montagnes, à Djaga-Raga, dans une position fortifiée avec le plus
grand soin, qu'ils avaient résolu d'attendre l'armée hollandaise. Le
9 juin 1848, cette armée se mit en marche, sous le commandement
d;u général Yan der Wick. Arrivée sur le plateau de Djaga-Raga, elle
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 63
reconnut tous les avantages de la position qu'avaient choisie les
princes balinais. Un combat acharné s'engagea entre les Hollandais
et les insulaires , retranchés au milieu de ravins presque inacces-
sibles. Les Hollandais durent enfin céder au nombre , surtout à la
fatigue et à la soif dévorante qu'on n'avait aucun moyen d'étancher.
L'armée hollandaise comptait deux cent quarante-six morts ou bles-
sés , dont quatorze officiers européens , quand le général Van der
Wyck donna le signal de la retraite.
M. de Rochussen soutint avec fermeté ce fâcheux revers, et sa
contenance assurée en atténua l'effet. La saison était trop avancée
pour qu'il pût donner immédiatement le signal d'une troisième cam-
pagne; mais il en commença, sans perdre un instant, les prépara-
tifs. Les Javanais savaient déjà que \es Hollandais n'étaient point
invincibles. Plus d'une fois, sous leurs yeux, les habitans des pro-
vinces de Kedou et de Djokjokarta avaient surpris et dispersé les
troupes envoyées contre Dipo-Negoro. Ce qu'ils n'avaient jamais vu,
c'était un échec qui eût découragé la Hollande; voilà ce qu'il impor-
tait de ne point leur montrer.
L'armée des Indes se composait de seize mille hommes environ ,
parmi lesquels on ne comptait que quatre mille Européens. Dans les
circonstances ordinaires , sept mille hommes gardaient l'île de Java;
six mille étaient employés à contenir les populations turbulentes de
Sumatra et de Banca; le reste de l'armée était dispersé dans les autres
possessions de l'archipel. En présence des complications que pouvaient
amener les révolutions européennes de 18Zi8, ces troupes étaient à
peine suffisantes pour assurer la sécurité du vaste territoire qu'elles
étaient chargées de défendre. Aussi, à la première nouvelle de l'échec
de Bali , le gouvernement hollandais avait-il fait partir des renforts
considérables pour les Indes. Vers la fin du mois de février 18Z|9, une
flotte de soixante voiles et de sept navires à vapeur, réunie à Bata-
via et à Samarang, était prête à conduire sur la côte de Bleling
cinq mille soldats, trois cents coulis affectés au transport des vivres
et des munitions , deux obusiers , huit mortiers et deux batteries de
campagne; il ne restait plus qu'à faire choix d'un général. L'armée
des Indes ne manquait pas de braves officiers. Trente-trois années
de guerre avaient fondé plus d'une renommée éclatante. 11 en étajt
une cependant devant laquelle toutes les autres semblaient dispo-
sées à s'incliner, et à laquelle l'opinion publique déférait d'avance le
commandement. Le général Michiels était arrivé à Batavia en 1816.
Depuis cette époque, il avait pris part à tous les combats qui s'é-
taient livrés dans les Indes, et avait conquis ses grades l'un après
l'autre sur le champ de bataille. La guerre de Java l'avait fait major;
celle de Sumatra le fit général. Ce fut sur ce dernier théâtre que
grandit sa réputation. Pendant plus de quinze ans, il avait à peine connu
Qh REVUE DES DEUX MONDES.
un instant de repos. Intrépide , aventureux , doué du double génie
de la guerre et de l'organisation , il avait su entraîner à sa suite les
gouverneurs-généraux effrayés et là diplomatie hésitante. Les sol-
dats l'adoraient, et les Malais, qui le trouvaient partout à la tête des
troupes, soit qu'il fallût protéger les frontières des possessions hol-
landaises, ou forcer dans leurs dernières retraites les bandits de l'inté-
l'ieur, les Malais lui avaient donné le surnom de kornel madjavg (le
colonel au cœur de tigre) (i) . M. de Rochussen le fit venir de Padang,
où il s'occupait d'organiser les provinces que son épée avait conquises,
et lui confia le soin de venger l'honneur des armes néerlandaises.
Les huit états de Bali coalisés contre la Hollande pouvaient mettre
sur pied quatre ou cinq mille fusils et plus de quatre-vingt mille
lances; mais, incertains du point sur lequel serait dirigée la première
attaque , ils n'avaient rassemblé que quinze ou vingt mille hommes à
Djaga-Raga. Ce fut là que le général Michiels résolut de porter les
premiers coups. Cette position, devant laquelle avaient échoué l'année
précédente tous les efforts des troupes hollandaises , avait été ren-
due, par les soins du chef de la ligue balinaise , le goiisti (2) Djilantik,
régent de Bleling , plus redoutable encore. Des bastions et des retran-
chemens percés de meurtrières, garnis de canons et de pierriers,
précédés de chausses-trappes, ou protégés par des haies de bam-
bou épineux, s'étendaient, sur un développement de j)lus d'un kilo-
mètre, entre deux ravins au fond desquels coulaient le Sangsit et
le Bounkoulan. Le général Michiels partagea ses troupes en deux
colonnes. Avec la colonne principale, il marcha droit à l'ennemi. Il
chargea un brave officier, le lieutenant-colonel de Brauw, de tourner
la position qu'il allait attaquer de front. Le 15 avril 1849, dès six heures
du matin, les deux divisions de l'armée hollandaise se mettent en
marche; à sept heures elles s'étaient perdues de vue. Le général
Michiels arrive , sans avoir été inquiété , en face des ouvrages enne-
mis; il les fait canonner par ses pièces de campagne et harceler
par un bataillon déployé en tirailleurs. Les Balinais répondent par
un feu violent de toutes leurs pièces. L'armée hollandaise compte
bientôt plus de cent hommes hors de combat ; elle se trouve en pré-
sence d'un ennemi invisible qu'elle ne peut atteindre qu'en jetant des
obus ou des grenades par-dessus les retranchemens derrière lesquels
il se cache. Malgré ses pertes, elle gagne cependant du terrain; ses
batteries ne sont plus qu'à cent quatre-vingts mètres du bastion
qu'elles foudroient. Malheureusement, les boulets s'enfoncent dans
les boulevards de terre, que soutient un double rang de troncs d'ar-
bres, sans y pratiquer la moindre brèche. Le général Michiels hésite
(1) Eu l'ahscnce du lion, inconnu dans la Malaisie , le tigre est devenu, pour les po-
piilations de l'archipel indien, l'emblème du courage et non pas celui de la férocité.
(2) Gousti, noble , d'origine princière.
LA DOMINATION HOLLANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDIEN. 65
à donner le signal d'un assaut qui semble impraticable, quand vers
midi une vive fusillade se fait entendre du côté de Djaga-Raga. Le
colonel de Brauw a débordé les positions de l'ennemi. Ce jeune et
héroïque officier n'a pas craint, pour accomplir sa mission, d'enga-
ger la colonne qu'il commande dans le lit du Sangsit. Pendant deux
heures et demie, les troupes hollandaises ont cheminé en silence
au fond d'un précipice dont les parois taillées à pic atteignent une
élévation de soixante-quinze mètres. Si l'ennemi eût découvert ce
mouvement , il eût anéanti la division du colonel de Brauw à coups
de pierres; mais le succès a couronné une audace dont les fastes
de la guerre offrent peu d'exemples. La colonne hollandaise escalade
homme par homme le bord du ravin , et vient se ranger en bataille
sur le plateau avant que les Balinais aient pu soupçonner sa présence.
Ils aperçoivent enfin sur leurs derrières ce corps de troupes qui semble
tombé du ciel. L'action s'engage : le colonel de Brauw fait enlever
au pas de course les redoutes qui protègent la gauche de l'ennemi.
Le général Michiels , de son côté , porte ses troupes en avant ; il trouve
les abords des fortifications hérissés d'obstacles. Les Hollandais sont
encore une fois repoussés avec perte. Ce succès momentané enllamme
le courage des Balinais, qui veulent tenter une double sortie et re-
prendre les positions qu'ils ont perdues. Ils sont accueillis par des
charges vigoureuses, et poussés, la baïonnette dans les reins, jusque
dans leurs retranchemens. Toutefois ils sont bloqués plutôt que vain-
cus, car on n'a pu réussir encore à entamer leur position, et déjà le
général Michiels redoute les lenteurs d'un siège. Il comptait sans l'in-
timidation des Balinais, qui prennent le parti, dès la nuit close, de
commencer leur mouvement de retraite. Le colonel de Brauw croit
distinguer des masses confuses qui, défilant le long des lignes enne-
mies, se portent à travers champs du côté de Djaga-Raga. Il fait
éveiller ses troupes, et marche sur les redoutes avant qu'elles aient
été complètement évacuées. Attaqués à l'improviste, les Balinais se
battent en désespérés; une centaine d'hommes est passée au fil de
l'épée. Au bruit de la fusillade , le corps du général Michiels s'est
aussi porté contre les fortifications. L'ennemi fuit de toutes parts, et
les premiers rayons du jour apprennent aux Hollandais que leur vic-
toire est complète.
Avec les lignes formidables que l'armée hollandaise venait d'en-
lever, le gousii Djilantik voyait tomber le royaume de Bleling.
Echappé au carnage, il avait pris pendant la nuit, avec le rajah de
Karang-Assam, la route de cette dernière principauté, où il se flattait
de trouver encore les moyens de prolonger la guerre ; mais la conster-
nation était générale dans l'île : les soumissions arrivaient de toutes
parts, et le succès n'était plus douteux pour les Hollandais. Il fallait
OO RETUE DES DEUX MONDES.
cependant une nouvelle expédition pour briser la résistance des états
de Karang-Assam et de Klong-Kong, dans lesquels Djilantik ne ces-
sait d'attiser l'incendie. Le 8 mai, vingt-deux jours après la prise de
Djaga-Raga, le général Michiels fit rembarquer ses'troupes, et vint
attaquer la partie orientale de l'île. Affaibli par les pertes qu'il avait
essuyées en secourant le rajah de Bleling , le roi de Karang-Assam
n'était plus en état d'arrêter la marche de cette armée victorieuse.
Il se vit bientôt abandonné par ses troupes et fut massacré par ses
propres sujets. Poursuivi dans les montagnes où il s'était hâté de
chercher un refuge, \e gousti Djilantik tomba également victime de
la fureur populaire. En lui périssait le plus implacable ennemi que,
depuis Dipo-Negoro , eût rencontré la domination hollandaise.
Gouverné parle chef spirituel de l'île, le dewa-agoung , l'état de
Klong-Kong avait pris une part moins active à la défense de Djaga-
Raga; ses forces étaient presques intactes , et son territoire avait, aux
yeux de la population , un caractère sacré qui devait en rendre la
défense plus opiniâtre. Le général Michiels savait que la soumission
complète de Bali ne pouvait s'obtenir que sous les murs de Klong-
Kong. Aussi transporta-t-il , sans perdre un instant, son armée,
épuisée par deux mois de marches et de combats , sur ce nouveau
théâtre d'opérations. Il fallut une lutte acharnée de trois heures
pour s'emparer d'une hauteur qui dominait la baie, sur le bord delà-
quelle avaient campé les troupes. Les Balinais défendirent pied à pied
cette position consacrée par la superstition publique ; ils opérèrent
leur retraite en bon ordre, et l'armée hollandaise, accablée de fa-
tigue, ne put songer à les poursuivre. Le général Michiels fit bivoua-
quer ses troupes sur le champ de bataille ; chaque soldat se coucha
tout habillé, et se tint prêt à saisir ses armes au premier signal : cette
précaution sauva l'armée. Vers trois heures du matin, — au milieu
d'une obscurité profonde, — des coups de feu et d'horribles hurle-
mens se font entendre aux avant-postes. Les Hollandais forment leurs
rangs en silence. Une troupe de furieux enivrés d'opium se ruent sur
eux la lance en arrêt. Victimes volontaires , ces premiers combattans
sont destinés à mourir ; ils ne cherchent ni n'espèrent la victoire, ils
crïentamok (tue! tue!) et n'ont d'autre but que d'ouvrir un passageaux
masses compactes qui les suivent. Leur frénésie vient se briser contre
les baïonnettes hollandaises ; ils tourbillonnent le long de ce mur d'ai-
rain, sans pouvoir en ébranler les assises. Ces fanatiques luttent en
désespérés, l'écume à la bouche, jusqu'à ce qu'ils tombent sous les
coups qu'on leur porte, ou qu'ils s'affaissent épuisés. Cependant le
nombre des combattans grossit sans cesse; l'artillerie européenne fait
en vain de larges trouées dans cette cohue que les lueurs de l'incen-
die ont rendue visible. Au centre de la position occupée par l'armée
LA DOMINATION HOILANDAISE DANS l' ARCHIPEL INDI£N. 67
hollandaise se tenait le général Michiels, avec deux bataillons formés
en carré et une batterie de campagne. Habitué à de pareils assauts,
il ne se laissait émouvoir ni par les cris des assaillans, ni par les gé-
missemens des blessés. On l'entendait donner ses ordres avec calme,
et dominer par son énergie l'horreur de cette mêlée confuse. Sa voix
claire et brève savait porter la confiance jusqu'au cœur du moindre
soldat; il était l'âme de cette bande glorieuse, qui, depuis deux heures,
opposait sa fermeté et sa discipline à la furie d'une troupe fanatisée.
Tout à coup un corps de Balinais parvient, à la faveur des ténèbres,
à se glisser au milieu des lignes hollandaises : une décharge à bout
portant atteint le général Michiels, qui tombe, la cuisse droite fra-
cassée par une balle. Le jour vient alors éclairer une scène de désola-
tion et mettre les Balinais en fuite. Près de deux mille morts ou
blessés jonchaient le champ de bataille. La perte des Hollandais eût
été insignifiante sans le coup malheureux qui avait atteint leur géné-
ral. Ils n'avaient à regretter que sept morts et vingt-huit blessés,
tant le sang-froid et la discipline ont d'avantage sur le désordre d'un
courage aveugle ! 11 fallut amputer le général Michiels sur le champ
de bataille ; il succomba le soir même aux suites de cette opération.
L'armée pleura ce soldat intrépide, mais ne songea point à le
venger. La perte du général dans lequel elle avait mis sa confiance la
laissait désormais sans ardeur. Elle comptait d'ailleurs de nombreux
malades. Les moyens de transport manquaient, car la plupart des
coulis, saisis d'elfroi pendant la terrible nuit du 25 mai, avaient pris
la fuite. Au lieu de marcher sur Klong-Kong, on se retira sur le ter-
ritoire de Karang-Assam. Les pertes de l'ennemi avaient été heureuse-
ment trop sérieuses pour que cette retraite inopportune pût lui rendre
son audace. Après quelques tergiversations, il accepta sans réserve
les conditions du gouvernement hollandais. Les dynasties de Bleling
et de Karang-Assam furent déclarées déchues du trône. Les autres
princes conservèrent leur couronne et l'administration indépendante
de leurs états , et cependant , malgré cet usage modéré de la vic-
toire, le triomphe des armes hollandaises eut un immense retentisse-
ment dans tout l'archipel. Les velléités d'indépendance qu'auraient
pu «ntretenir les déclamations perfides des journaux de Singapore
s'éteignirent dans la terreur qui suivit la troisième expédition deBali.
C'était en ce moment même qu'une chance inespérée ouvrait à
notre corvette le chemin des Indes néerlandaises. Java dans tout
l'éclat de sa prospérité , Célèbes dans la ferveur de ses espérances
naissantes, l'armée hollandaise dans l'ivresse d'une victoire trop
chèrement achetée , tels furent les souvenirs q^ue nous conservâmes
de notre passage au milieu de l'empire indo-néerlandais.
Nous venons de retracer l'histoire de cet empire depuis les premiers
progrès de sa puissance jusqu'aux récentes tentatives que lui ontim-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
posées d'inflexibles nécessités. Cette histoire nous indique la voie où
tend à s'engager de plus en plus la politique coloniale de la Hollande.
L'occupation restreinte vis-à-vis de peuples sauvages, il faut bien
se l'avouer, n'est qu'un rêve. Les Hollandais dans la Malaisie, les
Anglais sur le continent indien, comme au cap de Bonne-Espérance,
les Français en Afrique, se sont vus également contraints d'étendre
leurs conquêtes au delà de leurs désirs et de leur ambition. La domi-
nation européenne ne sera solidement assise dans l'archipel indien,
elle ne portera tous ses fruits bienfaisans que le jour où tant de
royaumes divisés, tant de fragmens d'autorité conquis par de misé-
rables pirates qui ne vivent aujourd'hui que d'exactions et de rapines,
auront disparu dans la grande unité politique dont Java est le centre.
C'est vers ce but que la Hollande doit marcher et que tous nos vœux
la convient. Sans l'influence du gouvernement néerlandais, sans
son autorité active, sans l'organisation qui est son ouvrage, les peu-
ples de Sumatra et de Gélèbes retomberaient dans le chaos de leur
anarchie. La Hollande, il est vrai, rassurée sur la possession de Java,
ne croit point les autres parties de son empire si bien cimentées
qu'une guerre maritime ne pût les détacher de sa domination au pro-
fit d'une autre puissance. Elle se sentirait donc disposée à concentrer
ses efforts à Java, comme, en cas de guerre, elle y concentrerait ses
moyens de défense; mais cette politique timide, si elle pouvait un in-
stant prévaloir, amènerait un jour ou l'autre de dangereuses compli-
cations. L'Europe, encombrée d'une population toujours croissante,
trop à l'étroit dans ses anciennes limites, ne tarderait point à con-
tester à la Hollande la possession d'un champ que cette puissance n'ose-
rait défricher. L'audace, dans certains cas, peut donc être de la pru-
dence; je ne crains point de la conseiller à l'Espagne et à la Hollande.
L'héroïsme des siècles passés leur a ouvert un immense domaine.
Qu'elles suivent d'un eflbrt commun cette voie fructueuse ! Leur in-
térêt est de s'entendre et de s'unir. J'ajouterai que le nôtre est de
les défendre. Il faut prévoir le jour où la race anglo-saxonne, rap-
prochée par ses affinités secrètes, ne fera plus qu'un seul peuple
sous deux gouvernemens divers. Assise d'un côté sur la rive occi-
dentale du Nouveau-Monde , de l'autre sur les bords du continent
indien, cette race envahissante régnerait sans partage dans les mers
de l'extrême Orient, si la sagesse de l'Europe ne songeait à lui op-
poser comme barrière l'indépendance des Indes néerlandaises et celle
des colonies espagnoles. Tout ce qui se rattache à l'avenir de ces
riches possessions a donc un intérêt européen ; c'est à l'Espagne et
à la Hollande de juger de quel côté sont leurs alliés véritables et leurs
protecteurs naturels.
E. JuRiEN DE La Gravière.
LA PRESSE
AU DIX-NEUVIEME SIECLE.
II.
LA PRESSE EN ANGLETERRE.
SON ORGANISATION INTELLECTUELLE ET COMMERCIALE.
I. The Fourth Eslale : Ccntributions towards a history of news papers and of tlie liberty of Ihe Press,
by F. Knight Hunl; 2 vols. London, David Bogue. — II. Beporl from Ihe sélect Commillee on News
paper Slamps, ordered by the House of Commons to be printed.
Si l'on a suivi avec quelque attention l'histoire de la presse périodique en
Angleterre, telle que avons essayé de l'esquisser (1), on y aura remarqué trois
phases distinctes. A leur début, les journaux ont pour objet unique de recueillir
les nouvelles et de les porter à la connaissance du public ; la surveillance jalouse
qui pèse sur eux ne leur permet pas d'accompagner de la moindre réflexion
le récit des événemens ; ils ne sont qu'une spéculation fondée sur la curiosité
humaine. Plus tard, au contraire, la politique, qui a voulu les empêcher de
naître, les multiplie; les partis voient dans les journaux un auxiliaire indis-
pensable, et les personnages les plus considérables s'imposent des sacrifices,
afin d'avoir à leur service un instrument dont ils ont reconnu la puissance,
et qu'ils destinent à défendre leurs doctrines et a attaquer leurs adversaires.
C'est là, pendant toute la durée du xvup siècle, la situation de la presse en
Angleterre. Enfin, à mesure qu'on se rapproche de l'époque actuelle, les jour-
naux se soustraient peu à peu à l'étroite dépendance où les a tenus jusque-là
la politique, et brisent les liens qui les attachent aux partis. Les journaux
qui sont créés dans cette période ne doivent plus la naissance aux combinai-
sons de la politique, mais aux besoins nouveaux qu'éprouvent les grands inté-
(1) Voyez la livraison du 15 décembre 1852.
7.0 REVUE DES DEUX MONDES.
rets mercantiles ou industriels. Le but de leurs fondateurs n'est plus unique-
ment de mettre sous les yeux des lecteurs l'apologie constante de certains
hommes ou de certaines opinions, il est encore de procurer au connuerce et à
quiconque en a besoin les avantages de la publicité ; la presse n'est plus con-
sidérée seulement comme un instrument politique, mais comme un intermé-
diaire infatigable et fidèle entre tous les intérêts. Les journaux ne se bornent
pas à faire une place chaque jour plus considérable aux annonces ; ils n'épar-
gnent rien pour conquérir, en fait d'annonces, une clientèle spéciale qui leur
assure d'un côté un revenu constant, et de l'autre des lecteurs assidus.
C'est aux derniers jours du xvnr siècle que nous avons marqué le commen-
cement de cette troisième période : c'est à cette date, en. effet, que se place la
naissance ou la transformation des journaux politiques qui existent actuel-
lement en Angleterre (1), et dont nous essaierons de faire connaître l'histoire
intérieure et l'organisation. On verra qu'aucun de ces journaux n'a été fondé
sous l'influence et avec le concours d'un homme politique, que ce sont de
pures spéculations privées. Tous, dès le début ou bientôt après, prennent le
caractère de feuilles d'annonces, qui joignent aux nouvelles du jour un com-
mentaire politique, mais qui se préoccupent surtout de recueillir le genre de
renseignemens que le public recherche le plus; on peut même citer des exem-
ples de journaux créés uniquement en vue d'une catégorie d'annonces. Ainsi
les libraires de Londres, mécontens de voir leurs annonces exclues de la pre-
mière page, reléguées à la dernière et souvent retardées de plusieurs jours,
fondèrent à la fois une feuille du matin, la British Press, et une feuille du soir,
le Globe, qui existe encore, pour faire paraître leurs annonces quand et com-
ment il leur plairait. Ainsi encore, les restaurateurs et les taverniers de Lon-
dres, s'étant avisés qu'ils contribuaient puissamment à la fortune des journaux
par leurs annonces , et surtout par les exemplaires qu'ils achetaient pour
l'usage de leurs consommateurs, se réunirent pour fonder un journal qui
aurait seul entrée dans leurs établisseraens , et ils affectèrent les bénéfices
de l'entreprise a l'association de secours mutuels créée entre eux. Ge jour-
nal existe encore dans les mêmes conditions ; c'est le Morning Advertiser.
Dès 1802, chaque journal avait sa spéciahté en fait d'annonces : pour le Mor-
ning Post c'étaient les chevaux elles voitures; pour le Public Ledger,\es armé-
niens maritimes et les ventes en gros de marchandises étrangères ; le Morning
Herald et le Times se partageaient les adjudications d'immeubles; le Morning
Chronicle avait la pratique des éditeurs. Cette répartition des annonces n'a
presque pas changé. On ne peut ouvrir le Times sans y trouver trois ou quatre
colonnes au moins de ventes immobilières, et le Public Ledger ne doit de sub-
sister encore qu'à l'habitude contractée par le commerce de chercher dans ses
colonnes les annonces et les nouvelles maritimes. '
Grâce à cette prédominance de l'élément mercantile sur l'élément politique,
on pourrait presque dire que la presse anglaise est revenue aujourd'hui à son
point de départ. Les journaux de Londres, en effet, sont par-dessus tout des
boutiques à nouvelles, si l'on veut nous permettre cette expression familière.
(1) Le PvJ)lic Ledger date de 1760, le Chronicle de 1769, \q Post de 1772, le Times
de 1788, VAdvertiser de 1793.
LA PRESSE AU MX-NEirVTÈME SIÈCLE. 71
Ils peuvent bien encore avoir leur raison d'être dans une dissidence politique,
mais c'est le cas le plus rare. Le plus important, le plus prospère des journaux
anglais fait profession de n'appartenir à aucun parti, et de n'avoir aucuiie
opinion traditionnelle ; les autres représentent ou essaient de représenter cha-
cun une nuance de l'opinion , mais ils n'espèrent ou n'appréhendent rien du
triomphe ou de la défaite du parti qu'ils soutiennent. L'objet principal de
leurs efforts n'est pas de renverser du pouvoir les hommes qui le possèdent, ni
d'y faire arriver le parti qu'ils défendent eux-mêmes; ce résultat, qui pour-
rait flatter l'amour-propre, n'aurait aucune influence sur leur publicité. S'ils,
luttent entre eux et avec acharnement , c'est à qui donnera le plus tôt et le
plus exactement les nouvelles intéressantes : le journal ministériel, s'il n'est
pas le mieux instruit, est assuré de n'être pas lu. Pour avoir la vogue, le
crédit, l'influence, les lecteurs, il faut se procurer des renseignemens que
n'auront pas les autres journaux, ou devancer ses confrères dans la publica-
tion des mêmes documens. Par quelle série de progrès successifs l'esprit de
concurrence a-t-il amené la presse anglaise à cette situation? Quels sont les
journaux qui ont pu soutenir cette lutte de tous les instans? Quels efforts et
quels sacrifices leur impose la nécessité de vivre? Les détails dans lesquels
nous allons entrer répondront à ces trois questions , en faisant connaître le
développement qu'a pris la presse quotidienne en Angleterre, le nombre et
l'importance des journaux actuels, enfin leur budget.
L '
Trois hommes ont fait les journaux ce qu'ils sont aujourd'hui en Angle-
terre. Leurs noms méritent assurément d'être mentionnés ici. Ce sont : James
Ferry, du Chronicle; le second des trois Walter, et Daniel Stuart, du Post et
du CouTî'ier. Remarquons en passant que deux de ces hommes étaient Écos-
sais, et que beaucoup des rédacteui-s qu'ils s'associèrent étaient également
Écossais. C'est là une preuve de plus de cette domination intellectuelle que
l'Ecosse a exercée sur l'Angleterre depuis la fm du xviii* siècle, et contre la-
quelle Byron a protesté avec tant d'emportement. Cette domination n'a pas
été moins réelle dans la presse quotidienne que dans la littérature des revues,
dans la philosophie, dans le barreau et dans toutes les carrières libérales.
Dans les dernières années du xvui" siècle et les premières de celui-ci, les
deux journaux marquans étaient le Times, alors tout nouveau dans les rangs
de la presse, et le Herald, rédigé par Dudley, depuis sir Bâte Dudley. Ce der-
nier était un ministre de l'église anglicane, que son caractère sacerdotal n'em-
pêchait pas d'être un auteur dramatique en vogue, qui écrivait fort bien, se
battait encore mieux, et que le métier de journaliste, grâce à la faveur du
prince de Galles et du parti whig, devait conduire aux honneurs et à la for-
tune. Le Chronicle, fondé en 1769 et gouverné jusqu'en 1789 par William
Woodfall, avait la vogue pour les comptes-rendus des débats parlementaires,
que ce journal passait pour donner d'une manière plus fidèle et plus complète
qu'aucune autre feuille quotidienne. Les journaux, du reste, étaient en voie
d'amélioration, car Dudley, en prenant possession de la rédaction du Herald
en 1780, avait cru devoir faire des promesses d'honnêteté qui donnent une idée
72 REVUE DES DEUX MONDES.
de ce qu'était alors la presse anglaise : « Le rédacteur en chef, avait-il dit dans
un avis au public, se flatte de montrer bientôt, dans le cours de sa difficile en-
treprise, qu'il n'a nés?ligé aucune combinaison de nature à procurer au lecteur
de l'agrément ou de l'instruction. Comme il a maintenant l'autorité nécessaire
pour supprimer toute obscène rapsodie et toute basse invective, il a la confiance
qu'aucun article de ce genre ne se détournera jamais de sa voie naturelle pour
venir salir une seule des colonnes du Morning Herald. Quelles que puissent
être ses préférences personnelles pour un système politique, il n'en résultera
aucun préjugé qui le détermine à sacrifier jamais les lettres modérées et sen-
sées qui lui seront adressées pour ou contre. Comme il n'a aucun désir de dis-
simuler une syllabe de ce qu'il écrira, il estime qu'on ne peut raisonnablement
exiger de lui rien de plus que d'avouer tous ses écrits, et d'en accepter la res-
ponsabilité en toute occasion. Cependant, si jamais un réel dommage est causé
à quelqu'un, soit par l'inadvertance accidentelle du rédacteur, soit par la flèche
cachée d'un détracteur anonyme, il a la confiance qu'une réclamation conve-
nable ne lui sera jamais adressée en vain. »
C'est à ce moment que James Perry débuta dans le journalisme. C'était un
Écossais, jeune, actif, d'opinions très-décidées en politique, intelligent en af-
faires et d'un esprit inventif. Né à Aberdeen, ily avait fait d'excellentes études.
Le besoin de gagner sa vie le conduisit d'abord à Manchester, où il passa deux
ans comme commis chez un maimfacturier, puis à Londres. Perry, en quête
d'un emploi, composait pour se distraire de petits essais en prose et en vers
qu'il jetait dans la boîte du journal the General Jdverfiser. Un jour qu'il se
présentait chez un libraire auquel il était recommandé, pour savoir si on lui
avait trouvé une occupation, le libraire, qui lisait un journal, se prit à lui
dire : « Que ne savez-vous écrire des articles comme celui-ci ! » 11 se trouva
que c'était un article de Perry, qui revendiqua la paternité de son œuvre. Le
libraire était un des propriétaires du General Jdvertiser, il conduisit immé-
diatement Perry au journal, et l'y fit admettre comme collaborateur avec une
quinzaine de cents francs par an. Perry fit un instant la fortune de ce jour-
nal, lors du célèbre procès de l'amiral Keppel. Il se chargea de rendre compte
des débats, et il expédia tous les jours de Portsmouth de quoi rempUr sept à
huit colonnes. C'était un tour de force que personne n'avait encore fait, et
qui valut au General Jdoertiser plusieurs milliers d'acheteurs tant que dura
le procès. Bientôt après, Perry conçut l'idée d'un nouveau recueil mensuel,
YEîiropean Magaz-ine, qu'il fonda et dont il fut quelque temps le rédacteur
en chef. 11 quitta ce poste pour la rédaction en chef du Gaz-etteer, dont la
direction politique et littéraire lui fut entièrement abandonnée. Perry débuta
dans ses nouvelles fonctions par une innovation considérable. Les journrux
n'envoyaient à la chambre des communes qu'un seul sténographe , qui ne
pouvait recueillir qu'un squelette décharné des débats. Quand ils voulaient pu-
blier une discussion où les grands orateurs avaient parlé, ils étaient contraints
de prolonger cette publication pendant plusieurs jours consécutifs, et ily avait
même des journaux qui la continuaient pendant plusieurs semaines après la
clôture de la session. Le Chronicle faisait exception. Son propriétaire et ré-
dacteur en chef, William Woodfall, doué d'une mémoire extraordinaire, et
qu'on avait surnommé Memory Woodfall, assistait lui-même aux séances.
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 73
et à l'aide de quelques notes prises par lui, à l'aide du maigre sommaire donné
par les autres journaux, il parvenait à reconstruire un débat tout entier. Le
Chronide ne paraissait que le soir, à cause du travail prodigieux imposé à un
seul homme ; mais il donnait seul une vraie séance, et il était fort recherché
pendant toute la session. Perry lui enleva cet avantage du premier coup; il
envoya à la chambre plusieurs sténographes qui se relayaient tour à tour, et,
grâce à cette combinaison, il publia des comptes-rendus plus complets que le
Chronide, et il les pubha dès le matin, au lieu de les faire attendre jusqu'au
soir. Il ruina le Chronide dans le cours d'une seule session, et, après l'avoir
ruiné, il l'acheta en 1789, avec le concours de quelques amis qu'il s'était faits,
et qui avaient confiance en sa capacité.
Maître du Chronide Qi disposant librement d'un grand journal, Perry con-
somma la révolution qu'il venait d'opérer dans la presse. La curiosité du pu-
blic, l'amour-propre des orateurs, les passions politiques lui vinrent en aide;
l'étendue et l'exactitude des comptes-rendus du parlement et de toutes les as-
semblées furent désormais au nombre des conditions d'existence d'un journal.
Non-seulement Perry attacha plusieurs sténographes au Chronide, mais. pour
ne les pas voir se disperser après chaque session et pour s'assurer le concours
de collaborateurs expérimentés, il les engagea à l'année. Par ces mesures
habiles, il mit son journal en réputation pour la fidélité de sa sténographie,
et pendant bien des années le Chronide fit autorité, lorsque l'on voulait citer
les paroles d'un orateur ou y faire allusion.
Ce n'est pas là la seule innovation due à Perry. Jusqu'à lui, un journal avait
été l'œuvre d'un seul homme, et habituellement de son propriétaire. Nous
venons de voir que William Woodfall avait été le propriétaire, le rédacteur en
chef et le sténographe du Chronide. Perry, homme du monde, mêlé à beau-
coup d'entreprises, propriétaire et amateur d'agriculture, éditeur d'ouvrages,
n'aurait pu suffire au fardeau. Il sépara la direction et la rédaction du Chro-
nide. Il se réserva l'administration du journal, dans lequel il n'écrivit plus que
rarement, et il en laissa la rédaction à un de ses compatriotes nommé Gray.
Après Gray, la rédaction en chef fut confiée pendant plusieurs années à Span-
kie, qui est devenu un des jurisconsultes les plus estimés de l'Angleterre,
mais qui ne répondit pas à l'attente de Perry, Spankie, selon Perry, mécon-
naissait le caractère essentiel d'un journal, qui est la variété. Après Spankie,
le principal collaborateur de Perry fut encore un Écossais, M. Black, qui devint
rédacteur en chef du Chronide après la mort du propriétaire et conserva
ces fonctions jusqu'en 1843. M. Black était un grand humaniste qui avait dé-
buté dans les lettres par de nombreuses traductions, et qui se délassait de ses
travaux quotidiens par l'étude assidue des classiques grecs. Perry lui-même
était plein d'esprit et de verve; comme journaliste, il avait le style de la con-
versation élégante, et s'il ne prenait pas les questions par leur côté le plus
élevé, il les traitait au point de vue du bon sens et de la pratique et avec un
jugement des plus sûrs. Il parlait infiniment mieux qu'il n'écrivait; il avait
fait ses preuves dans les sociétés de discussion, qui étaient alors à la mode
et que hantaient volontiers les hommes politiques, sans excepter William
Pitt. Deux fois on offrit au journaliste puissant et à l'orateur habile d'entrer
au parlement; mais Perry, qui aimait son métier, refusa obstinément. La
74 REVUE DES DEUX MONDES.
loyauté de son caractère, la cordialité de ses manières, la générosité avec la-
quelle il ouvrait sa bourse aux gens de lettres et aux malheureux, lui avaient
acquis une légitime popularité parmi les écrivains. On le savait homme d'hon-
neur, d'une discrétion à toute épreuve; il fut le dépositaire de bien des secrets,
et, comme il obligeait avec délicatesse, le confident de bien des infortunes. Il
était toujours en quête des gens de talent, et, outre les hommes distingués
que nous avons déjà nommés, on doit citer encore, parmi ses collaborateurs,
lord Campbell, qui occupe aujourd'hui une des fonctions les plus élevées de la
magistrature; le poète Campbell, le spirituel et incisif Hazlitt, et enfin Dic-
kens. Ce dernier a débuté par travailler au True Sun, concurrence suscitée au
journal actuel le Sun lors de son apparition; il passa ensuite au Chronide,
dont il devint un des plus habiles sténographes, et, s'élevant encore par de-
grés, il écrivit pour ce journal, sous le pseudonyme de Boz, les premières es-
quisses qui ont fait sa réputation.
Au moment où Perry relevait le Morning Chronide, le Morning Post, qui
datait de 1772 et qui avait eu quelques aimées d'une grande prospérité, était
tombé dans une complète décadence. Ce journal ne subsistait plus que grâce
aux annonces des voitures et des chevaux à vendre, dont il avait et dont il a
conservé jus4u'à nos jours le monopole presque exclusif. C'est alors, en 179S,
qu'il fut acheté, pour un peu plus de 1,500 francs, par un Écossais du nom
de Daniel Stuart. Celui-ci appartenait à une famille de journalistes. Son frère
aîné, Pierre Stuart, était depuis longtemps dans la presse : c'est lui qui, lors
de la nouvelle organisation des malles-postes par Palmer, profita des facilités
nouvelles de communications ainsi créées pour fonder le Star, le premier
journal quotidien du soir qu'on ait eu à Londres. Comme le Post ne vendait
alors que trois cent cinquante exemplaires par jour, Stuart y joignit la pro-
priété d'un autre journal, V Oracle, acheté pour 2,000 francs'.
Daniel Stuart s'occupa d'abord de recruter des rédacteurs de mérite, et ne
recula devant aucun sacrifice pour s'assurer le concours de gens de talent. I
demandait à ses collaborateurs de l'application et de l'exactitude, mais il ré-
munérait libéralement leurs services, et de temps en temps il augmentait de
lui-même leurs appointemens. Paï son activité, son application aux affaires
et l'intelligente direction qu'il donna à son journal, il ne tarda point 'à lu
rendre son ancienne prospérité, et avec les lecteurs revinrent les annonces.
Stuart avait sur les annonces une théorie particuhère. Il donnait de préfé-
rence la première page de son journal aux courtes annonces, et il les encou-
rageait de tout son pouvoir, d'après ce principe que plus les pratiques sont
nombreuses, plus on est indépendant de sa clientèle, et plus celle-ci est du-
rable. En outre, plus les annonces sont nombreuses et variées, plus aussi est
nombreux et varié le cercle des gens qu'elles intéressent, et qui cherchent
dans le journal les emplois vacans, les offres de service, les mises en vente^
les marchés à conclure. « Les annonces, disait-il, ont leur action directe et
leur contre-coup : elles attirent le lecteur et augmentent la circulation du
journal, et la grande publicité appelle à son tour et retient les annonces. »
Perry se réglait sur un principe opposé. 11 voulait faire de son journal une
feuille essentiellement httéraire, et il visait à lui assurer le monopole des an-
nonces de librairie. Aussi il accumulait dans sa première page les annonces
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÊME SIÈCLE. 75
des livres nouveaux, donnant quelquefois en trois colonnes soixante ou
soixante-dix annonces d'une seule maison de librairie, eit recommençant le
lendemain avec une autre. Cette tactique profitait à la fois au journal et aux
libraires. Les amateurs de nouveautés recberchaient le ChronlclejiouTse tenir
au courant des publications de la librairie, et le public, en voyant une seule
maison faire un si grand nombre d'annonces, s'en exagérait la puissance et
l'activité. Il y avait à cela un inconvénient qui se fit bientôt sentir, c'est que
les autres industries réclamèrent les mêmes avantages. Aujourd'hui encore
les vendeurs à l'encan, pour faire croire à l'importance de leurs affaires et à
l'étendue de leurs relations, exigent que toutes leurs annonces paraissent
dans le même numéro et à la suite les unes des autres. Les journaux eux-
mêmes se sont laissé aller sur cette pente : on en voit qui remplissent leurs
colonnes de matières insignifiantes, et qui accumulent pendant quatre ou
cinq jours les annonces afin d'en remplir plusieurs pages un beau matin et
de donner une haute idée d'une publicité qui leur vaut une si nombreuse
clientèle. Stuart ne se laissa jamais convertir par l'exemple de ses confrères. Il
craignait, en adoptant une spécialité d'annonces, de se mettre à la merci de
ses propres cliens. Il se refusait donc à bannir les petits avis de sa première
page et à laisser envahir cette page par des annonces uniformes, par ce qu'on
appelait, en termes du métier, les nuages, et même, quand on présentait à l'in-
sertion de longues annonces destinées à remplir une colonne ou deux, il les
taxait à un prix excessif, afin de les éloigner sans qu'on pût l'accuser de les
avoir refusées.
Stuart surveillait avec le plus grand soin l'exécution matérielle de son
journal. Il savait que le public est un enfant dont il faut piquer la curiosité et
à qui il faut éviter jusqu'à la peine de chercher ce qui l'intéresse. Stuart ne se
bornait donc i)as à être à l'alTût des nouvelles importantes pour être mieux
renseigné que les feuilles rivales ou pour les devancer, il avait pour principe
qu'il n'y a point une hiérarchie invariable entre les matières du journal, et
que la nouvelle du jour, l'objet des préoccupations du moment doit toujours
occuper le premier plan. Lorsque des émeutes furent causées en 1800 par la
cherté des grains, le Tbnes et le Herald se contentèrent de courts paragraphes
composés en petits caractères et relégués dans un coin de leurs feuilles avec
les faits insignifians. Stuart, au contraire, pubha jour par jour des récits
étendus et complets, rédigés par ses meilleurs collaborateurs, et il imprima
ces récits à la plus belle place du journal, en gros caractères fortement inter-
lignés, avec des titres en capitales pour appeler immédiatement l'attention.
Lors de la proclamation de la paix d'Amiens, de l'ascension des premiers
ballons, et chaque fois qu'un grand incendie, un procès retentissant, même
un combat de boxeurs, préoccupa le public et fit le sujet des conversations,
Stuart eut recours à la même industrie, et il lui dut la vogue et la prospérité
de son journal. Nous n'avons pas besoin de dire que son exemple a eu tous les
autres journaux pour imitateurs (1).
(1) Les lettres capitales jouent maintenant un rôle considérable dans les feuilles an-
glaises; ce sont elles qui indiquent les divisions principales du journal et qui guident le
lecteur exercé droit à ce qui l'intéresse. En ouvrant un journal et du premier coup d'œil.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Au nombre des collaborateurs de Stuart et des hommes qui contribuèrent
au succès du Morn'mg Post, nous trouvons d'abord deux Écossais, George
Lane et sir James Macklntosh, le propre gendre de Stuart; puis des noms cé-
lèbres dans la poésie anglaise : Coleridge, Southey, Wordsworth et Charles
Lamb. Stuart avait essayé, mais inutilement, d'attacher Robert Burns au
Post : nous avons déjà vu que Campbell collaborait au Chronide; chaque
journal avait alors son poète et son faiseur d'épigrammes en titre. Une
feuille éphémère, le World, avait mis à la mode, pendant sa courte car-
rière, ce que les Anglais appellent les jokes, c'est-à-dire les pointes, les bons
mots, les facéties. Le?, jokes ne devaient guère excéder six ou sept lignes et de-
vaient autant que possible avoir trait aux événemens du jour. Charles Lamb
a débuté dans les lettres par être l'épigrammatiste en titre du Morning Post, à
raison de six pence ou douze sous par plaisanterie. La poésie tenait dans les
journaux une place plus importante encore que l'épigramme. Les feuilles quo-
tidiennes ne s'adressaient encore qu'à la classe lettrée, pour qui de beaux vers
avaient un attrait naturel, et une partie de l'espace occupé aujourd'hui par
les renseignemens commerciaux était réservée alors à des pièces de vers qui
trouvaient des lecteurs. On a conservé le souvenir de la sensation profonde que
produisirent le poème de Coleridge intitulé the Devil's Thoughts et le portrait
de Pitt par le même auteur, et pourtant ces deux morceaux, lors de leur publi-
cation dans le Post, n'avaient aucun rapport avec les préoccupations du jour.
Le Morning Post, à qui Stuart avait donné une couleur très-libérale, était
arrivé au plus haut degré de prospérité, lorsque la cour, à qui cette feuille por-
tait ombrage, en lit acheter sous main presque toutes les actions, et obligea
Stuart à se défaire de sa part de propriété. Stuart se consacra dès lors tout
entier à son autre journal, le Courrier, dont il fît la plus libérale et la plus
répandue des feuilles du soir.
Nous arrivons maintenant au plus puissant des journaux anglais, à celui
sur lequel tous les autres ont fini par se modeler. Le Times a été fondé en
178o par l'imprimeur Wal ter sous le nom de Daily universal Register. Walter
était l'inventeur d'un nouveau système de composition, qu'il appelait logo-
graphique, et qui consistait à assembler des syllabes et des mots entiers au
lieu d'assembler des lettres isolées (1). Walter ne se bornait pas à imprimer le
Daily universal Register logographiquement, il imprima aussi un grand nom-
bre d'ouvrages, et ce n'est qu'après une longue résistance qu'il se décida à re-
, venir au mode d'impression ordinaire. Son journal avait alors changé de titre
on voit, à la disposition des titres et à la grosseur des caractères, quelle est la nouvelle im-
portante du jour. Pourtant, dans cet emploi des lettres capitales, les feuilles américaines
ont laissé bien loin derrière elles les feuilles anglaises. Il n'est pas rare de voir dans un
journal de New-York ou de Boston quinze titres consécutifs en tète d'un article un peu
long. .
(1) Les caractères que Walter employait, et qu^il avait fait fondre tout exprès à grands
frais, représentaient les radicaux et les désinences qui se reproduisent le plus souvent
dans la langue anglaise, et dont la liste seule avait coûté beaucoup de recherches à
. Walter. Il se flattait de composer beaucoup plus vite par ce système, et surtout d'épar-
gner les frais de correction. Les fautes typographiques, les coquilles, devaient être beau-
coup moins fréquentes que par le procédé usuel.
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 77
et pris le nom qu'il porte actuellement. C'est en 1788 que ce changement
s'opéra, et Walter en donna les raisons dans un avertissement au public en
style burlesque . La principale était que le ti tre précédent, composé de trois mots,
Daihj un'wersal Register, était beaucoup trop long, que le public omettait in-
variablement les deux adjectifs, et qu'il en résultait une confusion avec tous
les autres recueils du nom de Reglster. Le mot Times, au contraire, était un
monosyllabe facile à prononcer; il arrivait très-net et très-distinct à l'oreille,
et il ne se prétait à aucune confusion, à aucune transformation ridicule. Cet
avertissement, rempli de jeux de mots et de calembours, se terminait par quel-
ques lignes i)lus sérieuses, dans lesquelles John Walter promettait de ne négli-
ger rien de ce que peuvent faire l'activité ou l'industrie, pour donner aux
comptes-rendus parlementaires l'étendue la plus complète, l'exactitude la plus
minutieuse et la plus stricte impartialité. Ces promesses montrent quelle im-
portance le public attachait aux débats du parlement, et expliquent le succès
que Perry avait obtenu au Gazetteer, ensuite.au Chronide, en attachant à
ses journaux des relais de sténographes.
Cependant le véritable fondateur du Times, l'auteur de sa prodigieuse for-
tune, n'est pas John Walter; c'est son fils, qui prit la direction du journal en
1803, et la conserva jusqu'à sa mort, arrivée en juillet 18i7. L'idé fixe du se-
cond Walter fut de bien étabhr aux yeux de tous la complète indépendance de
son journal : il eut sans cesse pour objet de faire de la presse l'organe et
comme la représentation eiîective de l'opinion publique, et de la constituer
comme une puissance rivale à côté du gouvernement, d'en faire, en un mot,
un quatrième pouvoir dans,l'état. Il a lui-même, en 1810, exposé dans son
journal les principes qui dirigèrent sa conduite dès le jour où il prit en main
la direction du Times. « Le propriétaire actuel, dit-il, avait donné dès le pre-
mier jour son appui consciencieux et désintéressé au ministère d'alors, celui
de lord Sidmouth. Le journal continua de soutenir les hommes au pouvoir,
mais sans leur permettre de s'acquitter envers lui par des communications
de nature à diminuer en rien les dépenses de l'entreprise. L'éditeur sentait
trop bien qu'en acceptant cette compensation, il aurait sacrifié le droit de con-
damner un acte qu'il aurait regardé comme préjudiciable au bien public. Le
ministère Sidmouth eut donc son appui, parce qu'il le croyait, comme c'est
encore son opinion , une administration honnête et digne ; mais, ne sachant
si cette administration persévérerait dans la môme voie, l'éditeur ne crut pas
devoir aliéner son droit de libre jugement en acceptant aucun service, môme
offert de la façon la plus irrépréhensible. »
Quand lord Sidmouth eut été renversé par M. Pitt, le Times ne tarda point
à se prononcer contre le nouveau ministère. 11 en coûta au père de Walter la
clientèle des douanes dont il était l'imprimeur depuis dix-huit ans. Walter ne
voulut accepter d'aucune des administrations suivantes ni la restitution de ce
privilège ni une compensation quelconque, de peur de contracter une obliga-
tion. La perte de ce privilège ne fut pourtant pas la seule conséquence de son
hostilité pour le gouvernement : le ministère de M. Pitt ne négligea rien pour
traverser dans son entreprise le publiciste indépendant. C'était le moment des
grandes guerres du continent, et Walter, désireux d'établir la supériorité de
son journal, avait organisé un vaste système de correspondances, dans leque
7S REVUE DES DEUX MONDES.
il avait aventuré une partie de sa fortime. Le gouvernement faisait retenir
aux ports de débarquement les paquets à l'adresse du Times, tandis qu'on
laissait passer la correspondance des feuilles ministérielles. Les journaux
étrangers à l'adresse du Times étaient invarial)lement saisis ou retardés à Gra-
vesend, et quand Walter porta ses réclamations jusqu'au ministère, il lui fut
deux fois offert de laisser toute latitude à sa correspondance, s'il voulait ac-
cepter cette concession comme une faveur du gouvernement, et la reconnaître
en modifiant la direction de son journal. Walter refusa de s'engager et d'a-
liéner ainsi son indépendance, quoiqu'il eût souteim spontanément le minis-
tère sur quelques questions importantes, et il préféra continuer à lutter contre
le mauvais vouloir de l'administration.
Cette lutte, du reste, lui fut profitable. En lui interdisant en quelque sorte la
voie régulière des paquebots et de la poste, on le mit dans la nécessité d'orga-
niser un service pour le Times seul : il eut ses navires, ses malles-postes, ses
courriers. Il en résulta pour lui. des dépenses excessives, mais aussi une corres-
pondance plus régulière et plus active même que celle du gouvernement.
Très-souvent il lui arriva d'être plus vite et mieux renseigné que le ministère.
C'est ainsi que le Times annonça la capitulation de Flessingue quarante-huit
heures avant que la nouvelle en fût connue de personne en Angleterre. Walter
mit fin du même coup à un abus qui se pratiquait à l'administration des
postes, et qui consistait à retarder la distribution des lettres et des journaux
de l'étranger, afin de permettre aux employés de faire imprimer et de vendre
sur la voie publique les nouvelles du continent.
C'est donc à Walter qu'il faut rapporter l'initiative de cette organisation si
vaste qui fait d'un journal anglais une véritable puissance, disposant de moyens
d'action étendus, et aussi bien renseignée qu'aucun gouvernement. L'homme
qui s'imposait de si grands sacrifices pour la partie matérielle de son journal
et qui dépensait en courriers et en estafettes un revenu princier ne devait
pas hésiter à rémunérer libéralement tous ceux qu'il associait à son entre^
prise. 11 avait imité l'exemple de Perry en rétribuant à l'année les nombreux
sténographes attachés au Times, et, désireux à la fois de ne pas violer la pro-
messe que s'étaient faite mutuellement les propriétaires de journaux de ne
pas dépasser un certain taux dans le salaire des sténographes, et cependant
de s'assurer le cojicours des plus habUes, il leur faisait de riches présens, ou
leur allouait des gratifications qui équivalaient à un supplément de salaire.
En outre, il était toujours en quête des gens d'esprit et de mérite pour les
attacher à la rédaction du Times. 11 publiait en partie et il lisait en totalité
les articles anonymes adressés au Times ou jetés dans la boîte du journal, et
quand quelqu'un de ces articles attestait du talent, Walter se mettait en quête
de l'auteur jusqu'à ce qu'il l'eût déterré et enrôlé parmi ses rédacteurs. C'est
ainsi qu'il mit la main sur Thomas Barnes, qui, après avoir fait, comme
boursier, les plus brillantes études à Cambridge, était venu faire son droit à
Londres, et qui se délassait de la jurisi^rudence en adressant au Ti7nes des ar-
ticles anonymes. Walter le découvrit dans son galetas d'étudiant, l'employa
d'abord comme rédacteur des chambres, et finit par lui confier la rédaction
en chet, lorsque l'éloquent et fougueux docteur Sfoddart eut rompu avec le
Times. A côté de Stoddart et de Barnes, il faut plaucer au nombre des hommes
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 79
qui ont contribué à la fortune du T'mies le capitaine Sterling, dont le talent
d'amplification est demeuré célèbre. Walter envoyait à Sterling im sujet avec
les deux ou trois argumens à employer, et il en recevait en retour un de
ces articles pleins d'éclat, de vigueur et d'entraînement qui ont donné lieu
à cette locution proverbiale : Les coups de tojmerre du Times. N'oublions
pas non plus Henry Brougham, qui a pris plus d'une fois une part active à la
rédaction du Thms. La médisance prétend même que lord Brougham, devenu
lord-chancelier d'Angleterre et assis sur le sac de laine, se défendait dans le
Times et s'attaquait dans le Morning Chronicle afin d'avoir à se défendre.
Thomas Barnes est mort en 1841, et la rédaction en chef du Times est en ce
moment entre les mains de M. John Joseph Lawson, sous la direction suprême
du troisième des Walter.
€ est à M. Walter que revient l'honneur d'avoir mis la vapeur au service de
l'imprimerie. Dès 1804, il s'était convaincu de la possibilité de substituer cet
agent infatigable aux bras des pressiers, et de donner au tirage du Times une
régularité et surtout une rapidité que la prospérité croissante du journal ren-
dait nécessaires. Les presses du Times tiraient à l'heure 250 feuilles impri-
mées d'un seul côté : avec beaucoup d'effort et d'habileté, et en relevant plu-
sieurs fois les pressiers, on arrivait à doubler ce tirage. On se voyait quelquefois
obligé de faire deux, trois et jusqu'à quatre compositions pour ne point pa^
ra:ître plus tard que les autres journaux; trois mille exemplaires en etfet
eussent exigé'douze heures de travail. Walter ouvrit les ateliers du Times à
un mécanicien nommé Martyn, qui y travaillait dans le plus grand mystère,
parce que les pressiers avaient déclaré hautement qu'ils feraient un mauvais
parti à celui qui voulait leur ôter leur gagne-pain , et qu'ils mettraient en
pièces ses inventions. Après des dépenses considérables, Walter dut renon-
cer à son entreprise, parce que ses ressources personnelles étaient éi)uisées et
que son père lui refusa de nouvelles avances.; mais avec la persévérance et le
ferme vouloir qui était le fond de son caractère, il n'en poursuivit pas moins
la solution du problème qu'il s'était imposé, provoquant et récompensant avec
hbéralité toutes les inventions qui pouvaient le conduire au but. Enfin en 1814
il accueillit les offres de deux Allemands nommés l>.œiiig et Bauer, et leur
livra une vaste pièce adjacente aux ateliers du Times, où ils purent construire
leur machine sans éveiller les soupçons des pressiers. Au moment de termi-
ner leur œuvre, Kœnig et Bauer perdirent courage et disparurent. On les re-
trouva au bout de quelques jours , on les ramena, et ils mirent la dernière
main à leur machine. 11 s'agissait ensuite d'en faire usage. Les pressiers du
Times étaient venus à l'atelier à l'heure ordinaire : on ne descendit point
les formes, et on dit aux ouvriers que l'on attendait des nouvelles importantes
du continent. Il était six heures du matin quand M. Walter entra dans l'ate-
lier, un exemplaire du Times à la main, et annonça aux ouvriers étonnés
que leur besogne était faite par une presse à vapeur. C'est le 29 novembre 1814
que fut tiré le premier journal imprimé à la vapeur. Les presses du Times
devinrent aussitôt une des curiosités de Londres; les premières tiraient seu-
lement de douze à treize cents feuilles à l'heure; des perfectionnemens ne
tardèrent pas à porter ce tirage à 2,000 et même à 2,500 en fatiguant un peu
la machine; les presses actuelles, dues à M. Applegath, tirent 10,000 feuilles
80 REVUE DES DEUX MONDES.
à l'heure, et au besoin 12,000; ce sont les plus grandes et les plus actives que
Ton connaisse en Angleterre.
C'est encore M. Walter qui a introduit, il y a une quinzaine d'années, dans
la presse anglaise le sommaire des débats du parlement. Par suite de la lutte
engagée entre tous les journaux, le compte-rendu des deux chambres a acquis
l'ampleur de notre Moniteur : il n'occupe pas moins de huit ou dix colonnes,
et souvent plus, imprimées dans un caractère très-lin, et qui équivalent pour
la matière à un volume in-18 ordinaire. Walter comprit que ces comptes-
rendus, fort utiles aux hommes politiques et aux lecteurs de loisir^ n'étaient
d'aucun service aux gens occupés et pressés, qui ne les pouvaient jamais lire
et qui avaient cependant besoin de voir en quelques minutes ce qui s'était
passé la veille au parlement. 11 imagina donc de donner en tête de la partie
politique du journal un sommaire des débats qui contiendrait en une co-
lonne la substance de toute la discussion. Il fallait une plume exercée pour
résumer dans ce court espace tout un débat, en faisant connaître les i>oints
principaux touchés par les orateurs. Walter confia ce travail à l'un des écri-
vains les plus distingués de l'Angleterre, M. Horace Twiss, qui avait été lui-
même membre de la chambre des communes. Tel fut le succès de ce sommaire,
que tous les journaux furent contraints d'en donner un semblable, et le soin
de le rédiger est devenu un des postes importans de chaque journal.
Le Times, le Post et le Clironicle sont des journaux du matin : quelques
mots suffiront pour expliquer la naissance des journaux du soir. La poste ne
partant de Londres qu'à la lin de la journée, l'idée devait venir facilement à
un homme du métier de retarder jusqu'à ce moment la publication d'un
journal, afin de pouvoir donner les nouvelles reçues dans la matinée et d'ar-
river cependant en province en même temps que les feuilles du matin. On
avait, par le fait, sur celles-ci une avance d'une demi-journée. La publication
de ces journaux fut nécessairement réglée sur les jours de la poste. Aussi
est-ce à la fin de 1727 qu'on trouve pour la première fois en Angleterre un
journal du soir paraissant trois fois par semame, et c'est à la fin du xviir siè-
cle seulement, quand la poste partit tous les jours, que Pierre Stuart fonda le
Star, le premier journal quotidien du soir. Un second journal parut en 1791,
et le nombre s'en est successivement accru jusqu'à cinq. La guerre continen-
tale fut l'époque la plus prospère des feuilles du soir, parce que la curiosité
publique était toujours en éveil. Nous avons vu que Daniel Stuart, en aliénant
le Morning Post, avait gardé le Courrier. Avec l'aide de son associé Strutt,
il en fit bientôt le journal du soir le plus en vogue et une entreprise des plus
lucratives. Stuart était en bonnes relations avec le ministère Percival, et grâce
à ces relations, il était toujours bien informé. Ce n'est pas qu'il tirât parti de
son dévouement, car un jour le premier ministre lui ayant demandé la sup-
pression d'un article qui pouvait avoir des conséquences fâcheuses, Stuart mit
au pilon 3,300 exemplaires déjà tirés, et exigea de son associé la promesse de
n'accepter aucun dédommagement pécuniaire, de peur que, le fait venant à
s'ébruiter, on ne prétendît que l'article avait été fait pour extorquer de l'ar-
gent au ministère. Les journaux du soir étaient alors fort recherchés, parce
qu'ils pubhaient le cours des fonds pubhcs aussitôt après la clôture de la
Bourse, parce qu'ils contenaient toutes les nouvelles des feuilles du matin, et
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 81
Cil outre les nouvelles arrivées dans la journée. Stuart imagina de faire une
seconde et une troisième éditions lorsqu'il recevait trop tard des nouvelles im-
portantes. Les crieurs de son journal remplissaient alors de leurs clameurs
les rues de Londres. Lui-même a raconté que le jour de l'assassinat de M. Per-
cival par Bellamy, deux éditions ayant à peine satisfait l'avide curiosité du pu-
blic, on entendit crier tout à coup une troisième édition du Courriei; avec de
nouveaux détails sur l'assassin du premier ministre. Le public s'arracha aus-
sitôt les exemplaires de cette troisième édition, et y trouva pour toute pâture
à sa curiosité les deux lignes suivantes : « Nous suspendons à l'instant notre
tirage pour annoncer que ce sanguinaire scélérat a refusé de se laisser raser. »
Les journaux du soir perdirent beaucoup de leur importance après la
guerre; néanmoins le Courrier demeura une spéculation très-profitable jus-
qu'au jour où, Stuart s'en étant défait, les nouveaux propriétaires le vendirent
au parti tory. Ce changement de politique fut fatal au journal, qui déclina ra-
pidement et finit par .périr. Tous les journaux du soir, du reste, sont aujour-
d'hui en baisse; l'établissement des chemins de fer leur a porté un coup dont
ils ne se relèveront pas. Leur grand avantage était de partir le soir par la
jyoste en même temps que les journaux publiés le matin, et d'arriver en même
temps que ceux-ci en province, tout en donnant des nouvelles plus fraîches;
mais comme la poste n'a pas le monopole des transports en Angleterre, les
journaux du matin ont renoncé au bénéfice du transport gratuit que leur assure
le timbre; ils s'expédient par les premiers convois du matin, de façon à être
distribués dans toutes les grandes villes de province pour l'heure du déjeuner.
Ce sont eux par conséquent qui ont aujourd'hui l'avance sur les journaux du
soir, et ils ont à peu près expulsé ceux-ci de la province. A mesure que le ser-
vice des chemins de fer s'étendra, les journaux du soir verront se resserrer
leur clientèle jusqu'au jour où ils seront réduits à Londres et à sa banlieue.
Les dix années qui se sont écoulées de 1813 à 1825 ont été l'époque la plus
prospère des journaux anglais. On portait alors à 10 millions le capital engagé
dans les treize feuilles quotidiennes, savoir : 7 millions dans celles du matin,
et 3 millions dans celles du soir; mais il aurait fallu doubler ce cliifFre pour
avoir la valeur réelle des actions. La propriété du Times était déjà évaluée à
elle seule à près de 3 milhons, celle du Courrier à 2 milhons, celle du Globe à
1,230,000 francs. Aucun journal ne se vendait à cette époque à plus de 7 ou
8,000 exemplaires, la plupart ne dépassaient pas 3,000, et quelques-uns n'at-
teignaient même pas ce chiffre, puisque le tirage total de la presse quotidienne
n'était que de 40,000. Leur revenu était cependant beaucoup plus considérable
qu'aujourd'hui. Le ^eraW valait alors 200,000 francs à son propriétaire, et le
Times 300,000; le Star, journal du soir, rapportait 150,000 francs, et le Cour-
rier presque le double. En 1820, Perry retira du Chronide 300,000 francs
nets. Aucun journal, le Times excepté, ne donne aujourd'hui un revenu sem-
blable, malgré le développement qu'a pris la publicité. Les frais des journaux
se sont en effet accrus dans une proportion bien plus considérable que la vente
et que le produit des annonces. A l'époque dont nous parlons, le format était
beaucoup moins grand que maintenant; les journaux paraissaient avec cinq
colonnes tant que le parlement siégeait, et ils se réduisaient à quatre colonnes
dans l'intervalle des sessions; en outre, les frais de rédaction étaient alors bien
TOME I. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
moins onéreux. L'augmentation des dépenses date de la lutte engagée vers
1826 par le Herald contre le Times. M. Thwaites, devenu copropriétaire et
gérant du Herald, voulait demeurer seul maître du journal : pour contraindre
son associé à lui vendre sa part, il absorba pendant plusieurs années tous les
bénéiices en dépenses d'amélioration. C'est lui qui imagina d'établir des cor-
resp; ndans à poste fixe dans les grandes villes d'Europe. Il envoya un de ses
rédacteurs en Espagne pour y suivre jour par jour la lutte engagée par les
certes contre le pouvoir royal et les mouvemens de l'armée française. Quand le
roi George IV fit un voyage en Hanovre, le Herald expédia encore un de ses
rédacteurs à la suite du monarque, pour rendre un compte quotidien du
voyage royal. Il n'est point de journal anglais qui n'en fasse autant aujour-
d'hui en pareille circonstance; mais c'étaient alors des innovations, et tous les
journaux durent suivre le Herald et le Times dans cette voie dispendieuse.
H.
Les journaux quotidiens du matin sont aujourd'hui au nombre de sept en
Angleterre. Tous se publient à Londres : ce sont le Public Ledger, Y Âdvertiser,
le Daily News, le Post, le Herald, le Chronicle et le Times. Le Ledger est mi
petit journal qui a conservé le format d'autrefois, et qui subsiste depuis quatre-
vingts ans du produit de ses annonces. Quelques tentatives ont été faites pour
l'agrandir et le transformer en un journal complet, sur le modèle des autres
feuilles du matin; elles ont échoué, et après chaque essai le Ledger est revenu
à son mode habituel de publication, qui assure à ses propriétaires un revenu
fixe et assez brillant. Telle est la puissance d'une clientèle solide, qu'il ne serait
au pouvoir d'aucun des grands journaux de Londres de faire concurrence à
cette feuille en apparence insigniliante, dont la rédaction politique est à peu
près nulle, et qui ne tente aucun effort pour se procurer cette riche variété de
renseignemens qui fait le riiérite des autres journaux du matin. Mais depuis
quatre-vingts ans les armateurs, les commissionnaires en marchandises, les
négocians à l'importation sont habitués à trouver dans le Public Ledger les
nouvelles de mer, la liste des arrivages, les annonces des cargaisons et des par-
ties de marchandise à vendre, et ils sont tous obligés de recevoir ce journal;
précisément aussi parce qu'ils le reçoivent tous, tous les gens qui ont un navire
ou des marchandises à vendre sont obligés de mettre leurs annonces dans le
Ledger. Voilà pourquoi une spécialité reconnue et consacrée par de longues
années assure à une feuille des plus médiocres une vente quotidienne qui suffit
à ses frais, et des annonces qui lui donnent un assez beau revenu.
Nous avons dit comment YAdvertiser fut fondé en 1793 avec le concours
des restaurateurs et des taverniers de Londres. Ce journal s'est maintenu
depuis sans s'élever jamais à une prospérité bien haute, mais aussi sans voir
décroître sa clientèle en quelque" sorte forcée. En politique, il soutient les
opinions du parti radical, et, sans aller jusqu'au chartisme, il fait une rude
guerre à l'aristocratie anglaise et à l'église anglicane. Depuis que M. Cobden
et M. Bright n'ont pas dédaigné, dans un meeting, de réclamer publiquement
l'appui de leurs auditeurs pour le Daihj News, ce journal, qui est de beau-
coup le plus jeune des grands journaux anglais, doit être considéré comme
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 8S
l'organe de ce qu'on appelle en Angleterre l'école de Manchester. Ce patronage
ne semble pas avoir porté bonheur au Daily Neivs. On ne saurait imaginer
de débuts plus brillans que ceux de ce journal. Dickens y a publié des Lettres
stir l'Italie et diverses séries d'articles, et les autres écrivains n'étaient point
indignes d'un tel collaborateur. Les opinions du journal étaient, eu poMtique
et en religion, d'un hbéralisme très-décidé, mais qui n'avait rien d'exagéré;
elles étaient défendues avec vivacité et avec esprit, mais en même temps avec
une modération de langage et un bon goût qui ne sont pas ordinaires à la
presse anglaise. Des articles de critique littéraire distingués, des travaux
remarquables sur les classes laborieuses et sur les districts manufacturiers ré-
pandaient beaucoup de variété sur ce journal, et en rendaient la lecture inté-
ressante. Soit épuisement des écrivains, soit économie, toute cette partie du
Daily News a disparu pour faire place aux comptes-rendus de l'association
pour la réforme électorale et parlementaire et à d'autres remplissages. Dickens
s'est séparé du Daily News pour fonder et rédiger une revue populaire , et
l'on est tenté de croire que de nombreux changemens ont eu lieu dans le
personnel de la rédaction , car le Daily News a beaucoup perdu de sa va-
leur littéraire, et le ton habituel du journal est tout à fait changé. Le libé-
ralisme du Daily News aurait pu prendre une teinte radicale assez prononcée
sans que la forme s'en ressentît ; mais ce journal ne se borne plus à censurer
l'aristocratie et l'église établie, il les diffame : à des satires fines et spirituelles
ont succédé des philippiques violentes et exagérées ; la brutalité et la gros-
sièreté ont trop souvent remplacé, dans la polémique, la vivacité et la verve.
Depuis le jour où il est sorti des mains de Daniel Stuart, le Post est toujours
demeuré fidèle au parti tory. Ce journal a été l'organe spécial de la sainte-
alliance, et il est encore l'avocat inflexible de toutes les légitimités déchues :
il est carUste en Espagne et miguéliste en Portugal; il a été le partisan déclaré
de l'alliance russe, même aux jours où florissaient la quadruple alliance et
l'entente cordiale; aussi ses adversaires ne se faisaient pas faute de l'appeler
le journal de la Russie. 11 est assurément le journal de prédilection de l'aris-
tocratie et du monde élégant, et il reçoit le premier confidence des fêtes et des
mariages de haut parage; aussi une partie de l'espace réservé par les autres
journaux à la politique est-elle consacrée par le Post aux nouvelles du monde
fashionable, aux allées et aux venues de la cour et des familles aristocratiques,
au compte-rendu des courses et des chasses, à l'analyse des livres et des re-
cueils à l'adresse du grand monde. Ces relations avec le grand monde et la
chancellerie russe ont été très-profitables pour le Post, qui est longtemps de-
meuré dans les meiheurs termes avec les représentans des puissances à Lon-
dres; c'est à lui naturellement que la diplomatie continentale s'est adressée
chaque fois qu'elle a eu besoin de faire démentir un bruit, ou de livrer à la
publicité, sans qu'on en sût l'origine, une nouvelle ou un document. Ces com-
munications précieuses étaient un des élémens de la prospérité du Post; nous
ne savons s'il en conserve aujourd'hui le privilège. En effet, un changement
singulier s'est opéré au sein de ce journal il y a maintenant deux ans. Le Post
était l'adversaire des whigs, et par suite de lord Palmerston; néanmoins on
apprit un matin que son rédacteur en chef était nommé à un poste diploma-
tique très-lucratif. Cette nomination inattendue a eu pour résultat incontes-
84 REVUE DES DEUX MONDES.
table un revirement dans les opinions du Post. Ce journal est demeuré tory
en politique et protectioniste en économie; mais il a pris assidûment et avec
éclat la défense de lord Palmerston et de toute sa politique extérieure, et il
est aujourd'hui considéré comme l'organe de cet homme d'état érainent.
Le Herald a été whig à ses débuts : patroné par le prince de Galles, depuis
prince-régent, et ensuite roi sous le nom de George IV, il a suivi ce prince dans
toutes ses variations, et il a fini par être conservateur quand son protecteur
porta la couronne. Le Herald est demeuré fidèle jusqu'au bout à sir Robert
Peel, et lorsque cet homme d'état eut rompu avec son propre parti, le Herald
se trouva pendant quelques mois le seul journal du matin qui soutînt le gou-
vernement. Le Standard, journal du soir, qui appartient, comme le Herald,
à M. Balduin , suivait naturellement la même ligne : aussi la presse oppo-
sante ne manquait pas de comparer ses deux adversaires à Castor et Pollux,
et ne tarissait pas en plaisanteries sur le,?, jumeaux ministériels. A l'avéne-
ment des whigs, en 1846, le Herald se rangea de nouveau sous la bannière
conservatrice et lirotectioniste; il a soutenu avec habileté et persévérance lord
Derby et M. Disraeli dans leurs campagnes contre lord John Russell, et il était
l'organe avoué du ministère qui vient de tomber.
Le Chronide a été pendant cinquante ans l'organe des whigs, et il a dû à
ses relations avec ce parti une longue prospérité. La popularité de ce journal
subit une éclipse momentanée vers 1822, à l'époque du procès de la reine Ca-
roline, parce que Perry montra quelque hésitation à prendre parti, et tarda
trop à se prononcer pour la reine, en faveur de qui l'opinion des masses s'é-
tait déclarée avec éclat. Le Chronide arriva à son apogée vers 1834, après la
conquête de l'émancipation des catholiques et de la réforme électorale, lors-
que le Times abandonna quelques mois le parti libéral pour le premier et
éphémère cabinet de sir Robert Peel. Beaucoup de lecteurs du Times passèrent
alors au Chronide, qui vit s'accroître considérablement sa clientèle. Cette
grande prospérité fut de courte durée, et le Chronide déclina peu à peu avec
le parti whig, malgré d'énergiques efforts pour ressaisir la prééminence. En
4847, les propriétaire, alarmés d'une baisse graduelle et constante dans la
vente du journal, baisse qui était déjà d'un tiers sur la moyenne des quatre ou
cinq années précédentes, firent une tentative qu'ils croyaient décisive : ils
abaissèrent le prix du Chronide de Î50 à 40 centimes le numéro. Cet essai
n'eut point de succès : il diminua le produit du journal sans ramener les lec-
teurs. Un changement eut lieu alors dans la propriété. Les anciens collègues
de sir Robert Peel, tombé du ministère en 1846, n'avaient pas renoncé, comme
leur chef, à tout avenir politique. Cette brillante phalange d'hommes de
talent pouvait alors faire pencher la balance du pouvoir par les voix dont elle
disposait encore dans une chambre des communes très-divisée : l'éloquence,
le savoir, l'expérience des affaires, lui donnaient droit de demander que l'on
comptât avec elle. Elle n'avait pas d'organe dans la presse : le Chronide fut
acquis et fut placé sous l'influence spéciale de M. Gladstone et de M. Sidney
Herbert. Il revint à son ancien prix. Depuis 1849, leChronide, de défenseur des
whigs, est devenu insensiblement, comme les hommes qu'il représente au-
jourd'hui, l'adversaire le plus vif de ce parti. 11 a fait une guerre acharnée à
lord John Russell, et dans cette session même, tout en combattant avec acri-
LA PRESSE AU D1X-NEUV]ÈME SIÈCLE. 85
monie le ministère tory, il a soutenu contre lord John Russell les droits de §ir
James Graham à la direction de l'opposition. Le Chronide défend donc en
politique les principes des hommes qui s'intitulent conservateurs libéraux,
pour se distinjj:uer à la fois des tories et des whigs. En économie pohtique, ce
journal est le libre-échangiste le plus décidé de la presse anglaise. En reli-
gion enfin, le Chronide, comme M. Gladstone, est le défenseur ardent de
cette fraction de l'église anglicane qui voudrait affranchir l'église de la tutèle
spirituelle de l'état, qui revient à la réforme d'Henri YIII, qui tend à renoue:-
la trc!,dition ancienne, et par là se rapproche de l'église romaine, et qu'on ap-
pelle l'école puseyite.
Aujourd'hui le Chronide a pour rédacteur en chef M. Henri Williams Wills.
On doit reconnaître que la transformation que ce journal a subie lui a été fa-
vorable. Depuis 1849, il a fait une place plus grande et plus régulière à la litté-
rature, et il a publié sur la question religieuse, sur l'éducation, sur l'état des
classes agricoles et laborieuses en Angleterre, sur l'agriculture des diverses
parties du continent des séries d'articles du plus grand mérite et du plus haut
intérêt. Une partie de sa polémique trahit une plume d'un talent élevé et
flexible et d'une aisance toute mondaine. Si même il pouvait nous être per-
mis d'assigner des rangs après des années de lecture assidue et de commerce
quotidien avec; la presse anglaise, nous n'hésiterions pas à dire que le Chro-
nide est le journal anglais dont la rédaction est la plus variée, et offre au lec-
teur l'intérêt le plus constant. Les correspondances étrangères sont la partie
faible de ce journal, surtout la correspondance parisienne, qui fait tache avec
le reste de la rédaction; il est impossible de rien imaginer de plus ridicule, de
plus niais et de plus ignare que ce recueil de commérages qui trahit une com-
plète ignorance des hommes et des choses de notre pays.
Le Times occupe dans la presse anglaise une place à part. Il n'est enrôlé sous
la bannière d'aucun parti, et il n'a de relations habituelles et avouées avec
aucun homme politique. 11 a été longtemps le défenseur des lois sur les cé-
réales, il est aujourd'hui libre-échangiste, mais il a accepté le libre-échange
sous toutes réserves, comme un fait accompli et irrévocable plutôt que comme
un principe infaillible qu'on doive appliquer partout. Il est de fait l'adversaire
du parti protectionniste, et pourtant il ne perd pas une occasion de maltraiter
M. Cobden, M. Bright et toute l'école de Manchester, qu'il poursuit incessam-
ment de ses sarcasmes. En politique, le Times n'a pas davantage d'opinions
arrêtées : il use largement du droit de changer d'avis et du droit de se contre-
dire. Après les orateurs de la ligue, la fraction radicale de la chambre des
communes est l'objet favori de ses attaques, et pourtant il vient de se déclarer
récenmient partisan d'une nouvelle réforme parlementaire, et il a attaqué
comme insuffisante la loi proposée l'an dernier par lord John Russell. Le
Times a combattu avec acharnement la politique de lord Palmerston comme
trop tracassière et trop guerroyante : aujourd'hui il est le plus belliqueux des
journaux anglais. Chacune de ces contradictions semble augmenter son au-
torité au lieu de l'affaiblir, et aucun journal au monde n'exerce sur son pays
une influence qui approche de celle du Times sur l'opinion publique en An-
gleterre.
La grande fortune du Times est du reste toute récente. 11 y a quinze ans,
8o REVUE DES DEUX MONDES.
après l'élan considérable que l'abaissement des droits de timbre avait donné
aux journaux, la vente quotidienne du Tbnes ne s'élevait pas tout à fait à
10,000 numéros. 11 était déjà le journal le plus répandu, mais sa circulation
n'était pas, comme aujourd'hui, hors de proportion avec celle des autres
feuilles quotidiennes. L'activité de ses propriétaires, le mérite incontestable
de sa rédaction, le nombre et la valeur de ses correspondances, ne suffiraient
pas à expliquer sa rapide prospérité : deux faits y ont contribué, et les raconter
fera comprendre quel rôle l'opinion publique en Angleterre attribue à la
presse.
Au printemps de 1841, le correspondant que le Times avait alors à Paris,
M. O'Reilly, reçut secrètement avis d'un plan formé par des escrocs habiles pour
dépouiller simultanément les banquiers des principales places d'Euroi.)e. Au
moment même où il était révélé à M. O'Reilly, ce plan, <lont le succès paraissait
infaillible et qui devait rapi^rter à ses auteurs une vingtaine de millions,
recevait, par manière ^'essai, un commencement d'exécution. Un peu plus de
250,000 francs étaient escroqués avec la plus grande facilité à une maison de
Florence. La position des auteurs du complot, qui avaient su se faire admettre
dans le plus grand monde, le secret extrême et l'habileté qui avaient présidé
à toutes leurs opérations, le soin avec lequel ils faisaient disparaître à mesure
toute preuve matérielle, rendaient fort hasardeuse toute tentative individuelle
pour dénoncer et faire échouer leur entreprise. Le Times n'hésita pas cepen-
dant à publier tous les renseignemens recueillis par son correspondant; seu-
lement il data ses lettres de Bruxelles, afin de dépister les conjurés et de mettre
M. O'Reilly à l'abri d'une tentative d'assassinat. Le plan fut dévoilé dans tous
ses détails, et son exécution devint impossible, tous les banquiers d'Europe
étant désormais sur leurs gardes L'entreprise abandonnée, on aurait pu
traiter de roman toutes les révélations du Times, sans le commencement
d'exécution qu'attestait l'escroquerie commise à Florence, escroquerie que
l'on comptait bien renouveler avec tactique, et dont les auteurs sont de-
meurés absolument inconnus. Le Times n'avait à sa disposition aucune preuve
valable en justice, et un certain Bogie, qui avait été désigné dans une des
lettres de M. O'Reilly comme jouant un rôle tout à fait secondaire dans le
complot, se prétendit calomnié et intenta au Times un procès en diffamation.
Ce procès fut jugé aux assises de Croydon en août 1841 . Par suite de l'impos-
sibilité où le Times était de prouver contre Bogie un délit matériel, et en pré-
sence du texte fonnel de la loi, les jurés durent condamner le journal, mais
ils n'allouèrent à son adversaire qu'un farthing, c'est-à-dire un liard pom*
tous dommages-intérêts. Les frais du procès, qui s'élevaient à 123,000 francs,
demeurèrent à la charge du journal, comme partie condamnée. Mais les dé-
bats et les plaidoiries avaient fait connaître les recherches patientes auxquelles
s'était livré le correspondant du Times, et les dépenses considérables que le
journal s'était imposées pour se rendre maître de tous les fils de l'intrigue,
enfin les précautions infinies qu'il avait fallu prendre pour faire usage des
renseignemens rexiueillis. Le commerce de Londres s'émut. On proclama d'une
voix unanime que le Times avait rendu un grand service public, et qu'il
n'était pas juste de lui laisser supporter les charges d'un procès encouru pour
l'utilité générale. Une souscription fut ouverte pour rembourser le journal de
LA. PRESSE AU DIX-NEUYIÈME SIÈCLE. 87
toutes ses dépenses. Les propriétaires du Times déclarèrent qu'ils ne pour-
raient rien accepter, parce qu'ils n'avaient fait que remplir leur devoir de
journalistes. La souscription s'élevait déjà à plus de 60,000 fr.; une réunion
fut convoquée sous la présidence du lord-maire, pour décider de l'emploi de
cet ar,i?ent et chercher les moyens de rendre au Times un hommage puhlic. IL
fut arrêté que deux tahlettes de marbre portant une inscription commémora-
tive seraient posées, l'une dans la Bourse de Londres, l'autre dans les ateliers
du Times, et que le produit de la souscription serait placé en fonds de l'état
et consacré à la création de deux bourses appelées bourses du Times, pour
entretenir perpétuellement à Oxford ou à Cambridge un élève sorti de Christ's
Hospital et un élève de l'école de la Cité de Londres.
Dans cette circonstance, la Cité de Londres s'est reconnue la débitrice du
Times. Le soin qu'a toujour& mis le puissant journal à prendre en main et à
soutenir les réclamations du commerce, et la facilité avec laquelle il accueille
même les plaintes individuelles lorsqu'elles sont fondées, et leur donne l'ap-
pui de sa retentissante publicité, ont habitué peu à peu le public anglais à
considérer la presse, le Times en particulier, comme le défenseur naturel
de tous les intérêts lésés. Aussitôt qu'un particulier croit avoir à se plaindre
d'un fonctionnaire, ou d'un employé de chemin de fer, ou d'une entreprise
privée, son premier mot, pour se faire rendre justice ou pour traduire son
mécontentement, est de menacer d'en écrire au Times, comme si ce journal
était le redresseur de tous les torts, et avait un droit de censure universelle.
Le second fait que nous choisirons entre tous ceux qui ont contribué à lai
popularité du Times est d'une nature toute différente du premier. C'était au
temps de la grande controverse sur le libre-échange ; le Ti?nes, qui avait long-
temps et habilement défendu la législation sur les céréales, venait de se pro-
noncer un peu brusquement contre elle, et l'opinion publique n'était pas en-
core remise de l'étonnement causé par cette conversion inattendue, lorsque
ce journal annonça un matin que le sort des lois sur les céréales était décidé,,
que les ministres alors au pouvoir en demanderaient l'abrogation. Sir Robert
Peel et ses collègues n'étaient entrés au ministère que pour défendre cette
législation; la déclaration du Times excita donc une incrédulité universelle..
Le Times ne se défendit pas, laissa rire les railleurs, et soutint sans mot dire
les attaques et les dérisions de toute la presse. Six mois après, à la veille de la
convocation du parlement, une crise ministérielle éclatait, et, sur le refus fait
par les whigs de prendre le pouvoir, sir Robert Peel gardait son portefeuille
et projwsait à la chambre des communes l'âbrogration des corri-laws. La pré-
diction du Times se trouvait complètement justifiée. Ce fait a acquis à ee.
journal, aux yeux du public anglais, le prestige d'une sorte d'infaillibilité :.
quoi que dise le Times, et quelque étranges que puissent sembler ses affirma-
tions, on n'ose plus révoquer absolument en doute rien de ce qu'il imprime.
Par cela seul qu^elle est dans ses colonnes, une opinion acquiert un certain,
degré de probabilité. Il plairait demain au Times d'annoncer que l'empereur
^u Japon a envoyé une flotte pour conquérir l'Angleterre, qu'il se trouverait
de bons Anglais pour prendre peur et pour réclamer des mesures de précau-
tion. Dans toute crise, chaque fois qu'un fait grave se produit, qu'une ques-
tion difficile est soulevée, la première idée qui vienne au public est de s'in-
88 REVUE DES DEUX MONDES.
former de l'opinion du Times. Que dit ou que va dire le Times? se demande
immédiatement toute la Cité. On ne saurait imapriner, pour un journal, de
situation plus forte que celle que font au Times cette portée attribuée à toutes
ses paroles et cette autorité attachée à chacun de ses jugeraens ; mais cette
situation a un danger auquel le Times n'a point échappé : c'est de faire naître
chez les écrivains la tentation d'éblouir sans cesse, de frai)per chaque matin
l'esprit du lecteur. Il ne suffit pas au Times que son opinion soit plus comptée
que celle des autres journaux, il faut qu'il fasse et qu'il pense au rebours des
autres. Depuis plusieurs années, il cherche perpétuellement à se singulariser.
Lorsqu'on voit les journaux anglais tomber d'accord sur un fait ou sur une
question, on peut être assuré que le Times prendra le contre-pied de leur opi-
nion. La révolution du 2 décembre en fournit un exemple frappant : la plu-
part des feuilles anglaises ayant aj)plaudi les premiers jours aux événement
de Paris, le Times, qui jusque-là avait été très-favorable au président de la
république, se prononça immédiatement contre lui avec une âpreté et une
violence extrêmes.
Le Times se prétend libre de tout engagement; il répudie très-haut toute
relation avec les hommes politiques ; il refuse d'être l'organe d'un parti parce
qu'il veut être l'organe de l'opinion tout entière. Il se donne comme le tra-
ducteur attentif et fidèle de la pensée populaire ; il se place volontairement
dans la position où se trouvent forcément les journaux américains; il prend
le rôle d'un miroir destiné à refléter toutes les impressions du public. En réa-
lité, il ne revendique son indépendance vis-à-vis des hommes politiques que
pour l'abdiquer devant la multitude, dont il est à la fois le pourvoyeur de
nouvelles et l'écho. Nous allons laisser le Times définir lui-même sa situation.
Au commencement de la session dernière, tous les chefs de parti, y compris
lord John Russell et le comte de Derby, blâmèrent le langage tenu par la
presse anglaise sur les événemens de France, comme excessif, imprudent et
de nature à créer des embarras à l'Angleterre. Le Times répondit à ces repro-
ches de la façon suivante : « La dignité et la liberté de la presse cessent d'exis-
ter dès que la presse accepte une position subalterne [ancillary). Pour pouvoir
remplir ses devoirs avec une entière indépendance, et par conséquent au plus
grand avantage du public, il ne faut pas que la presse contracte d'alliance ni
intime ni assujettissante avec les hommes politiques, et elle ne saurait non
plus sacrifier ses intérêts permanens aux convenances du pouvoir éphémère
d'un cabinet.
- « Le premier devoir de la presse est de se procurer la connaissance la plus
exacte et la plus prompte possible des événemens contemporains, et, par une
révélation immédiate, de faire entrer tous ces faits dans le domaine public.
L'homme d'état recueille ses informations en silence et par des moyens se-
crets; il tient en réserve avec un luxe risible de précautions même le courant
des faits de chaque jour jusqu'à ce que la diplomatie soit vaincue dans cette
tentative par la publicité. La presse vit au contraire d'indiscrétions; tout ce
qui tombe en sa possession prend place aussitôt dans la science et dans l'his-
toire du temps. La presse chaque jour et à tout instant fait appel à la lorce
éclairée de l'opinion publique : elle devance autant qu'il lui est possible la
marche des événemens; elle se tient sur la brèche qui sépare le présent de l'a-
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 89
venir, et de là elle étend son regard vigilant jusqu'à l'horizon du monde. Le
rôle de l'homme d'état est précisément tout l'opposé du sien. »
C'est sans doute une position très-forte pour un journal que d'être l'organe
de l'opinion publique. On peut faire tête à bien des adversaires lorsqu'on sent
derrière soi tout un peuple; mais le miroir n'est fidèle qu'autant qu'il repro-
duit toutes les variations de son modèle : de même on ne saurait se trouver tou-
jours en accord parfait avec le courant des idées populaires, à moins de suivre
la foule dans toute la mobilité de ses impressions. C'est une servitude diffé-
rente de celle contre laquelle le Times proteste, mais qui a aussi ses mauvais
côtés et ses dangers. Cette perpétuelle mobilité qu'on est contraint de subir
et d'absoudre chez la multitude, la pardonnera-t-on à un journal? L'autorité
du Times sur les classes élevées et intelligentes n'a-t-elle pas déjà souffert des
brusques évolutions que ce journal ne justifie que par le besoin de demeurer
en communion d'idées avec le public? Pour nous mettre à un point de vue plus
élevé, la foule a-t-elle toujours raison, et faut-il la suivre jusque dans ses er-
reurs? Ce sont là des questions qui, pour être résolues, nécessiteraient une
comparaison étendue de la presse anglaise avec la presse française, qui a tou-
jours été essentiellement une presse de partis. Nous devons donc les ajourner,
car il nous faut achever avant tout de faire connaître l'organisation intérieure
et les moyens d'existence des journaux de Londres.
IIL
0.1 ne connaît encore en France que bien imparfaitement ce qu'on nous
permettra d'ai)peler le mécanisme de la presse anglaise. Un journal du matin
se compose de huit pages grand in-folio divisées chacune en six colonnes,
soit en tout quarante-huit colonnes; c'est presque le double des plus grands
journaux français. La première et la huitième pages, c'est-à-dite la surface
extérieure du journal, sont consacrées aux annonces; la seconde et la troi-
sième contiennent les débats des deux chambres et, à leur défaut, les extraits
des enquêtes parlementaires, les assemblées générales des compagnies de che-
mins de fer, ou bien encore les prix courans des marchés, les documens com-
merciaux ou industriels qui, pendant la session, passent à la sixième page.
Les matières importantes sont réservées pour la quatrième et la cinquième
pages, qui forment la surface intérieure du journal : la quatrième contient les
annonces des théâtres, le sommaire des séances des chambres et les articles
politiques, au nombre de quatre au plus, de la longueur d'une colonne en
moyenne. La cinquième page est occupée i)ar les nouvelles du jour, le bul-
letin de la cour, les audiences ou les réceptions ministérielles, la malle des
Indes, celle des Antilles ou celle des États-Unis, selon la date du mois, et la
correspondance de France ou celle d'Irlande suivant leur importance. La
sixième page est consacrée aux correspondances étrangères et à l'analyse rai-
sonnée de la Bourse, et quand la place est }ibre, à l'analyse des pièces de théâ-
tres et des livres nouveaux. La septième est remplie par les comptes-rendus
des tribunaux.
Telle est invariablement la composition d'un journal du matin. On sera
sans doute frappé du peu d'espace qu'y occupe la politique proprement dite,
^©0 REVUE DES DEUX MONDES.
et de la j>art considérable qui est faite aux renseignemens utiles. Les articles
de fond eux-mêmes ne sont souvent que des résumés où sont analysés en sub-
stance et appréciés les documens publiés ailleurs par le journal. Près d'mi bui-
tième de l'espace total est consacré aux tribunaux, non pas, comme en France,
pour satisfaire la curiosité publique : le côté pittoresque et dramatique est an
contraire presque toujours sacrifié au côté juridique ; mais en Ang-Ieterre la
législation n'est pas fixée comme chez nous, beaucoup est laissé à l'arbitraire
des tribunaux et à l'autorité des précédens : les opinions et les décisions des
juges, les considérans des arrêts, sont donc d'une extrême importance pour les
gens de loi et pour les plaideurs. Un autre trait caractéristique de la presse
anglaise est l'importance extrême attachée à l'article sur la Bourse, ou, ix>ur
prendre le terme consacré, « aux nouvelles du marché à l'argent. » On peut
dire que c'est là l'article capital, celui qui est le plus lu et qui peut exercer
l'influence la plus décisive sur l'autorité d'un journal. 11 ne s'agit pas, comme
en France, de résumer en quelques lignes les variations des fonds et de rai>-
porter les bruits qui ont couru; il faut recueillir et donner en substance l'opi-
nion des marchands d'argent et de crédit sur les éyénemens du jour, et ana-
lyser tous les mouvemens des fonds en rapportant les effets aux causes; il
faut apprécier à sa valeur chaque affaire à mesure qu'elle se présente sur la
place, savoir invoquer et rappeler à propos les faits matériels, les renseigne-
mens statistiques, les documens diplomatiques qui peuvent éclairer sur la
condition présente ou l'avenir d'une entreprise ou d'un fonds étranger. C'est
donc une des fonctions importantes d'un journal que la tâche d'y écrire cha-
que jour l'article sur la Bourse. M. Alsager, qui avait su s'acquérir la notoriété
en ce genre, et dont les articles faisaient autorité dans le monde commer-
çant, recevait du Chronide un traitement annuel de 40,000 francs.
Les annonces commencent et finissent le journal anglais : elles occupent
au moins le quart de sa superficie, et le Times publie plusieurs fois par se-
maine des supplémens de quatre et même de huit pages remplis tout entiers
d'avis au public. Rien de ce que nous voyons dans les journaux français ne
peut nous donner une idée de la quantité d'annonces publiées journellement
par les feuilles anglaises ou américaines. Les commerçans en France ne se
rendent pas un compte suffisant de l'utilité des annonces : ils s'effraient d'une
dépense qui doit se renouveler souvent et dont l'effet est lent à se produire;
ceux même qui regardent la publicité comme une nécessité croient y satis-
faire en s'imposant un sacrifice unique , et recourent à l'affiche, c'est-à-dire
à l'annonce la moins efficace et la plus dispendieuse. L'affiche est éphémère,
et si passager que soit le journal, il dure encore plus qu'elle. 11 est rare que
l'affiche échappe plus de deux ou trois jours au crochet du chiffonnier; le
journal ne figure que vingt-quatre heures sur la table du café ou du cabinet
de lecture, mais de là il part pour la province ; il passe successivement dans
les mains de cinq ou six familles, et huit jours après sa pubUcation il trouve
encore des lecteurs. Tant qu'un fragment en subsiste, les quelques bgnes im-
primées sur ce fragment peuvent être un avertissement ou une tentation pour
celui dont le regard se pose avec le plus d'indifférence sur ce qui n'est qu'un
chiffon sans valeur. L'affiche en outre est immobile, et son action est toute
locale; la sphère d'influence du journal estilUmHée, il pénètre partout. Le
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 91
commerçant anglais n'ignore pas cette universalité du journal, et, à mesure
■que les chemins de fer augmentent la masse des acheteurs qui veulent se
pourvou" dans la capitale, U multiplie lui même ses annonces atin de ré-
pandre le nom de sa maison. L'annonce est pour lui le principal et presque
l'miique moyen de publicité. Par contre-coup, le chaland qui n'a pas d'habi-
tudes faites et qui veut être assuré de trouver du premier coup ce dont il a
besoin, ne se met guère en route pour une emplette sans avoir vérifié si son
journal ne contient pas l'adresse de quelque maison spéciale et l'indication
du prix courant de la marchandise.
La presse anglaise a proclamé l'égalité des annonces. Dans les journaux
français, l'annonce tient encore beaucoup de l'affiche, elle recherche la singu-
larité dans la rédaction et dans les caractères, elle prend volontiers des propor-
tions immenses. Rien de semblable ne se rencontre dans les journaux anglais.
Toutes les annonces sont imprimées dans le même caractère et en la même
forme, avec des titres de la même dimension; il est rare qu'elles dépassent dix
«u douze lignes, hormis pour les propriétés à vendre dont la description est
quelquefois donnée avec d'amples détails. Ces annonces sont classées métho-
diquement, de sorte que toutes celles qui sont de même nature se trouvent à
côté les unes des autres. C'est là encore une des causes qui multii)lient les an-
nonces, car les maisons dont les noms se trouvent souvent répétés acquièrent,
par l'habitude que l'on contracte de les voir à la même jjlace, une notoriété
qui constitue peu à peu dans l'esprit du public mie certaine prééminence. U
en est résulté une autre conséquence, la spécialité des annonces dont nous
avons déjà parlé ; par cela seul que le public s'est habitué à chercher dans un
journal les annonces d'une certaine nature, tous les gens qui ont des annonces
semblables à faire ont intérêt à s'adresser à ce même journal, et cela finit par
être indispensable. Le môme fait s'est produit pour les mêmes causes aux
États-Unis. Le Times, pour sa part, a deux spécialités, ou plutôt il a le mo-
nopole absolu de deux sortes d'annonces. C'est à lui que s'adressent tous les
gens qui cherchent un emploi et tous ceux qui cherchent un employé. Tous
les jours deux cents laquais, valets de chambre, domestiques, bonnes, cuisi-
nières, etc., demandent une place par la voie du Times, et tous les jours aussi
deux cents personnes demandent dans les colonnes parallèles un domestique,
une bonne, un commis, une institutrice. Ces annonces, qui n'ont chacune que
deux lignes, trois au plus, constituent un des plus beaux revenus du Times,
parce qu'elles doivent approcher du chiffre de cent mille par an. L'autre spé-
cialité est plus étrange encore. La quatrième colonne de la première page du
Times est en quelque sorte une poste aux lettres supplémentaire. C'est un
moyen de correspondre sans rompre l'anonyme et sans savoir l'adresse des
gens. 11 ne se passe guère de jours sans que quelque femme abandonnée ou
quelque famille attristée n'adresse, par la voie du Times, mi appel à un époux
fugitif, à un fils indocile, à une fille en route pour quelque Gretna-Green con-
tinental. Toutes les lettres de l'alphabet s'appellent, se supplient et se mena-
cent réciproquement par la voie de cette quatcième colonne. L'an dernier,
pendant près de trois mois, nous y avons vu chaque semaine « une colombe
qui n'avait plus qu'une aile » implorer à grands cris le a retour du ramier qui
devait la protéger. » •
/
92 BEVUE DES DEUX MONDES.
Les journaux anglais ont à supporter des frais énormes : il serait trop long
de les énumérer tous, et nous devrons nous borner à en indiquer les princi-
paux. Nous rencontrons en premier lieu les fra^s préalables, et d'abord le droit
sur le papier, qui, tout modique qu'il soit en apparence, n'en constitue pas
moins un impôt fort lourd pour les journaux, à cause des quantités de pa-
pier considérables qu'ils consomment. Ce seul droit sur le papier est pour le
Times une charge de 1,500 francs par jour ou deJtOOjOOO francs par an. Vient
ensuite le timbre, qui fait oftice de droit de poste et qui s'élève à d penny, c'est-
à-dire à 10 centimes par numéro. Comme ces deux impôts s'acquittent en
quelque sorte journellement et d'avance, ils exigent de la part des journaux
un fonds de roulement considérable qui est un premier obstacle à la multipli-
cation des feuilles quotidiennes. Il est juste cependant de remarquer que le
Times est presque seul à faire timbrer directement son jjapier, et que les au-
tres journaux achètent habituellement leur papier tout timbré, en sorte que
c'est le marchand de papier qui fait les avances. Le droit sur les annonces, qui
est de 1 shilling six pence ou 1 franc 80 centimes par annonce, ne pèse en
apparence que sur le public qui l'acquitte; mais il n'en est pas moiïis funeste
aux journaux, parce qu'il porte à 2 shillings et demi, c'est-à-dire à plus de
3 francs le prix d'une annonce de deux lignes, et qu'il empêche ainsi les petites
bourses de recourir fréquemment à la publicité. En outre, quand les annonces
sont si coûteuses, le public ne se borne pas à en faire moins souvent, il
cherche avec raison à tirer le meilleur parti possible de sa dépense, et il ne
porte ses annonces qu'aux journaux qui sont le plus répandus et où il est
assuré qu'elles seront lues par un plus grand nombre de personnes. 11 en ré-
sulte qu'un journal qui se fonde ne doit compter sur aucune annonce avant
d'avoir prouvé sa vitalité par plusieurs années d'existence, et d'avoir acquis
une certaine popularité; encore ne doit-il espérer que le superflu des autres
journaux. Il ne faut pas être grand calculateur en effet pour s'apercevoir
qu'une annonce de 3 francs mise dans un journal où elle a chance d'être lue
par cinq mille personnes, et dans un journal qui a trente mille lecteurs,
coûte en réalité six fois plus cher dans le premier que dans le second. Par
conséquent, toute personne qui n'aura qu'une seule annonce à faire la por-
tera au journal qui a la cUentèle la plus nombreuse. C'est ainsi que le droit
sur les annonces a contribué puissamment à créer l'espèce de monopole dont
le Times est investi. Les journaux sont tenus d'acquitter jour par jour le droit
sur les annonces; ils doivent, en faisant leurs versemens, remettre aux em-
ployés du bureau du Revenu deux exemplaires de leur numéro, pour servii*
de moyen de vériiication et de pièces de conviction en cas de fraude.
L'inconvénient le plus grave des charges que nous venons d'énumérer est
de nécessiter une mise de fonds considérable; mais ce que le journal verse
chaque matin au trésor, sous la forme de droit de timbre et de taxe sur le
papier et sur les annonces, lui est remboursé dans la journée par le pubhc.
U.est d'autres frais bien plus onéreux, qui sont invariables de leur nature, et
que le journal doit supporter également, soit qu'il n'imprime qu'un seul
numéro, soit qu'il ait plusieurs milliers d'acheteurs : ce sont les frais de ré-
daction et d'impression. Ces frais se sont démesurément accrus depuis quel-
ques années. Nous savons ce que le Public Advertiser coûtait de rédaction
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 9.^
en 1773, un an après la dernière lettre de Juniusj la dépense totale, en y
comprenant bien des faux-frais, ne s'élevait pas tout à fait à 20,000 francs par
an, dont 2,500 pour frais de traduction des nouvelles étrangères, 350 francs
d'abonnemens aux journaux étrangers, et 5 à 600 francs d'al)onnemens aux
journaux anglais. Cependant le Public Jdvertiser était un journal bien fait
pour le temps et en grande réputation. Cinquante ans plus tard, en 1821, les
seuls frais d'impression et de tirage du Chronide montaient à 1,500 francs
par semaine, c'est-à-dire au quadruple des dépenses de toute sorte du Public
Jdvertiser de 1773. A la même époque, les dépenses annuelles d'une feuille
du soir étaient de 150,000 francs; celles d'une feuUle du matin, même avec la
plus stricte économie, ne pouvaient se réduire au-dessous de 225,000 francs,
et un journal de premier ordre, désireux de conquérir ou de garder la faveur
publique, devait compter sur une dépense de 350,000. Les déboursés pour les
nouvelles extérieures se réduisaient pourtant alors à un abonnement de
3,000 francs, payé aux employés de la poste, qui recevaient en avance les
feuilles étrangères, et en fournissaient à chaque journal l'analyse et des ex-
traits tout traduits. Tous ces chiffres sont aujourd'hui de beaucoup dépassés.
Un journal du matin emploie maintenant un premier et un second prote, un
metteur en pages spécial pour les annonces, trois premiers et trois seconds cor-
recteurs, de 45 à 50 comi)Ositeurs en titre (le Times en a 110) et 8 ou 10 sup-
pléans, un mécanicien en chef, un aide-mécanicien, 15 ou 18 personnes pour
le service de la machine à vapeur et des presses. La composition, l'impression,
le tirage, en un mot la préparation matérielle du journal, reviennent en
moyenne à 5,000 francs par semaine, c'est-à-dire à plus de 250,000 francs
par an.
Nous devons ranger au nombre des dépenses éventuelles dont il n'est pas
possible d'indiquer le chiffre aijproximatif l'acquisition des publications of-
ficielles et les abonnemens aux feuilles de l'étranger, des colonies et de la pro-
vince. M. Hunt évalue à cent cinquante le nombre des feuilles qu'un jour-
nal est obligé de recevoir, et comme nous pourrions citer tel journal français
qui en reçoit trois ou quatre fois autant, ce chiffre est loin d'être exagéré.
Les frais de poste pour les lettres et les missives des correspondans, les dé-
pêches télégraphiques, s'élèvent chaque mois à une somme importante. Sou-
vent il est nécessaire d'employer un courrier pour devancer la poste ou pour
l'atteindre. Un rédacteur du Times, en février 1848, a traversé le détroit dans
une barque non pontée, pour porter plus tôt à Londres la nouvelle de la ré-
volution accomplie à Paris. Lorsqu'une réunion imijortante a lieu en pro-
vince, lorsqu'un personnage politique de premier ordre doit prendre la parole,
on est obligé de recourir à un train spécial. Lors de l'élection de M. Hudson à
Sunderland, le rédacteur de l'un des journaux de Londres traversa deux fois
l'Angleterre en quinze heures, pour aller entendre et sténographier le discours
du roi des chemins de fer. La dépense d'un train spécial, quand elle doit être
supportée par un seul journal, s'élève à 1,200 francs. Ce sont là de lourdes
charges, et nous n'avons encore rien dit du personnel de la rédaction.
A la tête de la rédaction est l'éditeur ou rédacteur en chef, qui est respon-
sable vis-à-vis de la loi de tout ce qui s'imprime, qui représente le journal
dans ses relations avec les hommes politiques et avec le public, et qui seul est
94 REVUE DES DEUX MONDES.
en rapport immédiat avec les propriétaires, quand il n'est pas propriétaire
lui-même. Sa fonction est de régler chaque jour la composition du journal, de
décider des matières qui seront traitées et de désigner les écrivains qui les
traiteront, de revoir les articles politiques, rarement d'écrire lui-même. Le
traitement d'un éditeur varie de 23 à 40,000 francs, selon l'importance et les
ressources des journaux. Au second rang vient le sous-éditeur, qui est chargé
de tous les détails, qui lit et dépouille les journaux de la capitale et de la pro-
vince, qui fait pour le gros du journal ce que fait l'éditeur pour les articles
politiques, c'est-à-dire qui revoit la copie, la corrige, l'abrège, s'il y a lieu, et
la classe. Dans plusieurs journaux, cette tâche laborieuse est partagée entre
deux personnes. Un rédacteur spécial, sous le titre de sovs-éditeur étranger,
est chargé de parcourir et d'extraire les journaux étrangers, de lire et de ré-
viser les dépêches des correspondans , et de les classer par ordre d'impor-
tance en élaguant tout ce qui est dépourvu d'intérêt. Le traitement du sous-
éditeur varie de J2 à 15,000 francs. C'est là l'état-major du journal; mais
l'éditeur seul connaît les écrivains auxquels il demande les articles politiques,
leur nom n'est jamais prononcé dans les bureaux ni écrit sur les livres, ils
sont rétribués à tant par article, et la dépense de ce seul chapitre ne peut s'é-
valuer à moins de 40 à 50,000 fr. par an. Les comptes-rendus des deux cham-
bres exigent un chef de la sténographie à 12,000 francs, et quinze sténo-
graphes à 8,000. Les comptes-rendus des douze ou quinze juridictions de
l'Angleterre, confiés d'ordinaire à autant d'avocats, coûtent un millier de
francs par semaine, hormis pendant les vacances des cours. 11 y a encore les
assises de province et les quinze tribunaux de simple police. Quelques jour-
naux y attachent des rédacteurs spéciaux; d'autres se contentent de ce qui
leur est apporté par les coureurs de nouvelles à deux sous la ligne. On voit
que la partie judiciaire du journal exige à elle seule toute une armée. La plu-
part des jurisconsultes célèbres de l'Angleterre ont commencé par être atta-
chés comme rédacteurs à l'un des grands journaux. Le dernier rédacteur im-
portant que nous rencontrions est le rédacteur de la Bourse, qui a au moins
10,000 francs de traitement. Deux rédacteurs spéciaux sont en outre attachés
aux deux grands marchés de Mark-Lane et de Mincing-Lane, et une petite
dépense est aussi nécessaire pour se procurer exactement et de bonne heure
les relevés des marchés secondaires, c'est-à-dire des marchés aux bestiaux,
aux fourrages^ à la viande, au poisson, aux légumes, au charbon. Mentionnons
en dernier lieu les rédacteurs tout à fait subalternes qui sont chargés des théâ-
tres, des concerts, des courses et des expositions artistiques.
Cette liste formidable du personnel, et par conséquent des dépenses d'un
journal, est loin d'être épuisée, car nous n'avons pas dit encore un mot des
correspondances. La malle de l'Inde a été une des plus lourdes charges des
journaux anglais, à qui elle a coûté jusqu'à 250,000 francs par an. Il y a quel-
ques années, le Times, outre un traitement annuel de 2,500 francs, donnait
plus de 2,000 francs par voyage à un courrier, à la condition de faire en
soixante-seize heures le trajet de Marseille à Calais, et d'apporter ainsi, avec
quelques heures d'avance sur la poste, un sommaire en dix hgnes de la malle
de l'Inde. Cette dépense se renouvelait tous les mois, et s'ajoutait à toutes celles
qu'entraînait le courrier ordinaire. L'achèvement des chemins de fer fi-an-
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. Ô6
çais et l'établissement du télégraphe électrique auront pour effet de dimi-
nuer beaucoup tous ces frais. Au premier rang par l'importance, après la
malle de l'Inde, est la correspondance de Paris,, qui, avec toutes les dépenses
accessoires, coûte de 20 à 23,000 francs par an. Outre le correspondant ordi-
naire, chaque journal avait autrefois à Paris une personne chargée de recueil-
lir jusqu'à l'heure de la poste les débats des chambres françaises. Des corres-
pondans sédentaires sont établis à Berlin, à Vienne, à Naples, à Rome, à
Madrid et à Lisbonne. Ils sont envoyés d'Angleterre aux lieux où ils doivent
résider, et leur traitement varie de 4 à 6,000 francs par an. Un journal doit en
outre se procurer un correspondant dans chacmie des- localités suivantes :
Hambourg, Malte, Athènes, Constantinople, Bombay, Hong-kong, Singapore,
New-York, Montréal, la Jamaïque. Il faut également entretenir un agent à
Boulogne pour les dépêches françaises, à Alexandrie pour la malle de l'Inde, à
Boston et à Halifax pour les nouvelles des États-Unis et du Canada. Comme
la malle des États-Unis part de New-York et fait escale à Boston et à Halifax,
on expédie dans ces deux villes, par le télégraphe électriqpie, les nouvelles ar-
rivées après son départ. Malgré ce grand nombre de correspondans, chaque
fois qu'mie révolution ou une guerre éclate dans un pays, qu'un événement
considérable doit s'accomplir dans unç ville, que des fêtes extraordinaires ou
de grandes manœuvres sont annoncées, on ne manque jamais d'y envoyer un
correspondant spécial. Enfln, pour avoir promptement les nouvelles de tous
les arrivages et des sorties des bâtimens, les mouvemens des escadres, les pro^
motions dans la marine, les journaux ont un correspondant attitré dans les
douze ou quinze ports principaux d'Angleterre, et spécialement à Douvres, à
Southampton et à Liverpool. En résumé, on ne saurait évaluer à moins de
150,000 francs la dépense totale des correspondances; ajoutez-y 230,000 francs
pour frais d'impression et de tirage, et de 230,000 à 300,000 francs pour la ré-
dacti(jn proprement dite, et vous arriverez au chiffre énorme de 700,000 fr.,
indépendamment du droit sur le papier, du timbre et du droit sur les an-
nonces.
En présence de pareils chiffres, on cesse de s'étonner du petit nombre des
journaux anglais. La nécessité de réunir un capital de plus d'un million avant
de songer à la imblication d'un seul numéro, la perspective de voir la plus
grande partie de ce capital absorbée en quelques mois par les frais de premier
établissement et les dépenses courantes, la difficulté de rassembler un per-
sonnel qui ne soit point au-dessous de sa tâche, sont autant d'obsta(;les de na-
ture à arrêter ceux qui voudraient s'aventurer dans la carrière périlleuse du
journalisme. On peut regarder les journaux actuellement existans comme en
possession d'un véritable monoi>ole, jusqu'au jour où la suppression du timbre
et du droit sur le papier viendra modifier cet état de choses. Aussi est-ce à
peine si, depuis le commencement du siècle, deux ou trois tentatives ont été
faites pour créer des journaux politiques nouveaux. De 1823 à 1830, on vit un
journal, fondé dans la pensée de faire concurrence au Times, se transformer
plusieurs fois et devenir successivement le Jour [the Day), le Nouveau Times,
le Journal du Matin, sans obtenir, sous aucun de ces titres, la faveur publique
et les moyens d'exister. Vers la,mcme époque, Murray, le célèbre libraire, qui
était en relations avec tous les littérateurs du teirips, crut qu'avec le concours
96 BEVUE DES DEUX MONDES.
des auteurs les plus en vogue il ne pouvait manquer d'éclipser tous les jour-
naux : il fonda à grands frais leliepresentative, qui comptait M. Disraeli parmi
ses actionnaires et sans doute parmi ses écrivains. M. Murray abandonna la
partie au bout de quelques mois, après avoir perdu près de 400,000 francs.
Quelques années plus tard, vers 1836, des écrivains radicaux essayèrent de
transformer le Public Ledger en un journal politique à grand format auquel
ils donnèrent le nom de Constitutionnel. Au bout de quelques mois, il fallut re-
noncer à cette tentative, qui coûta 130,000 francs à ses auteurs. Depuis l'appa-
rition du Morning Jdvertiser en 1793, un seul journal a su triompher de tous
les obstacles et se faire une place dans la presse : c'est le Daily-Neivs, qui
date de 1846, et qui a par conséquent six années d'existence.
Plusieurs des écrivains qui ont fondé le Daily News avaient appartenu
précédemment au Chronicle : ils avaient donc la pratique du métier, et, mal-
gré quelques erreurs coûteuses, ils évitèrent la plupart des fautes qui font
échouer les entreprises nouvelles. Le Daily News, à ses débuts, parut sur
huit pages, et tout à fait sur le même pied que les journaux du matin : seu-
lement, comme il avait besoin de se faire connaître et de conquérir la popu-
larité, il déploya une grande activité et fit de véritables tours de force. Ainsi,
lors de la fameuse séance dans laquelle sir Robert Peel développa son plan
financier et proposa l'abolition des corn-laws, le ministre ne finit de parler
qu'entre deux heures et demie et trois heures du matin, et à cinq heures le
Daily Neivs se vendait dans Londres , contenant m extenso le discours du
premier ministre; à huit heures, il arrivait à Bristol et à Liverpool par des
convois spéciaux; à raidi, il était en Ecosse, et le lendemain, à dix heures du
matin, il arrivait à Paris : le chemin de fer du Nord ne marchait pas encore.
Une pareille célérité dans l'impression et la distribution d'un journal était
encore sans exemple. Au bout de six mois, quand le Daily News eut constaté
sa vitalité et montré ce qu'il pouvait faire, il se réduisit tout d'un coup à
quatre pages très-compactes, et il se vendit deux pence et demi ou cinq
sous. C'était tout ce qu'il en coûtait pour lire les autres journaux dans les
cabinets de lecture de la Cité. Le Daily News prétendait donner à moitié prix
un journal complet : il essayait d'accomplir en Angleterre la révolution qui
s'était opérée dans la presse française douze ans auparavant. Ce dessein, hau-
tement avoué, souleva contre le nouveau journal une véritable tempête qui
servit à le populariser. Le Tiines entreprit de démontrer, par des calculs, que
la tentative du Daily News devait conduire promptement ce journal à la
ruine. Le Daily News sembla le reconnaître lui-même lorsque , le 27 jan-
vier 1847, il se mit à trois pence ou six sous. 11 lutta courageusement à ce prix
pendant deux ans, et, par l'attrait du bon marché, il arriva à avoir un moment
jusqu'à vingt-trois mille lecteurs ; mais il ne put se soutenir plus longtemps,
faute d'une clientèle d'annonces suffisante, et il dut renoncer à sa tentative.
Une circonstance qui avait servi ses débuts contribua à sa défaite. Au moment
où naissait le nouveau journal, une lutte acharnée était engagée entre le Times
et le Herald. A la suite d'explorations laborieuses, par des sacrifices d'argent
considérables et à force de persévérance, le Times avait réussi à accomphr ce
que le gouvernement anglais n'avait pu faire : il avait organisé un service
mensuel de dépèches entre'l'hide et l'Angleterre par la voie de Suez et d'A-
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 97
lexandrie. Pour alléger le poids d'une dépense qui s'élevait à 250,000 francs
par an, le Thnes s'engagea à communiquer ses nouvelles en temps utile au
Chronide et au Post,k\di condition qu'ils supporteraient leur quote-part des
frais. Le Herald fut exclu de cet arrangement. Le propriétaire du Herald,
homme entreprenant et actif, résolut non-seulement d'avoir des courriers
comme le Times, mais même de gagner de vitesse ses rivaux. Assuré de la bien-
veillance du gouvernement français, il organisa de Marseille à Boulogne un
service de relais de poste; il acheta en outre à la compagnie commerciale de
la navigation à vapeur le meilleur de ses bateaux à vapeur, VOndine, qui eut
ordre de stationner dans le port de Boulogne, de sortir en rade à marée basse
et de chauffer jour et nuit, afin d'être toujours prête à transporter en Angle-
terre, contre vent et marée, les dépêches de l'Inde dix minutes après leur arri-
vée à Boulogne. Grâce à ces moyens extraordinaires, le Herald eut plusieurs
fois la bonne fortune de devancer le Times pour les nouvelles de l'Inde; mais
comme une seule administration ne pouvait supporter de si lourdes charges,
il avait mis le Daily Neios de moitié dans la dépense. Ce fut un grand avan-
tage pour le nouveau journal de trouver une organisation toute prête, et les
victoires du Herald lui profitèrent autant qu'à son allié; mais le Times, qui
avait surtout à cœur de détruire le Daily Neios, comme représentant du jour-
nalisme à bon marché, ouvrit des négociations avec le Herald. Un jour, le
Daily Netcs reçut les éi)reuves de la malle de l'Inde trop tard pour en faire
usage, et trouva le lendemain dans le Times et le Chronide les mêmes nou-
velles que dans son associé. Le mois suivant, les courriers du Times ayant eu
l'avantage, le Times communiqua fraternellement une épreuve au Herald,
et le Daily News parut seul sans nouvelles de l'Inde. La défection du Herald
était manifeste; elle eut pour conséquence une rupture. Le Daily Netos, au
lieu de lutter à deux contre trois, se trouvait désormais seul contre quatre.
Dans ces conditions, il lui fut impossible de conserver ses prix : le 1" février
1849, il reprit le format de huit pages et se mit à dix sous comme les autres
journaux. Dès lors, la coalition qui s'était formée contre lui n'avait plus d'ob-
jet ; ses adversaires lui ouvrirent leurs rangs et cessèrent une guerre onéreuse
pour tous. Aucune tentative pour fonder un journal n'a eu lieu depuis le Daily
News. L'année dernière, nous avons vu annoncer pendant assez longtemps
un journal qui devait porter le nom du Politician; mais nous ne croyons pas
qu'un seul numéro ait paru.
Non-seulement le nombre des journaux ne semble pas devoir s'accroître sous
l'empire de la législation actuelle, mais on peut dire qu'il tend plutôt à se res-
treindre. Si après l'abaissement du timbre, en 1836, tous les journaux sans
exception ont vu le cercle de leurs lecteurs s'étendre, cette augmentation n'a
pas tardé à faire place à un mouvement en sens contraire, ainsi que cela ré-
sulte du tableau suivant, qui présente le nombre des feuilles que chacun des
journaux quotidiens de Londres a fait timbrer de 1837 à 1850. Ces chiffres,
puisés aux sources officielles, établissent qu'à partir des années 1843 ou 1844,
tous les journaux, à deux exceptions près, ont vu décroître régulièrement leur
publicité. h'Jdcertiser, qui n'a point perdu, doit ce privilège à sa position
toute spéciale, qui lui ouvre tous les restaurans et toutes les tavernes. Quant
au Times, il a vu quadrupler sa clientèle.
TOME I. 7
m
BE^XE DES DEUX MONDES.
u
SCN.
>r.
TIMES.
ADVERTISER
DAILY KEWS
UERALD.
CHRONICLE.
POST.
GLOBE.
TOTAL.
<
STA.NDARD.
«837
3,065,000
1,380.000
1,928,000
1,940,000
733,000
2,988,000
12,036,000
1838
3,065,000
1,56,5,223
—
1,92.>,000
2,730,000-
873,000
3,339,000
13,519,220
1839
4,300,000
1,533,000
—
1,820,000
2,028,0(10
1,006,000
3,161,000
13,8.30,000
1840
5,060,000
1,5,30,0(10
—
1 ,956,000
2,073, .500
1,1-25,000
3,318,800
1.5,084,.500
1841
5.650,000
1,470,000
—
1,630,000
2,079,000
1,163,210
3,319,000
1.5,313,210
1812
6,303.000
1,445,000
—
1,. 559, 500
1,918,300
1,193,025
3,27i,0.30
15,697,075
1843
«,230,000
1,. 334, 000
—
1,.>1 6,000
1.784,000
1,900,000
2,966,123
15,9.jO,000
1844
6,9(0,000
1,413,000
—
1, 608,07 (K
1,6-28,000
1,002,000
2,610,000
1.3,163,070
1845
8,100,000
1,440,000
—
2,018,023
1,554,000
1,200, .300
2,796,500
16,709,025
1846
8,9.50,000
1,480,000
3,320,500
1,752,.30O
1 ,336,000
1,4 30,. 500
2,648.000
21,067,500
1847
9,203,230
1 ,300,000
3,477,000 1,510,00(J
1 ,233,000
990,100
2,2.58,.5(!0
20,173,830
1848
11,025,000
1,338,000
3,530,638 1,3: 5,000
1,1.Ï0,3()4
96.'<,.500
2,265.812
21,809,234
•1849
11, ,301», 000
1,. 5-28, 200
1,375,000 1,147,000 937,.500
903,000
2,042,000
19.234,700
1830
11,900,000
1,349,843
1,132,000 1 1,139,000
912,347
828,000
1,911,300
19,391,843
Ce tableau prouve irrécusablement deux faits : le premier, c'est que les
feuilles annuellement envoyées au timbre se sont élevées de douze millions à
dix-neuf, et que la publicité générale s'est par conséquent accrue de SO pour
iOO; le second, c'est que le nombre total des lecteuï-s ayant augmenté, et tous
les journaux, sauf un seul, ayant perdu des leurs, le journal favorisé a dû
bénéficier non-seulement de l'accroissement régulier des lecteurs, mais aussi
de tout ce que ses confrères ont perdu. On peut donc dire que le Times,
qui a déjà la plus grosse part des annonces, tend à absorber graduellement
toute la masse abonnable, et prévoir qu'il demeurera seul le jour où ses em-
piétemens ne laisseront plus aux autres journaux qu'une clientèle insuffi-
sante à cou\Tir leurs frais. Cette hypothèse serait déjà un fait, si les journaux
anglais ne pouvaient compter que sur la vente de leurs numéros, et si les an-
nonces ne leur donnaient les moyens d'exister. Aussi le principal sujet d'a-
larme des concurrens du Times est-il moins la diminution du nombre de
leurs lecteurs que le dépérissement de leurs annonces. 11 suffit de feuilleter la
collection d'un journal anglais pour se convaincre que l'espace occupé par les
annonces est moindre que par le passé. On peut tirer encore de tous ces faits
cette conclusion, bonne à méditer pour les législateurs et les écrivains, que
partout où des taxes comme l'impôt sur les annonces et le timbre rendent la
publicité coûteuse, les annonces, et avec elles les recettes, les moyens d'amélio-
ration, la possibihté des sacrifices, vont où se trouve la pubhcité la plus grande,
que par contre-coup les abonnés prennent le même chemin que les annonces,
et qu'il en résulte, au profit du journal dominant, un monopole que chaque
jour fortifid. Supposez le droit sur les annonces établi en France, ce qui arrive
en Angleterre au Times serait, entre des mains habiles, arrivé soit au Consti-
tutionnel, soit au Siècle.
Il importe d'ajouter que le timbre met obstacle aux envahissemens du Times
en rendant onéreux pour ce journal l'excès de la prospérité. Pour suffire aux
annonces qui affluent de toutes parts, le Times s'est mis à publier régulière-
ment des supplémens, de quatre et même de huit pages, entièrement remplis
d'annonces; mais ces supplémens sont assujettis au timbre comme le journal
lui-même : il en résulte que la dépense croit avec le nombre des exemplaires ;
au delà d'un certain chiffre, les frais croissans de papier, de tirage et de timbre
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 99
dépassent le produit des annonces, qui demeure invariable, et les supplémens
cessent de donner des bénéfices et donnent même de la perte. Le Thnes en est
là depuis qu'il a plus de 35,000 abonnés. Pour ne pas décourager sa clientèle
d'annonces et ne pas la faire refluer vers les autres journaux, il n'a pas voulu
renoncer à ses supplémens; mais il s'est astreint à n'en pu])lier que trois fois
par semaine. Ces supplémens qui, tirés à 10,000 exemplaires, représenteraient
un revenu énorme, coûtent au journal plus qu'ils ne lui rapportent.
Les journaux du soir sont dans des conditions toutes différentes de celles des
journaux du matin. Les plus importans sont le Globe, le Stin et \e Standard.
Le Globe date de 1811; il fut fondé en même temps qu'un journal du matin
intitulé tke British Press, et par les mêmes personnes, qui voulaient faire à
la fois concurrence au Morning Post et au Courrier. Le journal du matin ne
tarda pas à périr; le Globe fut sauvé par l'habileté et l'activité de son rédac-
teur en chef, George Lane, et la persévérance de son principal propriétaire,
M. Thomas Chapman. En 1824, le Globe s'unit à un autre journal du soir, le
Traveller, dont le nom est encore joint au sien comme sous-titre, et dans les
quatre années qui suivirent, il absorba successivement cinq autres journaux
du soir, le Statesman, le True Briton, VEvening Chronide, la Nation et Y Ar-
gus, dont quelques-uns n'ont eu que quelques mois d'existence. Depuis que le
Chronide a changé de mains, le Globe est le seul représentant du parti whig
dans la presse; -il est l'organe reconnu de lord John Russell et de lord Grey.
Le Sun, qui date de 1792, a langui longtemps; de 1828 à 1830, il dépensa
400,000 francs en améliorations et s'acquit bientôt une grande réputation pour
l'abondance, la variété et la promptitude de ses nouvelles. Aujourd'hui en-
core, c'est le journal le mieux renseigné pour les courses : il donne chaque
jour avec une merveilleuse exactitude la liste des chevaux engagés, les prévi-
sions des connaisseurs et l'état des paris, ce qu'on pourrait appeler la cote de
la bourse hippique. En politique, le Sun soutient les opinions radicales ex-
trêmes; il touche même par certains côtés aux écoles socialistes. En religion,
il est partisan du système volontaire; il est par conséquent l'adversaire de toute
subvention au clergé, de tout lien matériel entre l'église et l'état. En économie
politique, il est l'organe de l'école qui s'intitule anti-bullionisfe, qui poursuit
l'abolition de la monnaie métallique et l'emploi exclusif du papier-monnaie.
Le mieux fait et le plus intéressant des journaux du soir, celui dont la rédac-
tion est la plus littéraire, est le Standard, fondé en 1827 pour combattre l'é-
mancipation des catholiques et la réforme électorale. Il est encore dirigé,
comme au premier jour, par un écrivain à idées très-arrêtées, mais d'un re-
marquable talent, le docteur Giffbrd. Les journaux du soir ont à supporter
beaucoup moins de frais que les journaux du matin , parce qu'ils sont néces-
sairement primés par ceux-ci pour une grande partie des nouvelles. Les réu-
nions électorales, les banquets politiques, ayant lieu dans la seconde partie de
la journée, les feuilles du soir se bornent à résumer le lendemain les comptes-
rendus que les journaux du matin se sont procurés dans la nuit par l'emploi
de rédacteurs et de courriers spéciaux. Il en est de même pour les séances de
nuit, pour les nouvelles de l'Inde et du continent. Les journaux du soir n'ont
donc besoin que d'un petit nombre de sténographes, et ils n'ont point cette
armée de correspondans qui surcharge le budget des journaux du matin. Il
100 REVUE DES DEUX MONDES.
leur suffit d'avoir un ou deux correspoudans en Irlande, et d'eûtretenir un
agent dans chacun des ports qui sont le point d'arrivée des malles, et spéciale-
ment à Liverpool et à Southampton. Cet agent n'attend pas qu'une malle entre
dans le port; dès qu'elle est signalée à l'aide de puissans télescopes, il va au-
devant d'elle en rade, se fait remettre les lettres et journaux à son adresse, les
jiarcourt chemin faisant, et, en abordant au port, il expédie à Londres par le
télégraphe électrique un sommaire des nouvelles apportées de la Péninsule,
des États-Unis, du Brésil ou des colonies. Souvent, avant que les passagers aient
pu débarquer, les nouvelles venues avec eux sont imprimées et criées dans
les rues de Londres, et commentées à la Bourse, Quand le général Parédès,
chassé du Mexique, se rendit en Angleterre, il prit passage incognito sur
la malle des Antilles qui aborde à Southampton. L'état de la marée n'étant
pas favorable, la malle dut attendre quelques heures avant d'entrer dans les
docks et de débarquer ses i)assagers. Parédès croyait que son incognito n'a-
vait pas été pénétré; quel ne fut pas son étonuement en mettant pied à terre
d'entendre les vendeurs de journaux crier à l'envi : « Les nouvelles impor-
tantes du Mexique! L'arrivée de Parédès à Southampton ! » Pendant que la
malle remontait la Soient, les nouvelles qu'elle apportait avaient eu le temps
d'aller à Londres, d'y être imprimées et de revenir à Southampton. Ce som-
maire des nouvelles, dont le détail sera dans les journaux du lendemain, et les
dépêches électriques expédiées le matin de Paris après l'apparition du Moni-
teur, de Bruxelles après l'arrivée de la poste de Berlin, constituent aux yeux
des hommes d'affaires et des spéculateurs l'intérêt des journaux du soir. Pen-
dant la durée des sessions, on cherche en outre dans, ces journaux la pre-
mière partie des séances de la chambre des communes qui commencent à
midi; et le Sun, grâce à l'habileté de ses sténographes et à la célérité de ses
compositeurs, s'est acquis une incontestable supériorité sur ses rivaux : il par-
vient à donner les débats parlementaires presque jusqu'à l'heure de la poste;
il ne s'écoule pas vingt minutes entre le moment où le dernier sténographe
quitte la plume et celui où le journal tout imprimé part pour la province.
Dans sa troisième édition qui paraît à dix heures du soir, il donne les débats
jusqu'à neuf heures et demie. Mais l'apogée des journaux du soir, ce sont les
temps de crise ministérielle où ils font des éditions d'heure en heure pour en-
registrer les allées et venues des hommes politiques.
Les emprunts perpétuels que les journaux du soir sont dans la nécessité de
faire à leurs confrères du matin devaient naturellement suggérer l'idée d'une
combinaison qui rattacherait l'une à l'autre une feuille du matin et une
feuille du soir. Nous avons dit que le Standard appartient au même proprié-
taire que le Herald, et cette union, qui d'un concurrent fait un auxiliaire,
n'est peut-être pas étrangère à la supériorité du Standard. La réunion de deux
états-majors en un doit entraîner .une économie considérable dans les frais
généraux, et les propriétaires peuvent utiliser pour le journal du soir les nou-
velles dont ils n'ont pu faire usage le matin, et qui risquent d'être défraîchies.
Ces avantages sont si bien appréciés, que le Globe et le Sun sont les seuls jour-
naux du soir qui soient complètement indépendans. L'Express, fondé en 18 i(i,
est vis-à-vis du Daily News dans la même situation que le Standard vis-à-vis
du Herald. Le Times est propriétaire de VEvening Mail, qui se pubhe de deux
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 101
jours l'un, et qui n'est que la réimi)ression, moins les annonces, des deux n -cy
méros du Times, auxquels il correspond. C'est une combinaison imaginée en
faveur des petites bourses qui ne peuvent faire la dépense d'un journal quo-
tidien. Dans le même but le Herald, outre le Standard, possède encore le
Saint-James Chronide, avec lequel s'est fondu le General Evening Post, et
qui no paraît également que trois fois par semaine. Le Chronide a publié
longtemps un journal quotidien du soir qui portait son nom : après une in-
terruption de deux ou trois ans, il a fondé, sous le nom d: Evening Journal,
une feuille du soir qui paraît de deux jours l'un, et qui n'est chaque fois que
la reproduction des deux numéros précédens du Chronide. Le prernier nu-
méro de Y Evening Journal a été publié le 6 octobre 1851.
Les annonces des journaux du soir sont généralement peu nombreuses; elles
peuvent se décomposer ainsi : quelques ventes immobilières, les livres nou-
veaux, et spécialement les romans, les revues et les brochures politiques, les
annonces des gens qui en mettent partout, débitans de pilules ou de remèdes
secrets, montreurs de curiosités, marchands d'objets confectionnés. Ce petit
nombre d'annonces permet aux journaux du soir de ne paraître que sur
quatre pages au lieu de huit, et leur format, en exceptant celui du Sun, est
un peu inférieur à celui des grands journaux français. La distribution des
matières est à peu près la même que dans les journaux du matin. La pre-
mière page est consacrée partie aux annonces, partie à la reproduction des ar-
ticles principaux des journaux du matin ou à l'analyse de leurs correspon-
dances. Les articles politiques, les nouvelles du jour, la bourse, les nouvelles
d'Irlande ou du continent, remphssent la seconde page. La troisième et la
quatrième sont dévolues aux débats du parlement ou, en l'absence des cham-
bres, aux comptes-rendus des réunions politiques. Les courses, les régates, les
tribunaux occupent l'espace qui demeure libre. Le mode de publication de ces
journaux nécessite une extrême rapidité dans la mise en pages : aussi chaque
matière commence-t-elle en haut d'une colonne, et, quand elle ne suffit pas
à remplir la colonne, le vide qui reste est comblé avec des historiettes, des
citations de liwes, des sentences morales composées d'avance à cet effet. Les
journaux du matin ont également recours à ce procédé quand les séances de
la chambre des communes, en se prolongeant dans la nuit, leur font craindre
de manquer les convois du matin.
Avant de parler des recettes des journaux anglais, citons encore quelques
chiffres qui donneront une idée des dépenses que ces recettes doivent couvrir.
Le Times a paru le 26 mai 1851 avec un supplément; ce jour-là il a versé au
trésor public 6,100 francs pour timbre, 1,600 francs pour droit sur le papier,
et 2,200 francs pour droit sur les annonces, en tout 9,900 francs. En 1850,
le même journal a acquitté 400,000 francs pour droit sur le papier, 500,000 fr.
pour droit sur les annonces, et 1,670,000 francs pour timbre, en tout 2 mil-
lions 570,000 francs, soit en moyenne 8,210 francs par jour de pubhcation.
Quelles recettes ne faut-il pas à un journal pour supporter des charges sem-
blables! Mais le jour où le Times acquittait 2,000 francs de droit d'annonces,
il contenait de douze à treize cents annonces distinctes, et le supplément seul
représentait une recette de 6,750 francs. Tous les journaux de la Grande-Bre-
tagne, pris ensemble, publient annuellement un peu plus de deux millions
102 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'annonces ou advertisements. C'est un chiffre considérable et fort supérieur
au nombre des annonces françaises, mais ce n'est guère que le cinquième des
annonces publiées aux États-Unis, et qu'on ne saurait évaluer à moins de dix
millions par an. Sur ces deux millions d'annonces, la presse de Londres peut
en revendiquer 900,000, dont le tiers à peu près appartient au Thnes. En effet,
le droit attribué au trésor étant de 1 franc 80 centimes, les 300,000 fr. payés
par le Times en 1830 représentent, en nombres ronds, 273,000 annonces, et à
ne prendre que 10 francs pour prix moyen de chacune, on trouve encore que
les recettes du Thnes, de ce seul chapitre, ont dû s'élever à près de 3 millions.
L'année 1843, tous frais payés, y compris l'intérêt du capital, a donné au
Times 730,000 francs de bénéiices nets; nous avons expliqué pourquoi ces bé-
néfices ont dû diminuer plutôt que s'accroître avec le développement exces-
sif qu'a pris la circulation de ce journal.
La vente des exemiilaires est la seconde source du revenu des journaux.
Nous disons la vente, parce que l'abonnement n'est point entré dans les ha-
bitudes anglaises. C'est une dernière trace de la condition première des jour-
naux, qui étaient faits pour être criés et vendus dans la rue. Plus d'un An-
glais répugne à l'idée de s'astreindre à recevoir toujours le même journal, et
à s'interdire de jjrendre au jour le jour la feuille qui se trouvera la mieux
renseignée ou la plus intéressante. Joignez-y l'instabilité d'une partie de la
population, sans cesse en voyage, et que le journal ne peut suivre dans toutes
ses pérégrinations. En France, les abonnés sont servis directement par l'ad-
ministration de chaque journal ; en Angleterre, le public est obligé de s'a-
dresser à un intermédiaire, le courtier ou vendeur de nouvelles [netvs vendor).
Le Daily Neivs, à sa naissance, a essayé d'introduire le système de l'abonne-
ment, en accordant aux personnes qui s'adressaient directement au journal
une légère remise ; mais cette tentative n'a point eu de résultat assez satisfai-
sant pour engager à y persévérer. Chaque administration renvoie à quelqu'un
des courtiers toutes les demandes qui lui arrivent directement. Ce système a
ses avantages et ses inconvéniens. Le public, habitué à ne traiter qu'avec les
courtiers, peut subir dans une certaine mesure leur influence, et le journal
peut être rendu responsable d'exigences, d'irrégularités ou d'exactions qui ne
sont pas de son fait. En outre, le journal ne connaît jamais le chiffre exact
de sa clientèle, et ne peut asseoir sur elle des calculs certains. 11 vit un peu
au jour le jour, exposé à tirer un trop grand nombre d'exemplaires et à perdre
timbre et papier, ou à ne faire qu'un tirage insuffisant un jour où la vente
dans les rues et aux stations des chemins de fer aura pris un développement
inaccoutumé; mais d'un autre côté l'interve .tion des courtiers dispense les
journaux de frais de bureaux onéreux, simplifie considérablement leur comp-
tabilité, et les garantit contre les non-valeurs. L'abonnement, qui, en France,
se paie d'avance, ne s'acquitte en Angleterre qu'à l'expiration du trimestre,
et le courtier est responsable vis-à-vis du journal, avec lequel il règle d'ail-
leurs chaque jour ou plutôt chaque semaine. Les maîtres de postes faisaient
autrefois l'office de courtiers, et la législation leur assurait même certains
privilèges : leurs journaux étaient reçus, par exemple, jusqu'à la limite du dé-
part. Les chemins de fer ont mis toute cette industrie de la commission entre
les mains d'un certain nombre de maisons dont quelques-unes sont fort con-
LA PKESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 103
sidérables, et placent annuellement jusqu'à cent millions de journaux, de
revues et de brochures. Ces maisons se chargent de distribuer les journaux
dans Londres, elles les font vendre au besoin dans la rue, elles les expédient
en province. Le timbre de dix centimes qui frappe les journaux anglais sert
.en même temps de droit de poste : il leur donne le droit de circuler gratis.
Cependant le transport par la poste est l'exception au heu d'être la règle, l'ad-
ministration des postes ayant eu l'habileté de ne point contraindre le public à
l'employer. Comme la poste n'apporterait les' journaux du matin que dans la
•soirée à Liverpool, à Manchester, à Birmingham, où les négocians tiennent
beaucoup à les recevoir avant déjeuner, les maisons de commission expédient
les journaux par les convois du matin, et les font distribuer à domicile par
leurs employés. Le chemin de fer transporte de Londres à Manchester pour
2 shilhugs (2 francs 50 centimes) cent livres pesant, qui représentent dix-
sept cents numéros des feuilles hebdomadaires et cinq cents numéros du Ti-
mes; les courtiers peuvent donc prendre le transport et la distribution à leur
charge, sans être obligés d'augmenter considérablement le prix de l'abonrie-
ment. Dans les petites villes, où le nombre des personnes qui prennent des
journaux est moins grand, il n'en est plus ainsi, et les courtiers sont souvent
obUgés d'ajouter un penny ou dix centimes au prix de chaque numéro, ce qui
élève l'abonnement d'mi sixième.
. Le Times possède un brevet d'imprimeur, et il cède aux courtiers au prix
uniforme de 40 centimes ses numéros, qui sont cotés à 50. Les autres journaux
sont imprimés et publiés sous la responsabilité d'un imprimeur patenté qui
prend le nom de piiblîsher, ou, comme nous dirions en français, d'éditeur ou
de gérant du journal. Le publîsher n'a d'autres fonctions que d'être respon-
sable aux yeux de la loi, de compte à demi avec Veditor ou rédacteur en chef.
.Outre la location de son brevet, il trouve la rémunération du risque qu'il
court dans une retenue sur la remise faite aux courtiers, qui ne traitent qu'a-
vec lui. Le journal passe au puhlisher chaque quire ou rouleau de vingt-sept
■exemplaires aux trois quarts du prix fort de 50 centimes. Le publîsher gagne
donc un quart sur chaque numéro vendu isolément dans les bureaux du
ournal, il gagne un exemplaire par qicire sur les numéros vendus aux librai-
res, aux papetiers, aux petits courtiers qui en prennent moins de vingt-sept
et auxquels il ne fait pas la remise entière; enfin il prélève une légère rete-
nue sur les grands courtiers qui prennent plusieurs rouleaux. Ceux-ci lui
font à leur tour une remise sur les demandes d'abonnement qui arrivent di-
rectement à l'administration et qu'il leur renvoie. En somme, chaque numéro
€St passé au publîsher à raison de 3 pence trois quarts, il est cédé aux cour-
tiers aux environs de 4 pence, et il est vendu 5 pence au public. La remise
de 20 à 25 pour 100 faite aux courtiers ne paraîtra pas trop considérable, si
l'on songe que ceux-ci prennent à leur charge toutes les non-valeurs, qu'ils
font l'avance de toutes les sommes représentées par la vente des numéros,
puisqu'ils ne rentrent dans leurs fonds qu'à la fin du trimestre; qu'en outre
ils sont obligés de faire prendre à leurs frais le journal aux bureaux , de le
plier, de le mettre sous bande, de faire écrire ou imprimer l'adresse que porte
la bande, et de faire transporter le journal ainsi préparé à la poste ou au
€hemin de fer.
104 REVUE DES DEUX MONDES.
Voici, du reste, comment se décompose le prix d'un journal anglais. — Avant
la diminution du timbre, le prix était pour le public de 7 pence ou 70 cen-
times. Le timbre, fixé nominalement à 40 centimes, n'en représentait en réa-
lité que 32 à cause de la remise de 20 pour 100 qu'accordait le trésor; le pa-
pier, à raison de 70 shillings les mille feuilles, revenait à 8 centimes la feuille,
en tout 40 centimes. Le rouleau était vendu aux courtiers 13 shillings ou
53 centimes l'exemplaire, il restait donc i 3 centimes par numéro pour cou-
vrir l'intérêt du capital engagé et toutes les dépenses du journal. La loi de
1836 abaissa le timbre de 4 pence à un, mais en supprimant toute remise.
On ne tarda point à essayer d'étabhr des journaux à 3 pence ou trente cen-
times. De ces 30 centimes, si on déduit 10 centimes de timbre, 10 centimes
de papier à cause de la dimension plus grande des journaux et de la rapidité
du tirage, qui exige l'emploi d'un papier solide et fortement collé, enfin
8 centimes pour la remise des courtiers, on voit qu'il reste 2 centimes par
numéro pour couvrir des dépenses que nous avons évaluées à 700,000 francs
pour un journal établi. A un million de feuilles par an, cela ne donnerait que
20,000 francs, et nous avons vu que la plupart des journaux ne vendaient
pas même un million de feuilles dans une année. Un journal est donc im-
possible, soit à 3 pence, soit même à 4. Au prix actuel de 5 pence, la vente
d'un million d'exemplaires ne produit encore que 120,000 francs à un journal,
et l'oblige à demander 600,000 francs aux annonces pour aligner les recettes
et les dépenses.
Nous avions besoin d'entrer dans ce détail pour faire comprendre pourquoi
dans un pays où la presse, est libre et honorée, où le besoin de s'occuper des
affaires publiques est universel, où l'agitation politique est dans les mœurs,
les journaux ont une clientèle très-restreinte. Un journal ne peut se donner,
nous venons de le démontrer, à moins de 30 centimes le numéro. A ce prix,
l'abonnement d'un an revient à 136 francs à Londres et à 170 en province :
or il a été dit dans l'enquête parlementaire dé 1831 qu'il n'y avait pas en
Angleterre une personne sur mille en état de s'imposer une pareille dépense.
C'est donc merveille que les journaux quotidiens de Londres, les seuls quoti-
diens de la Grande-Bretagne, soient arrivés à publier entre eux tous 60,000 nu-
méros par jour, ce qui donne un abonné par 300 âmes sur toute la population
des îles britanniques. On peut évaluer à 38,000 la part du Times, à 12,000
celle des autres feuilles du matin, et à 10,000 celle des feuilles du soir. Ces
chiffres ne sont point à comparer au tirage des feuilles importantes de New-
York ou de Paris. Les journaux quotidiens distribuent dans Londres les deux
tiers ou même les trois quarts de leurs exemplaires. Ce fait s'explique par le
nombre des établissemens publics, hôtels, restaurans, cafés, cabinets de lec-
ture, clubs, qui sont dans l'obligation de recevoir des journaux; mais la pres-
que totalité de ces exemplaires part le soir pour la province. Un nombre très-
considérable de personnes ne reçoit les journaux de Londres que de seconde,
de troisième et même de quatrième main. Quarante-huit heures après sa pu-
blication, le Times se place encore à raison de 10 centimes le numéro. L'im-
possibilité de se procurer à prix réduit une feuille de Londres peut seule
déterminer les gens à s'abonner aux journaux reproducteurs. Après avoir
passé de main en main, et circulé de Londres à la petite ville et de celle-ci au
LA PRESSE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. 105
village, les journaux ne sont pas encore au terme de leurs pérégrinations.
Comme la législation accorde la transmission gratuite aux colonies des feuilles
timbrées qui n'ont pas plus de huit jours de date, les courtiers reprennent ou
rachètent ces journaux fatigués pour les expédier au Canada, aux Antilles
ou en Australie, où s'achève leur destinée.
Les journaux anglais , par cette voie lente et détournée, pénètrent dans
toutes les classes et arrivent à la portée de toutes les bourses : il ne faudrait
donc pas calculer le nombre de leurs lecteurs par le nombre de leurs souscrip-
teurs cUrects. On doit reconnaître cependant qu'à l'inverse de tout ce qui a
lieu dans les autres pays, la grande publicité n'appartient pas en Angleterre
à la presse politique quotidienne; elle est le privilège des journaux hebdoma-
daires à trois pence, comme le 'Lloyd's TVeekly Paper, qui a 50,000 abonnés,
le yVeeklij Times, qui en a 40,000, les Neios of the IVorld, qui en ont 60,000,
et surtout des feuilles non politiques à 2 et à 4 sous, dont il se vend toutes
les semaines plusieurs centaines de mille. Le Family Herald, qui tire à
147,000 exemplaires par semaine, et le London Journal, qui tire à 130,000,
sont à la tète de ces sortes de publications. C'est là un côté curieux et peu
connu de la presse anglaise qui mérite que nous nous y arrêtions quelque jour,
mais dont l'étude n'entre pas dans le cadre que nous nous sommes tracé.
Nous avons essayé de faire connaître l'organisation des journaux anglais,
et de montrer au prix de quels elforts et de quels sacrifices ils se disputent les
lecteurs. Au fond, l'idée qui anime les écrivains anglais, c'est qu'un journal
est avant tout le serviteur du public, et qu'il ne mérite de vivre qu'à la condi-
tion d'être utile. Éclairer et renseigner ceux dont il a obtenu la confiance,
rassembler avec exactitude et activité tout ce qui peut instruire, distraire ou
servir le lecteur; porter à sa connaissance toutes les nouvelles, tous les faits, '
tous les documens qui peuvent le guider dans ses plaisirs ou ses affaires : tels
sont les devoirs qu'un journal anglais s'impose vis-à-vis du public. Ce n'est
donc point à tort que le peuple anglais aime et honore la presse, et met sa
liberté au rang d'un besoin national. L'estime et l'influence qu'il lui accorde
sont le prix mérité d'incontestables services. ,
Cucheval-Clarigny.
LA
GUERRE DE CHINE
D'APRES LES DOCUMENS CHINOIS,
China diiring the war and since the peace, by sir John Francis Davis. London, 1852.
La guerre que la Grande-Bretagne a entreprise en 1840 contre la Chine, et
qui s'est terminée le 26 août 1842 par la signature du traité de Nankin,
comptera assurément parmi les actes les plus mémorables du xix" siècle. Une
nation de trois cents millions d'âmes vaincue par une poignée d'Européens, le
plus grand empire de l'Asie ouvert au commerce et à la civilisation de l'Occi-
dent, tels sont les résultats de cette lutte, qui tient une place à part dans l'iiis-
toire contemporaine. La campagne de Chine a été souvent racontée. Les rap-
ports des chefs de l'expédition figurent dans la collection des blue-hooks, si
libéralement distribués au parlement. Plusieurs officiers, de retour en Angle-
terre, se sont hâtés d'écrire, pour l'amusement de leurs compatriotes, les im-.
pressions de voyage d'une armée anglaise en pays ennemi. Ici même on a
plus d'une fois raconté les événemens dont les côtes de Chine ont été le
théâtre de 1840 à 1842 (1). Tout n'est pas dit encore cependant sur la ques-
tion anglo-chinoise, et une publication récente est venue réveiller l'inté-
' (1) A l'époque même où les hostilités étaient ouvertes entre l'Angleterre et la Chine,
la Revue publiait, sur la question anglo-chinoise, dans ses livraisons du 15 février,
l^r mars, l^r et 15 juin 1842, xme série de lettres àe M. Adolphe Barrot, alors consul-
général de France à Canton. Plus récemment, dans ses Souvenirs d'une station sur les
côtes de l' Indo-Chine, M. Jurien de La Gravière a eu l'occasion de retracer les événemens
que la Chine a vu s'accomplir depuis 1842, notamment dans les livraisons du l«f sep-
tembre 1851 et du 15 mars 1852.
LA GUERRE DE CHINE d' APRÈS LES DOGUMENS GHINOIS. 107
rèt qui s'attache aux relations de l'Angleterre avec le Céleste Empire. Sous
ce titre : China durhig the war and s'mce the peace, sir John Francis Da-
vis, ex-gouverneur de la colonie de Hong-kong et plénipotentiaire de sa
majesté hritannique en Chine, nous montre sous un jour nouveau les grandes
affaires auxquelles il a pris part depuis le traité de Nankin ; il nous fait
toucher du doigt, par des révélations curieuses, quelques-unes des causes
qui ont laissé la société chinoise dans un état d'infériorité si marqué vis-à-vis
de l'Europe.
Les mœurs politiques et administratives de l'Angleterre permettent à cer-
tains personnages éminens de rendre compte des événemens au milieu des-
quels ils ont joué un rôle. Le gouvernement anglais ne redoute pas ces confi-
dences personnelles, destinées à jeter la lumière sur des faits généralement
peu connus. Il sait que les agens investis de sa confiance observeront dans
l'exposé ou dans la défense de leurs actes la discrétion et la mesure que com-
mande le patriotisme. Grâce a cette tolérance, qui s'accorde avec les institu-
tions d'un peuple libre, la politique extérieure de la Grande-Bretagne, discu-
tée chaque' jour au parlement et dans les meetings, possède de nombreux
historiens dont nous pouvons dès à présent recueillir le témoignage et que
l'avenir consultera avec fruit. C'est dans les rapports adressés ainsi à l'opi-
nion pubhque que se rencontre l'explication fidèle des incidens qui se sont
produits dans les régions les plus lointaines où s'exerce l'infatigable action
de la diplomatie anglaise. A ce titre, le livre de sir John Davis présente un
attrait particulier : il nous transporte à l'extrémité de l'Asie, au milieu des
armées chinoises, au sein même du cabinet impérial, sur un théâtre entière-
ment neuf, dont l'Europe, hier encore, devinait à peine les scènes étranges
et les aspects infiniment variés.
Quelle opinion le gouvernement chinois, avant la guerre de 18i0, s'était-il
formée de ces barbares avec lesquels il se préparait à entrer en lutte? Quelle
impression produisaient, à Pékin et dans les provinces, les événemens dont
chaque courrier apportait la nouvelle? En quels termes étaient rédigées les
instructions transmises aux mandarins et les dépêches que ceux-ci envoyaient
à l'empereur? En un mot, que se passait-il à l'intérieur de Tempire pendant
que l'escadre et l'armée anglaises promenaient si aisément leurs drapeaux
victorieux des rives duChou-kiang au golfe de Petchili? Voilà, à vrai dire, le
point de vue le plus intéressant, le plus nouveau surtout, à étudier dans
riiistoire de la campagne de Chine. Les correspondances saisies dans le cours
de l'expédition et traduites par le docteur Gutzlaff ont fourni à sir John Davis
les tableaux et les personnages du drame singulier qui se jouait derrière le
champ de bataille. Il faut suivre les péripéties de ce drame parfois comique,
dont le dénoûment amena l'union forcée et médiocrement assortie du Céleste
Empire et de l'Europe. Il y a là des enseignemens qu'il est utile aujourd'hui
de méditer, en présence du mouvement qui rapproche de plus en plus les in-
térêts de l'Europe et ceux de l'extrême Orient.
La Cliine passe avec raison pour un pays de lettrés. L'instruction y est en
grand honneur : chaque village possède une école où les enfans de la condition
la plus humble vont recevoir le premier enseignement. Dans les chefs-lieux de
districts et dans les capitales de provinces, les docteurs sortis victorieux des
108 REVUE DES DEUX MONDES.
concours expliquent et commentent devant une jeunesse nombreuse les
œuvres sacrées de Confucius et de Mencius. La quantité de livres qui s'imprime
et se vend dans le Céleste Empire est immense. Comment donc se fait-il que
les Chinois n'aient aucune notion sur les j^euples étrangers? Un lettré, un
membre de la célèbre académie des Han-lin, pourra aisément réciter de mé-
moire toutes les sentences des Sse-chou et remonter, de dynastie en dynastie,
aux époques fabuleuses de la mythologie chinoise, mais sa science ne fran-
chira jamais les frontières et ne cherchera point à s'enquérir des événemens
qui se sont accomplis dans le monde des barbares. Singulière nation, chez
laquelle l'ignorance des choses du dehors n'est, pour ainsi dire, qu'un trait
d'orgueil! Pour les politiques, pour les poètes, pour le vulgaire, il ne saurait
y avoir d'autre pays que l'Empire du Milieu, l'Empire des Fleurs, l'Empire
du Ciel : qu'importe le reste? Voyez sur la carte chinoise l'immense étendue de
territoire que s'adjuge la patrie de Confucius et l'avare portion qui est laissée,
comme par grâce, aux principautés d'Europe! Rien n'est plus sérieux que
cette flère confiscation du globe au profit de la race chinoise. Les mission-
naires jésuites admis pendant le dernier siècle à la cour de l'empereur
Kang-hi ont dressé quelques cartes où l'Europe et l'Amérique sont dessinées
avec plus d'exactitude; mais leurs travaux ne sont pas descendus à la portée
de l'enseignement populaire, qui se complaît dans l'ignorance classique des
géographes nationaux.
A la veille de combattre les Anglais, Lin, vice-rçi de Canton, voulut se
rendre compte des ressources de l'ennemi. Il savait bien que l'orgueil chinois
se faisait de grandes illusions sur la prétendue supériorité du Céleste Empire,
et le sentiment de la responsabilité qui pesait sur lui (il avait ordre de châtier
les barbares) lui inspira le désir très-naturel d'étudier avec quelque attention
la situation respective des peuples européens. C'était s'y prendre un peu tard.
Lin se mit bravement à l'œuvre; il lit recueillir en toute hâte les documens
étrangers qu'il put se procurer en Chine ou dans l'Inde; il consulta des Amé-
ricains ou des Russes qu'il pensait être fort peu intéressés dans le démêlé
anglo-chinois, et, à force de recherches et d'études, il parvint à réunir les
matériaux d'une vaste compilation qui fut imprimée en douze volumes, sous
le titre de Notes statistiques sur les royaumes de l'Ouest. Les extraits de cet
ouvrage cités par sir John Davis contiennent de singulières révélations.
Après avoir établi que les Anglais ont dans l'Ouest trois ennemis puissans, la
Russie, les États-Unis et la France, le document chinois découvre que laCochin-
chine, Siam, Ava et le Népaul inspirent à la Grande-Bretagne de vives inquié-
tudes. Cela posé, le savant compilateur indique très-sérieusement deux plans
de campagne : il propose, soit d'expédier à travers le territoire russe une
armée chinoise qui s'emparerait de l'Angleterre, soit d'envoyer une flotte de
jonques à la conquête du Bengale. — C'était un personnage éminent, un lettré,
un vice-roi, qui écrivait ou dictait de pareilles extravagances à l'usage de la
cour de Pékin : voilà les renseignemens qui devaient servir de base aux opé-
rations stratégiques des armées chinoises! Est-il besoin de démontrer quelle
influence désastreuse cette ignorance des faits les plus simples exerça sur les
destinées du Céleste Empire, sur la conduite de ses négociateurs et de ses gé-
néraux?
LA GUERRE DE CHINE d' APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 109
Toutefois ce qui paraît le plus extraordinaire, c'est que, pendant tout le cours
de la lutte, le gouvernement chinois, qui recevait à chaque rencontre de si
rudes leçons, s'opiniâ trait de plus en plus dans ses vieux préjugés et repoussait
comme une lumière importune les enseignemens que lui prodiguaient de
continuelles défaites. Il y avait entre les différentes classes de mandarins mili-
taires et civils une complicité de mensonge qui endormait dans une sécurité
fatale la cour de Pékin et transformait en victoires signalées les déroutes les
plus éclatantes. Les généraux chinois ne voulaient absolument pas être battus;
ils racontaient avec un superbe aplomb leurs fuites triomphales; dans les pro-
clamations qu'ils adressaient au peuple, dans les bulletins qu'ils envoyaient
à l'empereur, ils annonçaient en style pompeux la prochaine extermination
des barbares. Qui eût osé ne pas les croire sur parole? La nation chinoise est
élevée dans le respect du langage officiel : elle accueillait volontiers ces com-
munications, qui lui paraissaient d'ailleurs très-vraisemblables et fort natu-
relles, car il lui eût été bien difficile de s'imaginer que les troupes impériales
pussent être vaincues par une poignée d'étrangers. Aujourd'hui encore, le fait
est certain, les provinces intérieures demeurent convaincues que l'empereur
a triomphé de tous ses ennemis, et que les Européens ne doivent qu'à son
inépuisable clémence la faculté de résider et de trafiquer sur quelques points
de la côte. Dans la relation si intéressante de son voyage en Tartarie et au
Thibet, M. Hue rend compte d'une conversation qu'il eut avec deux Tartares
appartenant aux bannières de Tchakar, c'est-à-ihre à l'armée de réserve, qui
est convoquée seulement dans les grandes occasions : « Les Anglais, disaient
naïvement ces Tartares, ayant appris que les invincibles milices approchaient,
ont été effrayés et ont demandé la paix. Le saint maître, dans son immense
miséricorde, la leur a accordée, et alors nous sommes revenus dans nos prai-
ries veiller à la garde de nos troupeaux. »
Ce fut dans le port de Tinghae (Chusan) qu'eut lieu le premier engagement
entre les Anglais et les Chinois. Située en face de l'embouchure du fleuve
Yang-tse-kiang, qui traverse le Céleste Empire de l'est à l'ouest, et qui baigne
les murailles de Nankin, l'île Chusan est un point militaire et commercial de
la plus haute importance. Lorsque le chef de l'escadre fit sommer l'amiral chi-
nois de livrer la place, celui-ci parut fort étoni^é de voir que les Anglais fus-
sent venus de si loin lui chercher querelle : « C'est avec les gens de Canton
qu£ vous êtes en mésintelligence; allez donc attaquer Canton, et laissez-nous
en repos. » Lalogique de cetargumenttouchamédiocrementsirGordonBremer:
en neuf minutes, toutes les jonques rangées le long du rivage étaient détruites,
et le lendemain les troupes anglaises entraient à Tinghae. On trouva sur les
parapets des provisions de chaux pilée destinée à aveugler les barbares qui
essaieraient d'escalader les murs. Le gouverneur du Che-kiang ne pouvait
guère dissimuler ce grave échec. Dans son rapport, il parle assez légèrement
de quelques jonques coulées et de Tinghae prise, ou plutôt surprise par la faute
de l'amiral; mais il se hâte d'ajouter : « Attendons que notre grande armée
soit réunie, nous attaquerons les Anglais et nous les aurons tous vivans. » Le
gouverneur du Kiang-sou, Yu-kien, déploya dans son style plus de bravoure
encore que son collègue du Che-kiang. Voici en quels termes il rassurait ses
administrés : « Chassés de Canton et de Macao, où ils faisaient le commerce de
410 REVUE DES DEUX MONDES.
ropiura, les Anglais sont venus au Fo-kien, d'où ils ont été expulsés. Ils ont
profité d'un vent favorable pour remonter dans le nord. Us n'ont d'autres
ressources que leurs navires, qui tirent soixante pieds d'eau, et qui ne peuvent
par conséquent approcher de nos côtes... Que chacun de vous dorme tran-
quille ! Moi, qui depuis ma jeunesse ai lu une foule de livres sur l'art de la
guerre, et qui ai répandu la terreur de mon nom dans le Turkestan, je consi-
dère ces ennemis comme de faibles joncs. Malheur à eux s'ils osent venir à
nous !... » Un autre mandarin, adressant un long rapport à l'empereur à la
suite des mêmes événemens, annonçait qu'il suffirait de lancer quelques brû-
lots pour incendier la flotte anglaise, et qu'alors on pourrait « ouvrir sur les
navires le feu des batteries, déployer la terreur céleste et exterminer l'ennemi
sans perdre un seul homme. » C'est ainsi que les documens officiels écrivaient
l'histoire !
- Cependant l'empereur Tao-kw^ang fut un moment tenté d'ouvrir les yeux,
lorsque l'escadre anglaise, ayant à bord le plénipotentiaire Elliot, entra réso-
lument dans le golfe de Pctcliili, et vint -mouiller à l'embouchure du Pei-ho.
Jamais armée ennemie ne s'était aventurée si près de la capitale. Les projets
d'extermination furent ajournés. Le mandarin Kichen, qui remplissait alors
les fonctions de premier ministre, et qui s'était toujours montré hostile aux
mesures de violence prises par le vice-roi de Canton, voyait enfin triompher
sa politique, et il fut écouté avec empressement lorsqu'il s'offrit à éloigner
les Anglais par les voies de la conciliation. 11 fallait à tout prix délivrer l'em-
pereur d'un voisinage incommode. Kichen réussit. Ce résultat" doit être assu-
rément compté au nombre des plus beaux succès diplomatiques que la ruse et
le mensonge aient jamais remportés. Le mandarin se garda bien de faire con-
naître à l'empereur les exigences des Anglais, et à M. Elliot les décisions su-
perbes que la cour de Pékin se croyait encore le pouvoir de formuler en face
des barbares. Il supprima de part et d'autre les correspondances qu'il avait
mission d'échanger; il arrangea à son gré les demandes et les réponses, —
laissant croire au plénipotentiaire anglais que ses réclamations étaient favo-
rablement accueilhes, et qu'il y serait fait droit à Canton, — i)ersuadant à l'em-
pereur que les barbares étaient repentans et soumis, et qu'ils sollicitaient
humblement la faveur de rentrer en grâce. En un mot, il sut mentir tant et si
bien, que les Anglais commirent la faute de quitter le Petchili, et que l'empe-
reur, charmé de la fuite de ses ennemis, s'empressa de conférer à Kichen ges
pleins pouvoirs pour continuer à Canton l'œuvre de paix si heureusement
commencée.
Cependant sur les rives du Chou-kiang les affaires changèrent de face. Le
rusé mandarin comptait traîner les négociations en longueur, et il espérait
que tout se passerait en conférences. 11 avait vu l'escadre anglaise d'assez près
pour n'être point désireux de faire parler la poudre. Par malheur pour Kichen,
les dispositions de la populace de Canton étaient bien différentes : la décou-
verte d'un complot tramé contre les Anglais amena l'attaque et la destruction
des forts de Chuenpi, et Kichen, pour conjurer de plus grands malheurs, se
vit obligé de signer avec le capitaine Elliot une convention par laquelle il ac-
cordait aux Anglais une indemnité de six millions de dollars et la cession de
l'île de Hong-kong, en échange de l'abandoij de Chusan.
LA GUERRE DE CHINE ])' APRÈS LES DOGUMENS GHINOIS. 111
Comment annoncer à l'empereur ces tristes nouvelles? La situation était
délicate. En partant de Pékin, Kichen n'avait-il pas pris l'engagement de
mettre l'ennemi à la raison? Aussi rien de plus curieux que ses dépèches :
« Canton ne se trouvant pas encore eu état de défense, écrit-il d'abord, j'ai dû
consentir à un arrangement provisoire ; mais ces barbares m'ont causé tant
d'ennui, que je veux les exterminer à tout prix, et j'attends mon heure ! » —
a En vérité, dit-il dans un autre rapport, ces barbares n'écoutent rien ! leurs
officiers n'ont pas pu les empêcher de s'emparer des forts de Chuenpi. Depuis
ce moment, ils ont montré un vif repentir et ils sont pleins de crainte. . . » Enfin
la vérité parvint aux oreilles de l'empereur. Tao-kwang, qui avait ordonné à
Kichen « de lui envoyer dans des paniers les têtes des Anglais,» fut naturelle-
ment fort indigné de ne recevoir qu'un projet de convention qui lui enlevait
son argent et Hong-koug. Voici comment il répondit aux dépèches de Kichen ,
on ne saurait vraiment trop admirer un pareil langage dans la bouche d'un
vaincu : « Les Anglais devenant chaque jour plus extravagans, j'avais pres-
crit à Kichen de se tenir sur ses gardes et de profiter de la première occasion
pour ouvrir l'attaque. Au lieu de cela, il s'est laissé circonvenir et corrompre
par les Imrbares. Livrer Hong-kong aux Anglais, leur permettre de trafiquer à
Canton ! Est-ce que chaque parcelle de terre, chaque sujet chinois, n'est point
la propriété exclusive et inahénable de l'état? Honte sur Kichen! Qu'il soit
dégradé, couvert de chaînes et amené sous escorte à la capitale ; que ses biens
soient confisqués! ) Et l'infortuné Kichen, qui la veille possédait une fortune
évaluée, d'après les documens chinois, à plus de deux cents milUons, n'avait
plus que quelques pièces de cuivre lorsqu'il fut jeté en prison, la chaîne au
coul
11 y a pourtant des juges à Pékin. Kichen fut cité devant leur tribunal, et
il eut à se défendre sur treize chefs d'accusation. Son plus grand crime est
de n'avoir pas vaincu l'escadre anglaise : on lui reproche d'avoir invité le
capitaine Elliot à dîner, de s'être avili par la signature d'un traité, etc. Ki-
chen répond fort humblement qu'il a été victime de son ignorance; — qu'il
n'a pas invité à dîner le chef des barbares, mais que, celui-ci a^-ant faim après
une longue conférence, on lui a fait servir une collation; — que le traité con-
clu n'était qu'une feinte pour tromper les Anglais jusqu'à l'arrivée des troupes,
et que lui, Kichen, se proï>osait bien de ne pas tenir sa parole, etc. On voit,
par les pièces de ce singulier procès, quels sont, en matière de droit des gens,
les principes des mandarins chinois. Kichen fut condamné à mort, comme
coupable de trahison; mais l'empereur daigna lui faire grâce. MM. Hue et
Gabet l'ont retrouvé au Thibet; aujourd'hui il exerce les hautes fonction^
de gouverneur dans la province du Sse-tchouen, et il a de nouveau amassé
d'immenses richesses (1).
(1) Voici un extrait de la conversation fort curieuse que MM. Hue et Gabet eurent à
Lhasa avec Kichen : « Kichen nous demanda des nouvelles de Palmerston, s'il était tou-
jours chargé des affaires étrangères... — Et Ilu (Elliot), qu'est-il devenu? Le savez-vous?
— Il a été rappelé : ta chute a entraîné la sienne. — C'est dommage. Ilu avait un cœur
excellent, mais il ne savait pas prendre de résohxtion. A-t-il été mis à mort ou exilé? — Ni
l'un ni l'autre. En Europe, oii n'y va pas si rondement qu'à Pékin. — Oui, c'est vrai : vosman-
darins sont l)ien plus heureux que nous. Votre gouvernement vaut mieux que le nôti'»;
112 REVUE DES DEUX MONDES.
En môme temps que Kichen, on voit figurer au premier plan, sur le théâtre
de la lutte anglo-chinoise, le mandarin Elipou, qui avait passé de longues
années dans le gouvernement du Yunnan, province située au sud de la Chine,
sur les frontières de l'empire birman. 11 avait donc plus d'une fois entendu
parler de la puissance des Anglais dans l'Inde, et il devait apprécier les pé-
rils sérieux qui menaçaient son pays, lorsque la confiance de la cour le plaça
à la tête des deux Kiang. Elipou se rendit à son nouveau poste. 11 ne parta-
geait pas les illusions de Pékin; il n'avait point le feu sacré qui animait la
plupart de ses collègues, et cependant il avait reçu, selon l'usage, les instruc-
tions les plus énergiques. 11 devait protéger la côte des deux provinces qui
étaient le plus exposées aux attaques de l'ennemi, chasser les Anglais de Chu-
san, et soutenir, sur terre comme sur mer, l'honneur du drapeau impérial.
On s'empressait d'ailleurs de lui indiquer les moyens d'obtenir une victoire
signalée : il ne s'agissait que de construire des canons de fort calibre et de
remplacer les jonques chinoises, dont on reconnaissait un peu tard l'infério-
rité, par des navires de guerre semblables à ceux des Anglais. Les mandarins
à bouton rouge, qui tenaient conseil auprès de l'empereur, croyaient avoir
trouvé le secret infaillible. Peut-être éprouvaient-ils quelques remords en
s'abaissant à imiter les constructions navales de leurs ennemis, et eu aban-
donnant les formes traditionnelles de la jonque; mais la gravité des circon-
stances justifiait cette dérogation temporaire aux habitudes de l'empire. Le
sage Elipou se mit en devoir d'exécuter les ordres qu'il avait reçus. Une im-
mense fonderie fut établie à Chinhae, on y fabriqua de gigantesques pièces
de canon; malheureusement la plupart éclatèrent au milieu des artilleurs
improvisés que l'on avait fait venir du Fokien. Quant aux vaisseaux de ligne
qui étaient destinés à lutter avec tant de succès contre la flotte anglaise, il
fut impossible d'en dresser le plan. L'ingénieur que l'on avait chargé de cette
honorable commande ne put se tirer d'aiïaire qu'en se suicidant. Accusé par
ses ennemis d'incapacité et de tiédeur, Elipou se vit obligé, à son tour, d'en-
fler le style de ses rapports et de chanter victoire avec les autres mandarins.
D'après la convention provisoire signée à Canton, le capitaine Elliot s'enga-
geait à abandonner l'île Chusan. Dès que les troupes anglaises eurent évacué
Ting-hae, le gouverneur général des deux Kiang se hâta d'écrire à l'empereur
qu'à l'approche de l'escadre chinoise, composée de cent trente jonques et for-
mant trois divisions sous les ordres de trois généraux, les barbares étaient
partis de l'île « dans le plus grand désordre. » Cet innocent mensonge ne sauva
notre empereur ne peut tout savoir, et cependant c'est lui qui juge tout, sans que personne
ose jamais trouvera redire à ses actes. Notre empereur nous dit : — A'oilàqui est blanc...
Nous nous prosternons, et nous répondons : Oui, voilà qui est blanc. — Il nous montre
ensuite le même objet, et nous dit : Voilà qui est noir... Nous nous prosternons de nou-
veau, et nous répondons : Oui, voilà qui est noir. — Mais enfin si vous disiez qu'mi
objet ne saurait être à la fois ])lanc et noir? — L'empereur dirait peut-être à celui qui
aurait ce courage : Tu as raison;.... mais en même temps il le ferait étrangler ou déca-
piter. Oh ! nous n'avons pas, connue vous, une assemblée de tous les chefs ( tchoung-
ieou-y; c'est ainsi que Kichen désignait la chambre des députés). Si votre empereur
voulait agir contrairement à la justice, votre tchoung-teou'-y serait là pour arrêter sa
volonté. »
LA GUERRE DE CHINE I)' APRÈS LES DOGUMENS CHINOIS. 113
point Elipou. Le pauvre vieillard fut mandé à Pékin pour y rendre compte
de sa conduite; pendant trois jours, il attendit à genoux, à la porte du palais
impérial, la faveur d'une audience. Jugé comme Kichen, il fut condamné à
la déportation sur les rives du fleuve Amoor, où l'on exile les criminels de
la plus vile espèce. Second exemple de la grandeur et de la décadence des
mandarins !
Kichen avait été remplacé à Canton par un triumvirat de généraux ayant
à sa tète Yhshan, parent de l'empereur. Les Anglais remontèrent le Chou-
kiang et mirent le siège devant la ville (mai 1841). Bien qu'il eût écrit à Pékin
dépêches sur dépêches pour annoncer la défaite des rebelles, Yhshan fut
obligé de capituler. Voici enfin un rapport assez modeste; il n'est pas sans
intérêt de voir comment un général chinois s'y prend pour avouer qu'il n'a
point triomphé de tous ses ennemis : « Nos décharges d'artillerie se succé-
daient sans interruption; mais il était impossible de repousser tous les navires
des barbares. L'ennemi finit par débarquer : il attaqua les forteresses situées
au nord de la ville, et il lança tant de boulets et d'obus, qu'une foule de sol-
dats et d'officiers furent tués ou blessés. Les habitans encombraient les rues,
criant, se lamentant, nous suppliant de les sauver. A cette vue, le cœur me
manqua. J'allai demander aux barbares ce qu'ils voulaient. Ils me répondi-
rent tous qu'ils n'avaient pas encore reçu l'indemnité pour l'opium saisi, dont
la valeur s'élevait à plusieurs millions de iaëls. Ils ne réclamaient que le paie-
ment de cette somme; après quoi ils promettaient de se retirer aiT-delà du
Bogue. J'insistai alors pour qu'ils nous rendissent Hong-kong; mais ils dirent
que cette île leur avait été réguUèrement cédée par Kichen, et qu'ils pouvaient
en fournir la preuve écrite. Considérant que Canton courait le i>lus grand
danger et que tout, autour de moi, n'était plus que confusion et misère, j'ac-
cédai provisoirement à leur requête... Cependant je me mettrai plus tard en
mesure de reprendre Hong-kong. En ce moment, il me reste à vous supplier
de me punir, ainsi que mes collègues, pour les fautes dont nous nous sommes
rendus coupables, et je vous conjure en tremblant, au nom du peuple tout
entier, d'approuver les conditions de la paix. »
Lorsque les Anglais s'en furent allés (avec 6 millions de dollars, prix de la
rançon), Yhshan changea immédiatement de style. Il envoya à Pékin la tête
d'un soldat anglais en la présentant comme celle de l'amiral sir Gordon Bre-
mer. Un tel cadeau devait plaire à l'empereur. « J'ai reçu, dit Tao-kwang, une
dépêche de Yhshan annonçant que les barbares, après avoir attaqué la ville,
ont été deux fois repoussés. Notre courage a réduit l'ennemi à la dernière ex-
trémité. Les susdits barbares ont demandé humblement que l'on implorât en
leur faveur la grâce impériale. Votre sagesse a pensé qu'il ne fallait point leur
refuser la faculté de faire le commerce; mais en même temps vous auriez dû
leur ordonner de gagner immédiatement la pleine mer... Que les forts soient
remis en état de défense... Si les Anglais montrent la moindre velléité de ré-
bellion, vous les taillerez en pièces avec votre armée. » Peu de temps après
cette expédition sur le Chou-kiang, l'escadre anglaise fut assaillie par un af-
freux typhon. Tao-kwang, apprenant par les récits de ses mandarins que la
mer était couverte de cadavres , exprima sa satisfaction et ordonna que l'on
brûlât dans les pagodes de Canton vingt bâtons d'encens; il fit accomplir la
TOME I. 8
IIA REVUE DES DEUX MONDES.
même cérémonie à Pékin par quatre princes de la maison impériale. Il pul)lia
ensuite plusieui s édits annonçant au peuple que les Anglais étaient anéantis,
leurs soldats noyés et leurs navires coidés. En réalité, l'escadre avait réparé
très-promptement ses avaries . et le cabinet de Londres venait de placer à la
tête de l'expédition un nouveau chef, sir Henry Pottinger, qui devait causer
aux mandarins et à l'empereur tant de cruelles insomnies !
Les récits qui précèdent ne nous ont laissé voir que les correspondances
échangées entre les généraux chinois et l'empereur Tao-kwang : au-dessous
de ces nobles personnages, qui, par ignorance ou par calcul, composaient des
narrations si divertissantes, que disait et que pensait le peuple? On admet à la
rigueur que Tao-kwang, relégué dans sa capitale au fond d'un palais entouré
de plusieurs murailles , ait été plus ou moins longtemps dupé par ses plus
fidèles serviteurs, et qu'il ait ajouté foi aux bulletins de victoire qu'on lui
adressait de si loin; mais les Chinois, les soldats qui étaient si rudement menés
par les troupes anglaises, les habitans du littoral, qui voyaient passer et re-
passer à l'horizon l'escadre des barbares ; les citoyens de Canton, qui avaient
entendu le canon de l'ennemi et qui venaient de payer argent comptant leur
dernière défaite; en un mot ces millions d'hommes, acteurs ou témoins dans
les différens épisodes de la lutte, pouvaient-ils conserver la moindre illusion
et croire encore à l'invincible majesté du Céleste Empire? Eh bien! tous les
documens établissent que les masses populaires, si promptes à fuir devant les
forces anglaises, ne perdaient rien de leur imperturbable confiance. Ces dé-
sastres matériels dont il eût été bien difficile de contester les déplorables effets,
on les attribuait à l'incapacité des chefs, à la faiblesse de Kichen, qui n'avait
pas su rassembler à temps les troupes impériales , à la trahison d'un grand
nombre de Chinois qui s'étaient glissés dans les rangs ennemis. Ce dernier
motif se trouvait reproduit, par une préférence singulière, dans la plupart des
manifestes que les lettrés de Canton adressaient à la populace, en parajihra-
sant les maximes de Confucius. Les Chinois demeuraient ainsi persuadés qu'ils
n'avaient pu être vaincus que par des Chinois , et ils prenaient volontiers à
eur compte des triomphes déshonorés par la trahison. L'escadre britannique
avait à peine -quitté les eaux du Chou-kiang, que les murailles de Canton fu-
rent couvertes de placards où l'orgueilleux pinceau des lettrés vengeait en ces
termes l'honneur national : « Nous -sommes les eufans de l'Empire Céleste, et
nous sommes assez forts pour défendre notre pays. Nous n'avons pas besoin
de nos mandarins pour vous exterminer, et vous avez comblé la mesure de
vos crimes. Si le traité signé par nos chefs n'avait point mis obstacle à nos
projets, vous auriez éprouvé la puissance de nos bras. N'ayez plus l'audace
de nous offenser, car nous sommes décidés à faire un exemple. Vous ne pour-
riez cette fois nous échapper. » Ces déclamations ridicules, avidement lues et
chaudement applaudies par la populace, n'expliquent-elles pas les mensonges
officiels que les mandarins entassaient dans leurs dépêches? Dès que l'ennemi
n'était plus là, les habitans de Canton se croyaient sincèrement victorieux.
Comment les chefs auraient-ils tenu un autre langage? Ils écrivaient pour
ainsi dire sous la dictée de l'enthousiasme populaire, et ils annonçaient sur
la foi des placards que les Anglais allaient être foudroyés.
Investi du commandement supérieur de l'expédition britannique, sir Henry
LA GUERRE DE CHINE d' APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 115
Pottlnger comprit que le moment était venu de pousser vigoureusement les
opérations et d'en finir avec ce système de conventions provisoires qui aurait
dû lasser plus tôt la patience du capitaine Elliot. La campagne qu'il entreprit
immédiatement, avec la ferme résolution de ne déposer les armes que devant
ime capitulation régulif>re, aboutit, en peu de mois, à la signature du traité de
Nankin. L'île deChusan fut occupée de nouveau; Amoy, Koolongsou, Cliinhae,
Ningpo, Changhai, Chapon, tombèrent successivement au pouvoir des troupes
que les steamers de l'escadre transportaient de victoire en victoire, à la
grande stupéfaction des Chinois, émerveillés de voir des navires sans voiles
marcher contre le vent ou remonter le courant des fleuves. Les mandarins ne
se faisaient aucun scrupule de placer sous les yeux de l'empereur le récit de
leurs prétendus triomphes; leur style nous est connu. Cependant, à mesure
que l'ennemi pénètre au cœur de l'empire , les généraux ne paraissent plus
aussi sûrs d'eux-mêmes; on peut en juger par les stratagèmes étranges à l'aide
desquels ils comptent avoir raison des Anglais et qu'ils laissent discuter sérieu-
sement dans leur camp. 11 faut, dit l'un, envelopper les barbares dans des
nuages de fumée et les attaquer à l'improviste. Un autre propose d'expédier
une troupe de plongeurs qui brisera les gouvernails et pratiquera des voies
d'eau en perçant les coques des navires. Celui-ci demande que l'on prohibe
l'exjtortation du soufre et du salpêtre, afin d'enlever aux Anglais les moyens
de fabriquer de la poudre. Le vertige s'emparait ainsi de toutes les têtes, et
il enfantait les idées les plus grotesques. On trouva un placard qui engageait
les Anglais à retourner dans leur pays pour y avoir soin de leurs vieux pa-
rens. Ce conseil était sincère, car les Chinois pratiquent religieusement les
devoirs de la piété filiale. Dans une autre proclamation, le général Yiking
garantissait aux cypayes la vie sauve, s'ils s'abstenaient de tirer sur les Chi-
nois, et ib promettait le bouton de mandarin à ceux qui livreraient un offi-
cier. Il avait appris que les cypayes, les hommes noirs, comme il les appelait,
appartenaient à une race conquise par les Anglais ; il pensait donc qu'ils sai-
siraient avec empressement l'occasion de se débarrasser de leurs maîtres.
— Enfin, dit sir John Davis , on ramassa, dans un camp que les Chinois ve-
naient d'abandonner, la copie d'une lettre adressée au général anglais pour
l'inviter à remettre son armée entre les mains de Yiking, lequel, en retour
d'un si grand service, le recommanderait très-vivement aux bonnes grâces
du fils du ciel (l'empereur), — Voilà où en étaient réduits ces infortunés man-
darins ; ils ne savaient plus comment éloigner les barbares : menaces, prières,
conseils, mensonges, tout échouait contre les progrès de l'invasion; il fallait
donc affronter le courroux impérial, plus redoutable mille fois que l'armée
ennemie. On vit alors les généraux, et même les autorités civiles, préférer le
suicide à l'aveu d'une défaite. Ces incidens devinrent de plus en plus fréquens.
Ajoutons cependant que les suicides, en Chine, ne sont pas toujours mortels.
Après l'assaut de Tinghae ( Chusan ), le magistrat civil prit la fuite avec la
caisse, et se réfugia dans une île voisine; mais, au sortir de la ville, il eut
soin de déposer sur le bord d'un canal son costume de cérémonie et ses grandes
bottes de mandarin. On crut qu'il s'était noyé de désespoir, et il passa natu-
rellement pour un héros! ÎN'était-ce pas bien joué?... Par malheur, au bout
de quelque temps, l'espièglerie fut découverte, et notre mandarin, convaincu
116 REVUE DES DEUX MONDES.
de n'être pas noyé , se vit condamner à mort pour crime de désertion; il eut
l'esprit de faire commuer sa peine en celle de bannissement, puis il en fut
quitte pour une forte amende ; enfin il rentra tout à fait en grâce, et il fut
nommé gouverneur civil de Chusan inpartibus, pour reprendre ses anciennes
fonctions le jour où les barbares auraient évacué l'île. Il dut attendre cinq ans.
Dans l'intervalle , comme il s'était montré généreux à l'égard des prisonniers
anglais et qu'il pouvait ainsi rendre d'utiles services dans les négociations,
il fut adjoint aux plénipotentiaires chargés de conclure le traité de Nankin.
Telles sont, en Chine, les vicissitudes d'une carrière de mandarin.
Elipou lui-même nous est rendu. Nous l'avons laissé tout à l'heure déchu
de tous ses grades et condamné à terminer sa longue carrière sur les frontières
de la Sibérie, il était encore en route pour ce lointain exil, lorsqu'un exprès
le rappela à Pékin, où l'empereur, effrayé de la tournure que prenaient les
événemens, lui confia pour la seconde fois la direction des affaires. Après avoir
si longtemps écouté le parti qui, dans son conseil, prêchait la guerre à ou-
trance, Tao-kwang s'était enfin rallié à la politique de paix et de conciliation
dont les mandarins Kichen et Elipou avaient, dès l'origine, démontré rimi)é-
rieuse nécessité. 11 était las (et cela se conçoit) de recevoir chaque jour un
pompeux récit des victoires remportées par son armée et d'apprendre en même
temj^g que chaque jour les Anglais gagnaient du terrain et se rapprochaient
de sa capitale. 11 ne songea donc plus qu'à arrêter à tout prix la marche des
barbares. Tel fut le sens des instructions données à Ehpou, qui devait être
secondé, dans cette volte-face de l'orgueil chinois, par les lumières et la sa-
gesse du mandarin Kying, destiné à jouer un rôle si éminent dans la politique
extérieure du Céleste Empire.
Les deux messagers auxquels Tao-kwang confiait ainsi la branche d'oli-
vier, Elipou et Kying, étaient d'origine tartare. Il convient de placer ici une
curieuse remarque qui jette un nouveau jour sur le caractère des deux races
établies en Chine. Pendant tout le cours de la lutte, les mandarins qui repré-
sentaient, soit à Pékin, soit dans les provinces, l'élément tartare, c'est-à-dire
la race conquérante, semblaient pencher vers la paix. Les plus ardens con-
seillers de la guerre, les fanatiques, les sanguins, ceux qui ne voulaient jamais
entendre parler de transaction ni de trêve, c'étaient les mandarins de la race
conquise, les Chinois de la vieille roche, toujours prêts à s'indigner de l'indul-
gence qui épargnait les barbares. Ces lettrés à plumes de paon s'épuisaient à
rédiger de fières proclamations et à venger par des phrases le territoire violé;
mais, sur le champ de bataille, les autorités chinoises, si éloquentes dans le
conseil, ne se distinguaient le plus souvent que par la prudence exagérée de
leurs promptes retraites ; les chefs tartares, au contraire, se défendaient avec
résignation , et ils déployèrent parfois une noble intrépidité, à laquelle les
officiers anglais se sont empressés de rendre hommage. Il n'y eut jamais de lutte
sérieuse que là où les troupes tartares étaient engagées.
L'escadre anglaise a jeté l'ancre devant Nankin. Toute résistance est impos-
sible : les Tartares viennent de s'ensevelir bravement sous les ruines de Chin-
kiang-fou; les Chinois, mandarins et soldats, se sentent perdus; une éclipse
de soleil, sinistre augure, leur a prédit l'inévitable défaite. Elipou et Kying
rempUssent alors leur mission; ils subissent la loi du vainqueur, et, dans une
LA GUER^IE DE CHINE I)' APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 117
longue dépêche, ils annoncent à l'empereur la triste nouvelle : « Nous propo-
sons, disent-ils (pour notre crime la mort serait un châtiment trop faible),
nous proposons d'accueillir les demandes des Anglais. Nous savons bien que
leurs exigences accusent une avidité insatiable; elles n'ont toutefois pour objet
que l'intérêt du commerce, et elles excluent pour l'avenir toute pensée hostile.
Aussi, afin de sauver la province et de mettre fin aux calamités de la guerre,
nous sommes-nous déterminés à accepter ces conditions. Nous avons promis
aux Anglais, sur la foi du serment, que s'ils montraient quelque repentir pour
le mal qu'ils nous ont fait, et s'ils concluaient un armistice, leurs proposi-
tions seraient agréées...» Par un autre rapport, les plénipotentiaires chinois
rendent compte du progrès des négociations, dont Tao-kwang avait approuvé
l'ensemble, sauf quelques réserves. Il s'agit d'obtenir, pour les Européens, la
faculté de résider avec leurs familles dans les ports qui doivent être ouverts au
commerce. « Nous avons remarqué que les barbares subissent l'influence de
leurs femmes et qu'ils obéissent à la voix de l'affection. La présence des femmes
dans les ports adoucirait donc leur caractère et nous donnerait plus de sécu-
rité. Si les barbares ont auprès d'eux tout ce qui leur est*her et s'ils voient
leurs magasins abondamment garnis de marchandises, ils seront en notre
pouvoir, et nous les gouvernerons plus aisément. — Tout bien considéré, disait
Kying, nous avons placé notre sceau au bas du traité; au risque d'encourir le
mécontentement du grand empereur et d'attirer sur nos têtes les plus sévères
chàtimens, nous osons solliciter de nouveau la ratification de nos actes...» Et
le traité de Nankin, signé le 26 août 1842, fut en effet ratifié par l'empereur
Tao-kwang!
L'issue de la guerre de Chine ne pouvait être un instant douteuse. La civi-
lisation européenne et la discipline devaient infailliblement triompher. Ce-
pendant l'empereur ne possédait-il pas d'immenses ressources? Maître absolu
d'un vaste territoire, il disposait à son gré d'une population nombreuse et
fidèle : les impôts ordinaires et extraordinaires, les ventes de titres, les dons,
les exactions alimentaient son trésor, et l'on a calculé que les dépenses, du-
rant les deux années de lutte, s'étaient élevées à 230 millions. Les approvi-
sionnemens d'armes répondaient à tous les besoins, puisque les Anglais pri-
rent et enclouèrent, dans les villes et sur les champs de bataille, deux mille
trois cent cinquante-six pièces de canon; enfin, même dans les proclamations
ridicules dont nous avons cité quelques fragmens, il y avait un vif sentiment
de patriotisme, une foi profonde dans l'inviolabilité du sol, une haine ar-
dente de l'invasion étrangère. Devant une escadre anglaise et quelques régi-
mens bien commandés, tous ces élémens de résistance demeurèrent stériles.
L'empei-eur, tremblant dans son palais, dut capituler. L'histoire du monde
ne présente en aucun temps le spectacle d'une humiUation pareille. Jamais
non plus elle n'a démontré plus éloquemment la loi providentielle qui im-
pose à toutes les nations, à toutes les races, le devoir de se rapprocher, de s'u-
nir, d'échanger leurs idées et leurs richesses, et d'apporter en quelque sorte à
la masse commune le contingent de leur génie. Pourquoi la Chine fut-elle si
honteusement battue? Suffit-il d'accuser de lâcheté une nation entière? L'ex-
plication paraît simple, mais elle serait aussi injuste qu'injurieuse pour l'hon-
neur du Céleste Empire. Les Chinois, et surtout les Tartares, savent braver
118 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
le péril et sacrifier au besoin leur vie. Bien qu'ils placent les dignités civiles
au-dessus des dignités militaires, ils honorent, comme tous les peuples, le cou-
rage déployé dans le combat : ils ont souvent fait la guerre, ils ont remporté
des victoires, ils conservent dans leurs annales le souvenir de princes con-
quérans et de généraux glorieux. Cherchons donc ailleurs le motif de leurs ré-
centes défaites. Ce ne sont point les soldats de l'Angleterre, ce sont les armes
de l'Occident qui les ont vaincus : ils sont tombés victimes de leur ignorance,
non de leur lâcheté. Quelle résistance pouvaient-ils opposer avec leurs sabres
•à double lame, leurs fusils à mèche et leurs canons inofîensifs, à ces troupes
disciplinées dont chaque décharge lançait la mort dans leurs rangs? Dès que
le vent avait dissipé la fumée de leur artillerie qu'ils croyaient si formidable,
ils voyaient s'ébranler en bon ordre des bataillons intacts qui les mitraillaient
à coup sûr. Les Chinois fuyaient donc, quel que fût leur nombre, et la panique
leur donnait des ailes. A leurs yeux, les Anglais n'étaient plus des hommes,
mais des démons ! Comment la lutte n'eût-elle pas été inégale? La Chine, qui,
durant tant de siècles, avait persisté à se séparer de la grande famille hu-
maine, devait expier tôt ou tard son isolement orgueilleux. Pendant qu'elle
demeurait stationnaire et se fiait à la solidité de ses vieilles armures, les peuples
de l'Occident forgeaient le fer destiné à la conquérir; ils dérobaient à la science
les secrets de la guerre. En dédaignant de prendre part à cet enseignement
qui se transmet par le contact et se développe au foyer de la civilisation com-
mune, l'Empire Céleste se préparait d'éternels remords, car il en est des peu-
ples comme des hommes : malheur à ceux qui vivent seuls !
La Chine a toujours vécu seule. Étrangère aux progrès accomplis dans
l'art de la guerre, elle ignorait également les moyens de se ménager des al-
hances qui auraient pu, au jour du péril, lui venir en aide, et le caractère de
sa politique lui interdisait tout appel aux intérêts ou aux sympathies des
autres nations. Méprise grossière, dont les mandarins les plus éclairés du ca-
binet impérial reconnurent trop tard les funestes c&nséquences ! Dans la lutte
•engagée contre l'Angleterre, le Céleste Empire ne représentait-il pas, en dé-
finitive, la race asiatique attaquée par la race européenne? Et dès lors ne de-
vait-il point rattacher à sa cause tous les peuples de l'extrême Orient? Si les
alliés n'avaient point envoyé de troupes à Canton ou à Nankin, ils auraient
du moins opéré d'utiles diversions sur les frontières de l'Inde, et peut-être la
Grande-Bretagne eût-elle sérieusement réfléchi devant la perspective d'une
conflagration générale. En outre, est-il bien sûr que certaines nations de l'Eu-
rope et les États-Unis aient applaudi sans réserve à l'inîtiative prise par l'An-
gleterre pour forcer à coups de canon les portes de la Cliine? L'événement a
prouvé que le commerce du monde entier avait largement profité du triomphe
obtenu par les armes britanniques; mais, à l'époque où la guerre fut déclarée,
on craignait que l'Angleterre ne s'attribuât, après la victoire, des privilèges
•exclusifs, et ne se fît, suivant son habitude, la part du bon. Ces appréhen-
sions, qui furent complètement démenties, il faut le reconnaître, par les
clauses libérales du traité de Nankin, devaient exciter de vives défiances, que
l'habileté la plus vulgaire se fût empressée d'exploiter au profit de la cause
cliinoise. Enfin les conseillers de Tao-kwang pouvaient-ils ignorer à quel
point la Russie et les États-Unis sont jaloux des progrès de l'invasion anglaise
LA GUERRE DE CHINE I)' APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 119
■dans l'Asie orientale? Il y avait là, pour eux, les élémcns d'une imposante
médiation qui eût été en mesure de prévenir ou de pallier la honte des der-
niers désastres. Malheureurement le cabinet de Pékin ne songeait guère à ces
détails de politique extérieure, et sa diplomatie n'allait pas si loin.
Dès 1840, les Ghorkas , tribu puissante qui touche à la fois aux J^ontières
de la Chine et à celles de l'Inde, s'abouchèrent avec le ministre chinois qui
réside à Lhasa (Thibet), et lui offrirent leur concours contre les Anglais: ils
auraient pu, dit le ministre de Lhasa, envahir l'Inde, s'emparer du pays qui
produit l'opium, et tarir ainsi la principale ressource de l'ennemi; mais les.
(ihorkas demandaient qu'on leur envoyât d'abord des canons et des hommes,
et plus tard ils jugèrent prudent de demeurer neutres. Les empires d'Ava et
de Cochinchine gardèrent la même réserve, en sorte que, par son impré-
voyance et par suite du peu de confiance qu'elle inspirait, la cour de Pékin
perdit ses alliés naturels et resta seule exposée aux coups des barbares.
D'après les documens chinois consultés par sir John Davis, un officier russe,
accompagné d'un détachement de Cosaques, serait arrivé dans le Turkestan,
au commencement de 1841, en sollicitant la permission d'entrer en Chine.
L'empereur aurait répondu par un ordre d'expulsion et fait ramener l'officier
russe et ses Cosaques de brigade en' brigade jusqu'à l'extrême frontière. On
suppose que le but de cette mission était d'enseigner aux troupes chinoises le
maniement du fusil et la manœuvre du canon. Comment vérifier l'exactitude
d'un pareil récit? Les historiens du Céleste Empire ne sauraient être crus sur
parole, et cette apparition subite d'un officier russe à la frontière, ce refus
dédaigneux de rem])ereur, cet escadron de Cosaques expulsé si cavalièrement
et reconduit entre les rangs de gendarmes chinois, tout cela n'est probable-
ment qu'une fable sortie de l'imagination des mandarins. D'ailleurs, si le tsar
avait eu la pensée très-ambitieuse d'apprendre l'exercice aux Chinois, il lui
eût été fort aisé de connaître à l'avance les dispositions de la cour de Pékin
par l'intermédiaire du collège russe établi dans cette capitale. Les relations
avantageuses que la Russie entretient avec la Chine sur le marché de Kiakhta,
aux confins de la Sibérie, permettent jusqu'à un certain point de croire que le
tsar, désireux d'étudier de plus près la politique suivie à l'égard de l'Angle-
terre, aurait envoyé dans les provinces du nord, des émissaires chargés de lui
rendre compte des événemens. Peut-être encore quelque officier de fortune,
s'ennuyant au fond d'une garnison de Sibérie, sera-t-il venu offrir son épée
et ses services, à l'exemple de ces .nombreux officiers français, italiens, espa-
gnols, que l'on retrouve au milieu des armées asiatiques. En tout cas, mal-
gré le secret dépit que devait inspirer au gouvernement russe le triomphe des
Anglais, il n'est point présumable que les faits se soient passés officiellement
ainsi que le rapportent les documens chinois.
La France n'était point aussi directement intéressée que la Russie aux con-
séquences de la guerre. Depuis longtemps nous avons à peu près renoncé à dis-
puter à la Grande-Bretagne le rôle prépondérant en Asie : nous avons perdu
l'Inde; notre navigation et notre commerce sont presque nuls dans les mers de
l'extrême Orient. Fatale abdication que nous ont imposée les secousses révo-
lutionnaires et la triste issue de nos luttes européennes! La France devait
donc envisager avec une certaine indifférence les événemens qui mettaient
120 REVUE DES DEUX MONDES.
aux prises, à l'autre bout du monde, l'Angleterre et le Céleste Empire. Peut-
être eût-elle vu sans déplaisir l'ambition démesurée de sa rivale se briser
contre la grande muraille, car il arrive souvent que le patriotisme, égaré par
d'aveugles haines, se complaît dans les désastres d'autrui ; mais il faut laisser
au vulgaire ces préjugés étroits et stériles. Si l'on observe les choses de plus
haut, on reconnaîtra qu'il ne s'agissait point seulement d'une querelle sur-
venue entre l'Angleterre et la Chine à l'occasion de quelques caisses d'opium :
la civilisation, l'honneur même du nom européen, combattaient dans les rangs
de l'expédition britannique; c'était le génie de la vieille Europe qui se décidait
à demander raison d'injurieux dédains et d'humiliations trop longtemps su-
bies. Du jour où la Grande-Bretagne commençait le feu, les autres nations de
l'Occident étaient tenues de respecter, sinon d'appuyer, cette initiative qui
leur ouvrait les portes du plus vaste empire de l'Asie. Le gouvernement fran-
çais prit, dès l'oi'igine, cette louable attitude. Il garda la plus stricte neutralité;
mais il eut soin d'entretenir constamment sur les côtes de Chine un navire de
guerre qui suivait, sans les contrarier, tous les mouvemens de l'escadre an-
glaise. La Danaide, la Favoi'ite, l'Érigone, commandées par des officiers
du plus haut mérite, MM. Ducampe de Rosamel, Page et Cécille, remplirent
tour à tour cette mission délicate. En outre, un agent spécial, M. de Jancigny,
fut envoyé en Chine à bord de la frégate l'Érigone, pour étudier particulière-
ment les ressources que pouvaient offrir au commerce les marchés conquis par
les armes de l'Angleterre.
Il est assez curieux de connaître l'effet produit sur les Chinois par la pré-
sence de nos navires de guerre. Tantôt on nous supposait de sinistres projets,
et les mandarins donnaient ordre de se défier de nous, vu notre qualité de
barbares; tantôt, au contraire, notre paviUon apparaissait comme une menace
contre les Anglais. Yhking, qui, après l'occupation de Ningpo, fut placé à la
tête des troupes duChekiang, avec le titre de «général inspirant la terreur,»
crut devoir un jour rassurer ses compatriotes en leur disant, dans une procla-
mation, que les ennemis, réduits à la dernière extrémité, avaient été* obligés
d'implorer l'appui des Français, «peuple qui leur ressemble par le costume.»
On se figure aisément toutes les suppositions auxquelles l'imagination si fé-
conde des mandarins et des lettrés pouvait se livrer sur notre compte. Sir John
Davis a recueilli à ce sujet une pièce fort intéressante qui mérite d'être re-
produite textuellement : c'est un rapport adressé à l'empereur par Yshan, l'un
des généraux de l'armée de Canton.
«Pendant la douzième lune de l'année dernière (janvier 1842), les chefs
Jancigny et Cécille arrivèrent à Hong-kong à bord d'un bâtiment de guerre,
en annonçant que d'autres navires ne tarderaient pas à les joindre. Tandis
que nous prescrivions une enquête sur cet incident, on nous apprit que Cécille
était venu à Canton dans une barque, et les marchands hanistes nous dirent
qu'il désirait avoir une entrevue avec les mandarins. Nous dûmes considérer
que les Français avaient été respectueux et dociles dans leurs relations de com-
merce, tandis que les Anglais, en se montrant rebelles et en faisant la guerre,
avaient entravé le négoce des autres nations et provoqué ainsi de vifs ressen-
tiniens. Comme les chefs français ne demandaient qu'un entretien purement
officieux, nous avons cédé aux circonstances et nous nous sommes relâchés de
LA GUERRE DE CHINE d' APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 121
notre dignité, afin de combiner nos plans et de semer la division entre les
barbares. Pendant la conférence, Cécille déclara que son souverain avait eu
connaissance de la guerre engagée avec les Anglais et qu'il l'avait envoyé en
Chine pour protéger les navires français, et, au besoin, pour offrir sa mé-
diation. Nous avons répondu : « Votre souverain a toujours été obéissant et
dévoué, nous nous plaisons à le reconnaître. Les Anglais sont pervers, cruels,
incorrigibles; aussi ont-ils offensé toutes les nations. Puisque votre roi vous a
envoyé ici avec un navire de guerre, déployez votre vaillance, et alors nous
nous empresserons d'en référer au grand empereur, qui vous accordera, n'en
doutez pas, des faveurs extraordinaires. — Cécille répliqua que, si les Anglais
étaient en guerre avec la Chine, ils étaient en paix avec la France, et qu'il
n'avait, quant à lui, aucun motif pour commencer les hostilités. — Si je les
attaquais sans raison, ajouta-t-il, les autres peuples en seraient indignés; il
vaut bien mieux que l'Empire du Milieu cesse de faire la guerre et qu'il arrive
à conclure une paix honorable! — Nous lui avons alors demandé comment il .
croyait possible d'obtenir un arrangement. Il nous dit qu'il s'adresserait aux
Anglais, que si ses propositions étaient accueillies, toute difficulté disparaî-
trait, mais que si elles étaient rejetées, la guerre était inévitable. Comme à
cette époque les Anglais avaient encouru la juste indignation de votre ma-
jesté en s'emparant de Ningpo et de plusieurs villes, et que d'ailleurs le gé-
néral qui répand la terreur (Yhking) avait déjà reçu l'ordre de les exterminer,
nous ne pouvions autoriser Cécille à leur porter des paroles de conciliation.
L'officier français nous dit alors qu'il allait voir le général anglais, et que,
s'il obtenait quelque nouvelle, il se hâterait de nous la communiquer. Pour
répondre à ce bon procédé, nous résolûmes de lui décerner une récompense. »
Si l'on dégage de ce récit l'emphase chinoise, sur laquelle nous devons être
maintenant fort édifiés, il faut avouer que le sens, sinon le texte, des paroles
rapi)ortées par le mandarin de Canton paraît assez vraisemblable. Le cabinet
de Pékin eût été très-désireux d'employer à l'égard des Européens les moyens
de répression dont il fait usage à l'égard des pirates. On sait que les côtes de
Chine sont, de temps immémorial, exposées aux déprédations d'une piraterie
parfaitement organisée. Lorsque le pillage devient trop scandaleux, le gou-
vernement prend le parti d'offrir à l'un de ces forbans une bonne somme et
un bouton d'or ou de cristal, à condition que le nouveau mandarin donnera
la chasse à ses anciens complices. Cette politique est la seule qui obtienne
quelque succès, la marine impériale étant tout à fait incapable de se mesurer
avec l'ennemi. Les gouverneurs du littoral s'estiment très-heureux et se mon-
trent très-fiers de battre les pirates avec les pirates. De même ils avaient ima-
giné de battre les barbares avec les barbares, et la proposition que le général
chinois adressait, en janvier 1842, à l'honorable commandant de VÉrUjone
était aussi sérieuse que naïve. Quant aux réponses de M. Cécille, elles ne lais-
sèrent aucun doute sur l'attitude que la France entendait garder entre les
deux puissances belligérantes. Les mandarins en furent satisfaits au point
de les juger dignes d'une récompense impériale ; cependant elles ne pou-
vaient nous compromettre aux yeux des Anglais, et elles refusaient formelle-
ment aux Chinois l'appui matériel que ceux-ci se croyaient en droit de
réclamer.
122 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a encore dans le rapport d'Yshan un autre passage bon à citer. « Pen-
dant la seconde lune (mars 1842), Jancigny nous fit remettre une dépêche
dans laquelle il traitait également de la paix, en exprimant l'espoir que l'île
de Hong-kong serait laissée aux mams des rebelles. Après avoir examiné avec
plus d'attention la conduite de ces Français, nous reconnûmes qu'ils étaient
amis de l'Angleterre, qu'ils voulaient tirer parti de leur médiation, et qu'ils
songeaient à partager nos dépouilles. Alors nous ne les avons plus considérés
que comme des gens rusés et imbus des principes barbares. Nous avons re-
poussé leurs offres, en leur conseillant de ne point aider les rebelles, de peur
que les pierres précieuses et les pierres brutes ne fussent broyées dans le
même mortier. Toutefois nous leur avons promis une récompense, s'ils vou-
laient s'employer au service de la Chine, et en même temps nous avons recom-
mandé à nos officiers d'avoir toujours l'œil sur eux... » Ce rapjwrt, dont le
début décorait presque un officier français de la plume de paon, et dont la fin
. nous remet si brusquement à notre place de barbares, ne fut communiqué
à l'empereur qu'au mois d'août 1842, c'est-à-dire au moment où EUpou et
Kying signaient le fatal traité de Nankin. M. le commandant Cécille, ainsi
que M. Page, qui avait intrépidement remonté le Yang-tse-kiang avec sa cor-
vette, étaient conviés à assister à ce grand acte, et dans la suite les mandarins
regrettèrent plus d'une fois de n'avoir point compris les paroles sincères et
désintéressées que leur apportaient les agens de la France.
Par la conclusion du traité de Nankin, les Chinois s'engageaient à rem-
bourser une forte indemnité, 21 millions de dollars', représentant les frais de
l'expédition (les peuples battus j^ar les Anglais paient toujours l'amende). L'île
de Hong-kong était cédée en toute propriété à la couronne britannique; les
étrangers obtenaient la permission de résider et de trafiquer dans cinq ports,
sous la protection de consuls investis d'attributions et de privilèges fort éten-
dus; le monopole des marchands hanistes était aboli, et le commerce devenait
complètement libre; les droits d'entrée et de sortie sur les marchandises
étaient fixés par un tarif spécial; l'opium ne figurait pas dans ce tarif, il de-
meurait officiellement prohibé. — En garantie du paiement de l'indemnité,
les Anglais retenaient l'île de Chusan, où deux fois le sort d£s armes avait été
si contraire aux troupes impériales.
Les termes de l'amende furent versés, à chaque échéance, avec une exacti-
tude irréprochable. Le commerce légal suivit son cours régulier, et les man-
darins fermèrent les yeux sur la contrebande de l'opium (1). Les Chinois at-
tendaient trop impatiemment le jour où les barbares évacueraient Chusan,
ils étaient trop désireux de purger l'hypothèque et de rentrer en possession
de leur territoire pour ne pas éviter avec soin toute discussion qui eût déter-
miné l'Angleterre à s'approprier le gage. Chusan est placé dans une situation
(1) « Kying, dit M. Davis, m'adressa en 1844 nne note par laquelle il proposait ouver-
tement de laisser, d'un coimnun accord, toute latitude au commerce de l'opium. En con-
séquence, il n'y a pas eu, depuis Ja paix, un seul édit contre l'opium, et lorsque le consul
anglais de Changlmi, se conformant aux clauses du traité, signalait aux mandarins les
navires qui se livraient à la contrelDande, les autorités locales paraissaient peu empres-
sées de recevoir ces sortes d'avis. Il ne manquait plus au commerce de l'opium que la
sanction d'un édit impérial, mais cette sanction ofticielle ne put jamais être obtenue. »
LA GUERRE DE CHINE d'aPRÈS LES DOCUMENS CHINOIS. 123
si favorable, que le cabinet de Londres eût été ravi de trouver un prétexte
pour ne s'en point dessaisir. Sir John Davis, qui exerçait à cette époque les
fonctions de gouverneur de Hong-kong et de plénipotentiaire de sa majesté
Ijritannique en Chine, ne fait point mystère des intentions de son gouverne-
ment. Il déclare qu'il reçut l'autorisation de négocier l'achat de l'île; mais,
ayant acquis la certitude que les Chinois ne se prêteraient à aucune transac-
tion sur ce point et qu'ils n'écouteraient pas davantage les propositions des
États-Unis ou de la France, considérant d'ailleurs que l'importance commer-
ciale de Hong-kong s'accroissait de jour en jour, et que dès lors il était moins
urgent d'obtenir la cession d'une autre colonie sur la côte de Chine, sir John
Davis ne jugea point à propos de faire usage de ses pleins pouvoirs. Le
7 juillet 1846, il restitua solennellement aux quatre commissaires délégués
par l'empereur l'île de Chusan et le port de Tinghae.
A partir de ce moment, les relations diplomatiques entre le gouvernement
de Hong-Kong et le vice-roi de Canton devinrent moins cordiales. Kying, qui
avait si ardemment défendu les idées de paix, au risque de compromettre son
autorité à Pékin et sa popularité à Canton, Kying lui-même, l'ami des bar-
bares, se refroidit tout à coup. Diverses tentatives furent faites pour reconsti-
tuer, sous une forme indirecte, le monopole des hanistes : le gouvernement
chinois établit, à l'intérieur de l'empire, des droits de transit sur les produits
destinés aux cinq ports, afin de neutraliser, par un simple déplacement de
perception, les avantages de tarif stipulés en 1842; la cité de Canton continuait
d'être fermée aux étrangers, contrairement au texte formel du traité. Enfin
la populace, dans un délire de sauvage patriotisme, attaqua les factoreries, où
les Européens, privés de la protection des autorités, furent obligés de se dé-
fendre eux-mêmes. A ces divers griefs venaient s'a'outer plusieurs attentats
isolés, commis dans les environs de la ville contre des sujets anglais. Les con-
suls et le gouverneur de Hong-kong adressèrent sucessivement à Kying des
représentations officielles, en invoquant le droit des gens ainsi que les clauses
du traité de Nankin. Évasives d'abord, les réponses du vice-roi devinrent in-
solentes. 11 fallut recourir aux grands moyens. Au mois de mars 1847, sir
John Davis, se conformant aux instructions de lord Palmerston, fit embar-
quer sur les steamers les troupes dont il pouvait disposer, entra dans le Chou-
kiang, s'empara des forts, encloua ou jeta à l'eau huit cent vingt-sept pièces
de canon, et ne s'arrêta que devant Canton. Ce coup de vigueur, qui aurait
pu rallumer la guerre et créer à la politique anglaise de graves embarras, fut
frappé si à propos, que les Chinois, mal préparés à la résistance, se confon-
dirent immédiatement en excuses, et souscrivirent, sans hésiter, aux condi-
tions imposées par le représentant de la Grande-Bretagne.'
Eu rendant compte des incidens qui se rattachent aux principaux actes de
son administration , sir John Davis envisage l'avenir de la question anglo-
chinoise : il exprime l'avis que, jusqu'en 18oo, époque fixée pour la révision
facultative des traités que le Céleste Empire a conclus avec la France et les
États-Unis, il ne saurait être apporté aucun changement à la situation ac-
tuelle. Dans trois ans, si les négociations sont reprises, on pourra solliciter
l'ouverture d'un plus grand nombre de ports et provoquer le règlement défi-
nitif de certains pomts demeurés en litige. Nous avons déjà essayé de démon-
12Zi REVUE DES DEUX MONDES.
trer ici (i) que les Anglais et les Chinois sont également intéressés à vivre en
bonne intelligence, et qu'ils doivent, au besoin, pratiquer la politique des con-
cessions plutôt que de se lancer dans les aventures d'une nouvelle guerre.
La même opinion est exposée et défendue avec beaucoup plus d'autorité par
l'ancien gouverneur de Hong-kong. Toutes les idées ne sont-elles pas aujour-
d'hui tournées vers la paix? La paix n'est-elle pas en quelque sorte le mot
d'ordre de tous les empires? Plus qu'aucun autre, l'empire chinois, épuisé
d'argent et déchiré par des révoltes intérieures, doit se montrer conciliant à
l'égard des puissances étrangères et prévenir les éventualités d'une seconde
lutte, qui ne serait pour lui qu'une seconde humiUation, car il ne paraît pas
que, depuis 1842, il ait amélioré ses moyens de défense ni fait apprendre l'exer-
cice à son armée.
On pourrait croire que le gouvernement impérial, à peine déhvré des An-
glais, s'empressa de mettre à profit la rude leçon qui venait de lui être infli-
gée, qu'il comprit la nécessité de se ménager des alhances et de réformer l'or-
ganisation de ses troupes. Plusieurs mandarins osèrent en effet appeler l'at-
tention de la cour sur les mesures de salut public que réclamait l'avenir des
relations désormais établies avec les nations européennes. Malheureusement
la guerre a partout en Chine introduit le désordre, et le jeune successeur de
Tao-kwang a hérité d'une bien lourde tâche! Pendant que les Anglais en-
vahissaient le territoire, les généraux chinois imaginèrent de distribuer dans
les villes et jusque dans les moindres villages une grande quantité de fusils,
qui furent particulièrement recherchés par les pirates et les voleurs. Le brigan-
dage a pris, depuis cette époque,, un développement inouï, et il est probable
que les armes ainsi gaspillées en iSil et 1842 se trouvent aujourd'hui entre
les mains des rebelles du Kwang-si. A Canton, Kying eut l'idée malencon-
treuse de créer une sorte de garde nationale qui ne tarda pas à écouter la voix
des démagogues, à ouvrir des clubs et à menacer le gouvernement. N'est-il
pas permis de sourire à la lecture de ces curieux détails, qui peignent trop
fidèlement la situation intérieure de la Chine? Mais, au fond, que penser d'un
pays où les autorités ne savent pas même arrêter les voleurs? Peuple étrange,
qui conserve toujours à nos yeux son caractère grotesque, et qui ne peut
échapper à notre gaieté, alors même qu'il apparaît au milieu de ses désastres !
— Nous venons de lire quelques pages de son histoire, écrite en quelque sorte
par lui-même; nous avons vu les proclamations victorieuses des mandarins,
les éloquentes colères des lettrés, la majestueuse sérénité de l'empereur; nous
avons assisté aux scènes à la fois tristes et ridicules qui se sont succédé ])en-
dant le cours de ce long drame où se jouaient les destinées du Céleste Em-
pire. Eh bien ! cette nation, si naïve en apparence, est douée d'une intelli-
gence supérieure : elle est lettrée, délicate, polie; elle a reçu depuis des siècles
les lumières de la civiUsation, mais elle n'est point sociable. Yoilà son erreur,
voilà le crime, qu'elle expie cruellement. Yoilà l'explication de sa honteuse
défaite. Jamais Dieu n'a consacré en caractères plus éclatans les droits et les
devoirs sur lesquels repose la société humaine.
C. Lavollée.
(1) Voyez la Revue du 15 février 1851, In Politique européenne en Chine.
BEAUX-ARTS.
LA CHAPELLE DE L'EUCHARISTIE A NOTRE-DAME DE LORETTE.
Je ne voudrais proposer à personne l'exemple de M. Périn, car cet
exemple est trop difficile à suivre, et le courage manquerait aux
plus hardis pour s'engager dans la voie qu'il a choisie. 11 y a vingt ans
que M. Périn est chargé de décorer à Notre-Dame-de-Lorette la cha-
pelle de l'Eucharistie, et depuis vin^t ans il n'a pas perdu un seul
jour. 11 a voulu accomplir la tâche qui lui était échue avec un dé-
vouement sans limites. Tous les artistes, tous les amis de l'art doi-
vent le remercier de sa persévérance, mais je n'oserais inviter per-
sonne à marcher sur ses traces, car pour suivre un tel conseil il faut
ne pas attendre le prix de son travail, et bien peu d'artistes se trou-
vent placés dans une telle condition. M. Périn s'est enfermé dans son
œuvre avec la ferme résolution de donner dans cette œuvre unique
la mesure complète de ses facultés, et je dois dire que cette résolu-
tion lui a porté bonheur. 11 a fait sa chapelle comme les poètes d'au-
trefois faisaient leur livre, et ne s'est pas inquiété des succès bruyans
dont le monde s'occupe un jour pour n'y plus songer le lendemain;
or, pour s'isoler ainsi, il faut un singulier respect pour la tâche accep-
tée, une estime profonde pour les juges à qui l'on veut offrir son
œuvre, et en même temps une sincère défiance de soi-même. C'est
f)ar ces trois motifs que j'explique la persévérance de M. Périn.
Le dirai-je cependant? je crois que M. Périn a dépassé le but en
prodiguant toutes ses forces pour l'atteindre plus sûrement. 11 n'a rien
négligé pour réunir tous les élémens d'information dont il avait besoin,
mais je crois qu'il ne s'est pas arrêté à temps. Au lieu de s'en tenir
126 REVUE DES DEUX MONDES.
au texte des Evangiles, qui, du xni" au xvi" siècle, a fourni aux pein-
tres les plus éminens de l'Italie tant de compositions émouvantes, il
a pensé qu'après avoir épuisé cette source primitive, il devait s'adres-
dresser à une source plus récente, interroger les pères de l'église. A
mon avis, c'est une méprise. Si M. Périn, au lieu de manier le pin-
ceau, eût entrepris de nous expliquer la formation du dogme catho-
lique, j'approuverais sa méthode comme excellente, car il y a certai-
nement dans le catéchisme de Meaux, signé du nom de Bossuet, bien
des idées qui ne se trouvent pas dans les Evangiles; mais puisqu'il ne
voulait aborder ni l'histoire ni la philosophie, puisqu'il ne se pro-
posait pas de scruter le développement du dogme catholique, et de
comparer les croyances décrétées par le concile de Trente aux tra-
ditions du Nouveau-Testament, il eût agi plus sagement en prenant
pour thème unique de ses compositions les évangélistes. Sa tâche
ainsi comprise eût été singulièrement shnplifiée; saint Matthieu, saint
Marc et saint Luc rapportent l'institution de l'eucharistie d'une ma-
nière uniforme; il est vrai que saint Jean n'en dit pas un mot, et de
la part du disciple bien-aimé , ce silence est au moins étrange ; mais
comme le récit de saint Jean s'accorde sur les autres points avec le
récit des autres évangélistes, son silence sur l'institution de l'eucha-
ristie ne suffit pas à dérouter la foi chrétienne. Ce que je tiens à éta-
blir, ce qui demeure évident pour tous les esprits habitués à comparer
la tâche du philosophe et de l'historien avec la tâche de l'artiste,
c'est que le texte des Evangiles convient beaucoup mieux à la pein-
ture que les commentaires les plus éloquens des pères de l'église.
Utiles à consulter dès qu'il s'agit d'étudier le développement histo-
rique des croyances, les pères de l'église ne sauraient lutter d'au-
torité avec le texte des Evangiles, et cette vérité si évidente pour les
philosophes n'est pas moins évidente pour les peintres et les sta-
tuaires. La tradition des évangélistes nous oflre des scènes très sim-
ples, et qui se prêtent naturellement au travail du pinceau et de l'é-
bauchoir, tandis que les commentaires prodigués par les pères des
églises grecque et latine, souvent très remarquables comme preuve
de finesse et de subtilité, n'ajoutent rien à l'évidence de la tradition,
et souvent même réussissent à en troubler le sens à force de vouloir
l'expliquer. C'est pour avoir méconnu cette différence, si facile pour-
tant à signaler, que M. Périn n'a pas obtenu tout d'abord les sympa-
thies et les applaudissemens qu'il mérite. Les qualités les plus solides
de son talent sont trop souvent masquées par un raffinement de pen-
sée que les pères de l'égHse peuvent expliquer, mais que l'Evangile
n'accepte pas.
Cependant je ne voudrais pas insister trop longtemps sur cette mé-
prise, car je ne crains pas qu'elle devienne contagieuse. Si M. Périn
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 127
a dépassé le but par excès de persévérance, la plupart de ses con-
frères demeurent en-deçà du but par excès d'indolence. Il suffit donc
d'indiquer la faute sans essayer d'en démontrer toutes les consé-'
quences. ïoute tradition prise à son origine offre un caractère poé-
tique, et se prête volontiers à toutes les tentatives de l'imagination,
peinture, statuaire ou poésie. Expliquée, commentée par les docteurs,
philosophes, théologiens, elle se dérobe bientôt à tous les eflbrts
de la fantaisie; à mesure qu'elle devient plus intelligible et plus pré-
cise, elle perd une partie de sa splendeur et de sa majesté. On dirait
que la discussion , après l'avoir ébranlée , la réduit en poussière, et
en effet tous ceux qui ont étudié l'histoire des religions sont en me-
sure d'affirmer que les croyances ont plus d'une fois succombé sous la,
défense même des docteurs, qui prétendaient étayer leurs croyances
par l'argumentation, et fournissaient trop souvent à leurs adversaires
'des armes terribles. Au lieu d'affermir le dogme qu'ils défendaient,
ils en montraient, sans le savoir, les parties lézardées, et leur apo-
logie aggravait le danger. M. Périn a donc eu tort d'attribuer aux
pères de l'église une trop grande autorité; toutefois, malgré ces ré-
serves, son travail mérite une étude attentive.
Le sujet de cette chapelle, l'institution de l'eucharistie, devrait
être placé au-dessus de l'autel; mais l'architecte en a décidé autre-
ment. Que mettra-t-on au-dessus de l'autel? Je l'ignore. Ce que je
sais, c'est qu'il n'a pas dépendu de M. Térin de peindre la Cène
dans un endroit mieux éclairé que l'espace demi-circulaire qui do-
mine la porte de la sacristie. Il ne faut donc pas imputer au peintre
la faute qui ne lui appartient pas. M. Lebas, lorsqu'il achevait son
église, croyait avoir très heureusement imité Sainte-Marie-Majeure;
il doit comprendre maintenant qu'il s'est trompé. Si Sainte-Marie-
Majeure n'est pas un chef-d'teuvre, ce qui me paraît facile à démon-
trer, du moins la lumière n'y est pas distribuée d'une main avare;
il ne manque aux peintures qui la décorent qu'un solide mérite pour
être admirées. Dans Notre-Dame-de-Lorette, la lumière est mesurée
avec tant de parcimonie, que le regard le plus attentif découvre à
grand' peine ce que le peintre a voulu exprimer. Les deux coupoles
placées à droite et à gauche de la porte principale, plus généreu-
sement traitées que les coupoles du fond, laissent pourtant beau-
coup à désirer sous le rapport de la lumière. Quant aux coupoles
échues à MM. Orsel et Périn, il est impossible d'imaginer une dispo-
sition plus hostile à la peinture. La nature des lieux ne pouvant être
changée, à moins qu'il ne plaise au conseil municipal d'obliger l'ar-
chitecte à réparer sa faute en ouvrant à la lumière un nouvel accès,
force nous est d'étudier la chapelle de M. Périn, comme si nos yeux
pouvaient sans effort en embrasser toutes les parties.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
Je reviens donc à la Cène. Il y a dans cette composition une gra-
vité qui rappelle les meilleurs temps de la peinture. L'auteur a com-
pris toutes les difficultés de sa tâche et les a franchement abordées.
Ce que j'aime surtout dans cet ouvrage, c'est que, tout «n respec-
tant la tradition, il est empreint cependant d'une véritable origina-
lité. Aussi religieux dans l'expression queGiottoetFra Angelico, M. Pé-
rin ne s'est pas permis de copier les têtes inventées par ces deux
maîtres éminens : il a senti la nécessité de créer des types nouveaux,
et non-seulement il a donné pleine carrière à son imagination, non-
seulement il a conçu en pleine liberté tous les convives assis à la table
du Christ, mais il n'a pas oublié un seul instant qu'il devait, tout en
restant fidèle au sentiment chrétien, tenir compte de toutes les con-
quêtes, de tous les progrès de son art. Il n'y a pas dans la Cène m\ç,
seule figure qui mérite le reproche d'archaïsme, et c'est à mon avis
un mérite digne des plus grands éloges. Le Christ, debout au milieu
de ses disciples, prononce les paroles rapportées par l'Evangile :
<( Buvez, ceci est mon sang; mangez, ceci est ma chair. » Ce thème
difficile, déjà traité par tant de mains habiles, M. Périn a su le dé-
velopper dans un style sévère et sans copier personne. Il ne s'est pas
contenté d'éviter avec un soin respectueux tout ce qui aurait pu re-
porter la pensée du spectateur vers le réfectoire de Sainte-Marie-
des-Grâces. Il n'a pas montré moins de discrétion envers Rome et Flo-
rence, de telle sorte que la Cène de Notre-Dame-de-Lorette lui appar-
tient tout entière. L'expression de chaque physionomie est tellement
arrêtée, qu'elle doit être née d'une pensée profonde. Il est probable
que M. Périn, avant de choisir ses modèles, s'est donné la peine de
les prévoir et de les concevoir; puis, une fois en possession de ces
types gravés au fond de sa conscience, il s'est mis en quête, et n'a
pas tardé à rencontrer l'image vivante de sa pensée. Grâce au tra-
vail préliminaire dont je viens de parler, il lui a suffi, pour exprimer
fidèlement sa volonté, de modifier ou d'interpréter les modèles qu'il
avait sous les yeux. Si cette méthode n'est pas la plus rapide, c'est
du moins la plus sûre, et je sais bon gré à M. Périn de l'avoir choi-
sie. Il aurait pu, comme tant d'autres, copier de vieilles gravures ou
reproduire littéralement les modèles que la nature lui offrait : les
peintres archaïstes, qui prétendent posséder seuls le secret de l'ex-
pression religieuse, l'auraient applaudi à outrance, ou bien les réa-
listes l'auraient vanté comme un homme vraiment sage, désabusé de
toutes les traditions, et revenu au véritable but de l'art tel qu'ils le
comprennent, à l'imitation. M. Périn connaissait de longue main ce
double 'écueil, et, pour passer entre l'archaïsme servile et le réa-
lisme vulgaire, il n'a eu qu'à demeurer lui-même. Nourri des leçons
de l'école italienne, il l'embrasse et la conçoit tout entière, depuis ses
LA CHAPELLE DE l'eUCHARISTIE. 129
premiers bégaiemens jusqu'à sa corruption, depuis Florence jusqu'à
Bologne. 11 ne croit pas, Dieu merci, que Raphaël soit un païen; aussi,
tout en s' efforçant d'atteindre à l'expression fervente des fresques de
Saint-Marc, il n'oublie jamais que les fresques du Vatican doivent être
consultées à toute heure, comme l'idéal de la beauté. Ce. que je dis
n'est point une conjecture capricieuse qui doive s'écrouler sous les
premiers argumens d'une discussion sérieuse. Il suffit, pour vérifier
ce que j'affirme, d'étudier une à une toutes les têtes de la Cène. Fer-
veur d'expression, beauté des contours, harmonie des lignes, tout
révèle chez M. Périn l'intelligence complète de son art et la connais-
sance approfondie de tous les^monumens que le passé nous a légués.
11 est fâcheux que M. Lebas n'ait pas éclairé plus généreusement la
porte de la sacristie.
Les sujets traités dans la coupole, dans les pendentifs et dans les
pieds-droits sont destinés à développer la pensée de l'Eucharistie.
Chacune de ces trois séries mérite un examen spécial. Le soin scrupu-
leux avec lequel sont rendues toutes les parties de ces diverses com-
positions tantôt profondes, tantôt ingénieuses, commande le respect
à ceux mêmes qui ne partagent pas les idées de l'auteur. Commençons
par la coupole. M. Périn a choisi pour thème cinq lignes d'une prose
chantée par l'église le jour de la fête du Saint-Sacrement, prose écrite
par saint Thomas d'A([uin.On sait que ces hymnes, qui n'ont rien à
démêler avec les lois de la versification, sont écrites en latin rimé. <( La
chair du Christ est l'aliment, son sang est le breuvage. Les bons et
les méchans reçoivent le Christ avec un sort différent, de vie ou de
mort. Le Christ est la mort pour les méchans, la vie pour les bons. »
Dans l'arc placé au-dessus de l'autel, le Christ sort du tombeau.
Vainqueur de la mort, il donne la vie et le ciel à qui suivra ses traces.
Les anges descendent,, présentant l'eucharistie sous les deux espèces.
Il est impossible de méconnaître la majesté de cette composition. La
figure du Sauveur, tout en rappelant le type du maître au milieu de
ses disciples que nous avons admiré dans la Cène, a cependant quel-
que chose de plus solennel. En se dégageant des étreintes de la mort,
il a pris une austérité qu'il n'avait pas dans le dernier banquet avec
les apôtres. Les anges qui descendent du ciel expriment très bien la
ferveur et l'humilité. Dans l'arc opposé au précédent, nous voyons
le Christ sur son trône déchirant les sceaux du livre de vie. Messa-
gers de sa colère contre les pécheurs, deux anges descendent avec la
trompette et le feu de l'encensoir. Ici M. Périn emprunte à l'Apoca-
lypse l'interprétation de la pensée tracée par saint Thomas d'Aquin.
Ce troisième Christ n'est assurément ni moins beau ni moins impo-
sant que les deux premiers. C'est le même type renouvelé, agrandi.
Le Christ de la Cène exprime la mansuétude; le Christ sortant du
TOME I. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
tombeau exprime tout à la fois l'enseignement et la promesse; le
Christ jugeant lesméchans a quelque chose de terrible. Pour moi, je
ne me lasse pas d'admirer cette prodigieuse variété. Pourquoi les deux
anges ne sont-ils pas traités plus hardiment? C'est à coup sûr grand
dommage. J'ai peine à comprendre que M. Périn, qui semble posséder
tous les secrets de son art, ait reculé devant les difficultés du raccourci.
Les deux anges n'offrent au spectateur que deux figures incomplètes;
les membres inférieurs sont cachés derrière le Christ. C'est, à mon
avis, une faute grave. Le raccourci pouvait seul laisser aux anges
le caractère surnaturel qui leur appartient. Tels que les a représentés-
M. Périn, ils forment aux pieds du Christ une sorte de croissant qui
est loin de contenter le regard. Toutefois , cette faute que je signale
à cause du respect même que m'inspire l'auteur passera sans doute
à peu près inaperçue, grâce à l'avarice avec laquelle M. Lebas a dis-
tribué la lumière ; aussi je crois inutile d'insister plus longtemps.
Au-dessus de la Cène, saint Pierre debout tient et montre les clés.
Saint Jean et saint Matthieu, tenant chacun son Evangile, sont assis.
à ses côtés. En regard de cet arc, saint Paul debout montre la pre-
mière épître aux Corinthiens. Près de lui, saint Marc et saint Luc
tiennent leur Evangile. Dans ces deux compositions, l'auteur a voulu
exprimer les bons récompensés. Quoique saint Pierre, saint Paul et
les quatre évangélistes soient traités dans un style très élevé, j'a-
vouerai sans détour que je préfère aux bons récompensés — le Chnst
sortant du tombeau et le Christ jugeant les méchans. L'élégance et la
grandeur de l'exécution ne sauraient dissimuler tout ce qu'il y a d'in-
complet dans l'expression, comparée à la volonté de l'auteur. Que
saint Pierre et saint Paul par leurs prédications, comme les évangé-
listes par leurs écrits, aient porté témoignage de l'eucharistie, c'est ce
qui est acquis à l'histoire; qu'ils soient les soutiens de l'église, per-
sonne ne songe à le contester, mais je n'aperçois pas, je ne réussis
pas à deviner comment ces deux faits expriment les bons récompen-
sés. Il est vrai que M. Périn ajoute dans le programme de sa cha-
pelle : « Dieu leur prépara des trônes dans le ciel. » S'il était donné
à la peinture de rendre cette dernière pensée, je me déclarerais sa-
tisfait. Malheureusement le pinceau le plus habile ne mènera jamais
à bonne fin une pareille tentative. La peinture n'arrive à l'intelli-
gence que par les yeux, et toute idée qui ne peut pas être vue dans
le sens matériel du mot doit être bannie du domaine de la peinture.
Je m'étonne que M. Périn, qui a montré tant de sagacité dans le
Christ sortant du tombeau et dans le Christ déchirant les sceaux du
livre de vie, ait pu tenter d'exprimer une pensée qui échappe à la
peinture, ou plutôt, pour parler plus nettement, qu'il ait sous-en-
tendu cette pensée et se soit fié à la pénétration du spectateur. Je
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 131
ne crois pas d'une manière absolue qu'il soit interdit à la peinture
de traiter un tel sujet, je me borne à croire que pour le traiter il
faudrait choisir une autre méthode. Que signifie en effet cette double
composition réduite à elle-même, c'est-à-dire à ce que nos yeux
voient? Elle nous rappelle les services éclatans rendus à la foi chré-
tienne par les quatre évangélistes et par les deux plus illustres apô-
tres; mais je n'aperçois nulle part l'idée complémentaire : «Dieu leur
préparades trônes dans le ciel. » Or cette idée, que j'appelle complé-
mentaire parce qu'elle nous révélerait le sens intime de ces deux com-
positions, si elle trouvait une forme visible, n'est pas moins que l'idée
mère de l'œuvre. J'aperçois clairement le mérite des évangélistes et
des apôtres; quant à la récompense, l'esprit peut la prévoir, mais
l'œil ne la voit pas. C'est pourquoi je n'hésite pas à condamner la
méthode adoptée par M. Périn pour traduire l'idée de rémunération
exprimée par saint Thomas d'Aquin.
Cette méprise s'explique parle désir immodéré de bien faire. L'au-
teur, après avoir sondé toute la profondeur du sujet qu'il avait ac-
cepté, a voulu rendre toutes les faces de sa pensée; il a résolu de
transcrire sur les murailles d'une chapelle toutes les conséquences
prochaines et lointaines d'une idée première aperçues par la réflexion.
Vivant loin de la foule, seul avec sa conscience, avec le souvenir de ses
lectures, il a perdu de vue pendant quelques jours la limite qui sé-
pare la pensée parlée de la pensée peinte. Il a cru naïvement que
tout le monde associerait comme lui l'idée de récompense à l'idée de
mérite. L'événement nous a prouvé ([u'il s'était trompé. Bien des
spectateurs qui rendent d'ailleurs à son talent pleine justice se de-
mandent de très bonne foi ce que signifient dans la chapelle de l'Eu-
charistie ces personnages, groupés trois par trois, qui ne prennent
part à aucune action déterminée. Il est probable que M. Périn recon-
naît aujourd'hui sa méprise. Malgré la persévérance avec laquelle
il a poursuivi l'achèvement de son œuvre, il doit comprendre que les
esprits les plus bien veillans, et j'ajouterai les plus éclairés, ne saisis-
sent pas toujours sans eflbrt ce qu'il a voulu dire. J'attribue, sans hé-
siter, à l'excès de la méditation l'obscurité ou du moins l'ambiguité
dont je me plains. C'est pour avoir trop longtemps réfléchi avant de se
mettre en route que l'auteur a dépassé le but. Si, au lieu d'analyser
avec la patience d'un solitaire toutes les parties de son sujet, au lieu
de le décomposer, de l'épeler ligne par ligne, il se fût contenté d'in-
terroger la tradition chrétienne dans sa forme primitive, il n'eût pas
manqué de nous offrir des compositions très simples et très faciles à
comprendre.
Je sais que son exemple ne sera pas contagieux; je sais que, dans
le temps où nous vivons, l'abus de la méditation n'est pas à craindre.
132 REVUE DES DEUX MONDES. •
Pour éviter l'abus plus sûrement, le plus grand nombre s'interdit
jusqu'à l'usage. Cependant je ne crois pas inutile de signaler le dan-
ger d'une telle méthode, car s'il arrive à quelques esprits d'élite de
marcher sur les traces de M. Périn, il faut qu'ils connaissent d'avance
le sort qui les attend. S'ils ne consentent pas à s'arrêter dans leur
travail d'analyse, s'ils s'acharnent à sonder leur pensée, une partie
de leur énergie se trouvera dépensée en pure perte. Les intentions
les plus excellentes, les idées les plus vraies se présenteront couvertes
d'un voile que la foule ne prendra pas la peine de soulever. L'aver-
tissement n'est pas à négliger.
Je passe maintenant aux" pendentifs qui nous offrent la pensée de
jVI. Périn sous un nouvel aspect. Si la coupole, malgré les réserves
que j'ai cru devoir faire, est à mes yeux une des œuvres les plus
considérables de notre temps, sous le double rapport delà composi-
tion et de l'exécution, les pendentifs ne sont pas conçus moins habi-
lement que la coupole, ni rendus dans un style moins élevé. C'est
.plaisir de suivre sur la pierre le développement d'une pensée mûrie
à loisir, d'assister à l'accomphssement d'une volonté précise, devoir
se dérouler toutes les parties d'une œuvre où le hasard ne joue au-
cun rôle, où la mémoire n'est appelée qu'à titre d'auxiliaire et ne
prend jamais la place de l'imagination. C'est de nos jours une joie
trop rare pour que la critique oublie de remercier les hommes qui
lui offrent cet imposant spectacle. C'est pour la pensée un salutaire
exercice que d'étudier dans leurs moindres détails une série ûe com-
positions où rien ne relève du caprice, où la ligne et la couleur s'u-
nissent dans une fraternelle obéissance pour dire clairement ce que
l'auteur a voulu dire.
Ayant à couvrir quatre pendentifs, M. Périn ne pouvait se dispen-
ser de peindre, outre la Foi, l'Espérance et la Charité, une quatrième
vertu; il a choisi la Force morale, et voici dans quel ordre sont dis-
tribuées ces compositions : l'Espérance, la Foi, la Force, la Charité.
Ce parti, qui semblerait singulier si l'artiste se fût borné à représen-
ter les vertus par des figures symboliques, s'explique très-bien par
les compositions mêmes qui expriment ces quatre vertus. Pour l'Es-
pérance, en effet, nous avons la naissance du Christ; pour la Foi, le
Christ guérissant les aveugles et les sourds; pour la Force, le Christ
couronné d'épines, et, pour la Charité, le Christ au tombeau. Le
Christ naît dans l'étable entre le bœuf et l'âne. La sainte Vierge et
saint Joseph adorent sa divinité. Derrière le fils de Marie, un ange
tient un lys, symbole de pureté. M. Périn n'a méconnu aucune des
conditions que lui imposait un sujet si simple en apparence, mais
pourtant si difficile, quand on reporte sa pensée vers les maîtres émi-
nens qui l'ont traité. La Yierge est pleine de grâce et de chasteté; un
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 133
divin sourire anime le visage de l'enfant; quant à saint Joseph, il ex-
prime à la fois l'étonnement et l'humilité; c'est dire assez que l'au-
teur a très-bien rendu ce dernier personnage. M. Périn donne au
Christ guérissant les aveugles et les sourds le nom de Christ ensei-
gnant. Quoique les miracles soient un moyen de persuasion dans
les questions de foi religieuse, je crois qu'il eût mieux valu nous of-
frir le Christ au milieu des docteurs. Il me semble qu'un tel choix
eût été plus conforme aux traditions évangéliques. La foule ne com-
prend qu'à grand' peine comment une guérison miraculeuse est un
enseignement. Cette objection une fois soumise à l'auteur, il est juste
de reconnaître qu'il a tiré de son sujet un excellent parti. Le Sau-
veur et les malades qu'il convertit en les guérissant sont d'un beau
dessin et d'un grand caractère. Expression des visages, ajustement
des draperies, tout est conçu, tout est rendu selon l'esprit du sujet.
— Le Christ couronné d'épines ne soulève aucune objection. C'est en
effet la représentation éloquente de la force morale. Un bourreau
couronne le Christ d'épines; un autre lui donne le roseau; ils rient et
l'injurient. Le visage du personnage principal respire le courage et
la résignation. Quant aux bourreaux, M. Périn a su donner à leur
physionomie l'accent de la brutalité en évitant pourtant de des-
cendre jusqu'à la laideur. En somme, c'est une c^iposition très-digne
d'éloges. Enfin, dans le dernier pendentif, nous voyons le Christ près
du tombeau, soutenu par saint Joseph d'Arimathie et saint Nicodème.
De l'autre côté sont la sainte Vierge et sainte Magdeleine; debout,
derrière le Christ, le disciple bien-aimé montre la couronne d'épines
et les clous. 11 est permis de se demander si le Christ sur la croix n'ex-
primerait pas la Charité plus vivement que le Christ mort. Cependant
je n'oserais blâmer le parti adopté par M. Périn, car la couronne d'é-
pines et les clous rappellent assez clairement le supplice du Sauveur.
La Vierge, la Magdeleine, saint Jean, sont empreints d'une douleur
profonde; je dirai même que leur douleur a quelque chose de pas-
sionné. Saint Joseph d'Arimathie et saint Nicodème semblent contenir
leur affliction par pitié pour Marie.
Ainsi les pendentifs ne sont pas inférieurs à la coupole. C'est la
même grandeur de conception, la même élévation de style. En con-
templant ces murailles animées par la pensée religieuse, il n'est pas
difficile de comprendre que toutes ces figures ont été créées lente-
ment, qu'il n'y a pas dans ces compositions un seul personnage im-
provisé. Chaque mouvement paraît nécessaire, il ne semble pas pos-
sible de le concevoir autrement; mais pour atteindre à cette simplicité,
à cette évidence, il a fallu passer par de nombreux tâtonnemens. Aux
yeux des improvisateurs, c'est un signe de faiblesse; aux yeux des
hommes sensés, c'est une preuve de respect pour l'art et pour le pu-
134 REVUE DES DEUX MONDES.
blic. Qu'importent les ratures, puisque nous avons la page mise au
net? Les œuvres qui durent s'achèvent lentement. C'est une nécessité
que les artistes ne méconnaissent guère sans s'exposer à l'oubli. M. Pé-
pin, dont la persévérance même révèle -toute la modestie, a pris le
moyen le plus sûr de résister aux injures du temps : il s'est défié de
lui-même, et n'a rien livré aux hasards de la fantaisie. Aussi le pu-
blic récompense son labeur par une respectueuse sympathie, et parmi
les hommes du métier, ceux mêmes qui ne partagent pas les doctrines
de l'auteur, ceux qui préfèrent Venise et Anvers à Rome et à Florence,
ne peuvent se lasser d'admirer la coupole et les pendentifs de cette
chapelle. Ils regrettent que le coloris n'ait pas plus d'éclat, mais ils
sont obligés de s'incliner devant la grandeur du style, devant l'har-
monie et la simplicité qui recommandent toutes ces compositions.
Par la fei"veur, par la persévérance, M. Périn appartient au passé;
par son respect constant pour les progrès de la science, il se place au
premier rang de ses contemporains. Comme la mode n'est pour rien
dans les nombreux suffrages qu'il a recueillis, je ne crois pas que la
mode entame la valeur de son nom. Il vient d'achever une œuvre de
conscience, et de telles œuvres sont traitées avec déférence par les
artistes même qui n'oseraient les entreprendre. J'ai la ferme confiance
que dans dix ans, *ns vingt ans, la chapelle de l'Eucharistie ne sera
pas étudiée avec moins de sympathie qu'elle ne l'est aujourd'hui.
Bien des peintures plus séduisantes au premier aspect, qu'on applau-
dit comme des prodiges d'habileté, seront alors oubliées depuis long-
temps. Les prôneurs les plus empressés s'étonneront de leur engoue-
ment, et peut-être même ne s'en souviendront plus. La chapelle de
l'Eucharistie, traitée dans un style sobre et contenu, qui n'attire pas
le regard par le prestige de la couleur, mais qui offre aux yeux une
combinaison harmonieuse de tons fins et vrais, gardera toute sa valeur,
parce que l'approbation ainsi conquise n'est pas sujette à repentir.
M. Périn a complété le développement de sa pensée en peignant sur
les quatre pieds-droits de la chapelle des sujets purement humains qui
se distinguent nettement des compositions précédentes. II y a dans
toute cette série de scènes chrétiennes une simplicité naïve qui étonne
"bien des spectateurs. Pour les juges peu éclairés, c'est une suite d€
tableaux de genre. Telle n'est pas la pensée des artistes qui ont pris
la peine de pénétrer le dessein de l'auteur. La simplicité n'exclut pas
l'élévation. Si le doute était permis, il suffirait pour le résoudre de
contempler les pieds-droits de la nouvelle chapelle. Au-dessous de la
Naissance du Christ, c'est-à-dire au-dessous du pendentif de l'Espé-
rance, nous retrouvons l'expression de cette vertu sous quatre
formes diverses. Une mère au pied d'un crucifix apprend à son fils
à espéi'er et à se résigner; un prisonnier garrotté voit la liberté
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 135
dans le ciel en recevant l'hostie des mains du prêtre; un évêque par-
tage le pain divin entre le pauvre et le roi, tous deux chargés de .
soucis et de misère; abandonné de tous, un mourant se réfugie en
Dieu. Pour ma part, je loue sans réserve l'élégance et l'accent presque
familier de ces quatre scènes. M. Périn a suivi très heureusement
l'exemple des peintres florenthis qui, après avoir représenté une ac-
tion importante sur le panneau qui leur était confié, peignaient dans
la predella, c'est-à-dire dans une bande placée au bas du panneau,
une suite d'épisodes qui expliquaient l'origine et les conséquences de
l'action principale. 11 y a d'ailleurs dans toutes les figures une pré-
cision, une pureté, qui contentent les yeux les plus sévères. Sous le
pendentif de la Foi, le prêtre élève l'hostie et la consacre; les aco-
lytes soutiennent ses vêtemens et s'inclinent. — Plus loin le pape, te-
•nant dans ses mains les saints Evangiles, élève ses regards vers le
ciel et y puise ses inspirations et ses décrets. Le passage provisoire
de la sacristie n'a pas permis de peindre les deux compositions qui
doivent occuper la partie inférieure de ce pied-droit. — Sous le pen-
dentif de la Force, l'auteur a figuré la confession des fautes, le mé-.
pris des richesses, le mépris des douleurs, et la table des martyrs.
Yoici comment sont exprimées ces quatre pensées. Agenouillé près
du tribunal de la pénitence, un pécheur attend avec anxiété, tandis
que le prêtre remet à celui qui s'est confessé et repenti la discipline
dont il doit se frapper. Plus loin, un chrétien plein de confiance dans
l'Evangile refuse les richesses que le mahométan lui oflre avec le
Coran. Un jeune martyr sur le bûcher lève les yeux au ciel^et n'en-
tend plus la voix du prêtre des gentils, qui lui présente la statue de
Jupiter. Enfin, au sommet du pied-droit, le tombeau du martyr de-
vient l'autel sur lequel Dieu lui-même s'offre en sacrifice. Toutes
ces pensées sont très fidèlement rendues et dans un style fort élevé.-
Parmi les plus habiles, bien peu seraient capables de pénétrer aussi
avant dans la foi chrétienne et d'en traduire les préceptes avec au-
tant d'élégance.
Reste le pied-droit de la Charité. Accueillir le pèlerin, secourir le
pauvre, pardonner à son ennemi, ensevelir les morts, telles sont les
maximes que le peintre a douées de vie. Le riche reçoit le pèlerin,
prépare son lit et lui lave les pieds. Un jeune homme donne au vieil-
lard pauvre sa seconde tunique, le pauvre donne son morceau de
pain à l'estropié, et regarde l'hostie qui est sur l'autel. Un homme
amène devant l'autel celui qui voulait l'assassiner, et qui s'est re-
penti. Le prêtre partage entre eux le pain sacré comme gage de ré-
conciliation. Un jeune homme soutient le mort, tandis que le prêtre
prie le Seigneur, au bord de la fosse qu'il a creusée lui-même.
Après cette série de compositions, on devrait croire la pensée de
1^6 REVUE DES DEUX MONDES.
l'auteur complètement épuisée, et pourtant il n'en est rien , car sur
les revers de ces mêmes pieds-droits, il y ajoute de nouveaux déve-
loppemens. Je les passe sous silence, malgré le charme et la vérité qui
les recommandent, parce qu'ils m'obligeraient à répéter purement et
simplement les éloges que j'ai donnés aux faces des pieds-droits.
Quant aux couleurs adoptées pour les fonds de la coupole, des pen-
dentifs et des pieds-droits, il me suffit qu'elles s'harmonisent parfai-
tement avec la décoration générale de la chapelle, et je ne tiens pas
à savoir que le fond d'or signifie la lumière céleste, le fond rouge le
sang du Christ, et le fond vert V esjjérance du chrétien; toutes ces
distinctions sont, à mon avis, de purs enfantillages, et je croirais
perdre mon temps, si j'essayais de les discuter. Ce qui est vrai, ce
qui frappe tous ceux qui ont visité l'Italie, c'est que le fond d'or de
la coupole rappelle très heureusement les œuvres de l'art byzantin *
et les mosaïques de plusieurs églises de Rome. 11 n'en faut pas da-
vantage pour justifier pleinement le parti adopté par M. Périn.
Quant aux tons rouge et vert, abstraction faite de leur valeur symbo-
lique, il est facile d'invoquer en leur faveur de nombreux précédens.
Si j'essaie maintenant de résumer l'effet général de ce travail, je
crois pouvoir affn-mer qu'il laisse dans l'esprit du spectateur une
émotion tendre et pieuse, et comme c'est là, sans nul doute, le but
que l'auteur s'est proposé, il reste démontré qu'il a réussi. Cepen-
dant, malgré la sympathie qui s'est attachée tout d'abord à cette cha-
pelle, malgré l'approbation de la foule qui se laisse aller au plaisir
que lui donnent les belles choses, et l'approbation réfléchie d'un grand
nombre d'esprits habitués à s'interroger avant de battre des mains,
les objections ne manqueront pas, et déjà même nous en avons re-
cueilli plusieurs. Dans le domaine purement esthétique, on reproche
à M. Périn d'avoir traité avec trop de dédain l'éclat et la variété des
couleurs qui réjouissent les yeux et préparent le spectateur à l'indul-
gence. Reproche vulgaire et qui ne mérite pas d'être relevé ! Si Rome
et Florence ont traité la peinture religieuse avec plus de gravité que
Venise et Anvers, le bon sens ne conseillait-il pas de consulter Rome
et Florence plutôt qu'Anvers et Venise? On ajoute qu'il y a dans cette
chapelle un caractère mystique dont notre temps ne saurait s'accom-
moder. Exprimé dans ces termes généraux, l'argument n'est pas sou-
tenable, car il n'y a pas de religion sans mystères. Il ne sera jamais
donné à personne d'identifier la religion à la philosophie. Dans la
chapelle de l'Eucharistie, le surnaturel est de droit, et je ne com-
prends pas qu'on puisse contester une vérité tellement évidente.
Mais je crois, et je l'ai déjà dit, que M. Périn n'a pas toujours choisi,
pour l'expression de sa pensée, la forme la plus accessible; en d'au-
tres termes, il lui est arrivé plus d'une fois d'interroger les pères de
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 137
l'église au lieu de s'en tenir au texte même de l'Evangile. Or les pères
de l'église, excellensà consulter dans les questions théologiques, ne
sont d'aucun secours lorsqu'il s'agit de représenter un épisode du
Nouveau-Testament. Les explications qu'ils prodiguent n'ajoutent
rien à l'évidence du fait, et la peinture ne peut tirer aucun profit de
ces commentaires, quelque lumineux qu'ils soient. Heureusement la
plupart des compositions qui décorent la chapelle de l'Eucharistie
échappent à ce reproche. Si l'obscurité s'y rencontre, c'est comme
un défaut accidentel.
Ainsi les deux objections principales que j'ai notées ne résistent
pas à la discussion. La sobriété de la couleur n'est pas un signe de
faiblesse, mais une preuve de sagacité. Les ornemens ingénieux dis-
tribués par l'auteur sous les voussures attestent qu'il possède le sen-
timent de la couleur. Si dans la peinture des figures il a réagi contre
son instinct, loin de le blâmer, nous devons lui en savoir gré. Quant
au caractère mystique, dont l'esprit de notre temps ne s'accommo-
derait pas, si l'argument était vrai, il n'entamerait pas la valeur de
cette chapelle, car dans ce cas l'auteur se serait trouvé obligé de
choisir entre deux partis : omettre le côté surnaturel de son sujet
pour se plier au goût de son temps, ou respecter toutes les conditions
de la donnée acceptée, sans tenir compte des idées qui régnent au-
jourd'hui. La question ainsi posée ne me semble pas difficile à ré-
soudre. M. Périn a-t-il trop compté sur le bon sens public? Je ne le
crois pas. Il a eu raison de mettre la nature même de son sujet au-
dessus des caprices de la mode. Si, tandis que les archaïstes essaient
de nous reporter au delà de Fra-Angelico, au delà même de Giotto,
jusqu'à Cimabue, jusqu'à Giunt'a, jusqu'aux Byzantins, et que des es-
prits non moins étourdis voient dans Rubens et dans Paul Véronèse
les seuls modèles dignes d'étude, — il a choisi pour guides les grands
maîtres du xv" siècle, s'il s'est efforcé de concilier l'expression de la
foi avec la beauté de la forme, pouvons-nous sans folie lui jeter la
pierre? Il a négligé la mode pour chercher l'idéal, c'est-à-dire qu'il
est demeuré fidèle à la mission suprême de son art.
Il serait à désirer que le succès obtenu par M. Périn décidât le
conseil municipal de Paris à multiplier les peintures murales dans
nos églises, car il n'y a pas de travaux qui développent plus sûre-
ment le talent d'un peintre préparé à cette épreuve par des études
sérieuses. 11 n'y a pas de sujets plus difficiles à traiter que les sujets
religieux, et cela se conçoit sans peine. Pris en eux-mêmes, abstrac-
tion faite des précédens, ils offrent à résoudre un double problème,
l'expression des sentimens les plus élevés et la représentation de la
forme humaine dans les meilleures conditions, c'est-à-dire nue ou
traduite par quelques draperies largement disposées; et comme ils
138 REVUE DES DEUX MONDES.
ont déjà été traités mainte et mainte fois par les artistes les plus émi-
nens, ils offrent aux survenans l'occasion d'une lutte glorieuse. J'en-
tends dire qu'il serait temps de renoncer à cette lutte, plus souvent
stérile que féconde, et qu'on devrait abandonner les sujets déjà trai-
tés par les maîtres. Ce serait à mes yeux une grossière bévue. Les
plus belles œuvres, les plus savantes, étudiées de bonne foi, ne mè-
nent pas au découragement. La Cène de Léonard, la Transfigura-
tion de Raphaël, l'Assom-ption de Titien, la Descente de Croix de
Rubens, malgré les mérites éclatans qui les recommandent, peuvent
suggérer à des esprits ingénieux ou hardis des pensées que ces grands
hommes n'avaient pas entrevues quand ils ont pris en main le pin-
ceau. Sans doute, il y a moins de danger à choisir un sujet vierge,
on évite ainsi toute comparaison; mais n'y a-t-il pas quelque chose
de plus glorieux à réussir en s'exposant à la comparaison?
Si je préfère pour le développement du talent les sujets religieux
aux sujets historiques, c'est que trop souvent dans ces derniers l'ar-
mure ou le vêtement masquent la forme, et permettent de sous-en-
tendre plus d'un détail ou d'escamoter plus d'une difficulté. Dans les
sujets religieux, il est bien difficile de ne pas accuser nettement la
limite de son savoir. En peignant Job ou Abraham, comment ne pas
trahir son insuffisance, sa maladresse, si l'on n'a pas fait une étude
complète de la forme humaine? Les sujets empruntés au moyen âge
ou aux temps modernes n'offrent pas le même danger. Une cuirasse,
un pourpoint habilement traités éblouissent parfois les yeux de la
foule, et permettent au demi-savoir de triompher. Ainsi, au point de
vue purement technique, les sujets religieux mériteraient la préfé-
rence; mais, en dehors même de la pratique du métier, il se présente
d'autres argumens. Depuis la Genèse jusqu'aux Machabées, quelle
prodigieuse variété d'épisodes! Quel livre a jamais offert à l'imagi-
nation une moisson aussi abondante! La Rible est pour la peinture
une source inépuisable d'inspirations. Pour s'en convaincre, il suffit
de consulter l'histoire- de l'art depuis le berger prédestiné qui dessi-
nait l'ombre de ses moutons avant de recevoir les leçons de Gimabue
jusqu'au divin Sanzio. Quelle histoire purement humaine a jamais
trouvé de si nombreux, de si éloquens interprètes? Il faut donc, bon
gré, mal gré, accepter la suprématie de la peinture religieuse; mais
pour que cette peinture soit vraiment féconde, pour que la généra-
tion recueille et mette à profit tous les enseignemens qu'elle contient,
il faut que l'autorité municipale distribue les travaux de décoration
de nos églises avec plus de discernement. Si les amis de l'art se rap-
pellent avec reconnaissance que M. Hippolyte Flandrin a donné à
Saint-Germain-des-Prés des preuves éclatantes de son savoir, ils n'ou-
blient pas, ils ne peuvent oublier que M. LépauUe a barbouillé sur
LA CHAPELLE DE l'eUCHARISTIE. 139
les murailles de Saint-Merry de véritables caricatures. Comment et
pourquoi M. Lépaulle a-t-il été chargé de travestir et d'enluminer
Saint-Vincent-de-Paul? Le devine qui pourra. Quant à moi, j'y re-
nonce; mais il importe au développement de la peinture qu'une bé-
vue aussi grossière ne se renouvelle pas. On peut à la rigueur relé-
guer un mauvais tableau dans une cave ou dans un grenier : que
faire d'une chapelle barbouillée en dépit du goût et du bon sens? Il
faudrait la gratter, et souvent la fabrique n'y consent pas, car il peut
se trouver parmi les fabriciens des esprits forts qui aiment la pein-
ture de M. Lépaulle.
Les peintures murales de nos églises ne devraient être confiées
qu'à des hommes qui auraient déjà donné des gages. Je n'entends
pas exclure ceux qui entrent dans la carrière, pourvu qu'ils aient
montré ce qu'ils peuvent faire. Ce n'est pas tout. Il ne faudrait pas
abandonner aux paroisses le choix des sujets, car elles sont trop sou-
vent disposées à s'exagérer la valeur des faits les plus obscurs, dès
que ces faits se sont accomplis dans un rayon donné. Dans ce cas, il
arrive aux plus habiles de s'acharner inutilement contre un sujet
ingrat. Tous les saints du calendrier ne fournissent pas des sujets de
tableau, et malheureusement ceux qui distribuent les travaux, dans
les bureaux de la ville, paraissent animés d'une conviction contraire.
Ils mettent volontiers Godescard sur la même ligne que l'Ancien et
le Nouveau Testament. Tout patron de paroisse a droit aux honneurs
de la peinture. Tant que l'autorité municipale ne suivra pas d'autres
erremens, elle courra le risque de gaspiller la moitié des fonds qu'elle
consacre à la décoration de nos églises. Et non-seulement il est pué-
ril d'obliger le pinceau à s'exercer sur des sujets ingrats, mais il est
dangereux d'émietter en parcelles trop nombreuses les travaux d'un
même monument. Je ne demande pas qu'on fasse pour toutes les
églises ce qu'on a fait pour Saint-Germain-des-Prés : un tel parti se-
rait souvent d'une application difficile; et voyez pourtant comme
M. Flandrin a dignement récompensé la confiance du conseil muni-
cipal ! Croyez-vous que ses peintures derrière le maître-autel seraient
d'un aussi bel eflet, si une autre main eût été chargée de décorer le
chœur? Je souhaite sans l'espérer qu'il s'accommode du voisinage de
M. Picot à Sain t-Yincent-de-Paul; mais, sans confier à un seul homme
la décoration d'une église entière, il est toujours permis d'assortir
les artistes qu'on veut associer pour l'accomplissement de cette tâche.
Or le conseil municipal ne tient pas compte de cette donnée : il réunit
pêle-mêle les talens qui ne sont unis entre eux par aucun lien de
parenté lointaine ou prochaine. Ainsi, par exemple, à Notre-Dame-
de-Lorette, M. Blondel fait pendant à Roger, c'est-à-dire qu'un pra-
ticien vulgaire, qui de sa vie n'a conçu une composition religieuse,
illO REVUE DES DEUX MONDES.
qui ne connaît pas la forme du corps, bien qu'il l'enseigne officielle-
ment, se trouve mis en regard d'un artiste nourri de fortes études,
comme Orsel et comme M. Périn. Non-seulement Roger montre tout
le néant de M. Blondel, ce qui n'est pas un malheur; mais la coupole
de M. Blondel gâte le plaisir que nous a donné la coupole de Roger.
Je sais tout ce qu'on pourra dire contre l'application de mes con-
seils. On me répondra que l'autorité municipale a bien plus à cœur
d'encourager les artistes que d'encourager l'art. Cette distinction
n'est à mes yeux qu'un pur enfantillage. C'est grâce à cette distinc-
tion, dont Kscobar serait jaloux, que souvent les plus dignes se voient
écartés, tandis que les incapables sont appelés. Quoi qu'on fasse et
qu'on dise, la distribution des travaux de peinture ne saurait être as-
similée aux largesses d'un bureau de bienfaisance. Quand il s'agit
de décorer les monumens civils ou religieux d'une ville telle que
Paris, il faut s'adresser aux plus habiles, et venir en aide à ceux qui
n'ont pas encore fait leurs preuves, sans livrer à leur inexpérience
les murailles de nos chapelles ou de nos palais.
Je reviens à M. Périn, qui m'a suggéré toutes ces réflexions. Il y
a vingt ans, il n'était connu que d'un petit nombre d'amis. Il avait
surtout porté son attention vers le paysage historique, et s'était in-
struit à l'école de Nicolas Poussin. Aujourd'hui nous avons sa mesure,
nous savons tout ce qu'il y avait en lui d'énergie et de sagacité, d'in-
vention ingénieuse et de pénétration savante. Il devait au hasard
l'indépendance et le loisir qui permettent les œuvres de longue ha-
leine. 11 a dignement profité de ces dons précieux. Placé dans une
autre condition, il eût été forcé d'abandonner sa tâche ou de l'ac-
complir imparfaitement. Quatorze mille francs pour un travail de
vingt ans, c'est un salaire insignifiant sans doute, mais personne
n'est à blâmer, car personne ne pouvait prévoir la durée du travail,
et je crois volontiers que M. Périn ne songe pas à se plaindre, car il
lui a été donné sinon de se contenter, ce qui est bien rare parmi
les artistes. éminens, du moins d'épuiser pour réaliser son rêve tous
les moyens dont il pouvait disposer. Parmi les hommes qui ont voué
leur vie à l'expression de leur pensée, combien peuvent se vanter
d'un pareil bonheur?
Si j'insiste avec tant de prédilection sur la chapelle de l'Eucha-
ristie, ce n'est pas seulement parce qu'elle se recommande à l'atten-
tion publique par de solides mérites, c'est aussi et surtout parce que
j'y vois une protestation éloquente contre les tendances réalistes de
notre école. Dût-on m' accuser d'imiter ce vieux Romain qui termi-
nait toutes ses harangues en demandant la destruction de Carthage,
je ne me lasserai pas de répéter en toute occasion que la forme sans
l'idée, la forme réduite à elle-même dans les arts mêmes du dessin,
LA CHAPELLE DE l' EUCHARISTIE. 141
qu'on est convenu d'appeler arts d'imitation, ne saurait enfanter de
belles œuvres. Rubens et Paul Véronèse ne sont pas aussi matéria-
listes que le prétendent leurs disciples infidèles. Il y a dans ces deux
maîtres une part d'idéal facile à démêler. Seulement, au lieu de
poursuivre l'idéal dans l'harmonie des lignes, ils le poursuivent dans
la splendeur de la lumière, dans l'exubérance delà vie : on aura beau
dire, ils agrandissent leurs modèles, ils inventent à leur manière, et
ne se bornent pas à transcrire ce qu'ils ont sous les yeux. Or les
réalistes de nos jours n'aperçoivent rien au delà de l'imitation litté-
rale, et malheureusement une partie de la foule accepte comme vraie
cette doctrine répudiée par l'histoire tout entière. Il faut donc saisir
avidement toutes les occasions qui s'offrent à nous de rajeunir et de
raviver tous les argumens déjà produits contre l'imitation pure. A ce
titre, la chapelle de l'Eucharistie ne saurait être louée en termes trop
sympathiques. Supposez un instant qu'une pareille tâche fût échue
au pinceau d'un peintre franchement réaliste, non pas à la manière
de Rubens ou de Paul Véronèse, mais à la manièie de M. Courbet :
qu'aurions-nous maintenant? Une suite d'épisodes où la tradition
évangélique se trouverait défigurée par la fidélité même de l'imita-
tion. Et pour que cette conjecture ne ressemble pas à un jeu de
mots, je me hâte de l'expliquer. Il y a cent manières de comprendre,
le crayon ou le pinceau à la main, la tradition évangélique, depuis
Albert Durer jusqu'à Titien, c'est-à-dire depuis l'austérité jusqu'à
la splendeur; mais l'imitation littérale de tous les élémens de la réa-
lité ne dissimulera jamais l'absence de l'esprit évangélique. Et, dans
VAssimta même qui se voit à Venise, il y a quelque chose de plus
que le mérite de l'imitation.
Je vois dans la chapelle de l'Eucharistie un argument nouveau à
l'appui de la doctrine que j'ai soutenue bien des fois déjà, et qui me
paraît seule féconde. M. Périn n'eût-il prouvé qu'une intention ex-
cellente, je me croirais obligé de lui venir en aide et d'appeler sur
lui la sympathie de la foule; mais il ne s'en est pas tenu à l'excel-
lence de l'intention, il a conçu, il a composé, il a mené à bonne fin
une œuvre que signeraient avec joie les plus habiles, une œuvre
pleine d'enseignemens pour la génération nouvelle. Puissé-je trouver
bientôt l'occasion de louer aussi franchement une œuvre qui se re-
commande par la même profondeur de pensée, par la même élévation
de style; car la louange ne réjouit pas seulement l'oreille qui la re-
cueille, mais bien aussi la bouche qui la prodigue : une belle œuvre
console des œuvres mesquines; l'expression d'un sentiment généreux
efface le souvenir des sentimens vulgaires. C'est pourquoi je remercie
cordialement M. Périn.
Gustave Planche.
BEAUMARCHAIS
SA VIE, SES ECRITS ET SON TEMPS.
V-
LE PROCÈS GOËZMAN.
I. — LES PARLEMEKS ET LA ROYAUTÉ AU DIX-HUITIÈME SIÈCtE. *
Le procès Goëzman ouvre la période éclatante de la vie de Beau-
marchais. Tour à tour homme de cour, spéculateur, dramaturge, le
fils de l'horloger Caron, sur ces chemins divers, n'avait encore ren-
contré que des succès douteux, contestés, et des inimitiés ardentes;
il allait enfin maîtriser la fortune, conquérir pour longtemps la popu-
larité et associer son nom à un fait considérable dans l'histoire de
notre pays.
De quoi s'agissait-il dans ce fameux procès de Beaumarchais contre
le conseiller Goëzman? Il s'agissait de savoir si la femme d'un juge
avait gardé ou non quinze louis reçus d'un plaideur. Pour com-
prendre qu'un débat si peu important en lui-même ait pu passionner
un instant la France entière, prendre les proportions d'un événe-
ment historique, contribuer à la chute d'un parlement et à l'avorte-
ment d'un coup d'état, il faut d'abord se rendre compte de la situa-
tion des affaires au moment où ce procès s'empare de l'attention
publique.
L'histoire du gouvernement en France au xvin'' siècle présente avec
(1) Voyez les livraisons des i^^ et 15 octobre, i" et 15 novembre 1852.
BEAUMARCHAIS, SA AIE ET SON TEMPS. 1^8
la vie de Beaumarchais cette similitude, qu'elle n'est aussi qu'une
longue série de procès. Soixante ans d'anarchie officielle et de con-
flits de pouvoirs ont précédé et préparé l'état révolutionnaire dans
lequel la France s'agite depuis soixante ans. Le règne si brillant,
mais si absorbant de Louis XIV avait arrêté l'éducation politique de
notre pays. « En établissant pour lui-même, comme l'a dit un sage
historien (1) , un gouvernement que lui seul était capable de mainte-
nir, » le grand roi léguait à ses successeurs un fardeau difficile à
porter. Il avait reçu des mains de Henri lY et de Richelieu une na-
tion dégagée du chaos féodal , et dont la tête au moins était mûre
pour des institutions nouvelles; il donna à cette nation tous les genres
de gloire, il sut lui faire accepter et aimer, en l'entourant du prestige
le plus séducteur, le pouvoir le plus absolu qui eût figuré jusque-là
dans notre histoire; il accomplit de grandes et utiles réformes dans
toutes les branches de l'administration publique i, mais, en même
temps qu'il faisait faire un pas immense à la civilisation, il ne pré-
parait rien pour la satisfaction d'un besoin que la civilisation en-
traîne avec elle et qui allait éclater après lui. Il ne faisait rien pour
organiser sous une forme quelconque un contrôle normal du pou-
voir, une intervention régulière du pays dans ses propres destinées.
Après avoir détruit le peu qui restait des institutions anciennes,
concentré en lui toute autorité, il disait : (c L'état, c'est moi, » et
vivait comme s'il eût dû être immortel, oubliant que la dictature est
personnelle et disparaît avec le dictateur. Par l'irrésistible ascendant
de sa gloire, par la durée et l'éclat d'un règne de soixante-douze ans,
par la suppression de tout élément hostile, nul monarque ne fut,
comme lui, à portée de résoudre ce problème impérieux .qui épuise
et dévore nos générations démoralisées : créer des institutions qui
survivent aux hommes. Malheureusement la tendance des pouvoirs
illimités n'est pas de se limiter eux-mêmes, et l'histoire attend encore
ce miracle d'un souverain tout-puissant usant de sa puissance en-
vers son peuple à la façon d'un père qui prépare son fils à se passer
de lui.
Louis XIYest à peine descendu dans la tombe, que déjà commence
la dissolution de ce gouvernement dont il était l'âme. Les trois grandes
influences sociales d'alors, — noblesse, clergé, parlemens, — qui,
formées à la vie politique par une main ferme et investies d'attribu-
tions déterminées, eussent pu diriger l'esprit pubhc, présider à la
transformation sociale qui se préparait, conjurer l'aveugle et violente
irruption des masses, — ces trois grandes corporations, au sortir
d'un régime où elles n'avaient appris qu'à obéir en silence, se re-
(1) DroZ;, Histoire du règne de Louis XVI, introduction.
4
Ihhr REVUE DES DEUX MONDES.
trouvent étrangères à l'esprit de gouvernement et livrées à l'antago-
nisme le plus mesquin, le plus tracassier, le plus turbulent. Leurs
jalousies et leurs discordes implantent l'anarchie au sommet de la
société en attendant qu'elle descende dans les couches inférieures.
« 11 y a, écrivait à cette époque Montesquieu, il y a en France trois
sortes d'états, l'église, l'épée et la robe. Chacun a un mépris souve-
rain pour les deux autres. » Tel est en efiét le lien des trois classes
qui à cette époque composent l'aristocratie française. Tantôt c'est la
noblesse d'épée qui triomphe de voir les prétentions des parlemens
momentanément réprimées par des lits de justice, et il faut lire avec,
quelle exaltation de haine et de dédain le duc de Saint-Simon célèbre
ce triomphe (1) ; tantôt c'est la morgue parlementaire qui s'étale
dans toute sa splendeur et s'efforce de courber toutes les têtes sous
la suprématie qu'elle s'arroge (2). Toutefois cette lutte sourde, in-
invétérée, du patriciat et de la robe, cette lutte entremêlée d'alliances
passagères contre l'arbitraire ministériel n'est rien auprès du conflit
éclatant, acharné, permanent du parlement et du clergé : conflit sans
issue, car chacun des contendans se prétend juge suprême dans la
(1) « Ce fut là, dit-il, où je savourai, arec toutes les délices qu'on ne peut exprimer,
le spectacle de ces fiers légistes qui osent nous refuser le salut, prosternés h genoux et
rendant à nos pieds un hommage au trône, tandis que nous étions assis et couverts
sur les hauts sièges aux côtés du même trône. Ces situations et ces postures si grande-
ment disproportionnées plaident seules avec tout le perçant de l'évidence la cause de
ceux qui véritablement et d'effet sont latérales régis contre ce vas electum du tiers-
état. Mes yeux, lichés, collés sur ces bourgeois superbes, parcouraient tout ce grand banc
à genoux ou debout, et les amples replis de ces fourrures ondoyantes à chaque génu-
flexion longue et redoublée... vil petit-gris qui voudrait contrefaire l'hermine en pein-
ture, et ces tètes découvertes et hiimiliées à la hauteur de nos pieds... Pendant l'enre-
gistrement, je promenais mes yeux doucement de toutes parts, et si je les contraignis
avec constance, je ne pus résister à la tentation de m'en dédoimnager sur le premier
président : je l'accablai donc à cent reprises dans li séance de mes regards assénés et
forlongés avec persévérance. L'insulte, le mépris, le dédain, le triomphe, lui furent
lancés de mes yeux jusqu'en ses moelles; souvent il baissait la vue quand il attrapait
mes regards. Une fois ou deux il fixa le sien sur moi, et je me plus à l'outrager par des
ÀBourires dérobés, mais noirs, qui achevèrent de le confondre. Je me baignais dans sa
rage, et je me délectais à le lui faire sentir. » Mémoires du duc de Saint-Simon, édit.
in-8», t. XVII, p. 140 et suiv.
(2) Voici comment le parlement de Toulouse traite un duc et pair, gouverneur du Lan-
guedoc, et cxéciîtant les ordres du roi : « La cour, toutes les chaml)res assemblées, con-
sidérant que le duc de Fitz-James, parvenu aux derniers excès de l'audace et du délire,
oubliant sa qualité de sujet, aurait osé parler en souverain aux meml^res de la cour,
mettre à leur liberté des conditions insensées, etc., ordonne que ledit duc de Fitz-James
sera pris et saisi au corps en la part où il sera trouvé dans le royaume, conduit et amené
sous bonne et sûre garde dans les prisons de la conciergerie de la cour, et, ne pouvant
être appréhendé, ses biens seront saisis, etc. » Il va sans dire que l'arrêt ne fut point
exécuté, mais le duc" de Fitz-James fut rappelé, quoique le roi déclarât expressément
qu'il n'avait fait qu'obéir à ses ordi'es.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 145
cause. Décrets de prise de corps contre les curés qui refusent la sé-
pulture aux jansénistes, excommunication des parlemens par les évo-
ques; des prêtres tonnant du haut de la chaire contre des magistrats,
ceui-ci contraignant par huissier des prêtres à porter les sacremens;
le parlement de Paris faisant brûler le même jour, par le bourreau,
le Dictionnaire philosophique de Voltaire et une instruction pastorale
de l'archevêque de Paris, et cela au milieu de controverses ridicules
dont profitent les philosophes du temps pour déconsidérer la religion :
tel est le spectacle qui compose la plus grande partie de l'histoire
de France sous Louis XV.
Au milieu de ces querelles, que devient la royauté?. Absolue de
nom, impuissante de fait, elle s'irrite, sévit, ou cède sans autre règle
que l'accident de chaque jour et la fortune momentanée du combat.
Si elle agit contre les évêques, ils ferment les portes des églises et
suspendent l'administration des sacremens; si elle veut réprimer les
parlemens, ils suspendent l'action de la justice et infligent à la société
une paralysie périodique. L'embarras de la royauté est bien rendu
dans ce tableau d'intérieur que nous a laissé M'"" du Hausset dans ses
Mémoires, (c Un jour, dit-elle, le maître (Louis XV) entra tout échauffé.
Je me retirai, mais j'écoutai de mon poste. — Qu'avez-vous? lui dit
Madame (M'"*" de Pompadour). — Ces grandes robes et le clergé, ré-
pondit-il, sont toujours aux couteaux tirés; ils me désolent par leurs
querelles; mais je déteste bien plus les grandes robes. Mon clergé, au
fond, m'est attaché et fidèle : les autres voudraient me mettre en tu-
telle. — La fermeté, lui dit Madame, peut seule les réduire. — Ro-
bert de Saint-Vincent est un boute-feu que je voudrais pouvoir exiler,
mais ce sera un train terrible. D'un autre côté, l'archevêque est une
tête de fer qui cherche querelle. — M. de Gontaut entra. . . Le roi se
promenait agité; puis tout d'un coup il dit : — Le régent a eu bien
tort de leur rendre le droit de faire des remontrances : ils finiront par
perdre l'état. — Ah! sire, dit M. de Gontaut, il est bien fort pour que
de petits robins puissent l'ébranler. — Vous ne savez ce qu'ils font et
ce qu'ils pensent, reprit le roi : c'est une assemblée de républicains. En
voilà au reste assez; les choses comme elles sont dureront autant que
moi... » Les choses dureront aidant que moi, tel était déjà le nec plus
ultra de l'ambition d'un souverain en France. Aujourd'hui un gou-
vernement qui durerait la vie d'un homme est un phénomène que nous
ne connaissons plus. Du reste Louis XV ne se trompait pas en consi-
dérant l'opposition des parlemens comme bien plus dangereuse que
celle du clergé : par son caractère, sa forme, ses accidens, ses ca-
prices, cette opposition fut au xviii" siècle le dissolvant le plus actif
de la monarchie.
On sait généralement comment se passaient les choses à Paris quand
TOME I. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
le parlement entrait en lutte avec le pouvoir royal : refus d'enregis-
trement, lit de justice, persistance du parlement, exil ou emprison-
nement des magistrats, concessions réciproques, soumission ou vic-
toire du parlement suivant les circonstances, réconciliation d'un jour
bientôt suivie de nouveaux combats, telles étaient les phases ordi-
naires de la lutte à Paris. En province, le conflit d'autorité entre la
royauté et le parlement prenait un caractère beaucoup plus grave et
plus dangereux. L'éloignement du pouvoir central, l'obligation d'em-
ployer des intermédiaires, le mépris de chaque parlement pour tout
ce qui n'était pas la royauté elle-même en personne, et, d'un autre
côté, la brutalité des agens militaires chargés de faire triompher la
volonté du roi, tout cela provoquait journellement des scènes qui dé-
moralisaient les populations. Un remarquable et consciencieux ouvrage
publié de nos jours (1) nous met à même d'apprécier ce côté moins
connu de l'anarchie officielle au xvii* siècle. On y voit la royauté
s'eflbrçant en vain de faire reconnaître l'autorité du conseil d'état ou
grand conseil, par. lequel elle fait casser les arrêts des parlemens;
ceux-ci refusant de livrer leurs registres aux huissiers du grand con-
seil chargés de biffer leurs arrêts. Souvent un huissier du grand con-
seil et un huissier du patlement de la province viennent intimer aux
habitans d'une même commune deux ordres diamétralement con-
traires, et celui des huissiers qui a des gendarmes fait arrêter l'au-
tre. Plus loin, on voit le roi envoyant un officier-général avec des
troupes pour dompter le parlement. Les magistrats le reçoivent sur
leurs sièges et refusent de livrer leurs registres. Des officiers de dra-
gons s'emparent des registres, et, la plume à la main, bâtonnent les
sentences de la justice. Les magistrats décrètent d'accusation les exé-
cuteurs des ordres du roi et font proclamer leur jugement sur les mar-
ches mêmes du palais, devant la population émue. Le gouverneur de
la province fait saisir toutes les presses pour empêcher la publication
de l'arrêt des magistrats. Le procureur-général, sommé à la fois par
les deux autorités en conflit de faire transmettre à tous les juges du
ressort deux arrêts contradictoires et n'osant résister à personne, se
met en devoir de promulguer en même temps le oui et le non. Le par-
lement suspend l'administration de lajustice pendant quatre mois, jus-
qu'à ce que le roi ait fait droit à ses remontrances. Tous les autres par-
lemens prennent fait et cause pour celui qui résiste. Le roi irrité mande
les magistrats à Versailles, les réprimande, les exile, puis finit tou-
jours par céder et par révoquer ses propres actes avec les formes les
plus impératives, tandis que les magistrats, toujours victorieux avec
(1) L'Histoire du Parlement de Normandie, par M. Floqiiet. Il serait bien à désirer
qiie chacun des douze parlemens de l'ancienne France fût l'objet d'un travail aussi dis-
tiofnié.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 147
les formes du respect, remontent sur leurs sièges au milieu des ap-
plaudissemens de la population, des illuminations, des feux de joie,
des Te Deum et des députations de toute la province qui viennent les
féliciter de leur énergie.
C'est sous ce régime pernicieux des conflits de pouvoirs qu'ont été
élevés nos pères, c'est ainsi que la France se préparait peu à peu à
l'anarchie; c'est ainsi qu'en voyant chaque jour sur tous les points
du pays l'église en lutte avec la magistrature, la magistrature en lutte
avec la royauté, le peuple contractait de plus en plus le mépris de l'au-
torité et l'idolâtrie de la force. Certes, les parlemens, fondés d'abord
spécialement pour rendre la justice, eussent été embarrassés pour
démontrer la légitimité du droit qu'ils s'arrogeaient de représenter la
nation et de contrôler l'autorité royale. «L'n des plus éclairés, dit
Duclos , et des plus zélés parlementaires, à qui je demandais de me
marquer précisément les bornes qui séparent l'usurpation d'avec le
droit des parlemens, me répondit : Les principes en cette matière
sont fort obscurs ; mais, dans le fait, le parlement est fort sous un roi
faible et faible sous un roi fort. — Un ministre de bonne foi donnerait
peut-être la même réponse, s'il était obligé de s'expliquer sur la puis-
sance royale relativement à la nation. )> On voit que le droit des par-
lemens était douteux, mais celui de la royauté ne l'était pas mohis;
sur la terre de France, le despotisme pur et simple a pu être accepté
quelquefois comme un fait, il n'a jamais été reconnu comme un droit.
Fatiguée des sanglantes convulsions du xvi" siècle et des troubles de
la fronde, la France s'était courbée docilement sous le sceptre glo-
rieux de Louis XIV; mais ce sceptre, tombé aux mains de Louis XV,
ne lui inspirait plus de respect; la prétention d'un roi gouverné par
des femmes avilies et des favoris méprisés — de disposer d'elle à son
gré et de ne rendre compte de ses actes qu'à Dieu — la blessait dans sa
fierté. L'esprit de résistance à l'arbitraire était l'esprit général, les
parlemens se présentaient comme l'unique barrière qu'on pût oppo-
ser aux caprices d'un pouvoir déréglé, et quels que fussent les vices
particuliers de ces corps amphibies, à la fois judiciaires et politiques,
malgré leur morgue, leur fanatisme du statu quo, leur opposition
systématique à toutes les réformes, môme les plus justes et les plus
sages, chaque fois qu'ils entraient en lutte avec la royauté, ils avaient
pour eux les sympathies de l'opinion. -
Appuyés sur cette faveur de l'opinion, les parlemens voyaient leur
ascendant grandir chaque jour. Etroitement unis les uns aux autres,
ils se déclaraient les membres d'un seul et même corps indivisible,
inhérent, disaient-ils, à la monarchie, organe de la nation, déposi-
taire essentiel de sa liberté, de ses intérêts et de ses droits, et cha-
cun de leurs combats contre la royauté se terminait par une victoire,
iA8 REVUE DES DEUX MONDES.
lorsqu'un homme sorti de leur sein, le chancelier Maupeou, caractère
audacieux et obstiné, entreprit de les soumettre ou de les briser.
Appuyé sur la faveur de M""" Du Barry, qui gouvernait le roi et
qu'animait le ressentiment du duc d'Aiguillon flétri par un arrêt du
parlement de Paris , le chancelier Maupeou arrache à l'hésitation de
Louis XV l'édit du 7 décembre 1770, qui changeait toute l'organi-
sation des parlemens; celui de Paris proteste et repousse l'édit. Le
chancelier, au lieu de suivre la marche ovdinaire, casse le parlement,
confisque les charges des magistrats, les exile, et installe un nouveau
parlement composé des membres du conseil d'état. Les onze parle-
mens de province adressent au. roi les remontrances les plus véhé-
mentes ; celui de Normandie va jusqu'à rendre un arrêt qui déclare
intrus , parjures et traîti'es les membres du nouveau parlement , et
nuls tous les actes émanés de ce tribunal bâtard. Tous les princes du
sang, à l'exception d'un seul , refusent de reconnaître le parlement
établi par Maupeou; treize pairs adhèrent à cette protestation. La
cour des aides proteste également par la voix éloquente de Males-
herbes. Le chancelier fait tête à l'orage; il fait interdire l'entrée de
la cour aux princes dissidens ; il casse la cour des aides , casse suc-
cessivement tous les parlemens de province, et les remplace au milieu
d'une fermentation inouïe, a Ce n'est pas un homme, écrit M'"'' Du-
deffand , c'est un diable ; tout est ici dans un bouleversement dont
on ne peut prévoir quelle sera la fin... c'est le chaos, c'est la fin du
monde.» Briser ces corps antiques et redoutables dont l'existence sem-
blait inséparable de la monarchie, c'était en effet une entreprise des
plus hasardeuses. Le chancelier avait eu soin de la colorer, aux yeux
des masses, en y mêlant quelques réformes importantes depuis long-
temps réclamées par l'opinion : l'abolition de la vénalité des charges,
l'abolition des épices payées aux juges, la distribution gratuite de
la justice, l'établissement de cours souveraines plus nombreuses, la
diminution des ressorts trop étendus , de manière à rapprocher les
justiciables des tribunaux chargés de les juger. Ce sont sans doute
ces réformes qui, combinées avec la rancune qu'il gardait aux an-
ciens parlemens, déterminèrent Voltaire à se ranger du côté du chan-
celier ; mais il ne fut pas suivi dans ce mouvement, et si la masse du
peuple resta assez indifférente au coup d'état, toute la partie éclairée
de la nation refusa d'accepter quelques avantages de détail achetés
au prix d'une servitude honteuse et se prononça avec énergie pour
la magistrature détruite. Ce fut bientôt un déchahiement de fureurs,
de sarcasmes et de pamphlets (1) contre le roi, sa maîtresse, Mau-
(1) On trouve dans Bachaumont la mention ou la reproduction de la plupart de ces
innombrables pamphlets en prose et en vers.
BEAUMARCHAIS, SA ME ET SON TEMPS. 149
peoii et le nouveau parlement. Celui-ci, composé à la hâte d'élémens
hétérogènes et dans lequel on avait fait entrer des hommes peu es-
timés, n'avait trouvé au début ni avocats, ni procureurs, ni plaideurs
qui voulussent paraître devant lui. Cependant Maupeou, comptant
sur la mobilité française, opposait la persistance aux clameurs; au
bout d'un an, la plus grande partie des avocats s'étaient fatigués du
silence, et, sous l'influence du célèbre Gerbier et de ce même Caillard
que nous avons vu si violent contre Beaumarchais, ils avaient con-
senti à reprendre leurs fonctions (1) . Les princes dissidens deman-
daient à rentrer en grâce, les magistrats dépossédés consentaient à la
liquidation de leurs charges , les pamphlets diminuaient, les choses
reprenaient leur cours ordinaire, tout semblait calmé; Maupeou se
tenait pour assuré du triomphe et se vantait d'avoir retire la cou-
ronne du greffe : il se trompait. Quand l'esprit public d'une nation
est profondément blessé, la blessure paraît quelquefois se fermer,
mais ne se guérit pas; ce qui a été d'abord une flamme devient un feu
latent qui couve sous la cendre et que la moindre étincelle suffit pour
ranimer. Il était réservé à Beaumarchais de rallumer, avec un procès
de quinze louis , la flamme qui devait dévorer Maupeou et son parle-
ment.
On se souvient de la situation de Beaumarchais au moment où s'in-
struisait en appel son procès contre le comte de La Blache. Prison-
nier au For-1'Evêque, il avait obtenu, aux approches du jugement,
la permission de sortir pendant la journée pour aller solliciter ses
juges. L'affaire avait été mise en délibéré, et devait être décidée sur
le rapport d'un conseiller du nouveau parlement nommé Goëzman.
Ce Goëzman, d'abord conseiller au conseil souverain d'Alsace, avait
vendu sa charge, et en 1765 était venu s'établir à Paris. C'était un
jurisconsulte assez érudit; entre autres ouvrages, il avait publié, en
1768, un Traité du droit commun des fiefs qui n'était pas sans mé-
rite. Seulement, à en juger par une foule de renseignemens que je
trouve dans les papiers de Beaumarchais, soit que le prix de sa
charge en Alsace ne lui appartînt pas, soit qu'il eût été dissipé par
lui, il paraît qu'il menait à Paris une existence assez aventureuse et
(1) C'est à ce sujet qu'on fit circuler le vaudeville suivant :
L'honneur des avocats,
Jadis si délicats ,
N'est plus qu'une fumée;
Leur troupe diffamée
Subit le joug enfin,
Et de Gaillard avide
La prudence décide
Qu'il vaut bien mieux mourir de honte que de faim.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une moralité équivoque, lorsque le chancelier Maupeou le fit entrer,
en 1771, dans le parlement décrié qu'il venait d'établir pour rem-
placer l'ancien parlement. Ce juge avait épousé en secondes noces
une femme jeune, jolie, mais peu scrupuleuse, et dont les propos
étaient de natm-eàfaire peu d'honneur à la probité de son mari et à
la sienne, car il fut démontré dans le cours du procès qu'elle avait dit
devant plusieurs témoins : « Il serait impossible de se soutenir honnê-
tement avec ce qu'on nous donne; mais nous avons l'art de plumer la
poule sans la faire crier. » On voit que si le chancelier Maupeou avait
supprimé les épices, quelques-uns des nouveaux magistrats trouvaient
le secret de les remplacer avantageusement. Des propos de ce genre
étaient fréquemment tenus par M"" Goëzman chez un libraire nommé
Lejay , qui vendait les ouvrages du mari et recevait de temps en temps
la visite de la femme. Ce libraire ne connaissait point Beaumarchais;
mais, apprenant par un ami commun que ce dernier se désespérait de
ne pouvoir trouver accès auprès de son rapporteur, il lui fit dire que le
seul moyen d'obtenir des audiences et de s'assurer de l'équité du juge
était de faire un présent à sa femme, et il demanda pour elle 200 louis.
Beaumarchais donna 100 louis, plus une montre enrichie de diamans
d'une valeur égale. La dame fit demander encore 15 louis, qu'elle
disait destinés au secrétaire de son mari. Les 15 louis furent envoyés;
la dame fit dire en même temps que, si Beaumarchais perdait son
procès, tout ce qu'il donnait lui «erait restitué, excepté les 15- louis,
qui resteraient acquis au secrétaire; le lendemain, Beaumarchais
obtint une audience du rapporteur Goëzman; deux jours après, ce
juge conclut contre lui, et il perdit son procès. La dame renvoya
fidèlement les 100 louis et la montre; mais Beaumarchais, s'étant in-
formé auprès du secrétaire, à qui dans le cours du procès il avait
déjà donné 10 louis, s'il avait reçu en plus de M"'" Goëzman 15 louis,
apprit que cette dame n'avait rien donné au secrétaire, et que les
15 louis étaient restés dans sa poche. Irrité déjà de la perte d'un
procès aussi important pour sa fortune et son honneur, il trouva mau-
vais que M™*' Goëzman se permît cette spéculation détournée, et il se
décida à lui écrire pour lui réclamer les 15 louis. Cette démarche
était grave, car si cette dame, refusant la restitution, niait l'argent
reçu, si Beaumarchais insistait, si la chose faisait du bruit, il pou-
vait en surgir un procès dangereux. Ses amis cherchèrent à l'en dé-
tourner; mais la démarche, offrant des périls, offrait aussi des avan-
tages. Persuadé à tort ou à raison qu'il n'avait perdu son procès que
parce que son adversaire avait donné plus d'argent que lui au juge
Goëzman, Beaumarchais, en affrontant le danger d'une lutte person-
nelle avec ce magistrat, pouvait espérer de le convaincre de vénalité
et de faciliter d'autant la cassation du jugement rendu sur son rap-
BEAUMARCHAIS, SA ME ET SON TEMPS, 151
port. L'éventualité qu'il avait prévue arriva. M™" Goëzman, obligée
d'avouer le détournement des 15 louis en les restituant ou de nier
qu'elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara qu'on lui avait
€n ellet offert de la part de Beaumarchais des présens dans l'intention
de gagner le suffrage de son mari, mais qu'elle les avait rejetés avec
indignation. Le mari intervint et dénonça Beaumarchais au parle-
ment comme coupable d'avoir calomnié la femme d'un juge après
avoir vainement tenté de la corrompre.
Le fait des présens acceptés et des 15 louis gardés par M'"" Goëz-
man ayant été démontré jusqu'à l'évidence par l'information judi-
ciaire, on s'explique difficilement que le mari ait eu l'imprudence
d'intenter un pareil procès. En supposant qu'il ignorât d'abord le
trafic auquel s'était livrée sa femme, il était trop bon criminaliste pour
admettre, sur la simple dénégation de celle-ci, que Beaumarchais pût
être assez téméraire ou mieux assez insensé pour lui réclamer 15 louis
qu'elle n'aurait pas reçus. 11 dut donc se convaincre facilement, et
dès le premier jour, de la réalité d'un fait auquel avaient pris part plu-
sieurs personnes. Je vois dans les papiers remis à Beaumarchais par
M. de Sartines qu'avant de recourir au parlement, Goëzman essaya de se
débarrasser de ce plaideur incommode au moyen d'une lettre de ca-
chet, et qu'il espéra un instant qu'on lui rendrait ce petit service, car
il écrit à M. de Sartines, en date du 5 juin 1773, le billet suivant :
« Je vous supplie que la punition ait pour cause d'une manière ostensible
pour moi l'injure faite à ma femme et par contre-coup à moi. Vous voudrez
bien m'informer demain du parti qui aura été pris et compter sur mon éter-
nel dévouement. »
Le gouvernement n'ayant point osé risquer cette iniquité et Beau-
marchais continuant à réclamer ses 15 louis, le juge Goëzman prend
ses précautions pour le perdre : il fait venir le libraire Lejay, qui a
été l'agent de sa femme, et, après l'avoir épouvanté par des menaces
et rassuré en même temps sur les conséquences de l'acte qu'il exige
de lui, il lui fait copier la minute d'un faux témoignage qu'il a rédigé
lui-même, dans lequel Lejay, appuyant le mensonge de M™" Goëz-
man, déclare que Beaumarchais l'a poussé à tenter de corrompre cette
dame en lui faisant offrir des présens, mais que celle-ci a tout rejeté
avec indignation. Armé de ce faux témoignage, il se décide enfin à
appeler la vengeance du parlement sur la tête d'un homme décrié
qu'il espère écraser facilement.
La situation de Beaumarchais était en effet déplorable. Le procès
LaBlache, perdu sous l'influence de ce même Goëzman, avait détruit
sa réputation et jeté le désordre dans sa fortune; l'adversaire triom-
phant avait fait saisir tous ses biens et ne lui laissait pas un instant
152 REVUE DES DEUX MONDES.
de repos. Au milieu de ce trouble, Beaumarchais se voyait maintenant
poursuivi en corruption et en calomnie par un juge devant des juges
intéressés à le trouver coupable. Le procès, étant crimiiiel, devait, sui-
vant l'usage du temps, être instruit dans le secret et décidé à huis clos.
Le parlement ne pouvait que s'empresser de punir avec la dernière
rigueur un homme traduit devant lui pour des faits qui compromet-
taient l'honneur, l'existence même de ce corps judiciaire, et la juris-
prudence criminelle était d'une latitude effrayante, car elle permet-
tait d'infliger à Beaumarchais, pour le fait dont on l'accusait, la peine
la plus dure après la peine de mort : omnia dira mortem.
Beaumarchais était donc arrivé à cette période extrême où le poète
a dit : Una salus victis millam sperare saiutem. Placé entre deux
chances à peu près égales, d'être perdu s'il se défendait régulière-
ment par devant ses juges, et d'être au moins ménagé s'il se plaçait
avec éclat sous la protection de l'opinion publique, il n'hésite pas.
Alors que les esprits les plus clairvoyans doutaient encore de ce
pouvoir naissant de l'opinion, Beaumarchais n'en doute pas et s'y
confie hardiment. Aucun avocat n'ose le défendre contre un adver-
saire aussi redoutable que Goëzman; il sera à lui-même son propre
avocat, c'est lui qui plaidera sa cause, et il la plaidera par la fenêtre.
Il foulera aux pieds tous les règlemens qui ordonnent le secret des
procédures criminelles, qui empêchent la nation de juger les juges,
et tandis qu'on se prépare à le sacrifier dans l'ombre, il introduira
la lumière partout, et appellera l'opinion à son aide; mais pour que
l'opinion réponde à l'appel d'un homme qu'elle ne connaît pas ou
qu'elle ne connaît que défavorablement, il faut que cet homme saclie at-
tirer les lecteurs, les retenir, lespassionner, les indigner, les attendrir,
et surtout les amuser. La situation de Beaiyuarchais est telle qu'il est
obligé, on pourrait presque dire sous peine de mort, de déployer un
merveilleux talent pour donner à une affaire peu intéressante par elle-
même tout l'intérêt d'un drame, d'une comédie et d'un roman. S'il
se contente de se défendre convenablement, s'il se renferme dans les
faits de sa cause, s'il ne sait pas rattacher à cette cause de piquans
détails de mœurs et de grandes questions d'intérêt public, s'il n'est
pas à la fois très émouvant et très amusant, si en un mot il n'a pas
un succès de vogue, il est perdu; le parlement se montrera d'autant
plus sévère envers lui, qu'il s'est montré plus défiant de la justice à
huis clos du parlement, et il a en perspective... omnia dira mortem.
Cette situation, bien faite pour démoraliser un esprit ordinaire, est
précisément ce qui aiguillonne l'esprit de Beaumarchais, et lui donne
comme une sorte de fièvre, reconnaissable au mouvement rapide et
continu de son style, même dans les parties d'argumentation.
Au point de vue du droit, sa cause n'est pas aussi facile que le dit
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 153
La Harpe, qui a examiné un peu légèrement le fond des choses. Pour
repousser l'accusation de calomnie, il est obligé de prouver qu'il a
donné de l'argent à M'"' Goëzman; mais alors comment repoussera-t-il
l'accusation de corruption? En s' attachant à démontrer qu'il n'a pas
voulu acheter le suffrage du mari en payant la femme, qu'il a seule-
ment voulu obtenir des audiences indispensables, qu'il avait le droit
de réclamer de la justice du conseiller et que sa femme mettait à prix
d'argent. Mais le juge, au début du procès, persuadé que sa femme
ne sera point compromise, croit avoir intérêt à prouver l'intention de
corrompre; aussi ne manque-t-il pas de faire observer qu'il est peu
vraisemblable qu'un plaideur, à la veille d'un jugement, offre à la
femme de son rapporteur 100 loiys, une montre de même valeur et
15 louis, c'est-à-dire plus de 5,000 francs, uniquement pour obtenir
la faveur de présenter quelques observations à un rapporteur impar-
tial. A cela, Beaumarchais répond qu'il n'a rien offert, qu'on a tout
exigé, qu'il n'a jamais été question entre lui et M"*' Goëzman que
d'audiences, que la justice prononce sur des faits et non sur des pro-
babilités; puis, retournant avec une dangereuse adresse sur l'accusa-
teur lui-même l'arme des probabilités, il le montre complice de sa
femme, très suspect d'avoir vendu, dans le procès La Blache, la jus-
tice au plus offrant, et cherchant à réduire au silence, en l'écrasant,
celui des deux plaideurs qu'il a déjà sacrifié. L'intention de Beau-
marchais, en payant M'"'' Goëzman, pouvait paraître douteuse; ce qui
toutefois résultait clairement du débat, c'est ce que, s'il y avait eu
corruption, elle venait non de Beaumarchais, mais de la maison Goëz-
man; que Beaumarchais, qui ne connaissait ni la femme du juge ni le
libraire qui avait parlé en son nom, n'avait fait que subir les condi-
tions qu'on lui imposait. Ce qui ressortait enfin du débat, c'est que
la vénalité sordide de la femme rendait très suspecte l'intégrité du
mari, et par suite l'intégrité du parlement Maupeou tout entier. Ce
dernier point était la question brûlante du procès; c'est en y tou-
chant avec une habileté audacieuse et prudente à la fois, mêlée d'al-
lusions transparentes et de réticences meurtrières, que Beaumarchais
se trouvait tout à coup l'organe des colères et le ministre des ven-
geances de l'opinion contre le coup d'état qui avait détruit l'ancienne
magistrature.
A cet intérêt général se joignait l'intérêt mêlé de surprise qu'exci-
tait un homme, dont les précédens ouvrages semblaient médiocres,
se montrant doué du talent le plus original, le plus varié, et donnant
à des factums judiciaires tous les genres de beauté et d'agrément.
Tout a été dit sur le mérite littéraire des Mémoires de Beaumarchais
contre Goëzman, et nous n'avons pas l'intention d'insister beaucoup
sur ce point du sujet qui nous semble épuisé. jNous voulons surtout
154 REVUE DES DEUX MONDES.
nous attacher à mettre en lumière les faces les moins connues de cette
polémique célèbre.
Quand nous lisons aujourd'hui à distance les Mémoires contre Goëz-
man, nous sommes parfois choqués de ce qu'ils offrent d'excessif et
d'injurieux dans l'attaque et dans la riposte. Un maître éminent, ap-
préciateur exquis en matière de goût, M. Yillemain, dans la brillante
analyse qu'il a faite de cet ouvrage, ne peut s'empêcher de se ré-
crier contre certames parties, qui révoltent, dit-il, quelquefois en
nous un sentiment de décence et de vérité. Le public -contemporain
de Beaumarchais était beaucoup moins frappé que nous du caractère
violent de cette polémique, et cela tient à deux causes : l'une géné-
rale, l'autre particulière.
A cette époque, la publicité n'était point réglée, mais en général
prohibée par les lois ; elle se produisait , malgré les lois, sous l'in-
fluence d'un besoin d'esprit plus puissant qu'elles et par conséquent
avec des allures nécessairement désordonnées. Quand on parcourt la
masse des ouvrages licencieux et effrénés dans tous les genres qui
circulent partout aux temps dont nous parlons, on ne se douterait
guère qu'on vivait alors, en fait de publicité, sous le régime légal d'une
certaine ordonnance de 1769, qui ne badinait pas, puisqu'elle con-
damnait tout simplement à mort tout auteur d'écrits tendant à émou-
voir les esprits. On en concluait que les écrivains plats et ennuyeux
avaient seuls quelques chances de n'être pas pendus, et chacun écri-
vait sans faire plus de compte de la loi que si elle n'eût jamais existé.
Les lois, on l'a dit avec raison, qui sont en contradiction flagrante avec
les idées et les mœurs d'un peuple, deviennent bientôt pour lui des
mots, et rien de plus.
Le même régime légal du secret vainement imposé sur les affaires
publiques n'était pas moins vainement établi en principe dans les
débats judiciaires. Les tribunaux prétendaient s'entourer de mystère
comme le gouvernement, et à aucune époque on ne vit plus de pro-
cès scandaleux engendrer plus d'écrits injurieux et envenimés. Au-
jourd'hui que le régime de la publicité tend de plus en plus à préva-
loir, aujourd'hui qu'il est, en général, sanctionné par une législation
qui le règle sans l'étouflèr, il se tempère par l'habitude, et trouve
dans l'opinion un contrôle salutaire et permanent. Quand les portes
des tribunaux sont ouvertes à tous, quand tout plaideur, quand tout
accusé peut dire ou faire dire publiquement par son avocat tout ce qui
est utile à sa cause, quand les journaux existent pour reproduire les
débats, \esfactu7ns judiciaires échangés entre des adversaires furieux
deviennent rares, inutiles, et quand ils se produisent, ils gardent
presque toujours une certaine mesure. Toute polémique imprimée au
xviii<= siècle tirait au contraire de son caractère clandestin quelque
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 155
chose d'indécent, d'excessif, qui n'étonnait point et semblait comme
excusé par la prohibition même.
Une autre cause qui rendait le public très indulgent pour la viva-
cité de Beaumarchais, c'est que, s'il était parfois violent, ses adver-
saires l'étaient beaucoup plus que lui; leurs mémoires, aujourd'hui
oubliés, étaient lus en même temps que les siens ; on admirait d'au-
tant, plus l'énergie et l'habileté de sa défense, qu'on la voyait tou-
jours proportionnée à la violence de l'attaque, et par bonheur pour
lui tous ses adversaires étaient non-seulement très-ridicules, mais
aussi très emportés et très méchans au moins d'intention «On riait,
dit justement La Harpe, de les voir écorchés, parce qu'ils avaient le
poignard à la main. »
II. — LES ADVERSAIRES DE BEAUMARCHAIS ET LEURS MÉMOIRES.
Les mémoires des antagonistes de Beaumarchais sont devenus fort
rares; je me les suis procurés afin de bien saisir la physionomie de
ce combat. En les lisant, on voit mieux à quel point l'homme qu'ils
attaquaient était doué du génie comique, et avec quelle puissance de
pénétration il saisit et reproduit fidèlement la nuance de platitude
et de méchanceté qui distingue chacun de ses ennemis. On recon-
naît aussi qu'à tout prendre, la modération est de son côté, et qu'il
ne commence à attaquer à outrance que lorsqu'il a été lui-même at-
taqifé sans mesure et sans pudeur. Ainsi, dans son premier Jfémoere,
il se contente d'exposer les faits avec clarté et précision; il discute la
question de droit, repousse la dénonciation du juge Goëzman, mais
se montre réservé dans son langage et très-sobre de personnalités.
A peine avait-il publié ce ])remïer Mémoire , que cinq adversaires fu-
rieux fondent presque en même temps sur lui. Alors seulement il en-
gage le fer et prend l'offensive avec une vigueur toujours croissante
jusqu'à ce qu'il ait mis sur le carreau les cinq champions qu'il nous
reste à passer rapidement en revue.
Le premier qui paraît, c'est M"*" Goëzman, qui écrit sous la dictée
de son mari, et lance à la tête de Beaumarchais un mémoire hérissé
de termes de procédure et de citations latines. Rien de plus lourd, de
plus hétéroclite que ce langage d'un légiste prenant le masque d'une
femme et écrivant : « Je me suis remplie de cette cause autant qu'il
est au pouvoir d'une femme; » ou bien : « Sa récrimination doit donc
être repoussée conformément à cette loi qu'on m'a citée, neganda
est accusât is licencia criminandi. » Beaumarchais résume spirituelle-
ment la profonde bêtise de ce mémoire, quand il s'écrie : « On m'an-
nonce une femme ingénue, et l'on me présente un publiciste alle-
mand. » Mais si le mémoire est ridicule dans la forme, il est, quant
156 REVUE DES DEUX MONDES.
au fond, d'une violence extrême : « Mon âme, — c'est ainsi que
débute M""= Goëzman, — a été partagée entre l'étonnement, la sur-
prise et l'horreur en lisant le libelle que le sieur Caron vient de ré-
pandre. L'audace de l'auteur étonne, le nombre et l'atrocité de ses
impostures excitent la surprise, l'idée qu'il donne de lui-même fait
horreur... » Quand on songe que l'honnête dame qui parle ainsi a
dans son tiroir les quinze louis dont la réclamation excite en elle
Yètonnement, la surjjrise et Y Jiorreur, on est porté à excuser Beau-
marchais d'avoir pris à son égard quelques libertés de langage. On
sait du reste avec quel mélange de politesse ironique et d'argumen-
tation pressante il réfute, irrite, embarrasse, complimente et confond
M""* Goëzman. Tout le monde a lu l'excellente scène de comédie où il
se peint dialoguant avec elle par-devant le greffier. La scène est si
plaisante, qu'on serait tenté de la prendre pour un tableau de fan-
taisie. Il n'en est rien cependant. Le second mémoire par lequel
M""' Goëzman répond à l'exposé de Beaumarchais confirme pleine-
ment l'idée qu'il nous a donnée d'elle. Ici ce n'est plus le mari qui
parle, c'est la dame elle-même; on reconnaît facilement le ton d'une
femme en colère : n J'ai reproché, dit-elle, le sieur Caron lors de ma
confrontation comme un homme atroce, reconnu pour tel. L'épithète
a paru l'oflenser, il faut donc la justifier. » Elle divise son mémoire
%\\ première, seconde, troisièrre atrocité, et après cette belle division
elle conclut ainsi : « Cela ne vous a pas suffi , homme atroce ! vous
avez osé, en présence du commissaire, du greffier et d'une autre per-
sonne, me proposer de me ranger de votre parti, chercher à rendre
mon mari odieux à mes propres yeux. Vous avez poussé l'impudence
plus loin encore, vous avez osé ajouter (pourquoi suis-je obligée de
rapporter des propos aussi insolens qu'ils sont humilians pour moi?)
vous avez osé ajouter, dis-je, que vous finiriez par vous faire écouter,
que vos soins ne me déplairaient pas un jour, que Je n'ose ache-
ver, je n'ose vous qualifier. »
Cette préoccupation de coquetterie féminine dans une affaire aussi
grave donne une idée de la force de tête de M""' Goëzman. C'est par
une réponse amusante et légère que Beaumarchais la rassure, se
défend de lui avoir tenu, par devant un austère greffier, la plume
à la main, des propos de nature à ne pouvoir être indiqués que par
des points, et lui rappelle que, si elle l'a d'abord en effet qualifié
ôi! homme atroce, elle a fini par le trouver seulement un peu malin, à
la suite d'une interpellation ainsi conçue : « Je vous interpelle, ma-
dame, de nous dire à l'instant, sans réfléchir et sans y être préparée,
pourquoi vous accusez dans tous vos interrogatoires être âgée de
trente ans, quand votre visage, qui vous contredit, n'en montre que
dix-lmit? »
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 157
Le juge Goëzman, le dénonciateur de Beaumarchais, qui conduit
toute l'aflaire, n'entre personnellement en scène qu'au milieu du pro-
cès. Il avait cru à un triomphe rapide et facile, et voilà que la ques-
tion se complique d'incidens fâcheux pour lui. Beaumarchais, poussé
à bout par les insinuations atroces d'empoisonnement et de faux que
ce magistrat se permet dans les mémoires de sa femme, use de re-
présailles, et scrute à son tour la vie de Goëzman. Après avoir prouvé
que dans le procès actuel il a induit le libraire Lejay en faux témoi-
gnage, il découvre que quelque temps auparavant, pour cacher une
conduite déréglée, il a signé sous un faux nom dans un acte de bap-
tême, et il le dénonce de son côté comme faussaire devant le parle-
ment. Un cri public s'élève contre lui, le parlement est obligé de dé-
créter d'ajournement personnel un de ses membres, et voilà le juge
Goëzman qui cumule l'état d'accusateur et celui d'accusé. Le début de
son .mémoire donne une idée très nette de la situation : <( Une voix
s'est élevée, dit-il; le malheur des circonstances, le plaisir méchant
d'inculper un magistrat dans les conjonctures actuelles, ont fait ans--
sitôt une infinité d'échos. La persuasion s'est communiquée comme
par une contagion secrète; il s'est formé un orage qui s'est fixé sur
ma tète, etc. )> Si Goëzman continuait à se défendre de ce ton, il pour-
rait inspirer quelque intérêt; mais on le voit bientôt s'emporter avec
autant de rage que de mauvaise foi contre un homme qui n'a fait que
se défendre de sa propre attaque. Dans un moment où il est évident
pour Goëzman que sa femme a gardé les quinze louis, et que Beau-
marchais n'a employé pour les lui transmettre d'autre artifice que
d'accepter l'intervention d'un homme à elle, d'un agent inconnu jus-
qu'alors à Beaumarchais lui-même, — dans un tel moment, le juge
persiste plus que jamais à noircir son adversaire, et cependant,
comme il voit que sa dénonciation (une fois que la vénalité de sa
femme est avérée) lui fait jouer un rôle odieux, il termine par des
protestations d'hypocrite douceur que dément toute sa conduite, et
qui prouvent seulement qu'il se sent compromis.
L'influence des Mémoires de Beaumarchais se reconnaît même
dans les réponses du juge Goëzman. A l'exemple de son adversaire,
auquel il a tant reproché de dévoiler au public les mystères du greffe,
le juge viole à son tour les règles établies. On sait combien Beaumar-
chais excelle à faire ainsi dialoguer devant un greffier deux accusés
alternativement confrontés l'un à l'autre et interpellés l'un par l'autre.
Goëzman se pose interpellant Beaumarchais : <( Je l'ai interpellé, dit-
il, de déclarer pourquoi le lendemain il a fait offrir à ma femme un
bijou précieux; — il a battu la campagne. — Interpellé pourquoi il
s'est servi du mot traiter dans sa lettre écrite à ma femme; — a battu
la campagne. » Et c'est par ce mot a battu la campagne que Goëzman
158 REVUE DES DEUX MONDES.
remplace habilement les réponses de Beaumarchais. Le procédé était
commode et le dispensait de se mettre en frais; mais le public se per-
mettait de douter que Beaumarchais battît si facilement la campagne,
et il se moquait du juge Goëzman en attendant que Beaumarchais pu-
bliât sa confrontation avec lui. Cette confrontation devait composer
un sixième mémoire (1) qui ne fut point rédigé , le jugement inter-
venu bientôt après l'ayant rendu inutile; mais on peut deviner qu'il
eût été fort comique, d'après le mémoire même de Goëzman, car
lorsqu'il s'agit de peindre Beaumarchais l'interpellant à son tour,
Goëzman se dispense d'aller plus loin, pour n'avoir pas à retracer, dit-
il, une scène révoltante de hardiesse et d'insolence; il nous en donne
cependant une idée par le petit trait suivant : a II (Beaumarchais)
me montra, en portant ses deux mains l'une contre l'autre, un espace
vide assez considérable qu'il pourrait, dit-il, remplir avec les jour-
naux qu'il s'est clandestinement procurés sur ma conduite depuis
que mon existence est devenue intéressante pour lui. Je me suis con-
tenté de lui dire en riant que je voyais bien que, dans un pays d'in-
quisition, il aurait de l'aptitude à devenir un excellent familier^ et
qu'il est étonnant que le saint-office ne l'eût pas retenu en Espagne,
où il a fait un si glorieux voyage, mais qu'en France, où l'espion-
nage des citoyens est un crime public, ce petit métier-là pourrait le
conduire quelque jour à quelques cents lieues de Paris, vers les cô-"
tes. » C'est assez spirituel pour le juge Goëzman, mais ce n'est peut-
être pas très magistral, et on dirait d'un homme qui a quelque motif
de redouter Yinqvisition.
Les trois autres adversaires de Beaumarchais ne lui sont pas moins
utiles que les deux premiers. L'un est une espèce de banquier agio-
teur nommé Bertrand, qui a été l'intermédiaire entre Beaumarchais
et le libraire ami de M""' Goëzman. Effrayé de se voir compromis par
la dénonciation du juge et persuadé d'avance que Beaumarchais était
un homme perdu, après avoir d'abord déclaré la vérité, il s'était
rangé du côté qui lui paraissait le plus fort, et inclinait à charger
Beaumarchais au profit de M™^ Goëzman. Le premier mémoire de ce-
lui-ci le redressait assez doucement et assez poliment. Bertrand lui
décocha en réponse un mémoire avec cette épigraphe tirée des psau-
mes : Judica me, Deus, et discerne causam meam de gente non sancia,
et ah homme iniquo et doloso crue me. Beaumarchais ne se vengea du
grand Bertrand qu'en lui infligeant l'immortalité du ridicule. Ici
comme toujours la nuance des physionomies est parfaitement saisie.
C'est en vain que Bertrand s'eiïorce d'être excessivement méchant,
(1) On ne compte en général que quatre mémoires de Beaumarchais dans l'affaire
Goëzman; mais il y en a cinq en y comprenant le supplément au premier, qui est, après
le quatrième, le plus intéressant de tous.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 159
c'est en vain qu'il écrit des phrases comme celle-ci : « Orateur cy-
nique, bouffon, sophiste effronté, peintre infidèle qui puise dans son
âme la fange dont il ternit la robe de l'innocence, méchant par be-
soin .et par goût, son cœur dur, vindicatif, implacable, s'étourdit de
son triomphe passager et étouffe sans remords la sensible humanité. »
Son spirituel adversaire ne s'irrite pas trop contre lui : il nous le
peint vulgaire, âpre au gain, indécis, timide à la fois et emporté,
mais plus sot que méchant, tel en un mot qu'il se montre lui-même
dans les quatre mémoires grotesques qu'il a écrits contre Beaumar-
chais.
Le quatrième adversaire qui se précipite sur Beaumarchais tête
baissée et se fait transpercer du premier coup est un romancier du
temps assez célèbre dans le genre sombre, qui se piquait, disait-il,
d'avoir l'embonpoint du sentiment. C'est d'Arnaud-Baculard, qui, pour
être agréable au jugeGoëzman, lui écrit une lettre contenant un ren-
seignement faux, et qui, redressé très pohment aussi dans le premier
mémoire de Beaumarchais, lui répond dans le style que voici : « Oui,
j'étais à pfed et je rencontrai dans la rue de Gondé le sieur Caron en
carrosse, dans son carrosse !n Et comme Beaumarchais avait dit que
d'Arnaud avait l'air sombre, d'Arnaud s'indigne et s'écrie : «J'avais
l'air non pas sombre, mais pénétré. L'air sombre ne va qu'à ces gens
qui ruminent Je crime, qui se travaillent pour étouffer le remords et
pour faire le mal On vous suit pas à pas dans votre mine, vous
marchez à l'éruption... Il y a des cœurs dans lesquels je frémis de
lire; j'y mesure toutes les sombres profondeurs de l'enfer. C'est alors
que je m'écrie : Tu dors, Jupiter! A quoi te sert donc ta foudre? »
On voit que si d'Arnaud, de son côté, n'est pas méchant, ce n'est pas
faute de bonne volonté. 11 est peut-être intéressant de reproduire ici la
réponse de Beaumarchais; on y verra avec quelle justesse d'esprit il
fait la part de tout le monde et quelle sérénité gaie il apporte dans
ce combat. Il commence par reproduire la phrase de d'Arnaud sur
le carrosse :
« Daus son carrosse! répétez-vous avec un gros point d'admiration. Qui no
croirait, après ce triste oui, j'étais à pied, et ce gros point d'admiration qui
court après mon carrosse, que vous êtes l'envie même personnifiée? Mais moi,
qui vous connais pour un bon humain, je sais bien que cette phrase dans son
carrosse ne signifie pas que vous fussiez fâché de me voir dans mon carrosse,
mais seulement de ce que Je ne vous voyais pas dans le vôtre.
ft Mais consolez-vous, monsieur, le carrosse dans lequel je courais n'était
déjà plus à moi quand vous me vîtes dedans. Le comte de La Blache l'avait
fait saisir ainsi que tous mes biens : des hommes appelés à limites armes, ha-
bits bleus, bandoulières et fusils menaçans, le gardaient à vue chez moi ainsi
que tous mes meubles, et pour vous causer malgré moi le chagrin de me mon-
160 REVUE DES DEUX .MONDES.
trer à vous dans mon carrosse, il avait fallu ce jour-là même que j'eusse celui
de demander, le chapeau dans une main, le f^ros écu dans l'autre, permission
de m'en servir à ces compag-nons huissiers, ce que je faisais, ne vous déplaise,
tous les matins; et pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la
même détresse subsiste encore dans ma maison.
« Qu'on est injuste! On jalouse et l'on hait tel homme qu'on croit heureux,
qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste
à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma
situation actuelle pour me désoler? mais je suis un peu comme la cousine
d'Héloïse, j'ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s'échappe par quelque
coin (1). Voilà ce qui me rend doux à votre égard.' Ma pliilosophie est d'être,
si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu. »
C'est par de tels passages, qui abondent dans les Mémoires contre
Goëzman, que Beaumarchais savait détruire dans le public les pré-
ventions répandues contre lui, désarmer les envieux, ramener les
malveillans, se faire aimer des indifférens, et intéresser tout le monde
à sa cause. Cette page que je viens de citer me semble une de ses
meilleures sous le rapport du naturel, de la facilité et da la variété
des nuances, surtout si l'on y ajoute ces quelques lignes qui com-
plètent sa réponse à d'Arnaud, et offrent après le miel l'aiguillon :
(( Pardon, monsieur, si je n'ai pas répondu, dans un écrit exprès pour
vous seul, à toutes les injures de votre mémoire; pardon si, vous
voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l'enfer,
et vous écrier : Tu dors, Jupiter, à quoi te sert donc ta foudre? j'ai
répondu légèrement à tant de bouffissure; pardon, vous fûtes écolier
sans doute, et vous savez qu'au ballon le mieux soufflé il ne faut qu'un
coup d'épingle. »
De tous les adversaires de Beaumarchais, celui qu'il a le plus mal-
traité dans ses Mémoires, celui contre lequel sa plume s'emporte
souvent jusqu'à l'excès, c'est le gazetier Marin; mais il faut dire
aussi que, de tous ses adversaires, celui-là est sinon le plus violent
en paroles, au moins le plus sournois, le plus perfidement venimeux
dans l'insinuation, et par conséquent le plus dangereux. Quand on
a lu ses factums, on comprend et on excuse facharnement de Beau-
marchais. Marin était un de ces littérateurs sans talent (2), qui,
ne pouvant devenir quelqu'un, s'attachent opiniâtrement à devenir
quelque chose,, et arrivent parfois, en se remuant beaucoup, à con-
(1) Beaumarchais affectioime cette comparaison; on se souvient qu'il l'a déjà employée
dans ime lettre à son père.
(2) Il existe de lui une Histoire du sultan Saladin, que nous n'avons pas lue, mais
pour affirmer sans scrupule qu'il n'avait aucun talent, il suffit de lire les mémoires
contre Beaumarchais, qui sont détestables, et quelques-uns de ses articles de Ja Gazette
de France, que les recueils du temps citent souvent avec raison comme des modèles de
platitude.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 161
quérir une sorte de situation. Toutefois, comme leur crédit n'a au-
cune base, ni littéraire ni morale, il s'ébranle et s'écroule à la pre-
mière secousse. Sorti, comme dit Beaumarchais, du préceptorat,
il avait obtenu le privilège lucratif de la Gazette de France , où il
avait perfectionné ce genre de nouvelles auxquelles on donne aujour-
d'hui le nom d'un oiseau de basse cour, et qu'on nommait alors des
marinades (1) . Il était de plus censeur, chef du bureau de la librai-
rie, agent du chancelier Maupeou pour la confection et la distribu-
tion des brochures destinées à soutenir les nouveaux parlemens. On
assurait de plus que, comme il aimait à manger à plusieurs râteliers,
il faisait également circuler sous le manteau les brochures très recher-
chées et très prohibées des adversaires du chancelier. Il passait aussi,
à tort ou à raison, pour prêter de l'argent à gros intérêts et pour diri-
ger des bureaux de iiouv elles à la main où l'on vendait la diffamation
au plus juste prix. En un mot, c'était un de ces publin'stes dont l'es-
pèce n'est peut-être pas absolument perdue. Il n'en était pas moins
une manière de personnage assez influent pour que Voltaire, dans un
jour de bonne humeur, ait eu l'idée de le patroner comme candidat
à l'Académie. «Les Gaillard, écrit-il à Duclos le 22 décembre 1770,
les Delille, les La Harpe sont sur les rangs, et ils ont des droits vé-
ritables; mais s'il est vrai qu'il y ait des difficultés pour l'un d'eux,
je vous recommande très instamment M. Marin, qui joint à ses talens
le mérite de rendre continuellement service aux gens de lettres. »
Les petits services que Marin rendait à Voltaire consistaient à faire
arriver, sous son couvert de chef du bureau de la librairie, les ou-
vrages prohibés du philosophe, qu'il colportait lui-même dans les
grandes jnaisons, ce qui ne l'empêchait pas de faire, pour l'exemple,
envoyer de temps en temps aux galères de pauvres diables de col-
porteurs coupables du même délit que lui. l)u reste, il est instruc-
tif d'étudier Voltaire dans ses rapports avec Marin : on y voit com-
bien il épousait peu les causes perdues, car il le renie et le bafoue à
(1) Marin poitait le goût de l'invention jusque dans les documens semi-officiels. C'est
ainsi que dans un prétendu recensement de la population il avait presque doublé les
chiffres. On fit sur lui, à ce sujet, l'épigramme suivante :
D'une gazette ridicule
Rédacteur faux, sot et crédule,
Qui, bravant le sens et le goût.
Nous racontes sans nul scmpule
Des contes à dormir debout,
A ton dénombrement immense,
Pour que l'on put ajouter foi.
Il faudrait qu'à ta ressemblance
Chaque individu fût en France
Soudain aussi double que toi.
TOME I. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
outrance aussitôt que les mémoires de Beaumarchais ont fait de lui
une sorte de brebis galeuse.
Marin vivait d'abord en assez bons termes avec l'auteur à' Eugénie ;
en apprenant le procès criminel que lui intentait le juge Goëzman, il
s'était entremis sous prétexte d'arranger l'affaire; mais, dans l'espé-
rance sans doute de plaire au chancelier Maupeou, il ne visait à rien
moins qu'à dégager Goëzman aux dépens de Beaumarchais, et voici
comment. — On se souvient que toute la force de Goëzman était dans
la fausse déclaration imposée par lui au libraire Lejay. Pour obliger
le libraire à avouer la vérité, Beaumarchais s'appuyait sur le témoi-
gnage du banquier Bertrand, qui avait traité en son nom avec Lejay;
or Bertrand, qui avait d'abord contredit Lejay, était l'ami intime de
Marin , et c'était sous son influence que, redoutant les suites d'une
lutte contre un membre du parlement, il commençait à tergiverser
sur la question capitale des 15 louis reçus et gardés par M"" Goëz-
man. En même temps que Marin poussait Bertrand à 'se rétracter, il
disait à Beaumarchais : «Ne parlons pas de ces 15 louis, j'assoupirai
l'affaire. Il n'y aura que Lejay de sacrifié. » Mais le sacrifice de Lejay et
la rétractation de Bertrand laissaient Beaumarchais à la discrétion du
juge, et tel était, suivant lui, le but de Marin. (( Cette manoeuvre, dit-il
en empruntant le langage de Babelais, était le joli petit coutelet avec
lequel l'ami Marin entendait tout doucettement m'égorgiller. »
Dans son premier mémoire, Beaumarchais s'était contenté de pa-
rer le coup porté par Marin; il ne mêlait à son exposé du fait au-
cune personnalité, aucune injure. Marin, persuadé comme Bertrand,
comme d'Arnaud, que l'homme était perdu, et que le meilleur moyen
de lui imposer silence, c'était de l'effrayer, répond par un mémoire
des plus outrageans. Tandis que l'agioteur Bertrand emprunte des
épigraphes aux psaumes, le gazetier Marin, qui a écrit une Histoire
de Baladin et qui se pique d'être orientaliste, arbore en tête de son
mémoire une maxime persane du poète Saadi : « Ne donne pas ton
riz au serpent, parce que le serpent te piquera. » C'est Beaumarchais
qui est le serpent; mais Beaumarchais prouvera bientôt à sa manière
que c'est Marin « qui, dit-il, au lieu de donner son riz à manger au
serpent, en prend la peau, s'en enveloppe, et rampe avec autant d'ai-
sance que s'il n'eût fait autre métier de sa vie. »
Pour signer en même temps que lui, comme le voulait la règle, son
premier mémoire, Beaumarchais n'avait trouvé qu'un pauvre avocat
obscur nommé Malbête. Marin, qui vise à l'esprit, profite de cette
circonstance, et débute ainsi : « On a distribué à toutes les portes
de Paris et l'on vend publiquement un libelle signé Beaumarchais-
Malbête. )> C'était assez joli, mais c'était imprudent, car le gazetier
provoquait Beaumarchais à un genre de combat dans lequel tout l'a-
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 163
vantage était du côté de l'auteur des mémoires. Aussi la réponse ne
se fait pas attendre : « Le gazetier de France, dit Beaumarchais, se
plaint de la fausseté des calomnies répandues dans un libelle signé,
dit-il, Beaumarchais-Malbête, et il entreprend de se justifier par un
petit manifeste signé Marin, qui n'est pas Malbête. )>
Si les mémoires de Marin n'étaient que plats, on pourrait trouver
cruelles les réponses de Beaumarchais; mais ils sont d'une méchan-
ceté vile et sournoise qui irrite et indigne. Marin prend l'air d'un
homme sensible déplorant l'ingratitude de Beaumarchais. Faisant
allusion au procès La Blache, il s'écrie : «Il le perdit, ce procès qui
compromettait si singulièrement son honneur et sa fortune; il me fit
part de ce malheur, j'en fus touché, et je courus lui porter dans sa
prison le seul secours qui fût en mon pouvoir : celui de le plaindre
et de le consoler. Il obtint enfin sa liberté, vint me remercier de
mes soins, et, quoi qu'il y eût chez moi plusieurs personnes, il se
livra à son indiscrétion ordinaire, et se permit des propos plus qu'im-
prudens et contre son rapporteur, et contre sa partie, et contre... )>
(L'honnête Marin met ici plusieurs points : cela veut dire contre
le parlement et contre le gouvernement ; puis il continue) : ce J'en fus
affligé par l'amitié dont je le croyais digne, et je lui en fis des re-
proches. » C'est la délation politique, on le voit, pratiquée basse-
ment, par insinuation et avec réticence. Les passages de ce genre
abondent dans ses mémoires : <( Ah ! si j'étais capable, s'écrie-t-il
ailleurs, d'abuser de ces effusions que l'amitié motive, pardonne et
oublie! (Ici encore des points.) Il ne se souvient donc pas des
propos qu'il a tenus et chez moi et ailleurs en présence de plusieurs
témoins, et qui lui attireraient une peine un peu plus grave que celle
qu'il pourra encourir par le jugement à intervenir. » Honnête et sen-
sible Marin ! la peine qui menace Beaumarchais, c'est omnia citrà
mortem^ et cela ne suffit pas au gazetier! — En effet, dans un autre
mémoire, il écrit fort naïvement : « Quand la calomnie répandue
dans un libelle déchire la réputation d'un citoyen honnête, ceux qui
en sont les auteurs doivent être soumis à des peines afflictives, sou-
vent même à la peine capitale. » Aussi a-t-il soin de répéter sans
cesse que Beaumarchais parle des ministres et des personnes en place
avec une hardiesse punissable; qu'il attaque la religion et le gouver-
nement, que si lui, Marin, n'était pas trop doux pour abuser de
ses avantages, il pourrait prouver jusqu'à l'évidence que son ad-
versaire a commis des crimes atroces et qu'il est le dernier des, scé-
lérats; «mais il n'est pas, dit-il, dans mon caractère de faire du mal
à mes propres ennemis. » Ce ton hypocrite d'un homme qui cherche
à poignarder les gens par derrière en ayant l'air de les ménager
révoltait à bon droit les consciences, et lorsqu'on voyait Beaumar-
16h REVUE DES DEUX MONDES.
chais poussé à bout s'avancer gaiement et résolument contre ce syco-
phante, l'aborder de face, l'accabler de coups pressés et vigoureux,
on applaudissait avec fureur; on lui pardonnait même, après l'avoir
terrassé, de le fouler aux pieds sans miséricorde.
Tout le monde a lu ce beau début du quatrième mémoire, le plus
remarquable de tous, où l'auteur, trouvant le secret de rajeunir un
sujet qui semblait épuisé, se suppose engagé dans un colloque avec
Dieu même, qui lui dit,: « Je suis celui par qui tout est; sans moi
tu n'existerais point; je te douai d'un corps sain et robuste, j'y pla-
çai l'âme la plus active : tu sais avec quelle profusion je versai la
sensibilité dans ton cœur et la gaieté sur ton caractère ; mais, pénétré
que je te vois du bonheur de penser, de sentir, tu serais aussi trop
heureux si quelques chagrins ne balançaient pas cet état fortuné :
ainsi tu vas être accablé sous des calamités sans nombre, déchiré par
mille ennemis, privé de ta liberté, de tes biens, accusé de rapines,
de faux, de corruption, de calomnie, gémissant sous l'opprobre d'un
procès criminel, garrotté dans les liens d'un décret, attaqué sur tous
les points de ton existence par les plus absurdes on dit^ et ballotté
longtemps au scrutin de l'opinion pour décider si tu n'es que le plus
vil des hommes ou seulement un honnête citoyen. » Beaumarchais
se prosterne, accepte sa destinée, et demande à Dieu de lui accor-
der au moins des ennemis tels qu'ils puissent seulement exercer son
courage sans l'abattre, et il part de là pour les passer tous encore
une fois en revue et les peindre au complet. Nous ne citerons que
le paragraphe où il demande à Dieu de lui donner Marin : (c Je dési-
rerais, dit-il, que cet homme fût un esprit gauche et lourd, que sa
méchanceté maladroite l'eût depuis longtemps chargé de deux choses
incompatibles jusqu'à lui : la haine et le mépris public; je deman-
derais surtout qu'infidèle à ses amis, ingrat envers ses protecteurs,
odieux aux auteurs dans ses censures, nauséabond aux lecteurs dans
ses écritures, terrible aux emprunteurs dans ses usures, colportant
les livres défendus, espionnant les gens qui l'admettent, écorchant
les étrangers dont il fait les affaires, désolant pour s'enrichir les mal-
heureux libraires, il fût tel enfin, dans l'opinion des hommes, qu'il
suffît d'être accusé par lui pour être présumé honnête, son protégé
pour être à bon droit suspect : donne-moi Marin. »
On ne sera peut-être pas fâché de savoir comment Marin apprécie
ce morceau. Il demande au parlement la tête de Beaumarchais, non
pas précisément pour l'avoir insulté, lui. Marin, — il est trop dés-
intéressé pour s'occuper de sa propre injure, — mais pour avoir in-
sulté la Divinité par une imprécation scandaleuse et un badinage im-
pie. A la fin de sa requête, il insiste encore sur cette prière sacrilège
que le sieur Caron fait à la Divinité en lui demandant de coopérer
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 165
avec lui à des crimes. « C'est une licence, dit Marin, dont il n'y a pas
d'exemple depuis le commencement de la monarchie. » C'est ainsi
que Marin justifie l'application que lui fait Beaumarchais des deux
vers de Boileau sur Cotin :
Qui méprise Marin n'estime point son roi,
Et n'a, selon Marin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
. Le second portrait de Marin, qui se trouve dans le même mé-
moire, est encore plus coloré; mais il est aussi beaucoup plus chargé,
et en quelques points il touche au mauvais goût. Beaumarchais se
laisse entraîner par les applaudissemens, et il abuse (1). Le fait est
que l'infortuné gazetier de France sortit de ce combat blessé à mort;
il ne s'en releva plus. Il ne pouvait se montrer nulle part sans se voir
assailli de quolibets. Tous les petits théâtres exploitaient la vogue du
ridicule attaché à son nom (2). Bientôt le ministère, éclairé appa-
remment sur quelques méfaits, lui ôta toutes ses places, et sa chute
fut aussi rapide que l'avait été son élévation. Cependant, comme
il avait su gagner de l'argent, il prit le parti philosophique de se
retirer dans son pays natal, à La Ciotat, oii il acheta une charge de
lieutenant-général de l'amirauté. Après la révolution , quand le sou-
venir de ses disgrâces eut été effacé par d'autres événemens beau-
coup plus importans, il revint à Paris, où il mourut en 1809, à quatre-
vingt-neuf ans, doyen des gens de lettres. Il eut encore le temps
(1) On sait que Tinterrogation provençale, quesaco? (qu'est-ce que cela?) qui termine
le second portrait du provençal Marin, parut si plaisante à la dauplrine, depuis Marie- An-
toinette, que, comme elle la répétait souvent, sa marchande de modes eut l'idée de donner
ce nom à une coiffure nouvelle composée d'un panache en plumes, que les femmes por-
taient sur le sommet de la tète. « Cette coiffure, dit Bachaumont, perpétue l'opprobre du
Marin hafoué jusqu'aux toilettes. »
(2) Citons, à ce sujet, un docimient inédit, émané d'une célébrité du xvnie siècle dans
le genre burlesque, c'est ce qui m'engage à lui donner place dans une note. C'est une
lettre du fameux Taconnet, auteur et acteur du théâtre de Nicolet, qui, envoyant à Beau-
marchais une de ses pièces, lui écrit la lettre suivante, où se peint bien, en même temps
que la licence des petits théâtres d'alors, lu sensation très vive que produisait le procès
Goëzman dans toutes les classes de la société. « Voici, monsieur, le motif qui m'engage à
prendre la liberté de vous offrir ma petit(3 pièce. L'acteur qui jouait le cocher dans ma
pièce, étant arrivé à l'interrogat : En veau? page 8, ajouta à son rôle : En veau marin,
ce qui fut très applaudi, et il le fut de même, quand il continua par dire au mot vache :
En vache Goëzman, affectant de parler allemand pour faire allusion aux vaches suisses,
dont le lait est devenu en grande réputation, surtout depuis que les gazetiers en parlent.
La pièce continua j usqu'à la scène iv, où Lisette dit : Mon cher Guillot, laissons ces mau-
vais caractères; l'actrice ajouta : Les marins ne sont pas faits pour être sur terre, La
pensée n'est pas mauvaise; quant à la rime, elle n'est pas exacte, à une lettre près. Au
surplus, on ne trouve pas d's dans Marin; par conséquent, comme a dit un homme cé-
lèbre, tout est bien. J'espère, monsieur, (pie vous pardonnerez mon importiuiité, je n'ai
pas d'autre intention que celle de me dire très respectueusement, etc.
« Taconnet. »
166 REVUE DES DEUX MONDES.
de voir paraître la première édition générale des œuvres de son rude
adversaire. Il ne méritait sans doute pas toute la mauvaise réputa-
tion que lui valut son démêlé avec Beaumarchais; il faut toujours
faire la part de l'excès dans ces sortes de polémiques personnelles,
qui heureusement ne sont plus guère dans nos mœurs; mais il est
très certain que c'est lui qui avait pris l'initiative, non pas de l'at-
taque, mais de l'outrage, — et si la polémique de Beaumarchais est
parfois choquante pour le goût, la sienne a des allures obliques de
délateur et de tartufe qui le rendent très peu intéressant.
Parmi tous les témoignages défavorables pour Marin qui se ren-
contrent dans les papiers de Beaumarchais, je n'en citerai qu'un, qui
emprunte quelque prix au nom de l'auteur. Dans son troisième mé-
moire, Beaumarchais, opposant aux éloges que Marin se donne à lui-
même le témoignage de diverses personnes qui ont à se plaindre de
lui, s'exprime ainsi : (( Os^riez-vous compter sur le témoignage de
M. de Saint-P. , qui depuis cinq ans gémit du malheur de vous avoir
confié ses pouvoirs pour un arbitrage, et qui ne cesse de demander
vengeance au ministère contre vous? » Ce Saint-P. n'est autre que
Bernardin de Saint-Pierre, qui végétait alors à Paris, pauvre, in-
connu, et qui, ayant eu à se plaindre de Marin, répond à Beaumar-
chais, qui l'interroge, par une lettre dont j'extrais le passage sui-
vant, peu flatteur pour le gazetier :
« Je vous plains, monsieur, d'avoir trouvé dans votre chemin un homme
aussi dangereux, aussi profondément pervers, et qui peut emprunter des
forces particulières d'un inspecteur de police, son ami, nommé d'Hémery...
Je souliaite pour le bien public, pour mon repos et pour l'avantage de la Ut-
térature, que votre affaire puisse donner lieu à éclairer la marche de ces gens-
là. II me semble que l'on voudrait que je concourusse à servir de vengeur;
mais je le répète, monsieur, je me suis livré à la justice et aux effets de l'exact
honneur de M. de Sartines. Le jour où il m'ouvrira la bouche, je parlerai
dans les termes les moins obscurs, et l'on ne pourra méconnaître les carac-
tères du galant homme et du bon citoyen. Vous pouvez juger, monsieur, par
mes détails, que je n'ai nulle intention de vous désobliger. Je vous prie même
d'être bien persuadé que je vous rends tout ce que je dois à un homme de
lettres fait pour atteindre à la réputation de Mohère, et que c'est avec ces sen-
timens que j'ai l'honneur d'être, etc.
« DE Saint-Pierre,
« Quai des Miramioues, le 12 décenil)re 1773. »
Indépendamment de l'intérêt qu'offre ici ce témoignage sur Ma-
rin, la fin de cette lettre prouve la sagacité de Bernardin de Saint-
Pierre, qui, à une époque où Beaumarchais n'a encore publié que
des drames, devine, à la seule lecture de ses mémoires qu'il est
avant tout né pour réussir dans la comédie.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 167
Marin n'avait épargné à Beaumarchais aucun genre de mauvais
procédés; car, non content de lui imputer vaguement les crimes les
plus noirs, c'est lui qui le premier a cherché à insinuer qu'il n'était
pas même l'auteur des mémoires publiés en son nom, qu'il fournissait
seulement les malices, et que d'autres fournissaient les idées et le
style. A cette absurde hypothèse, Beaumarchais répondait gaiement
à sa manière : « Puisque c'est un autre, disait-il, qui écrit mes mé-
moires ce maladroit de Marin devrait bien lui faire rédiger les siens. »
Gudin affirme que Jean-Jacques Rousseau disait à ce sujet : u Je ne
sais pas qui écrit les mémoires de Beaumarchais; mais ce que je sais
bien, c'est qu'on n'écrit pas de tels mémoires pour un autre. » En
effet, la personnalité de l'auteur perce à chaque ligne de ce singuMer
ouvrage, dont la lecture suffit pour réduire à néant la ridicule hypo-
thèse de Marin; mais, puisque cette hypothèse a été reproduite quel-
quefois, et puisque j'ai sous les yeux les brouillons mêmes des mé-
moires, on aimera peut-être à trouver ici quelques détails nouveaux
sur la manière dont ils ont été composés. On lit avec plaisir, dans
le Port-Royal de M. Sainte-Beuve, les détails qu'il a recueillis sur
la composition des Provinciales. Les mémoires contre Goëzman sont
peut-être d'un ordre moins élevé, mais ils ne sont pas sans quelque
analogie avec le célèbre ouvrage de Pascal sous le rapport de la ré-
daction, de la publication et de l'effet produit. Us embrassent, comme
les Provinciales^ peut-être même plus que les Provinciales^, une
grande variété de sujets. Indépendamment des tableaux de mœurs,
des portraits et de la polémique personnelle, on y trouve des discus-
sions de droit, des détails de procédure, des critiques voilées de l'or-
ganisation judiciaire d'alors, des aperçus historiques; on y lit même
une dissertation sur le baptême, où Beaumarchais cite Marc-Aurèle et
Tertullien, et prend le ton austère du sujet en s' excusant d'être obligé
de consacrer, dit-il, sa plume inégale et profane à une question si
imposante; il y a de tout enfin dans les mémoires contre Goëzman,
il y a même un peu de chirurgie, ne serait-ce que l'énoncé du plai-
sant problème sur le cerveau de Bertrand, dont les deux lobes ne sont
pas également sains. La souplesse du talent de l'auteur lui permet-
tait de prendre facilement tous les tons; mais, pour le fond des idées,
il était nécessairement obligé de recourir parfois à autrui, et de même
que Pascal mettait à profit l'érudition d'Arnauld, de Nicole, et luttait
contre les jésuites entouré d'un groupe de jansénistes très-vivement
mêlés à tous les incidens du combat, de même Beaumarchais livrait
bataille à Goëzman, Marin, Bertrand, et par suite au parlement tout
entier, assisté d'une petite phalange d'amis moins austères que les
jansénistes, mais non moins ardens, qui se montraient empressés à
lui fournir tous les renseignemens, tous les conseils dont il pouvait
168 REVUE DES DEUX MONDES.
avoir besoin. Cliacun lui apportait des idées, des notes, ([iielquefois
même des morceaux ; il changeait, transformait, fondait tout cela,
imprimant à tout le cachet de son esprit facile, animé, flexible et
mordant.
111. — LES AMIS DE BEAUMARCHAIS. — LA SENTENCE.
Ce ne sont point, à l'exception de Gudin, des littérateurs de pro-
fession qui viennent en aide à Beaumarchais dans sa lutte contre Goëz-
man; ces collaborateurs sont ses parens et ses amis les plus intimes.
C'e^ d'abord le père Garon, qui, avec ses soixante-seize ans, donne
encore son avis sur les mémoires de son fils; c'est sa sœur Julie, dont
on connaît maintenant la vocation littéraire, et dont nous allons mon-
trer l'intervention dans les mémoires contre Goëzman; c'est M. de
Miron, le beau-frère de Beaumarchais, homme d'esprit dont nous
avons parlé ailleurs, et qui fournit des notes pour la partie satirique;
c'est Gudin, qui, très-fort sur l'histoire ancienne, aide à composer
quelques morceaux d'érudition, et dont la prose lourde et pâle s'as-
souplit et se colore sous la plume de son ami ; c'est un jeune avocat
très-distingué, nommé' Falconnet, qui surveille la rédaction de l'au-
teur quand il s'agit de questions de droit; c'est enfin un médecin pro-
vençal, nommé Gardanne, qui dirige spécialement la dissection des
deux Provençaux, ses compatriotes. Marin et Bertrand.
Telle est la petite phalange que M""= Goëzman, dans ses mémoires,
appelle une clique infâme, et que le grand Bertrand, moins féroce et
plus sensé, nomme tout simplement la bande joyeuse. Ils sont en
eifet assez joyeux, tous ces bourgeois spirituels, groupés autour de
Beaumarchais, combattant avec lui contre une foule d'ennemis, et
non sans courir quelques dangers personnels, car Julie notamment
fut dénoncée en forme par le conseiller Goëzman : il y a une requête
imprimée de ce juge dirigée spécialement contre elle, mais qui n'eut
pas de suite. Tous, du reste, ont subi interrogatoires, confronta-
tions et récolemens ; ils ne s'en portent pas plus mal, et leur gaieté
entretient le courage et l'ardeur de l'homme auquel ils sont dé-
voués corps et âme. Le quartier-général n'est pas chez Beaumar-
chais. Depuis la perte du procès La Blache, il a rompu sa maison :
il a placé sa sœur Julie comme pensionnaire libre à l'abbaye Saint-
Antoine ; son père est en pension chez une vieille amie ; deux autres
sœurs sont dans un couvent de Picardie. Quoique ses affaires soient
très-dérangées, il n'en continue pas moins, comme toujours, à pen-
sionner toute sa famille. Quant à lui, il vit en camp volant, aux
prises avec les huissiers du comte de La Blache et les décrets d'ajour-
nement personnel du juge Goëzman. Toujours courant, toujours
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 169
luttant, il vient préparer et concerter, avec ses amis, ses moyens de
défense et d'attaque dans la maison de celle de ses sœurs qui a épousé
le célèbre horloger Lépine, et qui demeure précisément dans le voi-
sinage du Palais-de-Justice. C'est dans cette maison qu'on se réunit,
c'est là qu'on apporte les renseignemens, les notes, et qu'on discute
les élémens de chaque mémoire. Tous les brouillons sont écrits de
la main de Beaumarchais; tous les morceaux brillans sont refaits par
lui trois ou quatre fois. S'il n'exécute pas à la lettre le précepte de
Boileau : vingt fois sur le métier, etc., c'est qu'il n'a pas le temps;
il n'en est pas moins vrai que, comme tous ceux qui veulent bien
écrire, il corrige beaucoup et recommence souvent. Son premier jet,
tracé d'une écriture rapide, est presque toujours trop abondant, trop
prolixe , il offre souvent des constructions incorrectes , des expres-
sions trop fortes et de mauvais goût. A la seconde rédaction , Beau-
marchais coupe, amende, resserre, épure le tout. S'il lui arrive par-
fois de se contenter trop facilement, il a des amis prompts à le
censurer et qui ne lui ménagent pas les critiques , à en juger par
cette note que je trouve écrite de la main de son beau-frère, M. de
Miron, au sujet du manuscrit du troisième mémoire qu'on avait sans
doute examiné en l'absence de Beaumarchais avant l'impression.
« Bovine, dit M. de Miron, déplaît à tout le monde.
« Ce qui est rayé au bas de la quatrième page parait absolument de trop
et dégoûtant (1).
« Ce qui l'est dans la cinquième semble être de Baculard. On trouve l'exorde
trop long. Les avis se réunissent pour raccourcir au moins ce paragraphe.
« Le premier paragraphe de la septième page ne paraît pas clair, à moins
qu'on ne retranche pour bien prouver ce que je n'ai fait qu'avancer, et qu'on
ne mette, en ce cas, ne plus revenir au lieu de me taire. Voici comme sera la
phrase : Que me reste- t-il à faire? ne plus revenir sur ce que J'ai prouvé,
prouver ce que je n'ai fait qu'avancer, et répliquer en bref à une foule de
mémoires, etc. »
Beaumarchais fait très-docilement son profit de toutes ces criti-
ques ; aussi les Mémoires contre Goëzman, s'ils ne présentent pas, à
cause même de la nature du sujet, tout l'intérêt du Barbier de
Sévil/e et du Mariage de Figaro, n'en sont pas moins le plus remar-
quable de tous les ouvrages de Beaumarchais sous le rapport du
style, celui où les belles qualités de l'écrivain sont le moins mê-
lées de défauts. Il y a des morceaux d'une perfection achevée. Plus
tard, après le grand succès des mémoires, l'auteur devint plus rétif
aux observations; nous en verrons la preuve et la conséquence aux
(1) On voit que ses amis poussaient la liberté jusqu'à rayer provisoirement sur son
manuscrit ce qui leur déplaisait.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
temps du procès Kornmaii. A l'époque où nous sommes, Beaumar-
chais tire parti de tout , même de la prose de sa sœur Julie ; c'est
ainsi qu'ils ont rédigé à deux un des passages des mémoires contre
Goëzman que l'on cite quelquefois avec raison comme un des plus
gracieux : c'est celui où Beaumarchais répond à M"" Goëzman , qui
lui reprochait d'être le fils d'un horloger; le texte primitif était bref
et un peu sec. (( J'avoue, répondait Beaumarchais, que rien ne peut
me laver du très-grave reproche que vous me faites d'être le fils de
mon père; en vérité, je n'en vois aucun autre contre qui je voulusse
le troquer, mais je connais trop bien le prix du temps qu'il m'ap-
prit à mesurer pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »
Julie, trouvant sans doute ce passage trop dépourvu de couleur,
propose une autre rédaction , qu'elle écrit de sa main à deux re-
prises sur une feuille détachée; la voici :
« Vous entamez, dit Julie, ce chef-d'œuvre par me reprocher l'état de mon
j)ère, qu'il était horloger : oh! la bonne gaieté! et vous vous êtes battus, dit-
on, avec Marin pour lui voler ce trait dont il s'était paré (1). Eh bien! mon-
sieur et madame, il est trop vrai qu'à plusieurs branches de commerce, il
avait réuni une assez grande célébrité dans l'art de l'horlogerie : forcé de
passer condamnation sur cet article, j'avoue avec douleur que rien ne peut
me laver du très grave reproche que vous me faites d'être le fils de mon
père; mais je m'arrête, car, tenez, je le sens derrière moi qui lit ce que j'é-
cris, et rit en m'embrassant, comme s'il était charmé que je lui appartienne.»
Il est visible que l'esquisse primitive s'est colorée et animée sous
le pinceau de Julie; son frère n'a plus qu'à retoucher, et c'est ce
qu'il fait avec une parfaite justesse d'esprit et de goût, car voici le
texte définitif et tel qu'il a été publié :
« Vous entamez ce chef-d'œuvre par me reprocher l'état de mes ancêtres;
hélas! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait à plusiem's
branches de commerce une assez grande célébrité dans l'art de l'horlogerie.
Forcé de passer condamnation sur cet article, j'avoue avec douleur que rien
ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d'être le flls de mon
père... Mais je m'arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j'écris
et rit en m'embrassant. 0 vous, qui me reprochez mon père, vous n'avez pas
l'idée de son généreux cœur. En vérité, horlogerie à part, je n'en vois aucun
contre qui je voulusse le troquer; mais je connais trop bien le prix du temps,
qu'il m'apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. »
Le tableau ainsi complété et retouché est parfait de ton et de
nuances, mais il est incontestable que l'idée la plus heureuse vient
de Julie. Peut-être aussi cette idée lui avait-elle été inspirée par le
(1) On reconnaît tout de suite le tour leste de la phrase de Julie ; mais le ton ici était
trop familier, et l'on va voir Beaumarchais supprimer très justement cette phrase.
BEAUMARCHAIS, SA \IE ET SON TEMPS. 171
père Caron lui-même, qu!on se figure tout naturellement assistant à
cette rédaction et passant sa tête blanche par dessus l'épaule du
frère et de la sœur. Ce passage est d'ailleurs le seul où la rédaction
d' autrui entre pour une aussi forte part dans celle de Beaumarchais.
Les mémoires sont donc bien de lui, entièrement de lui. L'emprunt
fait à Julie ne compte même pas, car, en utilisant l'esprit de sa sœur,
Beaumarchais pouvait dire : Cela ne sort pas de la famille.
Il ne me reste plus maintenant qu'à essayer de peindre exacte-
ment l'effet produit par cette lutte entre un simple particulier et
un parlement détesté, que le public identifiait avec la personne
de Goëzman. Cet effet fut immense et entretenu par la durée du
combat, dont l'issue, retardée de jour en jour par divers incidens,
se fit attendre sept mois , depuis août 1773 jusqu'au 26 février
177Zi. Durant ces sept mois, en l'absence d'événemens plus impor-
tans, Paris tout entier, la France, et on peut même dire l'Europe,
eurent les yeux fixés sur Beaumarchais et son procès.
On sait avec quelle ardeur de curiosité et d'intérêt Voltaire sui-
vait ce combat des hauteurs de Ferney. Bien qu'il eût d'abord écrit
en faveur du chancelier Maupeou, il désertait maintenant sa cause et
subissait l'influence des mémoires de Beaumarchais. « Quel homme !
écrivait-il. 11 réunit tout , la plaisanterie , le sérieux , la raison , la
gaieté , la force, le touchant, tous les genres d'éloquence, et il n'en
recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il doniîe des
leçons à ses juges. Sa naïveté m'enchante, je lui pardonne ses im-
prudences et ses pétulances. » — «J'ai peur, dit-il ailleurs, que ce
brillant écervelé n'ait au fond raison contre tout le monde. Que de
friponneries, ô ciel! que d'horreurs! que d'avihssement dans la na-
tion! qael désagrément pour le parlement! »
Le flegmatique Horace Walpole, quoique moins ému que Voltaire,
cède également à l'attrait des mémoires. «J'ai reçu, écrit-il à M™* du
Defland, les mémoires de Beaumarchais; j'en suis au troisième, et
cela m'amuse beaucoup. Cet homme est fort adroit, raisonne juste,
a beaucoup d'esprit; ses plaisanteries sont quelquefois très-bonnes,
mais il s'y complaît trop. Enfin je comprends que, moyennant l'es-
prit de parti actuel chez vous , cette aft'aire doit faire grande sensa-
tion. J'oubliais de vous dire l'horreur qui m'a pris des procédés en
justice chez vous. Y a-t-il un pays au monde où l'on n'eût puni
sévèrement cette M"* Goëzman? Sa déposition est d'une impudence
aflreuse. Permet-on donc chez vous qu'on mente, qu'on se coupe,
qu'on se contredise ^ qu'on injurie sa partie d'une manière si effré-
née? Qu'est devenue cette créature et son vilain mari? Répondez,
je vous prie. »
En Allemagne, l'effet n'était pas moindre qu'en Angleterre. Goethe
172 REVUE DES DEUX MONDES.
nous a raconté lui-même comment, à Francfort, dans une société où
on lisait tout haut les mémoires de Beaumarchais, une jeune fille lui
donna l'idée de transformer en drame l'épisode de Glavijo. A Paris,
l'impression était naturellement plus vive encore; l'adversaire de
Goëzman avait pour lui non-seulement les jeunes gens et les femmes,
mais tous les magistrats de l'ancien parlement et tout ce qui tenait
à eux. Bien plus, telle était l'inconsistance des esprits, que Louis XV
lui-même s'amusait de cet ouvrage; M™" Du Barry en riait, elle fai-
sait jouer chez elle des proverbes où l'on mettait en scène la confron-
tation de M™" Goëzman et de Beaumarchais. Maupeou seul ne riait
pas. L'enthousiasme excité par les mémoires de Beaumarchais me
paraît vivement vendu dans les deux lettres suivantes, qui sont de la
femme d'un président de l'ancien parlement. M"* de Meinières (1) ;
elles contiennent de plus une spirituelle analyse du quatrième mé-
moire, et c'est ce qui me détermine à les citer presque tout entière.
« Je l'ai fini, monsieur, cet étonnant mémoire. Je maudissais hier les visites
qui interrompaient cette déhcieuse lecture, et, quand elles étaient sorties, je
les remerciais d'avoir prolongé mes plaisirs en les interrompant. Bénis soient
au contraire et à jamais le grand cousin, le sacristain, le publiciste et tous les
respectables qui nous ont valu la relation de votre voyage en Espagne ! Vous
devez des récompenses à ces gens-là. Vos meilleurs amis ne pouvaient vous
l'aire aussi bien valoir par leurs éloges et leur attachement que vos ennemis
ont fait en vous forçant de parler vous-même de vous-même. Grandisson, le
héros de roman le plus parfait, ne vous vient pas à la cheville du pied. Quand
on vous suit chez ce M. Glavijo, chez M. Whall, dans le parc d'Aranjuès, chez
l'ambassadeur, chez le roi, on palpite, on frémit, on s'indigne avec vous.
Quel pinceau magique que le vôtre, monsieur ! quelle énergie d'âme et d'ex-
pressions ! quelle prestesse d'esprit ! quel mélange incroyable de chaleur et
de prudence, de courage et de sensibilité, de génie et de grâce! J'eus l'hon-
neur de voir liier M"*" d'Ossun (2), et nous parlâmes de vous, de votre mémoire;
peut-on parler d'autre chose? Elle me dit que vous aviez passé à sa porte. Si
vous aviez besoin de la rencontrer, elle vient assez exactement les dimanches
aux Pavillons (3), et je vous offre de vous y rassembler. G'est mie fille du pre-
mier mérite dont le cœur et la tête sont excellens; mais, à propos de cœur et
de tête, qu'en faisiez-vous chez M™" de Saint-Jean? Vous m'y paraissiez ai-
mable comme un joli homme, et ce n'est pas la façon de l'être la plus at-
trayante pour une vieille femme teUe que moi. J'ai bien vu que vous aviez de
l'esprit, des talens, de la confiance, des agrémens dans le commerce; mais je
n'aurais jamais deviné en vous, monsieur, un vrai père de famille et l'auteur
subhme de vos quatre mémoires (4); il faut que je sois bien bête, et que les
(1) Mme de Meinières avait une certaine réputation littéraire; elle avait traduit V His-
toire d'Angleterre de Hume.
(2) La sœur du marquis d'Ossun, ambassadevu- de Franco en Espagne.
(3) Aux Pavillons de Chaillot.
(4) Cette phrase donne une idée très nette de l'impression de surprise que produisaient
REAUMARCHAIS, SA YTE ET SON TEMPS. 178
points qui forment un cercle brillant, comme était celui de cette femme char-
mante, éblouissent, fatiguent une sauvage de mon espèce jusqu'à l'empêcher
de les distinguer.
« Recevez mes remerciemens de l'enthousiasme où vous entraînez vos lec-
teurs et les assurances de la véritable estime avec laquelle j'ai l'honneur d'être,
monsieur, etc.
« GUICIIARD DE MEINIÈRES. »
« Ce 18 février 1774. »
• « Quel que soit l'événement de votre querelle avec tant d'adversaires, je- vous
félicite, monsieur, de l'avoir eue; il en résultera toujours que vous êtes le
plus honnête homme du monde, puisqu'on^n'a pu, en feuilletant votre vie,
démontrer que vous étiez un scélérat, et assurément vous vous êtes fait con-
naître pour l'homme le plus éloquent dans tous les genres d'éloquence qu'il
y ait dans notre siècle. Votre prière à l'Être suprême est un chef-d'œuvre de
sublime et de comique, dont le mélange étonnant, ingénieux, neuf, produit
le plus grand effet. J'avoue avec M""" Goëzman que vous êtes un peu malin,
et, à son exemple, je vous le pardonne; car vos maUces sont délicieuses. J'es-
père, monsieur, que vous n'avez pas assez mauvaise opinion de moi pour me
l^laindre d'une lecture de cent huit pages quand vous les avez écrites. Je com-
mence par les dévorer, et puis je reviens sur mes pas; je m'arrête tantôt sur
un endroit digne de Démosthène, tantôt sur un autre supérieur à Cicéron, et
enfin sur mille aussi plaisans que Mohère; j'ai tellement peur d'achever et de
ne pouvoir jjIus rien lire ensuite, que je recommence chaque alinéa pour vous
donner le teriips de produire votre cinquième mémoire, où l'on trouvera sans
doute votre confrontation avec M. Goëzman; je vous demanderai volontiers
en grâce de m'avertir seulement par la petite poste la veille que le libraire
en enverra des exemplaires à la veuve Laraarche; c'est elle qui me les a tou-
jours fournis. J'en prends plusieurs à la fois pour nous et pour vos amis [{), et
je suis furieuse lorsque, faute de savoir qu'ils paraissent, j'y envoie trop tard,
et qu'on me rapporte qu'il faut attendre au lendemain.»
C'était à qui enverrait à Beaumarchais des renseignemens , des
conseils, des félicitations et des encouragemens. Plusieurs même
poussent la bienveillance jusqu'à lui adresser modestement des mé-
moires tout faits , comme si son esprit ne pouvait se passer de leur
concours. Voici un de ces correspondans qui ne signe pas , mais qui
me fait tout l'effet d'être un membre de l'ancien parlement; il envoie
un mémoire, recommande instamment le secret, et termine ainsi :
(( La machine se détraque , on vous en a l'obligation , ne serait-ce
pas le moment le frapper les grands coups? Je m'en rapporte à votre
prudence pour le tout. D'après vos écrits, je vous crois aussi hon-
nête homme que moi , ce que je ne dirais pas de tout le monde ; je
les mémoires sur ceux qui ne comiaissaient Beaumarchais que comme un homme du
monde très gai et un peu fat, ayant (pour employer l'expression fine et polie de M"»» de
Meinières) de la confiance,
(1) Nos amis, c'étaient les membres de l'ancien parlement.
'17 h REVUE DES DEUX MONDES.
ne crains rien. » La lettre est sans signature. Quel Bayard que ce
correspondant! Le monde est ainsi plein de gens héroïques qui
exhortent les autres à l'audace sous le voile de l'anonyme.
Beaumarchais ne manquait pas d'audace, mais il ne voulait point
pousser le parlement à bout , il savait que la faveur publique est
fragile et inconstante. Le prince de Gonti , son plus chaud protec-
teur, lui avait dit : «Si vous avez le malheur d'être touché par le
bourreau, je serai forcé de vous abandonner. » Il s'agissait donc de
conserver et d'entretenir la puissance qu'il empruntait à l'opposition
sans exaspérer des juges déjà irrités, de proportionner toujours son
ton à la qualité des personnes, et de savoir au besoin, comme on l'a
dit très-spirituellement, donner des soufflets, mais à genoux. C'est
ce qu'il fit surtout avec une merveilleuse souplesse à la suite d'un
incident qui augmenta encore l'intérêt qu'il inspirait. Un colonel de
cavalerie dont Maupeou a fait ex abrupto un magistrat, le président
de Nicolaï, très-lié avec Goëzman et furieux contre Beaumarchais, le
rencontre dans la salle des Pas-Perdus et l'irisulte en ordonnant aux
huissiers de le faire sortir. Beaumarchais porte plainte contre ce ma-
gistrat. Le premier président le fait venir, l'invite à retirer sa plainte.
Beaumarchais obéit, et dans son dernier mémoire il consigne avec res-
pect le dédaigneux pardon qu'il accorde à M. de Nicolaï. Bientôt son
influence est telle que cet homme si méprisé par ses juges au début
du combat et qui sollicitait vainement des récusations par la voie ju-
diciaire, n'a plus qu'à désigner dans ses mémoires ceux des magis-
trats qu'il considère comme ses plus violons ennemis, pour leur ar-
racher cette récusation. C'est un de ceux-là, un conseiller de grand'-
chambre, nommé Gin , qui lui adresse une sorte de mémoire de six
grandes pages, dont j'extrais quelques passages où l'on voit la fierté
du juge s'effacer devant la popularité toujours croissante de l'accusé.
« J'ai lu votre dernier mémoire, monsieur, écrit ce conseiller; je cède à vos
instances en cessant d'être votre jug'e; mais, pour éviter toute équivoque sur
les motifs qui m'ont empêché jusqu'ici de prendre ce parti et sur ceux qui
m'y déterminent aujourd'hui, je crois devoir vous faire part et au public de
ces motifs »
Et après une longue apologie de sa conduite , ce juge, jusque-là
ennemi déclaré de Beaumarchais , termine ainsi :
« Je crois vous avoir prouvé, monsieur, que j'ai encore dans cet instant
toute l'impartialité nécessaire pour juger M. et M"" de Goëzman et vous-même;
mais vos attaques se multiplient au point que j'aurais lieu de craindre, en
vous jugeant, que le public ne soupçonnât mon âme de quelque émotion qui
vous fût peu favorable. C'est à cette délicatesse que je sacrifie mes scntimens
particuliers, et, pour vous donner une nouvelle preuve de mon impartialité,
je vQus déclare, monsieur, que je n'exige d'autre réparation des imputations
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 175
contenues dans vos mémoires que de rendre piihlique cette lettre que je remets
en même temps à M. le premier président.
« Je suis, monsieur, avec les sentimens qui vous sont dus, votre très-
humble, etc. «
« Gin. (1) »
« Ce 15 juin 1774. »
A travers la morgue parlementaire, on sent dans cette lettre la pres-
sion exercée par l'ascendant de Beaumarchais; c'est lui qui mainte-
nant va donner une leçon de dignité à ce juge, son ennemi, en écri-
vant à son tour au premier président une lettre dont j'extrais ces
quelques lignes :
« Monseigneur,
« J'ai l'honneur de vous adresser une copie de la lettre apologétique que j'ai
reçue de M. Gin. Mon profond respect pour la cour m'empêche de donner à
cette lettre la publicité que ce magistrat semblait d'abord désirer qu'elle re-
çût, persuadé qu'en y réfléchissant mieux il me saura gré de renoncer au pro-
jet de l'imprimer avec mon commentaire. »
Quoi de plus étrange, en effet, pour le temps que devoir un juge
demander lui-même à un accusé dont les mémoires sont en contra-
vention avec la loi et seront tout à l'heure condamnés à être brûlés,
de lui accorder dans ces mémoires une place pour sa justification au-
près du public? Je ne connais rien qui donne une idée plus nette que
cette lettre du conseiller Gin de la situation de Beaumarchais à la fin
de ce fameux procès.
Cependant , si la peur agissait sur quelques magistrats du parle-
ment Maupeou, la colère subsistait chez le plus grand nombre à
l'état latent , et ils voyaient avec joie approcher l'heure de la ven-
geance. Le jour du jugement arriva enfin, le 26 février 1774, au
milieu de l'attente universelle. « Nous attendons aujourd'hui, écrit
M™" du Deffand à Walpole , un grand événement : le jugement de
Beaumarchais... M. de Monaco l'a invité ce soir pour nous faire
la lecture d'une comédie de sa façon qui a pour titre le Barbier
de Séville Le public s'est affolé de l'auteur, on le juge tandis
que je vous écris. On prévoit que le jugement sera rigoureux , et
il pourrait arriver qu'au lieu de souper avec nous il fût condamné
au bannissement ou même au pilori; c'est ce que je vous dirai de-
main. »
Voilà bien la dose d'intérêt que M™" du Deffand prenait aux gens.
Quel dommage pour elle si Beaumarchais eût été condamné au pilori!
(1) C'est ce magistrat qui avoue à Beaumarchais l'influence qu'ont exercée les bruits
pulilics sur son jugement dans le procès La Blache. L'aveu est précieux à recueillir. —
« Soit raison, écrit-il, ou suite des impressions que les bruits publics, même calomnieux,
laissent dans les esprits, je ne vous dissimule pas, etc. »
176 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle eût perdu sa lecture du Barbier. Elle la perdit néanmoins;
la délibération des juges se prolongeant (elle dura douze heures),
Beaumarchais adresse au prince de Monaco le billet inédit suivant
qui répond à la lettre de M'"" du Deffand :
« Beaumarchais, infiniment sensible à l'honneur que veut bien lui faire
M. le prince de Monaco, répond du palais, où il est cloué depuis six heures
du matin, où il a été interrogé à la barre de la cour, et où il attend le juge-
ment qui se fait bien attendre; mais, de quelque façon que tournent les choses,
Beaumarchais, qui est entouré de ses proches en ce moment, ne peut se flat-
ter de leur échapper, qu'il ait à recevoir des complimens de félicitation ou de
condoléance. Il supplie donc M. le prince de Monaco de vouloir bien lui réser-
ver ses bontés pour un autre jour. Il a l'honneur de l'assurer de sa très-res-
pectueuse reconnaissance.
« Ce samedi 26 lévrier 1774. »
Au moment où il écrivait ce- billet, Beaumarchais, après s'être
rendu au palais, où il avait vu passer devant lui tous ses juges, ve-
nait de subir, selon l'usage, son dernier interrogatoire. La nuit pré-
cédente avait été consacrée par lui à régler ses affaires : il paraît
qu'il était décidé à se tuer, s'il eût été condamné au pilori. Voyant
que la délibération se prolongeait et vaincu par la fatigue, il se
rendit chez M"" Lépine, sa sœur, se coucha, et s'endormit d'un pro-
fond sommeil.
« Il dormait, dit Gudin dans son manuscrit, et ses juges veillaient, tour-
mentés par les furies, divisés entr'eux. Ils délibéraient dans le tumulte, opi-
naient avec rage, voulaient punir l'auteur des Mémoires, prévoyaient les
clameurs du public prêt à les désavouer, et remplissaient la saUe de leurs cris
contentieux. »
Ils s'arrêtèrent enfin à une sentence par laquelle ils espéraient
donner satisfaction au public en se vengeant eux-mêmes. Ils condam-
nèrent M""^ Goëzman au hlâme, son mari fut mis hors de cause, sen-
tence équivalente au blâme pour un magistrat et qui le force à quitter
sa charge; enfin ils condamnèrent Beaumarchais également au blâme.
La peine du blâme était une peine infamante qui répondait à peu
près à ce qu'on appelle aujourd'hui la dégradation civique; elle ren-
dait le condamné incapable d'occuper aucune fonction publique, et
il devait recevoir cette sentence à genoux, devant la cour, tandis que
le président lui disait : <( La cour te blâme et te déclare infâme. » On
éveilla Beaumarchais pour lui annoncer ce résultat; il se leva tran-
quillement, maître, dit Gudin, de tous ses mouvemens comme de son
esprit.
« Voyons, dit-il, ce qui me reste à faire. Nous sortîmes ensemble de chez sa
sœur. J'ignorais si on ne veillait pas autour de la maison pour l'arrêter; j'igno-
BEAUMARCHAIS, SA \IE ET SON TEMPS. 177
rais ses desseins, je ne voulais point le quitter. Après avoir fait assez de che-
min pour nous être assurés qu'on ne le cherchait pas où il était, il me con-
gédia et me donna rendez-vous pour le lendemain dans l'asile qu'il s'était
choisi, car il était à craindre qu'en exécution de l'arrêt on n'allât le chercher
dans sa propre maison; mais cet arrêt avait été si mal reçu de la multitude as-
semhlée aux portes de la chamhre, les juges avaient été si conspués en levant
l'audience, quoique plusieurs se fussent évadés par de longs corridors in-
connus du public, qu'on appelle les détours du palais; ils voyaient tant de
marques de mécontentement, qu'ils ne furent pas tentés de mettre à exécution
une sentence qui ne leur attirait que le blâme universel. »
On connaît le triomphe éclatant qui suivit ce jugement, dont l'exé-
cution s'arrêtait devant la popularité de Beaumarchais : tout Paris se
faisant inscrire chez lui, le prince de Gonti et le duc d'Orléans lui
donnant une fête brillante le lendemain même du jour où un tribunal
avait tenté de le flétrir; M. de Sartines lui disant : u Ce n'est pas as-
sez que d'être blâmé, il faut encore être modeste. » Quand de telles
discordances se produisent dans une société, elle est bien malade.
Ajoutons à ces détails connus un détail intime et délicat que j'em-
prante au manuscrit inédit de Gudin.
« Il eut, dit Gudin, des consolations plus touchantes encore que celles de
l'amitié. Sa célébrité attira sur lui les regards d'une femme douée d'un cœur
sensible et d'un caractère ferme, propre à le soutenir dans les combats cruels
qu'il avait encore à Uvrer. Elle ne le connaissait point; mais son âme, émue
par la lecture de ses mémoires, appelait celle de cet homme célèbre. Elle brû-
lait du désir de le voir. J'étais avec lui lorsque, sous le prétexte de s'occuper
de musique, elle envoya un homme de sa connaissance et de celle de Beaumar-
chais le prier de lui prêter sa harpe x)0ur quelques minutes. Une telle demande
dans de telles circonstances décelait son intention. Beaumarchais la comprit;
il y fut sensible, et il répondit : — Je ne prête jwint ma harpe; mais si elle
veut venir avec vous, je l'entendrai, et elle pourra m'entendre. Elle vint; je
fus témoin de leur première entrevue. J'ai déjà dit qu'il était difficile de voir
Beaumarchais sans l'aimer. Quelle impression ne devait-il pas produire quand
il était couvert des applaudissemens de tout Paris, quand on le regardait
comme le défenseur de la liberté opprimée, le vengeur du public! 11 était en-
core plus difficile de résister aux regards, à la voix, au maintien, aux dis-
cours de cette jeune femme, et cet attrait que l'un et l'autre inspiraient à la
première vue augmentait d'heure en heure par la variété de leurs agrémens
et la foule des excellentes qualités qu'on découvrait en eux à mesure qu'on les
connaissait davantage. Leurs cœurs furent unis dès ce moment d'un lien que
nulle circonstance ne put rompre, et que l'amour, l'estime, la confiance, le
temps et les lois rendirent indissoluble (1). »
(1) La charmante personne dont parle ici Gndin, et qni devint la troisième femme de
Beaumarchais, se nommait Marie-Thérèse-Émilie Willermawlaz. Elle était d'origine suisse
et appartenait à une famille distinguée du pays de Charmey. J'ai vu un grand portrait
d'elle où elle est représentée avec la toilette qu'elle avait sans doute le jour de l'entre,-
vue, car elle porte le fameux panache en plumes; à la quesaco, et sous cette coiffure
TOME I. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
Ces ovations populaires et princières, ces félicités de cœur plus
douces encore, dédommageaient sans doute Beaumarchais du coup que
le parlement venait de lui porter; cependant le coup était cruel. A la
vérité, le parlement Maupeou ne devait pas survivre longtemps à cet
acte de colère et de vengeance. En frappant de mort civile un homme
que l'opinion portait en triomphe, il s'était lui-même frappé à mort.
L'opposition se déchaîna contre lui avec un redoublement de fureur,
les pamphlets en prose et en vers prirent une vivacité nouvelle (1).
elle est ravissante. Quelques lettres d'elle que nous citerons en leur lieu prouveront
qu'elle était de plus mie femme très remarquable par rintelligence, l'esprit et le caractère.
(1) Par un de ces jeux de mots dans le goût des Parisiens^ on disait^, en faisant allu-
sion au procès Goëzman : «Louis XV a détruit le parlement ancien, 15 louis détruiront
le nouveau. » Bachaumont parle sans le citer d'un uoël satirique très couni où figuraient
tous les personnages et tous les incidens du procès de Beaumarchais. Je trouve ce noël
dans les papiers de Julie, et comme il y en a deux exemplaires écrits de sa m-jin avec
des variantes, comme elle aimait beaucoup à se livrer à ce genre de poésie un peu bur-
lesque, je serais porté à croire qu'elle est l'auteur du noèl en question, dont voici quel-
ques couplets; il est sur l'air des Bourgeois de Chartres.
D'une vierge féconde
L'enfantement, dit-on.
Attira bien du monde
A Jésus et l'ànon.
' Nous étouffons ici, dit l'enfant à sa mère.
Renvoyez-moi ce parlement.
Non, dit Maupeou tout doucement,
A l'àne il pourra plaire.
C'est devant l'àne, ,en effet, que comparaissent successivement tous les persormages
immortalisés par les mémoires de Beaumarchais, depuis le conseiller et sa fename jus-
qu'à Marin et Baculard. Le premier président lui-même, M. Berthier de Sauvigny, n'est
pas oublié, comme on en jugera par ces couplets, qui terminent le noël:
Le président suprême,
Avec SCS yeux de bœuf
Et son esprit de même.
Porte un édit tout neuf.
Donnez-le, dit l'ànon, j'en veux un exemplaire.
Il suffit qu'il n'ait pas de sens.
Je le lirai de temps eu temps
Pour m'exciter à braire...
Certain ex-militaire (*)
Dont on sait la valeur.
De Goëzman le faussaire
Digne solliciteur.
Voyant près du Sauveur Beaumarchais à sa place,
Dit en jurant comme un païen :
« Gens du guet, prenez le coquin.
Il me fait la grimace. »
Jésus s'écrie : « Arrête,
Modère ton ardeur :
Capitaine tempête,
Surtout de la douceur;
("*) Le président de Nicolaï.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 179
Il se traîna encore quelques mois au milieu du mépris public ; la fin
du règne de Louis XV hâta sa chute , et un des premiers actes de
Louis XVI fut de rétablir l'ancien parlement; mais en attendant cet
événement, qui pouvait être encore éloigné, la terrible sentence ren-
due contre Beaumarchais subsistait avec toutes ses conséquences. Il
voyait sa carrière brisée : deux procès perdus à la fois, dont l'un
l'avait ruiné dans sa fortune et son honneur, et dont l'autre , en le
relevant dans l'estime publique, l'avait tué légalement, pesaient sur
lui de tout leur poids. Il avait à poursuivre la révision de ces deux
procès; il fallait d'abord faire casser le dernier jugement. Deman-
der sans bruit cette cassation au conseil d'état, c'était s'exposer à
un échec presque certain ; publier de nouveaux écrits était impos-
sible. Louis XV, bien qu'il se fût amusé parfois des mémoires contre
Goëzman, était cependant irrité de tout le bruit qui s'était fait au-
tour de Beaumarchais ; il lui avait ordonné par M. de Sartines de
garder un silence absolu; mais les délais prescrits pour le recours en
cassation s'écoulaient, et le jugement allait devenir irrévocable.
Heureusement pour Beaumarchais que sa destinée, toujours un peu
singulière, voulut que Louis XV, le jugeant sur l'habileté même
qu'il venait de déployer dans l'affaire Goëzman, crut avoir besoin de
lui. Comme les rois pouvaient alors , au moyen de lettres de relief,
relever du laps de temps écoulé pour la révision d'un procès , il
promit à Beaumarchais de le mettre à même de reconquérir son état
civil, s'il remplissait avec zèle et avec succès une mission difficile à
laquelle il attachait une grande importance, — et le triomphateur du
parlement Maupeoa partit pom* Londres en qualité d'agent secret!
L. DE LOMÉNIE.
Pour tes concitoyens sois aussi (lél)onnake.
Aussi doux sm- les fleurs de lys
Qu'on te vit pour les ennemis
Quand tu fus militaire.
Joseph, avec colère,
Dit à tous de sortir.
Et qu'après cette affaire
L'enfant voulait dormir.
Ak! c'est donc sur ce ton ([u'on nous met à la porte ?
Quoi ! Beaumarchais seul restera;
Mais son mémoire on brûlera. —
L'auteur dit : Peu m'importe.
0 troupe incorruptible.
Retournez à Paris :
Ce coup sera sensilde
A tous les bons esprits.
La bêtise chez vous a passé la mesure.
Peut-être que cet accident '
Nous rendra l'ancien parlement;
On dit la chose sûre.
.y
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 décembre 1852.
, Encore une année qui finit, encore une année nouvelle qui commence. La
dernière heure de cette période expirante est là et déjà nous échapjje, mar-
quant la fuite mélancolique des choses : heure mystérieuse et solennelle, car
elle rappelle aussitôt à l'esprit et ce qu'on a fait et ce qu'on a manqué de faire,
et les tentatives irréparables, et les espoirs trompés, et les illusions déçues, et
tout ce qu'on a laissé en chemin de soi-même. Ainsi les années s'écoulent et
tombent en tourbillon dans l'abîme du temps; chacune a son irrévocable
part dans l'histoire, chacune aura son stigmate ou son signe glorieux, et au
bout de chacune d'elles revient périodiquement cet instant suprême où on
s'arrête, comme au terme d'un voyage, pour mesurer encore du regard cet
espace qu'on vient de parcourir, pour embrasser cet ensemble de choses où on
ne peut plus rien changer. L'homme dans sa faiblesse a besoin de ces haltes
auxquelles la tradition et l'usage ajoutent un caractère particulier; il aime
à poser devant lui sur sa route ces bornes milliaires, sortes de frontières du
temps : frontières que l'imagination seule fixe, car en réalité, qu'est-ce qui
nous sépare du passé? qu'est-ce qui nous sépare de l'avenir? Rien; quelque
chose d'insaisissable, un voile mystérieux et invisible que nous sommes sans
cesse occupés à déchirer, et qui se reforme sans cesse devant nous. C'est le
lot de la destinée humaine de marcher toujours vers l'inconnu, souvent dans
l'inconnu; c'est la dignité de l'homme de le savoir et d'y pourvoir. Il en a
toujours été ainsi; mais depuis un demi-siècle il semble que chaque moment
ait contribué à épaissir le voile devant nos yeux. Les révolutions et les ébran-
lemens nous ont enlevé la faveur des horizons étendus, des persi>ectives cer-
taines, des choses durables, en détruisant ou altérant les principes, faute des-
quels les sociétés, sans sécurité et sans ressort, deviennent le jouet de ])erpétuels
hasards ; ils nous ont fait cette atmosphère épaisse, lourde et brûlante où il
nous est arrivé souvent de ne voir qu'à la lueur des éclairs et où chaque phase
de notre existence a été marquée par des coups de foudre, de telle sorte que
REVUE. CHRONIQUE. 181.
plus que jamais pour le monde contemporain il y a quelque chose de saisis-
sant dans cette dernière heure jetée entre une période qui s'achève et une
période qui recominence. ,
Il a dix-huit mois, toute cette ombre, toutes ce§ ténèbres qu'amassent et
condensent les révolutions, enveloppaient ranné(?t8.3t2. Tous les regards se
tournaient avec anxiété vers cette date comme vers un point noir et mena-
çant. Plus on approchait, plus le trouble universel augmentait. La France
pressentait pour elle-même une catastrophe qui n'aurait point eu d'égale. Les
partis en lutte se mesuraient de l'œil, ne sachant à quoi se résoudre. L'Europe
émue et inquiète attendait. Le pire de tout, c'est qu'on était arrivé à croire
que le droit et la justice ne pouvaient triompher par eux-mêmes et régulière-
ment. Aussi tout s'organisait-il pour le combat depuis les régions politiques
supérieures jusqu'au dernier village : — triste conséquence des situations
faussées! Enfm que devait contenir dans ses flancs obscurs cette année 1832?
Qui aurait pu répondre à cette question universellement posée par l'effroi
public? La voilà maintenant tombée à son tour dans le passé, cette année
redoutée et mémorable ! Elle a dit son dernier mot ; elle a révélé tout ce qu'elle
contenait. Rien de ce qu'on entrevoyait avec le plus de terreur n'est arrivé,
et ce qui s'est réalisé était bien sans doute dans la logique mystérieuse des
choses, mais ne pouvait être dans le pressentiment de la foule, qui ignore cette
loi secrète du monde moral en vertu de laquelle les révolutions sont condam-
nées à périr par la force, comme elles naissent le jjIus souvent. C'est l'épée,
en effet, qui a crevé l'outre pleine de tempêtes et de terreurs; c'est l'épée qui
a dompté le sphinx et lui a imposé une réponse plus favorable à la paix pu-
blique. Au lieu du triomphe du socialisme, nous avons assisté à la plus im-
mense réaction d'autorité; nous avons vu se reconstituer les pouvoirs les plus
entiers, et les révolutions de 1848 ne se survivre que par les tendances qu'il
était dans leur nature d'enfanter. Partie de la France comme du grand et
unique foyer du mouvement européen, la réaction s'est communiquée par-
tout, à l'Allemagne, à l'Italie, à l'Espagne, qui avait cependant échappé aux
commotions révolutionnaires. Si on parcourait tous les pays en interrogeant
cette énigmatique année sur ce qu'elle a produit, partout elle pourrait ré-
pondre : affaissement de l'esprit libéral d'autrefois, transformation radicale du
pouvoir, redevenu l'unique régulateur de la vie et de la pensée des peuples.
Déjà le 1" janvier 1852 éclairait une société violemment rassise, mais étonnée
encore et incertaine de l'issue de l'entreprise du 2 décembre 1851. Le i" jan-
vier 1853 se lève sur les dernières conséquences de cette évolution qui a changé
l'avenir, sur la restauration impériale qui date d'hier à peine, du moins de
nom; il vient éclairer une société chez qui la fatigue de tout tient lieu de foi
politique, et qui, sans regret à coup sûr pour les institutions républicaines,
assiste à la renaissance des institutions et des usages monarchiques, unique-
ment préoccupée de voir les intérêts se raffermir, son foyer sauvegardé, l'ac-
tivité publique reprendre peu à peu son cours, le goût des choses durables
retrouver sa puissance.
Est-ce à dire que tous les problèmes soient épuisés, et que l'avenir, — cet
avenir de demain qui s'annonce, — soit sans mystère? Non sans doute : les
questions d'un certain ordre vidées, d'autres se lèvent et naissent de cette
182 REVUE DES DEUX MONDES.
transformation même qui s'opère dans la vie des peuples. L'heure qui sonne
nous avertirait au besoin que l'inconnu recommence sans cesse, et de même
qu'aujourd'hui, en rejetant un coup d'œil vers ce passé d'un an, il y a lieu
de nous demander : Qu'avons-nous fait? qu'avons-nous conquis? qu'avons-
nous perdu? quels gages avons-nous donnés dans nos actions à la vérité et
à la justice? — Nous pouvons aussi nous demander, au seuil de cette période
nouvelle qui s'inaugure : Que ferons-nous? quelle destinée nous attend? que
laissera dans l'histoire cette année qui va s'écouler encore? 1852 a dévoilé
tous ses secrets; que porte dans ses flancs 1833? Nous ne sommes point les
maîtres des événemens; nous ne pouvons pas pénétrer l'avenir, même le plus
rapproché,— l'avenir de l'heure ou de la minute qui va suivre; mais ce qui est
en notre pouvoir, c'est de demeurer fidèles au vrai et au bien : c'est la seule
manière qui nous soit donnée de disposer de notre avenir. Entrons donc dans
cette année qui s'ouvre avec un cœur libre et une volonté droite, avec un es-
prit éclairé par l'expérience et une pensée dégagée des passions d'autrefois.
Heur ou malheur, ce sera alors la bonne année. La bonne année pour tous!
Nous souhaitons au bon sens et à la vérité plus de bonheur qu'ils n'en ont
eu en mainte rencontre dans ces dernières années. Nous souhaitons aux peu-
ples la modération qui fait qu'ils supportent leurs gouvernemens, et aux gou-
vernemens la modération qui fait qu'ils supportent les peuples tels qu'ils sont.
Aussi bien il en coûte trop de tenter de supprimer les uns ou les autres. Il faut
qu'ils s'accoutument à vivre ensemble avec leurs conditions mutuelles, avec
leurs besoins et leurs instincts légitimes. Nous souhaitons à la littérature de
meilleurs jours, aux écrivains un public et au public des écrivains. Nous sou-
haitons à notre pays, si ingénieux à se tourmenter, de savoir toujours ce qu'il
veut, et quand il finit par l'avoir, de ne point l'échanger pour ce qvi'il n'au-
rait point voulu. Nous souhaitons enfin à cette civilisation européenne, qui
suint par momens de si terribles éclipses, de triompher dans ce qu'elle a de
bon, de juste, de sensé et d'intelligent. C'est au point de vue de cette civili-
sation moderne que seront définitivement jugés tous les événemens, toutes
les périodes qui se succèdent.
Maintenant, aux derniers bruits de cette année qui finit et qui se rattache
par tant de liens au mouvement général de ce siècle, les choses ordinaires
n'en suivent pas moins leur cours. Par quels faits, par quels incidens se ca-
ractérisent ces derniers jours? L'année 18.^2 ne s'est point terminée sans un
nouveau succès de notre armée en Afrique. Il y a deux ans à peu près, à pa-
reille époque, c'était Zaatcha emportée d'assaut; aujourd'hui c'est la prise de
Laghouat. Dirons-nous que c'est un pas de plus de la civilisation dans ce
monde barbare? Sans doute il reste beaucoup à faire : il reste à peupler cette
terre, à la coloniser, à la conquérir au travail et à l'industrie, comme le di-
sait.le prince Louis-Napoléon à la veille de ceindre la couronne. 11 reste sur-
tout à faire en sorte que l'Algérie se suffise à elle-même, et qu'elle devienne
de moins en moins une charge pour la France; mais n'est-ce point cette œuvre
même que préparent depuis si longtemps nos soldats avec un infatigable cou-
rage? N'est-ce point pour servir ce grand dessein que vont se dévouer quel-
quefois' obscurément tant de brillans officiers, dont l'un, le général Bousca-
rin, vient de périr encore sous Laghouat? Tandis que la France s'épuise en
KEVUE. CHRONIQUE, 183
dissensions qui énervent les âmes, obscurcissent la mâle et simple notion du
devoir, et risquent si souvent de donner aux courages une fausse impulsion,
nos soldats en Afrique poursuivent la plus difficile des œuvres, celle aussi qui
est le plus remplie d'héroïsme sans mélange, ils n'ont point de ces momens
de doute si fréquens dans les révolutions, où il faut un effort prodigieux
pour distinguer ce que le patriotisme commande. Pour eux, il n'y a point de
choix à faire; la route est droite et simple, et ils peuvent tomber au bout avec
cette héroïque sérénité du général Bouscarin, faisant crier à ses soldats, au
moment où la balle l'atteignait : « Vive la France! » Laghouat violemment
emportée, Abd-el-Kader au même instant faisant route vers Brousse, où il
doit, comme on sait, vivre interné, — ne sont-ce pas là des gages de sécurité
que l'année 18o2 laisse à l'Algérie? En réahté, cette conquête de l'Afrique est
une des plus grandes entreprises auxquelles la France se soit attachée depuis
longtemps. Elle y aura trouvé un champ d'activité, une pépinière de soldats,
un empire nouveau qu'elle donnera plus tard à la civiUsation. Le doute n'est
plus permis aujourd'hui, en effet, sur la convenance de la civilisation de l'A-
frique. L'œuvre actuelle, comme nous le disions, c'est de faire fructifier tous
les sacrifices faits sur cette terre, et c'est aussi ce qui nous reste à accomplir.
La conquête par les armes, c'est déjà le passé; la conquête par l'instruction
religieuse et morale, par le travail, par le commerce et l'industrie, c'est l'a-
venir et l'inconnu. Combien de générations s'y useront encore et quel sera
le résultat? C'est là le mystère; mais nulle part n'éclate mieux à coup sûr la
nécessité d'une action suivie, persistante, émanant d'un gouvernement stable.
Eh bien! au point de vue de cette stabilité intérieure du gouvernement,
comme sous le rapport de la situation matérielle et financière du pays, que
laisse encore après elle l'année 1852? Dans Tordre politique, rien ne peut
mieux dessiner, à ces derniers instans, le mouvement réel accompli en France
que les récens sénatus-consultes venus à l'appui du rétablissement de l'em-
pire et le rapport de M. Troplong qui accompagne l'un d'eux. D'une part, l'em-
pereur a choisi dans sa famille l'héritier éventuel qui lui doit succéder en cas
d'absence d'héritier direct; le successeur désigné est le prince Jérôme, qui fut
roi de Westphalie. D'un autre côté, un second sénatus-consulte résume et con-
sacre les changemens apportés à la constitution du 1 3 janvier 1 852. Ces change-
mens ne modifient pas sensiblement sans doute le mécanisme et les ressorts
de la loi politique qui régit la France; cette constitution elle-même n'était
autre chose que l'organisation et la forme de l'empire, moins le nom. Les mo-
difications actuelles ne font évidemment que développer la même pensée, en
Investissant l'autorité souveraine de plus hautes prérogatives. Ces modifica-
tions touchent principalement à trois points essentiels : l'une d'elles attribue
au chef de l'état le droit de signer des traités diplomatiques ou commerciaux,
et même de changer les tarifs de douane sans la ratification législative. Jus-
qu'ici, depuis la fondation du régime constitutionnel en France, les cham-
bres avaient eu le droit d'intervenir en ces matières, — droit contesté par te
gouvernement sous la restauration,reconnu après 1830, démesurément étendu
par la république, et aboli aujourd'hui par une interprétation nouvelle,
comme cela existait d'ailleurs sous le premier empire. Une autre disposi-
■ tion du sénatus-consulte fait passer dans le domaine du décret l'exécution
184 REVUE DES DEUX MONDES.
des travaux d'utilité publique, en réservant ceux qui emportent un subside
ou une dépense de l'état, et qui devront, à ce titre, recevoir préalablement
la sanction législative. Enfin désormais le budget continuera d'être présenté
par chapitres au corps législatif, mais celui-ci ne pourra le voter que par
département ministériel, laissant au pouvoir exécutif la liberté de se mouvoir
dans les limites d'un ministère pour l'affectation des fonds. Tels sont quel-
ques-uns des changemens les plus graves destinés à coordonner la législation
française avec les institutions actuelles. M. Troplong, dans son rapport, ex-
pose les motifs de ces changemens sans déguiser les questions qu'ils soulè-
vent, lesquelles ont paru suffisamment tranchées par l'esprit même de la con-
stitution. Nous exposons à notre tour le résultat des délibérations du sénat.
Ce qui nous frappe dans le rapport de M. Troplong, c'est que ce travail res-
semble par momens à un bulletin racontant un long combat entre le prin-
cipe des pouvoirs sans partage et le principe des pouvoirs pondérés, mitigés
par l'intervention et le contrôle des assemblées politiques. La bataille s'en-
gage sur toute chose : sur les finances, sur les travaux publics, sur la moindre
prérogative. Chacun a la victoire à son tour, selon le vent qui souffle. Mal-
heureusement dans cette lutte, quel que soit le vaincu, n'est-il point vrai que
c'est toujours un élément essentiel de toute organisation publique? Et cela
ne démontre-t-il pas qu'il a dû y avoir depuis longtemps quelque vice se-
cret dans notre vie politique pour qu'elle se soit si souvent résumée dans cet
antagonisme ardent entre deux forces appelées à agir ensemble, à concourir,
chacune dans sa sphère, au bien commun, à l'administration commune de la
société et du pays? Puissions-nous, à la lumière des expériences de ce deni'-
siècle, nous apercevoir que la meilleure manière d'entendre la liberté ce n'est
point de contester, de harceler sans cesse le pouvoir jusqu'à ce qu'il succombe,
et que le meilleur moyen de fonder l'autorité, c'est de l'asseoir sur des garan-
ties libérales et justes! Dans l'ordre politique, il n'est pas d'enseignement
plus éclatant. Quant à la situation matérielle et financière du pays, on sait
le degré d'activité qui régnait depuis quelques mois dans ce domaine des af-
faires et des intérêts. Il semble que cette activité se soit un moment suspen-
due, ou du moins que ce qui n'était qu'une ardeur fiévreuse se soit un peu
apaisé, pour ne laisser place qu'au mouvement ordinaire de cette époque de
l'année. On n'en peut douter, il s'est manifesté depuis un an une réelle amé-
lioration dans le domaine matériel. Pour donner une mesure de cette amé-
lioration, le gouvernement publiait, il y a peu de jours, un exposé financier
de l'exercice courant. Les revenus indirects, qui avaient été évalués pour 1852
à 37 millions de plus que pour 1831, ont déjà dépassé le chiffre des évalua-
tions primitives. L'augmentation est jusqu'ici de 51 milhons. Quelque réel
que soit cependant le progrès des recettes publiques, il n'y en aura pas moins
un déficit que le gouvernement fixe à 40 millions, mais dont l'importance
diminue à ses yeux devant la renaissance de l'activité, de l'industrie, du com-
merce et de la richesse nationale. Ainsi donc, au point de vue politique comme
au point de vue matériel, l'année 1852 laisse la France calme sous l'empire
de ses institutions nouvelles, oubhant dans le repos les préoccupations d'au-
trefois, ayant encore des déficits, mais faisant ses affaires et ne demandant pas
mieux que de goûter les bienfaits d'une prospérité retrouvée. Elle laisse le gou-
REVUE. CHRONIQUE. 185
vernement reconstitué et agrandi, aussi libre que possible de faire le bien et
aussi dégagé que possible de tous les embarras de la lutte des partis.
La résurrection de la monarchie impériale sera, à n'en pas douter, dans
l'avenir, le fait capital de l'histoire de la France en 1852, ce qui s'explique
par le déplacement qu'elle entraîne dans toutes les conditions de notre exis-
tence politique intérieure. Quant à la situation de la France en Europe, au
moment où cette année s'achève, où faut-il en chercher les symptômes?
Est-ce dans la promptitude d'acquiescement à l'empire de certaines puissances?
Est-ce dans la lenteur de certaines autres? Est-ce dans la réduction de l'armée
autrichienne, dont on parlait récemment, ou bien dans le voyage du jeune
empereur à Berlin, dans ses toasts et dans ses discours? 11 est évident à coup
sûr que chaque mouvement de la France a un profond retentissement en Eu-
rope, et a pour résultat de réveiller une multitude de questions qui touchent
à la grandeur même et au rôle de notre pays dans le monde, à l'équilibre
des puissances, à l'ordre européen. Par une coïncidence étrange ou plutôt
assez naturelle peut-être, il se trouve qu'en ce moment même il se publie
plusieurs ouvrages où se retrouve quelque chose de ces grandes questions de
politique générale, de ces ijréoccupations qui naissent perpétuellement des
évolutions où notre pays est entraîné. M. de Ficquelmont continue un livre
qu'il commençait l'an dernier sous le titre de Lord Pabnerston, l'Angleterre
et le Continent. Une autre brochure vient traiter aujourd'hui des limites de
la France. Le titre seul dit la pensée de l'ouvrage. On connaît déjà le pre-
mier volume du livre de M. de Ficquelmont. L'honorable homme d'état au-
trichien avait jeté dans ces premières pages plus d'une vue ingénieuse et
sensée, plus d'un trait net et juste. Peut-être, pour plus de fidélité à son titre,
s'est-il cru trop obligé de poursuivre incessamment l'Angleterre et lord Pal-
raerston pour ce qu'ils ont fait et pour ce qu'ils n'ont point fait. M. de Ficquel-
mont reconnaît deux grands coupables des désordres de l'Europe dans ce siè-
cle : Napoléon avec son ambition, lord Palmerston avec ses principes. Il voit
ces désordres naissant du trouble moral qui s'est introduit dans les relations
entre les grands gouvernemeiis; mais n'en peut-on pas aussi placer la source
dans le règlement des alîaires du continent à l'issue de l'empire? S'il y a des
coupables, ne peuvent-ils pas être de diverse sorte? Quelle a été la politique
de l'Europe en 1813 et durant les trente-quatre années qui ont suivi? Chose
étrange, deux gouvernemens se sont succédé en France dans cet intervalle,
celui des Bourbons et celui du roi Louis-Philippe. L'un était aimé de l'Eu-
rope, et elle lui a fait à sa naissance des conditions insupportables, en iden-
tifiant en quelque sorte son avènement avec les humiliations du pays, dont il
n'était pas coupable, en irritant contre lui tous les ressentimens du patrio-
tisme déçu, en livrant à ses ennemis l'arme la plus meurtrière peut-être sous
laquelle il ait succombé. L'autre, qu'une partie du continent ne pouvait point
aimer sans doute, mais qui avait fait de grands et véritables sacrifices pour
le maintien de la paix, l'Europe l'environnait de difficultés et de pièges; elle
le mettait en suspicion et se plaisait parfois à l'afifaiblir; elle était heureuse
quand elle pouvait le jeter dans un périlleux isolement, et peut-être même
les déboires personnels n'étaient-ils point épargnés. L'Europe ne voyait pas
que la France, étant nécessairement appelée par sa position, par son passé,
186 REVUE DES DEUX MONDES.
par son génie, par ses instincts, à exercer une grande influence sur le conti-
nent, il fallait qu'elle occupât son rang par la puissance territoriale, qui ne
s'obtient que par les armes, ou par l'ascendant moral, par le prosélytisme de
rintelligence. La seule manière de faire oublier les traités de 1815, c'était l'ac-
tion de ce prosélytisme qui supprimait en quelque sorte les frontières. Louis-
Philippe semblait avoir résolu ce problème par le développement de la liberté
politique et de tous les moyens d'influence pacifique. Sa politique, pour bien
des causes, entre lesquelles il faut compter à coup sur la malveillance d'une
partie de l'Europe, a été emportée. C'est ce qui fait que les mêmes questions
renaissent après lui, et qu'on fait encore des brochures sur les limites de la
France.
Ce petit livre des Limites de la France d'ailleurs, à part toute considéra-
tion actuelle, est loin d'être sans mérite. Il met notamment en relief deux
ou trois points des plus importans de la vie politique de notre pays. Ce qu'il
montre surtout, c'est que la révolution, bien loin de servir la France dans son
développement légitime, dans la formation de sa puissance territoriale, n'a
fait que l'arrêter au contraire dans cette œuvre, en brisant ces traditions mo-
narchiques auxquelles se liait son agrandissement progressif, en mettant l'in-
stabilité à la place des gouvernemens durables, en rendant impossibles les
pensées suivies et persistantes, les desseins longuement conçus, en énervant
enfin le sentiment national. Vous souvenez-vous de ce cri éloquent de M. Cou-
sin dans une de ses pages sur W" de Longue\'ilIe : « C'est la fronde qui a
commis l'inexpiable crime d'avoir suspendu l'élan de Condé et de la grandeur
française ? » Au fond, la révolution, dans des circonstances différentes, a pro-
duit le même résultat. De ses victoires et de ses conquêtes éphémères, il ne
reste rien, — rien que le souvenir d'une sombre et inutile énergie, et des ex-
cès de génie de celui qui la mena tambour battant sur tous les champs de
bataille. Ce que l'auteur montre encore, c'est que dans le mouvement des
peuples contemporains, tandis que la plupart des puissances européennes se
sont agrandies, la France seule est restée stationnaire, ouverte et sans défense
par tout im côté de son territoire. 11 ne faut pas s'étonner que les esprits se
tournent quelquefois vers ces questions où est engagé le problème de la des-
tinée européenne, qu'ils les agitent comme s'il était aussi facile de les résou-
dre pratiquement qu'en théorie. Il est moins aisé à coup sûr de fixer des fron-
tières véritables sur le terrain, et surtout de les garder, que de les tracer sur
le papier; mais ce n'est point, dans tous les cas, une étude vaine que de se pé-
nétrer, par le spectacle de l'histoire de la France, des conditions de son exis-
tence et de sa grandeur, de rechercher de quel côté sont ses alliances natu-
relles, de s'instruire sur les causes qui ont pu, en certaines heures, amener de
si prompts et si terribles revers après des tentatives qui excédaient toute
proportion. C'est là l'objet de la littérature politique. Autrefois on dissertait sur
la pondération des poijvoirs; à la fin de 1832, on écrit des essais sur les fron-
tières naturelles de la France. Les livres ne peignent-ils pas les temps?
Mais dans la littérature proprement dite n'y a-t-il point autre chose en-
core? Quelle œuvre éloquente se produit ou se prépare? De quelle merveille
l'imagination contemporaine nous a-t-elle comblés dans ces derniers jours?
Quel signe de vie l'esprit littéraire vient-il de donner comme pour saluer l'an-
BEVUE. CHRONIQUE. 187
née qui s'en va? C'est à lui surtout qu'il faut souhaiter de voir se relever les
jours de l'inspiration et de la fécondité au seuil de cette période nouvelle.
Que l'année 1853 ait de riches moissons pour compenser celles que nous n'a-
vons pas cueillies jusqu'ici! Et cependant voici un des plus rares esprits de
ce temps qui vient de s'enfoncer tout exprès dans les curiosités historiques
de la Russie pour nous retracer la romanesque destinée d'un de ces aventu-
riers mystérieux qui arrivent à tout, même au trône. Cet esprit, c'est M. Mé-
rimée, et son histoire est celle des>faux Démétrius. Dans la peinture de cette
existence asritée et hasardeuse, M. Mérimée se retrouve avec cette sobriété et
ce nerf d'un talent accoutumé à se mesurer avec les réalités les plus étran^^es.
N'en voyait-on pas l'autre jour un exemple ici même dans ces scènes rapides
et fortes où revit l'aventurier russe? Le prétendu fils d'Ivan-le-Terrible est son
héros, cette fois, comme Colomba ou Carmen , seulement avec l'exactitude
.historique de plus. Une chose bizarre d'ailleurs et qu'il est facile de remar-
quer, c'est que M. Mérimée semble être un aussi bon historien dans ses récits
d'imagination que dans ses histoires véritables; il met autant de relief et de
vie réelle dans les personnages qu'il invente et qu'il crée que dans ceux dont
il recueille les traits éparsdans lesdocumens poudreux. A quoi cela tient-il,
si ce n'est à la nature spéciale d'un talent merveilleusement doué pour le
récit ou le conte? M. Mérimée a surtout dans ses tableaux la fermeté, la netteté,
la précision du trait, qualités plus rares que jamais aujourd'hui, et qui ne se
retrouvent ni au théâtre, ni dans le roman, ni en rien de ce que l'imagina-
tion enfante.
Pour peu qu'on observe en elTet la littérature actuelle, il est facile de le re-
marquer, ce qui manque le plus, c'est une certaine mesure dans l'invention
comme dans le langage, c'est cette force secrète qui se contient et ne se répand
qu'à moitié, c'est un certain art de composition qui proportionne les faits, les
passions, les sentimens, les nuances diverses d'un caractère, et fasse vivre cela
d'une vie nette, réelle et logique. Ce qui fait défaut dans notre siècle, ce n'est
point certes l'art du développement : c'est l'art du développement juste. Avec
quelques-unes de ces qualités de plus, la comédie jouée l'autre jour au Théâtre-
Français, le Cœur et la Dot, n'eût-elle point été infiniment moins contes-
table? Il y avait là des germes, sans nul doute; il y avait une idée, bien
qu'assez peu nouvelle; il y a des ébauches de caractères et des échappées sur
les mœurs. Aux premières scènes du drame, il semble que tout se dispose
pour ne rej)résenter qu'un monde vivant et vrai; mais bientôt l'auteur laisse
échapper le lil, la logique va où elle peut, le factice se mêle à tout, l'action
n'est plus qu'une série de complications puériles, et on ressent cet indicible
malaise que vous cause toute œuvre où le comique vous laisse sérieux et dis-
trait. 11 faut bien pourtant que cette pauvre année finissante et cassée se dé-
ride un peu et nous réserve du moins quelque réjouissante aventure litté-
raire. Kous tenons le Monde des Oiseaux de M. Toussenel pour très supérieur
en ce genre à toute comédie. Quoi! la comédie, direz-vous, dans une étude
ornithologique, dans la peinture des oiseaux, de leurs lois et de leurs mœurs?
Oui, vi-aiment. 0 puissance de la magie phalanstérienne et de l'accord de la
tonique avec la dominante ! le monde des oiseaux n'est-il point en réalité la
plus invincible démonâtration de la loi du progrès humanitaire par le pha-
188 REVUE DES DEUX MONDES.
lanstère? La. formule du gerfaut, telle que la révèle l'auteur, ne résume-t-elle
pas la prochaine évolution de l'humanité qui doit faire succéder le règne de
la femme au règne de l'homme? Nous ne pouvons nier au surplus que l'au-
teur n'ouvre des aperçus historiques d'une véritable nouveauté. Savez-vous,
par exemple, pourquoi la révolution française a si fastueusement échoué à
deux reprises? C'est parce que les assemblées ont négligé de décréter l'éga-
lité de la femme et même sa supériorité, si nous ne nous trompons. Tout est
là en effet : prééminence de la femme. Savez-vous à quoi tiennent les mal-
heurs de la France? C'est à l'iniquité de la loi sahque. Et savez-vous, au con-
traire, à quoi tient la grandeur de l'Angleterre? C'est que les Anglais font le
plus d'efforts possibles pour ressembler à des femmes eji se rasant sans cesse.
Nous n'inventons rien à coup sûr, et nous trouvons qu'il serait amusant de
suivre«encore l'auteur. Gageons que l'autre soir, quand lord Derby et M. Dis-
raeli sont tombés du ministère, c'est qu'ils avaient oublié de se raser de frais,
en quoi la destinée anglaise et la loi du progrès humanitaire étaient égale-
ment en défaut.
Heureusement pour elle l'Angleterre s'occupe de choses plus sérieuses, et
ses crises ministérielles rappellent à un monde plus réel.
Le cabinet présidé par lord Derby vient de tomber du pouvoir, comme on
sait; il aura à peine existé quelques mois; l'année 1852 l'aura vu naître et
mourir. Le ministère anglais est tombé justement sous le poids de ce plan de
finances de M. Disraeli, qui était certainement une des œuvres les plus remar-
quables et les plus habiles, et qui au point de vue politique semblait le mieux
combiné pour diviser, neutraliser et annuler les oppositions. Que reste-t-il
maintenant du passage de lord Derby et de M. Disraeli aux alTaires? Il reste
au-dessus de tout un fait important, c'est l'acquiescement des chefs du parti
tory à la liberté commerciale et aux grandes réformes économiques de sir
Robert Peel; mais cette adhésion même n'a pu les sauver du naufrage. Le der-
nier cabinet n'avait point sans doute une grande force dans les communes:
sa majorité était numériquement peu considérable et il avait contre lui la plu-
part des illustrations parlementaires; mais cette majorité était compacte en
face d'adversaires divisés, et il pouvait vivre à la faveur de ces divisions : il
tirait sa raison d'être de l'impuissance de chacune des fractions parlementaires à
former par elles-mêmes un gouvernement. La force des oppositions était dans
une coalition possible, qui s'est elTectivement réalisée au dernier moment
sur les propositions financières de M. Disraeli, et il en est résulté cette situa-
tion, unique peut-être en Angleterre, qui a fait monter au pouvoir tout en-
semble lord Aberdeen et lord John Russell, lord Palmerston et M. Gladstone,
sir James Graham et sir Charles Wood, en un mot tous les chefs de partis,
tories, whigs, peelites, et jusqu'aux radicaux, représentés dans le nouveau
cabinet par sir W. Molesworth. Chose étrange, lord Aberdeen et lord John
Russell se sont combattus toute leur vie, et les voilà réunis dans un même
ministère. Il y a quelques mois à peine, lord John Russell évinçait aigrement
du cabinet dont il était le chef lord Palmerston, lequel peu après à son tour
renversait lord John Russell dans le parlement, et tous deux aujourd'hui se
retrouvent ensemble au pouvoir. Par une anomalie nouvelle, c'est lord Rus-
sell qui passe au Foreign-Office, et lord Palmerston est à l'intérieur. Au fond
REVUE. CHRONIQUE. 189
d'ailleurs, ce n'est point une aussi grande anomalie qu'il peut le sembler au
«premier abord; c'est une combinaison ingénieuse ou plutôt patriotique quia
l'avantage de n'éveiller aucune suceptibilité en Europe, de laisser libres les
relations de la Grande-Bretagne avec les puissances continentales et de i^lacer
lofd Palmerston à la tête de la plus grande force nationale de l'Angleterre,
la milice qu'il a contribué à former l'an dernier. Le nouveau cabinet britan-
nique par sa composition réunit donc bien des élémens de force et de gran-
deur? C'est peut-être le plus considérable qui ait existé en Angleterre. La
seule chose qu'on puisse dire de lui, c'est qu'il est trop considérable. 11 n'est
point aisé de faire sortir d'une coalition un pouvoir durable; il est difficile
que tant de chefs de partis vivent longtemps ensemble sans que les diffi-
cultés et les impossibilités ne s'élèvent. Oui, il en pourrait être ainsi, si depuis
bien des années il ne s'opérait en Angleterre une réelle transformation des
partis, si les nuances ne tendaient à s'effacer. Quelle différence y a-t-il, par
exemple, entre les tories et les wighs, entre les vues de lord Aberdeen et les
vues de lord Russell en beaucoup de points de la politique intérieure? Reste
, la politique étrangère, l'action de l'Angleterre au dehors, et c'est ici qu'éclate
véritablement le patriotisme anglais. C'est devant ce grand intérêt que plient
toutes les prétentions personnelles, c'est lui qui règle toutes les combinaisons.
On ne saurait se dissimuler que le nouveau cabinet britannique semble sur-
tout formé en vue de la situation de l'Europe. Seulement on peut se demander
quelle circonstance nouvelle a pu rendre faciles tous ces rapprochemens qui
paraissaient hier impossibles, comme si l'Angleterre voulait réunir toutes ses
forces. Quel conflit s'est élevé? Quelle lutte est imminente? Que le nouveau
ministère anglais réunisse bien des élémens de force, cela n'est point douteux.
Durera-t-il néanmoins? Telle est la question à laquelle le parlement seul peut
répondre. Le nouveau cabinet va se trouver en présence de la phalange com-
pacte des tories dont lord Derby et M. Disraeli restent les chefs, l'un dans la
chambre des lords, l'autre dans les communes, et l'ancien et très spirituel
chancelier de l'échiquier, qui a été l'objet de nombreuses attaques, est très
certainement homme à les rendre avec usure. Lord Derby de son côté a pres-
que ouvert la guerre. Le parlement au reste s'est ajourné après la première
déclaration du chef du ministère, de lord Aberdeen, et c'est à l'issue des va-
cances de Noël que se rouvriront les grandes discussions. Peut-être aussi
quelques-uns des mystères de cette crise s'éclairciront-ils. Dans tous les cas, mi
intérêt nouveau vient s'attacher aujourd'hui à la marche de l'Angleterre.
Ce n'est point, au surplus, en Angleterre seulement que la fin de l'année
se signale par des crises politiques, et tous les pays ne sont point assez vi-
goureusement organisés pour n'y rien laisser d'eux-mêmes. Le ministère espa-
gnol à son tour vient de succomber devant la gravité de la tâche qu'il avait
assumée. On n'a point oublié que M. Bravo Murillo avait présenté aux cortès
un ensemble de projets dont l'effet était d'introduire plusieurs changemens
essentiels dans la législation politique de la Péninsule. Nous avons parlé de
ces changemens, qui s'effacent aujourd'hui devant la péripétie nouvelle dont
l'Espagne est le théâtre. Il y a souvent quelque difficulté, on le sait, à péné-
trer le secret des crises qui éclatent au delà des Pyrénées. Toujours est-il que
la cause la plus apparente de la chute de M. Bravo Murillo, c'est qu'il était
1-90 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivé à une situation extrême sans s'être préparé peut-être les moyens d'y
pourvoir et sans être en mesure de dénouer avec autorité les difficultés qui
l'environnaient; il est tombé au dernier moment, ne trouvant pas un géné-
ral pour en faire un ministre de la guerre. Le principal caractère du nou-
veau ministère, c'est d'être venu pour détendre cette situation, pour apaiser
l'irritation des partis. La reine-mère ne paraît point avoir été étrangère à ce
résultat/Qu'on nous permette seulement une remarque : c'est que cela crée
pour la reine Isabelle une situation qui n'est pas sans péril entre une consti-
tution imprudemment ou non déclarée défectueuse par la couronne — et une
réforme devenue aujourd'hui plus difficile à c(3up sûr. Quoi qu'il en soit, le
cabinet de M. Bravo Murillo n'existe plus; mais, par une étrange bizarrerie,
ce n'est point à ses adversaires les plus naturels et les plus éminens du parti
constitutionnel conservateur que le pouvoir vient de passer. On peut même
observer un certain soin apporté à éloigner les hommes politiques qui ont
figuré dans le comité modéré formé en vue des élections prochaines.
Quels sont les membres du nouveau cabinet? Le président du conseil, le
général Roncah, est un des officiers qui ont grandi dans la dernière guerre
de succession. Il était, il y a quelques années, gouverneur de Cuba, lors de la
première expédition de Lopez. Une sorte d'inimitié personnelle semble exister
entre lui et le général Narvaez. C'est à l'influence de la reine Christine que
le général Roncali doit la position de président du conseil. L'homme le plus
politique peut-être du cabinet est le ministre de l'intérieur, M. Llorente. Pu-
bliciste distingué, orateur facile, M. Llorente était autrefois de cette fraction
puritaine qui marchait sous les ordres de M. Pacheco. Plus récemment, il
était avec M. Bravo Murillo. Les autres ministres sont des hommes spéciaux
ou des généraux. Il est difficile évidemment que de cette composition et des
circonstances actuelles il puisse ressortir pour le nouveau cabinet de Madrid
un caractère bien précis et bien saillant. Il cherche précisément à se créer
ce caractère que son origine ne lui donne pas; il s'efforce de vivre et de se
tracer une ligne i^olitique. Comme nous l'indiquions, son principal mérite
a été de tempérer et d'adoucir ce qu'il y avait d'extrême dans la situation de
l'Espagne. Si on y regardait d'un peu près, bien des complications se retrou-
veraient dans toute cette crise. Quant au côté politique, il est aisé de le pres-
sentir : c'est la question même de la réforme constitutionnelle. Cette réforme
s'accomplira- t-elle maintenant? Le nouveau ministère n'a point hésité à se
prononcer sur son utilité, et la meilleure raison qu'il put donner, c'est toute
l'histoire contemporaine de l'Espagne, d'où il résulte qu'il n'est point de ca-
binet qui n'ait été forcé de suppléer par des moyens dictatoriaux aux moyens
que lui donnait la constitution. Les conservateurs espagnols qui repoussent
absolument cette réforme ne songent point qu'il est des heures où il faut que
des institutions se modèrent pour vivre. Seulement l'essentiel est que cette
œuvre s'accomplisse mûrement , librement, qu'elle soit éclairée par des dis-
cussions réflécliies, et qu'elle évite toute apparence de réaction excessive,
comme le dit M. le marquis de Miraflorès dans une brochure instructive qu'il
vient de publier sur ces matières. Ainsi, on le voit, l'année 1833 se, lève en
Espagne sur une crise ministérielle à peine dénouée et sur des difficultés
C[ui peuvent n'être i>oint vidées encore.
REVUE. CHROiVIQUE. 491
C'est la bonne fortune du Piémont d'échapper à ces soubresauts de l'his-
toire contemporaine. Malgré plus d'une crainte légitime qui pomait s'éveil-
ler il y a un an, le régime constitutionnel est resté debout à Turin, et le Pié-
mont jouit en paix de ses institutions libres. Le parlement continue la session
♦ à cette heure même et discute les aiTaires du pays. Deux questions essentielles
ont surtout attiré l'attention publique dans ces derniers temps : l'une est la
discussion de la loi sur le mariage civil, qui a eu lieu au sénat; Fautre est la
présentation du budget, qui a fourni au président du conseil, M. de Cavour,
l'occasion d'exposer la situation financière du Piémont dans la chambre des
députés. L'afTaire du règlement du mariage civil est sans aucun doute la plus
grave et celle qui pèse le plus sur l'état moral du jeune royaume constitu-
tionnel. 11 est également difficile aujourd'hui de l'éluder et de la résoudre.
La question est toujours de savoir dans quelle mesure le pouvoir spirituel et
le pouvoir temporel doivent concourir à cet acte de la vie. Aux yeux de l'église,
le mariage est un sacrement, et il ne vaut que par la consécration religieuse;
aux yeux de la loi civile, c'est un contrat ayant par lui-même toute sa force.
11 s'agit de concilier ces deux interprétations pour imprimer tout ensemble
au mariage la double sanction religieuse et civile. On peut s'en souvenir, une
loi a été votée à ce sujet l'an dernier par la chambre des députés piémontaise.
Cette loi est passée au sénat, qui vient de la soumettre à une élaboration nou-
velle, en y introduisant des modifications de nature à désarmer les scrupules
du pouvoir spirituel. Le sénat de Turin avait-il réussi à concilier les intérêts
divers engagés dans cette délicate question? Nous ne savons jusqu'à quel point
il ne serait pas résulté des inconvéniens graves du moyen imaginé par le sé-
nat, et qui consistait à se marier en quelque sorte provisoirement devant l'état
civil, le mariage étant nul s'il n'était suivi de la cérémonie religieuse. Tou-
jours est-il que l'article l""' de la loi a été rejeté, et que la loi tout entière a
été emportée, de telle sorte que le gouvernement piémontais se retrouve en-
core en présence de cette épineuse difficulté. Quant à la situation financière
du pays, le budget de 1853 en offre le plus exact résumé; malheureusement
elle ne se présente pas sous un aspect des plus brillans. M. de Cavour au reste
sonde la plaie avec franchise; il montre le déficit pesant sur les finances pié-
montaises. Ce déficit sera, pour 1 853, de 25 millions sur un budget total de
125 millions. Pour le combler, M. de Cavour compte faire quelques écono-
mies et demander à l'impôt de nouvelles ressources. Les réformes qu'il pro-
pose portent sur les gabelles, sur la taxe personnelle et mobilière, sur la taxe
du commerce et de l'industrie. Un impôt est ajouté sur les voitures publi-
ques. Ces charges nouvelles devront nécessairement froisser bien des intérêts
déjà en souffrance. C'est un malheur assurément, pour un régime qui se fonde
à peine, de faire payer sa bienvenue aux peuples par des aggravations d'im-
pôt. C'est à la sagesse et à la prudence du gouvernement piémontais d'allé-
ger le plus possible le fardeau sous lequel ploient les populations pauvres et
laborieuses de certaines parties du pays.
La Turquie continue d'occuper assez vivement l'opinion dans tous les grands
états de l'Europe. On ne saurait dire quel tort a causé au gouvernement de la
Porte le refus de ratifier ce malheureux emprunt, qui était cependant si in-
génieusement combiné pour lui fournir les moyens de sortir d'mie crise ef-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
froyable et mettre dans ses intérêts les petits capitalistes de France et d'An-
gleterre, ainsi que les cabinets de Paris et de Londres. Cette résolution, que
l'on ne saurait comment qualifier, a soudainement ouvert les yeux aux plus
conflans sur les plaies de l'empire ottoman. Jusqu'alors, l'esprit de civilisa-
tion avait eu la laveur du sultan, et si cet esprit ne pénétrait que lentement
dans cette société si rebelle à toute pensée de réforme, au moins il était à
l'ordre du jour et pouvait faire illusion. Ceux même qui, frappés de l'indo-
lence des hommes chargés de le représenter, doutaient du plein succès de
l'entreprise, se sentaient portés à l'indulgence dans les jugemens qu'ils for-
mulaient sur l'état et l'avenir de la Turquie. Si désireux que l'on fût aujour-
d'hui de trouver matière à l'éloge dans la politique de la Subhme-Porte, on
ne pourrait que blâmer la voie fâcheuse où ce gouvernement s'engage de
plus en plus. La défense intimée aux paquebots étrangers de faire le service
du Bosphore et l'interdit qui frappe la circulation des monnaies étrangères
en Turquie sont venus ajouter des fautes nouvelles aux fautes qui s'enchaî-
nent depuis quelques mois dans ce malheureux pays. C'est dans les plus
hautes régions et sous toutes les formes que règne l'influence funeste qui
entraine le gouvernement turc dans une série de mesures fatales, et les intri-
gues qui ont renversé les derniers ministères assiègent le sérail lui-même.
On sait que, contrairement à l'usage, contrairement à la loi fondamentale
de l'empire, Abdul-Medjid a laissé vivre, au détriment de ses fils, son frère,
Abdul-Azis, héritier présomptif du pouvoir. Cet acte de générosité, que l'on
ne saurait trop louer du point de vue de l'humanitéj n'aura pas eu cependant
de brillantes conséquences politiques. Le frère du sultan est devenu le centre
de toutes les manœuvres qui mettent aujourd'hui en danger le peu de bien
accompli durant les dernières années. Pendant que le jeune prince s'attache
volontiers par goût et par politique à flatter les préjugés des vieux Turcs , à
réveiller le fanatisme et à remettre en pratique celles des vieilles mœurs qui
semblent le moins conformes à la morale des temps modernes, le sultan tremble
pour sa vie dans le palais, où il tend de plus en plus à se tenir enfermé. Chaque
nuit, sa mère, la sultane Vahdé, croit devoir, dans sa tendre sollicitude, cou-
cher en travers de la porte d'Abdùl-Medjid, pour mieux le garantir contre
quelque tentative coupable des amis d' Abdul-Azis.
, Pendant que les intrigues du sérail jjrennent cette attristante gravité, l'in-
surrection des Druses et celle des Monténégrins ne perdent rien de leur im-
jjortance. Il est désormais bien constaté que les troupes impériales ont été
battues dans l'expédition qu'elles ont dirigée contre les rebelles du Liban.
Seulement le général turc a voulu colorer sa défaite d'un semblant de dignité;
il a accordé aux insurgés un armistice sous prétexte de leur donner le temps
de revenir à. de meilleurs sentimens. Cela signifie qu'il leur laisse tout l'hiver
pour préparer une résistance plus formidable encore, et qu'au printemps les
troupes ottomanes tenteront quelque nouvelle attaque, qui aura moins de
chance encore d'être heureuse. C'est à cette triste condition que les Turcs
gouvernent une partie du vaste empire qu'ils possèdent ; plutôt nominale que
réelle, leur domination est à chaque moment contestée sur divers points.
Les Druses toutefois font moins de bruit que les Monténégrins. Ceux-ci
occupent chaque jour les cent voix de la presse allemande sous toutes les
REVUE. -7- CHRONIQUE. 193
formes. L'histoire, la géographie, les mœurs du Monténégro sont l'un des
intérêts du moment. Dans les études approfondies dont ce pays est l'objet
de l'autre côté du Rhin, nous reconnaissons avec une satisfaction particu-
lière le fruit qu'ont porté les travaux si nombreux publiés depuis dix ans
par la Revue sur les Slaves du midi, dans une juste prévision de l'avenir
réservé à ces peuples (1). Les Turcs, de leur côté, prennent fort au sérieux la
question du Monténégro. L'armée de Bosnie reçoit depuis quelque temps tous
les renforts que l'on peut lui envoyer de Constantinople; mais cette armée a
d'immenses difficultés à vaincre pour arrêter les progrès audacieux des Mon-
ténégrins. Non-seulement ceux-ci lui opposent tout l'entrain de leur patrio-
tisme et de leur courage du haut de cette forteresse naturelle que forme la
Montagne-Noire: les Bosniaques, encore mal soumis après une longue guerre,
menacent de lui créer des difficultés en tombant sur ses derrières. Aussi,
n'est-ce point sans de grandes précautions que les troupes turques s'avancent
au milieu de populations déliantes contre un ennemi belliqueux protégé par
une position presque inaccessible. La population du Monténégro est tout en-
tière sous les armes; les vieillards et les enfans gardent les maisons; les
hommes valides courent en masse à la frontière. Dans ces contrées, où l'état
de guerre règne presque en permanence, tout citoyen, si pauvre soit-il, est
armé au moins de deux pistolets, qui ne quittent point sa ceinture le jour,
et qui chaque nuit reposent à côté de lui soigneusement chargés. Si les fusils
sont moins nombreux, la Russie et l'Autriche sont là pour en fournir. L'ar-
tillerie, à la vérité, fart presque entièrement défaut aux Monténégrins : ce
n'est point l'arme favorite des peuples primitifs ; mais si les Turcs sont à cet
égard très supérieurs aux Monténégrins, cette supériorité ne peut avoir, dans
les défilés où l'action se concentrera, les conséquences qu'elle entraînerait en
rase campagne. Les Monténégrins recherchent surtout la guerre de surprises,
dans laquelle ils excellent, et où l'artillerie est souvent une gêne, presque
toujours un appareil inutile. Malgré les avantages incontestables que possè-
dent les Turcs sous le rapport de l'armement et du matériel de guerre, les
chances ne paraissent donc point leur être favorables, et il est malheureuse-
ment à craindre que la Turquie ne donne à cette occasion une nouvelle preuve
de faiblesse.
Que si de ces points divers de l'Europe nous jetons les yeux au delà des
mers, vers le Nouveau-Monde, là s'agitent encore des questions d'un ordre
souvent différent, mais qui n'en ont pas moins de portée. Pour en saisir toute
la grandeur, il faut pénétrer le mystère de cette vie d'une race puissante
comme la race anglo-américaine, de cette conquête permanente, de cette lutte
avec toutes les forces de la nature, de ce travail gigantesque qui a pour ré-
sultat de porter la civilisation dans les contrées les plus reculées. Chaque an-
née qui s'en va éclaire quelque nouveau progrès de cette prodigieuse puis-
sance. Comme on le sait, les États-L^nis sont aujourd'hui dans une sorte d'in-
terrègne politique entre un président dont les pouvoirs vont bientôt expirer
et un président déjà élu qui entrera bientôt en fonctions. M. Fillmore vient
(1) Voyez plusieurs articles de M. Cyprien Robert et de M. Desprez, notamment dans
les livraisons du 15 décembre 1842, 1" mars 1843 et 1" juin 1848.
TOME I. 13
19ll REVUE DES DEUX MONDES.
d'adresser au congrès de Washin^on son dernier message, prêt à descendre
du pouvoir où il n'est monté que par une circonstance fortuite, par suite de
la mort du général Taylor. Certes il y a toujours une grandeur véritable dans
ce spectacle d'un simple citoyen quittant un poste suprême pour rentrer dans
la vie privée , En constatant les progrès qu'a faits encore cette année l'Union
américaine, M. Fillmore peut s'attribuer légitimement une part dans ces ré-
sultats. Le message du président des États-Unis touche à bien des points de
politique intérieure et extérieure qui ont nécessairement un moindre intérêt
aujourd'hui en présence du changement prochain de la direction suprême
de ce puissant état. Seulement M. Fillmore rappelle avec autorité et non
certes sans à-propos, au moment où le parti démocrate va monter au pou-
voir, cette grande doctrine de la non-intervention qui a été toujours un des
premiers dogmes des hommes d'état de l'Union. Le message de M. Fillmore
ne peut que constater les bonnes relations des Etats-Unis et de l'Europe, et il
est même modéré dans le passage qui concerne l'Espagne et Cuba. Au fond ce-
pendant, ce n'est point sans laisser percer la véritable pensée des États-Unis
dans le refus qu'a fait, il y a quelques mois, le gouvernement de Washington
d'accéder à une proposition de l'Angleterre et de la France. Cette proposition
tendait à signer une convention par laquelle les trois gouvernemens désa-
voueraient, pour le présent et pour l'avenir, toute intention, d'obtenir par
une voie quelconque la possession de l'île de Cuba. Le gouvernement de Was-
hington désavoue tout projet pour faire honneur au droit public, et il refuse
de s'engager, réservant ainsi le droit de l'ambition et de la conquête popu-
laire. 11 sait bien que c'est une question dont il n'a pas à se mêler et où il ne
peut non plus se lier les mains.
Ainsi marche et se développe l'Union américaine, tandis qu'à côté d'elle le
Mexique tombe de plus en plus chaque jour dans l'anarchie. Sur tous les
points, l'insurrection éclate, toutes les provinces sont en feu, et on ne peut
plus prévoir où s'arrêtera cette dissolution. Au milieu de toutes ces scènes,
un des épisodes les plus curieux, n'est-ce point cette conquête de la province
mexicaine Sonora, faite par un Français, M. de Raousset-Boulbon, à la tête
d'une centaine de nos compatriotes? M. de Raousset-Boulbon a bel et bien battu
déjà un corps d'armée mexicain, et il ne semble point homme à s'arrêter là.
Étrange destinée du xix* siècle, de voir se renouveler quelques-uns de ces
hasards et de ces coups d'audace qui font la fortune des premiers explora-
teurs de l'Amérique!
Tels sont quelques-uns des traits mobiles et caractéristiques de l'histoire de
l'Europe et du Nouveau-Monde en cet instant où l'année 18o2 va se perdre
dans le passé. Crises ministérielles, réforme de constitutions, insurrections,
discussions parlementaires, tout cela, c'est la surface ; au fond, ce qui l'agite,
c'^est la destinée humaine, c'est la liberté morale, c'est la civilisation univer-
selle. Tous ces intérêts nous ont précédés, ils nous survivront; ils étaient
d*hier, ils seront de demain, mais ils ont leurs épreuves et leurs éclipses.
Cest à ces grands intérêts qu'il faut souhaiter que la dernière heure de 1853
les trouve florissans et prospères. C'est à eux qu'il faut répéter encore : la
bonne année ! ch. de mazade.
RJE VUE. CHRONIQUE. 195
REVUE MUSICALE.
Le théâtre de l'Opéra-Comique vient enfin de trouver ce qu'il cherche de-
puis si longtemps, un succès. Marco Spada, opéra en trois actes, dû à la col-
laboration antique, mais fort peu solennelle, de MM. Scribe et Auber, a réussi,
et ce mot-là est un talisman qui, en France, ouvre toutes les portes et tous
les cœurs. Réussissez, n'importe comment, et il vous sera beaucoup i)ardonné
par le peuple malin qui a créé le vaudeville. Le sujet de Marco Spada est tiré
de cette légende inépuisable de célèbres aventuriers qu'affectionne M. Scribe,
et qui forme à peu près le fonds de son théâtre lyrique. C'est une nouvelle
édition, considérablement affaiblie, de Fra Dlavolo, des Diamans de la Cou-
ronne, de la Sirène et de Zampa, dont le libretto, pour avoir été écrit par
M. Mélesville, n'en appartient pas moins à l'épopée héroï-comique que la France
doit au plus ingénieux de ses dramaturges. Quel beau thème de méditations
ce serait, pour un vrai critique, que le théâtre de M. Scribe! Au milieu d'une
société paisible et tout heureuse de vivre sous un régime d'égalité civile qui
protège les personnes et les choses , au milieu d'une bourgeoisie flère de sou
bien-être et de sa récente émancipation, au milieu d'une nation guerrière et
conquérante qui vient de subir le plus grand des malheurs, l'invasion de l'é-
tranger, survient un homme d'esprit qui chante les héros qui vivent du bien
d'autrui, qui narguent la loi et le gendarme protecteur de l'innocence, ces
aventuriers de bonne humeur enfin qui ne se plaisent que sur les grandes
routes et dans les montagnes escarpées, où, une escopette à la main, ils con-
sacrent leur vie à redresser les torts de la justice et la mauvaise politique des
gouvernemens établis. Le bon bourgeois, assis commodément dans sa stalle
et tranquille sur l'avenir de sa soirée en apercevant à la porte de l'orchestre
le gendarme qui lui permettra de rentrer chez lui sans mésaventure, écoute
de toutes ses oreilles le récit des x>lus terribles événemens ; il se laisse char-
mer par la poésie de la vie sauvage et les chansons agrestes, en s'écriant
avec Lucrèce :
Suave, mari magno, turbantibus œquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem !
A côté d'une littérature audacieuse qui visait aux grands effets lyriques, et
qu'on pourrait qualifier la littérature des fils des croisés, pour nous servir du
mot spirituel de M. de Montalembert, se trouvait aussi la littérature des pe-
tits-fils de Voltaire, qui se moquait volontiers des grands mots et des grands
sentimens, et monétisait la malice exquise de son aïeul en railleries qui
s'adressaient aux moindres intelligences. Or M. Scribe n'est pas sans quel-
que parenté avec cette nombreuse descendance du grand patriarche de
Ferney, et c'est à un filon réel de gaieté et de malice françaises que l'auteur
de la Camaraderie et de Bertrand et Raton doit ses nombreux succès.
Sous le pseudonyme du bai on de Torrida, un de ces héros de grande route
gui ont été chantés si souvent par M. Scribe, Marco Spada, vit dans les envi-
rons de Rome, où depuis quinze ans il répand la terreur. Né en France, où
il a vu massacrer toute sa famille dans une guerre civile dont on ignore la
date, Marco Spada s'est expatrié, a levé l'étendard de la révolte contre la
196 REVUE DES DEUX MONDES.
société en général, et particulièrement contre le gouvernement des états de
l'église, dont il maltraite les fonctionnaires et dépouille les caisses. Riche,
aimant le luxe et les superfluités de la vie, Marco Spada habite un château
somptueux et inexpugnable, où il cache à tous les yeux le plus précieux tré-
sor, une fille unique et charmante. En efTet, Angela est toute la joie de son
père. C'est i)0ur elle qu'il brave la sévérité des lois, et qu'il s'expose chaque
jour à tomber sous les coups de la vindicte publique. Élevée avec le plus grand
soin, douée de talens aimables, Angela, qui est loin de se douter quelles sont
les occupations de son père, et d'où lui vient le luxe vraiment insolent qui
l'environne, Angela, disons-nous, qui vit dans la plus complète solitude, n'en
a pas moins le cœur rempli de l'image d'un jeune inconnu. Pendant les lon-
gues absences de Marco Spada, qui s'adonne avec fureur aux plaisirs de la
chasse, dit-il, pour ne point éveiller les soupçons de sa fille qu'il adore, un
voyageur égaré est entré dans le château du baron de Torrida, où il a reçu
l'hospitalité. Angela n'a pu voir le comte Fredericci, le propre neveu du
gouverneur de Rome, sans en être touchée, et le sentiment qu'eUe éprouve est
également partagé par le jeune inconnu. Telle est la situation des principaux
personnages lorsque le rideau se lève, en laissant apercevoir l'intérieur du
château du baron de Torrida, où l'on voit arriver pendant la nuit le gouver-
neur de Rome, la marchesa sa nièce, et le comte Pepinelli son cisisbeo, que
le hasard a conduits dans cette habitation singulière. Étonnés de trouver
tant de luxe dans un château isolé et loin de Rome, ils le sont bien davan-
tage lorsqu'ils voient apparaître tout à coup une jeune fille qui, avec la meil-
leure grâce du monde, les prie d'accepter l'hospitahté. Après de nombreux
incidens amenés avec plus ou moins de vraisemblance par la baguette ma-
gique de M. Scribe, il est décidé que le baron de Torrida, qui ne sait rien
refuser à sa fille, ira, au péril de sa vie, au bal que le gouverneur de Rome
doit donner le lendemain.
Le second acte tout entier se passe donc dans le palais du gouverneur qui
a juré d'illustrer son administration par la prise de Marco Spada. Cela lui
paraît d'autant plus facile qu'il vient d'apprendre, par trahison, que le ter-
rible bandit a conçu le projet audacieux de venir exercer son industrie dans
le palais même du gouverneur de Rome, Au moyen d'un frère quêteur qui
a été jadis au service de IVIarco Spada , mais qui est revenu à de meilleurs
sentimens , le gouverneur espère découvrir le fourbe caché au milieu de la
foule. La scène où le frère Borromée présente sa requête successivement à
chacun des invités est très adroitement conduite, et la manière dont Marco
Spada échappe au danger qui le menaçait forme un coup de théâtre tout à
fait piquant. Le drame se dénoue, au troisième acte, d'une manière assez
vulgaire, par la mort de Marco Spada, qui, pour sauver l'honneur de sa fille
et rendre possible son mariage avec le neveu du gouverneur, désavoue son
propre enfant par un jiieux mensonge. Comme cela arrive à presque toutes
les pièces de M. Scribe, ce n'est ni par la vraisemblance des évéïiemens, ni
par la vérité des caractères que se recommande l'imbroglio dont nous venons
d'esquisser le canevas. Il est à présumer que l'auteur aura été gêné par la
censure dans le développement de sa fable, qui se passe à Rome dans les
dernières années du XYiii" siècle, et où il n'est pas plus question du pape que
REVUE. CHRONIQUE. 197
(lu grand Turc. Quelques scènes plus spirituelles que neuves, une complication
(le mise en scène qui tient l'esprit en éveil, la musique de M, Auber et la
grâce de M"'' Duprez ont sauvé la fortune de Marco Spada.
L'école française, dont l'origine ne remonte pas au delà de la seconde moi-
tié du xvni« siècle, est un enfant de l'école italienne. La France et l'Italie, qui
se touchent par les Alpes et qui se tiennent par tant de liens historiques,
s'unissent encore plus étroitement par la similitude des penchans, qui ont
.produit une civilisation à peu près uniforme. Filles toutes deux de la race
latine, dont elles parlent la langue, l'Italie et la France ne se distinguent entre
elles que par des nuances. Dans la littérature et dans les arts, qui sont la ma-
nifestation la plus essentielle des caractères et de l'individualité nationale, la
France se fait remarquer par la supériorité de son goût, par la finesse des
aperçus, par la clarté des idées, par l'élégance des détails, la sobriété du lan-
gage, et toutes les qualités qu'on pourrait dire secondaires, et qui appar-
tiennent plus à la logique de l'esprit qu'à l'intuition de l'àme. L'Italie
brille surtout par la sublimité des conceptions, par l'élévation de la pensée,
par la force des passions qui s'épurent en s'épanouissant, et vont aboutir à des
formes grandioses, d'une sérénité admirable. Dante, Palestrina, Raphaël, le
Tasse, Michel- Ange, Palladio, Titien, Cimarosa, Rossini, sont des génies
différens qui tous révèlent les propriétés du sol, de la race et de la civi-
lisation italiennes. Rabelais, Molière, La Fontaine, Voltaire, Poussin, Jean
Goujon, Corneille, Racine, Lebrun, Greuze, Puget, Rameau, Méhul, expriment
aussi d'une manière saisissante les divers aspects du génie littéraire et esthé-
tique de la France. Veut-on saisir le trait par lequel ces deux peuples se res-
semblent le plus? Qu'on étudie la comédie et toutes les manifestations de la
gaieté ou de la malice de l'esprit; car le rire étant un éclat involontaire de la
raison qui aperçoit une dissonance de mœurs, dissonance qui la blesse sans
l'indigner, il n'y a pas de preuve plus certaine qu'on appartient à la même
civilisation que lorsqu'on se voit rire des mêmes contrastes et des mêmes ri-
dicules. Dis-moi de quoi fu ris, a dit un philosophe, et je te dirai qui tu es et
dans quel milieu social tu vis. L'Arioste ne faisait-il pas les délices de Vol-
taire? Voilà pourquoi aussi l'opéra comique français doit l'existence à l'opéra
buffa des Italiens. Monsigny, Philidor, Grétry, ces charmans musiciens
qui ont créé la comédie lyrique, sont des imitateurs heureux et spirituels des
Pergolèse, des Vinci, des Léo et des Piccini. Qu'on lise ces agréables partitions,
— les Chassetirs et la Laitière, la Fée Urgéle, le Déserteur, le Roi et le Fer-
mier, le Maréchal ferrant, le Tableau parlant, Zémire et Jzor^ etc., et l'on
sera frappé, comme l'a été en 1770 le docteur Burney, d'y trouver plus qu'un
souvenir de la Serva padrona, de la Cecchina, et autres opéra buffe des pre-
miers maîtres de l'école napolitaine. Cimarosa, Païsiello, Anfossi et leurs suc-
cesseurs ont eu également une influence directe sur Dalayrac, Berton, Boïel-
dieu et Nicolo, compositeurs distingués qui remplissent toute la période qui
s'écoule depuis la révolution jusqu'à l'avènement de Rossini, Boïeldieu surtout
encore tout imprégné de la grâce de Cimarosa, lorsque dans la Dame blanche,
qui est son vrai chef-d'œuvre, il accuse d'une manière sensible que l'auteur
du Barbier de Séville est arrivé depuis longtemps. Toutefois les deux compo-
siteurs français qui sont pour ainsi dire les fils légitimes du grand maître de
198 REYUl' DES DEUX MONDES.
Pesaro, ce sont Hérold et M. Auber. On le voit donc, le genre prétendu natio-
nal de l'opéra comique a constamment subi les influences de la musique ita-
lienne depuis le milieu du xvin'" siècle jusqu'à nos jours.
M. Auber est entré assez tard dans la carrière de compositeur dramatique.
Homme du monde, brillant cavalier qui se plaisait aux doux loisirs de la vie
de dilettante, il avait étudié la musique par goût et s'était môme acquis une
certaine réputation parmi les artistes, lorsqu'un triste événement de famille
le força à tirer parti de ses talens. Élève de Cherubiui et disciple de Mozart^
M. Auber, après un ou deux essais sans importance, débuta au théâtre de
l'Opéra- Comique, en 1820, par la Bergère châtelaine, opéra en trois actes, qui
obtint un succès de bon augure. Emma ou la Promesse împrxidente, opéra en
trois actes, qui fut donné l'année suivante, en 1821, confirma la bonne opi-
nion qu'on avait déjà conçue du nouveau compositeur. La Neige, opéra en
trois actes qui fut représenté en 1823, le Concert à la Cour, qui est de l'année
1824, annoncèrent que l'esprit vif de M. Auber avait été touché par la grâce
du grand rénovateur de la musique dramatique. Depuis lors l'ingénieux et
charmant compositeur n'a cessé de marcher dans la même voie et de produire
des ouvrages qui témoignent surabondamment que l'auteur de la Muette de
Porfici et du Domino noir est bien le fils de Voltaire et de Rossini. Tel est en
effet le double caractère de l'œuvre de M. Auber, où l'esprit, la finesse et le
sentiment dramatique de l'école française s'allient, dans de justes proportions,
au coloris et à la mélodie lumineuse du grand maestro. C'est dans la Muette,
grand opéra en cinq actes représenté en 1828, et dans le Domino noir, opéra
comique en trois actes qui a vu le jour en 1837, qu'on trouve les qualités les
plus saillantes du talent et de la manière de M. Auber. L'Enfant prodigue,
grand opéra en cinq actes, et Zerline, opéra en trois actes, qui a été composé
jDOur l'admirable voix de M"" A'boni, loin d'ajouter à la réputation de M. Au-
ber, auraient pu en ternir l'éclat devant un public moins respectueux que le
public parisien. M. Auber, qui a trop d'esprit pour confondre la poUtesse avec
le véritable succès, n'a pas voulu rester sous le coup de cette double disgrâce,
et voilà pourquoi il vient de reparaître sur le théâtre de sa fortune par un
opéra en trois actes, Marco Spada.
L'ouverture débute par un andante d'une harmonie soutenue et remplie
de modulations incidentes qui fuient devant Toreille comme ces vers luisans
qu'on aperçoit de loin dans une nuit obscure. M. Auber excelle à vous bercer
ainsi dans un flou harmonique qui n'est plus le jour et n'est pas encore la
nuit et vous procure tour à tour la sensation de la tonalité majeure et mi-
neure sans que le maître daigne les caractériser par une phrase bien arrêtée.
L'allégro, formé d'une tarentelle bien connue, en ramène plusieurs fois le
thème d'une manière ingénieuse, et la symphonie se termine par une cha-
leureuse i>éroraison qui n'apprend rien de nouveau à ceux qui connaissent
les charmantes ouvertures du répertoire de M. Auljer. La romance ne gron-
dez pas, qu'Angela chante tout d'abord en croyant s'adresser à son père,
dont elle ne peut discerner les traits, puisqu'il fait nuit et qu'elle ignore qu'elle
a devant elle le gouverneur de Rome, la marchesa, sa nièce, et le comte Pe-
pinelli, cette romance en deux couplets est agréable et fort bien écrite pour
la voix délicate de M"* Duprez. Le quatuor qui suit, entre les quatre person-
REVUE. CHRONIQUE. 199
liages que nous venons de nommer, est moins un morceau d'ensemble pro-
prement dit qu'un air de soprano avec accompagnement de voix. C'est rapide
et conduit avec esprit. La romance de ténor que l'inconnu Fredericci chante .
derrière la coulisse, et qui se termine par une coda à deux voix, n'a-t-elle pas
quelque analogie avec la jolie sérénade de l'Amant jaloux de Grétry? L'air
de basse dans lequel Marco Spada exprime à sa ilUe toute la tendresse qu'il
ressent pour elle, renferme une première partie, un adagio sostenuto, que
M. Bataille chante avec goût. Dans l'allégro, où l'on remarque une forte ré-
miniscence des formes rossiniennes, M. Bataille ajoute un point d'orgue de
sa façon peut-être, qui achève de donner à ce morceau tout le piquant d'un
lieu commun. Le duo pour basse et soprano entre Marco Spada et sa flUe est
encore écrit dans un style tout italien, et le finale du premier acte n'est
pas autrement remarquable, si ce n'est qu'il se termine par de joUes vocaUses
pour deux voix de soprano accompagnées en accords plaqués- par la masse
chorale. Les couplets du second acte :
Vous pouvez soupirer,
Vous pouvez espérer,
que la marchesa laisse échapper de ses lèvres moqueuses, et qui exhalent
toute la 7norbidezza de la coquetterie fémmine, sont délicieux, et M"^ Favel
les dit avec esprit. L'entrée des invités au bal du gouverneur est annoncée
par un fort joli chœur qui est répété lorsque la noble compagnie quitte la
scène pour aller souper. Dans l'intervalle, et pendant que le gouverneur est
renfermé dans son cabinet, où il reçoit l'avis important que Marco Spada est
au nombre de ses convives, — les dames et les seigneurs réunis, n'ayant rien
de mieux à faire, prient la fille du baron de Torrida de vouloir bien chanter
quelque chose. C'est alors que M"" Duprez chante une déclaration d'amour en
quatre langues, en russe, en anglais, en itahen et en français, sorte de pro-
verbe que la jeune actrice joue avec beaucoup d'esprit et dont elle aura pro-
bablement suggéré l'idée. La prière du moine, qui vient quêter pour son cou-
vent en servant la politique du gouverneur, est d'un bon caractère, ainsi que
l'air de basse que chatite Marco Spada pendant que sa fille Angela s'est éva-
nouie en apprenant pour la première fois le véritable nom de celui qui lui a
donné le jour. Le trio sans accompagnement entre Marco Spada, sa fille et le
comte Fredericci est un morceau très difficile, ingénieusement agencé, et qui
conviendrait mieux à un concert d'instrumens à vent qu'à la peinture d'une
situation dramatique. Au troisième acte, on peut encore signaler un bel air
de soprano dont l'andante surtout est remarquable, mais dont l'allégro exige
de M"^ Duprez des efforts au moins imprudens, et puis un charmant trio pour
soprano, ténor et basse.
L'opéra de Marco Spada, sans contenir rien d'entièrement nouveau, est
une production agréable qui n'est pas indigne du charmant et délicieux
compositeur qui depuis trente ans amuse la France. La romance de soprano,
l'air de basse du premier acte, les jolis couplets que chante M"*^ Favel au
commencement du second acte, la déclaration d'amour en quatre langues,
le trio sans accompagnement et l'air de basse dans lequel Marco Spada im-
plore le pardon de sa fille, l'air de soprano et le trio du troisième acte.
200 REVUE DES DEUX MONDES.
sont des morceaux qui n'ont pas sans doute un caractère bien tranché et qui
rappellent un grand nombre de souvenirs, mais qu'on écoute avec plaisir,
parce qu'ifs sont adroitement écrits pour les voix et les virtuoses qui les chan-
tent. L'instrumentation, toujours élégante, fourmille de Jolis détails, de
rhythmes piquans et guillerets où l'on reconnaît l'esprit et la dextérité de
l'auteur du Domino noir, génie aimable qui vise moins à la profondeur qu'à
la justesse de l'expression, musicien facile et vrai qui ne se paie pas de grands
mots et dont l'harmonie, très fine et scintillante de modulations, est toujours
subordonnée à l'idée mélodique dont elle relève l'éclat. L'œuvre entière de
M, Auber est un mélange heureux de gaieté, de finesse et d'élégance.
« Tenez, tous vos discours ne me touchent point l'âme, »
dit Agnès dans l'École des Femmes,
« Horace avec deux mots en ferait plus que vous. »
C'est ce qu'on pourrait dire aussi à ces compositeurs qui fatiguent le public
de leurs savantes combinaisons, mais qui n'ont pas reçu comme M. Auber le
don de charmer.
M"^ Caroline Duprez a beaucoup contribué au succès de Mai'co Spada. Fille
d'un artiste incomparable, dont le nom restera dans l'histoire de la musique
de notre temps, jeune, jolie et spirituelle, elle porte avec elle un parfum de
bonne compagnie, qui n'est pas la moins précieuse de ses qualités. Musi-
cienne, comme on dit, jusqu'au bout des ongles et toute remplie de ce fluide
divin qui tourmente et consume ceux qui le possèdent. M"" Caroline Duprez
est du petit nombre des élus. Nous aurions bien, sans doute, à lui soumettre
quelques observations et à lui demander compte de certains points d'orgue
hasardeux, de certaines inflexions de voix, de certains mots empruntés à
M""^ Rachel, et qui ne sont pas mieux dans la bouche de la célèbre tragé-
dienne que dans celle de la jeune cantatrice, car notre temps est fertile en
contrefaçons de la simple nature; mais à Dieu ne plaise que nous imitions
l'exemple de cette méchante fée qui mettait dans le berceau des enfans les
mieux doués des mots cabalistiques et de mauvais augure! Que M"* Caroline
Duprez jouisse donc de son beau succès, mais qu'elle ménage cette voix fra-
gile qui nous inquiète parfois, car, en l'écoutant franchir certains intervalles
scabreux, comme dans son grand air du troisième acte, nous serions tenté
de nous écrier avec M'"" de Sévigné : Oh! ma fille, j'ai mal à votre poitrine.
M. Bataille, qui ne manque pas de mérite, mais qui porte dans tous ses rôles
une sorte de grognement de vieux Cassandre dont il ne ijeut se dépêtrer, se
tire avec assez de bonheur du rôle de Marco Spada, et M. Couderc le seconde
bien dans le personnage ridicule du patito PepinelU. il y a de l'ensemble
dans l'exécution, et l'orchestre surtout est conduit avec intelUgence par M. Til-
lemann.
L'opéra de Marco Spada, qui est comme une anthologie de l'œuvre de
M. Auber, devrait clore, ce nous semble, la carrière si brillante de l'illustre
compositeur. Il "serait peut-être dangereux d'exiger davantage de cette muse
coquette et parlant capricieuse qui vient de vous sourire encore une fois avec
tant de grâce, mais qui pourrait se fatiguer de vos importunités. Si Boïeldieu
REVUE. CHRONIQUE. 201
se fût arrêté à la Dame Blanche, il n'aurait pas écrit les Deux Nuits, dont la
mésaventure a dû attrister ses derniers jours.
Si vous voulez que j'aime encore,
Rendez-moi l'âge des amours,
a dit admirablement Voltaire, qui n'a eu garde d'oublier ce sage précepte
dicté par la nature. M. Auber a suffisamment travaillé pour sa gloire; qu'il
se repose et qu'il jouisse en paix de la position éminente qu'il s'est acquise et
que personne ne lui conteste. Un ouvrage de plus n'ajoutera rien à sa répu-
tation et pourrait troubler le plaisir que vient de nous procurer le dernier
écho d'une muse qui restera chère à la France.
Le Théâtre-Lyrique vient aussi d'obtenir un succès qu'il cherchait depuis
assez longtemps. Tabarin, opéra-comique en deux actes, a réussi malgré les
longueurs, les invraisemblances et les lieux communs dont la pièce est rem-
plie. La musique en est vive, claire, distinguée et toujours en situation, si ce
n'est très originale. Nous y avons remarqué une agréable ouverture écrite
avec soin, et qui rappelle la manière de M. Auber, les couplets en style syl-
labique, je suis Tabarin, qui ont du mordant; un joli quatuor chanté pen-
dant la scène de la. prédiction, et qui gagnerait à être moins long; un trio
entre Tabarin, Francisquine, sa fiancée, et petit Pierre, trio dont la première
partie à deux voix a beaucoup de grâce. La fin de ce morceau se prolonge
trop en récits dialogues qui manquent d'intérêt. L'allégro du duo entre Ta-
barin et Francisquine, devenue sa femme, est bien rhythmé, ainsi que les
couplets Cent écris que chante le cabaretier Pansarot, et qui ont été rede-
mandés par le pubhc. Nous pourrions encore signaler la scène où Tabarin
raconte au public du Pont-Neuf sa mésaventure matrimoniale, scène qui pro-
duirait de l'effet, si elle était bien rendue, et puis de très jolis chœurs. En
somme, Tabarin, sans être une œuvre bien originale, est la meilleure parti-
tion qui ait été exécutée au Théâtre-Lyrique depuis la Perle du Brésil de
M. Félicien David. On voit que l'auteur procède de l'école italienne tempérée
par l'esprit et les allures de M. Auber, et on est heureux de constater un suc-
cès qui va trouver un musicien de mérite, un artiste modeste et un honnête
homme, M. George Bousquet.
A l'Opéra, où les nouveautés sont encore plus rares que les beaux jours,
on vient de représenter un ballet en deux actes, Orfa, pour la rentrée de
M""" Cerrito. La scène se passe en Islande, au milieu de la sombre mythologie
Scandinave. Orfa, une jeune Islandaise, voudrait épouser Lodbrog, chasseur
intrépide qui est déjà son fiancé; mais, au moment de conclure l'hyménée, le
tonnerre se fait entendre et semble annoncer que ce mariage est contrarié
par une puissance supérieure. En efiet, Loki, le dieu du feu, enlève Orfa et
la transporte dans le cratère du mont Hécla, siège de son empire. Odin, le dieu
qui règne au Walhalla, vient délivrer Orfa, qui épouse enfin son fiancé Lod-
brog. Ce ballet, qui ne brille pas précisément par l'invention ni par l'intérêt,
a le mérite d'être court et d'offrir le prétexte à quelques beaux décors, Celui
du second acte, qui représente l'intérieur du mont Hécla, est assez beau. La
musique, fort commune, est de M. Adolphe Adam, qui n'a pu trouver un seul
motif original pour aider la charmante M'"^ Cerrito à bondir sur la scène. La
202 REVUE DES DEUX MONDES.
danseuse, qui paraît avoir perdu quelque chose de son audace, a été fort
bien accueillie par le public, qui aime son talent.
Les concerts sont en pleine floraison. M. Yieuxtemps en a donné deux où
11 a fait entendre un nouveau concerto de sa composition qui est tout à fait
remarquable. M. Sivori, un autre célèbre violoniste, se dispose à se faire
entendre aussi du public parisien dans un concert qui aura lieu bientôt.
M"" Clauss, ce talent si exquis et qui joue du piano comme une fée chaste et
inspirée, a exécuté dernièrement un concerto de Mendelssohn avec accompa-
gnement de grand orchestre où elle a été admirable. M"^ Clauss doit patrir
pour SaintrPétersbourg, où l'art musical fait tous les jours des progrès, car le
théâtre italien de cette grande métropole est aujourd'hui le premier de l'Eu-
rope. Aussi la maison Brandus de Paris vient-elle de fonder à Saint-Péters-
bourg une succursale qui sera l'entrepôt musical du Nord et où l'on pourra
se procurer tous les chefs-d'œuvre des écoles française et allemande soigneu-
sement édités. p. scuDO.
Le 18 janvier prochain, on doit vendre, à l'hôtel de la rue des Jeûneurs,
la galerie de tableaux du feu prince royal, monseigneur le duc d'Orléans.
Cette collection, formée par le prince dans les dernières années de sa trop
courte vie, est justement célèbre et précieuse à plus d'un titre. Nous ne par-
lons pas, on le comprend, de ce prix d'affection qui, pour l'auguste veuve du
prince, pour tous les siens, et nous pouvons ajouter pour tous ceux qui l'ont
connu et aimé, rend à jamais regrettable la perte de cette galerie ; nous par-
lons des tableaux eux-mêmes : ils sont d'une rare et incontestable valeur. Le
goût du prince, délicat et exercé, le guidait presque toujours heureusement
et dans le choix des sujets et dans le choix des maîtres. Cette collection cor-
respond par sa date à une des plus brillantes périodes de notre école moderne,
et en est peut-être l'expression la plus complète et la plus élevée. Presque
tous nos artistes, aussi bien ceux qui dès lors étaient dans l'éclat de leur re-
nommée que ceux dont le nom perçait à peine, y sont représentés par quel-
que morceau d'élite propre à caractériser la nature de leur talent. Le prince,
comme tous ceux qui aiment et qui sentent la peinture, avait ses prédilec-
tions, ses penchans; mais une certaine impartialité, commandée par son
rang, lui faisait rechercher toute production où brillait le talent même au
travers du système. Peu d'amateurs si haut placés ont donné aux arts et aux
artistes une plus intelhgente protection.
Parcourez le catalogue de cette vente : pas un nom justement célèbre n'a
manqué à l'appel, et chacun y figure dignement, à commencer par l'illustre
doyen de nos peintres. Son OEdipe et sa Stratonice sont là comme deux
nobles témoins de deux des phases principales de sa belle vie d'artiste. Dans
V OEdipe, il s'est déjà frayé sa route; soumis en apparence à ses maîtres et à
son temps, il les devance et les abandonne; il peint comme eux le bas-rehef,
mais poiu" y introduire la vie et l'expression ; dans la Stratonice , c'est le
maître donnant un délicieux exemple de perfections qui semblent s'exclure, la
jvérité du costume poussée jusqu'au scrupule ai'chéologique, et le trouble, les
combats, les violences de la passion rendus par les traits les plus fugitifs et
les plus inspirés.
REVUE. CHRONIQUE. 203
A côté de ces deux toiles, nous en trouvons trois autres qui feraient aussi
à elles seules l'honneur d'une iralerie, la Françoise de Rimini et le Christ con-
solateur de M. Ary SchefTer, puis la Mort du duc de Guise de M. Delaroche,
tableau qui, malgré sa dimension, est une des œuvres capitales de ce talent
souple et élevé, de cet intelligent pinceau. La scène est largement conçue; les
effets épisodiques , les vérités de détail , malgré leur fini merveilleux, ne dé-
tournent pas l'attention : ce bijou qu'aurait signé Terburg produit une impres-
sion solennelle et terrible. Quant à la Françoise de Rimini et au Christ con-
solateur, la gravure les a rendus populaires. Il semblerait, tant la pensée
tient de place dans les compositions de M. Ary SchefTer, que le burin d'un
Calaraata et d'un Henriquel dût toujours réussir à les traduire tout entières;
mais on voit qu'il n'en est rien devant ce Christ et surtout devant cette Fran-
çoise de Rimini. C'est un tableau qui vivra, aussi bien par la qualité de la pein-
ture que par le charme indéfinissable de la composition, rêverie pleine de
larmes et de délices, si chaste et si voluptueuse à la fois.
N'oublions pas cinq tableaux ou études de M. Eugène Delacroix. Tous les
trésors de cette riche palette, toute la fantaisie de cette libre pensée, sont pro-
digués et dans l'Assassinat de l'évéqne de Liège et dans VHamlet et le Fos-
soyeur. Nous devons signaler aussi trois des plus hardies et des plus fou-
gueuses compositions de M. Decamps, la Bataille des Cimhres, Joseph vendu
par ses Frères et Samson combattant les Philistins. Pour ceux même qui n'ad-
mettent pas sans réserve cette manière de peindre, ces trois tableaux sont
d'un prix inestimable et par l'éblouissante magie de la couleur, et par l'ac-
cent vraiment original du dessin et de la composition.
Citons encore les noms si justement aimés du public, de Granet, de Bo-
nington, de Marilhat, de Tony Johannot, — tous quatre enlevés déjà par la
mort; citons enfin MM. Aligny, Cabat, Corot, Gudin, Paul Huet, Isabey, Jadin,
Lehmann, Lepoitevin, Meissonier, Robert Fleury, Roqueplan, Rousseau, Henri
SthefTer, etc., qui tous avaient travaillé pour le prince, parfois même sous ses
yeux et sous son inspiration.
Telles étaient les richesses de cette galerie. Le dimanche 16 et le lundi
17 janvier, l'exposition en sera pul)lique; on pourra une fois encore voir ces
tableaux réunis, puis ils iront, comme tous les biens de cette royale maison,
se disperser en des mg.ins étrangères. l. yitet.
REVUE LIITERAIRE.
Le Danemark, dont nous retracions, il y a quelques semaines, le mouve-
ment littéraire depuis cinquante ans (1), a donné, dans le cours de l'année qui
vient- de s'écouler, de nouvelles preuves de cette activité intellectuelle déjà
révélée par tant d'importans travaux. C'est surtout dans la voie des. études
archéologiques et ethnographiques que le mouvement a été sensible, c'est
dans quelques publications récentes qu'il est curieux de l'observer. L'ethno-
graphie et l'archéologie sont devenues des sciences populaires en Danemark.
(1) Voyez la livraison du 15 novembre.
204 • REVUE DES DEUX MONDES.
On sait ce qu'a produit dans d'autres pays l'accord de l'esprit d'entreprise et
de l'érudition; ou n'a pas oublié quelles magnifiques révélations ont été arra-
chées aux siècles passés par les fouilles de MM. Lajard et Botta en Assyrie, par
les découvertes de M. Fellower en Cilicie et par l'ouverture de tant de tombeaux
étrusques. La science archéologique a obtenu, depuis trente ans environ, les
plus beaux triomphes; elle a ramené au jour des inscriptions et des monumens
tels que sans l'interprétation de l'historien ils étaient à eux seuls et à la pre-
mière vue des pages d'histoire admirables et tout à fait inattendues. L'impul-
sion avait sans aucun doute été donnée par l'école historique moderne, à qui
la France a fourni quelques-uns de ses plus grands noms. On conçoit que le
Danemark, notre dernier et notre plus fidèle allié dans les guerres de l'empire,
et qui avait, comme toute l'Europe, applaudi au glorieux et paisible essor de
notre littérature nouvelle, ait été épris comme nous et avec nous des grandes
découvertes faites en Orient et destinées à renouveler la science. Il s'appli-
qua comme nous à l'étude féconds des langues et des littératures orientales;
Lassen et Westergaard furent associés aux nobles travaux d'Eugène Burnouf.
Retrouver les origines de l'Europe moderne, suivre la filiation et les migra-
tions diverses des races qui la peuplent aujourd'hui, tel fut, tel est encore,
il faut le dire, le problème à résoudre. D'une solution complète dépendront
et la connaissance plus entière du caractère et des institutions de chaque peu-
ple et l'inteUigence meilleure de toute son histoire.
Parmi les rares ouvrages qui ont abordé la question dans toute son éten-
due, il faut citer celui dont M. Schiern, jeune professeur d'histoire à l'uni-
versité de Copenhague, a publié, il y a quelques mois, le premier volume (1).
M. Schiern ne s'est pas contenté d'étudier scrupuleusement les anciens titres
des races dont il veut retrouver les vicissitudes et constater l'identité : il a de
plus observé avec une profonde attention leur physionomie actuelle, leurs
traits originaux, leurs coutumes nationales, et, remontant du connu à l'in-
connu, il a découvert par cette recherche plus d'une trace curieuse du passé.
Après un long chapitre sur la race finnoise, dont il croit l'immigration fort
ancienne, M. Schiern étudie les destinées des races ibérique et italique, puis
celles des Hellènes; il n'a fait dans ce premier volume que raconter l'histoire
de quelques populations aujourd'hui fort mêlées; l'ordre chronologique qu'il
a adopté amènera dans les volumes suivans les races Scandinave, germanique
et slave, qui ont mêlé à la civilisation romaine leur génie particulier.
M. Schiern est à peu près le seul des écrivains modernes du Nord qui
ait étendu si loin le cercle de ses études ethnographiques. Les autres ont
limité leur sujet; négligeant l'archéologie qu'on peut appeler classique, ils
ont étudié de préférence celle des peuples que n'a point touchés l'infiuence
des civilisations grecque et latine, et en particulier celle des nations Scandi-
naves. C'était à leurs yeux une œuvre de patriotisme autant que d'érudition
pure, et les attaques récentes de l'Allemagne n'ont fait que raviver les sou-
venirs de la nationalité Scandinave qu'il s'agissait de ne pas laisser confon-
dre avec la nationaUté germanique. M. Worsaae, inspecteur des monumens
(1) Europas Folkestammer. Historiske Undersogelser og Omrids, af Fred. Scliiern.
1 voL in-8, Copenhague.
REVUE. CHRON[QUE. 205
historiques du Danemark, s'est montré le plus ardent des archéologues du
Nord pour revendiquer envers l'Allemagne les titres de son pays à l'indépen-
dance et pour restituer à l'histoire, par l'interprétation des monumens du pa-
ganisme, des époques jusqu'à présent inconnues. Venu à une époque où l'étude
des antiquités Scandinaves et de l'écriture runique avait, il est vrai, séduit
les imaginations, mais sans obtenir de résultats réels, M. Worsaae pensa
qu'une critique sévère, seule capable de faire avancer la science, devait rem-
placer désormais un enthousiasme dangereux; il osa, en 1844, contester la
découverte que le savant Finn-Magnussen avait cru faire à propos de la fa-
meuse inscription de Runamo (1). Les érudits du Nord avaient pendant long-
temps cherché l'explication de certains caractères qu'on croyait apercevoir
sur le rocher de Runamo, dans la province de Bleking, au sud de la Suède, et
qui semblaient se rapporter à une ancienne inscription mentionnée par Saxo
Grammaticus. En 1833, le roi de Danemark chargea Finn-Magnussen, de con-
cert avec MM. Forchhammer et Molbech, d'examiner de nouveau et de ré-
soudre, s'il était possible, la question. Finn-Magnussen, après un an d'études,
annonça qu'il avait enfin déchiffré cette inscription runique en la Usant de
droite à gauche, et, construisant sur sa découverte un système ou tout au
moins des inductions nouvelles, il crut avoir obtenu des résultats inatten-
dus, soit pour la science historique en général, soit en particulier, pour la
connaissance de l'ancienne écriture runique. Cependant, tandis que Finn-
Magnussen était occupé à rédiger un long et savant rapport, qui devint un
ouvrage important (2), le célèbre chimiste suédois Berzélius et M. le profes-
seur Nilsson, de l'université de Lund, le premier en 1838, et le second en 1841,
publièrent des mémoires dont les conclusions, tout à fait contraires à celles
de la commission danoise, tendaient à établir que ce qu'on avait pris pour des
runes n'était que les accidens d'un filon de trapp dans le rocher granitique.
L'attention des savans de l'Europe était vivement excitée par cette singulière
polémique, lorsque M, Worsaae, après deux voyages en Suède, apporta dans
la discussion de nouveaux argumens, et ruina la découverte prétendue de ses
savans compatriotes. Toutefois, comme un grand esprit ne descend jamais
dans un débat sans l'agrandir et le féconder, il se trouva que la science pro-
fonde de Finn-Magnussen avait découvert, chemin faisant, des aperçus qu'il
n'avait pas jusqu'alors soupçonnés; M. Worsaae s'est plu à reconnaître lui-
même cet heureux résultat; il a pu se consoler ainsi d'une lutte inévitable-
ment pénible contre un tel adversaire. — La seconde période des travaux ar-
chéologiques de M. Worsaae s'est inspirée du sentiment patriotique qui ani-
mait tout le Danemark en 1848 et 1849. Contre l'Allemagne envahissant les
duchés, tout Danois devint soldat, de la plume ou de l'épée, et pendant que
se gagnaient les journées de Fredericia et d'idstedt, les poètes et les érudits
danois entretenaient l'amour de la patrie en évoquant ses plus glorieux sou-
venirs. M. Holst écrivait un poème devenu populaire au milieu des camps, le
(1) Runamo et les Runes, avec trois dissertations concernant les lettres runiqnes, l'in-
scription de Runamo et quelques autres monumens anciens, Copenhague, 1841, in-4».
(2) Ce mémoire parut en 1844, sous le titre de Runamo et la bataille de Braavalla,
1 vol. in-4o avec flg. Une traduction allemande en a été publiée en 1847 à Leipzig.
206 REVUE DES DEUX MONDES.
Petit trompette. M. Wegener, suivant les armées, pénétrait dans chaque
place ennemie, et trouvait dans chacune des archives la matière de quelque
factum d^une logique pressante qui, après la bataille, éclatait au milieu des
Aug-ustenbourg et complétait leur déroute. M. Worsaae crut que l'archéologie
avait aussi son rôle à remplir dans l'œuvre commune; il rappela la glorieuse
histoire de ce rempart national, le Danevirke, élevé par des maûis danoises
contre les attaques de Charlemagne, un peu au nord de l'Eyder, et limite con-
stante, malgré les prétentions allemandes de 1848, des deux nationalités ger-
manique et Scandinave (1). Les Danois du xix" siècle avaient le droit de faire
respecter la frontière que n'avait pu franchir la conquête romaine elle-même,
Eidora romani terminus imperii.
Avec le Danevirke, M. Worsaae célébra aussi, en retraçant minutieusement
son histoire, l'étendard sacré, le Danebrog, qui tomba du ciel au milieu de la
bataille de Wolmar, et apporta aux Danois ébranlés un secours divin qui ra-
mena la victoire (2). L'archéologue a développé avec une érudition complai-
sante cette monographie qu'un chant devenu national a résumée et gravée
dans les souvenirs du peuple : « Flotte fièrement sur la Baltique, Danebrog
rouge comme le sang!... Ta croix blanche a porté jusqu'aux cieux le nom du
Danemark... Frémis vaillamment au bruit du combat, frémis en l'honneur
d'Juul (c'est le fameux amiral danois); chante le brave Tordenskjold et, parle
devant les étoiles du courageux Hvitfeld... mais pas un héros n'efface ton
grand Christian IV... »
La lutte est finie dans le Nord; elle s'est terminée à la gloire du peuple da-
nois; grâce à elle, non-seulement il a revendiqué dignement sa nationalité,
mais, en étudiant de nouveau son histoire, il a conçu un orgueil légitime pour
les graves destinées qu'ont accomplies dans le passé les races Scandinaves et
pour le grand rôle qui leur a été assigné dans les origines et la formation de
l'Europe moderne. Il a donc chargé ses archéologues et ses historiens de re-
chercher avec soin toutes les traces de la civihsation Scandinave et de l'in-
fluence qu'elle a exercée sur les autres peuples de l'Europe. C'est pour accom-
plir cette mission que l'habile antiquaire M. Thomsen a fondé les deux beaux
musées ethnographique et Scandinave que les gens du peuple de Copenhague
visitent et admirent autant que les étrangers, et c'est aussi pour contribuer à
cette tâche patriotique que M. Worsaae a publié, après d'autres écrits moins
importans, mais tous curieux (3), un livre intitulé les Danois et tes Norvégiens
en Angleterre, en Ecosse et en Irlande (4). Cet ouvrage a paru cette année
(1) Danevirke, der alte Grœnzwall Dœnemarks gegen Siiden, aus dem dœnischen
iibersetzt: Kopenhagen, in-8o, 1848, avec carte.
(2) Om Danebrog, af J. J. A. Worsaae. Kjœb, in-8% 1849, avec figrires.
(3) Die nationale Alterthumskunde in Deutschland (De la Connaissance des Antiquités
nationales en Allemagne,) in-t2, Copenhague. — The Antiquities of Ireland and Den-
mark, in-S", Dublin. — Dœnemarks. Vorzeit durch Alterthumer und Grabhugel be-
leuchtet (le Passé du Danemark éclairé par les antiquités et les tombeaux), iu-S», Go-
peuliague, avec gravures.
(4) An Account of the Danes and Norwegians in England, Scotlandand Ireland, m-S",
Londres, 1852, avec de nombreuses gravures.
REVUE. CHRONIQUE. ■ 207
en même temps en danois à Copenhag^ue et en anpflais à Londres. C'est une
enquête scrupuleuse de tous les vestiges Scandinaves conservés dans les mo-
numens, dans les tombeaux, dans les traditions, dans la langue et les mœurs
des îles britanniques, des Shetland, des Hébrides et des Fœroë. Quiconque a
lu le Pirate de Walter Scott et son recueil de chants du Border écossais sait
quelle empreinte particulière le contact et la domination des peuples du Nord
ont laissée sur le caractère anglais. Walter Scott eût encouragé avec bonheur
le jeune archéologue danois recueillant avec piété sur les inscriptions tumu-
laires et dans les chansons ou les récits du peuple tous les souvenirs, toutes
les syllabes Scandinaves. Grand archéologue lui-même par la science et sur-
tout par le sentiment du passé, il avait commencé, on peut le voir dans les
notes savantes qui accompagnent presque toutes ses œuvres, ce travail d'éru-
dition que M. Worsaae vient d'achever avec des connaissances plus spéciales.
M. Worsaae parcourt avec zèle, afin de mener à bonne lin son enquête, tous
les pays de l'Europe du nord. 11 recommence les courses des anciens vikings
Scandinaves; il voudrait reconnaître leurs sillons sur les mers qu'ils ont tra-
versées. Après avoir visité l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande en 184G et 1847, il
est venu cette année même explorer notre Normandie, et nous attendons de
lui pour l'année prochaine un livre qui ajoutera une page intéressante non-
seulement à l'histoire d'une de nos plus grandes provinces, mais à celle de
notre moyen âge.
A côté des antiquaires qui scrutent le passé, se rencontrent les statisticiens
qui vérifient et enregistrent les faits du présent. Depuis quelques années, le
Danemark s'est élevé au rang des états de l'Europe qui sont le mieux pourvus
à cet endroit, et la statistique y est devenue une science bien ordonnée. Un bu-
reau spécial de statistique a été créé auprès de l'administration centrale, et
M. Bergsoe, chef de ce bureau, lui a imprimé une direction qui a déjà pro-
duit des résultats excellens. Parmi les meilleures publications de la statis-
tique officielle, il faut signaler les Tableaux (1) dressés par ordre du gou-
vernement pour obtenir un compte exact des résultats qu'avait amenés en
Danemark le suffrage universel en 1849 et 18o0. Ces tableaux offrent un singu-
lier spectacle, qui doit être une leçon, en montrant par diverses colonnes que
les électeurs les plus jeunes et les moins instruits votaieut constamment et
avec ensemble pour ceux des candidats qui offraient le moins de garanties
politiques et morales, et qu'ils étaient en majorité. 11 serait certainement cu-
rieux et utile qu'un pareil travail, divisé selon les âges elles professions, fût
dressé pour la France; il intéresserait toute l'Europe et serait du moins une
pièce importante pour qui veut étudier sérieusement l'expérience du suffrage
universel. Doué d'une rare activité, M. Bergsoe, en dehors de ces travaux mi-
nutieux et difficiles à diriger, a conduit cette amiée même à bonne fin sa
grande Statistique du Danemark (2), ouvrage consciencieux, judicieusement
mêlé d'exposés historiques nets, précis, intéressans, et d'aperçus économiques
tout à fait dignes de la science moderne.
Telle est la vigueur du génie danois. 11 apporte dans l'archéologie et la sta-
(1) Statistik Tabelvœrk, in-40.
(2) Den Danske Stats Statistik, in-S», 4 vol., 1846-52.
208 REVUE DES DEUX MONDES.
tistique une exactitude et une critique qui le distinguent profondément de
l'esprit germanique. Les résultats qu'ont obtenus sur ce terrain quelques écri-
vains danois font bien augurer de l'avenir d'un mouvement d'études si digne
de l'attention et. des encouragemens de l'Europe. a. geffroy.
Souvenirs de voyages et d'études, par M. Saint-Marc Girardin (1). — En
recueillant ces Souvenirs, M. Saint-Marc Girardin ne fait pas seulement une
chose agréable au public, il fait aussi un acte de fidélité. Pourquoi ne le di-
rions-nous ims sans détour? Dans ce livre adressé aux lecteurs de 1852, ils
trouveront à chaque page un homme de 1828 et de 1830. Cela s'entend : un
homme de 1830, c'est un partisan de la hberté honnête et réglée, de la phi-
losophie sans libertinage, de la religion sans fanatisme et sans hypocrisie,
un ami de toutes les choses généreuses, enfin, pour trancher le mot, un es-
prit libéral. Oui, c'est en esprit libéral et en philosophe que M. Saint-Marc Gi-
rardin a visité l'Europe, jugé les hommes, les lieux, les institutions. Soit qu'il
voyage aux enfers de Virgile, l'Enéide à la main ; soit qu'il aille à Munich
s'entretenir de métaphysique avec Schelling, de mysticisme avec Baader et
Goerres, de statuaire avec Cornélius; soit qu'il descende le Danube de Vienne
à Galatz, pour étudier sur place la question d'Orient et observer les princi-
pautés qui en sont le nœud, partout il se plaît à recueillir les traces des idées
françaises de 89, se répandant à travers tous les obstacles par les livres de nos
grands écrivains mieux encore que par les conquêtes de nos soldats.
Ce que nous aimons en M. Saint-Marc Girardin, c'est qu'il est un des rares
esprits qui, de notre temps, ont conservé une foi. Quelle est donc, dira quel-
qu'un, la foi de cet impitoyable et charmant railleur qui médit si volontiers
de son siècle, de son pays et du genre humain, qui souffle sur nos chimères,
se joue de nos exaltations, perce à jour nos vanités et nos ridicules? S'il croit
au vrai et au bien, quel est son système? Nous répondrons avec candeur que
le système de M. Saint-Marc Girardin nous est complètement inconnu. Quand
il nous vante les secrètes beautés de l'ontologie transcendante de M. Hegel,
nous nous défions de lui. 11 a beau nous citer ses deux saints de prédilec-
tion, saint Paul et saint Augustin, nous ne le croyons pas janséniste pour
cela. En fait de systèmes, nous le soupçonnons d'être de l'école de Micro-
mégas. Mais n'allez pas confondre sa raillerie avec celle de Candide. Elle est
vive, légère, charmante, j'en conviens, mordante quelquefois, mais amère,
mais cruelle, jamais. Sous ce ton de moquerie enjouée, on sent l'amour et le
respect de la dignité humaine. Ce doute, qui pénètre ou effleure tant de choses,
s'arrête toujours à propos. Son contrepoids n'est pas seulement dans la raison,
. il est dans le cœur. M. Saint-Marc Girardin nous raille, mais il nous aime. II
nous croit faibles, non incorrigibles. 11 nous tient en garde contre l'exalta-
tion, il ne nous jette pas dans l'inditTérence. Cette foi morale qui jamais ne
l'abandonne, il sait la répandre et la communiquer. De là cette chaleur douce
et pénétrante qui vient animer sa raison et la préserver de la sécheresse; de
là, le caractère d'honnête homme empreint à toutes les pages de son livre.
E. SAISSET.
(1) 1 vol. in-12, chez Amyot, rue de la Paix.
V. DE Mars.
BURKE
SA VIE ET SES ECRITS.
PREMIERE PARTIE.
De tous les hommes célèbres de l'Angleterre, il n'en est pas dont
le nom me semble avoir dans ces derniers temps plus grandi que celui
de Burke. Il est rare qu'il soit cité dans son pays sans quelque magni-
fique éloge par les écrivains les plus graves, et son autorité n'est ja-
mais, invoquée sans déférence. On peut s'étonner de ce retour de
faveur envers sa mémoire; car, dans les années qui suivirent sa mort,
il semblait n'avoir laissé qu'une de ces réputations de parti qui n'ex-
cluent pas des talens supérieurs, mais qui atteignent rarement à la
gloire incontestée. Depuis lors, il ne s'est accompli, dans les opinions
ni dans les faits, aucune de ces révolutions qui donnent tout d'un
coup raison et crédit à un homme d'état longtemps méconnu, à un
penseur longtemps mal compris. Rien ne s'est passé en Angleterre
qui puisse être regardé comme l'ouvrage de Burke. La France a quel-
quefois justifié, plus souvent démenti ses prédictions. Les hommes
(jui illustrent depuis vingt ou trente ans le gouvernement britannique
ne se proclament ni ses disciples ni ses continuateurs. A mes yeux,
cette renaissance de renommée est surtout littéraire. Elle est due au
grand écrivain dont le talent a fait école. Quoique ce soit malheureu-
sement le mérite dont nous osions le moins juger, quoique celui de
Burke en général nous semble un peu au-dessous du rang qu'on lui
TOME I. — 15 JANVIER. 14
210 RETUE DES DEUX MONDES.
assigne, il nous a paru intéressant de chercher £(, peindre, même après
de plus habiles, un homme éminent, dont chacun sait le nom, dont
peu connaissent les traits. Aussi bien, diverses circonstances se réu-
nissent pour donner de l'à-propos à l'histoire de l'un des juges les
plus cités et les plus sévères de la révolution française. Ceux-là qui
auraient, en d'autres temps, accueilli avec impatience ou dédain les
rudes avertissemens d'un publiciste ennemi, laissent voir des dispo-
sitions différentes, et il ne serait pas impossible que Burke reprît fa-
veur. En cela du moins, nous suivrons le courant, dans le choix du
sujet bien entendu, car pour le fond des idées nous ne promettons
rien. Nous sommes du parti des hommes sans progrès et que les évé-
nemens n'éclairent pas.
On doit chercher Burke dans ses actions, ou plutôt dans ses écrits
et ses discours, qui furent ses principales actions. Puis, il faut s'en-
quérir de .ce qu'on a dit de lui et de ce qu'on a publié sur son compte.
Outre les deux grandes revues, Quarterkj et Edinbxircj h , qu'on doit
consulter toujours, de quelque sujet qu'il s'agisse intéressant l'île
fameuse, il y a encore des mémoires sur Burke, publiés par James
Prior, Anglais conservateur du commencement du siècle, et qui pro-
fessait exactement les opinions dans lesquelles Burke a fini sa vie. En
tête d'une édition de ses œuvres (1845) , un écrivain qui nous paraît
plus habile, M. Henry Rogers, a placé une introduction biographique
et critique où il y a beaucoup à profiter. En 1827, une correspon-
dance intéressante entre Burke et le docteur Laurence a été impri-
mée. Enfin, il y a huit ans, lord Fitzwilliam et sir Richard Bourke,
l'un fils d'un ami de Burke, l'autre membre de sa famille, ont publié
en quatre volumes le recueil de ses lettres, un de ces recueils qui,
avec le temps, ne manquent jamais en Angleterre et qui sont si utiles
à fire, s'ils ne sont très agréables. Nous avons ainsi un ensemble de
matériaux à peu près, complet pour apprendre à connaître et, s'il, se
peut, à peindre le light honovrahh Edmund Burke.
Il était Irlandais. Quoique l'on hésite en Angleterre à désigner
ainsi tout protestant né en Irlande, et que généralement on réserve
ce titre peu favorisé au descendant de la race celtique resté fidèle au
christianisme selon saint Patrick, il nous semble que le fils d'un
avocat de Dublin peut, encore qu'il ne fût pas catholique, être con-
sidéré comme un enfant de la verte Erin, et son origine d'ailleurs se
trahissait par quelques-uns des traits du caractère national. La puis-
sance et la vivacité de l'imagination, la haine de la tyrannie jointe
au respect de la tradition, une indépendance personnelle qui résistait
à l'opinion commune et au commun exemple, une raison plus haute
que sûre, un esprit fécond, vigoureux, mais rarement calme et tem-
péré, une tendance constante à l'exagération, ne sont pas les traits
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 211
ordinaires d'un Anglais de race, mais plutôt les signes distinctifs
d'une riche nature irlandaise. A diverses reprises, on l'a même soup-
çonné de dissimuler des croyances catholiques pour lui, pour sa fa-
mille, pour sa femme, ainsi que les souvenirs d'une éducation reçue
chez les jésuites à Saint-Omer. Aucun fait réel ne justifiait ce soup-
çon; il est vrai seulement qu'il soutint constamment les intérêts ou
plutôt les droits des catholiques irlandais, et que la naissance seule
l'avait fait protestant. Il était fidèle au culte de ses pères plutôt qu'à
l'esprit du protestantisme, et peut-être eût-il été plus à l'aise dans
la foi catholique s'il y fût né, car il était de ceux qui reconnaissent
la vérité à l'antiquité; mais la foi anglicane était pour lui la tradition;
elle faisait partie de ces institutions nationales, toutes sacrées à ses
yeux. Il faut même le louer de ne s'y être pas attaché jusqu'à l'into-
lérance, car ce qui le caractérisait, c'était d'unir les idées d'un An-
glais de 1688 au génie d'un Irlandais.
Né le 12 janvier 1728, d'une famille qui, malgré une différence
d'orthographe, est la même que celle de Bourke ou Burgh, race nor-
mande établie depuis longtemps dans le Galway, Burke avait une
sœur et deux frères qui n'étaient pas sans mérite. L'aîné demeura à
Dublin, simple attorney comme son père, et Richard, le troisième,
suivit Edmund de loin dans la carrière des lettres et de la politique.
La faiblesse de sa santé détermina son père à le faire élever à la cam-
pagne, et, d'une école de village à Castletovvn-Roche, il passa, avec
ses frères, à une école de Dublin, puis à l'Académie de Ballitore,
collège estimé dans le comté de Kildare et dirigé par le chef d'une
famille du nom de Shaclileton. C'étaient des quakers, et près d'eux
sans doute Burke enfant contracta la simplicité de goûts et même
une certaine sévérité de mœurs qui ne l'abandonna jamais. Il ne cessa
de porter aux quakers une bienveillance qu'il accordait rarement aux
autres sectes dissidentes. Le fils du principal du collège, Richard
Shackleton, demeura pendant plus de cinquante ans, et jusqu'à sa
mort, l'ami de celui dont il avait été le camarade d'études. Les lon-
gues amitiés sont aussi respectables que des vertus.
Le jeune Burke était un écolier plus remarquable par sa facilité,
sa mémoire, son ardeur à s'instruire, que par des talens, précoces.
On remarquait l'indépendance de ses penchans et son goût pour le
genre de domination qui s'obtient en enseignant aux autres ce qu'ils
ignorent. On a de lui des lettres de 17^4 adressées à son ami Shac-
kleton ; l'une contient des vers descriptifs passables pour un écolier;
l'autre exprime des sentimens vivement chrétiens, un peu quakers.
Il avait seize ans; c'est l'âge où il entra à Trinity Collège, de l'uni-
versité de Dublin. Il s'y distingua bientôt assez pour gagner successi-
vement, avec plus de travail que d'éclat, tous les grades académiques.
212 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant son imagination s'était éveillée : son premier goût pour la
poésie se montrait par quelques traductions d'un assez bon style. En
même temps il se portait, avec une curiosité qu'il appelle de la fu-
reur, vers les études les plus diverses, mais surtout vers l'histoire,
vers la philosophie morale et politique. Quoiqu'il cultivât la logique
et la métaphysique, c'est le spectacle de la nature humaine sur le
théâtre de là société qu'il aimait à contempler. A tous les poètes et
à tous les philosophes il dit qu'il préférait Plutarque.
Il avait dix-neuf ans, lorsqu'il publia sa première composition, et
l'on a remarqué qu'il commença comme il devait finir. Il combattit
à Dublin l'opposition démocratique, y réfutant un docteur obscur
qui avait gagné une certaine importance locale en s' attirant les ri-
gueurs de l'administration. Mais il se destinait au barreau anglais;
il était inscrit à Middle-Temple, et, dans l'intention d'y prendre ses
grades, il vint à Londres en 1750. Une lettre qu'il écrivit peu après
son arrivée est remplie d'une sorte d'enthousiasme. Voici pourtant ce
qu'il dit de la chambre des communes, déjà brillante de la rivalité
du premier Pitt et du premier Fox : a II s'y produit souvent des ex-
plosions d'une éloquence qui s'élève plus haut que la Grèce et Rome,
même dans leurs jours de plus grand orgueil. Cependant un homme
après tout y fera plus par les figures de l'arithmétique que par les
figures de la rhétorique. » Yoilà comme sous Walpole ou Pelham on
jugeait l'assemblée du peuple.
Le jeune étudiant s'attacha médiocrement à la loi, et ne poussa-
pas jusqu'au bout son apprentissage. L'étendue de son esprit et la
diversité de 'ses facultés ne lui permettaient guère de se renfermer
dans une étude exclusive. Sa poitrine déhcate lui faisait redouter les
fatigues de la profession d'avocat. 11 y renonça et se jeta dans cette
situation indécise, dans cet état de disponibilité universelle qui tente
souvent les jeunes gens, et qui peut satisfaire également l'amour
comme l'aversion du travail, attirer ceux qui peuvent beaucoup
comme ceux qui ne peuvent rien. C'est une phase que les uns tra-
versent pour préparer et découvrir leur aptitude ; les autres y de-
meurent sous prétexte d'attendre leur jour, et tout en se réservant
pour un avenir qui ne vient pas, ils s'habituent au désœuvrement et
ne se disposent qu'à la stérilité. La vanité des uns et des autres peut
s'y complaire; mais là elle vit d'espérances ambitieuses, ici elle se
nourrit des dégoûts de l'impuissance. A ce moment de la vie, pour
les esprits doués d'activité, nos sociétés modernes oflrent une res-
source, c'est la presse périodique. Quand on a de l'esprit dans la jeu-
nesse, on pense à tout; point de sujet sur lequel on n'ait son mot à
dire et sa leçon à donner. Or les journaux parlent de tout et font
l'éducation de tout le monde, même de ceux qui les rédigent. Burke
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 213
écrivit donc dans les journaux; mais ces premiers essais de sa plume
sont restés inconnus.
On sait aussi qu'il fréquentait les théâtres, qu'il recherchait les
gens de lettres, mais ne négligeait pas les études les plus sérieuses.
La philosophie, qu'il appelle « la reine des sciences et la fille du
ciel, » l'occupa quelque temps, quoiqu'il ne fût point, par la nature
de son esprit, destiné à y faire de grands progrès. Deux ou trois ans
après son arrivée à Londres, il se porta candidat à la chaire de logi-
que de l'université de Glasgow, et composa, pour se donner des titres,
une réfutation du système de Berkeley qui n'a pas été conservée.
C'est vers le même temps qu'il fit en France un premier voyage dont
il n'est pas resté de traces. Peut-être alors visita-t-il la maison des
jésuites de Saint-Omer où beaucoup de jeunes Irlandais étaient élevés,
et c'est cette relation momentanée que la malignité aura exploitée
plus tard. Ses premières années de jeunesse furent tellement obscures,
qu'il a été facile d'y semer des fables. Ce n'est qu'à vingt-huit ans
qu'il put enfin se faire un peu connaître, en publiant sa Défense de
la société naturelle.
Il ne faut pas se méprendre au titre : ce n'est pas l'exposition d'un
système, ni la démonstration de cette thèse qu'il y a un ordre social
fondé sur la nature; c'est, sous une apparence sérieuse, une disser-
tation étendue, trop étendue, où l'on prouve que tous les maux de
l'humanité lui viennent de la société artificielle, c'est-à-dire des gou-
vernemens et des lois. D'où put naître cette conception singulière si
peu d'accord avec les opinions générales de Burke, qui toute sa vie
fit profession de mépriser les abstractions politiques? Etait-ce un
paradoxe adopté légèrement par un jeune écrivain qui veut un dé-
but brillant et cherche à surprendre pour être admiré? iNullement;
l'ouvrage est d'un bout à l'autre ironique. C'est une thèse soutenue
avec l'art d'un sophiste à dessein de montrer qu'il faut se défier du
talent et du raisonnement, et qu'il est aisé de rendre l'erreur plau-
sible et l'absurdité persuasive.
Les ouvrages philosophiques de Bolingbroke avaient paru quelque
temps après sa mort (1754). Cette publication fit du bruit et même
du scandale. De son vivant, la liberté de ses opinions en matière re-
ligieuse était connue; ses écrits sur ce sujet ne l'étaient pas. Or, dans
ces essais adressés à Pope et qui sont peu lus aujourd'hui, il insistait
tant sur les tristes effets de la superstition et de l'intolérance, qu'il
semblait conclure à la condamnation de la religion même. Sa répu-
tation d'écrivain était telle, que les gens d'esprit se croyaient obli-
gés d'exalter son génie malgré son caractère, et ses ouvrages malgré
ses principes. On proclamait sa manière inimitable. Le jeune Burke
entreprit de l'imiter, et il y réussit tellement, que Mallett, l'éditeur
21Ù - RE\UE DES DEUX MONDES.
de Bolingbroke, jugea nécessaire de désavouer la nouvelle publica-
tion. Le novice auteur, en reproduisant avec adresse les artifices et
les beautés d'un style admiré, avait adopté une thèse manifestement
fausse comme fondement ruineux d'une déduction puissante et peut-
être irrésistible, espérant ainsi prémunir les esprits contr ■ la trom-
perie possible de toute dialectique éloquente. Nous devons convenir
que l'ouvrage, est bien écrit, le raisonnement spécieux, les preuves
exposées avec suite et clarté, et qui le lirait sans être averti pourrait
croire l'auteur de bonne foi, ou lui attribuer la sincérité relative d'un
esprit paradoxal dont les opinions sont des caprices ou des moyens
de briller. On imaginerait aisément lire quelque chose comme le dis-
cours de Rousseau sur les sciences et les arts, comme un de ces ou-
vrages que l'auteur commence sans conviction et qui finissent par le
persuader à mesure qu'il les écrit.
Il paraît que le premier effet fut équivoque, et l'idée mal comprise,
preuve au reste que l'auteur avait réussi, car l'illusion était son but.
Dans la préface d'une nouvelle édition, il expliqua sa pensée, et l'on
sut enfin que ce débutant, qui se montrait déjà maître des secrets du
métier, promettait un défenseur de plus aux conventions et aux
croyances générales de l'humanité. Ce point nous frappe dans ce pre-
mier essai. Burke y paraît déjà ce qu'il fut toujours, même au temps
où il brillait au premier rang des défenseurs de la liberté politique,
l'adversaire déclaré des nouveautés hasardeuses et des utopies sub-
versives qui furent de vogue au dernier siècle, et- qui ne manquent
jamais de se produire à la veille des transformations sociales. Burke
était un écrivain hyperbolique plutôt qu'un écrivain paradoxal; ses
opinions étaient d'ordinaire pratiques et modérées, bien qu'exprimées
souvent sans modération. Ce n'est pas son esprit, mais son talent qui
était original et hardi. Pensem' sage, avec un cœur passionné et une
ardente imagination, il a dû plus d'une fois donner le change à ses
amis et à ses eimemis, et c'est un contraste dont il faut tenir compte,
si l'on veut le bien juger.
Nous regardons d'ailleurs comme assez puérile la supercherie lit-
téraire de son premier écrit. Il est trop long pour n'être pas sérieux.
Qxiand on le croit sincère, il impatiente; quand on le sait ironique,
il ennuie. . Son plus grand mérite est de manifester dans un début
l'habileté savante d'un écrivain expérimenté.
La réputation de Burke. pouvait commencer alors; mais, la même
année 1756, il l'établit, autant que le peut faire un auteur qui ne
signe pas ses ouvrages, en publiant ses Recherches philosophiques
sur l'origine de nos idées du sublime et du beau. C'est un pendant
de l'ouvrage d'Hutcheson sur l'origine des idées de beauté et de
vertu. On sait que Hutcheson, Irlandais comme Burke, devint pro-
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 215
fesseur à Glasgow, et fut le fondateur de l'école écossaise. Burke,
ayant songé à lui succéder, avait étudié ses écrits, et il se sentit
excité à marcher sur ses pas. De là le seul livre qu'il ait fait, ou du
moins le seul de ses ouvrages qui ne soit pas de circonstance, et
dont on cite encore le titre plus qu'on n'en connaît le contenu. Le
sujet était assez à la mode. Hogarth, le peintre spirituel, avait récem-
ment publié son Analyse de la heaulè, ouvrage médiocre de mé-
taphysique et d'art, dont l'une des belles Gunning, célébrées par
H. Walpole, lady Coventry, disait avec ennui : «Encore un ou-
vrage sur moi! c'est insupportable. » Le livre de Burke pouvait dif-
ficilement donner lieu à la même méprise, quoique Dugald Stevvart
lui reproche d'avoir, en le composant, trop exclusivement eu devant
les yeux pour exemple du beau la beauté des femmes.
Dans une dissertation préliminaire sur le goût, Burke appelle ainsi
la faculté ou les facultés de l'esprit qui sont affectées par les ou-
vrages d'art ou d'imagination, ou qui servent à en porter un juge-
ment. Quoiqu'on accuse ces affections de varier sans aucunes règles,
l'identité, chez tous les hommes, des moyens de communication avec
les objets extérieurs ne permet pas d'admettre que cette diversité soit
infinie. Tous trouvent que l'amer est amer et que le doux est doux; pour
tous, la lumière est plus agréable que l'obscurité. Quoique le degré
de plaisir ou de peine attaché aux sensations puisse varier d'un
homme à un autre, l'imagination est soumise à une certaine unifor-
mité comme les sensations mêmes. C'est par une loi générale de sa
nature qu'elle se plaît aux images, aux comparaisons, aux méta-
phores. Point d'homme qui , la première fois qu'il voit une statue,
n'éprouve un plaisir qui ne diffère qu'en raison de l'éducation, des
études et des souvenirs. Nous aimons de la même manière les ou-
vrages d'esprit, sans aimer également les mêmes ouvrages, parce
que les intelligences ne sont pas douées de la même puissance, de
la même délicatesse, et n'ont pas reçu la même culture. Nos passions
ajoutent à ces différences, dès qu'au lieu d'images qui parlent aux
sens il s'agit des choses morales. Au fond, le goût ne varie en ces
matières que parce que la sensibilité et le jugement ne sont pas con-
stamment parfaits, et cela même prouve qu'il y a une telle chose
qu'une sensibilité vive, qu'un jugement droit. Or les causes qui al-
tèrent la sensibilité ou le jugement sont accidentelles; viennent-elles
à suspendre leur action, le goût se redresse et reprend son unifor-
mité. Tout le monde alors juge de même en matière de goût, quoi-
que tout le monde ne goûte pas le même genre de beauté avec le
même plaisir. Il y a donc une logique du goût.
Mais si le goût n'est pas arbitraire, s'il n'est pas une pure affec-
tion individuelle, il faut que nous ayons tous des idées de beau et
216 REVUE DES DEUX MONDES.
de sublime. Quelle est l'origine de ces idées? Digne sujet d'une re-
cherche philosophique.
La curiosité est la première émotion de l'âme humaine. Nous cher-
chons d'abord la nouveauté; mais quoiqu'une certaine nouveauté soit
une des conditions de l'attrait des choses, elles nous affectent direc-
tement par le plaisir ou la peine, qu'il ne faut pas tenter de définir.
Cependant on peut distinguer le plaisir qui ne résulte pas de l'ab-
sence d'une peine, et qui est conséquemment un plaisir par lui-
même, et le plaisir mixte, qui se compose ou s'accroît de la cessation
d'une peine, de la disparition d'un danger, et que l'auteur appelle
du nom bizarre de délice. Les sentimens qui suivent ou accompagnent
le plaisir et la peine sont la joie et la douleur.
Les passions qu'engendrent le plaisir et la peine tendent à la con-
servation de l'individu ou à celle de la société. Les premières, princi-
palement excitées par la peine et le danger, sont les plus puissantes
de toutes. Tout ce qui est fait pour provoquer ces idées de peine et
de danger, tout ce qui est terrible, est une source de sublime ou de
la plus forte émotion que l'âme soit capable de ressentir. Parmi les
passions qui intéressent la société, celles qui regardent la société des
sexes admettent immédiatement l'idée de beauté; mais une idée de
volupté s'y mêle, et cette dernière idée est étrangère aux autres pas-
sions sociales, à la sympathie, à l'imitation, à l'ambition. On peut
dire en général que l'amour a pour objet la beauté. Le plaisir que
nous donne l'imitation est la source de notre goût pour les arts, où
sous une nouvelle forme trouvent place le sublime et le beau.
Quoi qu'on pense de cette métaphysique (et il est facile d'en aper-
cevoir à la première vue l'insuffisance, l'inexactitude et la confusion),
on prendra plus de plaisir à suivre l'auteur dans l'analyse particu-
lière des passions ou pour mieux dire des affections qu'excite le su-
blime. Ici encore manquent la clarté et la méthode, les divers genres
de sublime sont confondus avec leurs effets divers, et les causes de
nos affections avec nos affections même; mais pourtant ce qu'il dit
de l'étonnement, de la terreur et du respect, de l'obscurité, de la
puissance, de la grandeur, de l'infini, fera penser, et s'il est diffi-
cile de rencontrer quelque part dans ce livre une théorie satisfaisante,
même une vue large et lumineuse, on trouvera une constante élé-
vation d'idées et des remarques détachées qui frappent par la jus-
tesse ou par l'expression. Les rapports de certaines causes de pure
sensation avec la sublimité des objets naturels et artificiels, par
exemple les effets de la lumière, de la couleur, du son, de l'odeur,
de la saveur, de la soudaineté et de l'intermittence, sont étudiés
avec une sagacité ingénieuse, et les vérités se rencontrent là pêle-mêle
avec les singularités.
BURKE , SA VIE ET SES ÉCRITS. 217
La troisième partie, qui roule sur la beauté, est certainement beau-
coup mieux traitée et mérite plus le titre de recherche philosophique.
L'auteur, discutant les idées de Locke, de Shaftesbury, d'Hutcheson,
établit avec développement que la beauté n'est ni la proportion, ni
la convenance, ni la perfection, et, après avoir indiqué avec quelle
réserve l'idée de beauté doit être appliquée, soit aux qualités de
l'âme, soit surtout à la vertu, si l'on ne veut pas confondre le goût
avec la morale, il prétend que la beauté se réalise à sept conditions,
petitesse comparative, douceur de l'ensemble, diversité dans la di-
rection des parties, gradation de ces mêmes parties, qui ne doivent
pas être anguleuses, mais se fondre les unes dans les autres, délica-
tesse de la forme, éclat du coloris, ou couleurs claires et brillantes,
enfin mélange de celle qui domine par son éclat avec d'autres qui
la diversifient et la tempèrent. Dans la pensée de Rurke, tout ce qui
est proprement beau est sensible, et il n'admet qu'indirectement et
par extension ce qu'on appelle la beauté morale.
Dans la quatrième partie, il revient sur l'objet des deux pre-
mières en se proposant de rechercher la cause efiiciente du sublime
et du beau. L'association des idées et certains mouvemens des nerfs
qu'il affirme plutôt qu'il ne les prouve donnent, selon lui, naissance
à ces émotions, ^ ces affections que nous rapportons au beau et au
sublime. Reste à savoir pourquoi certains objets sont ainsi qualifiés.
On trouve ici tantôt de la psychologie, tantôt de la physique; mais ni
l'une ni l'autre ne satisfait aux conditions rigoureuses de la science.
Il vaut mieux passer au dernier livre, qui traite des mots et qui ap-
partient à la métaphysique de la littérature. Ici l'homme de lettres
se retrouve. La puissance de la langue et surtout de la langue poé-
tique est exposée par un critique capable de la sentir, et, quoiqu'il
soit difficile de rattacher solidement cette partie à l'ensemble, on ne
peut regretter de la rencontrer.
Cet ouvrage, qu'il serait oiseux d'examiner au fond, n'a fait faire
aucun progrès à cette science du beau que les Allemands nous ont
forcés d'appeler l'esthétique. Le mérite est plutôt dans le choix du
sujet que dans la manière dont il est traité. Quelques vérités parti-
culières, quelques observations neuves, quelques pensées finement
justes, plus rarement brillantes, ne suffisent point pour faire un hvre,
et l'essai de Burke n'est qu'une suite de discours qui auraient par-
faitement réussi dans l'improvisation de l'enseignement, ou plutôt
d'une sérieuse conversation entre Reynolds et Johnson. On dit que,
plus avancé dans la vie, Burke riait parfois de quelques-unes des
théories hasardées dans cette œuvre de sa jeunesse; mais nous dou-
tons, avec un de ses biographes, qu'à aucune époque il les eût rem-
' placées par des doctrines mieux liées, plus approfondies, plus con-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
cluantes. Son esprit n'était pas philosophique, à prendre ce mot dans
le sens propre; la dialectique dans l'abstraction ne lui allait pas. Il
€st remarquable que dans une matière qui touche par tant de points
aux choses d'imagination, son style n'offre pas cette vivacité de cou-
leur qui brille dans ses autres écrits. On dirait que, gêné par son
sujet ou par son plan, mal à l'aise dans la déduction, il cherche avant
tout, et cherche vainement la clarté, l'exactitude et la précision. Evi-
demment, en abordant les recherches spéculatives, il manquait sa
vocation et forçait son talent.
Cependant son ouvrage eut un certain succès, et a conservé quel-
que réputation. Il dut placer l'auteur dans ce monde littéraire où il
n'avait jusqu'alors aucun rang, et il lui donna crédit parmi les ar-
tistes, qui firent toujours cas de son jugement. On a conservé de ses
lettres, qui sont d'intéressantes dissertations sur la peinture et la
sculpture. 11 jugeait beaucoup mieux l'art dans ses productions que
dans ses principes. On raconte que, quelques années plus tard, le
peintre irlandais Barry l'avait invité à visiter son atelier. Burke, en
discutant le mérite d'un tableau, amena, sans y penser, le peintre à
lui opposer quelque règle de goût empruntée à ces recherches sur le
beau, dont il ne le savait pas l'auteur; car l'ouvrage était anonyme.
Burke contesta, récusa la citation comme sans autorité, et indigna
tellement son contradicteur, qu'il fallut enfin pour le calmer lui ré-
véler le nom qu'il ignorait, et l'artiste transporté lui sauta au cou.
Barry devint le protégé et l'ami de Burke, qui le présenta dans le
monde, le fit connaître de Beynolds, et même le décida, par ses con-
seils et ses secours, à faire un voyage en Italie. Les lettres qu'il lui
écrivit pendant ce voyage sont remplies de bons avis pour l'homme
et d'idées précieuses pour l'artiste. Pendant longtemps Barry, qui
lui-même écrivait assez bien sur les arts, trouva chez Burke un utile
protecteur, et s'il finit par perdre sa bienveillance, c'est que le carac-
tère vain, inquiet, irritable du peintre lui rendait impossible une
éternelle reconnaissance.
Mais avant de pouvoir patroner personne , Burke eut pendant des
années besoin lui-même de protection. Ses premiers ouvrages ne
l'enrichirent pas, et son père, mécontent de ne lui voir aucune pro-
fession, venait peu à son aide. En 1757, Burke rencontra à Bath la
fille presbytérienne d'un docteur irlandais et catholique établi à
Bristol. Il aima Jane Mary INugent , et il l'épousa; mais cette union,
qui fit son bonheur, ne lui donna pas de fortune. Bientôt la nais-
sance d'un fils, sur lequel il fit longtemps reposer de douces espé-
rances, et dont la perte devait désoler les dernières années de sa
vie, lui rendit encore plus nécessaire la prévoyance qui assure l'ave-
nir. De tous temps, en Angleterre, le talent littéraiie a été un moyen
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 219
des meilleurs de se faire une position dans le monde. Les liaisons nom-
breuses que Burke avait formées à Londres commençaient la sienne.
Elisabeth Montagu, qui dans le genre épistolaire a renouvelé sans
l'égaler la réputation du nom qu'elle portait, écrivait à propos de
l'ouvrage sur le beau : <( L'auteur est dans ses écrits et sa conversa-
tion un homme ingénieux et ingénu , modeste et délicat , et sur les
grands et sérieux sujets, rempli de ce respect, de cette vénération
qu'une âme bonne et grande est assurée de ressentir, tandis que des
insensés sautent par dessus l'autel devant lequel les sages s'age-
nouillent et paient leur mystérieux tribut. » La graye jeunesse de
Burke devait produire cette impression. Des hommes dont le suf-
frage est une autorité se portaient déjà caution de la distinction de
son esprit. Dès le commencement de son séjour à Londres, il avait
formé des relations assez étroites avec Garrick, qui était presqu'un
homme de lettres et un homme du monde. Une liaison plus intime,
et qui devint une intime amitié, l'unissait à sir Joshua Reynolds, cet
habile artiste et cet habile critique qui marquait dans la société,
grâce à son talent, dont les œuvres sont chaque jour plus estimées,
grâce à sa conversation, dont ses écrits portent plus d'un brillant té-
moignage. Samuel Johnson, ce juge difficile qui gouvernait l'opi-
nion dans les matières d'esprit, et dont l'influence et la renommée
ont surpassé les ouvrages, avait connu Burke à dîner chez Garrick,
et il aperçut de bonne heure sa supériorité naissante. Il prisait très
haut sa conversation , quoiqu'il lui refusât l'esprit de mots. Cette
conversation, en effet, était admirée de tous les contemporains. Elle
frappait à la première vue. « Un homme de sens, disait Johnson , ne
j)ourrait rencontrer Burke par hasard , en s' arrêtant sous une porte
pour éviter une averse, sans partir convaincu que c'est le premier
homme de l'Angleterre. »
A trente ans néanmoins, le premier homme de l'Angleterre était en-
core obligé de travailler pour vivre. M. Prior, qui met beaucoup de soin
aie disculper, comme d'une faute, de la gêne toujours honorable dans
laquelle il vécut, dit que son père, enfin touché de ses succès, lui
donnait alors deux cents livres sterling par an. Gela n'empêcha pas
qu'il ne formât le projet de passer en Amérique, pour essayer du
commerce, et peu s'en fallut que l'Angleterre ne perdît un des
hommes qui l'ont le plus honorée. Il aurait brillé certainement parmi
les fondateurs de la liberté des Etats-Unis ; cette révolution-là était
dans son génie ; mais il resta à Londres, et il écrivit. C'est en 1757
qu'il publia, avec l'aide, dit-on, d'un collaborateur inconnu, un ta-
bleau des établissemens européens en Amérique, ouvrage qui lui fut
suggéré par le livre de Raynal , et que Dugald Stewart appelait une
esquisse de maître. C'est ainsi qu'un an après il fonda, avec le libraire
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Dodsley, une publication périodique , dont l'idée était heureuse,
et dont l'existence a contribué à répandre utilement en Angleterre,
la connaissance des faits de l'histoire contemporaine. On doit à
Burke VAnnual Register. On sait que ce recueil, qui paraît tous les
ans, rend compte des événemens écoulés dans l'intervalle d'un vo-
lume à l'autre, et donne les documens qui servent à les éclaircir.
Les trois ou quatre premiers volumes passent pour être en grande
partie de la main de Burke, et en tout temps il continua de s'inté-
resser à l'ouvrage et d'y contribuer quelquefois. Cette histoire an-
nuelle du monde se publie tantôt depuis un siècle , et forme une
collection d'un grand prix. Nulle composition n'était plus propre à
former un homme public. On ne peut trop bien savoir les faits ,
quand on veut diriger les hommes.
Cependant sa situation restait précaire. L'agrément de son com-
merce multipliait ses relations. George, lord Lyttleton, dont les ou-
vrages historiques sont encore estimés, Fitzherbert, un membre
du parlement qui aimait les lettres, Pulteney, comte de Bath , dès
longtemps hors de la politique, cité pour sa conversation piquante,
Anne Pitt , la sœur du grand Pitt , et dont Burke admirait l'esprit
très original. Hume, qui lui fit connaître Adam Smith, et dont il
trouvait l'histoire trop peu libérale et la philosophie trop peu reli-
gieuse, goûtaient tous son entretien , louaient son esprit, mais n'ai-
daient point à sa fortune. Heureusement dans le nombre de ses amis
était son compatriote lord Charlemont , dont il parla toujours avec
l'enthousiasme de la reconnaissance. C'est ce seigneur, l'ami de
Montesquieu, le généreux défenseur de l'Irlande, qui présenta Burke
à Gerrard Hamilton , nommé principal secrétaire du lord-lieutenant
de cette île, quand en 1761 ce gouvernement fut donné à lord
Halifax.
Hamilton avait débuté avec beaucoup d'éclat à la chambre des
communes. On raconte que son premier discours pamt si beau, qu'il
désespéra de l'égaler et ne parla plus. Aussi l'appelait-on Hamilton
au seul discours, singlespeech. La vérité est qu'il parla rarement,
parce qu'il apprenait par cœur des discours écrits, et qu'ayant quitté
la chambre des communes pour l'Irlande, il sembla renoncer, en
Angleterre du moins, aux succès parlementaires. L'union n'était pas
alors établie par la loi entre les deux îles. Le principal secrétaire
accompagnait le lord-lieutenant, dont il était comme le ministre dans
le parlement de Dublin. Burke partit avec Hamilton sur le pied mal
défini de secrétaire, de conseil et d'ami. Dans cette position ambi-
guë, un collaborateur de cette vigueur d'esprit dut prendre une
grande part au gouvernement de son pays ; mais cette part est res-
tée secrète. On sait seulement que ses services lui valurent la troi-
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 221
sième année une pension de trois cents livres sterling sur le fonds de
l'établissement de l'Irlande, souvent grevé de dons plus abusifs. A
ce prix, Hamilton crut apparemment acheter un dévouement absolu
et s'acquérir envers un subordonné le droit de disposer à la fois de
ses opinions, de son jugement, de son travail et de son temps; mais
Burke ne pouvait renoncer au droit de penser et de dire sa pensée.
Il n'approuvait pas toute l'administration de lord Halifax ; son indé-
pendance se heurtait souvent à l'orgueil de Hamilton; il brisa le
joug, et rendit, avec une dignité un peu hautaine, un bienfait que
le bienfaiteur ne dédaigna pas de reprendre pour son compte, sous
le nom d'un de ses agens. Tous les liens furent rompus, et Burke
revint à Londres avec de nouveaux titres à l'estime et à l'intérêt de
ses amis.
11 avait mis, pour ainsi dire, le pied dans la politique. Le mouve-
ment était donné, et ne devait plus s'arrêter qu'avec sa vie. Ses re-
lations et ses études n'eurent plus qu'un objet. Histoire constitu-
tionnelle, précédens parlementaires, faits économiques, il voulait
tout connaître. Assidu à suivre les travaux de la chambre des com-
munes, il se formait à la parole dans une société de discussion [de-
bafing society ) connue sous le nom de Société de Robin-Hood. En
même temps, il ne négligeait pas le Club littéraire, institution dont
il fut un des fondateurs avec Reynolds et Johnson.
Malgré sa liaison avec le célèbre docteur, il n'était nullement de
son école en politique. A cette époque, le court passage de lord Bute
au pouvoir, la rude manière de gouverner de George Grenville avaient
soulevé l'opinion contre le favoritisme de cour et l'arbitraire minis-
tériel. Diverses questions constitutionnelles, comme les droits des
colonies en matière d'impôt, comme la légalité des mandats géné-
raux d'arrestation qui intéressait la liberté individuelle, comme la
destitution des membres militaires du parlement pour un vote indé-
pendant sur cette question même, avaient vivement agité la tribune
et la presse. Un mouvement d'opinion chaque jour plus prononcé lais-
sait chaque jour le pouvoir plus isolé et plus affaibli. L'esprit ardent
et généreux de Burke ne pouvait que suivre ce mouvement, ou plutôt
il le devançait. On a dit qu'il n'avait été whig que par accident; cela
est vrai, si l'on veut dire qu'il ne pouvait l'être que dans un temps
où le débat n'était pas ouvert entre l'esprit de conservation et l'es-
prit de révolution, mais entre une cour justement soupçonnée de
prétentions usurpatrices et un parti populaire jaloux de sauver ou
de revendiquer les principes de la constitution établie ; le torisme
était alors à peu près le synonyme d'absolutisme; c'est lui qui mena-
çait les institutions; être whig, c'était les défendre. En aucun temps,
Burke n'a eu ni les goûts, ni les mœurs, ni les principes d'un gout-
222 REVUE DES DEUX MONDES.
tisan. Eli aucun temps non plus, malgré l'étendue de son esprit, il
ne s'est beaucoup soucié de l'abus qu'on pouvait faire de ses idées;
jamais il n'a embrassé une opinion à demi pour la soutenir faible-
ment. Ce fut donc sans hésitation ni scrupule, ce ne fut ni par inté-
rêt ni par imitation, mais avec conviction, mais avec feu, qu'il se
jeta dans le parti du pays, comme s'appelait alors l'opposition. Il ne
crut pas un moment faire ainsi preuve d'infidélité ou d'indiiférence à
la cause de la monarchie ni de l'ordre, qui ne lui semblait nullement
en question. Ce sont là des craintes d'un autre temps, et c'était dès
lors l'heureux privilège de l'Angleterre qu'on pouvait y combattre
pour la liberté sans avoir les allures d'un tribun ni les passions d'un
novateur.
En 1765, sans que la majorité eût changé dans le parlement, le
ministère changea. Il se sentait miné à la cour et dans le public. Cette
retraite honora Grenville sans le rendre populaire ; mais ses adver-
saires prirent sa succession, et lorsque le marquis de Rockingham
eut formé son ministère, M. Fitzherbert lui présenta Burké, qu'il choi-
sit pour son secrétaire particulier.
Il suffit de s'approcher du pouvoir pour rencontrer la délation.
Presque aussitôt on dénonça (il paraît que ce fut le duc de New-
castle) , on dénonça au premier ministre Burke comme un jacobite et
un papiste déguisé. Il donna à l'instant sa démission ; mais Rocking-
ham était un homme juste et bienveillant, capable de reconnaître
la loyauté; il voulut garder Burke, qui devait être un si fidèle ami.
Bientôt même le nouveau secrétaire entra dans la politique pour son
propre compte. Par un arrangement avec lord Yerney , qui fut nommé
membre du conseil privé, il siégea au parlement pour le bourg de
Wendover, Buckinghamshire. De ce jour, sa destinée fut accomplie.
L'homme de lettres, dont la conversation était déjà éloquente, pa-
raissait sur le théâtre où le talent n'a d'égal que le talent, là où il ne
devait relever que de lui-même. Burke est du petit nombre de ceux
qui, n'étant rien, sont arrivés à tout, car c'est être tout que se faire
écouter d'un peuple libre. « Burke a la grandeur naturelle, disait
Johnson; il lui faut la grandeur civile. »
La question pour laquelle avait été formé le cabinet était, pour
employer les désignations abréviatives de la langue parlementaire,
la question américaine. Elle fut l'occasion du premier discours de
Burke (janvier 176(3) : il n'en reste pas de traces, ni d'aucun de ceux
qu'il prononça jusqu'en novembre 1767; mais son début fut très bril-
lant; Pitt lui adressa un de ces éloges que l'on regardait comme des
passeports pour la renommée. Lord Chai'lemont, son ami, Richard
Burke, son frère, William, son cousin, qui venait d'être élu et qui
était sous-secrétàire d'état sous Conway, virent leurs plus présomp-
«LRKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 223
tueuses espérances dépassées. « Probablement aucun homme avant
lui, écrivait Johnson, ne s'était, à son premier coup d'essai, fait au-
tant de réputation. » 11 prit une part active à tous les débats. On sait
que l'abolition de l'impôt du timbre aux colonies et l'interdiction de
tout mandat d'arrêt conçu en termes généraux furent les deux me-
sures capitales qui signalèrent la session et caractérisèrent le minis-
tère. Mais ce ministère était sans force, et presque aussitôt que les
chambres furent dispersées, il disparut (juillet 1766). On doit louer
en lui le désintéressement, cette honnêteté de libéralisme que les
gens du monde trouvent puritaine, un des mérites assurément qu'il
est le plus difficile de soutenir; car, dédaigné des prétendus habiles,
il est détesté des prétendus honnêtes. La pruderie politique, comme
on l'appelle, a besoin, pour se faire accepter, de se couvrir de l'éclat
du talent, de s'armer de la puissance du caractère. A ces deux con-
ditions le ministère Rockingham était loin de pleinement satisfaire.
L'opinion lui tenait trop peu compte de sa probité pour lui passer la
modestie et l'indécision. Il avait contre lui les hautes ambitions et les
sordides intérêts, ceux qui concevaient dans le pouvoir plus de gran-
deur, et ceux qui ne l'appuyaient qu'à la condition de ses abus. Il
tomba, et le tableau de ses principaux actes, tous marqués du sceau
de l'équité et de la modération, devait, pourvu qu'on distinguât ses
œuvres de sa manière, devenir sa meilleure apologie. Burke l'écrivit
en deux pages, qui furent remarquées, sous ce titre : a Compte som-
maire de la dernière administration. »
Pitt ou plutôt lord Chatham avait cependant formé ce cabinet in-
cohérent, dont la politique, obscure dès sa formation, est encore un
problème pour l'histoire. Burke eut à refuser plus d'un emploi; mais
il jugea le ministère dès le premier jour avec une parfaite sagacité.
Elle se montre dans sa correspondance avec lord Rockingham, que
dans aucun cas l'honneur ni l'amitié ne lui permettaient d'abandonner.
Jamais, au reste, il ne goûta la personne ni le talent de lord Cha-
tham. L'inégalité impérieuse, la confiance hautaine, les variations
que l'imagination, le tempérament et l'intérêt imprimaient à la con-
duite de ce singulier homme d'état, une supériorité qui se manifes-
tait plutôt par des inspirations soudaines et des coups de génie que
par des conceptions méditées avec profondeur, poursuivies avec mé-
thode, accomplies avec persévérance, devaient effaroucher ou inti-
mider l'esprit vif mais réfléchi, étendu mais sévère, régulier dans sa
verve, opiniâtre avec enthousiasme, d'un homme de lettres scrupu-
leux et irritable, simple dans sa vie, consciencieux dans ses études,
et qui n'agissait ni ne parlait que laborieusement préparé. Décidé à
n'entrer point dans l'administration, Burke quitta même à dessein
l'Angleterre. A son retour d'Irlande, il s'occupa de régler, suivant ses
224 REVUE DES DEUX MONDES.
goûts, sa vie future. Il avait perdu son père et son frère aîné, et, joi-
gnant à leur héritage ce qu'il dut à la générosité du marquis de
Rockingham, il acheta dans le Buckinghamshire le domaine de Gre-
gories, près de Beaconsfield. Ce bien devint pour lui un séjour de
prédilection. Il y fit des travaux utiles et des travaux d'agrément.
Il se prit de goût pour l'agriculture, et l'on assure qu'il y devint
habile; mais il ne devint jamais riche, et, quoi qu'en dise son bio-
graphe Prior, il parait avoir eu bien souvent à lutter contre de sérieux
embarras de fortune.
Le général Gonway était resté dans le nouveau ministère; Burke
devint donc le leader ou le guide dans le parlement du parti de l'an-
cien cabinet. Pitt était retiré dans la chambre des lords, et Charles
Fox n'était pas encore dans celle des communes; Burke s'en trouva
le premier talent. Son opposition fut vive et brillante. Le ministère,
que ne gouvernait pas son chef apparent, le duc de Grafton," cher-
chait des alliances, et Gonway, qui voulait n'être resté au pouvoir
que pour rapprocher les partis, essaya une conciliation que Burke,
dans ses lettres, loue Rockingham d'avoir refusée (!"' avril 1767).
L'abandon que fit alors Gonway des fonctions de secrétaire d'état,
la séquestration étroite à laquelle Ghatham malade se condamnait,
la mort soudaine du chancelier de l'échiquier, Gharles Townshend,
vinrent ajouter à la nécessité d'une recomposition ministérielle. Lord
North succéda à Townshend, et l'accession des amis du duc de Bed-
ford, ancien collègue de Gren ville, acheva d'altérer le caractère plus
franchement libéral que le nom et la présence de Ghatham auraient dû
conserver à cette administration. Burke se prévalait de tous ces avan-
tages, et contre un cabinet flottant et faible, il fit d'énergiques appels
à l'opinion publique, qui commença à reconnaître sa voix.
Pas plus que l'orateur, l'écrivain ne manqua à sa cause. George
Grenville avait publié ou fait publier une défense du ministère de
lord Bute et du sien. George Grenville était ce qu'on appelle dans le
monde politique un homme d'afïaires. Il en avait toutes les qualités,
excepté celles qui d'un homme d'affaires feraient un homme d'état.
Exact, laborieux, passionné pour le bien public, indifl'érent aux plai-
sirs du monde et aux jouissances de l'esprit, il ne se plaisait que dans
le maniement et la discussion des intérêts positifs du gouvernement.
Les yeux constamment fixés sur la balance de -fin d'année, il était
consterné et scandalisé toutes les fois que l'équilibre du doit et de
l'avoir était sacrifié à la politique. Persuadé que lui seul comprenait
le danger et pouvait le conjurer, il soutenait audacieusement que tout
était perdu. A lire le pamphlet qu'il avait écrit ou signé, la guerre
de sept ans était la ruine de l'Angleterre. Par un éclat trompeur, elle
avait fasciné l'Europe et humilié la France, qui ne savait pas combien
BURKE, SA \IE ET SES ÉCRITS. 225
elle avait au fond gagné à ses défaites. On n'avait pu trop se hâter de
conclure la paix, et le ministère de lord Bute, en se pressant de la
signer, s'était dévoué pour arrêter le pays sur le, penchant de sa
perte. Une dette écrasante, un commerce en déclin, des colonies en
souITrance, des finances en désordre, tels sont les maux que par des
mesures énergiques le cabinet Grenville commençait à réparer, et,
après que le cabinet Rockingham les avait ramenés, augmentés, ils
s'accroissaient encore sous ses successeurs. L'état était en péril, si
l'on n'appelait pas ceux qui, seuls ayant prévu le mal, seuls le pou-
vaient guérir.
Burke entreprit une réfutation complète. Contre un antagoniste fort
par les faits et les chiffres, il ne s'en tint pas à des considérations
générales; il le suivit sur souterrain, et, discutant les questions tech-
niques avec une clarté supérieure, il détruisit pièce à pièce tout l'é-
chafaudage d'une spécieuse argumentation. Un écrit de ce genre ne
saurait être analysé, et l'on admettra aisément, je pense, que l'au-
teur réussit à montrer qu'une guerre qui donne à un grand pays de
la gloire et des conquêtes ne le ruine pas, quoi qu'elle lui coûte, et
qu'inévitablement la paix après la victoire amène la richesse et la
prospérité. Si le présent a ses dangers, tels que la crise du commerce
et des colonies, ces dangers sont dus aux mesures ijTéfléchies et rudes
auxquelles Grenville a attaché son nom. Or, loin de les désavouer, il
ne propose que de les renouveler en les aggravant encore. La pire de
toutes avait été l'établissement du droit de timbre. Jusque-là, le par-
lement d'Angleterre, sans douter de son droit de taxer les colonies,
avait toujours douté qu'il fût sage d'en user pour accroître le revenu
public. Les colonies, sans contester un droit dont elles ne ressentaient
pas l'atteinte, jouissaient en paix de leurs institutions propres, qui
pour leurs affaires intérieures leur assuraient tous les droits d'un
peuple libre. Aucun débat inutile ne s'élevait sur les limites des deux
prérogatives, « sur des questions qui sont plus du ressort de la mé-
taphysique que de la politique, et qui ne peuvent jamais être renmées
sans ébranler les fondemens des meilleurs gouvernemens qu'ait pu
instituer la sagesse humaine. » C'est en rompant ce compromis, cette
conciliation suffisante et toute pratique, qu'on a comme à plaisir al-
lumé les passions d'un peuple sensible et fier. En trouvant la que-
relle ouverte entre la métropole et les colonies, le cabinet Rockin-
gham n'avait pour la calmer qu'une conduite à tenir : abandonner
l'exercice malencontreux du droit de taxer, sans abandonner le droit
lui-même. Il était fâcheux sans doute de paraître céder; il l'était da-
vantage, en persistant dans une faute, de perdre et le commerce et
les colonies. Dans cette alternative, deux actes avaient été rendus,
l'un qui déclarait la prérogative de la métropole, l'autre qui révoquait
TOME I. 15
226 REYUE DES DEUX MONDES.
l'acte du timbre. Ces mesures, comme toutes celles du ministère, ne
tendaient qu'à réparer le mal par un retour aux principes de conduite
que l'administration précédente avait abandonnés. Le premier et le
plus moral de tous ces principes, c'est que les hommes et les partis
soient fidèles à eux-mêmes, c'est que, sous le prétexte de faire les
affaires avant tout, on ne brise pas tous les liens de l'honneur poli-
tique.
Quoique cet ouvrage de Burke soit excellent et qu'il puisse même
se lire avec intérêt, si l'on veut bien connaître les affaires anglaises
à cette époque, on devra chercher encore ailleurs la plus haute me-
sure du talent de l'écrivain. Les Pensées sur les Causes des mécon-
tentemens actuels, qu'il publia en 1770, sont à nos yeux le premier
de ses écrits qui l'ait classé à son véritable rang. Le cabinet était
changé; lord North était premier ministre; la haine publique, ne
poursuivait spécialement aucun de ses collègues. Les atteintes por-
tées du temps de Wilkes à la liberté des citoyens avaient vieilli. Lord
Bute était sorti du pouvoir depuis sept ans. L'aveuglement obstiné
qui devait conduire le roi et son conseil à la perte des colonies amé-
ricaines n'inquiétait pas f opinion et flattait même f orgueil national.
Cependant l'Angleterre était mécontente. Une vague inquiétude s'é-
levait sur la vertu même de ses institutions : répondaient-elles bien
à la confiance qu'elles inspiraient? n'avaient-elles pas souffert de
l'action du temps, des atteintes de la corruption? quelque révolution
ne les menaçait-elle pas, qu'elle vînt d'un complot de la cour ou
d'une explosion populaire? Il régnait dans les esprits beaucoup de
défiance, d'irritation, d'anxiété, de découragement. La division des
partis, et surtout de leurs chefs, semblait rendre impossible à f oppo-
sition le succès, au pouvoir le gouvernement. Ce moment de fhistoire
parlementaire mérite d'être étudié. Voici comment on pourrait, d'a-
près Burke, rendre raison de la situation.
Tout le monde en effet était mécontent. Le gouvernement accusait
les partis, le public s'en prenait au pouvoir; cependant le pays était
riche et prospère. On ne saurait prétendre qu'en de tels conflits
d'opinion jamais la nation n'ait tort; mais la présomption est en sa
faveur. La nation n'est pas intéressée, par système ou par amour-
propre, à persister dans une erreur; elle ne peut avoir de mauvaise
intention; son intérêt est le bien public; elle se plaint parce qu'elle
souffre. Toutefois, si elle se plaignait en 1770, ce n'est pas que ses
griefs fussent les mêmes que ceux qui l'avaient irritée dans le siècle
précédent, et les défenseurs du pouvoir prenaient ou donnaient lé
change, lorsqu'ils s'évertuaient à prouver qu'il n'y avait rien à crain-
dre de ce qu'on avait justement craint sous les Stuarts. Les temps
étaient changés, et avec les temps les abus et les dangers. Si l'on
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 227
avait dû, au xvir siècle, s'alarmer pour les droits et l'existence du
parlement, aujourd'hui le parlement n'était plus menacé, au moins
de la même manière; mais il ne s'ensuivait pas que la prérogative
de la couronne ne fût pas à redouter, et n'eût point puisé dans des cir-
constances nouvelles une nouvelle manière d'altérer la constitution.
La royauté, placée par la révolution dans l'impuissance de reprendre
les vieilles luttes, avait été forcée d'entrer en partage d'influence,
en communauté d'action avec les hommes ou les familles qui avaient
vu en 1688 triompher leurs principes et leur cause. Le parti whig
était devenu le parti gouvernemental et presque le gouvernement.
Pendant plus d'un demi-siècle la couronne était demeurée, sauf de
courts intervalles, liée étroitement et comme solidaire avec les au-
teurs ou les représentans de la révolution. Sous Walpole, la cour et
le ministère ne faisaient qu'un. Les Pelham avaient fini par en arri-
ver au même point. Le roi George II s'était de bonne grâce, ou plu-
tôt avec conviction, soumis à l'association; on peut dire qu'il était le
roi des whigs. Cependant il naquit bientôt une secte de courtisans
qui appelèrent cette association politique un assujettissement. Ou
commença à dire que la royauté était subjuguée par une aristocratie.
Les tories, d'anciens tories, ne manquèrent pas de répéter le repro-
che, attestant ainsi leur vieille aversion pour la dynastie comme ja-
cobites, leur zèle pour la royauté comme cavaliers, dénonçant l'une
comme faible, plaignant l'autre comme opprimée. Jusque dans le
parti populaire il s'était rencontré des mécontens qui, par tactique
ou par haine, avaient tenu un langage analogue. Il n'est pas sans
exemple, même en Angleterre, que la minorité essaie de grandir le
pouvoir exécutif contre la majorité, et une opposition, pour si peu
qu'elle soit démocratique, n'est pas incapable de chercher contre le
parti qui gouverne l'alliance de l'absolutisme. Cela s'est vu plus d'une
fois depuis l'époque où Burke écrivait, même aujourd'hui le haut
torisme ne s'interdit pas de spéculer sur cette faiblesse des partis
populaires, et le brillant et insidieux écrivain qui en est devenu dans
ce moment le plus véhément orateur a plus d'une fois accusé le gou-
vernement anglais de n'être qu'une copie de l'aristocratie vénitienne,
espérant convier par là la démocratie à se jeter dans les bras de la
monai'chie administrative. Puisse ce conseil de Sinon n'être jamais
écouté !
Au vrai , les cours seules sont le sol naturel de cette dangereuse
politique, et sous le règne du second roi de la maison d'Hanovre,
c'est dans la petite cour de la princesse de Galles que se forma une
coterie qui ne rêvait pas moins que de pervertir la constitution bri-
tannique. Tant que le prince avait vécu, il avait intrigué et souvent
avec l'opposition. Sa veuve continua religieusement de faire de
228 RE\UE DES DEUX MONDES.
Carlton House un monde à part et l'asile des disgraciés de la fortune
parlementaire. Lord Bute, qui à tous les titres régnait dans ce pa-
lais, était d'une race écossaise, et comme tel il avait au moins con-
servé l'ancien loyalisme de sa race. 11 ne connaissait, et même n'am-
bitionnait que l'influence attachée par la faveur occulte à un dé-
vouement et à une habileté plus domestique que politique. C'est au
point que lorsque l'avènement de George 111 le fit chef du minis-
tère, il s'y trouva bientôt mal à l'aise et renonça sans nécessité et
presque sans prétexte au gouvernement. Mais la politique qu'il sem-
blait personnifier, et qui continua à rendre son nom odieux, persista
après lui et domina en son absence. Elevé dans ces idées, le mé-
diocre et obstiné George Ilï se fit toujours un devoir (car les bigots
appellent devoirs leurs passions) de mettre, comme on disait alors,
la royauté hors de page. S'il n'eût pas échangé sa stupidité contre
la folie, son règne aurait pu devenir funeste à la constitution et se
terminer dans une crise révolutionnaire. Dès les premiers temps,
il donna les mains à tous les efforts pour séparer la cour et le mi-
nistère. Tandis que constitutionnellement c'est le roi qui possède le
pouvoir et les ministres qui l'exercent, les nouveaux Strafford ren-
versèrent les rôles. 11 fut entendu que sous le nom d'influence,
il fallait assurer au roi et à sa coterie permanente une force en de-
hors de son gouvernement avoué, force qui paralysât l'autorité de
ses ministres, c'est-à-dire son pouvoir officiel, lors même qu'elle ne
parviendrait pas à le soumettre et à fabriquer un cabinet de courti-
sans. Pour atteindre ce but, il fallait le concours ou la tolérance du
parlement. Le premier soin fut de dissoudre ces associations puis-
santes qui y avaient exercé une si grande autorité, d'entretenir ou
de susciter la division dans l'ancien parti du gouvernement, défaire
même appel à l'indépendance jalouse ou à l'envieuse versatilité,
pour briser le joug de ces guides dont le talent impérieux pèse tou-
jours un peu à ceux qu'ils conduisent. On s'efforça de persuader,
soit par la critique toujours facile des partis et de leurs chefs,
soit par la puissance corruptrice des faveurs innombrables dont la
liste civile disposait en maîtresse, aux gens intéressés ou faibles,
qu'il y avait plus de sûreté à s'attacher à la royauté qui dure
qu'aux ministères qui changent; on tendit enfin à former un parti
de la cour qui fût l'appoint nécessaire et bientôt peut-être le corps
de bataille de la majorité gouvernementale. Cette intrigue avait,
dès 1761 , forcé à la retraite Pitt au milieu de ses triomphes. Par
elle , le duc de Newcastle , suspect à raison non de son caractère ,
mais de la force de sa clientèle , avait été bientôt sacrifié à la vieille
rancune des hôtes de Carlton House contre les Pelham. George Gren-
ville, choisi parce qu'il ne pouvait arriver seul au pouvoir sans rom-
RURKE, SA ME ET SES ÉCRITS. 229
pre tous ses liens de famille, n'avait pu se maintenir malgré sa ma-
nière presque absolue de gouverner, quand on vit que , plus jaloux
de servir que de plaire, il préférait l'état à la cour, et voulait do-
miner dans le cabinet comme dans le parlement. Abandonnés par
la couronne, les deux ministères suivans n'avaient pu se soutenir,
ou du moins l'administration du duc de Grafton n'avait été qu'une
suite inconsistante de remaniemens , et une déviation graduelle de
l'esprit apparent et primitif de son institution. Toutes ces circon-
stances qui n'étaient point uniquement créées de mains de courti-
sans, et auxquelles contribuèrent inconsidérément, par leurs riva-
lités , leurs exigences et leurs variations, les premiers hommes des
deux chambres, étaient de nature à seconder la propagation des
nouvelles doctrines inconstitutionnelles, à discréditer les principes
mêmes qui sont comme le droit des gens de la guerre parlementaire.
Ainsi l'exclusion avait été successivement donnée à tous les hommes
grands par la situation , le talent et la renommée , et un ministère
était venu au monde qui , sans être formé de purs favoris , ne pou-
vait* se passer de la faveur royale , qui , sans renfermer aucun des
maîtres de la tribune , était assez rompu aux affaires et aux débats
pour suffire aux besoins de chaque jour; un ministère qu'il eût été
impossible de classer dans aucun parti, quoiqu'il ne fût l'adversaire
déclaré d'aucun, prêt à les combattre tous au. nom de la prérogative
qui faisait sa force et son appui; un ministère enfin qui, par néces-
sité au moins autant que par conviction, devait s'appuyer sur la
cour et convenir au goût du roi , grâce à la modestie de ses talens ,
à la petitesse de ses vues et à la fermeté de son attitude. On peut
supposer, en effet, que George III n'eut jamais de ministre qui fût
plus selon son cœur que lord North. Lorsque, beaucoup plus tard, le
grand torisme conservateur eut été créé , comme une arme de dé-
fense forgée au feu de la révolution française , il put trouver que si
la monarchie n'en souffrait pas, le monarque, rengagé dans les liens
d'un parti, y perdait en indépendance propre et en influence person-
nelle. Aussi, tant qu'il fut capable de penser et de vouloir, accepta-
t-il M. Pitt comme un sauveur, et jamais comme un favori.
Mais, à l'époque où Burke écrivait, cet avenir était au-delà de toute
humaine prévoyance. Il ne savait qu'une chose, c'est qu'en dehors
de tous les ministères il existait une cabale qui doublait en quelque
sorte le cabinet. Il y avait, outre le parti du gouvernement, un parti
des hommes du roi, des amis du roi , dissolvant ou négation de tous
les partis, coterie d'intrigans et de docteurs, professant en principe
que le choix des ministres était libre, que les ministres étaient d'au-
tant plus au roi qu'ils avaient moins d'amis, et qu'enfin les cham-
bres leur devaient aide et confiance par cela seul qu'ils étaient les
230 REVUE DES DEUX MONDES.
ministres du roi. Ce système, sans violer la lettre de la constitution,
pouvait la vicier dans son essence. « Cette infusion du favoritisme
agissait dans le gouvernement comme un poison, dans le public
comme un ferment. » De là tout le mal de la situation, de là le dis^
crédit du pouvoir et le soulèvement de l'opinion. Il y avait urgence
de raffermir sur ses véritables bases la constitution ébranlée.
La royauté pouvait la menacer par Ig, corruption comme par l'usur-
pation. Le parlement pouvait se dénaturer en se subordonnant. Si
la révolution l'avait associé au gouvernement, ce n'était pas pour
qu'il cessât d'être un pouvoir de contrôle. C'est à mieux régler l'em-
ploi des ressources abandonnées à la couronne, c'est à relever, à ra-
nimer dans le parlement le sentiment de sa responsabilité que Burke
concluait, après avoir admirablement décrit la situation que nous ve-
nons d'esquisser. 11 espérait peu des réformes dont on parlait alors.
Abréger la durée des parlemens lui paraissait un moyen certain, en
multipliant des réélections ruineuses, de donner au pouvoir l'avan-
tage sur les particuliers; car, entre eux et lui, la partie serait de moins
■en moins égale. Augmenter le nombre des places incompatibles avec
les fonctions parlementaires, c'était écarter des influences avouables,
sans détruire les pratiques occultes et les marchés clandestins pai*
lesquels on achète ceux qu'on n'oserait récompenser. Ce qu'il réclame,
c'est « l'interposition du peuple; le remède aux maux du parlement
-n'est pas dans le parlement même. » Que le peuple veille et agisse sur
ses représentans, et pour cela qu'il les connaisse; que, dans toutes les
questions importantes, la liste exacte des votans soit mise sous les
yeux de tous. Burke se fie à cette publicité pour perdre à la fois et
ceux qui trahissent leur parti, et ceux qui soutiennent tous les pou-
voirs. Ainsi il espère rétablir la fidélité politique. Il faut voir avec
quelle force de raison, avec quelle profonde connaissance des con- '
ditions d'un état libre, il explique, il justifie l'existence des partis, et
montre que, sans les liens qui les unissent, les citoyens désarmés
laissent périr entre leurs mains la liberté publique. Point de parti de
l'opposition, point d'obstacle à l'arbitraire. Un pouvoir sans parti est
faible, s'il n'est tyrannique. Cette formule dès lors inventée : « Noh
les hommes, mais les mesures, » est pour Burke une profession^d'in-
différence politique; elle affranchit les individus de tout engagement;
elle rabaisse au même niveau tous les talens et tous les caractères;
«lie pousse à l'anarchie, si elle ne mène au despotisme.
Telle est en gros l'idée de ce pamphlet, un des chefs-d'œuvre de
la littérature politique. Je ne sais si l'on a fait aussi bien; on n'a pas
fait mieux. Encore aujourd'hui, cet ouvrage de circonstance est cité
comme un ouvrage de principes. C'est un livre classique; c'est, a-t-on
dit, le Credo des lohigs de l'Angleterre. 11 faut le lire, si l'on veut com-
BURKE , SA VIE ET SES ÉCRITS. 231
prendre le fond du gouvernement représentatif, curiosité innocente!
On y trouvera toute la solidité et tout le piquant, toute l'élévation et
toute la vivacité que ce genre d'écrit peut réunir, tout ce que la mé-
ditation de l'histoire et l'expérience des afl'aires peuvent enseigner
sur un sujet donné à un esprit fécond et pénétrant, tout le vrai et
rien que le vrai. Burke ne s'était pas encore élevé aussi haut; il a
déjà toutes ses qualités, et ne laisse encore apercevoir aucun de ses
défauts. Les premières ont pu grandir, mais alors les seconds ont
paru. Gomme il est un des hommes qui ont le mieux prouvé que
l'imagination est une des facultés qui vieillissent le moins, qu'elle
peut, au contraire, devenir avec l'âge et plus vive et plus riche, il a
pu faire depuis des choses plus brillantes, mais non de meilleures
choses; il a écrit avec encore plus de mouvement, avec encore plus
d'éclat, mais il s'est quelquefois ébloui, quelquefois emporté; son ta-
lent n'a été parfait qu'une fois.
Johnson lui-même répondit indirectement à Burke. C'est alors du
moins qu'il publia la Fausse Alarme, écrit mesquin d'un tory lettré,
qui vous enseigne que la liberté n'a pas de meilleure garantie qu'un
bon roi. Cela est digne de sa réponse à Junius, dont les lettres pa-
raissaient alors et produisaient une vive sensation, encore accrue par
le mystère de leur origine. Ce moment est cité comme celui où la
presse politique a pris son rang. Burke et Junius ont doté leur pays
d'une branche de littérature nouvelle. Jamais avant eux le talent
oe s'était immortalisé par un pamphlet. Leurs deux noms se rap-
prochent si naturellement, qu'on a même essayé de n'en faire qu'un,
et dès le temps où il parut, le succès de l'écrit de Burke fut tel qu'il
donna crédit au bruit déjà répandu, qu'il pouvait bien être le ter-
rible et impénétrable anonyme. Quoique, à mon avis, la supposition
ne soit pas soutenable, elle fit fortune alors et depuis, et sir Philip
Francis lui-même renvoyait quelquefois à Burke l'honneur qu'il re-
fusait d'accepter.
Burke et Junius ont tous les deux un rare talent, mais chacun un
talent bien différent. Celui de Junius est dur et orné, travaillé dans
sa violence, et la passion qui l'échaulTe ne dissimule pas l'art qui le
guide. Il mêle la logique et l'invective; il aiguise ses mots et con-
centre une idée dans chaque phrase, mais répète l'idée en variant la
phrase, car il a plus d'invention dans le style que dans la pensée.
Quand il raisonne, il se serre davantage, il devient sec et nerveux;
mais sa dialectique est plus forte que sa raison n'est puissante. Il est
élevé, mais étroit, et l'on ne sent pas en lui un de ces riches esprits
qui se prodiguent et ne s'épuisent pas. Burke assurément ne manque
ai de vivacité ni de chaleur, et, quoique de fortes convictions l'ani-
ment, il se souvient en écrivant des secrets du métier. Telle est cepen-
232 REVUE DES DEUX MONDES.
dant son abondance naturelle, que ses écrits ressemblent à l'impro-
visation d'un homme qui a beaucoup pensé : ses idées se pressent
et le débordent; il a peine à choisir dans le nombre, et il lui faut
quelque effort pour leur donner de l'ordre et de la clarté. L'éclat
même du style lui vient tout naturellement. Il est brillant, il est co-
loré, non parce qu'il s' efforce de l'être, mais parce que son imagi-
nation l'est pour lui. 11 expose plutôt qu'il ne discute, et il a plus à
cœur d'entraîner ses lecteurs que de désoler ses adversaires. Sans
leur épargner les traits piquans et dédaigneux, il s'abstient en géné-
ral de l'insulte, fuit les noms propres, et son indignation n'est pas
de la rage. A ce temps surtout de la force de l'âge et de la maturité
du talent, il conserve jusque dans le feu de la polémique cette séré-
nité d'âme qui laisse à l'esprit toute sa grandeur. Se convictions peu-
vent lui donner de la colère, mais la colère ne lui a pas donné ses
convictions, et son regard s'étend bien au-delà des intérêts d'un mo-
ment, bien au-dessus de la foule qui l'environne. Même en écrivant
. sur les circonstances, il tend à là vérité durable. Aussi, tandis que les
lettres de Junius ne seront un jour qu'une curiosité littéraire et anec-
dotique, et ne devront être étudiées que comme des invectives bien
faites, les Pensées sur les Causes des mècontenLemens actuels conti-
nueront de mériter l'attention des hommes d'état des pays libres, et
resteront un des monumens de l'histoire du gouvernement britan-
nique.
Pour identifier d'ailleurs Burke et Junius, il faudrait braver des
invraisemblances qui deviennent de solides objections. Et d'abord le
caractère moral de Burke proteste. Il était franc et loyal; il attaquait
les doctrines et les hommes à visage découvert. Ses haines, qui ne
connaissaient pas les déguisemens, ne descendaient pas à la calomnie;
elles se fondaient, même les plus injustes, sur des motifs généraux
et élevés, et ne l'auraient jamais abaissé aux indignes détours d'une
noire vengeance ou d'une venimeuse envie. C'est dire qu'il n'eût pas
écrit les lettres de Junius. Enfin, si la colère ou l'esprit de parti avaient
pu jamais l'emporter jusque là, au moins n'aurait-il commis de pa-
reils excès de plume que pour soutenir ses opinions et ses affections
les plus chères, et que Junius ne partageait pas. Dédaigneux pour
l'administration du marquis de Rockingham, Junius n'a d'égards, il
n'a d'admiration que pour George Grenville, et son homme d'état de
prédilection est celui même que Burke venait de traiter en adversaire
déclaré. Sur la question des colonies, Junius suit le préjugé métro-
politain, et Burke le brave. Des premiers, il a professé à l'égard de
l'Amérique le système des concessions libérales, et il en a fait le thème
habituel de ses discours et le trait saillarrt de sa politique. Et l'on
voudrait qu'il eût trahi ses amitiés et ses opinions pour mieux cacher
nURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 233
une œuvre de perfidie et se donner les émotions d'un libelliste élo-
quent !
Cependant il faut convenir que ce soupçon, qui nous semble inju-
rieux, fut accrédité par l'admiration même qu'il inspirait. 11 eut sou-
vent à s'en défendre, et, chose singulière, il n'en est pas fort énergi-
quement défendu par M. Prior, qui est pourtant un biographe bien
dévoué. M. Prior admet que si Burke n'a pas écrit les fameuses lettres,
il doit en avoir assisté l'auteur. Il donne en preuves des analogies
sans importance; mais il cite un fait qui en aurait davantage : c'est
que Burke aurait dit à Reynolds qu'il savait le grand secret, en le priant
de ne le point presser là-dessus. Il ajoute que Reynolds et Malone
croyaient qu'on faisait faire un premier canevas par un certain Dyer,
un ami de Chamier, mort en 1772, l'année où Junius a cessé d'écrire.
Ce premier jet était soumis à Burke, qui retouchait l'œuvre et lui
donnait ainsi cette forme étudiée, si dilïerente de son style ordinaire.
On prétend qu'à la mort de Dyer, William Burke, un cousin d'Edmund,
entra dans sa chambre et y détruisit beaucoup de papiers. Enfin on
ne manque pas de remarquer que l'éditeur des lettres de Junius reçut,
par une voie secrète et avec un billet qui lui parut de sa main, quoi-
que signé d'initiales différentes, le texte d'un discours de Burke,
prononcé le 2û novembre 1767, dans un temps où la chambre des
communes n'admettait pas de journalistes dans la galerie. Ce dis-
cours, d'un ton très vif, fut publié dans le Public Advertiser, et il a
été placé, avec le billet d'envoi, par le fds de l'imprimeur de Junius,
dans le recueil authentique de ses lettres.
Mais on ne dit pas sur quelle autorité on répète l'anecdote de Rey-
nolds. Où est la preuve que Burke ait lui-même noté son discours,
ou que, l'ayant rédigé, il l'ait transmis au journal, et non pas donné
à des amis, à des écrivains de l'opposition, pour le répandre et le
faire publier au besoin? Malone, que l'on cite, a écrit pour prouver
que Junius était Gerrard Hamilton. Si ce Dyer dont on parle était
l'ami de Chamier, il a indignement outragé son ami en se couvrant
du redoutable pseudonyme. Puis, s'il est incontestable que Burke
ut soupçonné dès l'origine, si, comme on le dit, c'était l'avis de lord
Mansfield et de Blackstone, un des premiers adversaires de Junius,
sir William Draper, qui partageait ses soupçons entre lord George
Sackville et Burke, interrogea formellement ce dernier et obtint pour
réponse une dénégation catégorique, dont il se déclara satisfait.
Johnson a raconté que Burke non provoqué lui avait spontanément
tenu le même langage. Enfin, répondant à un des Townshend, qu'on
avait aussi soupçonné, Burke lui écrivait dans une lettre du 24 no-
vembre 1771, qui a été conservée : «Je vous donne maintenant ma
parole d'honneur que je ne suis pas l'auteur de Junius et que je ne
234 BEVUE DES DEUX MONDES.
connais pas l'auteur de ce papier. » En voilà plus qu'il ne faut pour
prouver qu'il n'a point écrit des lettres où ne se reconnaissent ni ses
opinions, ni son caractère, ni ses passions, ni ses intérêts, ni sons
style.
C'est dans la chambre des communes que nous devons chercher
Burke, ai nous voulons le retrouver. Pour tracer l'histoire parlemen-
taire d'un chef d'opposition, il faudrait raconter toute celle de son
pays, et, passant avec les assemblées d'un débat à un autre, traiter
successivement les questions dans l'ordre où elles se produisent, les
abandonner quand elles font place à d'autres, y revenir quand elles
reparaissent, multiplier les détails et les redites, porter dans le récit
toute la confusion des affaires humaines. On sait quelle multitude de
griefs et quelle variété de débats éleva l'opposition à cette époque.
Burke la suivit ou la guida dans presque toutes les voies qu'elle s'ou-
vrit. Presque aucun discours de la couronne ne passa sans qu'il en
fît la libre et sévère critique. Toutes les mesures pour garantir la
pureté des élections eurent son appui. Comme pour attester qu'il
n'était pas Junius lui-même, il défendit Junius et avec lui la liberté
de la presse, en s'efibrçant de faire régler les accusations d'office
pour libelle, et d'assurer au jury, dans ces sortes de procès, la juste
latitude de sa compétence. C'est dans un de ces derniers débats qu'il
rencontra sur son chemin un jeune homme qui venait à dix-neuf ans
d'entrer au parlement, et qui cherchait encore la voie où il devait
glorieusement marcher. Charles Fox était le fils de Henri, premier
lord Holland. Elevé, pour ainsi dire, dans le giron du gouvernement^
il ne se doutait pas qu'il deviendrait l'orateur populaire que chacun
sait. En avril 1769, il avait débuté par soutenir une des énormités
de la chambre des communes contre Wilkes. « Il a parlé, dit Horace
Walpole, avec insolence, mais avec une infinie supériorité de talent.»
Le sergent Glynn ayant proposé une enquête sur l'administi-ation
de la justice criminelle, accusée communément de violence et d'arbi-
traire dans les affaires politiques. Fox s'éleva vivement contre cet
appel à l'opinion du dehors, quand la pensée de la majorité devait
seule être regardée comme la pensée de la nation (6 décembre 1770).
Burke traita cette doctrine avec un assez rude dédain, et rien alors
ne semblait préjuger que ces deux hommes dussent bientôt s'unir
dans la plus libérale des oppositions, puis se séparer un jour encore,
mais en sens inverse, Burke pour se ranger sous le drapeau conser-
vateur, Fox pour agiter la bannière des révolutions.
Pour le moment. Fox devint lord junior de l'amirauté dans l'ad-
ministration de lord North. Il paraît cependant que des relations bien-
veillantes l'avaient déjà rapproché de Burke. Du moins celui-ci rap-
pelait-il, au temps de leur grande rupture, que Fox ava;it été comme
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 235
son élève, qu'on le lui avait amené à l'âge de quatorze ans, et qu'il
avait formé sa jeunesse à la politique.
Mais il faut retracer avec de plus grands détails les débats mé-
morables où Burke porta au plus haut degré sa renommée d'o-
rateur.
Le premier, qui occupa treize sessions, est le débat sur les affaires
d'Amérique. Le second des discours de Burke conservés dans les re-
cueils est celui qu'il prononça sur ce sujet dans la discussion de l'a-
«Iresse de 1770, et peu après il proposa, dans la même question, la
censure de la conduite du cabinet Les colonies anglaises étaient dans
l'usage de faire suivre leurs affaires auprès de la métropole par des
mandataires de leur choix. Quoique cette position, dont l'analogue
existait en France il y a quelques années, m'ait toujours paru peu
compatible avec l'indépendance du membre d'une assemblée repré-
sentative, Burke accepta en 1771 le titre d'agent de l'état de New-
York, avec un traitement annuel de 1,000 livres sterling. Ces fonc-
tions, qu'il ne garda qu'un temps, purent lui ôter de son autorité,
mais servirent à lui donner, touchant les affaires d'outre-mer, des
connaissances encore plus approfondies, (c Cet homme est surprenant,
disait en 1774 un ami de Franklin, il en sait plus sur l'Amérique
que toute la chambre ensemble. » Franklin lui-même, pendant tout
le temps qu'il resta à Londres comme délégué du Massachusets, eut
de fréquentes entrevues avec Burke. On sait que l'habile docteur di-
sait que dans tout le cours de sa mission il n'avait trompé le con-
seil privé qu'en lui disant la vérité; mais la vérité qui trompait les
ministres éclairait Burke. Il voyait grossir l'orage, et dans la con-
versation de Franklin il puisait les moyens de le conjurer. C'est ainsi
qu'il ne parlait que bien instruit. Une étude complète de son sujet,
c'était sa manière de se préparer. Aussi la âolidité est-elle un des
mérites de ses discours. Quoique très étendus, il sont remplis; par-
fois ils ressemblent trop à des traités sur la matière, composés pour
l'éducation de son auditoire. Ses qualités brillent éminemment dans
son discours du 19 avril 1774 sur la taxation américaine, discours
comparable aux plus beaux qu'il ait prononcés, le premier qu'il ait
jugé digne de l'impression, et qui doit nous arrêter quelques instans.
On se rappelle que Grenville avait établi un droit de timbre aux
colonies, et que Rockingham l'avait aboli. Le ministère de lord Cha-
tham ou plutôt Charles Townshend, son chancelier de l'échiquier,
fit adopter six taxes nouvelles , dont une sur le thé, et celle-ci resta
seule, quand en 1769 le parlement eut révoqué les cinq autres. En
1774, M. Rose Fuller proposa de supprimer la sixième. Ce débat re-
mettait en présence les deux systèmes, la résistance et la concilia-
tion. Tous les cabinets étaient remis en scène, et Burke ne pouvait
/
236 , REVUE DES DEUX MONDES.
défendre Rockingham sans rencontrer devant lui Grenville et Towns-
hend, dont une mort récente consacrait la mémoire, lord Chatham
si redouté, et enfin Conway, qui avait été le collègue de Rockingham
et de Townshend. On va voir comment il se tira de cette difficulté.
La citation est longue, mais c'est un fragment d'histoire.
« Personne ne peut croire qu'à cette heure je songe à charger la vénérable
mémoire d'un grand homme dont nous déplorons la perte en commun.. Nos
petits différends de parti ont été dès longtemps apaisés, et j'ai depuis lors mar-
ché plus avec lui, et certes de meilleur cœur avec lui, que jamais je n'avais
marché contre lui. Sans aucun doute, M. Grenville était un personnage de
premier ordre dans ce pays. Avec un esprit mâle, un cœur ferme et résolu,
il avait une application que rien ne pouvait distraire ou lasser. Il prenait les
affaires publiques non comme un devoir à remplir, mais comme un plaisir à
goûter; il ne semblait trouver nulles délices hors de cette chambre, si ce n'est
aux choses qui se rapportaient par quelque endroit à l'affaire qui s'y devait
traiter. S'il était ambitieux, je dirai ceci pour lui, son ambition était de race
noble et généreuse. 11 voulait s'élever, non par la politique à vil prix des cours,
mais pour se frayer une voie au pouvoir par les laborieux degrés du service
public, et pour s'assurer un rang loyalement gagné dans le parlement, par
la connaissance approfondie de sa constitution, par la pratique parfaite de
toutes ses affaires.
« Monsieur, si un tel homme a pu tomber dans quelques erreurs, ce doit être
nécessairement l'effet de défauts qui n'étaient pas dans sa nature. 11 faut les
chercher plutôt dans les habitudes particulières de sa vie, dans ces habitudes
qui, si elles n'altèrent pas le fond du caractère, le teignent cependant de leurs
propres couleurs. 11 avait été élevé dans une profession; il avait été élevé pour
la loi, une des premières et des plus nobles sciences, à mon avis, parmi les
sciences humaines, une science qui fait plus pour aiguiser et fortifier l'intel-
ligence que toutes les autres sortes d'études mises ensemble, mais une science
qui n'est pas tout à fait propre, hormis chez les hommes bien heureusement
nés, à ouvrir et à libéraliser l'esprit à un égal degré. Sortant de cette étude,
il ne s'était pas largement répandu dans le monde, mais il s'était plongé dans
les affaires, j'entends dans les affaires de bureau, avec toutes les méthodes et
toutes les formes inflexibles et limitées qui dominent là. 11 y a beaucoup à ap-
prendre, sans aucun doute, à cette école, et il n'est point de connaissances
qui ne soient précieuses; mais on peut dire avec vérité que les hommes trop
versés dans les matières de bureau sont rarement des esprits d'une remar-
quable largeur. Leurs habitudes officielles les inclinent à penser que le fond
d'une affaire n'est pas beaucoup plus important que la forme dans laquelle
elle est conduite. Ces formes sont adaptées aux circonstances ordinaires, et
partant les personnes nourries dans l'office administratif font admirable-
ment bien aussi longtemps que les choses vont leur train accoutumé; mais
lorsque les grandes routes sont coupées et que le torrent déborde, lorsqu'une
scène nouvelle et orageuse s'ouvre, lorsque la pratique ne fournit aucun pré-
cédent, c'est alors qu'il faut une plus grande connaissance de la nature hu-
maine, une plus vaste compréhension des choses que jamais l'officiel ne l'a
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 237
donnée, que l'officiel ne la peut donner jamais. M. Grenville pensait mieux
de la sagesse et de la puissance des législations humaines qu'elles ne le mé-
ritent réellement. Il supposait, et beaucoup ont à ses côtés supposé avec lui,
que le florissant commerce de ce pays devait grandement à la loi, à la régle-
mentation, et pas autant à la liberté; car il n'y a que trop de gens disposés à
croire que les règlemens sont du commerce et que les taxes sont du revenu. »
Après avoir montré comment un aveugle attachement aux prin-
cipes de l'acte de navigation avait conduit Grenville aux mesures
financières et législatives qui avaient soulevé l'Amérique, l'orateur
rappelle comment il a fallu les révoquer. Or on avait soutenu que
cette révocation avait été arrachée à la faiblesse du ministère Roc-
kingham et proposée à regret par Conway, alors secrétaire d'état.
« Mais je veux, mais je dois rendre justice à l'honorable gentleman qui nous
guidait dans cette chambre. Bien loin de cette duplicité qu'on lui a indigne-
ment imputée, il jouait son rôle avec entrain et résolution. Nous nous sentions
tous inspirés par l'exemple qu'il nous donnait, tous jusqu'à moi, le plus faible
de la phalange. Je le déclare pour mon compte, je connaissais assez bien à
qui l'aurait-on pu cacher? le véritable état des choses; mais de ma vie je ne
suis venu le cœur si animé dans cette chambre. C'était pour un homme le mo-
ment de s'y montrer. Nous avions des ennemis puissans, mais nous avions
des amis fidèles et déterminés, et une glorieuse cause. Nous avions un grand
combat à rendre, mais nous avions les moyens de combattre; ce n'était pas
comme aujourd'hui où nous avons les bras liés derrière le dos. Nous sûmes
combattre ce jour-là, combattre et vaincre.
« Je me rappelle avec" un plaisir mêlé de tristesse la situation de l'honorable
gentleman qui fit la motion du rappel (le général Conway), dans cette crise
où tout le commerce de cet empire inondait nos vestibules, dans une attente
inquiète et tremblante, à l'heure presque où paraît l'aurore d'un jour d'hiver,
espérant leurs destinées de vos résolutions. Et lorsque enfin vous eûtes pro-
noncé en leur faveur et que vos portes, en s'ouvrant, laissèrent voir la figure
de leur libérateur dans le triomphe bien mérité de cette importante victoire,
il s'éleva de toute cette grave multitude une explosion involontaire de recon-
naissance et de transport. Ils coururent vers lui comme des enfans vers un
père longtemps absent; ils se pressaient autour de lui comme des captifs au-
tour de leur rédempteur. Toute l'Angleterre, toute l'Amérique, s'unirent à
leurs applaudissemens. Et il ne paraissait pas insensible à la meilleure des ré-
compenses de la terre, l'amour et l'admiration de ses concitoyens, l'espérance
dressait et la joie faisait briller son panache. J'étais auprès de lui, et son
visage, pour employer l'expression de l'Écriture parlant du premier martyr,
son visage était "comme celui d'un ange. J'ignore comment les autres sentent,
mais, si j'avais une fois connu une semblable situation, jamais je ne l'aurais
échangée contre tout ce que les rois peuvent donner dans leur munificence.
J'espérais que le danger et l'honneur d'un pareil jour seraient un lien qui nous
tiendrait unis pour jamais, mais, hélas! avec bien d'autres rêves heureux
cet espoir est dès longtemps évanoui
/
238 RETUE DES DEUX MONDES.
«. J'en ai fini avec la troisième période de votre politi(jue, celle de la révo-
cation des actes et du retour ù votre ancien système, à votre ancienne tran-
quillité et à votre concorde. Monsieur, cette période n'a pas été aussi longue
qu'elle a été heureuse; une autre scène s'est ouverte et d'autres acteurs ont
paru sur le théâtre. L'état, dans la situation que j'ai décrite, fut confié aux
mains de lord Chatham, nom grand et illustre, nom qui rend celui de ce pays
respectable à tous sur le globe,. On peut dire de lui avec vérité :
Clarum et venerabile nomen
Gentibus, et multum nostrae quod proderat urbi.
« Monsieur, l'âge vénérable de ce grand hompae, son rang mérité, son élo-
quence supérieure, ses éclatantes qualités, ses émineus services, la place im-
mense qu'il remplit aux yeux du genre humain, et, plus que tout le reste, sa
chute du pouvoir qui, telle que la mort, canonise et sanctifie un grand ca-
ractère, ne me permettraient de censurer aucune partie de sa conduite. Je
puis craindre de le flatter; je suis sur de n'être pas disposé à le blâmer. Que
ceux qui l'ont trahi par leurs adulations l'insultent aujourd'hui dans leur mal-
veillance. Mais ce que je n'oserais censurer, il peut m'étre permis de le déplo-
rer. Pour un homme de cette sagesse, il m'a paru se trop gouverner à cette
époque par des maximes générales. Je parle avec la liberté de l'histoire, et, je
l'espère, sans ofTense. Une ou deux de ces maximes inspirées par une opinion
qui n'était pas des plus indulgentes pour notre malheureuse espèce, et sûre-
ment un peu trop générales, l'ont conduit à des mesures qui sont devenues
bien funestes à lui-même, et, pour cette raison entre autres, fatales peut-être
à son pays, mesures dont les effets, j'en ai peur, sont à jamais irréparables. 11
a formé une administration si divisée, si bigarrée, il a composé une pièce de
marqueterie si bizarre dans ses entrecroisemens, si changeante dans ses cou-
leurs, un cabinet si diversement parqueté, une mosaïque si variée, un pavé
de carreaux sans ciment, ici un morceau de pierre noire, là de pierre blanche,
patriotes et courtisans, amis du roi et républicains, whigs et tories, traîtres
amis et ennemis déclarés, que c'était véritablement un curieux spectacle, mais
quelque chose de peu solide au toucher^ de peu sûr pour qui voulait y poser
le pied. Les collègues qu'il avait appareillés dans les mêmes bureaux étaient
surpris de se rencontrer et obligés de se demander : « Monsieur, votre nom?
— Monsieur, vous êtes mon supérieur. — Monsieur un tel. — Je vous demande
mille pardons. » J'oserai dire qu'il est arrivé que des personnes eussent cha-
cune moitié du même office sans s'être parlé de leur vie, jusqu'au jour où elles
se rencontraient ainsi, sans savoir comment, couchant ensemble tout de leur
long dans le même lit.
« Monsieur, lorsque, par suite de cet arrangement, il a eu en bloc une ma-
jorité d'ennemis et d'opposaris dans le pouvoir, la confusion a été telle que
ses propres principes ne pouvaient plus avoir d'effet ni d'influence sur la con-
duite des affaires. S'il venait à être atteint d'une attaque de goutte ou si quel-
que autre cause l'arrachait aux soius publics, des principes directement op-
posés aux siens étaient assurés de prédominer. A peine son plan a-t-il été mis
en vigueur qu'il ne lui est plus resté un pouce de terrain pour se tenir debout.
Sa comhinaison ministérielle était à peine achevée qu'il a cessé d'être ministre.
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 239
Sa face se voilait-elle un moment, tout le système flottait en pleine mer sans
carte ni boussole. Ceux de ses amis parlementaires qui, pourvus des titres de
divers départemens ministériels, avaient été admis à paraître jouer un rôle
sous lui, avec une modestie qui sied à tous les hommes, et avec une confiance
en lui dont l'excès même était justifié par ses talens supérieurs, n'osaient en
aucune circonstance avoir une opinion de leur chef. Privés de l'influence qui
les guidait, ils étaient tournés en tout sens, livrés en jouets à tout coup de
vent, et se laissaient aisément entraîner dans tous les ports. Et comme ceux
qui leur étaient associés dans le maniement du vaisseau étaient les plus direc-
tement opposés à ses mesures, à ses opinions, à son caractère, et de beaucoup
les plus habiles et les plus puissans de la bande, ils l'emportaient facilement
et s'emparaient des esprits vacans, inoccupés, délaissés, de ses amis, et tout
aussitôt ils faisaient virer le vaisseau tout à fait hors de la direction de sa po-
litique. Comme pour l'insulter aussi bien que pour le trahir, longtemps môme
avant la clôture de la première session de son administration, lorsque toutes
les affaires étaient publiquement réglées, et avec un grand étalage, en son
nom, ils ont fait passer un acte portant déclaration qu'il était hautement juste
et utile de tirer un revenu de l'Amérique; car même alors, monsieur, même
avant que cet astre éclatant se fût couché et tandis que l'horizon de l'Occident
étincelait des feux de sa gloire descendante, du côté opposé du ciel un autre
astre se levait qui devait à son tour dominer en maître la situation.
«Cette lumière aussi a passé, et elle s'est éteinte pour jamais. Vous com-
prenez, j'en suis sûr, que je parle de Charles Townshend, le reproducteur
officiel de ce plan fatal, lui dont je ne saurais même aujourd'hui rappeler le
souvenir sans quelque émotion. En effet, monsieur, il était les délices et l'or-
nement de cette chambre; il était le charme de toutes les sociétés qu'honorait
sa présence. Peut-être ne s'est-il jamais élevé dans ce pays, ni dans aucun
pays, un homme d'un esprit plus perçant et plus accompli, et, quand ses pas-
sions n'étaient pas intéressées, d'un jugement plus fin, plus exquis, plus pé-
nétrant. S'il n'avait pas, comme ceux qui florissaient avant lui, un aussi
grand fonds de savoir longtemps amassé, il savait, bien mieux qu'aucun
homme à moi connu, comment rassembler en un moment tout ce qui était
nécessaire pour établir, éclairer, décorer le côté de la question qu'il voulait
soutenir. Il dominait sa matière en maître habile et puissant ; il excellait par-
ticulièrement dans l'exposition la plus lumineuse et le développement de son
sujet; son mode d'argumentation n'était ni usé et vulgaire, ni abstrait et
subtil. 11 touchait cette chambre au point juste, entre le vent et l'eau , et,
n'étant troublé par un zèle passionné pour aucune question en débat, jamais il
n'était ni plus fatigant ni plus pressant que ne le demandaient les opinions
préconçues et l'humeur actuelle de ses auditeurs, avec lesquels il était toujours
à l'accord parfait. Il se conformait exactement au tempérament de la chambre,
et il paraissait la guider, parce qu'il était toujours assuré de la suivre.
« Je demande pardon, monsieur, si, lorsque je parle de lui et d'autres grands
hommes, je tombe dans l'apparence d'une digression en disant quelque chose
de leur caractère. Dans cette histoire si bien remplie des révolutions de l'Amé^
rique, le caractère de pareils hommes est d'une grande importance. Les
grands hommes sont dans l'état comme les poteaux qui montrent le chemin
2ii0 REVUE DES DEUX MONDES.
OU marquent la frontière. Leur crédit à la cour ou dans le pays est la seule
cause de toutes les mesures de gouvernement. Ce serait une œuvre d'envie
bien étrangère^ je m'en assure, aux dispositions que vous attendez de moi,
que de signaler les eiTeurs dans lesquelles l'autorité de ces grands noms a
entraîné la nation, sans rendre justice en même temps aux grandes qualités
qui donnaient naissance à cette autorité. Le sujet est instructif pour tous ceux
qui désirent se former sur tout ce qui les a précédés d'excellent. Il y a beau-
coup de jeunes membres dans cette chambre, tant a été rapide dans ces der-
niers temps la succession des hommes publics, qui n'ont jamais vu ce pro-
dige, Charles Townshend, et qui ainsi ne savent pas quelle fermentation il
savait exciter en toute chose par l'ébuUition violente du mélange de ses ver-
tus et de ses émotions. Des émotions, il en avait sans doute, beaucoup d'entre
nous se le rappellent, nous en contemplons aujourd'hui les effets; mais il.
n'avait point d'émotions qui ne dussent leur origine à une noble cause, à une
ardente, généreuse, peut-être immodérée passion pour la renommée, une
passion, l'instinct des grandes âmes. 11 rendait hommage à sa déesse partout
où elle se montrait; mais il l'adorait surtout dans son asile favori, dans son
temple de choix, la chambre des communes. Outre les caractères individuels
qui composent le corps de cette assemblée, il est impossible, monsieur l'ora-
teur, de ne pas remarquer que cette chambre a pour son propre compte un
caractère collectif. Ce caractère aussi, sans être parfait, n'est pas de ceux qu'on
pourrait haïr. Comme toutes les grandes réunions publiques d'hommes, vous
avez un amour marqué pour la vertu et l'horreur du vice; mais, parmi les
vices, il n'en est aucun que cette chambre abhorre autant que l'obstination.
L'obstination, monsieur, est certainement un grand vice, et, dans le cours
changeant des affaires politiques, elle est une cause fréquente de grandes ca-
lamités. Il arrive toutefois, et bien malheureusement, que toute la série des
grandes et mâles vertus, la constance, la gravité, la magnanimité, le courage,
la fidélité, la fermeté, sont étroitement voisines de cette odieuse disposition
dont vous avez une horreur si juste, et, dans leur excès, toutes ces vertus n'y
aboutissent que trop aisément. Celui qui étudiait avec une attention si minu-
tieuse tous vos sentimens prenait assurément grand soin de ne pas les cho-
quer par ce vice qui vous déplaît plus que tout autre. La crainte de déplaire
à ceux à qui il fallait le plus plaire l'a entraîné quelquefois dans un autre
extrême. Il avait voté, et dans l'année 1765 il avait parlé pour l'acte du tim-
bre. Les choses et la disposition des esprits vinrent à changer; bref, l'acte du
timbre commença à n'être plus en faveur dans cette chambre; il assista en
conséquence à la réunion privée où furent préparées les résolutions tendantes
à révoquer l'acte. Le jour suivant, il vota pour le rappel, et il aurait aussi parlé
pour le soutenir, si une maladie, non pas politique, comme on le dit alors,
mais à ma connaissance une maladie bien réelle, ne l'en avait empêché. A la
session prochaine, la mode avait changé encore; ce rappel commençait à être
en aussi mauvaise odeur dans cette chambre que l'acte du timbre dans la ses-
sion précédente. Pour obéir à la disposition qui commençait à dominer, et à
dominer surtout parmi les plus puissans, il déclara de très-bonne heure, dans
l'hiver, qu'il fallait tirer un revenu de l'Amérique. Aussitôt il est enchaîné
aux engagemens qu'il vient de prendre par des gens qui n'avaient pas d'ob-
BURKE , SA VIE ET SES ÉCRITS. 241
jections à ces nouvelles expériences, dès qu'elles se faisaient aux dépens de
personnes pour qui ils n'avaient pas de considération particulière. Tout le
corps des courtisans le pousse alors dans l'abîme. 11 semblait, à les entendre,
que le roi fût dans une situation d'humiliation, tant qu'on n'aurait rien fait
de ce genre
« Ici cet homme extraordinaire, le chancelier de l'échiquier, se trouva dans
de prrands embarras. Plaire universellement était l'objet de sa vie; mais taxer
et plaire n'est pas plus donné aux hommes qu'unir la sagesse et l'amour ; ce-
pendant il le tenta. Pour faire goûter la taxe aux partisans du revenu améri-
cain, il fit un préambule où la nécessité d'un tel revenu était établie. Pour se
rapprocher d'une distinction faite par les Américains, ce revenu fut assis sur
un imp(5t à l'extérieur, un droit de port; mais aussi, pour le rendre plus doux
à l'autre parti, ce fut un droit de subsides. Pour être agréable au parti colo-
nial, ce droit fut établi sur les produits des manufactures anglaises. Pour sa-
tisfaire les négocians de la Grande-Bretagne, le droit fut insignifiant, et, hor-
mis celui sur le thé qui touchait uniquement la dévouée compagnie des Indes,
l'impôt ne portait sur aucun des grands objets de commerce. Pour neutralissr
la contrebande américaine, le droit sur le thé fut réduit d'un shilling à 3 de-
niers; mais pour s'assurer la faveur de ceux qui voulaient taxer l'Amérique,
le lieu de la perception fut changé, et, comme les i;iutres taxes, c'est dans les
colonies que celle-ci fut levée. Qu'ai-je besoin d'en dire davantage? Le plan
filé si fin eut le sort ordinaire à toute politique raffinée; mais la conception
originaire de ces droits et le mode d'exécution sont nés purement, exclusive-
ment, de la passion de vos applaudissemens. Il était en vérité l'enfant de cette
chambre, car il n'a jamais pensé, fait ni dit aucune chose, si ce n'est en son-
geant à vous. Chaque jour, il s'accommodait à votre disposition et s'ajustait
devant elle comme devant un miroir. Il avait observé, et cela ne pouvait ef-
fectivement lui échapper, que plusieurs personnes, infiniment inférieures à
lui sous tous les rapports, s'étaient' antérieurement rendues considérables dans
cette chambre par cette unique méthode. C'était une race d'hommes (j'espère
de la bonté de Dieu qu'elle est éteinte) tels que s'ils se levaient de leurs pla-
ces, homme vivant n'aurait pu deviner, d'après une adhésion connue à des
partis, des opinions ou des principes, d'après un ordre ou système quelcon-
que dans leur politique, ou d'après une suite ou liaison quelconque dans leurs
idées, de quel côté ils allaient se ranger dans le débat. Il est surprenant com-
bien cette incertitude môme, principalement dans les momens critiques, appe-
lait l'attention de tous les partis sur ces sortes de gens. Tous les yeux étaient
fixés sur eux, toutes les oreilles ouvertes pour les entendre. Chaque parti at-
tendait bouche béante, comptant tour à tour sur leur voté presque jusqu'à la
fin de leur discours. Tandis que la chambre flottait dans cette incertitude, les
écoute':^! écoutez! [thehear /i«w«.s) tantôt s'élevaient d'un côté, tantôt réson-
naient de l'autre, et le parti vers lequel ils tombaient, à la fin de cette danse
en équilibre, les accueillait toujours avec une tempête d'applaudissemens. La
fortune de pareils hommes était une tentation trop grande pour qu'il y pût
résister, lui à qui l'on ne pouvait retirer une seule boulTée d'encens, sans lui
. faire plus de peine qu'il n'éprouvait de plaisir à en respirer les nuages amon-
celés journellement autour de lui par la superstition prodigue de ses innom-
TOME I. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
brables admirateurs. 11 était candidat à des honneurs contradictoires, et son
grand but était de réunir dans une commune admiration i)our lui ceux qui
n'étaient jamais réunis en aucune autre chose. De là naquit cet acte malheu-
reux, sujst du débat de ce jour, fruit d'une disposition sinj^ulière, qui, après
avoir créé pour plaire à l'un un revenu américain, l'abolit j^our plaire à d'au-
tres, et le ressuscite dans l'espérance de plaire à un troisième, et de cueillir
qiielque chose dans les idées de tous. »
La politique de Burke n'avait pas la majorité. La nouvelle Angle-
terre irritait la vieille Angleterre et ne l'intimidait pas; mais cette lutte
ruinait le commerce. Eclairée par ses intérêts, la ville de Bristol, qui
était le Liverpool du temps, voulut offrir à Burke l'honneur gratuit
de la gjeprésenter au parlement (177/i). Séparé par quelque différend
de lord Verney et par suite du bourg de Wendover, il recherchait
les suffrages des électeurs de Malton, lorsqu'à l'appel de. ceux de
Bristol il se rendit dans leur ville et les harangua par deux fois. Un
de ses discours a été souvent cité jadis à la tribune française. En
se présentant comme le défenseur également dévoué de la liberté et
de l'ordre, il y réclame avec franchise la liberté de l'élu après l'élec-
tion. La confiance oblige, l'opinion des commettans est d'un grand
poids; il faut toujours la consulter, mais non là suivre toujours. Celui
qu'ils ont choisi leur doit le sacrifice de ses plaisirs, de son repos,
de son bonheur; mais son jugement, mais sa conscience, ne sont à
personne; il ne peut aliéner ces dons de la Providence. Le gouver-
nement n'est point une affaire de goût, mais de raison. Le parlement
n'est pas une conférence de mandataires liés par des instructions;
c'est une assemblée politique où doit régner un seul intérêt, l'inté-
rêt général. L'élu de Bristol n'est pas un membre de Bristol, mais un
membre du parlement. Ainsi, en acceptant la mission, il s'engageait
à l'indépendance.
A l'ouverture de la session, la crise américaine s'était aggravée. Les
mesures prises pour fermer le port de Boston avaient engagé la lutte.
Le premier congrès s'était assemblé à Philadelphie. La fusillade de
Lexington annonçait la guerre civile. Des deux côtés de l'Atlantique,
les esprits étaient diversement émus. Des pétitions demandant un
accommodement commençaient à affluer sur le bureau de la cham-
bre des communes. Ce mot de conciliation, lord North lui-même était
forcé de le faire entendre, tout en renouvelant les actes de rigueur
contre le commerce colonial. La majorité semblait ébranlée dans sa
confiance au système jusqu'alors suivi. Après quelques variations,
lord Ghatham se prononçait. Il parut qu'un plan de pacification lar-
gement conçu pouvait encore réussir : Burke se chargea de le pro-
poser (22 mars 1775).
Son discours est une œuvre de méditation et d'art. Il se fonde sur
BURKE, SA \IE ET SES ÉCRITS. 2^3
cette idée qu'avec un peuple de même race, avec des concitoyens, la
paix ne peut être obtenue par la guerre; les moyens doivent être aussi
pacifiques que le but. 11 faut beaucoup céder, parce que le temps a
marché et rend insuffisant ce qui, peu d'années auparavant, eût été
efficace. Il faut beaucoup céder, parce que le peuple américain est
un peuple fier. « L'Angleterre, monsieur, est une nation qui, je l'es-
<( père, respecte encore, qui autrefois adorait la liberté. » Les colons
ont quitté cette première patrie, alors que cette passion était le plus
vivement allumée. La taxation a toujours été une question décisive
pour les droits du peuple. Cette question, on peut ne pas la résou-
dre, mais c'est à condition de ne point la poser et d'assimiler autant
que possible, comme la principauté de Galles ou le comté palatin de
Chester, les colonies à la métropole. Qu'on leur donne une représen-
tation régulière, elles useront de leurs droits pour la grandeur du
pays qui les aura reconnues.
Traduire ce discours est impossible. L'analyser c'est l'éteindre.
Fox disait vingt ans après en plein parlement : « Que les jeunes mem-
bres lisent ce discours le jour et qu'ils le méditent la nuit; qu'ils le
repassent et le repassent encore, qu'ils l'étudient, le gravent dans
leur esprit, l'impriment dans leur cœur; c'est là qu'ils apprendront
que la représentation est le souverain remède à tous les maux. » — ■
Il n'y parut pas cependant cette fois, et les treize propositions conci-
liatrices furent écartées par la question préalable à 270 voix contre 78.
L'histoire de la sibylle est souvent celle des gouvernemens. Au dé-
but des grandes affaires, ils croient avoir bien des feuillets à lire avant
d'arriver au dernier. Gonfians dans l'avenir, fiers de leurs forces, ils
refusent ou dédaignent de céder; c'est le pis, disent-ils, qui puisse
arriver, et il sera toujours temps. Mais l'occasion n'est pas si com-
plaisante, et qui la renvoie quand elle s'offre s'expose à la pour-
suivre en vain lorsqu'elle a fui. Ce qui était décisif d'abord devient
insignifiant, ce qui était facile devient impraticable, et l'on risque
d'appeler la sibylle, lorsqu'elle a déchiré jusqu'à la dernière page du
livre qui renfermait le secret de l'avenir.
Ainsi le ministère opposa une résistance opiniâtre soit aux instan-
ces répétées de l'opposition, soit aux leçons des événemens. La guerre
avait commencé au combat de Bunker' shill; Washington commandait
une armée; les Américains avaient proclamé leur indépendance. Aussi
les motions parlementaires se succédaient-elles rapidement. A l'ou-
verture de la session de 1777, Burke éclata avec la dernière véhé-
mence, et, dans un discours que l'on n'a plus, éleva aux nues l'hé-
roïsme de ces nouveaux soldats de la liberté. « Est-ce aux vieux;
Bretons, disait-il, d'insulter une telle vertu? Persisteront-ils à l'oppri-
mer? » Et les débats atteignirent un tel degré de violence, que la par-
244 REVUE DES DEUX MONDES.
tie de l'opposition qui suivait le drapeau de lord Rockingham forma
le projet de quitter la scène et de s'abstenir de discuter plus long-
temps. Cette retraite, qui ressemble à un acte de découragement
quand elle n'est pas la tactique de la sédition, n'eût été justifiée ni
par les principes ni par les circonstances. Deux adresses explicatives
furent cependant écrites par Burke et au nom du parti, l'une au roi,
l'autre aux colonies, et il envoya pour son compte, aux shérifTs de
Bristol, une longue apologie qui fut rendue publique. L'argument
principal est celui-ci : les lois proposées contre l'Amérique sont ina-
mendables, et, contre des mesures qui violent les principes de la con-
stitution, l'absence est une protestation expressive et permise. Nous
préférerons à ces hasardeux raisonnemens qui pourraient trop sou-
vent autoriser soit l'inaction du représentant, soit la résistance du re-
présenté, une nouvelle et frappante exposition de l'état de la question
américaine, et surtout une réponse très élevée et très éloquente à
ceux qui, ne voyant dans la politique qu'une lutte d'intérêts et d'am-
bitions privées, mettent sur la même ligne tous les systèmes, toutes
les conditions, tous les hommes. Ce lieu commun de la sottise déni-
grante ou de la perversité sceptique sert trop souvent de sagesse à
une partie du public qui croit faire preuve d'esprit en ne distinguant
ni le bien du mal ni le vrai du faux. Burke proteste énergiquement
contre cette incrédulité politique qui ne saurait engendrer que la
servitude. Que devient en effet la liberté, si la corruption est univer-
selle? A quoi bon la résistance ou même la simple opposition? C'est
pour décrier un peuple généreux luttant pour ses droits que l'on ruine
ainsi les fondemens de la cause qu'il défend. On ne craint pas de
mettre en poudre les principes même qui ont dans le passé sauvé et
grandi l'Angleterre, depuis qu'il s'en prévaut contre elle et la menace
de ses propres armes. Pour qu'elle conserve sa tyrannie sur une moi-
tié de son empire, on est prêt à sacrifier sa liberté. L'artifice est bien
digne d'une cour, diffamer une nation pour l'asservir, et remettre
l'Amérique sous le joug, en rendant l'Angleterre digne de le recevoir!
Pour suivre Burke dans la pratique de ses idées, pour le voir cinq
ans encore débattre tous les incidens successifs d'une guerre perpé-
tuée par les mêmes passions et les mêmes fautes, il faudrait copier
les pages quelquefois décolorées des recueils parlementaires, car
tous ses discours n'ont pas été imprimés avec une égale exactitude.
On ne connaît même que par un extrait de quatre pages la mémorable
philippique où, pendant trois heures et demie, il dénonça au monde
l'emploi des tribus sauvages comme auxiliaires dans la guerre de
l'indépendance (6 février 1778). Aucun sujet ne prêtait plus à la
déclamation passionnée, et l'on sait par quels mouvemens d'élo-
quence impétueuse Chatham émut la chambre des lords. Les pa-
BURKE, SA. VIE ET SES ÉCRITS. 245
rôles de Burke produisirent un effet égal. Un membre demanda
qu'elles fussent imprimées et affichées à la porte de toutes les églises.
Un autre membre félicita les ministres que le public fût exclu de la
galerie, car ni leur maison , ni leur vie n'aurait été en sûreté. (( Qui
n'a pas entendu Burke ce jour-là, écrivai't sir George Savile, ne con-
naît pas le plus éclatant triomphe que puisse remporter l'éloquence
humaine. )> Mais le ministère avait encore plus de cent voix de ma-
jorité. Chaque jour, les faits donnaient plus raison à \U politique de
l'opposition , et rendaient plus difficile d'y revenir; car à mesure
qu'elles étaient plus nécessaires, les concessions devenaient plus hu-
miliantes et moins efficaces. Les revers engageaient l'honneur, l'or-
gueil du moins, à la plus funeste persistance. La hauteur provocante
du gouvernement affaiblie par des retours de modération sans à-pro-
pos et d'indulgence sans sincérité, la prétention de pousser vive-
ment la lutte en laissant une porte ouverte à l'accommodement, la
confiance dans la force, sans l'art de l'employer, l'insolence et l'in-
suffisance des moyens, la raideur et l'inertie, tout devait amener la
défaite comme un dénouement naturel. L'insurrection triompha; la
guerre civile aboutit à une révolution, et l'opposition fut au pouvoir.
Mais, avant de l'y suivre et pour mieux juger de la situation de
Burke quand ses amis devinrent ministres, voyons, en revenant sur
nos pas, par quels autres actes il l'avait fondée, illustrée, et un peu
compromise.
L'Irlande, traitée comme une colonie, était condamnée au mono-
pole de l'Angleterre, et ne pouvait recevoir que d'elle les produits
des établissemens britanniques dans les autres parties du monde. Un
bill fut proposé pour lever en partie ces iniques restrictions, et cette
fois d'accord avec le ministère, Burke l'appuya avec autant de fran-
chise que de raison. On a remarqué qu'en toute occasion, à une
époque où l'économie politique naissait à peine, il en professa les
plus saines maximes. Supérieur aux préjugés du temps, il paraissait
avoir pressenti les vérités de la science. Sur ce point, les précédens
ne lui imposaient pas, et la tradition le touchait peu. Son esprit,
guidé par ses principes généraux de liberté, devançait l'opinion et
tendait à la liberté du commerce. C'est un des éloges qu'on aime le
plus à lui décerner maintenant; mais les armateurs de Bristol étaient
moins éclairés : ils lui cherchèrent querelle, et l'accusèrent de re-
présenter l'Irlande plutôt que leur cité. Il répondit par deux lettres
qui attestent à la fois les lumières de son esprit et l'indépendance
de son caractère, et fidèle à ses principes sur la liberté de conscience
parlementaire, il sift déplaire à ses commettans plutôt que de leur
sacrifier la politique et la justice.
Avant de comparaître de nouveau devant eux, il acquit cependant
246 REVUE DES DEUX MONDES.
de nouveaux titres à la popularité. Le 15 décembre 1779, il annonça
et le 11 février suivant il proposa son célèbre bill pour la réforme
économique. C'était une attaque aux sinécures, à l'abus des pen-
sions, à l'irrégularité des dépenses de la liste civile. Disons mieux,
c'était le feu porté dans l'arsenal de la corruption.
C'est une des premières fois que nous rencontrons ce mot de ré-
forme destiné à une telle fortune dans l' histoire du gouvernement
anglais. Une néforme sérieuse est une des entreprises les plus diffi-
ciles que puisse former un homme d'état. Rien n'est plus simple
pour un parti. Le plus souvent il part d'une idée absolue, et une
idée absolue conduit d'ordinaire à un changement radical. Qu'il y ait
des pays et surtout des temps où l'on ne puisse guère procéder au-
trement, il serait téméraire de le nier contre le témoignage de l'his-
toire ; mais c'est avouer qu'il y a des pays et surtout des temps faits
pour les révolutions. Idée absolue et suppression radicale sont géné-
ralement des moyens révolutionnaires. Excellent pour la destruction,
l'emploi de ces moyens ne rend pas facile de remplacer ce qu'on a
retranché, de rebâtir après avoir démoli. Peut-être est-ce une tâche
au-dessus de la sagesse humaine que celle de refaire intégralement
de quoi remplir le vide qu'elle a creusé, car cette tâche ressemble à
de la création. La réforme est au contraire le triomphe du véritable
homme politique. Elle demande autant de courage, quoiqu'elle sup-
pose moins de témérité. Elle doit être entreprise au nom d'une idée
générale, quoiqu'elle n'émane pas d'une idée absolue, car il faut
qu'elle se rattache à un système, et qu'elle ait un autre but qu'elle-
même. Autrement, elle se réduirait à une simple amélioration admi-
nistrative. Elle exige dans son auteur une sûreté de jugement qui
en marque le but et le moment, qui en détermine la portée, — im
esprit pratique qui tienne compte des faits et ne s'y asservisse pas,
une raison ferme que ne troublent ni les difficultés apparentes, ni
les obstacles réels, ni les objections bruyantes, ni les objections spé-
cieuses,— la persévérance et l'autorité du caractère qui surmontent
sans trouble et sans emportement la résistance opiniâtre des intérêts,
des préjugés et des passions; car il faut qu'une réforme vienne à
propos, qu'elle devance la nécessité sans être prématurée, qu'elle
soit mesurée et non timide, efficace et non perturbatrice, et que, fon-
dée sur une grande idée et un intérêt public, elle satisfasse l'expé-
rience et la raison, en ne blessant que la routine et l'égoïsme. L'hon-
neur d'un homme public est d'attacher son nom à une réforme heu-
reuse.
Burke était propre à cette noble tâche. Ses convictions une fois
faites, elles le passionnaient assez pour qu'il les servît avec vigueur.
Peu fait pour les spéculations philosophiques, il aimait cependant ces
BURKE, SA \IE ET SES ÉCRITS. 247
généralités moyennes, ces axiomata média dont parle Bacon, que les
Anglais affectionnent, et qui sont comme les règles naturelles de la
politique.. Il était excessivement laborieux, et sa sagacité puissante,
aidée d'une puissante mémoire, embrassait toutes les difficultés d'une
question, tous les détails d'une affaire. Dans l'étude des faits, il ne se
contentait pas à demi; il n'omettait rien, il épuisait tout. S'il était peu
propre à traiter avec les hommes, à ménager et à manéger les esprits,
à désarmer des opposans, à diriger des auxiliaires, la force de sa con-
viction, la hauteur de son talent, l'abondance de ses idées, sa confiance
dans la vérité et en lui-même, son émotion communicative, le ren-
daient propre à braver tous les obstacles et à marcher résolument
au but.
La pensée générale de sa proposition était d'assurer par de nou-
velles garanties l'indépendance du parlement; le moyen était une ré-
forme économique. On sait combien de dons pécuniaires, de profu-
sions autorisées par l'usage, motivées, soit par des circonstances dès
longtemps oubliées, soit par des institutions ou des prérogatives qui
n'existaient plus ou qui n'existaient que de nom, combien de droits,
d'offices ou de pouvoirs qui n'avaient plus leur raison d'être, consti-
tuaient à la royauté un véritable approvisionnement de moyens d'in-
fluence permis ou tolérés, et ces abus avaient une origine historique
qui semblait en faire des conditions organiques de la monarchie.
La réforme de Burke, et qui devait être, il le dit lui-même, sub-
stantielle et systématique, se fonde sur un certain nombre de prin-
cipes qu'il établit en commençant et qui aboutissent à cinq bills spé-
ciaux. J'aurais voulu en donner une idée et analyser un plan qui
dévoile tout l'intérieur d'une curieuse administration; mais, pour
faire accepter ces détails arides, il faudrait y joindre l'exposition
lucide et piquante qui gagna au discours de Burke la faveur de la
chambre. Lord Brougham appelle ce discours le manuel du réfor-
miste, « Le projet, dit quelque part Gibbon, qui était alors membre du
parlement, a été conçu avec habileté, présenté avec éloquence, sou-
tenu par de nombreux suffrages. Je ne pourrai jamais oublier le
plaisir avec lequel le fécond et ingénieux orateur a été écolité par
tous les côtés de la chambre et même par ceux dont il supprimait
l'existence. » On peut en croire l'illustre historien, car il était du
nombre. Il figurait parmi les lords commissaires du commerce et
des colonies. Aussi, quand le bill eut été pris en considération et
qu'on débattit la clause de la suppression d'un bureau où Locke,
Prior, Addison avaient précédé Gib]3on, Burke lui rendit-il un juste
hommage, et il demanda qu'on ouvrît aux giands écrivains une
autre académie des belles lettres que le bureau du commerce. Ce fut
en effet la seule clause qu'on adopta; les autres succombèrent sous
2/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
de faibles majorités, et le projet échoua pour cette fois; mais bientôt
d'autres motions plus générales et qui tendaient au même but vinrent
prouver de nouveau que la question était mûre. Dunning, appuyé
par Burke, obtint de la chambre quelques résolutions contre ceux de
ses membres qui accepteraient de la liste civile des pensions ou des
sinécures, et proposa de déclarer que l'influence de la couronne avait
augmenté, qu'elle augmentait et qu'elle devait être restreinte.
C'est de cette époque, on peut le dire, que l'esprit de réforme de-
vint en Angleterre sérieux et puissant. Jusque-là, les institutions de
1688 s'étaient maintenues sans changement essentiel. Peu d'abus
graves avaient été supprimés; quelques abus nouveaux s'étaient in-
troduits. La proposition d'abréger la durée du parlement ou de mo-
difier la composition de la chambre élective avait été mise en avant
comme l'expression des griefs plutôt que des vœux publics. On sen-
tait qu'il manquait quelque chose à l'indépendance, à la pureté, à la
responsabilité des assemblées, et, sans bien s'expliquer le mal, on y
cherchait un remède. Burke, qui innova dans la politique par une
morale plus sévère, contribua puissamment à déterminer un mouve-
ment qu'il ne devait pas suivre dans toutes ses directions. Quoiqu'il
exaltât en théorie l'utilité des partis et la valeur des engagemens qui
les unissent, toute solidarité lui pesait, et il n'acceptait pas indistinc-
tement tous les nouveaux mots d'ordre que se donnait l'opposition.
Ainsi il avait refusé son concours à un comité du Buckinghamshire
pour la réforme parlementaire : elle touchait, disait-il, au fondement
de la constitution, et il la combattit même en plein parlement, mais
il avait appuyé la motion présentée en faveur des catholiques par sir
George Savile, un des défenseurs les plus respectés des idées de gé-
néreuse justice. Un bill avait, en 1778, aboli quelques-unes des inca-
pacités qui pesaient sur ces moins populaires de tous les dissidens.
Ce bill devint le prétexte et le cri des émeutes menaçantes qui, sous
les auspices de lord George Gordon, troublèrent Londres en 1780.
Burke, dans ces jours de désordre, se vit, au moment où il voulait
entrer à Westminster, entouré par un attroupement, et, sommé vio-
lemment de rendre compte de sa participation à des actes hostiles à
la religion protestante, il répondit sans détour ni faiblesse. Cependant,
lorsqu'au mois de septembre il fallut se faire réélire, il eut à s'ex-
pliquer, devant les électeurs de Bristol, sur l'accusation de n'être
qu'un Irlandais en matière religieuse comme en matière de com-
merce. Le cri de la passion : No popery, retentissait autour de Guild-
hall, où, devant un meeting nombreux, il se défendit noblement. Le
vrai protestantisme, disait-il, n'était point l'oppression d'une église
par une autre : si tel avait été le premier pas de la réformation, un
second restait à faire, et le protestantisme ne serait réellement victo-
BURKE, SA VJE ET SES ÉCRITS. 2Zi9
rieux que lorsque toutes les consciences seraient libres. Il fut toujours
bien inspiré devant les électeurs. Il leur parla toujours un langage
mâle et hardi, et n'acheta jamais leurs suffrages au prix d'une seule
vérité. Cette fois, il semblait d'abord qu'on l'eût compris, et il se
rendit le front levé au lieu de l'élection; mais trois jours après, il vit
le résultat douteux; la lutte s'annonçait très-vive, et, en quelques
mots brefs et sévères, il déclara qu'il se retirait. Le bourg de Malton
lui offrit un humble asile pour tout le reste de sa vie publique.
A l'ouverture du nouveau parlement, l'opposition se sentit plus
forte, Burke renouvela sa motion de la réforme économique, et trouva
un auxiliaire nouveau dans le jeune Pitt, qui parlait pour la première
fois (février 1781). Ainsi Fox en commençant l'avait combattu, et
Pitt à son début l'appuyait. Mais les réformes ne s'accomplissent
guère, si le pouvoir n'est aux mains de ceux qui les proposent. Ce
n'est qu'en 1782, sous l'admijiistration du marquis de Rockingham,
que plusieurs bills successifs réalisèrent les vues de Burke et aboli-
rent deux cent seize places inutiles. S'il eut l'honneur d'ouvrir cette
voie de réforme où quelques-uns des derniers ministères de la Grande-
Bretagne ont de nos jours marché à si grands pas, n'oublions point
que de ce premier et grand essai date un notable progrès d'indépen-
dance et de dignité parlementaire. Jusqu'alors, en matière de places
et de pensions, il régnait un relâchement de principes incroyable. A
dater de cette époque, les mœurs politiques se sont épurées, enno-
blies, et c'est aujourd'hui à de tout autres conditions qu'au dernier
'Siècle qu'en Angleterre un homme public peut se dire un honnête
homme. Le mouvement naturel de la société portait dans ce sens;
mais la sévérité et l'élévation d'esprit de Burke y fut aussi pour quel-
que chose. Ses discours et ses écrits ont le caractère d'un historien
moraliste, et son influence eut le caractère de son talent.
Il put appuyer le succès de ses idées par l'exemple du désintéres-
sement personnel, car au mois de mars 1782 il était payeur-général
des forces, poste très-lucratif qu'avaient occupé Robert Walpole, lord
Holland, lord Ghatham. Il fit sur cet emploi des réformes qui rendi-
rent au trésor /ii7,000 livres sterling par an et qui réduisirent de
25,300 les émolumens auxquels il avait droit.
Mais comment Burke n'était-il pas ministre? Gomment ne siégeait-il
pas, dans le même cabinet, avec Rockingham dont il s'était montré
l'ami si fidèle, avec Fox, auquel l'unissait alors tant de confiance et
d'affection? Burke avait été dix-sept ans un des chefs et pendant
quelques années le chef de l'opposition dans les communes. Son talent
était du premier ordre, sa considération égalait son talent. M. Prior
convient que trois ans plus tôt il eût été un ministre influent; mais,
en qualité de tory très-décidé, le biographe s'en prend à l'esprit ex-
250 REVUE DES DEUX MONDES.
clusif et aristocratique des whigs. Cette raison ne peut s'admettre :
le parti de Rockingham et de Fox n'était pas alors ce noyau du parti
whig auquel on a depuis adressé ce reproche. Le duc de Bedford et ~
tous les siens n'y figuraient pas, et Fox en particulier était bien loin
d'appartenir à l'aristocratie de 1688, ni d'être lié par d'invariables
antécédens de famille au côté libéral de fopinion whig. M. Prior con-
vient que la position de Burke avait baissé. Mo'ûk qui est plus vrai.
Nous avons nous-même indiqué quelques circonstances qui avaient
pu diminuer son influence. On voit dans ses lettres qu'il était accusé
d'avoir conduit l'opposition avec trop de violence. Il consultait peu,
il se concertait peu; il agissait sous l'empire de pensées formées par
la méditation et par l'étude. Son talent, littérairement oratoire, était
plus propre à illustrer un parti qu'à le sei^vir, et ne satisfaisait pas
aux nécessités journalières dm débat. Il s'inquiétait trop peu des dis-
positions de ses adversaires ou de ses amis ; il ne savait pas mener
les hommes, et l'on peut conjecturer que l'opinion s'était établie
qu'il ne devait pas, peut-être qu'il ne voulait pas être ministre. A
raison même de son importance et du genre de son esprit, on devait
le redouter dans l'intérieur d'an conseil, et il me semble entendre
les raisons que les hommes d'expérience et d'habileté, que tous les
médiocres qui prétendent à ce titre, donnaient apparemment pour
prouver qu'il n'était pas propre aux affah'es. M. Royer-Collard, à
qui l'on pourrait d'ailleurs découvrir des points de ressemblance avec
Burke, a eu quelque chose de cette situation parmi ses amis, et, quoi-
qu'il fût incontestablement le premier d'entre eux, on les a vus rai^e-*
ment disposés à l'avouer pour chef, encore moins à le porter au pou-
voir. Au reste, Burke lui-même ne painjt pas se regarder comme
appelé au ministère. Peut-être avait-il trop attaqué la cour, c'est-à-
dire le roi, pour ignorer que sa présence dans le conseil, difficile à
obtenir, aflaiblirait le crédit du cabinet. Peut-être même les circon-
stances qui l'en éloignaient et tout ce qui l'isolait parmi les siens,
son indépendance, sa sévérité, le ton de ses opinions, le portaient à
éviter de paraître ambitieux, et moitié naturel, moitié aflectation, il
secondait, par un puritanisme d'orgueil et de désintéressement, la
timidité ou l'ingratitude de ses amis, en les autorisant à n'être pas
ambitieux pour lui. Toutefois il est difficile que Burke n'ait pas res-
senti ce procédé avec quelque amertume. Il ne le montra pas, il
essaya même de ne pas se l'avouer, et rien dans sa conduite, rien
dans sa correspondance ou dans ses conversations ne semble avoir
trahi la mauvaise humeur ou le désappointement. Nous ne disons pas
cela pour justifier les ministres de 1782 : un parti doit se défendre
de ces jalousies, de ces pruderies, de ces défiances, et soutenir, et
entourer, et grandir toujours ce qui le décore et l'ennoblit. Fox sur-
BURKE, SA AIE ET SES ÉCRITS. 251
tout nous paraît peu excusable; sans doute il avait pris la tête de
l'opposition, mais il y avait présomption ou négligence à ne pas en-
trer au pouvoir mieux accompagné. D'ailleurs sa place de leader de
la chambre des communes était si bien marquée, que Burke lui-même
ne la lui eût pas disputée, et pour Fox aucune rivalité n'était à craindre.
On sait, au reste, que cette administration ne dura qu'un mo-
ment. Une mort soudaine lui enleva son chef. De tous ceux qui pou-
vaient aspirer à sa succession, le secrétaire d'état des affaires étran-
gères, lord Shelburne, parut presque aussitôt appelé à la recueillir.
C'est lui qui est mort avec le titre de marquis de Lansdowne, et ce
nom réveille aujourd'hui de tels sentimens de respect et d'affection,
que l'on a peine à concevoir que celui qui l'a porté le premier in-
spirât la défiance et l'antipathie. Il est certain cependant que lord
Shelburne, qui avait de l'esprit, de l'expérience, des opinions libé-
rales et philosophiques , qui a fourni dans les affaires une carrière
honorable et joui d'une sorte de faveur dans la société française ,
était un des hommes avec qui l'association dans le pouvoir rencon-
trait le plus de difficultés et de répugnances. Fox, qui proposait le
duc de Portland pour la première place, déclara qu'il ne restait pas
sî son collègue Shelburne l'obtenait, et il se retira. Burke le suivit,
on a même dit que cette scission était principalement son ouvrage.
Quoi qu'il en soit, elle fut peut-être un grand événement; elle sépara
Fox de Pitt, qui resta du côté du ministère et y entra même comme
chancelier de l'échiquier. Qui sait quelle influence exerça cette sépa-
ration sur les destinées de la Grande-Bretagne ?
Dès le mois de juillet, Burke attaqua vivement lord Shelburne, en
défendant la démission de Fox , et tous deux réunis mirent le cabi-
net en minorité (février 1783). Pitt fut député à Fox pour négocier
un rapprochement; mais il fallait accepter la primauté de Shel-
burne. Inflexible sur ce point , Fox se condamnait à l'impuissance'
dans sa victoire, s'il ne se donnait des alhés. Le ministère conser-
vait dans ses rangs une partie de l'ancienne opposition. Il avait pour
ennemis naturels lord North et ses amis, encore nombreux. Fox ne
voulait pas se réconcilier avec Shelburne; il ne pouvait détacher Pitt;
une seule alliance lui restait, celle de North. Il osa s'y résoudre et fit
le ministère de la coalition. Le duc de Portland en était le chef; North,
secrétaire d'état pour l'intérieur; Fox, pour les affaires étrangères;
Burke redevint payeur général.
A peine sorti du gouvernement, Pitt proposa la réforme parlemen-
taire et le rencontra pour antagoniste. Cette question fameuse, qui
avait commencé à s'agiter dans les premières années de l'adminis-
tration de lord North , n'était pas encore devenue une permanente
question de cabinet, ni, en des sens divers, le mot de ralliement des
252 REVUE DES DEUX MONDES.
partis. Chatham, dans les derniers temps de sa vie, avait accueilli
l'idée d'une réforme; mais il l'avait conçue à sa manière. 11 ne vou-
lait qu'augmenter le nombre des membres sérieusement élus, de
ceux qui représentaient les comtés, mais sans dépouiller aucun bourg
de la franchise électorale. Junius avait également résisté à tout des-
sein de porter atteinte aux droits acquis. Burke , chez qui le pro-
fond respect de la tradition constitutionnelle s'unissait aux idées
d'amélioration, pouvait donc sans inconséquence repousser des pro-
jets d'innovation que, sans inconséquence également, le jeune Pitt
pouvait appuyer avec ce ton d'autorité qu'il avait naturellement.
Ce n'est pas à propos de cette question que sa conduite nous
étonne. Une autre question était à l'ordre du jour et devait amener
de graves conséquences. La compagnie des Indes orientales, en
possession plus que séculaire d'un monopole commercial, avait été
conduite à se créer un empire ; mais elle en avait, dans les derniers
temps , reculé si loin les limites , le pouvoir politique de ses agens
avait pris de si grandes proportions , ses actes avaient fini par inté-
resser à si haut point, non-seulement la richesse et le négoce, mais
la puissance et l'honneur de l'Angleterre, que les chambres, enga-
gées souvent par les conséquences de sa conduite, avaient dû s'en
enquérir plus sévèrement,' et que tous les ministères avaient projeté
de réviser les principes de son organisation , de régler son action et
de la soumettre plus directement à la surveillance de l'état. Dans
ces vastes et riches contrées , où tout offrait une proie , où rien ne
mettait un frein aux passions du plus fort, où l'on ne connaissait ni
la loi, ni la publicité, ni l'opinion, une compagnie dont le pouvoir
se mesurait aux nécessités de son commerce , dont l'ambition était
excitée par la cupidité , qui soutenait ses spéculations par sa diplo-
matie et sa diplomatie par la guerre, qui faisait enfin sa fortune par
la conquête, avait dû tout permettre à ses lointains délégués pour la
servir, et n'interdire qu'au malhabile ou au malheureux la violence,
la fraude , la rapacité , la tyrannie. Lord Clive avait couvert de la
gloire des armes des perfidies que l'Orient seul pouvait souffrir. Lord
Chatham le protégeait, car il aimait les victorieux; mais le pouvoir
delà compagnie lui semblait exorbitant, et en 1767 il avait pensé à
lui enlever le droit de possession et d'agrandissement territorial. En
1773, on reconnut la nécessité de lui poser des limites. Un emprunt,
pour lequel elle avait besoin d'une autorisation législative , la met-
tait à la discrétion du parlement, et un acte de régularisation, regu-
laiing act, plaça toutes les présidences de l'Inde anglaise sous un
gouverneur-général résidant à Calcutta, en établissant dans cette ville
une cour de justice à la nomination de la coiTronne. En même temps
les directeurs furent tenus de communiquer au gouvernement toute
lîURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 253
la partie de leur correspondance qui avait rapport aux questions ter-
ritoriales. Le gouverneur-général et quatre conseillers associés à son
administration étaient nommés pour cinq ans par l'acte même qui les
instituait. La première place fut donnée à Warren Hastings, simple
agent de la compagnie , placé par elle à la tête de la présidence du
Bengale, et lord iNorth fit entrer dans son conseil Philip Francis, qui
peut-être vendit à ce prix le silence de Junius.
Cette administration n'avait pas marché paisiblement. Bientôt ses
divisions intérieures et la conduite de son chef firent souhaiter aux
ministres le rappel de Hastings; mais il ne pouvait être révoqué que
sur une demande de la cour des directeurs qui représentaient la
compagnie. Celle-ci soutenait son agent , et quand on vit approcher
la rupture avec la France, on ne put regretter d'avoir laissé la
garde de l'Inde à un homme habile et entreprenant, dont l'esprit
plein de ressources n'était entravé dans ses hardies combinaisons,
ni par la faiblesse du caractère, ni par la sévérité de la conscience.
(Cependant, vers la fin de la guerre d'Amérique, la chambre des
communes, dont l'attention était éveillée par les plaintes du parti
opposé au gouverneur-général , avait formé pour l'examen de ces
affaires deux comités : l'un sous la conduite de Henry Dundas, l'autre
de Burke, et ce dernier s'était plongé dans ce nouveau travail avec
son ardeur accoutumée. Déjà souvent l'Inde l'avait occupé dans le
parlement. Jamais elle n'était l'objet d'un débat sans qu'il prît la pa-
role. Sa curiosité infatigable eut bientôt pénétré jusqu'au fond de ce
grand sujet. Sa vive imagination se familiarisa avec les lieux, les
faits, les hommes; sa haine pour l'iniquité et la violence prit feu
contre un despotisme qui ne devait qu'à la distance son impunité. Il
savait et jugeait l'histoire de l'Inde anglaise comme un historien sen-
sible et sévère; la justice même se passionnait dans cette âme ar-
dente. Des rapports émanés du comité qu'il dirigeait, le neuvième et
le onzième, passent pour être de lui, et ils sont insérés dans ses œu-
vres. Ces deux pièces ont tout le mérite du genre, l'ordre, la clarté,
la solidité, et l'on y peut apercevoir les premiers fondemens de l'ac-
cusation célèbre dont il mit tant d'années à élever de ses mains le
formidable édifice.
Entre le pouvoir immense par le fait du gouvernement établi au
Bengale et le pouvoir de surveillance du ministère et du parlement,
l'indépendance d'une compagnie à demi souveraine formait un mi-
lieu opaque et résistant, qui rendait tout contrôle illusoire. Aidé des
conseils de Burke, encouragé par lord North, qui dans son premier
ministère avait été sur le point de réduire la compagnie des Indes à
ses attributions commerciales. Fox , à la fin de 1783, proposa un
bill qui supprimait la cour des directeurs de la compagnie, et con-
254 REVUE DES DEUX MONDES.
fiait à Londres le haut gouvernement de ses possessions à sept com-
missaires nommés dans l'acte pour quatre ans, et dont le chef devait
être le comte Fitzwilliam. Auprès de ce bureau, neuf directeurs
assistans, choisis parmi les actionnaires, am^aient été chargés seule-
ment des affaires du commerce. Les vacances dans le bureau stipé-
rieur auraient été remplies par nomination royale. C'était toute une
révolution , surtout dans la Cité. On conçoit quelle y devait être la
puissance de la compagnie des Indes , et avec quelle énergie elle
dut résister au projet qui la détrônait. Elle employa tous les moyens,
fit jouer tous les ressorts, ameuta l'opinion. Son patronage, ce qui
veut dire en bon anglais la quantité de places qu'elle avait à donner,
était l'instrument d'une influence qu'elle exploitait dans son intérêt,
et qu'elle prêtait clandestinement à la cour et à son parti. Tout cela
allait être régularisé, soumis à la publicité et livré à un pouvoir ofii-
ciel, plus dépendant du parlement que de la couronne. L'état se res-
saisissait d'un empire qu'il n'aurait dû jamais abandonner; mais
l'état était représenté par l'administration actuelle, qui allait recueil-
lir l'honneur et la force attachés à cette grande innovation. 11 se
forma donc une masse redoutable d'opposans au bill de Fox, qui dut
y suspendre son existence ministérielle. Les membres du dernier ca-
])inet ne pouvaient laisser échapper une si belle occasion de revan-
che. Pitt surtout, avec une habileté qui ressemblait fort à l'intrigue,
et que Burke à toutes les époques lui a sévèrement reprochée, se mit
à la tête de tous les mécontens. Intérêts, abus, préjugés, il souleva
tout contre une réforme qu'il savait nécessaire. Lui aussi, il fit sa
coalition. Il épousa jusqu'aux griefs de la cour, et les éleva à la hau-
teur d'un scrupule constitutionnel. On soutenait, en effet, avec une
apparence de raison, que la nomination législative d'un comité ou
bureau administratif était une atteinte à la prérogative royale, et
sans aucun doute le principe de la responsabilité aurait dû ramener
plus immédiatement au pouvoir exécutif la direction d'une nature
d'affaires qui étaient en^ elles-mêmes du ressort du gouvernement
général. Cette considération fut développée avec autant de force
qu'un chef d'accusation. Fox se vit personnellement attaqué avec
une violence inouïe. Tous les ressentimens suscités par la coalition
éclatèrent sous cette forme. Burke ne fit pas défaut dans la lutte.
Son discours, fort travaillé et très étendu, suivant son usage, est
presque en entier consacré à l'exposition des torts de la compagnie.
Mille faits curieux de l'histoire de l'Inde et des débuts de l'adminis-
tration de Ilastings sont vivement retracés, et il en ressort l'urgence
d'une réforme profonde. Toutes les objections sont imputées à des
intérêts occultes, à des intrigues de courtisans. L'objection constitu-
tionnelle elle-même n'est pas prise fort au sérieux, et Burke se con-
BURKE , SA TIE ET SES ÉGRI'l'S. 255
tente d'observer que la prérogative royale ne doit rien perdre au
nouveau projet, puisque, dans l'état présent des choses, ni les direc-
teurs, ni le gouverneur-général, ni son conseil institué par l'acte de
1773, ne sont à la nomination de la couronne.
« J'ai parlé du bill, dit Burke sn finissant; que je dise maintenant un mot
de son auteur. Je devrais l'abandonner à ses nol3les sentimens, si l'indigne et
illibéral langage employé contre lui par delà tout exemple de la liberté
parlementaire ne rendait quelques paroles nécessaires , moins pour donner
satisfaction à lui qu'à mes propres afTections. Il faut donc que je dise que ce
sera une honorable distinction potir notre âge que la délivrance du plus grand
nombre d'êtres de la race humaine, qui ait jamais été aussi lourdement op-
primé par la plus grande tyrannie qui ait existé jamais, soit échue en par-
tage à des talens et à des sentimens égaux à la grandeur de la tâche; que
l'œuvre soit échue à un homme qui possède l'étendue d'esprit pour concevoir,
le courage pour entreprendre, l'éloquence pour soutenir une si grande me
sure de hasardeuse générosité. Son courage ne saurait être attribué à l'igno-
rance de l'état des hommes et des choses. Il sait bien quels pièges sont semés
sur son chemin et par l'animosité personnelle, et par des intrigues de cour,
et peut-être par l'illusion populaire; mais il a risqué son repos, sa sécurité,
son intérêt, son pouvoir, même sa popularité chérie, pour le bien d'un peuple
qu'il n'a jamais vu. C'est la route qu'ont avant lui prise tous les héros. On
l'accuse, on l'outrage pour les motifs qu'on lui suppose. 11 se souviendra que
la calomnie entre comme élément nécessaire dans toute véritable gloire; il se
souviendra que non-seulement c'était l'usage des Romains, mais qu'il est
dans la nature et la constitution des choses que la diffamation et l'injure soient
des parties essentielles d'un triomphe. Ces pensées soutiendront une âme qui
ne vit que pour l'honneur, sous le poids d'accusations passagères; car il tra-
vaille à faire un grand bien, un bien comme il s'en rencontre rarement et
dans la destinée d'un homme et en même temps dans ses désirs, chose pres-
que aussi rare. Qu'il emploie sa journée, qu'il lâche les rênes à la bienveil-
lance de son cœur. Il est maintenant sur une hauteur où le vont chercher les
regards du genre humain. 11 peut vivre longtemps, il peut beaucoup faire;
mais il a atteint le sommet : jamais il ne pourra s'élever au-dessus de ce qu'il
fait aujourd'hui.
a II a des défauts, mais ce sont des défauts qui, bien qu'ils puissent ternir
son éclat et quelquefois entraver la marche de ses talens, n'ont rien par eux-
mêmes qui puisse éteindre le feu des grandes vertus. Dans ces défauts, pas
un atome de tromperie, d'hypocrisie, nul orgueil, nulle arrogance, nul des-
potisme de tempérament, nulle insensibilité aux maux de l'humanité. Il a les
défauts qui pourraient se retrouver dans un descendant du Henri IV de la
France, comme ils se rencontraient dans ce père de son pays. Henri IV sou-
haitait vivre assez pour voir une poule dant le pot de chaque paysan de son
royaume. Ce sentiment de bonté familière vaut tous les mots brillans que
l'on rapporte de lui. Mais il désirait peut-être plus qu'il ne pouvait accomplir,
et la générosité de Thomme dépassait le pouvoir du monarque. Mais celui
dont je parle, lui, un sujet, peut au moins dire dans ce jour avec vérité qu'il
256 REVUE DES DEUX MONDES.
assure le riz dans le pot de tout homme aux Indes. Un poète de l'antiquité re-
gardait comme une des premières distinctions chez un prince qu'il voulait
célébrer, qu'à travers une longue suite de générations il eût été l'ancêtre
d'un habile et vertueux citoyen qui, par des moyens pacifiques, avait réformé
des gouvernemens oppressifs et supprimé des guerres de rapine.
Indole proh quanta juvcnis, qùantumque daturus
Ausoniœ populis ventura in ssecula civem.
Ille super Gangem, super exauditus etlndos,
Implebit terras voce; et furialia bella
Fulmine compescet linguse.
Voilà ce qui se disait du prédécesseur du seul homme à l'éloquence duquel ou
puisse sans injustice comparer celle de l'auteur du présent bill. Mais le Gange
et rindus sont le domaine de la renommée de mon honorable ami, et non pas
' de celle de Cicéron. Je l'avoue, c'est avec joie que je pressens la récompense
de ceux dont tout le crédit, tout le pouvoir, toute l'autorité n'existe que pour
le bien de l'humanité, et ma pensée s'étend à tout ce peuple, à tous les êtres
de races et de noms divers qui, relevés par ce bill, auront à bénir l'ouvrage
de ce parlement et la confiance accordée par la meilleure chambre des com-
munes au plus digne de l'obtenir. Les petites critiques de parti ne seront plus
entendues, lorsque la liberté et le bonheur se feront sentir. 11 n'y a pas une
langue, une nation, une religion dans l'hide qui ne bénisse le soin tutélaire
et la noble bienfaisance de cette chambre et de celui qui vous a i)roposé ce
grand ouvrage. Vos noms ne seront jamais séparés devant le trône de la divine
bonté, dans quelque langue et dans quelque rite qu'il soit demandé grâce
pour les pécheurs et récompense pour ceux qui imitent la divinité dans sa
charité universelle pour ses créatures. Ces hommages, vous les méritez, et ils
vous seront^assurément rendus, lorsque tout ce jargon d'influence, de parti et
de patronage sera plongé dans l'oubli. J'ai dit ce que je pense et ce que je sens
pour l'auteur de ce projet. Un de mes honorables amis, en parlant de son mé-
rite, a été accusé d'avoir fait un panégyrique étudié. Je ne sais ce qui eu était;
mais le mien, j'en suis sûr, est un panégyrique étudié; c'est le fruit de beau-
coup de méditation, le résultat d'une observation de près de vingt années.
Pour ma part, je suis heureux d'avoir assez vécu pour voir ce jour. Je me sens
plus que payé de dix-huit ans de travaux, puisque enfin je suis en mesure
de prendre par un humble vote ma part de l'abolition d'une tyrannie qui
existe jjour la honte de ce pays et pour la destruction d'une aussi nombreuse
portion de l'espèce humaine. »
Mais le complot ourdi contre le projet, et surtout contre le minis-
tère, était puissant. Le bill, après avoir réuni des majorités consi-
dérables dans les épreuves préliminaires, finit par ne passer qu'à
208 voix contre 201. La chambre des lords s'anima pour la préroga-
tive royale, et rejeta le projet à 19 voix de majorité. Le roi avait pris
personnellement l'affaire à cœur, et son intervention fut si peu ca-
chée, qu'il n'attendit pas, selon l'usage, la démission du cabinet. Il
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 257
fit demander aux secrétaires d'état leurs sceaux, et les remit à lord
Temple, qui expédia aux autres ministres leurs lettres de renvoi, et
résigna trois jours après, Pitt étant nommé premier lord de la tréso-
rerie et chancelier de l'échiquier. Ce fut comme un coup d'état con-
stitutionnel fort dans le goût de George III, qui dut enfin se croire
roi, mais qui ne devait pas recommencer, car il venait de se donner
un maître. Le procédé était nouveau envers la chambre des com-
munes, qui fut vivement offensée; on lui arrachait des ministres qui
possédaient sa confiance. Aussi ne cinirent-ils pas d'abord que le pou-
voir leur échappât pour longtemps. Les règles ainsi que les proba-
bilités du jeu étaient en leur faveur, et cependant vingt-deux ans se
passèrent avant que Fox redevînt ministre.
Les partis étaient décomposés. La diversité des calculs, la rivalité
des ambitions, l'incompatibilité des caractères, ou plutôt des amours-
propres, avaient amené ce résultat plus que la division sérieuse et
systématique des opinions. Au contraire, on peut dire que l'absence
d'une de ces questions fondamentales qui classent les hommes et les
partis avait surtout contribué à éparpiller toutes les forces parlemen-
taires. En de tels momens, l'individualité reprend le dessus. Les in-
térêts et les caprices personnels, l'humeur, la rancune, la vanité, dé-
cident de tout. Ce ne sont pas les beaux jours du gouvernement
représentatif. Cette situation aurait dû être insupportable pour un
esprit tel que celui de Burke, défenseur décidé de la consistance des
opinions et des conduites, grand prôneur de la fidélité aux principes,
aux antécédens et aux amitiés; mais il avait approuvé la coalition,
cet acte si sévèrement reproché à Fox, et qui plus qu'aucun autre
pouvait être regardé comme un signal de décomposition des partis.
Toute coalition, même honorable dans son principe, a, j'en conviens,
un air d'intrigue, et besoin d'apologie. Cependant, lorsque l'on con-
sidère à quels hommes ce genre d'apologie a été nécessaire, il faut
ou que la tentation soit irrésistible, ou plutôt que l'action, en elle-
même toujours hasardeuse, soit quelquefois imposée par une néces-
sité publique ou par une noble ambition. Comme tant d'autres ac-
tions, elle doit se juger par ses motifs et par ses conséquences. Si
l'on n'a sacrifié aucun principe en formant l'alliance, si on l'a formée
avec un grand but, si ce but on a eu le bonheur de l'atteindre, l'opi-
nion, non contente d'absoudre l'entreprise, doit la glorifier. Aussi les
coalitions sont-elles plus difficiles à ceux qui viennent du côté du pou-
voir qu'à ceux qui sortent de l'opposition, car si ce n'est pour quel-
que réforme devenue nécessaire, pour quelque innovation amenée à
maturité que les hommes du parti gouvernemental l'abandonnent, la
coalition cesse d'être irréprochable. Elle peut l'être, si elle a pour but
ce que M. Ganning a tenté, ou ce que sir Robert Peel a fait. Dans l'al-
TOME I. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
liance de North et de Fox, c'est donc le rôle du premier surtout qui
aurait besoin d'excuse; c'est à lui, non au second, qu'auraient dû s'a-
dresser les reproches de l'histoire, si, par une inégalité dont nous ne
nous plaignons pas, on ne jugeait toujours les amis de la liberté avec
une sévérité plus exigeante. Visant plus haut, ils ont droit à moins
d'indulgence. Toutefois on expliquera difficilement, à l'honneur de
lord North, que le chef d'un ministère ennemi des concessions, tombé
du pouvoir pour avoir couvert de sa responsabilité l'entêtement royal,
ait pu, avec une parfaite conséquence de principes et une scrupu-
leuse conviction, s'engager dans une combinaison perdue pour avoir,
dit-on, livré aux chambres la prérogative de la couronne. Quant à Fox,
il ne paraît point qu'il ait fait dans ce ministère rien qu'il n'eût fait
dans un autre, et du moins aucun sacrifice de principe ne lui sau-
rait être reproché. Mais voici la faute : lorsqu'on a dit et pensé de la
conduite, de la capacité, des doctrines et du caractère d'un homme
d'état, tout ce qui s'était pu lire depuis dix ans dans les discours de
l'opposition, l'union avec cet homme d'état n'est j)ermise qu'à la der-
nière extrémité et quand le salut public la commande. Or cette excuse
manque à Fox. Malheureusement les hommes supérieurs sont sujets
à une illusion, qui même n'en est pas toujours une : ils se figurent
volontiers que le pouvoir leur revient de droit, et que leur présence
dans le gouvernement est une condition du salut public. Walpole
pensait peut-être ainsi, quand il attaquait ses anciens collègues, Stan-
hope et Sunderland. Une semblable conviction dirigea certainement
Chatham dans tout« sa carrière. Elle fit sa gloire lorsqu'en 1757 il
s'allia au duc de Newcastle; elle l' égara quand en 1766 il composa
le cabinet inexplicable du duc de Grafton. Un homme d'état que nous
avons nommé, Peel, eut assurément la même confiance.en soi, et
bien en a pris à son pays et à sa renommée. Quant à Fox, il avait dé-
buté avec un tel éclat, il s'était senti porté au premier rang par des
qualités si solides et si brillantes, qu'il avait bien pu, lui aussi, se
persuader que le ministère lui appartenait, et qu'il devait à tout prix
gouverner. Ses partisans n'étaient pas éloignés de le croire, et Ho-
race Walpole incline à cette idée dans ses lettres. Burke, dans l'or-
gueil de son amitié, pouvait concevoir pour son ami de ces présomp-
tueuses pensées, et, qui sait? en garder quelque chose pour lui-même.
Ainsi s'explique en partie leur conduite à tous deux dans le pouvoir
et dans l'opposition. Le public est d'ordinaire fort sévère pour ces
illusions des hommes supérieurs; il ferait mieux cependant de garder
ses rigueurs pour celles des hommes médiocres, car ceux-là aussi se
croient quelquefois une mission.
Pitt, qui avait formé le nouveau cabinet, fit alors un acte auda-
cieux. Après avoir tâté la chambre par un bill sur l'Inde qu'elle re-
r.URKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 250
jeta, il osa dissoudre le parlement (mars 178/i). On aurait cru que
l'opinion décernerait le pouvoir à Fox plutôt qu'à lui, car sa répu-
tation était alors bien inférieure à celle de son rival, et pourtant la
réélection lui donna raison. Cent soixante opposans restèrent sur le
champ de bataille. On les appela les martyrs de Fox; c'est le titre
d'un martyrologe protestant. Fox et Burke furent réélus; mais le
changement avait été si brusque, Pitt avait paru si téméraire, il était
si jeune et si nouveau, que les vieux athlètes ne pouvaient croire en-
core à sa victoire. Ils en doutèrent longtemps, et ils agirent en con-
séquence. Burke demeura toute sa vie si touché et pour ainsi dire si
scandalisé de ce résultat, qu'il ne le pardonna jamais à Pitt, et que,
même en se rapprochant de lui, il n'eut jamais ni goût pour sa per-
sonne ni admiration pour ses talens. Il l'appelait le sublime de la
médiocrité.
La situation d'hommes politiques qui ont perdu la majorité n'est
jamais facile. Elle ne fut point favorable à Burke. Il n'avait pas
comme Fox ce caractère ouvert et simple, cette humeur facile et
liante, cette flexibilité de talent, cet art de discussion, quiséduisaient
jusqu'à ses adversaires et le rendaient populaire encore quand ses
opinions cessaient de l'être. Plus âgé que lui de vingt et un ans, plus
homme de lettres et moins homme politique, Burke avait plus de rai-
deur dans l'esprit, des prétentions plus tranchantes, un ton plus ab-
solu et plus intolérant. Transporté dans un monde nouveau, entouré
de jeunes ambitieux dont il était peu connu, il ne se préserva pas
assez de l'impatience et du dédain. Inhabile aux ménagemens, irrité,
dégoûté, il ne sut pas -s'accommoder au temps, et la chambre des
communes devint pour lui un auditoire sévère, hostile même. Ses
discours avaient toujours paru trop longs et trop fréquens. Le res-
pect et l'habitude avaient empêché longtemps qu'on ne l'en fît aper-
cevoir; mais le respect et l'habitude manquaient à la nouvelle cham-
J)re. Burke s'en aperçut plus d'une fois. Un jour, il s'était levé tenant
à la main un rouleau de papier d'une grosseur effrayante. Un membre
de la classe de ceux qu'on nomme country gentlemen eut l'imperti-
nence de dire qu'il espérait que l'orateur n'avait pas l'intention de
lire cette énorme liasse de pièces, en y joignant un long discours
par dessus le marché. Burke interdit et indigné sortit de la chambre
sans trouver une parole. « La fable est réalisée, dit George Selvvyn,
si fameux par ses bons mots; un âne qui brait donne la chasse à un
lion. »
On peut faire remonter à cette époque la décadence parlementaire
de Burke. Cependant il ne se découragea pas, et il eut encore de
bien beaux jours, mais ses échecs furent nombreux. Dès l'ouver-
ture de la session, il proposa avec Windham, Irlandais de grande
260 REVUE DES DEUX AIONDES.
espérance qui venait d'entrer au parlement et qui s'attacha étroite-
ment à lui, d'adresser des représentations au roi sur la dernière dis-
solution. Cette mesure avait eu, disait-il, un caractère insolite, celui
d'une condamnation prononcée du haut du trône contre le parlement.
La dernière chambre, la meilleure chambre des communes , avait
été dénoncée au peuple comme usurpatrice des droits du prince.
Cette calomnie de cour avait égaré l'opinion. Le discours de la cou-
ronne faisait encore une leçon à la chambre sur les limites de son
pouvoir. Celle-ci ne pouvait accepter ni remontrance ni menace, et
c'était lui faire injure que de paraître en attendre moins d'indépen-
dance que de la chambre précédente. Une défense raisonnée de la
conduite tenue dans l'affaire du bill de l'Inde venait ensuite. Burke
n'a jamais été tory sur ce point. Sa motion, qui était au fond une at-
taque envers la nouvelle chambre, fut rejetée sans débat. Il publia
son discours avec une préface où il cachait mal son humeur contre
le parlement. Le dépit d'une défaite imprévue perça désormais dans
ses discours. Il reprochait même à Fox de ne pas sentir assez vive-
ment leur commune offense. Neuf ans plus tard, dans le fort de sa
colère contre la révolution française, il se plaignait encore qu'il ne
l'eût pas bien secondé dans ses efforts pour faire repentir le premier
ministre de la manière odieuse dont il s'était élevé au pouvoir, et,
dans sa rancune implacable, il accusait Pitt d'avoir intrigué avec la
cour, les dissidens religieux et tous les factieux du dehors, pour dé-
crier et affaiblir la chambre des communes. Il est remarquable que
AVindham, qui, dix ans après, entra dans l'administration de Pitt,
continua toute sa vie de juger comme Burke la dissolution de 178ZI,
et d'en regarder le résultat comme funeste.
Une guerre sans relâche fut donc faite au cabinet. Pitt n'avait pas
renoncé à ses idées de réforme parlementaire; il appuya une motion
à cette fm de l'alderman Sawbridge, qui passait pour répubhcain. II
en fit une lui-même, soutenu par Fox et combattu par des ministres.
Chaque fois il eut contre lui Burke et la majorité. Ce dernier lui de-
manda un jour ironiquement comment il pouvait se plaindre du sys-
tème actuel de représentation, lui qui s'en était si bien servi? Quant
à son bill de l'Inde, la vive critique qu'en fit Burke a été, dit-on,
justifiée par l'expérience. Il contenait cependant les principes de l'or-
ganisation qui s'est maintenue jusqu'à nous. L'idée d'une commis-
sion de gouvernement ou de surveillance au-dessus de la compagnie
ne pouvait être abandonnée. Aucun ministère ne pouvait songer à
laisser la compagnie à elle-même. Seulement, cette commission, sous
le nom de bureau du contrôle, dut être composée de membres du con-
seil privé et présidée par un ministre spécial, dont cette présidence,
même serait le titre. Aujourd'hui, les membres de ce bureau sont
BURKE, SA VIE Eï SES ÉCRITS. 261
(les ministres et ne forment en réalité qu'un comité du cabinet; mais
la nouvelle organisation, au moment où elle fut adoptée, ne faisait
pas tomber les griefs élevés contre l'administration antérieure de la
compagnie, et Pitt était loin de défendre tout le passé.
L'Inde est la région du monde oii les Anglais ressemblent le plus
aux Romains. Avec une poignée de fonctionnaires ou de magistrats,
avec quelques légions, ils y gouvernent, sur un territoire immense,
près de quatre-vingts millions de sujets, qui conservent leurs lois, leur
culte et leurs mœurs. Ce pouvoir sans égal s'exerce avec équité et
modération; mais il n'a pu s'établir ainsi. La tyrannie est presque
toujours la compagne de la conquête, et de terribles proconsuls ont
plus d'une fois porté parmi ces peuplades tremblantes les faisceaux
du peuple-roi. L'âme pure et sévère de Burke devait s'émouvoir à ce
spectacle. Il ne consentait pas à séparer la politique de la justice. Et
en même temps la grandeur des choses, la nouveauté des scènes
frappait, échauffait son imagination. On a parfois trouvé aux imagi-
nations irlandaises quelque chose d'oriental. Telle était celle de Burke;
elle ne pouvait que se plaire et s'exalter à l'aspect de ce monde de
l'Asie ouvert devant elle, où les événemens, les monumens, la na-
ture, tout prend un caractère pittoresque et poétique. Aussi, trouvant
là comme une inspiration nouvelle, le vit-on rajeunir en quelque
sorte son talent, le grandir à des proportions inconnues, et, suivant
le penchant de son esprit, exagérer souvent les idées, les formes et
les couleurs. Son goût comme sa colère put passer les bornes, car il
se crut tout permis : il peignait l'Orient et combattait la tyrannie.
Charles de Rémusat.
^ÉCONOMIE RURALE
EN ANGLETERRE.
I.
LES ÀNIMIUX DOMESTIQUES.
Quand rexposition universelle attirait à Londres un immense con-
cours de curieux venus de tous les points du monde, la puissance
industrielle et commerciale du peuple anglais a frappé les regards
sans les étonner. On s'attendait généralement au gigantesque spec-
tacle qu'ont présenté les produits de Manchester, de Birmingham,
de Sheffîeld, de Leeds, entassés sous les voûtes transparentes du pa-
lais de cristal, et à cette autre scène non moins merveilleuse qu'of-
fraient, en dehors de l'exposition, les docks de Londres et de Liver-
pool avec leurs magasins sans fin et leurs vaisseaux sans nombre;
mais ce qui a surpris plus d'un observateur, c'est le développement
agricole que révélaient les parties de l'exposition consacrées aux ma-
chines aratoires et aux produits ruraux anglais : on était en général
assez loin de s'en douter.
En France plus qu'ailleurs peut-être, malgré notre extrême proxi-
mité, on a trop cru jusqu'ici que l'agriculture avait été négligée en
Angleterre au profit de l'intérêt industriel et mercantile. Un fait mal
étudié dans son principe et dans ses conséquences, la réforme doua-
nière de sir Robert Peel, a contribué à répandre parmi nous ces idées
inexactes. Ce qui est vrai, c'est que l'agriculture anglaise, prise dans
son ensemble, est aujourd'hui la première du monde, et qu'elle
l'économie rurale en ANGLETERRE. 263
est en voie de réaliser de nouveaux progrès. Je voudrais faire con-
naîti'e sommairement son état actuel, en indiquer les véritables causes,
et en induire l'avenir; plus d'un enseignement utile peut sortir pour
la France de cette étude.
Une crise grave et douloureuse s'est déclarée presque en même
temps , quoique par des causes différentes , il y a maintenant bien
près de cinq ans, dans les intérêts agricoles des deux pays. J'essaierai
d'en apprécier à part la portée; mais il importe auparavant d'exami-
ner quelle était, avant 18/i8, la situation des deux agricultures. Deux
ordres de questions se rattachent à cette comparaison, les unes fon-
damentales, qui dérivent de l'histoire entière de leur développement,
les autres transitoires qui naissent de leur condition pendant la crise;
les premières doivent passer avant les secondes.
I.
Avant tout , il importe de se bien rendre compte du théâtre même
.des opérations agricoles, c'est-à-dire du sol.
Les îles britanniques ont une étendue totale de 31 millions d'hec-
tares, c'est-à-dire les trois cinquièmes environ du territoire français;
qui n'en a pas moins de 53; mais ces 31 milhons d'hectares sont loin
d'avoir ime fertilité imiforme : il s'y trouve au contraire des diffé-
rences plus grandes peut-être qu'en aucun autre pays. Tout le monde
sait que le royaume-uni se décompose en trois parties principales,
l'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande. L'Angleterre foraae à elle seule la
moitié environ du territoire ; l'Ecosse et l'Irlande se partagent le reste
à peu près également. Cette division, qu'il ne faut jamais perdre de
vue, se retrouve dans les faits agricoles, et chacune de ces trois
grandes fractions doit elle-même se partager, sous le rapport de la
culture comme sous tous les autres points de vue, en deux parties
principales.
L'Angleterre se divise en Angleterre proprement dite et pays de
Galles; l'Ecosse, en haute et basse; l'Irlande, en région du sud-est et
région du nord-ouest. Des différences énormes se remarquent entre
ces diverses contrées.
L'Angleterre proprement dite est la portion la plus grande et la
plus riche des trois royaumes; elle comprend 13 millions d'hectares,
ou un peu plus du tiers de l'étendue totale des îles britanniques et
l'équivalent d'un quart de la France. C'est d'elle surtout qu'il doit être
question dans cette étude. En lui comparant le quart de la France le
mieux cultivé, c'est-à-dire l'angle du nord-ouest, qui comprend les
anciennes provinces de la Flandre, de l'Artois, de la Picardie, de la
Normandie, de l'Ile-de-France, et même en y ajoutant les départe-
264 REVUE DES DEUX MONDES.
mens les plus riches des autres régions, nous n'avons pas une égale
étendue de terres bien cultivées à lui opposer. Certaines parties de
notre sol, comme le département du Nord presque tout entier et
quelques autres cantons détachés, sont supérieures comme produc-
tion à ce qu'il y a de mieux en Angleterre; d'autres, comme les dé-
partemens de la Seine-Inférieure, de la Somme, du Pas-de-Calais, de
l'Oise, peuvent soutenir la comparaison; mais 13 millions d'hectares
comparables comme culture aux 13 millions d'hectares anglais, nous
ne les possédons pas.
Serait-ce que le sol et le climat de l'Angleterre seraient naturelle-
ment supérieurs aux nôtres? Bien loin de là. 1 million d'hectares sur
13 sont restés tout à fait improductifs et ont résisté jusqu'ici à tous
les efforts de l'homme; sur les 12 millions restans, les deux tiers au
moins sont des terres ingrates et rebelles que l'industrie humaine a
eu besoin de conquérir. .
La pointe sud de l'île, qui forme le comté de Corn ouailles et plus
de la moitié du Devon, se compose de terrains granitiques analogues à
ceux de notre Bretagne. 11 y a là, dans les anciennes forêts d'Exmoor
et de Dartmoor, dans les montagnes qui finissent au Land's End et
dans celles qui avoisinent la presqu'île galloise, près de 1 million
d'hectares qui n'ont que bien peu de valeur. Dans le nord, d'autres
montagnes, celles qui séparent l'Angleterre de l'Ecosse, couvrent de
leurs ramifications les comtés de Northumberland , Cumberland,
Westmoreland et une partie de ceux de Lancastre, Durham, York et
Derby. Cette région, qui comprend plus de 2 millions d'hectares, ne
vaut guère mieux que la première. C'est un pays pittoresque par ex-
cellence, parsemé de lacs et de cascades, mais qui n'offre, comme les
pays pittoresques en général, que peu de ressources à la culture.
Presque partout où le sol n'est pas montueux, il est naturellement
couvert de marécages. Les comtés de Lincoln et de Cambridge, qui
comptent aujourd'hui, surtout le premier, parmi les plus productifs,
n'étaient autrefois qu'un vaste marais couvert en grande partie par les
eaux de la mer, comme les polders de Hollande qui leur font face de
l'autre côté du détroit. De grandes tourbières appelées masses mon-
trent encore çà et là l'état primitif du pays. Sur d'autres points sont
de vastes étendues de sables délaissés par l'Océan; le comté de Nor-
folk, où a pris naissance le système agricole qui a fait la fortune de
l'Angleterre, n'est pas autre chose.
Restent les collines onduleuses qui font la moitié environ de la
surface totale, et qui ne sont ni aussi arides que les montagnes, ni
aussi humides que les plaines sans écoulement; mais ces terres elles-
mêmes n'ont pas toutes la même composition géologique. Le bassin
de la Tamise est formé d'une argile tenace nommée argile de Lon-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 265
cires, dont sont tirées les briques pour la construction de l'immense
capitale, et qui ne s'ouvre qu'avec difficulté sous la main du labou-
reur. Les comtés d'Essex, de Surrey et de Kent appartiennent, avec
celui de Middlesex , à cette couche argileuse désignée en Angleterre
sous le nom de stiffland, terre forte, et dont les agriculteurs de tous
les pays connaissent bien les inconvéniens, que vient aggraver encore
la fraîcheur du climat. Livrée à elle-même, cette argile ne sèche ja-
mais en Angleterre, et quand elle n'est pas transformée par des amen-
demens et assainie par le drainage, elle fait le désespoir des fermiers.
On ne la trouve pas seulement dans les comtés désignés, elle domine
dans tout le sud-est et reparaît sur beaucoup de points du centre, de
l'ouest et du nord. ^
Une longue bande de terres crayeuses de médiocre qualité traverse
du sud au nord ce grand banc d'argile, et forme la plus grande partie
des comtés de Hertford, Wilts et Hauts; la craie presque pure s'y
montre à la surface.
Les terres argilo-sableuses à sous-sol calcaire, les terres limoneuses
ou loa^ns du fond des vallées, n'occupent que h millions d'hectares
environ. Les rivières étant plus courtes dans ce'tte île étroite et les
vallons plus resserrés qu'ailleurs, les alluvions y tiennent peu de
place. Ce sont les sols légers qui dominent, ceux qu'on appelait au-
trefois poor lands, terres pauvres. Ces terres formaient, il n'y a pas
bien longtemps, de vastes landes qui venaient jusqu'aux portes de
Londres du côté de l'ouest, et presque partout elles sont devenues par
la culture presque aussi productives que les loams. 11 a fallu un mode
d'exploitation parfaitement approprié à leur nature pour en tirer un si
bon parti.
Il en est de même du climat. Les agriculteurs britanniques ont su
admirablement utiliser les caractères distinctifs de ce climat particu-
lier, mais en soi il n'a rien de séduisant. Ses brumes et ses pluies
sont proverbiales; son extrême humidité est peu favorable au fro-
ment, qui est le but principal de toute culture; peu de plantes mû-
rissent naturellement sous ce ciel sans chaleur, il n'est propice
qu'aux herbes et aux racines. Des étés pluvieux, des automnes pro-
longés, des hivers doux, entretiennent, sous l'influence d'une tempé-
rature à peu près constante, une végétation toujours verte. Là s'ar-
rête son action; ne lui demandez rien de ce qui exige l'intervention
du grand créateur, le soleil.
Combien le sol et le climat de la France sont supérieurs! En com-
parant à l'Angleterre, non plus seulement le quart, mais la moitié
nord-ouest de notre territoire, c'est-à-dire les trente-six départemens
qui se groupent autour de Paris, à l'exclusion de la Bretagne, nous
trouvons plus' de 22 millions d'hectares qui dépassent en qualité
266 REVUE DES DEUX MONDES.
comme en quantité les 13 millions d'hectares anglais. Presque pas de
montagnes, très-peu de marécages naturels, de vastes plaines pres-
que partout saines, un sol suffîsammment profond et formé dans des
proportions assez justes des élémens les plus favorables k la produc-
tion, de riches dépôts dans les larges vallées de la Loire, de la Seine
et de leurs affluens, un climat un peu moins humide mais plus chaud,
moins favorable peut-être à la végétation des prairies, mais plus pro-
pre à la maturation du froment et des autres céréales, tous les pro-
duits de l'Angleterre, obtenus avec moins de peine, et avec eux des
produits nouveaux et précieux, tels que le sucre, les plantes textiles,
les oléagineux, le tabac, le vin, les fruits, etc.
Il serait facile de suivre pas à pas cette comparaison et d'opposer
par exemple au comté de Leicester, qui est le plus naturellement fer-
tile des comtés anglais, notre département du Nord, aux terrains
crayeux du Wiltshire ceux de la Champagne, aux sables les sables,
aux argiles les argiles, aux loams les loams, et de chercher ainsi pou»
la plupart des districts anglais un district correspondant dans le
nord de la France. Cette étude de détail, qui ne peut pas être en-
treprise ici, démontrerait en quelque sorte, hectare par hectare, sauf
un petit nombre d'exceptions, la prééminence de notre territoire; il
n'y a pas de terrains, parmi les plus mauvais du sol français, qui ne
rencontrât plus mauvais encore de l'autre côté du détroit; il n'y a
pas de si riche sol en Angleterre qui ne trouvât chez nous son équiva-
1-ent et souvent même son supérieur.
Quant au pays de Galles, c'est un massif de montagnes couvertes
de terrains stériles appelés moors. En y ajoutant les îles qui l'avoi-
sinent et la partie du sol anglais qui le touche de plus près, il com-
prend 2 millions d'hectares, dont la moitié seulement est susceptible
de culture. On trouve en France l'analogue du pays de Galles dans la
presqu'île de Bretagne, dont les habitans sont unis aux Gallois par
une origine commune; mais, outre que la Bretagne occupe relativement
moins de place sur la carte de France, l'Armorique anglaise est natu-
rellement plus âpre et plus sauvage que notre Armorique; l'analogie
n'est vraiment complète que pour quelques cantons. Les cinq dépar-
temens bretons donnent un total de plus de 3 milhons d'hectares.
Les deux parties de l'Ecosse ont une étendue à peu près égale,
elles sont toutes deux bien connues par des noms que la poésie et le
roman ont popularisés; les basses terres ou îowlands occupent le sud
et l'est, les hautes terres ou highlands l'ouest et le nord; chacune de
ces deux moitiés, avec les îles adjacentes, comprend environ h mil-
lions d'hectares.
La Haute-Ecosse est sans comparaison un des pays les plus infer-
tiles et les plus inhabitables de l'Europe. L'imagination ne le a oit
l'économie rurale en ANGLETERRE. 2^7
qu'au travers des rêves ciiarmans du grand romancier écossais; mais
si la plupart de ses sites méritent leur réputation par leur grandeur
agreste, ces belles horreurs se soumettent peu à la culture. C'est un im-
mense rocher' de granit, tout découpé de cimes aiguës et de profonds
précipices, et qui, pour ajouter encore à sa rudesse, s'étend jusqu'aux
latitudes les plus septentrionales. Les Mghlands sont en face de la
Norwége, qu'ils rappellent à beaucoup d'égards. La mer du Nord,
qui les entoure et les pénètre de toutes parts, les bat de ses tempêtes
éternelles; leurs flancs, sans cesse déchirés par les vents et tout ruis-
selans de ces eaux intarissables qifi vont former à leurs pieds des lacs
immenses, ne se couvrent que rarement d'une mince couche de terre
végétale. L'hiver y dure presque toute l'année, et les îles qui les
accompagnent, les Hébrides, les Orcades, les Shetland, participent
déjà de la sombre nature islandaise. Plus des trois quarts de la Haute-
Ecosse sont incultes; le peu de terre qu'il est possible de travailler a
besoin de toute l'industrie des habitans pour produire quelque chose.
L'avoine elle-même n'y mûrit pas toujours.
Où trouver en France l'analogue d'un pareil pays? Ce qui s'en rap-
proche le plus, c'est le noyau des montagnes centrales avec leurs
ramifications qui couvrent une dizaine de départemens et vont se
rattacher aux Alpes par delà le Rhône, c'est-à-dire les anciennes pro-
vinces du Limousin, de l'Auvergne, du Vivarais, du Forez et du Dau-
phiné; mais les départemens des Hautes et des Basses- Alpes, les plus
pauvres et les plus improductifs de tous, ceux de la Lozère et de la
Haute-Loire, qui viennent après, sont encore bien au-dessus, comme
ressources naturelles, des célèbres comtés d'Argyle et d'Inverness et
du comté plus inaccessible encore de Sutherland. Cette supériorité
est de plus en plus marquée dans ceux du Cantal, du Puy-de-Dôme,
de la Corrèze, de la Creuse, de la Haute-Vienne, et elle devient tout
à fait incommensurable quand on oppose aux meilleures vallées des
highiands la Liraagne d'Auvergne et la vallée du Grésivaudan, ces
deux paradis du cultivateur jetés au milieu de notre région monta-
gneuse.
La Basse-Ecosse elle-même est loin d'être partout susceptible de
culture : de nombreuses chaînes la traversent et unissent les mon-
tagnes du Northumberland à celles des Grampians. Sur les h millions
d'hectares dont elle se compose, 2 sont à peu près improductifs, les
deux autres présentent presque partout, notamment autour d'Edim-
bourg et de Perth, les prodiges de la culture la plus perfectionnée;
mais le sol n'est véritablement riche et profond que sur 1 million
d'hectares environ, le reste est pauvre et maigre. Quant au climat, il
suffit de rappeler qu'Eduubourg est à la même latitude que Copen-
hague et que Moscou. La neige et la pluie y tombent presque sans
268 REVUE DES DEUX MONDES.
interruption, et les fruits de la terren'ont pour se développer qu'un
été court et chanceux.
Ce qui offre en France le plus de rapports avec la Basse-Ecosse, ce
sont les dix départemens qui forment la frontière de l'est, et qui s'é-
tendent des Ardennes au Daupliiné par les Vosges et le Jura; mais là
encore, la supériorité du sol et du climat est sensible. La nature a
fait les pâturages de la Lorraine et de la Franche-Comté au moins
égaux à ceux d'Ayr et de Galloway; l'Alsace vaut bien les Lothians.
La pointe septentrionale de cette région est à six degrés de latitude
au-dessous de Berwick, et sa poinfë méridionale à la hauteur de Ve-
nise; le souffle ardent de l'air d'Italie arrive jusqu'à Lyon.
Des deux fractions de l'Irlande, celle du nord-ouest, qui embrasse
un quart de l'île et qui comprend la province de Connaught avec les
comtés adjacens de Donegal, de Clare et de Kerry, ressemble beau-
coup au pays de Galles, et môme, dans ses parties les plus mauvaises,
à la Haute-Ecosse. Il y a là encore 2 millions d'hectares disgraciés,
dont l'aspect effrayant a donné naissance à ce proverbe national :
Aller en enfer ou en Connaught. L'autre, celle du sud-est, beaucoup
plus considérable, puisqu'elle embrasse les trois quarts de l'île et
, comprend les trois provinces de Leinster, d'Ulster et de Munster,
c'est-à-dire environ (5 millions d'hectares, est au moins égale à l'An-
gleterre proprement dite en fertilité naturelle. Tout n'y est cepen-
dant pas également bon; le fléau du pays est l'humidité, qui y est
plus grande encore qu'en Angleterre. De grands marais bourbeux,
appelés bogs, couvrent un dixième environ de cette surface; plus d'un
autre dixième est à déduire pour les montagnes et les lacs. En somme,
5 millions d'hectares sur 8 sont seuls cultivés..
Déduction faite du nord-ouest que nous avons comparé à l'Angle-
terre, du centre et de l'est que nous avons comparés à l'Ecosse, la
France ne nous offre plus que le midi à comparer à l'Irlande. Ce rap-
prochement se justifie à certains égards, car la France du midi est
à l'égard de celle du nord un pays distinct et inférieur en richesse
acquise, comme l'Irlande à l'égard de l'Angleterre; mais là s'arrête
l'analogie, car rien ne se ressemble moins sous tous les rapports. Le
parallèle est comme les précédens, et plus qu'eux encore peut-être,
en faveur de la France. Notre région méridionale s'étend de l'embou-
chure de la Garonne à celle du Var; elle embrasse une vingtaine de
départemens environ et 13 millions d'hectares, ce qui maintient la
proportion : elle a aussi, dans les Pyrénées et les Cévennes, sa par-
tie montagneuse; mais il y a déjà loin, comme fécondité, des mon-
tagnes de l'Hérault et du Gard, qui produisent la soie, et même des
cantons pyrénéens, où la culture peut s'élever jusqu'au pied des neiges
éternelles, aux glaciales aspérités du Connaught et du Donegal; à
l'économie rurale en ANGLETERRE. . 269
mesure qu'on descend dans les plaines, la supériorité devient de plus
en plus frappante, malgré les avantages naturels qui ont fait donner
à l'Irlande ce surnom poétique : la plus belle Jteur de la terre et la
plus belle perle de la mer.
La plaine qui s'étend de Dublin à la baie de Galway, dans toute la
largeur de l'Irlande, et qui fait l'orgueil de cette île, est dépassée en
richesse comme en étendue par la magnifique vallée de la Garonne,
un des plus beaux pays de culture de la terre. La vallée d'or, golden
vale, dont se vante Limerick, les pâturages des bords du Sliannon,
les terres profondes si favorables à la production du lin des environs
de Belfast, ont sans doute une grande valeur; mais les vignobles du
Médoc, les sols du Gomtat qui portent la garance, ceux du Languedoc,
où le froment et le maïs peuvent se succéder, ceux de la Provence,
où mûrissent l'olive et l'orange, valent plus encore. L'Irlande a sur
l'Angleterre cet avantage, qu'elle a moins d'argiles, de sables et de
craies, et que le sol y est généralement de bonne qualité; mais le
midi de la France a sur elle la supériorité de son ciel. Quant aux
èo^^s irlandais, ils n'ont pas leur équivalent dans les landes maré-
cageuses de la Gascogne et de la Camargue, moins impropres qu'eux
à la production.
Ainsi notre territoire l'emporte de tous points sur le territoire bri-
tannique, non-seulement en étendue, mais en fertilité. Notre région
du nord-ouest vaut mieux que l'Angleterre et le pays de Galles, celle
du centre et de l'est vaut mieux que l'Ecosse, celle du sud vaut mieux
que l'Irlande.
Il y a soixante ans qu'Arthur Young, le grand agronome anglais,
a reconnu cette supériorité naturelle de notre sol et de notre climat :
(i Je viens de passer en revue, dit-il à la fin de son Voyage agrono-
mique en France, de 1787 à 1790, toutes les provinces de France,
et je crois ce royaume supérieur à l'Angleterre en fait de sol. La
proportion de mauvaises terres qui se trouvent en Angleterre, par
rapport à la totalité du territoire, est plus grande qu'en France; il
n'y a nulle part cette prodigieuse quantité de sable sec qu'on trouve
dans les comtés de Norfolk et de Suffolk. Les marais, bruyères et
landes, qui sont si communs en Bretagne, en Anjou, dans le Maine
et dans la Guienne, sont beaucoup meilleurs que les nôtres. Les mon-
tagnes d'Ecosse et du pays de Galles ne sont pas comparables, en
fait de sol, à celles des Pyrénées, de l'Auvergne, du Dauphiné, de
la Provence et du Languedoc. Quant aux sols argileux , ils ne sont
nulle part aussi tenaces qu'en Angleterre, et je n'ai pas rencontré en
France d'argile semblable à celle de Sussex. » Plus tard, en parlant
de climat, le célèbre agronome anglais rend le même hommage au
ciel de la France : Nous savons tirer parti de notre climat, dit-il avec
270 REVUE DES DEUX MONDES.
orgueil, et les Français sont encore dans V enfance sous ce rapport,
mais quant aux propriétés intrinsèques des deux climats, il n'hésite
pas à donner la préférence au nôtre : cette conviction se reproduit
à chaque ligne de son livre.
Et cependant , malgré des exceptions de détail nombreuses sans
doute, mais qui ne détruisent pas la règle, l'Angleterre, même avant
1848, était mieux cultivée et plus productive, à surface égale, que
le nord-ouest de la France ; la Basse-Ecosse rivalisait au moins avec
l'est, et l'Irlande elle-même, la pauvre Irlande, était plus riche en
produits que notre midi. Il n'y a que la Haute-Ecosse qui, comme ré-
gion, soit dépassée par la région correspondante, et ce n'est pas la
faute des hommes. Encore est-il possible de trouver, hors du terri-
toire continental , mais toujours dans un département français, l'île
de Corse , une contrée comparable à, la Haute-Ecosse pour la valeur
actuelle de sa production , malgré l'immense disproportion que la
nature a mise entre leurs ressources, et ce n'est pas la seule compa-
raison qu'il serait facile d'établir entre ces deux pays, tous deux d'un
accès si rude, tous deux anciennement habités par une population in-
domptée de pâtres et de bandits.
Hâtons-nous de dire que si la France est restée ainsi en arrière du
royaume-uni , elle est bien en avant des autres nations du monde,
excepté la Belgique et la Haute-Italie, qui ont sur elle des avantages
naturels. Les causes de cette infériorité relative ne tiennent pas d'ail-
leurs à notre population agricole, la plus laborieuse, la plus intelligente
et la plus économe qui existe peut-être. Ces causes sont multiples et
profondes, je me propose de les rechercher; mais auparavant je dois
prouver ce que je viens d'avancer. Je suis obligé d'entrer à cet effet
dans quelques détails purement agricoles. Je dirai d'abord coinment
l'agriculture anglaise est plus riche; je me demanderai ensuite pour-
quoi,
n.
Le trait le plus saillant de l'agriculture britannique comparée à la
nôtre, c'est le nombre et la qualité de ses moutons. Il suffit de tra-
verser, même en chemin de fer, un comté anglais pris au hasard,
pour voir que l'Angleterre nourrit proportionnellement beaucoup
plus de moutons que la France ; il suffit de mesurer d'un coup d'œil
un de ces animaux, quel qu'il soit, pour voir qu'ils sont beaucoup
plus gros en moyenne, et qu'ils doivent donner plus de viande que
les nôtres. Cette vérité, qui saisit en quelque sorte de tous les côtés
l'observateur le plus superficiel, n'est pas seulement confirmée par
l'examen attentif des faits; elle prend, par cette étude, des pro-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 271
portions inattendues : ce qui n'est pour le simple voyageur qu'un
objet de curiosité devient pour l'agronome et l'économiste le sujet
de recherches qui l'étonnent lui-même par l'immensité de leurs ré-
sultats.
Le cultivateur anglais a remarqué, avec cet instinct de calcul qui
distingue ce peuple, que le mouton est de tous les animaux le plus
facile à nourrir, celui qui tire le meilleur parti des alimens qu'il con-
somme, et en même temps celui qui donne, pour entretenir la fer-
tilité de la terre, le fumier le plus actif et le plus chaud. En consé-
quence, il s'est attaché, avant toute chose, à avoir beaucoup de
moutons ; il y a dans la Grande-Bretagne d'immenses fermes qui
n'ont presque pas d'autre bétail; pendant que nos cultivateurs se
laissaient distraire par beaucoup d'autres soins, l'élève de la race
ovine était, de temps immémorial, considérée par nos' voisins comme
la première des industries agricoles. Qui ne sait que le chancelier
d'Angleterre, président de la chambre des lords, est assis sur un sac
de laine, afin de montrer, par un pittoresque symbole, l'importance
que la nation entière attache à ce produit ? La viande de mouton est
à son tour aussi populaire que la laine, et fort recherchée en général
par les consommateurs anglais.
Depuis cent ans, le nombre des moutons a suivi la même progres-
sion en France et dans les îles britanniques : de part et d'autre, il
a doublé. On calcule qu'en 1750 ce nombre, dans chacun des deux
pays, devait être de 17 à 18 millions de têtes; il doit être de 35 au-
jourd'hui. La statistique officielle française dit 32 millions, et Mac
Culloch arrive exactement au même chiffre pour le royaume-uni,
mais de part et d'autre on est, je crois, un peu au-dessous de la
vérité. Cette égalité apparente cache une inégalité profonde. Les
35 millions de moutons anglais vivent sur 31 millions d'hectares,
ceux de la France sur 53; pour en avoir proportionnellement autant
que nos voisins, nous devrions en avoir (50 millions. Cette diffé-
rence, déjà sensible, s'accroît encore quand on compare à la France
l'Angleterre proprement dite; les deux autres parties du royaume-
uni n'ont que peu de moutons relativement à leur étendue : l'Ecosse
n'en peut nourrir, malgré tous ses efforts, que !i millions environ;
l'Irlande, qui devrait rivaliser par ses pâturages avec l'Angleterre,
n'en compte tout au plus que 2 millions sur 8 millions d'hectares,
et ce n'est pas là un des moindres signes de son infériorité; la seule
Angleterre en a 30 milhons environ, sur 15 millions d'hectares,
c'est-à-dire proportionnellement trois fois plus que la France.
A cette inégalité dans le nombre vient se joindre une différence
non moins importante dans la qualité.
Depuis un siècle environ, indépendamment des progrès antérieurs
272 REVUE DES DEUX MOÎNDES.
qui avaient été déjà plus grands en Angleterre que chez nous, les
deux pays ont suivi dans l'éducation des troupeaux deux tendances
opposées. En France, la laine a été considérée comme le produit prin-
cipal et la viande comme le produit accessoire; en Angleterre, au
contraire, la laine a été considérée comme le produit accessoire, et la
viande comme le produit principal. De cette simple distinction, qui
paraît peu iniportante au premier abord, datent des difïérences dans
les résultats qui se comptent par centaines de millions.
Les efforts tentés en France pour l'amélioration de la race ovine
depuis quatre-vingts ans se résument presque tous dans l'introduc-
tion des mérinos. L'Espagne possédait seule autrefois cette belle race»
qui s'était formée lentement sur l'immense plateau des Castilles; la
réputation méritée des laines espagnoles engagea plusieurs autres
nations de l'Europe, notamment la Saxe, à tenter l'importation. Cette
tentative ayant réussi, la France voulut en essayer à son tour, et
le roi Louis XVI, ce prince excellent, qui donna le signal de tous les
progrès réalisés depuis, sollicita et obtint du roi d'Espagne l'en-
voi d'un troupeau espagnol pour sa ferme de Rambouillet. C'est ce
troupeau qui, amélioré et en quelque sorte transformé par les soins
dont il a été l'objet, est devenu la souche de presque tous les mérinos
répandus en France. Deux autres sous- races, également d'origine
espagnole, celle de Perpignan et celle de Naz, ont été dépassées par lui.
Les propriétaires et les fermiers français hésitèrent beaucoup d'a-
bord à adopter cette innovation. La révolution étant survenue, plu-
sieurs années se passèrent sans qu'aucun résultat sérieux fût obtenu;
ce ne fut guère que sous l'empire que les avantages de la nouvelle
race commencèrent à se répandre. Le mouvement une fois engagé
gagna de proche en proche, et, de grands bénéfices ayant été faits,
l'enthousiasme finit par succéder à l'indifférence.
Beaucoup de fortunes de fermiers, notamment dans les environs
de Paris, datent de cette époque. La production de béliers pour la
propagation de la race était devenue, dans les premières années de
la restauration, une industrie fort lucrative. Un bélier de Rambouillet
fut vendu 3,870 francs en 1825. C'est qu'en effet, quand le mouton
indigène donnait à peine quelques livres d'une laine grossière, le
mérinos dépouillait le double ou le triple en poids d'une laine fine
d'un prix plus élevé. Ce profit était considérable, il parut suffisant
à nos cultivateurs, qui n'en imaginaient pas d'autre; c'est ainsi que
la propagation des mérinos fut considérée en France comme le but
suprême que devait rechercher l'économie rurale dans l'élève du
mouton. Un quart environ des moutons français est aujourd'hui com-
posé de mérinos ou métis-mérinos; le reste a gagné en même temps,
soit en viande soit en laine, par le seul effet de soins plus Intel-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 273
ligens et d'une meilleure nourriture, de sorte qu'on peut affirmer,
sans crainte d'exagération, que le revenu de la France en moutons
doit avoir quadruplé depuis un siècle, bien que le nombre de ces
animaux n'ait que doublé. C'est beaucoup sans doute qu'un pareil
progrès, mais nous allons en constater un plus grand, en comparant
à l'histoire des troupeaux en France, depuis cent ans, la même his-
toire en Angleterre pendant la même période.
Il y a toujours eu beaucoup de moutons en Angleterre; ces îles étaient
déjà, sous ce rapport, célèbres du temps des Romains. Les races pri-
mitives vivaient à l'état sauvage, on retrouve encore leurs derniers
descendans dans les montagnes du pays de Galles, de la presqu'île de
Cornouailles et de la Haute-Ecosse. Cette tendance naturelle du sol et
du climat n'a fait que s'accroître et se fortifier avec le temps. Déjà,
il y a près de trois siècles, au moment où l'esprit commercial et ma-
nufacturier a commencé à se développer en Europe, l'élève des mou-
tons avait pris brusquement en Angleterre une extension inusitée
partout ailleurs : c'était alors la laine qu'on recherchait avant tout,
comme de nos jours en France. On les distinguait en races à longue
laine et races à laine courte, les premières surtout étaient très esti-
mées. L'Angleterre avait sur nous une grande avance, quand nous
avons commencé à nous occuper de nos troupeaux, et cette avance
s'est accrue par la révolution nouvelle qui a inauguré chez elle la
supériorité de la viande sur la laine comme produit. Cette fois encore,
nous avons été devancés. ■
Vers le temps où le gouvernement français travaillait à introduire
en France les mérinos, des tentatives du même genre furent faites en
Angleterre. A l'exemple de Lo\iis XYI, le voi George III, qui était fort
occupé d'agriculture, fit venir à plusieurs reprises des moutons es-
pagnols qu'il établit sur ses propres terres. Les premiers importés
périrent : l'humidité des pâturages leur donnait des maladies qui de-
venaient bientôt mortelles. On plaça les derniers venus sur un ter-
rain plus sec, et ils vécurent. Dès ce moment, il fut démontré que le
climat anglais, s'il mettait une limite à la propagation des mérinos,
n'était pas du moins un obstacle invincible à leur introduction. Des
grands seigneurs, des agriculteurs célèbres, s'occupèrent activement
des moyens de naturaliser cette nouvelle race; mais les fermiers firent,
dès le début, des objections plus fondamentales que celles du climat ;
les idées avaient changé, on commençait à pressentir l'importance
du mouton comme animal de boucherie. Peu à peu cette tendance
nouvelle a prévalu, la race espagnole a été abandonnée par ceux même
qui l'avaient le plus vantée à l'origine, et aujourd'hui il n'existe plus
de mérinos ou métis-méiinos en Angleterre que chez quelques ama-
teurs, comme objet de curiosité plutôt que de spéculation.
TOME I. 18
27A REVUE DES DEUX MONDES.
Le plus grand promoteur de cette préférence a été le célèbre Bake-
well, un homme de génie dans son genre, qui a fait autant pour la
richesse de son pays que ses contemporains Arkwright et Watt. Avant
lui, les moutons anglais n'étaient mûrs pour la boucherie qu'à l'âge
où sont abattus encore aujourd'hui les nôtres, c'est-à-dire vers quatre
ou cinq ans. Il pensa fort justement que s'il était possible de porter
les moutons à leur complet développement avant cet âge, de les
rendre, par exemple, propres à être abattus à deux ans, on double-
rait par ce seul fait le produit des troupeaux. Avec cette persévérance
qui caractérise sa nation, il poursuivit, dans sa ferme de Dishley-
"Grange, en Leicestershire, la réalisation de cette idée, et il finit, après
bien des années d'efforts et de sacrifices, par en venir à bout.
La race obtenue ainsi par Bakewell porte le nom de nouveaux Lei-
ceater, du nom du comté, ou de Dishley, du nom de la ferme où elle
a pris naissance. Cette race extraordinaire, sans rivale dans le monde
pour sa précocité, fournit des animaux qui peuvent s'engraisser dès
l'âge d'un an, et qui, dans tous les cas, ont acquis tout leur volume
avant l'expiration de leur seconde année. A cette qualité, précieuse
«ntre toutes, ils joignent une perfection de formes qui les rend, à vo-
lume égal, plus charnus et plus lourds qu'aucune race connue. Ils
donnent en moyenne 50 kilogrammes de viande nette, et il n'est pas
l'are d'en trouver qui vont beaucoup au-delà.
Le procédé que Bakewell f suivi pour obtenir un si merveilleux ré-
sultat est connu de tous les éleveurs sous le nom de sélection . 11 con-
siste à choisir, parmi les individus d'une race, ceux qui présentent
au plus haut degré les qualités qu'on veut perpétuer, et à s'en ser-
vir uniquement comme reproducteurs. Au bout d'un certain nombre
de générations, en suivant toujours la même méthode, les caractères
qu'on a recherchés chez tous les reproducteurs mâles et femelles de-
viennent permanens, et la race est constituée. Ce procédé est extrê-
mement simple; mais ce qui l'est moins, c'est le choix même des qua-
lités qu'il faut s'attacher à- reproduire, afin d'arriver au meilleur
résultat. Beaucoup d'éleveurs s'y trompent, et travaillent dans un
sens contraire à leur propre dessein.
Avant Bakewell, les fermiers des riches plaines du Leicester, dans
l'intention de produire le plus de viande possible, recherchaient avant
tout dans leurs moutons une grande taille. L'un des mérites de l'il-
lustre fermier de Dishley-Grange fut de comprendre qu'il y avait de
plus sûrs moyens d'augmenter le rendement pour la boucherie, et
que la précocité de l'engraissement d'une part, la rondeur des formes
de l'autre, valaient mieux, pour atteindre le but, que le développe-
ment excessif de la charpente osseuse. Les nouveaux Leicester ne
sont pas plus grands que ceux qu'ils ont remplacés, mais l'éleveur
l'économie rurale en ANGLETERRE. 275
peut en envoyer trois au marché dans le temps qui lui était autrefois
nécessaire pour en produire un, et s'ils n'ont pas plus de hauteur, ils
sont plus larges, plus ronds, plus développés dans les parties qui don-
nent le plus de chair, ils n'ont que les os absolument nécessaires
])our les supporter, et presque tout leur poids est en viande nette.
L'Angleterre fut émerveillée quand les résultats annoncés par Ba-
kewell furent définitivement acquis. Le créateur de la nouvelle race,
qui, comme tout bon Anglais, tenait avant tout au profit, tira large-
ment parti de l'émulation que sa découverte excita. Comme tout le
monde voulait avoir du sang Dishley, Bakewell imagina de louer ses
béliers au lieu de les vendre ; les premiers qu'il loua ne lui rap-
portèrent que 22 francs par tête, c'était en 1760, et sa race n'était
pas encore arrivée à sa perfection ; mais à mesure qu'il fit de nou-
veaux progrès et que la réputation de son troupeau s'accrut, ses
prix s'élevèrent rapidement, et en 1789, une société s' étant formée
pour la propagation de sa race, il lui loua ses béliers pour une saison,
au prix énorme de 6,000 guinées (plus de 150,000 fr.). On a calculé
que, dans les années qui suivirent, les fermiers du centre de l'An-
gleterre dépensèrent jusqu'à 100,000 livres par an (2,500,000 fr.)
en location de' béliers; Bakewell, malgré tous ses efforts pour garder
le monopole, -n'était plus le seul qui louât des reproducteurs, cette
industrie s'était répandue autour de lui, et plusieurs troupeaux s'é-
taient formés sur le modèle du sien.
La richesse dont Bakewell a doté son pays est incalculable ; s'il
était possible de supputer ce que la seule race de Dishley a rapporté
aux cultivateurs anglais depuis quati'e-vingts ans, on arriverait à des
résultats prodigieux.
Mais ce n'est pas tout. Bakewell n'a pas seulement créé une espèce
particulière de moutons qui réalise le maximum de précocité et de
rendement qu'il paraît possible d'atteindre, il a encore indiqué, par
son exemple, les moyens de perfectionner les races indigènes placées
dans d'autres conditions. Les purs Dishley ne peuvent pas se répan-
dre uniformément partout; originaires de plaines basses, humides et
fertiles, ils ne réussissent parfaitement que dans les contrées analo-
gues; c'est une race tout à fait artificielle, conséquemment délicate,
un peu maladive, chez qui la précocité n'est qu'une disposition à une
vieillesse prématurée, et qui , par sa conformation même, est inca-
pable d'effort; il lui faut, avec un climat froid et une nourriture abon-
dante, un repos à peu près absolu et des soins continuels, qu'elle
paie ensuite avec usure, il est vrai, mais qu'il n'est pas toujours pos-
sible de lui donner.
On peut diviser le sol anglais, comme tous les pays possibles, en
trois parties : les plaines, les coteaux, et les montagnes. Le Dishley
276 REVUE DES DEUX MONDES.
est resté le type du mouton de plaine et en même temps le modèle
unique et supérieur dont toutes les races doivent se rapprocher le
plus possible; deux autres races ont été choisies: l'une un peu infé-
rieure au Dishley, mais tendant toujours vers lui , pour en faire le
type des pays de coteaux, c'est le mouton des dunes méridionales
du Sussex ou South Downs; — l'autre, inférieure h. ^on iouv imx South
I)oicns, mais tendant toujours vers eux, est devenue le type des pays
de montagne; c'est celle qui a pris naissance dans le nord du Nor-
thumberland, entre l'Angleterre et l'Ecosse, au milieu des montagnes
des Cheviot.
Les dunes méridionales du Sussex sont des rangées de collines cal-
caires de deux lieues de largeur moyenne sur vingt-cinq de longueur
environ, qui courent de l'est à l'ouest le long des côtes de la Manche,
en face de la France. L'élégante ville de Brighton, célèbre par ses
bains de mer qui attirent tous les ans une grande partie du beau
monde anglais, est située au pied de ces collines, qui présentent un
aspect particulier I à l'Angleterre; elles sont entièrement dépouillées
de bois, semées çà et là de quelques bruyères, et couvertes sur
toute leur surface d'une herbe courte, fine et serrée. De tout temps,
ces pâturages ont servi à nourrir des moutons à qui ils conviennent
parfaitement; mais l'ancienne race de ces South Doyens était petite,
rustique, donnait peu de viande; leur chair était d'arilleurs très esti-
mée, et leur laine recherchée pour certaines espèces de draps.
Un propriétaire du pays, nommé John Ellman, entreprit, vers 1780,
d'appliquer à l'amélioration de cette espèce les procédés qui réussis-
saient si bien à Bakewell pour le perfectionnement des races à longue
laine. Une circonstance particulière lui permettait de tenter cet essai
avec quelque chance de succès; le long des colhnes du Sussex s'é-
tend une bande de terres basses et cultivées, qui pouvait fournir et
qui fournit en elïet un supplément de nourriture artificielle pour les
moutons des dunes pendant l'hiver. Ce qui retient en général les
moutons de montagne dans un état chétif , c'est moins la maigreur
du pâturage en été que le défaut à peu près complet de nourriture
en hiver. Cette vérité a été surabondamment démontrée par les ex-
périences d' Ellman et de ses successeurs sur le mouton des dunes.
Dès que ce mouton a ajouté à son régime d'été un bon régime
d'hiver, on l'a vu prendre rapidement des proportions plus fortes, et
comme en même temps, par un choix de bons reproducteurs, on
s'appliquait à lui donner, autant que possible, l'aptitude à l'engrais-
sement précoce et la perfection de formes qui caractérisaient le Dish-
ley, il a fini par devenir presque le rival de la création de Bakewell.
Aujourd'hui, après 70 ans de soins bien entendus, les moutons South
Downs donnent en moyenne AO à 50 kilos de viande nette. Ils s' engrais-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 277
sent en général vers deux ans, et se vendent après leur seconde tonte.
Leur chair est considérée comme meilleure que celle des nouveaux
Leicéster. Le poids de leur toison a doublé comme celui de leur corps,
et comme ils ont conservé l'habitude du pâturage pendant l'été, ils
ont gardé leur tempérament robuste et leur rusticité primitive.
On a calculé que les dunes du comté de Sussex et les plaines qui les
avoisinent devaient nourrir aujourd'hui un million de moutons amé-
liorés, et la race n'est plus renfermée dans ses anciennes limites, elle
en est sortie pour se répandre au dehors, soit en se substituant pure-
ment et simplement aux variétés locales, soit en s'y mêlant et en les
transformant de fond en comble par des croisemens; elle a pénétré
partout où le sol, sans être assez riche pour nourrir desDishley, l'est
assez cependant pour joindre à de bons pâturages d'été une suffisante
alimentation- d'hiver. Elle domine dans toutes les contrées de forma-
tion calcaire; elle tend à remplacer les anciennes espèces des comtés
de Berks, de Hauts et de Wilts, et dans le nord, on la retrouve jusque
dans le Cumberland et le Westmoreland.
L'histoire des moutons Gheviot n'est pas tout à fait aussi brillante
que celle des Dishley et des South Doivns. Cette race n'est pourtant
pas moins précieuse que les autres en ce qu'elle permet de tirer tout
le parti possible de régions froides et incultes. Sortie des montagnes
intermédiaires entre les hautes chaînes du nord de l'Angleterre et les
terres cultivées, elle a dû son amélioration, comme les South Downsy
à un supplément de nourriture artificielle pendant l'hiver, autant du
moins que l'ont permis les lieux agrestes où elle vit; elle a été de plus,
autant qu'aucune autre, l'objet de sélections conduites avec beaucoup
de soin , et ses formes sont aujourd'hui aussi parfaites que possible.
Les moutons Gheviot perfectionnés s'engraissent dans leur troisième
année, et donnent en moyenne 30 à 40 kilos d'excellente viande. Leur
toison est épaisse et courte ; ils passent l'hiver même sur leurs mon-
tagnes, exposés à toutes les intempéries des saisons, et ne s'abritent
jamais dans des bergeries.
En Angleterre, les Gheviot n'ont guère été introduits hors de leur
pays natal que dans les parties les plus montagneuses du pays de
Galles et de Gornouailles. En Ecosse, au contraire, où ils ont été im-
portés par sir John Sinclair, ils se sont répandus en très-grand nom-
bre; ils ont commencé par envahir les highlands du sud, et ils ont pé-
nétré de là, en suivant les monts Grampians, jusqu'aux extrémités
septentrionales, où ils se propagent avec rapidité. Partout, dans ces
régions élevées et orageuses, ils disputent le terrain à une autre race
encore plus rustique, la race à tête noire des bruyères, qui recule peu
à peu devant eux , leur abandonnant les meilleures prairies pour se
réfugier sur les cimes les plus sauvages.
278 RETUE DES DEUX MONDES,
Ces trois races tendent aujourd'hui à absorber toutes les autres et à
envahir la Grande-Bretagne tout entière. Quelques variétés locales
persistent cependant et se développent à part : telles sont celle des
marais de Romney dans le comté de Kent, celle des plateaux ou cost-
wolds du comté de Glocester, les races de Lincoln et de Teeswater à
laine longue, celle de Dorset et de Hereford à laine courte, etc. Toutes
ces espèces sont améliorées par des procédés analogues à ceux qui ont
été suivis pour les Dishley, les South Downs, et les Cheviot. Dans toute
l'Angleterre, l'éleveur de moutons s'attache avant tout aujourd'hui,
soit en perfectionnant sa race par elle-même, soit en la croisant avec
d'autres déjà perfectionnées, soit en substituant l'une de ces races à
la sienne, suivant que l'un ou l'autre de ces moyens lui paraît plus
efficace, à augmenter la précocité et à arrondir les formes de ses
produits. On peut dire que le génie de Bakewell a pénétré tous ses
compatriotes.
Essayons maintenant de comparer approximativement les produits
annuels que les deux pays retirent de ce nombre égal de moutons.
La production de la laine doit être en France de 60 millions de
kilos environ; la même production est évaluée en Angleterre à
550,000 packs de 240 livres anglaises, soit encore 60 millions de
kilos. Les deux pays seraient donc sur un pied d'égalité pour la laine;
mais l'Angleterre prend le dessus dans une proportion énorme dès
qu'il s'agit de la viande.
On abat tous les ans dans les îles britanniques environ 10 mil-
lions de têtes, dont 8 millions en Angleterre seulement, qui donnent,
au poids moyen de 36 kilos de viande nette par tête, 360 raillions de
kilos.
On doit abattre en France environ 8 millions de têtes qui, au poids
moyen de 18 kilos de viande nette, c'est-à-dire la moitié des mou-
tons anglais, donnent Ihh millions de kilos.
D'où il suit que le produit des 35 millions de moutons français se-
rait représenté par les chiffres suivans :
Laine. . 60 millions de kilos.
Viande \hh —
Et le revenu des 35 millions de moutons anglais par ceux-ci :
Laine 60 millions de kilos.
Viande 360 —
Le second de ces deux totaux est le double de l'autre.
Sans doute ces chiffres ne sont pas d'une exactitude mathéma-
tique; mais ils se rapprochent assez de la vérité pour donner mie
idée suffisante des faits généraux. J'ai plutôt réduit qu'accru le»
l'économie rurale en ANGLETERRE. 279
cliiiïres donnés par les statistiques ordinaires en ce qui concerne
l'Angleterre, et, au contraire, plutôt accru que réduit ce qui con-
cerne la France. David Low, le savant professeur d'agriculture à
l'université d'Edimbourg, dans son Traité des animaux domestiques ,
publié il y a déjà plusieurs années, porté à 227 millions la valeur de
la laine produite annuellement en Angleterre; mais cette évaluation
est évidemment exagérée ; le commentateur français de David Low
évalue en même temps le produit des moutons anglais en viande à
6/iO millions de kilos, ce qui ne serait possible que si tous les mou-
tons anglais étaient des Dishley. D'un autre côté, M. Moreaude Jon-
nès, dans sa statistique agricole faite sur des documens officiels, poçte
à 0 millions le nombre des têtes abattues en France, à 13 kilos la
moyenne de rendement, et à 80 millions de kilos le produit total;
j'ai relevé toutes ces moyennes, qui m'ont paru trop basses.
On pressent aisément combien ce résultat, qui paraît déjà si grand
pour les îles britanniques en général, doit devenir énorme quand il
s'agit seulement de l'Angleterre proprement dite. L'Angleterre nour-
rit 2 têtes de moutons par hectare, tandis qu'en France la moyenne
est des deux tiers d'une tête, et le produit des moutons anglais étant
en outre le double de celui des moutons français, il s'ensuit que le
revenu moyen d'une ferme anglaise en moutons est à surface égale six
fois plus élevé que celui d'une ferme française.
Cette disproportion affligeante n'ost pas vraie sans doute de quel-
ques fermes françaises où l'éducation de l'espèce ovine est aussi sa-
vamment entendue qu'en Angleterre, où même on est en voie de dé-
passer nos voisins par le mélange intelligent du sang anglais et du
sang mérinos. 11 suffît de citer entre autres le magnifique troupeau
de M. Pluchet à Trappes (Seine-et-Oise) , celui de M. Malingié à La
Charmoise (Loir-et-Cher) , et les croisemens qui se poursuivent dans
les bergeries de l'état, notamment à' Alfort; mais il n'en est pas moins
vrai que la France en général est restée fort en arrière. L'Irlande
seule, dans les îles britanniques, a une richesse ovine égale à la
nôtre; l'Ecosse elle-même est au-dessus. Ajoutons que ces chiffres,
déjà si frappans, sont loin de donner la mesure complète des avanta-
ges que l'agriculture anglaise retire de ses moutons; il ne faut pas
oublier que ce précieux animal ne donne pas seulement au cultiva-
teur sa viande et sa laine, il l'enrichit encore par son fumier, et tout
ce revenu est obtenu en améliorant encore le sol qui le produit. C'est
en quelque sorte le beau idéal de la production rurale.
Si maintenant nous portons nos regards hors d'Europe, dans les
colonies britanniques, nous y retrouvons l'éducation du mouton pra-
tiquée à l'exemple de la mère-patrie avec une prédilection marquée.
Ici la population étant plus rare et la richesse consistant surtout dans
280 REVUE ^DES DEUX MONDES.
l'exportation, ce n'est plus la viande qui est recherchée, c'est la laine,
parce que la laine s'exporte plus aisément. Au même moment où
l'Angleterre bannissait de chez elle le mérinos, elle le transportait dans
ses colonies. Il s'est trouvé, à l'autre extrémité des mers, des régions
désertes et indéfinies admirablement propres à la race espagnole.
Cette race s'y est largement multipliée, et un nouveau monde a été
créé. Des villes magnifiques se sont élevées comme par enchantement
sur ces parages inhabités. Le flot de l'émigration britannique s'y ré-
pand comme une mer toujours montante. C'est pourtant un faible
animal, le mouton, qui produit toutes ces merveilles. Un moment on
a pu craindre que la découverte des mines d'orne fît abandonner les
pâturages, et toute l'Angleterre s'en est émue, mais ces craintes sont
un peu calmées, et le mouton le dispute même à l'or.
Au commencement de ce siècle, l'Angleterre tirait de l'Espagne
la moitié de ses laines importées; aujourd'hui l'Espagne ne paraît
plus que nominalement sur ses états d'importation. Des pays qui ne
donnaient pas une livre de laine il y a cinquante ans, dont le nom
même était à peu près inconnu, figurent aujourd'hui vSur ces états
pour des quantités énormes. Telles sont les colonies britanniques
dans l'Australie, qui fournissent àO millions de livres de laine, la
colonie du cap de Bonne-Espérance et les possessions anglaises de
l'Inde, qui en envoient 10 à 12 milhons. Ces laines sont d'une qualité
excellente et s'améliorent tous les jours. Les producteurs viennent
de ces pays lointains disputer à nos cultivateurs les béliers de Ram-
bouillet, qu'ils paient fort cher. En réunissant au produit de ses
moutons indigènes celui de ses moutons coloniaux, l'Angleterre réa-
lise tous les ans une richesse de 6 à 700 millions qu'elle double
ensuite par ses manufactures. Admirable pouvoir de l'industrie hu-
maine quand elle sait tirer habilement parti des dons de la Provi-
dence!
Dépassée pour la production de la viande par la partie européenne
de l'empire britannique, la France l'est encore pour la production
de la laine par l'union des colonies et de la métropole. Ce ne sont
pourtant pas les ressources naturelles qui nous manquent, et nous
avons, soit dans 'notre propre sol, soit dans notre colonie africaine,
bien autrement rapprochée de nous que les colonies australiennes,
de quoi rivaliser largement. La même distinction qui s'est établie
chez nos voisins devra probablement s'introduire un jour entre
notre sol national et notre possession coloniale; chez nous, sans re-
noncer précisément à la laine, les éleveurs tourneront leur attention
vers la production de la viande plus qu'ils ne l'ont fait jusqu'ici; à leur
tour, les éleveurs algériens ont devant eux un immense avenir pour
la production de la laine; les uns et les autres devront travailler acti-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 281
vement à accroître le nombre en même temps que la qualité de leurs
moutons. L'impulsion est donnée de toutes parts, et de grands pas
s'accomplissent tous les jours dans cette double voie, mais nous nous
sommes mis en marche un peu tard, et l'Angleterre a sur nous une
avance que nous parviendrons difficilement à regagner.
m.
La supériorité de l'agriculture britannique sur la nôtre n'est pas
tout à fait aussi grande pour le gros bétail que pour la race ovine ;
elle est cependant encore sensible.
Le nombre des bêtes à cornes que possède la France est évalué à
10 millions de têtes; le royaume-uni en nourrit environ 8 millions,
c'est-à-dire un peu moins; mais si la quantité absolue est inférieure,
la quantité proportionnelle ne l'est pas. Sur ce nombre, l'Angleterre
et le pays de Galles comptent pour 5 millions de têtes, l'Ecosse pour
1 million, l'Irlande pour 2, c'est-à-dire que l'Angleterre a une tête sur
trois hectares, l'Ecosse une sur huit, l'Irlande unesur quatre. En France,
la moyenne est d'une tête sur cinq hectares. On voit que la moyenne
de la France n'est réellement supérieure qu'à celle de l'Ecosse, dont
le sol fait exception ; nous sommes au-dessous de l'Irlande elle-même
et assez loin de l'Angleterre. Voilà pour le nombre; quant à la qua-
lité, notre désavantage est plus grand.
L'homme peut demander à la race bovine, indépendamment de
son fumier, de son cuir et de ses abats, trois sortes de produits :
son travail, son lait et sa viande. De ces trois produits, le moins lu-
cratif est le premier, et nous retrouvons ici une distinction tout à fait
analogue à celle que nous avons faite pOur les moutons. Pendant que
l'agriculteur français demandait surtout au bétail à cornes du tra-
vail, l'agriculteur britannique lui demandait surtout du lait et de la
viande. Cette seconde distinction a amené des différences presque
aussi marquées que la première.
Voyons d'abord les produits du lait dans les deux pays. La France
possède k millions de vaches en état de porter, et le royaume-uni
3 millions; mais les trois quarts des vaches françaises ne sont pas
laitières, et presque toutes les vaches anglaises le sont. Les exigences
du travail, qui demande des races fortes et dures, se concilient dif-
ficilement avec le tempérament favorable à l'abondante production
du lait. La mauvaise nourriture, le défaut de soins, l'absence de toute
précaution dans le choix des reproducteurs, et peut-être aussi, dans
l'extrême midi, la sécheresse et la chaleur du climat, achèvent ce
que le travail a commencé. Dans les parties de la France où l'atten-
tion des éleveurs a été portée par des circonstances locales sur la pro-
282 REVUE DES DEUX MONDES.
cluction du lait, des résultats comparables et souvent supérieurs à
ceux qu'on obtient en Angleterre montrent que nous sommes en gé-
néral placés, pour cette industrie, dans d'aussi bonnes conditions
que nos voisins; mais si nos races laitières valent autant et quelque-
fois plus que les leurs, elles ne sont pas aussi répandues.
Il n'y a en Angleterre aucune espèce de vaches qui dépasse sensi-
blement nos vaches flamandes, nos normandes, nos bretonnes, pour
la quantité et la qualité du lait, ainsi que pour la proportion du ren-
dement en lait à la quantité de nourriture consommée. Quant aux
produits de la laiterie, si les fromages anglais sont en général supé-
rieurs aux nôtres, le beurre français est bien au-dessus du beurre an-
glais ; il n'y a rien en Angleterre de comparable aux bonnes qualités
de beurre que produisent la Bretagne et la Normandie. Malgré ces
avantages incontestables, le produit total des vaches anglaises eu
lait, beurre et fromage dépasse de beaucoup le produit des vaches
françaises, bien que celles-ci soient plus nombreuses, et sur certains
points aussi bonnes ou même meilleures laitières. C'est la généralité
d'une pratique qui peut seule donner de grands résultats en agri-
culture, et l'entretien d'une ou plusieurs vaches laitières est une
pratique universelle en Angleterre.
La race laitière par excellence de l'empire britannique est origi-
naire de ces îles de la Manche, fragmens détachés de notre Norman^
die. On la désigne généralement sous le nom de l'île d' Alderney , qu'on
appelle en français Aurigny. Les précautions les plus minutieuses
sont prises pour maintenir la pureté de cette race, qui n'est, au bout
du compte, qu'une variété des nôtres. Les îles de la Manche produi-
sent beaucoup de génisses vendues pour l'Angleterre, et fort recher-
chées par les gens riches pour leurs laiteries de campagne. Quiconque
a fait le voyage de Jersey a pu admirer ces jolies bêtes, à l'air si in-
telligent et si doux, qui peuplent les pâturages de cette île, et qui
font partie de la famille chez tous les cultivateurs. Elles sont natu-
rellement bonnes sans doute, mais les soins affectueux dont elles
sont l'objet n'ont pas peu contribué à les rendre si productives. Les
liabitans de Jersey en sont fiers et jaloux comme d'un trésor unique
au monde.
Cette race trouve cependant une rivale dans une autre qui lui res-
semble beaucoup, et qui doit en être sortie par des croisemens : c'est
celle du comté d'Ayr, en Ecosse. Il n'y a pas longtemps que l'Ecosse
en général était dans un état d'inculture presque complet; le comté
d'Ayr en particulier n'est cultivé avec quelque soin que depuis cin-
quante ou soixante années. Cet ancien pays de bruyères et de ma-
rais est devenu une sorte d'Arcadie. Robert Burns, le berger poète,
y est né ; ses poésies champêtres, qui datent de l'époque de la ré-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 283
volution française, ont été contemporaines du réveil agricole de son
pays natal. La même inspiration qui a produit les chansons bucoli-
ques de Burns a créé cette charmante race laitière d'Ayr, dont les
formes gracieuses, le pelage bariolé, l'humeur paisible, les larges
mamelles, le lait abondant et crémeux, réalisent l'idéal de la vie pas-
torale. Une bonne vache de cette espèce peut donner plus de /j,000 li-
tres de lait par an; elles en donnent en moyenne 3,000, et on les ren-
contre partout, soit en Ecosse, soit en Angleterre.
Toutes les autres races anglaises sont plus ou moins laitières ; on
peut dire qu'une vache qui n'a pas de lait est une exception dans ce
pays. L'Irlande elle-même possède deux races de vaches laitières :
l'une petite et rustique, tout à fait analogue à notre race bretonne
et originaire des montagnes sauvages du Kerry; l'autre, grande et
forte, qui s'est développée dans les riches pâturages des bords du
Shannon.
La consommation du lait, sous toutes les formes, a pris chez les
Anglais un développement énorme; leurs habitudes sont anciennes
sous ce rapport ; il y a bien longtemps que César disait des Bretons :
lacté et carne vivunt. Ils n'ont pas, comme une grande partie des Fran-
çais, l'usage de préparer leurs alimens à la graisse ou à l'huile; le
beurre leur sert pour toutes les préparations culinaires, le fromage
figure à tous leurs repas. Les quantités de beurre et de fromage qui
se fabriquent d'un bout à l'autre des îles britanniques passent toute
idée. Le comté de Ghester produit à lui seul pour un million sterling
ou 25 millions de fromage par an. Non contens de ce que produisent
leurs laiteries, ils font encore venir beaucoup de beuire ou de fro-
mage de l'étranger, et cette circonstance, qui montre jusqu'à quel
point est poussé le goût national, explique pourquoi le prix moyen
du lait est plus élevé chez eux qu'en t'rance. Quand nos producteurs
obtiennent en moyenne 10 centimes par litre de lait, les producteurs
anglais en obtiennent 20.
En somme, on peut évaluer la production en lait des vaches an-
glaises à 3 milliards de litres, dont 1 milliard environ sert à la nour-
riture des veaux et 2 à la nourriture de l'homme ; c'est une moyenne
d'environ 1,000 litres par tête de vache. La production de la France
est tout au plus de 2 milliards de litres à raison de 500 litres par
tête, dont la inoitié au moins est absorbée par les veaux.
Ainsi, quand les producteurs français n'ont à vendre pour la con-
sommation humaine qu'un milliard de litres, les producteurs anglais
en vendent deux , et comme ils obtiennent de leur lait, par leur in-
dustrie, un prix double de celui qu'en obtiennent les nôtres, il s'en-
suit que le produit des laiteries doit être quatre fois plus élevé en An-
284 REVUE DES DEUX MONDES.
gleterre qu'en France; les deux produits seraient alors représentés
par les chiffres suivans :
France, 1 milliard de litres à 10 cent 100 millions.
Iles britanniques, 2 milliards de litres à 20 cent. 400 millions.
Ces différences, quelle que soit leur gravité, n'étonneront pas qui-
conque aura comparé, même en France, le produit des vacheries sur
les différons points du territoire. Entre une étable de Normandie, par
exemple, où la production et la manipulation du lait sont habilement
entendues, et une étable du Limousin ou du Languedoc, où la faculté
lactifère n'a pas été développée chez les vaches, le contraste est plus
grand qu'entre une étable française en général et une étable anglaise.
jNon-seùlement la quantité de lait est infiniment moindre, mais le prix
qu'on en retire est moindre aussi; le producteur du centre ou du midi
ne sait que faire de son lait, quand il en a; le producteur du nord en
tire au contraire admirablement parti. Par tout pays, l'art de produire
et d'utiliser le lait est une excellente industrie, et les contrées qui
fabriquent du beurre et du fromage sont toujours plus riches que les
autres.
Si le travail que nous imposons à notre gros bétail nous prive d'un
grand revenu en lait, il nous prive aussi d'un revenu non moins pré-
cieux en viande de boucherie.
Il semble , au premier abord , que le travail de la race bovine ne
doive avoir que peu d'influence sur son rendement en viande, on peut
môme se persuader aisément que ce travail, en utilisant la vie du
bœuf, permet de faire de la viande à meilleur marché. L'expérience
a démontré que si c'était quelquefois une vérité de détail, c'était un
erreur d'ensemble. L'habitude du travail forme des races dures,
vigoureuses, tardives, qui, comme les hommes livrés à im labeur pé-
nible, mangent beaucoup, s'engraissent peu, développent leur char-
pente osseuse, font en définitive peu de chair et la font tard. L'habi-
tude de l'inaction donne au contraire des races molles, tranquilles,
qui s'engraissent de bonne heure, prennent des formes rondes et
charnues, et donnent, à nourriture égale, un plus beau produit à
l'abattoir. Les soins de l'éleveur viennent en aide à cette disposition
naturelle, et l'accroissent en quelque sorte à l'infini. A cette cause
générale de supériorité peuvent se joindre des causes secondaires
qui dérivent toutes du même principe. Ainsi, quand on se préoccupe
avant tout de la somme de travail que peut donner un animal, on ne
l'abat que quand il a fini sa tâche; quand au contraire on ne lui de-
mande que de la viande, on saisit pour l'abattre le moment où il peut
en donner le plus. Ainsi encore, pour les animaux de trait, les cul-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 285
tivateurs pauvres sont facilement entraînés à en multiplier le nombre
en proportion du besoin qu'ils en ont, sans s'inquiéter de la nour-
riture qu'ils peuvent leur donner; ils sont ainsi amenés à produire
des races petites et maigres qui remplissent après tout, comme l'âne,
leur destination, mais qui ne sont d'aucune ressource au-delà ; quand
au contraire on spécule sur la viande, on apprend bien vite à n'avoir
de bêtes que celles qu'on peut bien nourrir, parce que la nourriture
leur profite mieux.
Cet ensemble de causes fait que, contrairement aux apparences,
ce sont les races de boucherie qui paient le mieux ce qu'elles con-
somment, et que le travail des bêtes à cornes, nécessaire ou non, au
lieu d'être un bénéfice, est une perte.
C'est encore le célèbre fermier de Dishley-Grange, Robert Bake-
well, qui a donné l'élan en Angleterre pour le perfectionnement de
la race bovine, considérée exclusivement au point de vue de la bou-
cherie. Ses procédés étaient les mêmes que pour les moutons. Seule-
ment, il a moins bien réiissi personnellement. Le mouton produit
par Bakewell est resté le type le plus parfait du mouton de bou-
cherie; la race de bœufs qu'il a créée n'a pas eu la même fortune.
C'est une race défectueuse à beaucoup d'égards, celle à longues
cornes du centre de l'Angleterre, qu'il avait choisie pour en faire le
sujet de ses efforts. Malgré son habileté et sa persévérance, il n'a pas
pu la modifier assez profondément pour lui enlever ses défauts pri-
mitifs, la race à longues cornes est aujourd'hui abandonnée à peu
près généralement ; mais, si ce grand éleveur n'a pas tout à fait réussi
dans son entreprise, il a du moins donné des exemples et des mo-
dèles qui ont été suivis de toutes parts et qui ont fini par transfor-
mer toutes les races anglaises. Il n'existe peut-être pas aujourd'hui
dans toute la Grande-Bretagne une seule tête de bétail qui n'ait été
profondément modifiée suivant la méthode de Bakewell, et si aucune
ne porte son nom, comme parmi les bêtes à laine, toutes ont égale-
ment subi son empreinte.
Parmi ces races améliorées de longue main, figure au premier rang
celle à courtes cornes de Durham. Elle a pris naissance dans la
grasse vallée de la Tees, et paraît avoir été fondée à son origine par
le croisement de vaches hollandaises avec des taureaux indigènes.
(]ette race était déjà remarquable par son aptitude à l'engraissement
et ses qualités lactifères, quand les idées de Bakewell se répandirent
en Angleterre. Les frères Collins, fermiers à Darlington, hnaginèrent,
vers 1775, d'appliquer ces procédés à la race de la vallée de la Tees,
et ils obtinrent presque dès le début des résultats considérables.
L'étable de Charles Collins avait acquis une telle réputation en trente
286 REVUE DES DEUX MONDES.
ans, que, lorsqu'elle se vendit aux enchères en 1810, les Kl animaux
dont elle se composait, dont douze au-dessous d'un an, furent ache-
tés 178,000 francs. La race à courtes cornes améliorée s'est étendue
depuis cette époque dans toute l'Angleterre, en Ecosse et en Irlande,
et elle s'introduit depuis quelque temps en France. Les animaux qui
en sont issus peuvent s'engraisser dès l'âge de deux ans, et atteindre
à cet âge un poids énorme qu'aucune autre race ne peut donner
aussi vite. Leur tête, leurs jambes et leurs os en général ont été ré-
duits à de si minces proportions, et les parties du corps les plus char-
nues si largement développées, qu'ils rendent près des trois quarts
de leur poids en viande.
Après la race à courtes cornes de Durham, qui est pour les bœufs
ce qu'est pour les moutons la race de Dishley, viennent celles de
Hereford et de Devon, qui peuvent être comparées aux South-Downs
et aux Gheviot. La race de Hereford suit de près celle de Durham et est
même plus généralement recherchée qu'elle, comme offrant presque
la même précocité, la même aptitude à l'engraissement, avec plus de
rusticité. Le comté de Hereford, d'où elle est sortie, est situé au pied
des montagnes du pays de Galles, et, bien que renommé pour ses
bois, ses pâturages et ses sites, n'a que des terres d'une fertilité mé-
diocre. Les bœufs qu'il produit sont rarement engraissés dans le
pays, ils sont achetés en général par des herbagers qui les emmè-
nent dans des cantons plus fertiles, où ils prennent leur entier dé-
veloppement, ce qu'il est difficile de faire pour les Durham, qui exigent
dès leur naissance une alimentation abondante. Le comté de Here-
ford est ainsi, pour une grande partie de l'Angleterre, ce que sont
en France l'Auvergne ou le Limousin, une contrée d'élevage dont
les produits s'exportent de bonne heure et vont de proche en proche
alimenter le marché de la capitale. C'est à un contemporain de Bake-
well, nommé Tomkins, qu'est dû le perfectionnement des Hereford.
La race de Devon est une race de montagne, qui travaillait beau-
coup autrefois et qui est encore soumise au travail sur quelques points;
elle est petite, mais admirablement conformée.
Toutes les autres races de la Grande-Bretagne, sans avoir atteint
précisément la même perfection, ont été améliorées dans le même
sens. L'Ecosse en produit aussi plusieurs qui jouissent d'une grande
réputation; les bœ.ufs écossais sortent de leurs montagnes à l'âge de
trois ou quatre ans pour venir s'engraisser en Angleterre ; tels sont
les bœufs dits de Galloway, la race noire sans cornes du comté d'An-
gus, et cette admirable race des highlands de l'ouest, une des plus
merveilleuses. créations de l'honnne, qui vit sans abris sur les plus
sauvages montagnes du nord, et qui, malgré la stérilité du sol et la
l'économie rurale en ANGLETERRE. 287
rudesse du climat, arrive à un poids moyen extraordinaire, dont la
valeur s'accroît encore par l'excellente qualité de sa viande (1).
Voici maintenant quels sont à peu près les résultats comparatifs*
des deux systèmes :
En France, le nombre des bestiaux abattus annuellement pour la
boucherie doit être de 4 millions de têtes, produisant en tout hOO mil-
lions de kilogrammes de viande, à raison de 100 kilos de poids
moyen. La statistique officielle dit 300 millions seulement.
Dans les îles britanniques, le nombre des bestiaux abattus annuel-
lement est de 2 millions de têtes, produisant en tout 500 millions
de kilogrammes de viande, à raison de 250 kilos de poids moyen.
Ainsi, avec 8 millions de têtes et 30 millions d'hectares, l'agricul-
ture britannique produit 500 millions de kilos de viande, tandis que
la France, avec 10 millions de têtes et 53 millions d'hectares, n'en
produit que 400.
Cette nouvelle disproportion s'explique parfaitement, outre la dif-
férence des races, par la différence dans l'âge des animaux abattus.
Les bœufs français sont abattus trop tôt ou trop tard; la nécessité de
•Mourrir avant tout nos animaux de travail nous force à tuer un grand
nombre de veaux à l'âge où la croissance est la plus rapide. Sur nos
h millions de têtes figurent 2 millions et demi de veaux qui ne don-
nent pas plus de 30 kilos de viande nette en moyenne; ceux qui sur-
vivent ne sont immolés qu'à un âge où la croissance a cessé depuis
longtemps, c'est-à-dire après que l'animal a consommé pendant plu-
sieurs années de la nourriture qui n'a pas servi à accroître son poids.
Les Anglais, au contraire, ne tuent leurs animaux ni aussi jeunes,
parce que c'est dans la jeunesse qu'ils font le plus de viande, ni aussi
vieux, parce qu'ils n'en font plus; ils saisissent le moment précis
où l'animal a pris son maximuia de croissance.
Ces résultats, si favorables à l'économie rurale anglaise, s'atté--
nuent, il est vrai, par la valeur du travail que donnent en France les
bêtes bovines. Nous possédons en tout deux millions environ de bœufs
qui travaillent pour la plupart , et parmi les vaches, il en est beau-
coup aussi qui traînent la charrue. Si nous avions, comme les Anglais,
supprimé à peu près partout le travail des bœufs, nous aurions été
forcés de les remplacer par des chevaux; ces chevaux entraîneraient
des dépenses qui représentent la valeur actuelle du travail des bêtes
à cornes. En évaluant ce travail à 200 francs environ par attelage,.
ce serait une somme annuelle de 200 millions à ajouter au crédit
de notre race bovine.
(1) Une collection complète de ces races précieuses avait été réunie en France à Tins
titut national agronomique, elle a été dispersée par la destruction de cet établissement.
288 . REVUE DES DEUX MONDES.
Le compte des produits du gros bétail dans les deux pays pourrait
donc s'établir en gros de la manière suivante, en négligeant de part
et d'autre la valeur des issues et celle des fumiers, qui doivent se
compenser à peu de chose près, et en évaluant le kilogramme de
viande à 1 franc :
FRANCE.
Lait 100 millions.
Viande ZiOO
Travail 200
Total 700 millions.
Soit 70 francs par tête et là francs par hectare.
ILES BRITANNIQUES.
Lait 400 millions.
Viande 500
Total 900 millions.
Soit 110 francs par tête et 30 francs par hectare. Dans l'Angleterre
proprement dite, ce produit est d'environ 50 francs par hectare.
Ces chiffres se contrôlent par un fait extrêmement simple et facile
à constater : c'est le prix moyen des animaux dans les deux pays. En
général, le prix courant d'un animal donne une mesure assez exacte
du bénéfice que l'acheteur espère en retirer; or, il est constant que la
valeur moyenne des bêtes à cornes est en Angleterre fort au-dessus
de ce qu'elle est en France. Il n'est même pas nécessaire d'aller en
Angleterre pour constater une semblable différence; nous avons en
France deux régions, l'une où le gros bétail ne travaille pas, et l'autre
où il est soumis au travail. Si nous recherchons la valeur moyenne
dans les deux régions, nous voyons qu'elle est dans la première bien
au-dessus de ce qu'elle est dans la seconde. Et cependant l'art d'éle-
ver des bestiaux pour la boucherie uniquement est encore en France
à peu près inconnu. Que serait-ce s'il était parvenu au point où il est
aujourd'hui en Angleterre?
Je sais que la substitution des races de laiterie et de boucherie aux
races de travail n'est pas toujours possible, je dirai plus tard pour-
quoi l'agriculture britannique a pu à ce point prendre les devans sur
nous. Je ne fais aucun reproche aux portions de notre territoire qui
sont cultivées par des bœufs, je ne conseille aucune transformation
brusque et irréfléchie; je me borne à constater ce qui est, et je crois
avoir démontré que, par le seul fait de l'abandon à peu près complet
du travail par les bœufs, le sol britannique, môme y compris l'Ecosse
l'économie rurale en ANGLETERRE. 289
et l'Irlande, est arrivé à un produit double du nôtre pour le gros bé-
tail. Telle est en agriculture la puissance d'une idée juste, quand il
est possible' de l'appliquer.
Les autres espèces d'animaux domestiques sont les chevaux et les
porcs. Pour les chevaux, la prééminence des producteurs anglais est
depuis longtemps reconnue. Nous possédons en France environ 3 mil-
lions de chevaux de tout âge, ou 6 tètes environ sur 100 hectares;
on en compte en Angleterre, Ecosse et Irlande, 2 millions, soit en-
core 6 têtes environ par 100 hectares; mais nos 3 millions de che-
vaux ne peuvent être estimés en moyenne que 150 francs par tête,
soit en tout une valeur capitale de Zi50 milHons, tandis que les 2 mil-
lions de chevaux anglais sont estimés en moyenne 300 francs, ce qui
donne une valeur capitale de 600 millions. Il est vrai que, pour com-
pléter la comparaison, il faut ajouter, à notre capital en chevaux, la
valeur de nos mulets et ânes, que la statistique officielle porte à
80 millions, et qui approche probablement de 100 ; mais, même en
ajoutant cette dernière somme à l'autre, nous restons encore en ar-
rière, quand l'étendue de notre sol devrait nous assurer une grande
supériorité.
On peut dire que la valeur moyenne de nos chevaux a été réduite
dans l'estimation qui précède, et celle des chevaux anglais accrue.
Je ne crois pas que ce reproche soit fondé. Sans doute, tous les che-
vaux anglais ne sont pas des chevaux de course; mais, s'ils étaient
tous des chevaux de course, ils seraient estimés plus de 300 francs.
La valeur du cheval de course anglais est tout à fait idéale, mais elle
porte sur un petit nombre de têtes, et dans cette mesure, elle se jus-
tifie à beaucoup d'égards par le haut prix que les Anglais attachent
à tout ce qui peut améliorer leurs races. C'est précisément parce que
des étalons sans défaut se paient des prix énormes, que les éleveurs
britanniques ont pu perfectionner comme ils l'ont fait leurs chevaux
communs. Chaque espèce d'animaux domestiques a son utilité spé-
ciale; celle du cheval est la force unie à la vitesse. Les Anglais se sont
attachés à développer dans leurs chevaux ces deux conditions, quoi
qu'il leur en coûte au premier abord, et il se trouve, en définitive,
qu'ils ne paient pas l'unité de force et de vitesse plus cher que nous,
parce qu'ils concentrent autant que possible leurs moyens de pro-
duction et d'entretien sur des individus choisis, au lieu do/les dis-
perser sur des animaux sans valeur.
Outre leurs célèbres chevaux de selle, il ont des races de trait éga-
lement précieuses. Tels sont, par exemple, les chevaux de charrue,
qui viennent pour la plupart du comté de Suffolk. Nous avons vu
qu'on avait généralement substitué le travail des chevaux à celui des
bœufs pour la culture; on a pensé avec raison que, le cheval allant
TOME I. 19
/
290 REVUE DES DEUX MONDES.
plus vite, son travail était plus productif. On a fait plus : on a substi-
tué les chevaux aux hommes eux-mêmes-, toutes les fois que le tra-
vail de l'homme, le plus coûteux de tous, pouvait être remplacé par
une machine mise en mouvement par un cheval. En même temps on
a recherché les méthodes de culture qui permettaient de supprimer
tout effort inutile ou peu productif, et on s'est attaché à remplacer
tant qu'on a pu les bêtes de trait par tout autre moteur plus écono-
mique, comme l'eau, le vent et la vapeur. Malgré ces simplifications,
la somme de travail agricole exécuté en Angleterre par des chevaux
est beaucoup plus considérable qu'en France, et le nombre de ces ani-
maux employés par l'agriculture n'est pas augmenté en proportion.
C'est que leurs attelages, étant en général plus choisis et mieux en-
tretenus que les nôtres, ont plus de vigueur et d'agilité.
Les chevaux qui servent aux travaux des brasseries, aux transports
des charbons et autres marchandises lourdes et encombrantes sont
célèbres par leur force et par leur masse. Les meilleurs atteignent des
prix très-élevés. Il en est de même des chevaux de voiture : la race
des chevaux bais de Gleveland, dans le comté d'York, est une des plus
parfaites qui existent pour les attelages de luxe.
Quant au cheval de course et à son rival le cheval de chasse, tout
le monde sait par quel ensemble d'efforts on est arrivé à produire et
à maintenir ces espèces supérieures. Ce sont des créations de l'indus-
trie humaine, de véritables œuvres d'art, obtenues à grands frais, et
destinées à satisfaire une passion nationale. On peut dire sans exa-
gération que toute la richesse britannicpie semble n'avoir d'autre but
que l'entretien des haras d'où sortent ces créatures privilégiées. Un
beau cheval résume pour tout le monde l'idéal de la vie élégante, c'est
le premier rêve de la jeune fille comme le dernier plaisir de l'homme
vieilli dans les travaux; ce qui tient à l'éducation des chevaux de selle,
aux courses, aux chasses, à tous les exercices où se déploient les
qualités de ces brillans favoris, est la grande affaire du pays entier.
Le peuple s'y intéresse comme les grands seigneurs, et le jour où se
court le Derby à Epsoni, tout vaque; il n'y a plus de parlement, plus
d'affaires, toute l'Angleterre aies yeux fixés sur ce turf, où courent
quelques jeunes étalons^et où des millions de paris se gagnent ou se
perdent en quelques minutes.
Nous sommes encore bien loin de cet engouement national, et
certes ce n'est pas que nos races nationales soient sans valeur : elles
ont au contraire des mérites naturels que l'art seul a pu donner aux
chevaux anglais, la production n'est jamais, à vrai dire, restée au-
dessous de la consommation; mais ce qui nous manque en général et
ce qui importe le plus au perfectionnement de nos races, c'est que
nous apprenions à payer les bons chevaux ce qu'ils valent : tout est
l'économie rurale en ANGLETERRE. 291
là. Tant que nous chercherons avant tout le bon marché, les beaux
et bons chevaux ne seront chez nous que des exceptions, quand il
nous serait bien facile de les multiplier. Nos Percherons, nos Bou-
lonnais, nos Limousins, nos Bretons, nos Béarnais, offrent déjà des
types admirables qui se répandraient et se perfectionneraient aisé-
ment, si nos éleveurs trouvaient une rémunération suffisante.
Les porcs anglais ne sont pas en moyenne plus gros que les nôtres,
mais ils sont beaucoup plus nombreux et ils se tuent plus jeunes.
C'est toujours le grand principe de la précocité préconisé par Ba-
kewell et appliqué à toutes les espèces d'animaux comestibles. La
seule Angleterre nourrit autant de porcs que la France entière; ceux
de l'Ecosse et de l'Irlande sont en sus, et bien peu de ces animaux .
vivent au-delà d'un an. Ils appartiennent tous à des races qui s'en-
graissent vite, et dont les formes ont été améliorées de longue main.
La statistique officielle porte à 290 millions de kilogrammes la pro-
duction annuelle de la viande de porc en France. Ce chiffre doit être
très inférieur au total réel, un grand nombre de ces utiles animaux
étant abattus et consommés dans les ménages de campagne sans
que leur existence ait pu être constatée ; mais même en le portant à
AOO millions, le , royaume-uni doit produire beaucoup plus, 600 mil-
lions de kilogrammes. Encore une supériorité dont on ne saurait s'é-
tonner, quand on a vu avec quelle habileté est entendue chez nos
voisins la conduite des porcheries. Les fermes où l'on engraisse les
porcs par centaines ne sont pas rares, et presque partout ils figurent
parmi les principales branches de revenu.
Tels sont en aperçu les avantages obtenus par l'agriculture bri-
tannique dans l'élève des animaux domestiques. 11 est vrai que la
France prend sa revanche pour une autre branche de produits ani-
maux à peu près nulle en Angleterre et très considérable chez nous,
celle des basses-cours. Les Anglais élèvent peu de volailles, c'est
tout au plus si les statistiques portent à 25 millions par an la valeur
créée par ce moyen, tandis qu'en France on a évalué à 100 millions
le seul produit annuel des œufs, et celui des volailles de toute espèce
à une somme équivalente. Une portion notable de la population s'en
nourrit, surtout dans le midi,, et ce supplément remplace une partie
de ce qui nous manque en nourriture animale; mais tout en rendant
justice à l'importance réelle et trop souvent négligée de cette res-
source, on ne peut méconnaître qu'elle ne comble qu'imparfaitement
le déficit. Nous retrouverons les mêmes différences en examinant les
cultures proprement dites.
Léonce de Lavergne.
PROMENADE
EN AMÉRIOUE
LA NOUVELLE ANGLETERRE ET LA NOUVELLE FRANCE. '
FÊTES POPULAIRES A BOSTON. — LES OUVRIÈRES DE LOWELL. — PORTRAIT DE M. WEBSTER.
— LA JEUNE FILLE SOURDE, MUETTE ET AVEUGLE. — MONTRÉAL. — LA FRANCE AU BOUT
DU MONDE. — QUÉBEC. — WOLFE ET MOSTCALM. — LE CANADA ET l'aNGLETEPRE. —
DINER POLITIQUE.
Un heureux hasard m'a amené à Boston au moment où vont avoh*
lieu de grandes solennités populaires qui dureront trois jours. Les
trois journées de Boston seront célébrées en l'honneur d'une révolu-
tion, mais d'une révolution toute pacifique. Il s'agit de fêter l'ouver-
ture d'une ligne de chemin de fer qu'on vient d'établir entre les
Etats-Unis et le Canada. Le gouverneur, lord Elgin, va venir à Boston,
où doit se rendre de son côté le président des Etats-Lnis. Toute la
ville est en émoi. L'affluence des visiteurs est considérable, l^es hôtels
sont tellement encombrés, qu'on m'a menacé de me forcer à partager
ma chambre avec un autre voyageur. Ce qui est parfaitement amé-
ricain, c'est que le maître de l'hôtel où j'habite, et où doivent des-
cendre M. Fillmore et lord Elgin, s'est bien gardé, en m'annonçant
cette détermination, de m'en expliquer le motif. Sans daigner m' ap-
prendre ce qui causait cette mesure extraordinaire, il s'est borné à
me répéter qu'il me donnerait un compagnon de chambre; cependant,
grâce à des protections puissantes, j'ai obtenu que ce désagrément me
serait épargné.
(1) Voyez la livraison du !«' janvier 1833.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 293
J'ai été au sénat assistera la réception du président des Etats-Unis
par le gouverneur de l'état de Massaclmsets. Le président est arrivé
suivi de trois de ses ministres, parmi lesquels était M. Webster, le
lion du jour et candidat lui-même à la présidence pour l'année pro-
chaine. Le gouverneur de cet état est fils d'un petit fermier : entré
au service d'un homme de loi, il passait ses soirées à s'instruire dans
les écoles du soir; il a fondé un athénée dans sa petite ville, y a fait
des cours, et est devenu un des chefs du parti démocrate dans son
état. Le président a été, me dit-on, charpentier. M. Webster a eu une
jeunesse laborieuse. Ces trois hommes ont des manières parfaitement
convenables à leur situation actuelle. Tout s'est passé simplement et
dignement. Quand le président est entré, on s'est levé. Le président
et le gouverneur se sont salués. Le gouverneur a adressé au président
un discours commençant par la formule d'usage : Phase your excel-
lency (plaise à votre excellence) . Le président a répondu par des éloges
de la population de Boston, de ses marchands princes^ de ses ouvriers
nobles de par la nature; le gouverneur, bien qu'il soit du parti opposé
à celui de M. Webster, a introduit avec assez d' à-propos un éloge de
celui-ci dans la réponse qu'il adressait au président. M. Webster a
pris la parole au milieu des applaudissemens; mais, de l'aveu général,
le grand orateur a été aujourd'hui mal inspiré. Il a flatté un peu gros-
sièrement le peuple américain dans un discours qu'autour de moi on
trouvait de mauvais goût. Un autre ministre, qui est Virginien, a eu
beaucoup de succès, « Un Virginien, a-t-il dit, ne se sent pas étran-
ger à Boston, )) et, réunissant le midi et le nord dans ses hommages :
« si vous avez votre Bunker-hill^ a-t-il dit, nous avons notre York-
town. Si vous avez votre Daniel Webster, nous avons notre Washington,
(|ui vous appartient aussi, our and your Washington. » Comme le
nord et le sud sont toujours disposés à se quereller, la sagesse, des
hommes d'état de tous les partis s'applique à ranimer les sentimens
d'union si nécessaires au maintien de la fédération américaine.
Voici un trait de mœurs assez curieux. J'ai appris que le speaker
de l'assemblée représentative de l'état s'est si bien conduit dans des
momens difficiles, que les diff'érens partis se sont réunis pour lui té-
moigner leur reconnaissance en lui donnant une montre.
18 septembre.
Ce jour est consacré à une promenade dans la rade de Boston. Plu-
sieurs bâtimens à vapeur ont été mis par la ville à la disposition de
ses hôtes. Une place m'a été accordée sur celui de ces bâtimens qui
porte aussi les députés canadiens venus de Montréal et de Québec
pour fraterniser avec les habitans de Boston. Le temps est merveil-
leusement beau. La ville, entourée presque de tous côtés par la mer
29Zi REVUE DES DEUX MONDES.
et bâtie sur plusieurs collines, s'élève au milieu des mille navires qui
lui forment comme une couronne de mâts. Les fanfares, les hourras,
les coups de canon, retentissent. On distribue une brochure sur la
condition présente de Boston. Le premier chemin de fer destiné à
être parcouru par la vapeur qui ait été construit en Amérique l'a été
en 1829 par Boston. Il avait treize milles, moms de cinq lieues;
maintenant mille lieues de chemin de fer rayonnent de Boston dans
le Massachusets et les états voisins, et les Etats-Unis sont traversés
en tous sens par plus de dix mille milles de chemins de fer, plus de
trois mille lieues, plus que le diamètre terrestre (1).
La nouvelle ligne dont on célèbre aujourd'hui l'ouverture est d'au-
tant plus importante, qu'elle offre un chemin direct aux émigrans qui
arrivent d'Europe à Boston pour se rendre dans l'ouest, sans aller
chercher l'Hudson, qui est la ligne directe de New-York; les produits
de l'ouest peuvent par la même voie venir s'embarquer à Boston. Ce
qui donne surtout une grande impulsion à la création des chemins
de fer américains, c'est la rivalité des différons états qui cherchent
sans cesse à se supplanter les uns les autres, et tâchent, si j'ose em-
ployer cette expression, de se souffler le transport des passagers et
surtout des marchandises. Les Etats-Unis sont comme un grand échi-
quier où chacun tâche d'arriver à dame le premier.
Des tables, jointes à la brochure qu'on nous a distribuée, montrent
que, pour ce qui concerne le port de Boston depuis 1842 jusqu'à 1850,
le produit des douanes a pi-esque triplé, et que le tonnage a augmenté
de plus d'un tiers (2) en clix ans; le chiffre de la population de Boston
a été porté de 158,000 âmes à 269,000; ces chiffres s'appellent ici des
.figures; il faut avouer que, comme les figures de rhétorique, celles-ci
ont bien leur éloquence.
Le déjeuner que nous donne la ville est médiocre, il faut en con-
venir, et les plats sont disputés avec énergie; mais le vin de Cham-
pagne est à discrétion, c'est l'important pour la chaleur de l'enthou-
siasme et la gaieté de la réunion. Bientôt commencent les toasts et les
speeches; on demande monsieur un tel, et il paraît et il parle, et des
transports d'approbation accueillent invariablement son discours. Ce
sont surtout les Canadiens, et parmi eux les Canadiens français, qui
jouissent d'une popularité sans bornes. On crie : Vive la belle France!
Trois hourras pour la belle France! Un habitant de Montréal entonne
la vieille romance de la Claire fontaine. Un habitant de Québec chante :
(1) Le chiffre exact, tiré d'un document officiel, était, pour 1832, 10,814 milles de che-
mins de fer terminés, et 10,898 de chemins de fer en construction. Le capital engagé est de
592,770,000 doll. (plus de 3 milliards et demi).
(2) Augmentation de 2,780,186 dollars pour les douanes, et de 193,502 à 313,192 dol-
lars pour le tonnage.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 295
Nous aimons la Canadienne
Pour ses beaux yeux doux.
La foule se porte brusquement vers un orateur qui surgit, le chanteur
est abandonné, et je perds la suite de ce morceau de poésie nationale
que je m'apprêtais à recueillir.
Dans les discours, il n'est question des deux côtés que d'alliance,
d'union par des liens de fer : les Etats-Unis semblent déjà tenir le
Canada; mais comme on descend du bateau, j'aperçois un homme à
figure anglaise qui cherche à se hisser sur un toit pour être entendu;
le toit est assez élevé, il faut le soutenir par les jambes; enfin il s'ac-
croche des pieds et des mains à cette tribune glissante, et de la po-
sition difiicile qu'il a conquise il parle avec beaucoup d'énergie. Il
commence par glorifier la race anglo-saxonne en Angleterre et en
Amérique ; puis, se souvenant de la population française du Canada, il
rappelle qu'elle est du même sang que le noble Lafayette. Après les
complimens, il entre en matière; il déclare nettement que le Canada
est content de l'Angleterre et veut rester sous sa domination; l'ora-
teur convient qu'il n'en a pas été toujours ainsi, mais il affirme que
les Canadiens ont obtenu ce qu'ils désiraient. Il ose même ajouter :
<c INous vous avons enviés, nous ne vous envions plus, l'Angleterre
nous a donné ce que vous avez. )> Je dois dire que ce discours a eu
moins de succès que les autres, et qu'il faisait naître autour de moi
des murmures qui n'étaient pas des murmures d'approbation. Je me
disais : Yoilà sans doute quelque fonctionnaire anglais au Canada qui
ne veut pas laisser passer cette cérémonie sans avoir protesté de sa
loyauté. Quelle était mon erreur! Celui qui venait de parler ainsi
était M. Neilson, qui, bien qu'Anglais d'origine, est depuis vingt ans
un des chefs les plus distingués et les plus ardens du parti national
au Canada, au point qu'il a pris les armes, commandé les insurgés,
et à leur tête a gagné sur les Anglais la bataille de Saint-Denis; mais,
comme il le disait tout à l'heure, le pays a obtenu ce qu'il désirait :
l'Angleterre, mieux éclairée sur ses intérêts et comprenant que le seul
moyen de ne pas précipiter le Canada dans l'union américaine, c'est
de le bien gouverner,— l'Angleterre a changé de politique envers lui,
elle lui a donné un vrai gouvernement représentatif, dans lequel les
Canadiens français, grâce à l'accession d'un certain nombre d'Anglais
raisonnables, ont la majorité. De plus, le gouverneur actuel, lord
Elgin, s'est montré favorable à leur égard jusqu'à provoquer un sou-
lèvement du parti anglais violent, émeute odieuse qui a déconsidéré
ce parti. Dans ces conjonctures, M. Neilson, comme les plus sages pa-
triotes du Canada, s'est attaché franchement à l'Angleterre du jour
où elle voulait être juste, comprenant bien que la nationalité cana-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
dienne court beaucoup moins de risque avec elle qu'avec les Etats-
Unis, et qu'une annexion opérée par ce peuple envahissant serait la
mort de cette nationalité. Autant vaudrait tomber dans le goufire du
Niagara. Voilà ce qui faisait parler aujourd'hui M. Neilson; du reste,
il n'a jamais changé. Il y a vingt ans, il disait à M. de Tocqueville :
Nous resterons avec les Anglais jusqu'à ce qu'ils nous forcent de les
combattre. Cette nécessité est venue, M. Neilson les a combattus et
même battus. Aujourd'hui,* avec un égal patriotisme, il résiste aux
annexionistes et vient le déclarer dans une fête au fond de laquelle
est, pour un grand nombre de ceux qui m'entourent, la pensée de
l'annexion.
Le soir, j'ai été dans le beau monde. Le président a paru dans un
salon, où il ne s'était pas trouvé autant d'uniformes anglais depuis la
guerre de l'indépendance. On venait saluer M"" Fillmore, qui prenait
très-bien sa situation de 'prificesse du sang et ne montrait ni hauteur
ni embarras.
J'ai terminé cette journée par une délicieuse promenade sous les
ormes du parc, dont une lune magnifique découpait le sombre et
gracieux feuillage.
• 19 septembre.
Ce jour est le grand jour. D'abord procession des métiers, puis
dîner de quatre mille personnes; le soir, illumination et feu d'arti-
fice : tout cela en l'honneur de sa majesté le chemin de fer. — Bos-
ton, me dit M***, veut se montrer avec toutes ses ressources, icith
ail /lis poicer.
Quelques précautions sont prises contre les vols. Partout on lit
affiché : Prenez garde aux filous, beicare of pick-pockf-ts. On a fait
venir tous les individus suspects, on les a montrés à la population,
pour que chacun pût les reconnaître au besoin. Du reste, j'ai compté
près de deux cents policemen, bel et bien armés de truncheon; seule-
ment, à cause de la fête, cette petite massue était enveloppée de
papier doré.
Vers midi, la procession commence. En tête sont le président et
ses ministres, lord Elgin et les autorités cle Boston. Ce qui me frappe
d'abord, c'est le grand nombre d'uniformes qui figurent dans cette
fête toute civiq;ue : voici des lanciers qui n'ont pas, il est vrai, la
tournure aussi militaire que ceux que je voyais, il y a un mois, ga-
loper dans le Ghamp-de-Mars; voici des bonnets à poil, des habits
bleus, gris, rouges, des vestes à la hongroise, etc. S'il existait autant
de régimens qu'il y a d'uniformes, la ville de Boston aurait sur pied
une armée formidable; mais j'apprends que ce sont des compagnies
de volontaires, qui, s' étant organisées librement, choisissent leur
costume comme elles nomment leurs officiers. Evidemment les Amé-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 297
ricains ont un faible pour l'art militaire; en cela, ils diffèrent des
Anglais. Les Anglais sont aussi braves qu'aucun autre peuple, mais
chez eux l'état militaire est peu considéré. Un père, même dans
une condition modeste, ne le voit prendre à son fils qu'à regret. L'on
n'a en Angleterre nul goût pour le tambour et l'uniforme; il n'en est
pas de même aux Etats-Unis. J'ai vu des enfans s'amuser à faire l'exer-
cice et manœuvrer pour leur récréation, comme des gamins de Paris.
La guerre du Mexique a développé cette disposition guerrière. On
s'accoutume aux présidens militaires; il y a là peut-être le germe
d'un grand changement dans le caractère et les institutions du peuple
américain.
En principe, tout le monde fait partie de la milice ; mais il se
trouve assez de miliciens de bonne volonté, portant l'uniforme, en-
régimentés en compagnies de volontaires et faisant l'exercice, pour
qu'on n'exige rien de semblable des autres citoyens. Seulement, à
Boston du moins, chacun sans exception est obligé d'avoir des armes.
Deux fois par an, on est requis de montrer qu'on est armé au com-
plet.
M. Fillmore n'est pas un de ces présidens belliqueux dont je par-
lais plus haut. Hier, il a passé une revue. Après quelque hésitation,
disait le journal, on lui a donné un bon cheval, que les policemen
l'etenaient chaque fois que les coups de canon le faisaient cabrer. Les
Américains n'éprouvent pas le besoin, depuis longtemps proverbial
en France, que le pouvoir sache monter à cheval.
J'ai vu avec plaisir qu'en tête de la procession industrielle était
porté un objet d'art, une statue, l'Indien mourant, œuvre d'un sta-
tuaire américain. Il est vrai que tout de suite après venait, probable-
ment pour désigner le métier de fourreur ou de marchand de pom-
made, un ours empaillé; puis, différentes voitures se sont succédé.
Un groupe de voitures était suivi d'un groupe de soldats. Sur l'un de
ces véhicules il y avait des fauteuils et des chaises, sur l'autre des
chapeaux. Un modèle de vaisseau était porté sur un char que traî-
naient six chevaux blancs. Le Muséum était représenté par un élé-
phant de bois que traînaient des Indiens, puis venaient les fabricans
de drap, les teinturiers, les fondeurs, les orfèvres, etc. Plusieurs in-
dustries étaient en exercice : sur le char des menuisiers on rabotait,
sur le char des forgerons on forgeait, sur le char des imprimeurs on
imprimait et l'on distribuait des prospectus; la foule se les disputait,
comme à Rome on se dispute l'indulgence lancée d'une fenêtre après
la bénédiction du pape. Au reste, il y avait dans tout cela beaucoup
de ce que nous nommons réclame. Les noms des principaux fabri-
cans de Boston étaient très en évidence dans la procession. On lisait
des inscriptions en général amusantes par leur emphase, par exem-
298 BEVUE DES DEUX MONDES.
pie, au-dessus d'un coffre de sûreté, safe, qui a résisté à un incen-
die, /(? feu n'est pas mon ennemi, nous défions les élémens. Le bureau
des domestiques à louer et des nourrices offrait une exhibition de su-
jets des deux sexes. Quand les jeunes gens de l'université de Cam-
bridge ont passé, ils ont été salués de hourras très empressés, sur-
tout par les spectatrices. Les compagnies de secours mutuels étalilies
parmi les étrangers fermaient la marche. On a vu passer tour à tour
des Ecossais, la cornemuse en tête, portant des plaids aux couleurs
des différens clans; des Irlandais, précédés par la harpe d'Erin et
par des drapeaux sur lesquels étaient figurées des images de saints,
entre autres celle de saint Joseph.
Je n'ai cité que quelques détails de cette procession : le défdé a
duré deux heures; il me rappelait certains tableaux flamands du
XYi" siècle, où l'on voit toutes les corporations figurer dans un cor-
tège avec leurs bannières. Ici il y avait quelque chose de plus : non-
seulement l'ouvrier, mais le métier lui-même étaiten scène; c'était une
exhibition dramatique; ceux qui avaient un rôle semblaient s'en amu-
ser au moins autant que les spectateurs. Pour moi, charmé de von*
ainsi le peuple américain en joie, dans la rue, hors de lui, et moitié
gaiement, moitié sérieusement, célébrant une fête qui le divertit et
l'enorgueillit tout ensemble, je suis rentré en me disant : Le roi
s'amuse.
Ce qu'il y avait peut-être de plus intéressant dans la cérémonie,
c'étaient les enfans des écoles faisant haie dans le parc, criant
hourra ! au président et à la procession, et commençant ainsi à s'as-
socier dans cette fête nationale au sentiment public. L'enthousiasme
de ces petits citoyens était certainement le plus vif et le plus pur.
Puis est venu le dîner de quatre mille personnes; il a eu lieu sous
une tente, au milieu du parc. Les convives étaient soumis au régime
de la tempérance, c'est-à-dire que le vin était interdit, ce qui m'a paru
sage dans une réunion aussi nombreuse; mais tout le monde a eu du
café. Le président, obligé de retourner à Washington, n'a pu assis-
ter au banquet. Lord Elgin a prononcé un discours spirituel et sans
façon, très bien conçu pour plaire aux Américains en ne les flattant
point. 11 leur a donné des louanges convenables sans exagération; il
a revendiqué pour le gouvernement monarchique en Angleterre une
somme de liberté égale à celle que contiennent les institutions
républicaines des Etats-Unis. Il a employé fort à propos quelques ex-
pressions empruntées au langage parlementaire de ce pays. M. Eve-
rett a répondu à lord Elgin avec son élégance de langage ordinaire.
Certaines locutions écossaises, placées dans le discours qu'il adres-
sait à un lord écossais, m'ont paru un trait de courtoisie plein d'à-
propos et de bon goût.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 290
Voilà comment les choses se sont passées. Voici maintenant ce que
j'ai lu dans un journal qui rendait compte de ce banquet : « L'aspect
de la vaste assemblée, quand les tables turent garnies, était frappant
au-delà de toute expression. Il y avait là une Méditerranée de frater-
nité humaine sons un firmament de drapeaux, ^t dans cette mer il y
avait des célébrités innombrables des deux hémisphères. »
Le soir, on a illuminé, c'est-à-dire la ville et les particuliers ont
illuminé. Le vieux Faneuil-Hall, ce bâtiment à forme antique, aux
nombreuses fenêtres garnies aujourd'hui de lampions, dessinait sa
forme singulière sur le ciel. Le Capitole était dans une obscurité
complète, car l'état de Massachusets n'est pour rien dans la fête de
Boston. Il n'y avait point de feu d'artifice officiel, mais chacun pou-
vait en toute liberté tirer des pétards devant sa porte et lancer des
fusées par sa fenêtre. Des particuliers se sont établis au milieu de la
promenade publique, et y ont organisé sur le gazon, très sec en ce
moment, un tir de soleils et de chandelles romaines qui a duré jus-
qu'à minuit. Le principe volontaire qui préside aux associations re-
ligieuses et à une foule d'établissemens utiles préside aussi aux
divertissemens publics; le gouvernement n'intervient ni pour les don-
ner au peuple, ni pour empêcher le peuple de les prendre; en toute
chose, la nation fait ses affaires, et même quelquefois la besogne
du gouvernement. Ici, comine en Angleterre, les mœurs surveillent
les moeurs. Si l'on met en vente un mauvais livre ou une gravure
indécente, on s'expose à un procès de la part de la société pour la
suppression du vice. Les citoyens font la police et maintiennent le
bon ordre. L'autre jour, un meurtre a été commis; quatre cents per-
sonnes se sont mises à la poursuite du coupable. Naguère, au sujet
d'un acteur, il y a eu à New-York un commencement d'émeute; la
milice est arrivée, a tiré et a tué trente ou quarante personnes, ce
que tout le monde a fort approuvé. C'est toujours le même principe :
l'ordre par la liberté,
Lowell, 20 septembre.
A quelques lieues de Boston est la petite ville de Lowell, célèbre
par ses manufactures et surtout par la moralité et la culture intel-
lectuelle de ses ouvrières. Lowell, qui date de 1821, compte mainte-
nant plus de 30,000 âmes. Les ouvrières employées dans les manu-
factures sont au nombre de 9,000, et les ouvriers au nombre de A, 000;
c'est presque la moitié de la population. Les principales industries
de Lowell sont la teinture et la fabrication des étoiles de coton. Ce
qu'on fabrique de celles-ci à Lowell dans une année pourrait former
une bande de 1 mètre de largeur qui ferait deux fois le tour du
globe. On produit d'une telle bande d'étoffe une longueur de dix-
300 REVUE DES DEUX MONDES.
sept milles à l'heure, ce qui est travailler avec la vitesse ordinaire
des chemins de fer.
La plus intéressante de ces fabrications est celle des tapis à la ma-
chine; on conçoit combien l'entrelacement des fils et la combinaison
des couleurs avec les lignes du dessin offrent de difficultés à une pa-
reille industrie. Il paraît que ces difficultés n'avaient pu être sur-
montées en Angleterre; elles l'ont été complètement en Amérique. Il
est amusant de voir les navettes, qui portent des fils de différentes
couleurs, soulevées et lancées l'une après l'autre par un mécanisme
que la vapeur met en mouvement, venir à leur tour et à leur rang créer
comme par magie les fleurs et les ornemens du tapis; ce qui ne l'est pas
moins, c'est de voir les jeunes filles qui conduisent l'opération ar-
rêter soudainement de leurs doigts délicats la force terrible ou lui
rendre la liberté. On frémit quand ces petites mains s'avancent sur
le tissu pendant l'instant très court où s'éloigne le fer qui, en re-
venant, si elles tardaient une demi-seconde à se retirer, les écra-
serait. Les ouvrières de Lovvell ont plus encore que je m'y attendais
un air de distinction et de fierté. Plusieurs de celles que j'ai vues
debout ou assises auprès de leur métier me rappelaient la di-
gnité calme des femmes romaines. Je ne reviendrai pas sur tout ce
qu'on a si bien dit de l'excellente conduite et de l'excellente tenue
de ces ouvrières, des maisons où elles vivent ensemble et où cha-
cune est surveillée par le point d'honneur de toutes. Attaquées avec
peu de chevalerie par des journaux, elles se sont défendues elles-
mêmes dans leur revue , car les ouvrières de Lowell, qui se cotisent
pour avoir des livres, pour se faire faire des cours, écrivent aussi.
Elles ont publié plusieurs volumes d'un recueil littéraire intitulé :
0 fraudes de Lowell [LoweU's Offerings) . Je n'y ai pas trouvé de chefs-
d'œuvre, mais j'y ai remarqué des sentimens simples et honnêtes
exprimés en fort bon langage.
Cette organisation morale de Lowell est due aux grands fabricans,
qui ont pour ainsi dire créé la ville. Je pense que la querelle de l'in-
térêt agricole et de l'intérêt manufacturier, qui est la querelle du sud
et du nord, a contribué aux beaux résultats que nous voyons. Le
parti qui combattait les manufactures, entre autres argumens, allé-
guait la démoralisation qui en Europe règne trop souvent dans les
classes ouvrières des villes. Ceux qui ont établi les manufactures de
Lowell sur un pied si respectable ont voulu répondre à ces objections
par un frappant exemple.
En France, on se plaint que l'industrie enlève trop de bras à l'agri-
culture et accumule trop d'ouvriers dans les villes; aux Etats-Unis,
j'ai vu les hommes les plus éclairés craindre le contraire : l'attrait
vers le défrichement est si vif, qu'il pourrait prévaloir à l'excès. Les
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 301
partisans des manufactures citent, parmi les avantages qu'elles peu-
vent ofïrir, celui de retenir dans les villes une partie des populations,
qui autrement leur échapperaient (1). Ce n'est pas en général ce
qu'on redoute chez nous. Qu'un tel point de vue soit celui des whigs,
c'est-à-dire des conservateurs américains, cela montre assez combien
diffèrent les situations des deux pays et les dangers qui menacent
leur avenir.
Enfin j'ai trouvé un interrogateur. On m'avait annoncé que je se-
rais accablé de questions aux Etats-Unis. Jusqu'ici j'en ai adressé
beaucoup, et on ne m'en a pas adressé une seule; mais à Lowell,
ayant demandé mon chemin à un paveur, celui-ci, que je crois Irlan-
dais, m'a questionné sur les fêtes de Boston. Je n'ai point été scanda-
lisé, comme un touriste anglais l'eût été peut-être, de la liberté grande.
J'ai répondu à ses questions, me promettant bien de me venger par
les miennes sur le premier Américain que je rencontrerai. En er-
rant dans les rues de Lowell, je rencontre une exhibition de l'in-
dustrie locale. C'est en petit ce que je viens de voir à Londres; tout
cela est produit par une ville de 30,000 âmes. Ce soir, on jouera
l Ouvrière, ici pièce de circonstance. Je vois aussi qu'il y aura un con-
cert où l'on exécutera des morceaux d'Haydn, de Mozart et deWe-
ber; les places sont à 25 sous.
On. m'avait recommandé de visiter le nouvel hôpital. J'ai passé
deux fois devant la porte sans m'en douter. Comment croire que cette
charmante villa est un hospice? L'intérieur répondait à l'extérieur;
les chambres étaient d'une propreté poussée jusqu'à la recherche;
il y avait même des rocking-chaise , ces fauteuils-balançoires dont
l'usage est si répandu aux Etats-Unis. Ce qui m'a étonné, c'est de ne
trouver qu'un malade; mais il y a un autre hôpital, et je suppose
qu'on se fait beaucoup traiter à domicile.
Boston, 22 septembre.
L'intérêt scientifique, si puissant à Cambridge, n'est pas absent de
Boston. Je demande pardon au lecteur de lui parler encore géologie;
mais je ne puis me dispenser de mentionner le squelette de masto-
donte que possède M. le docteur Warren, et qui offre un des débris
les plus curieux et les plus complets de l'ancienne création. C'est, je
crois, avec l'éléphant antédiluvien de Saint-Pétersbourg et le megathe-
rium de Madrid, le vestige le plus considérable de l'époque antérieure
à l'homme. Dans l'intérieur de ce grand quadrupède, on a trouvé des
feuilles dont on a pu reconnaître la nature; elles appartiennent à une
espèce de pin (le hemlock) qui croît encore aujourd'hui dans le lieu
où le squelette a été trouvé; ce qui fait voir que, depuis l'époque où
(1) M. Ed. Everett, t. II, p. 60.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
vivait ce mastodonte, la végétation, et par suite la température de
l'Amérique septentrionale, n'ont pas changé notablement.
On a trouvé en assez grand nombre des débris de mastodonte dans
diverses parties des Etats-Unis. En 1706, on fit une trouvaille de ce
genre près d'Albany, dans l'état de New-York. A ce sujet, le gouver-
neur Dudley écrivait à un théologien de Boston que « ce devait être
un débris de quelque être humain dont le déluge seul avait pu triom-
pher, qui, pendant la catastrophe, avait dû tenir sa tête au-dessus
des nuages, mais avait fini par succomber. » Le révérend Cotton
Mather, à qui étaient adressées ces considérations géologiques, avait,
pour son compte, sur la foudre des opinions fort difierentes de celles
que fit prévaloir la découverte de Franklin. Le bon théologien con-
sidérait la foudre comme un produit du malin esprit, « et c'est pour
cela, ajoutait-il, qu'elle frappe volontiers les clochers. »
Outre cette exhibition géologique, qui est permanente, il y a en ce
moment à Boston une exhibition artistique à l'Athena^um, établisse-
ment particulier qui est parvenu à se former une bibliothèque de
quarante mille volumes. On y voit depuis quelques jours un tableaa
d'Hayley où est représenté le grand orateur whig M. Webster,
prononçant ces paroles qui résument la politique de tous les pa-,
triotes éclairés des Etats-Unis : Liberté et union pour toujours ! En
ce moment, M. Webster est à Boston. Il est question de relever le
parti whig abattu dans les dernières élections. Le moment est bien
choisi pour exposer le tableau d'Hayley, car aux Etats-Unis la po-
litique a le pas sur tout le reste, et l'intérêt pour les arts a grand be-
soin d'être aidé par elle. Ce tableau est un portrait. Tout est sacrifié
à la figure principale-, les traits caractérisés, la tête puissante, l'at-
titude dominatrice de l'orateur, sont rendus avec énergie et avec un
peu d'aflectation, ce qui n'est peut-être pas un défaut de ressem-
blance. J'ai éprouvé un vif sentiment de plaisir en reconnaissant,
parmi les auditeurs représentés dans le tableau, un Français que le
peintre a eu la pensée d'associer aux notabilités américaines, tant sa
célébrité est inséparable de l'Amérique : c'est nommer M. de Tocque-
ville. Presque au début d'un voyage inspiré par son livre, et protégé
par son amitié, il m'a été doux de le rencontrer sur cette terre étran-
gère, comme s'il m'y attendait pour me tendre la main.
Avant de quitter Boston, j'ai été assez heureux pour contempler un
des résultats les plus extraordinaires de la puissance du sentiment
d'humanité : j'ai vu Laura Bridgeman, cette jeune fille née sourde-
muette et devenue aveugle peu de temps après sa naissance, dont
l'histoire est déjà connue en Europe, surtout par le récit de M. Dic-
kens. Ce voyageur, si sévère et si ingrat pour l'Amérique, n'y a guère
admiré que Laura Bridgeman, apparemment parce qu'elle ne par-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 303
lait point. Ou ne saurait trop revenir sur une semblable merveille,
qui honore le pays où elle s'est produite. Voilà une pauvre créature
séparée de la société par une triple barrière, condamnée, ce semble,
à rester en dehors de la condition humaine, qui a été replacée à son
rang d'être intelligent et mise en communication avec ses sembla-
bles par un prodige de dévouement ingénieux et de patience. L'au-
teur de ce prodige est le docteur Howe. J'ai passé une soirée bien
intéressante avec Laura Bridgeman, le docteur et M""" Howe, qui
traitent Laura comme leur fille. Tous deux causaient avec elle en lui
traçant des lettres dans la main. C'est par le toucher qu'elle voyait
les sons. Qu'on songe combien il a été difficile d'établir un rapport
entre les signes et les objets qu'on ne pouvait lui montrer. On lui
apprit d'abord à distinguer par le tact un groupe de lettres en saillie,
qui formaient le nom d'un objet, puis on parvint, après beaucoup
d'efforts, à lui faire recomposer le mot en rapprochant les lettres sé-
parées, et en même temps on lui faisait toucher l'objet. Un jour vint
où elle comprit. Puis on lui apprit à représenter les lettres par l'al-
phabet manuel des sourds-muets, ce qu'elle fit assez facilement. Son
intelligence s'était déjà développée, et elle parvint à épeler un objet
avec les doigts, c'est-à-dire en le touchant; elle en vint à imiter
avec ses doigts les lettres dont se composait le' nom de l'objet. Une
fois arrivée là, on l'a accoutumée à reconnaître par le toucher les
signes qui lui sont connus. On lui parle dans la main : sa main est
à la fois son oreille et sa langue. Il y a plus : Laura sait écrire
avec nos caractères. Je possède un autographe de l'aveugle-sourde-
muette. C'est cette phrase en anglais : « J'ai toujours du plaisir à
voir des Français. » Elle se dit parfaitement heureuse et semble très
gaie; elle rit sans cesse et ne s'ennuie jamais. Elle a toujours eu
d'instinct une extrême délicatesse de femme; caressante avec les
personnes de son sexe, elle est très réservée avec les hommes. L'his-
toire de son intelligence est curieuse. Il a fallu deux ans pour qu'elle
comprît les adjectifs; elle a eu besoin d'un temps encore plus long
pour saisir le sens des substantifs abstraits, comme dureté. L'idée
de rapport exprimée par la préposition dans lui a donné beaucoup
de peine. Ce qui a le plus tardé à venir, c'est le verbe être, ce verbe
qui exprime un degré d'abstraction auquel ne peuvent parvenir les
langues des sauvages. Ce n'est pas du reste le seul rapport qu'ait
son langage avec le leur; ainsi elle disait deux dimanches pour deux
semaines, comme ils disent, et les poètes avec eux, vingt printemps
pour vingt années. Laura a appris très facilement à écrire, et a su
bientôt faire des additions et des soustractions de petits nombres.
Rien n'est plus touchant que le récit véridique de la manière dont
elle a reconnu sa mère. Celle-ci parvint à se faire reconnaître en
304 REVUE DES DEUX MONDES.
plaçant sous les doigts de Laiira des objets familiers à son enfance.
Après n'avoir longtemps manifesté que de l'indifférence, un sou-
venir vague, un soupçon, s'élevèrent tout à coup dans l'âme de Laura.
Elle pâlit, rougit, se jeta sur le sein de sa mère et fondit en larmes.
M. Hovve m'a raconté comment elle est arrivée à compreiicire l'exis-
tence de Dieu : c'est comme les philosophes, par l'idée de causalité.
« Il y a des choses que les hommes ne peuvent faire, disait-elle, et
qui pourtant existent, la pluie par exemple. » Ce n'est pas le spec-
tacle de la nature ou le bruit de la foudre qui lui ont révélé la Divi-
nité, car pour elle la nature est voilée et la foudre est muette; il a
suffi de l'impression produite par une goutte d'eau pour faire naître
dans son esprit cette question de la cause que l'homme pose néces-
sairement, et à laquelle il n'y a qu'une réponse : Dieu.
Canada.
J'ai pris le chemin de fer, dont je viens de voir célébrer l'ouver-
ture avec tant de solennité, et qui conduit de Boston à Montréal.
Quelques heures après notre départ, le chemin de fer nous a con-
duits au milieu des défrichemens. Le spectacle qu'on allait chercher,
il y a quelques années, avec des fatigues infinies, au fond des forêts
vierges, aux limites de la civilisation, on le rencontre maintenant sur
les bords d'un chemin de fer. Voilà bien les divers degrés du seule-
ment, les restes des troncs brûlés pour éclaircir le sol, la maison de
bois qu'on vient de construire avec les arbres, que la hache a cou-
chés, des essais de culture entre ces maisons de bois et ces troncs
d'arbres noircis par le feu. C'est ainsi que commencent les sociétés.
(]es pierres d'attente de l'avenir parlent à mon imagination un autre
langage que les débris du passé, mais elles ne l'ébranlent pas moins
fortement. Quand je contemplais des ruines en Italie, en (irèce, en
Egypte, je rêvais à ce qui a été : en contemplant ces rudimens d'ha-
bitations humaines, je rêve à ce qui sera. Des tronçons de colonne
épars sur le sol sont sans doute plus beaux que ces tronçons de sapin
à demi brûlés; mais je ne sais s'ils ont plus de poésie, et surtout plus
d'éloquence. Et puis, il est si étrange de voir fuir et tournoyer cette
scène d'une civilisation encore sauvage, emporté que l'on est soi-
même à travers les sapins, les cabanes de bois, les défrichemens, par
ce boulet qui entraîne avec fracas quatre cents personnes, dont un
grand nombre se précipite dans l'ouest, pour aller faire plus loin ce
qui me frappe ici.
Enfin nous arrivons au bord du Saint-Laurent. Il y a quelques
jours, j'avais à Boston la température de Naples. C'est un autre cli-
mat, un autre monde; le froid est vif; l'eau verte du Saint-Laurent,
les montagnes noires qui bornent l'horizon ont un air septentrional,
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 305
tin air de Baltique. Un pâle soleil est réfléchi par des toits couverts
de fer-blanc. L'impression que je ressens est une impression de tris-
tesse, de silence, d'éloignement. Je descends sur le beau quai de
Montréal; on y embarque quelques bûches, on y entend retentir de
rares coups de marteau. Que sont devenus le mouvement et le tu-
multe qui animaient les ports des Etats-Unis?
A peine débarqué, une querelle survenue entre deux charretiers
fait parvenir à mon oreille des expressions qui ne se trouvent pas
dans le dictionnaire de l'Académie, mais qui sont aussi une sorte de
français. Hélas ! notre langue est en minorité sur les enseignes, et,
quand elle s'y montre, elle est souvent altérée et corrompue par le
voisinage de l'anglais. Je lis avec douleur : manvfactiireur de tabac,
sirop de toute description; le sentiment du genre se perd, parce qu'il
n'existe pas en anglais; le signe du pluriel disparaît là oii il est ab-
sent de la langue rivale. Signe affligeant d'une influence étrangère
sur une nationalité qui résiste, conquête de la grammaire après celle
des armes (1) ! Je me console en entendant parler français dans les
rues. On compte par écus, par louis et par lieues. Je demande l'a-
dresse de M. Lafontaine, qui n'écrit pas des fables, mais qui est le
chef d'un ministère libéral et modéré, et j'apprends avec un certain
plaisir qu'il demeure dans le faubourg Saint-Antoine. Le faubourg
Saint- Antoine de Montréal est beaucoup plus agréable que celui de
Paris : il est plus propre, moins bruyant; c'est un vrai faubourg
champêtre, avec beaucoup de jardins. Le faubourg Saint-Antoine,
au temps de M"'^ de Sévigné, devait ressembler à cela.
En sortant de chez M. Lafontaine, je suis revenu par un chemin
à mi-côte, bordé de jolies maisons en bois, souvent ornées de mou-
lures et de fenêtres gothiques. Je m'étonne que la végétation ne soit
pas plus septentrionale; je m'attendais presque à ne voir que des
arbres toujours verts, et j'en vois très peu. J'aperçois en revanche
de très-beaux chênes. Le pommier de Normandie croît à côté de
l'orme américain dans cette France américaine. Le soleil est plus
chaud que ce matin; je trouve la ville moins triste; la rue principale
est bordée d'assez beaux magasins. La cathédrale, quoique peu an-
cienne, a un aspect de gothique européen, un faux air de Notre-
Dame. Les maisons sont généralement bâties en granit ou en bois; on
peint ce bois en gris pour imiter le granit. La couverture métallique
(1) Un poète canadien s'est plaint de cette invasion de l'anglais dans des vers comi-
quement barbares :
Très souvent, an milieu d'une phrase française.
Nous plaçons sans façon une tournure anglaise.
Presentpment, indictment, impeachment, lireman,
SherifF, writ^ verdict, bill, roast-beef, foreman.
TOME I. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
des toits, les vêtemens des gens de la campagne, tout est de la même
nuance. Chaque ville a sa couleur : Constantinople est rouge, Malte
est blanche, Londres est noire, Montréal est gris.
Avant de rentrer dans la ville, j'ai désh'é gravir la hauteur qui la
domine et lui donne son nom; mais, de ce côté, je ne pouvais péné-
trer qu'en traversant des propriétés particulières. J'ai franchi plu-
sieurs portes et plusieurs cours sans rencontrer personne; enfui une
bonne femme, occupée à jardiner, m'a dit, avec un accent plein de
cordialité et très-normand : Montais, m'sieu, il y a un biau chemin.
En montant, j'ai trouvé de beaux arbres et une vue admirable. Par
delà l'arc bleu du Saint-Laurent s'étendaient des montagnes peu éle-
vées, dont les tons gris cendré ou gris de perle se détachaient sur
les nuages ou se noyaient dans la lumière. La ville se montrait par-
dessus les arbres qui étaient à mes pieds; la cathédrale et plusieurs
clochers gothiques dessinaient comme une silhouette blanche sur le
ciel.
Ainsi qu'on vient de le voir, l'accent qui domine à Montréal est
l'accent normand. Quelques locutions trahissent pareillement l'ori-
gine de cette population, qui, comme la population franco-canadienne
en général, est surtout normande. Le bagage d'un voyageur s'appelle
huiin, ce qui se dit également en Normandie et ailleurs, et convient
particulièrement aux descendans des anciens Scandinaves. J'ai de-
mandé quel bateau à vapeur je devais prendre pour aller à Québec;
on m'a répondu : Ne prenez pas celui-là, c'est le plus méchant. Nous
disons encore un méchant bateau, mais non ce bateau est méchant.
Nous disons un méchant vers, quand par hasard il s'en fait de tels;
mais nous ne dirions pas, comme le Misanthrope :
fen pourrais, par malheur, faire d'aussi méchans.
Pour retrouver vivantes dans la langue les traditions du grand siècle,
il faut aller au Canada.
Ayant eu soin de ne pas prendre le plus méchant des bateaux à
vapeur, je suis parti pour Québec avant que la saison soit plus avan-
cée, sauf à m' arrêter encore à Montréal en revenant.
Sur ce bateau est un ouvrier de Québec, qui me traite avec une dé-
férence presque aflectueuse, en ma qualité de Français de la vieille
France, et m'assure qu'on suit toujours avec intérêt ce qui se passe
chez nous. Des Canadiens vivans ont encore vu des vieillards qui at-
tendaient notre retour, et disaient : Quand viendront nos gens? Au-
jourd'hui, la pensée de redevenir Français n'est plus dans aucun es-
prit; mais il reste toujours un certain attachement de souvenir et
d'imagination pour la France.
• Aux premiers rayons du jour, je suis au pied du cap Diamant et
k
PBOMENADE EN AMÉRIQUE, 307
de ces grands rochers qui forment comme le soubassement de Qué-
bec, et en font une position si forte. Ils me frappent par une singu-
lière ressemblance avec la montagne du Roule, qui domine Cherbourg.
La situation de Québec est magnifique. Au pied des rochers que la
ville couronne, la rivière Saint-Qliarles vient se jeter dans le Saint-
Laurent; en face sont de beaux villages, de blanches maisons semées
au milieu des arbres; de légères embarcations et de gros navires vo-
guent sur le fleuve majestueux : la vue les suit jusqu'au moment où
ils tournent derrière ce promontoire sojnbre et grandiose qui s'ap-
pelle le cap Tourmente,, et la ville domine cet ensemble pittoresque
d'eaux, de rochers, de villages, au-dessus desquels elle est suspendue.
Avant tout, je suis allé voir le champ de bataille où s'est décidé le
sort de Québec, du Canada et de la France en Amérique. Il y a eu un
temps où les Français dominaient par une ligne de forts les points
les plus importans d'une étendue de douze cents lieues, depuis
Terre-Neuve jusqu'au Mississipi. Alors le lac Ontario s'appelait lac
Frontenac ou Saint-Louis; le lac Erié, lac de Conti; le lac Huron, lac
d'Orléans; le lac Michigan, lac Dauphin; le lac Supérieur, lac de
Tracy ou de Condé; la rivière des Illinois, rivière Seignelay; le Mis-
sissipi, rivière Saint-Louis ou rivière Colbert. En voyant une carte
d'Amérique gravée en 1688, je croyais voir une carte de France. Tout
cela composait la Nouvelle-France, et de tout cela il ne nous reste
rien.' Dans le pays que nous possédions étaient ces régions de l'ouest
vers lesquelles se précipite aujourd'hui l'activité américaine, et qui
seront un jour la portion la plus riche et la plus peuplée des Etats-
Unis. Je ne sais, du reste, si nous eussions pu consers'^r ce vaste
empire. Pendant que la France lançait dans les profondeurs inexplo-
rées du nouveau continent ses missionnaires et ses guerriers, l'An-
gleterre établissait sur le littoral des colonies agricoles et mar-
chandes, et s'avançait d'un pas lent, mais sûr, vers l'intérieur du
pays. Surtout depuis l'affranchissement de ces colonies, comment
nos établissemens auraient-ils pu subsister sui- cette longue ligne,
séparés par elles de la mer? Les Etats-Unis pouvaient-ils nous aban-
donner le Mississipi et laisser lier l'artère principale de leur com-
merce sans étouffer (1)? Ce que' nous avions à faire, c'était de dé-
fendre et de garder le Canada; or c'est ce que nous ne fîmes point :
presque jamais on ne comprit en France l'importance de cette co-
lonie. Dès 1629, le Canada fut momentanément occupé par les
Anglais. Le conseil de Louis XIII tenait si peu à cet établissement,
qu'il proposait de n'en pas demander la restitution; mais Richelieu,
(1) Peut-être aurions-nous pu nous étendre à l'ouest et atteindre l'Océan Pacifique et
la Californie. Turgot soumit au roi un plan pour peupler rapidement les vastes contrées
(ju'on aurait appelées la France équinoxiale : il fut traité de yisionnaire.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
avec ce grand instinct de nationalité qui fut le génie de sa politique,
ne partagea point cet avis et revendiqua une possession qu'on voulait
livrer à l'Angleterre. Il fit armer six vaisseaux pour aider à la récla-
mation, et trois ans après l'Angleterre rendait le Canada à la France.
Sous Louis XV, il n'y avait plus de Richelieu, et Voltaire, dont l'es-
prit était plus français que le cœur, écrivait : « Dans ce temps-là, on
se disputait quelques arpens de neige au Canada. » On a vu ce que
c'était que ces arpens de neige, et qu'il y allait pour nous de posses-
sions plus vastes que l'Europe, dans lesquelles étaient comprises les
meilleures terres des Etats-Unis. Plus fidèle à la France, le paysan
canadien n'a point pardonné à la politique de ce temps, et, person-
nifiant dans un nom cette politique désastreuse, accuse encore aujour-
d'hui la Pompadour.
Tandis que, plein de ces souvenirs glorieux et tristes tout en-
semble, j'errais à travers les rues de Québec, j'ai levé les yeux. De-
vant moi était un obélisque de granit sur lequel j'ai lu : Monibalm.
Une autre face de l'obélisque porte le nom de WoJfe. On sait que,
dans la bataille livrée devant Québec, les généraux des deux armées
succombèrent le même jour, l'un enseveli dans son triomphe, l'autre
dans son héroïque défaite. Il est bien à l'Angleterre d'avoir consacré
dans un commun hommage la mémoire de Wolfe et la mémoire de
Montcalm. Une inscription d'une noble simplicité se lit au-dessous
de leurs noms : Moriem virius, communem famam historia, monu-
menium posteritas dédit; — leur courage leur donna la mort, l'his-
toire une gloire commune, la postérité ce monument.
Nous devons à notre tour proclamer que Wolfe était un généreux
cœur, et capable d'un autre enthousiasme encore que celui de la
gloire mihtaire. Pendant la nuit qui précéda l'assaut de Québec, dans
la barque qui glissait sur le fleuve au pied des rochers, Wolfe, en-
touré de ses officiers, lisait à demi-voix, pour ne pas être entendu
par les sentinelles ennemies, l'élégie de Gray sur un Cimetière de
Campagne (1) , dans laquelle sont exprimées avec tant de charme et
de mélancolie les douceurs paisibles de la vie obscure, et qui était
nouvellement arrivée d'Europe. En terminant sa lecture, Wolfe dit :
(( Messieurs, je serais plus fier d'avoir fait ces vers que de prendre
Québec. » Paroles vraiment belles dans la bouche de celui qui allait
donner sa vie pour prendre Québec! Blessé à mort et sa vue s'afiai-
blissant, il se faisait raconter les détails de sa victoire, et s'écriait :
<( Je meurs content ! » Montcalm disait de son côté : « Je suis heureux
de mourir; je ne verrai pas les Anglais dans Québec. » Rien de plus
(1) Le grand orateur des États-Unis, Webster, vient de mourir; à sa dernière heure, il
se faisait lire aussi l'clégie de Gray.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 300
touchant que cette joie magnanime chez ces deux hommes, tombant
à la môme heure pour leur pays, l'un heureux d'un succès dont il ne
jouira pas, l'autre s' applaudissant d'une mort qui lui épargne la dou-
leur de voir le triomphe de l'ennemi, tous deux d'accord pour bénir
une noble fin (1) .
M. Garneau, qui a bien voulu être mon obligeant cicérone, a écrit
une histoire du Canada, fruit de recherches consciencieuses et ani-
mée d'une sympathie sincère pour la France, qui n'est du reste que de
la justice historique. Quelques imperfections de langage disparaîtront
dans une nouvelle édition qu'il prépare aujourd'hui ; je les regrette-
rai presque : elles sont une expression de plus dé la séparation que
nous avons laissée s'accomplir et une accusation contre le gouverne-
ment qui l'a lâchement permise.
J'ai été admirer la belle cascade qui porte le nom si français de
Montmorency et visiter les cultivateurs des environs de Québec, chez
lesquels les mœurs de la vieille France vivent dans toute leur inté-
grité. La colonisation du Canada ne fut point composée de gens sans
aveu, d'aventuriers de bas étage, mais d'honnêtes campagnards, de
petits gentilshommes et de soldats. On m'assure même qu'un bâti-
ment qui apportait une population moins respectable fut renvoyé
avec elle en France. Aussi Y habitant canadien (le mot de paysan n'est
pas connu) est-il en général religieux, probe, et ses manières n'ont
rien de vulgaire et de grossier. Il ne parle point le patois qu'on parle
aujourd'hui dans les villages de Normandie. Sous son habit de bure
grise, il y a une sorte de noblesse rustique. Quelquefois il est noble
de nom et de race, et descend de quelque cadet de Normandie. Nous
avons, par exemple, rendu visite à un habitant qui menait la vie d'un
paysan aisé et s'appelait M. de Rainville.
La cascade Montmorency est formée par une belle nappe d'eau lé-
gèrement tortueuse qui tombe de deux cent trente pieds, presque dans
les eaux du Saint-Laurent, entre des arbres et des rochers. La chute,
comme il arrive souvent, s'est fait jour au point où se joignent deux
terrains différons, les schistes et le calcaire.
Pendant le temps que j'ai passé à Québec, j'ai beaucoup entendu
parler politique. J'ai trouvé dominante l'opinion que j'avais rencon-
trée à Montréal : rester attaché au gouvernement anglais tant qu'il
continuera lui-même à marcher dans la voie libérale où il a fini par
entrer. Les Canadiens français sentent parfaitement que la réunion
(1) Tel est l'intérêt historique et national qui s'attache au combat mémorable livi'é
sur les hautem-s qu'on appelle les plaines d'Abraham, et dans lequel Montcalm perdit
la vie. Ce qui est moins connu, c'est qu'un Français dont le nom ne doit pas être ou-
blié, le général Levi, revint peu de temps après, par une victoire remportée sur les
Anglais aux lieux même qui les avait vus triompher, venger la mort de Montcalm, mais
il ne put reprendre Québec. /
310 REVUE DES DEUX MONDES.
aux Etats-Unis entraînerait la perte de leur nationalité. Les Etats-Unis
en ce moment font toute sorte d'avances aux Canadiens; ils semblent
dire :
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'absorber.
Le Canada jouit de toute la liberté désirable, et de plus n'est soumis
qu'à des taxes locales. Il n'a rien à payer pour un gouvernement
central qui réglementerait les travaux publics et le commerce, rien
pour une armée. Il est vrai que ce gouvernement gratuit a l'incon-
vénient d'être à Londres, et que, si l'on ne paie pas d'armée, c'est
qu'on est gardé par une armée étrangère. C'est là ce qui déplaît aux
ardens; de plus ils comparent l'activité de production des Etats-Unis,
l'accroissement de leur population, de leur richesse, de leur puis-
sance, avec la langueur relative du Canada, langueur du reste qui a
été exagérée. La population française a décuplé, en quatre-vingts
ans (de 60,000 âmes à 600,000) , et cet accroissement de la popula-
tion s'est opéré sans le secours de l'immigration; il ne s'est peut-être
pas établi 4,000 émigrans dans le Bas-Canada depuis la conquête.
En délivrant la terre des embarras de la législation féodale, on espère
qu'un beaucoup plus grand nombre de colons pourrait venir s'établir
dans un climat rude, mais sain, qui, pour les populations catholiques
ou parlant le français, comme les Belges, les Suisses, les Français
eux-mêmes, aurait des avantages que n'offrent pas les Etats-Unis.
Il ne faut pas croire que le gouvernement se soit endormi dans l'inac-
tion, tandis que le peuple voisin multipliait avec une si grande rapi-
dité les voies de communication sur son vaste territoire. Un Anglais,
qui du reste est loin de partager les préjugés de quelques-uns de ses
compatriotes sur les Etats-Unis, exprime, dans un voyage récem-
ment publié (1) , combien il a été surpris en trouvant les routes au
Canada dans un beaucoup meilleur état qu'il ne l'espérait. Jusqu'à
l'année 1849, on a dépensé au Canada, en routes et ponts, plus de
450,000 livres sterling, et pour deux canaux seulement, plus de
deux millions de livres. L'un d'eux est le canal Welland, établi pour
éviter la chute du Niagara. Un chemin de fer, dont les fonds sont vo-
tés, ira d'Halifax à Montréal, en passant par Québec. Le Saint-Lau-
rent est une voie de commerce magnifique, mais pendant six à sept
mois le passage est fermé par les glaces.
Les Canadiens nous appellent les Français de la vieille France,
mais c'est le pays appelé autrefois la Nouvelle-France qui est aujour-
d'hui l'ancienne. La propriété foncière y est encore soumise au
droit seigneurial. En 1852, il faut aller jusqu'en ce pays reculé
pour entendre parler de seigneurs et de seigneuries; ces seigneurs,
(1 ) Notes on Public subjects made during a tour in the United Sia'es and Canada,
by Hugh Scymour Tremeuheerc, 1832.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 311
il est vrai, ne sont pas des personnages féodaux. Il n'y a point de no-
blesse reconnue au Canada. Après la conquête, tout ce qui apparte-
nait aux rangs les plus élevés de la société quitta le pays; ce fut un
malheur pour lui. On trouve bien, comme je l'ai dit, dans la classe
des cultivateurs, et quelquefois dans les derniers rangs de la société,
des noms nobles; mais ceux qui les portent, gentilshommes d'ori-
gine, ne le sont plus de fait, et se confondent dans le reste de la po-
pulation. Les prétentions d'un particulier qui voulait prendre le titre
de baron n'ont pas été admises par le gouvernement. La démocratie
règne ici comme aux Etats-Unis ; tous les hommes influons sont sor-
tis de la bourgeoisie ou du peuple ; cela n'empêche pas que les terres
n'appartiennent à des seigneurs, seulement ces seigneurs sont sou-
vent de très minces propriétaires. Le plus riche est le séminaire de
Montréal, qui possède tout le terrain de la ville et le pays à plusieurs
lieues à la ronde, ce qui lui fait un revenu de 26,000 louis. Les droits
seigneuriaux se composent principalement de ce que l'on paie pour
la tenure du sol, ce qui est très peu de chose, et d'un droit sur les
ventes qui s'élève à 12 pour 100; ce dernier droit est seul onéreux.
Celui qui garde sa propriété pour la transmettre à sa famille, ce qui
est en général le cas pour les Canadiens français, ne souffre pas de
la législation du pays, car il ne paie que le droit de tenure\ qui est
insignifiant; mais la transmission de la propriété foncière est très
gênée par le droit de vente. Le plus gi-and inconvénient des seigneu-
ries est d'immobiliser la terre, et surtout d'écarter les émigrans, qui
veulent une possession plus complète et la liberté de disposer du sol
à leur gré.
Un tel état de choses ne peut durer, mais la difficulté est d'en sor-
tir. Quelques-uns proposent de supprimer le droit des seigneurs, ce
qui serait une véritable spoliation. Le chef du ministère actuel, M. La-
fontaine, est d'avis qu'il ne faut point dépouiller les seigneurs de
leur droit, mais déclarer la commutation forcée (1), c'est-à-dire
donner à l'occupant la faculté de devenir propriétaire en achetant le
fonds pour un prix établi sur une évaluation équitable. C'est aux
seigneurs à faire un arrangement, sans quoi ils seront dépouillés tôt
ou tard. Malheureusement, ils semblent peu disposés aux conces-
sions, et ils pourraient finir par tout perdre pour avoir voulu tout
garder. Le clergé catholique est très populaire parmi les habitans
d'origine française, et dans une complète sympathie avec eux. Il a
pour revenu la dixmp, qui n'est pas un dixième, mais un vingt-sixième
des produits ruraux. Le paysan préfère beaucoup un impôt en nature
à un autre impôt.
(1) Le séiEùnaire de Montréal est le seul seigneur que le consistoire puisse forcer à la
commutation.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est sous le rapport de l'instruction que l'avantage des Etats-Unis
sur le Canada est peut-être le plus considérable. Les puritains de la
Nouvelle-Angleterre, malgré leur fanatisme intolérant et persécuteur,
furent conduits par le principe protestant, qui fait à tout chrétien
une loi de lire la Bible et d'y puiser directement sa foi, à établir des
écoles, « le principal objet de Satan, disaient-ils, étant d'empêcher
les hommes de connaître l'Ecriture, en les détournant de l'étude des
langues, à cette fin que l'instruction ne soit pas enfouie dans les tom-
beaux de nos pères «Après ce considérant, dans lequel le diable
joue le premier rôle, viennent des dispositions qui établissent des
écoles dans chaque district sous peine de grosse amende. On était loin
du principe volontaire, mais enfin on fondait des écoles; par un motif
ou par un autre, on apprenait à lire à tout le monde. Au Canada, le
clergé catholique a beaucoup fait pour l'instruction. Les séminaires
de Québec et de Montréal, les jésuites, les récollets, ont contribué
largement à cette œuvre. J'ai trouvé dans le séminaire de Québec (1)
un cabinet de physique très complet. J'ai reconnu notamment les ap-
pareils électro-magnétiques inventés par mon père. J'ai vu un vieux
prêtre, autrefois professeur de physique, tout ému par la présence
du fils de celui dont il avait longtemps exposé les découvertes.
Tout cela montre combien le clergé canadien est éclairé, combien
il a soin de se tenir au courant des progrès de la science européenne.
Avec la meilleure volonté du monde pourtant, il était impossible à ce
clergé de répandre les bienfaits de l'instruction parmi des populations
disséminées sur un si vaste espace. Ces populations avaient aussi sur
ce point, il faut le dire, des sentimens bien différens de ceux que ma-
nifestent généralement les citoyens des Etats-Unis. Parmi eux, un des
premiers soins des communes qui se forment sur un terrain défriché
d'hier est d'organiser des écoles (2); mais au Canada, quand, il y a
quelques années, la législature a décrété l'établissement d'écoles pa-
roissiales, les habitans ont accueilli cette fondation avec peu d'em-
pressement. L'on avait voté pour cet objet une somme considérable,
et l'on voulait appliquer le principe américain d'une contribution des
communes égale à la somme donnée par l'état; mais les communes
très souvent nommaient des commissaires à condition qu'ils ne feraient
rien, et, quand ils voulaient faire quelque chose, ils couraient risque
(1) La chapelle du séminaire contient quelques tableaux de Lagrenée, de Vanloo, de
Parrocel, et trois attribués à Philippe de Champagne. Les collections de tableaux sont si
rares aux États-Unis, que celle de Québec est probablement la plus considérable qui
existe dans toute l'Amérique septentrionale.
(2) Cet empressement n'est cependant pas universel. En 1834, la législature de Pen-
sylvanie publia un acte pour un système général d'écoles dans l'état. Il y eut dans Phi-
ladelphie 2,084 pétitions pour, et 2,576 contre. Parmi les derniers pétitionnaires, 66 ne
savaient pas signer leur nom. [American Almanach, 1836, p. 349.)
PROMENADE EN AMÉRIQUE. ' 313
d'être assommés. En quelques endroits, on a mis le feu à la maison de
ces commissaires. Là où la commune consentait à payer sa part du
traitement des instituteurs, chaque habitant voulait avoir un institu-
teur à sa porte. Certaines communes en ont demandé dix-sept, ce
qui réduisait singulièrement les appointemens de chacun. Cette dis-
position des esprits s'est, grâce au ciel, beaucoup améliorée : des
faits pareils ne se reproduiront plus; mais pour qu'ils aient pu avoir
lieu, il a fallu que, parmi les honnêtes cultivateurs du Canada, un
certain nombre fût bien étranger à ce besoin d'instruction qui est
si général aux Etats-Unis.
Quant à la conduite du gouvernement anglais, elle a commencé
par être odieuse et perfide toutes les fois que ce gouvernement ne se
croyait pas menacé. Peu de temps après la conquête, une procla-
mation royale enjoignit au gouverneur de convoquer des assemblées
provinciales, comme dans les autres colonies anglaises de l'Amé-
rique : les Canadiens étaient invités à se confier à la protection royale
pour la jouissance et le bienfait des lois de notre royaume d^Angle-
ierre. Les assemblées ne furent point convoquées, mais les lois an-
glaises furent brusquement introduites à la place de la coutume de
Paris. A ce changement on gagnait l'établissement du jury ; on re-
cevait un don moins précieux dans le chaos de lois que l'usage et
la tradition peuvent rendre supportable en Angleterre, mais qui, au
Canada, sans rapport avec les antécédens du pays, étaient un véri-
table fléau. Les Canadiens français réclamèrent contre ces lois, « in-
finiment sages et utiles, disaient-ils, pour la mère patrie, mais qui ne
peuvent s'allier avec nos coutumes sans renverser nos fortunes et
détruire entièrement nos possessions (i). » Ceci se passait au mo-
ment où l'Angleterre commençait à craindre pour ses autres colonies,
il ne fallait pas trop désaffectionner la population française, en
grande majorité au Canada. On lui rendit donc, par Y acte de Québec,
l'usage de l'ancienne coutume française, tandis que, pour rassurer
les sujets anglais contre l'arbitraire et les lettres de cachet, on intro-
duisit dans la législation Yhabeas corpus et le jugement par jury
dans certains cas déterminés.
C'est probablement à ces concessions prudentes que l'Angleterre
dut la conservation du Canada lors de l'insurrection américaine. Il
est certain qu'à cette époque une grande portion du peuple canadien
sympathisait avec les Etats-Unis. Il y avait deux cents Canadiens dans
l'armée du général américain Mon tgomery, qui vint, comme Wolfe et
Montcalm, mourir sous les murs de Québec. Les seigneurs et le clergé
s'opposèrent à ce mouvement et conservèrent le Canada à l'Angk-
(1) Pétition de divers habitans de la province de Québec, présentée à sa majesté eu
février 1774.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
terre. Il faut avouer que les colonies anglaises qui invitaient les Cana-
diens à secouer le joug de la métropole, ne faisaient rien pour se les
attacher. Le congrès, dans une adresse au peuple américain, repro-
chait à l'Angleterre Y acte de Québec, qu'il dénonçait comme une ten-
tative criminelle pour établir la foi catholique, comme un exemple de
tyrannie dans l'empire britannique, et d'autre part, dans une lettre
aux Canadiens, le même congrès leur disait que cet acte ne pouvait
être bien mis à exécution par les Anglais. Ces contradictions durent
contribuer à retenir le Canada sous la domination anglaise. M. de La-
fayette désira tenter dans ce pays une expédition, il se flattait que son
nom y réveillerait des souvenirs français; mais il ne put réaliser ce
dessein, auquel il tenait beaucoup.
En 1791, Pitt divisa la province en haut et bas Canada, et voulut
y établir une constitution faite à l'image de la constitution britan-
nique. Cette image était très infidèle, comme Fox le fait remarquer.
Au lieu d'une chambre des lords représentant une aristocratie indé-
pendante, laquelle n'existait pas au Canada, Pitt créait un conseil
législatif sans indépendance; il plaçait à côté de lui une assemblée
représentative nommée par un corps électoral très nombreux et peut-
être peu préparée par ses habitudes et son éducation à exercer ce pou-
voir. Cette constitution à la fois trop monarchique et trop démocra-
tique, et l'incurie du gouvernement anglais, n'ont produit pendant
longtemps dans les deux Cajiada que confusion et désordre. Le Haut-
Canada était presque exclusivement anglais, le Bas-Canada presque
exclusivement français. 11 y avait entre les deux pays animosité de
race, de langue, de religion; on n'échappait aux inconvéniens de la
constitution de Pitt qu'en ne l'appliquant pas. Enfin, en 1837, lord
John Russell imagina de la faire abolir par le parlement. Le conseil
législatif cessa d'être électif, et comme l'assemblée représentative
avait refusé de voter les fonds nécessaires pour les services publics,
le gouvernement fut autorisé à prendre dans le trésor provincial,
pour en disposer à son gré, des sommes qui avaient été votées, il est
vrai, par la législature canadienne, mais dont l'appropriation avait
été jusque-là réservée à cette législature aussi bien que le vote. Ce
fut un coup d'état parlementaire contre les droits constitutionnels du
Bas-Canada.
On sait ce qui a suivi. Les Canadiens ont pris les armes, ont livré
aux Anglais trois combats dans l'un desquels ils ont eu l'avantage;
puis leurs vaillantes milices ont été écrasées par les troupes régu-
lières de la métropole. La victoire a été cruelle; on a frappé surtout
les jeunes gens appartenant aux meilleures familles. Après les exécu-
tions des insurgés, on a voulu décapiter le pays, noyer la population
française dans la population anglaise, en prononçant la réunion du
Haut et du Bas-Canada. C'était le rêve du parti anglais, et ce que ses
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 315
organes demandaient avec passion depuis plusieurs années. On est
parvenu à faire voter ce changement par les deux législatures. Celle
du Haut-Canada a été unanime, et à force d'argent on a obtenu dans
le Bas-Canada quelques voix qui ont donné la majorité à la mesure tant
désirée; mais le résultat a été diamétralement opposé à celui qu'on
attendait. Dans l'assemblée, où siègent réunis les représentans des
deux provinces, les Français du Bas-Canada ont voté de concert et ont
attiré à eux un certain nombre d'Anglais éclairés et influons. Depuis ce
temps, ils ont la majorité. C'est ainsi qu'ils ont pu obtenir ce que lord
John Russell avait refusé, la responsabilité des ministres. Le parti an-
glais violent, exaspéré de voir tourner en faveur du parti français une
mesure au moyen de laquelle il avait espéré l'anéantir, s'est soulevé à
son tour; mais sa campagne a été honteuse, elle s'est bornée à une
ignoble émeute qui, après avoir tenté de pendre les ministres, a brûlé
la salle des séances du corps législatif et la bibliothèque : tel a été
l'exploit principal de ceux qui se nommaient au Canada les tories et
les consei^ateurs. Quelques-uns de ces tories émeutiers et incen-
diaires, par le dernier effort d'an machiavélisme désespéré, poussent
aujourd'hui à l'annexion, pour anéantir, même au profit de leurs ad-
versaires naturels, le pays qu'ils n'ont pu opprimer. Enfin le gouver-
nement anglais a compris qu'après tant d'iniquités et de maladresses
il était temps d'appliquer au Canada la maxime de Fox : « Le Canada
doit être conservé à la Grande-Bretagne par le choix de ses habitans;
mais pour cela il faut que leur condition ne soit pas plus mauvaise
que celle de leure voisins. » La grande majorité des Canadiens fran-
çais, voyant cette disposition impartiale du gouvernement, résiste à
l'attraction que les Etats-Unis exercent sur une portion peu considé-
rable, il est vrai, mais très-vive de l'opinion libérale. A la tête de
cette fraction, séparée des Anglais par une rancune irréconciliable,
est M. Papineau, le plus grand talent oratoire du Canada. Il est fâ-
cheux que dans les circonstances présentes il ne puisse jouer un rôle.
Retiré dans sa seigneurie, sur les bords de l'Ottawa, il attend un jour,
qui viendra peut-être, si les antipathies de race assoupies momenta-
nément se réveillent entre les descendans des Anglo-Saxons et les
descendans des Normands, qui ont changé de rôle en Amérique et
semblent, sur cette terre lointaine, poursuivre les représailles d'un
ancien combat. La sages e de l'Angleterre doit prévenir ce réveil, qui
lui serait fatal et donnerait certainement le Canada aux Etats-Unis.
Avant de quitter Québec, j'ai passé quelques heures fort agréables
chez un homme très français d'esprit comme de manières, M. Chau-
veau. J'ai appris de lui, ce qui m'a été confirmé par d'autres, combien
la population canadienne est occupée de la France. A peine si on lit
les livres nouveaux qui se publient en Angleterre; mais tout le monde
lit les ouvrages français. Voltaire disait un peu ironiquement :
316 REVUE DES DEUX MONDES.
Partout, même en Russie, on vante nos auteurs.
Maintenant la Russie est à notre porte, c'est une province littéraire
de la France; mais un peu plus loin, au Canada, il en est de même
qu'en Russie : toutes les jeunes filles savent par cœur l'Automne de
M. de Lamartine. M. Ghauveau, bien que jurisconsulte et homme
politique, cultive avec goût la poésie; il a écrit, pour défendre son
pays contre quelques sévérités franèaises, des vers très français de
tour et d'esprit, et qui ne semblent point du tout venir de l'autre
monde.
Autrefois le commerce du Canada consistait surtout en fourrures.
Il faut lire dans l'introduction ^Astoria, tracée parla plume élégante
de Washington Irving, la peinture de l'existence presque féodale des
membres de la compagnie du nord-ouest; l'auteur peint aussi la vie
aventureuse des voyageurs canadiens, qu'il a vus dans sa jeunesse.
Les premiers apparaissent dans la splendeur patriarcale de leurs
banquets hospitahers; les autres, tels qu'ils sont encore aujourd'hui,
campant et bivouaquant pi'ès des feux allumés au bord des fleuves
ou faisant entendre aux rives solitaires des grands lacs les refrains
grivois qui charmaient nos pères, et qui, maintenant oubliés d'une
génération plus morale ou plus morose, vont expirer, contraste bi-
zarre, dans les majestueuses solitudes des forêts du Nouveau-Monde.
Aujourd'hui le principal commerce du Canada est le commerce des
bois. On l'accuse de séduire et de démoraliser les Canadiens par
l'existence tour à tour très pénible et très oisive qu'il impose. Un
proverbe dit que le raftsman (celui qui amène le bois coupé dans les
forêts le long des fleuves) se trouve à la fin de l'été avec une consti-
tution épuisée, des habitudes d'ivrognerie, une paire de pantalons
et un parapluie.
Cette vie misérable n'est pas sans poésie, et cette poésie a été ex-
primée assez heureusement dans un chant composé aux Etats-Unis.
Le Maine a aussi dans ses forêts des abatteurs [lumberers) , et c'est l' un
d'eux que le poète fait parler :
« Frappons, que chaque coup ouvre passage au jour, que la terre longtemps
cachée s'étonne de contempler le ciel! Derrière nous s'élève le murmure des
âges à venir, le retentissement de la forge, le bruft des pas des agriculteurs
rapportant la moisson dans leur demeure future.
« Reste qui voudra dans les rues des villes, ou se plaise sur la plaine nive-
lée. Donnez-nous la vallée couverte de cèdres, les rochers et les sommets du
Maine. Tenons-nous-en à notre pays boréal, sauvage et boisé; rude nourrice,
mère vigoureuse, garde-nous sur ton cœur. »
30 septembre, Montréal.
Je suis parti hier soir de Québec, et ce matin me voilà de retour à
Montréal. La sympathie pour un Français d' Europe qym]di trouvée
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 317
à Québec, je la retrouve ici. J'en reçois en arrivant un témoignage
qui me touche vivement. On donne demain un dîner d'honneur à
M. Lafontaine, qui, après avoir contribué plus que personne au
succès de la sage politique dont le Canada ressent aujourd'hui les
bienfaits, s'est décidé à quitter le ministère au sein de son triomphe,
ce qui ne peut s'expliquer que par les raisons qu'il donne lui-même,
des raisons de santé. Je suis invité à ce dîner d'adieu. Je m'asso-
cierai de grand cœur à cette expression de l'opinion publique, et je
verrai là réunis pour une manifestation des meilleurs sentimens ca-
nadiens les hommes les plus distingués, Français et Anglais, du parti
constitutionnel. En attendant, j'enregistre quelques renseignemens
qui me sont donnés sur ce pays et qui dessinent le caractère des deux
races qui l'habitent. Un changement notable s'est opéré depuis quel-
ques années dans la situation commerciale de nos compatriotes du
Canada. Le commerce de ce qu'on appelle les marchandises sèches
[dry goods) était entièrement entre les mains des Anglais. Il n'y avait
qu'un commerçant français à Montréal, pas à un à Québec; aujour-
d'hui il n'en est plus ainsi. Les autres branches de commerce, les
vins, les huiles, les épiceries, sont encore principalement entre les
mains des Anglais. Je demande d'où provient cette différence; on me
répond en souriant, — c'est un Français qui parle, — que ces bran-
ches du négoce s'arrangent mieux d'une conscience un peu élas-
tique. On convient en même temps que les Canadiens français, en
cela très semblables à leurs frères d'Europe, sont trop accoutumés à
compter sur la protection du gouvernement, trop peu disposés à
combiner librement leurs efforts et leur action. Dans le Haut-Canada,
au contraire, où prévalent, comme en Angleterre et aux Etats-Unis, le
principe volontaire et l'esprit d'association, on se concerte fréquem-
ment pour entreprendre un chemin, un canal. Ce contraste fait voir
combien des tendances diverses semblent inhérentes au génie des
deux peuples, puisqu'elles les suivent dans leurs plus lointaines mi-
grations.
Cœlum non animum mutant qui trans mare currunt.
Certains traits qu'on peut plus particulièrement rapporter au na-
turel normand se montrent dans les habitudes des Canadiens fran-
çais. Le Canadien n'est pas prêteur; il lui coûte de se dessaisir de son
argent. En même temps, ce qu'il y a de généreux dans le caractère
français se trahit par une assez grande facilité à se faire caution pour
obliger. La population du Haut-Canada se recrute par l'émigration,
celle du Bas-Canada par un moyen plus direct. Un paysan disait à
VL Johnston l'agronome : « Oh! monsieur, nous sommes terribles pour
les enfans. » En général, l'Anglais ne fait qu'une chose; le Français
exerce à la fois plusieurs industries. Cette assertion ne m'a pas étonné,
318 REYUE DES DEUX MONDES.
car j'ai vu l'autre jour un magasin où l'on vendait des bijoux, des
fromages et des balais. Ceci au reste n'est point propre aux Canadiens
français (1) ; partout l'on commence par-là : la division du travail et
du négoce est le produit du temps et du raffinement qu'il amène avec
lui. Je me souviens qu'à Athènes en 1843 presque tout s'achetait dans
le même magasin : un chapeau, des bottes, une selle de cheval, un
matelas; et, comme le magasin était dans l'hôtel, le voyageur n'avait
qu'à demander au garçon ces divers objets, ainsi qu'il lui aurait de-
mandé une côtelette ou une tasse de chocolat, et on les mettait sur la
carte avec le prix de la chambre et du dîner.
J'ai fait une promenade avec M. Lafontaine autour de la colline qui
domine Montréal, en suivant de belles allées d'arbres. On a par mo-
mens une vue admirable. Nous sommes rentrés par le quartier où se
trouve le grand bassin, (i'est un magnifique travail : on l'a élargi
récemment, des écluses pennettent d'y introduire la quantité d'eau
dont on a besoin. Je trouve ici plus d'activité que je ne m'attendais à
en rencontrer. Ce n'est pas Boston ou New-York, mais la dispropor-
tion ne me paraît pas si grande qu'en arrivant.
Il est étrange, quand la plupart des nations européennes ont des
consuls au Canada, que la France n'en ait pas dans un pays qui lui
est uni par son origine, sa langue, ses sympathies, où sa protection
pourrait attirer et aider des émigrans français; nous pourrions aussi
augmenter nos rapports d'échange avec ce pays. Après l'incendie de
l'arsenal de Toulon, la France a acheté des bois au Canada, et l'on
s'en est bien trouvé. Pourquoi ne pas nouer des relations dont le ré-
sultat serait de maintenir et d'étendre notre influence morale sur des
populations françaises par le sang, et qui défendent, avec une persé-
vérance touchante, leur nationalité contre le double envahissement
de l'Angleterre et des Etats-Unis?
1" octobre.
4
J'ai visité le séminaire de Montréal, lieu respectable, car de là
s'est répandu sur le pays presque tout ce qu'il possède de culture
intellectuelle. Aujourd'hui le séminaire a huit écoles, dont deux sont
industrielles. Un ecclésiastique a bien voulu me servir de guide dans
le jardin; il m'a montré de vieux arbres fruitiers d'origine française.
M. l'abbé Villeneuve a pour l'horticulture une vive passion qui me
rappelait M. d'Andilly à Port-Royal; il m'a conduit à la maison de
campagne du séminaire, où l'on voit encore les ruines du petit fort
dans lequel les sauvages chrétiens se réfugiaient en temps de guerre.
Nous avons visité ensuite l'établissement des sœurs grises; enfans,
vieillards, malades, tout est soigné avec la plus active charité par
(1) On verra que j'ai observé les mêmes choses dans les nouvelles villes de l'Union.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 319
cinquante sœurs dans cet établissement, qui contient quatre cents
personnes. Ce qui m'a frappé, c'est l'air de sérénité, de bonheur et
même de gaieté des religieuses. Ces saintes sont aimables comme
des enfans. Puis je me suis rendu au dîner qu'on donnait à M. La-
fontaine. Traité avec une distinction qui s'adressait à ma qualité de
Français, j'ai été placé à côté du héros de cette fête patriotique. Les
deux races, représentées par ce qu'elles ont à Montréal de plus res-
j3ectable, fraternisaient franchement. M. Morin, que l'opinion dé-
signe comme devant succéder dans le ministère à M. Lafontaine et
y continuer sa politique, présidait le banquet. Il proposait les toasts,
mêlant à ses paroles pleines de cordialité quelques traits narquois
de vieille gaieté française, puis traduisait en anglais ce qu'il avait
dit d'abord dans notre langue. Les discours ont été prononcés, les
uns en anglais, les autres en français, et tous étaient inspirés par un
sentiment de conciliation. Un seul orateur n'a pas caché sa préférence
pour les Etats-Unis, qu'il a fait valoir aux dépens du Canada. On l'a
laissé dire. M. Lafontaine a parlé en homme politique. M. Cartier,
qui porte avec honneur le nom du célèbre Malouin, premier explora-
teur du Canada, s'est exprimé avec une chaleur toute bretonne. M. Lo-
ranger, jeune avocat de Montréal, a prononcé un discours très amu-
sant à propos du toast aux dames. On m'a fait l'honneur de désirer
que je répondisse à celui qui était adressé aux hôtes. L'expression
très simple d'une sympathie bien vraie a été accueillie avec une faveur
que je devais à ma qualité de compatriote. C'est ainsi du moins qu'il
me semblait être accueilli, et quand, après avoir remercié l'assemblée
de vouloir bien permettre à un étranger de prendre la parole dans
cette solennité nationale, j'ai ajouté, ce qui pourra sembler singulier
à mes lecteurs de Paris, si un Français peut être étranger au Canada^
les bravos m'ont prouvé que ce sentiment n'était pas seulement dans
mon cœur. Ce qui m'a le plus frappé, c'est l'effet qu'a produit le nom
de Montmorency, ce nom, ai-je dit, le plus français de l'aristocratie
française. Alors, dans cette assemblée libérale et démocratique, d'una-
nimes acclamations ont salué le symbole de la vieille patrie. Rien ne
m'a mieux montré combien le culte des souvenirs nationaux s'est
conservé fidèlement au Canada.
Je m'arrêterais bien volontiers plus longtemps dans cette autre
France; malheureusement l'hiver approche, je ne veux pas être sur-
pris par la neige et les glaces. Je vais donc remonter le Saint-Laurent
et traverser le lac Ontario pour atteindre Niagara et l'ouest des Etats-
Unis; mais je m'arrêterai dans un village habité par des Iroquois chré-
tiens. Ce village est peu éloigné de Montréal. Ainsi aujourd'hui parmi
des Français, demain chez les Iroquois !
J.-J. Ampère.
DU
MOUVEMENT INTELLECTUEL
PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES.
LES OUVRIERS DE LA LOIRE.*
Au milieu des montagnes du Forez, dont la base sépare le bassin dii
Rhône de celui de la Loire, s'étend, à partir des environs de Givors,
à travers Rive-de-Gier et Saint-Ghamond jusqu'au-delà de Saint-
Etienne, une succession de vallées plus ou moins profondes, sillon-
nées par des torrens, tantôt nues et arides, tantôt fécondes et vei-
doyantes, où l'industrie possède un magnifique domaine. Les ouvriers
qui habitent cette région forment un groupe isolé dont la physionomie
s'encadre d'une façon fort originale entre les sommets de leurs mon-
tagnes. Les uns tissent les rubans de tout genre dont les flots étince-
lans vont ensuite inonder le monde; les autres, à demi nus près de
brasiers ardens, travaillent le fer rougi ou le verre en fusion; enfin les
derniers, voués à l'extraction de la-houille, ont pour atelier les pro-
fondeurs mêmes de la terre.
Prise en bloc, en comptant les rubaniers disséminés dans les mon-
tagnes et dont Saint-Etienne est la métropole, la population laborieuse
de ce district ne saurait être évaluée à moins de cent cinquante mille
(1) Voyez les livraisons des l^r juin, l^f septembre et 15 novembre 1851, des 15 février
et 1er août 1852.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 321
individus. Son éloignement ne l'a pas garantie, sur les points où elle
est agglomérée, contre la violente secousse qui ébranla les classes
ouvrières après la révolution de 18/i8; mais le soulèvement s'est pro-
duit chez elle sous un aspect singulier. Nulle part on ne peut mieux
distinguer les deux influences auxquelles l'histoire rapportera tout
le mouvement intellectuel des populations ouvrières au milieu du
xix" siècle : l'une provenant d'une source étrangère à ces populations,
l'autre sortant de leur propre sein. Le flot terrible qui venait du de-
hors atteindre les ouvriers de la Loire sur leurs montagnes tendait
à les entraîner sur une mer sans rivages; quant aux aspirations inté-
rieures qui les agitaient, bien que souvent aveugles et souvent exces-
sives, elles renfermaient au contraire certains germes dont il était fa-
cile de tirer parti. Avant de pouvoir apprécier la portée relative de ces
deux élémens, il faut connaître aussi les deux faces distinctes sous
lesquelles s'offre à nous la vie des ouvriers forésiens, observée tour
à tour dans les ateliers où s'exerce leur industrie et dans les modestes
habitations où se conserve depuis si longtemps l'originalité de leurs
mœurs.
1. — INDUSTRIES DE LA LOIUE ET REGIME DU TRAVAIL.
La contrée qu'occupe le groupe des ouvriers de la Loire est traversée
par le chemin de fer de Lyon à Saint-Etienne, qui a donné une si vive
impulsion à l'industrie locale. Après avoir longé le Rhône jusqu'à Gi-
vors, on monte par une pente ininterrompue au sommet de la chaîne
du Forez : sur un court espace de quatre lieues, entre Rive-de-Gier et
Saint-Etienne, la différence de niveau est d'environ 1,000 pieds. On
s'élève de la vallée du torrent du Gier, qui se jette dans le Rhône, à
celle d'un des affluens du Gier, le Janon, et puis à la vallée de l'impé-
tueux ruisseau le Furens, qui, après avoir traversé Saint-Etienne, où
il a plus d'une fois causé de grands désastres, va se précipiter dans la
Loire. Le chemin de fer se déploie au milieu d'un nuage d'épaisse
fumée s' échappant sans relâche des usines dont la contrée est cou-
verte. Tantôt les rails perchés sur la cime d' un coteau dominent des
fourneaux embrasés construits dans le bas de la vallée; tantôt, s' en-
fonçant sous la montagne, ils atteignent aux régions que peuple la
noire armée des mineurs. Sous le tunnel de Terre-Noire, on passe si
près des puits de charbon, qu'il serait impossible d'élargir la voûte,
reconnue pourtant beaucoup trop étroite. Etabli dans des conditions
extrêmement difficiles, ce raihvay est ouvert au public depuis l'année
1832. Il n'existait alors en France qu'un seul tronçon de voie ferrée
de 18 kilomètres de long, et appartenant à cette même région, ce-
TOME I. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
lui de Saint-Etienne à Andrézieux sur la Loire, terminé en 1827 (1) .
Le chemin de Lyon était donc mi essai, essai hardi, mais dans lequel
on sentait ces tâtonnemens qui se rencontrent au début de toutes les
carrières où s'élance le génie de l'homme. A l'origine, on le comparait
dans le pays à un cheval boiteux trottant sur des cailloux. La trac-
tion s'est faite pendant longtemps, en partie du moins, à l'aide de
chevaux, même de bœufs. Il n'y a pas plus de sept à huit ans que la
remonte des trains de Saint-Ghamond à Saint-Etienne s'opère avec
des locomotives. A la descente, les convois, lancés sur la pente de la
montagne, reviennent seuls, par l'effet de la pesanteur, jusqu'à Rive-
de-Gier, où la machine est allée les attendre. Malgré diverses amélio-
rations réalisées à mesure que la science a étendu son domaine, ce
chemin présente toujours des particularités vicieuses qui tiennent aux
conditions primitives de^son établissement et à la nature du sol. Il
existe d'ailleurs beaucoup moins pour les voyageurs que pour les pro-
duits de la contrée, auxquels il doit la prodigieuse prospérité dont il
jouit.
Quand on veut voir à l'œuvre l'industrie locale et pénétrer parmi
les ouvriers dont elle utilise les bras, il faut, en venant de Lyon, quitter
la voie ferrée à Rive-de-Gier, et, laissant derrière soi, sur la gauche,
les dernières élévations des Cévennes, gravir pas à pas la chaîne du
Forez. Rive-de-Gier, qui marque le commencement de cette ruche
laborieuse échafaudée le long des montagnes, est une cité exclusive-
ment industrielle : il n'y en a peut-être pas une autre en France où la
production occupe aussi coniplétement tous les bras. On n'y trouve
pas une seule maison de commerce ou de commission. Dans cette ville
d'ouvriers, tous les hommes, riches ou non, travaillent de leurs mains :
pas de bourgeoisie, pas de classe ayant des loisirs. Tel avait commencé
sa carrière par servir les maçons, portant sur ses épaules ce récipient
incommode appelé l'oiseau, qui, devenu millionnaire, ignore toujours
ce que c'est que le repos. Tel autre, simple ouvrier de forge d'abord,
puis chef d'un établissement métallurgique dont les produits rivalisent
avec les plus beaux fers de l'Angleterre, reste encore le premier for-
geron de son usine. On n'a pas besoin d'entrer à Rive-de-Gier pour y
(1) Le chemin d' Andrézieux, construit avec une seule voie, avait reçu d'abord des rails
en fonte qui n'avaient pas plus de 1 mètre 20 centimètres de longueur. Il suit tous les
accidens d'un sol tourmenté, avec des courbes de 50 à 100 mètres de rayon, quand elles
devraient eu avoir au moins 300 pour répondre aux règles de l'art. Cette même contrée
possède encore le railway de Saint-Étienne à Roanne, qui vient se souder sur celui d'.Vn-
drézieux à la Quérillière, mais dont la construction est postérieure d'une année à celle du
chemin de Lyon à Saint-Étienne. Il se compose d'une série de plans inclinés et de rem-
blais dans les montagnes, puis de longs alignemens dans les plaines du Forez. Ces
voies plus ou moins défectueuses possèdent des tarifs élevés que l'industrie du pays trouve
extrêmement lourds.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. âââ
reconnaître la patrie du travail : la ville est enveloppée d'un nuage
de fumée qui s'aperçoit des hauteurs voisines et laisse à peine entre-
voir le faîte des cheminées. Les ouvriers sont groupés dans des ateliers
de différentes natures : des aciéries, des forges, des verreries produi-
sant des verres de toute sorte, principalement des bouteilles et des
verres à vitre (1) .
En se rendant de Rive-de-Gier à Saint-Ghamond, à dix kilomètres
plus haut dans les montagnes, on longe une suite d'usines : la belle
fabrique d'acier d'Assailly, les forges de l'Horme, et de nombreux
fours à coke brûlant en plein air. A Saint-Ghamond, le bruit diminue,
le ciels'éclaircit; on sent que dans cette ville, où des vestiges de mo-
numens romains rappellent une certaine splendeur évanouie à tra-
vers les siècles , le sol est moins profondément imprégné de l'esprit
industriel. Samt-Chamond s'est laissé ravir à peu près complètement
la fabrication des rubans. Elle compte toutefois plusieurs fabricans
d'une haute habileté, et elle règne encore en souveraine sur l'indus-
trie des lacets, qui occupe ici 21 ateliers et 8,000 métiers, mis la plu-
part en mouvement par des appareils hydrauliques et exclusivement
surveillés par des femmes. Plusieurs établissemens pour le moulinage
de la soie ne renferment également que des femmes. La clouterie à la
main et un petit nombre d'usines à vapeur emploient seules des
hommes (2).
En quittant Saint-Ghamond, on traverse un pays fortement acci-
denté, mais où rien ne rappelle, jusqu'à ce qu'on ait atteint les forges
de Terre-Noire, le mouvement de la région inférieure. Située au fond
d'une gorge pittoresque, l'usine de Terre-Noire fait vivre une popu-
lation de 1,800 individus. La fabrique a créé tout ce qui existe autour
d'elle; un village est pour ainsi dire sorti de terre dans ce lieu sau-
vage, qui semblait voué à une perpétuelle immobilité. L'établissement
a été construit en 1822, à une époque où des forges commençaient
seulement à s'installer dans le département de la Loire. Ges usines, qui
marchent toutes à la houille, ont réalisé les premières applications
des procédés anglais dans notre pays. Elles placent leurs fers le long
du littoral de la Loire et du Rhône, et à Paris, Marseille, Toulon,
(1) 11 n'est pas sans intérêt de remarquer ici que les bouteilles de nos fabriques sont sans
concurrence au dehors; l'augmentation de prix qui résulte du transport est le seul oljstacle
à de plus abondantes exportations. <}uant à nos verres à vitre^ ils ne s'écoulent plus au-
delà de nos frontières, la Belgique ayant, grâce à diverses circonstances, ravi à nos ver-
riers de Rive-de-Gier le marché des Échelles du Levant, où Us plaçaient autrefois une
partie de leurs produits.
(2) Une usine où se fabriquent pour les voitures de chemin de fer, à l'aide d'rm pro-
cédé nouveau et rapide, des bandages de roues qui sortent du laminoir ronds et soudés,
renferme environ 80 ouvriers ; mais cette usine n'est qu'une dépendance immédiate de
Rive-de-Gier.
324 REVUE DES DEUX MONDES.
Rochefort, etc. Elles alimentent encore sur les lieux mêmes plusieurs
industries métallurgiques; leur prospérité intéresse ainsi un per-
sonnel nombreux dans le district de Saint-Etienne.
Quand on monte jusqu'au plateau sur lequel est située cette der-
nière ville, sous un ciel froid et neigeux, on croirait au premier abord
qu'elle est condamnée par sa position à un éternel isolement. On a vu
pourtant qu'elle avait été mise en rapide communication avec deux
grandes voies fluviales, qui lui permettent de diriger ses produits soit
vers l'Océan, soit vers la Méditerranée. C'est que la Providence avait
enfoui sous les montagnes de cette région une matière qui vivifie
l'industrie moderne, et que cette matière nécessite d'immenses
Uioyens de transport. Le voisinage de la houille profite d'abord à di-
verses fabrications de Saint-Etienne , telles que la quincaillerie et la
fabrique d'armes, qui date de François l", et qui comprend, en de-
hors d' un bel établissement placé sous la direction de l'état, un grand
nombre de petits ateliers particuliers. La plus importante des indus-
tries stéphanoises, celle des rubans, tire elle-même un avantage de la
richesse minérale du pays; elle lui doit la facilité des communica-
tions créées pour le transport de la houille. La rubanerie du Forez a
le monde entier pour marché, et bien qu'elle rencontre aujourd'hui
au dehors, notamment à Zurich en Suisse , une concurrence redou-
table pour certains articles, bien qu'on lui ait enlevé quelques-uns de
ses plus habiles ouvriers, elle reste toujours incomparablement supé-
rieure à ses jalouses rivales pour le bon goût et pour l'élégance des
produits. L'opulente ville de Saint-Etienne, dont la fondation semble
dater du x" siècle, n'est réellement sortie de son obscurité que dans
l'ère industrielle où nous vivons. Singulier effet des situations! tandis
que la cité des montagnes prenait un prodigieux accroissement, l'an-
cienne capitale du Forez, Feurs, qui devait regarder autrefois avec
dédain, des rives de la Loire où elle est bâtie, la bourgade juchée siu*
des hauteurs inaccessibles, est tombée de son rang politique dans
une insignifiance absolue. Autre circonstance digne d'être remar-
quée, voilà une place ejirichie surtout par une industrie de luxe, dans
laquelle le goût exerce le principal rôle : eh bien ! en dehors de sa fa-
brication spéciale, elle ne laisse pas percer le moindre sentiment de
l'art. Les beaux-arts fuient cette ville enfumée, mal pavée, à l'aspect
monotone et triste, où la domination appartient exclusivement à l'es-
piit d'industrie, qui s'y montre infatigable et éminemment habile dans
sa sphère, mais toujours replié sur lui-même.
Dans ce pays, où tout est de création récente, le développement
donné à l'exploitation de la richesse minérale du sol remonte à peine
au-delà d'une trentaine d'années. Les extractions de la houille, qui
ont dépassé 15 millions de quintaux métriques en 1847, n'arrivaient
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 325
pas à quatre millions en 1820. On les a vues monter sans cesse de-
puis cette époque, surtout après l'établissement des nouvelles voies de
communication. Le bassin houiller de la Loire, qui n'a que 22,000 hec-
tares de superficie, est devenu le plus productif de tous les bassins
hoiiillers de la France (1). Il présente la forme d'un triangle très al-
longé, dont la base s'appuie sur la Loire et dont le sommet vient aboutir
jusque sur la rive gauche du Rhône, en face de Givors. Tout ce terri-
toire appartient à un môme système au point de vue de sa formation,
mais il est d'usage de le diviser en trois parties : les deux riches bas-
sins de Saint-Etienne et de Rive-de-Gier, et un espace intermédiaire
désigné sous le nom de bassin de Saint-Ghamond, longtemps regardé
comme stérile et encore peu productif aujourd'hui. Le mode d'exploi-
tation de ces terrains offre divers caractères qui touchent au sort de la
nombreuse population vivant du travail des mines. Le gîte carboni-
fère de la Loire est partagé entre soixante-deux concessions d'une
étendue et d'une fécondité extrêmement inégales. Il y en a qui se
composent seulement de 10 hectares, telles que la concession de Ver-
chères-Feloin , tandis que d'autres en renferment près de 6,000,
comme celles de Firminy et Roche-la-Molière. On en compte vingt-cinq
à peu près qui sont inactives ou improductives. Certaines concessions
sont exploitées isolément et parfois même fractionnées enti-e plusieurs
mains; mais trente-deux, dont quelques-unes sont des plus riches et
des mieux situées, appartiennent à une seule société, la Compagnie
des mines de la Loire, qui, au moment de sa formation, avait donné
lieu dans la presse parisienne à une polémique ardente, et qui est en-
core dans le pays l'objet des plus vives discussions. Née à Rive-de-
Gier, où elle grandit rapidement, cette association compléta son réseau
en s' adjoignant, en 1845, une autre compagnie créée dans le bassin
supérieur sous le nom de Société des mines de Saint-Etienne (2) .
Le travail du mineur varie suivant la disposition des couches : quel-
quefois le charbon est presque à fleur de terre, et on se boi'iie à per-
cer des voûtes sous lesquelles on descend par une pente plus ou moins
(1) L'étendue des concessions atteint dans la Loire près de 27,000 hectares, mais elle
dépasse la ligne carbonifère. D'après le dernier compte-rendu publié par l'administration
des mines, le bassin produisait 3,248,000 quintaux métriques de plus que celui du Nord,
(jui vient immédiatement après sous le rapport des quantités extraites, et qui embrasse
54,000 hectares. Dans la France entière, 453,000 hectares de terrains concédés, renfer-
mant 268 mines exploitées, avaient donné, la môme année, 44 millions de quintaux mé-
triques. Les massifs dont l'existence est démontrée dans la Loire contiennent plus de
2 milliards et demi d'hectolitres, et il est permis de conjecturer la présence d'une autre
masse de charbon au moins équivalente.
(2) La compagnie figure dans la production générale des houilles de la Loire pour un
peu plus des deux tiers. La concurrence a plutôt gagné que perdu du terrain durant ces
derniers temps.
326 REVUE DES DEUX JVIO]\DES.
inclinée; le plus souvent on est obligé de creuser des puits pour at-
teindre jusqu'aux filon s carbonifères; on perce ensuite des galeries sou-
terraines qui se ramifient comme les rues d'une ville. Une particula-
rité de l'exploitation des houillères du bassin de Rive-de-Gier, quoique
situées au pied des montagnes, c'est l'extrême profondeur des puits.
La plupart n'ont pas moins de 200 à 400 mètres. Le plus profond de
tous, celui du Plat de Gier, situé entre la Grande-Croix et Saint-Cha-
mond, atteint 550 à 5(50 mètres, et il est encore en creusement.
Aux environs de Saint-Etienne, les puits n'ont souvent que 25 à
30 mètres. La profondeur la plus grande à laquelle on soit descendu
est de 320 mètres dans le percement de Montsalson, au point cul-
minant de tout le bassin. L'exploitation des houillères de la Loire, et
par suite le travail qui en résulte pour la population forésienne, se
trouvent assurés par la diversité et la qualité tout-à-fait supérieure
des produits. On rencontre à Saint-Étienne les charbons de forge les
plus renommés du monde. Une concession du même district, celle de
la Ricamarie, renferme des houilles à gaz, c'est-à-dire des houilles
riches en principes volatiles, très recherchées pour les usines d'éclai-
rage de Lyon et d'une partie des villes du Midi. La variété appelée
charbon de grille^ qui convient au foyer des chaudières à vapeur et
aux usages domestiques, abonde particulièrement dans le rayon de
Rive-de-Gier. Les houilles de ces montagnes s'écoulent en quantités
bien plus considérables par le Rhône que par la Loire. On les trouve
dans une grande partie de la France, à Paris, à Nantes, à Mulhouse, à
Toulon, à Toulouse, dans les forges de la Champagne, de la Bour-
gogne, de la Nièvre, de la Haute-Bretagne. Les charbons qui leur
font particulièrement concurrence sur certains marchés sont ceux de
la Belgique, de la Flandre française, de l'Auvergne, du Bourbonnais
et du Languedoc. La valeur des produits annuels de l'industrie extrac-
tive dans la Loire est de 15 à 17 millions. Ce chiffre forme à peu près
le sixième de la production totale du district industriel de Saint-
Etienne, estimée à 110 ou 120 millions, dont 55 ou 60 reviennent à la
rubanerie et à la passementerie, et ùO ou A3 aux industries du fer et
aux verreries.
La vie industrielle des ouvriers, c'est-à-dire le régime du travail,
doit varier profondément entre des industries aussi différentes. Dans la
rubanerie de Saint- Jitienne, l'organisation des ateliers ressemble en
général à celle des ateliers lyonnais. L'ouvrier possesseur de métiers
travaille chez lui, soit seul, soit avec un ou plusieurs compagnons, et
reçoit du fabricant les matières premières à mettre en œuvre. Ici
comme à Lyon, des améliorations considérables ont été introduites
récemment dans les instrumens du tissage. Jadis on se servait seu-
lement de métiers à la main, appelés métiers à basse ou à haute lisse.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 327
qui ne permettaient de confectionner qu'une seule pièce à la fois, soit
unie pour les métiers à basse lisse, soit façonnée pour les autres. Main-
tenant, si on excepte les femmes et quelques travailleurs isolés des
campagnes, on n'emploie plus que des métiers dits métiers à barre^
avec lesquels un seul homme peut fabriquer jusqu'à 32 ou même
36 pièces à la fois (1). Le prix de ces appareils est beaucoup plus
élevé que celui des métiers de l'industrie de Lyon, où chacun peut
devenir chef d'atelier avec 250 ou 300 francs d'économie. Les métiers
à barre coûtent en moyenne 1,000 francs; il y en a qui sont en noyer
ou même en acajou, et qui valent de 2,000 à 3,000 francs. Ces der-^
niers brillent comme des pianos; mais le bruit monotone qui s'en
échappe suffirait pour apprendre que le bras qui les manie est réduit
à répéter sans cesse les mêmes rnouvemens. Le tisseur de rubans,
une fois le métier monté, n'a plus, en effet, qu'à lever et à pousser une
longue barre en bois placée en avant de l'appareil, et les petites na-
vettes chargées de fils marchent comme par enchantement. La barre
étant souvent lourde à remuer, il faut avoir l'habitude de ces saccades
continues pour ne pas être promptement hors d'haleine. Les yeux se
fatiguent cependant plus que les bras. On est obligé, à tout moment,
quand se brisent des fds extrêmement ténus, de les rattacher à un
faisceau d'autres fds dont les couleurs variées et scintillantes causent
un continuel éblouissement. Aussi la vue s'affaiblit-elle plus vite dans
le tissage des riches articles façonnés que dans la plupart des autres
fabrications. L'industrie des lacets n'impose point de semblables exi-
gences : d'ingénieux appareils se chargent de toute la partie pénible
du travail, et ne laissent aux femmes que des soins peu fatigans, soit
pour les yeux, soit pour les bras. On a bien essayé d'employer aussi
dans les rubans le secours d'un moteur mécanique. On cite, à quel-
ques lieues de Saint-Etienne, un atelier hydraulique qui renferme
85 métiers ; mais la tendance de cette fabrication à se constituer en
grands ateliers est très peu sensible : la rubanerie paraît un peu plus
disposée à quitter la ville pour se répandre dans la campagne ; toute-
fois elle émigré de Saint-Etienne moins vite que le tissage des étoffes
de soie unie n' émigré de la cité lyonnaise.
Les rubaniers stéphanois ne prolongent pas, comme à Lyon, la jour-
née de travail effectif durant quatorze et seize heures; depuis 18/i8,
ils ne travaillent que douze heures sur vingt-quatre. Bien que la loi
sur la durée du travail laisse les ateliers proprement dits en dehors
de ses dispositions, il n'est pas douteux qu'il n'y ait ici, comme par-
tout, un véritable intérêt public au point de vue moral et au point
(1) Ces appareils sont de deux sortes, à harre tambour pour les pièces unies, et à
barre Jacquart pour les pièces façonnées.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
de vue économique, à ce que la limite de douze heures prévale dans
les usages industriels; mais, dit-on, les commandes de rubans arri-
vent parfois en masses énormes aux maisons de fabrique, et sem-
blent réclamer un supplément de travail. Si cette exigence se ma-
nifestait rarement, on pourrait, sans grands inconvéniens, s'écarter
d'une règle à laquelle la loi, même dans les industi'ies où elle est appli-
cable, permet, en certains cas, d'apporter des exceptions. Malheureu-
sement l'exception tend bientôt à prendre la place de la règle, et alors
reparaissent ces abus contre lesquels se sont élevés, avec une énergie
qui les honore, d'éminens manufacturiers dans les diverses régions
de la France. La limitation de la durée du travail journalier à douze
heures, qui doit être regardée comme un des bienfaits de notre légis-
lation industrielle, a d'ailleurs l'avantage de réagir contre l'habitude à
laquelle le commerce cédait de plus en plus, et souvent sans nécessité,
d'attendre à la dernière heure pour transmettre ses commandes en
fabrique. Quand les commissionnaires sauront bien qu'on ne travaille
plus seize et dix-huit heures par jour, ils s'y prendront un peu plus tôt,
au grand avantage de l'industrie comme à celui des travailleurs; il
est bien rare qu'ils ne soient pas libres de gagner quelques jours. Oji
ne verra pas plus qu'aujourd'hui les commandes s'en aller vers les fa-
bricans du dehors : elles ont la plupart du temps trop de raisons pour
rester en France. Qu'on ne l'oublie pas, — dans la rubanerie, le travail
prolongé la nuit peut avoir des suites funestes et réduire considérable-
ment la période durant laquelle un individu jouit d'une assez bonne
vue pour conduire un métier de rubans façonnés. En répartissant
l'ouvrage sur un plus grand nombre de journées, la limitation tend
aussi à réduire les temps de chômage. Il vaut mieux, pour l'économie
domestique et pour la moralité privée, que le tisseur gagne une cer-
taine somme en trois mois que de la gagner en six semaines pour res-
ter six semaines inoccupé. Les ouvriers de la passementerie sont, d(^
tous les travailleurs de Saint-Etienne, ceux qui reçoivent les plus forts
salaires. Un chef d'atelier peut tirer d'un métier 100 à 125 francs par
mois en laissant au compagnon qu'il emploie une somme égale. Quel-
ques ouvrages de luxe rapportent même davantage.
Le régime de l'industrie métallurgique de Saint-Etienne se rappro-
che, du moins sous un rapport, de l'organisation de la rubanerie : tous
les ouvriers de la quincaillerie et presque tous ceux de l'armurerie
travaillent à leur domicile et avec des instrumens qui leur appartien-
nent; les matières qu'ils emploient sont en outre achetées par eux.
Les ouvriers armuriers attachés à la fabrique nationale se trouvent
dans une position exceptionnelle, qui ne permet pas de les prendre
pour terme de comparaison. Exposés depuis une vingtaine d'années
à d'assez dures vicissitudes, les autres ouvriers de cette catégorie
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 329
ont profité, après 18/i8, de l'activité imprimée aux armemens mili-
taires; ils peuvent en ce moment gagner de 50 à 55 sols par jour. Le
travail des quincailliers est plus ingrat; leur industrie est en pleine
décadence; dans l'intention fort louable de la ranimer, on a songé à
ouvrir une exposition publique de ses produits et à distribuer quel-
ques encouragemens honorifiques ou pécuniaires. Par malheur, le
mal tient à la constitution même de cette industrie, à l'éparpillement
de la force productive dans de très petits ateliers où ne sauraient
s'installer les grands appareils propres à simplifier et à perfectionner
le travail. Comment ces forges imparfaitement outillées pourraient-
elles lutter contre nos magnifiques usines du Haut et du Bas-Rhin, de
la Moselle, du Nord et de la Seine? De plus, les ouvriers quincailliers
de Saint-Etienne, qui vendent à des commissionnaires les produits de
leur travail, se font entre eux une concurrence désespérée auprès de
ces acheteurs peu empressés, ils ne tirent que difficilement de leur
labeur quotidien liO ou lib sols. A Saint-Chamond, parmi les cloutiers
à la main, dont l'industrie est également en déclin, et aux environs de
Rive-de-Gier, dans quelques petites communes peuplées de forgerons
à domicile, on trouve aussi, malgré des habitudes laborieuses, une
situation très gênée et parfois misérable.
La rétribution du travail est bien supérieure dans les grands ate-
liers métallurgiques de cette même contrée : à Rive-de-Gier notam-
ment, les ouvriers en fer reçoivent de 3 francs 50 centimes à h francs
50 centimes par jour. Les ouvriers verriers sont beaucoup plus favo-
risés encore. Leur gain, qui représente près de 30 pour 100 dans la
valeur des produits fabriqués, s'élève pour les souffleurs de verres à
vitre à environ 300 francs par mois; mais aussi quelle pénible beso-
gne! Les verriers travaillent, pour ainsi dire, dans le feu, qui dessèche
en eux les sources mêmes de la vie. On sait que cette industrie avait
reçu des anciens rois de France des faveurs exceptionnelles; les ver-
riers se considéraient comme anoblis. Un usage, invariablement con-
sacré par une durée de plusieurs siècles, formait en outre, au profit
de leurs familles, un privilège qui a survécu à tous les privilèges de
l'ancien ordre féodal, et auquel il n'a été apporté que de récentes et
timides dérogations. Les souffleurs en verre jouissaient de la faculté
de n'admettre dans leurs rangs que les fils de verriers; aucun autre
apprenti n'était reçu sur les fours. Eh bien! ce gain considérable,
cette digue élevée contre la concurrence, n'ont pas toujours été sufîi-
sans pour les retenir dans le pays. Rive-de-Gier a eu à souffrir plus
d'une fois, notamment en 1846 et 18/i7, de l'émigration d'un assez
grand nombre d'ouvriers appelés par les verreries d'Angleterre, d'Es-
pagne et d'Itahe, où on leur assurait 5 à 600 francs par mois, quelque-
fois môme davantage. Cette espèce de drainage des forces vives de la
S30 REYDE DES DEUX MONDES.
fabrique a provoqué les premières atteintes au privilège des fils de
terriers. Dès que la pépinière privilégiée devenait insuffisante pour
le recrutement des fabriques, il fallait bien prendre en dehors les
agens indispensables à la production.
La dernière catégorie des ouvriers de la Loire comprend les tra-
vailleurs occupés à l'extraction de la houille. Le labeur du charljon-
nier, qui paraît si brutal quand on l'envisage seulement en lui-même,
prend une place éminente sur l'échelle des travaux industriels dès
qu'on le regarde du point de vue des services qu'il rend à la société.
Ces troglodytes, dont le visage noirci ne rappelle plus qu'imparfaite-
ment la face humaine, sont les agens de la production universelle.
Agriculteur d'un genre singulier, le mineur déchire la terre non pour
la féconder, mais pour lui arracher le principal aliment de l'indus-
trie moderne ; au-dessous de nos riantes prairies et de nos champs
verdoyans, il récolte des moissons là où les mains de l'homme n'ont
rien semé; mais il ne peut pas porter ses regards vers le firmament,
il touche son ciel avec la main, parfois même il lui est impossible de
se dresser de toute sa hauteur, et il a plus réellement qu'Atlas la terre
sur ses épaules. Point de lumière autour de lui; son soleil consiste
dans la petite lampe attachée à son chapeau, et dont la lueur blafarde
lui fait mieux sentir l'obscurité où il est plongé. Les charbonniers
passent au moins douze heures par jour sous terre : ils emportent
avec eux leur nourriture quotidienne. Menacés à tout moment, tantôt
par un soudain éboulement des terres, tantôt par le choc de quelque
appareil inaperçu, tantôt par la subite atteinte de cet ennemi perfide
qu'ils appellent tout simplement le grisou, ils s'accoutument bientôt
néanmoins à leur existence au point de ne pouvoir plus guère , au
bout d'un certain temps, reprendre le travail en plein soleil.
On voit quels frappans contrastes divisent les travaux exécutés
dans ces industrieuses montagnes du Forez; ces contrastes ne sont
pas sans influence sur l'état moral des diverses classes d'ouvriers qui
les habitent.
II. — MOEURS ET CARACTÈRE DES Ol'VRIERS DE LA LOIRE.
Quel que soit le milieu où l'homme se trouve placé, à quelque la-
beur qu'il ait voué sa vie, toujours une partie de lui-même reste im-
muable : c'est celle qui compose le fonds de la personnalité humaine;
mais les objets qui entourent chaque individu , la carrière dans la-
quelle s'exerce son activité, viennent ensuite agir singulièrement
sur ses inclinations et lui imprimer ce sceau profond de l'habitude
qu'on nomme une seconde nature. On croit souvent que l'homme choi-
sit sa profession alors que sa liberté est dominée ou considérablement
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 331
réduite par l'empire des circonstances; sa préférence fût-elle d'ail-
leurs indépendante et éclairée, une fois dans la carrière, il n'en re-
cevrait pas moins de son état des impressions destinées à colorer sa
vie tout entière. Cette inévitable conséquence oflre un large aliment
à l'analyse morale dans un pays où se rencontrent côte à côte, comme
dans la Loire, des groupes d'individus consacrés à des travaux d'une
nature aussi diverse. Les variétés de caractères naissent alors de la
<iifférence des occupations journalières. On les voit se former auprès
du métier du tisseur de rubans, de la fournaise du verrier et du for-
geron, ou dans l'antre du mineur. Chaque classe d'ouvriers étale à
nos yeux ses mœurs, ses goûts et son esprit.
Parmi les charbonniers, le trait de caractère le plus saillant, c'est l'in-
souciance, cette insouciance qui dérive d'un travail à peu près assuré
et toujours semblable à lui-même. Le mineur considère son état comme
un emploi qui, en lui assurant à peu près un revenu fixe, l'affranchit
de toute préoccupation. On serait enclin à s'apitoyer sur sa dure exis-
tence; mais le charbonnier ne s'en plaint pas, et, pourvu que l'exploi-
tation de la houille ne soit pas menacée d'un chômage, ou qu'une ré-
duction n'atteigne pas le chiffre du salaire, il descend heureux dans
son puits. La bonhomie forme un trait original dans la physionomie
morale du mineur; n'ayant pas d'intérêts à débattre chaque jour, le
charbonnier vit étranger aux ruses dont certaines transactions se com-
pliquent trop souvent. Chez le verrier, on reconnaît l'orgueil d'un état
longtemps fermé à la concurrence par un privilège de race, et, comme
l'ouvrier de cette catégorie a entendu dire que la nature de son tra-
vail abrégeait sa vie, il semble se hâter de jouir avec une sensualité
souvent grossière, mais toujours étudiée et systématique. L'ouvrier
en fer est bruyant dans son existence extérieure, comme s'il voulait
imiter le retentissement du marteau sur l'enclume, il a quelque chose
de la rudesse du métal qu'il manie; mais, de même qu'on parvient à
ployer le fer en le soumettant à certaines préparations, de même ces
natures abruptes ont un fonds de flexibilité qui les empêche de ré-
sister quand on sait les prendre. Les rubaniers se distinguent par un
goût prononcé pour tout ce qui brille, et ce goût se traduit dans la
vie réelle en habitudes dispendieuses. On dirait qu'ils sont jaloux de
se donner à eux-mêmes l'éclat de leurs tissus, sauf à en partager la
fragilité. De cette inclination vient, dans les rapports des rubaniers
entre eux, une certaine suffisance qui s'irrite de la moindre contra-
diction. Ont-ils une discussion même des plus frivoles, surtout en
présence d'un tiers, — ils se passionnent avec une sorte de frénésie
pour paraître avoir raison.
A cette première source de variétés morales qui tient à la nature
des travaux quotidiens, il s'en joint une autre entre le groupe des tra-
332 REVUE DES DEUX MONDES.
vailleurs de Saint-Etienne et celui de Rive-de-Gier : je veux parler
d'une différence de race. Quand on examine de près les populations
de ces deux cités, la ville haute et la ville basse, qui se jalousent ouver-
tement, il est impossible de croire qu'elles proviennent d'une souche
identique. Sur la hauteur vit une race petite, trapue, musculeuse,
qui paraît être la lignée autochthone des montagnes du Forez. Les
femmes ont, du reste, les traits agréables et le visage frais comme la
brise de ces régions élevées. A Rive-de-Gier, la stature est haute, les
formes sont minces et élancées. Les femmes, avec leurs cheveux noirs
et leur œil allongé, ont une beauté qui porte je ne sais quelle em-
preinte méridionale. Evidemment la souche d'où cette race descend
n'appartient pas à notre sol. Peut-être, dans les temps lointains où
les compatriotes d'Abdérame envahissaient le midi de la France, quel-
que colonie de Sarrasins a-t-elle cherché un asile au pied de ces mon-
tagnes et y a-t-elle pris racine.
Au milieu de ces différences de race et de profession, un signe est
commun à tout le groupe des ouvriers de la Loire : c'est la vie en
famille; mais les conditions de cette vie offrent des variétés nota-
bles d'après le genre de travail. Parmi les rubaniers stéphanois, la
vie intérieure respire une certaine aisance qui serait plus marquée
sans leur habitude d'aller les jours de repos s'installer au cabaret,
où ils consomment de gaieté de cœur un gain que la prévoyance com-
manderait de mettre en réserve. L'intérieur des quincailliers atteste
un dénuement à peu près complet. Les charbonniers de Saint-Etienne,
jouissant d'un revenu plus sûr, pourraient être chez eux un peu
moins tristement installés; mais leurs femmes se font remarquer pai-
une extrême indifférence pour l'arrangement de leur ménage, dont
la malpropreté est proverbiale dans le pays. Au premier abord, on
pourrait croire que cette négligence tient au travail des mines et s'é-
tend à tous les ouvriers qui s'y livrent; mais non, il faut s'en prendre
ici à une habitude locale, car à Rive-de-Gier la propreté règne dans
le logis du mineur. Tandis qu'aux environs de Saint-Etienne le char-
bonnier, sale et tout noir de houille, a toujours l'air de sortir de son
puits, dans le bassin inférieur il a soin de sa personne, et, une heure
après son travail, on ne devinerait presque plus son métier.
Le nœud de la famille est assez généralement respecté, et garde
quelquefois toute sa force primitive chez les charbonniers des cam-
pagnes. Il n'est pas rare de voir une famille nombreuse prendre à sa
charge l'enfant orphelin d'un parent même éloigné, sans songer à se
plaindre du fardeau qui en résulte pour elle. La situation des femmes
n'est pas la même parmi les travailleurs de Saint-Etienne, de Saint-
Chamond et de Rive-de-Gier. Dans les deux premières villes, les
femmes ont généralement part au travail industriel , soit dans l'aie-
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 383
lier de leur mari, soit dans les établissemens des manufacturiers. A
Saint-Etienne, dans la rubanerie, elles se chargent en outrfe le plus
souvent des transactions extérieures; elles vont prendre elles-mêmes
l'ouvrage chez le fabricant, et elles débattent le prix des façons,
tandis que le chef de la famille reste à son métier. Rien de semblable
ne se produit à Rive-de-Gier, oii court ce dicton, qui, sous une forme
un peu naïve, contient un grand fonds de vérité : (( Rive-de-Gier est
le paradis des femmes, le purgatoire des hommes, et l'enfer des che-
vaux. » En effet, les femmes d'ouvriers ne sont ici assujetties à aucun
travail; on ne les voit point, comme dans les pays d'agriculture,
affronter dans les champs les intempéries des saisons, ou, comme
dans les contrées manufacturières, passer le jour auprès d'un mé-
tier, ou bien enfin porter de lourds fardeaux comme dans certaines
villes de commerce; elles restent chez elles et vivent absolument en
rentières. Les hommes ont un travail pénible, mais un gain élevé; la
récompense suit l'épreuve. Les chevaux, soumis au plus rude labeur,
soit dans des chemins défoncés et montueux, soit dans les mines, où
ils sont descendu^ pour n'en plus sortir, trouvent ici un véritable
enfer. Voilà le proverbe expliqué.
La condition des femmes de Rive-de-Gier est assez enviée dans les
cités du voisinage, et l'envie amène, comme toujours, des insinua-
tions malveillantes. Ce n'est pas néanmoins dans la ville basse que
les mœurs sont le plus relâchées. Le souffle de la démoralisation a da-
vantage affligé Saint-Etienne : de même que le vent des montagnes,
il s'affaiblit en descendant vers la plaine. De toutes les industries du
pays, la rubanerie est celle qui en a le plus souffert. L'ivrognerie est
plus commune parmi les travailleurs de la Loire que chez les tisse-
ji'ands de la fabrication lyonnaise ; elle forme le vice principal des
ouvriers du fer et de la houille, qui ne connaissent point d'autre délas-
sement que le cabaret. C'est là qu'on vbit s'épanouir en eux le senti-
ment du bonheur; l'âme brille un instant à travers leurs yeux animés,
mais pour s'anéantir bientôt dans des excès qui éteignent jusqu'à la
dernière lueur de l'activité morale.
On s'imagine peut-être qu'au milieu de tout cet abandon, les habi-
tudes religieuses doivent être singulièrement affaiblies, surtout à
Saint-Etienne : il n'en est rien cependant. Les églises n'y sont pas
désertées , comme à Lyon , par la population laborieuse. Si on ex-
cepte une partie des compagnons rubaniers, tous les travailleurs,
hommes et femmes, se font remarquer par leur assiduité aux offices
des dimanches ; mais, désolante contradiction ! on ne rapporte du
temple presque aucun enseignement pour la conduite de la vie. Les
ivrognes ne deviennent point tempérans, la dissolution des mœurs
ne fait point place à la mâle domination des sens, la patience et la ré-
33Ù REVUE DES DEUX MONDES.
signation ne rentrent point dans les âmes ulcérées. En un mot, la
religion est pratiquée sans opposer un frein au débordement des pas-
sions; l'habitude et la routine font presque tous les frais de ce zèle ex-
térieur. A tout prendre, cette disposition est encore préférable à ces
aveugles défiances qui semblent ailleurs avoir creusé im abîme entre
l'église et les masses laborieuses. Si le terrain est également desséché
par l'indifférence, on peut du moins y pénétrer plus aisément. Les
oreilles ne sont pas fermées à l'enseignement religieux, qui, dans des
temps moins agités que ceux d'où nous sortons, finira sans doute par
trouver le chemin des cœurs.
Les intelligences populaires ont reçu là, comme partout, depuis
une vingtaine d'années, une forte impulsion. L'arène dans laquelle
se distribue l'instruction s'est élargie, et, sans être encore suffisantes,
les écoles gratuites, dirigées le plus souvent par des frères de la doc-
trine chrétienne, se sont beaucoup multipliées. Malheureusement,
parmi les enfans qui apprennent à lire et à écrire, un petit nombre
cultivent seuls plus tard ce premier enseignement; toutefois, ceux
mêmes qui négligent les germes confiés à leur enfance gardent en-
core quelques notions plus ou moins vagues qui les placent, sous le
rapport intellectuel, au-dessus des individus restés étrangers à tout
essai d'instruction. Les charbonniers sont les plus ignorans parmi les
ouvriers de ce district : sur vingt travailleurs de cette catégorie pris
à l'âge de vingt-cinq à trente ans, on en rencontre à peine deux ou
trois qui puissent écrire quelques lignes. Les passementiers de Saint-
Etienne sont au contraire les plus instruits : comme ils ont de petits
comptes à tenir dans leurs travaux journaliers, ils sentent le prix de
l'écriture, et n'en perdent pas tout-à-fait l'habitude. Ils montrent aussi
certaines dispositions pour la musique; on en a vu se- livrer nxec en-
traînement à leur goût pour cet art, et y consacrer presque tous leurs
momens de loisir. Une faculté qu'il ne serait pas impossible de rattacher
au sentiment de f harmonie semble inhérente à ce pays : c'est une mer-
veilleuse aptitude à saisir le mécanisme d'un travail quelconque, une
rare habileté pour cadencer suivant de justes proportions les parties
diverses d'un appareil. Cette faculté se révèle chez les ouvriers des
usines métallurgiques et surtout chez les rubaniers, qui jouissent, pour
la dextérité de leurs mains, d'une renommée sans égale dans toutes les
villes où se fabrique la passementerie. A Paris, par exemple, où cette
fabrication a pris un si grand développement depuis quelques an-
nées, on n'occupe guère que des ouvriers stéphanois, du moins pour
les métiers à barre. Le noyau de ces travailleurs, s' étant peu à peu
grossi, compose, à l'heure qu'il est, au milieu de la capitale, une vé-
ritable colonie forésienne, colonie singulière qui consei've intactes
ses mœurs originales. L'attitude et les mouvemens de ces expatriés
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 39$
volontaires éclairent même d' un jour vif, à cause du contraste du mi-
lieu où ils vivent, les traits essentiels du groupe dont ils sont passa-
gèrement détachés. Ce groupe a ses traditions, ses institutions, son
esprit politique, et ce n'est pas un des aspects les moins intéressans
sous lesquels s'oflrent à nos yeux les populations laborieuses des
bords de la Loire (1) .
m — INSTITUTIONS ET TENDANCES POUTIQl'ES DES CLASSES OUVRIÈRES DE LA LOIRE.
On connaît l'état moral des nombreux ouvriers dont Saint-Etienne,
Rive-de-Gier, Saint-Chamond, sont les centres industriels. Qu'a fait la
société pour améliorer cet état? qu'ont fait les ouvriers eux-mêmes?
C'est une dernière question à examiner.
On sait dans quelle voie fâcheuse avait été dirigée l'éducation po-
litique des classes ouvrières quand la révolution de 1848 les appela
violemment à un rôle inattendu. D'innombrables efforts ont été tentés
depuis cette époque pour éclairer les masses sur leur intérêt véritable
et pour les rattacher à la société par des institutions particulières. Les
ouvriers de la Loire, placés dans l'orbite de la grande et turbulente
métropole assise au confluent de la Saône et du Rhône, avaient reçu,
plus que d'autres populations industrielles , un enseignement vicié.
Saint-Etienne figurait au nombre des villes où l'esprit d'agitation était
le plus enraciné. Une première manifestation désordonnée y avait éclaté
dès longtemps comme contre-coup des journées de Lyon en iSZIi.
En réalité, cette émeute, aisément comprimée du reste, venait plutôt
d'une pensée de confraternité industrielle que d'un sentiment déjà
hostile au gouvernement établi. La situation était moins tendue à
Saint-Etienne qu'à Lyon, l'inimitié enti*e les divers élémens de la fa-
brique moins vive et moins alarmante. Les circonstances qui pesaient
sur les salaires dans l'industrie des étoffes de soie n'affectaient pas au
même degré la fabrication des rubans. Le fond des âmes couvait ce-
(1) Ces enfaus d'un mémo pays habitent très rapprochés les nns des autres sur les hau-
teurs du faubourg du Temple, fiux alentours des barrières de Ménilmontant et de l'Oril-
lon, dans îles maisons garnies assez proprement temxes, et qui parfois leur sont exclusi-
vement réservées. Logés deux par deux, ils ne se casernent jamais dans ce qu'on appelle
des chambrées contenant jusqu'à douze ou qiinze lits, comme les travailleurs d'autres
corps d'état, les maçons, les teiTassiers, les scieurs de long, etc. Considéré en bloc, cet
essaim semble extrêmement uni; mais si on pénètre dans ses rangs intimes, on reconnaît
que la similitude des situations et des destinées ne le soustrait pas toujours à la discorde.
Il est scindé en deux partis, les compagnons et les ouvriers libres. Les compagnons sont
les plus exclusifs; ils se regardent comme des ouvriers d'élite et comme f.)rmant une sorte
d'aristocratie. Ils ne se font pas scrupule de faire renvoyer d'un atelier un de leurs com-
patriotes étranger à leur société, quand ils peuvent le remplacer par un des leurs. Les ou-
vriers non compagnons sont plus tolérans, au moins dans leur langage, et ils condamnent
hautement ces divisions entre des hommes liés par une même origine et par un même état.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
pendant un ferment d'irritation continuellement réchaufle par les fac-
tions politiques, et qui, plus tard, à la nouvelle de la révolution de
février, amena des actes de la plus odieuse brutalité. Seulement, le
choc ne porta pas sur les magasins des fabricans, et on s'en tint en-
vers ces derniers à des menaces. S'il y avait eu à Saint-Etienne au-
tant de motifs de haine qu'on s'est plu à le dire entre le travail et
le capital, si les ouvriers y avaient été victimes de la cupidité de la
fabrique, croit-on que, dans ces jours de folie, ils eussent épargné
leurs spoliateurs?
Le torrent se dirigea vers des maisons religieuses où, comme à
Lyon, quelques métiers à tisser avaient été établis. C'était une con-
currence qu'on voulait abattre, et, dans le bouillonnement des cer-
veaux, on ne songeait guère à se demander si elle ne profitait pas aux
membres les plus malheureux de la famille ouvrière. Comme les tra-
vaux exécutés dans les couvons appartenaient surtout à la catégorie
de ceux qui sont habituellement confiés aux femmes, des femmes se
mirent à la tête de l'attaque. Elles furent secondées et promptement
dépassées par l'élément le plus vicié de la population, par ce ramas
mobile d'individus qu'on rencontre dans toutes les grandes cités, et
qui n'appartiennent positivement à aucun métier. On escalada les
couvons dont les murailles s'élevaient au-dessus de la ville, sur quel-
ques mamelons de la montagne. Les meubles furent brisés, et, comme
dans une place prise d'assaut par des forces indisciplinées, l'incendie
vint en aide à la dévastation. Les envahisseurs étaient descendus
dans les caves, ils y avaient défoncé quelques pièces de vin; plusieurs
d'entre eux sortirent ivres-morts du milieu des flammes. Les chefs
d'atelier de Saint-Etienne se vantent aujourd'hui de n'avoir pas con-
couru à ces horribles scènes : s'ils entendent parler d'un concours
purement matériel, ils disent vrai; mais où étaient-ils donc pendant
le sac des couvons? Ne s'étaient-ils pas rendus sur les gradins de la
colline, où ils assistaient au désordre comme à un spectacle? Par
leurs cris et par leurs gestes, n'appuyaient-ils pas les dévastateurs
plutôt que la force publique impuissante? A-t-on le droit, après cela,
de décliner la responsabilité de pareils déportemens? Les ouvriers de
la rubanerie furent d'ailleurs l'âme de l'agitation, qui se perpétua
longtemps après la ruine des maisons religieuses. Pendant quelques
mois, l'autorité fut si complètement annulée, qu'on n'osait pas dresser
un procès-verbal pour des contraventions de police, même quand ces
contraventions étaient le plus évidemment nuisibles à la connnu-
nauté. Ce n'est qu'un peu plus tard qu'une administration munici-
pale vigoureuse et intelligente put rétablir l'empire des lois.
La situation morale était de plus troublée par d'ardentes préoccu-
pations politiques. On lisait tous les soirs dans les cafés, et souvent à
LE.S POPULATIONS OUVRIÈRES. 337
haute voix, les journaux les plus exaltés, et on les commentait avec
frénésie. Les publications irritantes circulaient de main en main. Dans
les vœux exprimés alors par les masses, on ne rencontrait que ces
deux idées jetées à tous les vents de la tempête : les ouvriers sont
exploités par les fabricans; ils ont besoin de s'unir pour résister à
cette exploitation. Quand les rubaniers stéphanois se plaignaient de
ne pas recevoir une suffisante rétribution, de ne pas profiter en une
assez large mesure du développement de la richesse à Saint-Etienne,
l'exagération était manifeste. Le prix des façons était plus élevé dans
la passementerie que dans aucune autre industrie textile. On pouvait
citer un grand nombre de petites fortunes réalisées parmi les chefs
d'atelier, et dans l'agrandissement de la ville, plus de dix-huit cents
maisons avaient été bâties par eux en dix années. Les rubaniers récla-
maient sans doute avec plus de raison contre l'excessive durée des jour-
nées de travail ; mais le seul tort des fabricans avait été de ne pas
chercher à réagir contre les usages du commerce. Quant au désir des
travailleurs de puiser en eux-mêmes des points d'appui et des moyens
de soulagement, il se rattachait à des tendances qui caractérisent de
plus en plus, depuis un quart de siècle, les évolutions de notre so-
ciété industrielle : on cherchait visiblement à remplacer les garanties
qui, malgré les plus graves inconvéniens, découlaient du régime des
corporations antérieur à 1789; mais quel résultat utile espérer de ces
aspirations dans un moment où elles se manifestaient par le désordre
et la violence? Si on veut que l'union des intérêts identiques puisse de-
venir une utile sauvegarde, il faut qu'elle s'accomplisse dans le calme
et qu'elle se rattache à l'intérêt général. Autrement, loin d'apporter
aux classes ouvrières quelques élémens de sécurité et de bien-être,
elle engendrerait autour d'elles, en semant l'inquiétude et en para-
lysant le travail, mille causes de ruine et de misère. S' emparant avec
une audacieuse habileté des idées qui séduisaient les masses, les me-
neurs politiques s'efforçaient d'irriter les âmes et d'armer les bras.
Ils voulaient organiser les travailleurs, mais les organiser comme s'ils
avaient eu devant eux un ennemi implacable à combattre. La popu-
lation, ainsi remuée, fut bientôt envahie par les doctrines sociahstes,
([u'elle ne comprenait point, mais qui flattaient son double désir de
recevoir de plus forts salaires et de s'affranchir de toute dépendance
vis-à-vis des fabricans. Au fond , les rubaniers stéphanois n'appar-
tenaient pas plus au socialisme par les habitudes de leur vie que
par leurs traditions morales. S'ils regardaient d'un œil jaloux les
propriétaires, ce n'était pas en haine de la propriété privée, c'était
par regret de ne pas être au nombre de ses détenteurs. Affection-
nant passionnément son chez-soi, ambitieuse d'avoir sa maison, cha-
TOME I. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
que famille répugnait instinctivement à toute atteinte portée à son
individualité.
Les charbonniers de la Loire n'avaient pas pris feu aussi facilement
que les passementiers : il fallait du temps pour soulever cette masse
ordinairement inerte. Peut-être même ne serait-on pas parvenu à
l'agiter si le chômage de toutes les industries n'avait pas diminué la
production des houillères. Le désordre n'éclata que vers la fin du
mois de mai 18/i8. Les procédés mis en œuvre par les travailleurs de
cette catégorie se ressentirent de leur grossière ignorance : on asj)i-
rait à des augmentations de salaire, on les exigea par la force ; on
supportait impatiemment les préposés qui commandaient dans les
puits, on les chassa et on en nomma d'autres à leur place; on voulait
que l'extraction de la houille ne diminuât pas, même quand la con-
sommation s'arrêtait : on décréta purement et simplement que les pro-
priétaires des mines seraient obligés de faire travailler les ouvriers
six jours par semaine. Comment se défendre d'un sentiment de tris-
tesse en voyant des hommes dont les sentimens n'étaient pas per-
vertis, des chefs de famille qui avaient leurs enfans à nourrir, tom-
ber dans de pareilles extravagances ? Si le régime improvisé par eux
avait pu subsister, il était facile d'en prévoir l'effet : comme la houille
ne se vendait plus, on n'aurait pu que leur abandonner une caisse
vide. Cette rude population fut lente à se calmer, comme elle avait
été lente à se mettre en mouvement. En iSli9, lors des troubles de
Lyon , on réussit encore à faire sortir de Rive-de-Gier près de deux mille
individus et à les entraîner vers le Rhône; mais ils se trouvèrent dé-
paysés aussitôt qu'ils eurent perdu de vue l'atmosphère fumeuse de
leur cité; la plupart se débandèrent, et ceux qui vouliu^ent pour-
suivre leur route furent dispersés par quelques pelotons militaires.
A dater de cette échauffourée, les charbonniers sont restés tranquilles
jusqu'à la, yrève toute récente qui vient d'inquiéter le bassin de Rive-
de-Gier; cette grève, aujourd'hui calmée, n'avait son origine dans
aucune excitation politique : elle avait eu pom' cause la substitution,
dans quelques puits, du travail à la tâche au travail à la journée (1) .
La triste histoire des agitations qui ont eu lieu dans le district indus-
triel du Forez met dans la plus complète évidence ce fait, — qu'en haïs-
sant les populations ouvrières à elles-mêmes, on les avait livrées aux
perfides suggestions des ennemis de l'ordre social. Ce n'est plus seu-
(1) Le système du travail à la tàclie, appliqué déjà svs d'autres points du bassin de la
Loire , quand il n'est pas calculé de manière à réduire le s:\laire antérieur, ne soulève
aucune objection. Disons cependant qu'il exige dans les houillères de nombreuses dis-
tinctions à cause des différences qui s'y rencontrent à chaque pas sous le rappoit de la
nature! du terrain, et qui augmentent ou diminuent la diïticulté du tiavaU.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 339
lement en vue de secourir, comme on l'a toujours fait, les individus
isolés qui tombent sur l'âpre chemin du travail, qu'il fallait s'occuper
des masses laborieuses; c'était surtout en vue de satisfaire à des be-
soins nouveaux , besoins collectifs nés du développement de l'indus-
trie; c'était en vue de fortifier les liens qui, malgré les différences de
situation, unissent naturellement les divers intérêts engagés dans la
production. La société dispose, sans doute, d'une assez grande force
pour triompher des attaques auxquelles elle est exposée; mais son vrai
triomphe, c'est d'en rendre l'emploi inutile et de faire naître la sécu-
rité publique de la cohésion même des intérêts. Quelles sont donc les
institutions qui existent dans la contrée stéphanoise soit pour éclairer
les ouvriers, soit pour les soutenir dans les épreuves de la vie?
Les institutions de ce genre appartiennent ici à l'initiative des com-
munes ou à celle de quelques grands établissemens industriels. En
fait de créations municipales, vous trouvez comme partout des salles
d'asile et des écoles primaires. Saint-Etienne possède neuf asiles di-
rigés par les sœurs de l'ordre de Saint-Joseph et occasionnant une
dépense annuelle de 6 à 8,000 francs. Les écoles pour les garçons et
pour les filles en coûtent environ 40,000, et reçoivent à peu près quatre
mille enfans. Sur sept écoles de garçons jouissant d'une allocation
municipale, six sont tenues par des frères de la doctrine chrétienne,
et toutes les classes de filles sont dirigées par des religieuses. Deux
classes d'adultes pour les hommes, et une pour les femmes, s'ouvrent
le soir durant une partie de l'année. Quelque étendus que soient ces
moyens d'instruction gratuite, ils sont encore trop restreints, si on les
compare aux besoins d'une ville de plus de 50,000 âmes, où la popu-
lation ouvrière occupe une si large place. A Rive-de-Gier, le vide est
plus grand encore : huit ou dix frères doivent y suffire à l'éducation
d'un millier d' enfans. Certains grands établissemens particuliers sont
allés plus loin q;ae les communes dans le champ des institutions des-
tinées aux classes laborieuses. A Terre-Noire, par exemple, ces fon-
dations embrassent toute la vie du travailleur. Salles d'asile pour les
jeunes enfans, écoles pour les garçons jusqu'au moment où ils sont
admis au travail, classes du soir pour les adultes, écoles pour les jeu-
nes filles, caisse de secours mutuels largement dotée par l'usine, in-
firmerie ouverte à tous les membres de la famille ouvrière, tels sont
les principaux traits d'un tableau que vivifie partout le sentiment de
la charité chrétienne. Sur un théâtre beaucoup plus vaste, la com-
pagnie des mines de la Loire possède des institutions analogues qui
intéressent 15 à 18,000 individus. Certes, de graves devoirs étaient
imposés, sous ce rapport, à cette puissante association. Les grandes
sociétés privées participent en quelque sorte du caractère de l'auto-
rité publique. Plus sont nombreuses les individualités qu'elles em-
340 REVUE DES DEUX MONDES.
brassent dans leur orbite, et plus elles participent de près à la mission
du gouvernement. Profitant de la paix sociale, elles doivent contri-
buer à la maintenir en se tenant dans leurs œuvres au niveau de l'es-
prit du temps, en se montrant toujours justes, libérales et bienveil-
lantes envers les travailleurs dont elles utilisent les bras.
11 était d'avance évident qu'une association de capitalistes comme
celle des mines de la Loire aurait pour effet d'ouvrir de nouvelles
sources de travail. De toute nécessité, il lui fallait tirer parti des
fonds accumulés sous sa main, ou sabir une rapide et désastreuse
liquidation. La compagnie possédait d'ailleurs des moyens d'action
infiniment plus larges que les anciennes exploitations, dont la rivalité
devenait une source intarissable de procès dispendieux. Fidèle à la
loi qui dominait son existence, elle a développé largement la produc-
tion des houillères, soit en reprenant des travaux abandonnés, soit
en étendant le rayon des mines qui existaient déjà, soit en perçant de
nouveaux puits. Elle a donc .fourni à la masse des travailleurs un nou-
vel élément d'occupation. Qu'on suppose un instant le cas où cette
grande association viendrait à s'écrouler, le désœuvrement et la mi-
sère s'étendraient comme une plaie sur le pays. Qui pourrait recueillir
cette succession dont l'ouverture serait une véritable calamité pu-
blique? Une autre conséquence devait sortir de l'établissement d'une
compagnie en mesure de suffire à de larges avances : c'était l'amélio-
ration des moyens de travail. Autrefois on ne descendait pas en gé-
néral très avant dans les mines de ces contrées; dans les galeries sou-,
terraines, les transports s'effectuaient souvent à dos d'homme, le
charbonnier marchait de pair avec le cheval. Aujourd'hui de meil-
leurs procédés d'extraction permettent d'attaquer le sol plus profon-
dément. De plus, on a établi dans les galeries des voies ferrées et des
bennes (1) à roulettes, qui demandent, il est vrai, à être maniées
avec précaution pour éviter les accidens résultant au sein des ténè-
bres de la rapidité des mouvemens, mais qui constituent néanmoins un
véritable progrès. Nous donnerons une idée de la puissance des agens
mécaniques employés, en disant qu'à Rive-de-Giçr, où des inonda-
tions souterraines avaient causé d'immenses ravages en 1836, il existe
une vaste machine à épuisement, d'une force de AOO chevaux, qui
soutire les eaux des entrailles de la terre dans presque toute l'étendue
des concessions de ce bassin appartenant à la compagnie de la Loire.,
. Cette société dont relèvent tant de familles, cette société exposée
aux regards de l'opinion publique et qui avait à justifier son existence
mise en question, a dû en outre, dans un temps comme le nôtre, être
amenée à prendre une prompte initiative en fait d'institutions d'assis-
(1) Les hennés sont d'immenses paniers dans lesquels on met le charbon.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 341
tance ou d'éducation pour les ouvriers. Ses efforts en ce genre datent
presque de sa fondation. Son organisation lui permettait d'ailleurs de
grouper des élémens divers et, en agissant dans de vastes proportions,
d'atteindre à des résultats inaccessibles aux forces individuelles. Trois
établissemens ont été créés par la compagnie, sous l'heureux nom de
maisons des ouvriers, à Lorette, près de Rive-de-Gigr, au Soleil, et à la
Ricamerie, près de Saint-Etienne. Ces trois établissemens, qui sont le
pivot de toute son action secourable, supposent une immense clientèle
de travailleurs et de grandes ressources financières. Entourée de
cours, de jardins et de prairies, chaque maison d'ouvriers renferme
un hôpital pour les mineurs blessés en travaillant (1), un asile pour
les enfans des deux sexes, une école et un ouvroir pour les jeunes
filles. Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul sont à la tête de ces éta-
blissemens, et à une charité touchante elles joignent des exemples
d'ordre et de propreté qui trouveront là une -voie pour se répandre
parmi les familles laborieuses. S'il est un moyen de réagir sur les
habitudes des ménages d'ouvriers, c'est précisément dans l'éduca-
tion des filles qu'on le trouvera. L'instruction des jeunes garçons
formerait sans doute, bien qu'à un moindre degré, un autre élément
d'influence. Aussi est-il à regretter que la compagnie laisse aux pa-
rons le soin de les envoyer aux écoles communales jusqu'au moment
où ils descendent dans les puits. On avait eu la pensée de fonder,
sous la direction des ingénieurs de la société, une classe de mineurs
qui aurait servi de pépinière pour recruter les chefs des travaux. Ce
projet, dont diverses circonstances ont empêché la réalisation, serait
un utile encouragement donné au travail.
L'aide prêtée aux familles laborieuses ne se renferme pas dans les
maisons d'ouvriers. Pour tous les charbonniers malades par l'effet d'au-
tres causes que des blessures reçues en travaillant, et pour leurs fa-
milles, on a organisé un service médical à domicile entièrement gratuit,
et dans lequel une large part est encore laissée aux sœurs de charité.
Bien que ces soins réduisent un peu le rôle des sociétés d'assistance
mutuelle entre ouvriers , la compagnie, réunissant en bloc plusieurs
associations de ce genre qui existaient isolément avant sa formation,
a créé une caisse générale de secours au moyen d'un léger prélève-
ment sur les salaires, d'une subvention égale à la masse de ces pré-
lèvemens (2) , et du produit des amendes disciplinaires. Exonérée des
frais de maladie, la société mutuelle donne des secours en argent aux
ouvriers blessés ou malades, à leurs enfans en bas-âge, aux mères,
(1) Dans les concessions isolées, on ne délaisse point -les ouvriers blessés; les proprié-
taires de mines les font soigner à leurs frais à l'hôpital civil.
(2) La compagnie s'est réservé le droit de supprimer la subvention; mais il n'est sans
doute pas à craindre qu'elle use de ce droit.
342 REVUE DES DEUX MONDES.
veuves ou enfans des ouvriers décédés à la suite de blessures occa-
sionnées par le travail , et en certains cas à leurs frères et sœurs»
L'institution remplit ainsi quelques-unes des fonctions d'u-ne caisse
des retraites, mais elle n'y supplée pas complètement. Il serait fort utile
d'instituer une caisse de ce genre en la rattachant à la caisse nationale
(Jes retraites. Depuis 1846, la compagnie de la Loire a consacré envi-
ron 1,200,000 fr. à ses établissemens de bienfaisance, si on compte
le prix d'acquisition et les frais d'appropriation des maisons d'ou-
vriers (1) .
Comment ces fondations, ces secours, ces services sont-ils appré-
ciés par Ja population laborieuse qui en tire avantage? Quand on fouille
le fond des âmes, quand on cherche à en faire sortir, dans l'abandon
des conversations familières, la pensée intime, s'en échappe-t-il une
expression de reconnaissance envers la compagnie? Non; on semble
croire qu'il s'agit pour elle de- payer une dette. Qu'au point de vue du
devoir social, qu'au point de vue de la charité chrétienne il y eût là
en effet une obligation sacrée, de pareils actes n'en restent pas moins
volontaires devant la loi positive, et ce n'est pas à ceux qui en profi-
tent de se considérer eux-mêmes comme des créanciers. Cette disposi-
tion des esprits est en partie l'œuvre des influences de diverses sortes
qui ont tâché de répandre parmi les mineurs l'idée qu'ils sont la proie
d'une réunion de capitalistes; mais elle tient surtout à la nature des
rapports de la compagnie avec les masses. 11 est plus facile à une
grande association de se montrer bienfaisante à l'aide de dispositions
générales que de mettre dans ses relations quotidiennes une bien-
veillance constante et appropriée à tous les cas particuliers. On est
obligé de regarder les choses de haut et de s'arrêter seulement à l'en-
semble des résultats obtenus. On est dès lors exposé à ne Voir que
des chiffres là où il y a des hommes, et à considérer des organes vi-
vans comme les rouages d'un vaste mécanisme qui fonctionne pour
produire. La compagnie de la Loire, on ne saurait trop l'en féliciter,
a voulu amoindrir ces conséquences fâcheuse^ en multipliant les in-
stitutions protectrices; mais la sympathie envers les souffrances in-
dividuelles peut seule conquérir réellement les cœurs. De plus, pour
prévenir le gaspillage et assurer l'ordre dans les secours, on a dû
adopter des règles sévères; on a dû s'efforcer aussi de réduire les dé-
penses, de les renfermer dans les strictes prévisions des statuts. Rien
n'est mis en oubh pour alléger, par exemple, le fardeau des pensions
allouéfis soit à des ouvriers frappés d'une incapacité absolue de tra-
(1) Le seul entretien des maisons d'ouvriers a coûté, depuis 1846, en bloc, plus de
300,000 francs, et les secours de toute nature ont dépassé 500,000 francs. Les ouvriers ont
eux-mêmes largement contribué au soulagement commun, les retenues sur les salaires
s'étant élevées, durant le même espace de temps, à 400,000 francs emiron.
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 343
vail, soit à des veuves de charbonniers. Certaines vérifications utiles
obligent parfois d'entrer dans le domaine de la vie privée. Toutes ces
précautions altèrent aux yeux abusés des travailleurs le caractère des
services rendus. La compagnie des mines de la Loire ne s'est point
laissé décourager par ces interprétations malveillantes; mais l'idéal
à réaliser pour elle, c'est de joindre à la prudence nécessaire dans la
répartition des secours cette générosité qui sait "au besoin tempérer
la rigueur des règlemens.
A côté des institutions de prévoyance aidées par le concours des
chefs d'industrie, lesouvrierspassementiers.de Saint-Etienne avaient
avec leurs seules ressources formé entre eux, en 1848, une société
d'assistance mutuelle destinée à prêter secours aux sociétaires ma-
lades et à faciliter le placement des travailleurs sans ouvrage. Par
malheur, l'institution était née sous de mauvaises inspirations. Après
le*24 février, les rubaniers avaient d'abord voulu ressusciter à Saint-
Etienne cette question du tarif si stérilement débattue à Lyon en
1831. Leurs tentatives n'ayant pu triompher d'impossibilités maté-
rielles, un homme exalté, mais habile, qui n'appartenait point à la
classe ouvrière, mais qui fut alors l'âme de ses mouvemens, conçut
le plan de cette association de secours qui devait, dans sa pensée,
imposer, par voie indirecte, aux manufacturiers un minimum de
salaire. En permettant de faire manœuvrer les ouvriers comme un
régiment, cette société, nommée Soméfé populaire, devenait en outre
un puissant engin politique. Elle était partagée en divisions et en
sections. C'était dans la section, composée des hommes d'un même
quartier et se réunissant une fois par semaine dans quelque café,
que résidait effectivement la délibération. Quant à l'assemblée géné-
rale de la société, comme on n'avait pas trouvé de local assez vaste
pour la contenir, elle se tenait en plein vent, au Champ-de-Mars,
entre les pics des montagnes. Cette institution, qui obtint parmi les
ouvriers un succès considérable, voulut imposer dans l'industrie ru-
banière une loi absolue, sans tenir aucun compte des volontés ré-
calcitrantes. En ce qui regarde la durée du travail par exemple, des
violences furent commises, sinon par la société agissant en corps, du
moins par quelques-uns de ses membres animés de sa pensée, en-
vers certains chefs d'ateliers dissidens. De plus, en intervenant sans
cesse dans les rapports des ou\*liers et des patrons, la société for-
mait un germe permanent de coalition. Elle était d'ailleurs parfai-
tement administrée sous le rapport financier, et, quand elle a été dis-
soute comme dangereuse pour l'ordre par un arrêté de M. le général
de Castellane le 3 janvier 1852, elle possédait en caisse 26,320 fr.,
qui ont dû être répartis entre tous ses membres par les soins du
commissaire central de police. La Société populaire a été amèrement
Zhh REVUE DES DEUX MONDES.
regrettée par les ouvriers; de nombreuses démarches ont été faites
pour obtenir son rétablissement. Des chefs d'atelier honnêtes et
rangés nous ont déclaré à nous-même, à Saint-Etienne, que la dis-
solution leur avait ravi un précieux moyen de soulagement.
Quelle que soit la sympathie qu'inspire toute institution suscep-
tible de prêter appui aux familles laborieuses, il est impossible de
méconnaître que dans l'association stéphanoise une pensée excel-
lente en elle-même avait été gâtée par un alliage funeste. Les fabri-
cans, a-t-on souvent répété, l'avaient jugée avec une sévérité trop
systématique, c'est possible; mais si le bien était par eux méconnu,
le péril n'en débordait pas moins de tous côtés. Est-ce à dire que
l'idée fondamentale de l'œuvre, l'idée d'assistance mutuelle ne sau-
rait être dégagée des ruines de la caisse populaire? Non sans doute,
pourvu qu'on se place sous l'égide d'un principe plus vrai et moins
intolérant. L'harmonie des intérêts étant le but de toute société,
une institution qui sème la haine porte en elle sa condamnation.
Longtemps méconnue ou trop contrariée par les lois, l'idée de
mettre en commun, parmi les groupes d'ouvriers, certaines chances
de la vie, en vue de soutenir les individus que la maladie ou l'âge
empêche de travailler, a obtenu récemment une satisfaction im-
portante. Un décret du 26 mars 1852 est venu élargir la voie de-
vant les sociétés de secours mutuels; cet acte peut recevoir à Saint-
Etienne, comme ailleurs, les plus utiles applications. Il facilite le
rapprochement des intérêts sans permettre aux passions aveugles
de se réunir en faisceau. Il a surtout ce mérite de permettre de la
part des patrons un concours direct qui est une des meilleures ga-
ranties pour le succès de pareilles institutions. Il ne s'est pas établi
jusqu'à ce jour, dans la riche cité forésienne, un concert entre les
fabricans pour créer, à l'aide de saci'ifices volontaires et proportion-
nels, quelqu'une de ces œuvres qui, comme la Caisse des Ouvriers
en soie de Lyon et la Société d'encouragement à l'épargne de Mul-
house, répondent si bien au caractère de notre époque et aux exi-
gences de l'ordre industriel. Ce n'est pas que la bonne volonté ait
ici fait défaut; mais on avait eu le tort de subordonner la réalisation
des projets conçus à des éventualités trop douteuses. Ainsi, dans une
délibération de 1851, la chambre de commerce de Saint-Etienne
disait à ce sujet : « Ne devons-nofs pas désirer voir arriver le mo-
ment où le commerce pourra venir en aide à la classe laborieuse,
non par des vœux, mais par des dotations aux caisses de retraite?»
La chambre aurait voulu pouvoir, comme à Lyon, rattacher le con-
cours des négocians à l'établissement connu sous le nom de Condi-
tion des soies. Or, les revenus de cet établissement sont versés à
Saint-Etienne dans la caisse municipale, et non dans les mains de la
LES POPULATIONS OUVRIÈRES. 345
chambre de commerce. Ce n'était pas là cependant un motif pour
s'arrêter : Mulhouse n'a pas de Condition, et la redevance des fabri-
cans est calculée sur la somme des salaires payés par eux. La sous-
cription volontaire pourrait encore être basée sur le chiffre de la
patente. La chambre de commerce de Saint-Etienne s'honorerait elle-
même et rendrait un véritable service à la communauté stéphanoise
en conduisant à bonne fin une question jusqu'ici trop stérilement
débattue. Le moment est d'ailleurs favorable pour agir. Si les tradi-
tions de désordre ne sont pas complètement anéanties à Saint-Etienne,
elles sont du moins amoindries et paralysées. Quoique fermentant
encore sourdement dans quelques têtes, le levain de l'ancien esprit
a perdu de sa force, et le terrain s'est raffermi. Les ouvriers, en
voyant qu'on s'occupe activement de leur bien-être, comprendront
plus vite qu'ils ont tout à gagner à ce que les questions industrielles
restent des questions purement industrielles , dont il est absurde de
croire la solution attachée à des révolutions dans le gouvernement
du pays.
Lorsque l'on rassemble en un vaste cadre tous les traits de l'état
intellectuel et moral du district industriel de la Loire durant ces der-
nières années, on s'aperçoit aisément qu'en fait de politique et de so-
cialisme, les brandons de désordre venaient du dehors; l'irritation,
bien que rapidement développée, était purement artificielle. Les idées
qu'on émettait touchant les heures de travail et les sociétés d'assis-
tance révélaient au contraire un vrai sentiment des intérêts de la po-
pulation ouvrière. Sur ce terrain, la société peut non-seulement
accepter la discussion, mais elle peut encore exercer une action ap-
propriée à tous les besoins légitimes. Il suffit d'ouvrir les yeux pour
s'en convaincre : loi sur les caisses de retraite, loi sur les sociétés
de secours mutuels, loi sur l'apprentissage, loi sur la durée du tra-
vail, loi sur les avances aux ouvriers, loi sur les bureaux de place-
ment, et d'autres encore, voilà de larges assises pour notre société
industrielle, qui ressemblait trop, depuis la destruction de l'ancien
régime, à un édifice sans fondemens. Les lois pourront encore, sans
tomber dans les inconvéniens de la réglementation, en se bornant à
faciliter la route devant les activités individuelles à mesure que la
nécessité s'en produira, exercer au profit du travail une action tuté-
laire ; mais elles ne sauraient accomplir leur mission qu'en réduisant
à l'impuissance ces passions aveugles, ces haines envenimées, qui
seraient prêtes à sacrifier à l'attrait de satisfactions impossibles le
maintien même de l'ordre social.
A. AUDIGANNE.
SOUVENIRS
SORBONNE EN 18 2 S
DÉMOSTHÈNES ET LE GÉNÉRAL FOY,
Nil-ne salil lœvâ sub parte niaraillae?
(Pers. in Salir.)
Dans le temps où, un peu reposée de l'empire, la France avait,
depuis quelques années, retrouvé deux tribunes politiques et des
hommes de cœur et de talent pour y monter, un de ces hommes, le
plus populaire peut-être et certainement le plus agréable à l'esprit
français par l'origine de sa renommée, les souvenirs de sa vie, la
grâce loyale de son langage et tout son aspect militaire et spirituel, le
général Foy, étant un jour apparemment fort de loisir, sans séance
de la chambre, sans réunion dans les bureaux, avait pris la route du
quartier latin. Il venait assister au cours vulgairement appelé à' élo-
quence française, qui se faisait dès lors à la Sorbonne, et qui attirait
grande aflluence, surtout pendant l'interruption temporaire d'un
célèbre enseignement de philosophie ancienne, que récemment, pour
plus de sûreté, on a supprimé tout à fait.
La leçon commençait à peine dans cet amphithéâtre du concours
général, dont les deux grandes tribunes étaient ouvertes et remphes
jusqu'au faîte, comme la salle. Soudainement un immense cri est ré-
pété, coup sur coup : Place au général Foy! vive le général Foy! La
SOUVENIRS DE LA SORlîONNE EN 1825. 347
foule debout dans les corridors se presse et se resserre, la foule
assise se lève pour saluer, et entre deux rangs épais qui se fendent
à grand' peine, porté, soutenu sur les bras, le général Foy arrive
dans l'hémicycle, et est déposé sur le banc d'honneur, à la place où
siège, à certains jours solennels, M. le préfet de la Seine, tout cela
au milieu d'un tonnerre d'applaudissemens et d'acclamations.
Le professeur, assez déconcerté de cet incident, je m'en souviens,
après quelques efforts inutiles pour obtenir un moment de silence et
apaiser cette tempête d'enthousiasme, réussit enfin à dire, de ma-
nière à être entendu : « Messieurs, ici nous ne devons applaudir que
les orateurs antiques, et nous n'avons de couronne à décerner qu'à
Démosthènes. » Puis, se raffermissant, le moins mal qu'il peut, contre
ce choc subit d'une popularité si éclatante, dont la présence accablait
la parole pacifique de la Sorbonne, en même temps qu'elle la com-
promettait, il reprend enfin son discours interrompu et sa thèse du
jour. Elle portait épisodiquement sur la Rhétorique d'Aristote et sur
les grands principes de morale et d'art que l'élève indépendant de
Platon et le précepteur d'Alexandre avait recommandés à l'éloquence
de tous les temps et par conséquent à la nôtre.
Mais ce sujet, un peu éloigné du titre même de la chaire et choisi
par la circonspection du professeur, devait paraître, en ce moment,
bien technique et bien froid pour la passion de la jeunesse, toute dis-
traite et tout agitée par un nouvel auditeur qui semblait lui-même
la vive image de l'éloquence militante, au milieu de tous ces souve-
nirs de gloire patriotique et de liberté, seule âme de la parole, et
laissant si fort en arrière la scolastique de l'art et la science des
rhéteurs. Ce n'est pas tout : à part l'émotion du public, la personne
même du général, l'air de supériorité naturelle empreint dans tous
ses traits, l'expression de sa physionomie, toujours en mouvement
comme sa pensée, rendait fort périclitant de parler devant un esprit
d'une si pénétrante et si vive nature.
Ayant à peine dépassé le milieu de la vie, quoique d'apparence
moins jeune que son âge, non pas fatigué ou refroidi, mais cicatrisé
parla guerre, le général Foy, avec son front large et chauve, où re-
tombaient de loin quelques mèches de cheveux blanchis, son profil
ouvert et martial , et surtout le feu incessamment mobile de ses re-
gards , portait en lui une sorte de fascination , de séduction impé-
rieuse, donnée bien rarement à l'homme de tribune, et sous laquelle
j'avais vu souvent ailleurs s'incliner l'esprit de parti , et se cour-
ber, en frémissant, l'intolérance politique.
Par momens, sur ce visage sévère et fier, et aux deux coins de cette
bouche expressive, passait un sourire à glacer Y improvisateur le plus
confiant ou le plus modestement résigné aux vicissitudes de la parole.
SUS REVUE DES DEUX MONDES.
Promptitude d'esprit et hauteur d'âme, merveilleuse facilité à tout
saisir, impatience naturelle de toute lenteur et de toute faiblesse
dans autrui, c'était, au premier abord, la disposition imminente et
comme l'irrésistible instinct du général Foy. Ajoutons que l'ardeur
d'opinion commune alors, le mouvement public vers des institutions
de liberté, un certain zèle libéral répandu dans l'air tournait les es-
prits à n'estimer que l'éloquence vigoureuse et pratique servant à la
défense des intérêts nationaux, ou jDarfois à la passion calculée qui
simulait habilement cette défense.
Quoi qu'il en soit, même devant cette préoccupation générale, et
pour cette époque animée d'une si généreuse ardeur de droit et de léga-
lité, il pouvait y avoir plus d'un attrait, piquant alors, dans l'étude de
la grande Rhétorique d' Aristote, et surtout dans ce qu'on pourrait nom-
mer sa psychologie politique, dans son analyse originale et profonde
des caractères nationaux et individuels, des mœurs et des passions
sur lesquelles doit agir la parole oratoire. En dehors de cette monnaie
courante de la parole banale si fort usitée dans le gouvernement des
états modernes, libres ou non, paraissaient là, gravées et rangées par
la main d'un sage, comme autant de médailles de la nature humaine,
reconnaissables après deux mille ans. Ces types de vérité, choisis et
définis par le grand philosophe, comme la matière vivante que doit
connaître à fond et dominer l'orateur, en ramenaient sous nos yeux
quelques autres, épars dans les historiens et surtout dans Thucydide,
homme de guerre, homme d'état, et proscrit politique avant d'être
historien, et comme pour s'y préparer.
Rien, par exemple, ne pouvait paraître alors moins suranné, et n'est
plus instructif pour tous les temps que le portrait tracé par Thucydide
du peuple dont les orateurs d'Athènes se disputaient la conduite, de
ce peuple mobile avant tout, ardent, découragé, fier, humble, vif, in-
génieux, inerte, se laissant lourdement tromper, de ce peuple esclave
ou tyran, dont Aristophane se moquait en face, et qu'un peintre, Par-
rhasius, selon Pline (1) , avait représenté sous les traits prodigieux
d'un personnaga qui réunissait tous les contrastes imaginables de ca-
ractères et de passions, tous les extrêmes d'élévation et de bassesse.
Le portrait qu'en avait fait Thucydide était plus grave et moins sati-
rique, sans être moins vrai.
« Les Athéniens (2) sont grands faiseurs de nouveautés, également
vifs à concevoir et à réaliser par l'exécution ce qu'ils ont conçu. Vain-
queurs de leurs ennemis, ils vont à tout; vaincus, ils s'abattent au
dernier degré; ils usent de leur corps au service public, comme de la
(1) Plinii Ilistoriœ naturalis lib. xxxv, c. 36.
(2) Thucyd., Hist., lib. I", § 70.
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 349
chose qui leur est le plus étrangère, et de leur esprit, comme d'une
propriété qui appartient à la patrie et doit sans cesse être en action
pour elle. N'emportent-ils pas ce qu'ils ont projeté, ils se croient dé-
pouillés d'un bien à eux. Saisis de ce qu'ils poursuivent, ils en font
peu de cas, par comparaison aux chances à venir. S'ils échouent au
contraire dans quelque entreprise, ils ont aussitôt rempli ce vide en
se faisant une espérance inverse. Seuls en effet, la chose dont ils ont
l'idée, ils la possèdent, en même temps qu'ils l'espèrent, par leur
promptitude de main à exécuter ce qu'ils résolvent, et tout cela, ils
le font à travers des labeurs et des périls soufferts toute la vie. Ils
jouissent peu des biens présens, par cela qu'ils y voient possession
toujours uniforme, et que pour eux il n'y a de jour de fête que celui
où ils achèvent une œuvre nouvelle, ne regardant pas la tranquillité
sans trouble comme un moindre mal que l'agitation sans relâche, de
sorte que, si quelqu'un, les prenant en masse, disait qu'ils sont mis
au monde pour n'avoir jamais de repos, et pour n'en laisser jamais
aux autres hommes, il dirait juste. »
Ces paroles, fidèlement copiées de l'original et librement redites ,
si près de nos grandeurs et de nos revers , dans un temps où le souffle
de la France, même en paix, semblait encore agiter l'Europe et semer
partout les révolutions, en Grèce, à Naples, en Espagne, en Pié-
mont, ces paroles toutes historiques intéressaient vivement le pu-
bhc d'alors, et nos jeunes Athéniens de 1825 n'étaient pas fâchés de
croire s'y reconnaître.
D'autres leçons, bien anciennes, mais toujours oubliées, sortaient
de cette étude de l'homme dont Aristote a fait si justement le fon-
dement de l'art de persuader, ce grand art, le premier de tous chez
un peuple libre et éclairé, mais le plus inutile et par conséquent
le plus abandonné sous la conquête, ou sous le pouvoir absolu, qui
n'est que la conquête à l'intérieur.
On écoutait donc avec ardeur, dans cette studieuse assemblée, la
reproduction exacte de quelques-unes de ces pages antiques, qui ne
sont devenues des lieux communs que parce qu'elles sont des vérités
profondes. Le portrait de la jeunesse surtout attacha le jeune audi-
toire , si souvent alors ému par les passions et les controverses du
temps : «Les jeunes hommes (1) sont d'humeur changeante et promp-
tement dégoûtés dans leurs désirs; ils souhaitent fortement et se
lassent bientôt. Leurs volontés sont vives, elles ne sont pas grandes;
elles passent comme les soifs et les faims des malades.
« Impétueux, ardens, emportés par leur fougue, ils ne se gou-
vernent point ; passionnés pour ce qui honore , ils ne supportent pas
(1) Aristot, Rhet., lib. II, c. 12.
t$0 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être comptés pour rien, mais s'indignent, s'ils se croient ofiensés;
ils aiment les distinctions, surtout celle de la victoire, car la jeu-
nesse est jalouse de prééminence, et la victoire est une prééminence.
Ils ressentent ces deux ambitions, bien plus que la convoitise d'ar-
gent; ils sont très-peu avides, parce qu'ils n'ont pas fait encore
l'essai du besoin. Leur disposition naturelle n'est pas malveillance,
mais candeur, parce qu'ils n'ont pas encore eu le spectacle de nom-
breuses perversités, et de même ils sont confians, parce qu'ils n'ont
pas encore été souvent trompés; ils sont prompts à l'espérance, parce
qu'ils sentent en eux une ardeur venant de nature qui tes anime,
comme des gens échauffés par le vin, et aussi parce qu'ils n'ont
pas encore éprouvé beaucoup de mécomptes.
« Ils vivent surtout dans l'avenir. L'espérance appartient à l'ave-
nir : le souvenir fait partie lui-même des choses passées. Or, chez
les jeunes gens, l'avenir est vaste, le passé fort court. Aux premiers
jours de la vie, il leur semble qu'ils n'ont à se souvenir de rien, mais
qu'ils doivent espérer tout, et par là même, ils sont faciles à déce-
voir, car ils espèrent aisément : ils en sont plus hardis à entrepren-
dre, étant chauds de cœur et bien présumant des choses : deux condi-
tions dont l'une ôte la crainte, et l'autre donne l'audace, car l'homme
ardemment excité ne redoute rien, et celui qui s'attend à quelque
avantage est entreprenant. Ils sont sensibles à la honte, parce qu'ils
ne savent pas encore prendre pour belles les choses qui ne le sont
pas, et qu'ils n'ont encore reçu que l'enseignement de la loi. Ils ont
l'âme généreuse, car ils n'ont pas encore été rapetisses par la vie,
et ils n'ont pas l'expérience des nécessités du monde : et puis, la
générosité d'âme, c'est de s'estimer soi-même digne de ce qui est
grand, et cela va bien avec l'espérance. Ils aiment mieux aussi faire
ce qui est beau que ce qui est utile, car ils vivent de sentiment plus
que de raisonnement; or le raisonnement relève de l'intérêt, le sen-
timent ne relève que du beau moral.
(( Ils ont, plus que les autres âges, le goût de l'amitié, de la cama-
raderie, par l'attrait de vivre ensemble, et aussi parce que, habitués
à ne porter encore nulle part une vue d'intérêt, ils n'en portent pas
non plus dans le choix des amis. En tout, ils pèchent par l'ardem'
et l'excès, à rencontre de la maxime du sage : ils font toutes choses
trop; ils aiment trop, ils haïssent trop, et de même pour tout le reste;
ils croient tout savoir, et ils dogmatisent. Cela même est la cause de
l'exagération qu'ils mettent en tout; s'ils font quelque mal, c'est
plutôt insolence que malignité. Ils sont sensibles à la pitié, sous
une impression qui les porte à croire tous les hommes honnêtes et
bons, car ils jugent autrui par l'innocence d'intention qu'ils ont eux-
mêmes, de telle sorte qu'ils croient volontiers que les autres souflrent
SOUVENIRS DE LA SORRONNE EN 1825. 354
injustement. Ils aiment à rire, et partant, ils sont moqueurs; la mo-
querie est de l'insolence bien élevée. Voilà, ce me semble, en géné-
ral les caractères des jeunes gens. »
Pour concevoir l'effet direct, l'involontaire allusion que pouvait
offrir, il y a plus d'un quart de siècle, ce calque fidèle d'antiques ob-
servations gravées, il y a deux mille ans, par le génie, d'après le peu-
ple le plus civilisé du monde, il faut se reporter à notre France de
182A et de 1825, à l'ardeur d'étude, à l'émulation publique et pri-
vée, au goût, aux habitudes de discussion qui régnaient alors, grâce
au jeu libre des institutions et au mouvement des esprits, plutôt excité
qu'amoindri par les tendances ou les velléités contraires du pouvoir..
Cette peinture de la jeunesse semblait être la peinture même de la
nation dans le noble travail dont elle était préoccupée, et qui, de la tri-
bune éclatante et libre, rejaillissait sur tout le pays tranquille et animé,
industrieux et savant, réunissant au même degré les profits du com-
merce, la splendeur du luxe et l'élégante activité des arts. L'illustration
des grands talens dont brillaient les chambres, l'écho prolongé de leurs
débats, la liberté quelque peu contenue mais réelle des discussions
extérieures, l'avènement d'une école nouvelle en littérature, et l'heu-
reuse inspiration de quelques-uns de ses chefs, inspiration plus du-
rable et plus vraie que leurs théories, tout concourait à élever le
niveau de la pensée française et à entretenir la nation dans un pro-
grès d'émulation et d'espérance. Ce qu'il pouvait y avoir de résis-
tances et de vœux rétrogrades dans une partie de la société n'arrêtait
pas un si noble et si naturel élan. Ce que la pratique et la prospérité
même du gouvernement parlementaire amenaient çà et là de vues inté-
ressées et de corruptions ne détniisait pas les germes heureux que la
liberté jetait dans les âmes. Le mot profond , littéralement traduit
d'Aristote : « Ils ont l'âme généreuse, car ils n'ont pas encore été ra-
petisses par la vie, » fut senti vivement du jeune auditoire, qui sem-
blait se l'appliquer volontiers, par maligne comparaison à quelques
exemples, en ce temps-là célèbres, de désertions et d'apostasies bien
effacées depuis, il faut en convenir. L'esprit français alors se croyait,
se sentait, se voulait prédestiné à la possession d'un gouvernement
libre et régulier, fondé sur l'intérêt de tous, la participation efï^ctive
dans les affaires de la classe indépendante et éclairée, l'extension
laborieuse et continue de cette classe, et la promotion de l'expérience
et du talent, sous les yeux du public et avec l'assentiment de l'opi-
nion.
La France jouissait déjà d'un grand nombre de réformes obtenues
au milieu de ces controverses spéculatives et pratiques qui sont la
vie morale des peuples; en dix ans de gouvernement représentatif
incomplet d'abord, elle s'était remise des plus grands désastres que
352 REVUE DES DEUX MONDES.
les fatalités de l'esprit de conquête aient jamais attirés sur un peuple,
et e le était parvenue à un point élevé de bien-être et de liberté réunis.
Il ne faut donc pas s'étonner que le sentiment, le reflet, l'efTerves-
cence même de cette vie publique, si heureusement réalisée dans les
grandes choses, pénétrât partout, se produisît sous toutes les formes
et se mêlât presque aux études comme aux affaires. S'il restait encore
quelque trace des rancunes militaires ou des réminiscences démago-
giques qui, par voie d'affiliations ou même de complots, avaient paru
menacer d'abord l'heureuse forme de gouvernement inaugurée pour
la France par la charte de 181 Zi, ces souvenirs et ces obstacles sem-
blaient s'affaiblir chaque jour et se perdre dans le progrès d'un ordre
légal affermi. Dégoûtée de l'esprit de trouble et d'impatience révo-
lutionnaire qui s'était réveillé après 1815, la jeunesse n'était pas
lasse. Dieu merci, de l'esprit d'émulation et de liberté que légitimait
la constitution même de l'état.
En vue de ce noble avenir, tout ce qui dans cette jeunesse était
distingué par le talent naturel, aidé par la fortune ou stimulé par la
pauvreté, se livrait avec ardeur à de laborieuses études, et, mettant
à cette ambition scolaire une sorte de patriotisme, se croyait destiné
à vivre et à s'élever sous de libres institutions, dont ses efforts servi-
raient un jour à garantir et à marquer honorablement la durée.
Cette pensée répandue dans l'élite de la jeunesse (et le mot à' élite
ne s'appliquait pas alors par privilège à la profession des armes),
cette pensée, dis-je, pouvait être encore exagérée ou mal comprise, et
aboutir parfois à des démonstrations imprudentes; mais le caractère
général, l'esprit dominant de la société nouvelle était de plus en plus
analogue aux institutions espérées et méritées par la France.
On sentait surtout cette conviction utile et vraiment morale, que la
liberté politique n'est pas seulement une force, un droit, une puissance
du grand nombre, qu'elle est une science qu'il faut acquérir et per-
fectionner par l'étude, une vertu qu'il faut maintenir par le caractère,
et au besoin par les sacrifices. Ainsi l'idée du devoir était entrée dans
l'esprit de la jeunesse avec les idées de liberté constitutionnelle.
L'amour de la patrie, inséparable de l'orgueil pour la patrie (car on
n'aime que la patrie doi\t on s'honore), se fortifiait par la pensée du
grand rôle que la France paisible et libre avait en Europe. On se di-
sait que ce peuple guerrier, qui pendant quinze ans avait troublé ou
dominé le monde de ses victoires et de sa dictature, et n'avait pu
parler que par les sanglans bulletins et les décrets absolus de son
chef, il était beau de l'entendre aujourd'hui reprenant la parole, pour
faire assister tous les peuples à l'œuvre législative de fondation et
de bien-être national qui s'accomplissait dans son sein. On savait que
partout, à l'étranger, les yeux étaient fixés sur la France, les esprits
SOUVENIRS DE LA SORRONNE EN 1825. 353
attentifs aux délibérations de ses assemblées, au caractère d'équité,
de modération, qui parfois, en dépit des hommes, par la force des
institutions, par la vertu de la tribune publique, se communiquait à
nos lois nouvelles.
De nos jours, ce n'est guère l'usage de flatter le passé, à moins
que le présent n'y soit intéressé : nos souvenirs ne peuvent donc être
suspects d'exagération; mais quelle ne fut pas alors, quelle n'avait
pas été, dès 1819, l'influence extérieure de la législature de France!
Quels n'avaient pas été surtout l'éclat et l'enseignement des mémo-
rables discussions touchant la liberté de la presse et l'organisation
légale de l'armée! Quel ne fat pas, en 1823 et dans les deux an-
nées qui suivirent, le retentissement des débats sur l'expédition
d'Espagne, sur les réfugiés espagnols, sur les lois électorales, sur la
formation des listes du jury, enfin sur les flux et reflux divers d'une
liberté plus développée ou plus restreinte, mais toujours du moins
garantie par la publicité et la loi ! Quelle célébrité, quelle autorité
n'avaient pas obtenue dans toute l'Europe les noms des Laine, des
Royer-Collard, des Camille Jordan, des de Serre! N'était-ce pas, en
quelques années, comme un titre nouveau acquis à l'esprit français?
Quelle lumière semblait au dehors portée dans l'administration et dans
les finances de la France par la parole intègre et précise d'un Benja-
min Delessert, le fondateur charitable de l'institution des caisses
d'épargne, ou par la polémique instructive et piquante de M. Casimir
Périer et de M. Laffitte lui-même !
De toutes parts éclatait, pour ainsi dire, une noble rénovation de
l'esprit français. Des hommes qui, entraînés et comme absorbés dans
la dévorante activité de l'empire, y avaient silencieusement occupé de
grands emplois, rendu de grands services, déployaient, à l'air libre
de la France constitutionnelle, un autre ordre de talens, une supé-
riorité meilleure, et les Pasquier, les Mole, les Daru, faisaient appré-
cier au loin, avec l'habileté politique et la science des affaires, l'ascen-
dant, nouveau pour eux, de la discussion publique et de la parole
applaudie. Le problème d'une double assemblée à fonder dans ce pays
d'extrême égalité était résolu par l'éclat intellectuellement aristocra-
tique dont brillait l'assemblée où siégeait, à côté de M. Mole, M. le
duc de Broglie, armé d'une science de publiciste si élevée et si exacte,
et d'une parole si forte avec simplicité, et où, près des traditions
variées et de l'esprit supérieur avec grâce de M. de Talleyrand, se
rencontrait le duc de Fitz-James avec sa vive éloquence, M. deTracy,
le courageux Lanjuinais, et la splendeur oratoire de M. de Chateau-
briand.
Là souvent la discussion la plus approfondie et même les opinions
les plus généreuses corrigeaient l'aj^parente inégalité de faveur po-
TOME I. 23
354 REVUE DES DEUX MONDES.
pulaire entre les deux chambres, et donnaient à la pairie judicieuse
et modératrice plus de crédit que n'en avait l'impétuosité de zèle
monarchique prédominante dans la chambre élective.
Ainsi, malgré les difficultés de toute restauration, malgré les erh-
traînemens inévitables de tout parti vainqueur après une longue at-
tente, même sous une administration fréquemment abusive et sans
grandeur, la France, libre et prospère, était le'spectacle de l'Europe.
L'activité, la richesse, le mouvement général des intelligences et l'es-
prit de légalité s'y développaient à la fois, et la nation reprenait, par
l'ascendant heureux de ses lois, plus d'autorité morale qu'elle n'en
avait exercé par ses victoires.
L'arbre cependant était piqué au cœur, et il y avait un défaut
grave, un péril prochain dans le grand succès qui suivit la guerre
d'Espagne, et qui permit, quelques années après, Texpédition d'Alger;
mais ce péril, cet écueil caché, si redoutable à la monarchie restau-
rée, ne semblait pas menaçant pour la nation même, que l'on vit, à
la suite des secousses profondes de 1830, reprendre et mûrir encore,
avec l'active habileté du gouvernement représentatif, tous les avan-
tages (Je la paix, et tous les genres de prospérité qui s'accroissent par
l'ordre et la liberté. Ce danger prochain et non soupçonné de la mo-
narchie en 1825, c'était le triomphe même de ses dernières entreprises,
le progr-ès apparent de sa force, et la tentation pour elle de s'affran-
chir un jour, comme d'un obstacle, de la constitution qui lui était une
contrariété et un appui. Pour tout pouvoir en eflèt, il y a deux sortes
de dangers : la lutte intérieure, les résistances à vaincre, les ennemis
à désarmer, puis la pleine et excessive victoire, sans obstacles sur-
vivans et sans libres remontrances. De ces deux périls, le premier
n'est pas le plus grand.
La pensée que la restauration, puissante dans le cercle des lois,
ayant comprimé ou découragé ses ennemis, relevé et indemnisé ses
amis, aspirait encore au-delà, et voulait se délivrer un jour de la
charte, cette pensée, vraie ou supposée, était le poison du règne de
Charles X. Il s'y mêlait cette considération relative aux personnes,
toujours si capitale dans les chances qui décident du sort des états, la
vieillesse et l'esprit à la fois léger et opiniâtre du roi, le peu de supé-
riorité du dauphin, le peu de. popularité de son héroïque et sainte
épouse.
Il y avait donc à la fois en France beaucoup de bonheur et point
de sécurité, beaucoup d'ordre matériel et une grande agitation des
esprits.
Le général Foy, le moins conspirateur des hommes, était cepen-
dant très accessible à cette anxiété publique, et souvent il l'excitait
l^ar la vivacité de son langage et ses colères de tribune; dans les
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 355
abus d'administration qu'il combattait et dans l'action permanente
de la majorité dite royaliste, il voyait un danger continu pour les
intérêt de révolution et de liberté, et il aimait, comme les hommes
populaires de ce temps, à s'appuyer contre cette crainte des mani-
festations extérieures de la jeunesse, des journaux, de la littérature,
de tout ce qu'on appelait alors l'opinion pid)lique. Il sortit donc de
la Sorbonne singulièrement satisfait et flatté de cette ovation- acci-
dentelle que quinze cents jeunes gens, destinés pour la plupart à
recruter les professions savantes de la société , avaient improvisée
pour lui autour d'une chaire qui, toute scolastique et innocente
qu'elle était, leur paraissait, en quelque sorte, faire partie des habi-
tudes légales et des mœurs nouvelles de la France.
Mais, aux yeux de certaines personnes importantes, les choses ne
pouvaient se passer ainsi. On fit grand bruit de cette séance, et du
fanatisme littéraire et politique de la jeunesse pour le général Foy.
Quelques esprits extrêmes voulaient la suppression immédiate du
cours; d'autres, l'interdiction future des cours publics à toute per-
sonne étrangère aux études; d'autres, le changement du professeur.
L'aflaire fut discutée à fond; mais d'après le décret du 17 mai's 1808
et même une ordonnance de 1815, les professeurs étaient alors ré-
putés inamovibles, et de plus le ministre de l'instruction publique
et des cultes était un homme considérable, un évêque d'un carac-
tère grave et doux, célèbre pour avoir lui-même parlé en public avec
mesure et dignité dans des jours de défiante oppression. Il écouta
peu les plaintes et les exclamations des personnes zélées, et il se
contenta de répondre que « le professeur d'éloquence française au-
rait mal fait son devoir, si les jeunes gens qui l'écoutaient, et qu'on
ne pouvait pas empêcher de lire les journaux monarchiques et libé-
raux, n'avaient pas pris un goût très vif pour la parole brillante du
général Foy. » Le mot scandalisa certains politiques qui se plaigni-
rent de la faiblesse de M*' l' évêque d'Hermopolis, et insinuèrent avec
tristesse qu'il était d'ailleurs malheureusement un peu gallican; mais
on lui en sut gré dans la minorité de la chambre des députés, et à la
discussion, très longue alors, du budget, lorsque vint le chapitre
jusque-là très attaqué du ministère de l'instruction publique et des
cultes, M. Casimir Périer, un des rares adversaires que l'opposition
fort réduite pouvait mettre en campagne contre le ministère, com-
battit le prélat-ministre avec une expression particulière d'égards et
une courtoisie vraiment édifiante, où la majorité vit avec satisfaction
un signe du progrès religieux.
Cependant, dès les premiers jours, le général Foy, un peu grondé
par M. Royer-CoUard sur l'explosion inévitable de ses visites en Sor-
bonne, et se la reprochant lui-même avec cette chaleur de bienveil-
356 REVUE DES DEUX MONDES.
lante inquiétude qui lui était innée, était venu voir le professeur, qu'il
craignait d'avoir compromis. Celui-ci parut assez confiant, cita les
décrets de 1808 et de 1810, l'article 26 de l'ordonnance royale de
février 1815, qui déclare les professeurs de facultés nommés à vie, et
du reste il affirma qu'il n'avait entendu parler de rien, hormis une
dénonciation très violente dans quelques journaux ultra-monarchi-
ques.- Le général Foy, calmé sur son scrupule d'affectueuse bonté, se
livra tout entier au plaisir que lui avait fait cet élan cordial d'une
jeunesse studieuse.
(( Quel noble pays, disait-il, que cette terre qui donnait, il y a
quinze ans, de si vaillans conscrits pour les champs de bataille d'Es-
pagne ou de Russie, de si intelligens officiers après un an de Fontai-
nebleau^ et qui aujourd'hui , sans que nous ayons de moins braves
gens dans nos armées de paix et de police monarchique au de-
hors, peuple nos écoles d'une si brillante jeunesse! Avec quelle
émotion je les voyais se lever, se pencher de toutes parts vers moi !
Quels auditeurs! combien de bon sens et d'esprit dans leurs appro-
bations et parfois dans leurs silences! Il y aura là des gens qui vau-
dront mieux que nous, déjà vieux ou demi-jeunes. Quels avocats!
quels magistrats! quels futurs députés dans cette jeunesse ainsi nour-
rie de grec, de latin, d'histoire, de droit public, à l'occasion du droit
civil, et tout entretenue d'Aristote et de Bossuet! Vous faites bien
de ne les occuper que de l'admiration des grands écrivains. Comme
disait l'empereur, « il n'y a que les grands esprits qui forment les
(( grandes nations. » Malheureusement , lui , il ne voulait pas que les
esprits, grands ou petits, fussent libres le moins du monde, de sorte
que dans tout son empire il n'y avait ou il ne restait de grand esprit
que le sien. Cela ne nous a pas profité, car un seul ne suffit jamais
à tout.
(( Mais revenons à ce temps-ci, continua-t-il. Que j'aime la jeu-
nesse de vos écoles! et que ne deviendra pas ce pays lorsqu'il aura
seulement, par-dessus nos souvenirs de révolution et de gloire mili-
taire, vingt ou trente ans de bonne liberté constitutionnelle! Ce qui
doit y préparer surtout, ce sont les sérieuses , les opiniâtres études.
Rien n'est meilleur pour élever et pour discipliner l'âme.
«Voilà ce dont je sais gré à votre Université. Je suis sûr que. bien
des jeunes gens ne sortent de vos cours publics que pour aller aux
bibliothèques demander de vieux livres, et s'y accouder pour le reste
du jour. C'est là où je les aime. Il y a deux ans, à l'époque des esco-
barderies sur la loi électorale, j'étais désolé quand je voyais des en-
combremens d'étudians, qu'on appelait des émeutes, entassés autour
de la chambre et sur le pont, et j'étais impatienté plus que je ne puis
dire le jour où Benjamin Constant faisait écho à ces démonstrations
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 357
et nous parlait de cette jeunesse vknèrMe que repoussaient assez
brutalement les agens de police. Ce sont là de ces ridicules de parti
que je ne subis pas, et de ces vaines provocations que je déteste; mais
qu'après de fortes études dans les lycées, des études concentrées et
vigoureuses comme les voulait l'empereur, il y ait de grands cours
publics librement suivis où, pendant les trois ou quatre années des
inscriptions de droit et de médecine, et pendant le premier stage du
barreau et parfois de la magistrature, on se fortifie dans les connais-
sances générales de philosophie, d'histoire et de lettres anciennes ou
modernes, cela me charme, cela me paraît la vie morale et la perpé-
tuité croissante d'un peuple.
(( Dans nos tSmps modernes, pour aimer la liberté et pour en bien
user, il faut beaucoup savoir, beaucoup comparer, beaucoup juger.
« Que l'éducation prépare à cela, il ne restera plus qu'à supprimer
cette barrière des quarante ans, qui ne nous laisse passer que trop
vieux, et attarde nos successeurs; alors, quel que soit le mode élec-
toral, ce pays d'esprit et de travail donnera d'excellens députés. Ah!
je ne puis vous dire combien je suis heureux de ce'que j'ai vu. On
serait bien coupable et bien maladroit de vouloir, par esprit de ré-
action et de défiance, ôter à la France un tel avenir, et on n'y réus-
sirait pas, du moins pour longtemps. »
Tout ceci n'est qu'une bien faible image des expressions mêmes du
général Foy dardées de sa voix et de son regard, avec cet air de fran-
chise et de passion qui faisait sa physionomie. — Déjà cependant
la fatigue de cinq ans de tribune, succédant à plus de vingt ans de
guerre continue, était fort sensible en lui, et mêlait parmomensune
impression de souffrance à cette parole vibrante et forte, à cette in-
tonation toujours émue et' rapide, où semblaient retentir les batte-
mens trop précipités de son noble cœur. Je l' écoutais, je le regardais,
et, muet devant lui, j'avais l'air sans doute d'avoir appris de mémoire
les paroles que je disais naguère en Sorbonne, avec assurance, de-
vant un si nombreux auditoire. Subjugué ainsi, j'éprouvais en toute
humilité l'ascendant de l'éloquence effective et virile sur la spécula-
tion studieuse : c'est ce que Pascal exprimait si bien, quand il parlait
de la satisfaction d'avoir devant soi, non pas un auteur, mais un
homme.
Je me bornai enfin à remercier le général Foy de la bonne opinion
qu'il avait, du bon augure qu'il tirait de nos études classiques ainsi
prolongées, puis je hasardai là quelques souvenirs, qui m'étaient déjà
familiers, sur la forte éducation et l'éloquence savante, quoique libre
et pratique, des orateurs anglais.
Le général Foy avait médiocre sympathie pour eux; ce qu'il en
avait lu, me dit-il, était trop technique, trop local, trop peu mar-
358 REVUE DES DEUX MONDES.
que de cette philosophie généreuse, de cet esprit d'humanité, autant
que de patriotisme, qui lui semblait à bon droit l'honneur de la tri-
bune française. «C'est un grand pays, disait-il, que l'Angleterre,
mais c'est un pays de droit coutumier; oh ! si la France pouvait être
régulièrement libre et stable pendant un ou deux règnes constitu-
tionnels, comme elle établirait mieux le droit et l'égalité! Et puis,
ajoutait-il, je sortais de l'école d'artillerie de La Fère en 1792; j'ai
vu la première invasion et la terreur, et, jeune lieutenant, je dis en
face son fait au proconsul Joseph Lebon, sauf à être guillotiné quel-
ques jours après, s'il n'était survenu le 9 thermidor. Je ne pouvais
tenir à cet excès d'horreur; mais aussi j'ai gardé du même temps
grande aversion pour la politique anglaise. M. Pitt, si froid et si dur,
est pour moi Machiavel à la tribune. »
« — Ce jugement est bien sévère, général, essayai-je de dire; le dis-
cours de M. Pitt pour l'abolition de la traite des nègres, ses touchantes
paroles sur le malheur des indigènes arrachés à la côte d'Afrique, ce
rapprochement si pathétique entre le sort des races encore llkrbares
et opprimées — et la splendeur sociale de cette Angleterre qui, du
temps de César, conquise et sauvage elle-même, ne semblait pas,
nous dit Cicéron, capable d'envoyer au marché de Rome un esclave
intelligent : cela me semble animé d'un souffle sublime de morale et
d'éloquence. Que j'aime dans la discussion sur la traite des noirs, à la
fin de cette longue séance de nuit dominée par la parole de M. Pitt,
ce beau souvenir de Virgile qui se rencontre avec le lever du jour,
et qui semble l'image allégorique du réveil alternatif des peuples et
de la pitié secourable qu'ils se doivent l'un à l'autre !
Et nos primus equis oriens afflavit auhelis;
Ulic sera ruhens accendit himina Vesper. »
« — Bien, bien, dit le général en riant, vous êtes trop candide; c'est
là de la rhétorique fort belle, j'en conviens, comme M. Pitt, premier
ministre à vingt-deux ans, en apportait au parlement; c'est de l'hu-
manité ostensible et biiiyante, comme il lui en fallait pour se recom-
mander à la grâce divine des méthodistes et de M. Wilberforce. Que
les Anglais abolissent la traite des blancs dans l'Inde! qu'ils n'aient
pas gardé Malte contre les traités, incendié Copenhague sous la cau-
tion de la paix, et s^ldé quatre coalitions pour forcer une révolution
égarée à devenir atroce, et un grand capitaine, digne d'être un légis-
lateur, à se perdre dans une guerre à mort contre l'Europe! alors je
croirai à leur pieuse philanthropie... Non, continua-t-il avec impa-
tience, j'aime la liberté anglaise, l'industrie anglaise, la valeur an-
glaise même, telle que je l'ai vue de près en Espagne, en Portugal
et à Waterloo; mais tout cela, je le tiens bon pour l'Angleterre, et
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 359
je veux les mêmes choses autrement et plus grandement encore j^our
la France.
(( Ce n'est pas à leur mesure qu'il faut régler nos dicours, pas
plus que nous ne marchons de leur pas-; je n'aime ni qu'on les cite
sans cesse, ni qu'on les imite trop. Nous ne datons pas du bill des
droits, mais de 1789, et des grands intérim nationaux qu'avait rem-
plis la royauté sous Ilenri IV, sous Richelieu, sous Louis XIV. La
France, au lieu du gouvernement par vieux précédens parlementaires
et par influences aristocratiques, doit avoir une tribune éclatante, agis-
sant directement sur l'opinion du pays, et une administration tirant
toute sa force et son meilleur titre de cette tribune. Avec cela, de
très grandes choses seraient encore possibles, même pour la vieille
dynastie des Bourbons, même avec quelques émigrés dans le minis-
tère, pourvu qu'ils soient éloquens comme dte Serre, et loyaux et hon-
nêtes comme ce bon M. de Corday. . . »
Et le général, s' animant, allait tomber tout à fait dans la politique,
et bien loin de la distraction qu'il avait cherchée dans la visite dont il
m'honorait; mais, s' arrêtant tout à coup, avec un demi-sourire : « Je
disais donc, reprit-il, que votre littérature anglaise, vos orateurs an-
glais, leurs énormes discours, leurs démonstrations sans fin ne sont
pas à notre usage. En France, on ne sait pas s'ennuyer, bien que cela
arrive souvent. Il faut une parole plus agile, plus prompte à l'assaut,
plus vive à la riposte, comme la course de nos vélites, qui empor-
taient une redoute avant que Wellington n'eût, en arrière, déployé
toute sa ligne. Le modèle que je souhaite à nos orateurs, l'inspira-
tion efficace, après l'étude profonde des choses s'entend, c'est l'élo-
quence antique; c'est pour cela que j'aime les fortes études des lycées
de l'empire, bien que le maître ne songeât guère à ce résultat en les
fondant; c'est ce que j'approuve encore dans la jeunesse actuelle, et
ce qui me fait lire a\ec une extrême satisfaction les écrits de nos
jeunes publicistes, de nos jeunes historiens, de votre ami Thierry,
éloquent avec des lambeaux de chroniques barbares, et qui a pour
moi découvert le moyen âge, comme Colomb l'Amérique, de mon ami
de Barante^ si touchant et si neuf dans ses Mémoires de M"" de La
Rochejacquelein, de Philippe de Ségur, vraiment admirable et d'un
intérêt qui dévore dans son récit de Moscou, enfin de deux jeunes
gens de notre bord, qui ont grand succès et grand avenir, je crois,
Thiers et Mignet, avec leurs Histoires de la Révolution tant soit peu
polémiques, selon la loi du temps, mais singulièrement intelligentes
et instructives, ou par l'analyse habile qui concentre les choses, ou
par la narration facile et complète qui les déploie.
(( J'apprécie surtout à ce titre les solides et nerveux écrits de Gui-
zot. Voyez comme l'antiquité lui sert, même pour la polémique du
360 REVUE DES DEUX MONDES.
jour. Par exemple, dans sa brochure de la Peine de mort en matière
politique, quelle citation et quel commentaire de Tacite! et par-là
comme la controverse est élevée à la hauteur du droit éternel et de
la morale ! Jusque dans une simple notice, celle du colonel Edmund
Ludlow, on sent sous sa plume un coloris tout empreint de cette vi-
gueur classique des anciens. Nous l'attendons à la tribune en per-
sonne et pour son compte, et je ne doute pas qu'il n'y grandisse, ti'ou-
vant là autant de matière à la passion sérieuse qu'il apportera de
savoir et de talent.
« Les anciens, ajoutait-il, outre le génie, avaient l'âme libre et
haute, même sous l'empire. Je suis persuadé que, malgré toutes les
différences de conditions sociales et de mœurs, l'étude des anciens
est encore aujourd'hui la plus excitante et la plus nourrissante pour
notre tribune de France. Où voulez-vous qu'on se prépare à cette élo-
quence mâle et sensée que demande le bon gouvernement d'un état
libre? car c'est là qu'il faut aboutir. Sera-ce dans Voltaire, qui se moque
de tout, qui sape et mine, même sans vouloir abattre, et qui pensait
pouvoir n'ôter du monde que la foi et le respect, le christianisme et
l'honneur, sauf à garder d'ailleurs tout l'ancien régime, y compris
les maîtresses de princes et les gentilshommes de la chambre? Sera-ce
dans Rousseau, qui voit si souvent faux, qui déclame'tant et qui con-
fond perpétuellement le despotisme du nombre avec la souveraineté
de la justice? Sera-ce même chez Montesquieu, que je relis sans cesse,
que j'admire passionnément, mais qui, dans son style si fort et si
brillant, ne donne guère que la raison du passé, ne célèbre que ce
qui n'est plus, et nous ouvre si peu de voies nouvelles, si peu de
perspectives sur l'avenir, sauf son fâcheux pronostic, que je ne veux
pas admettre : L' Europe se peindra par les gens de guerre'?
(( Je ne parle pas de notre xvii" siècle, aussi grand, mais non pas
plus grand dans l'éloquence et les lettres que dans la science de la
guerre et dans le gouvernement : il est admirable, mais il vivait d'une
autre vie que la nôtre; il met la grandeur dans le pouvoir absolu cor-
rigé par le sentiment de la gloire. Ce n'est pas là ce qu'il nous faut, ni
ce qui est possible aujourd'hui. Il fait coexister la dignité des classes,
l'honneur des individus, le génie des écrivains et la toute-puissance du
monarque. Aujourd'hui, sans liberté parlementaire et civile, nous
n'aurions que la nullité des classes, la servitude intéressée des indi-
vidus, et le despotisme onéreux au dedans et sans force à la fron-
tière. Inspirer en France l'esprit de justice et de liberté, faire des
hommes publics, créer une génération dévouée à la défense et à la
science des intérêts de l'état, c'est là l'œuvre du patriotisme, et l'in-
térêt bien entendu de la royauté, dont je suis fort partisan, vous le
savez, pourvu qu'elle soit française et libérale.
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 361
(( Pour cela, le xviii^ siècle ne nous donne rien, quoiqu'il ait eu
par momens, à la tête des affaires, de grands hommes de bien , Tur-
got, Malesherbes. Mais ce n'étaient pas des hommes de bien assez
armés en guerre; ils n'auraient pas vécu dans le feu des débats pu-
blics; ils n'auraient pas discipliné une assemblée par l'ascendant de
la raison munie d'éloquence. Mirabeau seul était capable de cela;
mais la maison était en ruine, quand on l'appela pour la soutenir; il
ne parut lui-même qu'un homme de destruction. Parlement, noblesse,
royauté qu'il voulait garder, il abattait tout à coups de hache, et il
mourait au milieu de cette démolition, sans qu'on voie ce que vivant
il aurait pu faire pour en relever quelque chose. Par-là, ses discours
ont peu d'application pour nous. Lorsqu'il n'était que véhément ou
emporté par le souffle du temps, il nous paraît déclamateur. Que nous
fait aujourd'hui d'ailleurs la déclaration des droits de l'homme et la
constitution civile du clergé? Qui concevrait le droit de paix et de
guerre comme Barnave ou Mirabeau retendaient ou le resserraient?
Il nous faut maintenant quelque chose de plus précis et de plus pra-
tique. Il ne s'agit pas des droits de l'homme, mais de garanties
légales bien déterminées pour le citoyen; pas de tribunaux d'excep-
tion, commissions militaires ou autres : personne distrait de ses juges
naturels; le jury pour tous les crimes ou délits politiques, et les dé-
lits de la presse compris dans cette catégorie : tout cela est simple
et d'une logique usuelle; tout cela se coordonne et se tient. De Serre
a posé là-dessus les vrais principes, et, il faut en convenir, admira-
blement. Je ne connais rien, en débats législatifs, au-dessus des mé-
morables discussions sur la loi de la presse en 1819 : ce sont des vé-
rités acquises. Un peuple serait bien à plaindre de les oublier jamais.
Il peut y avoir ensuite des réactions, des reviremens de majorité, des
mutilations partielles du droit; mais le principe est fondé, et ce qui
en reste ramènera tôt ou tard ce qu'on a perdu.
(( Quant au droit de guerre et de paix et à toutes les formes de
droit extérieur, nul doute que cela n'appartienne à la royauté, quand
il y a royauté ; mais par le fait aussi, tout cela relève indirectement
des chambres par le vote de l'impôt et la fixation des dépenses et des
recettes de l'état, car on ne fait la guerre qu'avec de l'argent, beau-
coup d'argent, et les chambres seules peuvent donner l'argent du
pays.
(( La monnaie est marquée à l'efTigie du prince; mais c'est le peu-
ple seul qui bat monnaie, ou qui du moins par son travail fournit le
lingot d'or.
«Mais ne faisons pas de polémique actuelle. Ce que je vous disais
donc, c'est que sauf l'imprévu, toujours à prévoir en France, malgré
la réaction commencée dès 1820, malgré la guerre d'Espagne votée
362 aEVUE DES deux mondes.
contre nous et mieux conduite que nous ne l'aurions cru, les principes
constitutionnels s'enracinent chaque jour en France, et que ces prin-
cipes, trop souvent déclamatoires et destructeurs au temps de Mira-
beau, sont aujourd'hui précis, sensés, conservateurs. C'est à la science
positive, à la connaissance approfondie des .affaires, au bon sens par-
lant juste et bien, qu'il appartient de les accréditer de plus en plus et
de les perpétuer. — La France, comme me disait l'empereur au retour
de ma mission à Constantinople, a toujours besoin de commander, par
les armes ou par l'esprit, et souvent par tous deux; si on lui ôtait l'un
et l'autre, elle ne se reconnaîtrait plus, et elle se croirait morte.
«Dieu merci, ce péril est loin; mais il n'est pas impossible. Malgré
le juste orgueil de notre renaissance constitutionnelle après 1815,,
malgré le spectacle de laborieux progrès que donne aujourd'hui la
France et l'influence électrique de sa parole dans l'Europe, je ne
me fais pas illusion sur l'état général du monde; j'ai souvent regardé
d'un œil fixe, dans le cabinet de mon camarade Haxo, cette carte
topographique des accroissemens de la Russie depuis un demi-siècle,
qui en dit plus que tous les livres. Je vois distinctement cette puis-
sance d'organisation, ces forces immenses amoncelées au nord de
l'Europe, et avancées d'un siècle sur nous par la folie de noti'e grand
capitaine. Je me figure de quel œil, là, on doit suivre notre travail
de liberté et l'ébullition constitutionnelle des états du Midi. Pai-mo-
mens, je me dis que nos efforts sont peut-être en pure perte, et que
nous courons risque de ressembler à ces villes grecques du temps de
Philippe (1) , qui discutaient admirablement sur la place publique, pen-
dant que de la Macédoine et de la Thrace s'acheminait la phalange
organisée qui devait les asservir; mais je me réponds bien vite à moi-
même qu'une Athènes qui a trente millions d'âmes et peut mettre en
campagne douze cent mille soldats est invincible, à moins qu'elle
n'ait à jour donné, par une fatalité singulière, réuni tous les peuples
contre elle. Son généralissime, son empereur a pu être renversé par
la coalition des rois entre eux et des nations avec les rois; mais hors
de là, elle seule, avec un drapeau libre et des lois sensées qui lui
rallieraient la moitié du monde, elle est inexpugnable. »
Et le général, en achevant ces mots, se levait, marchait à pas pré-
(1) « Lorsque le colosse russe aura un pied aux Dardanelles, un autre sur le Sund, le
vieux monde sera esclave; la liberté aura fui en Amérique. Chimères aujourd'hui pour
les esprits bornés, ces tristes prévisions seront un jour cracllement réalisées, car l'Eu-
rope, maladroitement divisée comme les villes de la Grèce devant les rois de Macédoine,
aura probablement le même sort. » {Histoire du Consulat et de l'Empire, par M. Thiers,
tome viu,p. 448.) Cette réflexion confirme l'inquiétude et le parallèle qui se présentaient
à l'esprit du général Foy, et nous regrettons qu'elle ne soit pas, chez le célèbre historien,
accompagnée du démenti motivé que le général opposait, sur ce point, à ses propres
craintes.
SOUVENIRS DE LA SORRONNE EN 1825. 363
eipités, avec un feu d'expression dans les regards inoubliable comme
ses paroles.
(( Mai&, continua-t-il, comme il arrive toujours après de longues
guerres, comme il est arrivé en Europe après les conquêtes et les
revers de Louis XIV, nous sommes, je le crois, destinés à une longue
paix, troublée tout au plus par de courts incidens, par des expédi-
tions de police monarchique, telles que le principe d'intervention
en autorise aujourd'hui. Avant que les masses de l'Océan se déplacent
de nouveau, avant qu'on revoie au grand complet des états-majors de
souverains en campagne et des conscriptions de peuples, il faut bien
des années de repos, et qu'une ou deux générations soient mortes ail-
leurs qu'au bivouac.
(( Malgré les fanfares parlementaires de Ganning, je crois donc que,
de notre vivant, nous n'assisterons pas de rechef à la grande guerre,
et tant mieux pour la liberté! mais cette liberté, il faudrait qu'elle se
hâtât de former en France des âmes fortes et fidèles, des esprits ani-
més d'un sentiment sérieux du droit et du devoir légal. Des bras, des
cœurs de soldat, il n'en manquera jamais! cette terre de France les
produit dans chaque sillon. Des esprits patriotes autant qu'éclairés,
une succession d'hommes publics poursuivant la même voie, nourris
dans les mêmes doctrines, les défendant, les honorant, et ne les exa-
gérant pas, cela est plus difficile! Que de fois nous avons changé (on
ne peut presque y penser, sans que la tête ne tourne) ! De la conven-
tion au directoire, du directoire au consulat, du consulat à l'empire,
de l'empire aux cent jours, et des cent jours aux phases diverses de
la restauration, que de principes proclamés, rejetés, repris! que de
masques plusieurs fois empruntés! Il est temps que la lumière con-
tinue de la vie publique nous donne, par conviction ou du moins par
pudeur, des caractères plus fixes, des hommes voués à une cause, à
une vérité. Je suis frappé de ce que, sous ce rapport, malgré les mi-
sères du temps et les misères de l'homme en général, le régime con-
stitutionnel a déjà fait pour nous, des corruptions publiques qu'il a
réprimées ou déshonorées, de la clarté qu'il a portée dans les finances,
de l'élan généreux qu'il communique aux esprits, de l'élévation qu'il
rend aux lettres, et je reviens à mon dire : qu'à l'enseignement des
chambres et du débat public se joigne une forte éducation de la jeu-
nesse, et nous aurons une grande époque de fondation et de durée! Je
mets en premier rang, pour cela, ces études approfondies de lettres
et de sciences dont l'empereur faisait ses draperies de couronnement,
et que je demande pour étais de notre édifice légal.
« Ce n'est pas l'élégante parole de Regnault qui nous convient; ce
a' est pas non plus l'avocasseiie bniyante de Bedoch ou de Dumolard;
c'est la vraie parole politique, une parole grave, nom-rie de la connais-
36/i REVUE DES DEUX MONDES.
sance intime des faits, et étendue, enhardie par la méditation philoso-
phique et l'histoire. C'est là le grand ascendant, la prédominance
morale de Royer-Gollard dans cette chambre, où nous avons tant
d'hommes d'afïaires habiles et de parleurs diserts. Mais quelles études
cet homme a faites toute sa vie! quel travail de lecture et de réflexion!
J'en suis honteux pour nous, réquisitionnaires de 1792, toujours en
campagne depuis, et qui, jusqu'à Waterloo, n'avions pas eu même un
seul quartier d'hiver tranquille, pour étudier un peu. »
Le général Foy se calomniait ou se vantait en exagérant ainsi son
défaut de savoir. Malgré sa vie errante et guerrière dès l'âge de dix-
huit ans, peu d'hommes étaient plus instruits, avaient plus ajouté
aux premières études une assidue variété de lectures et d'obseiTa-
tions, et mieux saisi les principales parties des grandes connaissances.
Nul esprit de notre temps peut-être n'était plus promptement sagace
et plus attentif. La science militaire, liée à l'étude de l'histoire, avait
été sa passion de jeunesse. Les récits d'Arrien, de Polybe et de César
lui étaient présens, comme les campagnes de Turenne et de Napoléon.
La plus belle littérature avait charmé sa vive imagination, comme
elle colorait son langage.
Depuis son entrée dans la vie sédentaire, ou, comme il disait, dans
la rude milice de tribune, nul n'avait appliqué à l'examen approfondi
des questions et à l'art de les exposer un travail plus ardent et plus
opiniâtre. Je le savais par lui-même, car ce noble esprit était au-des-
sus de toute dissimulation vaniteuse : malgré les heureux accidens
de sa parole soudaine, ses discours le plus librement, le plus har-
diment jetés, étaient le fruit d'une laborieuse préparation. 11 disait
parfois avec modestie qu'il était obligé de suppléer ainsi à ce qui lui
manquait d'art et de science générale; mais en réalité, il ne faisait là
que ce que veut la perfection même de l'art en si haute matière. Seu-
lement, par la vivacité de sa nature, son travail solitaire, sa prépara-
tion était dévorante, comme la lutte même. Fortement étudié dans
tous les documens matériels, médité longtemps, dicté avec ardeur,
déclamé à quelques oreilles amies, et souvent à sa noble et spirituelle
femme, chacun de ses discours était ainsi un rude et passionné labeur
qui se reprenait et s'achevait enfin à la tribune, où le général ne réci-
tait pas de mémoire, mais retrouvait d'instinct et d'enthousiasme tout
l'ordre de ses pensées, ses mouvemens, ses images, suppléant de verve
à ce qui pouvait manquer encore ou paraître trop faible dans le feu de
l'action même.
Je savais tout cela très bien, et j'avais lu quelques pages de ses re-
marquables récits de la guerre d'Espagne; je pouvais donc contredire
le général, et je le fis en peu de mots. « Oui, me dit-il alors, je me
donne beaucoup de peine; je respecte la tribune, je respecte cette
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 365
grande mission de traiter en public les intérêts de l'état, de servir ses
concitoyens, de les éclairer, de les modérer, car tout cela est dans le
mandat étroit du député. Je voudrais donc que, comme en Angle-
terre, mais par le droit du travail, au lieu d'un privilège de nais-
sance et de fortune, on se préparât de bonne heure à la vie politique;
que les études dans la jeunesse, la profession dans l'âge adulte, la ma-
nière d'être avocat, propriétaire, industriel, officier, magistrat, con-
courût à faire des hommes de choix pour la députation, ce but de la
notabilité et du patriotisme, cette force incessante du pays, où le pou-
voir gouvernant doit trouver tout ce qui fait régner, conseil, action,
crédit extérieur, adhésion populaire, et dont il doit par conséquent
se servir et non se défier, qu'il doit mettre en vue, et non en cage.
(( Quant aux études premières qui peuvent conduire à cette noble
vocation, et qui sont si péniblement remplacées plus tard, je cherche
parfois quel est le meilleur mode de les fortifier et de les prolonger.
P'ranchement, je ne crois pas que ce soient nos petits clubs de jeunes
gens aristocrates ou libéraux. On y fait plus d'esprit de parti que de
besogne, et on obtient des succès trop aisés en prenant la facilité,
accrue par l'exercice, pour cette improvisation, la seule bonne, qui,
lentement nourrie de faits et d'idées, trouve, sous le coup de la né-
cessité et de la passion, le mot nécessaire. Pour arriver là, j'estime
bien plus, je regarde comme bien plus efficace l'étude solitaire, labo-
rieusement faite, l'étude de nos grands anciens.
(( Rien ne prépare à la facilité que l'effort. On ne parle puissam-
ment que lorsqu'on a beaucoup médité. Cicéron, Démosthènes, les
grands historiens de l'antiquité, voilà les maîtres qu'il faut encore
de nos jours aux orateurs politiques. Je l'avouerai seulement, Cicé-
ron a pour moi trop de longueries d'apprêts, comme disait Mon-
taigne; il me paraît trop beau, trop pompeux; il me semble M. Laine
devenu correct et grand écrivain. Je crois que j'aimerais mieux Dé-
mosthènes; je dis Démosthènes tel que je le pressens, tel que je le
conjecture, car toutes' les traductions me le changent et le gâtent
plus que de raison, j'en suis sûr. Où est-il donc? Où le trouver dans
son langage comme dans sa puissante méthode, dans son attitude
et sa physionomie comme dans ses os et ses muscles, que je ^ens
partout ?
«Je ne sais si c'est la faute des mots de notre langue; mais on me
le fait lourd et long, même dans un discours assez bref, et j'affirme
que sa parole était yive comme son raisonnement, qu'elle saisissait,
qu'elle entraînait, qu'elle broyait. Autrement, eût-il été ce que nous
dit l'antiquité? eût-il vécu et fût-il mort, comme il a vécu et comme
il est mort?
366 REVUE DES DEUX MONDES.
« Je crois donc de foi à un Démostbènes dont j'admire la stratégie,
l'ordonnance, l'opiniâtre courage, mais dont je ne puis entendre la
voix et reconnaître le cri de guerre.
« Voyez, me dit-il alors en jetant la main sur une tablette de mes
livres : je ne prendrai point un traducteur vulgaire, ni trop éloigné de
nous; je ne choisirai ni le bon abbé Auger, ni Toureil, qui appelle les
Athéniens messieurs. Je m'arrête à un de nos maîtres modernes, à
un critique justement célèbre, qui, de 89 à 93, avait entendu des
orateurs politiques et des hommes éloquens à faire trembler; je le
prendrai dans le chapitre où, plein d'admiration pour l'éloquence de
Démosthènes, il nous le montre, dans un discours à la fois judiciaire
et politique, revendiquant sa vie et tous ses actes de tribune contre
les calomnies d'un rival. Eh bien! je l'avouerai, je ne puis me faire
à cet exorde, comme l'appelle M. de La Harpe, du plaidoyer de la cou-
ronne. Dans Athènes, dans cette ville des grands monumens et des
immortels exploits, je cherche un langage digne de l'héroïsme des
uns et de la majesté des autres; je cherche, j'fittends l'âme de ce
Démosthènes qui a lutté dix ans contre Philippe, qui lutte encore
contre Alexandre, qui n'est dompté au dedans de lui-même ni par la
défaite de Chéronée, ni par la conquête de l'Asie, et qui réclame de
ses concitoyens une couronne publique pour son patriotisme, comme
un désaveu de leur faiblesse et une protestation contre leur servi-
tude. Le cœur me bondit à cette pensée; j'ouvre la traduction, et je
lis : (( Je commence par demander aux dieux immortels qu'ils vous ins-
pirent à mon égard, ô Athéniens! les mêmes dispositions où j'ai tou-
jours été pour vous et pour l'état; qu'ils vous persuadent, ce qui est
d'accord avec votre intérêt, votre équité et votre gloire, de ne pas
prendre conseil de mon adversaire pour régler l'ordre de ma défense.
Rien ne serait plus injuste et plus contraire au serment que vous
avez prêté d'entendre également les deux parties, ce qui ne signifie
pas seulement que vous ne devez apporter ici ni préjugés ni faveur,
mais que vous devez permettre à l'accusé d'établir à son gré ses
moyens de justification. Eschine a déjà dans cette cause assez d'avan-
tages sur moi; oui. Athéniens, et deux surtout bien grands. D'abord
nos risques ne sont pas égaux : s'il ne gagne pas sa cause, il ne perd
rien (1). »
« Où sommes-nous? s'écria vivement le général en inteiTompant
sa lecture. Plaidons-nous une aflaire de mur mitoyen? Établir à son
grè ses moyens de justification, gagner ou ne pas gagner sa cause,
est-ce là ce que j'attends de cette lutte à mort entre deux ennemis,
(1) Cours de Littérature ancienne et moderne, par La Harpe, t. II, p. 220.
SOUVENIRS DE LA SORBO^NE EN 1825. 367
sur leur politique, leur vie entière, leur part à chacun dans la gloire
ou l'oppression d'Athènes? On aura beau me dire :
Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté;
je cherche là Démosthènes et ne le retrouve pas, même à cet état de
dignité calme et de méditation imposante qui précède l'ardeur de la
parole. J'éprouve le même mécompte dans la suite du discours; je me
perds dans les décrets et les dépositions de témoins cités et commen-
tés par l'orateur; je cherche cette pai-ole de feu qui incendiait la Grèce.
(( — En vérité, général, repris-je alors, votre indignation de bon
goût m'instruit plus que toutes choses et me prouve ce que je soup-
çonnais : que le seul art pour traduire Démosthènes serait, en le
lisant beaucoup, d'arriver à le sentir, à le prendre sur le fait, comme
vous le devinez, vous autres orateurs, puis de le traduire bien litté-
ralement, avec des mots expressifs qui rendent, s'il est possible, l'or-
dre, le mouvement, la couleur de ses paroles et comme l'accent de sa
voix. Ce mot à mot, par exemple, vous choquerait-il? ajoutai-je en
prenant quelques pages retravaillées bien des fois :
« Avant tout, ô hommes athéniens! je supplie dieux et déesses en-
semble que le bon vouloir dont je suis animé sans cesse pour la ville
et pour vous tous, je le retrouve en vous tout entier pour moi au
combat de ce jour; puis, ce qui importe souverainement à vous, à
votre religion et à votre gloire, que les dieux vous inspirent de ne
pas prendre mon adversaire pour conseil sur la manière dont vous
devez m' entendre (ce serait une bizarre injustice) , mais de consulter
les lois et votre serment, où, parmi toutes les autres conditions de jus-
tice, est écrite aussi celle d'écouter semblablement les deux adver-
saires. Et cela ne consiste pas seulement à n'avoir rien présumé sur
eux et à leur partager également votre bienveillance, mais encore à les
laisser chacun disposer son ordre d'attaque et de défense, comme il
l'a voulu et l'a prémédité. J'ai dans ce combat plusieurs infériorités
devant Eschine, deux surtout, ô hommes athéniens! deux grands dés-
avantages : l'un de ne pas lutter pour un prix égal; car ce n'est pas
chance pareille aujourd'hui, pour moi de déchoir de votre faveur, ou
pour lui de ne pas emporter son accusation. »
(c — Bien, me dit le général. Mon adm iration n'est plus dépaysée par
quelques méchans mots. Je ne suis plus au greffe de la Tournelle; je
sens l'air libre et le jour de la place publique d'Athènes. Jusqu'à cette
invocation aux dieux et aux déesses ne m'étonne pas trop devant les
statues sublimes du Jupiter olympien et de la Minerve éloquente et
guerrière. Mais poursuivez, je vous prie. )>
Je repris alors ma lecture.
368 REVUE DES DEUX MONDES.
(( Moi, si. . . Mais je ne veux pas commencer par une parole de fâcheux
augure. Lui, au contraire, bien à l'aise, n'expose rien, en m'attaquant.
Mon second désavantage, c'est que par nature il appartient à tous les
hommes d'écouter volontiers sur autrui le blâme et l'invective, et
d'être fatigués de ceux qui se louent eux-mêmes.
({ De ces choses donc, celle qui plaît et attire lui a été donnée, et
moi, pour dire le mot, celle qui est importune à tous m'est laissée en
partage. Et si, par précaution contre ce danger, je ne raconte pas les
choses que par moi-même j'ai faites, je paraîtrai n'avoir ni de quoi
repousser les accusations qu'on m'intente, ni de quoi justifier mes
titres à vos honneurs; et cependant, si je touche à ce que j'ai fait, à
mes actes politiques, je serai contraint à parler souvent de moi.
« Je tâcherai donc de le faire le plus modérément qu'il est pos-
sible, et cette nécessité, que la situation même m'impose, celui-là
seul en est justement responsable, qui a voulu établir pn tel combat;
mais vous, ô juges, vous reconnaîtrez, je crois, que ce combat m'est
commun à moi autant qu'à Gtésiphon, et que ce n'est pas de ma part
qu'il mérite moins d'efforts. Se voir dépouillé de tout est en effet une
intolérable souffrance, surtout si elle nous arrive par la main d'un
ennemi, surtout encore si c'est votre bienveillance et votre aflection
. qu'elle nous enlève, et d'autant plus que les avoir acquises est le plus
grand des biens. La lutte étant donc engagée sur cela même, je vous
adjure et vous supplie tous également de m'écouter avec équité,
comme les lois l'ordonnent, ces lois que Selon, d'abord qu'il les fonda
dans un esprit tout affectueux pour vous et tout populaire, voulut
rendre souveraines, non pas seulement par l'inscription publique,
mais par le serment que vous leur prêtez tous avant de juger. Il ne
se défiait pas, en cela, de vous, je le crois; mais il voyait que, contre
les griefs et les calomnies dont s'arme l'accusateur par l'avantage de
parler le premier, il n'est pas possible à l'accusé de prévaloir, à moins
que chacun de vous qui jugez, gardant fidèle respect aux dieux, n'ac-
cueille avec même bienveillance les choses justes dans la bouche de
celui qui parle le dernier, et, donnant à l'un et à l'autre audience éga-
lement favorable, ne forme ainsi son jugement sur le débat entier.
« Ayant donc aujourd'hui, comme il me semble, à donner le compte
de toute ma vie, et aussi des choses que j'ai faites en commun avec
l'état, je veux, ainsi qu'au commencement, invoquer de rechef tous
les dieux, et en face de vous, je les supplie d'abord que tout le bon
vouloir dont je suis animé sans cesse pour la ville et pour vous
. tous, je le retrouve en vous pour moi, au combat de ce jour; puis, ce
qui doit profiter à votre bonne renommée, à la religion de chacun
de vous, que les dieux vous inspirent de le discerner dans cette ac-
cusation. »
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 360
« — A la bonne heure, dit le général, j'entrevois Démosthènes :
il y a bien encore çà et là quelques paroles qui languissent et que
je mets à votre compte; mais en principe vous devez avoir été écho
fidèle, car vous m'avez ému. Quel cœur de citoyen on sent là! quelle
gravité, quel calme dans la véhémence! quelle puissance de mé-
pris !
« Ah! je conçois la grandeur qu'aura cette défense d'un homme où
est enfermée l'apologie d'un peuple et la justification des derniers et
stériles combats qu'il a livrés pour la liberté de la Grèce. Au fond,
c'est Athènes qui va juger si, dans sa défaite, elle mérite encore une
couronne. Pour Athènes, Ghéronée était mieux qu'un Waterloo, car
elle y combattait aussi l'étranger, mais pour elle-même et non pour
un maître intérieur. Et cependant nous aussi, nous avons mérité la
couronne civique au pied du mont Saint- Jean, sous ces pics hérissés
de feu, sous ces batteries plongeantes, car ce n'est pas le succès,
mais le dévouement qui fait la gloire; et ce que nous défendions
là, c'était le sol et le- drapeau, la substance et le signe extérieur de
la patrie. Que n'avions-nous alors à défendre aussi des lois, des insti-
tutions, des mœurs publiques, une liberté ancienne et inviolable!
Cette garde-là ne serait pas tombée à Waterloo; elle se fût relevée
dans chaque village français. De la Loire au Rhin, elle eût couvert
et revendiqué le sol de la France. Mais j'ai tort, dit le général; pas
de regards en arrière, à de si courtes distances; pas de ces revues
d'un passé récent qui importune comme un remords inutile, qu'on
touche presque et qu'on ne peut changer. Soyons encore dans l'an-
tiquité.
(( A travers ce bon abbé Auger que j'ai voulu lire cent fois, comme
on cherche impatiemment à déchiffrer, sous une mauvaise écriture,
une nouvelle qui intéresse, j'ai présent le squelette de Démosthènes,
sa nerveuse méthode, son bras tendu pour écarter les vains obsta-
cles; je le crois bien, il n'accepte pas pour commencement de son
discours les questions de forme et de droit; il court à ce qu'il a de
commun avec le peuple, son juge : la question de courage et de
liberté, l'entreprise, même malheureuse, pour l'indépendance de la
Grèce. On dirait qu'il ne daigne pas même s'occuper de son honneur
privé jusqu'à ce qu'il ait relevé l'honneur public d'Athènes, le dra-
peau delà guerre sainte contre Philippe; mais revoyons, je vous prie,
un peu au vrai, s'il est possible, avec quelles couleurs il a retracé
cette division des Grecs, présage de leur servitude, ces accroissemens
de Philippe, despote et conquérant, et cette corruption qui est de
tous les temps , et qui achemine si facilement les peuples au pou-
voir absolu. Il y a, sous ce rapport, dans Démosthènes mille traits
historiques toujours contemporains, toujours applicables. Il n'y a
370 REVUE DES DEUX MONDES.
plus là d'antiquité. L'intérêt égoïste, la corraption, cela est toujours
vieux, toujours jeune, toujours vrai. Cherchons le passage sur l'abais-
sement et l'accaparement des villes grecques par Philippe, sur les tra-
hisons des principaux et la servitude de tous, pour le loyer de vente
de quelques-uns. »
Je tournai quelques feuillets, et je lus le passage suivant (1) :
« Les villes de la Grèce étaient alors malades, ceux qui avaient le
gouvernement et l'action étant gagnés par des présens, corrompus à
prix d'or, et les particuliers, la foule, d'une part sans prévoyance
de l'avenir, et d'autre part leurrée à l'attrait du repos et de l'inertie,
tous enfin affectés de l'un ou de l'autre de ces maux, chacun croyant
d'ailleurs que le danger ne viendrait pas jusqu'à lui, mais qu'aux
dépens du péril des autres, il garderait en sûreté ce qu'il possède,
pourvu qu'il le voulût sérieusement. Mais bientôt il advint, ce me
semble, que les peuples, pour prix de leur grande et inopportune
indolence, perdirent leur liberté, et que les chefs, ceux qui croyaient
avoir tout vendu, hormis leur personne, comprirent qu'ils s'étaient
tous vendus eux-mêmes les premiers; car, au lieu de ces noms d'a-
mis et (ï hôtes dont ils étaient salués quand ils s'étaient livrés pour
argent, désormais ils s'entendent appeler sxjcophantes, ennemis des
dieux, et autres noms qui leur vont si bien. C'est justice, car per-
sonne, ô hommes athéniens, à l'heure où il donne de l'argent, n'a en
vue l'intérêt du lâche qui le reçoit. Personne, une fois maître de ceux
qu'il a achetés, ne prend le traître pour conseil sur ce qui reste à
faire. Autrement il n'y aurait rien de plus fortuné que le traître; mais
il n'en va pas ainsi, non, il n'en va pas ainsi! Comment donc! il s'en
faut de tout.
« Aussitôt que celui qui aspire à dominer s'est mis en possession
des affaires et se sent maître des hommes qui les lui ont vendues,
connaissant bien leur corruption, alors surtout, alors il les hait, les
soupçonne et les crosse du pied. Soyez bien attentifs à cela, car, si le
moment de semblables transactions est passé, le moment d'en bien
connaître est toujours là pour les esprits sensés. Lasthenès était
nommé l'ami de Philippe jusqu'au jour où sa trahison livrait Olynthe,
Timolaûs jusqu'au jour où il perdait Thèbes, Eudic et Simos de La-
risse jusqu'à ce qu'ils aient mis la Thessalie sous Philippe. Après cela,
chassés, outragés, en butte à tous les maux, de ces traîtres la terre
a été remplie. Qu'est devenu Aristrate à Sicyone et Périlaiis à Mé-
gare? Ne sont-ce pas les balayures de la terre? Et de là peut se voir
clairement que qui défend le mieux son pays, qui résiste le mieux à
de tels hommes, celui-là, ô Eschine, vous ménage, à vous autres
(1) Demosth. Oper,, fc 2.
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 871
tt-aîtres et mercenaires, l'occasion d'être payés, et c'est grâce au
nombre et à la fermeté de ceux qui, contredisent vos projets que
vous êtes maintenus en sûreté et en salaire; car, abandonnés à vous-
mêmes, dès longtemps vous seriez perdus. »
— «Quelle peinture! quelle leçon! interrompit vivement le général.
Quelle image de tous les temps! L'avidité des corrompus, l'apathie de
la foule, le calcul de quelques habiles, et finalement l'ingratitude très-
juste des corrupteurs : on ne dira pas, j'espère, qu'il n'y a rien là
de pratique pour nous; que c'est un autre monde, une autre société.
Je tiens cela pour vrai dans le présent, pour vrai dans l'avenir; mais,
franchement, cela m'intéresse moins, par l'excès même delà ressem-,
blance. Ce qui me ravit dans l'antiquité, ce que je saurais gré de voiri
exhumer, comme une statue dont les belles proportions nous éton-
nent, c'est ce qui s'éloigne de notre égoïsme moderne, de notre esprit
mercantile, sujet à passer trop vite de l'intelligence des arts utiles
au trafic des personnes. Demandons aux anciens de préférence ce qui
est rare parmi nous, les illusions de gloire et d'enthousiasme, illu-
sions bien justement appelées ainsi du temps de Démosthènes, car
elles ne purent rien sauver, rien prévenir. Et cependant ce n'est que
lorsque ces illusions-là sont tout à fait mortes qu'un peuple tombe en
décadence. Nous en sommes loin, j'espère, si la liberté se conserve
en France. Mais voyons aujourd'hui cette noble inspiration dans
l'homme qui ne voulut pas survivre à la liberté de son pays.
— « Mon travail, peu digne de Démosthènes et de vous, n'est pas
achevé, dis-je au général : j'aurais besoin de votre aide. J'ai lu quelque
part qu'un livre des Sections coniques d'Apollonius, perdu dans l'ori-
ginal grec, ne s' étant retrouvé que dans une version arabe, un cé-
lèbre mathématicien, Viviani, qui ne savait pas un mot d'arabe, et
un honnête arabisan, Abraham Echellensis, qui ne savait pas un mot
de mathématiques, se réunirent pour interpréter ce texte unique, et
qu'il s'en fit ainsi une très bonne traduction. Il faudrait de même,
général, pour donner' l'idée de cette magnanimité de Démosthènes,
joindre à mon grec de collège votre âme oratoire, ou, pour dire plus,
votre âme guerrière et les épreuves de votre vie; car, je le crois, ce
Démosthènes tant calomnié, dont la jeunesse, avant d'être toute dé-
vouée à la patrie, est mêlée de quelques faiblesses ou de quelques
obscurités, fut un cœur héroïque. Je ne sais s'il s'est mal battu à
Chéronée; mais il y avait plus de courage et de péril à faire décréter
la guerre et à l'organiser, qu'il n'y en aura jamais dans aucun com-
bat, et vous savez d'ailleurs comment il est mort.
— «Voyons, dit le général, ce qu'il a dit dans cette dernière défense
de sa vie publique : prenons votre traduction, et ne comptez pas sur
la nôtre. La chose fût-elle possible, je n'en ai pas le temps; je suis
372 REVUE DES DEUX MONDES.
pour cela trop occupé à mettre en pièces les marchés Oùvrard sur
le dos de M. de Villèle. »
Et, feuilletant avec rapidité mes pages incomplètes, il tomba,
comme d'instinct, sur le passage mémorable où Démosthènes, après
avoir résumé, comme il résume, tout ce qu'il avait espéré, conseillé,
machiné pour la guerre contre Philippe, déclare avec serment que,
si la défaite eût été prévue comme infaillible, il aurait encore fallu
tenter l'entreprise et livrer la bataille. Il y attacha les yeux avec
passion, et, se levant, il lut à haute voix, pour un seul auditeur, ce
que Démosthènes appelait le paradoxe de son discours, la pleine re-
vendication du projet de guerre après la défaite :
« Puisque cet homme (1) insiste tant sur le hasard des événemens,
je veux lui opposer en réponse un hardi paradoxe : et, par Jupiter et
tous les dieux, que nul de vous ne s'étonne en cela de mon exagéra-
tion! mais que chacun considère avec bienveillance ce que je dis! Si
les choses de l'avenir nous avaient été manifestes à tous, si tous les
avaient sues d'avance, et que toi, Eschine, tu nous les aies prophé-
tisées et attestées avec tes cris et tes beuglemens, toi qui n'as pas
soufflé mot, alors même Athènes n'aurait pas dû se départir de la
voie qu'elle a suivie, pour peu qu'elle tînt compte de sa gloire, de
ses ancêtres et de la postérité. Aujourd'hui, en effet, elle paraît avoir
échoué dans une entreprise, ce qui est la chance commune à tous les
hommes, quand la Divinité le veut ainsi; mais alors, après s'être elle-
même jugée digne de se mettre à la tête des autres, elle eût encouru
le reproche d'avoir ensuite abandonné la place et livré tous les peuples
à PhiMppe.
(( Si elle eût quitté de tels biens sans combat, lorsqu'il n'est pas
de périls que nos ancêtres n'aient affrontés pour les défendre, quel
homme ne t'aurait pas conspué? Car le mépris ne serait pas retombé
sur Athènes ni sur moi; mais alors de quels yeux, par Jupiter! ose-
rions-nous regarder les hommes qui arrivent dans cette ville si, les
choses en étant où elles en sont aujourd'hui, et Philippe élu géné-
ral et maître de tout, le combat, pour qu'il n'en fût pas ainsi, eût
été soutenu par d'autres, en dehors de nous, et cela lorsque la ville
d'Athènes, dans les temps qui ont précédé, n'avait jamais, un seul
moment, préféré une sûreté sans honneur aux périls cherchés pour
la gloire?
« Qui des Hellènes, qui des barbares ignore que, soit les Thébains,
soit les Lacédémoniens, maîtres avant eux, soit même le roi des Per-
ses, auraient concédé volontiers de tels biens à la ville d'Athènes, avec
la liberté de prendre la part qu'elle eût voulue et de garder ce qu'elle
(1) Ora^ flrra?C., t. I, p. 294, 295, 296.
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. 373
avait, pour peu qu'elle eût consenti d'obéir et de laisser à un autre
la domination sur la Grèce? Mais cela n'était pas, à ce qu'il parait,
dans les usages héréditaires des Athéniens d'alors, ni supportable
pour eux, ni conforme à leur génie, et dans toute la durée des âges
il ne fut jamais au pouvoir de personne de persuader à cette ville de
se tenir, sous la main d'oppresseurs puissans et injustes, dans un
tranquille esclavage. Mais lutter sans cesse, aventurer son salut, pour
les plus nobles prix de l'honneur et de la gloire, voilà ce que, dans
tous les temps, Athènes a fait avec constance. Et cela, vous le jugez
si digne en soi, et si d'accord avec nos mœurs, que vous réservez sur-
tout vos éloges à ceux de nos ancêtres qui l'ont pratiqué. C'était jus-
tice : qui n'admirerait, en effet, la vertu de ces hommes capables de
quitter la patrie et la ville, montant sur des galères, pour ne pas
se soumettre , alors que , Thémistocle leur ayant conseillé ce dé-
part, ils l'élurent aussitôt pour chef, et Gyrcile, au contraire, leur
parlant d'obéir, ils le lapidèrent sur place, et non pas lui seulement,
mais vos femmes, la sienne; car les Athéniens d'alors ne cher-
chaient pas l'orateur ni le général grâce auquel ils pourraient jouir
d'une heureuse servitude : ils ne croyaient pas même digne d'eux de
vivre, s'il ne leur était donné de vivre libres. Chacun d'eux pensait
qu'il avait été mis au monde non pas seulement pour son père et pour
sa mère, mais aussi pour son pays. Quelle différence y a-t-il entre ces
deux choses? La voici. L'homme qui se croit né seulement pour ses
parens attend la mort fixée par l'ordre du destin et venant d'elle-
même à son heure; mais celui qui se croit aussi né pour sa patrie
veut mourir pour ne pas la voir esclave, et il juge plus affreuses que
la mort les humiliations et les injures qu'il faut subir dans une ville
asservie.
« Si donc je me hasardais à dire que c'est moi qui me suis mis en
avant pour vous inspirer des pensées dignes de vos aïeux, il n'est
personne qui ne dût avec raison me prendre à partie; mais aujourd'hui,
moi, je confesse que de telles déterminations étaient les vôtres, et je
prouve qu'avant moi Athènes avait à elle cette manière de penser. Une
part d'action auxiliaire dans chacune des choses qui ont été faites,
voilà ce que je dis m' appartenir aussi. Mais cet homme, au contraire,
qui incrimine tout, et vous ordonne d'être implacables pour moi,
comme pour l'auteur des alarmes et des dangers de la ville, en même
temps qu'il aspire à me dépouiller, dans le présent, d'un titre d'hon-
neur, il vous arrache à tout jamais votre gloire; car, si par cette con-
sidération que ma politique n'a pas été la meilleure vous condamnez
Ctésiphon, vous paraîtrez avoir failli vous-mêmes dans le passé, et non
pas seulement avoir succombé à la malignité de la fortune. Mais ï}
n'en est pas ainsi : non, vous n'avez pas failli, hommes athéniens, en
37A REVUE DES DEUX MONDES.
ayant choisi le côté du péril à braver pour l'indépendance et le salut de
tous. Non, je le jure par ceux qui s'exposèrent les premiers à Mara-
thon, et par ceux qui étaient rangés en bataille à Platée, et par ceux
qui combattirent à Salamine et aussi à la journée d'Ârtémise, et par
beaucoup d'autres gisant aujourd'hui sous la pierre dans nos monu-
mens publics, vaillans hommes que la ville, les jugeant dignes du
même honneur, a tous également ensevelis, ô Eschine! et non pas
ceux-là seulement qui avaient réussi ; elle était juste en cela, car
l'œuvre des hommes de cœur, tous l'avaient accomplie; mais ils avaient
eu la part de destinée que le Dieu avait faite à chacun d'eux. »
J'écoutais, sous la voix grave et passionnée du lecteur, ce serment
immortel, reconnaissant à peine mes faibles paroles françaises, que
remplaçait l'accent d'une âme antique, et, suspendu entre le souve-
nir de l'original qui retentissait tout bas en moi et l'expression
vivante qui m'en rendait le sens véritable et toute la grandeur, je
sentais pour ainsi dire dans chaque son une sympathie, une com-
plicité généreuse de l'éloquent général avec l'héroïque orateur de la
liberté grecque. Ce sentiment d'un périlleux effort tenté sans succès,
et qu'il aurait fallu tenter malgré la certitude du revers, jaillissait
comme un cri du cœur, et confondait, à deux mille ans de distance,
deux douleurs patriotiques dans un même élan de résignation en-
thousiaste.
Je restais muet d'admiration devant l'œuvre de Démosthènes ainsi
interprétée, ainsi retrouvée : la lecture inspirée avait anéanti la tra-
duction, à peu près comme une admirable harmonie, jetée par l'ar-
tiste sur les lignes d'un libretto^ remonte, par-delà les paroles, à la
pensée première, à la passion du personnage, à son agonie de dou-
leur ou à sa crise de délivrance, et traduit directement par la mu-
sique ce que la langue n'avait pas exprimé.
« Que cela est beau! reprit lentement le général, comme épuisé
par ce court, mais complet effort. De quelle main cet homme relève
le peuple auquel il s'associe ! et à quel degré il se relève lui-même
en se rendant indépendant de la destinée, et en se proposant un but
moral plus haut que le succès et qui n'en a pas besoin ! A la guerre,
dans le monde, dans la vie publique, partout, il faut ainsi se faire un
idéal de devoir et d'honneur, en dehors de tout calcul sur les chances
de succès, et même avec la chance contraire volontairement choisie.
De cette sorte, on n'est jamais trompé, car dans l'amertume des re-
vers, il reste au cœur la satisfaction et la justice de l'entreprise. Les
peuples, comme les individus, doivent ainsi se faire une perspective
dominante, un horizon de gloire. De nos jours, près de nous, nous
voyons tomber et avorter bien des tentatives de liberté. Vaudrait-il
mieux cependant qu'elles n'eussent pas été faites? et l'essai même
SOUVENIRS 1>E LA âOHBONNE EN 1825. 375
n'est-il pas une protestation, et la protestation un accroissement du
droit?
« Je ne suis pas encore, ajouta-t-il, pleinement assuré des pro-
grès continus de la France dans la noble carrière où elle est entrée.
Ce n'est pas l'étranger que je redoute pour elle : sans lui, elle peut
pécher par excès ou par inconstance; mais qui voudrait, n'importe
l'avenir, que la France n'eût pas donné un si bel exemple? Qui vou-
drait qu'elle n'eût pas travaillé à cette œuvre glorieuse du gouverne-
ment constitutionnel, de l'impôt librement voté, de la loi librement
faite, du droit individuel garanti, de l'arbitraire aboli, du droit pu-
blic fondé sur la liberté de chacun et la puissance de tous, dans les
limites de la loi? »
En achevant ces mots, le général prit congé de moi, pour aller à la
chambre, me laissant sous une impression bien souvent présente de-
puis à mon souvenir, mais qu'aucune parole de moi ne peut assez
rendre. Peu de jours après, à l'occasion des comptes de la guerre
d'Espagne, et d'une de ces liquidations financières, conclusion finale
de la gloire dans nos temps modernes, il prononçait son dernier et
en même temps son meilleur, son plus simple, son plus austère dis-
cours. Quelques mois encore, et il n'était plus : la tribune avait con-
sumé ce noble survivant de la guerre; à cinquante ans à peine, le
général Foy, dans toute la vigueur de son talent, dans le progrès
de sa raison politique, au milieu d'une estime justement croissante
et d'une admiration salutaire à l'esprit public, était enlevé, je ne
dirai plus à son parti, mais à la France, qu'il eût servie dans toutes
les épreuves avec non moins de modération et d'énergie honnête que
Casimir Périer; et il laissait seulement , dans le spectacle inouï jus-
qu'alors de ses obsèques vraiment nationales, une grande leçon ti tp
tôt perdue pour notre oublieuse patrie.
VlLLEMAlN,
Membre de rAcadéniie t'iaiiçaise.
L'ASTRONOMIE
EN 1852 ET 1853.
Quid dem, qtiid non dem?
( Horace.)
Que dire, que taire?
Autant il est agréable de répondre, dans un salon, aux questions que les
gens du monde adressent à ceux qu'ils savent s'occuper des phénomènes du
ciel, autant il est périlleux de traiter en astronomie un sujet déterminé quand
il n'est indiqué ni par la curiosité du lecteur ni par Tà-propos de quelque nou-
velle scientifique. Depuis que les influences de la lune, des éclipses, des pla-
nètes et des comètes ont été reléguées dans l'astrologie, et celle-ci elle-même
reléguée dans l'immense magasin des vieilles erreurs que l'esprit humain a
abandonnées en arrivant à l'âge mùr, les brillans phénomènes célestes ont
beaucoup perdu de l'intérêt populaire qui s'y rattachait, quand on croyait y
trouver des pronostics de médecine, de politique ou de religion. On ne s'oc-
cupe plus maintenant de l'âge de la lune dans les soins qu'on donne aux ma-
lades et dans les travaux de l'agriculture. Les comètes n'annoncent plus la
mort des rois; on ne tire plus l'horoscope des princes. Wallenstein, s'il eût
vécu de nos jours, n'aurait point eu sa planète Jupiter. Enfin l'indifiërence
naturelle du public pour ce qui ne peut être ni objet de crainte ni sujet d'es-
pérance a mis d'étroites bornes à la curiosité active qui s'enquérait autrefois
des mouvemeus des astres, et rappelle l'expression singulière de l'astronome
Delambre, qui qualifiait d'inutiles les petites étoiles qui ne servaient pas à rec-
tifier les instrumens des observatoires, ou à déterminer d'une manière plus
.précise les mouvemens du soleil, de la lune, des planètes et des comètes au
travers du ciel étoile.
Ainsi donc, à part les savans spéciaux et ceux qui sont voués aux arts
Ijratiquesqui se rapportent à l'astronomie, — comme la marine, la géographie,
les voyages de découverte, la chronologie, la mesure des temps par toute sorte
l'astronomie en 1852 et 1853. 377
crhorloges, la détermination de la figure de la terre, — c'est tou,jours la pure
curiosité, sans mélange d'intérêt matériel, qui fait que le public interroge un
astronome, comme il interrogerait un voyageur qui arriverait d'un pays in-
connu, mais avec lequel on ne pourrait aucunement présumer avoir un jour
à lier des relations d'un ordre quelconque. Les taches du soleil, les monta-
gnes de la lune, l'absence d'habitans sur cette vaste masse si près de nous,
les phases de Mercure et de Vénus, les éclipses de soleil et de lune, les étoiles
que cache la lune en passant entre elles et nous, les limes nombreuses de Ju-
piter, de Saturne et d'Uranus, les nuages mobiles de Jupiter, les neiges que
l'on voit s'amasser sur chaque pôle de la planète Mars, quand le soleil les
abandonne, exactement comme sur la terre, les étoiles doubles qui tournent
l'une à l'entour de l'autre et nous donnent dans le ciel de véritables cadrans
séculaires qui enregistrent les longues dates chronologiques comme nos calen-
driers le font pour nos années; enfin toutes les perturbations que développe
l'action mutuelle de tous les corps planétaires qui circulent autour du soleil,
(!orps dont la terre fait partie, — tout cela et mille autres résultats intéressans
de l'observation et du calcul tirent, je le répète, leur plus grand prix aux yeux
du public de la circonstance fortuite qui appelle son attention sur telle ou
telle partie de la science.
D'ailleurs l'astronomie, séparée de son utile et mensongère sœur l'astro-
logie, qui s'adressait aux imaginations et au sentiment de l'amour du mer-
veilleux inné dans l'homme, n'offre rien de dramatique, rien d'imprévu, rien
qui soit le résultat de la volonté, du choix, de la spontanéité, encore moins
de la passion. Les comètes elles-mêmes, quoique leur apparition ne puisse être
prévue, marchent avec une telle régularité, qu'après trois observations l'astro-
nome fixe leur marche subséquente. Le soleil parcourt éternellement l'éclip-
tique; la lune ne sort jamais du zodiaque pour aller éclipser l'étoile polaire.
I*lusieurs siècles à l'avance, on peut prédire la direction où l'astronome, qui
sera aussi loin de nous dans l'avenir que Jules César, l'auteur de notre année
solaire, l'est dans le passé, devra pointer son télescope pour trouver une des
planètes dont les éphémérides de notre Bureau des Longitudes donnent an-
nuellement la position aux marins, aux géographes, aux voyageurs, aux hor-
logers et aux astronomes eux-mêmes.
Cependant l'astronomie, réduite aux exigences sévères de la plus mathé-
matique des sciences, n'est point abandonnée par les peuples que la civili-
sation met au premier rang pour la puissance comme pour le développement
intellectuel. Les deux plus anciens observatoires du monde, celui de Paris et
celui de Greenwich, près de Londres, ont été imités dans un grand nombre
de nations. L'Allemagne, la Russie, l'Italie, et depuis peu les États-Unis d'A-
mérique, n'ont rien maintenant à envier à la France et à l'Angleterre. De
plus, chez les deux peuples qui parlent la langue anglaise aux deux bords de
1 Atlantique, et dont la population surpasse aujourd'hui cinquante millions
d'âmes, la distribution moins égale de la richesse parmi les particuliers, les
grandes fortunes aristocratiques et commerciales, ont permis à plusieurs ama-
teurs opulens d'élever de magnifiques instrumens spéciaux dans des obser-
vatoires privés. 11 suffira de citer le télescope presque fabuleux de lord Rosse
en Irlande. Ce télescope a six pieds anglais d'ouverture et une longueur totale
TOME I. 25
378 REVUE DES DEUX MONDES.
de près de soixante pieds; il est porté sur des murs de soixante-douze pieds de
long- et cinquante de hauteur; il pèse quinze mille kilogrammes et a coûté
300,000 francs à son noble constructeur. Qu'on se ligure un moment l'œil d'un
géant dont la prunelle aurait six pieds de diamètre! Les oljservatoires de Paris,
de Poulkova près Saint-Pétersbourg et de Cambridge près Boston, aux États-
Unis, possèdent en outre d'immenses lunettes de quatorze pouces français de
diamètre. L'année dernière, 1852, a vu établir en Angleterre, chez un modeste
ecclésiastique, une lunette dont les verres sont encore plus grands, mais dont
les efifets comparatifs ne sont pas encore bien appréciés.
Qu'a-t-on fait de tous ces moyens d'observation dans ces dernières années,
notamment en 1852? Commençons par les étoiles.
L
. Il n'est personne qui ne sache que notre soleil fait partie d'une vaste agglo-
mération de soleils semblables au nôtre qui sont les étoiles innombrables dont
le ciel serein nous semble parsemé; mais ce que l'on sait beaucoup moins, c'est
que cet amas prodigieux de soleils forme dans le ciel un ensemble limité, une
sorte d'agglomération distincte dont l'imagination peut à peine se figurer
rétendue, quand on pense que le soleil le plus voisin du nôtre est au moins
deux cent mille fois plus loin de nous que la terre ne l'est du soleil, et que
cette dernière distance de la terre au soleil est au moins douze mille fois
l'épaisseur de la terre. Tout cet ensemble de soleils, fondus à l'œil par la dis-
tance, forme ce que l'œil aperçoit tout autour du ciel sous la ferme d'une clarté
pâle et blanchâtre et qu'on nomme la voie lactée. Il n'est point de chiffres,
point do nombres qui puissent représenter la quantité de ces soleils accumulés,
entassés les uns derrière les autres dans ce vaste système de soleils qui couvre
pour nous une immense région du ciel. A mesure que les télescopes, en se per-
fectionnant, ont pénétré plus avant dans cette masse d'étoiles, on en a aperçu
de nouvelles derrière celles que le télescope pouvait atteindre et distinguer.
Faisons de cet ensemble, de cette voie lactée de soleils tous distincts, une Ue
au milieu du ciel, suivant l'expression admirable de M. de Humboldt, et, mal-
gré l'immensité des dimensions de cet amas d'étoiles, nous serons bien loin
encore d'avoir peuplé, d'avoir rempli, d'avoir comblé les profondeurs de l'es-
pace accessible à nos instrumens. En effet, l'ensemble des soleils dont le nôtre
fait partie, — notre voie lactée, notre nébuleuse stellaire, — n'est pas le seul dans
le monde. Avant le télescope de lord Rosse, ceux des deux Herschell, père et
fils, avaient sondé à fond les espaces célestes. Mais combien de voies lactées,
d'îles de soleils isolées les astronomes ont-ils trouvées avec leurs admirables
instrumens et leur habileté encore plus extraordinaire? Sont-ce deux ou trois
nébuleuses, comme Huyghens en voyait vers la fin du xvii" siècle, ou bien une
centaine, comme Messier les cataloguait vers la fin du xvnr? Non, la dernière
revue du ciel que vient de taire paraître M. John Herschell nous eu enregistre
plus de quatre mille! Combien en verrait-on avec le télescope de lord Rosse?
Ainsi nous marchons d'infini en infini. Notre terre, comparée à l'hommev
semble infiniment grande; elle n'est cependant qu'un point, comparée à notre
soleil et à la distance qui sépare deux soleils voisins. De ces soleils, il y en a
l'astrotvomie en 1852 et 1853. 379
une infinité tout à fait incalculable dans notre voie lactée, et si, par Timagi-
nation comme par le télescope, nous espaçons les unes derrière les autres les
voies lactées dans l'univers comme le sont les soleils individuels dans chacune
des voies lactées individuelles, nous arrivons à des limites tellement distantes
de nous, que l'imairination la plus ambitieuse sent plutôt le besoin de se re-
I)lier vers notre coin du monde que de poursuivre encore plus loin ces amas
de soleils entassés les uns sur les autres à perte de vue télescopique.
Ceci bien compris, voici les résultats des dernières années et même des der-
niers mois dans Tobservation astronomique de ces amas distincts d'étoiles que
l'on désigne ordinairement sous le nom de nébuleuses, parce qu'ils ressem-
blent, comme les petites portions de la voie lactée ordinaire, à de petits nuages
faiblement lumineux. Les télescopes et les lunettes de nos jours ont montré
que toutes ces agglomérations nébuleuses n'étaient réellement que des amas
d'étoiles qui se sépai'aient et se montraient distinctes sous la puissante inspec-
tion d'un instrument plus grand et plus parfait. Les limites du monde se sont
ainsi trouvées reculées prodigieusement, car, suivant l'opinion qui voyait
dans ces nébuleuses, non pas des entassemens de soleils, mais bien une véri-
table matière continue disséminée dans l'espace, rien n'obligeait à reculer ces
limites, comme l'exige l'idée de soleils distincts et d'amas de soleils distincts
espacés les uns à côté des autres à partir du point d'où nous les observons.
Ainsi, d'après les observations modernes, de l'homme à la terre un infini, de
la terre au soleil un second infini, du soleil à l'amas de soleils qui constitue
la voie lactée un troisième infini, enfin un quatrième infini de la voie lactée
à l'ensemble de toutes les voies lactées qui peuplent le ciel. Voilà quatre infi-
nis successifs de grandeurs que nous franchissons à l'aide de nos instrumens
d'optique, et personne ne pensera sans doute que nous ayons atteint les bornes
du monde matériel.
Passons de ces ensembles illimités à l'observation individuelle des étoiles :
un autre étonnement nous attend dans cette localité, aussi restreinte que le
champ des nébuleuses était vaste. Dans plusieurs cas, à côté d'une étoile bril-
lante on distingue une seconde étoile moins brillante, et qui semble presque
la toucher, avec des instrumens de faible pouvoir. En observant ces étoiles
doubles pendant plusieurs dizaines d'années, William Herschell le père con-
stata que les deux étoiles tournaient l'une à Fentour de l'autre. Observées en
plein ciel, tantôt la petite était au-dessus de la brillante, plus tard elle se voyait
à côté, plus tard encore elle se voyait,-au-dessous. Il y a telle étoile double qui
accomplit cette évolution en un tiers de siècle, telle autre en un demi-siècle;
d'autres exigent pour leur période plusieurs centaines d'années. Quel em-
barras peuvent maintenant trouver les chronologistes à fixer des ères éter-
nellement stables, puisque telle année où telles étoiles doubles auront telle
position relative entre elles ne pourra être confondue avec aucune autre
année, dût-on prolonger le temps à dix mille, à cent mille années? Il suffit
déjà, pour établir ces grandes périodes, de prendre les étoiles doubles à mou-
vement bien connu que contient le grand ouvrage dont IVJ. Struve, le direc-
teur de l'observatoire impérial de Poulkova, vient d'enrichir la science des
étoiles, qui semble son domaine exclusif et privilégié par le mérite et par la
renommée. ?
380 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne nous étendrons pas sur ce qui a été fait dans cette branche de
l'astronomie : pour ce qui regarde la scintillation des étoiles expliquée par
M. Arago, d'après sa théorie et ses observations sur les étoiles variables ainsi
que sur bien d'autres récentes découvertes d'astronomie stellaire, les savantes
et claires notices scientifiques insérées par l'illustre académicien dans YJn-
nuaire du Bureau des Longitudes n'ont laissé rien à dire. Dans ces notices,
on reconnaît l'expérience d'un observateur consommé aidé de la science d'un
mathématicien de l'école de Laplace et de connaissances complètes dans la
science de la lumière, qui lui doit de son côté ses plus admirables progrès.
Dans toutes les branches de la science des étoiles en un mot, l'année 18.^2 a
continué partout l'activité des années précédentes.
En descendant des étoiles à notre soleil par un pas qui, comme nous l'avons
déjà dit, n'est pas moindre que deux cent mille fois la distance de la terre
au soleil, laquelle surpasse elle-même 130 millions de kilomètres, nous voilà
dans la région des planètes entre lesquelles nous comptons notre terre. Les
anciens, qui mettaient à tort le soleil et la lune au rang des planètes, en comp-
taient sept; nous en connaissons maintenant, ou pour mieux dire aujour-
d'hui, trente et une. Je dis aujourd'hui et au moment où j'écris (t), car, quoique
la dernière découverte date du 15 décembre i852, il est possible que cette
année, féconde en planètes (elle nous en a révélé huit), nous en donne encore
une avant le l'"'' janvier 1833. On peut grouper commodément ces trente et
une planètes, en remarquant qu'à partir du soleil quatre planètes de gros-
seur moyenne, Mercure, Vénus, la Terre, ou si l'on veut Cybèle, et Mars, cir-
culent autour de cet astre central et dans son voisinage, tandis qu'aux limites
du domaine du soleil quatre grosses planètes, Jupiter, Saturne, L'ranus et Nep-
tune, se meuvent dans d'immenses orbites; la dernière même est trente fois
plus éloignée du soleil que ne l'est Cybèle. Entre ces deux groupes, c'est-à-dire
entre Jupiter, le moins éloigné du soleil dans le groupe des grosses planètes,
et Mars, la plus distante du soleil parmi les planètes moyennes voisines du
soleil, sont venues se grouper vingt-trois petites planètes formant une sorte
de volée de très petites planètes peu distantes les unes des autres, et occupant
l'espace qui sépare l'orbite de Mars de celle de Jupiter. Voici les noms et les
dates de découverte de ces vingt-trois petits corps célestes, avec les noms des
astronomes à qui nous les devons; on y voit que l'année 1832 nous a donné
huit de ces corps célestes :
1801. Cérès Piazzi Palerme.
1802. Pallas Olbers I. . . . Brème.
1804. Junon Harding. . . . Lilienthal.
1807. Vesta Olbers II. . . Brème.
1845. Astrée Hencke I. . . . Driesen.
1847. Hébé Hencke lï. . . Driesen.
1847. Iiis Hind I Londres.
1847. Flore Hind II. . . . Londres.
1848. Métis Graham. . . . Markree (Irlande).
1850. Hygie. . .... Gasparis I. . . Naples.
1850. Parthénope. . . Gasparis IL . Naples.
(1) 25 décembre 1852.
l'astronomie en 1852 et 1853. 381
1850. Victoria HindlII.. . . Londres.
1850. Égérie Gasparis III. . Naples.
1851. Irène Hind IV. . . , Londres.
1851 Eunomia. . . . Gasparis IV. . Naples.
1852. Psyché Gasparis V. . Naples.
1852. Thétis Luther Dusseldorf.
1852. Melpomène. . . Hind V. . . . Londres.
1852. Fortuna Hind VI. . . . Londres.
1852. Massalia. . . . Chacornac. . . Marseille.
1852. Lutetia Goldschmidt.. Paris.
1852. Calliope Hind VII. . . Londres.
1852. Thalie Hind VIII. . . Londres'.
On sera peut-être surpris du grand nombre de petites planètes que MM. Hind
et Gasparis ont ajoutées et ajouteront sans doute encore au groupe placé entre
Mars et Jupiter, Pour juger du mérite et de l'immensité du travail nécessaire
pour découvrir des astres d'un si faible éclat, il nous suffira de dire que c'est
en intercalant sur une carte d'étoiles déjà faite toutes les petites étoiles que
le télescope peut atteindre, que l'on arrive, en y regardant bien soigneuse-
ment, à reconnaître que quelques-uns de ces points brillans ont changé de
place et sont de véritables planètes dont on assigne ensuite la distance au
soleil et le temps de la révolution. C'est ainsi qu'en 1846 M. Galle, à Berlin,
sur les indications de M. Leverrier, reconnut la planète Neptune. Tout le
monde sait encore qu'Uranus fut trouvé en 1781 par William Herschell. Quant
aux planètes visibles à l'œil nu, on est libre de faire remonter jusqu'à Adam
la date de leur première observation.
Les astronomes, si heureusement récompensés de leurs travaux en 1832 par
la conquête de huit planètes, petites sœurs de notre terre, ne l'ont pas été
moins dans la découverte des comètes télescopiques, c'est-à-dire invisibles à
nos yeux sans l'aide des instrumens d'observatoire. Mais quel intérêt le pu-
blic peut-il prendre aujourd'hui à l'un de ces mille petits nuages du chaos
arrivant des profondeurs du ciel pour y retourner à jamais, incapables de
servir ou de nuire, et si légers qu'on peut dire à la lettre que, sous le rap-
port de leur ténuité, de leur peu de soUdité, de leur peu de substance maté-
rielle enfin, ces astres, — plus légers cent mille fois que l'air qui constitue
le souffle des vents, — • ces astres, disons-nous, sont sur l'extrême hmite de
l'existence? 11 est difficile même de bien se figurer à quel point est diffuse la
matière nuageuse dont ils sont formés. En empruntant aux anciens alchi-
mistes l'expression par laquelle ils désignaient une certaine vapeur métallique
très légère, nous dirons que les comètes sont un rien visible. Elles n'ont
pour nous pas d'autre qualité, d'autre propriété physique que leur visibilité.
— Eh bien! alors, me disait un interlocuteur enchanté d'en finir avec les
comètes, s'il en est ainsi, — comète, que me veux-tu'?
Je serais cependant fâché de diminuer l'importance scientifique réelle de
ces astres, et surtout celle des quatre comètes à révolution fixe que nous con-
naissons déjà : savoir, celles qui portent les noms de Halley, de Encke, de
Biéla, et de notre compatriote M. Faye. Ces comètes inutiles au pubhc ont
vérifié la loi de Newton sur l'attraction, permis de sonder les cieux autour
fSS'Z REVUE DES DEUX MONDES.
du soleil à de grandes distances, donné des lumières sur la constitution des
espaces célestes, et enfin, suivant les idées timidement mais obstinément pré-
sentées par l'illustre inventeur des locomotives, M. Séguin, del'Institut de
France, elles nous promettent des notions sur cet amas de petits corps, de
matière chaotique, suivant l'expression de Chladni, qui circule autour du
soleil dans la région zodiacale concurremment avec les grosses planètes, et
qui nous donne les météores appelés étoiles filantes d'une part, et de Tautre
ces redoutables bolides ou globes solides qui s'engagent parfois dans notre
atmosphère, s'y échauffent et y font explosion en canonnant la terre, sur
toute leur direction^ de leurs éclats pierreux. Ces pierres tombées du ciel,
comme on les appelle ordinairement, ont plusieurs fois tué des hommes et
incendié des habitations. — Pour prendre ces malfaisans visiteurs des espaces
célestes sous un point de vue moins sérieux, espérons qu'avec le progrès des
sciences et la diffusion des connaissances astronomiques, les romanciers et les
auteurs dramatiques trouveront dans les bolides de nouveaux moyens de
punir le crime triomphant et de relever la vertu appauvrie et souffrante.
Une masse de fer comme celle que Pallas observa en Sibérie viendra des espa-
ces célestes écraser le pervers opulent, et un lingot d'or non moins immense
tombera dans la triste retraite du juste indigent.
L'année 1852 a vu commencer la publication des beaux travaux ordonnés
par l'empereur de Russie pour la détermination de la figure de la terre. Ces
travaux sont dus à M. Struve: La géodésie, car c'est ainsi qu'on désigne la
mesure de la terre et 'a détermination de sa figure, est vraiment une science
française par l'initiative de notre nation. Écoutons l'astronome royal d'Angle-
' terre, M. Airy, homme aussi élevé moralement au-dessus des injustes vanités
nationales reprochées à sa nation qu'il l'est scientifiquement par ses beaux
travaux de théorie et d'observation. M. Airy s'exprime ainsi : « On lit dans
l'Histoire de la Civilisation, par M. Guizot, que la France a été le grand
pionnier de la science; que, généralement parlant, la civilisation est origi-
naire de France. Je pense qu'en matière de science, il en est ainsi que
l'affirme "M. Guizot. Quand la question de la figure de la terre vint à être dé-
battue, deux expéditions célèbres s'effectuèrent sous les auspices du gouver-
nement français. Ce furent les deux premières grandes expéditions inscrites
dans l'histoire du monde. L'une fut envoyée en Laponie, près du pôle; l'autre
le fut au Pérou, sous l'équateur, — et jamais expéditions ne se rendirent plus
justement célèbres que ces deux -là. » On était alors presque au milieu du
xvjii* siècle. Au commencement de celui-ci, les travaux faits en France ont
continué la gloire nationale et illustré les noms de MM. Delarabre, Méchain,
Biot et Arago. L'Angleterre, dans son territoire restreint, a mesuré très exac-
ternent sa portion de surface terrestre dans les deux sens , et notamment de
l'eêt à l'ouest, par le beau travail de M. Airy, dont je viens de citer le nom,
mais, dans ses immenses possessions de l'Inde, l'Angleterre a fait mesurer un
arc de même étendue que l'arc de France. Celui de Russie pose une de ses ex-
trémités au cap Nord, et l'autre sur la Mer Noire. Enfin les États-Unis, en ce
moment même, mesurent la terre sur leur vaste territoire. Les travaux, con-
fiés à la direction de M. Bâche, l'arrière-petit-fils de Franklin, sont dignes
d'un peuple qui a tout un continent pour territoire, et dont la population, au-
l'astronomie en 1852 et 1853. 383
jourd'hui presque égale à celle de la France, comptera en 1900 plus de cent
V ngt millions d'âmes. Dans la vie des peuples, 1800 c'était hier; 1900, ce sera
demain!
II.
Ainsi que le remarque Laplace, Tastronomie actuelle est la seule science en
possession de prédire les événemens futurs plusieui^ siècles à l'avance. 11 est
bien entendu que ces prédictions n'ont pour objet que la prescience des faits
astronomiques, c'est-à-dire de la position des astres dont les mouvemens eur-
chaînés par les calculs théoriques sont infailliblement nécessaires, autant in-
faillibles, par exemple, que l'heure du lever et du coucher du soleil dans telle
localité, à tel jour de l'année. Où sera le pôle dans trente siècles? Où sera le
soleil? Où seront les planètes? Quel sera l'aspect des étoiles doubles? Quelle
longueur auront les différentes saisons? Tout cela peut être prédit, et sous ce
point de vue, la curiosité s'en rapporte volontiers à l'infaillibilité des mathé-
matiques. Cherchons donc ce qui est moins certain. D'après l'activité scienti-
fique universelle, essayons de préciser ce que nous pouvons espérer pour 1853,
La grande lunette de l'Observatoire de Paris, convenablement portée sur le
pied parallactique voté par la chambre française, marquera une ère dans la
science des astres, où, suivant Fontenelle, l'art d'observer, qui n'est que le
fondement de la science, est lui-même une très^grande science. Tous les pro-
blèmes sur lesquels les observateurs de Paris doivent interroger le ciel sont
déjà prêts. Les observatoires de France, d'Allemagne, d'Italie, de Russie, de
rinde, du cap de Bonne-Espérance, d'Angleterre, du Canada, les nombreux
observatoires des États-Unis, tous les observatoires pïivés de l'Angleterre et
de l'Amérique, ne resteront pas oisifs. Le nombre des petites planètes s'ac-
croîtra sans doute jusqu'à trente, en descendant jusqu'aux points presque
imperceptibles du ciel étoile, observés avec des télescopes de plus en plus
I)uissans. La théorie de la lune, dont les positions guident le navigateur et
le voyageur dans les déserts des océans et des pays inconnus, sera perfec-
tionnée, et, au lieu d'atteindre un demi-siècle de prévisions exactes, fran-
chira un ou deux siècles d'intervalle. Les comètes dont le retour est attendu
se montreront à l'appel des éphémérides mathématiques; d'auires seront
découvertes, et on pourra raisonner sur leur ensemble. Enfin la géograpMe
astronomique, en Russie et en Amérique surtout, atteindra la précision
qu'elle a depuis longtemps en France et depuis plusieurs années en Angleterre.
De nouvelles lunes seront, comme dans ces dernières années, ajoutées à celles
que l'on connaissait déjà autour de Saturne, d'IIranus et de Neptune, et peut-
être même autour de Jupiter et de Vénus. Les éclipses n'offriront pas, en 1853,
grand intérêt. Les observateurs qui, en juillet 1851, s'étaient trouvés réunis
en Norvège et en Prusse pour l'éclipsé totale de soleil, se sont donné rendez-
vous en Algérie pour celle de 1861. Enfin nous aurons la géographie de la
lune, que les grands instrumens permettent d'observer à peu près aussi bien
que du sommet du Puy-de-Dôme on observe la Limagne d'Auvergne, ou bien
les vallées du Roussillon du sonnnet du Canigou, ou enfin les vallées suisses
du sommet des Alpes. Cette géographie de la lune, ou plutôt cette géologie^
38Ù REVUE DES DEUX MONDES.
plaines par plaines, volcans par volcans et même rochers par rochers, nous
dévoilera de curieuses lois de formations de terrains sur ce vaste globe désert
où rien ne change, rien ne végète, où il n'y a ni pluies, ni vents, ni mers, ni
rivières, encore moins aucune trace ou empreinte des travaux ou de l'existence
des êtres vivans, tandis que sur Mars, qui est quatre cents fois plus éloigné, et
même sur Jupiter, bien plus éloigné encore, nous apercevons les effets de plu-
sieurs des météores qui se développent sur une si grande échelle dans notre
atmosphère. L'atmosphère elle-même semble totalement manquer à la lune.
Lord Rosse nous promet une étude complète de la géologie de notre satellite,
qui a déjà été l'objet de plusieurs observations de M. William Bond, de l'obser-
vatoire de Cambridge, près Boston, pourvu, comme nous l'avons dit, d'une
lunette égale à celles des observatoires de Paris et de Saint-Pétersbourg.
Mais, dira-t-on, voilà de la science d'observatoire qu'il faut acheter au prix
de la construction d'instrumens immenses, difficiles à se procurer et encore
plus difficiles à manier et à utiliser dans le petit nombre d'heures où le ciel, par-
faitement limpide et serein, permet de pousser les instrumens à toute la puis-
sance dont ils sont susceptibles! En défalquant les nuits où la clarté de la lune
gêne les observations délicates autant que le jour gêne les observations ordi-
naires des étoiles, William Herschell, que l'on peut regarder comme l'incar-
nation du génie observateur, ne comptait pas en Angleterre plus de cent
heures par an pour les observations parfaites; nous n'en avons pas le double
à Paris. Transporter les grands instrumens astronomiques au sommet des
Alpes, des Pyrénées, des chaînes de l'Himalaya dans l'Inde ou des Cordillères
d'Amérique, c'est ce qui se fera, mais qui est encore moins accessible au pu-
blic que la construction des observatoires. N'y a-t-il donc rien pour l'astro-
nomie bourgeoise, pour ainsi dire, pour l'astronomie populaire, peu ambi-
tieuse, qui voudrait vérifier seulement les principaux phénomènes célestes,
sauf à croire sur parole les observateurs que leur ]X)sition professionnelle ou
l'amour de la gloire porte à tenter ce qu'il y a de plus difficile dans cette
difficile science d'observation? Nous nous sommes occupé, il y a plus de vingt
ans, de cette question d'un mérite modeste en apparence, mais en réalité
recommandable par le grand nombre de personnes auxquelles elle ouvre la
contemplation des plus beaux phénomènes célestes. Sous notre direction,
M. Soleil, l'excellent d^ticien, après de persévérantes tentatives, a construit
une lunette ou télescope astronomique et terrestre tout à fait portatif et de
la même force à peu près que les instrumens avec lesquels, sur les places pu-
bliques de Paris, le public est admis, pour quelques centimes, à l'observation
des objets les plus curieux que chaque saison nous présente dans le ciel.
Je suppose donc un instrument de cette force, qui est à peu près celle des
lunettes employées dans la télégraphie non électrique ou par les capitaines
de marine sur les vaisseaux bien approvisionnés; je le suppose, dis-je, en
i8o3, entre les mains d'un amateur tout à fait inexpérimenté. 11 mettra d'a-
bord le tuyau des oculaires terrestres, et il se donnera le plaisir très vulgaire,
mais toujours nouveau, de lire un livre à une distance d'une centaine de
mètres ou l'heure sur un cadran beaucoup plus éloigné, de distinguer les
arbres, les escarpemens des montagnes ou les vaisseaux en mer, de jour et
de nuit, avec une merveilleuse facilité; il discernera les détails microsco-
l'astronomie en 1852 et 1853. 385
piques de la végétation et les mouvemens des insectes d'un bout à l'autre d'un
jardin de grandeur ordinaire; il verra eniin, par les ondulations de l'air, cou-
rir le vent sur les plaines et sur les collines, comme on le voit quand il fait
ondoyer les épis d'une vaste moisson près de sa maturité. Déjà familier avec
la vision télescopique, il substituera l'oculaire astronomique à l'oculaire ter-
restre, et, observant la lune avant son premier et après son dernier quartier,
le soir ou le matin, il reconnaîtra les cavités arrondies de ses cratères volca-
niques et les ombres que projettent les montagnes et les collines sur les plaines
et sur le fond des abîmes des cratères. De jour en jour et presque d'heure en
heure, l'aspect changera, comme changent les ombres terrestres, d'heure en
heure, à mesure que le soleil s'élève ou s'abaisse. Tout cela se voit en tout
temps. Voici pour 1833 : le 29 mars prochain, la lune éclipsera la brillante
étoile Bêta, du scorpion; l'étoile sera couverte par la lune vers midi trois quarts,
et l'éclipsé, quoiqu'en plein jour, sera parfaitement visible à la lunette astro-
nomique. Une heure après, l'étoile reparaîtra à l'autre côté de la lune. Le
même phénomène, avec la même étoile, se reproduira deux lunaisons plus
tard, savoir le 22 mai prochain, au moment de la pleine lune. L'éclipsé com-
mencera à huit heures trois quarts du soir, et durera jusque vers neuf heures
trois quarts. Dans la même année, la planète Mars sera éclipsée par Ja lune
le l" août, un peu avant six heures du matin; l'éclipsé durera plus d'une
heure un quart. La facilité de pointer sur la lune rendra l'observation sûre;
la planète disparaîtra du côté brillant de la lune, et reparaîtra à sept heures
mi quart du côté obscur de cet astre.
L'observateur, après avoir armé son oculaire d'un verre noir disposé tout
exprès, verra en 1833, comme dans toute autre année, les taches noires du
soleil, que rien ne nous peut faire prévoir jusqu'ici, mais qui manquent rare-
ment pendant plusieurs mois. En suivant la position de ces taches, il s'assu-
rera que cet astre dominateur de notre système planétaire, et qui est qua-
torze cent mille fois plus gros que la terre, tourne sur lui-même en vingt-cinq
ou vingt-six jours.
La planète Vénus n'offrira point cette année ces beaux croissans analogues
à ceux de la lune, qui font la délectation des amateurs d'astronomie popu-
laire, et qui servirent si bien à Galilée pour prouver, d'accord avec Copernic,
que la terre n'est point le centre des mouvemens des planètes. Ce ne sera que
tardivement, le 28 décembre 1833, qu'elle nous montrera son disque à demi
illuminé et coupé en deux, comme la lune à son premier et à son dernier
quartier. Ses beaux aspects en croissans, à cornes très aiguës, ne se montre-
ront qu'en 1834.
Mercure, quoique plus petit et plus difficile à voir bien nettement, offrira
des croissans très aigus le 3 et le 16 avril 1833, le 13 et le 23 août, le 1" et le
H décembre; il aura l'aspect d'une lune âgée de trois à quatre jours. 11 sera
préférable pour la netteté de la vision aussi bien que pour Vénus d'observer
la planète avant la fin du crépuscule et quand le ciel est encore bien illuminé
par le reflet atmosphérique des rayons solaires.
Mars n'offrira rien d'intéressant aux lunettes ordinaires,
Jupiter sera dans son plus grand éclat et dans sa plus grande proximité de
la terre pendant le mois de juin, et à cette époque il sera en plein ciel à mi-
386 REVUE DES DEUX MONDES.
nuit. Quoique cette année cette belle planète soit très abaissée vers le sud, le
télescope montrera très bien les bandes obscures qui suivent son équateur, et
que l'on assimile à Faspect que doivent offrir les courans de nos vents alises
pour les observateurs de la terre situés dans les autres planètes. Notez que
dans Jupiter, où règne un printemps perpétuel, les courans atmosphériques
doivent avoir une régularité qui ne peut appartenir aux courans aériens de
notre terre, lesquels sont perpétuellement troublés par les changeraens des
saisons. Je renvoie aux éphémérides astronomiques ceux qui voudraient être
témoins d'une de ces éclipses des quatre lunes de Jupiter si curieuses par leur
analogie avec nos éclipses de lune. Ces quatre lunes elles-mêmes, avec toutes
leurs configurations de chaque côté de la planète principale, sont un objet
du plus haut intérêt, même pour les personnes les plus indifférentes aux no-
tions astronomiques. La Connaissance des Temps pour 1853, publiée par le
Bureau des Longitudes de France, donne pour chaque jour la configuration
des quatre lunes de Jupiter des deux côtés de leur planète principale, et c'est
toujours une surprise pour les personnes peu habituées à la précision astro-
nomique de trouver dans le champ de la lunette l'aspect indiqué longtemps
d'avance par le calcul — reproduit fidèlement dans le ciel.
Saturne et son anneau seront bien visibles au milieu de novembre 1833.
Un faible télescope peut à peine atteindre à la visibilité du plus brillant de ses
huit satellites ou lunes. Saturne, en 1853, sera très haut dans notre ciel bo-
réal et très-favorablement situé pour l'observation. Quant àUranus, qui, dit-
on, était connu des habitans d'Otahiti, qui l'observaient à l'œil nu avant
qu'Herschell le découvrît en Angleterre, il y a si peu de cas où son voisinage
d'une étoile bien visible permette de l'observer commodément, qu'il serait su-
perflu d'insister sur les moyens de le trouver, surtout quand on pense que le
résultat de cette pénible recherche ne serait que la vue d'un point faiblement
brillant tout semblable à une petite étoile.
Aucune des comètes à période connue ne revient en 1853. La comète at-
tendue en 1848 manque depuis lors au rendez-vous et fait conjecturer quel-
que perturbation extraordinaire; mais cela n'a rien à fournir à l'astronomie
populaire.
Depuis qu'en Amérique le télégraphe électrique a été employé à la déter-
mination des longitudes, cet admirable appareil peut être considéré comme
un véritable instrument d'astronomie. Notre belle administration télégra-
phique française vient d'atteindre Marseille ces jours derniers, et dans le cou-
rant de 1833, le réseau télégraphique de la France sera complété. Déjà, en
septembre 1831, le télégraphe électrique sous-marin avait relié l'Angleterre
à la France et l'Observatoire de Paris à celui deGreenwich. Plus tard, l'occa-
sion s'offrira peut-être de constater ici plusieurs des curieux résultats obtenus
dans l'ancien et le nouveau continent par l'électricité de la pile de Volta. Je
me bornerai à dire aujourd'hui que l'idée de faire traverser l'Atlantique tout
entier à un câble électrique allant d'Europe aux États-Unis me semble d*une
difficulté insurmontable, et que la seule voie pour reUer télégraphiquement
les deux mondes j c'est de passer par le détroit de Behring, qui, avec les îles
qui le partagent en deux, n'offre pas plus de difficulté que la Manche pour la
pose d'un câble électrique sous-marin.
l'astronomie en 1852 et 1853. 387
Si les a?tres, en perdant toute influence sur les destinées des hommes, ont
aux yeux du vulgaire perdu tout l'intérêt qui s'attachait à leurs mouvemens
et à leur position, nous trouvons cependant un cas où cette influence se ma-
nifeste sur notre globe; il est bien entendu que c'est une influence physique
et non une influence morale : je veux parler des marées. Tous les jours, sous
l'influence de la lune et du soleil, les océans terrestres se soulèvent et s'abais-
sent deux fois. Deux fois par jour, le rivage est envahi par le flux et ensuite
abandonné par le reflux. Cette incessante énergie des astres moteurs, et cette
perpétuelle obéissance des plaines liquides aux lois mécaniques de la nature,
se traduisent par des mouvemens tellement continus, que l'Océan semble
animé; mais c'est surtout sur les côtes de France que ces alternatives se dé-
ploient sur une grande échelle. Un phénomène encore plus curieux est celui
dont nous avons donné ici même la description et l'explication (1) : je veux
parler de la barre ou mascaret de la Seine, c'est-à-dire de cet immense et for-
midable flot qui, aux époques des pleines lunes et des nouvelles lunes des
équinoxes, envahit subitement le bassin de la Seine dans les parages de Quil-
lebœuf, à l'embouchure du fleuve. Pour être témoin de ce grand mouvement
des eaux, supposons en 1853 un curieux partant de Paris pour Rouen, et de
cette dernière ville arrivant en peu d'heures à Quillebœuf, par la voie de Pont-
Audemer. Si c'est au 2& ou au 27 mars -1853, au 24 on ou 23 avril, au 3 ou au
4 octobre, ou bien enfin au 2 ou au 3 novembre, il contemplera le plus beau
et le plus curieux de tous les phénomène^s de l'Océan. Des grèves à perte de
vue, sablonneuses et vaseuses, des rives basses, une rivière indigente d'eau,
comparativement à son lit immense, seront, à une heure prévue, inscrites
dans les éphémérides astronomiques, envahies avec fracas par une profonde
plaine liquide poussée d'un mouvement irrésistible, au milieu du calme le
plus complet, et dans le silence des vents et des orages. Ce n'est pas savoir
profiter des beautés de la nature que de ne point aller observer ces magiques
coups de théâtre de l'Océan, quand ils sont si près de nous et d'un accès si
facile.
Je terminerai en émettant le vœu que le goût et la pratique de l'astrono-
mie deviennent assez populaires en France pour engager les amateurs à sou-
lager autant que possible dans leurs travaux les astronomes de profession,
écrasés par les observations et les calculs réguhers des grands observatoires.
Pourquoi ne verrions-nous pas chez nous, comme en Angleterre et aux États-
Unis, des amateurs intelligens et dévoués établir dans des observatoires privés
des instrumens spéciaux, pour suivre telle ou telle branche de cette belle
science delà nature, dont le domaine embrasse l'immensité de l'univers? Le
grand Herschell lui-même, qu'était-il par rapporta l'observatoire royal d'An-
gleterre, sinon un simple amateur? Et cependant (jui jamais a fait plus que
lui pour l'astronomie? A part toute bravade d'esprit national, la France, dans
l'astronomie comme ailleurs, peut-elle accepter une infériorité?
BaBINET, de l'Institut.
(1) Voyez la Revue du 1er novembre 1852.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 janvier 1853.
Puisque donc nous voici entrés dans une année nouvelle et que cette année
dle-mème n'est déjà plus entière devant nous, puisqu'il ne nous est point
donné de suspendre le vol rapide du temps, ou plutôt puisqu'il est en dehors
de notre pouvoir de nous arrêter nous-mêmes, selon la pensée d'un vieux
poète, ne faut-il pas du moins, à mesure que se déroule le spectacle des choses
actuelles, essayer du mieux qu'il se peut de les recueillir et de les coordonner?
Sur ce fond mystérieux et changeant d'une époque, l'historien n'est tenu de
saisir que les grandes lignes, les grands résultats. Que d'élémens obscurs y
trouvent place cependant! Que d'impressions fugitives viennent s'y mêler!
Que d'événemens qui ne sont des événemens que pour les contemporains et
qui forment néanmoins ce que nous pourrions appeler le tissu de l'existence
quotidienne d'un peuple! Rien ne passe sous nos yeux qui n'ait son caractère
et sa signification; rien ne se produit qui ne puisse offrir à quelque degré la
mesure du mouvement des choses, depuis l'inauguration d'une église jusqu'à
ces questions diplomatiques où se manifestent les dispositions réciproques
des gouvernemens, depuis les démembremens d'un parti jusqu'aux change-
mens qui s'opèrent dans l'organisation politique d'un pays. Chaque jour heu-
reusement ne voit point éclater quelqu'un de ces faits qui transforment radi-
calement la vie d'une nation; mais les révolutions une fois accomplies et une
situation étant donnée, chaque jour peut montrer cette situation sous une
face nouvelle et par des côtés divers. Autant d'incidens qui se produisent,
autant de traits de la physionomie du moment; et quand ces traits se dessi-
nent avec quelque confusion, c'est à qui sait bien regarder de les voir d'une
manière distincte. L'année qui s'ouvrait il y a peu de jours a-t-elle déjà vu
uaitre quelques-uns de ces incidens caractéristiques? Peut-être en est-il plus
d'un où se peint la situation de la France vis-à-vis d'elle-même en quelque
sorte et vis-à-vis des autres pays. Deux faits d'un ordre bien différent, —
l'inauguration de Sainte-Geneviève et la reconnaissance du nouvel empire par
REVUE. CHRONIQUE. 389
les ,£^randes puissances continentales, — ne sont point, il nous semble, sans
avoir leur place dans l'histoire la plus récente de notre pays, non pas qu'ils
aient rien de commun, mais parce qu'ils expriment sous des formes diverses
la situation actuelle de la France.
C'est le lendemain du jour où l'année commençait que le Panthéon était de
nouveau rendu au culte catholique. Ce nom même de Panthéon s'effaçait de-
vant le nom plus chrétien de Sainte-Geneviève, patronne de Paris. La religion
reprenait solennellement possession de cette enceinte et la ranimait de ses
pompes. C'est une destinée singulière parfois que celle des monumens. Le
Panthéon, dans son histoire, ne semble-t-il pas résumer d'une manière saisis-
sante toutes les luttes, les fluctuations, les incertitudes de notre temps? Dans
sa destination première, il y a un siècle, ce devait être une église; cinquante
ans plus tard, la révolution y entrait en souveraine et en faisait une sorte de
temple païen élevé à l'homme; elle envoyait ses scribes verbaliser sur l'enlè-
vement des reliques et de la châsse de sainte Geneviève, œuvre du « ci-devant
soi-disant saint Éloi, orfèvre et évêque de Paris. » Marat allait remplacer la
sainte de Nan terre. Toutes ces obscénités épuisées, l'empereur venait rendre
l'enceinte profanée au culte religieux. Ce ne fut cependant que sous la res-
tauration, en réalité, que cette mesure trouva son plein accomplissement.
Mais déjà commençait la réaction contre le clergé et les influences de l'église,
et bientôt, en 1830, le Panthéon redevenait ce que la révolution l'avait fait
une première fois. Enfin survint la révolution de 1848, et ici, comme pour
résumer notre histoire dans ce qu'elle a de plus tragique, ce temple étrange
était destiné à devenir le théâtre d'un des plus sanglans épisodes des journées
de juin. Après ces scènes funèbres, il semble que la prière seule pût s'élever
sous ces voûtes où la guerre servile avait pénétré comme la dernière dérision
de l'orgueil humain. Un décret, en effet, rendait, il y a un an, le Panthéon à
sa destination première, et c'est l'autre jour que l'autel se relevait au fond de
ce sanctuaire, où ont régné les influences les plus opposées. A travers toutes
ces alternatives, qu'on le remarque bien, il y a quelque chose de plus profond
qu'une série de changemens dans la destination d'un monument public. A
chacun de ces changemens, il s'agit de savoir quelle est la direction des idées;
il s'agit de savoir de quel côté l'homme moderne incline ses adorations, du
côté de Dieu ou du côté de lui-même. Sans doute rien n'est plus juste et plus
moral pour un peuple que d'honorer les hommes qui l'ont servi par leurs
vertus, leur héroïsme ou leur génie, de conserver leur image et de perpétuer
leur souvenir. Ce qui est une triste et violente pensée, c'est le fanatisme de
l'homme pour lui-même poussé au point de s'ériger un temple et un culte.
Là est le renversement de toutes les notions. Il n'y a point de temple pour
l'homme. Pour l'écrivain de génie, le véritable temple, c'est le livre qui porte
son nom et l'influence de ses idées à tous les coins du monde; pour l'artiste,
c'est le musée où figurent ses ouvrages; pour l'homme d'état, c'est l'histoire
qui raconte ses actions et ses services. C'est par tout cela que les uns et les
autres se survivent. Voilà pourquoi, en soi-même, tout ce qui ramène le culte
de l'homme à Dieu seul, tout ce qui replace un temple sous son invocation
naturelle est une restitution salutaire. Seulement, que cette restitution, pour
être durable, s'accomplisse en dehors de tout esprit de réaction intempestive.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
et évite tout ce qui pourrait ressembler à une victoire de parti ou à une ven-
geance. Si de toutes les vicissitudes du Panthéon il peut ressortir des lumières
pour tous les esprits réfléchis, n'en ressort-il point aussi pour la reUgiou elle-
même? M*' l'archevêque de Paris, à l'inauguration de Sainte-Geneviève, rap-
pelant une des phases de l'histoire de ce monument sous la restauration, ajou-
tait qu'en 1830 il avait porté le poids d'une funeste solidarité politique. Cela
est vrai, et c'est un motif de plus pour la religion de rester elle-même. Si elle
ne doit jamais participer aux passions du moment, encore moins doit-elle
aller réveiller des passions rétrospectives. — Hommes et gouvernemens, et
même membres de l'ëgUsey nous avons tous traversé des années où on n'a pas
toujours fait tout ce qu'on aurait voulu faire, et où on n'a pu toujours éviter
tout ce qu'on n'api^rouvait pas. Il faut bien se sentir soi-même sans péché
pour jeter la pierre à d'autres. Nous soumettrions volontiers une considéra-
tion à M8' l'archevêque de Paris : après quinze ans de faveur sans- limite et
d'identification presque complète avec l'autorité politique sous la restaura-
tion, la religion s'est trouvée haïe, suspectée et menacée; après dix-huit ans
de persécutions et d'injures, comme on ne craint pas de le dire, la religion
s'est trouvée populaire, honorée et invoquée, en possession de toutes ses forces
pour aider au salut de la société. 11 faut bien que sous ce régime il y eût
quelque chose qui ne fût point entièrement défavorable au progrès 4e l'in-
tluence religieuse. Quoi qu'il en soit, la restitution du Panthéon au culte chré-
tien est très certainement un des signes les plus caractéristiques de notre
temps, un des symptômes palpables des tendances qui renaissent à l'issue des
révolutions. C'est un des laits qui marquent le mieux ce que nous appelions
la situation de la France vis-à-vis d'elle-même, du moins dans cet ordre d'in-
térêts moraux et religieux. Il y a longtemps que le nouveau gouvernement a
reçu de l'église ses lettres de reconnaissance.
Dans une sphère d'intérêts plus temporels, dans les rapports de la France
avec les autres nations, où en est cependant aujourd'hui cette question de la
reconnaissance des nouvelles institutions impériales? Il y a eu, comme on
sait, les gouvernemens qui ont reconnu tout d'abord l'empire; et il y a eu
ceux qui ont pris le temps pour méditer leur acquiescement. L'Angleterre,
rEsi)agne, Naples, la Belgique, sont au nombre des premiers; la Russie, la
Prusse, l'Autriche, sont au nombre des seconds. C'est à une date assez récente
que les ministres de ces dernières puissances ont remis leurs lettres de
créance. Serait-ce soulever indiscrètement le voile de dire que tout a bien pu
ne point se passer sans commentaires, sans négociations épineuses, et sur-
•^tout sans rumeurs au dehors? Quand il en serait ainsi, où donc serait le su-
jet de surprise? Évidemment les transformations politiques d'un pays comme
la France ne s'accomplissent pas sans soulever des questions qui touchent à
plus d'un intérêt. Seulement ceux qui résoudront ces questions dans un es-
prit supérieur de concihation et de prudence, ceux-là auront infailliblement
raison devant la civilisation, devant le monde, devant les peuples mêmes qu'ils
sont appelés à diriger. Par la rajùdité de ses évolutions, par la brusquerie de
ses métamorphoses, la France sans doute est un pays avec lequel il n'est
point toujours facile de vivre : elle étonne assez souvent et déconcerte encore
plus; elle multiplie peut-être les embarras en multipliant pour les gouverne-
i BEVUE. CHRONIQUE. S91
mens les occasions de résolutions délicates; mais, s'il n'est point facile de vivre
avec elle, il serait encore plus difficile de vivre sans elle ou tout à fait en de-
hors d'elle en Europe. Ce n'est point d'aujourd'hui qu'elle ébranle ou qu'elle
rassura le monde. Les traités n'ont point prévu tous ses gouvernemens : soit;
les traités ont subi bien d'autres infractions depuis trente ans. De nouveaux
états se sont formés, des territoires ont été absorbés, des agraudissemens ter-
ritoriaux se sont produits, et ce n'est pas seulement dans ces détails que les
traités ont reçu des atteintes, c'est dans leur esprit même. La politique de
non-intervention, qui domine aujourd'hui, n'est-elle pas la contradiction écla-
tante de la politique de solidarité entre les dynasties, sur laquelle reposait la
mainte-alliance? Quel est le sens profond de ce changement dans l'esprit qui
préside aux relations internationales? C'est de mettre au-dessus de tout l'in-
térêt de la paix générale, c'est de concilier cette paix avec l'indépendance inté-
rieure des peuples. L'Angleterre n'a point de peine à reconnaître cette poli-
tique : elle dérive du droit des souverainetés nationales. Nous concevons qu'elle
ne trouve point partout la même faveur en Europe; mais le pire encore serait
de mêler un peu de la politique de la sainte-aUiance et un peu de la politique de
non-intervention, de i)ratiquer la seconde avec l'esprit de la première, de dire
à des gouvernemens investis de la plus grande autorité : Vous êtes des gouver-
nemens, mais non pas des gouvernemens comme nous; nous serons amis, mais
politiquement, avec les différences que comportent les traditions et les circon-
stances. A tout cela, il nous semble, il serait trop aisé de répondre, et il serait
encore plus facile d'opposer à des questions secondaires ce besoin universel de
paix, garantie de la sécurité sociale et de cet immense -développement d'inté-
rêts qui suit aujourd'hui son cours en Europe. Qu'on se souvienne qu'après
1830 il fallut dans le régime nouveau la plus rare longanimité et l'amour pro-
fond de la paix qu'il nourrissait, pour ne point céder parfois à des susceptibi-
lités légitimes, qui l'eussent infailliblement popularisé. L'exemple est assez
récent, il a même porté ses fruits, assure-t-on, quand il n'était plus temps, il
est vrai, pour le régime de 1 830 de recueillir les témoignages de ces dispositions
nouvelles; mais l'expérience n'est point perdue sans doute. Nous sonnnes bien
convaincus aujourd'hui que tout le monde en Europe désire la paix, — une
paix honorable, intelligente, protectrice de tous les intérêts. En ce qui touche
le gouvernement français, il ne faudrait pour preuve que le soin qu'il met à
constater les faveurs dont sont l'objet de la part de leurs cabinets les minis-
tres accrédités auprès de lui par les puissances étrangères et les témoignages
qu'il n'a cessé de multiplier. 11 est assez difficile souvent de pénétrer le mys-
térieux travail des chancelleries; mais au fond, leur secret, nous le connais-
sons : il ne peut être autre chose que le vœu universel des peuples, qui aspi-
rent au calme, au repos et au développement tranquille de leur génie et de
leur activité.
C'est donc une question vidée maintenant en fait et en principe que cette
reconnaissance de l'empire par les imncipaux états de l'Europe continentale.
Au fond, ce qui reste, c'est le résultat; et en même temps que le régime nou-
veau, par cet acte diplomatique, prenait définitivement aux yeux du monde
le caractère d'un gouvernement réguhèrement reconnu, il achevait de s'orga-
niser à l'intérieur. Un décret du 31 décembre venait compléter le sénatus-
392 REVUE DES DEUX MONDES.
consulte qui a modifié la constiluliou. D'après les chanjjemeus apportés dans
la loi fondamentale, on a vu déjà quelles prérogatives, sinon nouvelles i)eut-
être, du moins plus nettement accentuées, sont conférées à l'autorité execu-
tive. Finances, exécution des travaux publics, répartition des crédits votés par
le corps législatif pour chaque ministère, traités diplomatiques et commer-
ciaux, fixation des tarifs de douane, — le pouvoir de l'empereur s'étend à ces
diverses matières qui résument elles-mêmes les plus grands intérêts du pays.
Quelles modifications subit le pouvoir législatif d'après le dernier décret? Ce
ne sont, à vrai dire, que des modifications de détail, dont quelques-unes sem-
blent avoir pour but de pallier des inconvéniens qui, au point de vue même
du mécanisme de la constitution du 13 janvier 1852, s'étaient fait sentir dans
la session passée. D'après l'une de ces modifications, la présidence des bureaux
est à l'élection, au lieu d'être dévolue au hasard de l'âge. En cas de dissentiment
entre le conseil d'état et le corps législatif sur un amendement proposé à une
loi, cette dernière assemblée peut déléguer trois de ses membres pour discu-
ter la proposition avec les membres du conseil d'état. D'un autre côté, le récent
décret affecte une dotation fixe aux sénateurs et une indemnité aux membres
du corps législatif pour le temps des sessions. Enfin le nouveau règlement
crée une distinction entre le procès-verbal des séances législatives, qui ne fait
que résumer les opérations et les votes de l'assemblée, et le compte-rendu des-
tiné à la presse, lequel continue à reproduire nominativement l'analyse des
opinions et des discours de chaque orateur. Ce compte-rendu est soumis à la
surveillance et à l'approbation d'une commission formée du président du
corps législatif et des présidens de chaque bureau. Comme on voit, les précau-
tions ne manquent pas dans ce prudent mécanisme, pour tracer le domauie
de l'action du corps législatif et des journaux. Sur un autre point d'ailleurs,
la presse vient de trouver quelque adoucissement dans un décret nouveau.
Jusqu'ici, toute amende résultant d'une condamnation essuyée par un journal
devait être comptée dans le délai de trois jours au trésor, à qui elle restait dès
ce moment acquise, — de telle sorte que, si peu après le chef de l'état venait à
exercer son droit de grâce, cette mesure ne pouvait avoir d'effet pour le jour-
nal quant à l'amende payée par lui. Maintenant cette amende devra rester
déposée à la caisse des consignations pendant trois mois, et pourra être resti-
tuée au journal en cas d'exercice du droit de grâce dans cet intervalle. C'est
un adoucissement dans le régime matériel de la presse, qui n'a plus trop de
tous ses moyens pour mener la laborieuse existence que les événemens lui
ont faite.
De toutes les élaborations successives par lesquelles la législation politique
de la France passe, on le voit, le pouvoir sort toujours entier, souverain,
affranchi de toute sujétion et de tout obstacle. Ce ne sont point les préroga-
tives qui lui manquent pour imprimer un mouvement fécond aux intérêts
généraux du pays. Dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel, dans l'in-
struction publique comme dans les finances, dans les travaux publics comme
dans l'industrie, le champ est vaste, à la condition de marcher avec pru-
dence. Pour ne parler que du commerce, une des plus grandes questions,
dont nous avons déjà dit quelques mots, c'est celle des paquebots transatlan-
tiques. Comme toute affaire sérieuse, cette question continue à être l'objet
REVUE. CHRONIQUE. 393
d'ardentes préoccupations dans les principaux foyers commerciaux; mais il
■semble qu'elle soit sur le point d'entrer aujourd'hui dans une phase nouvelle.
Jusqu'à présent, c'était à qui aurait une tête de ligne pour les États-Unis ou
l'Amérique du Sud entre les villes commerciales les plus considérables : — Le
Havre, Bordeaux, Nantes, Marseille. La difficulté était de conciher toutes ces
prétentions, outre qu'au dernier moment il se trouvait toujours quelque im-
possibihté résultant soit de la situation, soit de l'imperfection des divers i^orts
de commerce. Or, tandis que Le Havre, Bordeaux, Marseille, se disputent la
prééminence, le gouvernement parait dans l'intention de trancher la difficulté
en faisant d'un port de guerre, de Cherbourg, par exemple, l'unique point
de départ des paquebots destinés à relier la France au Nouveau-Monde. Le gou-
vernement se montrerait disposé à concéder le privilège à une seule compa-
gnie, qui serait tenue d'entretenir un assez grand nombre de paquebots, les-
quels pourraient, au besoin, être mis au service de l'état et former une flotte
à vapeur d'une certaine importance. Ici, on le voit, l'intérêt politique vient
se joindre à l'intérêt commercial d'une manière plus sensible. Nous ne sau-
rions rechercher en ce moment si cette considération est de nature à compli-
quer la solution ou à la rendre plus facile. L'un et l'autre i)eut être vrai à la
fois. Toujours est-il que, quelque décision qui soit prise, les difficultés de
divers genres qui se rattachent à cette sérieuse affaire ne peuvent manquer
d'être prochainement résolues.
Pour statuer souverainement sur ce grave intérêt comme sur bien d'autres,
le gouvernement est d'autant plus à l'aise aujourd'hui qu'il est politiquement
plus affranchi. 11 n'est point embarrassé à coup sûr par les contestations, par
l'action intérieure des partis disciplinés et en armes. Les partis au contraire
semblent se dissoudre et se démembrer chaque jour sous nos yeux, aussi incer-
tains sur ce qu'ils doivent faire que sur ce qu'ils doivent éviter. Lorsque M. de
. Pastoret et M. de La Rochejacquelein entrent au sénat, lorsque tant d'autres,
à des titres différens, prennent part à l'administration publique, ce n'est point
. évidemment l'abdication du parti légitimiste, mais n'est-ce point le signe de
cette dissolution dont nous parlons? Et n'en est-il pas toujours de même? Tant
- que les grandes questions de gouvernement sont en suspens et que la victoire
peut échoir au plus actif, au plus habile, au i)lus heureux, les j^artis ont une
raison d'être; ils s'entretiennent dans leur ardeur et leur discipline; ils ont
devant eux l'horizon et l'avenir. Dès que ces questions sont résolues, le plus
grand élément de cohésion, l'espoir du succès, leur manque; le sol fuit sous
leurs pieds. 11 n'y a plus de partis à vrai dire; il n'y a que des individualités
dispersées qui règlent leur conduite sur leurs intérêts, leurs convenances,
leurs ambitions, leurs ressentimens, ou se rattachent même au pouvoir par
. un mobile plus honorable, celui de servir le pays en tout état de cause.
Encore ce ne sont point ceux-là souvent qui, par leur promptitude à trouver
jmrtout leur place, font le plus de mal à leur parti; ce sont ceux qui, au mi-
lieu de la dissolution, excellent à diviser encore, ceux qui réussissent à beau-
couj) empêcher pour ne rien faire, ceux qui se font de petites églises où ils
récitent chaque jour l'oraison qui doit les sauver; ce sont ceux qui restent
insensibles au mouvement des choses, et font de leur immobilité une sorte
de reproche pour tout le monde. Malheureusement c'est là un genre de disso-
TOME I. 26
39Zi REVUE DES DEUX MONDES.
lutioii qui travaille depuis longtemps le parti légitimiste, sans qu'il s'en doute
•peut-être, et son histoire ne serait pas la moins curieuse dans la mêlée des
oi)inions contemporaines.
Une des suprêmes illusions des partis d'ailleurs, c'est de ne jamais s'impu-
ter à eux-mêmes leurs défaites et leur impuissance. Interrogez le parti légiti-
miste; il ne reconnaîtra point, à coup sûr, que c'est à lui surtout que la res-
tauration a dû de^périr, et cependant chaque œuvre qui paraît, en éclairant
cette époque, met à nu cette vérité, qui n'est point nouvelle. Un livre que pu-
blie M. de Marcellus, — la Politique de la Restauration en 1822 eM 823, —
montre comment une grande entreprise telle que l'expédition d'Espagne de-
vient inutile. Le dernier volume de l'Histoire de la Restauration de M. de
Lamartine fait voir la crise de cette époque à son triste et fatal dénouement.
Une chose nous frappe dans l'ouvrage de M. de Marcellus : l'auteur, alors chargé
d'alTaires de France à Londres, rapporte que, dès 1823, Canning, dans une
conversation, laissait percer le pressentiment d'une révolution de 1688 pour
notre pays. Ce n'était point, autant que le pouvait croire M. de Marcellus, un
soupçon de conspiration jeté sur un prince rapproéhé du trône. Ce que pen-
sait et ce que voyait Canning, c'est qu'il y avait en France un parti ardent et
compacte qui héritait de toutes les fautes du gouvernement, que chaque vio-
lence des majorités victorieuses popularisait dans le pays, qui grandissait
chaque jour par toutes les occasions qu'on lui offrait, et qui devait nécessai-
rement, à la dernière heure, trouver sa personnification couronnée. Le gou-
vernement français ne tenait nul compte de la communication de son jeune
envoyé à Londres, et il avait tort. Il aurait dû y voir, non une complicité qui
ne peut être construite qu'après coup, mais un symptôme de son propre dan-
ger. Il aurait dû y puiser le sentiment d'une politique de nature à désarmer
ces éventualités redoutables, à vaincre par la modération même et la pru-
dence, l'hostilité des partis, et à fonder sur des bases solides ce régime poli-
tique, qui offrait peut-être les meilleures conditions de durée à la monarchie
constitutionnelle, au prix d'une intelligente sagesse. Le livre de M. de Marcel-
lus, au reste, est moins une étude sur la restauration tout entière qu'une cu-
rieuse collection de documens sur un incident, la guerre d'Espagne, et sur
l'homme qui a le plus contribué à l'accomplissement de cet acte politique, M. de
Chateaubriand. L'auteur des Mémoires d' Outre-tombe n'était point homme
évidemment à laisser à M. de Marcellus les meilleures pièces de son porte-
feuille. Quelque rapides et légères que soient ces lettres, cependant, comme
l'homme s'y peint bien encore, facilement enivré sur la scène où il est enfin
monté : sceptique sur tout, hors sur lui-même, quoi qu'il en dise; dédaigneux
en apparence des applaudissemens et écrivant : Soignez bien les journaux;
peu soucieux d'ailleurs de ses intérêts pécuniaires, mais plein de caprices d'i-
magination, et trouvant le temps de songer, au milieu des préoccupations po-
litiques, à faire passer à Méhémet-Ali la voiture de gala de son ambassade à
Londres, uniquement pour voir l'effet de cette combinaison : une voiture de
Chateaubriand allant rouler vers le Nil !
Le livre de M. de Marcellus, nous le disions, n'est qu'une intéressante esquisse
faite avec des documens sur un point, un épisode de la restauration ; le vo-
lume de M. de Lamartine qui paraît aujourd'hui est le tableau des catastrc-
• REVUE. CHRONIQUE. 395
phes suprêmes. Seulement on dirait que l'auteur veut réparer le temps qu'il
a perdu en commençant son ouvrage. Il a consacré plus d'une moitié de son
livre à peindre les premières années de la restauration; maintenant cinq ans
d'histoire sont contenus dans un volume. Autant M. de Lamartine s'attardait
au. début, autant il se hâte aujourd'hui vers le dénouement, précipitant son
récit, dessinant à peine l'attitude des partis , négligeant les faits et laissant
d'ailleurs toujours tomber en courant ses traits prestigieux et ses couleurs
opulentes. L'esprit de l'auteur dans tout ce livre flotte entre bien des influences.
11 a été juste plus d'une fois pour cette époque dont il reproduisait le tableau,
et où il a vécu lui-même. Il semble qu'arrivé au terme il ait voulu placer le
dernier mot de son livre sous l'invocation de cette politique nébuleuse et fan-
tasmagorique qu'il s'est faite. M. de Lamartine, en effet, parle de «la souve-
raineté divine qui se manifeste par la souveraineté du peuple et se légitime
par la liberté ! » Yoilà, il nous semble, de grands mots,, pour exprimer une
idée assez peu compréhensible. Il serait peut-être utile d'avoir de meilleurs
renseignemens sur cette souveraineté divine qui à besoin d'une légitimation
et qui se confond avec la souveraineté populaire. Au fond, avec toutes les dif-
férences de nature et de génie, M. de Lamartine se rapproche en bien des
points de Chateaubriand. Tous deux ont eu le même goût des traditions mo-
narcliiques du passé et les mêmes flatteries pour ce qu'ils considéraient comme
l'avenir; tous deux ont eu l'ambition de la vie politique, et tous deux à leur
heure ont contribué à des révolutions. Us se sont trouvés au milieu des
ruines sans en avoir le remords, parce que les ruines sont encore une poésie.
C'est que c'étaient des imaginations puissantes, et non des raisons calmes et
fortes; ils avaient plus l'instinct des choses dramatiques et éclatantes de la
vie que des choses sensées ; ils supitléaient à la réalité par des images : la
chimère évanouie, il n'est pas même resté sous leurs pas le sol où ils s'étaient
élevé un piédestal !
Ce que l'imagination a jeté d'élémens périlleux dans la politique, il serait
difficile de le dire. Là même où elle est reine, où elle domine naturellement,
dans les lettres, — faute d'une règle et d'un frein, elle a été une occasion de
chute et d'égarement pour les esprits. La littérature est allée à la dérive, ne
sachant où se fixer, traversant tous les domaines, moissonnant au hasard, se
moquant de toutes les notions; elle a abouti aux merveilles de la fantaisie ou
aux merveilles de l'industrie, quand les deux, par aventure, ne se trouvaient
pas sur le même chemin. Elle n'a point mis l'histoire en madrigaux précisé-
ment, mais elle l'a peut-être bien mise en ballades ou en sonnets, si ce n'est
en nouvelles. L'art littéraire s'est trouvé un beau jour résider tout entier dans
les combinaisons étranges, dans les assemblages bizarres, dans le choc des
mots, dans le mélange de toutes les couleurs. 11 faut convenir que M. x\rsène
Houssaye, avec un esprit délicat, n'est point sans multiplier les gages à ce
genre à la fois prétentieux et futile. Talons rouges et bonnets rouges, le titre
n'est-il jîoint merveiUeux pour compléter celui de Sous la Régence et sous la
Terreur? Tel est en effet le titre du nouveau livre de M. Houssaye. Seulement
il est à craindre que l'auteur n'ait épuisé toute son imagination dans la re-
cherche d'un titre et dans sa préface, et voilà pourquoi il ne lui en sera resté
que tout juste pour joindre ensemble quehjues nouvelles d'un médiocre iuté-
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rèt. Mais la préface reste comme le monument de l'auteur; elle prouve tout
au moins qu'il est très chanceux d'être à la fois directeur de théâtre et écri-
vain; on risque d'oublier tour à tour les deux métiers. L'étrange déviation des
idées littéraires contemporaines explique comment il est si difficile aux jeunes
esprits de ressaisir une inspiration plus Juste, plus vraie et plus simple. C'est
déjà un mérite de l'essayer, comme le fait M. Paul Deltuf dans un recueil de
Contes romanesqîies. — Contes romanesques, direz-vous, n'est-ce pas là encore
un titre singulier dans sa simplicité apparente? Cela se peut, mais enfin il y
a dans ces pages empreintes de vivacité et de jeunesse tous les germes d'un
habile et ingénieux talent. La grâce du style ne manque point à M. Deltuf,
non plus que l'art du dialogue. H y a dans la l'endetta parisienne, l'un des
contes de l'auteur, plus d'une fine remarque et un certain attrait de distinc-
tion. M. Deltuf réussirait sans doute à peindre, sans profondeur peut-être, mais
avec une spirituelle humeur, les mystérieux caprices de la vie élégante. Ce
qui manque jusqu'ici dans ses pages, c'est l'invention. Les Contes de M. Deltuf
ne dépassent pas les proportions de l'esquisse rapide et légère, mais ils ont
souvent cet attrait dont nous parlions, — la distinction : qualité rare depuis
qu'on a imaginé de démocratiser la littérature et de passer le niveau sur tout
ce qui faisait de l'art le culte délicat et charmant des esprits les plus élevés.
Quand on parle si souvent des révolutions, elles ne consistent pas dans ce va-
et-vient perpétuel qui met la république à la place de la monarchie, la mo-
narchie à la place de la république. Elles consistent dans ce déplacement de
toutes les notions, dans cette falsification de toutes les idées sur l'art aussi bien
que sur le devoir moral ou sur les conditions de la vie politique. C'est cette
falsification intellectuelle et morale qui marque les progrès de la révolution
et est en même temps le signe fatal de l'afTaiblissement des peuples, comme
aussi il reste toujours un secret ressort, une mystérieuse vigueur chez ceux
qui nourrissent un sentiment exact de toutes les réalités de la vie.
Telle est encore aujourd'hui l'Angleterre. Dans ses momens de plus grand
repos, dans le développement le plus calme et le plus régulier de son activité,
on sent la puissance d'un corps sain et vigoureux; dans ses crises mêmes et au
milieu des excentricités, des contradictions dont sa vie est parsemée parlbis,
on sent encore cette énergie secrète des peuples fortement trempés. La for-
mation du dernier ministère n'est qu'une preuve nouvelle de cette puissance
de vitalité. Il s'est trouvé qu'à un jour donné, où il pouvait y 'avoir péril pour
le pays, les hommes les plus considérables de l'Angleterre ont pu se réunir
dans un même ministère et composer le plus puissant faisceau peut-être que
l'Angleterre elle-même ait vu. Le cabinet de lord Aberdeen, au reste, en est
encore, en quelque sorte, à sa période de formation. Pendant que le parle-
ment est en vacances, il achève de s'organiser et de prendre possession du
pouvoir; les divers membres qui appartiennent aux communes sont succes-
sivement réélus. Lord John Russell dans la Cité de Londres, sir James Graham
à CarUsîe, lord Palmerston à Tiverton, n'ont éprouvé nulle difficulté pour le
renouvellement de leur mandat. Chacun de ces hommes d'état a fait son dis-
cours aux électeurs, et naturellement c'était une apologie de soi-même et de
sa politique; lord Palmerston et sir James Graham ont même semé dans leurs
discours les excentricités humoristiques propres au caractère anglais. Ine
REVUE. GHRONfQUE. 397
seule réélection ministérielle reste en suspens et semble éprouver quelque
difficulté, c'est celle du chancelier de l'échiquer, M. Gladstone, à Oxford, l'une
des citadelles du torisme. M. Gladstone a trouvé un redoutable concurrent
dans M. Dudley-Perceval. La bataille dure encore, le. poil ne doit point être
fermé de quelques jours; mais il est évident que ce n'est point là une diffi-
culté pour l'administration nouvelle. Les difficultés véritables ne pourront
naître que quand le parlement reprendra ses travaux, le 10 février, et que le
ministère devra arriver à des actes politiques, aux mesures qu'il a lui-même
annoncées, à l'abrogation des lois religieuses qui ferment la vie politique aux
Israélites, à la réforme parlementaire. Quant à la liberté commerciale, elle
se trouve plus que jamais hors de cause très certainement, et n'est plus même
une question. La protection ne peut plus être un drapeau après les concessions
récemment faites jjar lord Derby et M. Disraeli, pendant qu'ils étaient au pou-
voir. C'est donc sur un autre terrain que la lutte s'engagera, probablement à
l'occasion de quelques-uns des projets que lord Aberdeen a fait entrer dans
l'exposé des principes de l'administration nouvelle avant les vacances parle-
mentaires. Si quelque chose peut prouver cette transformation profonde des
partis en Angleterre dont nous parlions l'autre jour, c'est ce que disait lord
Aberdeen dans le discours i)ar lequel il a inauguré son avènement au pouvoir :
« Il n'y a de possible aujourd'hui qu'un gouvernement conservateur, et j'a-
joute qu'il n'y a aussi de possible qu'un gouvernement libéral. » Ainsi voilà
donc le caractère du nouveau cabinet anglais : c'est une conciliation entre les
idées de conservation et les idées de progrès; c'est un essai de transaction à
la place de l'ancien antagonisme des whigs, des tories et des radicaux entre
eux. Nous verrons ce qui en résultera. La difficulté n'est point évidemment
de rédiger ce programme, c'est de l'appliquer et de trouver effectivement le
secret d'une politique nouvelle qui en môme temps rassure les intérêts tradi-
tionnels et les intérêts nouveaux de l'Angleterre. Dans tous les cas, jamais une
pareille œuvre n'aura été tentée par une administration plus brillante, com-
posée d'hommes plus éminens. C'est un cabinet dont plusieurs des membres
au moins pourraient aspirer à être premiers ministres. Là est sa force et là
est aussi sa faiblesse, aujourd'hui comme hier et tant qu'il vivra, à moins de
circonstances impérieuses qui tiennent disciplinés et compactes tant d'élémens
brillans et incohérens.
Tandis que l'Angleterre vient de traverser une crise politique qui ne sus-
pend en rien d'ailleurs la marche de ses puissans intérêts et laisse à l'exis-
tence nationale tout son ressort et sa grandeur, quelle est aujourd'hui la si-
tuation des autres pays constitutionnels de l'Europe, — de la Belgique, du
Piémont, de l'Espagne? Quels faits récens et propres à chacun de ces peu-
ples viennent se mêler à l'histoire générale contemporaine? En Belgique, mil
incident sérieux, nulle crise publique, nulle discussion orageuse même. Le
dernier débat important a été celui de la loi sur la presse, qui a été votée et
promulguée. C'est tout au plus si, à l'occasion du budget, il y a eu quelque
escarmouche rétrospective contre l'ancien cabinet. Dans l'état d'impuissance
et d'indécision des partis, le ministère actuel reste, pour le moment, le paisible
possesseur du gouvernement de la Belgique. Il est arrivé au pouvoir, comme
on sait, avec la mission spéciale de renouer des rapports plus amicaux avec
398 REVUE DES DEUX MONDES.
la France. La convention récemment signée est la preuve des efforts qu'il a
faits pour atteindre ce but. L'cchaug-e des ratifications de ce traité provisoire
vient d'avoir lieu, et le gouvernement français, quant à lui, a fait suivre cet
échange de ratifications de l'abrogation du décret de septembre sur les houilles
et les fontes lielges. Maintenant donc, le- terrain reste libre pour les négo-
ciations qui vont s'ouvrir. Les intérêts des deux pays peuvent être discutés
en dehors de toute pression et de toute excitation, et conmie les deux nations
ont un égal avantage à s'entendre, il ne saurait évidemment y avoir lieu
qu'à un arrangement définitif, inspiré jjar un esprit de bienveillance et d'é-
quité mutuelle. Si l'industrie française est intéressée à la conclusion d'un
traité qui remplace le traité expiré de 1845, peut-être la Belgique y est-elle
plus intéressée encore au ix)int de vue politique comme au point de vue com-
mercial. Tant que cette question ne sera point résolue, elle dominera sans
doute toutes les autres en Belgique.
Quant au Piémont, bien que dans des conditions très calmes et très régu-
lières, il se trouve néanmoins sous l'empire d'une de ces difficultés intérieures
qui renaissent sans cesse une fois qu'elles sont soulevées, et qui ne se résol-
vent qu'avec le temps et une extrême sagesse : c'est la question du mariage
civil, dont nous parlions l'autre jour. Le gouvernement de Turin est dans une
situation d'autant plus délicate, qu'il se trouve placé entre l'épiscopat pié-
montais, qui publie son opposition contre tout changement apporté à la lé-
gislation existante, et les partisans d'une réforme beaucoup plus absolue que
celle qu'il médite peut-être au fond lui-même. 11 n'ignore pas qu'il y a là le
germe d'un redoutable antagxjnisme entre le pouvoir religieux et le pouvoir
civil. Cependant la loi de 1850 sur l'abolition du foro ecclesmstico lui fait
un devoir de régler les conditions du mariage, considéré comme contrat civil.
Déjà, on l'a vu, le sénat de Turin a rejeté les premières dispositions d'une loi
qui devait atteindre ce but, et, à la suite de ce rejet, le cabinet a retiré le projet
tout entier. Aujourd'hui, on le conçoit, le ministère sent le besoin de procéder
avec maturité et réflexion dans l'élaboration d'une loi nouvelle. Ce n'est point
là, à ce qu'il paraît, l'affaire des démocrates piémontais, qui ne ressentent
nullement un tel besoin, et qui ont récemment interpellé, dans la chambre
des députés, le cabinet sarde sur ses lenteurs, sur ses condescendances à l'é-
gard du clergé. M. Brofferio, l'un des héros du radicalisme turinois, n'y va
point de main légère. Ce n'est pas seulement la loi sur le mariage civil qu'il
réclame; il demande encore toute sorte de réformes sur les biens ecclésias-
tiques, sur les couvens, sur les circonscriptions des diocèses. Un autre cory-
phée de la démocratie, M. Siotto Pintor, rappelle tout simplement l'exemple
d'Henri VIII d'Angleterre, et reproche aux ministres de ne pas savoir dompter
l'épiscopat par l'intimidation ou la corruption : à quoi M. de Cavour a juste-
ment et habilement répondu que les évêques piémontais n'étaient susceptibles
ni d'être corrompus ni d'être intimidés. C'est, en effet, par cet esprit de mo-
dération et dé conciliation que le cabinet de Turin peut réussir beaucoup plu-
tôt que par les violences démocratiques. Le président du conseil actuel, M. de
Cavour, est assurément un des nouveaux hommes d'état les plus distingués
du Piémont. Il a eu l'ambition du pouvoir, ambition un peu impatiente quel-
quefois peut-être, mais il en a aussi l'intelligence et la capacité. 11 a aujour-
REVUE. CHROÏNIQUE. 309
d'hui de belles occasions d'appliquer ses rares qualités aux liuauces de son
pays, à toutes les questions qui mettent aux prises Fautorité civile et Tau-
torité religieuse, et sont toujours un dangereux levain. Placé dans la situa-
tion la plus éminente, à la tête des affaires, c'est à lui de diriger, de régler, de
contenir, pour le rendre fécond, ce système constitutionnel implanté dans un
coin de l'Italie. Quant à nous, nous ne pouvons que désirer qu'il réussisse,
pour toutes sortes de raisons. La première, c'est que le Piémont est intini-
ment plus lié à la France, étant ce qu'il est aujourd'hui, que dans des condi-
tions différentes de gouvernement intérieur.
Que le régime constitutionnel ait ses inconvéniens , oui, sans doute; qu'il
donne lieu à beaucoup de paroles et entrave l'action souvent, cela se peut. Il
n'en faut conclure qu'une chose, c'est qu'au milieu de vicissitudes comme celles
de notre siècle, il est facile de saisir successivement et à peu d'intervalle les
inconvéniens de tous les régimes. Sans sortir du Piémont, pensez-vous donc
que le régime absolu n'y fût occupé que de grandes choses quand il existait?
Ouvrez à ce sujet un livre récemment publié par un homme considérable qui
a exercé le pouvoir comme ministre des affaires étrangères pendant quinze
ans sous le roi Charles-Albert, M. le comte Solar Délia Margarita : le Mémo-
randum historique et politique de M. Délia Margarita est l'histoire intime du
gouvernement absolu à Turin. Or, il en faut bien convenir, ce gouvernement
avait, lui aussi, ses épisodes d'un genre particulier, ses crises qui suspendaient
tout, qui arrêtaient tout. Un jour, par exemple, en 1838, éclate ce que M. le
comte Solar appelle l'affaire des barbes, grande affaire s'il en fut! La femme
du ministre de Russie, M"'" d'Obrescoff, paraît à la cour avec des dentelles
blanches. L'étiquette cependant n'autorise que le noir, réservant la couleur
blanche à la reine et aux princesses. Là dessus, grand et sérieux émoi ! On
se remue, on s'agite, on s'arme en guerre contre le caprice d'une jolie femme
qui aime les dentelles blanches, parce que probablement elles vont mieux à
sa beauté. Le grand-maître des cérémonies et le ministre des affaires étran-
gères aidant, il est fait notification des lois de l'étiquette à l'agent de la Rus-
sie et aux autres ministres étrangers; mais ici surviennent les péripéties, et
on peut commencer à voir comme quoi la chose est d'importance. Le corps
diplomatique résiste et se fâche ; les paroles aigres volent dans l'air^ les notes
se succèdent; les courriers partent sur tous les points pour en référer aux
gouvernemens. L'Europe, du coup, ne fut point en feu; mais ce fut un rude
hiver à Turin que celui de 1838, à cause de l'affaire des barbes. Circulaires,
notes diplomatiques, discussion solennelle du code de l'étiquette, expédition
de courriers, M. Délia Margarita est-il bien sûr qu'il n'y ait point là autant
de temps et d'argent perdu que dans une séance parlementaire où M. Broffe-
rio a parlé deux heures durant? L'ancien premier ministre de Turin affirme-
que dans la fureur du corps diplomatique il y avait un coup monté pour le
renverser du pouvoir. Voici, ce nous semble, qui égale bien au moins les
intrigues ministérielles qui s'agitent dans les parlemens ! Nous extrayons ce
bizarre épisode d'un livre qui contient d'ailleurs bien d'autres chapitres in-
structifs et plus d'une curieuse donnée sur le gouvernement du roi Charles-
Albert. Qu'en faut-il conclure? C'est que probablement tous les régimes ont
leurs petits côtés, et que là où le régime parlementaire est debout, ce n'est
/iOO REVUE DES DEUX MONDES.
point une raison de le supprimer , uniquement parce qu'il existe. L'essentiel
est de tempérer ses incoiivéniens, de tirer de son mécanisme et de ses res-
sources le plus de fruit qu'on peut, et d'y faire tenir tous les besoins, tous les
instincts d'un pays, toutes les conditions d'un bon et juste gouvernement.
C'est là le but que semble poursuivre aujourd'hui le frouvernement espa-
gnol après la transformation récente qu'il a subie. La situation du cabinet de
Madrid n'est point facile sans doute en présence des difficultés qui lui ont été
léguées, de celles qui naissent de sa propre composition et de l'embarras per-
pétuel de coalitions menaçantes; mais il suit jusqu'ici avec une persévérante
prudence la voie qu'il s'est tracée, il s'efforce de son mieux de désarmer les
susceptibilités légitimes de l'opinion, ' sans céder à l'intimidation des partis.
Les élections sont maintenant fixées au 4 février, et les chambres doivent
toujours se réunir au mois de mars, de telle sorte que le mouvement électoral
devient aujourd'hui l'unique préoccupation au-delà des Pyrénées. Le minis-
tère agira sans nul doute dans ce mouvement; toutefois en même temps, il laisse
pleine liberté aux opinions, et un de ses premiers actes a été une modification
du décret royal rendu au mois d'avril dernier sur la presse. On ne l'a point
oublié, ce décret portait l'empreinte du moment et de la situation particu-
lière où s'était placé le cabinet alors au pouvoir. 11 entourait la presse de res-
trictions et de sévérités qui équivalaient à peu près à l'interdiction de toute
discussion politique. Le décret nouveau tempère singulièrement la situation
de la presse. Ce n'est pas qu'il ne soit lui-même encore suffisamment sévère;
il modifie cependant la législation de l'an dernier sur plusieurs points des plus
essentiels. 11 diminue les conditions nécessaires pour être éditeur d'un jour-
nal. Il abolit le droit de suspension que l'ancien décret conférait à l'autorité
administrative. En même temps il défère le jugement des délits de la presse
à un tribunal composé de magistrats civils, et non plus au tribunal mobile
du jury. Au fond d'ailleurs, par cette dernière mesure, le cabinet espagnol
ne fait que réaliser une pensée de bien des hommes politiques de la pénin-
sule, même plus libéraux, qui n'ont qu'une médiocre foi au jury. C'est une
institution jusqu'ici trop peu entrée dans les mœurs de ce pays, où trop sou-
vent on cède à l'ardente impression du moment, et où bien des excès reste-
raient impunis. Dans son ensemble, le décret sur la presse rouvre l'arène à la
discussion de tous les intérêts publics dans un moment où le pays a à se pro-
noncer sur la réforme de son organisation politique tout entière. Dans une
circulaire adressée aux gouverneurs des provinces en leur transmettant ce dé-
cret, le ministre de l'intérieur, M. Llorente, ne met hors des atteintes de toute
discussion que deux points : la monarchie personnifiée dans Isabelle II et le
principe même du gouvernement représentatif, c'est-à-dire le droit pour le
pays d'intervenir dans la discussion de ses propres affaires; en cela même évi-
demment les intérêts constitutionnels de la Péninsule se trouvent rassurés
et garantis. La plume habile de M. Llorente a su donner une forme nette à la
politique mixte inaugurée par le cabinet espagnol à Madrid. Chacun des actes
du ministère est une application nouveUe de cette politique conciliante et mo-
dérée. Et qu'en résulte-t-il? C'est que, le premier moment passé, le comité de
l'opposition modérée, qui s'était formé en vue des élections sous le précédent
cabinet, a tendu insensiblement à se dissoudre, ou plutôt beaucoup d'hommes
REVUE. CHRONIQUE. 401
politiques s'en sont séparés pour se rapprocher du cabinet; pourtant il est
malheureusement vrai qu'il reste toute une fraction du parti conservateur qui
continue son opposition, et c'est là ce qu'il y a de ^rave dans la situation de
l'Espagne. M. Mon, M. Pidal, le général Coucha, le duc de Rivas, sont du nom-
bre des oi)posans, et, chose étrange, cette fraction du parti modéré fait aujour-
d'hui alliance avec le })arti progressiste. Que peut-il y avoir de commun cepen-
dant entre ces deux opinions qui sont séparées par quinze ans de luttes, par
leurs idées, par leurs instincts, par leurs traditions? Le régime libéral à sauve-
garder, dira-t-on; mais le parti conservateur dissident et le parti progressiste
l'entendent-ils de même? Des hommes comme M. Pidal et M. Mon ne doivent-ils
pas comprendre que de telles coalitions sont faites plus que tout le reste pour
compromettre l'avenir du régime constitutionnel en Espagne, pour le discré-
diter aux yeux du peuple par le spectacle d'alliances aussi étranges? La belle
victoire, quand les réformateurs de la constitution de 1837 amèneraient par
leur concours l'élection de M. Mendizabal à Madrid! La modération même du
ministère est une occasion pour les conservateurs espagnols de reconstituer
leur parti, et nous croyons que ce grand intérêt dominera encore les résolu-
tions et la conduite des hommes dont les susceptibilités inquiètes pourraient
bien finir par devenir un péril pour ce qu'ils veulent défendre et préserver.
De tous les états constitutionnels, la Hollande est peut-être le plus calme.
Dans cet heureux pays, le soin des affaires domine; la politique y conserve ce
caractère pratique, propre à un peuple sensé et industrieux, et le même esprit
se retrouve naturellement dans les discussions législatives. Les chambres
néerlandaises ont tout récemment pris des vacances, comme le parlement an-
glais en prend d'habitude aux fêtes de Noël; mais ce n'est point sans avoir
préalablement réglé les affaires les plus urgentes, le budget, par exemple,
qui a été adopté à une assez grande majorité. Une autre question se présen-
tait à l'attention des chambres hollandaises, c'était la proposition de la con-
version du 4 pour 100. L'opportunité de cette mesure ne pouvait être plus
évidente en présence des résultats favorables des trois derniers exercices
financiers, de la situation actuelle du trésor et des symptômes de prospérité
de la présente année. Tout cela conduisait le gouvernement hollandais à la
pensée de réduire le taux de l'intérêt; mais dans quelle mesure s'opérerait
cette réduction? dans quelles conditions pourrait-elle être utilement réalisée?
Là est la question que les chambres ont eu à discuter, et elles l'ont résolue en
laissant au gouvernement le choix, selon les circonstances, entre une conver-
sion en 3 3/4 et une conversion en 3 1/2. Ce vote même est une singulière
preuve de confiance envers le ministre des finances, M. Van Bosse. Quelque
paisible qu'ait été cette discussion, et quelque favorable qu'ait été le résultat
au cabinet hollandais, elle n'a point laissé cei)endant de susciter un incident
qui a produit quelque impression. Un député, M. Sloet, s'est plaint avec une
certaine amertume que le ministère transformât la majorité en une sorte de
machine à voter. L'incident, d'ailleurs, n'a point eu de suite; mais il peut
être un utile symptôme pour le cabinet de La Haye. A part ces questions
financières, les discussions récentes des chambres ont eu peu d'importance.
L'attention de la Hollande se porte aussi avec un intérêt particulier sur les
Indes. D'après les dernières nouvelles de ces contrées, le gouverneur- général
402 REVUE DES DEUX MONDES.
était rentré à Batavia après un voyage dans l'intérieur du pays. L'ordre et la
tranquillité régnaient à Palembang; seulement quelques escarmouches avaient
eu lieu sur les frontières de Lematang-Oulou. Une expédition dirigée contre
le chef indigène qui, depuis dix ou douze ans, n'avait pas payé la rente terri-
toriale, avait été couronnée d'un plein succès.
Revenons à l'Europe. En Allemagne, l'attention des hommes politiques s'est
portée presque exclusivement depuis quelques semaines sur les nouveaux
rapports diplomatiques à nouer avec la France. L'ouverture des chambres prus-
siennes, la question douanière elle-même non encore terminée, tous les inté-
rêts purement germaniques s'étaient complètement effacés devant les pour-
parlers engagés à cette occasion. A vrai dire, le nombre était petit de ceux
qui pensaient que cette conjoncture diplomatique pût amener des difficultés
sérieuses, et plus petit encore celui des esprits malveillans qui eussent désiré
qu'elle fût l'occasion d'un conflit en règle et d'une nouvelle coalition de l'Eu-
rope contre la France. H s'est rencontré cependant quelques esprits de ce
genre, et il suffira de les nommer pour que l'on cesse d'en être étonné : ce
sont les opiniâtres adversaires des sociétés modernes, non ceux qui la hache
à la main voudraient les saper dans leurs fondemens pour les rebâtir d'après
les conceptions d'un prétendu progrès, mais ceux qui, au nom d'un passé
fallacieusement dépeint sous un jour attrayant, voudraient les ramener sous
le joug inflexible et immobile- de la féodalité. En Prusse notamment, ce parti,
qui a ses théoriciens et qui exerce encore une certaine influence sur la mar-
che des affaires, n'a pas vu, sans manifester son mauvais vouloir, le nouvel
ordre de choses qui se constituait de ce côté-ci du Rhin; et si la reconnais-
sance de l'empire français n'a point été aussi prompte que l'avait été en 1851
celle du coup d'état du 2 décembre, si la Prusse a cru devoir se concerter avec
l'Autriche et avec la Russie avant de donner à cet égai'd une adhésion qui ne
pouvait pas être refusée, c'est beaucoup moins l'œuvre du cabinet que la con-
séquence d'un succès obtenu dans les régions extra-constitutionnelles parla
Gazette de la Croix. Il est du moins hors de doute que l'homme éminent à
qui la Prusse doit d'avoir évité, en 1848, la guerre civile et, en 1830, la guerre
étrangère, M. de ManteufTel en un mot, opinait fortement pour une recon-
naissance sans conditions et immédiate.
En Allemagne et surtout en Prusse, le parti féodal, quoique représenté par
un certain nombre d'écrivains et d'orateurs actifs et élevés, est numérique-
ment trop peu considérable et trop suspect à la nation pour réussir à fonder
un gouvernement solide et durable. 11 n'ignore pas quelle serait sa faiblesse
le jour où il arriverait au pouvoir; il sait qu'il a plus d'intérêt à voir appliquer
quelques-unes de ses idées par un cabinet pris hors de ses rangs qu'à gou-
verner lui-même. Aussi essaie- t-il moins de renverser le cabinet actuel que
de lui imposer de temps à autre, en dehors des voies constitutionnelles, quel-
ques-unes de ses vues. Les taquineries étroites et imprudentes qu'il aurait
voulu faire prévaloir dans les rapports de la Prusse avec la France se conçoi-
vent toutefois d'autant moins, que, s'il était au pouvoir, il serait dans l'im-
possibilité absolue de proposer raisonnalilement une poh tique différente de
celle de M. de Manteuflel. De là les regrets qu'expriment dès aujourd'hui les
esprits prévoyans en présence du rôle fâcheux que ce parti s'est efforcé de
REVUE. CHRONIQUE. ^03
prendre dans l'incident diplomatique qui vient de se produire. En Allemagne,
on s'accorde à dire que les communications faites par M. Drouyn de Lhuys
étaient empreintes de toute la franchise et de toute la loyauté désirables.
M. de ManteufFel était d'avis de répondre avec la même loyauté et la même
franchise, et, sans les intrigues du parti féodal, la Prusse eût été, parmi les
puissances, une des premières à reconnaître le nouveau gouvernement fran-
çais. Quoi qu'il en soit, la sage politique de M. de ManteufFel a déjà repris le
dessus, par la raison bien simple qu'en dehors d'une bonne entente avec la
France, il n'y a que des incertitudes et des hasards. Le parti de la Kreuzzei-
tung ne se tiendra pas sans doute pour battu. 11 faut s'attendre à le voir tenter
quelques nouveaux essais de son influence, soit sur les affaires extérieures,
soit sur celles du dedans, à la cour et dans les chambres; mais il est à espérer
que Frédéric-Guillaume saura distinguer parmi les hommes d'état de la Prusse
quels sont les amis les plus intelligens de la couronne et du pays, et conser-
vera sa confiance au ministre qui, après avoir sauvé la Prusse de l'anarcliie, a
su épargner à l'Allemagne une conflagration fédérale.
Dans les chambres prussiennes, les partis ont quelque peine à se dessiner.
La nomination des membres du bureau de la seconde chambre s'est faite labo-
rieusement et non sans difficulté. Pour la présidence, les votes se sont divisés
en deux fractions absolument égales, 1 o 4 en faveur du candidat des constitu-
tionnels modérés, le comte Schwerin, et 154 en faveur du candidat de la
droite, M. de Kleist-Retzow. Il a fallu, pour trancher le différend, recourir à la
voie dn sort, et c'est grâce à cet expédient que le nom de M. de Schwerin a
triomphé. Ces élections devaient fournir le témoignc|,ge d'un fait qui, sans
être nouveau en Prusse, tend depuis quelque temps à se développer dans toute
sa force : c'est le progrès du parti catholique dans le parlement. Ce parti a
profité sur ce terrain de tout ce que le catho icisme a gagné dans les dernières
révolutions de l'Europe. Son chef, M. de Waldbott, a été élu premier vice-
président. Le second vice-président est M. d'Engelmann, l'un des membres
les plus distingués de la droite. Le parti intermédiaire, qui a essayé de se
former en 18oi, sous le nom un peu douteux àe parti de la vieille- Prusse,
sorte de centre. gauclie aristocratique et libéral, n'a pu en cette occasion réu-
nir que 84 voix sur son chef, M. Bethmann-Hollweg.-Ces soi-disant vieux
Prussiens, que l'on pourrait appeler peut-être, à plus juste titre, des jeunes
conservateurs, ne sont pas cependant sans importance parlementaire. Trop
peu nombreux pour imposer leur politique aux chambres, ils le sont assez
pour former dans la plupart des grandes questions un appoint décisif au
profit soit de la droite soit de la gauche modérée, suivant qu'ils voudront
faire pencher la balance de l'un ou de l'autre côté. En somme, les forces des
deux opinions principales qui partagent la seconde chambre sont à peu près
égales. On peut donc entrevoir en Prusse une session curieuse, dans laquelle
la majorité sera vivement disputée.
Le gouvernement autrichien vient de publier le tableau du revenu des
douanes de la monarchie depuis le 1^'' novembre 1851 jusqu'au 31 octobre
1852. Les données que renferme ce document attestent l'importance crois-
sante du commerce de l'Autriche. Elles indiquent aussi les résultats qu'il est
permis d'attaidre du nouveau tarif des douanes mis en vigueur le 1" février
404 REVUE DES DEUX MONDES.
1852. Les droits d'entrée présentent une aug-mentation de plus de 2 millions
de florins sur la période correspondante de IS.'H. Pendant cette dernière an-
née, les droits d'entrée ne s'étaient élevés qu'à 19 millions et demi de florins;
ils ont dépassé 22 millions en 1832. C'est dans toutes les régions du monde
financier que le progrès se fait aujourd'hui sentir. La grande plaie de l'Au-
triche au sortir de la dernière révolution, c'était la dépréciation du papier-
monnaie. Ce papier tend de plus en plus à reprendre sa valeur nominale.
L'agio de l'argent, qui l'année dernière était encore de 20 î)0ur 100, a fléchi
jusqu'à 7 pour 100. On assure même que, dès à présent, les maisons de change
ne reçoivent pas sans difficultés les pièces de 20 kreutzers contre du papier-
monnaie ou des billets de la banque. Ainsi l'Autriche, grâce à une activité et
à une persévérance qu'aucun autre gouvernement n'a dépassées, voit de jour
en jour s'affermir la situation calme et prospère qui a succédé i)our elle aux
cruelles épreuves de 1848.
Le Monténégro ne cesse pas d'être l'objet de la plus vive curiosité en Alle-
magne, et particulièrement en Autriche. Il n'est question en ce moment que
d'une grande concentration de troupes autrichiennes en Dalmatie et sur les
confins de la Turquie occidentale. Ces bruits ont tout le caractère de la vrai-
semblance. Depuis deux ans, profondément blessée par l'affaire des réfugiés
hongrois qu'elle ne paraît pas devoir oublier de si tôt, l'Autriche n'a négligé
aucune occasion de témoigner les dispositions les plus amicales aux Bosnia-
ques dans leurs querelles avec la Turquie. Le cabinet de Vienne d'ailleurs
représente spécialement le catholicisme dans les provinces européennes de
l'empire ottoman; les Bosniaques sont en majorité catholiques; des rapports
suivis ont existé de tout temps entre ces populations et le gouvernement au-
trichien, surtout depuis que la France a cessé d'avoir des agens sur ce terrain
trop peu étudié. — Si les Monténégrins ne sont pas catholiques, depuis vingt
ans, une idée non moins puissante que celle de religion, l'idée de race, a éta-
bli entre les Slaves de Turquie et ceux d'Autriche des relations dont le gou-
vernement autrichien ne dédaigne pas de se servir, ne pouvant plus les em-
pêcher. Les Monténégrins l'intéressent d'autant plus sous cet aspect, que la
Russie, depuis 1805, se regarde comme protectrice et presque suzeraine du
Monténégro', et qu'elle a su en faire un de ses principaux points d'aj)pui dans
ses démêlés avec l'empire ottoman. Et c'est par là en effet, comme par la Ser-
bie, que cet empire est particulièrement menacé, s'il ne sait faire un effort
généreux pour échapper aux redoutables difficultés que le vieux parti des
fanatiques a suscitées au pays dans les derniers mois de 1852.
La politique du divan à l'égard du Monténégro est de pousser la guerre
avec toute la vigueur qui lui reste; c'est Omer-Pacha qui est chargé de con-
duire cette expédition. Omer est certainement le plus brillant officier-général
de l'armée ottomane; malheureusement, pour se faire pardonner par les Turcs
son origine slave, il croit devoir, toutes les fois qu'il est aux prises avec les
Slaves, faire preuve d'un zèle musulman qui n'est guère propre à pacifier les
différends. — Pendant que la Sublime-Porte envoie des renforts en Bosnie, elle
proclame le blocus du rivage voisin de la Montagne-Noire, séparée de la mer
seulement par une langue de terre de quelques centaines de mètres. Le but
de ce blocus est d'interdire aux Monténégrins la ressource des ravitaillemens
REVUE. CHRONIQUE. 405
du côté de la mer. En fait, cette démonstration maritime, conseillée, dit-on,
par l'Angleterre, est plutôt une occasion favorable de montrer une escadre
turque dans TAdriatique à côté de l'escadrille autrichienne qu'un moyen
sérieux de cerner le Monténégro. Si les Turcs en attendent d'autres résultats,
ils se font illusion. La Russie est en mesure de faire parvenir aux Monténé-
grins l'argent et les munitions qui leur manquent, par les routes serbes et par
le cœur même de la Turquie, aussi bien que l'Autriche par ses propres fron-
tières. La solution de cette guerre, acceptée peut-être imprudemment par la
Turquie, reste donc douteuse. Il est à regretter que quelque grande puissance
amie ne soit pas venue interposer sa médiation amicale dans ce conflit, et
empêcher une effusion de sang qui ne sera pas moins fatale aux Turcs dans
le cas d'une victoire que dans celui d'une défaite, car les Slaves de Bosnie, de
Serbie et de Bulgarie, leur i»ardonneraient difficilement l'invasion du Monté-
négro. CH. DE MAZADE.
PAYSAGES.
BETHLEEM ET JERUSALEM.
Je suis bien loin de vous, mère, — à Jérusalem !
A deux pas du Calvaire, — à quatre de Bethlem.
Ah! les fils! — n'est-ce pas? — quelle race mauditel
Les avoir tant choyés et les perdre si vite!
Les ingrats, ils s'en vont, sans souci de vos pleurs.
Et s'ils paient votre amour, c'est avec des douleurs.
Depuis que ce pays, où germaient les miracles.
Étonne mes regards de ses mornes spectacles,
J'ai senti bien souvent, plein d'un pieux émoi.
Mes souvenirs d'enfant se réveiller en moi.
Je retourne à ce temps, de paisible mémoire,
Où de l'enfant Jésus vous m'appreniez l'histoire.
Où pas une ombre encor ne flottait entre nous.
Où Dieu seul partageait mon amour avec vous.
Les yeux déjà tournés vers l'avenir immense.
Vous jetiez dans mon âme une austère semence.
Parmi ces grains tombés de votre chère main.
Beaucoup sont demeurés aux buissons du chemin.
Combien je suis changé, ma mère, et quel ravage
Chaque année en passant a fait dans votre ouvrage!
Comme on compte en pleurant les amis qui sont morts.
Je compte mes vertus et mes grâces d'alors.
Quand je marche à travers ces abruptes vallées,
D'arbres et d'habitans à jamais dépeuplées.
Zi06 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ rien ne rit à l'œil, si ce n'est le ciel bleu,
Où tout raconte encor la colère de Dieu,
Où tout parle de mort, de sang et de supplices,
Je sens saigner en moi d'anciennes cicatrices.
Tous mes amis perdus, tous mes amours brisés.
Mes rêves, mes espoirs au hasard dispersés,
Cortège triste et long de visions funèbres.
Pour passer devant moi, s'échappent des ténèbres.
Et quand ces souvenirs me viennent accabler,
0 foi, ce n'est pas toi qui peux me consoler!
Je cherchais une amie, et je rencontre un Juge :
C'est au sein maternel que je trouve un refuge.
Votre indulgence à vous ne se lasse jamais;
Mères, vous n'avez pas d'enfer pour les mauvais.
Et rien ne tarira ces sources éternelles :
L'amour dans votre cœur, le lait dans vos mamelles!
Aussi c'est à Bethlem qu'est ma dévotion.
Je vais m'y reposer de la triste Sion.
Ici, c'est le tombeau, la ville désolée;
Une plaine déserte, une aride vallée;
Un rocher que le Christ a marqué de son sang;
Une église, un tombeau d'où le mort est absent;
Quelques Juifs inquiets, dans une humble attitude,
Des bazars délaissés troublant la solitude :
Voilà Jérusalem pendant dix mois de l'an.
Que j'aime mieux Bethlem, le beau village blanc!
11 est caché là-bas, derrière les collines.
Avec ses pâtres bruns armés de javelines, "
Ses tableaux ciselés, ses na fs ouvriers.
Ses champs de seigle et d'orge entourés d'oliviers.
Ses femmes dont la Tobe à longue draperie
Ressemble au vêtement de la vierge Marie.
Et déjà mon cheval en connaît le chemin.
Là je vois mieux Jésus sous son visage humain :
C'est l'enfant pauvre et nu; c'est la touchante image
Du pasteur à genoux à côté du roi mage;
C'est la Vierge surtout, veillant sur ce berceau
D'où va tantôt sortir tout un monde nouveau.
L'étoile du matin et la rose mystique,
Comme vous l'appelez, je crois, dans le cantique.
La mère des douleurs, — c'est son nom le plus doux,
Elle est là, souriante, et me parle de vous;
Car, des sages leçons faites à mon enfance.
Il m'en est demeuré, mère, plus qu'on ne pense,
Le meilleur m'est resté de ce riche trésor.
Et tout n'est pas perdu si je vous aime encor !
REVUE. CHRONIQUE. /ÈOT
Vous, le soir, en priant, vous songez, ô ma mère!
A votre enfant parti pour la terre étrangère;
Vous le rêviez pieux et fidèle au foyer;
L'oiseau s'est envolé loin du toit familier.
Inquiète toujours, de nouvelles avide.
Vous errez tristement dans votre maison vide.
La nuit, les songes noirs vous visitent souvent;
Vous redoutez la mer, les caprices du vent,
Le simoun meurtrier, le désert sans limite;
Vous voyez votre fils sans amis et sans gîte,
Et vous invoquez Dieu pour le cher voyageur
Qui trompa tant de fois l'espoir de votre cœur.
Non, mère. La fortune est avec la jeunesse;
Elle garde ses coups à l'austère sagesse.
Et je porte avec moi la robuste santé
Des oiseaux du bon Dieu qui vont en liberté.
Du gîte et du repas vous êtes inquiète?
— Quand le repas est mince, eh bien ! je fais diète,
Et je dors mieux le soir lorsque j'ai bien marché.
, Il faut porter gaîment le mal qu'on a cherché.
Ah ! ce pays n'est pas le pays de Cocagne ;
Mais votre souvenir est là qui m'accompagne.
LA FERME A MIDI.
Il est midi... La ferme a l'air d'être endormie;
Le hangar aux bouviers prête son ombre amie.
Là, profitant de l'heure accordée au repos.
Bergers et laboureurs sont couchés sur le dos,
Et, près de retourner à leurs rudes ouvrages,
Dans un calme sommeil réparent leurs courages.
Autour d'eux sont épars les fourches, les râteaux,
La charrette allongée et les lourds tombereaux.
Par une porte ouverte, ou voit l'étable pleine
Des bœufs et des chevaux revenus de la plaine;
Ils prennent leur repas; on les entend de loin
Tirer du râtelier la luzerne et le foin;
Leur queue aux crins flottans, sur leurs flancs qu'ils caressent.
Fouette à coups redoublés les mouches qui les blessent.
A quelques pas plus loin, un poulain familier
Frotte son poil bourru le long d'un vieux pailler.
Et des chèvres, debout contre une claire-voie,
Montrent leurs fronts cornus et leur barbe de soie.
Les poules, hérissant leur dos bariolé,
llOS REVUE DES DEUX MONDES.
Grattent le sol, cherchant quelque graine de blé;
Tout est en paix, le chien même dort sous un arbre,
Sur la terre étendu comme un griffon de marbre.
Au seuil de la maison, assise sur un banc,
Entre ses doigts légers tournant son fuseau blanc.
Le pied sur l'escabeau, la ménagère file,
Surveillant du regard cette scène tranquille.
Seul, perché sur un toit, un poulet étourdi
Croit encor au matin et chante en plein midi.
Par-delà l'horizon heureux de cette ferme.
Un orage pourtant déjà se montre en germe.
Il est encore loin, ce n'est rien qu'un point noir;
En montant sur ce mur, on peut l'apercevoir.
Le nuage s'avance au souffle de la bise.
Il porte sur sou flanc comme une tache grise...
C'est la grêle! — Elle est là, sur le pays voisin.
Écrasant sans pitié le seigle et le raisin.
Rien ne trouble pourtant votre repos robuste.
Laboureurs endormis dans le sommeil du juste!
Vous dormez, confians en la bonté de Dieu,
Heureux d'être abrités sous ce pan de ciel bleu.
On vous a vus dormir de ce sommeil tranquille
Quand sonnait le tocsin de la guerre civile.
Alors qu'on entendait, de vos hameaux fleuris.
Le tonnerre lointain du canon dans Paris.
Laboureurs obstinés, semeurs que rien n'effraie,
Cicatrisant toujours quelque nouvelle plaie.
Réparant les dégâts faits par l'hounne ou le ciel,
Vous travaillez au blé comme l'abeille au miel.
Que le tonnerre gronde au ciel ou dans les rues.
Chaque jour vous revoit, penchés sur vos charrues,
Confier aux sillons le pain des nations,
Indifférens au bruit des révolutions!
C. Reynaud.
V. DE Mars.
SOUVENIRS DTNE STATION
LES MERS DE L'INDO-CHINE.
CÉLÈBES. — LES HOLLANDAIS A MENADO ET A MACASSAR. (1)
Le moment que nous n'avions cessé d'appeler de nos vœux était
enfin arrivé. Le 3 mai 18/i9, la Bayonnaise appareillait de la rade
de Macao et se dirigeait vers les colonies néerlandaises.
Nous avons déjà indiqué les grandes divisions politiques de l'ar-
chipel indien : nous essaierons également de fixer par une rapide
esquisse le contour général des mers que nous nous apprêtions à
parcourir. A deux cents lieues environ des côtes que découpent le
golfe du Tong-king et le golfe de Siam , le groupe des Philippines
sépare la mer de Chine de l'Océan Pacifique. Le méridien qui tra-
verserait ces îles espagnoles rencontrerait, non loin de l'équateur,
la grande île de Célèbes. A l'est de cette ligne idéale, on verrait se
déployer l'archipel des Moluques. Plus à l'ouest s'étendraient Pala-
wan et ses nombreux récifs, puis l'immense Bornéo, faisant face à la
presqu'île de Malacca et aux côtes du Gamboge. Si venant de Macao
vous laissez Bornéo sur la gauche, vous suivrez pour gagner Batavia
la voie la plus directe. Trois passages différens vous seront alors
ouverts : le canal de Garimata, le détroit de Gaspar, ou celui de Banca.
Si la mousson vous est contraire, il vous faudra probablement faire
un plus long détour et aller chercher le vent favorable à l'est de
Bornéo, souvent même à l'est de Gélèbes. Le vent ne souffle point
(1) Voyez la livraison dn !<=' janvier.
TOME I. — 1er FÉVRIER. 27
I
âlO REVUE DES DEUX MONDES.
en effet de la même direction au nord et au sud de l'équateur. La
mousson d'est règne dans la mer de Java et y ramène le beau temps
et la sécheresse, quand la mousson de sud-ouest fait éclater ses
orages dans la mer de Chine. L'époque où nous devions quitter Ma-
cao et le projet que nous avions formé de visiter les principaux ports
de l'île Célèbes, Menado etMacassar, nous traçaient notre itinéraire.
C'était à l'est de Célèbes et par la mer des Moluques que nous de-
vions passer.
I.
Le 10 mai lSh9, sept jours après son départ de Macao, laBayon-
naise se trouvait à l'entrée de la baie de Manille. Sans nous arrêter
cette fois sur les côtes de Luçon, nous laissâmes derrière nous la
pointe de Maribelès, et, comme au mois de mai 18/i8, nous nous
engageâmes dans le long et sinueux détroit de San-Bernardino; mais,
au lieu de suivre ce détroit jusqu'au point où il débouche dans
l'Océan Pacifique , nous descendîmes brusquement vers le sud , dès
que nous eûmes franchi le premier goulet , celui que forment en se
rapprochant la côte de Mindoro et la pointe méridionale de l'Ile Verte.
Longeant alors, à l'aide de brises variables, les îles de Panay, de
Negros et de Mindanao, nous atteignîmes , après dix-huit jours de
traversée, le mouillage de Samboangan.
Cet établissement européen a longtemps marqué la limite des pos-
sessions de l'Espagne dans les mers de Chine. Il fut fondé en 1635 par
le gouverneur de Manille pour contenir la piraterie , dont l'archipel
àe Soulou fut pendant plusieurs siècles le foyer le plus redoutable.
En regard de la forteresse espagnole se dressent les hauts sommets de
l'île de Basilan. On sait les prétentions devant lesquelles nous nous
arrêtâmes après avoir obtenu du sultan de Soulou, vers la fin de
l'année 18Zi5, la cession formelle de cette île. La France voulut res-
pecter jusque dans leur exagération les droits d'une puissance alliée;
elle donna en cette circonstance à l'Angleterre, qui préparait déjà l'oc-
cupation de Laboan, un exemple de modération que l'Angleterre se
garda bien de suivre. — Le détroit formé par l'île de Basilan et la côte
de Mindanao est un des passages les plus fréquentés par les navires
qui se rendent en Chine à contre-mousson. La partie du canal qui
longe le rivage de Samboangan est rétrécie par les îles basses de
Santa-Cruz, et sillonnée par des courans rapides qui, soumis à l'in-
fluence périodique des marées, favorisent plutôt qu'ils n'entravent
la navigation (1).
(1) La vitesse de la marée sur la rade de Samboangan est souvent de trois ou quatre
milles à l'heure. Le jour même où nous mouillâmes devant le fort espagnol, une hem-e
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 4ti
Samboangan fut jadis peuplé par des Indiens venus de Luçon :
l'exemption de toute espèce de tribut les attira sur les côtes de
Mindanao. Le nombre des habitans s'est peu accru depuis cette
époque, il ne s'élève encore qu'à sept ou huit mille âmes. La fusion
des races s'est cependant opérée avec une facilité merveilleuse sur
ce coin de terre isolé. Les métis forment à Samboangan la majorité
de la population. Ils sont fiers de leur origine espagnole et parlent
le castillan avec plus de pureté que la majeure partie des habitans
,de l'Espagne. Ils ont d'ailleurs les défauts et les qualités propres aux
races créoles : la bravoure et l'indolence. Placés à proximité des côtes
de Bornéo et des îles Soulou , menacés sur leur flanc gauche par les
Illanos, ils ont pris l'habitude de se protéger eux-mêmes. La plupart
des habitans portent, outre leur mousquet, le fameux campilan, grand
sabre à large lame et à lourde poignée, destiné à pourfendre les
Maures; tel est encore, dans les colonies espagnoles, le nom sous
lequel les Indiens catholiques désignent les Indiens infidèles. Cette
population guerrière a plus de goût pour le métier des armes que
pour les travaux de l'agriculture. La partie cultivée de ses posses-
sions se réduit à une étroite lisière de terrain défriché que bornent
les eaux limpides de la Toumanga ; au-delà de cette zone restreinte,
la forêt vierge couvre de ses masses impénétrables le flanc des mon-
tagnes.
Avant de pénétrer dans les colonies néerlandaises , il n'était point
sans intérêt d'accorder au moins un coup d'œil à cette dernière em-
preinte de la domination espagnole. Un guide intelligent et actif, el
senor Molina, nous avait offert ses services. Nous le chargeâmes de
nous procurer des chevaux , et , dès le lendemain de notre arrivée ,
nous nous mîmes en route pour visiter les bords de la Toumanga.
La nature tropicale a des heures magiques. Le disque du soleil ve-
nait à peine d'apparaître au-dessus de l'horizon, quand nous attei-
gnîmes le pont qui unit les deux rives du torrent. Au fond du ravin,
sur un lit de galets bleuâtres, coulait la Toumanga. La brise du
matin agitait doucement le feuillage des arbres; mille oiseaux bour-
donnaient autour des tubes de bambou dans lesquels se recueille la
environ après le coucher du soleil, un jeune mousse tomba de dessus les bastingages à
la mer. Les embarcations étaient hissées sur leurs porte-manteaux; l'obscurité était pro-
fonde. Il y avait mille chances contre une pour que le malheureux enfant disparût avant
qu'on pût lui porter secours. Un de nos chirurgiens, M. Henri Lerond, noble et bon
jeune homme qui n'en était point à son premier acte de dévouement, se trouvait par bon-
heur sur la dunette. Il se jette à l'eau et atteint le mousse que déjà le courant entraînait
rapidement au large. Sans un canot qu'un hasard providentiel amena en ce moment le
long da bord, M. Lerond eut été victime de sa sublime imprudence. Quand il remonta
sur le pont de la corvette avec le mousse qu'il avait sauvé, les matelots, bons juges en
fait de noblesse et de courage, lui firent une véritable ovation. Ce fut sa première récom-
pense. Si ma voix peut être un jour entendue, ce ne sera pas la seule.
412 REVUE DES DEUX MONDES.
sève enivrante. des palmiers. C'était l'heure du réveil pour les hôtes
des bois, pour les bois eux-mêmes, dont le feuillage tout appesanti
de rosée s'épanouissait aux premières clartés du jour.
Après avoir franchi au galop le pont dont les madriers frémissent
sur leurs trois piliers de lave, nous cheminons entre deux haies de
ricins et de goyaviers. Tout à coup une large échappée paraît s' ouvrir
devant nous. Nous faisons encore quelques pas; nous tournons un
dernier buisson. Ce n'est plus la splendeur d'une nature étrangère
que nous contemplons; ce sont les plus rians coteaux de l'Europe, les
plus belles prairies de la France, dont les gracieuses ondulations
viennent charmer nos regards. Des troupeaux, non pas de buflles stu-
pides et fangeux, mais de fiers taureaux et de grasses génisses, errent
au milieu de ces vastes pâturages. Que l'herbe parait belle dans ces
contrées où l'on ne voit jamais que des arbres ! Ce gazon, qui s'étend
comme un tapis de Perse sur les flancs arrondis de la colline, sourit
plus à nos yeux que la végétation opulente dont nous voyons les der-
niers efforts se perdre dans les nuages. Nous gravissons la pente du
coteau : du sommet qui domine la plaine, nous apercevons un nouveau
détour de la Toumanga, bouillonnant à nos pieds et se frayant un pas-
sage à travers de nombreux rochers de basalte. Au-delà de cette capri-
cieuse rivière, à l'entrée d'une gorge sauvage, une hutte de paille et
de bambou annonce la présence de quelques bûcherons , timide et
indolente avant- garde de la domination espagnole. Quel étrange et
soudain contraste ! A deux lieues à peine de la mer, à quelques pas
de la prairie féconde, la nature sauvage et la forêt vierge! Une
affreuse misère se cache malheureusement sous le luxe déréglé de
cette végétation. On a vu quelquefois arriver jusqu'à Samboangande
malheureux avortons décharnés , tout couverts de plaies , au visage
aplati, au crâne déprimé, — des brutes à face humaine : ce sont là les
enfans de cette riche nature , ceux pour lesquels elle a suspendu le
coco à la cime du palmier et fait descendre le ruisseau murmurant
du sommet des montagnes, ceux qu'elle berce au chant des tourterelles
et caresse des tièdes haleines de la nuit. Ce sont les derniers débris
des tribus indépendantes de l'archipel indien, les Negriiosde Luçon
et de Mindanao.
A côté de ces misérables créatures, voyez l'homme ennobli et en-
richi par le travail. Le feu a purgé la terre des stériles végétaux
qui la dévorent. Au milieu de l'espace dont il s'est rendu maître,
l'Indien se hâte d'élever sa modeste cabane. Il entoure d'une en-
ceinte le terrain qu'il veut défricher. L'igname, le taro, la patate, le
maïs, la canne à sucre, le riz, qui nourrit à lui seul près de la moitié
des habitans de la terre, lui assurent d'abondantes récoltes. Sa fa-
mille possède un abri contre les intempéries des saisons, et molle-
ment balancée dans le hamac en fil d'abaca suspendu aux parois de
LES HCH-LANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 413
la case, sa femme tisse en se jouant la chemise de pina ou de nipis.
On ne peut séjourner quelque temps sous les tropiques sans se sentir
saisi d'une admiration toute nouvelle pour le travail , et sans recon-
naître dans ce divin précepte la grande loi et le premier devoir de
l'humanité.
Rentrés dans le village avant que le soleil de midi eût rendu la
température intolérable, nous passâmes le reste de la journée sous
le toit hospitalier de notre guide Molina. Ce fut alors qu'il nous mon-
tra ses armes et nous entretint de ses exploits. Quand le général Cla-
veria dirigea, au mois de février 18/i8, une expédition contre le grand
repaire des pirates, — l'île à demi noyée de Balanguingui, — trois
cents volontaires de Samboangan lui ofl rirent leurs services. Sans eux,
assurait Molina, l'expédition eût échoué. Le canon des navires à va-
peur foudroyait vainement depuis vingt-quatre heures des remparts
formés d'une triple enceinte de troncs de cocotiers et de pierres ma-
dréporiques. 11 fallut dresser des échelles contre ces murs, dans les-
quels on désespérait de faire brèche. Les soldats de Manille n'avaient
jamais vu le feu. Les officiers qui s'étaient portés à la tête de la co-,
lonne venaient d'être tués à bout portant. L'armée s'ébranlait déjà,
et la journée semblait perdue quand, à la voix du général, on vit s'a-
vancer les volontaires de Samboangan. Couverts de leur écu, serrant
la poignée du campilan de leur main droite, ils relèvent les échelles
renversées et gagnent sous une pluie de balles la plate-forme du
rempart. Les Maures se jettent alors dans le réduit où ils ont en-
fermé leurs femmes et leurs enfans; ils égorgent leur famille pour
lui épargner la honte de tomber au pouvoir des chrétiens. Avant que
les Espagnols aient pu forcer l'entrée du réduit, la boucherie est
complète. «Nous n'avons plus devant nous, s'écriait Molina, dont la
verve échauffée avait trouvé des accens poétiques, qu'un monceau de
cadavres et qu'une mare de sang. Du milieu des mourans, un deses-
perado s'élance vers moi pour me frapper de son kris : d'un revers
de mon campilan je l' étends à terre. Le cri des Samboanguenos était :
Point de quartier aux Maures ! Bien peu de ces infidèles obtinrent
d'avoir la vie sauve; on recueillit pourtant quelques enfans qui avaient
par miracle échappé au carnage. Cette fille au teint brun que vous
avez pu remarquer à la porte de la case fut ma part de butin. C'est
du sang de pirate qui coule dans ses veines; elle n'en sera pas moins
un jour une honnête fille et une bonne catholique. »
Feliciana, — tel était le nom de la jeune moresque, — avait alors
dix ou onze ans à peine. Ses grands yeux noirs, sa peau brune et
luisante, ne permettaient pas de la confondre avec les pâles rejetons
du métis espagnol. Au milieu de ce paisible bercail, elle me rappelait
involontairement un jeune loup apprivoisé. Je l'observais pendant
que Molina nous débitait d'une haleine infatigable ses rodomontades
hià REVUE DES DEUX MONDES.
et nous faisait toucher du doigt la rouille sanglante de son campilan.
Je ne sais quel éclair intelligent et farouche brillait alors dans le re-
gard de la fille de Balanguingui, et semblait indiquer qu'à la première
occasion l'instinct d'une nature sauvage reprendrait le dessus. J'es-
père cependant que mon imagination n'aura point eu raison contre
les pronostics plus favorables de notre guide, et que Feliciana n'a
point cessé de faire l'orgueil de la famille Molina et l'édification de
la paroisse (1) .
Samboangan nous eût arrêtés trop longtemps si nous n'eussions
écouté que nos désirs. La douce musique d'une langue qu'on ne peut
entendre sans un charme secret, les allures chevaleresques d'une
population qui défend encore ses rivages contre les Maures, ce par-
fum de poésie que la race espagnole laisse partout où elle passe, il
n'en fallait point davantage pour captiver des gens lassés d'une lon-
gue station sur les côtes de la Chine. Un intérêt plus sérieux nous
appelait au sud de l'équateur. Samboangan, avec ses terrains vierges,
nous avait fait comprendre la grandeur morale du travail ; Célèbes
et Java allaient nous en montrer les œuvres.
II.
Le 25 mai, favorisée par la marée et par la brise, la Bayonnaise
faisait route vers la pointe septentrionale de Célèbes. Le h juin, elle
mouillait au pied du fort hollandais de Menado. On trouverait diffici-
lement un plus dangereux mouillage. Au fond d'une vaste baie, entre
deux ruisseaux qui se jettent à la mer, un talus rapide de gravier
volcanique vous permet de jeter l'ancre par ùO brasses, à 200 mètres
environ de la plage. Plus au large, on ne trouverait qu'un abîme sans
fond. Pendant la mousson du sud-est, qui règne assez régulièrement
dans la mer de Célèbes depuis les premiers jours de mai jusqu'à la
fin d'octobre, on peut séjourner sans trop d'inquiétude sur cette rade
foraine; mais, dès que les vents de nord-ouest sont à craindre, il faut
aller chercher un refuge de l'autre côté du cap Coffin, dans la baie
mieux abritée de Kema.
(1) Feliciana n'était point seule étrangère et captive à Samboangan. Un jeune gibbon
des îles Soulou, le plus intéressant, le plus gracieux des singes, joyeux comme un enfanta
souple comme Mazurier ou Auriol, mi singe qui ne marchait jamais à quatre pattes et
montrait sous ce rapport plus de dignité que bien des bipèdes, Moro, — c'était le nom
qu'il portait à Samboangan, — devint à cette occasion notre compagnon de voyage. Avec
nous, il visita bien dos parages inconnus à sa race, les îles de l'Océanie, les mers glacées
du cap Horn et les rivages plus démens du Brésil. Il triompha, en dépit de toutes les
prévisions, de tant de rudes épreuves; mais ses poumons délicats ne purent résister au
climat de Paris. Après une année de séjour au Jardin des Plantes, il est mort, pleuré des
gardiens qui, les larmes aux yeux, me parlaient encore, il y a quelques mois, de la
douceur et de l'aménité de son caractère.
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 415
La résidence de Menado, quoique située sur le territoire de Célèbes,
dépend du gouvernement des Moluques. Elle se compose des districts
de Menado et de Tondano, possédés en toute souveraineté par la Hol-
lande, et du district de Gorontalo, où un sultan vassal conserve
encore, pour le malheur des plus misérables habitans de l'archipel,
toutes les prérogatives d'une autorité tyrannique. Les derniers recen-
semens attribuent à la résidence de Menado, dont le cercle adminis-
tratif embrasse le groupe des îles Sanguir, une population d'environ
200,000 âmes {1). Ce chiffre n'est point en rapport avec l'importance
des possessions néerlandaises dans le nord de Célèbes. Le dévelop-
pement naturel de la population ne peut tarder à le grossir, quand
bien même de nombreux colons ne seraient point attirés un jour ou
l'autre à Menado par la salubrité du climat. Nulle part d'ailleurs ces
colons ne rencontreraient un sol plus fertile. Le feu souterrain qui a
donné naissance au mont Klobath, au Sepoutang, au Roumengan, à
l'Empong, dont les cimes s'élèvent à cinq ou six mille pieds au-des-
sas du niveau de la mer, semble activer encore la fougueuse vigueur
d'une végétation que baigne incessamment la rosée des nuits ou
qu'inondent de leur déluge périodique les pluies équatoriales.
Mouillés à portée de voix du rivage, près duquel notre poupe était
retenue par un câble fixé à deux piliers solidement enfoncés dans le
sable, nous mesurions d'un regard étonné la hauteur du Klobath,
dont l'ombre se projetait au loin sur la mer. Cette masse noirâtre,
assise au bord de la baie comme un géant pétrifié, semblait menacer
de son cratère béant encore la ville aux toits de palmiers, qui, presque
inaperçue du mouillage, occupe la base même du volcan. Une heure
environ après le coucher du soleil, nous pûmes descendre à terre, et
notre premier soin fut de nous diriger vers la demeure du résident.
La lune versait alors ses lueurs discrètes sur la campagne, et em-
bellissait le gracieux paysage qui se déroulait devant nous. Nous
avions laissé sur la droite les remparts de la citadelle de Menado,
simple bastion carré destiné à servir de logement à la garnison
plutôt que de défense à la ville; à notre gauche s'étendaient le
campong des Chinois et le quartier malais, borné par la rivière. Deux
haies d'hibiscus, taillées au ciseau, bordaient les détours d'un sen-
tier oii le sable criait joyeusement sous nos pas; la brise de terre ap-
(1) La population de la résidence de Menado était ainsi divisée en 1849 :
Européens ou métis 141I âmes.
Chrétiens indigènes 9,242
Idolâtres ou mahométans de nom 199,057
Mahométans zélés 2,091
Chinois 1,040
Esclaves 416
Total 212,937 ànies.
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
portait une douce fraîcheur des sommets nuageux du Klobath, et
répandait sur la ville tous les parfums qui dorment pendant le jour
au sein de la forêt. Notre surprise et notre ravissement s'augmen-
tèrent sans doute de la sensation de bien-être que nous apportait
cette heure tiède et sereine. Nous n'avions cru trouver dans Menado
qu'un chétif village de Malais : nous retrouvions encore une fois les
chemins de Ternate et d' Amboine, non plus alignés, il est vrai, comme
les rues d'une ville, mais capricieusement contournés comme les
allées d'un parc. Après quinze ou vingt minutes de marche, nous arri-
vâmes à l'entrée du parterre qui précédait l'habitation du résident.
Ce modeste palais, au fond duquel veillait la flamme vacillante des
bougies enfermées dans leurs globes de verre, était soutenu par de
frêles colonnettes et couronné d'un toit de chaume qui s'avançait au-
dessus d'une longue galerie aérienne. C'était moins un kiosque orien-
tal qu'un chalet transporté par un coup de baguette des campagnes
de la Suisse sous le ciel des tropiques. Dominée par le front sourcil-
leux du Klobath au lieu de l'être par les cimes neigeuses des Alpes,
entourée de manguiers et de rimas aux vastes ombres au lieu d'être
cachée sous un noir rideau de sapins, cette architecture pittoresque
ne semblait pas déplacée sous les feux de l'équateur. Elle offrait un
abri non moins sûr contre les ardeurs dévorantes du soleil que contre
les intempéries des hivers.
Nous arrivions à Menado chargés d'une sorte de mission agricole.
Peu de temps après la révolution de février, l'attention du ministre
de l'agriculture et du commerce avait été appelée sur une espèce
particulière de riz de montagne dont l'acclimatement pouvait être
tenté, disait-on, avec quelque espoir de succès dans le midi de la
France. Le signalement de ce riz, connu à Sumatra et à Célèbes, ajou-
tait la circulaire officielle, sous le nom de riz noir, — noir en effet, —
nous avait été envoyé par M. le ministre de la marine avec l'invitation
de lui en adresser le plus tôt possible des semences. Nous n'avions tou-
tefois emporté de Macao qu'un faible espoir de répondre aux désirs
du ministre. Les personnes que nous avions interrogées, et dont quel-
ques-unes avaient longtemps habité les îles de la Malaisie, connais-
saient je ne sais combien de qualités différentes de riz arrosé ou de
riz de montagne : du riz blanc, du riz gris, voire du riz rouge;
aucune d'elles n'avait entendu parler de riz noir. Par un heureux
hasard, le gouverneur espagnol de Samboangan, auquel je faisais
part un jour de mes perplexités, se souvint d'avoir entrevu ce riz fa-
buleux, dont le nom n'était déjà plus accueilli que par un sourire d'in-
crédulité à bord de la Bayonnaise. Les Negritos de Mindanao cul-
tivaient le riz noir dans les gorges de leurs montagnes, et nous
parvînmes, après bien des recherches, à nous en procurer quelques
livres. Nous étions munis de ce précieux échantillon quand nous
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. A17
nous présentâmes chez le résident de Menado, avec l'intention de
renouveler nos instances pour obtenir des indications sur le riz noir.
Cette précaution ne fut point inutile, car à Menado même le riz noir
était depuis longtemps sorti du domaine de la réalité. Jamais on ne
le voyait entrer dans les magasins du gouvernement ou s'étaler sur
les échoppes du campong chinois. Si la culture s'en perpétuait, ce
n'était que dans les districts les plus reculés de la résidence. M. Van
Olpen nous promit cependant que nous n'aurions point vainement
sollicité son intervention. Nous emporterions de Menado du riz noir,
et, ce qui valait mieux suivant lui, sept ou huit autres variétés du riz
blanc de montagne.
Ce n'était point assez cependant d'avoir conquis ces utiles semen-
ces : il fallait surprendre encore les secrets de la culture dont on nous
avait confié le soin de doter la France. Les Parmentier ne sont immor-
tels qu'à ce prix. M. Van Olpen, dont l'aimable obligeance devan-
çait nos désirs, nous offrit gracieusement de nous mettre en rapport
avec un chef de village, un A-appouIa-balak, que la voix publique
désignait comme un des plus habiles agriculteurs du pays. Le len-
demain même de notre arrivée, pendant que quelques-uns des offi-
ciers de la corvette allaient visiter le district de Tondano, où règne,
à quelques milliers de pieds au-dessus du niveau de la mer, un prin-
temps éternel, une cavalcade plus paisible poursuivait, sous la con-
duite de M. Van Olpen, des recherches fort étrangères aux occupations
habituelles d'un officier de marine. Deux ou trois heures après le
lever du soleil, nous avions atteint les premières pentes du Klobath,
et nous gravissions, par un chemin tournant, la croupe accidentée
de la montagne. La végétation des Moluques est sobre et contenue,
si on la compare à celle de la résidence de Menado. Jamais nous n'a-
vions vu la nature déployer cette puissance de production. Ce n'était
plus le spectacle d'une fécondité luxuriante, c'était le désordre d'une
orgie. La route, hardiment tracée à travers les précipices, nous mon-
trait à chaque pas des forêts suspendues aux parois des abîmes, des
gouffres à demi comblés par des avalanches de verdure, des palmiers
séculaires étouffes sous les mille replis des lianes ou fléchissant sous
le poids d'innombrables corbeilles de plantes parasites. Du point cul-
minant que M. Van Olpen avait marqué d'avance pour le terme de
notre course; nous pûmes embrasser l'ensemble de ces magnifiques
horreurs et la beauté plus calme de l'immense horizon qui se dérou-
lait jusqu'à la mer. Nous redescendîmes alors vers le village où le
kappoula-balak attendait avec impatience ses illustres hôtes.
Les habitans de la résidence de Menado se rapprocheraient plutôt
des naturels de la Polynésie, des Harfours'de Bourou et des Dayaks
de Bornéo, que des Malais de Sumatra ou des pirates cuivrés de Sou-
M 8 REVUE DES DEUX MONDES.
lou. Il suffit d'un coup d'œil pour reconnaître qu'ils n'appartiennent
pas à la dernière invasion qui, vers le milieu du xv" siècle, vint oc-
cuper les côtes de l'archipel d'Asie. J'hésiterais à croire cependant
qu'il fallût chercher aux Harfours de Menado et à la race malaise une
origine distincte. Ces tribus dispersées ont subi l'influence de climats
divers et de dogmes différens ; mais elles ont fait partie de la même
famille humaine. Les Harfours de Menado, retranchés au centre de
montagnes inaccessibles, n'ont été ni conquis ni fanatisés par les
prêtres arabes. Ils composent encore la population la plus douce et
la plus respectueuse de l'archipel, la plus aveuglément soumise aux
chefs dont le résident hollandais confirme chaque année le pouvoir.
La plupart de ces chefs indigènes ont embrassé le christianisme et
semblent avoir perdu jusqu'aux dernières traditions de la vie sau-
vage. Le kapjjoula-balak que nous honorions de notre visite était
vêtu, comme les chrétiens d' Amboine, d'un pantalon de couleur foncée
et d'un habit noir. Sans la face osseuse et brune qu'encadrait la haute
bordure d'un col de percale, nous n'eussions jamais reconnu dans
ce vénérable gentleman le chef d'une tribu indienne : j'aurais plutôt
cru voir une apparition du vicaire de Wakefield. La maison même
dans laquelle nous fûmes introduits avait quelque chose de la mo-
deste élégance d'un presbytère. Un ameublement simple, mais de
bon goût, une table couverte des mille superfluités du luxe européen,
voilà ce que nous trouvâmes sous le toit de cet homme, dont les an-
cêtres, au lieu de nous réserver un semblable accueil, n'auraient pro-
bablement songé qu'à se faire un sanglant trophée de nos dépouilles.
Ce ne fut qu'après le déjeuner que nous pûmes expliquer au kap-
poula-balak le but de notre visite. Le fonctionnaire indien, enchanté
de pouvoir donner des leçons à son tour, fit immédiatement apporter
devant nous divers instrumens aratoires, le /(ed'a henkok^ couteau
recourbé avec lequel on abat les arbres, le patjol, espèce de houe qui
sert à défoncer la terre, et voici ce que nous écrivîmes presque sous
sa dictée. — Quand un terrain a été choisi pour y cultiver le riz de
montagne, on commence par abattre à la hache tous les arbres qui le
couvrent. Il suffit de quinze jours de soleil pour dessécher ces arbres
abattus. On y met le feu, et quand tous les troncs, toutes les branches
ont été consumés, à l'aide de la pioche on défonce le sol pour y mêler
les cendres. On brûle alors une dernière fois les herbes et les racines
qui ont résisté à un premier incendie; on aplanit le terrain et on se
dispose à l'ensemencer. Pour mieux assurer leur subsistance, les in-
digènes font en général marcher de front la culture du riz et celle du
maïs. Le défrichement et la préparation du sol ont été achevés en
septembre : au mois d'octobre, commencement de la saison pluvieuse,
on sème le maïs. Des trous de quatre pouces de profondeur, prati-
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 419
qués à deux mètres de distance les uns des autres, reçoivent chacun
cinq ou six grains de maïs que l'on recouvre ensuite de terre. Au bout
de trois mois, vers la fin de décembre, on s'occupe de semer le riz.
Les uns le sèment à pleines mains; d'autres, plus soigneux, en met-
tent dix ou douze grains dans des trous d'un pouce de profondeur.
Deux mois après, en février, on arrache les jeunes pousses de riz et
on les pknte par petites touffes séparées, à une distance d'environ
huit pouces l'une de l'autre et dans les intervalles laissés entre les
tiges du maïs. Le riz peut avoir acquis alors une hauteur d'un pied
à un pied et demi. On a soin pendant tout ce temps de sarcler et de
nettoyer le champ pour que les jeunes épis ne soient pas étouffés.
L'espace ménagé entre les touffes de riz permet aux femmes char-
gées de cette opération de l'exécuter sans froisser les tiges. Quatre
ou cinq mois après qu'on a semé le maïs, en mars généralement,
cette première récolte est parvenue à la maturité. Semé en décembre,
le riz est rarement mûr avant le mois de juin. On le cueille alors à
la main, épi par épi, et on le foule aux pieds sur une aire de bam-
bou pour en détacher les grains. Malgré l'extrême fertilité du sol,
on ne demande jamais au même champ deux récoltes de riz succes-
sives. Après la première récolte, le terrain se repose souvent pendant
cinq années, ou, si on lui demande de nouveaux produits, cène sont
que des haricots, des fèves ou des plantes moins exigeantes encore.
Pendant que le kappoula-balak nous initiait ainsi aux plus minu-
tieux procédés de la culture indienne, le sommet du Klobath s'était
couvert de nuages qui s'étendaient insensiblement sur la voûte du cieL
Les roulemens du tonnerre, répétés par toutes les gorges de la mon-
tagne, annoncèrent bientôt que la crise approchait. En quelques
instans, l'orage fut au-dessus de nos têtes; le ciel sembla s'ouvrir, et
un véritable déluge inonda la campagne. Aux éclats de la foudre, au
pétillement de la pluie tombant sur le feuillage, on entendait se
mêler je ne sais quel bruit sourd qu'on eût pu comparer au lointain
mugissement de la mer. C'était la voix du torrent qui, grossi par
cette inondation soudaine, grondait au fond du ravin, emportant
dans son cours des branches d'arbres et des fragmens de rochers. En
moins d'une heure, l'orage eut épuisé sa furie, et, bien que le ciel
hésitât encore à reprendre sa sérénité, nous pûmes nous acheminer
sans crainte vers la ville de Menado. 11 est peu de jours parmi les plus
beaux qui soient exempts de ces déluges temporaires. C'est ainsi que
l'atmosphère se dégage et se purifie des vapeurs dont elle est inces-
samment saturée. Yoilà donc les conditions que le riz de l'île Célèbes
rencontre sur sa terre natale : d'épaisses couches d'humus toutes char-
gées de sucs nourriciers, de constantes intermittences de pluie et
de soleil, une température qui varie, — dans la plaine de 26 à 31 de-
420 REVUE DES DEUX MONDES.
grés centigrades, de 18 à 26 degrés sur les hauteurs! On comprend
que le riz, sous un pareil climat, puisse aisément se passer du secours
des irrigations; mais en France, sous le ciel presque toujours voilé
de Paris ou sous le ciel pétrifié de la Provence, je crains bien que le
ivench rousiep, — tel est le nom sous lequel les Harfours désignent
le riz noir, — ne trahisse insolemment notre attente (1).
A Menado même, le riz de montagne, dont on compte près de trente
espèces différentes, ne produit, année commune, que vingt à qua-
rante fois la semence, tandis que le riz arrosé ne rapporte jamais
moins de cinquante à soixante grains pour un. Une partie de la ré-
colte, — 1,500,000 ou 1,600,000 kilogrammes, — est livrée aux
autorités hollandaises à raison de 3 fr. 8 cent, le picol (2) , un peu
moins de 5 centimes le kilogramme. Le dixième environ du produit
de cet impôt foncier est expédié à Ternate pour les besoins de la gar-
nison; le reste est vendu aux indigènes à raison de 5 francs 63 cen-
times les 62 kilogr. Le gouvernement réalise ainsi un bénéfice de
50,000 francs, qui sert à couvrir une partie des frais d'occupation,
sans élever au-delà de 12 ou 13 fr. le prix des 137 kilogrammes de
riz que chaque Indien consomme annuellement pour sa subsistance*
Le riz n'est point d'ailleurs le seul produit agricole de la résidence.
On récolte chaque année à Menado près de 6,000 kilogrammes de
café, et 70,000 kilogrammes de cacao. L'exportation du café est le
monopole du gouvernement, qui en paie le kilogramme 43 centimes
aux indigènes pour le revendre quelquefois le triple de cette somme
sur le marché d'Amsterdam. Le cacao est, au contraire, abandonné
sans restriction au commerce libre : des navires espagnols viennent
en chercher la récolte, qu'ils transportent à Manille, où on le i^réfère
au cacao du Pérou. On ne saurait se figurer un plus gracieux coup
d'œil que celui des jardins de cacaotiers qu'on rencontre à quelque
distance de la ville de Menado. Aussi loin que la vue peut s'étendre,
on voit fuir de verdoyans quinconces dont le tronc pyramidal chargé
(1) Mes prévisions n'ont été que trop bien confirmées. Le 8 jnin 1850, M. le ministre de
l'agriculture fit parvenir à l'institut agricole de Versailles diverses variétés de riz de mon-
tagne, — riz blanc et riz noir, — que je m'étais empressé d'expédier à Nantes et au Havre
par deux navires français que je rencontrai, le premier à Singapore, le second à Macao.
Malgré la saison avancée, l'expérience fut tentée dès le 13 juin. Ce semis tardif ne permit
point à la plante d'arriver à maturité. Elle végéta pendant toute la belle saison, et, mal-
gré les châssis dont les plants avaient été couverts poxir favoriser la maturation, lorsque
les froids survinrent, tout jaunit et cessa de croître. L'année suivante, ou sema le riz le
12 avril; cette fois, malgré toutes les précautions prises, les grains n'ont pas même
germé! Le climat de l'Algérie eût probablement mieux convenu à ces essais que celui
de Versailles; mais avant de doter la terre d'Afrique du riz de Célèbes, que ne lui
apporte-t-on le bambou !
(2) Le picol, qui forme la trentième partie du coyang et se divise en 100 cattis, équi-
vaut à peu près à 02 kilogrammes.
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. A2l
d'un clair feuillage laisse pendre de longs fruits à l'enveloppe char-
nue, que le soleil a dorés de tons jaunes ou vermeils. Si vous ouvrez
cette écorce rugueuse, au milieu de la pulpe blanchâtre vous trou-
verez répandues les graines qui contiennent la précieuse amande. Le
cacao se vend communément à Menado 1 franc 73 centimes le kilo-
gramme. Cette culture avait contribué à répandre une certaine ai-
sance parmi les habitans de Menado. Quelques jardins comptaient
plus d'un million d'arbres, et la récolte annuelle s'élevait à 93,000 ki-
logrammes; mais depuis le tremblement de terre du 8 février 18A5,
qui détruisit un grand nombre d'habitations, les cacaotiers de Me-
nado ont été atteints d'une maladie qui paraît menacer sérieusement
l'avenir de ces florissantes plantations. Nous avons vu des parcs
immenses où les trois quarts de la récolte se trouvaient avariés :
sous une enveloppe en apparence intacte se cachait le fungus ron-
geur. On eût cru voir ces fruits décevans dont parle l'Ecriture, qui
ne sont à l'intérieur que cendres et poussière.
A ces trois produits principaux, le riz, le cacao et le café, on pour-
rait joindre le gomoutou, espèce de cordage fabriqué avec les fibres
ligneuses du palmier areng et expédié à Java pour le service de la
flotte coloniale; mais une source de revenu bien autrement impor-
tante, c'est l'or que l'on extrait du district de Gorontalo. Cet or, ré-
pandu en paillettes presque imperceptibles dans une roche calcaire,
se recueille dans quatre-vingt-trois mines. Le sultan , qui nourrit ses
malheureux sujets avec deux ou trois bananes par jour, s'est engagé à
livrer annuellement au gouvernement hollandais plus de 3,000 onces
d'or, à raison de 34 fr. l'once. Il est loin cependant de remplir exac-
tement les conditions de ce contrat. Les pros bouguis transportent
chaque année à Singapore quatre fois plus d'or que n'en reçoivent les
autorités de Menado.
Les Bouguis ont été de tout temps, par leurs habitudes de contre-
bande, les ennemis déclarés du fisc hollandais. Les habitans de Me-
nado ne se sont point laissé tenter par leur exemple. Sur toute la
côte septentrionale de Célèbes, on ne verrait pas un seul ;;?^o, pas
même une embarcation de pêcheur. La crainte que leur inspiraient
les pirates de Soulou paraît avoir à jamais dégoûté les Harfours de la
navigation. Ce sont les habitans des îles Sanguir, moins étrangers par
nécessité au métier de la mer, qui construisent et manœuvrent la
flottille avec laquelle le résident de Menado parcourt solennellement
le littoral de la province à certaines époques de l'année. Les navires
de commerce qui visiteront la rade de Menado ne devront donc comp-
ter que sur leurs propres moyens pour embarquer ou pour porter à
terre leur cargaison.
Avant les récentes mesures qui ont ouvert trois des ports de l'île
i\11 • RE\UE DES DEUX MONDES^
Célèbes au libre commerce, Menado, faisant partie du gouvernement
des Moluques, vivait sous les mêmes lois et les mêmes restrictions
que les îles d'Amboine et de Ternate. Le monopole des importations
appartenait à la Maatschappy^ cette grande association dont le roi
Guillaume fut le fondateur, et dont l'intervention pouvait seule sous-
traire à la navigation et à l'industrie britanniques l'exploitation com-
merciale des Indes néerlandaises. La contrebande faisait au privi-
lège de la Maatschappy une terrible concurrence. Les ventes opérées
par cette société dans la résidence de Menado ne dépassaient pas,
a,nnée moyenne, la somme de 200,000 fr., tandis qu'il était avéré
que le total des importations ne s'élevait pas à moins de 1 million.
Des bâtimens espagnols venant de Manille empruntaient le pavillon
des îles Soulou pour commercer librement avec Menado, et, sous le
titre de manufactures indigènes, ils importaient dans ce port des
marchandises anglaises qui ne payaient plus dès lors qu'un droit de
6 pour 100. Les baleiniers se livraient aussi de leur côté à une con-
trebande très active. Sous prétexte de se procurer des provisions et
d'user du privilège qui leur était accordé d'en solder le prix en mar-
chandises, ces commerçans déguisés emportèrent de Kema, en 1849,
«plus de 200,000 francs en échange des armes, de la poudre et des
étoffes de coton qu'ils avaient livrées. L'abandon d'un monopole si
facilement éludé a donc été une des plus sages mesures conseillées
par M. de Rochussen. La Maatschappy a conservé le transport et
l'achat exclusif des denrées dont le gouvernement se réserve la cul-
ture; mais le port de Menado offre déjà au commerce privé divers
produits que recherchent avidement les marchés des Philippitles et
ceux du Céleste Empire (1) .
Ce n'est point cependant un entrepôt commercial que l'on par-
viendra jamais à créer dans la province de Menado. Le véritable
(1) Voici quelle était au mois de juin 1849 révaluation générale [des produits de la
résidence, de Menado. Cette évaluation comprenait le commerce interlope dont les pros
bouguis se sont faits les commissionnaires.
PRODUITS. VALEUR.
5,900 onces d'or 517,623 fr.
558,000 kilog. de café. .^ . 481,500
62,000 kilog. de cacao. ." . 107,000
1,448,000 kilog. de riz. . . . 205,440
Écaille de tortue. . 4,822
Gomoutou 14,744
Nids d'hirondelle 1,070
Tripang 6,676
496 kilog. de cire 1,712
Ailerons de requins 684
Total 1,341,371 fr.
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 423
intérêt qui s'attache à la partie septentrionale de Célèbes tient à un
ordre d'idées tout différent. Depuis longtemps, les Hollandais ont
songé à trouver dans l'archipel indien l'écoulement de leur popula-
tion exubérante. Quelques économistes auraient voulu organiser à
Java même la colonisation européenne. On craint néanmoins qu'à
Java le prestige inhérent à la qualité d'Européen ne souffre de l'intro-
duction dans la colonie de ces nouveaux travailleurs. Dans la résidence
de Menado, cet inconvénient disparaît. On n'y rencontre qu'une po-
pulation indigène peu considérable, disposée à écouter les leçons des
missionnaires protestans, et qu'on pourrait sans crainte associer aux
privilèges des cultivateurs hollandais. Le gouvernement des Pays-
Bas n'a point de parti pris dans Jes questions coloniales. Nul mieux
que lui ne sait plier sa politique aux circonstances. Il peut faire dans
le nord de Célèbes ce que l'Espagne a fait aux Philippines, appuyer
sa domination non plus sur les abus séculaires du pays, mais sur la
prédication religieuse et sur la fusion des races. Cette œuvre hono-
rable, nous ne doutons point qu'il ne l'accomplisse un jour, et c'est
dans cet avenir que réside à nos yeux l'importance de la province
de Menado.
On connaît la configuration bizarre de l'île Célèbes, divisée par les
golfes de Gorontalo, de Tolo et de Boni en quatre péninsules distinc-
tes; on dirait au premier abord je ne sais quelle araignée monstrueuse
étendue sur la carte. Grâce à sa forme irrégulière, Célèbes n'a peut-
être aucun point de sa vaste surface qui se trouve à plus de cinquante
milles de la mer. La péninsule septentrionale, celle qui nous avait
attirés d'abord, est la plus étroite de toutes. Sa largeur moyenne est
de trente-cinq ou quarante milles. On comprend tout l'avantage
d'une pareille disposition pour l'exploitation des immenses forêts qui
couvrent encore la majeure partie du sol de la résidence. C'est dans
ces forêts qu'on rencontre l'ébène, dont nous avons vu d'énormes
madriers de trois et quatre pieds de largeur; le lingoa ou bois d'Am-
boine, qui fournit d'admirables meubles; le bois de fer, dont le tronc
atteint parfois plus de huit pieds de diamètre ; le bois de gofaffa et
le bois de bintanger, qui offrent des matériaux plus appropriés à
la construction des navires. De belles routes bien entretenues, et
chacune d'un développement d'environ trente milles, gravissent déjà
les pentes des montagnes et relient aux deux ports de Menado et de
Kema le fertile district de Tondano. Une route semblable établit en-
tre ces deux ports une communication facile. Malheureusement ce
n'est point la dixième partie de la résidence qui se trouve ainsi
ouverte' par des travaux qui seraient partout ailleurs imposés aux
colons. Il y aurait encore près de cent cinquante lieues de route à
percer à travers les montagnes, de la baie de Palos au port franc de
h2k REVUE DES DEUX MONDES.
Kema. Dès que la soumission, aujourd'hui incomplète, de cette lon-
gue péninsule serait achevée, l'industrie européenne, favorisée par
la température modérée des plateaux sur lesquels elle devrait s'éta-
blir, n'aurait plus qu'à se mettre à l'œuvre. La résidence compterait
alors quatre districts placés dans des conditions également favora-
bles : le Minaha;ssa ou province de Menado, qui comprend un terri-
toire d'environ cinq mille kilomètres carrés; l'état de Magondo et
tous les petits royaumes limitrophes du district deTondano; les pos-
sessions du sultan de Gorontalo et celles du sultan de Bewool; les
alentours de la baie de Palos et le petit état de Tontoli. L'emploi de
quelques steamers et d'un millier de soldats assurerait promptement
la pacification de la province : les colons hollandais et les subsides
du gouvernement feraient le reste.
III.
Pour nous rendre vers un autre point de l'île Gélèbes, le district
de Macassar, nous avions une assez longue navigation à faire. Le
9 juin 18/i9, nous quittâmes dès la pointe du jour le mouillage de
Menado, et nous nous dirigeâmes, en passant entre les îles Sanguir
et le cap Goflin, vers la mer des Moluques. Nous revîmes encore une
fois les sommets de Tid©re et deTernate, l'île déserte d'Oby et Lissa
Matula, de fastidieuse mémoire (1) . Il nous fallut louvoyer pendant
plusieurs jours avec un temps constamment pluvieux et des brises
inégales pour atteindre le large passage qui s'ouvre entre les îles
Xulla et la côte septentrionale de Bourou. Dès que cette dernière île
fut dépassée, le temps s'éclaircit, et la mousson d'est nous conduisit
rapidement, par les détroits de Wangi-Wangi et de Salayer, au fond
de la baie de Bonthain, où nous devions faire une courte station
avant de reprendre notre route vers Macassar.
Les districts contigus de Boule-Comba et de Bonthain compren-
nent une population de 29,000 âmes sur une étendue d'environ
260 lieues carrées ; c'est la population la plus fière et la plus belli-
queuse de l'île, on peut môme ajouter de l'archipel indien; aussi ne
saurait-on assez admirer l'ascendant moral par lequel deux ou trois
Européens gouvernent cette race indomptable. Il existe à Bonthain
une sorte de forteresse aux boulevards de gazon et de terre garnis
de quelques pièces d'artillerie. C'est dans cette enceinte qu'est logée
la garnison javanaise. L'employé hollandais qui remplit sur ce point
isolé les fonctions de résident habite à quelques pas de la plage une
(1) Voyez, dans la livraison du 15 octobre 1851, les Moluques sous la domination
hollandaise.
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. Zi25
vaste habitation dont le palmier a fourni la charpente, le toit et les
cloisons. Les Espagnols transportent avec eux, sur tous les points du
globe, leur sobriété insouciante et leur dédain des superfluités de
la vie. Il n'est plage si déserte, établissement si sauvage où l'on ne
trouve le Hollandais entouré d'un bien-être qu'il aime à partager
avec le voyageur. L'hospitalité de M. Scholten eût fait honneur à un
vice-roi : sa gaieté, la libre et charmante effusion de son entretien
auraient pu donner du prix au brouet noir. Nous ne pûmes accorder
cependant qu'un jour à ses instances; mais cette journée, nous la
passâmes presque tout entière à table ou à cheval.
On rencontre à chaque pas dans les Indes néerlandaises des cours
d'eau qui se précipitent tout échevelés du sommet des montagnes
au fond des précipices. Ces cascades servent ordinairement de but
aux promenades des touristes. Je n'en connais point de plus impo-
sante que celle de Bonthain. M. Scholten ne voulut céder à personne
le plaisir de nous montrer cette merveille; mais il fallut quelque
temps pour rassembler les chevaux qu'exigeait une troupe aussi nom-
breuse que la nôtre. Le résident hollandais avait cependant près de
lui un homme auquel rien n'était impossible. C'était un chef indi-
gène spécialement attaché à sa personne, — un capitaine des gardes,
dont le premier devoir était de veiller à la sûreté du résident, qui
ne le quittait point d'un pas, et le suivait partout avec la tendresse
et le dévouement d'un séide. Ce vieux guerrier, dont les vêtemens
entr' ouverts laissaient apercevoir de nombreuses cicatrices, avait
jadis conduit les troupes du général Yan Geen vers la capitale du
roi de Boni. Il passait pour l'homme le plus brave du district, et la
sécurité du résident au milieu des hordes féroces dont il était en-
touré s'expliquait peut-être un peu par la présence tutélaire de cet
ange gardien. On ne saurait toutefois méconnaître l'influence en
quelque sorte magnétique qu'exerce sur ces hommes viplens la calme
fermeté de la race hollandaise. Quelques jours avant notre arrivée,
deux hommes de noble extraction avaient échangé quelques propos
railleurs. L'un d'eux se croit insulté, il marche droit à son adversaire
et le frappe de sa sagaie; l'autre, quoique blessé, riposte, puis tous
deux, par un mouvement simultané, abandonnent leurs javelines. Ils
se saisissent au corps, et, s' embrassant d'une main, de l'autre ils se
plongent à coups redoublés leur kris dans la poitrine. Le moins vigou-
reux des champions s'affaisse enfin sur lui-même. Le résident accourt.
Le vainqueur, dont le sang fuit par vingt blessures, cède sans résis-
tance au regard de l'Européen. Il remet lui-môme entre les mains du
résident l'arme qu'un bataillon d'indigènes n'eût pu lui arracher, et
se laisse, sans oser proférer une plainte ou une menace, entraîner
vers la prison. v >
TOME I. 28
h2Q REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que nous examinions avec un intérêt curieux et un secret
frisson le fer des deux javelines, les lames veinées et flamboyantes
des deux kris, pièces de conviction où la rouille se mêlait déjà au
sang fraîchement coagulé, notre imagination ne pouvait s'empêcher
d'évoquer tous les détails de cette scène cruelle. Il nous semblait voir
ces deux tigres cramponnés l'un à l'autre et prêts à se dévorer. Les
Malais de Célèbes sont mahométans, mais leur première loi est un
barbare point d'honneur. Leur férocité est le résultat infaillible de
leur éducation. Il eût fallu voir de quel éclat sauvage brillèrent les
yeux d'un jeune enfant de huit ou dix ans à peine, quand nous lui
demandâmes s'il serait heureux de pouvoir à son tour porter un kris
à sa ceinture. La prunelle d'un chat-tigre n'a pas de feux plus livides.
Ce misérable enfant semblait avoir l'instinct du meurtre : il n'en avait
peut-être que l'admiration dépravée.
Les chevaux cependant piaffaient à la porte de la résidence. Nous
partons, et nous nous trouvons, à peine sortis, sur la place du mar-
ché du village de Bonthain. On eût cru pénétrer au milieu d'un camp.
A côté des bestiaux qu'ils avaient amenés de la -montagne veillaient
de nombreux cavaliers fièrement appuyés sur la hampe de leurs sa-
gaies. Avant qu'on ait pu assujettir aux patiens travaux de l'agriculture
ces pasteurs au regard hautain, il se passera sans doute bien des
années; mais le temps n'est rien pour les Hollandais : ils n'ont ni la
furia des Français ni lâfogosidad des Espagnols, ils marchent à leur
but avec persévérance; aussi ces collines incultes que nous traver-
sions au milieu des hautes herbes des jungles, la génération qui
nous suit les verra probablement couvertes de blonds épis ou de
féconds roseaux. Ces jungles, entrecoupés de fourrés épais, de bois
de nipa et d'areng, servent df retraite à de nombreux troupeaux
d'axis. On sait que cette espèce de cerfs est moins grande et moins
vigoureuse que celle qui peuple nos forêts : elle se laisse aisément
atteindre par les chevaux de l'île Célèbes. Accroupi sur sa selle, le
cavalier malais, dès que le cerf est lancé, ne le perd plus de vue ; il
franchit à sa suite les ravins et les fossés, jusqu'au moment où il
peut lui jeter autour des cornes un nœud coulant fixé au bout de sa
javeline.-
Nous atteignîmes sans accident les bords du ruisseau dont il faut
remonter le cours pour arriver au pied de la cascade. Ce ruisseau
n'a pas de rives; il coule entre deux murailles de basalte sur les-
quelles un chamois ne trouverait pas à poser le pied. Si l'on veut
contempler la nappe d'eau dont on entend au loin la chute assour-
dissante, il faut suivre le lit même de la rivière, franchir sur la pente
arrondie des rochers ou sur l'arête aiguë de quelque bloc de lave
des bassins dans lesquels un des grenadiers de Catherine II aurait
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 427
disparu jusqu'au cou; il faut, en un mot, se résigner à un bain froid
et à un certain nombre de chutes. Mais quel glorieux spectacle de-
vient le prix de tant de peines! C'est un fleuve qui s'échappe d'une
urne gigantesque et déploie avec fracas le volume majestueux de ses
eaux. Il ne manque à cette magnifique chute d'eau qu'un belvéder
d'où l'on puisse l'admirer à son aise. Debout au centre du bassin où
l'on nous avait placés, éblouis par la poussière liquide que la cas-
cade en tombant soulevait tout autour de nous , nous ne tardâmes
point à battre en retraite. Avant le milieu du jour, nous avions re-
gagné le village de Bonthain, et dès le lendemain, reprenant, comme
Ahasvérus, notre bâton de voyageur, nous faisions voile vers Ma-
cassar.
De la baie de Bonthain à la rade de Macassar, notre traversée put
s'accomplir sans peine dans l'espace d'une journée. La brise, d'abord
très faible, ne tarda point à fraîchir, et le soleil était à peine depuis
une demi-heure sous l'horizon, quand nous atteignîmes ce nouveau
mouillage. Macassar est le chef-lieu des établissemens hollandais
sur la côte méridionale de l'île Gélèbes. Une excellente rade, pro-
tégée contre la mousson d'ouest par deux bancs de sable à fleur
d'eau, attira sur ce point, dès l'année 1538, les Portugais com-
mandés par Antonio Galvano. En 1545, Martin Souza y établit un
poste militaire, et, pour la première fois, en 1607, les Hollandais y
apparurent sous la conduite de Gornelis Matelief. En 1665, l'amiral
Spielman battit les indigènes, et prit possession du fort Ondjong Pan-
dang (le Point de Vue) , qui fut agrandi et reçut le nom de fort Rot-
terdam. La ville actuelle de Vlaardingen ne fut bâtie qu'en 1708. On
lui donna pour armes un cocotier traversé d'un glaive, en mémoire
de l'amiral Spielman. Vainqueur du sultan de Goa, l'amiral, au-
quel la nature avait donné le courage d'Achille et la force d'Hercule,
passa, dit-on, son épée à travers le tronc d'un des arbres qui crois-
saient alors sur la plage. (( Vous doutiez, dit-il aux indigènes ras-
semblés autour de lui, que mon bras eût la force de percer cet ar-
bre; eh bien! ne doutez pas que la Hollande n'ait le pouvoir de vous
réduire, car, aussi vrai que je puis d'un seul coup traverser le tronc
d'un cocotier, la Hollande, quand elle le voudra, pourra soumettre
votre île. » L'avenir n'a pas démenti cette prophétie, et le cocotier
de l'amiral Spielman peut figurer, à plus juste titre que bien des em-
blèmes adoptés par un blason menteur, au centre de l'écusson de la
ville de Vlaardingen.
Le fort de Rotterdam et la ville de Vlaardingen ont un nom com-
mun : Macassar. G'est sous ce nom, qui désigne l'ensemble de l'éta-
blissement hollandais, que le chef-lieu de la côte méridionale de Gé-
lèbes est connu dans les Indes. Habitués à séjourner sur les rades
428 RE\UE DES DEUX MONDES.
de Macao et de Manille, où la Bayonnaise devait s'arrêter à trois ou
quatre milles de terre, nous éprouvions une certaine douceur à nous
trouver mouillés à 150 mètres à peine de la plage, au centre d'un
étang dont la brise pouvait rider, mais non gonfler la surface. Quel-
ques navires de commerce, deux bricks-goëlettes de guerre, l'Am-
borne et le Hussard, commandés par les capitaines Dibbetz et Wipff,
animaient, avec une foule de pros indigènes ou de bateaux-pêcheurs,
ce paisible canal, dans lequel une flotte eût trouvé assez d'espace et
assez de profondeur pour jeter l'ancre. Je ne sais quel peut être l'as-
pect de la rade de Macassar quand la mousson d'ouest roule jusqu'à
Célèbes les lourdes vapeurs de l'Océan Austral; mais sous le ciel bleu
et limpide de la mousson d'est, ce paysage présentait le 26 juin 18Zi9,
quelques instans après le lever du soleil, un des spectacles les plus
ravissans qu'on puisse imaginer.
De la rade de Macassar, on aperçoit encore, à demi effacées, il est
vrai, parla distance, les montagnes dont le versant méridional descend
brusquement vers la mer pour former la baie de Boule-Comba et de
Bonthain. Une plaine immense, entrecoupée de mille bouquets d'ar-
bres, se déploie jusqu'au pied de ce lointain amphithéâtre. Sur la
droite, ombragé par un long rideau de cocotiers, s'étend un des quar-
tiers de la ville malaise. Le fort de Rotterdam domine la rade de ses
hauts parapets et développe parallèlement au rivage ses murailles
d'une éclatante blancheur. La ville européenne est resserrée entre la
forteresse et le campong bouguis assis à l'autre extrémité de la baie
sur ses pilotis de palmier sauvage. Si l'on porte ses regards vers un
autre point de l'horizon, si l'on cherche, au-dessus de la digue sablon-
neuse à laquelle la rade doit sa tranquillité, l'étendue infinie de l'o-
. céan, ce n'est pas l'espace désert et morne que l'on rencontre, c'est
la mer égayée par de nombreux îlots, verdoyantes oasis au milieu
desquelles circule un bleu méandre. C'est surtout au nord de Macas-
sar, sur une largeur de cinquante milles environ, que, du sein de leurs
grottes sous-marines, les zoophytes se sont plu à faire surgir d'innom-
brables écueils aujourd'hui couronnés de. verdure. Sous le nom d'ar-
chipel de Spermonde, ces îlots forment un des labyrinthes les plus inex-
tricables dans lesquels le navigateur puisse jamais se trouver engagé.
Ce riant tableau ne tarda point à perdre une partie de ses charmes.
Des teintes vives et dures, un éclat uniforme, remplacèrent bientôt
les fraîches couleurs et les nuances délicates du matin. Le gouverneur
de Célèbes, M. Bik, avait eu l'aimable attention d'envoyer à notre
rencontre deux voitures, dans lesquelles nous trouvâmes un refuge
lorsque, vers dix heures, nous mîmes le pied sur le débarcadère. II
nous avait suffi toutefois d'affronter pendant quelques minutes la
morsure d'un soleil féroce pour juger de ce que nous eussions souf-
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 429
fert, s'il nous eût fallu à pareille heure traverser à pied la ville de
Macassar. Une belle allée de tamariniers nous eût conduits jusqu'à la
résidence du gouverneur; mais, à deux pas de cette voie ombragée,
en face de l'hôtel du gouvernement, s'étendait, sahara redoutable,
une vaste place quadrangulaire destinée aux exercices de la garnison.
Le fort de Rotterdam occupe un des côtés de ce champ de manœu-
vres, et à l'angle le plus rapproché de la route s'élève probablement
aujourd'hui un temple protestant dont, au moment de notre>passage,
on posait la toiture.
La résidence du gouverneur de Célèbes n'est pas un palais comme
le massif édifice qu'habite à Manille le capitaine-général des Philip-
pines. Dans les moindres détails, on retrouve le contraste des deux
peuples qui se sont partagé l'archipel indien. La modeste habitation
dans laquelle nous fûmes introduits n'affichait nulle prétention à
l'ampleur fastueuse d'une résidence; elle promettait néanmoins plus
de comfort que n'en a jamais abrité le toit d'un hidalgo. Au fond
d'une longue cour était assis le corps de logis principal, précédé d'un
portique ouvert à toutes les brises qui pouvaient rafraîchir l'atmos-
phère. Deux ailes ajoutées à cet édifice renfermaient une salle de bain
et trois ou quatre chambres toujours prêtes à recevoir les comman-
dans des navires de guerre hollandais ou quelque voyageur étranger.
Les capitaines de l'Amboine et du Hussard étaient en ce moment les
hôtes du gouverneur. M. Bik me pressa si vivement de partager son
hospitalité avec eux, que je me laissai vaincre par tant de grâce et
de courtoisie. Une heure à peine après cette première visite, je reve-
nais prendre possession de l'appartement qui m'avait été destiné.
En pénétrant pour la seconde fois dans la cour de l'hôtel du gou-
verneur, je crus m' être mépris; les domestiques, les gardes, tout
avait disparu. Pas une âme vivante sous le péristyle, pas une voix
qui vînt répondre à mon inquiet monologue. Midi avait secoué son
mystique rameau sur la résidence. C'était pour quelques heures un
palais enchanté. Dès le lendemain, j'avais compris les coutumes de
cette vie régulière, et pendant le peu de jours que je passai à Macas-
sar j'éprouvai un grand charme à m'y conformer. Au lever du soleil,
il fallait être prêt à monter à cheval. On parcourait alors les environs
de la ville ou le campong bouguis animé par les .étalages des armu-
riers et des marchands indigènes. Vers huit heures, on battait en
retraite devant les rayons du soleil. Onze heures réunissait tous les
hôtes de la résidence dans la salle à manger. Midi les dispersait de
nouveau. Vers trois heures et demie, le charme léthargique commen-
çait à se dissiper. On voyait de blancs fantômes enveloppés du sarong
et du cabaya des Malais se glisser vers la salle de bain pour en sortir
au bout de quelques minutes. Chacun prenait à son tour le chemin
A30 REYUE DES DEUX MONDES.
de cette fontaine de Jouvence. Quelques ablutions d'une eau glacée
qu'on puisait à l'aide d'un gobelet de fer-blanc dans une vaste cuve
rétablissaient la circulation du sang et raffermissaient la fibre. On
s'habillait alors à la hâte,' car les voitures étaient déjà prêtes. Un
fringant attelage de quatre chevaux isabelles emportait le gouver-
neur vers la campagne. Debout derrière la voiture, le chef des gardes
déployait le payong, ce parasol doré qui annonce aux populations le
représentant du touan-hesar (le grand monsieur) (1). La soirée appar-
tenait tout entière au plaisir. Le bal succédait au banquet, et jamais
plus de gaieté, plus de grâce, plus de fraîcheur n'avaient défié les
feux énervans des tropiques.
Si Batavia n'existait point, Macassar serait le seul endroit de la
Malaisie où je pourrais me résigner à vivre; mais Macassar aurait-il
à mes yeux les mêmes attraits, si je n'y retrouvais plus le cercle ai-
mable au milieu duquel nous avons passé les plus heureux momens
de notre campagne? Sur ce sol mouvant des colonies , la société
européenne se renouvelle sans cesse. M. Schaap, l' assistant-rési-
dent, un des hommes les plus distingués dont je doive la connais-
sance à mon trop rapide passage à travers les Indes néerlandaises,
M. Schaap vit aujourd'hui au milieu des Chinois de Banca. J'ai
perdu la trace des officiers de l'Amboine et du Hussard, du capi-
taine Dibbetz, qui, envoyé à Macassar afin d'y rétablir une santé
altérée par de longues fatigues , oubliait ses souffrances pour nous
entourer des soins les plus délicats ; du capitaine Wipflf, qui n'avait
été notre prisonnier à la suite de l'expédition d'Anvers , que pour
apprendre à mieux aimer la France. Il est peu de pays qui aient eu
plus à se plaindre des oscillations de notre politique que la Hol-
lande, et -je ne crois pas qu'on en puisse trouver dans l'Eurojje en-
tière qui soit attiré vers nous par une plus sérieuse sympathie. Ce
que je ne pouvais voir surtout sans une secrète émotion , sans un
plaisir presque patriotique, c'étaient les représentans de cette belle
armée qui, depuis 1816, a pour ainsi dire conquis une seconde fois
les Indes néerlandaises. Chez eux, je retrouvais l'esprit chevale-
resque, le dévouement au drapeau, la piété militaire, qui font l'hon-
neur de notre armée d'Afrique. Si ce n'étaient point là des officiers
français, c'étaient assurément les émules qui pouvaient le mieux nous
les rappeler. Le commandant militaire de Macassar, le major Kroll ,
avait longtemps servi à Sumatra sous les ordres du général Michiels.
Ce fut lui qui le premier nous révéla l'existence de cette Algérie des
Indes où tant d'héroïsme s'est dépensé à l'insu de l'Europe, théâtre
obscur arrosé de flots de sang , et sur lequel dix années de combats
(1) Tel est le titre du gouvemeur-général des Indes néerlandaises»
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 431
ont formé des bataillons que Java pourrait opposer sans crainte aux
Cipayeë de l'Inde anglaise.
Malgré la voluptueuse mollesse de ma nouvelle existence, le temps
que je passais à Macassar n'était pas entièrement perdu. Avec le
major KroU, j'apprenais à connaître le parti que de bons officiers
peuvent tirer des recrues indigènes. M. Schaap, revêtu du double
caractère de sous-préfet et de magistrat , me montrait comment un
résident hollandais, le Coran à la main , peut rendre la justice aussi
sommairement que saint Louis sous son chêne. M. Bik me faisait
assister à l'investiture des orang-kayas, chefs subalternes qui rem-
plissent à Célèbes le rôle des gohernadorcillos de l'île Luçon. Là, je
vis des chefs de village ne recevoir l'emblème de leurs fonctions
qu'après avoir paru comprendre les obligations qu'ils allaient con-
tracter. En ma présence , on leur exposa longuement les devoirs de
leur charge; puis on leur fit jurer, la main étendue sur le livre du
prophète, de demeurer fidèles à la Hollande, de maintenir la paix
et le bon ordre dans leurs communes. Le gouverneur lui-même pré-
sidait cette séance , et ce fut lui qui reçAit les sermens des orang-
kayas. Aucun sourire ne troubla la cérémonie. Jusqu'au dernier
moment, on mit à la consécration de ces officiers municipaux un ap-
pareil de sérieux et de gravité qui devait nous frapper d'autant plus
que nous avions été à Luçon les témoins inattendus d'une investiture
semblable. La mise en scène était à peu près la même, mais l'effet
nous en avait paru légèrement compromis par la verve moqueuse et
la pétulance des compatriotes de Michel Cervantes. Les Hollandais
ont plus d'empire sur eux-mêmes. Le spectacle ridicule de demi-
sauvages transformés en fonctionnaires européens ne parvient pas
à triompher de leur sang-froid. Ces hommes du Nord ont des nerfs
inébranlables : ils feraient, sans dérider leur front, endosser l'habit
noir à tous les maires et à tous les adjoints de la Nouvelle-Guinée.
Il est fort heureux , après tout , que les maîtres de l'île Célèbes ne
soient pas nés plus railleurs , car une gaieté intempestive ne serait
point sans danger avec les Macassars. Ce peuple , bien que soumis ,
sort d'une race fière et chatouilleuse. Il n'eût jamais été subjugué
par une poignée d'étrangers, si avec sa bravoure il eût possédé ce
qui fait la force des nations, — l'union et la discipline. A Macassar
comme à Bonthain, l'arme favorite des indigènes est le kris, poi-
gnard à manche d'ivoire et à lame flamboyante , que l'homme du
peuple et le noble portent également à la ceinture. Outre cette arme,
souvent frottée d'un mélange d'arsenic et de jus de citron, les guer-
riers de Célèbes se servent de lances et de boucliers; l'usage seul du
sabre leur est inconnu.
On compte environ dix-sept mille âmes dans la ville de Macassar,
A3 2 REVUE DES DEUX MONDES.
dix mille dans les îles environnantes. La pêche est la grande res-
source de cette population. Les eaux de labaie sont si poissonneuses,
le riz et les fruits de toute espèce sont à si bas prix, que chaque
habitant subvient sans peine à sa subsistance. On rencontrerait môme
une certaine aisance parmi les pêcheurs d'holothuries et de tortues,
si la passion du jeu et celle de l'opium ne venaient épuiser en quel-
ques heures les économies amassées pendant un long voyage. Macas-
sar présente donc ce qu'on chercherait vainement sous un autre ciel
que celui des tropiques, le singulier spectacle d'une population que
la paresse, le jeu et le sensuahsme le plus grossier n'ont point jetée
dans l'abjection et dans la misère. Il y a plus, si vous parcouriez l'ar-
chipel indien, vous ne trouveriez nulle part chez les nobles une appa-
rence aussi générale de bien-être; chez le peuple, des haillons portés
avec plus de fierté. Il n'y a point de pauvres ni de mendians à Macas-
sar. Qui pourrait tendre la main, quand il suffit de lever le bras pour
recevoir l'aumône de la nature? 11 y a des lépreux : le gouvernement
les recueille, et, grâce à sa bienfaisance, ces malheureux n'encom-
brent jamais la voie publique. On éprouve donc un plaisir sans mé-
lange à parcourir les rues ou les environs du chef-lieu méridional de
l'île Célèbes. Le bon ordre n'y a pas le cachet de la servitude; la
liberté n'y a pas engendré la famine. L'impôt des loyers et la ferme
du bétel sont les plus lourdes charges qui pèsent sur la population
indigène. Ces deux contributions, calquées sur celles que les Anglais
ont imposées aux habitans de Singapore, doivent tenir lieu à l'état
des droits de douane qu'il a sacrifiés. Il eût été plus généreux et plus
politique de renoncer à de pareils dédommagemens. 11 faut dans toute
l'étendue de l'archipel indien, mais dans l'île Célèbes surtout où les
dominations sont mélangées , que le sort des populations qui vivent
sous la loi hollandaise soit un objet d'envie pour celles qui subissent
encore le joug capricieux de leurs chefs.
Les Hollandais ne possèdent en toute souveraineté, dans la partie
méridionale de Célèbes, que quelques districts peu considérables.
Le reste de l'île appartient à des princes vassaux ou à des rois alliés.
Plus libre ici, plus dégagé de toute influence extérieure qu'à Suma-
tra ou à Bornéo, le gouvernement des Pays-Bas n'accepte point cet
état de choses comme définitif. Les peuplades idolâtres qui vivent
sous le régime de la tribu, il espère les convertir et les amener à la-
civilisation par l'Evangile. Les populations musulmanes, il se pro-
pose de les soumettre ou tout au moins de resserrer par de nouveaux
traités les liens qui les rattachent à la Hollande. Les sultans de Goa
et de Boni, les deux principaux souverains de l'île, n'ont pas, comme
le sultan d'Achem, de protecteurs étrangers. Leur première impru-
dence sera saiis doute le signal d'une transformation politique que
LES HOLLANDAIS DANS l'ÎLE CÉLÈBES. 433
nous pouvons dès aujourd'hui considérer comme accomplie, tant elle
est devenue inévitable.
C'est dans les états du sultan de Goa que se trouve enclavé le dis-
trict de Macassar. Ce royaume allié comprend une étendue d'environ
300 lieues carrées et une population de 65,000 âmes. Le royaume
de Boni, sur un territoire de 600 lieues carrées, ne compte pas moins
de 200,000 âmes, dont 40,000 hommes capables de porter les ar-
mes. Ce sont les habitans de ce royaume de Boni, connus sous le
nom de Bouguis ou Bouguinais, qui traversent l'archipel indien dans
leurs frêles embarcations et se rendent jusque sur les côtes de l'Aus-
tralie pour y pêcher le tripang que l'on exporte ensuite de Singa-
pore sur les côtes du Céleste Empire. La population insulaire directe-
ment soumise à l'autorité hollandaise ne dépasse guère le chilïVe de
300,000 âmes. 7 ou 800,000 indigènes, 1 million peut-être, échappent
au contrôle de cette autorité, et par l'intermédiaire des pros bouguis
entretiennent avec Singapore des relations commerciales dont l'im-
portance a été évaluée, année moyenne, à 2,700,000 fr. Ce fut dans
l'espoir de reconquérir cette clientèle, qui, avant la création de Sin-
gapore, appartenait tout entière à Java, que les Hollandais décrétèrent
la franchise du port de Macassar.
Grâce au laisser-aller de la police anglaise, Singapore doit avoir
de grandes séductions pour les navigateurs malais. C'est dans ce
port que viennent s'approvisionner d'armes et de munitions tous les
pirates de l'archipel indien. On peut espérer cependant que, lorsqu'il
s'agira de se procurer des articles moins suspects, les pros du golfe
de Boni trouveront plus simple de se rendre à Macassar que d'entre-
prendre un voyage de quatre cents lieues, aujourd'hui que ce voyage
ne pourrait plus offrir, en compensation des fatigues et des périls qu'il
entraîne, un bénéfice sur les marchandises de retour de 30 ou 50
pour 100. La franchise du port de Macassar date de 1847, et dans cette
même année, les importations s'accrurent de plus de 3 millions de
francs, les exportations de 2 millions. Depuis lors, il s'est fait an-
nuellement à Macassar pour iO ou 11 millions d'affaires. Outre sa
situation unique à l'embranchement de la mer de Java, de la mer
des Moluques et d'un large détroit qui remonte vers le nord, Macas-
sar peut citer avec un légitime orgueil la salubrité de son climat,
la sûreté de son ancrage, les facilités que présente sa rade pour le
chargement et le déchargement des navires. Il est impossible de ne
pas voir dans ce port le futur entrepôt des produits de Timor, de
Géram, des Moluques et de la Nouvelle -Guinée. L'industrie euro-
péenne y trouvera l'immense avantage de pouvoir associer à ses opé-
rations une population essentiellement commerçante, la seule parmi
les peuples soumis à la domination hollandaise que n'effraient point
ASA REVUE DES DEUX MONDES.
les hasards de la mer, la seule aussi qui promette quelques garan-
ties de probité commerciale. Des marchands arabes, protégés parleur
qualité de compatriotes du prophète, pénètrent quelquefois dans l'in-
térieur de l'île, demeuré inaccessible aux Hollandais. Ces voyageurs
ont cru reconnaître sur leur route la trace de richesses minérales
dont l'exploitation, bien qu'elle ne doive passer qu'après celle du
sol, pourra devenir un jour un nouvel appât pour les émigrans chi-
nois et pour les capitaux européens. L'avenir de l'île Célèbes ne nous
semble donc pas douteux, et ce qui ajoute à l'intérêt que le port de
Macassar en particulier doit nous inspirer, c'est que la France peut
avoir sa part dans l'approvisionnement et dans les bénéfices de ce
nouveau marché. L'Angleterre se gardera bien de favoriser par des
expéditions suivies une place qui s'est posée comme la rivale de Sin-
gapore. Le commerce français, au contraire, a tout intérêt à se pré-
senter sur un point où il ne doit pas trouver la concurrence écrasante
des produits de l'industrie britannique. Il est rare que nos bâtimens
de commerce, quand ils se rendent dans les mers de Chine, puissent
compléter leur cargaison dans un seul port. Tel navire qui doit em-'
barquer du thé à Canton s'arrête d'abord à Java pour y prendre
du café, à Manille pour y charger des joncs et du bois de sapan.
Macassar pourrait être une relâche plus avantageuse 'que Batavia
pendant une moitié de l'année. Le détroit de Macassar, dont la recon-
naissance sera bientôt achevée par les soins de la marine hollan-
daise, offre, pour gagner les côtes du Céleste Empire à contre-mous-
son, une route moins périlleuse que le passage de Palawan. De la
poudre grossière et du fer en barre, des mouchoirs, des sarongs à
grandes fleurs, des indiennes de Mulhouse pour les Malais, peut-être
même quelques soieries brochées d'or, ou des draps écarlates, de bons
vins de Bordeaux et quelques articles de mode pour la population
chrétienne, voilà ce que trois ou quatre navires français j^ourraient
apporter chaque année à Macassar. Us y prendraient en retour, pour
l'Europe, du café, de la nacre de perle, de l'écaillé de tortue et de
la poudre d'or; pour la Chine, du riz, des rotins, de l'huile de coco
et surtout du tripang. Ce qu'il m'est permis d'affirmer, c'est que,
nulle part au monde, les bâtimens couverts du pavillon français ne
rencontreront un accueil plus cordial et plus empressé que celui qui
les attend dans les nouveaux ports francs de Menado et de Macassar.
E. JuRiEN DE La Gravière.
BURKE
SA VIE ET SES ECRITS.
DERNIÈRE PARTIE. (1)
Si la révolution française n'était survenue, c'est l'Inde britannique
qui aurait occupé toute la dernière partie de la vie politique de Burke.
Nous devons en parler avec quelque développement.
Une première occasion s'offrit d'entretenir de l'Inde la chambre des
communes. Le nabab d'Arcot, qui résidait à Madras et passait pour
le plus considérable des princes de la contrée, était débiteur envers
des sujets anglais d'une somme qu'on évaluait à près de trois millions
sterling. Cette dette, tant apparente que réelle, était attribuée à de
secrètes conventions avec des agens de la compagnie. Il avait, dit-on,
acheté d'eux les moyens ou la liberté d'agrandir ses domaines et son
pouvoir. Guerre, dévastation, pillage, tels étaient les actes protégés
ou exploités par le concours ou la tolérance de ceux qui lui avaient à
ce prix vendu l'appui de la compagnie, trompée, faible ou complice.
Une enquête approfondie avait été précédemment ordonnée par la
chambre, et maintenant Dundas, président du bureau du contrôle et
jadis promoteur des mesures rigoureuses, proposait d'allouer la dette
sans examen et d'en imputer le paiement sur le revenu de la province
de Carnate. Fox demanda que les pièces de l'enquête fussent mises
sous les yeux de la chambre, et c'est sur cette question que Burke
(1) Voyez la livraison du 15 janvier.
436 REVUE DES DEUX MONDES.
prononça un discours regardé par de bons juges, et notamment par
lord Brougham, comme le plus beau qu'il ait fait. Dans cette compo-
sition, dont le seul défaut est d'être trop achevée, une immense et
difficile affaire est admirablement expliquée. Burke excelle dans l'art
des expositions claires, complètes, et cependant attachantes, animées.
Celle-ci est semée de narrations dignes de l'histoire. Dans les cours
de littérature, on cite comme des modèles la description du Carnate
et le récit pathétique de l'invasion de cette contrée ravagée par Hyder-
Ali. TNous avons vu que les traitans de toutes sortes, patronés par la
compagnie des Indes, passaient pour les auxiliaires occultes de l' avè-
nement de Pitt au ministère ; on pouvait le soupçonner envers eux de
gratitude et d'indulgence. L'attitude de Dundas était suspecte. Un
certain Paul Benfield était le chef ou principal représentant des créan-
ciers vrais ou fictifs du nabab d'Arcot. 11 avait, ainsi que ses pareils,
brigué et même obtenu des sièges au parlement. Par les mille res-
sources dont disposait leur activité, ces gens avaient joué un rôle
dans la dernière dissolution et contribué à en rendre le résultat favo-
rable aux ministres. 11 était donc facile de trouver un lien entre les
intrigues de l'Europe et celles de l'Asie, entre les cruautés et les bri-
gandages commis de Madras à Tanjore, la vénalité des subalternes,
la conni\ ence de la compagnie, le trafic électoral et la corruption
ministérielle. Burke se plut, avec un art cruel, à river aux anneaux
de la même chaîne Pitt et Paul Benfield. — Les associés de Paul Ben-
field, obscurs et mercenaires complices des cévastations d'un barbare,
voilà, disait-il, au loin les législateurs de l'Inde, et ici la nouvelle et
pure aristocratie créée par M. Pitt pour sauver la couronne et la con-
stitution. Paul Benfield , voilà le grand réformateur parlementaire de
M. Pitt. — Il y a là des pages terribles d'esprit, de sarcasme et d'injure.
La motion de Fox fut rejetée; mais, malgré ses apparences de
froideur et de dédain, Pitt n'était pas insensible à ces attaques. Ses
prétentions de pureté et de rigorisme lui rendaient de certains re-
proches insupportables, et l'on pouvait prévoir qu'en les renouve-
lant avec art et avec insistance, on le forcerait quelque jour à céder.
Il y avait en toutes choses un point où il refusait de se confondre avec
ceux qu'il employait, et il les brisait sans pitié plutôt que de com-
promettre la dignité de sa personne dans les pratiques mêmes de son
ministère. Comme un nuage qui grossissait à l'horizon, il s'élevait de
tous ces débats une notoriété menaçante contre Warren Hastings, qui
avait tout à la fois mérité l'indignation et la reconnaissance de son
pays, car ses services étaient aussi grands que ses fautes. La compa-
gnie, plus satisfaite de ses succès que convaincue de son innocence,
s'occupait peu de le défendre, espérant sans doute que l'opinion
ferait comme elle, et ne rechercherait pas bien sévèrement de quel
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. ZjST
prix l'humanité et la justice avaient payé ses conquêtes. Peut-être
cet exemple eût-il été suivi, peut-être l'orgueil britannique eût-il
jeté un voile sur les excès d'un despotisme victorieux, peut-être le
gouvernement eût-il même appelé sur Hastings les marques de la
reconnaissance nationale, si le comité de la chambre, formé en d'au-
tres temps sous l'influence de sentimens opposés, acharné pour ainsi
dire à la poursuite de la vérité, n'avait, par ses révélations, soulevé
la morale ou la pudeur publique, et découragé l'indulgence par la
peinture répétée de ces excès que les assemblées ne pardonnent qu'à
la condition de pouvoir les ignorer. Hastings, quoique confiant dans
le prestige de ses succès, se voyant attaqué et non défendu, revint,
dès 1785, spontanément en Angleterre, au moment où la compagnie
•croyait répondre à tout en lui votant des remerciemens pour ses ser-
vices. Accueilli par elle avec de grands honneurs, par le roi et par la
reine avec une faveur marquée, poursuivi seulement par une oppo-
sition vaincue, il se croyait assuré de l'appui du gouvernement. Il
osait compter sur des récompenses égales ou supérieures à celles qu'a-
vait obtenues lord Clive, sur un ordre de chevalerie, sur la pairie elle-
même; mais, conformément à un rapport de Dundas parlant au nom
d'un comité spécial, un vote de censure avait passé trois ans aupara-
vant contre Hastings, et restait inscrit sur les journaux de la cham-
bre. Dundas, quoique ramené par ses fonctions ministérielles à des
sentimens plus doux pour la compagnie des Indes, ne pouvait cepen-
dant ne compter pour rien une résolution qu'il avait lui-même pro-
voquée. Il y avait dans la majorité des hommes scrupuleux qu'aucun
engagement politique n'aurait déterminés à couvrir d'une approba-
tion formelle les excès d'une tyrannie tout asiatique. Les dernières
élections avaient amené dans la chambre l'implacable Francis, dont
le séjour dans l'Inde n'avait été qu'une longue lutte contre Hastings;
Francis, qui, fier de sa sévérité, se souciait peu qu'elle eût les allures
de la colère et de la vengeance; Francis, qui, parla du moins, sem-
blable à Junius, se faisait une vertu de sa haine, et répandait dans
tous les cœurs le fiel dont le sien était rempli. Mû par des passions
plus pures, emporté par une colère honnête et désintéressée, Burke
éprouvait contre l'oppresseur de l'Inde tous les sentimens qui pou-
vaient soulever Tacite contre les tyrans de Rome, et son imagination,
enflammée par les peintures mêmes qu'elle s'était faites des misères
de toute une partie du monde, demandait en quelque sorte à s'épan-
cher dans les invectives d'une vengeresse éloquence. Enfin l'âme gé-
néreuse de Fox s'animait pour un thème d'opposition qui se rappor-
tait cette fois, non à des intérêts de parti, mais à la défense des droits
de l'humanité.
Cependant la question n'aurait donné lieu probablement qu'à de
438 REVUE DES DEUX MONDES.
véhémentes harangues ou même à quelques votes de blâme, et l'op-
position aurait reculé devant les difficultés d'une accusation en forme,
si Hastings, enhardi par la cour, n'eût voulu avoir, comme on dit,
le cœur net de tant de reproches dirigés contre lui , et obtenir de
force, en défiant tout à la fois ses ennemis et ses défenseurs, la jus-
tice qu'il croyait ou disait mériter. Dans la session de 1785, Burke
avait annoncé qu'il aurait des charges à produire contre l'administra-
tion de l'Inde, et l'on croyait que son parti ne donnerait aucune suite
à cette menace, quand le premier jour de la session suivante, un ami
de Hastings demanda si elle était sérieuse. Le gant fut aussitôt re-
levé ; l'opposition ne pouvait reculer, et Burke commença par récla-
mer une communication de pièces. Le ministère en refusa quelques-
unes en des termes qui semblaient indiquer le projet de défendre
Hastings, et le h avril 1786 Buike fit connaître son intention de pro-
céder contre ce dernier par la voie de VimjJeachmèni, et produisit
vingt-deux articles d'accusation.
L'zmpeackment, ou la poursuite devant la chambre des lords par
la chambre des communes, est le mode le plus solennel d'accusation.
Dans un temps calme et régulier, cette procédure aboutit difficile-
ment à une condamnation. La politique, qui joue un grand rôle dans
de telles affaires, se contente, quand les passions ne l' égarent pas,
d'un effet produit sur l'opinion. Or, pour cela, le fait de la poursuite
suffit, et l'acquittement même ne relève pas un ministre, un négocia-
teur, un général, de l'atteinte qu'il en a reçue. Cependant les méfaits
imputés à . Hastings étaient assez graves pour que ses accusateurs
pussent compter sur une condamnation, et ses chances s'aggravèrent
encore, lorsque avant la délibération des communes il fut venu lire à
la barre une longue défense écrite, qui ne parut ni habile ni intéres-
sante, et ne se fit pas même écouter.
Chaque chef d'accusation devait être admis ou rejeté par un vote
spécial. Le premier article chargeait Hastings d'avoir, contrairement
aux ordres formels de la compagnie et sans en rendre compte, en-
couragé et secondé, par l'envoi de troupes anglaises, le nabab d'Oude
dans une guerre d'extermination contre la nation des Rohillas, et
compromis par là l'Angleterre, qui n'avait contre cette nation aucun
sujet de plainte, dans les perfidies et les cruautés dont cette guerre
avait été souillée. C'était pour cet acte, un des moins justifiables de
son gouvernement, que la chambre avait, trois ans auparavant, de-
mandé son rappel sur les conclusions 'de Dundas; mais Dundas, main-
tenant ministre, ne fut nullement embarrassé de plaider la thèse
connue des faits accomplis : il fit valoir les services subséquens de
Hastings. Pitt garda le silence, mais vota avec son collègue, et le
grief sur lequel l'accusation comptait le plus fut écarté par 119 voix
BURKE, SA VIE ET SES ECRITS. 439
contre 66. Les amis de l'accusé le jugèrent sauvé, victorieux ; ils ne
cachèrent pas leurs espérances. Encore deux ou trois votes sembla-
bles, et Hastings serait élevé à la pairie; son titre était déjà choisi;
le grand sceau était tout prêt dans les mains du chancelier lord
Thurlow, qui le protégeait. '
Le 13 juin, Fox présenta avec tout son talent le chef d-accusation
relatif au traitement infligé au rajah de Benarès. Hastings avait, de
son autorité privée, exigé de ce prince des secours non prévus par
les traités, et, sur sa résistance, l'avait mis à l'amende. Il en était
résulté des troubles, des guerres, la chute de Cheyte-Sing, et trois
révolutions à Benarès. Francis, qui avait lutté sur ce point contre
Hastings dans le conseil de Calcutta, appuya vivement la motion.
Pitt, dont l'habitude était de lui répondre avec un amer dédain, ne
le ménagea pas ; il reprit toute la conduite tenue à l'égard de Cheyte-
Sing, il la justifia dans toutes ses parties, et il semblait conclure à
l'abandon de ce chef d'accusation, lorsque tout à coup il trouva exor-
bitante l'amende imposée au rajah, et dit qu'il voterait pour la mo-
tion de Fox.
Ce fut un véritable coup de théâtre. On alla aux voLx; le ministère
se divisa dans le vote; Dundas suivit son chef, et la motion passa. Un
article adopté en entraînait d'autres, et dès ce moment Yimpeach-'
ment était inévitable. La conduite de Pitt étonna beaucoup, et fut
expliquée diversement. Il était dans la nature de son esprit, ou il fut
quelquefois dans sa politique, de faire un choix parmi les motifs
d'une opinion, d'écarter les plus nombreux et les plus forts, ceux du
moins que les partis jugeaient tels, pour se décider dans le même
sens par une seule raison d'une importance secondaire, et se séparer
ainsi de ceux mêmes avec lesquels il votait. Peut-être était-ce rai-
deur de caractère; il voulait, même en cédant, paraître résister.
Peut-être était-ce prudence; il voulait s'engager le moins possible,
et se ménager une issue pour revenir au besoin ou se retirer à pro-
pos. Nous le verrons tenir une conduite analogue dans les questions
de paix et de guerre, et prendre les mêmes sûretés quand il faudra
se décider contre la révolution française. Dans cette occasion-ci, on
a recherché ses motifs. On a dit que l'initiative prise par la cour, par
le chancelier, par d'autres ministres en faveur de Hastings, l'avaient
blessé; qu'il ne pouvait souffrir que l'on protégeât, que l'on honorât
par avance un homme que la chambre n'avait pas encore réhabilité,
et qu'on regardât comme tranchée une question sur laquelle il n'a-
vait pas dit son dernier mot. Tous ces motifs sont plausibles. Ajou-
tons qu'il inclinait naturellement à la sévérité morale, toutes les fois
que la raison d'état ne faisait pas taire ses scrupules. Il devait y
avoir, dans la majorité avec laquelle il comptait, des membres con-
I\h0 REVUE DES DEUX MONDES.
sciencieux de qui il n'aurait osé exiger ou attendre le sacrifice d'un
sentiment de justice et d'humanité. Gomment croire, en effet, qu'un
homme tel que Wilberforce, qui venait d'entrer au parlement, eût
consenti sans peine à immoler cette fois ses scrupules aux besoins
de la politique ministérielle? Nous supposons que Pitt vota contre
Hastings, comme il votait contre la traite des noirs.
L'affaire fut interrompue par la séparation des chambres. A la ses-
sion suivante, Sheridan proposa l'accusation sur le quatrième chef,
la spoliation des princesses d'Oude, et prononça le plus beau dis-
cours, au dire de quelques témoins, qu'aient entendu les murs de
Westminster. Pitt, cette fois encore, se déclara pour la motion, et
successivement d'autres charges furent admises, les amis de Hastings
cessant désormais une inutile résistance; l'accusation, pour divers
crimes et délits, fut dressée en vingt articles, par délibération de la
chambre. L'accusé fut arrêté par le sergent d'armes, mais admis à
la liberté sous caution, et un comité présidé par Burke eut mission
d'aller soutenir la résolution devant la cour des pairs. Dans ce co-
mité, la chambre aurait mis Pitt lui-même, s'il ne s'était récusé, et
lord North, si son âge et ses infirmités ne l'en avaient dispensé; mais
auprès de Burke on y voyait Fox, Windham, Sheridan et le jeune
Charles Grey, qui débutait alors avec la faveur de tous, et qui devait,
plus de quarante ans après, jeter un nouveau lustre sur le parti
whig par la réforme de 1832.
Le 13 février 1788, la cour s'assembla dans la grande salle de
Westminster, dans cette salle haute et vaste comme une église, dont
on dit que le toit fut posé par le fils de Guillaume le Conquérant,
dans ce théâtre de tant de scènes historiques, et qui ne vit jamais
réunie plus nombreuse ni plus imposante assemblée. C'est à M. Mac-
aulay qu'il faut demander de ce procès célèbre le tableau le plus
brillant et le plus animé : le rôle qu'y joua Burke nous intéresse seul
ici. Il fut chargé d'ouvrir le débat, et il parla pendant quatre jours
de suite. Il fit, suivant son usage, un tableau complet. Avec une
grande abondance d'idées et de faits, avec un grand luxe d'images
et de mouvemens oratoires, il exposa, dans son origine et dans son
histoire, tout le gouvernement de l'Inde. Ce discours est resté célèbre;
il émut, il troubla l'auditoire jusqu'aux frémissemens et aux larmes,
et c'est au milieu d'une assemblée palpitante que l'orateur termina
par ces mots :
« Ainsi donc c'est avec une pleine confiance que, de l'ordre de la chambre
des communes de la Grande-Qreugne, j'accuse Warren Hastings pour hauts
crimes et délits. Je l'accuse au nom de la charnière des communes assemblée
,en parlement, dont il a trahi la foi parlementaire; je l'accuse au nom de la
r.URKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 4A1
nation anglaise, dont il a souillé l'antique honneur; je l'accuse au nom du
peuple de l'Inde, dont il a foulé aux pieds les droits et changé la contrée en.
un lieu de rava^re et de désolation; je l'accuse au nom de la nature elle-même,
qu'il a dans les deux sexes outragée, insultée, opprimée, et je l'accuse enfin
au nom et en vertu de ces lois éternelles de justice qui doivent dominer éga-
lement tous les âges, toutes les conditions, tous les rangs, toutes les situations,
de ce monde. »
Il serait impossible, sans de longs détails, d'exposer tous les inci-
dens d'un procès qui, commencé en 1788, ne devait finir qu'en 179/i,:
la cour ayant siégé cent dix-huit jours répartis en sept années. La
dissolution de 1790 elle-même n'interrompit pas le cours de cette
affaire, et les pouvoirs du comité d'accusation furent continués.
On conçoit que pendant un temps si rempli d'événemens variés et
saisissans, de grands changemens durent s'opérer dans les dispo-
sitions des juges, des chambres, du public. On dit qu'aux derniers
débats il ne siégeait plus que vingt-un lords des cent soixante qui
avaient assisté au commencement de l'affaire; soixante étaient des-
cendus dans la tombe; la cour n'était plus présidée par le même
chancelier, et l'acquittement définitif fut prononcé par la bouche de
lord Loughborough, qui au début du procès, membre ardent de l'op-
position, opinait dans le sens des accusateurs. Le résultat, du reste,
était depuis longtemps prévu, et l'intérêt du public parut en déclin à
dater de la discussion de l'article des begums d'Oude, où Sheridan
excita au plus haut point l'émotion de l'assemblée. Son discours dura
deux jours, et il le termina théâtralement en tombant épuisé dans les
bras de Burke, qui hurlait d'une généreuse admiration.
Seul peut-être, Burke fut le même au terme qu'au début de cette
longue épreuve. A l'âge où les forces déclinent, agité par des diver-
sions puissantes, entraîné par des spectacles tout nouveaux dans des
passions toutes nouvelles, ayant rompu ses plus chères amitiés, en-
touré dans le comité d'accusation de collègues dont il avait fait ses
ennemis, obligé de poursuivre l'œuvre commune de concert avec des
hommes à qui il ne parlait plus, voyant désormais d'un autre œil et
le gouvernement et l'opposition, il fut jusqu'au terme énergiquement
fidèle à la cause qu'il avait embrassée. 11 ne souffrit pas qu'aucun
sentiment accessoire ou étranger affaiblît en lui celui de l'humanité
et de la justice; il conserva sans interruption la même verve, la même
chaleur, la même indignation etprescjue la même éloquence. A la re-
prise de l'affaire, en 1789, il avait prononcé sur la sixième charge
un vigoureux et remarquable discours, et en 1794, vers les derniers
jours, il fit entendre une réplique finale que les rares auditeurs des
premiers jours trouvaient à peine inférieure au réquisitoire du com-
mencement des débats. Burke, le contre-révolutionnaire Burke atou-
TOME I. 29
AA2 REVUE DES DEUX MONDES.
jours regardé le procès de Hastings comme l'œuvre capitale qui cou-
ronnait sa vie.
On ne peut trop rendre justice à la sincérité de conviction, au zèle
persévérant, au talent inépuisable qu'il déploya dans cette grande
entreprise. Y porta-t-il en toute circonstance une exacte équité, une
convenable modération, ou même cette mesure de conduite et cet art
de langage nécessaires au succès ? On peut en douter. Ces dernières
qualités n'étaient celles ni de son caractère ni de son talent. Ses pas-
sions étaient honnêtes, élevées; mais c'étaient des passions. Sa dé-
clamation était véhémente, ornée des plus beaux traits; mais c'était
de la déclamation. Il savait émouvoir encore plus que persuader; il
emportait moins l'assentiment que l'admiration, et en reproduisant
incessamment les mêmes effets, en tâchant même d'enchérir sur les
efïets déjà produits, il fatiguait au lieu de toucher, il révoltait par-
fois ceux qu'il voulait gagner. Il surmenait ses auditeurs, si l'on me
passe cette expression familière, qui me semble rendre ma pensée.
Ge défaut, qui finit par lui rendre presque intenable la chambre des
communes, l'entraîna devant la cour de Westminster à quelques excès
de pensée ou de langage qui compromirent au moins sa cause. Une
fois même, en 1789, une pétition de Hastings dénonça une expression
violente qui lui était échappée, en qualifiant d'assassinat (peut-être
avec justice) la mort du bramin Nuncomar, condamné pour faux
sans règle ni merci, et l'on profita de l'occasion pour le faire censu-
rer par la chambre. On espérait, par là, arrêter l'accusation en dé-
criant ou en dégoûtant les accusateurs. Burke subit la censure avec
une patience qu'il n'aurait pas eue en toute autre conjoncture. 11 vou-
lait atteindre son but et ne se montra ni moins animé ni moins résolu.
Cependant, quoique Pitt ait déclaré en pleine chambre que M. Burke
avait « conduit l'accusation avec beaucoup de dignité, de loyauté
et de candeur, » il est certain que cette affaire, non-seulement ne lui
gagna pas d'amis, mais lui en fit perdre, et qu'elle servit à donner
plus de relief à ses défauts, épiés alors soigneusement pat une double
malignité. Il avait commencé le procès avec la défaveur des partisans
du gouvernement; dans le cours de la poursuite, il n'acquit pas leur
amitié, et il rejeta celle de l'opposition, conser\'Tint tous ses ennemis
et devenant impopulaire sans être agréable au pouvoir. Chaque parti
se souvint de ses offenses plus que de ses services. Pour nous, en
accordant tout ce qu'on voudra à cette prétendue et glaciale sagesse
que scandalise toute passion, nous ne pouvons nous résoudre à blâ-
mer Burke dans l'affaire de Hastings. Nous croyons que, sans l'exa-
gération même des qualités ou des défauts qu'on lui reproche, l'ac-
cusation n'aurait été ni intentée ni soutenue; et, fût-elle mal fondée
dans quelques parties, outrée dans quelques qualifications, eût-elle
T5URKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. Zl43
été plaidée avec un certain emportement, nous nous reportons au
souvenir des Verrines et des Philippiques, et c'est sur ces modèles,
c'est sur l'exemple de Gicéron que nous demandons que Burke soit
jugé. Au fond, la principale excuse, la seule peut-être que l'on allè-
gue en faveur de Hastings, c'est qu'il ne paraît pas avoir été guidé
par des intérêts privés, et que ses crimes, s'il en a commis, sont des
<;rimes politiques. Et l'on ajoute que le niveau de la morale était si
peu élevé dans l'Inde, qu'au milieu d'un monde d'avarice, de per-
fidie et de cruauté, il n'était guère possible de résister au mauvais
exemple et de réussir sans l'imiter. Ce n'est pas enfin pour des ser-
vices plus irréprochables que Clive a obtenu des titres et des hon-
neurs. Il est vrai, mais c'est peut-être parce que Clive a été loué et
récompensé qu'il fallait poursuivre Hastings, et c'est parce que Has-
tings a été poursuivi que le gouvernement de l'Inde est remonté dans
une sphère plus pure et plus haute, et que les Hastings et les Clive
ont fait place aux Bentinck et à leurs imitateurs.
Il faut maintenant revenir à l'époque où le procès de Hastings com-
mença. Burke, dans cette entreprise, allait chercher des inimitiés,
et il en était entouré déjà. Il déplaisait souverainement à la majorité.
On accuse les jeunes amis de Pitt d'avoir formé, sans respect pour
son âge et pour son talent, le projet de lui interdire la parole, ou du
moins de la lui rendre laborieuse par des murmures et des ricane-
mens systématiques. Il leur dit un jour qu'il se ferait fort de dresser
une meute de chiens à aboyer avec plus de mélodie et autant d'intel-
ligence. On inventa ou l'on répéta contre l'orateur un peu vieilli un
sobriquet moqueur; on l'appelait la cloche du dîner. Dans l'opposition
même, il rencontrait des dissentimens ou des jalousies. Il ne savait
pas rajeunir sa manière ni se familiariser avec personne. Il se sin-
gularisait sans nécessité. Parmi les membres nouveaux, à l'exception
de Windham, de Laurence et peut-être de Francis, il ne s'était pas
fait un ami, Sheridan, indocile, déréglé, au talent plein de verve et
de saillies, se moquait de ses conseils, de ses leçons, et peut-être
de ses exemples. Un de ces anciens whigs qui avaient toute sa conr
fiance, sir George Savile, était mort en 1784. Bientôt il visita à son
lit de mort un des hommes qui l'appréciaient le plus, Johnson, qui
se ranimait pour l'admirer. Fox lui restait, et, quoique Burke eût
souffert de voir que dans leurs luttes communes toute la haine fût
pour lui seul, il ignorait ou plutôt il s'interdisait la jalousie; il l'ai-
mait ou plutôt il voulait l'aimer, ce qui arrive à de nobles âmes,
froissées malgré elles par des succès qu'elles ne veulent pas envier,
atteintes par des sentimens qu'elles veulent ignorer. Je m'imagine
qu'à partir de 1783, il ressentit au fond du cœur un mal auquel toute
sa vertu n'échappait pas, mais ne cédait pas. Seulement un peu de
bllll REVUE DES DEUX MONDES.
gêne, des inégalités, de la tristesse, de la hauteur, et pour se conso-
ler, des accès de travail, de passion et d'éloquence, voilà quels étaient
les fruits d'une disposition qu'il est plus facile de concevoir que de
décrire.
Cependant rien n'indiquait, à le voir dans le parlement, qu'aucun
découragement eût pénétré dans son âme. 11 se raidissait contre les
mécomptes de toutes sortes, et l'activité si laborieuse qu'il déploya
dans le procès de Hastings ne le rendit ni moins assidu ni moins ar-
dent à la chambre des communes. N'essayons pas de compter ses dis-
cours ; le temps nous presse, et la révolution française approche.
L'année qui la précéda. Fox était en Italie, et une grande question
s'éleva. Le roi George III était tombé malade. Déjà, plusieurs années
auparavant, quelques symptômes avaient fait craindre pour sa raison,
qui, cette fois, parut s'éteindre. Il fallut songer à la régence. Pitt ne
s'y décida qu'à la dernière extrémité. 11 n'avait de confiance, ni pour
l'état ni pour lui-même, dans l'héritier présomptif, dont toutes les
inclinations étaient pour Fox. C'est de fort mauvaise grâce, c'est avec
des restrictions humiliantes que la régence fut déférée au prince de
Galles, qui, par une lettre qu'écrivit Burke et que retoucha Sheridan,
déclara qu'il refuserait l'autorité à de telles conditions. Le roi parut
se rétablir, et tout fut mis à néant; mais pendant les deux mois qu'a-
vait duré la discussion d'une question neuve et délicate, Burke avait
soutenu contre le premier ministre une lutte quotidienne et obstinée,
dans laquelle on assure que Fox, absent quelque temps, lui repro-
chait d'avoir apporté trop d'aigreur, et, en ménageant trop peu la
famille royale, compromis les intérêts du parti. Ce qui est certain,
c'est qu'à cette époque il devint singulièrement importun àla chambre
des communes.
Mais le moment arrive où le grand événement du siècle va por-
ter un trouble bien autrement profond dans les relations de Fox et
de Burke, et dans le sein même des partis qui divisent la Grande-
Bretagne. La révolution française retentit jusqu'aux extrémités du
monde; l'Angleterre n'en est pas ébranlée, mais émue, et c'est encore
un sujet d'étude que l'impression produite sur le plus ancien pays
libre par cette explosion de ce qui parut un moment la liberté mo-
derne.
Le génie anglais est admirablement pratique. Dans la science même,
il se garde des périls de la spéculation. Sa philosophie se définit elle-
même une induction fondée sur les faits, et sa politique est baco-
nienne comme sa philosophie. Quoique l'esprit de la France goûte
peu les hypothèses aventureuses où se perd la mysticité scientifique
des Allemands, c'en est plutôt la mysticité que la hardiesse qui le re-
pousse. Une certaine promptitude à rendre l'abstraction claire par
BURKE, SA YIE ET SES ÉCRITS. il45
le langage et par l'ordonnance est le mérite et le danger du caractère
intellectuel de notre nation. Le raisonnement est facile en français,
et c'est pour cela qu'il est puissant. Or nul n'ignore par quelles fa-
tales circonstances historiques l'appui de toute bonne tradition de
gouvernement nous a manqué, et la raison seule, la périlleuse et bril-
lante raison, est devenue notre flambeau, quand nous avons conçu
la nécessité ou la prétention de nous donner des lois. Faire des lois
avec des idées, voilà l'œuvre et l'honneur et la fatalité de la révolu-
tion française. A qui la faute? A tous, et surtout au passé. Les insti-
tutions irréformables condamnent aux révolutions radicales.
Burke ne connaissait pas beaucoup la France ni sa littérature, et il
nourrissait contre les anciens ennemis de Guillaume III et de George II
l'aversion excusable d'un whig, d'un protestant et d'un Anglais. 11
ne parle avec bienveillance ni de Louis XIV ni de son successeur.
Cependant, comme la plupart de ses compatriotes éclairés, il n'avait
pas vu sans intérêt les elïbrts du gouvernement de Louis XVI pour
se relever et s'améliorer. Il avait loué ce prince et son ministre Necker
en plein parlement, et, dans les vives luttes de la guerre d'Amérique,
il avait cédé au penchant de toute opposition à vanter un gouverne-
ment étranger aux dépens du gouvernement national qu'elle combat.
Après avoir dans sa jeunesse visité la France, il y était retourné en
1773, puis en 1775; il avait vu M™" du Deffand, qui lui trouvait beau-
coup d'esprit. C'est dans un de ces voyages que, conduit à Versailles,
il vit la cour et cette dauphine dont l'image resta si gracieuse et si
belle dans son imagination. Il ne fit que traverser les salons de Paris,
et dans la session suivante, au printemps de 1773, il dénonçait dans
la chambre des communes la conspiration de l'athéisme à la jalousie
vigilante des gouvernemens. « Sous les attaques systématiques de cer-
tains hommes, je vois quelques-uns des appuis du bon gouvernement
commencer à tomber; je vois propager des principes qui ne laisseront
à la religion pas même la tolérance, et qui feront moins qu'un nom
de la vertu elle-même. » Quand les premières lueurs de 1789 com-
mencèrent à briller, en Angleterre même les yeux furent éblouis ; la
prise de la Bastille y fut saluée par l'enthousiasme. Burke ne le con-
tredit pas, mais ne le partagea pas; il attendit.
« Toutes nos pensées, écrivait-il le 9 août à son ami lord Charlemont, sont
suspendues par notre étonnenaent au surprenant spectacle qu'étale un pays
voisin et rival. Quels spectateurs et quels acteurs ! l'Angleterre contemplant
avec étonnement la France luttant pour la liberté, sans savoir s'il faut ap-
plaudir ou blâmer! L'événement, en effet, quoique je pense avoir vu quelque
chose de pareil se préparer et venir depuis quelques années, a pourtant en soi
du paradoxal et du mystérieux. Le courage entreprenant {thc spirit), il est
impossible de ne pas l'admirer; mais la vieille férocité parisienne a éclaté
IlllQ REVUE DES DEUX MONDES.
d'une manière révoltante. A la vérité, ce peut n'être qu'une explosion instan-
tanée, et dans ce cas, point d'indice à en tirer; mais si cela est caractéristique
plutôt qu'accidentel, cç. peuple alors est peu propre à la liberté : il a besoin d'une
vigoureuse main, comme celle de ses anciens maîtres, pour le contenir. 11 faut
aux hommes un certain fonds naturel de modération pour les rendre aptes à
être libres; autrement la liberté leur devient funeste, et elle est un danger
pour tous les autres. Quel sera l'événement, c'est ce que je crois difficile en-
core à dire. Former une constitution solide est une chose qui requiert sagesse
autant que courage, et si les Français ont parmi eux de bonnes têtes, et si, au
cas qu'ils les aient, elles possèdent une autorité égale à leur sagesse, cela reste
encore à savoir. En attendant, la marche de toute l'affaire est mi des plus cu-
rieux sujets de spéculation qui se soient jamais présentés. »
A ce peu de mots, on voit dans quel sens devaient se développer
les idées de Burke. Les événemens, en se pressant, ne pouvaient que
fixer promptement ses doutes. Il est probable que sa conversation
exprima bientôt un triste et sévère jugement sur la chose paradoxale
qui cessait d'être pour lui mystérieuse. Il avait avec des Français
quelques correspondances où l'on voit, vers l'automne de 1789, se
former comme un orage dans son esprit. L'orage ne tardera pas à
éclater.
Ses relations avec Fox n'étaient déjà plus les mêmes, car il mon-
tra de l'étonnement d'apprendre que Fox approuvât la révolution
française; mais ce dissentiment demeurait secret, lorsqu'au mois de
février 1790 Fox, à propos du vote sur les crédits de l'armée, ne re-
tint pas la vive expression de ses sentimens sur le grand événement
du monde. Burke aussitôt se leva, et après avoir dit que la confiance
seule dans les ministres pourrait accorder une augmentation de l'éta-
blissement du pied de paix, et qu'il ne voyait dans l'état de l'Europe
absolument aucun motif à cette demande, il prononça cette parole
célèbre : « La France doit aujourd'hui, au point de vue politique,
être considérée comme effacée du système de l'Europe. » Il ignorait,
ajoutait-il, quand elle pourrait recouvrer l'existence politique; mais
si la chute était rapide, remonter était lent et difficile. La France avait
tout perdu, jusqu'à son nom; en peu de temps, les plus habiles ai-chi-
tectes en ruines qui se fussent jamais vus l'avaient réduite à un état
où vingt Ramillies, vingt Blenheim, ne l'auraient pas fait descendre.
Le gouvernement de Louis XIV n'était qu'une tyrannie dorée, dont
une religion intolérante s'était fait l'auxiliaire. Cependant la conta-
gion de l'exemple avait gagné la cour d'Angleterre: heureusement
qu'elle n'en sortit pas, et la nation se préserva. Aujourd'hui une dis-
tance plus grande ne sépare pas les deux pays, et la France donne un
exemple bien autrement dangereux. Le peuple anglais peut être plus
facilement séduit par falsa species lihei-tatis que psirfœdu7n crimen
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. AA?
servitutis. Rien de plus à craindre que l'exemple d'une nation dont
le caractère ne connaît pas de milieu, et qui, après avoir enseigné
l'intolérance et le despotisme, ouvre école d'athéisme et d'anarchie.
C'était donc avec cijagrin qu'il avait entendu M. Fox. Il ne pouvait
attribuer ses paroles qu'à son zèle bien connu pour la plus belle de
toutes les causes, la liberté. 11 avait en lui une confiance qui allait
jusqu'à la docilité; il lui était attaché par des liens qui ne se rom-
praient pas aisément. <( Il lui soiihaitait, comme un des plus grands
bienfaits pour le pays, une part éminente dans le pouvoir, parce qu'il
savait que son ami joignait à sa grande et supérieure intelligence le
plus haut degré possible de cette modération naturelle qui est le meil-
leur correctif du pouvoir, que nul n'était plus sincère, plus loyal, plus
bienveillant, plus désintéressé, plus généreux; mais enfin, en rele-
vant quelques expressions échappées à son meilleur ami, il prouvait
à quel point il était opposé à tout ce qui tendrait à l'introduction dans
son pays d'une telle chose que la démocratie française. But et moyens,
tout lui était odieux, et afin de résister aux tentatives d'un aussi
violent esprit d'innovation, il se séparerait de ses meilleurs amis pour
se joindre à ses plus grands ennemis. »
Burke termina son discours par une vive peinture de l'état de la
France. La conduite de la nation, celle de l'assemblée, les principes de
la constitution, surtout l'inteiTcntion de la force armée dans la que-
relle au nom du peuple, tout est jugé avec une sévérité éloquente, et
un parallèle très animé entre la révolution d'Angleterre et la révolution
française répond à tous ceux qui pensent que leur admiration pour
l'une les oblige à admirer l'autre. On devine tout ce qu'un esprit
supérieur peut dire sur ce texte, et Burke, qui ne cessa pas d'y reve-
nir pendant le reste de sa vie, n'ajouta rien de bien neuf ni de fon-
damental à ce qui se trouve sommairement dans ce premier discours.
Nous devons môme prévenir les ennemis de la révolution française
qu'ils rencontreront dans ces quatre pages tout ce qu'on peut écrire
contre elle de plus fort et de plus sensé. On n'y a guère ajouté depuis
que des exagérations et des paradoxes.
Fox ne laissa pas ce discours sans réponse; mais il paraît qu'il se
justifia plutôt qu'il ne le réfuta. Ses éloges ont, dit-il, porté sur l'en-
semble et non sur certains actes. Il n'aspire nullement d'ailleurs à
la démocratie, car il est ennemi de tout gouvernement simple. La
monarchie pure, la pure aristocratie, la pure démocratie, sont des
formes vicieuses ou imparfaites; mais, malgré sa déférence pour
l'homme dans la conversation duquel il a plus profité que dans le
commerce de tous les hommes réuni à la lecture de tous les livres,
il ne peut s'empêcher de lui dire que dans son discours, un des plus
brillans de pensée et d'éloquence qu'il ait prononcés, la haine de
hkS REVUE DES DEUX MONDES.
l'innovation l'a entraîné trop loin. Biirke répondit qu'il connaissait
bien les principes invariables de son honorable ami, mais qu'il crai-
gnait que, protégés par le nom de Fox, des esprits pervers ne con-
çussent l'espoir de faire réussir leurs destructives machinations. La
discussion se terminait paisiblement, si Sheridan ne s'était levé. Il
attaqua Burke avec beaucoup de vivacité, l'accusa de trahison envers
son parti et envers la liberté universelle, et prononça le mot de dé-
serteur. La réponse fut la déclaration d'une rupture politique éter-
nelle. Pitt avait assisté au débat avec autant de satisfaction que de
curiosité; il n'avait pas donné l'exemple, il n'éprouvait nulle envie
d'attaquer la révolution française. Les violences de Burke, en l'éton-
nant un peu, le firent réfléchir. Cependant, en prenant la parole pour
résumer la discussion, il s'abstint d'exprimer une opinion sur les
aiïaires de la France, disant qu'il n'avait parlé d'elle que pour le cas,
dans sa pensée peut-être assez prochain, où elle unirait avec la liberté
qu'elle avait acquise les bienfaits de l'ordre et des lois. Il ne pouvait
d'ailleurs qu'applaudir aux sentimens de Burke sur la révolution et
la constitution de l'Angleterre, et tout le parti ministériel s'unit à ses
applaudissemens.
Cette discussion produisit un grand effet. Sans aucun doute, rien
n'en était imprévu ni nouveau : les deux opinions s'étaient déjà mon-
trées dans les clubs ou dans la presse. Les conversations de Burke
et de Fox ne pouvaient être un mystère ; mais la parole publique est
douée d'une merveilleuse puissance, on pourrait dire qu'elle est créa-
trice, car elle donne l'être à ce qu'elle exprime. Tant que des opi-
nions, tant que des dissidences sont restées muettes, si connues
qu'elles soient, elles peuvent s'effacer et disparaître : le silence est
comme le néant; mais dès qu'on a parlé, tout change, et l'irréparable
commence. Avec quelque courtoisie ou quelque tendresse que les
deux amis eussent parlé l'un de l'autre, ils avaient parlé l'un contre
l'autre. Sur une question qui s'en allait devenir la question du siè-
cle, deux avis, deux tendances s'étaient prononcés. C'en était fait;
comme deux lignes qui divergent à peine en quittant leur point de
départ commun sont, en se prolongeant, séparées par l'infini, ces
deux grandes intelligences, si unies naguère, ne se rejoindront plus,
et marcheront, chacune dans sa voie, sans pouvoir bientôt ni se rap-
procher ni s'entendre. En même temps, tout le monde est averti : on
sait qu'il y a deux opinions très autorisées sur la révolution française,
et on est comme sommé d'avoir à choisir. Ce qui était conjecture
tourne en conviction, ce qui était hypothèse en certitude; un pen-
chant devient une passion, et une tendance une résolution irrévocable.
De là bientôt deux causes et deux partis. Ainsi, le 9 février 1790, à
cette tribune, libre avant, libre après toutes les autres, dans cette
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. Zl49
assemblée où se dit tout ce qui se pense en Europe, s'ouvrit solen-
nellement la grande controverse qui dure encore, et que ne parais-
sent prêts à terminer ni les événemens, ni la science, ni l'histoire.
Il est probable que l'exemple d'un homme tel que Burke inspira
grande confiance et hardiesse nouvelle aux opinions que venait flatter
et soutenir un allié si peu attendu. Ces opinions en Angleterre étaient
de deux sortes. Les unes étaient celles qu'on doit appeler par excel-
lence contre-révolutionnaires. Ce qui pouvait rester de jacobitisme,
le torisme pur, l'esprit de cour, la routine gouvernementale, cet
honnête et timide instinct de conservation naturel à certains esprits
modestes ou à certaines classes de la société, tout dut se réunir
pour composer, pour animer un parti qui, aussi scandalisé qu'effrayé
des maximes et des procédés de la France, regardait comme une
œuvre de salut dans ce monde et dans l'autre de les réduire au néant,
et bientôt Burke, dans sa véhémence, devait aller jusqu'aux extré-
mités de ce parti; mais d'autres opinions, moins absolues, plus modé-
rées, moins logiques si l'on veut, plus éclairées pourtant, se rappro-
chèrent peu à peu de celles-là. Le libéralisme anglais, pourvu qu'il
fût bien anglais, pouvait sans contradiction être hostile au libéralisme
français. Soit habitude d'esprit, soit prudence politique, soit orgueil
national, soit tous ces motifs à la fois, on pouvait priser très haut la
liberté historique de l'Angleterre et peu estimer la liberté philoso-
phique de la France. La bonté du but, l'honnêteté ou l'utilité des
moyens, la possibilité du succès, l'avantage même ou l'inconvénient
pour l'Angleterre d'être imitée ou égalée, formaient autant de ques-
tions que l'esprit britannique pouvait naturellement résoudre contre
nous. L'indépendance mesurée du protestantisme ne devait pas goû-
ter la licence religieuse du dernier siècle. Les vaincus de la guerre
d'Amérique pouvaient regarder d'un oeil ennemi la transplantation et
le triomphe apparent des principes américains. Ce qui s'était passé
cent et un ans auparavant différait profondément de ce qui se passait
en 89. Il n'est nullement sûr que Somers ou Burnet eussent pensé
comme Lafayette ou Mirabeau. Sans aucun doute, Walpole ou Pelham
s'en seraient bien gardés. On peut hésiter à dire de quel côté de la
question aurait penché lord Ghatham; mais son aversion pour la France
ne r aurait-elle pas emporté sur son goût pour l'extraordinaire et le
gigantesque? En tout cas, on pouvait avoir été whig, même rester
whig, et passer du côté de ceux qui se défiaient de notre révolution.
Il put donc se former un whiggisme conservateur, un whiggisme de
résistance, qui devint peu à peu un torisme constitutionnel qu'il ne
faut pas confondre avec le torisme absolutiste. C'est au premier que
le pouvoir est à peu près constamment resté jusqu'à la révolution
française de 1830.
450 BEVUE DES DEUX MONDES.
C'est vers cette opinion qu en 1790 commença à verser M. Pitt. Il
avait hésité jusque-là. Même dans sa politique intérieure, il était dif-
ficile de lui contester absolument le titre de whig. Gouvernemental
par position, par caractère, mais mauvais courtisan, personnellement
peu agréable au roi, ennemi des abus, raide et impérieux, il était,
comme fils de Chatham, attaché par divers liens à l'ancienne oppo-
sition et même au parti réformiste. 11 déférait beaucoup au parlement,
il étudiait et suivait l'opinion. Les circonstances et les nécessités de
la lutte l'avaient conduit une fois à se faire le champion de la pré-
rogative royale et à combattre par toutes armes un rival aussi re-
doutable que Fox; mais il n'était pas tenté de prendre décidément et
définitivement l'allure d'un ministre de pure résistance. Si la révo-
lution française n'avait éclaté, on l'aurait bien pu voir changer d'al-
liances ou d'attitude suivant les exigences du temps, et renouveler
les évolutions qui avaient rempli la première moitié de sa carrière.
Même après 89 nous le verrons éviter tant qu'il pourra les résolu-
tions irrévocables, et, plus absolu de caractère que d'idées, mécon-
tenter, par ses demi-mesures et ses opinions moyennes, l'esprit
emporté des partis qu'il guidait sans les satisfaire. Il est même cer-
tain que, dans les premiers temps, la révolution française avait
produit sur lui une impression favorable. Il s'était exprimé dans ce
sens, et c'est l'exemple et le succès de Burke qui contribuèrent à le
rendre plus réservé et bientôt plus sévère. Nous verrons toutefois que
Burke ne fut jamais content de lui.
Cependant on avait essayé de réparer le trouble que la scission de
Burke avait jeté dans son parti. On lui ménagea avec Sheridan une
entrevue de laquelle ils sortirent plus séparés que jamais. Depuis
quelques années, l'acte du test, c'est-à-dire la loi qui imposait pour
remplir certaines fonctions un témoignage d'adhésion à l'église éta-
blie, était mis en question. Fox en proposa l'abrogation. On sait que,
dans les questions rehgieuses, Burke réprouvait l'intolérance poli-
tique; mais les temps étaient changés, et il trouvait maintenant que
les questions religieuses étaient devenues des questions politiques.
Dix ans plus tôt, dit-il, il aurait voté l'abrogation, depuis deux ans il
s'abstient; mais aujourd'hui il voit chez les dissidens, ces hérétiques
de l'anglicanisme, un esprit de violence et de témérité qui le décide
à faire un pas de plus : il votera contre la motion. Ce changement,
qu'il essaya de se faire pardonner en adressant autant de complimens
à Fox que d'épigrammes au premier ministre, fut le signe irrécusable
de l'empire qu'une pensée dominante allait désormais prendre sur
son esprit.
Son manifeste devait bientôt paraître. Il était en correspondance
avec M. de Menonville, membre de l'assemblée constituante. Sous
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. ^51
la forme d'une lettre qu'il lui adressait, il écrivit son plus célèbre
ouvrage. Les Réflexions de M. Burke sur la rèvolvlion de France
et sur les procédés de certaines sociétés de Londres par rapport à cet
événement furent imprimées au mois de novembre 1790. Elles pro-
duisirent une vive impression. Le succès fat immense : trente mille
exemplaires se vendirent en un an. Tous les rois de l'Europe envoyè-
rent de Pilnitz à l'auteur des complimens et des tabatières. « C'est un
livre qu'il est du devoir de tout gentleman de lire, » disait George 111,
et il en distribuait à ses amis des exemplaires élégamment reliés.
L'université de Dublin décerna à Burke de nouveaux titres; celle
d'Oxford lui fit remettre une adresse par l'intermédiaire de Windham.
Un hommage plus curieux est celui de Gibbon, a Le livre de Burke,
écrivait-il, est le plus admirable remède contre la maladie française.
J'admire son éloquence, j'approuve sa politique, j'adore sa cheva-
lerie, et je vais presque jusqu'à lui pardonner sa vénération pour les
églises établies. »
L'ouvrage de Burke, quoique peu lu aujourd'hui, est cependant
en France le plus connu de ses écrits. Nous en rappellerons seule-
ment la forme et le contenu.
Deux sociétés anglaises, l'une la Société constitutionnelle , fondée
pour la propagation d'écrits propres à répandre l'amour de la con-
stitution, l'autre la Société de la révolution, ont voté des adresses de
félicitation et de sympathie à l'assemblée nationale, qui s'en est mon-
trée fort touchée. Burke prend la plume pour contester la valeur de
ces manifestations et pour en discuter l'esprit. Elles ne représentent
pas l'opinion de l'Angleterre, car l'opinion qu'elles représentent est
contradictoire avec les principes de sa révolution et de sa constitu-
tion. Ces principes condamnent ceux de la révolution et de la con-
stitution françaises. Exposer les uns, c'est réfuter les autres : double
tâche que l'auteur entreprend. Au nom des principes anglais, il exa-
mine, critique, accable toute la conduite, toute l'œuvre encore ina-
chevée de l'assemblée constituante. Avec 1688, il bat 1789.
Des deux sociétés anglaises qu'il traite fort légèrement, il appelait
l'une un club dont il n'avait point entendu parler, un club de dissi-
dens qui étaient dans l'usage de célébrer l'anniversaire de la révolu-
tion d'Angleterre en se réunissant dans une de leurs églises pour en-
tendre un sermon. Cette année, le sermon avait été prêché par le
révérend Richard Price, qui l'avait publié avec les réponses à lui
adressées au nom de l'assemblée nationale par le duc de La Roche-
foucauld et l'archevêque d'Aix. Le docteur Price n'était pas un
homme inconnu. « C'est un ministre non-conformiste éminent, » dit
Burke lui-même. Il était pasteur, et pasteur tendant à l'arianisme,
d'une paroisse voisine de Londres. Il a écrit un livre remarquable sur
452 REVUE DES DEUX MONDES.
les divers systèmes de philosophie morale. Ses ouvrages d'économie
pubhque et de finances sont estimés, et il passe pour l'auteur du plan
d'amortissement que Pitt adopta. Quoi qu'il en soit, c'est lui que
Burke prend à partie dans le premier tiers de son ouvrage. Price
avait essayé d'identifier les principes de l'une et de l'autre révolu-
tion, et en dégageant ceux de 1688 de leur enveloppe historique, en
élaguant toutes les formes de droit positif, toutes les considérations
de fait qui les recouvrent, on peut en effet les ramener à des idées
abstraites et leur trouver avec les maximes de 89 une certaine res-
semblance, surtout en ce qui touche les droits respectifs des peuples
et des rois. Burke se soulève contre cette assimilation. Il montre par
mille preuves, et avec un grand bonheur d'expression, que les au-
teurs de la révolution d'Angleterre n'ont point invoqué de principes
métaphysiques, qu'ils ont toujours entendu revendiquer des droits
traditionnels, ramener leur gouvernement à sa propre nature, ne le
modifier que pour l'affermir; et lorsqu'ils se sont écartés des lois ab-
solues de la monarchie héréditaire, ce n'est qu'à titre d'exception
et parce qu'ils y étaient à la fois autorisés par de justes griefs et
contraints par la nécessité. Tout cela est supérieurement établi, et si
Burke avait uniquement besoin de démontrer quel est le caractère
réel de la révolution d'Angleterre, quel fut en fait et quel est resté
l'esprit du peuple anglais et de ses institutions, sa démonstration
serait sans réplique. Peut-être n'a-t-il pas aussi bien réussi à prouver,
peut-être même a-t-il oublié de prouver que le principe supérieur
de la conduite des whigs du xvn" siècle, celui qui les justifie devant
la morale universelle,- — réduit par conséquent à un principe géné-
ral, fallût-il l'appeler métaphysique, — soit sans analogie avec le
principe de 1789. On pourrait faire voir même que quelques-uns
d'entre les whigs de cette époque avaient l'esprit bien assez philoso-
phique pour concevoir ainsi les choses; mais il est vrai qu'ils aimaient
à ne pas séparer les idées spéculatives de la forme légale que leur
donnait la tradition et des sentimens de droit et d'équité qui, sous
cette forme, dominaient autour d'eux; il est vrai que par prudence
autant que par conviction ils s'attachaient étroitement aux croyances
politiques ou religieuses qui formaient la foi nationale. Tout cela est
vrai; seulement, qu'en conclure pour la France? Avait-elle le passé
de l'Angleterre? Burke omet une chose, c'est de lui découvrir des
traditions dont elle pût se faire des droits : comme on invente des
aïeux à qui veut vieillir sa noblesse, il fallait lui refaire son histoire
pour que sa liberté fût historique; mais en France la liberté est une
nouvelle venue qui devait être la fille de ses œuvres. Que Burke dé-
plore une telle situation, qu'il soutienne qu'une révolution opérée
dans les conditions anglaises diffère profondément d'une révolution
BURKE, SA TIE ET SES ÉCRITS. A53
entreprise au nom des pures idées, que la première est plus sûre,
plus gouvernable, plus heureuse, plus stable que la seconde; qu'il
ajoute même que celle-ci est de sa nature si hasardeuse qu'elle ne
devrait jamais être tentée, et que dans l'état de la société française
elle doit enfanter des crimes et des désastres, — on ne contestera j)as
qu'il n'y ait de la vérité et de la force dans cette thèse; et pour tout
esprit raisonnable, une seule question demeurera : la thèse, vraie en
général, l' est-elle dans tous les cas sans exception, et doit-elle être
érigée en règle absolue?
Burke décrit à merveille la puissance de la tradition dans les choses
humaines, cette action pour ainsi dire sanctifiante du temps qui prête
à des conventions accidentelles l'apparence et l'autorité de principes
éternels; mais il ajoute : «Vous auriez pu, si vous aviez voulu, pro-
fiter de notre exemple. » Il veut que nous aussi nous eussions nos
privilèges, quoique interrompus par le temps, — notre constitution,
quoiqu'elle eût souffert du dégât et de la dilapidation. Il le suppose
plutôt qu'il ne l'établit. On ne peut à volonté retrouver dans les ruines
d'un vieil édifice des titres, des armes antiques; pour en retirer ces
choses, il faut qu'elles y soient, il faut au moins qu'on croie qu'elles
y sont. Au vrai, ce qui importe en politique, ce sont les sentimens des
hommes. Si un peuple regarde ses libertés comme un patrimoine, s'il
y est attaché, non-seulement par la conviction de leur excellence,
mais par cette foi dans son passé qui a quelque chose de religieux,
il sera sage et fier, énergique et respectueux; peu importe même que
les érudits ne soient pas de son avis et que, lui contestant ses croyan-
ces, ils lui montrent dans ses institutions plus de nouveauté qu'il n'en
sait. Son esprit est fixé, son caractère formé, et un peuple ainsi fait
donnera son empreinte à ses révolutions. Mais si la fatalité des évé-
nemens a voulu qu'un peuple ne trouvât pas ou ne sût pas trouver
ses titres clans ses annales, et si aucune époque de son histoire ne lui
a laissé un bon souvenir national, toute la morale et toute l'archéo-
logie du monde ne lui donneront pas la foi qui lui manque et les
mœurs que cette foi lui eût données. Il serait puéril à un homme
d'état de prêter à une société certaines opinions, et de raisonner
ensuite comme si elle les avait. Là est le faible de l'argumentation
de Burke. Si pour être libre il faut l'avoir été jadis, si pour se donner
un bon gouvernement il faut l'avoir eu, si du moins il faut s'imagi-
ner ces deux choses, la situation des peuples est immobilisée par
leurs antécédens, leur avenir est fatal, et il y a des nations désespé-
rées. Or Burke ne frappe pas la France d'un arrêt si cruel. Il ne lui
prêche pas l'absolutisme; il ne la condamne pas à la servitude à per-
pétuité; il nous permet d'en sortir, et retombe ainsi dans la faute
Zj5Zi REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il nous reproche, car c'est nous prescrire une révolution après
nous l'avoir interdite, et la violence de ses attaques ne sert qu'à
mettre plus en relief la vanité de ses conseils.
Partant de cette idée sans base, qu'il fallait corriger les anciennes
institutions par ces institutions mêmes, il entreprend l'examen de tout
ce qui s'est fait. Il commence par la composition des états-géné-
raux, où il blâme le doublement du tiers, surtout la réunion des trois
ordres, et oii il trouve trop de praticiens et trop de curés. De la com-
position de l'assemblée il passe à son esprit : c'est l'esprit d'égalité,
qui, considéré d'une manière générale encore et dans ce qu'il a de
philosophique, ne lui paraît bon qu'à construire la théorie révolu-
tionnaire au service de la violence. Qu'il le combatte dans le docteur
Price ou dans nos orateurs, cet esprit n'est à ses yeux que le provo-
cateur et l'apologiste d'événemens tels que ceux des 5 et 6 octobre.
On a souvent cité la peinture qu'il trace de ces funestes scènes et sur-
tout un mouvement d'éloquente émotion, d'enthousiasme chevale-
resque, à la pensée de cette reine infortunée qu'il avait admirée dans
sa grandeur et dans sa beauté. Le passage est brillant en effet, et
mérite tout le bien qu'en a dit M. de Chateaubriand.
Les crimes et les théories criminelles sont ensuite rapportées,
comme à leur cause, à l'incrédule philosophie du siècle. Il la peint
des plus sombres couleurs, et la juge avec plus de bon sens que de
conséquence. Quand on a dit de la religion romaine ce qu'en disent
les Anglais, on ne peut logiquement reprocher aux nations catholi-
ques qu'une chose, c'est de n'être pas protestantes. Burke s'élève avec
force contre la réunion des biens du clergé au domaine de l'état; mais
il oublie de nous apprendre de quel droit l'église anglicane jouit des
propriétés de l'église catholique. Il se demande ensuite quelle est
l'autorité établie par une révolution qui a commencé par l'insurrec-
tion et la confiscation. Il lui paraît que c'est la pure démocratie, dont
il explique la venue et les fautes par une peinture assez vraie des
différentes classes de la société française; mais il n'échappe pas à la
difficulté fort grande de défendre l'ancien régime en condamnant la
société qui en est sortie. Enfin il passe à l'établissement politique.
La grande mesure de la nouvelle division du territoire et de cette
hiérarchie d'autorités locales qui le couvre, la prépondérance exces-
sive que cette organisation assure à la capitale, la constitution du
pouvoir exécutif, celle du pouvoir judiciaire, celle de l'armée, le sys-
tème enfin des finances et des assignats, tout est passé en revue avec
une sévérité outrageante, et, quoique l'exagération du langage donne
à l'ensemble une tournure déclamatoire, rien n'est superficiel, tout
est solide, et demande examen ou réfutation. Encore aujourd'hui ceux
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. A56
qui voudront étudier l'histoire de ce temps-là devront lire Burke, et
ils se convaincront qu'après lui les censeurs de la révolution n'ont
rien inventé.
C'est défigurer un tel ouvrage que d'en donner la substance. Les
vues de détail, les développemens, les mouvemens, les traits, n'en
forment pas le moindre mérite : il faut le lire pour l'admirer et l'a-
nalyser pour le combattre; mais ce que nous en avons dit suffit pour
distinguer l'auteur des autres adversaires de la France. Chez nous,
les écrivains éminens de la contre-révolution ont réfuté le rationa-
lisme par le rationalisme. Ils ont opposé idée à idée, le pouvoir à la
liberté. Leurs théories logiquement déduites condamnent le gou-
vernement anglais comme les constitutions françaises, 1688 comme
1789, le protestantisme comme la philosophie. Ils ont fait la méta-
physique de l'absolutisme. Burke eût étouffé sous le régime de M. de
Bonald et du comte de Maistre. L'Angleterre est une île morte, écri-
vait jadis M. de Lamennais. M. de Fontanes et tous les publicistes de
1804 ou de 1810 parlaient avec autant de pitié et de dédain des insti-
tutions de nos voisins que des idées du xviii'^ siècle, et l'oligarchie
britannique était alors anathématisée par tous les déserteurs de la
cause de 89. Une des grandes erreurs de Burke a été de se figurer
que parce qu'il haïssait les révolutionnaires, il s'entendait avec les
contre-révolutionnaires, et que parce qu'il partageait leurs inimitiés,
ceux-ci partageaient ses idées. L'ancien régime qu'ils regrettaient
n'était pas le sien. La monarchie de ses rêves n'était pas celle de leurs
vœux. Il est très facile et très commun en politique de signaler les
vices d'un système ou d'un gouvernement, puis, sans autre examen,
de donner gain de cause à ceux qui s'en portent les ennemis, et de
se déclarer pour le système ou le gouvernement contraires; mais les
questions ne sont pas si simples. La monarchie constitutionnelle a
péri : elle avait des côtés faibles; il ne s'ensuit pas que la république
soit possible, ou que la monarchie absolue soit désirable. La révolu-
tion est mauvaise, cela ne prouve pas que la contre-révolution soit
bonne. Les victimes sont peu intéressantes; la tyrannie n'en est pas
meilleure. Burke a toujours trop légèrement, trop aveuglément adopté
pour juste et vrai l'opposé de ce qui échauffait sa bile. Il me rappelle
ce critique romantique qui, trouvant des défauts dans Racine, en
concluait que les tragédies de Pradon devaient être excellentes.
Un tel ouvrage ne pouvait paraître sans exciter une bruyante polé-
mique. Les idées françaises avaient des partisans dans la littérature
comme dans la politique; parmi ses amis, Burke trouvait des contra-
dicteurs : le premier de tous fut Francis, qu'il paraît même avoir
consulté avant de publier. Avant et après, Francis lui écrit des let-
tres encore amicales, toutes pleines d'objections. Ce sont plutôt des
Zi56 REVUE DES DEUX MONDES.
assertions que des raisonnemens; l'amour de la liberté, sous quel-
que forme qu'elle se montre, lui inspire plus d'indulgence et plus
d'espérance. Quant aux excès qu'il faut condamner, il s'en tire par
la comparaison connue : « Dieu lui-même n'a-t-il pas commandé ou
permis à la tempête de purifier les élémens? » Richard Price ne
lutta pas longtemps. La mort l'enleva sans qu'il eût complété sa dé-
fense. Il fut remplacé par le docteur Priestley, savant illustre par ses
découvertes, et à qui il n'a manqué peut-être qu'une seule observa-
tion pour faire dans la chimie la révolution qui a immortalisé le nom
de Lavoisier. Il devint le philosophe des dissidens, qui, ayant aussi
un joug à briser, enviaient l'exemple de la France. Priestley avait
écrit témérairement sur des questions de métaphysique. En religion,
il était au moins unitairien, ce qui ressemble beaucoup à déiste. Son
talent n'égalait pas son esprit, et sa polémique fut animée, soutenue,
sans être fort brillante. Enfin Thomas Payne, qui a laissé en France
une réputation d'ennui, fit assez de bruit avec son livre des Droits
de l'Homme; il était en relation, même en correspondance avec
Burke : tous deux entrèrent en lutte, et dans plusieurs de ses ou-
vrages, le dernier lui fit l'honneur d'une réfutation. Mais de tous ses
adversaires, ou plutôt de tous les défenseurs de la France, celui à
qui elle doit le plus reconnaissant souvenir, c'est Mackintosh. Il était
fort jeune alors. Ses Vindiciœ Galiicœ sont un ouvrage tout français,
plein de l'esprit de l'assemblée constituante, de cet esprit éclairé,
généreux, qui remplaçait les préjugés par les illusions. C'était le
noble et brillant début de l'un des hommes les plus distingués que
nos contemporains aient connus. Quoiqu'il ne ménage point son ad-
versaire, il ne lui fait pas l'injustice, alors commune, de l'accuser
d'apostasie : il démêle avec sagacité dans ses opinions antérieures
le germe de ses opinions actuelles; il le condamne, mais ne le défi-
gure pas. On peut lire encore avec plaisir son spirituel ouvrage,
quoiqu'il ait, en le composant, comme tant de nobles esprits de l'é-
poque, péché par la foi et par l'espérance.
M. de Menonville avait écrit à Burke pour lui soumettre quelques
observations et l'interroger sur la conduite à tenir. La réponse fut sa
Lettre à un membre de l' assemblée nationale (janvier 1791). Sur les
moyens de salut, Burke s'y montre réservé et vague; mais il redouble
de violence contre les auteurs de la révolution, contre les philosophes,
surtout contre Rousseau, auquel il consacre de longues et injurieuses
pages. Dans tout cela, il manque plutôt d'impartialité que de justice;
presque tout ce qu'il blâme est blâmable, mais il dit le mal sans le
bien,^et ne tient aucun compte de ce qui atténue, rachète ou justifie.
Le point le plus saillant de cet écrit, c'est qu'après avoir refusé d'in-
diquer un remède, il avoue qu'il l'attend du dehors. La France a
BURKE, SA YIE ET SES ÉCRITS. ^57
droit à la compassion de ses voisins. Aucun pays de l'Europe ne peut
connaître de tranquillité, tant qu'il existe sur le continent mti collège
de fanatiques armés pour la propagation des principes de l'assassinat,
du vol, de la rébellion, de la fraude, de la faction, de l'oppression et
de l'impiété , et il cite en exemples les différentes circonstances où
des puissances étrangères sont intervenues pour réprimer des dés-
ordres moins graves et moins odieux. La conclusion qui sort de Là
n'est que trop évidente, et nous verrons désormais Burke pousser
ouvertement à la guerre. Le premier dans son pays, il conçut l'idée
d'une guerre de principes, idée qui n'y fut jamais complètement
adoptée; mais avant de recourir à la force, il indiqua les voies diplo-
matiques, et nous avons encore un projet de mémorandum par lequel
il voulait que le roi d'Angleterre proposât au roi de France sa média-
tion entre ses sujets et lui, à l'effet de rétablir l'ordre sur la base
d'une constitution libre, car, il faut rendre cette justice à Burke, il
n'a jamais rêvé pour la France le rétablissement pur et simple du
pouvoir absolu. La transformation volontaire de l'ancien régime en
monarchie constitutionnelle était-elle possible? C'est ce qu'il n'a
jamais examiné, et ce que cherchaient encore moins ceux des Français
dont il embrassait la défense et briguait l'amitié. A peine si quelques
hommes estimables, mais sans force et sans parti, Mounier, Lally,
se seraient prêtés à cette tentative, et quant au roi, s'il pouvait ainsi
ramener en arrière la révolution, il aurait pu bien plus aisément la
prévenir.
Retournons dans la chambre des communes. La controverse du
moment y devait prendre de plus grandes proportions et des formes
plus dramatiques. Fox ne négligeait aucune occasion de manifester
ses sympathies pour la France, et Burke avait laissé échapper celle
de lui répondre. Une fois il le voulut faire, et l'opposition, malgré
Fox, l'en empêcha. Cependant une rupture publique entre eux était
prévue, et le matin du 21 avril 1791, jour où la discussion d'un bill
sur la constitution du Canada pouvait amener un éclat. Fox, accom-
pagné d'un ami, fit à Burke une visite qui fut la dernière. Celui-ci
lui exposa sommairement ce qu'il comptait faire et dans quelles
limites il entendait se renfermer. Fox s'ouvrit à lui avec confiance :
on croit qu'il lui fit entendre que le roi avait témoigné à son égard de
la bienveillance, et que le ministère, effrayé, avait donné pour mot
d'ordre de l'accuser de principes républicains. Ses idées un peu ra-
dicales sur la constitution du Canada servaient de prétexte à l'accu-
sation. Burke aurait été choisi pour. servir, en provoquant le débat,
d'instrument à un complot. — Celui-ci ne nia point qu'on l'eût engagé
à parler, mais ne put promettre de supprimer ni d'ajourner son dis-
cours. Cependant les deux amis (ils l'étaient encore) se rendirent en-
TOMF. I. 30
Zi58 REVUE DES DEUX MONDES.
semble au parlement. Ils trouvèrent en entrant que, malgré les efforts
de Sheridan pour obtenir un ajournement, le bill de Québec était en
discussion; Fox prit son parti et saisit un moment pour expliquer ses
paroles antérieures. Faisant appel à sa réputation de sincérité, il nia
hautement avoir jamais, ni dedans ni dehors, demandé pour son pays
rien qui ressemblât à la république. Burke, avec une émotion conte-
nue, annonça la résolution de prendre le premier jour où le débat se
continuerait pour s'expliquer définitivement sur la révolution fran-
çaise. Ce défi fut accepté, et le 6 mai, quand la lecture du bill par
paragraphes fat demandée, Burke se leva et le défendit, parce qu'il
n'infligeait pas.au Canada une répétition de la constitution des droits
de l'homme. A peine avait-il commencé sur ce ton et quitté Québec
pour Paris, que l'on demanda le rappel à l'ordre. Fox, sans l'appuyer,
dit que c'était un jour privilégié, où chacun avait le droit de choisir
pour plastron le gouvernement qu'il lui plairait. Burke reprit avec
plus d'aigreur, et, continuant, justifiant sa digression, il provoqua
et repoussa plus d'une interruption, et finit pai- donner à ses atta-
ques une telle vivacité, une telle étendue, que lord Sbeffield, soutenu
cette fois par Fox, demanda un rappel à l'ordre motivé.
Le rappel à l'ordre était une censure. 11 fallut bien que Pitt inter-
vînt. 11 se félicita de voir la question réduite à une question d'ordre, et
dit que l'orateur ne lui semblait nullement hors de l'ordre. Naturelle-
ment Fox devait répondre au ministre. Il le fit d' une manière piquante,
mais sans emportement, et, en s' expliquant sur la question, il ne put
éviter d'attaquer assez vivement l'opinion de Burke, en ménageant sa
personne. Toutefois, malgré les louanges dont il entremêla ses sar-
casmes' le vieil athlète, surpris et blessé de se voir ainsi discuté, re-
prit la parole avec la gravité d'un ressentiment profond. Il se plaignit
que ses opinions fussent méconnues, ses confidences trahies. Il revint
sur le passé, tantôt attestant d'anciennes sympathies, tantôt rappelant
d'anciennes dissidences. Aucune cependant n'avait interrompu leur
amitié; mais aujourd'hui, quoiqu'il fût hasardeux, et surtout à son
âge, de provoquer l'inimitié, de s'exposer à être abandonné par des
amis, si son ferme attachement à la constitution de son pays le rédui-
sait à cette extrémité, il était prêt à tout braver, et ses derniers mots
seraient : a Fuyez la constitution française! — Mais point d'amitié rom-
pue, dit Fox à demi-voix. — Si, répondit Burke, rupture d'amitié. Je
connais le prix de ma conduite : j'ai fait mon devoir au prix d'un ami.
Notre amitié a atteint son terme, car telle est cette détestée constitu-
tion française qu'elle empoisonne tout ce qu'elle touche. » Fox ne put
répondre qu'en fondant en larmes, et ce fut une des plus pathétiques
scènes qui aient jamais ému une assemblée. Lorsqu'il se leva pour
parler, son trouble ne lui permit pas pendant quelque temps de se
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. à59
faire entendre. Enfin il dit avec simplicité qu'il n'acceptait pas de si
tristes adieux; il rappela tous les souvenirs du passé : il n'était pres-
que qu'un enfant qu'il avait pris l'habitude de recevoir les conseils
de celui qu'il ne voulait pas cesser d'appeler son honorable ami. Leur
intimité avait duré vingt-cinq ans; elle avait survécu à d'autres dis-
sentimens : ne pouvait-elle résister à celui-ci? Il s'excuse avec mo-
destie, il supplie avec dignité. Il y a dans son discours des passages
d'une simplicité pleine de grâce, une tendresse d'âme qui touche chez
un tel homme et qui devait désarmer le plus implacable. Un moment
il allait se plaindre de quelques termes injurieux : (c Je ne me souviens
pas d'en avoir prononcé aucun, dit Burke. — Mon très honorable ami
ne se souvient pas de ces épithètes, s'écrie Fox ; elles sont sorties de
sa mémoire : elles sont complètement et pour jamais sorties de la
mienne. » Cependant il se défendit, il défendit son parti; il le fit avec
mesure, mais il ne put s'empêcher de rappeler sans aigreur, bien
que sans détour, à son nouvel adversaire, quelques paroles, quelques
actes de son passé qui l'auraient dû rendre plus indulgent pour les
opinions qu'il n'avait pas aujourd'hui. Il était difficile en effet d'avoir
défendu les Américains insurgés pour la république et d'anathéma-
tiser de tout point la révolution de 89.
II y a presque toujours dans le cœur de l'homme une petitesse qui
se mêle même aux grandes passions. On ne peut se défendre d'aper-
cevoir au milieu des sentimens qui agitaient Burke une impatience
de la critique, un dépit de se voir mis en opposition avec lui-même,
qui l'irritait autant que le reste. La froideur obstinée de sa réponse
montre ce que son orgueil a souffert, et, sans parvenir à dissimuler
un peu d'embarras, il ne dit rien de propre à pacifier les esprits. La
discussion fut terminée par quelques mots de Pitt plutôt sur l'inci-
dent que sur le fond, et, à sa demande, la proposition du rappel à
l'ordre fut retirée.
L'effet d'une telle journée fut grand dans le public. Les deux opi-
nions s'en émurent; celle dont Burke se séparait éclata contre lui. Ce
que lui-même ne regardait nullement comme une conversion fut ap-
pelé une apostasie. Son ancien parti le menaça de ses rigueurs. A la
séance d'un des jours suivans, quelques explications données de part
et d'autre firent pressentir les conséquences de la rupture. Vainement
Fox redit qu'au Canada non plus qu'ailleurs il ne songeait à intro-
duire la république, et renouvela des protestations dont Pitt se féli-
cita. Burke persista à reprocher aux whigs leur froideur pour la con-
stitution anglaise, et, acceptant la scission, il déclara que, disgracié
par un parti, il ne rechercherait plus l'amitié de Fox, ni de personne,
ni d'aucun côté de la chambre, et il se rassit tristement. Aussi le
Morning Chronicle annonça-t-il, le 12 mai 1791, que le grand corps
/l60 REVUE DES DEUX MONDES.
(les whigs de l'Angleterre avait décidé que dans le débat entre M. Fox
et M. Burke, le premier avait soutenu les pures doctrines auxquelles
ils étaient irrévocablement attachés. « La conséquence est que
M. Burke se retire du parlement. » Cette sentence ainsi signifiée le
toucha vivement, et il en appela des nouveaux whigs aux anciens.
C'est le titre d'un écrit que nous regardons comme un de ses meil-
leurs, quoiqu'il ne renferme rien de bien neuf. Burke y prend un ton
modéré avec ses anciens amis; il parle de Fox avec égards; on voit
qu'il est atteint dans ce qu'il a de plus cher, son honneur politique,
et qu'il tient à prouver qu'il n'a jamais abandonné ni ses amis ni ses
principes. Il revient sur sa vie passée, et il montre, selon nous avec
évidence, que rien dans tous ses précédens ne le liait envers un évé-
nement futur, imprévu, comme la révolution française, et que les
connexions de parti formées sur des questions connues et pour des
éventualités ordinaires n'impliquent pas l'engagement de suivre, à
tout prix et dans toute hypothèse, l'opinion à venir de ceux avec qui
l'on s'est uni. Il retrouve aisément dans ses discours antérieurs les
germes épars des idées qu'il soutient aujourd'hui. Qu'avec des cir-
constances nouvelles il ait changé de point de vue, que ses disposi-
tions envers les hommes, que son appréciation des choses soient
modifiées, il essaierait vainement de le contester; mais changer ainsi,
nous le lui accordons volontiers, ce n'est pas trahir. Ce qu'il dé-
montre avec le même succès, c'est le caractère défensif de la révolu-
tion de 1688, et par suite la grande distance qui sépare les anciens
whigs des sociétés démocratiques qui prétendent continuer leur école.
Là se trouve une dissertation où les doctrines des ancêtres du parti
sont établies, pièces en main, de la manière la plus intéressante. 11
termine en discutant, non pas la souveraineté du peuple, mais la
notion même du peuple dans les sociétés civilisées. Ce n'est pas un
nombre pris au hasard de créatures humaines qui, considérées en
dehors de leur histoire, n'auraient plus même une patrie : c'est une
société déterminée, ayant des traditions, un sol, des institutions, des
lois, des souvenirs, des mœurs, et dont les droits ainsi constitués ne
dérivent pas d'un état de nature sauvage ou chimérique. Cet écrit,
qui n'a rien de fort brillant, est un des mieux raisonnes qui soient
sortis de sa plume, et comme il est ici sur un terrain purement an-
glais, il est plus pratique et plus modéré, et ses sentimens plus con-
tenus en acquièrent plus d'autorité.
Cependant sa position politique devenait très pénible. 11 n'avait rien
de ce qu'il faut pour ménager une transition. Fier et irritable, il ne
savait qu'accabler ou négliger ses adversaires; il était dégoûté de la vie
parlementaire. Entre l'assemblée et lui, il n'y avait plus intelligence;
il l'ennuyait, c'est là un mal irréparable. Son talent vieillissait et pre-
nURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 461
naît je ne sais quoi de forcené qui dépassait ses auditeurs. Il le sen-
tait sans se le reprocliei-, et il cessa d'assister exactement aux séances
de la chambre des communes. Les questions qui s'y débattaient ne
l'intéressaient plus. Seuls, les opprimés dont il avait embrassé la cause
le trouvèrent fidèle. Il continua de poursuivre l'oppresseur de l'Inde.
Il n'abandonna pas les catholiques d'Irlande. Leur émancipation,
ou du moins l'adoucissement du régime qui pesait sur eux, était alors
une question tout irlandaise, c'est-à-dire qu'elle s'agitait dans le
parlement de Dublin. De tout temps, Burke avait pris parti pour la
tolérance. Dès 1782, une lettre à lord Kenmare, dans laquelle il s'é-
levait contre les lois pénales si justement maudites des Irlandais, avait
été publiée sans son aveu; mais il ne la démentit pas, et il développa
de nouveau ses vues, dix ans après, dans une lettre publique à sir
Hercules Langrishe, membre du parlement. Quoique, dans cette ques-
tion, il lui fallût plaider contre les traditions des anciens whigs, ses
lumières l'emportèrent sur ses préjugés, et la crainte d'arracher une
pierre rfu vieil édifice de 1688 ne l'arrêta point. En matière de liberté
religieuse, il resta libéral. C'est, dit-on, qu'il était Irlandais. 11 se
peut, et il n'est pas défendu de haïr l'oppression par sympathie pour
les opprimés. Quand on ajoute qu'il se ressentait de son éducation
chez les jésuites de Saint-Omer, on répète une fable. Si l'on veut
({ue ses relations avec les émigrés français, avec des prêtres fugi-
tifs, aient contribué à le rendre plus sensible aux intérêts des catho-
liques, rien n'est plus vraisemblable; mais comment en faire un re-
proche? Le clergé du continent, de son côté, n'a guère compris les
principes de liberté que par les discussions sur l'Irlande. Ainsi le
malheur enseigne la justice. Pour Burke, en aucun temps il n'a admis
que la force armât le christianisme contre le christianisme. Nous
ne sommes pas sûr que des philosophes eussent obtenu de lui la
même indulgence. Tolérance pour les hérétiques, intolérance pour
les incrédules, telle pourrait bien avoir été, vers la fin, sa devise, et
quand les protestans dissidens devenaient démocrates, il était to,ut
prêt à les prendre pour des incrédules.
Burke était malheureux : il avait perdu l'amitié de Fox; au com-
mencement de 1792, la mort lui ravit sir Joshua Reynolds, qui le
nomma son exécuteur testamentaire avec un legs honorable. C'était
perdre encore un ami. Burke, qui aimait les arts et qui en parlait
bien, avait donné au grand peintre quelques idées pour ses leçons
sur la peinture. Reynolds avait laissé de lui un portrait qu'on dit fort
ressemblant, et qui est un de ses bons ouvrages. A sa mort, Burke
traça quelques lignes pleines de sentiment et de goût qui furent ac-
cueillies aussi comme un excellent portrait. Les admirateurs de tous
deux disaient que c'était l'éloge de Parrhasius prononcé parPériclès.
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant la révolution française marchait toujours. Rien n'arri-
vait qui dût désarmer Burke, et les événemens, au contraire, pou-
vaient décourager Fox et ses amis. Ceux-ci néanmoins ne croyaient
pas que l'Angleterre fût menacée dans son repos, ni qu'un danger
imaginaire prescrivît l'abandon d'aucun principe de liberté. Non-
seulement ils demandaient la réforme parlementaire, au risque d'ef-
frayer les conservateurs, mais ils appuyaient les pétitions des dissi-
dens unitairiens, au risque de scandaliser les dévots. Burke avait
autrefois soutenu les dissidens, il avait voulu affranchir de toute res-
triction la liberté religieuse (1773); mais aujourd'hui il regardait les
dissidens comme des sectateurs de la philosophie française, comme
les précurseurs des athées. « C'est des sociétés unitairiennes que
vient tout le mal, » écrivait-il à son fils, et il lui prédisait qu'il vivrait
assez pour voir le christianisme extirpé de l'AngleteiTe comme de la
France. Selon lui, les ministres ne savaient prendre que des demi-
mesures. Et pourtant ces demi-mesures, qu'ils accordaient moins à
leurs propres craintes qu'aux alarmes de leur parti, trouvaient dans
Fox et Sheridan de violens contradicteurs. A propos d'une proclama-
tion contre les écrits et les doctrines anarchiques, un nouveau schisme
éclata parmi les whigs.
Le duc de Portland, ancien premier ministre de la coalition, chef
de l'opposition modérée, songeait à se rapprocher du ministère pour
le maintenir ou l'attirer dans un système de politique intermédiaire
dont Pitt ne semblait pas éloigné, car il était mécontent du lord-chan-
celier, et le reste du cabinet ne le satisfaisait pas entièrement. 11 ne
se souciait d'ailleurs d'être l'instrument de personne, et peut-être
n'eût-il pas été fâché de se fortifier par des alliances modératrices
contre les exigences d'une cour quasi-absolutiste et des tories exces-
sifs. On parlait donc d'une fusion des partis, d'une administration
formée sur une large base. Les négociateurs étaient Dundas et lord
Loughborough. Le duc de Portland, qui savait que Pitt fatiguait le
roi, aurait délivré ce prince d'une domination exclusive en devenant
le lien d'un nouveau cabinet; mais il n'avait pas lui-même des idées
bien arrêtées, et Pitt autorisait les pourparlers sans donner aucune
espérance positive. Au dernier moment, il n'eût jamais consenti à cé-
der la trésorerie. Fox ne la réclamait pas, mais il ne voulait ni que
Pitt la gardât, ni que le duc de Portland la prît. C'était rompre la
négociation avant de la commencer. Cependant des hommes honora-
bles et modérés l'avaient prise fort à cœur. Leur pensée était de for-
tifier, par cette réconciliation, la monarchie anglaise contre l'esprit
révolutionnaire, tout en prenant contre la France un ton moins agres-
sif. Aussi Burke, après s'être prêté à la négociation, avait-il fini par
tout désapprouver, et le début de la session suivante trouva les par-
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 463
tis plus animés que jamais. La monarchie avait péri en France. Des
réunions politiques, qu'en totite autre occasion on eût dédaignées,
agitaient l'Angleterre. Le gouvernement s'armait de mesures de pré-
caution ou de répression. Fox ne reculait pas : il sommait le cabinet
d'envoyer un ambassadeur à la république; il s'opposait à Yalien-
bill, c'est-à-dire à la loi qui soumettait les étrangers à une police par-
ticulière. Le 28 décembre 1792, on discutait la seconde lecture da
bill, quand Burke, après avoir de nouveau évoqué à sa manière le
sinistre fantôme de la révolution française, annonça que trois mille
poignards venaient d'être commandés à Birmingham; puis, en tirant
un qu'il tenait caché sous son habit, il s'écria : « Yoilà ce que vous
gagnerez avec la France; c'est ainsi que vous fraterniserez. Où les
principes pénètrent, la pratique doit suivre. Préservons nos esprits
des principes français et nos cœurs des poignards français. Sauvons
tous nos biens dans la vie et toutes nos consolations dans la mort,
toutes les bénédictions du temps et toutes les espérances de l'éter-
nité. » Et il jeta le poignard sur le carreau. On remarqua que, vers
la fin de son discours, il dit, en désignant Fox : « Celui qui n'est plus
mon honorable ami; » et, traversant la salle, il alla s'asseoir auprès
de Pitt. Cette scène théâtrale, préparée avec plus d'artifice que de
goût, réussit médiocrement. Elle ne provoqua que cette plaisanterie
assez froide de Sheridan, et qui ne fut pas trouvée mauvaise : ((Mon-
sieur nous a apporté le couteau, mais où est la fourchette? » Toute
cette mise en scène donnerait presque des doutes sur la parfaite sin-
cérité de Burke, si l'on ne savait ce que c'est que les natures décla-
matoires.
Les whigs restaient au fond divisés. Dans le langage des partis,
on appela les uns les whigs jacobins : c'étaient Fox, Grey, Sheridan
et leurs amis; les autres, les lohigs alarmistes : c'étaient le duc de
Portland, lord Fitzwilliam, lord Spencer, Windham. Burke avait été
le premier des alarmistes; mais, s'il était conservateur, contre-révo-
lutionnaire, tory, il n'était pas encore ministériel. Cependant la rup-
ture de toutes négociations pour une fusion, la violence des luttes
parlementaires, la marche des événemens en France, devaient im-
primer un mouvement plus énergique à la politique du cabinet et la
rapprocher de celle de Burke. Lié depuis longtemps avec le duc de
Portland et le comte Fitzwilliam, il devint leur conseiller sans voir
toujours par eux ses conseils suivis. En même temps il entretint par
Windham, qui traitait avec lord Loughborough, des communications
avec le ministère. On agitait alors la question de la guerre avec la
France, et cette question est si importante, qu'il faut reprendre les
choses de plus haut.
Burke n'avait pu attaquer la révolution française sans devenir
hQll REVUE DES DEUX MONDES.
l'idole de ses ennemis. Dès que son premier ouvrage avait paru, les
princes français, émigrés de fait ou de cœur, avaient uni leurs voix
aux acclamations de l'Europe couronnée. Nos compatriotes fugitifs qui
venaient en Angleterre regardaient comme un devoir de rendre hom-
mage à l'illustre défenseur que le ciel envoyait à leur cause. On ne se
contentait pas de l'admirer, on lui demandait des conseils. Il répon-
dait avec réserve, mais il formait cependant chaque jour de plus
étroites liaisons avec les Français que la révolution offensa d'abord et
persécuta bientôt. Leurs colères et leurs douleurs pénétraient dans
son âme, et nous voyons par sa correspondance que, dès le mois de
janvier 1791, il conçut la nécessité d'une guerre. La reine Marie-An-
toinette, qui cherchait avec une ardente anxiété des conseils qu'elle
n'aurait pu suivre quand elle l'aurait voulu, autorisa une des dames
de sa maison à entrer en rapport avec lui. Il se borna à des recom-
mandations vagues de prudence, de froide'ur; mais avec d'autres il
s'ouvrait davantage, il donnait son avis jusque sur des détails. On le
voit prendre soin d'écrire à un frère de Rivarol que ce dernier, dont il
loue les écrits, devrait davantage ménageries moines. Bientôt il entra
en communication plus intime avec ce qu'il faut bien appeler le parti
de l'émigration. Son fds, qui avait toute sa confiance et qui partageait
ses idées avec la chaleur d'un jeune homme, fut envoyé à Goblentz,
auprès de Monsieur et du comte d'Artois, chargé de quelques in-
structions.— Il serait à propos d'enlever le dauphin et de lui donner,
hors de France, une éducation chrétienne; il serait bien important de
ne rien céder, de ne pas môme négocier; surtout point de rappro-
chement avec Lafayette, non plus qu'avec Barnave! — Le jeune Burke
revint avec une lettre admirablement insignifiante de Monsieur, qui
reçut une réponse du même style; mais l'envoyé repartit et continua
à être chargé d'une mission qui n'était pas inconnue du gouverne-
ment. Dundas lui écrivit à lui-môme que l'on pouvait à Goblentz
compter sur un vif intérêt, mais dans les conditions d'une stricte
neutralité. Burke tâchait d'amener le cabinet à se départir de cette
neutralité. Il avait dîné avec Pitt pour la première fois de sa vie.
C'était en petit comité, à Downing-Street, avec lord Grenville et
M. Addington, orateur de la chambre des communes. Burke s'était
efforcé d'exciter chez le premier ministre des craintes pour l'Angle-
gleterre, s'il laissait impunément grandir et se propager les principes
français. Il n'avait pas réussi. Pitt ayant dit que son pays et la con-
stitution étaient en sûreté jusqu'au jour du jugement: « Oui, répondit
Burke; mais ce que je crains, c'est le jour sans jugement. » Quelque
temps après,* une réunion un peu plus solennelle eut lieu chez le duc
de Portland, où assistaient aussi les lords Spencer et Fitzwilliam. On,
y parla avec découragement de la ruine de la monarchie française.
BURKE, SA YIE ET SES ÉCRITS. 465
et, lorsqu'on se leva pour aller prendre le café, Burke dit en élevant
la voix et comme dernier avertissement :
Illic fas régna resurgere Trojae,
Durate, etvosmet rébus scrvate secundis.
En écrivant à son fils, en lui parlant de ces conférences et de
l'inutilité de ses efforts, il le charge de conseiller aux princes la ré-
daction d'un bill des dro'ls, contenant les garanties d'une constitution
libre, car il trouve insuffisante leur déclaration. Sur ce point, il reste
un homme d'état anglais; il est contre la révolution, il est contre
l'absolutisme. Cette politique était spécieuse; par malheur, elle avait
pour premier acte nécessaire et pour instrument obligé la coalition
de Pilnitz. Burke conseillait le contradictoire, et il espérait l'impos-
sible; mais les rois absolus pour alliés ne l'effrayaient point, et dans
ses Pensées sur les affaires de France^ écrites en décembre 1791, il
s'efforce de prouver que la France, n'ayant été traitée par l'Europe
que sur le pied d'une monarchie, affranchit, en cessant d'en être une,
les puissances étrangères de tout engagement. Une révolution de doc-
trine et de dogme crée pour chaque état de nouveaux intérêts qui
peuvent changer tous les rapports de la politique. 11 ne faut attendre
des seules causes intérieures aucune contre-révolution en France; le
système dominant s'y fortifie à proportion qu'il dure, et l'intérêt de
ceux qui le soutiennent est d'agiter, de bouleverser tous les pays.
Les gouvernemens de l'Europe n'ignorent pas entièrement le danger,
mais ils préfèrent la défensive. Il y a partout un parti modéré fran-
çais; la philosophie française a gagné les cours, les cabinets, les sou-
verains eux-mêmes. Ce parti modéré, qui prévaut en France depuis
la fuite de Varennes, est le pire de tous, et cependant il fait des
dupes. C'est, dit-il, la dernière fois qu'il s'exprime sur ce sujet; mais
il a voulu seulement montrer que l'ancien ordre de choses est ébranlé
par toute l'Europe, et que le moment est venu de décider s'il faut le
maintenir ou l'abandonner. La conséquence à tirer de cet exposé,
écrit avec une indignation contenue et désespérée, n'était pas fort
obscure : c'était une sorte de mise en demeure de l'Europe; mais
Burke paraissait peu compter que l'Europe fît droit à sa requête.
Presque toute la première partie de l'année 1792 fut donnée à la
politique expectante. La position de neutralité était décidément
prise. Le jeune Bichard Burke, revenu de ses missions d'outre-mer,
avait été nommé agent des catholiques d'Irlande, c'est-à-dire qu'il
était chargé de suivre en Angleterre leurs réclamations et la grande
affaire de l'émancipation. Son père, qui s'en occupait alors avec zèle^
correspondait avec lui sur cet important sujet, désespérant d'ailleurs
d'amener le gouvernement anglais à ses idées sur la France. C'était
hQQ REVUE DES DEUX MONDES.
le temps des négociations du duc de Portland. La politique du cabi-
net paraissait plutôt en voie de se modérer encore que de devenir
plus entreprenante. La guerre, provoquée par l'Europe continen-
tale et déclarée par la France, s'ouvrit au mois de juillet, et l'absten-
tion pacifique de l'Angleterre n'en était que plus marquée. Cepen-
dant les émigrés concevaient mille espérances que Burke était loin
de partager. Un jour qu'il s'exprimait en leur présence avec sa viva-
cité ordinaire sur les maux de la révolution, un d'eux lui dit : «Mais
enfin, monsieur, quand retournerons-nous en France? — Jamais,»
répondit-il. Ses paroles étaient des oracles, et il se fit un silence de
consternation; puis il reprit en français : li Messieurs, les fausses
espérances, ce ne sont pas une monnaie que j'aie dans mon tiroir...
Dans la France vous ne retournerez jamais. — Comment donc! s'écria
quelq^u'un, ces coquins-là. . . — Coquins, reprit-il, ils sont coquins,
mais ils sont les coquins les plus terribles que le monde a connus. Ce
qui est étrange, ajouta-t-il en anglais, c'est que je crains d'être le
seul homme de France ou d'Angleterre qui connaisse la grandeur du
danger dont nous sommes menacés. — Mais, dit Charles Butler qui
était présent et qui nous a conservé cet entretien (1), le duc de
Brunswick arrangera tout cela. — Le duc de Brunswick ! le duc de
Brunswick, faire quelque bien ! Une guerre de positions pour sou-
miettre la France ! » Il se fit encore un silence, et Burke le rompit en
français : (( Ce qui me désespère le plus est que quand je j)lane dans
l'hémisphère (2) politique, je ne vois guère une tête ministérielle à la
hœuteur des circonstances. »
Cependant les événemens devinrent si graves, à partir du mois
d'août, que les idées de Burke se trouvèrent moins éloignées de celles
des ministres. Il écrivit plusieurs fois à lord Gren ville, secrétaire d'état
des affaires étrangères. Il demandait qu'en gardant la neutralité de
fait, on n'érigeât point la non-intervention en principe. C'était,
disait-il, une flatterie envers les jacobins anglais. Il insistait pour le
rappel de l'ambassadeur, ou tout au moins pour une déclaration qui
expliquât les sentimens et les maximes du gouvernement; mais il ne
parvenait pas à communiquer aux ministres ses terreurs pour f An-
gleterre. Cette sécurité d'un orgueil patriotique lui paraissait une
folle illusion. Il s'indignait de la mollesse des rois de l'Europe; il la
comparait avec douleur à la vigueur du gouvernement français. Là
trahison du roi de Prusse, écrivait-il après l'évacuation de Longwy,
n'a pas son égale dans l'histoire. Au reste, on peut chercher ses opi-
(1) On peut le lire dans les Réminiscences de Charles Butler. Nous avons mis en ita-
liques tout ce qu'il donne en français. M. Prior place l'entretien en août 91. Ce qui est
dit du duc de Brunswick semble indiquer qu'il eut lieu l'année suivante.
(2) Hémisphère ou atmosphère?
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. Ù67
nions dans ses Points capitaux à considérer dans l'état -présent des
affaires (novembre 1792); c'est un résumé de la situation. L'auteur
ne se nomme pas et ne se livre point à sa manière d'écrire accoutu-
mée.' Il rédige un vrai mémoire diplomatique, où les victoires de la
France, sa force, ses desseins, les dangers et les intérêts des états
divers, les fautes ou les faiblesses des cabinets, sont représentés de
manière à faire ressortir la nécessité pour l'Europe de former une
coalition offensive, et pour l'Angleterre d'en être la tête et l'âme.
L'ouvrage était de nature à faire réfléchir les gouvernemens; il coïn-
cidait avec la bataille de Jemmapes.
Ce furent en effet les victoires de la France, plus que les dangers
de son exemple et de ses doctrines, qui changèrent enfin la politique
du cabinet anglais. La conquête de la Belgique touchait beaucoup
plus le fils de Ghatham que les massacres de septembre ou la hache
suspendue sur la tête du noble prisonnier du Temple. 11 n'eût jamais
fait la guerre pour un sentiment ou pour une idée, et il avait raison ;
c'est à la politique seule qu'il appartient d'armer un gouvernement
sensé. Le défi sanglant qu'au 21 janvier la convention jeta à l'Eu-
rope monarchique parut une occasion décisive, et l'Angleterre accéda
à la coalition, entraînant la Hollande avec elle. Tout était disposé
pour une guerre maritime, et c'est sur les colonies que Pitt portait;
son ambitieuse pensée. Mirabeau l'avait appelé le ministre des pré-
paratifs, et ces préparatifs, qui paraissaient à Burke les lenteurs de
l'indécision, trahissaient surtout un désaccord entre les vues du mi-
nistre et les siennes, désaccord qui persista même après que les
idées guerrières semblaient avoir triomphé. Il ne concevait pas que
l'on conquît des Antilles pour dompter Paris. Il ne se croyait pas
l'ennemi de notre pays. Il distinguait entre la révolution et la France,
et c'est la première seule qu'il prétendait anéantir. Il voulait une
guerre de parti, tandis que Pitt faisait une guerre politique. L'un
demandait que l'on déployât la plus grande énergie, que l'on prît la
plus violente olFensive, mais que l'on s'attaquât à la faction, non à la
nation, tandis que l'autre songeait surtout à se défendre contre l'es-
prit de conquête et à se venger du traité de Versailles. Dans ses con-
versations, Pitt exprimait l'espérance que la guerre serait de courte
durée, et, en cas qu'elle se prolongeât, il admettait comme résultat
possible le démembrement de la France. Burke, qui s'indignait à
cette pensée, continuait de critiquer le ministère, quoiqu'il s'en fût
rapproché. Vivant beaucoup avec les émigrés, lié avec Gazalès, cor-
respondant avec l'abbé Edgeworth, il avait en partie adopté leurs
sentimens, et cherchait sans relâche à les faire adopter par l'Angle-
terre. « J'ai la ferme conviction, écrivait-il à Windham, que les
émigrés ont plus de lumières {hâve better parts) que le peuple chez
A68 REVUE DES DEUX MONDES.
lequel ils ont trouvé un asile, ce qui, je le sais, sera taxé d'hérésie,
de blasphème, de démence. » Aussi conseillait-il fortement de sou-
tenir la Vendée, et c'est à lui que s'adressa le comte d'Artois, lors-
qu'il projeta de débarquer dans l'ouest avec l'aide du gouverne-
ment anglais (octobre 1793). Burke eut grand soin de lui répondre
qu'il n'avait nul pouvoir, et que les ministres ne le consultaient pas.
!1 était membre du conseil privé, simple titre qu'il ne pouvait ne pas
avoir après les fonctions qu'il avait remplies. Les Français en con-
cluaient qu'il devait être quelque chose dans le gouvernement, ce
qui l'obligeait à sans cesse expliquer qu'il n'était rien, et pas même
écouté. C'est ce qui apparaît clairement dans ses Remarques sur la
'politique des alliés relativement à la France. Il y oppose la politique
de l'émigration française à la politique de la coalition. Les cabinets
de l'Europe veulent rétablir en France la monarchie, et ils évitent de
faire cause commune avec tout ce qui la représente, avec les princes,
avec la noblesse, avec le clergé proscrit : ils ménagent la France ac-
tuelle, la France du jacobinisme; mais si l'on consulte cette France-là,
c'est la république qu'elle donnera, ou tout au moins la démocratie
royale de 1791, toujours la révolution. Il faut choisir, ou la monar-
chie, ou la révolution ; point de milieu, point de parti neutre. Si l'on
est pour la monarchie, il faut regarder la France morale comme sé-
parée de la France géographique; la France n'est plus en France.
C'est donc la restauration pure et simple que les puissances doivent
annoncer et accomplir. Au lieu de reconstituer la France dans sa
force, leur politique conduisait à l'affaiblir, à la morceler, à l'anéan-
tir, précisément parce qu'on n'oserait anéantir la révolution. C'est la
politique qui vient encore de partager la Pologne, car Burke, ami de
tous les droits consacrés par le temps, ne parle jamais sans indigna-
tion de ce marché d'iniquité. C'est aussi pour lui un exemple révo-
lutionnaire, comme tout abus de la force. Un autre exemple pourrait
lui être objecté : c'est la restauration des Stuarts; mais il répond que
la révolution anglaise avait été une guerre civile, que le gouverne-
ment de Cromwell était un gouvernement, et que c'était la nation qui
avait amnistié Charles II. Singulière manière de se délivrer de la dif-
ficulté! De même, à force d'avoir dit que les Français sont des athées,
que la guerre est une guerre de religion, il se trouve un peu embar-
rassé de ce qu'il fera des protestans dans la restauration de l'église
catholique. La question de l'amnistie le gêne aussi, et, sans pencher
vers un excès de clémence, il hésite à proportionner le châtiment à
la grandeur et à la généralité du crime, telles qu'elles ressortent de
l'exagération de ses tableaux. On conçoit qu'il trouvât beaucoup d'in-
conséquence et une certaine duplicité dans la politique de son gou-
vernement, on peut admettre même qu'une guerre de parti parût
LURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 469
moins anti-nationale aux Français assez malheureux pour espérer
dans l'étranger, et queBurke s'imaginât faire preuve de générosité en
séparant la France de sa révolution; mais au fond il n'y a ni justice
ni politique dans aucun système absolu, et, en devenant tout à fait
homme de parti, il perd peu à peu les qualités de l'homme d'état.
Absorbé par une idée fixe, il ne faut plus espérer de lui ce reste d'é-
quité et de modération que perdent difficilement les grandes intelli-
gence. Cette fatale influence de l'esprit de parti lui arracha celui de
ses écrits qu'on lui a le plus reproché.
Pendant la session de 1793, Fox avait tenu une conduite au moins
très hasardée. Rien n'est plus difficile que la conduite d'un ami de
la liberté dans les temps de révolution. Ceux qui prétendent éviter
jusqu'au contact de l'esprit révolutionnaire en persistant à défendre
la liberté tentent l'impossible ou se condamnent à un isolement spé-
culatif, sans responsabilité peut-être, mais sans influence. Ils sont
irréprochables, je le veux, mais inutiles. Ceux qui se décident à em-
prunter le secours, à suivre le drapeau, à avouer les actes des révo-
lutions, même avec mesure ou pour un temps, n'échappent guère
au danger d'être entraînés au-delà de leurs intentions et de leurs
principes, et de se compromettre avec la liberté qui s'égare. Innocens
dans leurs actions, ils n'évitent point un air de complaisance envers
des partis insensés ou criminels, et la pureté de leurs principes, comme
celle de leur conscience, ne sort pas toujours intacte de l'épreuve. La
situation de Fox en Angleterre était sans doute moins difficile que
celle des hommes de 89 en France. L'esprit révolutionnaire ne péné-
tra jamais profondément la société anglaise. Quoi que Burke en ait
dit, la propagande du jacobinisme n'y fut jamais redoutable. Les lieux
communs démocratiques n'y étaient guère qu'un thème d'opposition.
Cependant il était rude de paraître soutenir ou favoriser de telles doc-
trines, alors commentées par des actes terribles, et avouer, même
d'une manière abstraite, les principes de notre révolution était diffi-
cile, lorsque cette révolution en compromettait l'honneur. Nous avons
tous passé par cette difficulté-là. Elle était grande, surtout pour un
'homme d'état qui aspirait au pouvoir dans une société opposée par ses
préjugés autant que par ses lumières, par ses intérêts autant que par
ses institutions, aux doctrines révolutionnaires. Par la marche qu'il
avait adoptée. Fox risquait au moins sa renommée, et cependant il
était difficile que le généreux défenseur de la liberté n'applaudît pas
au grand effort de la France, et que les héritiers de Hampden et de
Sidney fussent du parti de la coalition des rois absolus. Le minis-
tère hésitait lui-même à se déclarer contre-révolutionnaire. Il existait
dan^les chambres une opinion flottante et modérée qu'effarouchaient
les extrémités de Burke. On pouvait croire que la presse oppo-
Il70 REVUE DES DEUX MONDES.
santé finirait par être la plus forte et par faire pencher la balance
de l'opinion. Une opposition libérale ne peut guère rompre avec les
partis populaires, même quand elle s'en distingue et qu'elle est dé-
cidée à ne pas les suivre. En Angleterre d'ailleurs, les mœurs accor-
dent une grande latitude dans le choix des moyens d'opposition. Le
rigorisme en cette matière y paraît une duperie, et l'expérience après
tout a montré que cette liberté d'action était là sans danger. Enfin
l'ardeur du combat, l'entraînement de parti, l'imagination, l'ambi-
tion, la colère, expliquent assez comment Fox put aller très loin dans
les voies d'une opposition quasi-révolutionnaire, et, sans partager les
idées ni les desseins des partis subversifs, s'exposer à les encourager
en excusant leurs actes, en soutenant quelques-uns de leurs prin-
cipes, surtout en combattant leurs ennemis. 11 avait plutôt un cœur
noble qu'une conscience rigoureuse, et son esprit, plus pratique que
philosophique, n'était pas toujours bien correct dans le choix de ses
théories. Il est remarquable au reste qu'il fut suivi dans cette voie
par les hommes les plus éminens de son parti. Non-seulement She-
ridan, qui était comme son extrême gauche, mais Grey, Tierney,
Whitbread, Erskine, firent campagne avec lui. Lorsqu'à la fin de
la session il publia, pour se défendre, sa lettre aux électeurs de West-
minster (janvier 1793) , le club whig, par une résolution expresse,
déclara « que sa confiance en M. Fox était confirmée, fortifiée et aug-
mentée par les calomnies dirigées contre lui,» et, chose remarquable,
le duc de Portland et lord Fitzwilliam concoururent encore à cette
résolution.
Ce fut pour Burke un très sensible coup. Ces calomnies, ce ne pou-
vaient être que ses attaques contre la politique de Fox. Lord Fitz-
william était son ami, et dirigeait, avec le duc de Portland, cette
fraction des whigs dont la révolution française alarmait la prudence
et tempérait l'ardeur. Inquiet et blessé, Burke jeta sur le papier ses
Observations sur la conduite de la minorité, ce qui veut dire la con-
duite de M. Fox. Elle y est censurée en cinquante-quatre articles
comme inconséquente, imprudente, dangereuse, et quelquefois pis
que cela. Ce ne sont point, comme on l'a dit, cinquante-quatre chefa
d'accusation, quoiqu'il y ait telle imputation qui touche à la haute
trahison; la plupart des reproches sont purement politiques, et le lan-
gage est plus dur qu'il n'est injurieux. Ce qu'on y voit surtout, c'est
combien Burke avait sur le cœur tout ce qui montrait comme séparée
de lui la masse du parti whig, combien il craignait que ce parti, re-
formé en parti de gouvernement, ne s'emparât des aflaires et ne revînt
au pouvoir avec le concours du duc de Portland. C'est pour prévenir
ce dernier malheur qu'il écrit. Il rappelle combien de fois l'opposition
de Fox a éclaté contre des actes approuvés ou conseillés par le noble
nURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 471
duc, par Fitzwilliam et ses amis, combien désormais leur réunion dans
le pouvoir avec Fox et Sheridan serait contraire à toute prudence et à
toute dignité. Cette réunion, lui-même il l'a désirée, il dit s'y être
employé jusqu'à la dernière session, il ne se croyait pas a,lors irrévo*
cablement séparé de son ancien parti; mais aujourd'hui tout est con-
sommé. Même l'aversion qu'il ne cache pas pour M. Pitt, même l'es-
poir de le punir justement des moyens par lesquels il est arrivé
en 1784, car ce grief subsiste, n'excuserait pas en 1793^ une coali-
tion contre lui. M. Pitt serait le pire des hommes et M. Fox le meil-
leur, que, devant la révolution française, il vaudrait mieux s'allier
avec le premier.
Burke garda ce papier tout à fait secret pendant quelque temps,
puis il l'envoya au duc de Portland dans une lettre où il le priait de
ne le point montrer, même de ne le point lire, tant que quelque ré-
flexion impérieuse [compulsory reflection) ne l'y ramènerait pas. C'est
un dernier témoignage, c'est une protestation testamentaire qu'il doit
à sa cause et à sa mémoire (septembre 1793). Nous^oserons dire
qu'en parlant ainsi Burke n'est pas d'une bonne foi parfaite. Quelle
pouvait donc être son intention, s'il était sincère en demandant à
n'être pas lu par le duc de Portland? Il appelle lui-même cet écrit son
apologie. Elle est assurément bien indirecte, car il n'y est question que
des torts des autres, et ce n'est pas la manière naturelle de défendre
sa mémoire que d'établir en cinquante-quatre points que Fox n'a fait
que des fautes. Cependant, si nous reconnaissons que le ressentiment
et la malveillance se sont mêlés à de vraies convictions pour dicter
cet écrit, nous devons dire qu'il est devenu odieux par l'usage sur-
tout que les ennemis de Fox en ont fait, et nous tenons pour accordé
que Burke ne l'avait pas composé avec l'intention de le publier. Con-
testé dans ses convictions et même dans son talent, inquiet pour sa
cause et même pour sa gloire, irrité contre d'anciens amis, sévère
pour les nouveaux, il s'éloignait chaque jour davantage des affaires
et de la chambre : il songeait à céder son siège au fils sur lequel se
reportait toute son ambition. Lorsque le général Fitzpatrick produi-
sit sa célèbre motio» pour intéresser le gouvernement anglais à la
détention du général Lafayette, Burke se ranima pour attaquer celui
dont le sort inspira à Fox un discours d'une incomparable beauté
(17 mars 1794). On dit qu'il jeta les lueurs suprêmes de son élo-
quence au dernier jour du procès de Hastings (16 juin) . Il parut
encore à la chambre des communes le 20, à la séance où, sur la mo-
tion de Pitt, elle vota des remerciemens aux membres qui avaient
conduit l'accusation. Il répondit en quelques mots, les derniers qu'il
ait fait entendre après vingt-huit ans de parlement. Il avait accepté
le chiltern hundreds, une de ces humbles sinécures qui obligent à une
472 REVUE DES DEUX MONDES.
réélection. Sa tâche était finie. Depuis longtemps, il ne tenait plus au
parlement que par le procès de Hastings : c'était l'œuvre de répara-
tion, d'expiation, par laquelle il imaginait épargner à l'Angleterre le
fléau de la révolution. Il avait écrit quelque temps auparavant à
Murphy, qui lui dédiait sa traduction de Tacite : <( J'ai lutté de toute
ma puissance contre deux maux publics, provenant des plus saintes
de toutes les choses, la liberté et l'autorité. Dans les écrits que vous
êtes assez indulgent pour supporter, j'ai lutté contre la tyrannie de
la liberté. Dans ma longue et dernière lutte, j'ai combattu contre la
licence du pouvoir. » C'est cette longue et dernière lutte qui lui laissa
le meilleur souvenir. Quelque temps avant sa mort, il chargea ses
amis, l'évêque de Rochester et le docteur Laurence, de publier après
lui l'ensemble de ses travaux dans l'affaire de Hastings.
« Comme il est possible, écrivait-il à Laurence dans la dernière année de sa
vie, que mon séjour de ce côté-ci du tombeau soit plus court que je ne calcule,
permettez-moi de rappeler à votre souvenir la charge solennelle et le dé-
pôt que je vous ai confié en quittant la scène politique... Ne laissez pas cet
exemple cruel, audacieux, inouï de corruption publique, de crime, de bas-
sesse, descendre à la postérité, peut-être aussi insbuciante que la race pré-
sente, sans la marque d'animadversion qui lui est due... Que mes efforts pour
sauver la nation de cette honte et de ce crime soient mon monument à moi,
le seul que je veuille avoir jamais. Que tout ce que j'ai fait, dit ou écrit soit
oublié, excepté cela. J'ai lutté pour cela, avec les grands et avec les petits,
durant la plus grande partie de ma vie active, et je souhaite, après ma mort,
laisser ce défi porté aux jugemens de ceux qui considèrent le glorieux empire
qu'une dispensation inconcevable de la divine Providence a mis dans nos
mains — uniquement comme un moyen de satisfaire, pour le plus vil des buts,
les plus viles de leurs passions... Je me reproche extrêmement de n'avoir pas
employé l'année dernière à cet ouvrage, et je demande pardon à Dieu de ma
négligence. J'avais encore assez de forces pour le faire, si je n'en avais perdu
en de compromettantes querelles avec l'indolence qui s'endort et oublie, et si je
n'avais employé quelques-uns des momens où je me sentais renaître à l'acti-
vité de l'âme en faibles efforts pour relever ce peuple imbécile et léger des
châtimens que sa néghgence et sa stupidité ont attirés sur lui pour ses ini-
quités et ses oppressions systématiques. Mais vous êtes fait pour continuer
tout ce que j'ai fait de bien et pour l'augmenter encore, grâce aux ressources
variées d'une âme fertile en vertus et cultivée par mille sortes de connais-
sances et de talens en toutes choses. Faites sentir la cruauté de cet acquitte-
ment prétendu, mais en réalité de cette barbare et inhumaine condamnation
de tribus et de peuples, et de toutes les classes qui composent ces peuples. Si
jamais l'Europe recouvre sa civilisation, cet ouvrage sera utile. Souvenez-vous !
souvenez-vous ! souvenez -vous ! »
Au même moment, le duc de Portland entra dans le cabinet comme
secrétaire d'état de l'intérieur; lord Fitzwilliam suivit son exemple,
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. ^73
et Windham fut secrétiaire de la guerre; Burke fit élire son fils à sa
place par le bourg de Malton, et l'on disait que lui-même devait être
élevé à la pairie.
Cependant de cruelles épreuves lui étaient réservées, qui devaient
condamner ses derniers jours à la. retraite et à la douleur. 11 avait
perdu beaucoup d'amis : Reynolds et Shackleton en 1792; Richard,
son frère, en février 179/i, qui toute sa vie l'avait aimé avec dévoue-
ment. C'est lui ou son cousin qui fit, d'une adresse de Brissot à ses
commettans, une traduction que Burke publia avec une préface vive-
ment écrite contre les jacobins et les girondins. Il y poursuit sa guerre
obstinée contre tous les partis révolutionnaires modérés. Après la perte
de son frère, il lui restait son fils, sa consolation et son orgueil. Une
triste réflexion se présente souvent à l'auteur ou au lecteur d'une
biographie. Combien le sentiment ou l'événement qui a le plus for-
tement ébranlé le cœur d'un homme tient peu de place quelquefois
dans les pages oii l'on écrit sa vie! Un voyage curieux, une anec-
dote piquante, la critique d'une brochure, l'explication d'une dé-
marche politique, exigent ou permettent souvent que l'écrivain in-
siste et s'étende, et la postérité ne regrette pas d'apprendre avec
détail ce qui peut-être n'avait laissé qu'un indifférent souvenir à
celui dont elle lit l'histoire, tandis que l'émotion cruelle, le déchire-
ment de cœur, le malheur personnel qui a bouleversé son âme ou
son existence se raconte en deux lignes, et n'arrache pas au lecteur
une seconde de sensibilité ou d'attention. Le coup le plus terrible,
que Burke éprouva fut la mort de son fils. Les dernières années de
sa vie en furent tristement obscurcies. Et pourtant que nous importe
aujourd'hui? Pourrions-nous sans affectation recueillir dans les lettres
qui sont sous nos yeux quelques traits épars pour en composer un lu-
gubre tableau d'intérieur, celui du désespoir d'un père arraché, par
la mort inattendue de son fils, aux espérances et aux illusions que les
progrès lents d'un mal cruel auraient dû dès longtemps dissiper? A
peine pouvons-nous dire que le jeune Richard Burke, atteint mortel-
lement, s'avançait vers le terme fatal sans que son père, pieusement
trompé, s'en aperçût. Ce n'est que dans les derniers jours qu'il vit
le danger. Il ne quitta plus son fils, qui, peu de momens avant d'ex-
pirer, lui disait : « Parlez-moi, mon père, parlez-moi de religion,
parlez-moi de morale, parlez-moi de choses indifférentes, je prends
plaisir à tout ce que vous me dites. »
Le désespoir de Burke dura autant que sa vie, mais son esprit ne
s'éteignit point, et resta ouvert à toutes les inspirations qui l'ani-
maient depuis cinq années. Il continua de suivre d'un œil triste et
vigilant les convulsions de cette société européenne dont il avait prédit
la crise et les périls. Il continua de s'occuper avec zèle des affaires
TOME I, 31
h7!l REVUE DES DEUX MONDES.
des catholiques irlandais. C'était ce qui avait rempli les dernières
années de son fils, mort secrétaire du comte Fitzwilliam, le nouveau
lord lieutenant de l'Irlande. Nous avons, des premiers mois de 1795,
deux lettres que Burke publia sur cet important sujet, l'une à William
Smith, membre du parlement irlandais, l'autre à sir Hercules Lan-
grishe. Il y rattache l'intérêt des catholiques à la guerre qu'il fait aux
jacobins. — La religion n'a pas de plus grands ennemis. Ils la pour-
suivent sous toutes ses formes, dans toutes les sectes. Contre eux,
toutes les religions sont solidaires; toutes en effet reposent sur la
tradition, sur les souvenirs de famille, sur le respect des aïeux. Il faut
donc les défendre contre les ennemis de toutes ces choses, et ne pas
travailler pour eux en opprimant le catholicisme, qui est en Irlande,
comme le presbytérianisme en Ecosse, la meilleure bamère contre le
jacobinisme. — Ces raisonnemens ont leur force, mais ils sont purement
politiques, et n'indiquent pas un fidèle vivement attaché aux articles
spéciaux de sa croyance. En tout temps, dans tous ses écrits, Burke,
quoiqu'il tînt à la foi chrétienne assez pour confondre sous le nom d'a-
thées tous ceux qui s'en écartent, ne paraît pas avoir eu en matière de
dogmes une préférence raisonnée ni même une connaissance appro-
fondie. Il semble regarder ces différences comme de pures questions
de controverse ou comme des aCcidens de la nationalité. Le protes-
tantisme anglican est sacré pour lui , mais pas beaucoup plus que
toutes les institutions à l'ombre desquelles a vécu et grandi son pays.
Il est protestant comme il est Anglais; je dirais presque qu'il est chré-
tien comme il est européen. Aussi tout esprit de prosélytisme lui est-
il étranger, tout fanatisme lui paraît-il odieux, excepté quand la reli-
gion lui semble attaquée comme garantie sociale. Son louable zèle
pour tout ce qui fait l'honneur et la force des sociétés humaines peut
s'exalter alors au point de prendre quelques traits du fanatisme. Tou-
tefois rien dans ces sentimens ne pouvait le rendre accessible aux hai-
neux préjugés qui si longtemps ont opprimé l'Irlande, et qui même
ont fini par pervertir son sens politique à force de f opprimer. Il y
avait une puissance à laquelle il accusait M. Pitt de trop sacrifier, et
qu'il appelait le /ob. C'est quelque chose comme l'agiotage, ou l'in-
trigue appliquée aux affaires publiques dans un intérêt de lucre. II
s'en prenait au/oè du crédit de la compagnie des Indes et de toutes
les iniquités que ce crédit protégeait. C'était \ejob encore qui, sui-
vant lui, exploitait l'Irlande et l'opprimait pour Lexploiter. C'est à
ses détestables calculs qu'il imputait le système de vexation qui avait
« poussé le catholicisme à un jacobinisme contre nature, pour accroître
le pouvoir de la junte perverse et folle à laquelle l'Irlande était livrée
comme une ferme. » — « L'opposition jacobine, écrivait-il au docteur
Laurence, s'empare de cela pour exciter la sédition en Irlande, et
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. !\7b
le ministère jacobin s'en sert pour maintenir la tyrannie dans le
même pays... Je commence, en vérité, à croire que M. Pitt est fou. »
Aussi ne vit-il pas sans regret le rappel de lord Fitzwilliam après
une trop courte administration.
Dans un débat que provoqua ce rappel à la chambre des lords
(mai 1795) , quelques traits furent lancés contre Burke, qui se réveilla
pour écrire à William Elliot une lettre où il n'épargne pas les sar-
casmes à ceux qui l'ont attaqué. C'était un noble duc, — probable-
ment le duc de Bedford, — c'était aussi le grand avocat Erskine,
qui avaient mêlé son nom aux toasts d'un club. Il s'amuse à les
mettre sur la même ligne que Thomas Payne, et ni l'âge ni la douleur
ne paraissent avoir refroidi sa verve. Il semble seulement que son
style ait pris plus d'âcreté. Il en donna bientôt une nouvelle preuve.
Aux chagrins de l'âme, aux ennuis d'une santé délicate, se joi-
gnaient pour lui ceux d'une fortune en désordre. Il n'avait jamais
été riche, et il avait mené sans luxe une vie facile. Ses lettres con-
tiennent des passages pénibles à lire sur sa situation. Il s'était dé-
cidé à ne plus quitter la campagne, lorsqu'il reçut une lettre minis-
térielle qui l'informait qu'une pension de 1,500 livres sterling lui
était accordée sur la liste civile. Pitt lui annonça peu après une autre
indemnité de 2,500 livres affectée sur le fonds du à et demi pour 100,
en ajoutant que c'était par la volonté du roi, et qu'il soumettrait plus
tard l'affaire au parlement. Cependant jamais il ne voulut donner
suite à cette promesse. Peut-être lui répugnait-il d'affronter une dis-
cussion pour un homme dont les opinions dépassaient les siennes, et
qu'il ne voulait ni défendre en tout ni désavouer en rien. La pen-
sion n'en fut pas moins attaquée à la chambre des lords par le duc
de Bedford et lord Lauderdale (179(5). Vivement offensé, Burke ré-
pondit par sa Lettre à un noble lord, le plus violent et non le moindre
de ses écrits. Du haut de la fortune princière d'un des premiers pairs
du royaume disputer une libéralité du roi ou de l'état à un vieillard
pauvre, triste, souffrant, illustré par de grands talens et de réels ser-
vices, uniquement parce que ce don peut paraître la récompense
d'opinions qu'on désapprouve; le lui reprocher comme le salaire de
l'apostasie et le prix de la défection, c'est manquer à la dignité et à
la justice; c'est une de ces violences de l'esprit de parti dont Fox
aurait rougi d'être témoin dans la chambre des communes, et qui
vraiment ne peut s'expliquer que si le duc de Bedford, partageant
une erreur commune, croyait encore dans Burke atteindre Junius et
venger contre un diffamateur la mémoire de son grand-père. Mais, si
telle était son espérance, qu'elle a été déçue! si telle était son er-
reur, qu'il a dû s'y sentir confirmer en reconnaissant son ennemi!
La réponse de Burke est digne de Junius. Burke, qui avait quitté
A76 REVUE DES DEUX MONDES.
Londres pour jamais, qui vivait dans la retraite et la tristesse, était
autorisé peut-être à la vengeance : la sienne fut terrible. Pour la
verve, l'ironie, la vigueur, le trait, sa lettre est des plus remar-
quables. Il parle dignement de ses travaux et de sa vie. Il rétorque
contre le grand seigneur la gigantesque fortune que la faveur de cour
a faite à ses ancêtres, et il le met aux prises lui, son rang, ses titres,
ses palais et ses domaines, avec la faction niveleuse dont il l'accase
d'être le courtisan. On conçoit en lisant cette lettre que Prior ait pu
l'appeler le chef-d'œuvre de la prose anglaise. Ce qui étonne surtout,
c'est l'excessive vivacité d'imagination et d'esprit qu'elle manifeste
chez le triste et souffrant solitaire de Beaconsfield. M. Macaulay
remarque avec raison qu'il est singulier que V Essai svr le beau et
le sublime et la Lettre à un noble lord soient les ouvrages du même
auteur, et plus étrange encore que \ Essai soit une production de sa
jeunesse, et la Lettre l'œuvre de ses vieux jours. « Le même homme,
dit-il, qui, en vieillissant, discutait des traités et des tarifs dans un
style de roman, avait écrit sur la beauté dans la langue d'un rapport
au parlement. »
Un mérite égal, mais différent, brille dans quelques pages sur la
disette qu'il adressa vers cette époque au premier ministre. On a ob-
servé que, dans les matières économiques, la rectitude de son esprit
ne se démentit jamais. Les systèmes de réglementation n'étaient point
de son goût, et la question des subsistances est une de celles où ils
exerçaient la plus fâcheuse influence. Cependant l'insufTisance des
produits nécessaires à la vie est, de tous les accidens économiques,
celui qui engendre le plus de maux réels et imaginaires, et porte le
plus puissamment les masses souffrantes à réclamer l'intervention
du gouvernement. C'est ce qui arrivait en ce moment au ministère,
et c'est pour le fortifier contre toute tentation d'accorder aux alarmes
publiques des mesures inefficaces ou dangereuses que Burke prend
la plume. Il traite la question avec la triple compétence d'un agri-
culteur, d'un législateur et d'un politique. Cette courte dissertation
est encore excellente aujourd'hui. Il la termine par une observation
d'une grande portée. <( Un des plus beaux problèmes de législation,
dit-il, qui l'aient occupé du temps que c'était son métier, est celui-ci :
Qu'est-ce que l'état doit prendre sur lui de diriger par la sagesse
publique, ou, réduisant son intervention aux moindres termes,
abandonner à la discrétion des individus? Autant qu'une ligne de
démarcation peut être tracée, et toute règle à cet égard admet, au
moins par circonstance, nombre d'exceptions, le gouvernement ne
doit se réserver que les affaires de l'état et des corps qui tiennent
de lui l'existence : ainsi l'établissement extérieur de la religion, la
magistrature, l'armée, les finances, tout ce qui est vraiment public.
BURKE, SA YIE ET SES ÉCRITS. 577
Dans sa police préventive, il ne doit se montrer qu'avec réserve; s'il
descend de l'état à la province, de la province à la paroisse, de la
paroisse à la maison, il marche à sa perte. Aucun gouvernement
n'est, sous ce rapport, resté dans la mesure, et si, par exemple, les
jacobins ont prévalu contre une antique monarchie, c'est qu'ils ont
usé des armes que leur ont fournies ses fautes. Or la plus grande
de ses fautes, son vice capital était un insatiable besoin de trop gou-
verner. De là en partie la révolution. » Que dirait-on de mieux au-
jourd'hui?
Burke concluait que si un gouvernement ne voulait sentir bientôt
sa faiblesse, il devait ménager sa force, et surtout ne pas s'épuiser en
vains efforts pour garantir la subsistance du peuple. Ces sages idées,
il y revient dans une de ses dernières lettres adressées à Arthur
Young. 11 s'y montre ennemi des mesures restrictives en matière
d'approvisionnement, et les hommes d'état de l'Angleterre aimeront
à en conclure qu'il les eût secondés dans leur généreuse réforme des
lois commerciales de leur patrie. Heureux s'il n'avait eu à donner
que de tels conseils à son gouvernement! mais notre siècle en ré-
clame de plus difficiles et de plus périlleux , et Burke s'était jeté
tête baissée dans la fournaise qui consume tout. Son esprit soutenait
une lutte désespérée contre la révolution française, et sa prétention
était que son pays fît avec les armes tout ce qu'il croyait accomplir
avec son esprit. Son exaltation était encore accrue par la pitié res-
pectueuse qu'une âme telle que la sienne devait porter au malheur.
Tous les proscrits venaient à lui. Avant de quitter Londres, il avait
reçu avec reconnaissance la visite du comte d'Artois et de ses fds.
Plus que jamais il se sentait animé à prêcher la croisade contre la
France, et plus que jamais l'armée sainte semblait loin d'escalader
les murs de Jérusalem. La conquête de la France intimidait au lieu
d'exciter les puissances européennes. Le roi de Prusse s'était retiré
de la coalition. La guerre, qui devait être courte, se prolongeait ou
n'amenait que des mécomptes et des revers. L'Angleterre avait bien
obtenu des résultats dans le Nouveau-Monde et dans l'Inde; mais
elle se sentait à regret engagée dans la lutte du continent euro-
péen; ses hens avec l'Autriche la retenaient seuls : elle aspirait à
s'en affranchir sans les rompre, et à profiter de sa situation, qui lui
permettait de négocier séparément, pour ménager la paix générale.
L'esprit public n'avait jamais bien ardemment soutenu la guerre;
l'état des finances et du commerce en faisait souhaiter la fin. Le
gouvernement du directoire était de ceux avec lesquels on pouvait
traiter; contre lui ne se soulevaient pas les sentimens passionnés que
révoltait le régime de la terreur. Attentif à suivre le mouvement de
478 REVUE DES DEUX MONDES.
l'opinion, surtout dans son propre parti, Pitt désirait la paix malgré
quelques-uns de ses collègues, malgré lord Grenville lui-même. Il
était disposé à d'assez grands sacrifices, et le directoire, s'il eût été
sensé, pouvait traiter à de glorieuses conditions. Après quelques ou-
vertures indirectes, un plénipotentiaire partit pour Paris. Les mé-
moires de ce diplomate, lord Malmesbury, ont été publiés, et l'on ne
peut plus douter de la réalité, de l'ardeur même des dispositions
pacifiques du premier ministre. On y voit, par les lettres de Canning,
alors son confident intime, qu'il croyait que l'Angleterre n'était plus
moralement en état de continuer les hostilités. Quoiqu'il dissimulât
ce découragement, on le devinait, et les amis de Burke, pour qui la
guerre était une affaire de principe, ne pouvaient contenir leur indi-
gnation : « Pitt, écrivait lord Fitzwilliam, a fait la guerre pour
gagner un duc, et il courtise la paix pour conserver un gentilhomme
campagnard; il n'est ni jacobin ni royaliste. » — a L'esprit monar-
chique de ses amis ne brûle pas, écrivait Windham, avec une flamme
bien brillante. » De ces amis-là étaient Wilberforce et les siens, que
Windham appelle, dans une de ses lettres, des comédiens de vertu,
simulais of virtue. On disait que lord Malmesbury avait mis beau-
coup de temps à se rendre à Paris : « Je le crois bien, répondit Burke;
il a fait toute la route à genoux. » C'est dans ces circonstances, et
quoique le parlement eût, en s' ouvrant au mois d'octobre 1796, salué
d'une approbation unanime les intentions pacifiques du gouverne-
ment, que Burke écrivait ses quatre lettres sur une paix régicide.
C'est son dernier ouvrage; il ne l'a même pas achevé. Les deux
premières lettres seules furent imprimées de son vivant, et la qua-
trième n'est pas finie. On y retrouve tout son talent, et quelques par-
ties égalent ce qu'il a fait de meilleur. Le titre est déclamatoire,
mais l'ouvrage ne l'est pas dans son ensemble autant qu'on pour-
rait le craindre. Burke ne pouvait s'empêcher de reconnaître qu'un
mouvement d'opinion se prononçait pour la paix. Il compare ce mou-
vement à celui qui arracha, en 1739, la guerre avec l'Espagne à sir
Robert Walpole. Il le trouve donc factice, irréfléchi, il l'impute aux
manœuvres de l'opposition; mais pour empêcher que le public et le
pouvoir n'en soient dupes, il faut leur parler raison, il faut leur mon-
trer à quelles humiliations les expose, et en pure perte, l'arrogance
de la république française. Il faut rappeler que l'Angleterre n'est pas
dans l'usage de sacrifier l'avenir au présent, et de préférer son bien-
être à son devoir, son repos à sa grandeur. Burke s'acquitte à mer-
veille de cette tâche; il s'arme habilement du grand exemple de Guil-
laume III, et, son idée fondamentale une fois admise, on ne peut nier
qu'il ne défende sa cause par la politique et par l'histoire avec une
BURKE, SA YIE ET SES ÉCRITS. h7Q
supériorité digne de ses plus beaux temps. Il y a là des pages vrai-
ment écrites de la main d'un homme d'état, et que tout homme d'état
ferait bien de lire encore.
Un tel ouvrage était dirigé contre Pitt. C'est lui qu'il attaque lors-
qu'il parle de l'affectation à déplorer la guerre, à ne pas la vouloir,
même en la faisant, de la prudence qui ménage toutes les opinions,
qui s'assure les moyens de revenir toujours sur ses pas. C'est à lui
qu'il pense en peignant ceux «qui, froids comme la glace, n'ont jamais
su allumer au fond des cœurs une étincelle du zèle nécessaire pour
lutter contre un zèle opposé, qui n'ont jamais répondu aux préten-
dues exigences de l'opinion populaire que par des argumens flasques
et languissans, faibles et évasifs, qui n'ont rien fait pour inspirer
à tous cet esprit de persévérance et d'opiniâtreté qui seul peut sou-
tenir les vicissitudes de la fortune dans une longue guerre. » Vaine-
ment à la fm de la lettre s'excuse-t-il auprès de Pitt, le loue-t-il de
ce qu'il a fait, lui demande-t-il uniquement d'être fidèle à ses pro-
pres exemples, et lui promet-il, au jour du péril, d'aller mourir à
ses côtés; assurément l'altier ministre, dans le fond du cœur, ne lui
pardonna jamais.
Quoique nous ayons une lettre de Burke où il se faisait excuser
auprès de Canning, qui avait loué son ouvrage, de s'être exprimé sur
M. Pitt avec un peu d'âpreté, il persista. On lui disait un jour que
les négociations réussiraient peut-être, et que la révolution finirait.
« La fin de la révolution! s'écria-t-il, la révolution finir! elle est à
peine commencée. Jusqu'ici vous n'avez entendu que l'ouverture;
vous allez entendre les acteurs à présent; mais ni vous ni moi nous
ne verrons le dénouement du drame. » La paix ne se fit pas ; lord
Malmesbury quitta la France au mois de décembre, et quant à la fin
de la révolution, on sait ce qui en est advenu.
En 1797, les Observations sur la conduite de la minorité parvin-
rent inopinément à la connaissance du public. On a dit qu'un copiste
infidèle, nommé Swift, les avait livrées à l'impression sous ce titre :
Cinquante-quatre chefs d accusation contre le très-honorable Charles-
James Fox. Ce fut, comme on pense bien, un grand scandale, et qui
pèse encore sur la mémoire de Burke. Cependant il s'empressa de dés-
avouer la publication et d'adresser une requête au chancelier pour
qu'il y fût mis obstacle. — Ce n'était, disait-il, qu'une lettre privée,
— bien longue en vérité et bien politique. Mais cette lettre privée n'é-*
tait pas destinée à être anéantie, et elle est une œuvre de haine plus
calculée qu'il ne faudrait pour qu'on l'attribuât uniquement à l'en-
traînement de la polémique. Nous ne pouvons dire qu'une chose, c'est
que Burke croyait sincèrement défendre la cause des honnêtes gens^
11 nous a été imposé de voir tant d'exemples de l'empire de certains
A80 REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens de terreur et d'indignation sur les meilleurs cœurs et les
meilleurs esprits, que nous ne parlerons qu'avec réserve de ces excès
de pensée et de parole où fut entraîné un homme assurément digne
des respects de son pays. L'expérience des troubles civils nous a en-
seigné l'indulgence, si elle ne nous l'a pas toujours obtenue. Toutefois
les contemporains de Burke, habitués à un certain sang-froid, à une
certaine mesure, même dans la passion, en jugèrent autrement. Ils
ne purent concevoir tant de violence et de prévention, et on accueillit
assez facilement un bruit répandu, soit pour l'excuser, soit pour
le discréditer : on répéta que sa raison était altérée. Burke n'était
que malheureux, faible et passionné. Il était en proie à cette fixité
d'idées que subit une vive imagination dans une nature qui décline,
à cette misanthropie amère qui suit la douleur et la vieillesse, et mal-
gré cent erreurs et de violens préjugés il avait assez raison pour par-
ler encore le langage imposant et irrité d'un prophète méconnu. C'est
un magnifique fou, disait-on devant Fox [a splendid madmaji) . «In-
sensé ou inspiré, répondit Fox; le destin semble avoir décidé qu'il
serait un prophète politique comme il ne s'en rencontre guère. » Mais
il était arrivé au terme fatal; ses forces tombèrent tout d'un coup;
il comprit le sens de ce triste avertissement. Sans espérer de guéri-
son, il chercha du soulagement. Il se fit porter aux eaux de Bath, et
n'obtint aucune amélioration. Il ne songea plus qu'à retourner à
Beaconsfield, où il voulait mourir. C'était le lieu qu'il chérissait,
où s'étaient écoulées ses heures les plus douces, où son frère et son
lils étaient ensevelis. Son mal était une maladie du cœur, dont les
progrès ne laissaient pas d'espoir. Au milieu des langueurs et des
angoisses de son état, il se ranimait dès qu'il entendait un mot sur les
affaires publiques, et retrouvait un peu d'ardeur et d'éloquence : cette
passion mourait la dernière; sur tout le reste, il était calme. Peu de
temps avant de finir, il s'occupa de quelques amis, leur envoya des
marques de souvenir, disant qu'il pardonnait, demandant à être
pardonné; puis il entendit la lecture de quelques pages d'Addison
touchant des sujets religieux , et, pendant qu'on le portait sur son
lit, il expira (9 juillet 1797). Il était âgé de soixante-huit ans.
On vient de lire qu'il pardonna. Cependant, avant le jour suprême,
Fox, ayant appris de lord Fitzwilliam la gravité de son état, écrivit
à M""^ Burke. Celle-ci répondit par un billet que la rupture avait
sans doute coûté au cœur de son mari, mais que, quel que fût le
temps qu'il lui restât à vivre, il pensait qu'il devait vivre pour les
autres et non pour lui-même, que les principes qu'il s'était efforcé
de maintenir étaient essentiels au bonheur et à la dignité de son pays,
et ne pouvaient recevoir de force que par la persuasion générale où
l'on serait de sa sincérité. Ainsi il refusait une dernière entrevue,
BURKE, SA \IE ET SES ÉCRITS. 481
voulant que sa mort fût un argument en faveur des opinions qui
avaient passionné ses dernières années. Au parlement, Fox demanda
en quelques paroles émouvantes qu'il fût enseveli avec des honneurs
publics à l'abbaye de Westminster; mais, par une clause expresse de
son testament, Burke avait prescrit qu'on l'enterrât à Beaconsfield,
auprès de son frère et de son fils, avec la plus grande simplicité.
Il nous reste peu à dire, et les réflexions qui nous ont échappé en
racontant sa vie indiquent assez quelle est notre opinion sur cet homme
remarquable. Nous avons laissé voir toutes ses bonnes qualités. C'é-
tait une âme élevée, mais irritable, un cœur ouvert, sensible, mais
extrême dans ses sentimens, et que l'indignation pouvait conduire
jusqu'à la haine. Franc, désintéressé, capable de générosité, quoique
la générosité lui coûtât, ardent pour la justice, quoique souvent
injuste, il a porté dans les affaires, publiques ces motifs de haute
moralité qui ennoblissent les torts mêmes qu'ils ne préviennent pas,
et peu d'hommes publics se sont attachés davantage à soumettre la
politique aux principes universels de l'honnêteté et de l'humanité.
Par là surtout, par la dignité de ses idées et la sévérité de ses dis-
cours, il a certainement contribué à élever le niveau moral du monde
où il vivait, et je le regarde sous ce rapport comme un des plus vrais
réformateurs du parlement britannique.
Les hommes de ce caractère réservent toutes leurs passions pour
les affaires publiques. C'est dans le sénat qu'ils ont leurs inégalités,
leurs inimitiés, leurs violences. Il faut aux choses une certaine gran-
deur pour les émouvoir, au point de les arracher par instans à leur
bonté native. Dans la vie privée, ils n'ont presque toujours que leurs
qualités. L'existence intérieure de Burke fut pure et douce. Il était
au-dessus de toutes ces petitesses qui agitent les âmes communes, de
tous ces sordides intérêts qui les dégradent. Sincère, affectueux, ten-
dre même, il donna et reçut le bonheur. La femme qu'il avait choisie
justifia son choix; avec beaucoup de grâce, il avait écrit pour elle son
Idée d'une femme parfaite, et il persista dans cette idée. On a vu
combien il aimait le fils dont la mort laissa dans son cœur une si
large et incurable plaie. Son frère Richard, tous ses autres amis le
chérissaient en l'admirant, et son commerce empruntait un grand
charme d'une conversation facile, attachante, toujours aux ordres de
son esprit. Souvent sérieuse, parfois enjouée, jamais frivole, elle
captivait moins par des saillies piquantes que par l'abondance des
idées et la variété des points de vue. Johnson mettait la conversation
de Burke au-dessus de ses ouvrages, tout en remarquant qu'il avait
peu de traits. Sa vivacité, sa chaleur ajoutaient au prix de son entre-
tien, et pour le trouver irritable dans ses impressions et impérieux
dans ses idées, on était trop naturellement porté devant lui àladéfé-
A82 REVUE DES DEUX MONDES.
rence. Sa supériorité se décelait en effet à la première vue, et l'on ne
s'étonnait pas qu'il parlât en maître. Entouré, écouté des siens, il
n'était que bon et facile dans cette retraite des champs oii il se par-
tageait entre la vie de famille, l'agriculture et la bienfaisance.
Les Anglais, en parlant du génie de Burke, mettent peu de limites
à leur admiration. C'est l'élévation, c'est l'originalité même; c'est
l'imagination la plus riche; c'est la raison la plus féconde. Il y a du
vrai dans ces éloges, pourvu qu'on rabatte quelque peu de tant de
superlatifs. « Burke a l'allure d'un géant, dit Hazlitt, qui abhorrait sa
politique et sa conduite; si la grandeur ne se trouve pas dans Burke,
elle ne se trouve nulle part. » Le choix des autorités nous embarras-
serait seul si nous voulions appuyer ainsi le bien que nous sommes
prêt à dire de lui. C'est assurément un esprit d'une rare puissance:
il a ce caractère éminent de prodiguer la force et d'en conserver en-
core, il s'élève assez pour voir au loin s'il ne monte pas à la dernière
hauteur, sur le faîte de ce temple serein d'où la philosophie domine
la politique; mais il sait plus de philosophie que l'homme d'état pra-
tique, il sait plus les choses réelles que le philosophe spéculatif. Sa
large intelligence embrasse ensemble une foule de faits et d'idées. Sa
mémoire n'encombre pas sa raison, et ni l'une ni l'autre ne gêne ou
n'éteint son imagination. C'est un ensemble heureux de facultés d'une
intensité peu commune et qui ne sont jamais au-dessous de ce qu'il
entreprend. Au contraire, elles semblent toujours avoir quelque chose
de reste et pouvoir faire encore plus qu'elles n'accomplissent. Il est
vrai qu'en rien elles n'ont fait ni tenté le plus difficile : elles se sont
consumées dans le présent, elles n'ont rien essayé d'immortel.
Burke est, selon nous, plus orateur qu'homme d'état et plus écri-
vain qu'orateur, quoiqu'il ne fût médiocrement aucune de ces choses.
Johnson disait même n'avoir dans toute sa vie connu que deux hommes
qui se fussent de beaucoup élevés au-dessus du niveau commun, lord
Chatham et Edmund Burke , et tous deux paraissaient à lord Byron
les seuls orateurs anglais qui eussent approché de la perfection. Dans
l'avenir, on maintiendra Burke à cette place, car la postérité lit les
orateurs et ne les entend pas. Le jugement du lecteur est celui du
critique littéraire, celui que Burke moins qu'un autre doit redou-
ter. Cependant les juges les plus compétens savent que l'éloquence
politique ne doit pas plus être appréciée indépendamment du forum
que la poésie dramatique indépendamment du théâtre, et ceux-Là ont
bien aperçu ce qui pouvait manquer au rival de Fox, de Pitt et de
Sheridan. Nos voisins, qui, par un goût savant non moins que par
orgueil national , prennent leurs points de comparaison dans la tri-
bune antique, reprochent à l'éloquence de Burke de n'être pas dèmos-
Hiènkenne. Lord Brougham lui reconnaît toutes les qualités excepté
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. 483
deux : «la déclamation nerveuse qui emporte et qui écrase, et l'ar-
gumentation rapide et serrée. » Burke surtout ne méritait pas l'éloge
qu'il donnait lui-même à Fox, d'être « devenu, par de lents progrès,
le discLiteur {debater) le plus brillant et le plus accompli que le monde
ait jamais vu. » Il y a des discours dont on peut dire qu'ils sont des
actes de gouvernement. On ne peut le dire des discours de Burke.
En général, il ne savait pas gouverner, et, à vrai dire, il n'y préten-
dait pas. Nous l'avons vu souffrir un peu, mais prendre son parti de
n'avoir point touclié au pouvoir. Pour qu'il n'ait pas été ministre
avec la coalition, il faut bien qu'il s'y soit prêté. Il se sentait plus
propre à influer sur les affaires qu'à les diriger, et sa parole même
excellait à éclairer, à instruire, à émouvoir, plutôt qu'à dissiper des
préjugés, à résoudre des difficultés, à détruire des objections. Il sa-
vait mieux surpasser un adversaire que le réfuter. La force dans la
discussion pratique est l'éloquence éminente de l'orateur de gouver-
nement. Ce talent était incomparable chez Fox, et c'est là le talent
utile; l'homme d'état le prise au-dessus de tout autre : ce n'est pas
celui que devait le plus apprécier Burke, et ce n'était pas le sien. Il
parlait pour satisfaire son cœur et sa raison, plus possédé par sa
pensée que par son rôle, plus préoccupé de son sujet que de son au-
ditoire. Il visait au vrai et au beau plus qu'au triomphe du vrai et
du beau. II écoutait trop son talent, et ne songeait à s'emparer des
assemblées que par l'admiration. Quoiqu'il portât sur les affaires hu-
maines une vue perçante, il les jugeait plutôt avec la sagacité de
l'historien et du publiciste qu'avec le coup d'oeil pratique qui sert
à les conduire. Il décrivait le mal , indiquait parfois le remède : il
n'aurait pas su l'appliquer. De même ses discours laissent apercevoir
un certain défaut d'habileté. Le métier d'orateur n'est supérieur à
celui d'écrivain que parce qu'à plusieurs des meilleures qualités de
l'écrivain, il faut ajouter quelque chose de l'habileté qui gouverne les
hommes, et tout cela encore, il faut le mettre en valeur et l'animer
par le don inné de la présence d'esprit. Cependant, si les discours
de Burke ne satisfont pas à toutes ces conditions, s'ils satisfont à
d'autres peut-être plus brillantes, la forme n'en est pas moins belle,
et précisément parce qu'ils ont pu dans leur temps paraître plus
propres à remporter le succès du talent que celui de la cause, ils
y gagnent de pouvoir être lus mieux que les discours de Fox et
des deux Pitt. Non pas que je veuille dire que ce sont des discours
écrits, et qu'il manque d'improvisation; mais on y remarque surtout
l'improvisation d'un artiste, et par l'ordonnance, la composition,
l'étude approfondie du sujet, l'abondance des ornemens, la richesse
des allusions et des souvenirs, ils ont un caractère de haute littéra-
ture. Lord Erskine disait qu'il avait un grand défaut pour un orateur
hSll REVUE DES DEUX MONDES.
politique, celui d'être épisodique. Certains discours de Gicéron ne
mériteraient-ils pas quelque reproche de ce genre? C'est en effet
à la manière de Cicéron qu'on peut comparer celle de Burke. Il a
même pour nous un avantage, c'est une plus grande solidité. Jamais
il n'est vide ou énervé. S'il est déclamateur, c'est en ce sens qu'il
tend sans cesse à l'effet, c'est qu'il manque de simplicité, et qu'à
force de grandir les choses il les exagère quelquefois. Son esprit,
sans être rigoureusement philosophique, se plaît à généraliser et à
prendre les faits et les questions par le côté qui prête le plus à la
réflexion et au talent. Il faut donc un peu d'effort pour le suivre, et
son élocution ne repose pas de sa manière de penser. Il abuse des
mouvemens et des figures, et chez lui le goût ne tempère pas tou-
jours l'imagination.
Ces remarques que suggèrent ses discours s'appliquent à ses écrits,
mais elles cessent d'être au même degré des critiques. Nous serions
assez de l'avis de Gerrard Hamilton, qui disait de lui : « Dans la
chambre des communes, je le regarde quelquefois seulement comme
le second homme de l'Angleterre; hors de la chambre, il est le pre-
mier. » Un demi-siècle d'épreuve n'a point cassé ce jugement. Ses
écrits, qui, à l'exception des essais de sa jeunesse, sont des ouvrages
de circonstance, intéressent et instruisent encore la postérité. Ils
frappent par la pensée et charment par le talent. Il est vrai que, tan-
dis qu'un air de composition littéraire se laisse apercevoir dans ses
discours, ses écrits à leur tour tiennent de la harangue. Ils ont un
peu la prolixité et tout à fait le mouvement de l'improvisation. Les
images du style ne sont pas de celles que la réflexion combine, mais
qui se trouvent du premier coup. Il ne négligeait rien, mais son tra-
vail devait être facile et ne refroidissait ni sa verve ni son émotion,
car Burke, même judicieux et sage, n'est jamais calme. Il porte dans
ses écrits les plus vrais, les plus lumineux, ce que les anciens appe-
laient la passion oratoire. C'est qu'il compose les yeux fixés sur la
place publique : aussi sa manière a-t-elle gagné le grand nombre. II
a influé sur la littérature de son pays en y faisant pénétrer le style
irlandais, ce style dont les caractères sont la fantaisie et le pathétique
(Jancy and pathos) , et qui a modifié dans ces derniers temps l'élégance
un peu froide de l'ancienne prose anglaise. Les critiques l'appellent le
plus poétique des prosateurs, en observant que sa prose ne se change
jamais en poésie. On ajoute qu'il sentait peu l'harmonie des vers; mais
il est un des écrivains auxquels s'applique le mieux cette qualité que
M. Villemain définit admirablement en l'appelant l'imagination dans
le style. Son défaut est celui qu'il portait en tout, le défaut de me-
sure. Le grandiose lui plaît, il ira jusqu'au gigantesque; les con-
trastes le séduisent, il n'évitera pas les dissonances; il a raison près-
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. A85
que toujours, il forcera la vérité et passera le but. Lorsqu'il suffit de
convaincre, il voudra encore émouvoir, et comme il mêle tous les
genres, le ton de la composition et celui de la conversation, il pourra
pousser l'élévation jusqu'à la solennité, et le laisser-aller jusqu'à la
grossièreté. Il pourra avoir tous les défauts excepté la froideur et
la sécheresse, toutes les qualités excepté la précision sévère et l'élé-
gante simplicité. Son ami Reynolds devait lui trouver quelque chose
du dessin de Michel-Ange et du coloris de Rubens.
Enfin les Anglais agitent d'ordinaire deux questions au sujet de
Burke : — a-t-il été consistant? a-t-il été un prophète politique? Nous
devons, en finissant, dire un mot de toutes deux, quoique la pre-
mière, nous l'avouons, ne nous intéresse qu'autant qu'elle peut ser-
vir à éclairer la seconde.
On n'ignore pas combien l'inconsistance est en Angleterre un
reproche redouté des hommes publics. « Si grand est l'effet, dit sir
James Mackintosh en parlant de Burke, d'un seul acte inconsistant
avec le cours entier d'une longue et sage vie politique, que le plus
grand philosophe de la politique (1) que le monde ait vu jamais
passe auprès du superficiel vulgaire pour un enthousiaste à cerveau
brûlé. » C'est en effet au vulgaire qu'il convient surtout de juger de
la probité ou de la fermeté politique d'un homme par l'accord de ses
actes avec ses principes, et de ses opinions présentes avec ses opi-
nions passées. La constance dans les sentimens de toute la vie, la
fidélité à soi-même, sont les signes les plus apparens du genre d'es-
prit et de caractère que les affaires publiques réclament. Celui qui
se dément lui-même, fût-ce par de justes motifs, perd au moins son
autorité, et quiconque se convertit fera bien de s'abstenir du prosé-
lytisme. Après une longue erreur sur les principes, il peut être beau
de la reconnaître, mais il faut renoncer à gouverner les hommes. Le
libéral qui s'amende et devient absolutiste doit se repentir et se
taire : la retraite sied à la pénitence. Il ne faut jamais que la nou-
veauté d'une conviction paraisse intéressée, et que les gens qui se
convertissent ressemblent à des gens qui se retournent. Mais est-
ce le cas d'une inconsistance reprochable, de celle qui indique la
versatilité d'esprit ou l'incertitude des principes, lorsque en temps
différons on tient et l'on conseille des conduites différentes? et à des
maux qui changent ne faut-il pas changer les remèdes? Pour avoir
maintenu la paix, ne doit-on jamais faire la guerre, et faut-il con-
duire les temps de troubles de la même manière que les temps
calmes? Non, sans doute, mais une situation étant donnée, s'il y a
(1) 11 y a dans le texte in practice, mais il s'agit évidemment de la pratique des
affaires humaines.
486 REVUE DES DEUX MONDES.
deux façons de la juger, tant qu'elle se prolonge même en subissant
des changemens sensibles, ce n'est guère à ceux qui ont soutenu l'un
des systèmes de pratiquer l'autre. Lord North ne pouvait être le
ministre qui reconnût l'indépendance de l'Amérique, quoique cette
reconnaissance lui parût inévitable, et Pitt, qui avait pu négocier
encore pour la paix en 1796, ne voulut pas, bien qu'il la jugeât
nécessaire en 1801, qu'elle fût signée de son nom. Ce sont là de ces
convenances qui importent tout au moins à la dignité du caractère.
Toutefois, quand il s'agit de deux événemens différons séparés par
des années, accomplis dans des pays divers, bien que ces événemens
soient comparables et qu'ils aient des points communs, la raison
ni même la logique n'obligent de les apprécier absolument de la
même manière. Ils peuvent différer par leurs causes, leur gravité,
leur opportunité, leurs conséquences, leurs chances de succès, et,
pour en venir tout de suite aux révolutions, il y en a de légitimes, il
y en a qui ne le sont pas; il y en a de nécessaires, il y en a qui ne le
sont pas. Les unes sont faciles, les autres impraticables; celles-ci
réussissent sans crimes, celles-là poursuivent par une voie sanglante
un succès contesté. Fussent-elles toutes inspirées par une noble pen-
sée, eussent-elles toutes un noble but, le plus noble de tous, la lil)erté,
aucun esprit ferme et sensé ne voudrait s'enchaîner indistinctement
à toutes, et se consacrer sans choix à leur défense. La révolution
française est venue à la suite de la révolution d'Amérique. Moins que
personne, nous voudrions rompre le lien qui les unit, et pourrions
méconnaître combien les principes promulgués par l'une ont contri-
bué à susciter et à caractériser l'autre; mais enfin motifs, circon-
tances, difficultés, événemens, durée, tout diffère assez entre l'une et
l'autre pour que l'esprit ne soit pas tenu de porter sur toutes deux
un jugement identique. N'y eût-il que ce point, la révolution améri-
caine a réussi.
Parce que Burke a finalement approuvé la déclaration d'indépen-
dance des Etats-Unis, on ne saurait donc lui reprocher d'avoir vu
avec inquiétude la tentative à la fois plus grande et plus vague que
la vieille France a faite à la fin du xviii^ siècle. Il n'y a point là de
véritable inconsistance. Cependant, comme par les principes géné-
raux les deux causes se ressemblaient, comme la révolution de 1688
elle-même offrait avec les deux événemens quelques analogies d'idées
et de résultats, comme les whigs de 1780 se portaient les continua-
teurs de l'œuvre constitutionnelle, comme ils étaient éminemment
les défenseurs de la liberté, il était plus naturel qu'ils applaudissent
au mouvement de 1789. On a pu trouver l'adhésion de Fox impru-
dente dans sa vivacité, mais elle n'a étonné personne, et jamais on
ne l'a signalée comme une inconséquence dans sa vie politique. Ainsi
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. A87
qu'on l'a dit avec finesse, si le roi George III a été consistant, il faut
bien que Burke ne l'ait pas été. Ceux en effet qui admirent le plus
complètement les dernières années de sa vie sont d'ordinaire obligés
de chercher aux premières des excuses ou des explications, s'ils ne les
condamnent point formellement. Peu trouvent que Burke ait eu raison
tout à la fois contre George III, contre lord North, contre Hastings,
contre Pitt, contre Fox et contre nous. Il faut donc reconnaître quel-
ques disparates dans cette noble vie. Si son ardeur naturelle ne l'eût
emporté, lui-même il aurait pu les rendre moins saillantes par une
gradation mieux ménagée. Dans son opposition à la révolution fran-
çaise, il se serait mieux souvenu de son passé; il se serait plus
sévèrement demandé s'il n'avait pas soutenu des doctrines, approuvé
des actes, conseillé des mesures qui pouvaient préparer, justifier,
atténuer au moins ce qu'il condamnait aujourd'hui. Moins absolu
dans sa réprobation, il aurait été plus juste; moins violent dans ses
haines, il aurait été plus clairvoyant. 11 n'aurait pas tout confondu
dans un vaste anathème où lui-même pouvait par avance se trouver
compris. Il aurait pris des choses une plus juste mesure, et son op-
position n'en aurait été que plus éclairée; mais alors il n'aurait pas
été Burke : il aurait cessé d'avoir cette imagination passionnée, ce
talent hyperbolique. Plus habile à modérer les mouvemens de son
esprit, plus attentif à maintenir l'accord de toutes ses opinions, il
aurait été moins fidèle à lui-même, il aurait démenti son caractère.
On a donc eu raison de chercher, dans ses discours antérieurs à
1789, sur les rois et les cours, sur les monarchies de l'Europe, sur
l'aristocratie, sur les droits des peuples, sur la résistance, sur la ré-
volte, des passages qui auraient dû le rendre plus modéré ou plus
circonspect. Ayant ainsi pensé, il aurait dû tolérer qu'on pensât de
même en d'autres circonstances, et, donnant à son jugement plus
d'étendue et de profondeur, supprimer une bonne part de ce que lui
dictaient la partialité ou la peur, sans rien abandonner de ce que lui
suggéraient la prudence et la sagacité politiques. On pouvait se défier
du succès de la révolution française, sans changer du tout au tout
sur les hommes et sur les choses. Celui qui en 1770 ne voyait de
recours contre les fautes d'un mauvais ministère que dans l'interpo-
sition du peuple en personne aurait pu comprendre que le peuple
aussi se montrât dans une lutte contre le pouvoir absolu : quand on
s'est permis certaines exagérations pour la défense de la liberté, il
ne faut pas trop se scandaliser de celles qui échappent aux gens qui
^n essaient la conquête. Burke a répondu d'une manière ingénieuse :
« Le danger d'une chose bien chère écarte de l'âme pour le moment
toute autre affection. Quand Priam a toutes ses pensées absorbées
par la vue du corps de son Hector, il repousse avec indignation et
llSS REVUE DES DEUX MONDES.
chasse loin de lui avec mille reproches tous ses autres fils, qui viennent
en foule, dans leur officieuse piété, l'entourer de leurs soins, tn bon
critique (il n'y en a pas de meilleur que M. Fox) dirait que c'est là
Un de ces coups de maître qui attestent dans le père de la poésie
une intelligence profonde de la nature ; il mépriserait un Zoïle qui
conclurait de ce passage qu'Homère a voulu représenter ce vieil-
lard, dans sa douleur, comme plein de haine ou même d'indifl'érence
et de froideur poui^les tristes restes de sa maison, et qu'il préférait
à ses enfans vivans un cadavre inanimé. » Mais Priam est un père au
désespoir, et ne siège pas, en ce moment-là, parmi les vieillards, déli-
bérant en roi sur le destin d'ilion.
Il existe une raison meilleure pour expliquer les variations de Burke,
et montrer, sans les absoudre entièrement, qu'elles sont moins extra-
ordinaires que ne l'ont trouvé ses contemporains. Il ne se peut pas
qu'une inconsistance désintéressée soit un effet sans cause, et dont
le principe logique n'existe pas dans l'esprit auquel on la reproche.
En ce sens, il n'y a point de pure inconséquence, et nous n'avons
pas négligé de faire entrevoir comment Burke avait pu, sans trop de
contradiction, être amené à des opinions toutes nouvelles dans sa
vie. Le public juge assez grossièrement les hommes d'après la cause
qu'ils soutiennent, et non d'après les raisons qui les déterminent. Le
caractère du libéralisme de Burke a déjà été indiqué. On ne saurait
ti'op le redire, toute société bien réglée, toute société qui ne languit
pas sous une oppression accidentelle est gouvernée par deux prin-
cipes : la tradition et la raison; — la tradition, qui n'est pas toujours
contraire à la raison, la raison, qui n'est pas toujours conforme à la
tradition. En Angleterre, l'un et l'autre principe se partagent l'em-
pire, et quand par aventure entre l'un et l'autre survient un conflit,
il est le plus souvent terminé par une transaction dans laquelle la
raison gagne quelque chose sans que la tradition perde tout. Les
révolutions de l'Angleterre ne sont que des réformes. L'histoire et la
réflexion lui servent de guides. Tout Anglais concilie dans son esprit en
proportions diverses, mais concilie cependant le fait et l'idée : c'est
l'heureuse destinée que la Providence a faite à cet heureux pays. Bien
rarement un esprit sain se porte en Angleterre à l'une de ces extré-
mités qui sacrifient absolument la pensée à la routine ou l'expérience
au raisonnement; mais la plupart des esprits penchent vers l'une ou
l'autre, quoique tous s'eflbrcent de tenir la balance égale. Burke
avait toujours prétendu, non-seulement tempérer l'une par l'autre,
mais unir, mais confondre la raison et la tradition. 11 employait toute
la puissance de ses facultés à créer en chaque chose la théorie de la
pratique, à trouver aux faits une philosophie conforme. On citerait
vingt passages très explicites, très réfléchis, où il parle avec aversion
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS. /jSO
de l'invasion des idées abstraites dans la politique, où il fait gloire
de n'être point un professeur de métaphysique. « J'éprouve, dit-il
en appuyant la réforme de l'administration de l'Inde, j'éprouve une
insurmontable répugnance à prêter les mains à la destruction d'une
institution de gouvernement établie, en vertu d'une théorie quelque
plausible qu'elle puisse être. »
La France a été réduite à faire ce qu'il redoutait, ce qu'il fuyait
avec effroi; c'est le caractère philosophique de notre révolution sur-
tout qui provoqua ses craintes et ses scrupules, et, dans une nature
telle que la sienne, les craintes et les scrupules se tournaient bien-
tôt en épouvante et en indignation. L'abstraction est un guide mal
siir dans l'action, une base peu solide pour les institutions; elle ne
saurait donner ni appui, ni barrière, ni frein à l'esprit ou à la con-
science des peuples; c'est à la lumière de ces idées que Burke jugea
la révolution française, et que de bonne heure il en désespéra. On
pourrait dire que l'état révolutionnaire pur est celui où les abstrac-
tions régnent seules avec les passions. La France était destinée à réa-
liser trop souvent l'état révolutionnaire pur ou peu s'en faut. Bui-ke
le vit, et il en sut peindre admirablement les conséquences générales.
C'est là sa pensée ju^ste, sa grande pensée, le trait de sagacité poli-
tique qu'on appellera, si l'on veut, un trait de génie. Là est tout le
prophète. Le développement large, éloquent, de cette idée est ce qui
a fait dire ce que nous nous souvenons d'avoir lu : « Burke est le Bos-
suet de la politique. »
Mais, s'il ne se trompe pas sur ce point, sur combien d'autres il
s'est trompé! Une grande erreur d'abord, et cette erreur conduisait
à l'injustice, c'est d'avoir semblé croire que cette condition fatale où
se trouvait la France fût de son choix, que fortuitement, spontané-
ment et comme par fantaisie elle en fût venue là. On dirait qu'il a
oublié le passé, et qu'il s'en prend de toute l'histoire de France à la
génération de 89. Il ne sait plus rien de ce qu'il a lui-même dit. C'est
lui pourtant qui écrivait en 1772 en parlant de la victoire de Louis XV
sur les parlemens : « Les faibles restes de liberté publique que con-
servaient ces illustres corps ne sont plus. En un mot, si nous consi-
dérons la mode d'entretenir de grandes armées permanentes, qui
prévaut de plus en plus chaque jour, il paraîtra évident qu'il ne fau-
dra pas moins qu'une convulsion qui ébranle le globe sur son centre
pour rétablir jamais les nations de l'Europe dans cette liberté qui
jadis les distinguait si éminemment. Le monde occidental en a été le
siège jusqu'à ce qu'un autre monde plus occidental encore ait été
découvert, et cet autre en sera probablement l'asile, lorsqu'elle aura
été chassée de toute autre partie de l'univers. Il est heureux que,
pour le pire des temps, il reste encore un refuge à l'humanité. » Il y a
4§0 REVUE DES DEUX MONDES.
loin de ces pensées aux déclamations contre les gardes françaises au
Ml juillet.
Si ces pensées ne se fussent pas tout à coup effacées de son esprit,
il aurait mieux jugé les événemens, les jugeant dans leurs causes; il
aurait été plus juste pour les hommes, voyant leur conduite dans leurs
motifs; il ne serait pas tombé dans cette erreur grossière de faire de la
révolution le mal absolu, afin de prêter à la contre-révolution tout le
bien dont il avait besoin pour qu'elle vainquît en tout la première. Il
n'aurait pas, historien sans passé, général sans armée, inventé un parti
pour sa cause, supposé des antécédens selon ses idées, des traditions
selon ses vœux, et multiplié les conseils et les promesses mensongères
au gré des illusions qu'il fallait à sa raison pour justifier sa colère.
Celles des prédictions de détail que l'événement a pu confirmer sont en
petit nombre dans ses écrits. Il commença presque par juger la révo-
lution comme une folie de la faiblesse. Elle avait annulé la France,
elle l'avait rayée de la carte. « Je vois, dit-il, un abîme à la place de
la France. » 11 comprit bientôt la réponse de Mirabeau : « Cet abîme
est un volcan. » Alors il vit avec plus de grandeur les conséquences
de ce qu'il aurait voulu dédaigner sans le moins haïr. Cependant il
ne devina pas quelles ressources la guerre trouverait dans la France
soulevée, et, bien qu'il eût raison de désapprouver les plans des
alliés, il eut tort de ne pas voir qu'aucun plan militaire n'était ca-
pable de réaliser alors l'oppression de la France par les armes, et
qu'il lui fallait le despotisme pour être conquise. Ses invectives contre
tous les hommes à qui la révolution a fait un nom, sa haine pour
toutes les opinions modérées, sa colère à la moindre apparence de
transaction, quoiqu'il prétende repousser la restauration du despo-
tisme, l'admiration et la confiance aveugle qu'il porte à tout ennemi,
à toute victime des jacobins, son intolérance outrageante envers qui-
conque se sépare de lui, même par une nuance, tous ces travers,
toutes ces violences, toutes ces faiblesses sont indignes de la gran-
deur de son intelligence et quelquefois de la noblesse de son cœur.
Des torts de l'esprit de parti, aucun ne lui fut inconnu. Il ouvrit son
âme à toutes les passions, à toutes les chimères qui ne vont qu'aux
proscrits, jusque-là que, dans ces hallucinations de la haine et de la
peur, il crut voir la forte et saine Angleterre dévorée par tous les
poisons de la révolte et de l'impiété. Nous qui vivons dans les révo-
lutions, redoublons de pitié pour l'esprit humain, même dans sa
grandeur.
Charles de Rémusat.
MOBY DICK
LA CHASSE A LA BALEINE, SCÈNES DE MER.
The Whale, by Hermau Melville, 3 vols. London, Rich. Bentley.
C'est une campagne à bord du Pequod que nous allons faire au-
jourd'hui, — à bord du Pequod, l'un des plus vieux baleiniers de
l'île Nantucket, du Pequod, ainsi baptisé en mémoire de l'une des
tribus peaux-rouges que la civilisation a détruites en s' établissant
sur les côtes nord-américaines.
Voyez-le dans le port, ce vénérable navire, ce patriarche des mers,
bruni sous les soleils et les tempêtes des quatre océans, comme un
grenadier de la grande armée sous les cieux de Rome, Thèbes, Saint-
Domingue et Moscou ! Depuis plus de cinquante ans qu'il fend les
mers, mutilé, radoubé en vingt endroits, il a des mâts japonais, des
espars du Chili, des haubans polynésiens, des mousses, des végéta-
tions de presque tous les points du globe, qui lui font une sorte de
barbe limoneuse et verdâtre comme celle d'un fleuve mythologique.
Son vieux pont se plisse en reliefs inégaux, sillonnés de fentes, qu'on
prendrait pour des rides, et on y voit des planches usées comme ce
degré de la cathédrale de Canterbury où tant de bouches chrétiennes
cherchent depuis des siècles les traces du sang de Becket. Sur ce
pont et ces bordages constellés d'incrustations étranges, en guise
de chevilles et de tenons, luisent çà et là maintes dents de cachalot,
maintes plaques d'ivoire, employées avec un magnifique laisser-
aller. On dirait un souverain yolof, un roi du Congo dans tout l'atti-
rail de ses pompes sauvages.
4ô2 REVUE DES DEUX MONDES.
Tandis qu'il repose sur ses ancres au bord des quais de Nantucket,
on distingue, dressé derrière son grand mât, une façon de wigicam
monté sur des fanons de baleine, tiges souples et chevelues qui for-
ment, au sommet de ce pavillon mobile, une manière de toufie
pareille au scalp des guerriers indiens, au bouquet d'un bonnet de
mandarin. C'est là, dans cet office monté comme un parasol, que
l'enrôlement des matelots a lieu. C'est là que les candidats se pré-
sentent et sont triés, toisés, examinés, appréciés par les deux plus
forts actionnaires du Pequod, MM. Peleg et Bildad, deux anciens ca-
pitaines baleiniers, retirés du service actif et devenus commerçans.
Malheur au novice qui arrive, inaverti, entre ces deux terribles repré-
sentans du capital! Ballotté de l'un à l'autre, tombant d'athée en qua-
ker, de Bildad en Peleg, tour à tour étourdi par la brutale assurance
et les affreux blasphèmes du premier, par la mielleuse hypocrisie et
les pieux mensonges du second, dupe de leurs feintes discussions à
son sujet, il est à peu près certain d'en passer par où ils voudront;
et Dieu sait quelle part minime ils lui feront dans les bénéfices nets
du voyage, bien que cette part constitue, avec sa nourriture pendant
la campagne, tout le salaire qu'un matelot puisse espérer à bord d'un
baleinier.
Le marché conclu, ou peut-être même avant de .le conclure, l'hôte
futur du Pequod éprouve sans doute la curiosité de connaître le capi-
taine sous les ordres duquel, pendant deux ou trois années, il doit
parcourir toutes les mers du globe. Ici commence la difficulté. Le
capitaine est invisible. On ne sait de lui que son nom, et son nom est
celui d'un tyran, de cet Ahab dont le sang royal fut léché par les
chieiis dévorans, — l'Ecriture sainte en fait foi. Du reste, les hono-
rables armateurs, le sacrilège Peleg et le dévot Bildad, répondent
corps pour corps de ce personnage mystérieux.
— Voir le capitaine chez lui, cela ne se peut guère, dit Peleg; de
plus, nous ne savons au juste pourquoi, mais on le rencontre rare-
ment hors de sa maison. Ce n'est pas qu'il soit malade; — cepen-
dant on ne peut pas dire qu'il se porte bien. A nous-mêmes il refuse
fort bien sa porte; il n'est pas croyable que ce soit pour l'ouvrir à
d'autres. Peu de gens lui ressemblent : c'est un original, cet Ahab.
— Pourtant il n'a rien qu'on doive craindre, rien qui empêche de
s'attacher à lui. Peu de paroles, mais quand il parle, il faut ouvrir
l'oreille. Un homme hors ligne, qui a tout vu, tout essayé : la vie
des savans de collège et celle des sauvages cannibales. 11 a sondé
bien autre chose que les flots de la mer, combattu de bien autres en-
nemis que les baleines, et de meilleur harpon que le sien cependant,
on n'en trouve pas dans tout Nantucket Ce n'est pas un dévot:
comme Bildad, ce n'est pas non plus un bon compagnon comme moi».
LA CHASSE A LA BALEINE. 493
Ahab n'a pas son pareil. Dire qu'il est toujours bon compagnon serait
un peu hasarder : il faut bien reconnaître qu'à son dernier voyage il
avait la tête tournée à l'endroit des sorcelleries et des charmes; mais
c'étaient les horribles souffrances de sa blessure qui le faisaient ainsi
déraisonner, et qui l'a contemplé tout sanglant sur son lit de dou-
leurs ne s'en étonnera pas plus que nous. J'avouerai encore que de-
puis lors, depuis qu'il s'est vu mutilé pour jamais par cette maudite
baleine qui lui a brisé la jambe, son caractère s'est légèrement aigri. . .
et qu'il n'est pas toujours aussi gai qu'on le voudrait. . . Mais, baste!. . .
mieux vaut encore un brave capitaine enclin à la mélancolie qu'un
mauvais marin très jovial D'ailleurs n'oubliez pas que cet homme,
dont on vous a peut-être dit beaucoup de mal, n'est pas, à tout pren-
dre, un sorcier ou un démon. 11 est marié; sa femme, douce et rési-
gnée créature, lui a déjà donné un enfant... Il ne faut donc pas dés-
espérer de lui, tout foudroyé, tout desséché qu'il paraisse.
Ainsi donc on est bien averti. C'est avec un profond misanthrope,
sorcier ou non, qu'on va faire campagne. Misanthrope, est-ce bien
cela? Ne faudrait-il pas trouver un autre mot pour exprimer cette
sombre monomanie d'un homme que la Providence a frappé, qui
s'insurge contre la Providence, et qui, ne pouvant l'atteindre au-
trement, a formé le projet insensé de la poursuivre dans l'agent
aveugle qu'elle a choisi pour le briser? Ahab ne hait pas ses sembla-
bles, à peine les trouve-t-il dignes qu'on s'occupe d'eux; mais, l'œil
fixé sur ce morceau d'ivoire qui remplace tant bien que mal sa jambe
perdue, c'est à Dieu lui-même qu'il adresse son farouche ressenti-
ment, et c'est à Moby Dick^ — ne pouvant harponner l'auteur de toute
chose, — c'est à Moby Dick qu'il destine les fruits amers de sa ven-
geance.
Moby Dick, quel est ce nouveau personnage? Une baleine, ni plus
ni moins, mais une baleine comme on n'en voit pas. Dans son espèce,
Moby Dick vaut Ahab dans la sienne. Quel Naniucketer ne connaît
Moby Dick, la baleine blanche aux proportions énormes, à l'humeur
belliqueuse, aux excentriques et mortelles rancunes, espèce de sor-
cière des eaux, cent fois harponnée, jamais prise, et fatale à maint
ennemi, comme au plus ardent de tous, à l'intrépide capitaine Ahab :
monstre de ruse et de férocité dont les exploits défraient les traditions
du gaillard d'arrière et du gaillard d'avant, de la dunette et de l'en-
trepont; — la seule baleine peut-être qu'on signale à regret, qu'on
poursuive sans enthousiasme, et qui ait su inspirer aux champions
les plus renommés de ce terrible sport un respect mêlé de haine et de
superstitieuse terreur? — Sa renommée fatale hante leurs rêves de la
nuit, leurs longues méditations du jour, avec tout un long cortège de
souvenirs affreux de chevilles tordues, de poignets foulés, de tibias
494 REVUE DES DEUX MONDES.
rompus, d'amputations effrayantes. Leur parler de la baleine blan-
che^ c'est parler à un Valaque, à un Monténégrin, du vampire et
du mauvais-œil, à un Ecossais du kelpie, à un Napolitain de \a.jeita-
tura; encore faut-il reconnaître que ni la. jettatura, ni le /celpie, ni
le mauvais-œil, ni le vampire, — non pas même les fadettes du Berry
et les wilis allemandes, — n'ont un mauvais renom d'aussi bon aloi
que Moby Dick.
Au nombre des qualités surnaturelles qui lui sont attribuées est le
don singulier d'ubiquité : on l'a rencontrée sous les latitudes les plus
lointaines, et à des dates si rapprochées, qu'à moins de lui supposer
l'infatigable essor d'une machine à vapeur, elle n'avait pu s'y trans-
porter par les moyens de locomotion ordinaires à son espèce. Quinze
jours après que son énorme front ridé, aussi blanc que la neige, et sa
bosse pyramidale avaient été remarqués à la surface de l'Océan Paci-
fique, on les signalait parmi les récifs du Groenland. Comment ad-
mettre qu'elle eût franchi dans un si court délai une si énorme dis-
tance? Et que croire cependant, pour peu qu'on regarde comme
au-dessous de soi les contes de sorcellerie dont se repaissent encore
tant d'imaginations dociles? D'un autre côté, son humeur tout excep-
tionnelle, sa malice intelligente, ses ressources de tactique, ses fuites
perfides, ses brusques retours, ses vengeances à longs termes, aussi
bien que sa couleur étrange, — cette couleur qui tranche si bien sur
l'azur des mers, — et la difformité de ses redoutables mâchoires font
bien réellement de Moby Dick un être à part, un cétacé hors ligne,
une baleine presque merveilleuse.
Voilà l'ennemie d'Ahab depuis le jour où, — parmi ses trois canots
chavirés, tandis qu'armé d'un coutelas et nageant derrière Moby
Dick, il fouillait avec fureur l'épaisse cuirasse qu'elle opposait à ses
coups, — elle saisit à l'improviste, dans le croissant de sa mâchoire
taillée comme une faucille, la jambe de l'intrépide capitaine, et la lui
trancha net, comme fait le moissonneur d'une poignée d'herbe. A
partir de cet instant, il conçut contre elle une de ces haines sans nom
que les hommes ont adorées, ne pouvant les comprendre, qui tour-
mentent et rendent fou l'être assez malheureux pour s'absorber en
elles, qui mêlent leur intolérable amertume à toutes choses et à tous
instans, qui tiennent en éveil, dans le cœur dévoré par elles, toutes
ces facultés subtiles et comme empoisonnées par lesquelles l'homme
s'assimile au démon. Cette haine, il l'avait couvée, étendu dans son
hamac, pendant les interminables ennuis d'une traversée d'hiver, en
longeant les côtes arides de la Patagonie : durant ces longues heures
de souffrances et d'impuissante rage, le fiel de sa pensée se mêlant
au sang de sa blessure, l'âme et le corps s'étaieilt comme imprégnés
de la même passion, acre et violente par-delà ce qu'on peut dire, dé-
LA CHASSE A LA BALEINE. A95
lirante au début, indélébile quand elle se fut en apparence éteinte
ou calmée. Sa raison revenue, son intelligence restée intacte, furent
désormais asservies à cette passion dominatrice, qui se servait d'elles,
— si pareille figure est admissible, — comme l'ennemi victorieux des
batteries enlevées à la baïonnette. Ahab, esprit puissant, volonté
subjuguée, ne se comprenait-il pas lui-même? méconnaissait-il le
caractère phénoménal de sa maladive existence? — Pourquoi le croi-
rions-nous? Chaque homme sait par expérience combien il lui est
difficile de régler sa conduite sur ce qu'il se connaît de bonnes et
utiles tendances, et chacun trouve au dedans de lui le type de quel-
que tyrannie invisible à laquelle, vainement révolté, il est plus ou
moins contraint d'obéir.
Mais revenons au Peguod. Nous connaissons le navire et son capi-
taine. Au tour de l'équipage maintenant, et passons en revue l' état-
major : nous avons d'abord le second, Starbuck, natif de Nantucket,
quaker d'origine, personnage réfléchi, sérieux, môme un peu triste,
homme du Nord en un mot, mais bronzé, desséché par le soleil de
l'équateur, et, dans sa maigreur austère, assez semblable au biscuit
de mer deux fois remis au four. Sa conscience, pour une conscience
d'eau salée, est d'une exquise déhcatesse. On peut même le supposer
enclin à quelque superstition; il n'envisage pas sans une secrète in-
quiétude l'espèce de possession qui fait d'Ahab une créature perdue
pour Dieu, acquise à Satan. D'ailleurs, s'il a du courage, — et quel
baleinier en manqua jamais? — il n'est pas de ceux qui prodiguent
à tout propos cette denrée de prix, cet approvisionnement indispen-
sable. Combattre une baleine est à ses yeux une affaire de commerce,
et la bravoure une mise de fonds qu'il faut proportionner à l'impor-
tance du bénéfice présumé.
Tel n'est point le contre-maître Stubb, insouciant compagnon,
toujours bavard et de bonne humeur, qui se lance après une ba-
leine comme un jeune chien après une couvée de poules, accablant
ses rameurs de joviales injures et stimulant leur ardeur par les plus
comiques adjurations. Il porte au milieu du péril le plus imminent,
et dans les instans les plus critiques, le paisible liUabureh de l'oncle
Toby; en silllant, il côtoie une baleine; en sifflant, il lui lance le harpon
fatal. Ce qu'il pense de la mort, personne ne le sait, lui moins que
personne, et s'il lui arrivait par hasard, après un bon dîner, de résu-
mer ses idées à ce sujet, on découvrirait probablement qu'il l'envi-
sage comme une sorte de quart assez long, assez ennuyeux, mais
qu'un bon officier ne peut décliner quand l'heure est venue de le mon-
ter. Encore ce çwarj; perdrait-il, à ses yeux, beaucoup de ses inconvé-
niens, si Stubb pouvait se flatter d'emporter sa pipe dans les régions
inconnues où l'homme passe en quittant ce bas monde; sa pipe, la
2196 REVUE DES DEUX MONDES.
cause première et Yultima ratio de sa philosophique indifférence; sa
pipe, petit brûle-gueule du plus beau noir, si invariablement collé à
ses lèvres, qu'il en semble un appendice naturel, une inséparable vé-
gétation !
Après Stubb, et au-dessous de lui, vient maître Flask, jeune ca-
det d'humeur belliqueuse, qui n'a garde de prendre les baleines au
sérieux, et ne voit qu'une série de bonnes plaisanteries dans lesinci-
dens variés d'une croisière de trois ans aux alentours du cap Horn;
- — dans les cachalots, une espèce de rats d'eau, plus grands, il est
vrai, que les autres, et quelque peu plus difficiles à prendre, mais
qu'il faudrait détruire par point d'honneur et pour s'amuser, alors
même qu'il n'y aurait pas d'autre avantage à cela.
Derrière ces trois hommes, par lesquels se manifestent à l'équipage
les volontés de l'invisible Ahab, se rangent en première ligne. leurs
trois seconds, leurs trois écuyers, si on veut. Queequeg est fils d'un
roi, rien que cela, l'héritier présomptif de la couronne de Kokovoko;
— cherchez cette île sur la carte, et vous ne l'y trouverez pas, ce qui
pourra vous faire soupçonner qu'elle existe. Queequeg, à bord du
Pequod, c'est quelque chose comme Pierre le Grand à Saardam. Il a
compris la supériorité des hommes blancs, il veut en surprendre le
secret, et rapporter à son peuple, au retour d'une croisade qu'il en-
treprend à lui seul, les bienfaits de la civilisation. Fidèle aux dieux
de la patrie, Queequeg ne voyage jamais sans son fétiche, petite
image difforme devant laquelle il brûle matin et soir, en guise d'en-
cens, un morceau de son biscuit-capitaine. Queequeg est attaché spé-
cialement, comme le meilleur harpon de l'équipage, au canot com-
mandé par Starbuck : Tashtego et Daggoo remplissent les mêmes
fonctions auprès de Stubb et de Flask. Le premier est un Indien peau-
rouge, de race pure, reconnaissable à ses pommettes proéminentes,
à ses longs cheveux pendans, à l'éclat de ses grands yeux noirs, au
lustre satiné de sa peau, semblable à celle d'un serpent. Digne reje-
ton des chasseurs iroquois et algonquins, il poursuit la baleine sur
les vastes eaux, comme ses ancêtres le daim et l'élan sur les prairies
immenses. Le second a été ramassé sur la côte d'Afrique un jour qu'il
s'ennuyait, le ventre au soleil, et que la tentation le prit de monter
à bord d'un baleinier qui venait faire eau dans sa baie natale. Ce
géant noir, à l'allure impériale, poserait fort bien pour le portrait
d'Assuérus, et le peintre lui laisserait volontiers les deux énormes
anneaux dorés qui pendent à ses oreilles.
On le voit par cet échantillon, l'équipage d'un baleinier américain
est un assemblage hétérogène et pittoresque, recruté partout ailleurs
qu'aux Etats-Unis. De fait, sauf les officiers, on ne rencontre guère
à bord de ces navires qu'un ramas d'hommes nés sur tous les points.
LA CHASSE A LA BALEINE* 49'^
du monde connu et réunis par le hasard : Provençaux, Maltais, Islan-
dais, Siciliens, matelots des Açores, de la Hollande, de l'île de Man,
lascars de Sumatra, gens du Fo-Kien ou de Tahiti. — Circonstance
notable, il en est à peu près ainsi pour l'armée de terre et la marine
militaire des Américains, — de même pour sa marine marchande, de
même pour le matériel humain employé par les ingénieurs qui, chez
ce peuple jeune et superbe, creusent les canaux ou aplanissent les
voies de fer. Pour tous ces travaux si divers, l'Américain se réserve
la direction intelhgente, la volonté, le calcul. Il emprunte au dehors
les bras, l'activité musculaire, la force brute; c'est un phénomène qui
rappelle Sparte et les Ilotes.
Dans cette revue de l'équipage du Pequod, n'oublions pas toutefois
cinq personnages mystérieux, plutôt gnomes que matelots, cachés
par Ahab dans quelque obscur recoin de la cale, pour lui servir
d'aides et de seconds dans son grand duel avec Moby Dick. Embar-
qués à ses frais, ils ne figurent point sur les rôles, et bien des
jours après le départ du Pequod^ pas un homme ne soupçonne leur
présence à bord. A peine se trahit-elle, dans le silence des nuits,
par quelques vagues rumeurs filtrant à travers les écoutilles, et
quand elle est révélée à la longue, quand on voit ces fantômes émer-
ger, un à un, des entrailles du navire, après le premier étonnement et
les premières conjectures, chacun se fait par degrés à l'aspect étrange,
au langage inintelligible de ces hôtes tout d'abord suspects. Leur chef
tout au plus reste comme une énigme vivante dont il y a quelque
intérêt à connaître le mot : c'est Fedallah l'Indien, au teint fauve ou
jaune-tigre, aux cheveux blancs roulés en turban, aux lèvres couleur
d'acier, aux vêtemens de coton noir, taillés sur le patron chinois, au
parler à peine articulé, qui siffle entre ses dents blanches comme
la menace d'un serpent irrité. En le voyant, aux momens de crise,
apparaître tout à coup sur le pont, suivi de ses sombres acolytes, et
dans un frêle esquif emporter Ahab au plus fort des combats et du
péril, il est malaisé de ne pas se rappeler la barque d'enfer et le
nautonnier de Pluton.
Tandis que nous faisons ainsi connaissance, un par un, avec les
principaux soldats de cette vaillante troupe, le vaisseau marche tou-
jours. Deux mois de traversée nous ont amenés sur le théâtre où doit
avoir lieu le premier hicering (1) , la première aventure.
Quel est ce cri prolongé qu'on dirait tombé des nuages? C'est
Tashtego qui l'a tiré de sa poitrine, perché sur les barres de perro-
quet. Son corps penché, son bras étendu vers l'horizon, cette clameur
sauvage qu'il répète à courts intervalles, ne laissent aucun doute : il
(1) De lower, abaisser. — On désigne ainsi la mise à l'eau des chaloupes suspendues
au flanc du navire.
498 REVUE DES DEUX MONDES.
signale une baleine qui souffle au vent du Pequod. Et que dis-je, une
baleine? — une bande, un troupeau de baleines se jouant à une de-
mi-lieue de leurs ennemis. Ce sont des cachalots ( spermwhaJe en
anglais, poUsfich en allemand, macrocephalus dans les dictionnaires
d'histoire naturelle) : — on les reconnaît à leurs bruyantes émissions
d'eau, régulières comme le tic-tac d'une montre.
— L'heure !... l'heure ! et vite ! s'écrie Ahab aussitôt arrivé sur la
dunette.
L'heure et la minute consignées sur le livre de loch, il s'agit de
rejoindre les cachalots, qui ont plongé tous à la fois et nagent tou-
jouis, — Tashtego l'assure, ' — au vent du vaisseau, preuve certaine
qu'ils n'ont pas pris l'alarme. L'équipage, depuis le premier homme
jusqu'au dernier, est en mouvement. Les matelots désignés pour la
chasse sont remplacés à leur poste par les ship-keepers ou gardes-
navires; les lignes de pêche, roulées autour de leurs tonneaux comme
la laine autour du rouet, sont mises en place sur les pirogues, que
des grues solides vont soulever et déposer en mer; leurs équipages,
alignés le long de la muraille, une main sur les lisses, un pied sur
le plat-bord, n'attendent que l'ordre de s'élancer; on les croirait
prêts à aborder un vaisseau ennemi.
A ce moment, pour la première fois, Ahab apparaît entouré de ses
cinq démons couleur de tigre, prompts à détacher sans bruit un ca-
not suspendu à tribord. Quand il est paré : (( Amenez par là, » crie
le capitaine d'une voix de tonnerre, et malgré l'espèce de stupeur
qui les a d'abord saisis à l'aspect inattendu de Fedallah et de ses
quatre démons subalternes, les hommes de l'équipage sautent sur
les lisses; les rouets tournent dans les poulies qui grincent; les trois
pirogues tombent sur les flots, et, comme une troupe de chevreaux
agiles, les matelots sautent l'un après l'autre, sans tenir compte des
oscillations du navire, sur ces coques mobiles, qui s'éloignent, fai-
sant assaut de vitesse, dans la direction du vent. Le canot du capi-
taine, bien qu'elles aient de l'avance sur lui, puisqu'il a dû, pour les
rejoindre, doubler la proue du Pequod, est bientôt en ligne avec
elles; les maigres Indiens qui le dirigent semblent des mécanismes
vivans montés sur des ressorts d'acier. Ils profitent d'ailleurs de
la surprise que leur fantastique évocation a jetée parmi les autres ra-
meurs. Indigné de se voir distancé, Stubb prend la parole et déploie
son éloquence habituelle, si variée de tons, si féconde en ressources :
— Enfans, c'est le cas ou jamais de se briser l'échiné!... Allons,
mes petits, mes bien-aimés, mes héros!... Pourquoi détourner les
yeux?.., que vous font ces cadets couleur pain d'épice?... Bah! ce
sont cinq bonnes paires de bras, venues d'on ne sait oii, mais qui ne
seront pas de trop à la fête. . . Plus on est de fous, plus on rit. . . Ramez,
ramez, j-amez, bijoux adorés... Le diable vaut mieux que sa réputa-
LA CHASSE A LA BALEINE. 499
tion... Bon! nous y sommes!... Voilà un coup de rames qui vaut mille
livres sterling.... Quelques-uns encore, et nous gagnons le prix...
Hourra pour la coupe d'or, que nous emplirons de bonne huile et de
blanc!... Doucement... prenez votre temps!... rien ne vous presse. . .
Allons, marauds!... mordez vos rames... mordez donc, chiens que
vous êtes!... Moins vite à présent... plus long et plus raide!... Plus
raide, vous dis-je, misérables maroufles, vauriens, bélîtres!... Vous
dormez donc?... allez-vous ronfler?... Ramez, ramez!... Ah! voilà
qui va bien... Bien, mes petits, bien, mes brins d'acier!...
l*our conserver à cette harangue toute sa verdeur et tout son efl'et,
il faut se bien pénétrer de l'accent tragi-comique avec lequel sont
jetées ces adjurations en partie double, à demi plaisantes, à demi
furibondes, et de l'attitude parfaitement indolente qui contraste, chez
Stubb, avec l'énergie démesurée de son commandement. Ahàb ce-
pendant, qui a enjoint à ses lieutenans de « couvrir la mer, » c'est-
à-dire de s'étendre dans des directions différentes, est resté à l' avant-
garde. C'est de lui que vient le signal du combat. Il le donne en
arrêtant brusquement sa barque sur un point où son œil perçant a
deviné que les cachalots vont revenir à la surface de la mer. Les trois
autres pirogues font halte à son exemple. A l'avant de chacune est
une petite caisse, ou plate-forme triangulaire, où le harponneur est
debout, le genou dans une embrasure faite pour le fixer, l'œil rivé
sur les flots bleus. A la poupe, appuyée à l'étambot, une autre plate-
forme, également taillée en triangle, reçoit l'officier commandant,
non moins attentif à tout ce qui se passe autour de lui. Pas un mot
n'est prononcé, pas une rame ne bouge. Flask seulement, que sa
petite taille empêche de dominer les « trois mers » qu'il surveille, se
hisse sur les épaules du gigantesque Daggoo comme sur les huniers
d'un mât vivant. Stubb se console avec sa pipe de l'attente passive à
laquelle le condamnent les cachalots en retard.
Tout à coup les flots bleus se troublent, frémissent, bouillonnent;
l'air vibre au-dessus d'eux comme à la surface d'un fei' rouge. Sous
cette écume d'un vert blanchâtre, sous ces jets de vapeur humide
qui l'empanachent çà et là, le banc des baleines nage entre deux
eaux, laissant après lui une trace sur laquelle les quatre barques s'é-
lancent à l'envi l'une de l'autre. Le moment est venu de leur donner
tout leur essor : Stubb redouble d'éloquence; le petit Flask lui em-
prunte ses tropes les plus hardis. Starbuck, le tranquille et silen-
cieux Starbuck, arraché à son apathie naturelle, stimule ses hommes
par quelques phrases dont l'accentuation énergique double la valeur.
Pour Ahab, les horribles blasphèmes qui se pressent sur ses lèvres
couvertes d'écume^ effraieraient un requin athée, si un tel requin
existait et les pouvait entendre. C'est un spectacle que celui de ces
quatre frêles embarcations lancées tour à tour au sommet des vagues
500 REVUE DES DEUX MONDES.
et dans leurs mouvans abîmes, les rameurs penchés et redressés en
cadence, les cris des officiers dictant les manœuvres, et dans le fond,
comme un énorme animal qui suit de loin sa couvée en péril, le
pequod au pont d'ivoire avançant sous ses voiles blanches.
Cependant l'écume des flots semble devenir plus brillante : c'est
que le ciel se couvre de nuages, de ces nuages chargés de vent et de
pluie que les marins appellent « des bouiUards. » Une rafale menace.
Les baleines se séparent, et chaque barque est entraînée dans un sil-
lage différent. On se perd de vue; mais d'une chaloupe à l'autre les
cris partent encore. — Debout! — Ce seul mot prononcé par Starbuck
d'une voix brève et sourde fait dresser le harponneur Queequeg
comme si une décharge électrique l'avait atteint. Pas un homme
dans la barque qui ne devine une crise imminente. N'entend-on pas,
en effet, sous la mer, un bruit semblable à celui que feraient cin-
quante éléphans se roulant sur leur litière? Et les vagues dressent
en sifflant leurs crêtes écumantes comme les monstres fabuleux du
poème antique. — Ici!... le voilà... frappez! — C'est Starbuck qui
parle, montrant du doigt à Queequeg une éminence blanchâtre qui
se dessine à fleur d'eau. Une brusque et sifflante vibration annonce
que le harpon a traversé l'air: mais au même moment la poupe de la
barque est soulevée comme si elle eût touché sur un récif : versée à
l'avant, elle semble heurter une autre muraille de rochers. La voile
éclate et se rompt; l'équipage, balayé, roule pêle-mêle dans la mer.
La baleine, à peine effleurée, fuit dans la rafale.
La pirogue est sauvée, bien que submergée un moment. Autour
d'elle, ses matelots nagent après leurs rames qu'ils rattrapent et
■jettent par-dessus le plat-bord, puis eux-mêmes remontent, trem-
pés, sur leurs bancs ruisselans d'eau et se hissent à l'arrière de la
barque, encore abaissée sur les flots en ligne à peu près perpendicu-
laire. Ramer serait peine perdue, les rames ne servent plus que comme
ressource de sauvetage. On hèle, mais en vain, les autres embarca-
tions aux prises avec la mer déchaînée. Starbuck, faisant sauter le
cordon delà caque aux allumettes, réussit, non sans peine, à allumer
une lanterne qu'il fixe au bout d'une perche, et qui, remise à Quee-
queg, constitue le seul signal de détresse que le tumulte des vagues
et l'obscurité du ciel permettent à ce moment d'arborer. Mais lui-
même sait bien à quoi s'en tenir sur ce dernier moyen, employé en
•désespoir de cause. Les heures se passent; la nuit s'achève; l'aube
perce les brouillards de quelques lueurs indécises. Depuis longtemps
•déjà l'inutile lanterne gît, écrasée, au fond de la barque. Tout à coup
on entend un bruit sourd de bois qui craquent, de cordages qui grin-
cent en glissant l'un sur l'autre. Une masse noirâtre se dessine va-
guement dans la brume épaisse : c'est le Peqvod, à quelques mètres
de la pirogue, sur laquelle il vient, et qu'infailliblement il va couler
L\ CHASSE A LA BALEINE. 501
J)as. Starbuck et ses compagnons ont à peine le temps de se jeter à
la mer. Du milieu des flots auxquels ils disputent.leur vie, ils assis-
tent au choc des deux nefs, à la destruction de celle qui les portait,
et sont repêchés un à un par leurs camarades, tout surpris de les
retrouver en vie.
. Pareil début ne promet-il pas une croisière animée? Cependant,
après cette première rencontre, le Peqvod sillonne vainement quatre
stations familières aux bâtimens baleiniers : celle des Açores, celle du
Cap- Vert, l'embouchure du Rio de la Plata, et le Carrol-Ground ,
au sud de l'île Sainte-Hélène. Là, pour la première fois, le nom de
Moby Dick est prononcé à bord. Trois ou quatre nuits de suite, au
clair de lune, les vigies signalent une baleine soufflant à l'avant du
navire. Chaque fois on tente la poursuite, chaque fois il semble
démontré qu'on a été dupe d'une sorte de mirage, d'une espèce de
jet-fantôme; or cette apparition nocturne, attribuée à Moby Dick
par les traditions des baleiniers expérimentés, était, selon eux, le
piège habituel qu'elle tendait à ses ennemis pour les attirer sur ses
traces jusqu'à l'endroit où elle leur voulait livrer bataille.
Puis on doubla le cap de Bonne-Espérance; on s'enfonça dans les
froides régions du pôle antarctique, parmi les tempêtes et les frimas,
et peu de jours après on était au nord-est des Crozetts, — autre station
baleinière, — parmi de vastes champs de cette espèce de grain flot-
tant qui, à rencontre de toutes les idées vulgaires, sert de nourriture
aux baleines. Cette substance particulière, appelée brit, va d'elle-
même, tandis que l'énorme animal nage paresseusement la gueule
ouverte, s'attacher aux fanons radicules qui treillissent le fond de son
palais. Elle couvre, çà et là, des gisemens marins de plusieurs lieues
carrées qu'elle dore comme si on y eût détruit des flottes chargées
de froment.
, A la hauteur de Java, Moby Dick fut signalée, et, le cœur palpitant
d'un haineux espoir, Ahab fit mettre les pirogues en mer; mais sa
vengeance allait encore être trompée. Ce qu'on avait pris pour la
baleine blanche était un énorme polype dont la masse informe déga-
geait, dans tous les sens, comme des faisceaux de serpens, ses longs
bras enroulés et tordus. Il s'enfonça lentement sous les eaux, avec le
bruit d'une sourde aspiration. Starbuck, l'intrépide Starbuck, parais-
sait consterné. Plutôt que de rencontrer le sqxùd vivant, — cet épou-
vantail des baleiniers, — il eût aflronté de grand cœur vingt com-
bats avec les pirates malais. L'apparition de ce fantôme des mers
passe pour un présage certain que le navire qui l'a trouvé sur sa
route ne rentrera jamais au port. La description du kraken fabuleux
donnée par l'évêque Pontoppidan, — déduction faite des énormes
proportions qu'il lui attribue, — se rapporte assez à ce que les balei-
niers disent du squid, qu'ils rencontrent rarement, jamais sans ter-
602 - BEVUE DES DEUX MONDES.
reur, et qui est, selon eux, l'unique aliment du cachalot. En effet,
par exception aux autres espèces de baleines, les cachalots n'ont pas
laissé surprendre le secret de leur nutrition. Quelquefois seulement,
poursuivis à outrance, ils dégorgent ce que l'on suppose être les lon-
gues pattes du squid, par lesquelles il se cramponne au fond des
mers, et que les cachalots dévorent en essayant de l'en arracher.
S'étayant de ces notions, passablement apocryphes, d'une histoire
naturelle à son usage particuher, Queequeg avait pris en bonne part
la rencontre du squid. Elle annonçait, selon lui, que les cachalots
n'étaient pas loin, et le lendemain, en eifet, à quarante brasses au
vent du Pequod, un dos noir et poli s'éleva du fond de la mer. Ainsi
qu'un bon bourgeois hollandais vient fumer sa pipe au soleil, un ca-
chalot aux proportions gigantesques, flâneur comme on en voit peu,
venait donner l'essor aux humides bouffées de ses évens. Les plus
grandes précautions furent prises pour s'approcher sans lui donner
l'alarme, et les rameurs eurent ordre de ne se servir de leurs avirons
que lorsqu'il serait superflu de vouloir dissimuler au colosse la chasse
dont il allait être l'objet. Cependant, bien qu'il s'éloignât lentement
et parût n'avoir pris aucun ombrage des acclamations indiscrètes
poussées par les matelots quand il avait été signalé, il ne se laissa
pas prendre comme on l'espérait. Soulevant tout à coup son énorme
queue à plus de quarante pieds au-dessus de l'eau, il disparut en-
suite comme une tour engloutie dans quelque abîme. Heureusement
pour l'équipage, la barque de Stubb, lancée en avant des autres,
le serrait de près, et quand le cachalot reparut, nageant la tête en
l'air pour fendre l'eau plus à son aise, le terrible harpon de Tash-
tego l'atteignit. Aussitôt la ligne de pêche glissa sur son dévidoir,
fumante et prête à s'enflammer sous le rapide frottement qui lui était
ainsi imprimé. En passant par les mains de Stubb, dégarnies par
accident des gantelets de toile qui servent en ces occasions, elle les
ouvrait au vif sans qu'il parût s'en apercevoir, et voulût, pour si peu,
renoncer à une bouffée de sa pipe. Petit à petit le mouvement se régu-
larisa, la corde se tendit, et la chaloupe, remorquée par la baleine,
glissait du même train que celle-ci à travers les flots bouillonnans.
Après quelque temps, l'allure du monstre se ralentit, les avirons jouè-
rent de plus belle, et barque et baleine voguèrent bord à bord. Stubb
alors, qui s'était fait céder la place de Tashtego, debout à l'avant, un
genou solidement fixé dans l'embrasure destinée aie recevoir, dardait
lance après lance, javelot après javelot, ouvrant à chaque coup une
source de sang qui teignait en rouge les flots où se débattait l'ani-
mal expirant. Les évens de la baleine s'ouvraient à des jets convul-
sifs, précipités, comme la pipe de Stubb à des boufl'ées saccadées et
fréquentes, tandis qu'il ramenait à lui (par les cordes dont ils sont
garnis) ses harpons tordus, qu'il lançait de rechef après les avoir re-
LA CHASSE A LA BALEINE. 503
dressés à la hâte sur le plat-bord. Un moment vint où le cachalot
épuisé parut rester immobile, à la discrétion de son ennemi qui,
tranquillement, à loisir, fouillait d'un fer plus long et plus acéré les
derniers recoins de ce corps immense où pouvait s'abriter un reste
de vie et de fureur. L'instant d'après, le cachalot, dont l'agonie
commençait, fit un suprême et dernier effort, et, battant à coups re-
doublés les eaux sanglantes, sembla chercher à disparaître dans la
rose vapeur dont il s'entourait ainsi; ensuite on le vit flotter, masse
inerte; ses évens seuls, dilatés encore et contractés çà et là par
quelques spasmes, par quelques tressaillemens convulsifs, trahis-
saient les angoisses et comme le râle de sa mort; puis, comme la lie
d'un tonneau épuisé, ils laissèrent fuir quelques jets d'un sang épaissi,
qui retombèrent sur ses flancs désormais immobiles et rigides.
— La voilà morte ! dit Tashtego.
— Oui, répondit Stubb. Nos deux pipes sont fumées.
Et ôtant la sienne de ses lèvres, il en secoua dans la mer les cen-
dres éteintes.
C'était le soir : trois barques, attelées à l'énorme proie, la re-
morquèrent péniblement jusqu'au vaisseau. Là, des chaînes de fer,
adroitement passées à la tête et à la queue de l'animal, l'amarrèrent
à l'arrière et à l'avant du Pequod, et l'obscurité venue, quand les ob-
jets ne se distinguèrent plus que par masses, ces deux grands corps,
liés l'un à l'autre, semblaient deux taureaux gigantesques maintenus
sous le même joug.
Alors les hommes de quart, qui venaient deux par deux veiller aux
ancres, eurent un étrange spectacle. La mer se couvrit de requins
voraces, pressés et grouillant à la surface des flots. Armés de la
bêche à baleine^ instrument bien affdé, dont le nom indique assez la
forme, et dont le manche a vingt ou trente pieds de long, les veil-
leurs de nuit piochaient à dire d'expert sur ces convives malappris,
mais sans les pouvoir écarter. A peine l'un d'eux était-il blessé, que
ses compagnons le dévoraient vif, arrachant de son corps entr' ou-
vert ses entrailles près de sortir. Et parfois même quelqu'un de ces
gloutons, aveuglément insatiable, saisisissant au hasard la première
proie ofl'erte à sa voracité, happait ses propres boyaux épanchés hors
de ses blessures béantes !
Le matin suivant, dès l'aurore, les requins furent chassés : quatre
hommes prirent leur place. La grande boucherie commença. On eût
dit une hécatombe de mille bœufs sanglans offerte aux divinités de
la mer. Un crochet de fer — cent livres de poids — lesté de blocs
de bois peints en vert, qu'un homme aurait peine à soulever, va
saisir la baleine et s'insérer dans une ouverture en demi-lune pré-
parée par les harponneurs. Le cabestan tournant sous l'effort de l'é-
quipage en masse, au bruit des chœurs sauvages qui marquent les
504 REVUE DES DEUX MONDES.
temps et donnent l'ensemble aux efforts combinés, soulève l'énorme
animal. La carène du navire penche, frémit et craque; les mâts s'in-
clinent; on peut craindre que le Pequod ne se disjoigne et ne s'ef-
fondre, mais au moment décisif, un bruit sec, un subit relâchement
des palans tendus à se rompre, annoncent que la peau de la baleine,
écorchée en spirale ni plus ni moins qu'une orange, se détache en
un long ruban et suit sur le pont l'immense crochet, qui finit par
l'enlever à hauteur du mât, tandis que la baleine tourne sur les flots,
peloton monstrueux dont le fil saignant se dévide ainsi. Un des ma-
telots s'approche, armé d'un sabre de bord; il commence par ouvrir
dans la partie inférieure du ruban une cavité nouvelle où un second
crochet trouve sa place, et ensuite, en quelques vigoureuses estafi-
lades, il sépare du reste la partie supérieure, qui va lourdement se
coller le long du mât. Les chœurs reprennent alors, et le cabestan vire
de nouveau, attirant une nouvelle bande de cette épaisse enveloppe,
tandis que la première, toujours suspendue par une espèce de câble
dît gumderesse, que l'on largue peu après, tombe dans une pièce ob-
scure de l'entrepont {leblackbrum des baleiniers français, le blubber-
room des Américains) où l'attendent des mains expertes qui la roulent
et la logent dans un coin. Ainsi continue et s'achève sans s'inter-
rompre cette manœuvre capitale appelée, — pardon si les mots élé-
gans nous manquent ici ! — Y embarquement du gras de baleine.
- Ce n'est pas la plus déficate ni la plus périlleuse de toutes les
opérations qui suivent une capture comme celle de notre ami Stubb.
Que direz-vous, par exemple, de ces deux hommes qui descendent
sur le dos de la baleine, y fixent deux harpons auxquels ils se tiennent
pour n'être pas balayés par les vagues, et lui coupent bravement la
tête, à coups de hache, pour avoir les mâchoires du monstre et ses
fanons incrustés de coquillages énormes? Et cette langue pesant
quinze cents kilos qu'il faut détacher tandis que vingt hommes s'es-
soufllent au guindeau pour la hisser à bord, qu'en dites-vous? Que
s'il s'agit d'une de ces baleines par excellence dites spermichales,
après la décapitation vient la mise à sec de ce grand puits cérébral où
reste close la liqueur précieuse appelée spermaceti (blanc de baleine) ,
huile épaisse, crème odorante, infiltrée dans mille cellules formées
par des fibres élastiques, comme le miel dans les alvéoles de la ruche.
Au-dessus de ce puits aérien, à l'extrémité de la grande vergue,
Tashtego, l'agile Indien, s'est glissé rapidement, et de là, le long
d'une simple corde jouant sur une poulie à rouet unique et dont une
main vigoureuse retient sur le pont l'un des bouts, il se laisse tomber
sur le crâne de la baleine. Ce crâne arrondi rappelle le minaret turc
à peu près comme Tashtego lui-même, criant et gesticulant, rappelle
le muezzin appelant les fidèles Osmanlis à la prière du matin. Une
sorte de bêche bien affilée, au manche très court, lui sert à prati-
LA CHASSE A LA BALEINE. 505
qiier l'ouverture de la citerne qu'il s'agit de vider. Un seau cerclé de
-fer y est introduit par lui, et sort de là rempli jusqu'aux bords de ce
qu'on prendrait pour du lait écumant : l'Indien l'accroche à la corde
dont il s'est aidé pour se rendre à ce poste périlleux. Le seau, vidé
sur le pont dans une grande tonne, retourne à Tashtego par la même
voie. C'est ce qu'on appelle io baie the case, mot pour mot, écoper
ou assécher la boite, opération qui peut se compliquer, on va le voir.
La boUe était vide aux deux tiers. Tashtego, muni d'une longue
perche, poussait le seau jusqu'aux profondeurs les plus intimes de
ce foudre immense, et venait de l'en retirer tout fumant, lorsque son
pied venant à glisser, et avant qu'il eût pu se retenir au câble tendu
près de lui, notre homme disparut tout à coup dans la cavité béante.
Daggoo, le géant noir, avait heureusement l'œil au guet. — Un
homme à la mer! s'écria-t-il. L'expression n'était pas juste, mais
l'éveil n'en était pas moins donné. D'ailleurs l'intrépide nègre ne
perdait pas une seconde. Il avait déjà un pied dans le seau, une main
autour du palan, et descendait à son tour sur la tête de la baleine,
laquelle, comme mue par quelque pensée soudaine, s'agitait de droite
et de gauche. Tashtego s'y démenait de son mieux.
Tandis que son compagnon organisait à la hâte des moyens de
sauvetage, — incident nouveau plus terrible que le premier ! — l'un
des crochets de fer auxquels la tête énorme est suspendue craque et
se brise sous le poids qui le charge; l'autre, seul désormais, semble
près de céder aussi. — Descendez! descendez! crie-t-on de toutes
parts à Daggoo; mais il île se déconcerte pas, et, s' acharnant à son
entreprise, il pousse de plus belle à l'aide de sa longue perche, dans
le puits où Tashtego se débat, le seau qui doit l'aider à en sortir.
Le ciel devrait une récompense à tant de dévouement, et, au lieu
d'un secours inespéré, c'est un nouveau désastre qu'il envoie aux
deux pauvres diables ainsi compromis. Le second crochet se rompt
à son tour : la tête du cachalot glisse dans la mer avec un bruit
pareil à celui du tonnerre, et tout disparaît, pour quelques instans,
derrière un voile d'écume.
Daggoo était heureusement, lorsqu'on le revit, accroché au cor-
dage qui pendait encore le long du bord; mais Tashtego, l'infortuné
Tashtego, toujours enfoui dans cette tête qui s'abîmait au fond de la
mer, quelle main pouvait le tirer de là? Tout le monde le croyait
perdu. On n'avait pas remarqué qu'au moment décisif le bon et
généreux Queequeg, le digne souverain de Kokovoko, s'était élancé
au secours de son camarade. Il plongea, un sabre entre les dents,
et, pratiquant une rapide incision dans l'espèce de tonne qui s'en-
fonçait lentement, il en retira par les cheveux, plus qu'à moitié suf-
foqué, notre Indien, ravi par miracle au plus bizarre trépas.
TOME I. 33
506 REVUE DES DEUX MONDES.
Maintenant que les principaux incidens de la pêche à la baleine
sont connus, faudrait-il détailler les opérations qui la complètent.
Elles sont du ressort de la Cuisinière bourgeoise malgré leur côté
poétique et pittoresque. Lorsque sur le pont, ruisselant de graisse
et de sang, on fait fondre dans des chaudières scellées aux fourneaux
les créions de baleine, les navires baleiniers, devenus autant de
phares flottans, dérivent sur la mer, enveloppés de flammes, et
devancés ou suivis par des masses de fumée que le vent balaie. La
lune mêle ses pâles rayons aux vives et mobiles clartés des navires
qui louvoient, aux phosphorescences des flqts sur lesquels ils glis-
sent. L'albatros aux larges ailes et les damiers blancs^qui lui servent
d'escorte, attirés par l'odeur du poisson, viennent dans l'espoir d'en-
lever à la volée quelques-uns des débris qu'on jette par-dessus les
lisses; et lorsque la carcasse du cachalot est larguée, lorsque les
vagues l'emportent vers quelque grève ou quelque récif, ces oiseaux
voraces la suivent obstinément, tantôt effleurant la mer, tantôt s' éle-
vant à de prodigieuses hauteurs pour s'élancer de là sur leur proie.
Malgré le caractère imposant de ces tableaux maritimes, il faut
revenir à notre drame et à notre héros. La haine d'Ahab, cette colère
impie, ce besoin de vengeance qu'il éprouve en songeant à Moby
Dick, voilà le lien de ce récit trop souvent interrompu.
Comme toute tragédie classique, celle-ci a ses mystérieux pronos-
tics, ses augures sinistres. Telle est la rencontre du Jéroboam et du
Pequod. Lorsque ces deux baleiniers se hélèrent, un personnage
étrange apparut à bord du premier. C'était un jeune homme élevé
parmi les shakers de Neuskyeuna, aux yeux desquels il passait pour
un grand prophète. Saisi tout à coup d'un caprice apostolique, il
avait quitté ses coreligionnaires, et s'était enrôlé parmi les matelots
du Jéroboam, sur lesquels, à leur tour, il exerça la plus bizarre fas-
cination par son fanatisme froid et positif, sa folle audace, et le récit
puissamment coloré de ses rêves délirans. Il se prétendait Y ar-
change Gabriel, le libérateur des îles de la mer, le vicaire-général
de rOcéanie, et ces âmes simples, dominées par l'incohérence même
de ces titres pompeux, le respectaient et le craignaient comme un
être de nature supérieure. Le capitaine , moins facilement acquis
aux extravagances de ce matelot qu'il déplorait d'avoir embarqué,
voulait se débarrasser de lui à la première occasion; mais tel était
l'ascendant déjà pris par le voyant sur tout l'équipage, que son
expulsion fût devenue le signal d'une désertion en masse. Il avait
donc fallu le garder à bord.
Tel était le singulier compagnon que le capitaine Mayhew, du
Jéroboam, avait dans sa chaloupe loi'squ'il vint côtoyer le Peqvod,
oh il ne voulait pas monter, ayant à bord une maladie contagieuse..
LA CHASSE A LA BALEINE. 507
Notez que c'était là une conférence difficile, car tantôt les vagues,
tantôt l'archange Gabriel coupaient la parole au capitaine du ,/éro-
hoam, et l'empêchaient de répondre aux questions d'Ahab, toujours
en quête de Moby Dick. La haleine blanche avait été vue récemment,
et, selon l'usage, elle avait signalé sa présence par de nouveaux dés-
astres. Le Jéroboam, lui-même l'avait rencontrée et poursuivie, — au
grand dommage d'un de ses officiers que la terrible baleine avait
tué, — - au grand triomphe de l'archange Gabriel qui avait prédit, si
on attaquait Moby Dick, quelq^ue sinistre aventure. 11 prétendait que
dans la peau de Moby Dick se cachait le dieu des shakers, et que de
là venait cette puissance de la mystérieuse baleine, la fatalité atta-
chée à tous ceux qui osaient engager contre elle une lutte sacrilège.
— Ah ! dit Ahab, lorsque Mayhew eut fini, apprenez-moi seule-
ment en quels parages on peut rencontrer Moby Dick.
— Voudriez-vous donc lui donner la chasse?
Et Gabriel, à ces mots, se dressant sur son banc de rameur : —
Ecoutez! écoutez le blasphème! s'écria-t-il avec des gestes frénéti-
ques... Prends garde au sort de tes pareils!... garde mémoire de leur
fin tragique !
— Capitaine, reprit dédaigneusement Ahab sans tenir compte de
ces paroles insensées, il me semble que j'ai abord une lettre pour un
de vos officiers. . . Starbuck, allez la chercher!
La lettre fut apportée. Elle était recouverte d'une couche de moi-
sissure qui en rendait l'adresse presque illisible, et semblait sortir de
quelque humide tombeau. Tandis que Starbuck préparait une longue
baguette à l'extrémité de laquelle il voulait fixer cette épître pour la
tendre au capitaine Mayhew, Ahab s'efforçait de déchifirer la sus-
cription. Il y parvint enfin, et le nom qu'il prononça fut justement
celui de l'ofiicier du Jéroboam victime de son courage dans le der-
nier combat livré à Moby Dick.
— Pauvre diable! C'est de sa femme, s'écria Mayhew... c'est de
sa veuve, ajouta-t-il plus tristement encore. N'importe, passez-moi
cette lettre. . .
— Non, garde-la, cria de nouveau Gabriel, le doigt étendu vers
Ahab, garde-la, blasphémateur!... Tu vas à la même destination!
— Que mille malédictions serrent le gosier de ce fou, — hurla le
capitaine du Pequod... Approchez, Mayhew, Starbuck va vous re-
mettre le pli.
Et Starbuck en effet, insérant la lettre à l'extrémité fendue de sa
longue baguette, la tendit vers la chaloupe du Jéroboam, que les
rameurs, immobiles, laissaient dériver exprès du côté du Pequod-,
mais elle arriva ainsi à portée de l'archange Gabriel, qui l'attrapa au
passage, et du couteau de bord, qu'il avait saisi, la traversa de part
en part. Puis, ainsi poignardée, il la rejeta vers Ahab, aux pieds
508 REVUE DES DEUX MONDES.
duquel elle vint tomber. Cependant, et comme si le destin s'en fût
mêlé, la chaloupe du Jéroboam s'éloignait à force de rames. Par le
fait, Gabriel avait commandé cette manœuvre; or Gabriel, à certains
momens, était plus obéi que le capitaine.
Et la croisière du Pequod continua, les prises succédèrent aux
prises, les barils d'huile s'emplirent, les fanons s'entassèrent dans
toutes les soutes du vaisseau, le spermaceti n'avait plus un seul vase
qui le pût recevoir; mais Ahab ne songeait point au retour. Il lui fal-
lait Moby Dick, coûte que coûte. A ses armateurs les dollars si la
campagne était bonne, ce qui lui était à peu près indifférent! — à
lui la vengeance, dût-il la payer de sa vie !,
Starbuck et Stubb, effrayés de cette énergie insensée, et pariners
fort peu décidés à courir les chances désespérées d'un jeu pareil,
échangeaient, consternés, de tristes réflexions; mais comment tenir
tête à cet irascible capitaine, doué de la plus intraitable volonté qu'ils
eussent encore rencontrée? Un jour déjà, fatigué des instances de son
premier lieutenant, qui, alléguant une voie d'eau près d'endommager
toute la cargaison, demandait à quitter des parages dangereux où le
Pequod s'attardait sans utilité, Ahab l'avait menacé de lui faire sauter
la cervelle. Une aggravation marquée se pouvait d'ailleurs noter dans
son état mental. Lui-même, ne s'en fiant point à l'armurier du vais-
seau, avait voulu forger la pique du harpon mystérieux dont il comp-
tait se servir au jour de la suprême lutte. 11 avait employé, pour ce
travail à part, l'acier le plus résistant que l'on connaisse, celui qui
a servi à ferrer les chevaux de course, et qu'ils ont pétri longtemps
sous leurs pieds vigoureux. L'arme terminée, il l'avait trempée, avec
des rites païens, dans le sang librement donné de Tashtego, Daggoo
et Queequeg; puis, tandis que ce sang coulait et s'évaporait sur l'a-
cier encore rouge, il avait baptisé son harpon m nomine Diaboli. —
Pouvait-on jeter à la Providence un défi plus insensé?
Une autre fois, — au moment où il venait de prendre la hauteur
méridienne, — on l'avait entendu maudire son quart de cercle, la
science et le soleil lui-même, qui ne le mettaient point sur les traces de
Moby Dick. — Au moment où il proférait cet anathème contre l'astre
du jour, son démon familier, l'Indien Fedallah, parsi de religion et
prophète à ses heures, avait laissé échapper un sourire de funeste
augure. Très certainement Ahab courait à sa perte, et sa perte pou-
vait entraîner celle de tous ses compagnons.
Maintenant figurez-vous, par une tempête horrible, sur l'Océan
Pacifique, au milieu des typhons que soulève l'explosion des volcans
souterrains, parmi les feux Saint-Elme qui se jouent à la pointe des
mâts, aux éclats de la foudre, aux mugissemens du vent déchaîné,
un homme paisiblement endormi : c'est Ahab, que la tourmente n'a
pas ému un instant, et qui s'est complu, lorsque les flammes élec-
LA CHASSE A LA RALEINE. 509
triques parcouraient son navire dans tous les sens, à les appeler à la
pointe de son fameux harpon. 11 est rentré dans sa cabine, et il dort.
Le vent, contre toute espérance, vient de changer subitement. Star-
buck, fidèle à une consigne donnée, descend pour avertir son capi-
taine de cette circonstance rassurante. Les voilà seuls. La vie de
l'homme qui dort est à la merci de l'homme qui veille. Derrière
Ahab brille, accroché à la paroi, ce même fusil dont il a placé la
gueule à six pouces du front de Starbuck dans un moment de folie
furieuse. Le brave second, qui n'a pas perdu la mémoire, le recon-
naît à sa monture garnie de clous. Quel moment favorable ! quelle
arme providentielle! quelle tentation presque irrésistible! Aussi, tan-
dis que la lampe mobile continue à osciller sur la tête inclinée du
vieillard, Starbuck, l'honnête, le consciencieux Starbuck a décroché
le mousquet; il s'est assuré que la balle est à son poste et le bassinet
plein de poudre; il a conçu l'idée, il la caresse, il la repousse, il
hésite, il pèse, il se débat. Cette vie, qu'il peut anéantir par un simple
mouvement du doigt, menace d'une destruction presque complète
trente autres existences enchaînées à elle par une étrange fatalité. . .
Que faire pourtant? — Inutile de songer à fléchir un homme tel
qu'Ahab. Le saisir, le garrotter pendant son sommeil? — moyen
hasardeux, vu la terreur qu'inspire le capitaine et l'autorité qu'il a
su ressaisir d'un mot dans les circonstances les plus critiques. Or la
terre la plus proche est à des centaines de lieues, et c'est le Japon,
terre interdite et close. Entre Starbuck et la loi qui peut l'atteindre, il
y a deux mers et un continent tout entier. Aussi le lieutenant pense-
t-il à la foudre qui tout à l'heure encore pouvait frapper Ahab, si
quelque génie malfaisant ne l'eût détournée. 11 pense à sa femme, à
ses enfans chéris, dont il se sent à jamais séparé, si la mort de ce
vieillard insensé ne préserve le Pequod d'une perte assurée. Mais
une seconde d'hésitation a tout décidé : Ahab s'est dressé sur soi»
séant, les yeux hagards, encore à demi plongé dans le sommeil.
— Capitaine, lui dit Starbuck... le vent vient d'adonner, on a lar-
gué les ris des huniers. Ils sont établis... Le vaisseau a le cap eu
route.
— En route donc, rugit Ahab, que ces mots n'ont pas tout à fait
réveillé 0 Moby Dick, je te tiens le cœur!...
Starbuck a perdu courage : — il comprend que désormais il lui
serait impossible d'immoler son chef par trahison. — Il replace à pe-
tit bruit le fusil à ses crochets, et remonte désespéré sur le pont.
■ Moby Dick, ton heure est-elle venue? Le Pequod rencontre la
Ràchel, et, à l'inévitable question : « Avez-vous vu la èa/eme blanchel »
le commandant de la Racket, porte-voix aux lèvres, répond par ces
510 RETDE DES DEUX MONDES.
mots qu'Ahab recueille avec extase: — Oui,... rencontrée hier. —
Avez-vous arraisonné une chaloupe en dérive?
Evidemment, Moby Dick avait encore fait des siennes. Informa-
tions prises, il se trouva que cette barque perdue sur l'immensité
des mers, et dont le capitaine de la Rachel demandait des nouvelles
avec une anxiété si profonde, portait son propre fds, son fils unique,
égaré à la poursuite de la fatale baleine. — Un enfant de douze ans!
ajoutait l'infortuné père avec une émotion contenue. Il promettait à
lui seul plus que tous ceux de Nantucket... Capitaine, continuait-il,
je vous supplie de vous joindre à moi pour battre la mer et le retrou-
ver... Quarante-huit heures... je vous demande de me laisser fréter
le Pequod pour quarante-huit heures!... Je paierai, je paierai gran-
dement... Songez donc!... mon fds!... Vous le devez!...
Mais sous ces prières, redoublées avec une insistance fiévreuse par
un malheureux père pâle de désespoir, Ahab reste aussi impassible
que l'enclume sous le marteau qui la frappe et la frappe encore.
— Capitaine Gardiner, finit-il par répondre, je ne puis faire ce que
vous désirez. . . A vous écouter même je perds un temps précieux, des
minutes qui valent tout l'or avec lequel vous pensez me séduire....
Dieu bénisse vos efforts... et puissé-je me pardonner un jour ce que
je fais en ce moment !... Mais il faut que je parte. Adieu, sans plus
de paroles... En route, Starbuck! Orientez au plus près du vent!...
Trois ou quatre jours se sont passés. Moby Dick n'a pas été signa-
lée. Ahab commence à se méfier de son équipage, qui peut-être con-
spire contre ses desseins. Il se fait hisser, dans une chaise en cordes
tressées, à la pointe du grand mât, et de là ses regards perçans ba-
laient la mer dans toutes les directions. Si l'on veut préserver la vie
d'un homme placé à cette hauteur, il faut qu'un autre homme veille
sans cesse sur la corde qui l'y maintient. Sentinelle attentive, pour
éviter une méprise mortelle, il faut que ce dernier ne la perde pas du
regard, ne la quitte pas de la main. A qui pensez-vous qu'Ahab re-
mette ce soin? A la merci de qui place-t-il sa vie menacée? Il choisit
le seul homme qui ait osé combattre ses projets et le mettre en garde
contre sa propre folie, et Starbuck, une seconde fois, dispose de la
vie d'Ahab. Instinct merveilleux que cette témérité insensée!
- Surprise des surprises! Ahab a pleuré. Une grosse larme est tom-
bée de ses yeux dans la mer, pendant qu'il contemplait cette mer
endormie sous un ciel d'une admirable pureté, pendant qu'il regar-
dait les blancs oiseaux de l'air effleurer de leurs ailes sans tache le
limpide azur des flots, pendant qu'il aspirait à pleine poitrine les pé-
nétrans arômes de la brise d'orient. Pom' attendrir ce cœur farouche,
LA CHASSE A LA BALEINE. 511
la nature semble avoir revêtu ses plus brillans atours : elle cherche,
dirait-on, à l'enivrer de ses caresses maternelles; elle lui promet oubli
pour ses fautes, pardon pour ses crimes, s'il abdique sa passion fatale,
s'il renonce à ses projets impies. Starbuck a surpris ce moment ines-
péré de faiblesse : il s'est appi'oché, se gardant bien de parler le pre-
mier, ou d'interrompre une si salutaire émotion. Sa prudence est ré-
compensée. Âhab se tourne vers lui :
— Starbuck!
— Capitaine!
— Ah! Starbuck!... quelle douceur dans l'air! quelle sérénité dans
le ciel!... C'est par une matinée comme celle-ci qu'à dix-huit ans je
harponnai ma première baleine. Il y a quarante ans de cela, — qua-
rante années de pêche continuelles, de privations, de périls, de tem-
pêtes, — quarante années sur l'impitoyable mer ! De ces quarante
ans, je me trompe, j'en ai passé trois à terre. Quand je pense à la vie
que j'ai menée!... à cette solitude austère, à cet esclavage sans fin
que l'exercice de l'autorité nous impose... quand je pense à cette
jeune fille que j'épousai, déjà vieux, et que je dus quitter le lende-
main même des noces pour me rendre au cap Horn, ne laissant sur
l'oreiller conjugal que l'empreinte d'une seule tête... à cette veuve,
mon ami, car en l'épousant je l'ai faite veuve!... veuve, Starbuck,
avec un mari qui vit encore!.... quand je réfléchis de plus à cette
fureur, à ces rages permanentes au milieu desquelles ces quarante
années se sont passées, toujours sur la trace de quelque proie après
laquelle je m'acharnais Et quand je me demande pourquoi?...
Regardez, Starbuck! regardez ce pauvre corps mutilé... regardez
ces cheveux gris qui retombent sur mes yeux et me font pleurer mal-
gré moi... Qu'ils ont blanchi depuis quelque temps!... Je suis donc
bien vieux, Starbuck?... Je me sens si faible sous le fardeau qui m'é^
crase... Il me semble que je suis Adam, et que j'ai sur les épaules
tous les siècles écoulés depuis la sortie du paradis... Amère raillerie
de ces cheveux blancs ! — Ai-je donc tant vécu de la \raie vie, de la
vie heureuse, pour me trouver tout à coup si vieux?. . . Plus près, plus
près de moi, Starbuck... Laivssez-moi contempler un œil humain...
Cela vaut mieux que regarder le ciel ou la mer... C'est un miroir ma-
gique, homme, que votre œil... J'y vois ma femme... mon enfant...
la terre et sa verdure... le foyer et son doux éclat... Starbuck, vous
ne quitterez plus le bord... Quand je donnerai chasse à Moby Dick,
restez, mon ami, restez sur le vaisseau. . . De tels hasards ne sont
plus faits pour vous. . .
— Ah! capitaine... noble âme, cœur généreux après tout... Pour-
quoi vous plus que moi, pourquoi l'un ou l'autre, ou tous deux, nous
acharner après cet odieux poisson?... Ne parlons plus de moi seul.
512 REVUE DES DEUX MONDES.
Quittons ensemble ces mers fatales ! . . . Moi aussi j'ai une femme et des
enfans bien-aimés. . . Partons!... Laissez-moi commander qu'on vire
de bord. Quel bonheur de revoir notre vieux Nantucket!... Même là,
on trouve des journées comme celle-ci.
— Je le sais... je le sais... l'été, le matin... Tenez, à cette heure
même, après son sommeil de midi, mon. garçon s'éveille... Il est
assis sur sa petite couchette. Sa mère lui parle de moi... de ce vieux
cannibale ici présent... Elle lui raconte que je suis bien loin, que je
reviendrai le faire danser sur mes genoux.
— Et ma Mary, donc?... Tous les matins, elle doit mener le petit
sur la hauteur, afin qu'il voie des premiers blanchir à l'horizon la
voile du Pequod.,. Allons, c'est fini, c'est décidé... En route vers
jNantucket!
Mais la face d'Ahab se détourne à ces mots. Il secoue sa tête grise,
et de là, comme d'une tige brûlée par les froids, tombe à terre le
dernier fruit qu'elle portât encore : bonne pensée qui avorte, fruit
doré au dehors, au dedans plein de cendres amères
Il a va Moby Dick; il l'a poursuivie, atteinte, combattue. Le pre-
mier jour, elle a saisi dans ses mâchoires puissantes la barque d'Ahab,
et la barque a cédé, séparée en deux, comme ces énormes barres de
fer que les ciseaux d'une forge coupent sans le moindre efibrt. Ahab,
précipité dans les flots, et ses Indiens, cramponnés aux deux frag-
mens de leur pirogue rompue, ont failh périr, enveloppés par la ba-
leine dans le cercle rapide qu'elle décrivait autour d'eux, tourbillon
factice dont elle rétrécissait, à chaque évolution, les mortelles spi-
rales. Le Pequod, venant se placer entre eux et leur redoutable en-
nemi, les a sauvés et repris à bord. Ahab est remonté sur son navire,
exaspéré par ce premier échec, mais bien déterminé à renouveler le
combat. Le lendemain, la chasse a repris de plus belle. Trente hommes
q^ui composent l'équipage du Pequod ont fini, sous l'impulsion d'un
vouloir énergique, par s'associer à l'ardente haine de leur chef. Eux
aussi veulent vider ce duel à mort; ils ont équipé les barques de re-
change, et, lorsque Moby Dick, bondissant hors des flots, leur appa-
rut à la marge bleuâtre de l'horizon, c'est un cri de triomphe qu'ils
ont poussé, cri terrible que la voix d'Ahab, précipitant ses ordres,
dominait encore. Le monstre est entouré. Les dards, les lances, les
harpons pleuvent sur ses larges flancs, qui se hérissent d'acier. Il se
débat dans les replis et les nœuds de trois cordes qui, clouées à sa
chair épaisse, s'enroulent autour de lui, de plui en plus inextricables;
mais par un dernier élan, par une dernière charge irrésistible, Moby
Dick s'est débarrassée de ses trois ennemis, entrechoquant et brisant
les barques, balayant les bancs de rameurs, et, d'un coup de son
LA CHASSE A LA BALEINE. 513
énorme tête, envoyant par les airs le canot d'Ahab. L'indomptable
capitaine, que le Pequod retrouve cramponné à un débris de sa bar-
que, n'est pas plus tôt monté sur le pont, qu'il s'informe de la direc-
tion prise par Moby Dick, et ordonne de mettre au vent toutes voiles
pour la rejoindre. Cependant il est frappé au cœur par un sinistre
présage.
Entre Fedallah et lui, comme entre Macbeth et les sœurs barbues,
existent des rapports d'un ordre surnaturel. Le parsi lui a prédit
une mort violente, mais sous deux conditions : d'abord Fedallah doit
prendre les devans; ensuite, une fois mort, il doit réapparaître au
capitaine du Pequod. Or, après la lutte du second jour, Fedallah,
sans qu'on s'explique sa disparition, ne s'est plus retrouvé parmi
l'équipage.
Maintenant voici la troisième et suprême journée, celle qui semble
devoir tout décider. Au lever du jour, Moby Dick n'est plus en vue.
Les heures s'écoulent, — il est près de midi; elle n'a pas encore été
signalée. Ahab réfléchit alors que la baleine blanche, frappée de tant
de coups, garrottée de tant de liens, n'a pas dû voyager avec sa ra-
pidité habituelle, et que dans son aveugle élan, servi d'ailleurs par
la brise qui enfle ses voiles, le Pequod doit l'avoir dépassée. 11 or-
donne alors de virer, et revient sur ses pas à la rencontre de cette for-
midable ennemie. Ils se rencontreront cette fois face à face et seule à
seul, car, dès le début du combat, les deux barques des seconds
sont chavirées par Moby Dick; celle d'Ahab résiste seule à ce pre-
mier choc, et bientôt elle est bord à bord avec l'ennemi. A ce mo-
ment, le flanc de Moby Dick est hors de l'eau, et là, maintenu par
le réseau des cordes entrecroisées et nouées qui enveloppent de-
puis la veille sa masse énorme, le cadavre du parsi apparaît à demi-
nu sous ses noirs vêtemens en lambeaux; ses yeux ternes et fixes,
tournés vers Ahab, semblent lui dire que la prédiction s'accomplit.
A cette vue, l'intrépide capitaine sent ses mains prêtes à lâcher le
harpon qu'il brandissait sur Moby Dick; mais cette faiblesse n'ar-
rête qu'un instant l'arme meurtrière, et la barque d'Ahab, entourée
de requins qui, préludant ainsi à d'autres festins, essaient leurs dents
sur les rames des matelots, poursuit encore la baleine blessée.
Gelle-ci, renonçant à la lutte, s'éloigne sans répondre à cette der-
nière attaque.
Ahab se trouve ainsi ramené près du Pequod, assez près pour dis-!
tinguer Starbuck accordé aux lisses, et lui enjoindre de le suivre
à distance. Il voit en même temps Tashtego, Daggoo et Queequeg
monter aux trois mâts, tandis que Flask-et Stubb s'occupent, sur le
pont, à faire réparer leurs barques avariées. Enfin, dans ce moment
décisif, il avise que le pavillon est tombé du grand mât, et il ordonne
514 REVUE DES DEUX MONDES.
à Tashtego d'y en élever un autre. Moins que jamais, à cette heure,
il voudrait avoir l'air de baisser pavillon.
Encore une fois les deux ennemis se joignent. Le harpon d'Ahab
plonge dans le corps de Moby Dick, comme dans un marais aux
fanges épaisses. La baleine se retourne alors pour combattre ; mais
ses yeux obliques, méconnaissant l'ennemi placé en face d'elle, ne lui
montrent que la masse noire du Pequod, et c'est vers lui qu'elle s'é-
lance, poussant en avant, comme un irrésistible bélier, son large
front blanc sillonné de rides. Fascinés à l'aspect du monstre qui ar-
rive sur eux, chassant devant lui un large demi-cercle de bouillon-
nante écume, Starbuck et ses collègues, les trois harponneurs placés
en vigie, l'équipage tout entier, attendent, immobiles, le choc prévu.
Les deux masses se heurtent. Le Pequod s'entrouvre, les flots pé-
nètrent dans ses flancs avec un bruit sourd. La baleine, étourdie par
la force du coup, glisse sous la quille, et va reparaître à l'autre extré-
mité du navire, où elle demeure un instant à l'état de masse inerte.
Ahab, furieux, désespéré, a profité de ce moment pour la rejoindre.
Il la frappe une dernière fois. Une dernière fois Moby Dick entraîne,
stimulée par cette nouvelle blessure, le harpon qui dévide après lui
une corde brûlante. . . Cette corde dévie un moment et sort de sa rai-
nure... Ahab se penche pour la rajuster; un des anneaux qu'elle
forme et déroule en une seconde s'enlace autour de son cou. C'en est
fait de l'intrépide vieillard, qui disparaît aux yeux de ses compagnons
avec la rapidité muette de ces éclairs que la foudre ne suit point.
Moby Dick a plongé, entraînant ainsi avec elle sous les flots où
elle va mourir, son ennemi déjà mort. Quant au Pequod., les rameurs
d'Ahab n'entrevirent plus, à travers l'écume de toutes parts soulevée,
que sa forme vague, et comme son ombre, couchée sur les flots prêts
à l'engloutir. Bientôt la pointe du grand mât fut seule hors de l'eau;
— le pavillon d'Ahab, le pavillon rouge y flottait encore, car Tashtego,
fidèle à la consigne, continuait bravement à l'y clouer. Un faucon de
mer qui planait depuis quelques instans, avec l'instinct des oiseaux
de proie, au-dessus du navire près de faire naufrage, crut pouvoir
saisir au vol ce vestige flottant dont la couleur brillante agaçait ses
yeux ; — mais au moment où son aile se collait à l'extrémité du mât,
un dernier coup de marteau vint l'y fixer. On eût dit que le Pequod.,
semblable à Satan, ne voulait prendre la route de l'enfer qu'en y
entraînant avec lui un des habitans du ciel. Sur l'oiseau et sur le
navire engloutis, la mer se referma, paisible et sereine, les cachant
sous ce vaste linceul, toujours le même depuis cinq mille ans...
Est-ce un roman, est-ce un livre positif, plein de souvenirs et de
réahté, que nous avons tenté de résumer en quelques pages? D'au-
LA CHASSE A LA BALEINE., 515
très que nous décideront cette question. L'auteur, M. Herman Mel-
ville, est un des conteurs les plus populaires aux Etats-Unis. En
Angleterre même, quelques-uns de ses livres ont obtenu depuis quel-
ques années une certaine vogue ; les premiers surtout ( Typce et
Omoo) , peintures animées des mœurs insulaires polynésiennes, ve-
nant à paraître au moment où les luttes de la Grande-Bretagne et de
la France, relativement au protectorat des îles Marquises, préoccu-
paient l'attention publique, participèrent de la popularité acquise
alors aux déportemens du missionnaire Pritchard et de la grande
reine Pomaré.
Une fois en possesion d'une renommée qui lui donnait libre car-
rière, M. Herman Melville en a profité pour étendre le champ de ses
conquêtes littéraires, et, comme tant d'autres, revendiquer les béné-
fices en même temps que les dangers d'une individualité et d'une ori-
ginalité plus complètement accusées. Nous ne l'en blâmerions point,
il s'en faut, si, dans l'essor trop peu modéré qu'il a pris ainsi, il ne
nous- semblait s'être aventuré un peu plus loin que de ra'son. Sa
verve incontestable, la valeur pittoresque de son style, l'imprévu de
ses conceptions, gagneraient, selon nous, à être maintenus sous le
contrôle d'un bon sens plus rigoureux, d'un goût plus épuré; puis,
comme Nathaniel Hawthorne, auquel est dédié l'ouvrage que nous
venons d'analyser, M. Herman Melville s'est imbu, peut-être plus
qu'il ne faudrait, de la prestigieuse philosophie dont Emerson est
l'apôtre inspiré. Cette philosophie, nous la goûtons et nous l'adop-
tons très-volontiers dans ses origines comme dans ses conclusions,
mais avec cette réserve cependant, qu'elle ne vienne pas, se mêlant
aux réalités de l'ordre le plus positif, — par exemple à des récits de
pêche, — introduire des créations purement allégoriques (fantastiques
si l'on veut) au milieu de créatures en chair et en os que le voisinage
de ces fantômes finit par dénaturer étrangement.
Nous pensons aussi que M. Herman Melville eût gagné à ne point
user autant de ces excentricités purement extérieures qui consistent
dans une grande prodigalité de titres bizarres, de digressions inat-
tendues, de bibliographie à contre-temps, d'érudition superflue. Il
avait assez de talent naturel, d'esprit argent comptant, d'invention
réelle pour dédaigner ces semblans dont on a trop abusé à notre
époque. Cependant, avec ces réserves, nous n'hésitons pas à recon-
naître que l'auteur de Redburn^ Mardis White-Jacket et de the Whale
s'est placé à un rang distingué parmi les romanciers américains qui
continuent de nos jours, Brockden Brown, Washington Irwing et
Fenimore Gooper.
E.-D. FORGUES.
MOUVEMENT LITTERAIRE
DE L'ALLEMAGNE.
I.
LE ROMAN ET LES ROMANCIERS.
I. Der deutsche Roimn des achtzehnlen Jahrhunderls in seinem Yerhœllniss zum Chrislenlhum {le
Homan allemand du di.r-huilième siècle dans ses rapports avec le Christianisme), par M. le baron
d'Eichendorff; 1 vol. Leipzig, 1851. — II. Die Ritter vom Gciste (les Chevaliers de l'Esprit), par
M. Charles Gulzkow; 9 vol. Leipzig, 1852. — IIL Neues Lehen [Vie nouvelle), par h. Bcrlhold Auer-
bach; 3 vol. Mannlieim, 18.52. — IV. Moderne Titanen [les Titans modernes); 3 vol. Leipzig, 1852.
— V. Zeitgeist und Bernergeist (P Esprit du siècle et l'esprit d& Berne), par M. Jéréniie Gotlhelf;
2 voL Berlin, 1852. — VL Albreclit Holni, par M. Frédéric d'IJeclitriz; U vol. Berlin, 1832. —
Vil. Carrara, 2 vol. Leipzig, 1851. — VIII. Furore, par M. Wolfgang Menzel; 2 vol. Leipzig, 1851.
— IX. Die Sibylle von Muntua [la Siby/le de Mantouc), par M. Léopold Sclicfer; 1 vol. Hambourg,
18u2. — X. Ans dem Wal.lleben Amerilia's ( Scènes de la Vie des Forêts en Amérique), par M. Fré-
déric Gerslaecker; 6 vol. Leipzig, 1853, etc.
U y a longtemps que les états de l'Europe ont été considérés comme une
sorte de république fédérative; il y a longtemps aussi que la France est accou-
tumée à régler l'esprit de ce grand corps. Vaincue ou victorieuse, misérable
où prospère, c'est toujours elle qui ralentit ou précipite le mouvement géné-
ral, qui propage l'agitation inquiète ou qui ramène les heures tranquilles. Je
lisais récemment dans un journal de Londres qu'un écrivain écossais, l'au-
teur d'une savante histoire des états européens de 1789 à 1815, M. Archibald
Alison, venait de conduire son travail jusqu'à nos jours et s'apprêtait à le pu-
blier sous ce titre : Histoire de l'Europe depuis la chute de Napoléon jusqu'à
l'avènement de Louis-Napoléon Bonaparte. Ce titre, vivement blâmé, on le
devine, et signalé comme une bizarrerie, exprime avec sincérité l'opinion de
la république européenne sur ses propres affaires. L'histoire de l'Europe, au-
jourd'hui plus que jamais, c'est l'histoire de nos révolutions; la guerre et la
paix nous appartiennent. Cette influence n'est-elle pas manifestement écrite
dans les littératures des peuples qui nous entourent? L'Allemagne surtout,
malgré la différence de langue et l'opposition de race, l'Allemagne, si jalouse
de l'originalité de son génie, est de plus en plus associée à nos destins et en-
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 517
traînée dans notre orbite. De 1815 à 1848, le développement brillant, l'activité
aventureuse, les tentatives fécondes et les misères de toutes sortes qui avaient
signalé cette période s'étaient reproduits chez nos voisins avec une merveil-
leuse exactitude. Après la révolution de février, les clameurs de Paris reten-
tissent à Berlin et à Vienne; le socialisme, déchaîne dans nos carrefours, se
crée au-delà du Rhin une langue et des systèmes particuliers; chaque peuple,
conservant sa physionomie, obéit cependant à une impulsion commune que
la France a le privilège de conduire, et pendant trois années les lettres ger-
maniques, comme les lettres françaises, présentent toutes les péripéties d'une
lutte immense; il n'y a plus qu'une cause en jeu, une cause suprême, la ruine
ou le salut du monde. Aujourd'hui enfin que voyons-nous? — Une période
nouvelle qui commence. La littérature s'éloigne de plus en plus des voies
politiques. L'Allemagne cherche comme nous des routes plus calmes; le
roman, la poésie, la philosophie, les lettres charmantes et sérieuses, s'y relè-
vent peu à peu, comme les arbres et les fleurs après que la tempête a passé.
Je voudrais rassembler ces symptômes, je voudrais suivre dans ses direc-
tions diverses ce mouvement d'un grand peuple. Depuis deux ans déjà, désa-
busée de ses chimères ou ajournant ses espérances, l'Allemagne avait senti
combien d'obstacles s'opposaient à son vœu le plus cher; l'unité germanique
était redevenue ce qu'elle était jadis, ce qu'elle sera toujours peut-être, un
idéal proposé aux sentimens des peuples, et qui, repoussé par les institu-
tions, doit rayonner de plus- en plus dans le domaine de la culture morale. La
terreur du socialisme, les souvenirs de la guerre civile, tout cela s'effaçait.
Des révolutions de 1848, il ne restait que certaines conquêtes légitimes, cer-
tains principes bien établis, une rupture décidée avec les restaurateurs du
moyen âge, un sentiment de la vie publique, trop étouffé naguère, et qui est
aussi indispensable au développement intellectuel d'un peuple que la circu-
lation du sang à la nourriture du corps humain. Ajoutez à cela le repos, le
loisir, biens si précieux au lendemain des crises sanglantes. L'Allemagne ne
devait-elle pas revenir avec joie aux enchantemens de l'étude? Ceux-ci, que
ne satisfait pas la situation présente, ont trouvé dans la poésie une consola-
tion à leurs espérances trompées; ceux-là, guéris de leurs ambitions, ou salu-
tairement troublés par ces grands coups que frappe la Providence, ont confié
aux lettres le résultat de leurs épreuves. Des inspirations bien différentes se
croisent, comme on. voit, dans ce mouvement simultané des esprits; il y au-
rait profit à les distinguer avec soin. Sans doute, cette phase nouvelle que je
signale ne présente pas jusqu'à présent un groupe de monumens glorieux :
qu'importe, si l'on se préoccupe ici, avant toute chose, des symptômes de la
pensée publique? Parmi les représentans de la génération qui occupait la scène
avant 1848, les uns se taisent, les autres ont repris la parole, et nous font as-
sister aux transformations de leur esprit. La génération qui s'avance, bien
qu'indécise encore, api)orte aussi maints élémens nouveaux, et les triomphes
exagérés qui couronnent certaines ébauches ont souvent, pour l'observateur
attentif, plus d'importance que les œuvres elles-mêmes. Ce sont ces divers
courans de l'opinion, ce sont ces tendances ou secrètes ou déclarées, c'est toute
cette vie de l'intelligence et de l'àme qu'on aime à découvrir dans le mou-
vement littéraire de l'Allemagne.
518 REVUE DES DEUX MONDES^
Ce mouvement est incontestable, et il s'étend déjà à tous les domaines de la
pensée. S'il s'agissait seulement de citer des noms illustres ou des œuvres con-
sidérables, l'érudition, l'histoire, la haute philologie, appelleraient tout d'a-
bord notre attention. Dans ces calmes régions de la science où ne pénètrent
guère les inquiétudes de la vie publique, la docte Allemagne a maintenu ses
traditions et accru ses trésors. Le troisième volume du Cosmos de M. de Hum-
boldt; l'Histoire de la langue allemande, par Jacob Grimm, et le savant dic-
tionnaire que l'illustre philologue publie en ce moment même avec son frère
Wilhelm, l'Histoire de la France aux xvi^ et xvn" siècles, dont M. Léopold
Ranke vient de donner le premier volume; les récentes publications de M. Fré-
déric Hurter sur l'Autriche pendant la guerre de trente ans; l'Histoire de l'An-
tiquité, où M. Max Duncker a résumé avec précision les principales décou-
vertes de la renaissance orientale du xix*" siècle; la belle monographie de
M. Curtius sur le Péloponnèse, les Antiquités indiennes de M. Lassen, tous
ces travaux, dont quelques-uns mériteront un examen spécial, attestent dans
la science allemande une activité qui ne s'est jamais ralentie. Aujourd'hui
toutefois un sujet plus pressant nous attire : ce n'est pas le passé, mais le pré-
sent; ce n'est ni la science ni l'histoire, c'est la conscience vivante de plusieurs
millions d'hommes, au sortir de ces rudes épreuves qui sont chargées de faire
l'éducation des peuples. Les romanciers, les poètes et les philosophes ont le
précieux privilège d'exprimer tout haut les secrètes pensées d'une époque;
ils indiquent au moins les tendances, les désirs, les aspirations, et révèlent,
par le plus ou moins de sympathie qu'ils inspirent, les sentimens et les in-
stincts de la foule. C'est aux romanciers et aux poètes, c'est aux pMlosophes et
aux moralistes, que je veux m'adresser. Les conteurs, rassemblant leur au-
ditoire dispersé, ont renoué le iil de leurs récits; les poètes, chassés de la répu-
blique, se sont mis à chanter comme autrefois; les philosophes, abandonnant
la tribune politique ou sortant de leurs retraites, ont repris leurs méditations
et dégagé à leur manière la formule des événemens. Quel est le secret de
leurs récits ou de leurs poèmes? quel est le dernier mot de leurs théories?
La réponse, si nous savons la trouver, éclairera une situation tout entière.
L
« De toutes les formes que revêt l'imagination, le roman est celle qui
dénonce avec le plus de sincérité les fluctuations de la pensée allemande. La
poésie lyrique est trop spontanée, la poésie didactique trop spéciale, pour
remplir cet office. Le théâtre sans doute est la plus haute expression de la vie
intellectuelle des peuples; mais le théâtre allemand, malgré tous ses efforts,
n'a jamais atteint ce caractère profondément national qui donne un intérêt
si précieux aux tragédies de Racine et de Corneille, aux mystères de Calderon
et aux drames de Shakspeare. Tenons-nous-en donc au roman : c'est la vraie
carte routière indiquant les bas-fonds et les abîmes de notre littérature, c'est
le résumé le plus complet de nos croyances et de nos folies. » Celui qui écrit
ces paroles est un des plus charmans poètes, un des conteurs les plus aimar
blés de ce groupe romantique où brillèrent tant de dons heureux et que
les luttes du siècle ont depuis longtemps dispersé : c'est M. le baron Joseph
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l'aLLEMAGNE. 519
d'EichendorlT. M. d'Eichendorff n'appartenait plus au mouvement littéraire.
Après avoir pris une part brillante aux tentatives de l'école qui rajeunissait,
avec Achim d'Arnim et Clément de Brentano, les sources de l'inspiration poé-
tique, le suave auteur de tant de lieder populaires, l'émule harmonieux des
chantres du JVunderhorn, le spirituel humoriste qui avait si bien raconté les
Mémoires d'un Vaurien et déclaré si gaiement la guerre aux Philistins du
bon sens, semblait n'avoir plus de place désormais dans la littérature turbu-
lente qui avait détrôné ses maîtres. Il était le dernier des romantiques, et, si
l'on songeait encore à ce représentant d'un monde disparu, on se le figurait
plongé dans une mystique extase ou endormi par ses propres accens au fond
des forêts enchantées. Il y avait quinze ans qu'il se taisait; sa plus récente
publication, le recueil complet de ses poésies, date de 1837. Le voilà qui repa-
raît aujourd'hui avec une vive et vaillante étude sur le roman et les roman-
ciers de l'Allemagne au xvni" siècle. Le baron d'Eichendorflf a soixante -quatre
ans, mais son imagination est toujours jeune, son style toujours mélodieux
et pur. Ce qu'il y a de nouveau dans son livre, c'est la décision de la pensée.
A vingt ans, il aimait le repos cher aux vieillards, il avait peur du bruit de
son siècle et se plaisait aux chimères^ie je ne sais quel âge d'or aperçu dans
le passé; à l'heure où la lassitude serait permise, il revient armé de pied en
cap et jette au r dlieu d'une littérature découragée son hardi manifeste.
« Toute notre histoire moderne, s'écrie-t-il, est une lutte révolutionnaire, la
lutte de ce qui est et de ce qui voudrait être. Dans ce conflit formidable, c'est
la littérature qui se bat au premier rang. La pensée, saine ou coupable, voilà
son glaive; sa force, ce sont les masses toujours mobiles et prêtes au premier
appel. Laissons de côté les tirailleurs isolés, ceux qui ne font que brûler leur
poudre au vent; allons droit aux gros escadrons et marquons les péripéties
de la bataille. » Ainsi parle le critique résolu, et, parcourant à grands pas
toute l'histoire du roman germanique depuis les aventures de Siegfried ou de
Parceval j usqu'au commencement du xvni^ siècle, il s'arrête et s'établit dans
cette audacieuse époque où s'est livré le fatal combat de l'humanité contre le
christianisme. Les romanciers philosophes qui se croient appelés à régénérer
la société et qui prêchent une sorte de religion naturelle affranchie des dogmes
chrétiens, les conteurs efféminés qui prétendent mettre le sentiment à la place
du devoir, leurs adversaires qui écrivent des romans piétistes sans se soucier
de la poésie, Klinger, Heinse, Auguste Lafontaine, Gellert, Hermès, sont ingé-
nieusement mis en scène. Les mystiques comme Jung StiLing et Lavater, les
rationalistes comme Jacobi, les pédans comme Basedow, surtout les coryphées
du culte de l'homme, l'auteur du Titan et l'auteur de fVilhelm Meister,
passent tour à tour sous nos yeux, très nettement caractérisés dans leurs
œuvres et leurs tendances secrètes: Un souffle léger circule à travers ces pages
éloquentes; l'auteur a beau rédiger une déclaration de guerre, c'est en poète
qu'il parle des poètes. Quant au fond des idées, une belle inspiration conduit
sa plume. Personne n'a mieux le sentiment des merveilleuses ressources que
le christianisme fournit à l'imagination humaine. Prêtez l'oreille aux com-
mentaires de sa théologie, il vous expliquera comment le réel et l'idéal dans,
le système chrétien sont unis par de mystérieuses attaches. On dirait que le
ciel se penche vers la terre, car le monde infini des vérités surnaturelles
520 REVUE DES DEUX MONDES.
éclaire et transfigure sans cesse toutes les dioses d'ici-bas. Grâce à ces rayons
qui nous enveloppent, la poésie est partout; les choses les plus vulgaires se
transforment, l'existence la plus humble se couronne de splendeurs miracu-
leuses, et l'artiste chrétien vit et travaille au milieu d'un continuel enchan-
tement. « Que faut-il pour cela? dit l'auteur; rester fidèles au caractère natio-
nal. Le monde était épuisé et ne pouvait plus gi vivre ni mourir; un enfant
parut qui prononça ces paroles : Si vous ne devenez pas comme un enfant,
vous n'entrerez jamais dans le royaume des cieux. Mais le vieux monde ne
comjmt pas le sens si simple et si profond de ce langage. Alors accoururent
les i)euples germaniques, qui détruisirent le vieux monde et élevèrent l'en-
fant sur leurs boucliers de peaux. De cette union de l'esprit du JXord et du
dogme chrétien est sorti le monde moderne. » — Redevenez enfans, dit le bril-
lant poète aux artistes de son siècle, et vous retrouverez tous les mystérieux
liens de la terre et du ciel, c'est-à-dire toutes les ressources et toutes les inspi-
rations de la poésie qu'a entrevue le moyen âge et dont nous soupçonnons à
peine les trésors. — Le problème, comme on voit, est posé de la façon la
plus nette, et le manifeste du baron d'Eichendorff ouvre convenablemen
notre étude.
Redevenir enfans ! C'est déjà là ce que disait il y a trois ans, au plus fort
des luttes révolutionnaires, ce naïf poète que l'Allemagne a accueilli avec une
sympathie si cordiale, M. Oscar de Redwitz; M. d'Eichendorff s'approprie la
même pensée, une foule d'écrivains la répètent; il semble que ce soit le mot
de la situation. Ceux qui ne prennent pas cette formule dans le sens chré-
■ tien s'en rapprochent cependant par de singulières analogies; ils expriment
le désir d'une existence nouvelle, ils recommandent d'oublier le passé, de
recommencer leur tâche mal conduite, de se remettre à l'œuvre sans décou-
ragement et sans rancune. Plusieurs romans, quoique très défectueux dans
leur ensemble, ont été en cela les interprètes d'une inspiration générale.
Voyez la dernière œuvre de M. Gutzkow, les Chevaliers de l'esprit! M. Gutz-
kow, en publiant cet ouvrage, a eu le tort d'inaugurer en Allemagne le roman-
feuilleton, le roman qui se déroule sous la plume de l'écrivain, comme la soie
ou la laine sur le métier du tisseur. Il a eu l'ambition peu glorieuse de riva-
liser avec la fabrique française; les volumes ont succédé aux volumes, et l'en-
treprise a dû mériter de graves reproches. Peu à peu cependant le conteur a
ressenti l'influence des émotions publiques ; son récit, qui se traînait péni-
blement, s'est débarrassé de l'imitation d'une certaine école, et les dernières
parties du tableau ont exprimé d'une façon assez vive les tristesses et les
vœux de la période où nous entrons. Il s'en faut bien, on peut le croire, que
le roman de M. Gutzkow soit une composition de premier ordre et mérite le
succès bruyant que les deux derniers volumes surtout ont obtenu au-delà du
Rhin; ce succès n'en est pas moins un symptôme. Que l'auteur ait résolu ou
non les difficultés de sa tâche, qu'il ait donné de bons ou de mauvais con-
seils à ceux pour qui il a composé son livre, il est impossible de nier qu'il ait
hardiment touché en finissant aux problèmes les plus vifs de notre époque.
J'aperçois deux choses très distinctes dans l'œuvre de M. Gutzkow : d'abord
un long roman, un tableau minutieux, compliqué, où l'imitation de M. Eu-
gène Sue n'est que trop flagrante, puis une liistoire qui confine sans cesse
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 521
au symbole, at dont maintes scènes sont la vivante iraag-e de l'Allemagne.
Laissons de côté les péripéties du roman, laissons l'auteur rivaliser avec nos
conteurs sans fin et sans mesure. Les deux frères Wildungen,Dankmar et Sieg--
Lert, derniers descendans d'un de ces templiers qui périrent sur le bûcher de
Jacques Molay, sont à la recherche d'une fortune immense laissée par leur ancê-
tre, et cette fortune doit servir à la fondation d'une société gigantesque d'où
sortira l'affranchissement du monde. Un jeune prince qui a volontairement
quitté son palais pour vivre de la vie démocratique, un prince qui a porté la
blouse et manié le rabot, est le collaborateur de Dankmar et de Siegbert pour
cette mystérieuse entreprise. Encore une fois, laissons le romancier se com-
plaire à des inventions de cette nature; ne troublons pas les lecteurs alle-
mands qui y trouvent leur plaisir, ne troublons pas tant de critiques enthou-
siastes qui semblent heureux de pouvoir opposer M. Gutzkow à l'auteur du
Juif errant et des Mystères de Paris. Ce qui nous frappe, nous, au milieu
de ces prétentieuses fadaises et de ces mélodrames surannées, ce sont çà et là
certaines personnifications hardies où nous apparaît dramatiquement, avec
ses espérances et ses mécomptes, avec son exaltation et ses chimères, la fié-
vreuse Allemagne du xix'' siècle. Très fastidieux au début, le récit change de
caractère vers la fin; lorsque nous n'avons plus à suivre l'auteur au milieu
de mille personnages dont il a entrepris l'étude psychologique, lorsque les
menues aventures du juriste Dankmar, du peintre Siegbert, du prince Égon
Hohenberg, du demi-prolétaire Fritz Hackert, du prolétaire complet Louis
Armand, du fonctionnaire Schlurk, de sa fille Mélanie, de Pauline de Harder,
de l'Américain Murray, du poète Oleander et de bien d'autres encore, font
place à une peinture plus vigoureuse et plus large, lorsque tous les traits épars
du tableau se concentrent enfin dans une situation simple, je ne sais quel
souffle poétique transforme soudain cette chronique bavarde, et l'intérêt
s'éveille. J'ai remarqué surtout deux idées assez profondes et pathétiquement
exprimées. Ce mystérieux écrin qui contient les titres de la famille Wildun-
gen, et qui est, on peut le dire, le véritable héros du roman, est condamné à
subir de singulières vicissitudes. Tour à tour perdu et retrouvé, il est sauvé
une dernière fois par un de ces êtres déclassés qui ne sont ni ouvriers ni bour-
geois, et dont la spéciahté est de faire les révolutions. Dankmar a été empri-
sonné comme agitateur, et l'écrin est aux mains*de ses ennemis ; or ce per-
sonnage équivoque dont je viens de parler, le demi-prolétaire Hackert, réussit
à dérober l'écrin; il arrache Dankmar lui-même à la prison, malgré la répu-
gnance de celui-ci à se donner un tel associé. Victoire aux frères Wildungen!
le talisman est reconquis, et leurs projets vont s'accomplir ! Non, tout est
perdu; l'imprudence ou l'ineptie de ce même Hackert a mis le feu au château
qui sert d'asile aux conspirateurs, et la précieuse cassette disparaît dans l'in-
cendie. Voyez-vous ce démagogue chargeant sur ses épaules la cassette qui
contient l'avenir! Pour la sauver, il a bravé mille fois la mort; une heure
après, il sera cause de l'anôantissemeut de ce dépôt sacré et retardera pour
longtemps les destinées du monde! 11 met sa force brutale, il met son audace
désespérée au service d'une idée qu'il peut à peine comprendre; on accepte
son aide, et voilà que tout est fini. Énergique image, ce me semble, des raji-
ports de la bourgeoisie et du prolétariat ! Cruel symbole des révolutions !
TOME I. â4
522 .' REVUE DES DEUX MONDES.
Un autre tableau qui pourrait être plus expressif encore, si l'auteur n'hési-
tait pas entre deux principes absolument contraires, c'est la conclusion du
récit. Dankmar Wildungen a voulu fonder une société dont le but est d'accé-
lérer par tous les moyens le progrès de la civilisation, le triomphe de l'hu-
manité sur la servitude et la misère. Ses illusions à ce sujet, et l'auteur sem-
ble les partager, sont vraiment des plus étranges. Cette riche cassette lui
semble un victorieux talisman ; une fois maîtres du trésor légué à Dankmar
par le templier du moyen âge, les chevaliers de l'Esprit auront enfin le point
d'appui que demandait Archimède pour soulever le monde. Qu'arrive-t-il? Ce
naïf espoir est détruit, et la plupart des fondateurs de l'ordre sont obligés de
chercher un asile hors de leur pays. Or il semble d'abord que cette catastrophe
ne soit pas perdue pour eux ; on dirait qu'ils en comprennent le sens et qu'ils
ouvrent à leur pensée une direction nouvelle. Un soir, à la faveur de la nuit,
à la douteuse clarté de la lune qui monte, voilée, derrière les sapins, des affi-
liés de l'ordre se réunissent en secret non loin de ce château des templiers
qui devait être le siège de leur pouvoir, et là un des plus jeunes prononce
ces graves paroles : « L'ordre est constitué! la consécration que devaient lui
donner des moyens matériels est compromise, il est vrai, et perdue pour le
moment; notre asile est la proie des flammes. Qu'importe?... l'esprit seul
doit être l'arme des chevaliers de l'Esprit! » L'ascendant légitime des influen-
ces morales remplacera donc les conventions secrètes, et les conspirateurs
ténébreux reprendront à la clarté du soleil la tâche bienfaisante, l'œuvre de
civilisation et de progrès que chacun dans sa sphère est toujours obligé d'ac-
comijhr? Mais non; M. Gutzkow n'ose pas conclure ainsi. Tout en refusant à
?es chevaUers le moyen de bouleverser le monde, il les convie encore à je ne
sais quelle oeuvre mystérieuse et menaçante. Cette propagande de l'esprit, ce
ne sera pas une propagande pacifique. « Ne me rappelez pas, ajoute le jeune
tribun, les enfantines paroles qui ont retenti autrefois dans cette enceinte,
quand les templiers recevaient les enseignemens de leurs chefs : à savoir que
la croix imprimée sur leurs manteaux devait être pour eux le bien suprême
et le suprême but de la vie. Ne me dites pas qu'un grand sauveur a prononcé
un jour ces maximes : — Le royaume de Dieu est une perle précieuse, et ses
trésors valent mieux que l'or et l'argent ; il est en nous, ce divin royaume ;
l'homme caché, l'homme qui possède la douce et silencieuse tranquillité de
l'esprit, cet homme-là a du prix devant le Seigneur ! — Doux, silencieux,
paisibles? Non, frères, l'esprit de ce temps ne doit pas être tout cela. Pour-
quoi faut-il que la longanimité ait été infructueuse pendant deux siècles?
Pourquoi faut-il que la colombe ne puisse plus être le symbole de notre épo-
que? La mouette s'engourdit de peur aux approches de l'orage; ainsi la pen-
sée du juste, errante de tous côtés à travers nos tempêtes, ne sait autre
chose que se plaindre et pousser de douloureux gémissemens. Qui peut en-
core dormir à l'heure qu'il est? Si l'esprit a besoin de repos, ne reposons
jamais sans presser de la main le pommeau de notre épée. A l'œuvre! agis-
sez ! enrôlez vos soldats ! » On voit quelle est l'indécision de l'auteur, et conmae
une situation qui s'annonçait si bien aboutit à des banalités vulgaires.
Ces paroles, qui contredisent si brusquement la précédente scène, M. Gutz-
kow les a écrites pour satisfaire une partie de son public. Elles répondent
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 523
en effet à la douleur des espérances trompées, et semblent promettre une re-
vanche. Les patriotes sont tristes ; de g^rands efforts ont été accomplis, de [gé-
néreux sentimens ont été dépensés en pure perte : l'unité allemande n'a été
que le rêve d'une heure; M. Gutzkow, par ces belliqueux accens, semble avoir
à cœur de ranimer les courages. Le dernier volume de son roman a beaucoup
réussi. On assure que l'auteur a reçu maintes lettres qui l'interrogeaient sur
la réalité de cette association ; les mystérieux enrôlemens ont tant d'attraits
dans la patrie du f^Fehmgericht et du Tugendhund! Du nord et du sud, bien
des Dankmar inconnus sollicitaient une place au sein de la chevaleresque pha-
lange. Ce qu'il y a de vague dans les peintures de l'auteur contribuait encore
à enflammer les imaginations. Que ce nom est beau : les chevaliers de l'Es-
prit l Les héros du xin" siècle, qui poursuivaient le Saint-Graal, les Parceval,
les Titurel et tous leurs compagnons n'étaient- ils pas de cette confrérie mysti-
que? N'y faut-il pas rattacher aussi les adeptes de Joachim de Flore, qui vou-
laient substituer à la religion du Christ la religion de l'Esprit-Saint, et que
Dante a placés néanmoins dans les splendeurs du paradis? Mais, poétiques ou
réels, orthodoxes ou hérétiques, tous les chevaliers de l'Esprit au moyen âge
étaient les soldats d'une foi positive, d'une foi parfaitement définie; ils ap-
partenaient à la communion chrétienne. Que veulent, au contraire, les che-
valiers de M. Gutzkow^? Où est leur évangile? quel dogme éclaire leur route
dans la mêlée des choses humaines? Ce n'est pas assez de dire : nous voulons
le progrès de la civilisation, nous voulons aider de toutes nos forces au
triomphe de l'humanité et de la justice. Comment comprenez-vous ce pro-
grès? où voyez-vous le triomphe de la justice, et par quels chemins marche-
rez-vous à votre but? Sur tout cela, M. Gutzkow est muet, et les actions de
ses héros ne sont pas de nature à nous faire deviner l'énigme. Ces chevaliers
n'agissent^as ; ils se disent l'un à l'autre : A l'œuvre, à l'œuvre ! et rien ne se
fait. En vain sont-ils flers de leur beau titre, ils ne le méritent ni par la su-
bhmité de l'intelligence, ni par l'audace des résolutions. Je dirai à ces héros
qui séduisent la jeunesse allemande : L'indécision de vos pensées vous con-
damne. Votre idéal est plein de contradictions et de chimères. Vous croyez
être les soldats de notre siècle, et vous empruntez au moyen âge je ne sais
quelles formes vides sans lui demander l'esprit souverain qui en faisait la
force. Vous prétendez glorifier l'humanité, et vous en méconnaissez la no-
blesse. Ouvrez les yeux : le monde moderne, malgré toutes ses misères, est
plus poétique et plus grand que vos conciliabules. La grande société secrète,
c'est l'invisible société des âmes ; or, pour que les âmes, en s'unissant, puis-
sent préparer un avenir meilleur, apprenez-leur d'abord à se régénérer. Vous
répétez sans cesse que vous êtes à une époque de rénovation sociale ; cela sera
vrai seulement le jour où chacun de vous, sans conspirations et sans embû-
ches, y appliquera une volonté sérieuse.
Cette idée du renouvellement individuel est comme entrevue dans un roman
dont le titre et les premiers tableaux m'ont charmé. Pourquoi faut-il que l'au-
teur réponde si peu aux espérances qu'il avait fait concevoii'? Je parle du
récit en trois volumes que M. Berthold Auerbach intitule hardiment Fie nou-
velle. Dante a raconté sous ce titre les mystiques extases de son enfance;
M. Auerbach l'applique à la situation présente de l'Allemagne, aux doutes qui
524 REVUE DES DEUX MONDES.
se sont emparés de bien des esprits, aux désenchantemens qui ont affligé bien
des cœurs, et il imagine un symbole destiné à exprimer pour tous la nécessité
d'une transformation morale. Le comte Falkenberg est le fils illégitime d'un
prince et d'une jeune femme qui est allée cacher on ne sait où sa honte et sa
douleur. L'enfant abandonné a été recueilli par un oncle maternel qui l'a
adopté et lui a donné son nom. Destiné d'abord à la carrière des armes, il a
senti bientôt que la discipline de l'armée pesait trop lourdement à son inquiète
nature; il a quitté le régiment pour ce monde bruyant des lettres où s'agi-
taient les mille systèmes d'une turbulente époque. La philosophie des huma-
nistes l'a enivré, et quand la catastrophe de février eut lâché la bride aux
passions, le jeune comte prit une part active aux insurrections de l'Allema-
gne. 11 croyait à toutes les chimères de ses maîtres; il avait espéré l'unité des
peuples germaniques et rêvé le triomphe de la démocratie. Partout où le pa-
triotisme allemand était en jeu, partout où la révolution tirait l'épée, dans le
Schleswig, à Berlin, à Dresde, dans le Palatinat, le comte Falkenberg était au
premier rang. Aujourd'hui que son rêve s'est évanoui comme une fumée, le
voilà errant, obligé de cacher son nom, obligé de dérober sa liberté et sa vie
à une répression sans pitié. Condamné aux casemates, il s'est procuré un faux
passeport et voyage sous le nom de Freihaupt. Où ira-t-il? L'Amérique l'atti-
rerait, si un devoir sacré n'enchaînait ses pas. Ce n'est pas seulement le sol de
la patrie qui le retient comme par un aimant invincible, il sait que sa mère
vit encore, et il veut la retrouver. Pendant qu'il marche à l'aventure, son léger
bagage sur le dos, il rencontre un jeune homme, un instituteur de campagne,
qui va prendre possession d'un nouveau poste. Les deux voyageurs font route
ensemble, et bientôt les confidences du maître d'école éveiUent une singulière
pensée dans l'esprit du comte démocrate. Eugène Baumann, — c'est le nom
de l'instituteur, — est attendu aux États-Unis par sa famille expatriée; sitôt
qu'il aura ramassé quelque argent, il s'embarquera pour New- York. « Partez
tout de suite,» lui dit le comte, et il lui remet un paquet de billets de banque;
« en échange, donnez -moi votre nom. Vous n'êtes plus Eugène Baumann, vous
êtes Freihaupt, et moi, je suis le nouvel instituteur du village d'Erlenmoos. »
Aussitôt dit, aussitôt résolu. Les passeports sont échangés, la substitution est
accomplie. Bonne chance au voyageur, bon succès au maître d'école; que
l'Amérique et l'Allemagne leur soient propices ! Les deux amis se serrent la
main et se séparent. Dès le lendemain, le faux. Eugène Baumann arrivait à
Erlenmoos et commençait une nouvelle vie.
N'est-ce pas là un attrayant début? En lisant ces premiers chapitres, je
devançais involontairement la narration de l'écrivain; j'aimais à me figurer
le fastueux démocrate dans l'humble et laborieuse existence qu'il s'impose.
Quel contraste ! hier le bruit et les enivremens de la place publique, aujour-
d'hui un paisible devoir accompli sans fracas. Une telle situation, assurément,
pouvait renfermer les leçons les plus salutaires, et le tableau de cette nouvelle
vie était digne de tenter à la fois un moraliste et un poète. Malheureusement,
M. Auerbach n'a fait que soupçonner la beauté de son sujet. Ce n'est pas une
carrière nouvelle qui s'ouvre pour le comte Falkenberg; rien n'est changé chez
lui, rien, si ce n'est la condition extérieure. Il fallait nous montrer la rénova-
tion de son âme, et cette âme, dans l'humble salle de l'école comme dans les
MOUVEMENT LITIÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 525
clubs philosophiques, est obstinément attachée aux mêmes folies. Nous pen-
sions que Falkenberg voulait recommencer sa vie pour en faire un meilleur
usage; il veut seulement recommencer la prédication de ses utopies hasar-
deuses, et pour cela il se place à la source même des générations qui doivent
posséder l'avenir; il s'empare de l'école primaire. La profession de foi de Fal-
kenberg est curieuse; le faux Eugène Baumann a trouvé à Erlenmoos un col-
lègue nommé Deeger, nature simple et droite, esprit libéral, républicain même
et profondément religieux; c'est à ce digne paysan que le disciple des jeunes
hégéliens exposera l'idéal nouveau des sociétés humaines et les espérances de
l'avenir. Un jour que Deeger a conduit son collègue à l'église pour lui appren-
dre à toucher de l'orgue, l'entretien tombe bientôt sur l'éducation, sur la des-
tinée humaine, et Deeger entend là maintes paroles qu'il a peine à compren-
dre. Peu à peu Falkenberg s'exalte; ce ne sont plus de simples formules jetées
négligemment, c'est tout un discours, c'est un programme entier qu'il déve-
loppe, comme si l'église était pleine et qu'il s'adressât à la foule :
« L'éternel exemplaire et l'immuable modèle du bien, ne dites pas que c'est
le Christ, le Christ individuel, le Christ qui a vécu et qui est mort dans une
époque déterminée; non, ce modèle sublime, c'est l'homme, l'homme idéal,
l'homme tel que le genre humain l'a rêvé et à qui il a donné le nom de
Jésus.. . La perfection iiremière, la beauté accomplie de l'esprit et du corps
n'existe nulle part dans tel ou tel individu; elle existe, partagée entre tous...
J'aime aussi le Christ et je le révère, mais je vois en lui, comme dans Socrate,
dans Aristide, dans Luther, dans Franklin, dans Washington, les imperfec-
tions qui tiennent à l'état de chaque période. Ce n'est pas le Christ individuel^
c'est le Christ idéal qu'il faut avoir en soi. Tu sais ce que nous a enseigné le
Grec Euclide; il n'y a ni ligne ni point dans la nature, et cependant ces abs-
tractions de la pensée sont les mesures exactes qui nous servent à déterminer
toute chose. Tu crois au Christ; moi je crois à l'idéal de l'homme, bien que
cet idéal, je le sais, ne doive jamais s'offrir à moi sous une forme visible. Tu
crois au monde surnaturel; je crois à ce monde où je suis né, je crois à la per-
fection de l'humanité ici-bas, je crois à la bonté incorruptible de l'homme.
Tu crois en Dieu, et tu ne perds pas confiance, quoique ses voies te semblent
mystérieuses et ses desseins impénétrables; je crois à l'humanité, je crois que
sa destinée est d'atteindre à la sainteté absolue et à l'absolue beauté, bien que
le spectacle du servilisme et de la tyrannie s'efforce d'ébranler ma foi. Des
milliers d'hommes croient à la bonté de Dieu, de ce Dieu qu'ils ignorent et
dont l'action immédiate leur est cachée : je ne les en blâme pas; qu'ils nous
permettent seulement de croire à la bonté du genre humain si hautement
attestée partant d'actes héroïques. La foi, c'est l'indestructible. La foi n'a pas
besoin d'une lumière qui lui vienne du dehors, elle tire, elle verse la clarté
du sein de ses profondeurs; tel l'enfant merveilleux qu'a représenté le Cor-
rège. Ne pense pas que ma croyance soit faible, parce que faible est son objet;
elle est si forte qu'aucun homme, aucune nation, n'auraient la puissance de
l'anéantir. L'astronomie nous apprend que les étoiles ne sont pas placées à
l'endroit où nos instrumens nous les montrent; il est de même de l'homme et
du foyer lumineux de sa vie spirituelle. J'estime les hommes plus qu'ils ne
s'estiment eux-mêmes, car ce que j'estime en eux, c'est la pure humanité,
526 REVUE DES DEUX MONDES,
l'humanité idéale, c'est leur âme à sa plus haute puissance, c'est enfin tout
ce qu'ils méconnaissent si souvent dans leur i^ropre nature. Je n'admets pas
qu'il y ait un seul homme au-dessus de moi, je n'admets pas qu'il y en ait
un seul au-dessous. Ne discutons plus l'objet de notre foi, pratiquons seule-
ment nos deux croyances, et voyons par les effets laquelle est la plus forte. »
M. Auerbach retombe ici dans toutes les vieilleries panthéistiques dont
l'Allemagne est en train de se débarrasser chaque jour. Pourquoi donc an-
noncer si haut la peinture d'une vie nouvelle? Cette vie nouvelle, c'est la reh-
gion de M. Strauss, c'est l'humanisme de M. Bruno Bauer, c'est l'athéisme de
M. Feuerbach; heureux encore sommes-nous que le héros de cette histoire
veuille bien ne pas pousser jusqu'au nihilisme de M. Max Stirner! L'Alle-
mag-ne ne prête plus l'oreille à ces tribuns; \ 848 les a tirés de l'obscurité des
écoles pour les disperser au grand jour, et voilà le romancier qui prétend les
ramener sur la scène au moment même où il annonce dans un symbolique
récit la régénération de son pays. 11 est difficile de se tromper plus complète-
ment; il est impossible de donner un plus fâcheux démenti aux promesses
d'un titre et d'un début plein de grâce. Au point de vue purement littéraire,
les détails habiles ne manquent pas dans le livre de M. Auerbach; mais rien
ne fait oublier l'erreur capitale de l'ouvrage, et ce qu'on éprouve à la vue de
ces peintures gracieuses ou sombres, c'est une sorte d'impatience et de colère
quand on suit ce prétendu réformateur incapable de dépouiller le vieil homme,
cet utopiste incorrigible qui s'imagine commencer une nouvelle vie, parce
que, sous un nom et un costume d'emprunt, il s'entête plus follement que
jamais dans ses impiétés suranjiées.
L'erreur de M. Auerbach est d'autant plus singulière, qu'il retrace avec une
sincérité hardie les vices et les violences des habitans d'Erlenmoos. Les exci-
tations de 1848 ont développé bien des mauvais instincts que le romancier ne
ménage pas. A-t-il vraiment tant de confiance dans la prédication de Falken-
berg, et croit-il que ce culte de l'humanité, ce dogme de l'absolue bonté de
notre espèce, cet aba idon de soi-même et cette fusion dans la grande âme
collective du genre humain triompheront aisément des habitudes perverses ?
Pendant que M. Auerbach s'embarrasse en ses contradictions, l'auteur ano-
nyme d'un roman assez énergiquement composé nous dénonce aussi les fu-
nestes influences de ces années de désordre, et il en tire une conclusion plus
logique. Sous ce titre, les Titans modernes, le romancier a osé nous donner la
plus poignante peinture de la démagogie allemande. Le héros du livre est un
étudiant en théologie, un aspirant au ministère évangélique, Ernest Wagner.
En vain a-t-il pour père un digne pasteur de campagne, en vain a-t-il été élevé
par une mère pieuse et simple : toutes les subtilités prétentieuses de l'esprit du
siècle ont dé bonne heure altéré les facultés de son âme. Dès le début du récit,
"nous le voyons, assis auprès de sa fiancée Anna, analyser ses sentimens avec
le pédantisme d'une cervelle orgueilleuse et malsaine. Mon cœur l'aime, se
dit-il, mais mon esprit ne la connaît pas. Ce qu'il aperçoit dans ses rêves,
c'est la femme libre, une âme fîère, affranchie des lois de la vieille morale et
prête à s'aventurer avec lui dans les régions de l'absolu. Wagner n'est pas
une nature pervertie; c'est une intelligence faible que possède un immense
orgueil. 11 semble hésiter encore entre le bonheur jmsible qui lui sourit et
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE LALLEMAGNE. 527
les aventures orgueilleuses qui l'appellent. Nommé pasteur selon le vœu de
sa famille, établi auprès de son vieux père, pasteur lui-même, dont l'exemple
et la tranquille félicité lui rendent par instans un peu de calme, il trouble à
plaisir cette période idyllique de sa vie, et la termine enfin par un coup
d'éclat. Il publie une brochure scandaleuse contre le christianisme, et se fait
chasser par le synode. Son vieux père en mourra; que lui importe? 11 a rompu
les liens qui l'enchaînaient; le voilà lancé dans l'absolu! Comme il s'applau-
dit de son équipée ! avec quelle joie sinistre il prend congé du foyer maternel
et s'engage dans la ténébreuse milice des éclaireurs du monde! Ce mélange
de crédulité béate et d'impatience révolutionnaire est parfaitement décrit.
Wagner n'est pas encore perdu : il y a chez lui, en définitive, plus de niai-
serie que de méchanceté, j'entends cette niaiserie philosophique qui est la
compagne et le châtiment de l'orgueil; mais suivez-le à Berhn, et voyez-lé
descendre l'un après l'autre tous les degrés de l'abîme ! Le maître de Wagner,
le Faust ridicule dont celui-ci est lefamidîts, est un certain docteur Louis
Horn, qui a puisé sa règle de conduite dans les plus cyniques théories de ces
derniers temps. Louis Horn et Ernest Wagner ne sont pas, qu'on le sache
bien, la caricature de certains sophistes célèbres; c'est mieux que cela, c'est
l'image trop exacte, hélas ! des disciples sans nom que tout agitateur est con-
damné à traîner derrière soi. Tandis que la dialectique continue de divaguer
paisiblement dans son cabinet d'études, l'élève traduit en actes la pensée du
maître, et le maître lira un matin la biographie du disciple dans quelque récit
de cour d'assises. Wagner a rencontré à Berhn la femme libre que lui mon-
traient ses songes. C'est autour de cette femme que va s'agiter un drame plein
âe détails burlesquement sinistres. Le docteur Horn et un certain comte César,
agent de la propagande polonaise, sont les rivaux d'Ernest Wagner. Une des
scènes les plus curieuses dans ce triple combat d'intrigues et de trahisons in-
times, c'est la mort du docteur Horn. Après toutes sortes de vilenies, humilié
dans son orgueil et dénué de toutes ressources, le docteur se tue; mais, avant
de lâcher la détente de son pistolet, il a rédigé une dernière instruction phi-
losophique à l'adresse de Wagner. « Je meurs, lui écrit-il, fidèle à mes doc-
trines; je meurs comme un représentant de l'absolu. La racaille humaine se
soumet servilement à la mort amenée par des causes étrangères; moi, ma
mort est mon œuvre. Le principe que j'ai toujours défendu, tu le sais, c'est
que l'homme doit être maître de lui-môme, jouir de lui-même, n'aimer que
lui-même, ne dépendre que de lui-même... La conclusion est qu'il doit se tuer
lui-même. » Vous trouverez peut-être que ce résumé du système et de l'exis-
tence du docteur est une charge trop bouffonne; ne le croyez pas : les choses
sont si bien amenées dans la trame du roman, la génération du mal est si
complètement décrite, ce malheureux est tellement la dupe des grands mots
et des formules creuses de son école, que cette sinistre parade du mourant
est la conclusion nécessaire d'une telle vie.
Les deux chapitres qui terminent l'ouvrage, l'un intitulé propagande^
l'autre bourgeois et prolétaires, nous font assister aux dernières aventures,
aux dernières avanies du théologien renégat. Un instant on croit qu'il va
s'arrêter sur la pente rapide où il glisse. Il veut revenir sur ses pas, il sent
se réveiller les instincts honnêtes que l'infatuation n'a pas complètement
528 REVUE DES DEUX MONDES.
étouffés; vain espoir! c'est une lueur qui brille et qui passe. Ernest Wagner
n'est-il pas le messie d'un monde nouveau? Si les bourgeois ne sont pas
séduits par ses doctrines athées, il s'adressera aux prolétaires et leur ensei-
gnera le communisme. Adieu les théories transcendentales et les apoph-
tegmes métaphysiques! le voilà obligé de parler le langage du tailleur Krist,
excellente figure, type démagogique reproduit avec une habileté magistrale.
Suivez-le jusqu'au bout dans cette lamentable odyssée, vous le verrez à Vienne,
au milieu de ses adeptes, chercher un trépas éclatant sur les barricades d'oc-
tobre. Pourquoi l'auteur le fait-il fusiller par les spldats du prince Windisch-
Graetz? 11 fallait que cet homme, dont la vanité a conduit toute la vie, rentrât
obscurément dans la foule et subît la longue humiliation de son impuissance.
Et maintenant, si vous vous rappelez sa première enfance, son père entouré
de respect, sa mère pieuse, attentive, dévouée, sa douce fiancée Aima et toute
cette famille qui marche gravement dans le sentier du devoir, ce n'est pas la
mort du malheureux qui jettera le plus de tristesse sur cette impitoyable
étude, c'est l'attitude du mourant et l'obstination titanique de son âme. Les
Titans modernes! dit l'auteur, et l'on se demande pendant tout le cours de
l'ouvrage si ce n'est pas un titre ironique. Où sont les Titans en effet? Nous
n'avons affaire qu'à de vulgaires vanités et à des caractères lâches. L'auteur
évite trop soigneusement la déclamation pour donner à ses persoimages l'al-
tière audace qui pourrait diminuer leurs misères. Mais tout à coup, au der-
nier moment, du sein de cette nature vide et de ce cœur desséché, du fond de
ce néant, si je puis dire, s'élève une parole épouvantable : « J'ai mené une vie
bien errante, écrit Wagner avant de mourir; j'ai péché de mille manières, et
cependant je ne saurais éprouver de repentir. S'il existait un Dieu, je compa-
raîtrais devant lui sans trembler. J'ai vécu saintement, mes péchés même
étaient purs. De toutes les forces de mon être j'ai poursuivi la vérité. » Qu'en
dites- vous? ce titanisme que nous cherchions, il me semble que le voilà. Le
Titan moderne ne puise pas son audace dans le développement gigantesque
de son corps comme le Titan de la fable, mais dans la faiblesse et l'indigence
de son âme. L'idée du bien s'est éteinte au fond de sa conscience; cette cri-
tique meurtrière qu'il a portée partout a fini par le détruire lui-même, et
c'est parce qu'il est le néant qu'il peut s'écrier avec raison : Je ne tremble pas !
Les Titans modernes rappellent par bien des points un vif et spirituel récit
publié chez nous en 1849 et qui méritait de ne pas passer inaperçu : je parle
de cette peinture de mœurs politiques intitulée Un Héros. Tout est triste dans
ce livre; l'indignation n'y tient pas de place, mais l'observation y est précise,
inexorable. L'auteur n'intervient pas dans«son récit; il craint la déclamation,
il craint l'emphase. C'est assez pour lui de laisser parler les choses, et certes
elles crient assez d'elles-mêmes. Bien qu'il y ait beaucoup de talent dans les
deux ouvrages, l'invention y briUe peu; on voit clairement que l'écrivain ne
s'est pas proposé une œuvre d'art. Ne lui demandez pas autre chose qu'une
enquête sans pitié, ou, si vous l'aimez mieux, une opération chirurgicale
accomplie d'une main sûre. C'est peut-être pour ce motif que les deux roman-
ciers ont gardé l'anonyme : s'effaçant devant leur œuvre, ils ont voulu que
rien ne vînt s'interposer entre la réaUté lugubre et la fidèle copie qu'ils en
donnaient.
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 529
S'il y a un procédé opposé à celui-là, c'est le procédé de M. Jérémie Gott-
helf. On a déjà exposé ici même les vaillantes luttes que le pasteur de Lut-
zelfluh a soutenues contre la démagogie du xix" siècle. Ce ne sont pas seule-
ment des tableaux qu'il retrace; on sent dans toutes ses œuvres une invincible
ardeur de prosélytisme. Il est poète par le sentiment profond de l'existence
rustique, par l'incomparable énergie des peintures, par l'audace extraordi-
naire d'un réalisme qu'anoblit toujours l'inspiration morale; mais, dans les
plus vives inventions du poète, il est impossible de méconnaître à chaque
page le pasteur qui a pris sa mission au sérieux, un rude pasteur de l'Ober-
land avec son bâton noueux et ses souliers ferrés, allant de porte en porte,
parlant à chacun son langage, sévère ou affectueux, consolant ou redoutable,
toujours libre, franc, populaire dans ses allures, et poursuivant de tous côtés
par l'ironie la plus joyeuse ou la colère la plus éloqueiite la propagande anti-
chrétienne, la propagande des communistes et des athées allemands, qui
infeste les campagnes. On comprend que cette verve belhqueuse tienne l'Alle-
magne en émoi, lorsqu'un mouvement si marqué, de Berlin jusqu'à Vienne,
ranime aujourd'hui les sentimens religieux et assure un succès souvent peu
mérité aux interprètes de ce nouvel esprit. L'Allemagne cherche et provoque
des écrivains qui répondent aux besoins de son âme; elle les applaudit
d'avance sans mesurer l'enthousiasme; elle ne demande pas si M. de Redwitz
est un poète inexpérimenté, elle le salue comme un maître, et bon gré mal
gré elle fait de lui un chef d'école. Comment les puissantes peintures de
Jérémie Gotthelf, quoique sorties d'un petit village de la Suisse, ne compte-
raient-elles pas au premier rang dans le travail des lettres germaniques?
Le dernier roman que nous a donné le digne pasteur a beau être consacré
à une matière toute spéciale, il répond très bien à ces préoccupations. C'est
une heureuse idée d'avoir mis en présence l'antique esprit des populations
Ijatriarcales de la Suisse et cet esprit nouveau qui s'intitule orgueilleusement
l'esprit du siècle. V Esprit du Siècle et l'Esprit de Berne, tel est le titre du
livre dont je veux parler. M. Gotthelf a personnifié ces deux esprits d'une
manière très attachante : Hunghans et Ankenbenz sont les deux plus riches
fermiers du village de Kuchliwyl; unis par l'amitié comme par le sang, enfans
du même sol, baptisés avec la même eau, ils ont grandi ensemble et en s6
tenant la main; cependant combien ils sont séparés aujourd'hui par la direc-
tion de leurs idées ! Hunghans est fier des progrès de son temps, et il entend
par ce grand mot l'abandon des croyances chrétiennes; il rit du pasteur, il
se moque du dimanche, et disserte en son patois sur la mythologie de la Bible.
Ankenbenz est un esprit simple qui croit à la religion et au devoir; quand il
a assisté à la prédication de la parole-du Christ, il se sent mieux assuré dans
e droit chemin, et les prétentieuses impiétés d'Hunghans révoltent son âme
droite. De l'opposition de ces deux caractères, M. Gotthelf a fait naître sans
effort les tableaux les plus intéressans et les leçons les plus vives. On peut
être sûr que la morale chez l'auteur A'Uli n'a jamais un aspect sombre et
rechigné; l'auteur connaît trop bien ses paysans pour leur adresser une pré-
dication empreinte de méthodisme. La morale luit dans ses tableaux comme
un rayon de soleil, elle est joyeuse, elle est la bienvenue, elle ranime toute
la ferme : le toit s'égaie et rit. Quel peintre que Jérémie Gotthelf! Comme il
reproduit avec précision les moindres scènes de la commune ! Le tribunal, le
5S0 REVUE DES DEUX MONDES.
temple, le cabaret, la place publique, c'est toute une série de tableaux flamands
exécutés par un maître. La verve de l'auteur redouble quand il s'agit de poli-
tique; la politique ! autrefois c'était le patriotisme, aujourd'hui c'est legoïsme
€t la cupidité. La nomination d'un membre du grand conseil est une des
scènes les plus divertissantes qu'on puisse lire. Les petites perfidies des me-
neurs, la niaiserie de ceux qu'on dupe, la colère des ambitieux déçus, l'étonné-
ment et la bouffissure subite du candidat insignifiant qu'on a choisi pour
faire pièce au candidat qu'on redoute, tous ces incidens sont mis en relief
avec 'a franche et copieuse gaieté qui sied si bien au romancier rustique.
Parfois le ton s'élève, et la comédie ne s'interdit pas l'invective. A ceux qui
blâmeraient l'audace de ces tableaux, Jérémie Gotthelf a répondu d'avance
dans sa préface : « Je ne suis pas un républicain de convention; je suis né
républicain, j'ai été élevé dans la liberté républicaine, dans cette liberté que
nous avons vue compromise de 1846 à 18,^0, sous le régime des corps francs.
La liberté ! c'est trop peu de déclarer que je l'aime, elle est un besoin pour
mon âme; j'entends la liberté chrétienne, non pas la liberté selon la chair,
mais la liberté dans le domaine de l'esprit. — Il est aisé, dit saint Paul aux
Galates, de connaître les œuvres de la chair, qui sont la fornication, l'impu-
reté, l'idolâtrie, les inimitiés, les meurtres, les ivrogneries... Les fruits de
l'esprit, au contraire, sont la charité, la joie, la paix, la patience, l'humanité,
la douceur, la foi, la continence... Il n'y a point de loi contre ceux qui vivent
de la sorte. — C'est l'amour de cette liberté selon l'esprit qui a fait de moi un
écrivain. Oh! je saVais nettement ce que je voulais. Je suis descendu dans
l'arène pour la cause de Dieu et de la patrie; j'y suis descendu pour défendre
la famille chrétienne et l'avenir des enfans. « Laissez-le donc parler, ce -cou-
rageux écrivain, et n'oubliez pas qu'il est presque seul à lutter, depuis des
années, contre l'armée démagogique. Laissez-le stigmatiser dans ses ardentes
satires l'ineptie et la luxure de ces fonctionnaires imposés à d'honnêtes com-
munes par la victoire des corps francs. Pardonnez-lui l'âpre rudesse de son
langage, passez-lui même une certaine éloquence qui sent l'étable et la char-
rue, lorsqu'il poursuit dans la personne du fermier Hunghans, de sa femme
Gritli, de son fils Hanz, les socialistes et les athées, les jeunes Allemands et
les jeunes hégéliens, dont ces malheureux sont les victimes. Je recommande
particulièrement toute la fin de l'histoire d'Hunghans, la mort du fils, le dés-
espoir du pore, les bonnes paroles d'Ankenbenz, qui ramènent son vieil ami
dans le droit chemin, et le pathétique discours du pasteur sur la tombe de ce
jeune homme que l'esprit du siècle a conduit là : — « Marie vint à l'endroit
où était Jésus, et, s'étant jetée à ses pieds, elle s'écria : Seigneur, si tu avais
été avec nous, mon frère ne serait pas mort. » Ce texte si bien approprié à la
situation, l'orateur chrétien le développe avec une onction pénétrante, et les
sévères leçons qu'il en fait sortir sont adoucies à la fin par de fortifiantes
exhortations et des espérances immortelles. Le paysan, désabusé des influences
qui l'ont perdu, recommence dans le vieil esprit, dans l'éternel esprit du
christianisme, une existence purifiée.
Ainsi reparaît toujours cette même inspiration que nous avons signalée dan?
les ouvrages les plus dissemblables, ainsi éclate dans le récit de Jérémie Gotthelf
comme dans le manifeste de M. d'Eichendorff, dans les Chevaliers de l'Es-
prit de M. Gutzkow comme dans la Fie nouvelle de M. Auerbach et dans les
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 531
Titans modernes de l'écrivain anonyme, cette pensée qui est manifestement
la préoccupation constante ^ l'invincible besoin des âmes : ensevelir le vieil
homme et recommencer à vivre. Ni les uns ni les autres ne se sont concertés
pour cela. M. (iutzkow et M. Auerbacli ne pensent pas comme l'écrivain ano-
nyme et Jérémie Gottlielf ; le but que les premiers assignent à cette sorte de
renaissance n'est pas celui que signalent lés deux autres; cependant un même
instinct a parlé dans leurs écrits : libres penseurs ou moralistes chrétiens,
ils sont ici les interprètes d'un sentiment général. Youdrait-on ne voir là
qu'une rencontre fortuite? Ce serait fermer les yeux à une transformation
évidente. Ce travail était nécessaire, et.il s'accomplit autour de nous avec
une spontanéité qui en révèle toute l'énergie. 11 faut croire à ce mouvement
des esprits signalé par tant de symptômes, on peut y mettre sa confiance et
en attendre des résultats durables. La crise aura été féconde : les lettres n'en
profiteront pas moins que la morale publique et la rehgion.
II.
Il y a deux manières de mettre fin à une mauvaise situation littéraire :
c^est d'abord, nous venons de le voir par de curieux exemples, de l'arracher
résolument aux influences de la veille, de faire comprendre à tous la néces-
sité d'un renouvellement général; c'est aussi de ne plus en parler, et d'ou-
vrir, sans autre préambule, la période de paix et d'activité régulière à laquelle
on aspire.
L'Allemagne semble de plus en plus disposée, nous l'avons dit, à rompre
avec la polémique pour revenir aux études sereines et se dévouer à la propa-
gande du beau. Conteurs charmans ou sévères, peintres du passé ou de la so-
ciété présente, on les a vus paraître en foule. Il y a eu comme un épanouisse-
ment simultané dans les domaines de la fantaisie. Je distingue surtout deux
directions très différentes : le roman historique, et le roman qui se propose
dans mille tableaux divers la peinture de notre xix" siècle. Cette seconde caté-
gorie, si l'on voulait être complet, offrirait encore maintes subdivisions inté-
cessantes. Ici, c'est le roman de salon, le roman de high life, emprunté aux
Anglais, et jusqu'à présent assez dépaysé en Allemagne; là, c'est le roman rus-
tique, si accrédité chez nos voisins par les succès de M. Auerbach, de M. Léopold
Kompert, de M. Jérémie Gotthelf, et qui révèle une tendance heureuse à la
simpUcité. Le roman national mériterait une place particulière, car il faut
bien donner ce titre à ces narrations où l'auteur étudie surtout les mœurs
d'une population oubliée et nous en retrace la dramatique image. Il y a enfin
les romanciers voyageurs, et c'est là une nouveauté assez piquante : j'appelle
ainsi les spirituels et brillans touristes qui, parcourant les terres lointaines,
nous ont donné en de vifs tableaux le résultat de leurs observations. L'Alle-
magne en a eu plus d'un pendant ces dernières années, car cette littérature
cosmopolite tend toujours à reculer ses frontières; maintenant surtout que
l'émigration allemande, accrue sans cesse en des proportions terribles, va
fonder au-delà de l'Océan des villes et des états, il est naturel que la littérature
suive le même mouvement d'expansion.
Le roman historique, abandonné depuis quelque temps pour le roman
socialiste ou le roman famiUer, vient de reparaître avec un certain éclat. Je
532 REVUE DES DEUX MONDES.
citerai au premier ran^ le nom de M. Frédéric d'Ueclitriz. Comme M. le baron
d'Eichendorff, dont nous avons salué le retour avec joie, M. d'Uechtriz avait
renoncé depuis une quinzaine d'années à la place brillante que lui promet-
taient ses débuts. Il s'était surtout sit,nialé comme poète dramatique dans les
dernières années de la restauration. On lui doit de beaux drames, Chrysos-
tome, Spartacus, Othon III, surtout Alexandre et Darius, vivement applaudi
à Berlin en 1828 et publié avec une préface de Tieck. Par la richesse du style
et la grandeur des conceptions, M. d'Uechtriz apportait à l'école romantique un
secours inattendu, et, puisque cette école recrutait encore des soutiens de cette
valeur, on pouvait douter qu'elle fût en décadence. Est-ce le sabbat de lajeM?îe
Allemagne et de la jeune école hégélienne qui inspira au poète le goût de la
solitude et du silence? La vérité est que, depuis 1830, M. d'Uechtriz n'a guère
cessé de se tenir à l'écart. Son dernier drame, les Babyloniens à Jérusalem,
est de 1836. Ame poétique et chrétienne, M. d'Uechtriz, on peut le croire, se
consolait des tristes spectacles d'une littérature infatuée en faisant revivre
au souffle de son imagination les époques évanouies. Le roman qu'il vient
de publier est évidemment le résultat d'un long travail; on y découvre à la
fois les laborieuses recherches de l'érudit et les lentes méditations du pen-
seur. Albert Holm est une large peinture de la chrétienté au xvi" siècle. Y
avait-il un sujet plus beau pour une inteUigence qu'attristait la sophistique
de nos jours? Là, point de railleries superficielles, point de prétentieuses
impertinences; les croyances étaient mâles et les passions profondes. C'est
au sein même du christianisme que se débattait la lutte. L'église était
déchirée et son cœur saignait, mais le christianisme recouvrait tout; amis
et ennemis y étaient attachés du fond de leurs entrailles. Le vif sentiment
de ces fortes passions religieuses, voilà l'inspiration de l'auteur; tous les
mérites et tous les défauts de son œuvre proviennent de cette source. Ces
défauts sont nombreux. N'en est-ce pas un, et très déplaisant, que de faire
intervenir sans cesse des disputes de théologie au milieu des chastes amours
dont le romancier est l'historien? Albert Holm est un de ces hommes de
guerre qui louaient leurs services aux princes et aux cités. Jeune, beau,
vaillant, il est dévoué aux doctrines de Luther, et, lorsqu'il devient amou-
reux d'Agnès Breitinger, la fille du bourguemestre de Francfort, il cherche
à la convertir à sa foi avec l'érudition d'un docteur qui a lu et médité tous
les textes. Un conteur qui cite Bellarmin, Luther et les conciles, un roman-
cier qui est obligé de mettre des notes au bas des pages et de vous arrêter
au milieu d'une scène émouvante par la production de quelque pièce latine
extraite d'un in-folio, ce romancier-là, il faut l'avouer, prend trop au sérieux
la tâche morale qu'il veut remplir. Rien de plus beau que ces convictions
ardentes; il convient toutefois de les dissimuler plus adroitement, si l'on
veut qu'elles communiquent une vertu féconde au récit. Un lecteur de contes
peut s'approprier à bon droit le mot de Nicole : « Je n'aime pas à être
régenté si fièrement. » Ce défaut, trop souvent renouvelé dans les quatre
volumes de M. d'Uechtriz, n'efface pas cependant les rares mérites de cette
composition. Les deux premiers volumes sont une peinture de l'Allemagne,
les deux derniers un brillant tableau de l'ItaUe. Ici, la ville de Francfort,
l'Autriche, la guerre avec les Turcs; là, les splendeurs de Naples, l'expédition
de Charles-Quint à Alger, le Vatican et le conseil des cardinaux sous la pré-
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE L ALLEMAGNE. 533
sidence du pape Paul 111. A travers ces tableaux si différens, l'auteur pour-
suit une idée bien digne de son àme affectueuse et de sa rare intelligence : il
cherche le point où la conciliation est possible entre le catholicisme et la
religion de Luther. Le héros du roman, Albert Holm, aime tour à tour deux
femmes qui ne se ressemblent pas, la douce et naïve Agnès de Francfort, et
la fière Napolitaine Lucrezia, comtesse de Monte-Felice. Toutes les deux sont
catholiques, et fournissent à l'auteur une piquante occasion de déployer ses
théories.
Albert Holm fait le plus sérieux honneur à cette renaissance littéraire dont
nous signalons les symptômes. Cette belle œuvre nous offre autre chose qu'une
intéressante peinture de l'ItaUe et de l'Allemagne au xvr siècle; on y voit se
déployer avec une cordiaUté sincère le christianisme de l'écrivain. Bien des
esprits élevés, en Allemagne, appellent de tous leurs vœux le réveil de la
pensé^ chrétienne. Ce désir de réunion qui préoccupa les grandes âmes de
Bossuet et de Leibnitz semble se ranimer de nouveau. On ne discute plus,
comme au xvii* siècle, les bases d'une négociation théologique; mais, dans le
désarroi général, on s'attache des deux côtés à se prêter assistance. On est
moins frappé des dissentimens, on l'est davantage de tout ce qui peut rappro-
cher les deux cultes. Les protestans que l'esprit chrétien anime saluent cet
esprit chrétien partout où ils en rencontrent la trace, sans se sou(;ier des
vieilles rancunes et des préjugés séculaires. Les catholiques de Vienne et de
Munich, des esprits originaux et hardis comme Dœllinger et Gunther, recon-
naissent que, sans le développement si hardi de la théologie protestante, la
théologie catholique de l'Allemagne serait sans doute aussi stérile et aussi
pauvre qu'en d'autres contrées de l'Europe. Il se forme, en un mot, une sorte
de terrain commun, et il n'est pas impossible que l'AUemagne, après avoir
fait une brèche si profonde a l'éghse du xvi^ siècle, ne reconstruise un Jour
sur ce terrain la basilique chrétienne. Une preuve que ces idées se répandent,
c'est que les voilà déjà hors de l'enceinte des écoles. M. d'Uechtriz s'en est
manifestement inspiré : ses protestans n'ont pas de passions altières, ses ca-
tholiques n'ont pas de préjugés haineux. Conduit par la généreuse pensée qui
le possède, l'auteur est naïvement infidèle à l'histoire; Lanouene reconnaî-
trait pas Albert Holm pour un soldat de sa confession, et Mon tluc n'aurait
pas envie de le pendre au premier chêne de la route. Les violences du xvr siè-
cle ont disparu de ce tableau; c'est une sereine et bienfaisante peinture. L'au-
teur, protestant pieux et zélé, ne craint pas de signaler résolument certaines
influences mauvaises de cette religion qu'il aime. Qu'il continue donc ces
belles études, qu'il les continue dans le même esprit d'apostolat chrétien. II
s'était préparé une place brillante comme poète dramatique : le roman, s'il y
apporte toujours une inspiration aussi élevée, lui réserve plus d'un triomphe.
Son style s'affermira peu à peu; son imagination deviendra plus dramatique
et plus vive sans renoncer aux consciencieuses recherches. L'érudition histo-
rique et la pensée religieuse se combineront plus habilement avec la vérité
poétique, et l'auteur d'^/6er^ Holm reprendra le rang que les amis des lettres
sérieuses regrettaient de lui voir abandonner si tôt.
Ce ne sont pas de religieuses préoccupations, ce n'est pas le souci d'une
prédication morale qui se manifeste dans l'énergique roman dont je vais
parler. L'auteur anonyme de Carrara est un débutant plein de vigueur, et il
534 REVUE DES DEUX MONDES.
n'a pas d'autre but que de nous donner un fidèle tableau du moyen âge italien. ■
La lutte de la république de Venise et de la république de Padoue, voilà le
sujet de son récit. L'auteur a étudié avec soin les destinées particulières de ces
petits états; il sait à merveille leurs vicissitudes, leurs révolutions intérieures,
les rapports de la bourgeoisie et de la noblesse, les rivalités sanglantes de
ville à ville et de famille à famille. Dans cette histoire confuse et pleine de
péripéties horribles, il a choisi un tragique épisode, la catastrophe de Carrara
au commencement du xy" siècle. Les Carrara, famille noble de Padoue, avaient
repris peu à peu, après les agitations démocratiques des xni" et xiV siècles,
l'ascendant de leur antique maison. C'était le temps où les républiques fai-
saient place, dans l'Italie entière, à une foule de petites principautés. Les Car-
rara étaient sur le point de devenir les maîtres de Padoue. Capitaine de
Padoue, soumis encore au podestat et au conseil de la cité, Francesco Carrara
devenait le seul personnage important de l'état chaque fois que la guerœ écla-
tait. Aussi Faudacieux capitaine ne se faisait-il pas faute de susciter sans cesse
de nouveaux ennemis à la république. Venise, d'un autre côté, ne voyait pas
sans appréhension une famille riche et puissante s'emparer de l'autorité dans
une ville si voisine. Cette guerre que désirait Carrara, Venise la prit au
sérieux, et elle jura d'anéantir cette fortune qui grandissait trop près du lion
de Saint-Marc. Les ruses et les injustices de Carrara furent donc châtiées, non
par le peuple padouan, dont il avait confisqué les franchises, mais par la
jalousie implacable de l'ohgarchie vénitienne. Au milieu de ces ambitions aux
prises, il n'y a guère place pour un intérêt élevé. L'auteur s'est appliqué sur-
tout à être vrai; il a reproduit toute une partie de l'existence du moyen âge
avec une vigueur digne de ces temps farouches. Si l'on s'intéresse aux Car-
rara vers la fin du récit, c'est que la cruauté de Venise a passé toutes les
bornes. Francesco Carrara et ses enfans deviennent des personnages tragiques
lorsqu'ils représentent, en face du conseil des Dix, la chevaleresque audace de
la vieille Italie. Le bourreau qui les décapite, le sbire qui les égorge, semble
porter la main sur toute une race; on dirait l'astuce moderne exterminant
les hommes d'une période héroïque. Et puis, si les mœurs étaient violentes,
si les institutions étaient barbares, les hommes valaient mieux souvent que
les institutions. La suave douceur de certaines figures du moyen âge, la grâce
incomparable des arts et des productions mystiques de ces vieux siècles, ne
tiennent-elles pas précisément à ce contraste? Plus la société était mauvaise,
plus on se réfugiait avec bonheur dans les domaines de l'idéal. Il y a de ces
rayons de soleil dans le drame dont Carrara est le héros. Terzo Carrara et son
frère Guglielmo, l'un vaillant et chevaleresque, l'autre mélancolique et doux,
sont deux créations charmantes. La femme de Terzo, M adonna Aida, est aussi
dessinée avec une rare délicatesse. Si l'auteur, dans la peinture des crimes
politiques du xV siècle, s'est trop souvent abandonné à son imagination
impétueuse, il a racheté ici bien des fautes. Somme toute, ce roman est une
étude brillante et forte qui méritait d'être signalée.
Où sera cependant le Walter Scott de l'Allemagne? Puisque le roman, à en
croire M. le baron d'Eichendorf, est la partie la plus expressive des lettres alle-
mandes, il y a lieu de s'étonner qu'un genre cultivé avec tant de prédilection
n'ait encore produit que des ébauches. Les premiers écrivains de ce pays s'y
sont presque tous essayés; ils ont donné sans doute des peintures intéres-
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 535.
saates, des témoignages précieux de l'esprit dé leur époque : ils n'ont pas pro-
duit une seule œuvre qui eût une valeur définitive et pût être acceptée par
l'Europe. Jean Paul, avec son éblouissant génie, n'est accessible qu'aux ini-
tiés; Tieck est trop subtil, Zschokke trop prosaïque, Achim d'Arnim trop
mystérieux, Clément de Brentauo trop enfantin, Iramermann trop spéciale-
ment germanique dans l'admirable récit de Miinchausen. Heureusement
Goethe a écrit fVerther; mais c'était là une œuvre de jeunesse qu'il devait
dédaigner plus tard, et dans les récits plus étudiés de son âge mûr, malgré
les trésors qu'il y a semés, pourrait-on citer un seul roman européen? Cette
gloire, que l'Espagne peut revendiquer au commencement du xvu" siècle,
semble réservée dans les temps plus modernes à l'Angleterre et à la France.
Pour le roman historique particulièrement, ce n'est pas le zèle qui a fait
défaut. L'esprit allemand a le goût des recherches; il aime ces détails intimes
qui nous introduisent dans la vie d'une époque; il a un sentiment très vif de
ces vieilles chroniques familières où l'auteur d'Ivanhoe a puisé tant d'inspira-
tions immortelles. D'où vient que des écrivains si heureusement préparés
n'aient pas mieux réussi? Ne serait-ce pas que l'ardeur même des investiga-
tions a nui chez eux à la faculté poétique? J'en faisais tout à l'heure la re-
marque à propos de l'auteur û! Albert Holm; la scrupuleuse exactitude avec la-
quelle il reproduit, je ne dis pas les mœurs, mais les controverses théologiques
du xvi** siècle, offusque trop souvent les bonnes parties de son tableau. L'au-
teur de Carrara pèche aussi par l'emploi exagéré de la science. N'en faut-il
pas dire autant du fVUliam Shakspeare de M. Henri Kœnig, récit bien fait,
bien étudié, mais plus semblable à une biographie qu'à une œuvre d'art? Il
en est enfin chez qui l'érudition seule a quelque prix. Ce sont des historiens
littéraires, ce sont des esprits lumineux et sagaces; ils étudient une époque,
ils la savent, ils la possèdent : pourquoi n'écriraient-ils pas un mémoire? Ce
serait un travail plein de faits et de points de vue nouveaux. Non; ils compo-
sent un roman, et tous les résultats de leurs investigations sont noyés dans
une fable languissante. Leur invention est froide, ils le sentent bien; alors,
pour suppléer à ce qui leur manque, pour donner le change aux lecteurs et
se faire illusion à eux-mêmes, ils accumulent les événemens, ils multiplient
les personnages. Cette longue et traînante histoire devient inextricable. Bien
habile qui pourrait débrouiller ce docte imbroglio !
Je faisais ces réflexions en lisant, avec toute l'attention que commande le
nom de l'auteur, un roman de M. Wolfgang Menzel : Furore, histoire d'un
moine et d'une nonne pendant la guerre de trente ans. Esprit incisif, écri-
vain élégant, M. Menzel avait jusqu'ici brillé dans la critique. Si ses appré-
ciations des auteurs contemporains étaient trop souvent passionnées, si ses
invectives contre Goethe attestaient un patriotisme étroit, si sa haine contre
la France l'avait exposé aux rudes colères de Louis Boerne, il était incontes-
table cependant que le talent et l'honnêteté de sa parole lui assuraient une
certaine autorité. M. Menzel s'est dit tout à coup : Et moi aussi, je suis peintre!
et il- a prouvé seulement qu'il avait fait sur l'Allemagne du temps de Wal-
lenstein et de Gustave- Adolphe des études très profondes. Je voudrais voir
résumés dans un livre sans prétention tous les faits curieux, tous les traits
de mœurs, tous les détails dramatiques et bizarres que M. Menzel a recueillis
dans ses lectures. Les notes de son travail, s'il voulait nous les donner, vau-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
(Iraient mieux que le roman lui-même. Un riche gentilhomme de Salerne a
deux fils, Caraillo et Morio. Morio est mis au couvent, et Camille va épouser
là belle Antonia, une jeune fille allemande dont le père habite ces contrées.
Morio s'échappe de sa cellule, devient pirate, enlève la fiancée de son frère,
et la transporte dans un château bâti sur un rocher au bord de la mer. C'est
ce château qui se nomme Furore et qui donne son nom au récit. Antonia
devient mère de deux jumeaux, un fils et une fille. Morio, qui ne veut pas
s'embarrasser des soins d'une famille, fait porter les enfans dans la résidence
des parens d'Antonia; puis il court à de nouvelles aventures, abandonnant
sa victime, qui meurt de faim. Les deux enfans grandissent, et tous deux sont
destinés à la vie religieuse : Florestin sera moine, Rosalie entrera au couvent.
L'histoire de Florestin et de Rosalie nous fait parcourir toute l'Allemagne du
xvii" siècle, et c'est là, je le répète, que M. Menzel a déployé une science qui,
mieux conduite, mieux employée et débarrassée de tout ce fatras mélodra-
matique, eût fait certainement honneur à l'écrivain.
- Il y a aussi bien du mélodrame, et vraiment je le regrette, dans une cu-
rieuse nouvelle historique de M. Léopold Schefer, la Sibylle de Mantoue.
Heureusement les défauts de l'auteur sont rachetés en maint endroit par un
sentiment généreux de la dignité humaine. La philosophie de M. Léopold
Schefer est un panthéisme très blâmable à coup sûr au point de vue dogma-
tique, mais purifié chez lui par la direction morale qu'il donne à sa pensée.
L'humanité est divine aux yeux de M. Schefer, il la révère, il la glorifie, il a
pour elle un culte, et ce culte remplit l'âme du poète d'une affectueuse piété.
On voit ordinairement deux sortes de panthéisme : le panthéisme grossier
lies esprits plongés dans la matière, et le panthéisme subtil des songe-creux;
celui de M. Schefer est d'une nature à part : c'est un panthéisme religieux,
fervent, ascétique, j'oserais presque dire un panthéisme monacal. M. Schefer
a écrit un poème qu'il a intitulé : Le bréviaire des laïques. C'est en effet un
recueil d'hymnes et de prières, un manuel de dévotion à l'usage des rares
adeptes qui ont fait du panthéisme une religion austère. Quelles que soient
les erreurs daM. Schefer, cette pieuse candeur de son intelligence lui assigne
une place exceptionnelle; il est impossible de confondre un tel homme avec
les docteurs de la jeune école hégélienne. 11 y a une dizaine d'années, l'auteur
du Bréviaire des laïques avait aussi confié au roman historique l'expression
de ses ardentes rêveries : sa Divine Comédie à Rome retrace d'une manière
émouvante la tragique fin de Giordano Bruno. On retrouvait dans son récit
les religieuses extases de ses strophes; on les. retrouve encore dans la Sibylle
de Mantoue. La scène se passe au xn" siècle, au plus fort des luttes de la pa-
pauté .et de l'empire. La sibylle est une jeune fille de Mantoue qui chante,
qui fait des vers, qui prophétise. L'esprit invisible qui l'inspire, c'est Vir-
gile, ce Virgile dont l'imagination populaire avait déjà fait un mystique né-
cromant, et que Dante allait bientôt appeler son seigneur. Avant que Dante
ait pris pour guide le chantre sublime de Polhon, la sibylle de Mantoue l'in-
voque magnifiquement en son religieux délire. Virgile a recueilli le souffle
de la prophétesse de Cumes, et il semble qu'elle le transmette à cette belle
exaltée du moyen âge : Deus, ecce Deus ! Cette transmission mystérieuse,
qui répond si bien aux idées de M. Schefer, lui inspire vraiment des beautés
originales. Pourquoi faut-il qu'une fable bizarrement compliquée détruise
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 537
l'effet de cette poétique intention? Pourquoi la sibylle de Mantoue est-elle
jetée au milieu d'événemens atroces? M. Léopold Schefer était peu préparé à
cette difticile tâche du roman historique. Ni la ferveur chrétienne de M. d'Uecli-
triz, ni le dramatique réalisme de l'auteur de Car r ara, m l'érudition ingé-
nieuse de M. Menzel, n'ont pu se déployer dans une belle œuvre où l'inven-
tion et l'histoire fussent savamment combinées; les mystiques éblouissemens
d'un panthéiste convenaient moins encore à un tel cadre. Les œuvres que j'a;i
citées ont chacune leur prix, celles-ci par l'intérêt philosophique et moral,
celles-là par le talent et la science; il n'en est pas une qui réponde à toutes
les conditions du genre, et l'Allemagne attend toujours son Walter Scott.
Le roman de high life n'a guère été plus heureux jusqu'ici. L'Allemagne
ne connaît pas, comme l'Angleterre, ces hautes existences aristocratiques, ce
sentiment altier du moi et ce mouvement de la vie publique qui agrandit le
théâtre des drames intimes. Si les salons de Berlin et de Vienne ont eu aussi
leurs peintres dans ces dernières années, c'étaient des peintres prétentieux,
c'étaient des imaginations maniérées, et encore les écrivains dont je parle
avaient-ils cru nécessaire, pour faire accepter leurs tableaux, d'y introduire
je ne sais quel mélange de songeries humanitaires. M'"" la comtesse Hahn-
Hahn a eu pendant une dizaine d'années un succès assez bruyant; ses gen-
tilshommes avaient pourtant je ne sais quoi de suspect, et ses marquises
étaient manifestement les cousines de Lélia. M. de Sternberg ne visait pas aii
socialisme, mais quelle fatuité déplorable che2 ces héros de la vie élégante!
Aujourd'hui M. de Sternberg se tait; ses meilleurs récits, Galathée, Sainf-Syl-
van, Psyché, ont épuisé sa verve, et ce conteur si fêté, dans lequel le monde des
salons avait cru un instant se reconnaître, n'est pas de ceux qui savent chan-
ger de mamère et se renouveler avec force. M'"* la comtesse Hahn-Hahn a
renoncé aux aventures mondaines. Récemment convertie au catholicisme,
elle vient d'annoncer elle-même cet événement en d'étranges manifestes.
L'étincelante virtuose n'a pas brisé sa plume, elle commence seulement une
carrière nouvelle, une carrière de prédication et de pénitence publique où
elle apporte, hélas! dès le début, ce qu'il y a de plus contraire aux sentimeiis
qu'elle proclame. Il y aura lieu peut-être d'apprécier cette seconde phase de s<i
vie. Quant au tableau des classes supérieures, quant à la peinture fine et vraie
des relations humaines, quant à ce roman qui peut devenir, entre des mains
habiles, une des formes les plus ingénieuses de l'enseignemeût moral, ce
n'est ni de la comtesse Hahn-Hahn ni du baron de Sternberg qu'il faut l'at-
tendre; il est évident que leur règne est passé. ^ La première condition du
genre, et ni l'un ni l'autre ne la possédait, c'est l'observation pénétrante et
profonde. Les touchans récits qu'on a lus ici même. Résignation, le Médecin
du village., une Histoire hollandaise, sont des modèles qu'on peut consulter
avec fruit. L'Angleterre aussi est riche en tableaux de ce genre. Or j'ai cru
découvrir une œuvre de cette famille chez un écrivain qui, appartenant déjà
à l'Angleterre et à la France, vient de prouver qu'il maniait la langue de
Goethe avec une élégante souplesse : je parle de Falkenbtirg de M'"" Blaze de
Bury. C'est vraiment une belle et touchante histoire. L'aristocratie allemande
"et l'aristocratie anglaise y sont habilement décrites dans les ressemblances et
les contrastes. Waldemar de Falkenburg est le dernier descendant de l'une
TOME I. ' 3S
$38 REVtlE DES DEUX MONDES.
des plus grandes familles de la Souabe; ses pères ont suivi les Hohenstaufen
dans leurs expéditions lointaines; le château de cette forte race était le siège
d'une puissance redoutée, et maintenant il ne reste de tant de richesse et de
gloire qu'un bâtiment en ruines, rnie tour habitée par les orfraies, des salons
dégradés par la pluie et la neige, un mélange de luxe flétri et d'effrayante
jnisère. 11 y a une vraie poésie dans la description de ce manoir lugubre et de
ses rudes habitans; mais ce n'est là que le fond du tableau, le cadre d'une his-
toire pleine d'émotion et de larmes. L'amour, le sacrifice, les plus nobles dou-
leurs humblement supportées, voilà ce que nous montre ce pathétique récit.
Hélène Marlowe est une création qui fait honneur au romancier. Placée avec
art au milieu des futilités du monde, cette héroïque fille inspire des réflexions
bienfaisantes : sait-on combien il y a de ces courageux sacrifices sous les de-
hors d'une vie insouciante et légère! combien de vertus sublimes sur le théâtre
de la frivolité! Le monde aussi a ses légendes; l'écrivain qui les recueille pieu-
sement atteint un but élevé, car il a vérifié ces belles paroles d'Uhland : La
vie est triste, la poésie est sereine.
Je n'omettrai pas ici un romancier qui s'est révélé depuis peu, et dont les
qualités essentielles sont la finesse et l'élégance unies à un très vif sentiment
littéraire. M. Max Waldau a publié un roman intitulé D'après Nature, qui
me semble une étude fort distinguée de la société allemande. Si la trame du
récit n'a rien de très vigoureux, les peintures sont gracieuses, les détails spi-
rituels, les conversations pleines de souplesse et de brio. A vrai dire^ ce sont
des entretiens plutôt qu'une action émouvante. M. Max Waldau est surtout
un prosateur; il aime l'art; il voudrait que la langue fût l'objet d'une atten-
tion scrupuleuse. Je crois apercevoir chez lui quelque chose de cette science
de la forme qui fit, il y a vingt-cinq ans, le succès des Reisehilder d'Henri
Heine. C'est aussi à l'auteur des Reisehilder qu'est dédié ce livre. M. Waldau
nous y conduit très agréablement du Tyrol dans la Silésie, de la Silésie dans
le duché de Bade, et il semble vraiment plus occupé du cadre que de la pein-
ture. Attendons qu'il ait mieux concentré ses forces et donné de lui-même un
plus vigoureux témoignage. Je lui adresserai un seul conseil : qu'U se défie
du dilettantisme. S'il sait éviter cet écueil de son talent, il peut exercer une
action utile sur cette littérature qui se réveille.
La plus fertile veine de la littérature allemande, ce sont décidément les
récits de la vie rustique. Le succès de M. Berthold Auerbach a suscité toute
une école. Je ne dirai pas qu'on a imité le peintre de la Forèt-Noire; il suffi-
sait que l'exemple fût donné pour que chaque contrée de l'Allemagne voulût
avoir son romancier populaire. L'Allemagne est riche en traditions locales;
ces traditions sont devenues une mine féconde où des mains plus ou moins
habiles ont largement puisé. 11 y a quelques années, on publiait des travaux
historiques sur les duchés, sur les provinces ;' on eu recueillait les chansons
nationales; aujourd'hui on raconte des histoires villageoises. On ne saurait
prélend/e assurément que les chefs-d'œuvre soient nombreux ; les écrivains
dont je parle n'ont pas encore fait oublier le premier volume de M. lierthold
Auerbach, ils égaleront difficilement les belles études de M. Léopold Kompert
sur les populations juives de l'Autriche, et quant aux peintures de M, Jéré-
inie Gotthelf, elles garderont toujours une place à part, grâce au prosély-
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE l' ALLEMAGNE. 539
tisme ardent qui eu est l'âme. 11 y aurait pourtant de l'injustice à mécon-
naître le talent, ou du moins les inspirations aimables qui se révèlent chaque
pur dans cette école. A la tète du groupe que je signale ici, il faut placer un
écrivain, sans art il est vrai, sans invention, mais dont les œuvres sont bien
remarquables par l'abondance et la fidélité des documens. M. Joseph Rank,
déjà connu par d'intéressans tableaux de la Bohême, a publié l'an dernier
trois volumes très curieux, consacrés au même sujet : Scènes du Boehmer-
wald. Ce ne sont pas des romans, ce ne sont pas des nouvelles, ce sont des
études nationales. Figurez-vous le carton d'un artiste au retour d'une excur-
sion pittoresque : tableaux de genre, détails de mœurs notés d'après nature,
entretiens populaires, fêtes de village, tout cela est soigneusement recueilli
par l'auteur. S'il raconte, son récit n'est qu'un prétexte, et on ne lui saurait
pas mauvais gré lors même que son récit viendrait à s'arrêter eri chemin.
L'important pour lui, et il y réussit à merveille, c'est de peindre la vie ori-
ginale de son pays, de faire connaître les principaux types, de tracer une
histoire, non pas publique, mais privée, celle que les historiens ne connais-
sent guère. Ce qu'a fait chez nous Alexis Monteil pour les Français des temps
passés, M. Joseph Rank le fait itour la Bohême contemporaine. C'est aussi en
Bohême que nous conduit l'auteur anonyme d'un livre intitulé : Herzel et
ses amis (1); seulement le sujet est ici trop particulier, et quel que soit le mé-
rite de la narration, cette peinture d'une école de village ne devait pas occu-
per deux volumes. J'aime infiniment mieux les esquisses hongroises de
M. Frédéric Uhl. M. Uhl a habité longtemps ces contrées, et son livre : Jux
bords de la The'iss nous introduit chez les paysans magyares avec une rare
distinction poétique. Je recommande de bien précieuses chansons populaires
insérées dans le texte : la ballade de fVuk Jerinitiscli est un petit chef-
d'œuvre. Que vous semble de tous ces paysagistes? J'applaudis pour ma part
à cette direction heureuse. Nous voici loin de l'époque où le romancier ne
cherchait qu'à exciter les passions mauvaises ; ici, il n'éveille que le goût de
la nature et des courses studieuses. Tous ces livres, et j'en ])ourrais citer plu-
sieurs autres, ont pris je ne sais quoi de jeune et de frais aux paysages qu'ils
retracent; un souffle printanier circule dans cette littérature. Auprès de
M. Rank et de M. Frédéric Uhl, plaçons l'intéressant ouvrage de M. Kohi :
Esquisses de la nature et de la vie populaire. M. Kohi est un spirituel voya-
geur qui a décrit avec soin les plus intéressantes contrées de l'Europe ; son
dernier livre est une série de recherches sur les particularités les moins con-
nues de certaines provinces allemandes. Les Slaves des environs de Dresde,
les montagnards de la Saxe, les habitans des bords du Danube sont l'objet
de ses curieuses révélations. M. Kohi n'a jamais écrit que des voyages, mais
ce n'est pas sans dessein que je le rapproche des romanciers et des conteurs.
Ces études ethnograi)hiques empêcheront le roman populaire de tourner au
convenu, elles le préserveront de l'affadissement. Sans méconnaître les droits
de l'art, sans refuser un rang supérieur à l'écrivain qui sait dramatiser ce
qu'il a vu, et joindre l'émotion poétique à la réalité, l'esprit allemand s'ac-
coutume à chercher .dans ses histoires rustiques les fragmens d'une enquête
générale sur les plus obscurs enfans de la mère-patrie.
(1) Federzeichnungen atis dem bohmischen Schulleben, Leipzig i 853.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
Le romancier est donc souvent le collaborateur du touriste , souvent aussi
ces deux personnages n'en font qu'un seul. Voici un des plus intrépides voya-
geurs de l'Allemagne, et l'Allemagne en a eu beaucoup dans ces dernières
années; voici un homme qui a parcouru les deux Amériques et visité l'Océa-
nie : il a enrichi la Gazette d' Augsbourg de lettres très originales datées de
San-Francisco et d'Honolulu ; il a raconté ses courses hasardeuses, ses rencon-
tres, ses fatigues, ses i)érils ; ce n'est point assez, et l'ambition lui est venue
de peindre en des scènes dramatiques la vie des contrées sauvages qu'il avait
traversées. Ce ne sont pas là des romans de fantaisie, ce sont des études
sérieuses; que le roman soit bon ou mauvais, que l'invention soit vigoureuse
ou médiocre, il y aura toujours dans de telles œuvres un intérêt qui les fera
lire. M. Frédéric Gerstsecker a l'originalité particulière aux hommes qui ont
beaucoup vu; il est vif, rapide, sensé, il est plein de franchise et de bonne
humeur. Sous ce titre général : Scènes de la vie dea forêts en Amérique, l'au-
teur a réuni deux œuvres distinctes; le premier de ces romans est consacré
aux Régulateurs de l'yirkansas, le second aux Pirates du Mississipi. Jus^
qu'en 1836, l'Arkansas a été ce. qu'est aujourd'hui le Texas, le refuge des
aventuriers et des coquins. Les colons honnêtes formèrent alliance, se donnè-
rent des chefs, instituèrent des régulateurs (c'est le nom consacré), et une sorte
de république élémentaire s'organisa. La peinture de cette société primitive
a tenté M. Gerstœcker. Déjà le grand romancier allemand-américain, l'autem"
de Nathan, le peintre du meurtrier Bob, M. Charles Sealsfleld, avait traité
en maître des sujets analogues. M. Gerstsecker n'a pas la grandeur épique de
Sealsfleld, il ne sent pas comme lui la morale énergie de cette race de puri-
tains; mais ses tableaux sont variés et instructifs. J'en dirai autant des Pirates
du Mississipi; je vois là toute une partie, et non certes la moins curieuse, de
l'histoire des États-Unis. Fenimore Cooper s'était surtout occupé de la lutte
des pionniers contre les Indiens ; la lutte de ces mêmes pionniers contre les
scélérats que la civilisation enfante est d'un intérêt tout autrement sérieux.
C'est la conquête morale, bien supérieure à la conquête matérielle ; c'est véri-
tablement la base sacrée du Nouveau-Monde. :
L'Amérique a toujours eu un singulier attrait pour les population^ alle-
mandes; il y a longtemps que les émigrations annuelles portent des milliers
de familles dans les contrées de l'Union. Ces grands faits commencent à trou-
ver leur expression dans la littérature. Une femme d'un esprit distingué,
M""! Talvy, célèbre par la publication des poésies nationales des Serbes, vient
aussi, comme M. Gerstsecker, de consigner dans un roman ses observations
sur la société américaine. Cette fois, on le pense bien, ce sera la société des
villes avec toutes les questions brûlantes qui la divisent, questions religieuses,
questions politiques, débats plus passionnés que jamais des états du nord et
des états à esclaves. Le roman de M""' Talvy est intitulé : Les Èmigrans {Die
yfuswanderer). Je n'aime i)as la fable imaginée par l'auteur, je la trouve
prétentieuse et comnume; mais ce qu'on peut louer sans crainte, ce qui est
vraiment digne du talent éprouvé de M""" Talvy, c'est la peinture des mœurs,
le tableau de la Nouvelle-Angleterre et de ses sectes religieuses. A côté des
romans de M. Gerstaeckert de M""" Talvy (je persiste à les considérer surtout
comme des renseignemens historiques), je devrais placer les Esquisses de
l'Amérique du Nord, par M. Kirsten, et les Lettres des États-Unis, par
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE L ALLEMAGNE. 5/il
M. Baumbach, ouvrages remarquables par la nouveauté et riiiclépendauce
des vues; ce serait pourtant m'éloig-ner un peu trop de mon sujet. MM. Kirs-
ten et Baumbach ont leur place marquée parmi les publicistes : qu'il me
suffise d'avoir sijrnalé ici leurs noms. Le vieux monde poursuit de mille côtés
sa curieuse enquête sur le nouveau; par ses voyageurs et par ses romanciers,
l'Allemagne aura une part importante dans ce grand travail.
Il manquerait assurément quelque chose à ce tableau du roman et des
romanciers allemands, si je n'indiquais en terminant les traductions des
conteurs étrangers. Goethe parlait souvent d'une littérature cosmopolite, —
fVeltliteratur, — disait-il, où tous les produits de l'imagination humaine
seraient immédiatement recueillis et confrontés. Il n'aurait rien à souhaiter
aujourd'hui, son vœu est exaucé. Ce que Londres a fait il y a deux ans pour
tous les travaux de l'industrie, l'Allemagne le fait tous les jours pour les
œuvres de la pensée; il y a là, toute l'année durant, une exposition univer-
selle de la littérature. Les progrès accomplis par la langue allemande depuis
le xviir siècle, la souplesse nouvelle communiquée à ce riche idiome par le
groupe que dominent Louis Boerne et Henri Heine, ont contribué à ce résul-
tat. Je doute qu'il y ait dans le monde une langue aussi flexible, un moule
aussi docile à garder toutes les empreintes. Que de poètes traduits par les Alle-
mands avec une perfection merveilleuse! De Valmiki à Homère et d'Homère
à Shakspeare, les œuvres les plus différentes ont trouvé chez eux d'excellens
interprètes. On ne s'étonnera pas que ce soit un jeu pour nos voisins de tra-
duire les romanciers du Nord. Toutes ces traductions ne sont pas également
recommandables, la précipitation et le charlatanisme sont de .tous les pays;
mais aussi, combien de résultats heureux ! Grâce à cette IFeltliteratvr que
Goethe souhaitait si ardemment, on peut aujourd'hui, sans sortir de l'Alle-
magne, s'initier aux littératures slaves et Scandinaves; les Russes, les Danois,
les Hollandais, les Hongrois ont droit de cité dans ce grand musée des lettres
germaniques. J'ai sous les yeux un roman du poète populaire de la Hongrie,
la Corde du Bourreau, par Alexandre Petœfi. Le traducteur, M. Kertbény,
n'est pas toujours un de ces artistes habiles qui font honneur aux ressources
de la langue allemande ; mais le hongrois est peu connu en Allemagne, et il
faut savoir gré à M. Kertbéni de sa bonne volonté. Au contraire, c'est avec
une habileté parfaite que M. Wilhelm Wolfsohn nous a donné les principaux
conteurs de la Russie (1); ses cinq volumes contiennent des nouvelles de plu-
sieurs écrivains célèbres, vivans ou morts, Héléna Halm, Alexandre Pouchkin,
Nicolas Pawlow, Alexandre Herzen. Un curieux roman de Lermontoff, /e
Héros de notre temps [Der Held imserer Ze/^}, a aussi trouvé un interprète.
M. Zeise a traduit avec talent les nouvelles d'un jeune écrivain danois, M. Chris-
tian Winther. M. Zeise eût pu faire un choix plus heureux; malgré la patrio-
tique ardeur des érudits de Copenhague, la littérature danoise est trop souvent
un reflet de la France et de l'Allemagne, et quand M. Winther n'imite pas les
romantiques allemands, il s'inspire de nos mélodrames. M. Christian Winther
n'est pourtant pas un écrivain sans talent; jeune encore, il a rendu de vrais
services; sa traduction deReineke Fuchs est estimée, et dans ce recueil même
que je viens de blâmer, il y a une belle composition, Scène du soir, qui mé-
(1) Russland's Novellen-Dichter, Lei^^zig; — Erzàhlungen aus Russland, Dessau, 1851 .
542 REVUE DES DEUX MONDES.
ri tait d'être signalée aux lecteurs européens; M. Zeise l'a parfaitement tra-
duite. Il est à peine nécessaire de dire que M. Andersen tient une large place
dans cette exposition universelle des lettres; M. Andersen a en Allemagne
une réputation beaucoup plus grande qu'en Danemark même. Son dernier
ouvrage, En Suède [in Schweden), a trouvé immédiatement un traducteur;
c'est un récit de voyage en tremêlé de légendes, de songes, de fantaisies, et em-
preint de cette grâce enfantine qui a fait oublier la faiblesse de ses romans.
■ On voit quelle a été depuis dix-huit mois la vie intellectuelle de l'Alle-
magne; c'est vraiment une sorte de renaissance. Soit que les lettres, délivrées
de la terreur démagogique, aient refleuri naturellement, soit que les royaumes
de l'imagination aient offert un refuge toujours prêt aux espérances trom-
pées, une phase heureuse est ouverte pour les travaux de l'esprit. C'est sur-
tout, il faut l'avouer, une phase de transition; une période commence, et
nous ne connaissons pas encore tous les élémens qui doivent en déterminer
le caractère. Si je résume pourtant les directions variées que nous offre ce
mouvement unanime, il me semble apercevoir trois symptômes essentiels :
d'abord, c'est le sentiment d'une situation nouvelle et des devoirs qu'elle im-
pose, c'est l'idée d'une régénération, d'une existence meilleure, idée indécise
encore et exposée à des interprétations contraires, mais qui révèle un travail,
intérieur dont on peut attendre l'issue avec confiance. — Saluons, en second
lieu, l'inspiration chrétienne qui reparaît; conservée par un petit groupe
d'esprits supérieurs, elle semblait exclue des lettres : la voilà qui sort des
écoles théologiques, et qui reprend jusque dans les œuvres de la fantaisie la
place souveraine qui lui est due. — Partout enfin où ne brillent pas des préoc-
cupations si hautes, comment méconnaître ce goût de l'étude, ces recherches
variées, principalement cette ingénieuse enquête dont notre xix* siècle est
l'objet? Comment ne pas apprécier la sympathie, poétique et morale tout
ensemble, qui pousse tant d'écrivains de talent à dresser la carte complète
des mœurs et des sentimens populaires? Féconde investigation à coup sûr,
n'eût-elle d'autre résultat que d'apaiser les imaginations surexcitées et de
transformer insensiblement toute une part de l'invention poétique. La con-
science encore vague, mais universelle, d'une transformation nécessaire, un
retour à des idées religieuses d'où l'on voudrait faire disparaître les divisions
et les rancunes du passé, l'amour rajeuni des lettres et, même dans les œuvres
les moins réussies, une certaine fleur d'inspiration studieuse, voilà ce que
nous offre, dans le domaine immense du roman, ce réveil intellectuel de l'Al-
lemagne. Laissons à ces semences fécondes le temps de se développer; elles
porteront leurs fruits. Au point de vue spécialement littéraire, la dissémina-
tion croissante des talens est un fait qu'il est permis de regretter; qu'importe
cependant? puisque la démocratie est partout, ne soyons pas surpris que les
lettres nous en reproduisent l'image. La chose importante, c'est de surveil-
ler les écrivains et de leur rappeler sans cesse la dignité de leur tâche. Le
XIX* siècle a reçu une mission laboHeuse, une mission de paix et de répara-
tion sociale qu'il poursuit péniblement à travers mille tentatives; je n'aurais
pas pris plaisir à signaler ce rajeunissement littéraire de l'Allemagne, si je
n'avais découvert dans les écoles qui se forment un vif instinct de nos devoirs
et la constante préoccupation de nos destinées.
Saint-René Taillandier.
CARACTERES ET RECITS.
LES SOLITUDES DE SIDI-PONTRAILLES.
L
Pourquoi ne le dirais-je pas après tout, puisque c'est le fond de
ma pensée? Je ne crois point que la chevalerie soit morte. Don Qui-
chotte assurément ne l'a pas tuée. Le glorieux soldat qui a écrit ce
livre immortel serait mort de douleur, si le fils de sa généreuse iro-
nie eût commis une semblable action. Cervantes a tout simplement
dépeint, avec une altière et moqueuse tristesse, la révolution qui de
son temps commençait à s'accomplir. Il est bien certain que la che-
valerie a eu à souffrir une passion qui n'est point terminée de la part
de ces éternels bourreaux qu'une loi mystérieuse suscite ici-bas à
toute chose et à tout être empreints d'un caractère divin. Ces impi-
toyables hôteliers, ces exécrables maritornes, ces muletiers de mal-
heur qui ont conduit sous une grêle de coups et de lardons le héros
de la Manche au tombeau, n'ont ni expié ni reconnu leur crime. Bien
loin de là : ils ont maintes fois dirigé contre d'autres victimes leur
infatigable persécution, mais, malgré leur triomphe apparent, l'en-
nemi qu'ils poursuivent leur échappe. L'objet de leur haine ne peut
pas être anéanti. Ce n'est pas un homme, c'est un sentiment qui
vivra tant que Dieu n'aura pas dépouillé du plus précieux de ses élé-
raens la mystérieuse matière dont il nous pétrit.
— Ah ! vous croyez, dit un soir M"^ de Bresmes, qu'il n'y a plus
de chevaliers à présent. Eh bien ! il y en a : j'en connais. Oui, moi
qui vous parle, j'en ai vu.
Et tout à coup elle s'interrompit sans songer à ceux qui l'entou-
raient, elle laissa tomber la discussion qu'elle soutenait depuis quel-
hllh REVUE DES DEUX MONDES.
ques instans : bulle de savon colorée de son aimable souffle, qui s'é-
vanouit en touchant la terre. Elle se mit à songer à Sidi-Pontrailles.
Vous voyez que j'entre en plein dans mon sujet. Je dirai tout à
l'heure, pour ceux qui connaissent à peine l'Afrique, ce qu'est Sidi-
Pontrailles. Je vais dire tout de suite, pour ceux qui n'ont jamais
connu Paris, ce qu'est M"' de Bresmes.
Anne de Bresmes est la fille de ce vieux marquis de Bresmes qui
se faisait pardonner une fortune comme celle de Fouquet par un
incomparable cœur et un esprit comme celui d'Hamilton. M. de
Bresmes mourut en 1830. Il avait été mortellement atteint par le
malheur d'un roi dont il était l'ami. Anne, qui était alors un enfant,
fut élevée par sa tante, la princesse de Gerney.
Je ne voudrais point médire de la princesse de Cerney ; elle est morte
récemment comme une sainte, on me l'a affirmé, et je le crois. Seu-
lement je ne puis pas m'empêcher de remarquer qu'à l'opposé de la
plupart des élus, elle est arrivée par les plus riantes voies au paradis.
Elle avait reçu en partage une merveilleuse beauté, qu'elle avait
administrée, c'est bien le mot, comme les gens qui recueillent des
éloges ici-bas administrent leur fortune, avec une prudente libéralité.
Elle traitait les grandes passions comme les courans d'air; elle pré-
tendait qu'on ne pouvait mettre trop de soin à s'en garantir. Ce qu'elle
protégeait, ce qu'elle recherchait, c'était un amour sociable, modéré,
enclin à l'enjouement, ami de la paix, qui, semblable à l'ombre de
Ninus dans la Sèmiramis de Voltaire, entre et disparaît sans inspirer
de terreur à personne. Jusqu'à son dernier jour, on l'avait vue en-
tourée d'une troupe disciplinée d'adorateurs qui échangeaient entre
eux les plus bienveillans sourires. On a dit bien souvent de sa mai-
son : C'est le dernier salon où l'on cause encore; mot que, pour ma
part, j'ai entendu appliquer déjà tantôt à un salon, tantôt à un autre.
Le fait est qu'on trouvait chez elle tous les soirs cette conversation
destinée à vivre aussi longtemps que le monde, cet invariable, ce
traditionnel menuet qu'exécutent entre eux certain nombre d'esprits
persuadés pour leur bonheur qu'à chaque instant ils inventent des
figures imprévues.
Vous comprenez, n'est-ce pas, l'atmosphère où Anne grandit et se
développa? Anne était faite pour vivre dans cette région, comme
Mignon pour respirer l'air de l'Allemagne. Puisque j'ai nommé cette
adorable création de Goethe, je dirai que M"' de Bresmes lui ressem-
blait. Elle avait des formes délicates et grêles ; son abondante cheve-
lure, aux ondes noires baignées de lumineux reflets, avait l'air d'être
trop pesante pour sa petite taille. Ses grands yeux sombres, aux
teintes azurées, faisaient rêver des pays ardens. Son âme était bien
celle qu'annonçait sa gracieuse enveloppe. 11 y avait dans ce joli
corps une vie passionnée qui pendant longtemps s'était révélée à
CARACTÈRES ET RÉCITS. 5/i5
chaque heure; mais grâce aux leçons, aux conseils, à la continuelle
direction de sa tante, Anne, il y a quelques années, avait fini par se
cacher sous un masque plus épais que celui des dames de Venise, et
ce masque s'était tellement collé à ses traits, qu'elle-même le prenait
pour son visage. Les plus mondains entre les mondains en étaient
venus à lui reprocher la rayonnante et glaciale indifférence qu'expri-
mait constamment son sourire. On ne lui connaissait ni une affec-
tion ni un enthousiasme. Elle prenait part à toute chose pourtant,
mais dans une mesure que d'avance on aurait pu déterminer. On pré-
tendait que, formée par M'"' de Cerney, elle exagérait la manière du
maître, et cependant elle était recherchée, fêtée, adulée, car elle
était en définitive destinée à devenir une providence pour tous les
oisifs des salons. Depuis qu'elle avait épousé son cousin, le comte
Gérard de Bresmes, elle avait ouvert une de ces maisons dont peu à
peu le monde s'empare, et qu'il finit par regarder comme une partie
inaliénable de son domaine.
Ce n'était pas le comte de Bresmes, à coup sûr, qui eut pu tirer
sa femme de la véritable léthargie où elle était plongée. Gérard était
un de ces hommes dont nous connaissons tous un si grand nombre,
que le plus fugitif rayon d'enthousiasme n'a jamais animés. Les mots
de foi, de dévouement, de sacrifice, lui semblaient appartenir à une
langue poétique morte depuis longues années, qu'on apprenait comme
le latin et le grec, avec la certitude de ne jamais en user. Scipion de
Bresmes, son père, avait été un intrépide Vendéen, émule des Bon-
champ et des Gharette : Gérard avait fait représenter à M"^ la du-
chesse de Berry, lorsqu'elle était venue en Vendée, combien une insur-
rection royaliste était une chose insensée. Il se prétendait cependant
attaché à la cause qu'avaient défendue tous les siens; mais cette cause,
disait-il, on ne pouvait honorablement et utilement la servir qu'en
s' abstenant de prendre part à tout gouvernement révolutionnaire;
aussi restait-il dans la plus consciencieuse et la plus complète oisi-
veté. Toutefois il se mêlait à la politique des salons et des clubs ;
entre deux parties de whist, il prononçait des axiomes, car il était
écouté d'habitude avec attention et bienveillance. Personne ne re-
présentait mieux que lui l'élégante vulgarité ; ce qu'il était en poli-
tique, il l'était partout. La religion ne lui avait point fait comprendre
la prière, les femmes ne lui avaient rien fait deviner de l'amour ; il
avait, sur ce dernier point, une manière d'être que j'ai rencontrée
assez souvent; il se dédoublait. Ainsi cette vieille lady Bagot, qui em-
portera dans l'autre monde les commérages de toutes les chancelle-
ries européennes entassés depuis trente ans dans sa mémoire, c'était
son esprit; cette Pépita, maintenant en Bussie, qui un soir dans un
souper exécuta une danse aérienne sur des bouteilles qu'elle venait
de vider, c'était son cœur.
6i!it6 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant à sa femme, elle ne lui avait jamais inspiré que le sentiment
de la plus froide estime ; il se le reprochait, disait-il ; elle se serait
bien gardée de le lui reprocher. Tous deux avaient reconnu, dès les
prerfliers jours de leur mariage, que Dieu évidemment ne les avait
point créés l'un pour l'autre. Ils ne s'inspiraient aucune aversion,
mais la plus profonde, la plus incurable indifférence. Il y avait entre
eux cette invisible séparation qui s'établit entre certains époux sans
violence, sans douleur, sans un échange de paroles blessantes, même
amères. Us ne s'étaient pas aimés, voilà tout, et s'étaient compris sans
se le dire.
Ils vivaient ainsi quand arriva l'événement, fort peu important en
apparence, qui devait changer M™^ de Bresmes pour toujours peut-
être dans son cœur, et pour quelque temps, à coup sûr, dans sa vie.
Un vieux baron de Bresmes, très-connu dans une assez mauvaise
compagnie, s'avisa de mourir en laissant à Gérard, son neveu, un
héritage grevé de rentes destinées à l'entretien des roses dont il
avait couronné ses cheveux blancs. Ce baron de Bresmes, qui était
un spéculateur, avait acquis, je ne sais trop comment, de vastes pos-
sessions en Algérie. Une après-midi, il y a de cela seulement deux
années, Gérard entra chez sa femme qui jouait en ce moment une
mélodie de Chopin : — Si vous voulez, lui dit-il, nous irons cette
année faire un voyage en Algérie. Je ne crois pas assurément que ce
soit un pays bien curieux, la domination française a dû y faire dis-
paraître déjà toute originalité de mœurs; mais nous y avons quelques
intérêts, et cela nous fera sortir un peu de la routine des touristes.
— Nous irons, répondit-elle, où vous voudrez. Je n'aime ni ne hais
d'avance aucun pays.
Et ses doigts se remirent à errer sur le piano, tandis que le comte
de Bresmes saisissait d'une main distraite un journal; puis elle s'in-
terrompit, et, dirigeant vers son mari le plus nonchalant des re-
gards : — Mais n'avez-vous pas là, fit-elle, un parent?
— Certainement nous avons dans je ne sais quel régiment de ca-
valerie notre cousin Guillaume de Pontrailles, qui s'est engagé il y
a une dizaine d'années. J'ai récemment entendu parler de lui je ne
sais trop par qui. On m'a assuré qu'il s'était distingué dans la guerre
aux bœufs et aux moutons qui se fait par là.
Et tout fut dit entre les deux époux sur l'Afrique et sur Pontrailles.
r
II.
Ceci n'est ni un conte, ni un roman, un de ces romans du moins
que foïit les hommes, car c'est un de ces romans que fait Dieu. Ce
sont ceux-là tout simplement que je tâche d'écrire. Aussi aî-je tou-
jours peur de les gâter par tout ce qui ressemblerait à de l'art, de
CARACTÈRES ET RÉCITS. 5^7
l'invention, des effets combinés, des contrastes préparés. Il faut pour-
tant que maintenant on se transporte dans une région qui ne res-
semble guère à celle où cette histoire a commencé : c'est sur les
cimes de l'Atlas que M""' de Bresmes devait aimer.
Je ne sais pas si l'Atlas porte toujours le monde : il s'est accompli
tant de révolutions ; mais c'est à coup sûr une merveilleuse chaîne
de montagnes. Quelques-uns de ses sommets font resplendir dans le
ciel éblouissant de l'Afrique une neige sans tache comme la virginale
couronne de la Yung-Frau. Ses flancs ont des teintes charmantes,
rouges, orangées, lilas, toutes les teintes des soleils couchans. Ils
sont entr' ouverts par des vallées où des bois d'oliviers et de lièges
déploient leur métallique verdure. Toutes ces beautés sont animées
par une âme plus orgueilleuse et plus sauvage que celle des Pyré-
nées et des Alpes. Les voyageurs n'ont pas joué encore avec la mys-
térieuse grandeur du Jurjura.
A trente lieues d'Alger, à peu près en face de cette montagne où
il faudra qu'un de ces printemps nous fassions tonner une bonne fois
nos obusiers, il y a un vieux bordj qui date des beaux jours du Turc.
C'est une sorte de château-fort composé de quatre grands murs cré-
nelés et bordés de terrasses. A l'extrémité d'un de ces murs s'élève,
dans un singulier isolement, un marabout dont le faîte sert presque
toujours de perchoir à une cigogne. Ce mélancolique édifice est con-
struit sur une hauteur qui domine une profonde vallée ensanglantée
déjà par maints combats et conduisant à des pays inconnus encore,
où restera plus d'un d'entre nous. On a de là une de ces vues chères
à certains esprits, parce qu'elles éveillent en eux des idées d'aven-
tures et de dangers. Aussi était-ce le séjour favori de Sidi-Pontrailles.
car le héros de cette histoire avait reçu, lui aussi, ce surnom dont
l'Espagne a fait le plus glorieux de ses noms chevaleresques. Il
avait été appelé Sidi comme Rodrigue. C'était un de ces officiers
français que les Arabes révèrent presque à l'égal de leurs chérifs.
Pontrailles était célèbre dans tout le pays kabyle par sa justice. Le
fait est que c'était un grand justicier à la façon de quelques seigneurs
du moyen âge. Sa parole était, disait-on, l'éclair de son sabre. Les
Arabes ont le culte de la justice prompte et porte-glaive ; les peu-
ples de l'Orient seront toujours ces peuples que Dieu, quand il les
gouvernait lui-même, menait avec des anges exterminateurs. Les
gens dont Pontrailles avait brûlé les gourbis, coupé les oliviers, pris
les moutons, avaient pour lui une déférence presque sympathique.
Ils lui auraient même pardonné d'abattre de temps en temps une de
leurs têtes. Peut-être était-ce, du reste, ce qu'il faisait; mais ce sont
des secrets d'administration dont il est inutile de s'occuper; chacun
remplit de son mieux la tâche qui lui est confiée. Ce qui est certain,
c'est que Pontrailles était un chef vénéré et redouté.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
Si d'après cela on allait se le figurer sous des traits d'une majesté
épique, marchant dans la vie d'un pas solennel entre le silence et
l'austérité, on se tromperait bien complètement. Pontrailles s'était
engagé dans les hussards, et il était demeuré un hussard parfait.
Si la sabretache ne pendait plus à ses talons, elle était restée dans
son cœur. Quiconque a porté la sabretache comprendra ce que je veux
dire. Loin de prétendre à la dignité arabe, il était dans son spencer
de spahi comme Lasalle et Montbrun dans leur dolman, une saisis-
sante image de l'audace, de la pétulance et de la légèreté françaises.
Pontrailles dans son bordj, c'était l'alouette gauloise ayant suspendu
son nid à une des cimes de l'Atlas. Maintenant cela veut-il dire qu'il
fût étranger à toute méditation de l'esprit, à tout attendrissement du
cœur? Non, assurément; il le prouvera bientôt.
Il avait un de ces caractères qui sont la grâce et l'originalité de
notre nation. Il croyait à cette gaieté qui ne chasse du regard ni le
feu de l'héroïsme, ni même les nuages de la rêverie; il tendait sa
coupe à cette Hébé qui n'a tué ni le goût de la gloire chez les com-
pagnons de François I" et de Henri IV, ni l'intelligence de l'amour
chez La Fontaine et chez Marot.
' Au moment où commence ce récit, il y avait déjà près de deux
années que le capitaine Pontrailles vivait dans son bordj avec une
cinquantaine de spahis et ces cavaliers des goums dont le nombre
s'accroît et diminue suivant les vicissitudes des guerres. Dans tout
cet espace de temps, il n'avait été en contact avec la civilisation
européenne que par quelques rares visites à Alger. Malgré la joyeuse
résignation qui faisait le fond de son humeur, il était donc, le matin
du jour qui devait donner un tour nouveau à toute sa vie, dans une
disposition assez mélancolique. 11 fumait une longue pipe sur sa ter-
rasse à l'entrée de son marabout, assis sur un vieux canon où les
armes d'Espagne à moitié effacées rappelaient les luttes des Turcs et
de Charles-Quint. Tout à coup il vit du côté opposé au pays kabyle,
à l'entrée du Tell, un groupe où il crut distinguer deux costumes
d'un aspect insolite dans le Jurjura. Il lui sembla qu'il voyait une
amazone et un cavalier qui n'avaient rien ni du guerrier arabe ni du
soldat français. En quelques instans, il était descendu dans son écu-
rie, s'était jeté sur celui de ses chevaux qu'il aimait le mieux, un
alezan doré marqué au front du signe qui porte bonheur, et avait
abordé au galop les hôtes inattendus de ces montagnes. L'amazone
et le cavalier que Pontrailles avait aperçus, c'étaient lé comte et la
comtesse de Bresmes.
Les touristes ont vraiment bien tort de ne pas affluer en Afrique,
car ils reçoivent dans ce beau pays une hospitalité qu'on ne trouve
^nuUe part ailleurs. L'Algérie est tellement habituée à être délais-
sée et méconnue, à se voir préférer cette Italie que les Anglais ont
CARACTÈRES ET RÉCITS. 5A9
Imprégnée de leur spleen, cette Suisse froide et indigeste comme
ses fromages, qu'elle accueille ses rares visiteurs avec une reconnais-
sance passionnée. On avait mis au service de M. et de M™" de Bresmes
des tentes, des mulets, des cantines et une bonne escorte composée
de cavaliers intelligens montés sur de vigoureux chevaux. Malgré
ces excellentes conditions de voyage, Gérard regrettait un peu de
s'être jeté dans de lointaines excursions, et il trouvait fort mal situé
le bordj de son cousin Pontrailles. — Certes, disait-il à sa femme, s'il
en était encore temps, je n'irais point faire à mon cher parent une
visite qui nous a déjà forcés à passer trois nuits sous la tente dans
une insupportable lutte contre toute sorte d'odieux insectes. Rien de
ce que j'ai vu de l'Afrique ne me séduit jusqu'à préserMp(ftr|' ^ort
pas, on y mange incommodément, on y est tantôt mordu par le
soleil, tantôt étouffé par le vent, et tantôt noyé par la pluie. Au prix
de tout cela, qu'achète-t-on? La vue de grandes plaines qui ressem-
blent aux Landes, et de montagnes qui ne valent ni les Pyrénées ni
les Alpes. Ne pensez-vous point comme moi ?
Anne ne pensait pas tout à fait ainsi. Il lui semblait depuis un
mois que les pensées se renouvelaient dans son cerveau, le sang dans
ses veines. Mignon avait touché le sol où fleurit l'oranger, la belle
au bois dormant se réveillait. M"" de Bresmes comprenait ce qui
échappait à son mari, cette beauté de l'Afrique qui ne réside point
ici ni là, mais partout, qui est un secret de la couleur, un arcane de
la lumière, comme le charme des tableaux immortels. Puis elle jouis-
sait d'un don que Dieu ne permet pas à tous d'apprécier, de la vie.
Elle sentait son âme, tenue en captivité si longtemps, entrer en rela-
tion avec ces puissances du ciel, avec ces énergies de la nature que
tant de mondains sont destinés à ne connaître qu'à l'heure où leurs
yeux se fermeront pour toujours à la clarté des lustres. Cependant
elle avait un pied encore dans la région où elle avait vécu. Cette
poussière que le monde entasse dans le cœur se soulevait souvent
en elle et étouffait un élan prêt à faire monter des larmes d'enthou-
siasme dans ses yeux.
Il n'y a pour mettre fin aux enchantemens funestes qu'un seul
pouvoir après tout. (]e sont toujours les princes amoureux qui arra-
chent les princesses persécutées aux mauvaises fées, aux détestables
génies. Anne laissait donc l'Afrique sans défense contre les attaques
de son mari, quand elle vit venir à elle Sidi-Pontrailles. Einbarck^
— ainsi s'appelait le cheval de l'officier, c'est un nom qui veut dire
heureux, et qu'un grand marabout a porté, — Embarek, en abordant
le groupe sur lequel on l'avait lancé, fit de lui-même une gracieuse
courbette qui ressemblait à un salut. Pontrailles se montrait sous son
meilleui" jour. Le regard de M'"" de Bresmes le lui apprit. Je ne dirai
550 REVUE DES DEUX MONDES.
point pourtant que ce regard fut un coup de foudre jetant dans un
cœur la flamme d'un autre cœur. Le soir du jour où ils s'étaient ren-
contrés, Pontrailles et sa cousine auraient juré qu'il y avait encore
entre eux tous les espaces et tous les abîmes de la Méditerranée.
m.
Elle l'accusait d'être un soudard, il l'accusait d'être une précieuse.
Tous deux se trompaient beaucoup, et pourtant n'avaient pas tout
à fait tort. On ne peut pas dire que le baron Guillaume de Pontrailles,
quoiqu'il appartînt à une des meilleures familles de la Normandie,
fût un modèle de belles, surtout de discrètes manières. Depuis dix ans
qu'il menait la vie militaire, il avait eu fort peu de relations avec le
monde. Quand il s'était engagé, c'était un mince et blond jeune
homme, n'ayant connu que son précepteur et sa mère. Ainsi que cela
arrive d'ordinaire dans les régimens, le fils de famille en avait re-
montré à tous les enfans de la misère et de l'aventure : l'élève de
l'abbé Triconnet avait, dès le lendemain de son arrivée, abattu d'un
coup de sabre le nez et la moustache d'un ancien. Tout le reste de
sa vie avait rapidement répondu à cet heureux et brillant début.
Montaigne lui-môme a prétendu que le jeune homme bien élevé de-
vait au besoin supporter l'ivresse avec son prince. Pontrailles mon-
tra qu'il avait reçu une parfaite éducation; seulement ce ne fut point
avec son prince, ce fut avec les camarades de sa chambrée qu'il défia
toutes les bouteilles de l'étourdir. En même temps qu'il pratiquait
les préceptes de Montaigne, il se livrait aux penchans de Mathurin
Régnier :
J'aime un amour facile et de peu de défense;
Si je vois qu'on me rit, c'est là que je m'avance.
Pontrailles, quand il fut sous-officier, devint un véritable don Juan
de garnison. On lui riait à Tours, où était alors le /r hussards, de
toutes ces fenêtres garnies de capucines que George Sand a célébrées
dans André. 11 eut le bonheur de ne se prendre d'aucun romanesque
attachement pour toutes les aimables desservantes de Vénus illettrée.
Là, le souvenir de l'abbé Triconnet lui fut utile. Un culte secret pour
l'orthographe arrêtait les égaremens de son cœur; puis, soyons juste,
un sentiment d'une plus noble nature le retenait aussi. Pontrailles
avait conservé pour sa mère une sorte de piété pleine de tendre et
passionné respect, comme celle des chevaliers pour Notre-Dame, et
sa mère était une de ces femmes qui parfument de la plus exquise
des grâces mondaines une vie de solitude et d'austérité. Il ne s'était
donc jamais créé ni des Manon ni des Geneviève. Le regard sous le-
CARACTÈRES ET RÉCITS. 55l
quel son âme s'était épanouie l'avait sauvé et le préservait de ces
fantômes funestes. Lorsque son régiment partait des lieux où il avait
trouvé les plus doux sourires, il s'en allait avec toute sa gaieté. Le
boute-selle mettait fin pour lui à toute une série d'aventures; c'était
un glas qui sonnait joyeusement l'enterreTnent de ses amours. De là
un instinct qui n'était point mort dans ce sein comprimé par le dol-
man. Si Pontrailles n'avait point fait fructifier ce don de l'idéale ten-
dresse qui est la pièce d'or de l'Évangile, le talent donné par le maître
à chacun de ses serviteurs, il n'avait point, comme tant d'autres,
laissé tomber son trésor dans la poussière des chemins.
L'Afrique lui avait été salutaire. Le grand air et le commandement
avaient exercé une puissante action sur cette nature. Cette vie des
postes périlleux et isolés, qui a créé dans notre armée de si énergi-
ques caractères, lui convenait merveilleusement. Toutefois, dans le
capitaine de spahis, on retrouvait à chaque instant l'ancien sous-
officier de hussards. M"" de Bresmes éprouva donc d'abord quelque
peine à se familiariser avec son cousin. Il avait été convenu que l'on
coucherait au bordj. Vers six heures, Pontrailles servit à ses hôtes un
dîner des plus somptueux pour un dîner du Jurjura. La cuisine arabe
et la cuisine française s'étaient ingénieusement combinées. Quelques
mets d'une apparence presque parisienne se montraient entre le cous-
coussou et la tourta. Ces ustensiles inconnus aux Arabes, les couteaux
et les fourchettes, étaient en abondance sur la table. Chaque convive
avait son verre, et, à côté de la gargoulette où repose l'austère breu-
vage des musulmans, un vaste flacon était rougi par l'ardente liqueur
des chrétiens. Mais le comte de Bresmes professait en matière gastro-
nomique les doctrines les plus absolues et les plus intolérantes. C'é-
tait le seul point sur lequel il fît trêve à son habituel scepticisme. Il
se mit donc à frapper la cuisine arabe d'une énergique réprobation,
puis ses attaques passèrent bientôt à tout ce que renferme l'Afrique et
à l'Afrique elle-même. Alors Pontrailles s'éveilla : ce fut sur les che-
vaux que s'engagea la plus vive et la plus opiniâtre discussion. M. de
Bresmes appartenait à cette école de sport smen qui semble s'être iden-
tifiée avec les chevaux anglais et regarder comme un outrage personnel
l'hommage rendu à tout animal qui n'a pas du sang britannique dans
les veines. Il affirma que le meilleur cheval de Pontrailles ne valait
pas le dernier coureur du Champ-de-Mars, que les chevaux arabes
étaient disgracieux, tarés, sans allure, propres à porter du reste le
soldat français, qui est le plus ignorant des cavaliers, mais indignes
d'être montés par des gentlemen et des jockeys. Cette loi de l'hospi-
talité, sacrée partout et particulièrement dans un bordj, empêcha
seule Pontrailles de faire voler une assiette à la tête de son adver-
saire. Il rappela le pacha d'Egypte défiant vainement le Jockey-Club
552 REVUE DES DEUX MONDES.
(le Londres, les courses d'automne en Algérie, et surtout ces courses
de chaque jour, à travers d'exécrables terrains, où nos soldats ont
la, misère en croupe et le péril pour but. Il prétendit qu'avec Emba-
rek il forcerait Miss Annette et Prédestiné à se casser les reins, et,
du cheval arrivant au cavalier, il soutint que chasseur d'Afrique ou
spahi passerait par plaisir, par devoir, tout simplement même par
insouciance, où, aucun pari ne pourrait envoyer ni un gentleman ni
un jockey.. Tout cela fut dit, il faut en convenir, d'un ton assez em-
porté,, et dans un langage qui n'était pas des plus choisis. M'"" de
Bresmes pensait, en regardant tour à tour les deux interlocuteurs,
que l'un était une fourchette et l'autre un sabre. Elle ne croyait pas
être si près d'un cœur.
Une nouvelle discussion qu'elle souleva, pour mettre fin à celle
des chevaux, sembla l'éloigner encore de Sidi-Pontrailles. Elle avait
entendu pailer, dit-elle, d'officiers qui prenaient pour compagnes des
femmes indigènes, et faisaient de ces créatures les maîtresses de leur
foyer; elle trouvait là une grossièreté d'esprit, une indélicatesse de
mœurs qui l'aflligeaient pour notre armée. Quel échange de pensées
pouvait-on avoir avec une Mauresque ou une Kabyle? Et que deve-
nait la vie intérieure quand tout commerce intellectuel en était pros-
crit? Irritée par les allures un peu rudes de son cousin, la nièce de
M'"" de Cerney fit cette dernière réflexion avec une sorte de pédante
mignardise dont Pontrailles se sentit froissé à son tour. Aussi, lais-
sant parler une humeur passagère, non point ses vrais et habituels
instincts, il traita de besoins factices, dont nous délivrait une exis-
tence virile, les plus touchantes, les meilleures exigences de l'esprit.
Il glorifia dans la femme orientale la matière heureuse de sa paix; il
vanta cet amour dont le sommeil n'a jamais été troublé par des
larmes ])rûlantes tombées des yeux de Psyché. Les trois convives se
retirèrent de table fort mécontens les uns des autres, et cependant
l'heure s'était déjà levée où deux âmes de plus devaient s'unir en ce
monde.
On alla prendre le café sur la terrasse. Quoiqu'on fût alors en
octobre, le ciel était d'une douceur merveilleuse. En Afrique, le ciel
est comme la mer animé d'une vie passionnée; après ses orageux
caprices, il a des instans de calme radieux, il a l'air de vouloir faire
oublier, à force de paix et de clémence, ce qu'il a eu d'impétueux,
de sinistre et de tourmenté. C'était donc une admirable nuit. Les
montagnes dessinaient leurs sombres profils dans une atmosphère
transparente; les étoiles se montraient jusqu'en de fabuleuses profon-
deurs, et l'on sentait sur le paysage tout entier ce charme féerique
qui, sans le secours du sommeil, pénètre à certaines heures et notre
i-egaid et notre âme de la lumière enchantée des songes.
CARACTÈRES ET RÉCITS. 553
Malgré sa grande habitude du spectacle qu'il avait sous les yeux,
Pontrailles se sentit ému, et il s'aperçut que M""* dé Bresmes partageait
son émotion. Après s'être accoudée un instant sur le petit mur percé
de meurtrières qui bordait la terrasse, Anne se redressa et tourna
tout à coup vers son cousin un regard animé d'une splendeur mys-
térieuse comme le ciel qu'elle venait de contempler. Avec un entraî-
nement subit, Pontrailles effleura de sa bouche l'oreille de la char-
mante voyageuse, et, se rappelant un passage de Goethe : Ne serait-ce
point, fit-il, le moment de s'écrier : « Rlopstock? » Elle tressaillit,
puis lui dit tout haut, mais avec un sourire qui avait une sorte de ten-
dresse : Vous avez donc lu Werther?
— Ah ! répondit Pontrailles, vous croyez que nous autres inilitaires
nous n'avons jamais lu que notre théorie? Vous dites : Ce sont de
pauvres brutes; ils boivent, ils mangent, ils se battent; mais il y a une
région tout entière où ils n'ont pénétré jamais; ils ne vont dans le monde
invisible que le jour où une balle leur brise le crâne. Eh bien ! vous
vous trompez. Tel que vous me voyez, moi, j'ai lu Goethe, Byron et
Shakspeare. J'ai, comme un autre, mes heures d'étude, de recueille-
ment et même de rêverie; seulement, quand je sens mes songeries
devenir maladives, quand je tourne au René, je vais dans mon écurie,
je m'assure qu Embarek, AlietSélim ne manquent de rien, qu'ils
ont mangé l'orge avec appétit, qu'on leur a fait une bonne litière;
puis je regarde ces trois pauvres animaux avec leur honnête physio-
nomie, et je sens leur calme qui me gagne. Je soupçonne lord Byron
de n'avoir jamais aimé les chevaux qu'en poète pour s'élancer sur leur
dos à travers fespace. Ceux qui les aiment de cette façon ne savent
point en tirer un vrai profit. Il faut aller trouver les bêtes à côté de
leur mangeoire. Si Notre-Seigneur est né dans une étable, c'est parce
qu'il a voulu, croyez-le bien, glorifier ce qu'un pareil séjour a de mer-
veilleusement sain pour l'âme. Je mène une vie qui, je l'espère, au
lieu de tuer mon esprit, lui fera une plus longue jeunesse que celle
de mon corps; seulement, fit-il brusquement après un moment de
silence, de cette jeunesse-là, que ferai-je?
Un séducteur de profession n'eût pas mieux amené la réponse qui
sortit fatalement des lèvres de M™" de Bresmes.
— Elle vous servira, cette jeunesse, à aimer.
— Aimer! s'écria Pontrailles, comme s'il répétait quelque mot
étrange. Et qui donc voulez-vous que j'aime?
Cette fois Anne partit d'un éclat de rire.
— Ah ! fit alors Pontrailles comme frappé d'une idée subite et
avec un accent bizarrement sérieux, je pourrais être amoureux de
vous.
Puis il réfléchit, et du même ton : — Ce serait, ajouta-t-il, un
TOME I. 36
554 REVUE DES DEUX MONDES.
grand malheur pour nous deux, pour vous surtout. Votre vie de
Paris vous semblerait si cruellement fade quand je vous aurais aimée !
Le regard dont il accompagna ces paroles avait quelque chose à
la fois de si grave et de si ardent, que M""^ de Bresmes en fut toute
troublée, et ce fut avec émotion qu'elle répondit en s'eflbrçant d'être
enjouée : — Savez-vous, mon cousin, que vous avez une fatuité
d'une espèce sauvage et primitive? Vous admettez que le jour où
vous aurez daigné avoir quelque tendresse pour moi , toute ma vie
sera brûlée.
-T- Non, je ne suis pas fat, interrompit impétueusement Pontrailles,
j'en atteste ma vie entière, où les vanités de toute nature n'ont guère
eu occasion de se produire. Je n'ai pas de fatuité; mais ce que vous
ne croiriez point, j'ai beaucoup de bon sens, et ce bon sens-là me
dit que je vous ferais sentir ce que j'éprouverais. Ce n'est point par
moi seul que je deviendrais votre fatalité. J'emprunterais ma puis-
sance sur vous de tout ce qui m'entoure. Cette étrange habitation où
je vous reçois, ce paysage que nous regardons ensemble, ce ciel qui
nous jette dans le même rêve, voilà qui graverait à jamais mon image
au fond de votre pensée. Le fantôme que vous emporteriez en vous
n'aurait point de rivaux à craindre. Ceux que vous verrez là-bas
n'auront ni mon hordj, ni mes montagnes, ni mon illumination d'é-
toiles. Ils vous oflriront de nouveau, avec leur opiniâtre monotonie,
ce que vous avez repoussé déjà. Oui, vous m'aimeriez parce que je res-
terais pour vous quelque chose d'unique; et vous, la seule femme qui
m'ait jamais rappelé les créations des livres, les visions de mon cœur,
de quel amour, moi aussi, je vous aimerais!
— Heureusement, fit-elle tout à coup en lui tendant la main, nous
ne nous aijfions pas.
Pontrailles la regarda et vit dans ses yeux, qu'éclairait la lumière
desétoiles, deux larmes, brillans joyaux du trésordivin des tendresses.
Il appuya ses lèvres sur cette main qu'on lui tendait, et sentit ce tres-
saillement intérieur qui indique une naissance dans notre, âme. Ils
s'aimaient.
IV.
Pendant tout le temps de cet entretien, le comte de Bresmes avait
d'abord fumé dans un profond recueillement un chibouque sans s'in-
quiéter ni du ciel, ni des montagnes, ni de sa femme; puis il s'é-
tait retiré dans la chambre que Pontrailles lui avait fait préparer. Il
dormait là du sommeil d'un homme que la jalousie n'a jamais hanté,
quand Anne résolut de se retirera son tour. C'était la pièce mèms où
il couchait que Pontrailles avait cédée à sa cousine. Cette pièce était
CARACTÈRES ET RÉGifS. 555
fort peu ornée : un fusil arabe, deux pistolets, un sabre de combat,
rompaient seuls la monotonie de quatre murailles blanchies à la
chaux; mais d'une ouverture pratiquée auprès du lit on apercevait
l'admirable site que dominait le bordj , .et Pontrailles avait pensé que
sa cousine serait réjouie à son réveil par cette /e^«? des yeux, comme
disent les Orientaux.
Lorsqu'elle fut dans sa chambre, Anne sentit qu'elle allait avoir
l'insomnie pour compagne, non point cette cruelle insomnie aux traits
de fantôme qui chasse lady Macbeth de sa couche, mais cette in-
somnie pleine d'inquiétude et d'ivresse comme la nuit où respire
Juliette. Elle ne voulut pas faire de vains efforts pour appeler un som-
meil qu'elle ne désirait pas d'ailleurs, je le crois bien; car il est des
pensées semblables à ces bouquets dont on ne veut point se séparer,
quoiqu'ils causent une excitation douloureuse à notre cervelle. Elle
voulait songer des dernières paroles de Pontrailles.
Elle se mit à examiner la chambre où elle était. Les objets qu'elle
avait sous les yeux ne pouvaient que plaire à sa rêverie. Pontrailles
avait laissé sur la table à laquelle il s'asseyait quelquefois les livres,
en bien petit nombre, qu'il avait emportés dans sa solitude. Les livres
sont les amis auxquels s'applique le mieux un des proverbes les plus
connus. Ceux que Pontrailles avait choisis racontaient avec éloquence
cette singulière nature. C'était c€tte fleur par excellence de toutes
les cellules, Y Imitation, présent de M"* de Pontrailles à son fils;
puis comme une rose à côté d'un lys, comme des castagnettes à côté
d'un crucifix, un volume de l'Arioste côtoyant cette œuvre sacrée.
C'était ensuite ce recueil populaire que vous avez rencontré peut-
être dans d'humbles bibliothèques, ce volume où on a réuni René,
Ataîa et une poétique bluette que je ne dédaigne point malgré son
tour un peu prétentieux, un peu suranné, le Dernier des Abencer-:
rages. C'était enfin un ouvrage sérieux sorti d'un esprit rompu à l'ac-
tion et d'un cœur familiarisé avec la mort : l'Esprit des institutions
militaires, par le maréchal Marmont.
Voilà quels étaient tous les trésors littéraires de Sidi-Pontrailles.
C'en était assez jiour montrer que l'esprit avait sa part dans cette
vie si noblement livrée à l'action. Anne devait trouver des indices
plus saisissans, plus intimes encore de la pensée qu'elle cherchait à
deviner. Sur cette table où errait son regard, elle aperçut quelques
papiers qui semblaient dans un assez grand désordre. Sa curiosité
n'était pas de celles qui savent s'imposer des limites. Elle lut ces
pages que lui offrait le hasard, et bientôt elle se sentit plongée dans
un singulier attendrissement. Ce qu'elle avait sous les yeux, c'était
l'âme même de Pontrailles subissant ce besoin d'épanchement dont
je crois qu'aucune âme n'est affranchie. Quoique le pauvre Guillaume,
556 REVUE DES DEUX MONDES.
à coup sûr, ne fût pas un mandarin, il lui était arrivé à certaines
heures, dans son isolement, de donner une forme à ses songeries.
Ses lectures lui avaient inspiré des réflexions empreintes de cette
originalité qui était la grâce souveraine de sa nature. Ainsi, à pro-
pos du maréchal Marmont et de son traité, il avait écrit lui-même
sur sa profession quelques lignes d'une véritable éloquence. Ce mysté-
rieux dévouement du soldat trouvant dans la perpétuelle oblation de
sa chair tantôt les élans d'une joie ardente, tantôt le mouvement pai-
sible d'une consolation secrète, était là naturellement exprimé. Cer-
tains mots, certaines pensées d'un abandon un peu puéril rendaient
plus frappant encore l'héroïsme austère de ce sentiment. Après des
considérations sur l'armée, dignes de l'intelligence la plus sérieuse-
ment guerrière, on lisait : « Je remercie le ciel de ne pas être fantas-
sin, quoique assurément je sois plein de respect pour l'infanterie.
Le guerrier complet se compose d'un homme et d'un cheval. Ce mal-
heureux fantassin me paraît toujours un soldat mutilé. Mon Dieu, soyez
béni pour le compagnon à quatre jambes que vous m'avez donné! A
certains mouveraens de mon cœur, j'ai cru souvent que le cheval était
né à la façon de notre mère Eve, qu'il avait été fait avec le sang et
la chair du cavalier. »
De cette explosion d'enthousiasme hippique, on passait brusque-
ment à des inspirations bien différentes. Le chapitre sur l'amour ve-
nait d'éveiller chez Pontrailles d'autres tendresses que ses tendresses
chevalines. Vous connaissez l'histoire de ce saint qui s'était fait une
femme de neige. De ses plus pures, de ses plus idéales pensées, Pon-
trailles se faisait une maîtresse à laquelle il livrait sa vie. 11 compo-
sait une sorte d'idylle mystique qui rappelait le souhait de Gessner.
Il se construisait un asile, seulement un asile vivant au lieu d'un
asile de feuillage; il inventait pour son idole tout un culte aux pra-
tiques d'une chaste passion : baiser le velours du prie-Dieu usé par
ses genoux, se pencher, elle et lui, sur le même livre, quelquefois
tomber à ses pieds et se sentir pris alors d'un désir extatique de mou-
rir] Tout d'un coup la mélodie changeait, l'Arioste avait passé par l<à,
Alcine était entrée dans l'oratoire : <( 11 ne doit y avoir, disait-il, qu'un
seul amour pour un soldat, c'est l'amour que l'on cueille et que l'on
•jette comme une branche de laurier rose. Aussi les Arabes, qui sont
nos maîtres en fait de sentiment guerrier, traitent-ils avec raison la
femme comme on traite le vin chez nous; ils ne lui demandent qu'une
ivresse passagère. » Qu'on ne sourie pas trop à tout cela d'un mal-
veillant sourire : ces pensées disparates aux formes légères, s'éva-
nouissant quand on les touche, ne peuvent-elles pas être regardées
comme des mirages? Elles étaient nées dans le pays même où se
produisent ces jeux de notre cerveau et de la lumière. Anne suivait
CARACTÈRES ET RÉCITS. 557
avec une profonde émotion ces mouvemens d'un cœur chaleureux,
d'un esprit hardi et gracieux s' agitant dans une région où elle n'a-
vait jamais pénétré. Au milieu de cette nuit et de cette solitude, ce
qu'elle lisait prenait des formes sensibles : elle s'imaginait avoir sous
les yeux les visions de l'étrange château où l'avait conduite son
destin.
V.
M"" de Bresmes s'était endormie quelques instans avant le lever du
jour; elle avait été prise par un de ces sommeils aux lentes, mais
puissantes conjurations, qui vous enchaînent pour longtemps au fond
de leurs demeures enchantées une fois qu'ils se sont emparés de
vous. Quand elle se réveilla, le soleil inondait sa chambre. Elle se
sentit au cœur une allégi'esse qui, depuis bien longtemps, lui était
inconnue. C'était le chant de ces pensées qui s'abattent sur les âmes
où fleurit l'amour, comme les oiseaux sur les arbres où s'épanouit le
printemps.
Une heure après son réveil, elle apprenait par Pontrailles, sur la
terrasse du bordj, que M. de Bresmes venait de partir avec une es-
corte pour aller chasser le sanglier chez un caïd des environs. M. de
Bresmes était un de ces maris qui font croire à l'intervention dans les
affaires conjugales d'une puissance mystérieuse protectrice des céli-
bataires. A peine réveillé, il était allé trouver Pontrailles pour lui dire
qu'il voulait à toute force se donner le plaisir d'une chasse africaine.
L'officier lui avait répondu qu'il ne pouvait point, à son grand regret,
l'accompagner, parce que son devoir le retenait à son poste, mais
qu'il le ferait chasser tant qu'il voudrait sous la direction d'un hon-
nête caïd et sous la garde d'intrépides spahis. M. de Bresmes était
parti; Guillaume était resté, remerciant Dieu d'avoir mis au cœur des
hommes le goût de détruire les sangliers.
La journée qui commença pour Pontrailles après ce départ est,
avec celle qui l'a suivie, de ces souvenirs qu'on craint de tirer des
profondeurs embaumées où ils reposent au fond de nous. Ce sont des
fantômes qui expliquent la fable divine d'Eurydice. Des accens magi-
ques les évoquent, un regard peut les faire évanouir. Toutefois je
tenterai la conjuration.
Vers trois heures, Pontrailles et sa cousine montèrent à cheval. A
ce moment du jour, il y a déjà, dans le ciel si vivant, si mobile d'Afri-
({ue, un mouvement sensible pour les yeux et pour l'esprit. Quelques
clartés trop vives commencent à s'effacer, et je ne sais quoi annonce
l'arrivée des teintes majestueuses. C'est comme un orchestre qui
nous prépare, après les danses étincelantes des notes légères, à la
558 REVUE DES DEUX MONDES,
marche imposante des graves accords. A cette heme, nombre de
gens en ont fait l'expérience, les moins poétiques natures subissent
souvent une violente action. Les Orientaux ont raison de mépriser le
vin : l'ivresse est dans l'air qu'ils respirent. A ce moment donc où leur
ardente terre reçoit comme un dernier baiser du soleil, il y a bien
peu d'âmes qui n'éprouvent un frémissement passionné. Anne n'avait
encore passé avec Pontrailles que quelques rapides instans de la ma-
tinée, elle ne lui avait parlé ni de ses lectures, ni de ses pensées de
la nuit. En cet instant, ces récens souvenirs s'offrirent à elle dans
toute leur puissance.
— Mon cher cousin, dit-elle, je remercie Dieu d'un voyage qui m'a
fait connaître deux pays entièrement nouveaux pour moi, cette mer-
veilleuse contrée où nous nous promenons maintenant ensemble, et
votre esprit, où j'ai fait des excursions cette nuit.
— Quoi! s'écria Pontrailles, dont le teint bruni se couvrit d'une
subite rougeur, auriez-vous jeté les yeux sur les paperasses que
j'avais laissées entre mes livres? Je suis désolé que vous ayez lu ces
fadaises, qui sont indignes d'occuper une seule minute une intelli-
gence telle que la vôtre. Que voulez-vous? la solitude porte à la
rêvasserie. Mon seul tort, c'est de ne pas avoir laissé mes rêves s'en-
voler comme la fumée de ma pipe.
— Si vous aviez vu ce qui se passait en moi cette nuit, répondit
Anne, peut-être ne regretteriez-vous point ce tort-là.
I Pontrailles garda le silence. 11 y a de ces paroles chaudes et douces
comme un soleil printanier qui vous donnent un bonheur dont on a
besoin de se pénétrer longuement. Il baissa la tête sur son cheval,
dont la crinière dorée et soyeuse ne l'avait jamais tant charmé. Son
visage, quand il le releva pour regarder sa cousine, rayonnait de
cette joie que Dieu tire si rarement pour nous de son trésor.
— Tenez, fît-il, hier soir je vous ai aimée. A présent je veux vous
dire que je vous aime. Je sens mon âme désormais changée. Peut-
être éprouvèrai-je de cruelles souft'rances, mais je ne voudrais point,
pour ce qui m'est le plus cher en ce monde, pour la part d'honneur
et de danger que peut me réserver l'avenir, n'avoir point connu ce
qui se passe^en moi. Le dieu que m'annonçaient des voix mystérieuses
vient de naître au fond de mon cœur. Je le salue et lui offre en pré-
sent toutes mes pensées. Ma cousine, je vous en supplie, aimez-moi;
je mérite que vous m'aimiez. J'ai rougi tout à l'heure quand vous
m'avez appris que cette nuit vous aviez fait invasion dans mes son-
geries, c'est de plaisir que je rougissais. Je vous ai dit que j'étais
désolé, j'étais heureux; car je crois en effet digne de vous cet homme
qu'à présent vous connaissez. Je n'ai vécu que pour les nobles émo-
tions, seulement la plus noble de toutes me manquait, et vous me
CARACTÈRES ET RÉCITS. " 559
l'avez donnée. Aussi votre image ne pourra jamais être détruite en
moi que par une balle, si une balle peut frapper toutefois ce qui est
dans mon âme au moins autant que dans ma chair.
Et il ajouta ces simples paroles que, loin de lui, Anne a cru bien
souvent entendre encore vibrer :
— Mon Dieu! que je vous aime et que je vous aimerai!
Anne se i>encha sur son cheval, et d'une voix brève, ardente, pas-
sionnée comme celle de Chimène laissant échapper son secret :
— Et moi aussi, lui dit-elle, je vous aime.
Si Ion me dit que ce fut là un aveu trop rapide, je répondrai que
cette scène d'amour ne se passait pas dans un salon, que le ciel
d'Afrique agissait sur ces deux êtres, entraînés irrésistiblement l'un
vers l'autre; et pour peu que l'on me presse, j'ajouterai que dans
bien des salons, du reste, des aveux aussi rapides que celui-là ont
été arrachés à de fort honnêtes'dames, comme dirait Brantôme. Enfin
le fait est qu'entre trois et quatre heures, dans une de ces vallées oii
l'on se sent saisi d'émotions secrètes et profondes, Anne et Guillaume
se confièrent tous deux qu'ils s'aimaient. Cette journée, dont je cher-
che à me rappeler les moindres souvenirs, me semble elle-même,
comme la vallée où elle s'écoula, une région mystérieuse et sacrée
où l'on ne peut pénétrer sans trouble. — Toute ma vie, a dit bien
souvent Pontrailles, à certaines heures, je me retirerai dans ce
jour-là.
L'Afrique est le pays des ruines. Gomme un cheval qui secoue son
cavalier jusqu'à ce qu'il l'ait renversé, cette puissante nature s'est
déjà bien des fois délivrée des nations conquérantes et de leurs œu-
vres. Les deux amans s'arrêtèrent à une fontaine où l'on reconnais-
sait encore les traces de cet art solennel des Romains, qui associe
avec tant de grâce majestueuse la tristesse de ses débris à la mélan-
colie des grands sites. Ils s'assirent sur une pierre que couvrait à
moitié une mousse sombre. Là, ils laissèrent jaillir et murmurer leur
amour, plus frais et plus limpide que l'eau qui coulait à leurs pieds.
L'amour a ce charme, entre toutes ses magies, qu'il transforme,
comme cette fée d'un vieux conte, en roses et en diamans les moin-
dres paroles des amoureux. Le miracle, il est vrai, n'est visible que
pour deux personnes; mais qu'importe, puisque ces deux personnes
ont toute la vie de l'univers en eux?
Avec cette gaieté dont les amans ont le privilège à certaines heures
comme les enfans, avec cette gaieté franche, irréfléchie et chaude,
véritable soleil du cœur, Pontrailles lui dit tout à coup :
— Savez-vous à quoi je viens de penser, en visitant avec vous ce
beau pays et ces touchantes ruines? Je viens de penser à un célèbre
roman que m'a fait dernièrement parcourir le hasard des lectures
560 REVUE DES DEUX MONDES.
militaires, à la Corinne de M'"^ de Staël, que j'ai rencontrée dans un
petit poste du Tell, chez un officier des bureaux arabes. Je trouve
que nous ressemblons tous deux aux héros de ce livre, seulement
j'ai peur que vous ne soyez Oswald et que.je ne sois Corinne. Yous
me délaisserez pour quelque blonde Lucile, c'est-à-dire pour un de
ces diplomates roses et frisés qui ont parcouru le monde entier sans
jamais rester douze heures à cheval, et parlent cependant à tout pro-
pos de ce qu'ils ont aperçu derrière leur cache-nez, à travers les
glaces des chaises de poste et des wagons.
— Vous tenez là d'indignes propos, lui répondit-elle. Il y a long-
temps que je connais les gens dont vous parlez et que je ne songe
guère à les aimer. Yous ne méritez pas que je vous dise ce que votre
regard a l'air pourtant de me demander, que vous serez mon unique
tendresse.
— Oh ! s'écria Pontrailles, je mérite, au contraire, que vous me le
disiez; dites-le moi; dites-moi que vous m'aimerez toujours; j'aime
cette insulte charmante, ce noble défi jeté à la réalité.
Et il baisa avec ardeur le petit pied qu'il prit dans ses mains pour
la replacer à cheval.
Gontinuerai-je encore le récit de cette journée? On dit que le bon-
heur ne se raconte pas, et maintenant, j'y pense, il y a peut-être
impiété à le raconter. Les grandes douleurs et les grandes joies sont
des mystères qui s'indignent d'être produits au jour. Je voudrais
pourtant que l'empreinte de ces heures qui apportèrent tant de dé-
lices à deux cœurs, dont peut-être l'un est éteint, l'autre transformé,
ne fût pas effacée de ce monde. Les poètes se sont souvent révoltés
contre les lieux où ils ont aimé, et dont leur amour a disparu aussi
complètement que le soleil chaque soir disparaît de la cime des arbres.
Si cette vallée où ils se promenèrent, si cette fontaine où ils s'assirent
ne dit pUis rien de ceux à qui nous pensons aujourd'hui, qu'au moins
ces lignes en parlent.
Dans la soirée qu'ils passèrent ensemble, lorsqu'ils furent rentrés
au borclj, ils pratiquèrent tour à tour ces amoureuses confessions si
remplies de soulagement divin, d'intimes et vives félicités qui nous
révèlent au fond de nous des sources d'une profondeur inconnue. Ils
se dirent tout. Chacun fit le roman de sa vie. Celle-ci raconta ses jours
arides, ses nuits frivoles, son esprit mécontent et désœuvré, son cœur
assoupi; celui-là dit ses heures d'enthousiasme et de souffrance, ses
pensées tantôt résignées, tantôt triomphantes; tous deux s'aimèrent
encore plus lorsqu'ils se furent écoutés. Quand arriva cet instant où
il faut que l'on se sépare, quand, après un de ces silences pleins de
tendresse, divines fatigues qui succèdent aux étreintes passionnées
des âmes, ils s'aperçurent qu'ils avaient vu ensemble le soleil dis-
CARACTÈRES ET RÉCITS. 561
paraître et les étoiles se lever, que la nuit était avancée déjà, une ar-
dente pensée s'empara de Pontrailles. Il se mit à ses genoux et lui dit :
Faut-il donc que je vous quitte, vous que je retrouverai, je l'espère,
dans l'éternité, mais que je verrai si peu dans cette vie? Yoyez-vous,
toutes les séparations sont affreuses, même celles de quelques instans.
Ce sont des provocations au malheur. Quand une fois on a trouvé la
chère vision, dont on doit avoir toute son existence illuminée, on ne
devrait jamais la laisser disparaître; ces ombres que nous sommes
tous se dispersent et s'évanouissent si vite dans la vallée où Dieu nous
fait errer. Dans ce moment-ci, je vois vos yeux, je sens vos mains.
Je touche le Dieu que j'adore, ne m'abandonnez point, par pitié.
Elle était assise sur un de ces* canons qui décoraient la terrasse du
hordj; elle s'inclina sur le front de Pontrailles, et y mit un baiser,
puis elle se leva et courut à la chambre où elle avait passé la nuit.
Une tapisserie en défendait seule l'entrée. Quand elle fut arrivée au
seuil de ce sanctuaire qu'elle voulait rendre inviolable, elle se re-
tourna vers son amant. — Maintenant que je vous connais, fit-elle,
je me sais mieux défendue par cette tapisserie que je ne le serais par
les murs d'une forteresse. Adieu, mon ami, le jour vous rendra de-
main votre vision, car notre amour n'aura rien à redouter des rayons
du soleil; je veux qu'il reste pur comme le ciel dans lequel il est né.
Pontrailles alla se jeter sur une petite natte et alluma une longue
pipe, bien sûr de n'avoir cette nuit-là aucune relation avec le som-
meil. Sa vie était devenue un roman, son âme une vraie élégie, et je
crois pourtant que le hussard reparut en lui. Les dernières paroles de
M"' de Bresmes lui parurent d'une mauvaise poésie; mais il se dit : —
L'amour est comme les conquêtes, il a sa fatalité. 11 y a quelque
temps je me battais dans le Tell, me voici en pleine montagne aujour-
d'hui; j'étais dans le petit désert l'an dernier, je serai l'année pro-
chaine dans le Sahara. Demain je la reverrai, et elle m'aime.
YL
Elle s'endormit, elle, au contraire, d'un sommeil à la fois doux et
profond. L'air qu'elle avait respiré, l'amour dont elle s'était enivrée,
avaient composé un vrai philtre dont elle subissait l'influence. J'ai
remarqué que les songes en Afrique s'imprégnaient d'une chaleur,
se teignaient d'un coloris que les rêves n'ont point dans nos contrées.
On est là sur la terre qui a porté l'échelle mystérieuse dont se ser-
vent les anges pour descendre du ciel. Elle se vit errant avec Pon-
trailles dans des lieux plus resplendissans encore que ceux qu'elle
avait parcourus. C'était la splendide idylle de sa journée qui s'ache-
vait dans des paysages impossibles, sous des ombrages inconnus. Elle
562 REVUE DES DEUX MONDES.
se voyait avec son amant au bord d'une fontaine magique dont les
ondes semblaient receler toute sorte de merveilleux secrets, quand
elle fut réveillée brusquement par un bruit d'armes et de chevaux.
Elle se leva précipitamment, et par l'étroite ouverture pratiquée près
de son lit elle aperçut un spectacle étrange. Une troupe de cavaliers
était .assemblée sous les murs du bordj; les uns étaient vêtus de bur-
nous rouges, les autres de burnous blancs, qui, à la clarté de la lune,
leur donnaient l'air de ces guerriers fantômes des ballades. Elle crut
un moment qae son sommeil durait encore, seulement que les songes
terribles avaient succédé aux visions gracieuses; mais bientôt elle jie
put plus douter qu'elle ne fût aux prises avec la réalité. Elle assistait
à yn de ces événemens si communs en Afrique. Une attaque nocturne
avait été tentée sur une tribu amie à quelques pas du bordj de Pon-
trailles. Le grand justicier du pays kabyle allait monter à cheval,
courir dans la montagne, brûler de la poudre et casser des têtes. Elle
se sentit saisie d'un mortel effroi dont bientôt elle fut tirée par le
mouvement de cœur le plus passionné à coup sûr qu'elle aura jamais
de sa vie. Elle entendit tout près d'elle une voix qui lui disait: — Adieu,
ma chère Anne, je vais à une lieue d'ici faire cesser inie fusillade qui
pourrait se rapprocher et troubler sérieusement votre repos. Je vous
en supplie, avant mon départ, accordez-moi une seule faveur, tendez-
moi votre main à travers cette tapisserie.
Anne s'élança jusqu'au seuil de sa chambre ; elle fit ce qu'on lui
demandait, et elle sentit sur sa main un baiser fervent comme l'acte
d'adoration d'un chrétien à sa dernière heure, puis elle entendit un
pas qui s'éloignait avec un bruit d'éperons et de sabre. Elle se jeta sur
son lit, oubliant un moment terreur, danger, toutes les pensées sinis-
tres et tristes, pour se livrer à l'un de ces enthousiasmes que les
femmes de notre temps surtout ne sont pas d'habitude appelées à
connaître. Anne était fîère de son amant, heureuse de son amour; elle
se sentait la compagne d'un soldat, elle combattait et triomphait de
l'âme auprès de lui. Elle porta à ses lèvres la main que venait de
toucher la bouche de Pontrailles, pour retrouver l'empreinte de cet
héroïque baiser : son ardeur se soutint encore, lorsque derri^*e sa
fenêtre elle vit son amant courir dans la campagne à la tête des spahis
et du, çowm; mais quand, au détour de l'un de ces âpres sentiers qui
conduisent au pays des coups de feu, le cheval de Pontrailles, puis
celui du dernier de ses cavaliers eurent dispaiii, elle fut prise par un
effroi accablant. Ces montagnes, qui le matin lui avaient appam si
riantes, et qui maintenant se di-essaient mornes devant elle, lui sem-
blèrent destinées à cacher un mystère de sang et de mort. Les pres-
sentimens, ces tristes oiseaux qui s'abattent sur les âmes blessées,
ouvrirent dans son esprit leurs noires ailes. Soyons vrai pourtant,
CARACTÈRES ET RÉCITS. 563
car la vérité est notre passion, elle prit à cette terreur même dont
elle se sentait pénétrée un secret plaisir. Elle se dit qu'elle assistait
à une aventure qui la Vengeait de toute une existence de monotonie,
et elle n'en eut pour Pontrailles qu'une plus tendre, qu'une plus brû-
lante reconnaissance. Le dragon qu'il s'agit de vaincre avant tout,
pour mériter que les femmes vous saluent héros entre les héros,
c'est l'ennui. Maintenant il avait disparu pour elle, ce tyran qui lui
semblait si puissant qu'elle avait fini par en accepter le joug avec
une morne placidité. Elle marchait dans sa vie comme dans un roman,
se demandant avec anxiété ce qu'elle trouverait derrière les pages
qu'elle parcourait avidement. Il est certain que le matin du 27 oc-
tobre,— elle n'oubliera jamais cette date, — elle était dans une situa-
tion où ne se représente guère aucune des femmes qui sont condam-
nées chaque soir à se traîner de salon en salon, retrouvant partout les
mêmes visages, les mêmes propos, le même néant. Elle était seule
dans un vieux château comme un château d'Anne RadclifFe, et dans
un château perdu au sein d'un pays plus cher au mystère et au péril
qu^ les vallées mêmes des Pyrénées.
Vers dix heures, un nègre se présenta devant elle. C'était un an-
cien spahi du dey qui exerçait dans le hordj de Pontrailles la profes-
sion de kavadgi. Le kavadgi est d'habitude bavard, car d'habitude
aussi il est médecin -et barbier; mais celui-là préparait et versait son
café dans un silence où il mettait à la fois son plaisir et sa vanité. Il
savait pourtant quelques mots de cette affreuse languefaite avec les
débris corrompus de tous les langages humains, qu'on appelle la
langue franque, ou le petit sahir. Ce fut dans ce patois oriental qu'il
apprit à M""' de Bresmes que Pontrailles lui avait confié le soin de
la nourrir et de la garder. Anne se rappela que le soir de son arri-
vée au bordj elle avait entendu son cousin dire en dhiant à M. de
Bresmes, qui se plaignait avec une fanfaronnade de conscrit et une
ignorance de touriste de ce qu'on ne cultivait plus en Algérie l'art de
couper les têtes : «Voilà mon vieux Mohammed, qui pour sa part en
a coupé plus d'une centaine du temps de la régence, et qui , l'an-
née dernière, en a coupé trois encore fort convenablement dans une
course où je l'avais emmené! » Ce souvenir lui revint, et elle frémit;
puis elle songea aux figures qu'elle apercevait quelquefois sous des
bonnets de coton, au fond de sa cour, en rentrant chez elle à l'heure
du dîner. Ces bonnets de coton lui rappelèrent naturellement toute sa
vie parisienne, et de nouveau elle eut un de ces mouvemens de joie
mêlés à tous les mouvemens de sa terreur. Elle sut gré à Moham-
med de sa noire figure et de son sanglant passé. Lui aussi, c'était
un personnage nouveau. Il avait son rôle dans ce drame imprévu que
composait pour elle la destinée.
Dans la journée elle se mit à parcourir le bordj. La solitude de
564 REVUE DES DEUX MONDES.
cet antique et bizarre logis avait quelque chose qui tenait du rêve et
du conte de fée; un ciel inondé de lumière ne la rendait que plus
saisissante, car rien n'est mystérieux comme* la tristesse du soleil;
elle parcourut tour à tour les cours carrées où s'élevaient quelques
figuiers isolés, et les grandes pièces oblongues tapissées de nattes
où dormaient et fumaient les gens de guerre qu'elle avait aperçus la
nuit. Mais une partie du hordj, entre toutes les autres, attirait sa
curiosité. La veille, en visitant une première fois cette demeure avec
Pontrailles, elle avait voulu pénétrer dans le petit marabout qui sur-
montait une des terrasses. Pontrailles s'était jeté devant la porte en
laissant paraître une vive émotion, et l'avait suppliée de ne pas en-
trer. M""^ de Bresmes se rappela l'histoire de Barbe-Bleue, et se sen-
tit au cœur la passion si admirablement peinte par cette légende. Elle
pensa que ce marabout renfermait peut-être quelque horrible se-
cret, un squelette, une tête coupée, une de ces choses enfin qui
s'offrent tout environnées de surnaturelle épouvante à qui n'est pas
obligé de vivre avec la mort en rapports fréquens et familiers. Ainsi
que nombre de portes arabes, la porte du marabout avait un ver^-ou
qui se tirait en dehors. Anne pouvait entrer, elle hésita ; sa main se
posa crispée et tremblante sur ce morceau de fer rouillé; enfin,
comme cela est toujours arrivé depuis Eve, la curiosité eut le dessus
dans sa lutte avec la crainte.
Le verrou fut tiré, la porte s'ouvrit, et elle vit un spectacle qui lui
serra le cœur. Ce n'était point, bien loin de là, un spectacle effrayant:
elle avait devant elle une créature faite pour chasser au contraire
toutes les tristes et sinistres idées. Sur un de ces tapis aux couleurs
vives et bariolées qui viennent du pays des Nègres, se tenait accrou-
pie, l'œil distrait, la cigarette entre les lèvres, une Mauresque
d'Alger. Je ne dirai point que ce fût une beauté merveilleuse, qu'elle
eût fait mettre Michel-Ange à genoux et pleurer d'enthousiasme
Raphaël : la beauté est bien comme l'amour, on en parle d'ordinaire
sans l'avoir vue; mais cette femme pourtant était belle. D'abord elle
avait ces deux grands yeux qui n'appartiennent qu'à l'Orient, ces
yeux d'un noir velouté et lumineux qui font songer de fleurs et de
soleil. Puis tous les arcanes de la coquetterie africaine : cette ligne
sombre que les Mauresques tracent entre leurs sourcils, ces teintes
bleues qui donnent de voluptueuses langueurs à leurs paupières,
cette couleur d'un ardent incarnat qui r-ougit leur bouche et fait
briller sur leurs dents une féerique blancheur, la paraient d'une
étrange et saisissante grâce. Enfin elle portait ce costume de péri qui
est aussi tout un enchantement. Les femmes en Afrique sont, comme
les maisons, le triomphe du mystère. Le grand voile blanc qui les en-
veloppe, c'est le mur sans fenêtres qui oppose à la vue un rempart.
Derrière ce mur, il y a les jardins, les fontaines et les grandes pièces
CARACTÈRES ET RÉCITS.- 565
à arceaux où l'on marche pieds nus; sous ce voile, il y a la chemise
brodée, la veste étoilée de ileurs d'or et le pantalon couleur de la rose
ou de l'orange. La Mauresque du marabout était sans voile; ses traits
n'étaient cachés que par de longues nattes qui s'échappaient d'un
bonnet de velours d'où pendait une branche de jasmin. C'eût été en
définitive la plus poétique des apparitions, si je ne sais quoi n'eût
imprimé à cette figure le caractère de la réalité, et même, faut-il
le dire, d'une réalité assez triste. Cette péri, après tout, était une de
ces Danaé dont les asiles s'ouvrent aux plus faibles gouttes de la
pluie d'or. Aussi, depuis son visage jusqu'à sa parure, tout était
marqué en elle de cette secrète flétrissure qui est le signe fatal auquel
on reconnaît sous tous les cieux les prêtresses avouées du plaisir.
M™" de Bresmes resta pleine d'hésitation et de trouble sur le seuil
de cette chambre où elle aurait voulu que son regard n'eût jamais
pénétré; mais tout à coup la Mauresque l'aperçut, se leva, vint à elle,
s'empara de sa main, et mit sur cette main un humble baiser. Les
Africaines reconnaissent volontiers la supériorité des Européennes.
Elles sentent des êtres traités autrement qu'elles dans ce monde et
dans l'autre, qui sont estimés ici-bas plus que les chevaux, plus que
la poudre, et dont les houris ne prendront point la place là-haut.
Celle-là fit donc à M"'" de Bresmes cette soumise caresse; puis elle
lui dit dans un français assez pur : — Je n'ai pas encore vu le maître
d'ici, ton mari sans doute. Je ne sais point pourquoi il m'a fait venir,
puisque tu es auprès de lui, et qu'une seule femme remplit la mai-
son d'un chrétien comme un seul figuier remplit la cour d'un Arabe.
Bientôt M"^ de Bresmes eut tout compris; la Fatma ou la Kadoudja
qu'elle avait sous les yeux était un caprice oriental de Pontrailles,
qui avait trouvé trop profonde la retraite de son bordj; mais le jour
même où l'amour africain entrait chez lui à dos de mule, l'amour
européen lui apparaissait à cheval, fier, charmant, victorieux. 11 avait
si bien négligé la pauvre Mauresque, que c'est à' peine si, sans la
compassion du vieux kavadgi coupeur de têtes, elle ne serait point
morte de faim. M"" de Bresmes courut chez elle, et revint tenant de
l'or dans ses deux petites mains jointes, comme pour empêcher de
s'enfuir l'eau puisée à une fontaine. La Mauresque lui avait dit que
si elle avait de l'argent, elle trouverait le moyen de se faire ramener
sur-le-champ à Alger. La mule qui l'avait portée et un Juif qui l'avait
amenée l'attendaient, ne demandant pas mieux que de quitter le
bordj de Pontrailles avec elle. Quand elle vit son absence achetée par
une somme dix fois plus forte que celle qui payait d'habitude sa pré-
sence, elle éprouva une joie qu'elle ne chercha pas à contenir, et,
après avoir embrassé les mains, les genoux, la robe de M™" de
Bresmes, elle tint fidèlement sa promesse en disparaissant. Anne,
quand elle fut seule, s'assit le cœur ému, le visage empourpré, sur
'566 REVUE DES DEUX MONDES.
les tapis où reposait celle qu'elle venait de renvoyer. Cette chambre,
dont elle avait chassé l'hôtesse, lui semblait une cage qu'elle avait
ouverte. Que dirait à son retour le maître dont elle avait mis l'oiseau
en liberté? Que dirait-elle surtout? C'était là ce qui la faisait rougir,
et pourtant la satisfaction était dans ses yeux, elle n'avait point un seul
mouvement de repentir. Son esprit était tout occupé moitié de pensées
distinctes, moitié de confuses songeries, quand des coups de fusil,
répétés par l'écho des montagnes, retentirent à ses oreilles : c'était
Pontrailles qui rentrait, escorté par la turbulente fantasia des goums
et des spahis. Il venait de se montrer le maître du bras, comme
disent les Arabes; il avait brûlé quelques oliviers, tué quelques
hommes, enfin servi de son mieux l'ordre énergique et la justice
armée. M""' de Bresmes s'élança au-devant de lui, et le vit descendre
de cheval. Le fait est qu'en ce moment il eût pu remuer même une
imagination paresseuse et un cœur endormi. Dans son burnous blanc,
tombant sur son épaule comme un manteau de templier, c'était la
vivante apparition de ces guerroyeurs chrétiens qui ouvraient avec
leurs épées les portes du paradis. Lorsqu'il aperçut M'"'= de Bresmes,
une expression pleine d'ardente tendresse se répandit dans ses yeux,
où brillait seule la noble et inhumaine joie du combat. Il se jeta pré-
cipitamment devant un spahi qui tenait à la main un de ces sacs
que les soldats appellent des musettes, où les chevaux mangent l'orge
en campagne. Il y avait sur cette musette des taches rouges, et je
crois bien qu'elle pouvait renfermer quelques oreilles.
M"' de Bresmes eut un de ces mouvemens qu'on a reproduits quel-
quefois au théâtre, où ils sont toujours accueillis avec de violentes émo-
tions. Elle se jeta dans les bras de Pontrailles. — Ah! dit Guillaume,
aujourd'hui que j'aime mon sabre et que je vous aime ! — Toute son
âme à ce pauvre garçon était dans ces mots-là, et il croyait avoir
atteint le faîte de son bonheur en cette vie.
Après le dîner, par une nuit semblable à celle où l'amour s'était
abattu sur eux, les deux cousins se promenaient sur la terrasse. Anne
se dirigea vers le marabout dont elle avait été écartée la veille, et
Guillaume éprouva de nouveau un trouble visible; mais celle qui était
la maîtresse de toutes ses actions et de toutes ses pensées l'entraîna
impérieusement vers le seuil, qu'il ne voulait point franchir. Arrivée
à la porte. M"" de Bresmes força son amant à la suivre dans cet asile,
devenu désert. Là, elle dit à Pontrailles : — Il y avait ici une captive
que j'ai mise en liberté; mais au lieu de prendre ses chaînes, comme
faisaient ceux qui autrefois allaient en Afrique délivrer les prison-
niers, c'est vous que je veux mettre à sa place; je vous laisse dans
votre marabout, et je m'échappe. Vous rappelez-vous l'histoire de Bar-
berine? Vous avez mérité d'être enfermé avec une quenouille; tâchez
d'en trouver une, vous filerez, et je vous apporterai de quoi manger.
CARACTÈRES ET RÉCITS. 567
Et ce disant, elle fit mine de s'échapper; mais s'échappa-t-elle en
effet? 11 est des points obscurs dans toutes les histoires. Que chacun
décide de cette question suivant les lumières de son cœur.
Du reste, honni soit qui mal y pense. J'ai toujours songé avec
.plaisir de cette devise qui ne veut pas dire assurément que la com-
tessse de Salisbury ait été aimée de telle manière plutôt que de telle
autre, comme Béatrix ou comme M"^ de Lafayette plutôt que comme
la Fornarina ou M'"*" de Montespan. Que chacun aime comme il l'en-
tend : pourvu qu'il y ait amour, il n'y a rien où le méchant puisse
mordre; — voilà ce que ces vieilles et chevaleresques paroles signifient
tout simplement. Ce que je sais donc, c'est qu'Anne et Guillaume s'ai-
mèrent autant qu'ils pouvaient s'aimer, et je me complais dans cette
pensée. Cette vie est faite au rebours du paradis terrestre : elle ne
renferme qu'un seul fruit qui ne soit point poussière, où l'on ne
trouve pas le néant. Heureux ceux à qui ce fruit-là n'a pas été in-
connu!
Maintenant, le bonheur de nos deux amans fut court. Le lendemain
du jour où se passa la scène que nous venons de raconter, M. de
Bresmes revint de chez son caïd après avoir tué je ne sais combien de
sangliers. M. de Bresmes, c'était le réveil.
Mais le souvenir du songe est resté. A l'heure de la séparation, ils
se sont juré en quelques paroles furtives qu'ils ne s'oublieraient
jamais, et que même sur cette terre, si la mort ne se mettait pas
entre eux,^ ils se réuniraient un jour. Je trouve merveille qu'ils aient
tenu aussi longtemps leur serment. Tous les deux boivent continuel-
lement un breuvage mortel à la mémoire des tendresses sacrées. Le
monde verse à celle-ci son assoupissement, la guerre verse à celui-là
ses ivresses. Quitterait-elle bien pour touj'ours, malgré l'ennui qu'ils
lui inspirent, ces salons où elle a repris le cours de ses monotones
plaisirs? Et lui, pourrait-il s'éloigner de ce pays rempli d'excitantes
émotions comme l'onde verte de l'absinthe, où règne, où triomphe
cette vie militaire si chère à l'esprit qu'elle calme et au cœur qu'elle
exalte, — -où tous les ans la poudre résonne, où un noble sang qui ne
se lasse point de se répandre entretient un généreux éclat? J'ai peine
à le croire. Ferait-il bien d'ailleurs? L'aimerait-elle, s'il n'était plus
lui? Enfin ils se sont aimés; voilà ce qu'on doit se dire. Il y a là de
quoi satisfaire les esprits les plus altérés d'idéal, puisqu'il est bien
prouvé, — la religion confirme cette vérité, ce me semble, — qu'un
élan d'amour tient en balance toute l'éternité.
Paul de Molènes.
PROMENADE
EN AMÉRIQUE
LES LACS ET LES NOUVELLES VILLES DE L'OUEST.'
IROQUOIS CHRÉTIENS. — LANGUES AMÉRICAINES. — UNE VILLE QUI POUSSE. — LAC ONTARIO.
— NIAGARA. — BUFFALO. — DÉTROIT. — TABLEAU TROP ADMIRÉ. — SERMON PRESBYTÉRIEN.
— r CHICAGO. — COTTAGES PRÉS DU LAC MICHIGAN. — ESPRIT DES SAUVAGES. — DE LA
RELIGION AUX ÉTATS-UNIS. — ÉCOLES. — COURSE EN CHEMIN DE FER A TRAVERS LA PRAIRIE.
- Tout près de Montréal est le village de Canguawhaga habité par
des Iroquois chrétiens. Dans ce village réside depuis quarante ans
un curé nommé M. Marcou, qui est comme le chef de cette petite
communauté. Aujourd'hui il n'est pas facile de rencontrer des sau-
vages établis chez eux et non mêlés avec les blancs, à moins d'aller
du côté de l'Orégon ou au-delà du Mississipi, vers la chaîne des Mon-
tagnes Rocheuses. Un village iroquois 'est donc une bonne fortune
pour un voyageur, même quand, comme celui de Canguawhaga, il
est chrétien. Le costume des hommes est assez semblable au vête-
ment des paysans canadiens , mais celui des femmes est mieux con-
servé; elles parlent leur langue, et môme, en général, ne parlent
pas français. Si j'ai eu le chagrin, en entrant dans le village, de sur-
prendre les descendans du peuple le plus puissant et le plus redou-
table de ces contrées jouant au bouchon , en revanche j'ai eu le
plaisir d'acheter des mocassins à des Iroquoises qui ne pouvaient me
parler que par interprète, et de voir une d'elles porter son enfant
attaché dans un berceau qu'elle tenait verticalement, ainsi qu'eût pu
(1) Voyez les livraisoiis des l^^ et 15 janvier.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 569
faire la belle Géluta. L'iroquois est un langage fort doux et qui pro-
duit sur l'oreille à peu près la même impression que le grec moderne.
En entrant chez M. Marcou, j'ai pu en juger en écoutant une Cana-
dienne qui venait le consulter sur une afï'aire d'argent, car il est le
conseiller de cette petite colonie, dont il est le père.
M. Marcou m'accueille avec sa bonté ordinaire, bien connue des voya-
geurs français. Il me donne sur les populations indigènes du Canada
quelques détails assez curieux. Chaque tribu, me dit-il, a ses noms
propres, tous significatifs : les noms de ceux qui meurent sont donnés
aux enfans. Une tribu trouverait très-mauvais qu'un sauvage d'une
autre tribu prît un de ces noms, son patrimoine et son héritage. Cer-
tains traits de mœurs contrastent singulièrement avec l'ensemble des
sentimens et des coutumes de ces peuples. On sait que parmi eux la.
femme est la servante de son mari, porte les fardeaux et le gibier, etc. ;
eh bien, la mère est, à quelques égards, plus que le père dans la
famille iroquoise. Non-seulement les enfans appartiennent à la femme,
mais ils suivent l'oncle maternel plutôt que le père lui-même. Les
Iroquois sont passionnés pour la musique; ils chantent très-mal,
mais ils aiment beaucoup à chanter (cela se voit quelquefois même
chez des peuples très civilisés) . On leur permet de chanter dans leur
langue le Credo, le Pater, VAgnus Dei pendant la messe, qui se dit
en latin. Ils viennent à l'église chaque jour pour la prière du matin et
la prière du soir, et le dimanche pour les oftices, enveloppés dans
leurs couvertures blanches. J'ai vu près de l'autel deux arbres ornés
de rubans et assez semblables aux arbres de Noël auxquels on sus-
pend, en Allemagne, les étrennes destinées aux enfans. Ces Indiens
sont eux-mêmes de grands enfans. Ils avaient, comme tous ceux de
leur race, la passion de l' eau-de-vie; la tempérance prêchée par le
père Schniky, qui est le Matthews du Canada, les a beaucoup amé-
liorés. M. Marcou est très content du gouvernement anglais. Une
lui déplaît pas d'avoir un souverain protestant, les souverains catho-
liques étant parfois disposés, dit-il, à toucher à l'encensoir.
Ce qui m'intéressait surtout, c'étaient les travaux de M. Marcou sur
la langue iroquoise. Dans l'histoire comparée des idiomes humains,
l'étude des langues américaines doit tenir une grande place. On
avait cru d'abord que l'Amérique du Nord était couverte d'une foule
de populations parlant des langues entièrement différentes, ce qui
était difficile à concilier avec la ressemblance assez grande de leurs
traits et l'analogie plus grande encore.de leurs mœurs et de leurs
croyances religieuses. Cette unité physique et morale et cette extrême
variété de langage semblaient incompatibles. Cependant il faut recon-
naître que le même fait se produit ailleurs. Quoi de plus semblable
pour les yeux qu'un Chinois et un Tartare? Et poiu"tant il est certain
TOME I. 37
570 REVUE DES DEUX IViONDES.
qu'entre la langue chinoise et le mongol ou le mantchou, il n'y a pas
la plus légère analogie. Le même phénomène, tout inexplicable qu'il
est, pouvait se présenter en Amérique; mais un examen plus appro-
fondi des langues de ce continent a montré que tous les idiomes de
l'Amérique du Nord, et quelques-uns de ceux qui sont parlés dans
l'Amérique du Sud, offraient cette particularité remarquable, que,
souvent fort différens pour les mots, ils avaient des grammaires ana-
logues. On dirait des métaux divers jetés dans le même moule. Ce
n'est pas non plus un fait très facile à expliquer; mais il est certain et
peut s'accorder avec une parenté de race, malgré la diversité des vo-
cabulaires, diversité matérielle, extérieure pour ainsi dire, tandis que
l'identité de la grammaire est essentielle et fondamentale. Les mots
sont la matière, la grammaire est la forme même du langage et de
la pensée. Ce qui diminue un peu l'importance du résultat et em-
pêche d'y voir un argument décisif en faveur de l'unité des races
américaines, c'est que dans des pays bien éloignés de l'Amérique on
a trouvé des exemples très semblables de ce génie grammatical qu'on
pourrait croire propre au Nouveau-Monde, et qui consiste à exprimer
un grand nombre d'idées par un seul mot, à avoir pour chaque
groupe d'idées un mot particulier. Cette classe de langues, qu'on a
nommée poly synthétique, n'est point propre au continent américain.
On rencontre quelque chose d'analogue sans sortir de la l'rance,
dans le basque, et aussi dans les idiomes finnois du nord de l'Eu-
rope, enfin dans plusieurs idiomes africains, comme celui des nègres
wolofs. Cette nature des langues polysynthétiques ou ultrasynthé-
tiques n'est donc pas un fait local, mais semble plutôt résulter d'un
état peu avancé de civilisation dans lequel l'analyse est sans puis-
sance pour décomposer l'expression et la pensée. On voit que le pro-
blème est difficile et curieux, et qu'une conversation avec M. Marcou
sur l'iroquois pouvait avoir son intérêt.
M. Marcou a composé une grammaire iroquoise et un dictionnaire
iroquois, malheureusement encore inédits. Comme je demandais à
un excellent prêtre du séminaire de Québec pourquoi ces importans
travaux n'étaient pas pubUés, il me répondit : « M. Marcou craint
que les Anglais ne s'en servent pour traduire la Bible, comme ils ne
l'ont déjà fait que trop. » M. Marcou, malgré ce danger, consentirait,
je crois, à publier ses ouvrages iroquois, s'il trouvait moyen de le
faire en France, et si quelqu'un à Paris pouvait en surveiller l'im-
pression. Ce respectable ecclésiastique a bien voulu parcourir avec
moi sa grammaire. Ayant un peu étudié des langues analogues à
l'iroquois, je saisissais assez rapidement les bizarreries compliquées
qu'il présente, et j'ai eu la joie d'entendre M. Mai'cou me dire :
(( Vous êtes grammairien. »
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 571
Voici ce qui tn'est resté de plus saillant de cette inspection à pre-
mière vue. — L'absence de l'analyse et de l'abstraction est ce qui
caractérise l'iroquois comme les autres langues de la même famille.
Ainsi il n'y a pas d'infinitif (1). L'infinitif, c'est l'action abstraite in-
déterminée; il faut tourner par que je ; au lieu de dire je veux aimer,
il faut dire je veux que j'aime. Ce qui est assez remarquable, c'est
qu'il en est exactement de même dans le grec moderne (2). En se dé-
pravant, la langue d'Homère est tombée, sous ce rapport seulement^
au niveau d'un idiome sauvage. La puissance d'abstraction d'où ré-
sulte Yinjinitif, et à laquelle l'iroquois ne s'est jamais élevé, le grec
l'a perdue dans l'usage vulgaire.
Cette même impossibilité d'isoler l'idée abstraite, de l'exprimer
autrement que dans telle ou telle relation, modifiée de telle ou telle
manière, fait qu'on n'emploie jamais l'adjectif seul (3). La qualité
qu'il exprime n'est conçue qu'inhérente à un sujet. On ne peut dire
bon, mais un homme bon, une plante bonne, etc.
L'iroquois, comme les autres langues de même famille, étonne par
une richesse surabondante de formes grammaticales. Outre le verbe
actif et passif, il y a le verbe fréquentatif, qui exprime la répétition
d'un acte, le verbe réfléchi, le verbe réciproque, le verbe corrélatif,
par lequel on fait entendre qu'on va au-delà d'un lieu et qu'on s'ar-
rêtera en deçà, ce qui, par parenthèse, doit rendre difficile d'annon-
cer en iroquois le projet d' un voyage dont on ne sait pas bien le terme,
surtout pour ceux qui, comme moi, sont sujets à changer d'avis sur
la route. En revanche, une autre forme verbale fort commode pour
les esprits mobiles signifie qu'on prend une résolution opposée à celle
qu'on a piise précédemment. Par une troisième, on désigne une
chose comme cessant d'exister; c'est le contraire de l'idée que nous
rendons par devenir. Je ne sache pas qu'une autre lang^ue offre une
semblable ressource grammaticale; elle serait excellente pour traduire
ce vers de Voltaire sur l'eucharistie :
Adore un Dieu caché sous un pain qui n'est plus.
Tous les noms peuvent se transformer en verbes et donner naissance
aux diverses formes que je viens d'énumérer et à d'autres encore, et
toutes ces formes sont susceptibles de se conjuguer de cinq manières
différentes. On ne saurait imaginer une langue plus compliquée que
(1) Il en est même dans le pokonchi, parlé par les Indiens de Guatemala, à l'autre
extrémité, de l'Amérique septentrionale.
(2) On dit que l'infinitif est également remplacé par le subjonctif dans le jargon parlé
par les tribus errantes connues en France sous le nom de bohémiens.
(3) Par suite du même principe, dans la langue delaware, on ne peut pas dii-e père,
mais seulement mon père, ton père, son père, etc.
572 REVUE DES DEUX MONDES.
celle que parle un petit Iroquois. Il a fallu à M. Marcou un travail
de toute la vie pour se rendre compte de cette complication que le
sauvage, à qui l'usage enseigne sa langue, ne soupçonne pas. De
plus, il résulte de l'agglomération des radicaux qui s'altèrent en se
combinant des composés d'une extrême longueur. Un seul mot iro-
quois veut dire : je donne de l'argent à ceux qui sont arrivés pour leur
acheter encore des habits avec cela. Ce mot n'a que vingt et une let-
tres là où nous employons dix-sept mots, ce qui montre que les radi-
caux sont contractés ou apocopes. 11 y a en sanscrit des mots aussi
longs. Une des langues les plus parfaites et l'idiome d'un des peu-
ples les moins développés se ressemblent donc jusqu'à un certain
point par cette faculté de former des mots interminables, tandis
que les formes de verbes fréquentatifs, réfléchis, réciproques, sont
analogues à ce que présentent les langues sémitiques et surtout
l'arabe. Toutes les ressources grammaticales semblent exister en
germe dans le chaos des langues sauvages.
J'aurais longtemps écouté M. Marcou, qui me rappelait les an-
ciens missionnaires des forêts de l'Amérique; je le quitte à regret et
avec une véritable émotion. Je traverse le fleuve à la nuit, dans un
canot conduit par des Iroquois qui parlent entre eux dans leur lan-
gue. Il ne tient qu'à moi de me croire de deux cents ans en arrière;
mais l'illusion ne serait pas de longue durée. Le canot des Iroquois
me conduit au bateau à vapeur sur lequel je vais par le Saint-Lau-
rent gagner le lac Ontario. Je dis adieu au Canada avec une certaine
tristesse ; il me semble abandonner de nouveau la France. Heureu-
sement j'ai en perspective la chute du Niagara.
La nuit a été employée à remonter d'écluse en écluse le canal
qu'on a creusé le long du Saint-Laurent pour éviter les rapides. Nous
touchons à Ogdensburg, et je découvre ce dont l'on s'était bien gardé
de m' avertir (on n'avertit de rien en Amérique), que je devais ici
changer de bateau. Vite on me met à terre avec mon bagage. Plusieurs
grands steamers fument, prêts à partir de différens côtés. L'on n'est
pas d'accord sur celui que nous devons prendre; il faut aller de l'un
à l'autre s'informer comme on peut. Personne pour me renseigner,
me conduire, porter mes malles, et pendant ce temps-là les bateaux
s'éloignent. Il en reste un cependant, c'est le nôtre; mais celui-là
ne partii'a pas ce soir ni demain dimanche. Nous resterons à Ogdens-
burg jusqu'au lundi matin.
J'ai remarqué qu'en voyage les contrariétés sont presque toujours
l'occasion d'un incident heureux; c'est un des principes de ma phi-
losophie du voyageur, et il m'est arrivé de l'appliquer parfois à
autre chose qu'à des voyages. Ma philosophie a triomphé cette fois.
Je serais bien fâché de n'être pas venu à Ogdensburg et de n'y avoir
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 573
pas passé un jour et demi, car je ne sais si j'aurais eu aussi bien ail-
leurs le spectacle d'une ville qui croît à vue d'œil, comme croissent les
ailes de certains insectes. Il fallait un contretemps pour s'arrêter à
Ogdensburg, dont personne ne m'avait parlé et que je n'oublierai pas.
La ligne de chemin de fer qui met Boston en communication par
l'Ontario avec la route de l'ouest, cette ligne, ouverte récemment,
communique à Ogdensburg un mouvement dont on ne parle pas en-
core parce qu'il commence à peine, mais qui n'en est que plus curieux
à observer. On voit ici le passage de la bourgade à la grande ville.
La peau de la chrysalide enveloppe encore le papillon qui commence
à montrer ses ailes.
Un des plus intéressans spectacles que présentent les États-Unis à
un Européen, c'est ce que j'appellerais volontiers l'embryogénie des
villes ; on peut en faire un cours complet , depuis le groupe de mai-
sons de bois, qui est le germe informe, jusqu'à la ville arrivée à
terme, bien constituée, ayant sa vie individuelle, sa conformation
régulière et tous ses membres en bon état. Entre ces deux termes ex-
trêmes, il y a une quantité infinie de degrés. Ogdensburg répond à
un de ces degrés intermédiaires d'une organisation qui est en voie de
développement. Je n'avais jusqu'ici rien rencontré aux Etats-Unis
qui, sous ce rapport, m'eût autant frappé. Dans cette ville ébauchée,
tout est nouveau, inachevé; en allemand, on dirait que c'est quelque
chose qui devient [ein icerden) ; c'est comme une maison qu'on com-
mence à construire, une chambre en désordre qu'on est en train d'ar-
ranger. Imaginez de grandes rues droites, larges, bien alignées; çàet
là, au milieu de ces rues, une boue noire; sur les côtés, des trottoirs
en planches, remplacés dans certaines parties par des dalles magni-
fiques; des groupes d'arbres qui ont appartenu à la forêt primitive,
des terrains grossièrement enclos et qui ont l'air abandonné, dont
on a pris possession, mais qu'on ne cultive pas encore, et tout à côté,
de jolis jardins, d'élégans cottages, la civilisation la plus moderne
qui s'établit sur un terrain défriché d'hier, le comfortable auprès de
l'inculte; des vaches paissant non loin d'un magasin de nouveautés
où sont exposées les figures du Journal des Modes et les portraits des
membres du gouvernement provisoire; les ballots de marchandises
dans la rue parmi des troncs d'arbres renversés, un mélange de sau-
vagerie qui s'en va et d'industrie qui arrive, quelque chose d'iro-
quois et de chinois : — voilà ce que je trouvai dans les rues parfaite-
ment tracées et à moitié remplies d' Ogdensburg. Ces rues me disaient
l'avenir de la ville; on les fait toujours ainsi, larges, longues, ré-
gulières, car on a toujours l'idée que la cité qu'on bâtit sera une
grande cité ; moi-même, je me représentais ce que serait dans vingt
ans celle que je voyais; elle aura peut-être cent mille âmes. Si un
de mes lecteurs vient l'année prochaine à Ogdensburg, il ne trouvera
b7^ " REVUE DES DEUX MONDES.
plus rien de ce que j'ai vu. Je me rappelle avoir visité une île qui
était sortie, entre l'Italie et la Sicile, de la mer où elle est rentrée : on
ep faisait des silhouettes pour les vendre aux curieux; mais la figure
de l'île volcanique changeait chaque jour, et au bout de vingt-quatre
heures les portraits ne ressemblaient plus au modèle. Les villes des
États-Unis, qu'on dirait sorties du sol par des éruptions subites, sont
comme l'île Julia : elles changent sans cesse d'aspect, et le portrait
qui est fidèle aujourd'hui ne le sera plus demain.
Après cette impression plus extraordinaire qu'agréable produite
par le spectacle du développement américain à Ogdensburg, je trouve
une de ces impressions délicieuses de calme et de sérénité que donne
partout une promenade à travers la campagne, sur une belle route,
en vue d'une gfande masse d'eau tranquille; le défrichement a res-
pecté un petit bois de chênes au bord du fleuve; j'y ai rêvé longtemps
en regardant l'eau à travers les branches et en écoutant les clochettes
des vaches tinter comme dans un pâturage solitaire de l'Oberland.
Ma rêverie a été interrompue par une voix de femme et par ces mots :
Cette poison d'enfant. .. Je ne savais pas, sur les rives du Saint-Lau-
reut, être si près de la place Haubert, et me serais volontiers passé
d'être tiré brusquement de mon rêve par ce souvenir peu poétique
de la patrie.
Nous remontons sur le grand fleuve, et bientôt nous commençons
avoir les îles dont l'entrée du lac Ontario est semée, et qu'on appelle
les mille îles. Ces îles sont en général basses et couvertes d'arbres
qui paraissent sortir du lac. La marche du bateau qui serpente à tra-
vers ce labyrinthe verdoyant leur donne une apparence de mouve-
ment; elles semblent flotter et nager sur les eaux. Quand on a passé
les dernières îles, le lac, qui avait encore quelque chose d'un vaste
fleuve, s'ouvre et devient une mer. Ce n'est plus pittoresque, c'est
encore poétique. Un paysagiste mépriserait ce spectacle, mais les
peintres méprisent trop les effets qu'ils ne peuvent rendre, les hautes
montagnes, les vastes espaces d'eau, l'immensité sous toutes ses
formes. La création n'a pas pour but unique d'être renfermée dans
un cadre de trois pieds et de bien faire sur un chevalet.
A l'horizon s'étend une ligne grisâtre : ce sont les bords peu éle-
vés du lac, qui par moment se confondent avec ses eaux. Le bateau
à vapeur aborde successivement à Kingston, ville canadienne, et à,
Oswego, ville des États-Unis. Le contraste des deux pays est frap-
pant : Kingston est une cité tranquille, régulièrement bâtie, qui a
un air ancien ; le port d'Oswego, petite ville de 12,000 âmes, est
encombré de bâtimens. Une extrême activité règne partout, on dé-
barque à la hâte le fer et le charbon. Le marteau qui radoube les
embarcations frappe avec rapidité; on sent qu'il est dans des mains
pressées. Les passions politiques ne sont pas moins ardentes ici que
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 575
la passion du travail et du gain. Dans un journal abolitioniste d'Os-
wego, je trouve les plus violentes injures contre les partisans du
compromis, contre M. Webster en particulier, qu'on appelle le bas
et infâme ennemi de la race humaine, et un morceau contre les kid-
najjers (les ravisseurs), ceux qui prennent part légalement, il faut
le dire, à l'arrestation des esclaves fugitifs. (Par parenthèse, les
hommes du sud donnent le même nom aux abolitionistes qui favo-
risent la fuite de leurs esclaves). Le journaliste d'Oswego s'exprime
ainsi sur les agens de la loi, d'une loi bien dure, il est vrai : « Nous
nous sentons obligé de déclarer que s'il est une classe de criminels
qui méritent d'être frappés sur-le-champ, ce sont les Mdnapers. » Ce
langage furibond n'est pas sans danger. Dans la ville de Christiania,
un planteur qui venait réclamer un esclave fugitif a été tué il y a
quelques jours. La question de l'esclavage est la seule qui produise
aux États-Unis de véritables émeutes : c'est qu'il y a là plus qu'une
question politique, il y a une question sociale.
7 octobre, Niagara.
J'arrive de grand matin à Niagara, et aussitôt je m'achemine vers
la cataracte.
Le premier effet a été sublime; entrevu aux pâles lueurs du matin,
à travers la brume, le fleuve semblait tomber des nuages. J'étais en
présence de quelque chose d'extraordinaire, de miraculeux : ce n'é-
tait pas un spectacle, c'était une vision. M. de Chateaubriand a ren-
contré la seule expression qui puisse peindre ce que j'éprouvais quand
il a dit : « C'est une colonne d'eau du déluge. » Après cette première
impression confuse et sublime, je me suis orienté dans la scène (]ui
était devant moi. J'ai distingué les deux chutes, l'une au fond du fer
à cheval, déversant sa nappe d'émeraude et de neige comme dans
une vaste coupe; l'autre, moins large, tombant des deux côtés d'un
rocher qui partage ses eaux en deux fleuves; l'une et l'autre avec un
fracas immense et continu venant se perdre dans le gouffre, d'où
remonte incessamment un nuage qui en cache le fond, pareil à la
blanche vapeur qui s'élèverait au-dessus d'une chaudière gigan-
tesque. Un double arc-en-ciel semble un pont fantastique à deux
étages jeté sur le gouffre plein d'écume et de bruit. Ce bruit, le plus
grand que l'oreille de l'homme puisse entendre, est comme le roule-
ment de plusieurs tonnerres. Les Indiens ont eu raison de donner à
ce lieu le nom de Niagara, qui veut dire tonnerre des eaux (1).
Une tour a été plantée sur le roc, entre les deux chutes. Du som-
met de cette tour, qui frémit incessamment de la commotion du sol,
le regard tombe à la fois et sur la nappe qui déborde dans le vide,
sous vos pieds, et sur celle qui s'épand un peu plus loin, le long de
(1) O-ni-aw-ga-rah, le tonaerre des eaux, eu langue cliippewa.
576 REVUE DES DEUX MONDES.
la paroi semi-circulaire de rochers, et sur la trombe de vapeurs qui
sort de la profondeur invisible et retentissante des eaux. Il est impos-
sible de ne pas être fasciné par ce coup d'œil incomparable, et en
même temps il y a dans ces masses qui tombent quelque chose de
simple et d'égal qui élève l'âme et qui la tranquillise. En bas, c'est
le désordre du chaos; au-dessus, c'est le mouvement régulier et ma-
jestueux d'un monde.
Quittez-vous cette scène terrible pour faire le tour de l'île qui
divise les eaux du Niagara , bientôt le bruit derrière vous n'est plus
qu'un grondement sourd. Vous marchez sous de beaux arbres au
bord d'une eau rapide qui frôle l'herbe en gazouillant, puis vous
revenez, vous vous arrêtez à un point de vue, à un autre; vous pas-
sez un pont de planches jeté sur un petit bras du fleuve, ruisseau
coulant entre des fleurs, et qui, si vous y mettiez le pied, vous en-
traînerait irrésistiblement dans l'abîme (1). Vous montez, vous des-
cendez , vous vous asseyez sur un banc, vous vous appuyez contre
un arbre, et toujours le même tableau s'offre à vous sous un jour
différent. A l'extrémité de l'île, les rapides bouillonnent. Quelle diffé-
rence entre ce bouillonnement désordonné et le déroulement uniforme
de la cataracte, entre le tumulte à la surface du fleuve et la tour-
mente au fond du gouffre! C'est comme une agitation superficielle
et une passion profonde.
Cette expression : enfer des eaux [hell ofwaters) , que lord Byron a
appliquée à la cascade de Terni, conviendrait mieux à la cataracte du
Niagara. Les poètes voient la nature à travers leur âme. Pétrarque n'a
trouvé que des peintures riantes au milieu des cimes nues et tristes
qui entourent la vallée de Vaucluse; lord Byron a vu un enfer dans la
majestueuse cascade de Terni, qui vient mourir sous des orangers.
Ce soir, il y a eu un magnifique clair de lune. L'arc-en-ciel lunaire
dessinait sa courbe pâle dans le ciel ; la colonne de vapeur, balancée
par le vent, s'abaissait et se redressait comme un fantôme. On eût
dit l'esprit de la cataracte.
8 octobre.
Il me semble ce matin qu'hier je n'avais rien vu. Le spectacle
qu'on a de la rive anglaise surpasse encore celui que présente la rive
américaine. Nulle part la grande chute n'apparaît plus imposante
(1) Un événement récent montre la vérité de ces paroles. Un jeune homme, en plai-
santant, faisait mine de jeter dans le petit bras du fleuve une jeune fille qu'il aimait.
Elle lui échappe et tombe dans le courant. Le malheureux y saute après elle. Ils étaient à
deux pas du bord; l'eau n'allait pas à leur ceinture; mais le courant est rapide, et la roche
polie n'offrait aucune prise à leurs pieds. Après avoir lutté quelques instans, ils dispa-
rurent ensemble dans l'abîme. Presque ciiaqiie année le Niagara est témoin de plusieurs
catastrophes de ce genre. Toute imprudence peut être punie de mort. Avec un peu d'at-
tention, le Niagara n'offre aucun péril; le seul péril est la sécurité.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 577
que du milieu du fleuve; puis, arrivé sur le bord opposé, on découvre
en plein les deux autres chutes, qu'on ne voyait que de côté ou d'en
haut sur le rivage américain. On peut s'avancer entre le rocher et la
cataracte. J'ai essayé de cette singulière promenade, que Volney
croyait impossible , et qui se fait maintenant à peu près sans dan-
ger. Je l'ai trouvée plus extraordinaire qu'agréable, surtout quand
on la fait avec des lunettes. Il me semblait être sous une immense
gouttière. En somme, j'aime mieux voir la cataracte que la rece-
voir. Ici seulement je n'ai pas trouvé ce que j'attendais. Un autre
point de vue vanté, le Table Rock, n'existe plus : le rocher s'est
écroulé en grande partie; la saillie qu'il projetait au-dessus du fleuve
est maintenant éboulée. Le lieu d'où reff"et de la chute m'a semblé
le plus étourdissant, c'est l'extrémité d'une poutre qui avance au-
dessus d'une espèce de degré, lequel est très près du gouffre. De-
bout sur cette poutre, on domine le cratère où l'eau se précipite,
bouillonne et mugit. Au bout de quelques momens, on fait sage-
ment de s'asseoir et de se laisser aller sans péril au tourbillonne-
ment, qui paraît vous emporter et vous précipiter avec ce déluge
assourdissant dans lequel on se croit entraîné. Ceci est tout-à-fait
fantastique : c'est le rêve, le vertige. En présence de ce désordre
immense, on se sent transporté par la pensée au temps des plantes
colossales, des animaux gigantesques, au temps où se creusait le lit
des océans, et où les chaînes de montagnes étaient soulevées par les
forces déchaînées de la nature. Niagara vous apparaît comme le con-
temporain de ces êtres monstreux , comme le produit de ces forces
encore déréglées, comme un cataclysme de l'ancien monde.
Il y a des gens qui trouvent les chutes du Niagara très inférieures
à ce que leur imagination avait conçu. J'en fais compliment à leur
imagination. Peut-être qu'en présence de l'objet, leur pensée ne
peut concevoir ce que leur vue embrasse. Niagara est, comme Saint-
Pierre, plus grand que nature, et par la même raison l'on n'en
saisit pas toujours l'ensemble du premier coup. J'ai entendu aussi
comparer diverses cascades à Niagara : c'est comparer un lac à
l'Océan. J'ai vu bien des cascades en Suisse, en Ecosse, en Norwége,
dans les Pyrénées; — toutes ensemble se perdraient et se noieraient
dans le Niagara, pygmées auprès d'un titan. Pour moi, les deux plus
grandes choses de ce monde sont, parmi les monumens élevés par la
main de l'homme, les ruines de Thèbes, et, parmi les œuvres de la
nature, les chutes du Niagara.
Il faut songer que les grands lacs qui communiquent ensemble,
l'Erié, le Michigan, le Sàint-Clair, l'Huron, le Supérieur, qui, avec
l'Ontario, forment le plus vaste amas d'eau douce qui existe sur la.
terre, et tous les fleuves qui alimentent ces lacs, n'ont d'autre issue
que cette chute. C'est une mer qui tombe, voilà tout.
578 REVUE DES DEUX MOISDES.
L'on avait d'abord exagéré la hauteur d'où les eaux se précipitent.
La Hontan, qui est loin d'être un voyageur exact, la croyait de sept ou
huit cents pieds. L'intrépide et malheureux Lasalle disait six cents.
Ce dernier mentionne la cataracte sans paraître avoir été frappé de
son aspect, tant le sentiment des grandes scènes de la nature est un
sentiment nouveau dans le monde. Le père Hennepin déclara avoir
été obligé de boucher ses oreilles pour ne pas devenir sourd au fra-
cas de la cataracte. Je puis assurer que la précaution n'est pas néces-
saire. Les anciens disaient bien des cataractes du Nil, qui ne sont
que des brisans, qu'elles tombaient d'une hauteur énorme et ren-
daient sourds les habitans des lieux voisins. L'homme est toujours
porté à exagérer même ce qu'il y a de plus grand.
La cataracte n'a guère que cent cinquante pieds, mais au milieu
du fer à cheval la nappe a, dit-on, vingt pieds d'épaisseur. On estime
qu'il s'écoule environ cinq milliards de barils d'eau [barreh) en
vingt-quatre heures, ce qui fait à peu près soixante-neuf mille barils
en une seconde. On a évalué la puissance hydraulique des chutes.
Elle est de quatre millions cinq cent trente-trois mille trois cent qua-
rante-quatre chevaux, dix-neuf fois, dit-on, le pouvoir moteur dont
dispose la Grande-Bretagne, et plus qu'il n'en faudrait pour mettre
en mouvement toutes les usines du monde. Je tremble en transcri-
vant ces chiffres. J'ai presque peur que les Américains, qui n'aiment
pas l'inutile, trouvent un jour le moyen de tirer parti de cette force
si bien calculée en chevaux, et qu'ils ne fassent marcher une im-
mense usine par la chute du Niagara!
Tout n'est pas dit quand on a vu cette chute. Le fleuve mérite d'être
suivi. Ses eaux vertes glissent profondément encaissées entre des
rochers dont les pentes abruptes sont tantôt nues, tantôt tapissées
d'arbres. Le lieu qu'on appelle le tourbillon [whirlpool) oflre un des
. aspects les plus sauvages qu'on puisse rencontrer aujourd'hui en
Amérique. C'est comme une espèce d'entonnoir de verdure au fond
duquel l'eau tournoie, entraînant tout dans le cercle qu'elle décrit
silencieusement. Enfin, à quelque distance, un pont suspendu, léger
et très hardi, apparaît tendu comme un fil au-dessus d'une gorge de
deux cent quarante pieds, au fond de laquelle coule paisible cette eau
que du pont même on voit à l'horizon former les retentissantes chutes
du Niagara.
Buffalo, 10 octobre.
Quand on voyage en Italie, on lit dans Ja Guida de chaque ville :
« L'origine de cette cité se perd dans la nuit des temps. » Il n'en est
pas de même aux États-Unis. Au lieu d'un fondateur héroïque, d'une
mystérieuse origine, voici, si ce que l'on m'a conté est véritable,
quelle fut l'origine et quel a été le vrai fondateur de BuUalo.
PROMENADE EN AMÉRIQUE» 579
Un monsieur R. . . imagina de mettre en circulation des billets por-
tant des noms d'endosseurs supposés. Il en fit ainsi pour dix mil-
lions, les payant exactement à mesure qu'on les lui présentait, et
en forgeant de nouveaux. Au moyen de ce système de crédit aidé
de faux, M. R.-.., qui avait les manières d'un quaker et dont la cha-
rité était célèbre, fit des entreprises immenses : il bâtit à BulTalo
des quartiers et jusqu'à un théâtre. Un jour la débâcle arriva : il fut
condamné à dix ans de prison. Son temps fait, on est venu le cher-
cher dans sa prison et on l'a porté en triomphe. Il avait créé la ville
de Buflalo. Voilà un singulier triomphateur. Avouons que tout ceci
rappelle un peu trop la profession des premiers fondateurs de Rome.
Du chemin de fer qui m'a amené à Bulfalo, on m'a montré les tra-
vaux exécutés pour donner de l'eau à la ville. — Existent-ils depuis
longtemps? ai-je demandé. — Certainement, m'a-t-on répondu, de-
puis plus d'un an. Aux États-Unis c'est un siècle.
J'apprends que la semaine dernière un incendie terrible a détruit
une partie de la ville, et j'en vois les vestiges récens. Il y a aussi
des ruines aux États-Unis, mais ce sont des ruines d'une semaine.
On est en train de rebâtir le quartier brûlé, on refait les trottoirs
en bois, le premier étage des maisons est déjà construit. Dans un
mois, il n'y paraîtra plus.
Le chemin de fer arrive, à travers la ville, jusqu'à une grande place
de fiacres; seulement il ralentit sa marche, et on sonne une cloche
pour annoncer le passage du train. Les rues sont spacieuses et régu-
lières. Certainement il n'existe pas à Paris de rue à la fois aussi large
et aussi longue que la Main-Street à Buflalo, qui en 1795 était un
village d'Indiens Senécas et comptait quarante maisons. Dans cette
superbe et large rue, les caisses et les ballots de marchandises sont
sur le trottoir. Il y a de grands espaces vides où paissent les vaches,
et où les cochons se promènent, qui sont destinés à être des squares.
Buflalo ofl're tout à la fois l'aspect d'une capitale et l'aspect d'une
ville qui commence, de New-York et d'Ogdensburg. Je trouve encore
ici ce mélange des industries qui ne disparaît qu'avec le temps.
Gomme j'avais besoin d'épingles, d'un livre de notes et de plumes
métalliques, je suis entré chez un horloger qui vendait en outre des
couteaux, des violons et beaucoup d'autres choses.
Je m'aperçois que j'approche de l'ouest, à la plus grande familia-
rité des inférieurs. Un cocher m'appelle son ami [myfriend). Cela
désespérait un Anglais, et m'amuse presque autant que l'allocution
d'un savetier romain à qui je demandais mon chemin, et qui me ré-
pondit : Anima mia, non so. Mais rien en ce genre ne vaut ce qui
advint à un prince allemand. Il avait fait prix avec un Américain qui
devait le voiturer à la ville prochaine. Le conducteur entra, son fouet
à la main, dans l'hôtel qu'habitait le prince, et dit ; Où est V homme
580 REVUE DES DEUX MONDES.
qui part ce soir? Je suis le gentleman qui doit le conduire. — J'ai
vu annoncé dans un journal qu'une dame [a lady) désirait trouver
une place de femme de chambre.
Je monte en bateau à vapeur tandis que le soleil se couche magni-
fique sur la nappe immense du lac Érié. En me réveillant le lende-
main, je ne vois de rivage nulle part, je suis comme en pleine mer.
Ce bateau à vapeur est à la lettre une maison flottante. Cette maison
a plusieurs étages : au rez-de-chaussée sont entassés les émigrans
qui se rendent dans l'ouest; le premier est occupé par un grand et
vaste salon où se trouvent des tables, des canapés, des fauteuils, des
poêles, un piano. L'usage réserve aux dames une des extrémités de
ce salon. Chacun a une petite chambre qui donne sur le lac et où
l'on est chez soi comme dans un hôtel. La vie est la même, les heures
des repas sont les mêmes. Quand sonne le tam-tam, on se met à table,
après toutefois que les dames se sont assises ; jusque-là, les garçons
défendent très positivement aux gentlemen de s'asseoir, et personne
ne s'assied. Il n'y a pas de peuple qui obéisse plus volontiers que les
Américains à l'autorité qu'ils acceptent. Jamais je n'ai vu de discus-
sion entre les voyageurs et le capitaine ; quand un passager se con-
duit mal, le capitaine le dépose à terre, quelquefois à trente lieues
d'une habitation, sans que personne demande de quel droit. En ce
qui concerne cette déférence obligée pour les femmes, nul ne résiste
aux garçons du bord, parce que les garçons du bord commandent au
nom d'un sentiment qui est celui de la majorité. On sait de quels
égards les femmes sont entourées aux États-Unis. Elles peuvent aller
seules d'un bout de l'Union à l'autre sans que, parmi le grand nombre
de voyageurs souvent assez grossiers avec lesquels elles sont en con-
tact, il s'en trouve un seul qui ait la pensée de leur manquer de res-
pect. Ce respect est poussé si loin qu'il s'étend, ce que je trouve un
peu excessif, aux hommes qui ont une dame avec eux, who hâve a
lady in charge. Dans ce cas, ils participent aux avantages accordés au
beau sexe par la courtoisie américaine, et j'enrageais parfois de voir
ces mortels privilégiés assis paisiblement, tandis que trois cents
hommes moins heureux attendaient debout qu'une lady, qui très
souvent n'était pas une dame et ne s'en faisait pas moins attendre,
vînt prendre sa place. De même, quand on allait à la queue des billets,
les femmes passaient toujours avant tout le monde, et avec elles les
hommes qui les accompagnaient. J'ai vu parfois un Américain rusé
aller chercher une vieille paysanne à l'étage des émigrans, et passer
ainsi avant nous, parce qu'il avait a lady in charge. C'est un abus
sans doute, mais c'est l'abus d'un principe que je ne pouvais m'em-
pêcher d'honorer. Je ne crois point, comme un voyageur anglais, que
le respect pour les femmes soit l'effet de leur rareté dans l'ouest, car
il est général aux États-Unis. Je crois qu'il a une autre cause : il ré-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 581
suite, je pense, de la rudesse même des mœurs américaines. Dans un
pays où les formes de la politesse sont très simplifiées, si ce frein
n'était établi, il s'ensuivrait nécessairement, dans les rapports avec
les femmes, une intolérable grossièreté. C'est, je crois, ce qui a pro-
duit la galanterie au sein des mœurs violentes du moyen âge. Dans
les sociétés plus fortes que polies, un instinct avertit de respecter la
faiblesse pour ne pas en venir à l'écraser. Au moyen âge, il fallait
adorer les femmes comme les chevaliers pour ne pas les opprimer
comme les sauvages. Une alternative analogue se présentait dans la
société des États-Unis, qui, surtout là où elle commençait à s'établir,
avait aussi sa rudesse. Les peuples plus raffinés n'ont pas besoin
d'être retenus par des prescriptions si précises : l'élégance natu-
relle des mœurs est chez eux une garantie que les femmes seront
traitées avec les égards qui leur sont dus ; mais il faut avouer qu'en
France on s'est souvent trop reposé sur notre réputation proverbiale
de galanterie, et que nos compatriotes auraient parfois besoin qu'un
garçon d'hôtel ou un conducteur de diligence les rappelât à l'obser-
vation d'un devoir qu'ils oublient trop souvent de remplir.
12 octobre. Détroit.
Détroit, autrefois le fort Détroit, porte un de ces noms français
qu'on rencontre çà et là dans l'Amérique du Nord, qui rappellent la
place que nous y avons tenue, et qui, hélas ! en sont l'unique vestige.
A Détroit vit le généralGass, un des chefs du parti démocrate, et
dont on parle pour la présidence prochaine (1) . M. Cass a attaché
son nom à un voyage d'exploration scientifique dans l'ouest; il pos-
sède des propriétés considérables dans l'état de Michigan. On sait
qu'il a été longtemps ministre des États-Unis en France. Il aime
notre pays, et a plaisir à en parler. Le parti démocrate américain est
fort différent de ce qu'on appelle en France le parti" démocratique. Le
général Cass est fier de son origine populaire, et a exprimé ce sen-
timent dans le sénat de Washington; mais il n'y a pas dans son genre
de vie la moindre affectation de mœurs démocratiques. J'ai eu l'hon-
neur de le voir à Détroit au sein de sa famille. La maison où il m'a
reçu était modeste, et ne se distinguait en rien des habitations voi-
sines; mais tout y portait l'empreinte d'une simpMcité digne. M. Cass
(1) Toutes les prévisions de ce genre ont été trompées. Pendant mon séjour aux États-
Unis, la question de la présidence occupait beaucoup les esprits. On parlait de M. Cass,
de M. Douglas, de M. Houston parmi les démocrates, — de M. Webster, du général Scott
parmi les whigs. On pensait généralement que les démocrates l'emporieraient, s'ils ne se
divisaient pas. Ce parti a montré combien les Américains savent sacrifier leurs préfé-
rences personnelles au triomphe de leur opmion. D'un bout à l'autre de l'Union, les démo-
crates ont abandonné leurs candidats de prédilection pour se porter sur M. Pierce, dont
je n'avais jamais entendu prononcer le nom. Les prétendans à la présidence qui appar-
tenaient à ce parti se sont empressés de se désister en sa faveur, et il a été nommé à
une immense majorité.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
m'a beaucoup parlé du roi Louis-Philippe, à la mémoire duquel il est
resté fort attaché. Il pense que la France a eu grand tort de quitter
la monarchie constitutionnelle pour la république. Je dois dire que
je n'ai pas rencontré un Américain qui ne fût de cet avis.
Autre différence de la démocratie américaine et de la démocratie
française : je suis allé voir jouer /' Ouvrière [Factory girl) , cette pièce
qu'on jouait aussi à Lowell. L'héroïne, comme on peut le croire, a
toutes les vertus; elle sacrifie son amour et jusqu'à sa réputation
pour sauver la fille de sa bienfaitrice. Tout cela devait être ainsi;
mais ce qui m'a paru plus digne de remarque, c'est que dans cette
pièce, composée en l'honneur des travailleurs, où l'on se moque
beaucoup des lords, des ladies, des comtes et des Français, il n'y a
rien contre les riches.
En ce moment, on expose à Détroit une peinture dont l'auteur est
un artiste américain; c'est un tableau de chevalet fort ordinaire. Rien
ne saurait être plus divertissant que l'emphase avec laquelle le dé-
monstrateur du chef-d'œuvre le faisait valoir. Il a dit positivement
qu'en Europe parmi les tableaux anciens et modernes aucun ne pou-
vait être comparé à cette merveille. Hier soir, a-t-il ajouté, un gen-
tleman ne pouvait croire que les figures ne fussent pas en relief, il
a été obligé de s'en assurer en s' approchant. Cela est chaque jour
arrivé la veille au soir, j'imagine. Cette admiration pour les effets
les plus communs de l'art de peindre est puérile. Les habitans de
Détroit, qui semble une ville fort civilisée, auraient dû faire taire ce
charlatan. Pendant qu'il parlait, j'étais tenté d'ouvrir la fenêtre et
de dire à l'assemblée : N'écoutez pas ces louanges absurdes d'un ou-
vrage médiocre. Il y a ici quelque chose de bien autrement merveil-
leux que les raccourcis et les illusions d'optique qu'on vous vante
comme si vous étiez des enfans ou des sauvages; il y a une rue
d'une demi-lieue, large comme les plus grandes rues de Paris et
de Londres, bordée de magasins, éclairée au gaz, dans une ville de
20,000 âmes, qui en renfermait 3 ou A, 000 il y a vingt ans. En 1810,
comme me le disait hier le général Cass, il y avait 20,000 habitans
à l'ouest de Détroit. Aujourd'hui il y en a 5 millions. Voilà ce qu'on
ne trouverait pas en Europe :
Excudant alii spirantia mollius aéra.
13 octobre.
Aujourd'hui j'ai entendu un vrai sermon presbytérien. Le sujet
était le déclin de la religion. Le prédicateur en a énuméré les causes :
1" La paresse, la négligence; il a tiré ses comparaisons de la vie
commerciale. Si les jeunes gens préfèrent leurs chevaux, leur buggy,
leur fusil à leur magasin [shop) , les affaires iront mal; il en sera de
même si on se relâche sur la grande affaire;
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 583
2° On prend la religion comme quelque chose de théorique, de
métaphysique, non comme mi fait; dès lors elle ne peut plus agir sur
le cœur ;
3° L'infidélité a changé de forme; elle ne se produit plus sous un
aspect grossier et repoussant, escortée du blasphème et de la licence
comme au temps de Thomas Payne; elle n'habite plus les tavernes
et les mauvais lieux. Maintenant elle réforme le christianisme; elle
prétend en savoir plus que la Bible. — Ici l'orateur a placé un mor-
ceau assez vif sur les âges des terrains selon les géologues, que pour-
tant des hommes très pieux, M. Frayssinous parmi les catholiques,
M. Buckland parmi les protestans, ne regardent point comme incon-
ciliables avec l'Écriture, et une autre tirade non moins vive contre
l'opinion plus difficilement orthodoxe, il est vrai, qui admet diverses
races humaines ne procédant pas d'une même origine.
k" L'inimitié des diverses églises et des membres d'une même
église entre eux. A en croire le prédicateur, il régnerait peu de cha-
rité entre les diverses sociétés religieuses qui sont forcées de se tolé-
rer aux États-Unis. Il pourrait bien en être quelquefois ainsi. Quant
à moi, ce besoin d'intolérance si naturel à l'esprit de secte ne m'a
jamais plus frappé que dans un journal universaliste. Les universa-
listes sont ceux qui pensent que justes et pécheurs, croyans et incré-
dules, tout le monde sera sauvé. Yoilà une doctrine fort charitable;
je n'ai nulle part trouvé plus d'amertume que dans la controverse
consacrée à l'établir. Il semblait que le théologien qui avait écrit
l'article en question voulût se dédommager, en insultant ses adver-
saires dans ce monde, du chagrin de ne pouvoir les damner dans
l'autre. En revanche, il existe un poème intitulé l'Universaliade, écrit
tout exprès poui- célébrer la damnation de tous ceux qui ne sont pas
orthodoxes comme l'entend l'auteur.
Le prédicateur a cité enfin comme une des causes de la décadence
religieuse le désir immodéré de faire fortune. Il a vigoureusement
appuyé sur ce vice national, u Dieu, s'est-il écrié. Dieu fera ce qu'il
a déjà fait : il soufflera sur ces richesses, afin de laisser à leurs pos-
sesseurs plus de temps pour penser à lui. »
Ce discours a été lu lentement, le prédicateur s' arrêtant entre cha-
que phrase avec quelque chose dans le ton de convaincu et d'impressif.
Voilà un sermon bien diiïérent de la dissertation utihtaire de
M. Waker à Boston. Plus on avance vers l'ouest, plus on trouve de
foi véhémente et d'entraînement religieux.
Chicago.
On m'avait beaucoup recommandé d'aller à Chicago. Chicago est
une ville située sur le bord du lac Michigan, à l'entrée de la prairie,
584 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est-à-dire de ces steppes immenses qui s'étendent à l'ouest jus-
qu'au Mississipi et par-delà : terre vierge vers laquelle se porte le
flot des émigrans, et qui, entre leurs mains, se change rapidement
en champs cultivés, dont les produits refluent vers l'est; grenier des
États-Unis et ressource de l'Europe dans les mauvaises années. Il
paraît que les Américains sont portés à s'exagérer l'étendue de leurs
exportations de céréales en Europe. D'après M. Johnston, agronome
anglais il est vrai, ils ne produiraient pas beaucoup plus de blé qu'il
ne leur en faut pour leur consommation. Les Américains n'en sont
pas moins disposés à regarder le vieux monde comme étant, sous ce
rapport, à la merci du nouveau. Je me rappelle un article de journal
dans lequel l'auteur, après s'être apitoyé sur ces malheureux pays de
l'Europe, livrés à des révolutions perpétuelles, ne sachant pas l'art de
se gouverner, ajoutait, à l'occasion des achats de blé américain faits
par la France en 1847 et 1848 : « Ils ne savent pas même se nourrir et
mourraient de faim, si nous n'avions pas de blé à leur envoyer. )>
La prairie est pour les Américains comme un mot magique. C'est
l'avenir, c'est le progrès, c'est la poésie. On ne parle guère aujour-
d'hui des forêts primitives; elles ont été percées à jour par les che-
mins de fer. Ce n'est pas à elles que s'attaque surtout maintenant
l'ardeur des émigrans, plus souvent ils les laissent derrière eux pour
aller exploiter la prairie, dont la culture est plus facile, plus rapide,
où l'on n'a pas à défricher, à peine à labourer, où l'on sème dans
une terre féconde également favorable aux moissons et aux trou-
peaux. L'imagination aussi est excitée par ces régions singulières,
les seules où l'on trouve aujourd'hui la solitude, le charme de la vie
errante, les aventures, les rencontres avec les Indiens, les troupeaux
de bisons et de chevaux sauvages, la nature et la vie primitives. Le
poète Bryant les a chantées, Gooper y a trouvé son trappeur Bas-de-
Cuir; Washington Irving, l'écrivain élégant, les a décrites avec
amour, et après eux une foule de touristes et de romanciers fatiguent
chaque jour les lecteurs de récits et de peintures monotones, mono-
tones comme ces plaines sans fin, et qui n'en ont pas la grandeur.
Chicago est aujourd'hui ce qu'était il y a trente ans Cincinnati,
r avant-garde de la civilisation de ce côté du Mississipi; car au-delà
est Saint-Louis, le véritable poste avancé du mouvement vers l'ouest,
r avant-garde de cette armée de défricheurs que le grand fleuve n'ar-
rête pas, et qui s'avancera jusqu'aux plaines de sable qui s'étendent
,au pied des Montagnes Rocheuses.
The star of empire westward moves.
J'aurais voulu voir Saint-Louis, celle peut-être des villes de l'Union
dont le développement est le plus actif et le plus nouveau; mais, pour
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 585
revenir, il faudrait remonter l'Ohio, et l'Ohio est presque à sec en ce
moment : je me bornerai donc à Chicago.
Chicago n'est pas une grande ville comme Saint-Louis, maison
me l'a signalée comme très-curieuse par la rapidité de ses progrès,
et par sa situation aux confins, pour ainsi dire, de la civilisation, au
moins de ce côté. Un chemin de fer conduit droit au lac Michigan ;
ce chemin traverse de vastes forêts coupées de flaques d'eau et de
petites rivières. On arrive le soir au bord du lac, on le traverse en
bateau à vapeur pendant la nuit, et le lendemain matin on se trouve
à Chicago. Il faut se défier des prévisions et des prédictions en ce
qui concerne l'extension future des villes en Amérique. On a voulu
créer une capitale à Washington, et le vaste espace qu'on avait pré-
paré pour les destinées idéales de la ville est demeuré en grande
partie presque vide. D'autre part, M. Keating, qui accompagnait en
1823 le major Long dans son expédition, et traversait avec lui les
tribus de Potwanies et de Chippewas qui occupaient alors le pays
que je visite aujourd'hui en chemin de fer, écrivait : a Les dangers
de la navigation sur le lac Michigan et le petit nombre de ports
qu'ofirent ses rives seront toujours un obstacle sérieux à la popula-
tion de Chicago. » Or la population de cette ville, qui n'existait pas il
y a quinze ans, est aujourd'hui de 3Zj,000 âmes.
A quelques lieues de Chicago, dans un pays qui n'a rien de mon-
tueux et qui est peu élevé au-dessus de la mer, se trouve le partage
des eaux qui vont se jeter dans le Saint-Laurent ou dans le Mississipi.
Ici les deux bassins se touchent, sont presque de niveau, et communi-
quent même par un canal dans la saison des pluies. Une faible iné-
galité du sol détermine si une goutte d'eau ira se perdre dans la baie
d'Hudson ou dans le golfe du Mexique. N'y a-t-il pas dans la vie des
individus et des peuples des momens qui ressemblent à ce lieu-là?
L'hôtel où je suis descendu est un des plus grands et des mieux
tenus des États-Unis; le propriétaire était, me dit-on, il y a quelques
années, tailleur au fond des bois (m ihe backwoods); il fit faillite et
vint à Chicago, où, avec son frère, il vendait des pantalons à cin-
quante sous pièce; aujourd'hui il a bâti le magnifique hôtel qu'on
est tout étonné de trouver près du lac Michigan. Ce lac a un aspect
sauvage comme son nom : c'est du moins ce que j'ai trouvé en me
promenant aux portes de la ville, sur une plage sablonneuse et triste.
Je ne voyais qu'une plaine d'eau verte tourmentée par un vent dur
et froid; je n'entendais que le hoquet haletant d'une machine à va-
peur, et le grincement intermittent d'une scie mêlé au bruit des va-
gues. Devant moi s'avançait dans le lac une longue jetée en bois; les
planches et les solives sont à demi brisées; il en reste juste ce qui
est nécessaire, rien de plus. La ville se trouve là comme un bateau
58^ REVUE DES DEUX MONDES.
échoué sur une grève. Tout près est le faubourg habité par les citoyens
aisés de Chicago. Ici sont de belles allées et des maisons de bois aux
blanches colonnes, aux élégans portiques, entourées de jardins rem-
plis de fleurs. Une de ces maisons est au centre d'un véritable parc.
Je vois de belles serres. Suis-je encore près du lac Michigan ?
Une autre maison est celle de M. Ogden, à qui je suis recommandé.
Personne ne peut mieux me renseigner sur Chicago que M. Ogden;
personne ne connaît mieux cette ville; il l'a vue naître et a aidé à la
faire. M. Ogden est venu jeune dans ce pays, où il avait une propriété.
11 a été chargé de vendre les terres de l'état; il en a acheté lui-même.
Il a donc assisté, pour ainsi dire, au développement de Chicago;
il y a pris une part active. Comme nous nous promenions dans son
jardin, il m'a montré un- arbre, reste de la forêt primitive, et il m'a
dit : ((Il y a quinze ans, je'suis venu ici; j'ai attaché mon cheval à cet
arbre, qui était au cœur de la forêt. » Ce lieu ressemble maintenant
à la forêt primitive comme le jardin du plus gracieux cottage aux
environs de Londres ou sur les hauteurs de Passy.
M. Ogden m'a présenté à une dame française de Chicago, parfai-
tement française de langage et de manières, et dont le père était
un chef indien. (( On n'est point humilié de cette origine, m'a-t-il dit,
le préjugé de couleur n'existe point pour la race indienne : c'est une
noble race, n En effet, si les mœurs des anciens maîtres du sol étaient
barbares, leurs sentimens étaient souvent héroïques. Ils avaient dans
leurs manières le calme et le se/f possession qui partout donnent la
distinction. Leur langage était poétique, leurs discours parfois d'une
véritable éloquence; ils avaient même de l'esprit et savaient em-
ployer une certaine ironie calme qui parfois embarrassait et décon-
certait leur interlocuteur. On m'en a cité deux exemples. Un chef,
ayant reçu laVisite d'un envoyé des États-Unis, le fit asseoir près de
lui sur un tronc d'arbre. Tandis que l'envoyé parlait, l'Indien le pous-
sait doucement vers l'extrémité du tronc qui leur servait de siège
à tous deux. Enfin le blanc se récria : (( Vous me poussez toujours,
je n'ai plus de place pour m'asseoir. — Voilà, mon père, reprit le sau-
vage, comme vous faites pour les Indiens. »
Le célèbre Red-Jacket, l'un des derniers parmi les aborigènes qui
ait cherché à lutter contre l'envahissement de la race blanche, défen-
dait, il y a une vingtaine d'années, devant le jury un de ses compa-
triotes accusé de meurtre et qui fut acquitté. Après le jugement, Red-
Jacket s'approcha de l'attorney qui avait soutenu l'accusation et lui
dit : (( Sans doute mon frère avait fait un grand mal à quelqu'un de
tes parens. » L'attorney l'assura qu'il n'en était rien, et tenta de lui
expliquer quelle était la nature de ses fonctions. Le chef écouta en
silence, puis il reprit : (( Reçois-tu de l'argent pour remplir ces fonc-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 587
lions dont tu parles? » Il fallut en convenir, h Eh quoi! dit alors
l'Indien jouant la surprise et avec une extrême indignation, ainsi tu
as vendu le sang de mon frère. » Le magistrat qui racontait cette
scène avouait que dans le moment il n'avait trouvé rien à répondre.
Malgré ce qu'on me dit à l'avantage des Indiens, je vois que leurs
vestiges ont été bien vite effacés. Là où est aujourd'hui la promenade
publique, on ne voyait, il y a quinze ans, que leurs wigwams et leurs
tombeaux. Que sont devenus ces tombeaux? ai-je demandé. Washed
aivaf, balayés par les eaux, m'a-t-on répondu. N'a-t-on pas aidé aux
eaux? Cependant le culte des tombeaux est un des traits les plus
touchans et les plus respectables du caractère indien. On m'a ra-
conté que des sauvages étaient venus il n'y a pas longtemps, et
venus de très loin, dans un canton de la Nouvelle-Angleterre, d'où ils
avaient été chassés depuis plusieurs générations, pour visiter les tom-
beaux de leur tribu. Quand ils virent qu'on avait détruit ces sépul-
tures, leur surprise et leur désespoir furent au comble : rien ne pou-
vait apaiser leur douleur ni calmer leur indignation.
C'est là ce qui perd dans l'esprit des Indiens les hommes civilisés,
qu'ils ont trop souvent sujet de mépriser. Des bandits, l'écume de
la population, s'établissent sur la frontière pour tromper les mal-
heureux sauvages. Un de ces hommes disait naïvement : « Je suis
venu de cent lieues pour voler des Indiens. » Aussi l'oncle de la dame
que j'ai vue ce matin, auquel elle offrait de se charger de l'éducation '
de ses enfans, lui répondit : n J'aimerais mieux leur couper la gorge
que d'en faire des coquins pareils à ceux qui nous reprennent ce
qu'ils nous OTit donné. »
Il y a trente-six églises à Chicago. Elles appartiennent à diverses
communions chrétiennes. J'entends dire, et ce n'est pas pour la pre-
mière fois : Nous aimons la diversité des sectes; nous y voyons une
garantie contre la prépondérance de l'une d'elles. C'est bien là l'es-
prit démocratique, qui prend ombrage de tout ce qui dans la société
pourrait exercer sous un nom ou sous un autre trop d'influence et
trop d'empire; mais est-ce autant l'esprit religieux, cet esprit qui
paraît du reste être si puissant en Amérique? Les sentimens des Amé-
ricains en matière de religion sont pour moi, à quelques égards, une
énigme que je ne comprends pas bien encore. Si l'on admet réelle-
ment une profession de foi quelconque, il est impossible qu'on jugç
également en possession de la vérité des sectes divisées sur des points
très importans et qui squvent s'anathématisent les unes les autres.
Peut-être aux Etats-Unis le grand nombre est- il plus convaincu de
l'excellence et de l'utihté morale de la religion que de la vérité de tel.
ou tel dogme. Hommes d'action plutôt que de réflexion et très pressés
peut-être, leur volonté adhère fortement à des croyances qu'ils n'ont
588 REYUE DES DEUX MONDES.
ni le goût ni le temps d'approfondir. Je connais à Paris beaucoup de
ces Américains-là.
En suivant avec M. Ogden une belle promenade qui s'étend le long
des rives du lac, j'aperçois une jolie petite maison de bois : c'est celle
de l'évêque catholique, qui est fort considéré. Je demande s' il y a beau-
coup de protestans qui embrassent le catholicisme; on me répond,
comme on l'a déjà fait plusieurs fois, que ce sont des cas rares et
exceptionnels. La population catholique augmente considérablement
par l'émigration, qui est en grande partie catholique, se composant
surtout d'Irlandais et d'Allemands venus principalement des parties
de l'Allemagne où règne le catholicisme; mais on ne cite guère d'au-
tres conversions que celles de quelques personnes qui ont voyagé en
Europe ou d'enfans qu'on a envoyés à des écoles catholiques. En
revanche, on me dit que les petits Irlandais qui suivent les écoles de
la ville deviennent souvent protestans. Le catholicisme n'est aux États-
Unis l'objet d'aucun préjugé malveillant; mais je ne crois pas que la
majorité soit disposée à l'embrasser.
Il y a ici un grand nombre de baptistes. Comme les anabaptistes
de sanglante mémoire, auxquels du reste ils sont loin de ressembler,
ils n'admettent que le baptême par immersion; leur croyance se fonde
sur quelques versets des épîtres de saint Paul où il est dit que celui
qui est baptisé est comme plongé dans le tombeau pour ressusciter
ensuite à une vie nouvelle. Prenant ces passages à la lettre, les bap-
tistes veulent que l'on soit plongé et comme enseveli sous les eaux.
Pour cela, l'immersion complète est nécessaire; aussi voit-on souvent
l'hiver, à Chicago, les ministres baptistes casser la glace du lac et
entrer dans l'eau jusqu'à la ceinture pour immerger les néophytes
adultes qu'ils tiennent dans leurs bras. Outre ce dogme particulier,
la tendance générale des baptistes comme des méthodistes, et encore
plus peut-être, est de s'occuper des classes populaires, trop négligées
par les épiscopaux, les presbytériens, les congrégationahstes, les uni-
tairiens, dans les églises desquels il n'y a souvent pas de place pour
les pauvres ou bien seulement une place humiliante. Les méthodistes
et les baptistes ouvrent leurs chapelles à ces bannis; aussi leur lan-
gage est-il empreint d'une violente amertume contre les églises qui
sont la propriété exclusive des riches. Voici ce que je lis dans un ser-
mon baptiste prononcé récemment : (( Les diacres peuvent croiser
les bras , assis sur leurs sièges rembourrés, et fixer les yeux sur la
chaire qui est devant eux; mais ils ne voient pas la multitude entassée
sous le vestibule : ils n'en ont souci. Ils ont une bonne congréga-
tion, une bonne église, un bon ministre : tout sent sa capitale, depuis
le ministre empesé jusqu'au bas de l'échelle; mais bientôt tout cela
sera flétri et desséché, et vous entendrez le vent siffler à travers ce
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 589
squelette, car dès que l'église dédaigne les hommes de basse con-
dition, elle se dessèche immédiatement. » Ce langage violent peut
paraître exagéré; mais il faut bien croire ce qu'écrivait en 1838
M. Tuckerman sur l'état des églises de Boston. Cet homme respec-
table, frappé du grand nombre d'habitans qui n'étaient attachés, en
raison de leur pauvreté, à aucune église, à aucune congrégation reli-
gieuse, après de consciencieuses recherches, était arrivé à ce résultat
que sur douze mille familles il y en avait cinq mille six cent vingt-
deux, à peu près la moitié, qui étaient dans ce cas. Il disait très bien :
(( Une église est une propriété en commandite [join-stock j^roperir).
Elle appartient à une corporation; elle est divisée en actions [shares)
appelées bancs {pews), et ces bancs sont possédés comme une pro-
priété foncière. Les relations du ministre avec la société religieuse
dont il fait partie sont presque entièrement limitées à ceux qui paient
ses services. » 11 n'y a donc de bancs que pour les sociétaires qui
sont propriétaires de l'église et paient le ministre. 11 paraît cepen-
dant que les bancs qu'on ne trouve pas à louer sont mis à la disposi-
tion des pauvres. «Mais, dit M. Tuckerman, ces places humiliantes
où l'on est admis à titre de pauvre, si elles sont acceptées en Angle-
terre, ne le sont pas en Amérique; personne ne veut s'y asseoir. »
Et l'auteur fait ressortir tout ce qu'il y a de contradictoire entre l'im-
portance que le plus pauvre citoyen a dans un pays démocratique,
où par l'élection il concourt au gouvernement, et l'insulte qu'on lui
fait subir en l'excluant de l'égUse, ou en lui imposant cette révoltante
inégalité devant Dieu (1) .
Ce qu'il y a de sûr, c'est que bien d'autres plaintes se sont fait
entendre après celles de M. Tuckerman sur l' insuffisance des établis-
semens religieux en Amérique, malgré le zèle des particuliers et l'ac-
tivité infatigable des méthodistes, dont les prêtres ambulans, vérita-
bles missionnaires, distribuent des livres et des journaux religieux
en abondance. Cette distribution se fait par des ventes dont les béné-
fices sont employés à la propagation des écrits que répand la société.
On voit que c'est l'application, application au reste très désinté-
ressée, de l'esprit commercial à la prédication de l'Évangile. Dans
l'année qui vient de s'écouler, la société méthodiste a vendu pour
deux millions de livres pieux.
Malgré les efforts ardens du zèle religieux , il ne saurait suffire
(1) Joseph Tuckerman, ihe Religions principle and régulation of the ministry at
large. L'auteur de cet écrit avait entrepris de fonder des chapelles pour ceux à qui leurs
moyens pécuniaires ne permettaient pas de faire partie des associations religieuses exis-
tantes. Il avait établi un corps de ministres allant visiter les pauvres chez eux pour leur
porter la prédication et la prière. Noble entreprise de secours religieux à domicile ! Je
ne sais où elle en est maintenant.
590 REYTÎE DES DEUX MONDES.
complètement à l'accroissement prodigieusement rapide de la po-
pulation. Un rapport de la société du Massachusets pour l'avance-
ment de l'instruction chrétienne s'exprimait en ces termes: «Dans
les comtés de Rockingham et de Strafïbrd, il y a 45 districts, con-
tenant 40,000 habitans, qui ont été privés des moyens de (/race, les
uns pendant dix, les autres pendant vingt, quelques-uns même
pendant trente et quarante ans, et dans un district qui renferme
1,063 âmes, après qu'un ministre y a eu résidé vingt ans, l'église
visible du Christ a été éteinte durant plusieurs années. » Des rap-
ports faits pour diverses sociétés religieuses, en 1833 et 1835, éta-
blissent qu'à cette époque, plus de 1,000 districts et villages n'a-
vaient pas de culte, que 5 millions d'hommes n'avaient pas les moyens
de grâce. Le rapport de la société des missionnaires baptistesen 1833
contient ces paroles : (( Même si tous ceux qui font profession d'être
des instituteurs chrétiens étaient doués des qualités nécessaires, il y
aurait encore un déficit de 4,000 ministres pour satisfaire aux be-
soins du pays ; mais on doit faire une réduction considérable pour
ceux qui propagent l'erreur, pour ceux qui ne connaissent pas assez
bien la doctrine chrétienne pour l'enseigner convenablement, enfin
pour ceux qui sont fortement engagés dans les occupations du siècle
au point de ne pouvoir consacrer leur temps à se préparer de ma-
nière à être vraiment utiles dans leur ministère. Ces faits montrent
une grande et alarmante défaillance dans l'instruction chrétienne. »
Le zèle de toutes les communions, particulièrement des baptistes
et des méthodistes, lutte avec ardeur contre cette insuffisance des
secours religieux. Il est question en ce moment d'instituer à New-
York des prédications en plein air, comme celles de Londres et
d'Edimbourg, parce que l'on a reconnu qu'il n'y avait de place dans
toutes les églises de New-Yor'k que pour une moitié de la population.
Il en résulte que l'autre moitié n'assiste pas au service divin.
Revenons à Chicago. Après les églises, la première chose à laquelle
on songe en bâtissant une ville, ce sont les écoles. Il y a six écoles
publiques à Chicago, dans lesquelles on instruit trois mille enfans.
Les écoles ont le trente-sixième des terres à vendre dont l'état dis-
pose, et le produit d'une taxe locale, qui monte ici à 30,000 francs.
Les maîtres reçoivent à peu près 1,200 francs, ce qu'on trouve insuf-
fisant. Ils sont aidés par des assistantes, qui font épeîer les petits
garçons et les petites filles. Aux États-Unis, on emploie beaucoup de
femmes dans l'instruction primaire des deux sexes, et on s'en trouve
très bien. Elles ont la patience et la douceur nécessaires à ce pé-
nible enseignement. Trop d'autres carrières sont ouvertes à l'activité
des hommes pour qu'ils se contentent longtemps d'apprendre à lire
à des enfans. Une société s'est formée dans la Nouvelle- Angleterre
PROMENADE EN AMÉRIQUE, 59îi
pour exporter des institutrices dans l'ouest. Elles y rendent les plus
grands services et contribuent efficacement à la culture morale des
rudes populations qui habitent ces contrées nouvelles. En même
temps, ces personnes trouvent souvent à se marier avantageusement
avec des colons qui ont commencé à s'enrichir. Ainsi cette institution
profite à tout le monde, aux enfans, aux colons et aux institutrices.
II y a deux mois, j'étais en Angleterre. Une solennité agricole
m'avait appelé à une vingtaine de lieues de Londres. J'allais voir
fonctionner une machine à moissonner. Un assez grand nombre de
coiintrj gentlemen et de far mers s'étaient rassemblés dans le même
but. Une scie horizontale mise en mouvement par le mouvement de
la machine coupait avec une grande rapidité une quantité considé-
rable de tiges de blé à la fois. Cette machine, traînée par un cheval,,
tournait autour de la pièce en abattant à chaque tour une bande
d'épis large de plusieurs pieds. Un paysan placé sur la machine
i-ejetait les épis coupés à mesure que l'action de la scie les y amon-
celait. C'était la seule intervention de l'homme dans l'opération.
Il me semble qu'il ne serait pas impossible de faire rejeter les ja-
velles par la machine elle-même. Telle qu'elle est, elle eut le plus
grand succès aux yeux des connaisseurs présens à l'expérience. Ce
qui me rappelle aujourd'hui cette machine, c'est qu'on bsait sur un
de ses côtés : Chicago. C'est en effet un habitant de cette ville,
M. Mac-Cormick, qui en est l'inventeur. C'est des bords du lac
Michigan, du voisinage de la prairie, de cette cité née d'hier, que
provient une découverte qui excite l'intérêt des agronomes de l'An-
gleterre, et qui, dans plusieurs joutes aratoires, l'a emporté sur les
machines rivales. Si la machine à moissonner de M. Mac-Cormick a
eu du succès en Angleterre, où l'on aime en agriculture comme en
toute chose le fini et la perfection, où la terre est chère, la culture
très soignée, on peut penser qu'elle doit réussir encore bien mieux
en Amérique, où la terre est pour rien, où il s'agit, non de très bien
faire, mais de faire vite et beaucoup, où il importe peu qu'on laisse
quelques épis, si l'on a rapidement dépouillé de sa moisson une
plaine immense. Adieu donc les moissonneurs de Théocrite et de
Virgile, et le patriarche Booz ordonnant à ses serviteurs de laisser
des épis dans le sillon pour que Ruth puisse glaner après eux! Encore
un grief de la poésie contre les machines qui lui ont fait t9,nt de tort,
mais que ses plaintes n'arrêteront pas, et qui elles-mêmes ont leur
poésie, au moins leur grandeur, puisqu'elles représentent la puis-
sance et le triomphe de l'homme sur la nature.
Dans ce pays lointain où l'on fait des machines que l'Europe ad-
mire, on ne sait pas faire des vaudevilles, car on joue ce soir un vau-
deville de M. Scribe, dont l'esprit est si français et dont les succès
592 REVUE DES DEUX MONDES.
sont cosmopolites; on joue aussi la Bohémienne. Cette bohémienne
est la Esméralda de M. Victor Hugo : les personnages de Notre-Dame-
de-Paris sont venus jusqu'ici. Je ne suis pas allé au théâtre, parce
que j'ai été conduit dans un concert par souscription, où j'ai entendu
une bonne pianiste et un assez bon violon. Celui-ci est, m'a-t-on dit,
un négociant ruiné. L'orchestre était composé d'amateurs allemands ;
puis l'on a dansé et valsé à peu près comme à Paris; seulement,
autour de moi, on ne connaissait pas beaucoup cette population nou-
velle, qui demain sera peut-être ailleurs. L'Américain ne s'attache
pas volontiers au sol, et cependant il a très énergiquement le senti-
ment national. La patrie, c'est pour lui d'abord l'Union tout entière,
et ensuite le point du pays où il se trouve, mais seulement tant qu'il
y reste; car il connaît le patriotisme de clocher, seulement il change
volontiers de clocher.
Avant de quitter Chicago, j'ai voulu au moins entrevoir la prairie.
Pour cela, j'ai pris un chemin de fer qui la parcourt jusqu'à une
certaine distance. Je suis descendu à une station en plein désert. Il
n'y a pas de bureau, comme on peut croire; il n'y a pas de maison,
il n'y a pas d'arbres. Là bas, j'aperçois une petite case rouge : elle
m' apparaît comme la dernière habitation; au delà il n'y a plus que les
plaines sans fin. Pas un bruit, pas un mouvement; le ciel semble,
comme sur l'Océan , plonger derrière l'horizon. C'est de ces plaines
que M. Bryant, poète américain, a dit: «Elles s'étendent si loin,
que c'est une hardiesse au regard de plonger dans leur étendue. » Je
me rappelle les beaux vers dans lesquels il a chanté l'intérieur de
ces immenses steppes dont je foule les bords, mais où du moins je
peux m' écrier comme lui : Je suis dans le désert seul !
And I am in the wilderness alone.
Après avoir passé deux heures au sein de cet espace vide et sans
limite, j'entends le bruit lointain du train, je vois la fumée s'élever
et courir à travers la solitude ; je remarque alors le fil du télégraphe
électrique qui la traverse ; je ne comprends plus que j'aie pu me
sentir si éloigné, si seul, et je reviens à Chicago, où j'arrive à temps
pour passer une très agréable soirée à entendre de la musique et à
prendre des glaces dans la jolie habitation de M. Ogden.
J.-J. Ampère.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
31 janvier 1853.
II y a des événemens qui, aussitôt qu'ils se produisent, ont le singulier pri-
vilège d'éclipser tous les autres et de faire diversion dans les préoccupations
publiques, tout en se rattachant au cours général des choses. On en parle, on
les commente, ils deviennent pour quelques jours l'inépuisable aliment des
conversations. Cela s'explique sans doute par l'importance qu'ils ont et aussi
parce qu'ils s'adressent par quelque côté à l'imagination , — l'imagination
qui joue toujours un si grand rôle dans notre histoire! Qu'a donc été bien
souvent, en effet, la politique parmi nous, si ce n'est cet art étrange et pas-
sionné de chercher le romanesque dans les faits, de poursuivre l'imprévu, de
mêler tous les élémens, de se jouer dans toutes les combinaisons et les inter-
prétations que l'esprit enfante et propage? Autrefois, quand les gouvernemens
étaient occupés à faire des choses simplement et vulgairement utiles, on disait
que la France s'ennuyait. Si cela voulait dire, dans la pensée de l'auteur de
cette parole, qu'une révolution était le meilleur moyen d'ôter à la France son
ennui, c'était interpréter étrangement les penchans et les goûts de notre pays.
Il pouvait y avoir du vrai, au contraire, si cela voulait dire que, dans toutes
les choses de la vie politique, il y a toujours la part de l'imagination et de
cette curiosité ardente de nouveauté et d'imprévu. Le mariage de l'empereur
est à coup sûr un de ces événemens qui ont tout à la fois ce qui fait l'impor-
tance politique et ce qui porte à l'imagination. Il y a peu de jours encore, il
n'en était nullement question. Tout au plus apercevait-on cette éventualité
dans un terme plus ou moins prochain et dans des conditions que chacun
arrangeait suivant sa fantaisie. A l'heure où nous sommes, l'alliance impé-
riale est scellée du double sceau religieux et civil; la nouvelle impératrice est
aux Tuileries dans l'éclat de sa récente majesté, hier brillant dans son salon,
aujourd'hui portée au faîte du trône, — ce trône dont on disait autrefois
qu'il était le premier de l'univers. L'empereur a agi comme il procède sou-
vent, surprenant ceux qui devaient ou pouvaient être le plus prévenus,
déconcertant peut-être autant par la rapidité de ses résolutions que par le
594 REVUE DES DEUX MONDES.
secret de ses délibérations intimes, et élevant tout à coup par le fait de sa
situation un acte privé de sa volonté à la hauteur d'un événement politique.
Ce qui fait surtout du mariage du chef de l'état un événement politique,
c'est le caractère même que l'empereur lui a donné dans le message par
lequel il a communiqué sa décision aux bureaux du sénat et du corps légis-
latif en même temps qu'au conseil d'état. Il semJile au premier abord que le
choix d'une épouse dans un rang social élevé sans doute, mais non dans un
rang princier, dût ôter toute signification politique à ce mariage. C'est juste-
ment par là au contraire qu'il acquiert une signification. Il laisse tout son
relief et sa portée à ce titre de parvenu sur le trône que l'empereur reven-
diquait l'autre jour dans son discours avec une insistance particulière, qui
répondait peut-être simultanément à diverses préoccupations. Ce n'est pas
que l'empereur en aucune circonstance ait décliné ce titre; mais pour peu
qu'on l'observe, la nature d'un pouvoir ne se détermine pas seulement par les
circonstances intérieures du pays au sein duquel il s'élève : elle se détermine
aussi surtout par la situation qu'il se fait, ou qui lui est faite au milieu des
autres royautés. C'est particulièrement en face de l'Europe que l'empereur
revendiquait ce caractère d'une souveraineté élue et nouvelle, marquant ainsi
la différence entre les royautés traditionnelles et sa propre royauté, émanée
du suffrage populaire, et achevant de caractériser cette différence par une
alliance contractée en dehors des traditions monarchiques. D'ailleurs, on peut
bien le dire, il y a toute l'éloquence des faits dans ces paroles par lesquelles
l'empereur rappelait le mauvais sort réservé depuis soixante ans aux prin-
cesses étrangères qui ont approché du trône en France. Aucune d'elles, cela
est vrai, n'a vu la fortune lui sourire depuis cette noble et infortunée reine
Marie-Antoinette, qui ouvre ce douloureux cortège et qui mérite le premier
rang par la grâce, par la beauté et par le malheur. Cela n'ôte rien sans doute
à la glorieuse efficacité de ces vieilles alliances royales d'autrefois, à l'aide
desquelles s'est formée l'unité française, non plus qu'à la convenance qu'il
peut y avoir encore dans les unions de maison souveraine à maison souve-
raine. Cela peut prouver tristement du moins que la naissance, même unie
à la beauté ou à la vertu, à l'intelligence ou à la bonté, ne suffit plus pour
garantir la perpétuité d'un trône. Il faut évidemment d'autres conditions.
Quoi qu'il en soit, parmi les traditions du premier empire, ce n'est point à
l'exemple du chef de sa maison allant chercher une archiduchesse que l'em-
pereur actuel s'est arrêté; c'est la mémoire de. l'impératrice Joséphine qui
semble avoir plutôt dicté «on choix. N'étant point issue de sang royal, la
nouvelle impératrice n'est pas non plus d'origine française. C'est l'Espagne
qui nous l'envoie. Ce n'est point d'ailleurs pour la première fois peut-être
que le nom de M'"^ de Montijo, comtesse de Teba, a été prononcé et jeté comme
une énigme à la société parisienne au moment où il s'est trouvé tout à coup
devenir le nom de la nouvelle souveraine des Français.
On ne saurait s'étonner beaucoup qu'eu ces quelques jours laissés à peine
à la curiosité publique, le mariage de l'empereur ait été l'objet de bien des
commentaires; il a déjà ses légendes de diverse sorte et son histoire fabuleuse.
Quant à l'impératrice elle-même, on n'a point oublié sa généalogie. Quelques
journaux se sont plu à lui donner le titre de duchesse, parce que probable-
ment ils le croyaient plus relevé; ils ne savaient pas qu'en Espagne ce n'est
REVUE. CHRONIQUE. 595
point ce titre qui fait rélévation du rang : c'est la grandesse qui constitue la
noblesse. Or, qu'elle soit duchesse, ou comtesse ou marquise, et elle peut être
tout cela à la fois, M"" de Montijo occupe assurément ou occupait un rang
élevé dans la grandesse espagnole. Elle va par son nom de pair avec les plus
illustres maisons. Son père, le comte de Teba, était le second fils de la famille
des Montijo, dont l'aîné était entré fort avant dans le mouvement de résis-
tance à l'invasion de 1808; il était même un des chefs du soulèvement du
royaume de Valence. Le comte de Teba entrait au contraire à cette époque
dans l'armée française et servait le gouvernement de Joseph. Ce n'est que
postérieurement, à la mort de son frère aîné, que le comte de Teba héritait
du nom et des biens considérables des Montijo, et c'est à ce titre qu'il a été
depuis, sous le règne d'Isabelle, sénateur du royaume. 11 est mort en 1839,
laissant deux filles, dont l'une est mariée au duc de Berwick et d'Albe, et
l'autre est devenue l'impératrice des Français. Jeune encore. M"" de Montijo
s'était fait, il y a quelques années déjà, dans la société de Madrid, une grande
réputation par la hardiesse de son imagination et la vivacité ardente de son
caractère. Elle frappait par une sorte de grâce virile qui en eût aisément fait
une héroïne de roman, et elle portait fièrement, avant de ceindre le bandeau
impérial, cette couronne de cheveux dont un peintre vénitien eût aimé la
couleur. La destinée nouvelle de la comtesse de Teba ne l'a point émue, assure-
t-on. Elle a du moins trouvé, à la veille de monter sur le trône, l'occasion d'ac-
complir mi acte de bon goût en faisant rejaillir sur les pauvres le produit
d'un don considérable, par lequel le conseil municipal de la ville de Paris
s'était cru obligé de saluer son avènement. Maintenant les derniers bruits des
pompes qui avaient lieu hier à Notre-Dame s'évanouissent déjà. Une voie nou-
velle s'ouvre pour la brillante Espagnole d'il y a quelques jours, en ce mo-
ment associée à l'empire, et cette voie nouvelle n'est-elle pas ouverte pour la
société française tout entière? Ce n'est pas même du jour de ce mariage que
notre société est entrée dans une phase de transformation. Étrange chose!
combien y aurait-il eu d'hommes, il y a quelques années, qui se fussent fait
un point d'honneur de braver l'étiquette et de paraître à la cour en cos-
tume démocratique ! 11 n'en est plus de même aujourd'hui : les fêtes se mul-
tiphent, et l'étiquette reprend son, empire. Nous ne nous plaignons point
assurément que les grands fonctionnaires de l'état donnent des fêtes, que les
cérémonies aient leurs pompes et leurs règles, et qu'il faille se vêtir propre-
ment pour figurer à la cour. Très probablement il est des industries qui se-
ront fort satisfaites qu'on s'habille de velours et que le bas de soie devienne
de rigueur; mais, à côté de ces choses extérieures, il y a évidemment à ac-
complir un travail plus profond qui consiste à ramener la société au culte de
sa. propre dignité, des supériorités qui font sa force, des distinctions qui ont
fait l'influence de la France dans le monde. Ce travail intime et profond ac-
compli, la transformation des mœurs et des usages suivra son cours. Elle ira
jusqu'où elle peut aller, et elle s'arrêtera aux hmites que comportent notre
temps et la vie moderne.
Cette résurrection de certaines habitudes, de certains usages, de certaines
obligations officielles est l'accompagnement ordinaire des grandes reconstitu-
tions du pouvoir qui aime ces signes extérieurs par lesquels il se rend témoi-
gnage à lui-même et se fait visible à tous les yeux^, même dans les fêtes et les
596 REVUE DES DEUX MONDES.
décorations. Si quelque chose peut démontrer combien les démocrates con-
naissent peu les hommes en général et les Français en particulier, quand ils
prétendent passer le niveau égalitaire sur tous ces signes, c'est la prompti-
tude avec laquelle on y revient au premier moment où on se sent quelque peu
libre du joug révolutionnaire. 11 ftiut bien en prendre son parti, et ce ne sont
pas même souvent les plus monarchiques de la veille qui montrent le plus
d'empressement à prendre le pas. 11 y a beaucoup de démocrates qui ont de
merveilleuses ressources de conversion; seulement ce sont les conversions su-
bites, à la saint Paul, qui sont à leur usage, surtout quand ils voient qu'il ne
reste plus d'autre moyen. 11 en est plus d'un dont la langue ne tourne nulle-
ment en employant les titres de sire et de majesté. Le peuple a prononcé !
disent-ils; ils avaient pourtant bien eu le soin de mettre leur république au-
dessus du suffrage universel, mais on ne peut évidemment tout prévoir. 11 reste
donc toujours un moyen d'éluder la responsabilité de ses actes. Avec ce mot:
le peuple a prononcé! on se lave les mains du passé, et on en est quitte pour
rendre les armes après s'en être servi. Mais la société se guérit-elle de même
en un jour et par un mot du mal qu'on lui a fait? Qu'on nous permette de
le dire, nous évitons les applications personnelles, qui seraient trop faciles.
Nous observons une tendance, nous touchons à un point de l'hygiène morale
de notre temps. 11 y a des personnes qui se plaisent souvent à considérer les
fauteurs de révolution comme les hommes courageux, virils, énergiques par
excellence, les seuls qui défendent vaillamment leurs principes. Nous le
croyons bien. On marche sur la société comme sur l'ennemi, on jette la dé-
vastation dans les villes, on met aux prises les plus implacables passions; le
sang des victimes innocentes qui meurent pour le devoir rougit le pavé. Si la
révolution triomphe, "on triomphe avec elle; si elle est vaincue, le pis qui vous
puisse arriver au bout de quelques années, c'est une amnistie. Tout cela tient
à ce que les notions de la justice ont subi de nos jours de terribles altéra-
tions. 11 s'est propagé depuis longtemps cette idée funeste, que les révolution-
naires, — ceux, bien entendu, qui sont pris les mains dans les guerres civiles
et qu'une sentence vient frapper, — nesont point des coupables ordinaires,
que la justice ne les regarde pas, que la loi n'est pas faite pour eux, qu'ils
sont au-dessus du châtiment, — et les gouvernemens eux-mêmes, sans le vou-
Iqir, accréditent souvent cette idée, en se hâtant, dès qu'ils le peuvent, d'effa-
cer, comme on dit, par une amnistie les dernières traces des dissensions civiles.
Certes ce n'est point une pensée blâmable chez les gouvernemens, bien qu'elle
n'ait pas toujours porté tous les fruits qu'on en attendait. Ce que nous disons
ici n'est point essentiellement contre les amnisties, on le comprend, contre les
amnisties qui vont s'adresser aux retours vrais et sincères; encore moins se-
rait-ce contre les adoucissemens désirables là où il n'y a que des mesures ad-
ministratives exceptionnelles, là où n'y a ni jugement ni condamnation. Ce
que nous disons est contre cette étrange idée qui tend à effacer ce mot de cou-
pable là où la justice le prononce, à faire de la vie sociale une bataille où on
n'a rien à craindre, si on est vainqueur, et où, si on est battu, on en est quitte
pour une soumission, annulant ainsi cette loi supérieure, providentielle, qui
attache un châtiment au crime, ou rusant avec l'expiation.
Nous savons bien que ce n'est point par des lois qu'on remédie à cet état
moral; c'est par le rajeunissement des vraies et saines notions de justice se-
REVUE. CHRONIQUE. 597
ciale. Ce qui e?t au pouvoir des gouvernemens, c'est de multiplier les efforts
pour rendre exacte et sûre l'administration de la justice ordinaire. Sous ce
rapport, le gouvernement paraît s'occuper d'un des plus importans objets sur
lesquels il puisse flxer son attention : c'est la réforme du jury. On ne saurait
méconnaître que cette sérieuse et difficile question se trouve débarrassée d'un
de ses élémens les plus délicats, aujourd'hui que les délits de presse rentrent
dans la juridiction des tribunaux ordinaires, et que les crimes politiques sont
déférés, en vertu de la constitution même, à un tribunal spécial. La distrac-
tion de ces deux ordres de causes de la juridiction du jury a du moins l'avan-
tage de placer le gouvernement à l'abri des soupçons, qu'on a souvent fait
peser sur lui autrefois, de vouloir fausser cette grande institution. Le but poli-
tique s'efface ; ce qui reste, c'est l'intérêt unique d'une sérieuse et impartiale
justice, et c'est sans nul doute à ce point de vue que la commission chargée
d'élaborer la loi nouvelle étudie cette question. Au fond, dans cette grave et
délicate réforme, il y a, il nous semble, deux points essentiels. D'un côté,
l'institution du jury est aujourd'hui profondément enracinée dans les mœurs;
elle est environnée de la conllance publique, ce qui est la plus grande chose
dans une matière de ce genre. D'un autre côté, il est trop certain qu'il y a eu
parfois des arrêts dont l'étrangeté n'a point laissé de causer quelque surprise.
Ce qu'on en peut dire de mieux, c'est qu'ils n'ont en rien porté atteinte à
l'institution. Elle reste donc entière, sujette sans doute à des modifications
dans son mécanisme, mais non dans son essence, dans son principe. Les ré-
formes qui se préparent aujourd'hui semblent devoir porter principalement
sur la composition des listes et sur le chiffre de la majorité d'après laquelle
sont rendus les jugemens. Quant au premier point, il devrait être formé
désormais, par les soins du préfet, du sous-préfet de l'arrondissement et du
juge de paix du canton, une liste distincte de la liste électorale. 11 est bien
difficile en effet d'admettre que cette dernière présente des garanties suffi-
santes. Après tout, le bon sens même ne suffit pas pour rendre un jugement.
11 faut, pour prononcer sur la vie, l'honneur, les biens de ses concitoyens,
des conditions de capacité, d'instruction même, qu'on ne remplit pas par
cela seul qu'on est électeur en vertu du suffrage universel. Quant à la fixation
du chiffre de la majorité, c'est là évidemment la question la plus délicate,
d'autant plus délicate qu'elle met en présence l'intérêt de la société, qui souffre
de l'absolution d'un coupable, et l'intérêt de l'innocent, dont le sort est livré
à un léger déplacement de voix. Tout se réunit donc pour faire de cette ré-
forme l'objet de la plus attentive et de la plus sérieuse étude. 11 s'élaborerait
en même temps, assure-t-on, une autre loi qui tendrait à restreindre la lon-
gueur des mises en prévention, souvent fort abusive comme on sait. Ces divers
projets seront probablement soumis au corps législatif dans la session annuelle
qui va s'ouvrir, en vertu d'un récent décret, le 14 février. Alors se représen-
teront sans doute ces questions et d'autres encore non moins importantes,
telles que le budget. Nous ne savons si le corps législatif sera saisi cette fois
de cette loi sur l'instruction publique dont on avait un moment parlé l'an der-
nier. Certes il n'est point de domaine où il y ait plus à faire que celui de
l'instruction publique, et il n'en est pas aussi où il soit plus utile de marcher
avec une prudence intelligente et éclairée.
Tout ce qui tend à transformer l'instruction publique touche à l'état Intel-
598 REVUE DES DEUX MONDES.
lectuel de notre pays, et, pour peu qu'on observe cet état, on ne pourra que
reconnaître l'utilité d'une nouvelle et forte impulsion. On se souvient sans
doute de la querelle engagée, il y a quelque temps, par M. l'abbé Gaume, au
sujet des classiques. Un ecclésiastique, M. l'abbé Delacouture, publie encore un
nouvel ouvrage où revivent ces mêmes débats. Peut-être, à ce point de vue,
le livre de M. Delacouture vient-t-il un peu après le combat. La thèse de
M. l'abbé Gaume n'est-elle pas en effet bien épuisée? N'est-elle pas jugée défini-
tivement? Mais le nouvel ouvrage embrasse un autre ordre de questions où la
théorie des classiques chrétiens n'est misa en cause que d'une manière inci-
dente. Dans son but spécial, comme son titre l'indique, le livre de M. l'abbé
Delacouture est une série d'Observatioîis sur un décret de la congrégation
de l'Index du 27 septembre 1831. Ce décret atteignait un Manuel de Droit
cano7iiqve publié par M. l'abbé Lequeux, très fort soupçonné de gallicanisme,
et qui s'est d'ailleurs soumis à la décision rendue contre lui. Or la première
question que se pose M. l'abbé Delacouture est celle de savoir si les décrets
de la congrégation de l'Index, au point de vue reUgieux, ont force de loi en
France. L'auteur résout cette question dans un sens contraire à l'école ultra-
montaine, et il cite plus d'un exemple de nature à affaiblir l'autorité de l'In-
dex. Ce n'est point là d'ailleurs le seul intérêt des Observations de M. l'abbé
Delacouture. Le décret de l'Index n'est qu'un point de départ d'où l'auteur
arrive à discuter l'ensemble des doctrines dé l'école ultramontaine au point
de vue rehgieux, philosophique, social et même littéraire. Ainsi, on le voit,
le champ s'élargit singulièrement, un vaste horizon s'ouvre à la discussion.
Une des parties les plus curieuses du livre de M. Delacouture est celle où il s'ef-
force de rattacher les manifestations récentes du catholicisme ultramontain
aux opinions anciennes de M. de Lamennais. De quelque manière qu'on en- .
visage ces questions, il y a une chose très caractéristique à observer, c'est
l'ardeur avec laquelle les esprits se portent depuis quelque temps vers l'étude
de cette nature de problèmes. La vivacité des discussions reUgieuses s'est ré-
veillée, comme pour montrer à tous les yeux la grande et juste place que la
religion ne cesse d'occuper dans le monde, et qui lui est plus spécialement
encore assignée par les défaillances de notre temps. C'est là, c'est dans cet
ordre de questions qu'il se publie encore le plus d'oeuvres de mérite, qu'il y
a le plus de mouvement et quelquefois le plus de talent, tandis que, dans le
domaine plus purement littéraire, la lassitude et l'indécision apparaissent
comme les incontestables symptômes de cette situation douteuse que nous
traversons.
Au miheu de l'incertitude intellectuelle contemporaine, nous cherchons où
est là vie, où va le succès. Le succès continue à aller pour le moment vers
une œuvre étrangère, vers le roman de M'"^ Beecher Stowe. Vingt traducteurs
se disputent la célèbre histoire nègre; le théâtre en vit. Nous assistons à une
merveilleuse recrudescence de sensibiUté pour les noirs, bien qu'il ne se soit
pas formé encore en France, comme en Angleterre, une société de dames pour
l'abolition de l'esclavage aux États-Unis. Et ce n'était point assez de VUncle
Tom's Cabin pour épuiser la curiosité; nous avons aujourd'hui les Nouvelles
américaines de M""" Beecher Stowe. Leroman valait mieux; les nouvelles ne
sont que de légères et peu profondes esquisses de la vie américaine, qui ne doi-
vent très certainement de voir le jour en France qu'au succès de leur aîné.
REVUE. CHRONIQUE. 699
Mais à part ce bruit qui se fait autour d'une invention étrangère, où donc est
aujourd'hui le rouian français? C'est M. Alexandre Dumas qui le représente
glorieusement. M. Dumas n'avait plus à mener de front qn'haac Laquedem
et ses Mémoires, où il raconte un peu l'histoire de tout le monde, et voilà qu'il
est arrêté tout à coup dans la j)ublicatioii de cet Isaac Laquedem, — l'œuvre
de sa vie, comme ou s'en souvient. L'auteur était occupé à mettre en feuilletons
la vie de Jésus-Christ, à partir de la conception de la sainte Vierge, et le voici
cruellement condamné à suspendre ce beau travail là même où a paru cepen-
dant le Juif Errant de M. Sue. L'épopée s'éclipse au moment où elle montait
à l'horizon, et M. Dumas n'a plus qu'à raconter dans ses Mémoires la révolu-
tion de 1830 comme fait essentiellement personnel. La réalité est que nul dans
cette révolution n'a dû se remuer plus que M. Dumas, d'après ses Mémoires.
Le roman, par aventure, serait-il ailleurs? Se çacherait-il dans Blondine de
M"* Cécile de Valgand? Peut-être un autre nom se déguise-t-tl sous celui-ci;
mais là n'est point évidemment le germe du rajeunissement et de la vie. Cher-
chons encore : faute d'une meilleure chance, le roman se fait vagabond et
marron. Après avoir couru le beau monde, il se met à bon marché et va en
bonne fortune auprès du petit peuple qu'il nourrit de saine littérature, de
purs sentimens et de bons tableaux de mœurs. C'est le roman à quatre sous.
Que ce triste colportage soit au point de vue moral le plus dangereux des
pièges, certes cela n'est point douteux. Au point de vue littéraire même, il est
le signe de la plus étrange déviation d'idées. Au lieu d'aider l'art à se relever
à sa juste hauteur, il l'abaisse au niveau de toutes les curiosités grossières de
ce public qu'il va séduire, enivrer et pervertir. Voilà cependant une des plus
florissantes spéculations de ces derniers temps! S'il fallait en juger parla, si
on ne savait que malgré tout il y a dans notre pays de bien autres ressources
d'esprit et d'intelligence, susceptibles des plus sérieuses apphcations, par les-
quelles la France a exercé une glorieuse initiative dans le monde et qui n'ont
besoin que d'un instant de halte propice pour retrouver leur action, ne fau-
drait-il pas trouver quelque éclair de vérité dans ces mots par lesquels com-
mence une brochure récente : « Les sciences morales et politiques sont, comme
chacun sait, fort peu cultivées en France?... »
D'où vient cependant ce trait lancé contre la France? Il vient tout droit de
Belgique, ce qui serait peut-être un peu étrange, s'il ne fallait y voir une repré-
saille du patriotisme. C'est le premier mot en effet d'un petit livre qui a pour
titre : les Limites de la Belgique, et ce n'est pas la seule réponse faite chez
nos voisins du nord a.ux Limites de la Fronce. Ce n'est pas davantage la plus
sensée et la plus juste : c'est la plus violente et la plus ardente, et il n'est
point inutile parfois de voir ce qui peut fermenter de haines dans certains
esprits exclusifs et gallophobes de l'Europe. L'auteur des Limites de la Bel-
gique est, dit-on, M. Lucien Jottrand, fort connu à Bruxelles pour son anti-
pathie contre la France, et qui fit l'an dernier un pet^t livre dont nous avons
parlé : Londres au point de vue belge. M. Jottrand a fait un voyage à Dunkerque,
où il a constaté qu'il y avait des enseignes de boutiques en flamand, et il ne
lui en a pas fallu davantage pour conclure que le nord de la France devait
être annexé à la Belgique. Comme on voit, l'auteur se livre avec un soin
patriotique à la recherche des frontières belges. Ce n'est point certes le désir
d'agrandir la Belgique qui est étrange. A ceux qui veulent de Paris annexer
600 REVUE DES DEUX MONDES.
la Belgique à la France, d'autres répondent de Bruxelles par l'annexion de
la France à la Belgique, — rien de mieux. Ce qui est étrange, c'est la voie
par laquelle l'auteur y arrive, c'est le raisonnement qu'il l'ait à l'Europe et
par lequel il prétend prouver sans doute qu'on cultive beaucoup mieux en
Belgique qu'à Paris les sciences sociales et politiques. II y a en France, assure
l'auteur, deux choses très différentes. Il y a le virus révolutionnaire, dont le
midi est le siège gangrené, et il y a la puissance, la richesse de la France,
qui lui sert à propager son venin du midi; cette puissance, ce sont les pro-
vinces du nord qui la représentent. Que reste-t-il à faire, si ce n'est à séparer
les deux régions, à ramener le nord dans le giron de l'orthodoxie euro-
péenne et à laisser la France du midi se débattre dans l'anarchie fébrile
de ses révolutions? La France en effet n'est-elle pas la grande perturbatrice du
monde? Après avoir été sur le point de faire du socialisme économique contre
la propriété, ne fait-elle pas du socialisme politique contre la constitution
européenne par son ambition mal déguisée? Quoi ! direz-vous, est-ce donc
du socialisme de penser que l'état général de l'Europe a pu n'être point réglé
en 1813 d'après les conseils de la plus stricte et la plus impartiale sagesse?
Mais alors le nombre des socialistes peut être beaucoup plus grand qu'on ne
pense. S'il fallait en revenir absolument aux traites de 1815, la France aurait
beaucoup à changer sans doute pour sa part; mais l'auteur oublie qu'une
des premières choses à faire serait de supprimer la Belgique, — auquel cas
sa brochure s'appellerait les Limites des Pays-Bas, et non les Limites de la
Belglqîie. Ce petit livre, qu'il ne faut pas prendre trop au sérieux, est écrit
avec une verve de haine contre la France qui rappelle les beaux jours de
1813, et, chose étrange, faut-il que ce soit dans notre langue qu'il soit ainsi
parlé de notre pays? Est-ce donc pour mieux prouver que. c'est bien à la
France de se laisser annexer à la Belgique? Heureusement pour elle, la Bel-
gique écoutera peu et suivra encore moins la politique de M. Jottrand, poli-
tique la plus triste de toutes, puisqu'elle ne serait que de la haine sans la
puissance de la satisfaire.
En Allemagne, la question religieuse prend chaque jour un intérêt nou-
veau, et atteste par d'incessans témoignages que la lutte de l'église cathohque
et du protestantisme n'est point renfermée dans les limites de l'Angleterre.
La Prusse s'est effrayée des progrès que la propagande catholique a faits dans
le pays à la faveur même des succès qu elle avait obtenus en Angleterre. Le
gouvernement prussien, pour satisfaire aux inquiétudes de l'opinion, a cru
devoir donner aux employés supérieurs des provinces des instructions for-
melles sur la conduite qu'ils avaient à tenir en présence de cette propagande.
Par suite d'une indiscrétion, ces instructions ont été divulguées, et elles sont
devenues l'objet d'une polémique très animée entre les feuilles périodiques
des divers partis. Des écrivains distingués sont eux-mêmes intervenus dans
la querelle. Les opinions bizarres y ont aussi trouvé leur place, et tandis
qu'on lisait avec intérêt les brochures de M. Rintel et la lettre du profes-
seur Walter de Bonn, on trouvait une ample matière à raillerie dans une
brochure anonyme portant ce titre, dont la longueur est le moindre défaut :
L'église catholique dans sa liberté, pierre sépulcrale de la révolution poli-
tique, pierr'e protectrice de la révolution sociale, pierre fondamentale de
l'unité allemande, pierre baptismale de la science libre î II résulte des dis-
REVUE. CHRONIQUE. . 601
eussions auxquelles la question religieuse vient de donner lieu que la pro-
portion numérique des prêtres est exactement la même dans les deux confes-
sions, mais que, pour le nombre des églises et des institutions religieuses, les
catholiques ont l'avantage. Les craintes des protestans ne sont que plus vives
depuis que ce point curieux de statistique a été mis en lumière. Les instruc-
tions adressées par le gouvernement prussien aux administrations des pro-
vinces ont spécialement pour oljjet de paralyser les efforts des missionnaires
jésuites. L'un des chefs du parti catholique dans la seconde chambre, M. de
Waldbott, a fait une motion dont le but est d'obliger le ministère à retirer ces
instructions. Les protestans répondent à cette démonstration des catholiques
en se pressant en foule aux prédications des pasteurs Krummacher et Kunze
contre l'église romaine. On a même essayé d'établir à Berlin une affiliation
de YEvangelical Jlliance d'Angleterre, afin de concentrer toutes les forces du
protestantisme contre l'agression de l'église catholique , qui passe pour mé-
diter contre l'anglicanisme une nouvelle campagne plus formidable encore
que la première. Jusqu'à présent toutefois cette affiliation n'a point réussi à
se fonder.
L'Espagne, à la veille des élections, n'a point changé de situation. Le trait
le plus saillant de l'état actuel de la Péninsule, on le sait, est la scission entre
les diverses fractions du parti conservateur, scission qui a eu déjà bien des
phases, et qui s'est aggravée récemment encore d'un incident où s'est trouvé
mêlé le général Narvaez. Ce qui, à notre avis, est profondément à regretter
tout d'abord, c'est qu'au milieu de la lutte des partis un homme comme le
duc de Valence, avec sa situation, ses antécédens, ses services et son avenir,
ait cru devoir prendre une attitude aussi militante qu'il l'a prise, au lieu de
rester comme l'épée fidèle de la reine, son conseil au besoin, et peut-être l'ar-
bitre de la crise prochaine qui s'annonçait. C'est là, sans nul doute, la pre-
mière cause des complications où il s'est trouvé bientôt personnellement en-
gagé. Le cabinet de M. Bravo Murillo, avant sa chute, avait donné au général
Narvaez l'étrange mission d'aller à Vienne étudier l'état militaire de l'Au-
triche. Arrivé à Bayonne, le duc de Valence, sous l'empired'une susceptibilité
facile à concevoir, a adressé à la reine une supplique, qui ne serait, à vrai
dire, rien moins qu'une supplique, si elle ne se terminait par la demande de
rentrer à Madrid. Il en est résulté que le nouveau cabinet s'est vu forcé de
renouveler au général Narvaez l'ordre formel de remi)lir sa mission, en l'ac-
compagnant de l'expression du mécontentement de la reine. L'affaire du gé-
néral Narvaez a provoqué la retraite du ministre des finances, M. Aristizabal,
lequel s'est retiré moins, assure-t-on, parce qu'il désapprouvait la mesure
prise par ses collègues qu'en raison de l'intimité personnelle qui le lie au
duc de Valence. M. Aristizabal est remplacé par le ministre de l'intérieur,
M. Llorente, auquel succède à son tour un des anciens membres du parti
modéré, M. Benavides. Au reste, dans tous les incidens de ces derniers
temps, le cabinet nouveau de Madrid semble avoir gagné plutôt que perdu. Des
hommes considérables qui avaient fait acte d'opposition au gouvernement
se sont rapprochés de lui. M. Martinez de la Rosa vient en effet de rentrer
au conseil d'état, et son exemple doit avoir du poids assurément. Le même
esprit qui a présidé à la formation de ce cabinet se retrouve aujourd'hui dans
TOME I. 39
^02 REVUE DES DEUX MONDES.
la politique suivie par le nouveau ministre de l'intérieur. D'un côté M. Be-
navides multiplie les assurances en faveur du régime constitutionnel, de
l'autre il combat l'influence de la coalition qui s'est formée entre la fraction
dissidente du parti modéré et le parti progressiste. Quant au nouveau ministre
des finances, M. Llorente, homme distingué et expert, il vient de signaler
son avènement par une négociation des plus épineuses : il a obtenu de quel-
ques capitalistes une avance de 100 millions de réaux sur les prodxiits de la
vente des biens du clergé, sanctionnée, comme on sait, par le dernier con-
cordat. Cette somme est destinée à pourvoir aux nécessités de la situation
financière, qui ne pourra manquer de s'éclaircir dans les prochaines cortès.
Maintenant, que seront ces cortès? Il serait difficile de le prévoir dans la situa-
tion de la Péninsule. Bien des chances semblent se réunir en faveur du mi-
nistère. La plus grande, c'est qu'il serait assez difficile de le remplacer par
un cabinet purement conservateiu', et qu'il serait plus périlleux encore de
glisser sur la pente des coalitions et des compromis progressistes.
Par quelque côté qu'on l'observe, l'Europe, dans la mobilité et la variété
de son histoire, ne cesse point d'avoir sa physionomie propre. Les problèmes
qui s'agitent pour elle, à travers les mille incidens de son existence, ont en-
core dans leur ensemble un caractère commun qui naît d'un travail univer-
sel pour maintenir un certain équilibre entre les peuples occidentaux : tra-
vail obstiné qui se poursuit partout, à propos de tout, et qui a nécessairement
pour résultat de neutraliser les forces, d'enchaîner les grandes ambitions, de
circonscrire le développement de certaines tendances. Cet équilibre, qui est
la loi de l'Europe, est ce qui existe le moins au-delà de l'Atlantique où tout
se produit dans le désordre gigantesque d'un monde qui se forme et qui pré-
pare peut-être une nouvelle phase de la civilisation. En attendant ces desti-
nées inconnues, ce vaste monde américain continue à se remplir de l'anar-
chie stérile des uns, de l'ambition conquérante des autres. Tout ce qui pour-
rait même servir de contrepoids, créer des droits ou des garanties, établir un
certain équilibre, semble particulièrement en haine à cette grande race anglo-
américaine dont l'audace s'accroît par le succès. Quel est aujourd'hui un des
principaux soucis des États-Unis? C'est d'empêcher que l'Europe n'acquière
une situation sur un point quelconque du continent américain, comme si
l'Europe était bien menaçante, comme si elle allait même jusqu'à l'extrême
hmite de son droit pour défendre et sa juste influence politique et les quel-
ques points qui lui restent matériellement dans le Nouveau-Monde! Dans le
dernier message de M. Fillmore, on a vu déjà comment le gouvernement de
l'Union a décliné l'offre, faite par la France et l'Angleterre, de garantir par
une convention collective l'inviolaljilité de l'île de Cuba. Les papiers relatifs
à cette négociation viennent d'être communiqués au sénat américam. On peut
remarquer dans ces documens le projet de convention préparé par les cabi-
nets de Paris et de Londres, et la réponse faite par le ministre des affaires
étrangères des États-Unis, M. Everett.
Comme nous le disions récemment, le cabinet de Washington, si l'on nous
passe ce terme, tire son chapeau au droit public en désavouant toute prémé-
ditation de conquête officielle contre la possession espagnole, et en même
temps il réserve toutes les chances possibles d'une annexion que les circoa-
k
REVUE. CHRONKIUE, 603
stances viendraient à légitimer à ses yeux. Cliose singulière, il y a trente ans,
les États-Unis se mettaient en quête de garanties contre les projets présumés
de l'Angleterre sur l'île de Cuba; ils négociaient des traités contre l'ambition
britannique. Aujourd'hui ils n'en sont plus à dissimuler leur propre ambition.
Cela peut donner la mesure des progrès de l'esprit de conquête en Amérique.
Cet esprit, au reste, tend à dominer dans la prochaine ère présidentielle par
l'avènement au pouvoir de l'élu du parti démocrate, M. Franklin Pierce. Le
parti démocrate américain n'est point du tout, en effet, ce que ce mot poiurait
faire supposer en Europe. Que l'esclavage existe aux États-Unis, ses instincts
d'égalité ne s'en émeuvent guère. Ce qui le distingue essentiellement, c'est l'hu-
meur conquérante, c'est cette ardeur de convoitise territoriale qui a provoqué
la guerre du -Mexique en 1846 sous la présidence de M. Polk. La question est de
savoir si nous assisterons à une nouvelle explosion de ces mêmes tendances.
Déjà les motions se succèdent dans ce sens au sénat de Washington, et le véri-
table mobile se cache sous le prétexte spécieux de lutter contre l'influence de
l'Europe en Amérique. Un sénateur de la Louisiane, M. Soulé, a proposé de
mettre 1 1 milUons de dollars à la disposition du pouvoir exécutif pour sou-
tenir la lutte. Un autre des chefs principaux du parti démocrate, le général
Cass, est l'auteur d'une proposition identique. A ses yeux même, toute tenta-
tive d'une puissance européenne pour coloniser une portion du continent
américain est un cas de guerre. L'Amérique tout entière pour les Américains,
voilà le mot! Ce n'est point le général Cass qui dissimulera ses vues sur Cuba.
Nul ne confesse avec plus de naïveté cet « appétit glouton de territoires » qui
est le propre de l'insatiable Yankee. Ainsi se dessine de toutes parts la po-
litique prochaine des États-Unis. Il n'est point impossible cependant que le
nouveau président ne soit plus sage que son parti. M. Franklin Pierce passe
pour un homme modéré, intelligent et ferme; il ne se donnera point sans
doute pour mission de satisfaire tous les farouches appétits du parti démo-
cratique; mais pourra-t-il résister à tous les entraînemens populaires de son
pays? Là est la question.
Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'un des prétextes de cette récente re-
crudescence de l'exclusivisme américain, c'est cette malheureuse expédition
de M. de Raousset-Boulbon au Mexique dont nous avons parlé. Les bons dé-
mocrates de l'Union savaient pourtant bien à quoi s'en tenir sur les chances
probables de cette petite troupe de Français engagés, non sans courage d'ail-
leurs, au miheu de l'anarchie mexicaine; ils n'ignoraient pas que c'était une
aventure qui avait commencé par le hasard d'une victoire, et qui devait finir
par le hasard d'une défaite; c'est ainsi, en effet, qu'elle vient de s'achever. La
petite armée de M. de Raousset-Boulbon, un moment victorieuse, a été dis-
persée dans deux combats, ou a capitulé avec les honneurs de la guerre, et
s'est retirée vers Guaymas pour évacuer tout à fait le sol mexicain. C'était une
entreprise qui réunissait évidemment peu de chances de succès; mais c'était
bien assez pour réveiller l'appétit yankee, selon le langage du général Cass,
à l'endroit du Mexique. Et véritablement, en dehors même de cet épisode, qui
n'a pas beaucoup ajouté aux embarras réels du Mexique, comment ne s'ex-
pliquerait-on pas l'ambition américaine en présence de l'incurable anarchie
qui dévore ce pays? Chaque arrivage porte maintenant le bulletin de quelque
révolution nouvelle qui enlève une portion du territoire au gouvernement
60/i REVUE* DES DEUX MONDES.
régulier. Chaque province devient un centre insurrectionnel. La guerre civile,
semble sévir spécialement à Tamaulipas, sur le Rio-Grande, et, ce qui est plus
grave, c'est qu'à chaque instant des officiers de l'armée régulière, ou même
des vaisseaux de l'état, font défection au gouvernement. D'un autre côté,
comme on le pense, les aventuriers du nord affluent de toutes parts et se
mêlent à ces insurrections qui tendent, à ce qu'il paraît, à se concentrer pour
livrer un dernier assaut à l'ombre de pouvoir légal qui subsiste. Pendant ce
temps, on discute à Mexico sur le point de savoir si le général Arista, chef
suprême de la république, se saisira de la dictature ou s'il restera président
constitutionnel. On fait des ministères de conciliation qui ne concilient rien,
bien entendu, parce qu'on ne concilie pas l'anarchie, et le Mexique descend
par degrés cette pente redoutable de la dissolution, au bout de laquelle l'an-
nexion successive des divers états mexicains s'accomplira sans même qu'une
nouvelle guerre soit nécessaire. Triste et malheureuse race qui, après n'avoir
point su S3 conduire, sera forcée de plier la tête sous la rude main de ses
envahisseurs! L'état du Mexique n'est-il point un saisissant exemple pour
tous les peuples de race espagnole répandus dans le Nouveau-Monde?
Il y a malheureusement cependant en Amérique plus d'un pays qui, s'il n'a
point à redouter la périlleuse proximité des citoyens de l'Union, offre plus
d'une analogie d'un autre genre avec le Mexique. Voici, par exemple, la guerre
civile qui vient de se rallumer dans la République Argentine. Il n'y a pas un
an encore que Rosas a été renversé du pouvoir, et déjà deux ou trois révolu-
tions ont eu lieu. La dernière, on peut s'en souvenir, date du 1 1 septembre
dernier, et avait pour but d'émanciper la province de Buenos-Ayres de la tu-
telle d'Urquiza, qui avait reçu le titre de directeur provisoire de la Confédéra-
tion Argentine dans un congrès composé des gouverneurs de toutes les pro-
vinces. Cette révolution accomplie, la junte des représentans, qui avait été
dissoute, était réinstallée; le lieutenant laissé par Urquiza à Buenos- Ayres était
expulsé, et remplacé, comme gouverneur de la province, par le général Pinto,
auquel a succédé depuis le docteur Valentin Alsina. Enfin Buenos-Ayres dé-
pouillait, en ce qui la concernait du moins, le directeur provisoire de son titre
de délégué aux affaires extérieures de la confédération. La question était de
savoir comment L^rquiza prendrait cette rupture de Buenos-Ayres, et com-
ment il y répondrait. Il a paru d'abord la prendre assez diplomatiquement,
et n'a point essayé, immédiatement du moins, de revendiquer son autorité par
la force. Peut-être attendait -il la décision d'un congrès général qui était alors
sur le point de se réunir à Santa-Fé, pour statuer sur l'organisation définitive
de la répubhque. En attendant toutefois, on le pense, ni Buenos-Ayres, qui
persistait dans son mouvement du 11 septembre, ni Urquiza, qui était peu
disposé à abdiquer son pouvoir, ne restaient inactifs. Urquiza agissait pour
conserver l'appui des autres provinces. De son côté, le nouveau gouvernement
de Buenos-Ayres, par des négociations secrètes, cherchait à se ménager l'adhé-
sion de la province de Corrientes et l'obtenait en effet; et comme une telle si-
tuation ne pouvait longtemps se prolonger, les hostilités n'ont point tardé à
éclater. C'est au commencement de novembre que Buenos-Ayres a expédié
deux corps d'armée, aux ordres du général Madariaga et du général Hornos,
pour aller attaquer Urquiza dans l'Entre-Rios. Jusqu'ici le premier de ces géné-
raux paraît avoir été battu ; le second semble avoir obtenu quelque avantage.
REVUE. CHRONIQUE. 605
Ce qui ferait croire néanmoins que cet avantage était peu décisif, c'est que,
sous le coup de ces nouvelles, le gouvernement de Buenos-Ayres préparait
de nouvelles forces et prenait d'assez importantes mesures militaires. Urquiza
sortira-t-il victorieux de cette lutte? Rien n'est plus incertain. Mais à cette
question on pourrait substituer une question bien plus sérieuse : — comment
se fait-il que la merveilleuse situation faite à tous les hommes intelligens
par les événemens de l'an dernier avorte si misérablement aujourd'hui dans
la guerre civile? — Un émigré Argentin de talent, M. Sarmiento, dans une
lettre qu'il adressait récemment du Chili au général Urquiza, disait que toutes
les anciennes questions de partis auraient dû s'effacer devant ces autres
questions de la navigation des rivières, des voies de communication à créer,
du commerce à développer, de l'industrie à stimuler. C'est là, en effet, la seule
pohtique féconde pour ces pays. C'est pour l'avoir oublié que la République
Argentine se trouve de nouveau plongée dans la guerre civile, et tandis que
l'histoire de ces provinces compte une convulsion de plus, d'autres pays sur
le même continent trouvent la paix dans la pratique d'une politique plus
réelle et plus efficace. Le Brésil et le Pérou viennent d'échanger les ratifica-
tions d'un traité sur la navigation du fleuve des Amazones. Non-seulement
ce traité règle les relations commerciales qui s'établiront entre les deux pays
par cette voie, mais il détermine les avantages qui seront faits par les gou-
vernemens à la compagnie créatrice de la navigation à vapeur sur le Maranon.
Une compagnie s'est même organisée et a été autorisée à Rio-Janeiro; ce ne
sera pas, à coup sûr, un événement vulgaire que le premier voyage d'un
navire à vapeur à travers ces contrées centrales de l'Amérique, jusqu'ici par-
tagées entre la solitude et la vie sauvage. ch. de mazade.
LE GÉNÉRAL FRANKLIN PIERCE.
La vie du nouveau président des États-Unis vient d'être racontée par un
des écrivains les plus éminens de son parti. M. Hawthorne, qu'une mesure
impolitique des whigs en 1848 avait privé d'une modeste position adminis-
trative, s'est vengé à sa manière en écrivant la biographie du candidat dé-
mocratique (1). Bien que M. Hawthorne se défende d'avoir été inspiré par une
pensée de polémique politique, un léger sentiment de rancune court d'un
bout à l'autre de son nouvel écrit. M. Hawthorne a épuisé toutes les ressources
de son sujet, il a rassemblé, pour éclairer la figure, jusqu'ici très obscure, du
nouveau président, les détails les plus minutieux; il a lu les lettres et les
notes du général Pierce, il a analysé les plaidoyers qu'il a prononcés au bar-
reau du New-Harapshire, il a fouillé dans les archives du congrès et des
législatures locales pour y retrouver ses états de services; il craint perpétuel-
lement de ne i)as faire assez admirer son héros; en un mot, le langage de
M. Hawthorne est empreint d'une exagération qui contraste avec les faits
qu'il doit raconter. A-t-il pris la plume simplement par amitié, pour racon-
ter la vie honorable et uniforme d'un ancien camarade avec lequel, il le con-
fesse, il n'a eu depuis cette époque que de rares et passagères relations ? « Tout
(1) Life of General Franklin Pierce, the new American président, by Nathaniel
Hawthorne; London, George Routledge, 1853.
606 REVUE DES DEUX MONDES.
était différent entre nons, écrit-il quelque part, notre vie n'avait pas la même
fin ni les mêmes élans. » A-t-il pris la plume dans l'intention d'être utile à
son parti et d'employer son talent au service d'une cause pour laquelle, après
tout, il n'a guève que des sympathies passives? Nous croyons plutôt que la
biographie du général Pierce a été le fruit d'un petit ressentiment contre les
whigs. Ajoutons que le livre a paru d'abord par numéros détachés, juste au
moment le plus vif de la lutte électorale pour la présidence. Quoi qu'il en soit,
cette publication a son à-propos. Il ne nous est pas indifférent de connaître la
vie du général Pierce, quelque obscure qu'elle ait été. Les fonctions dont l'an-
cien commandant de la milice de New-Hampshire vient d'être revêtu donnent
de l'importance aux moindres actes de sa vie antérieure, et la situation des
États-Unis, dont il va être le pi'emier magistrat, rehausse smgulièrement sa
personne.
On sait quelle est cette situation au commencement de 1833. L'influence
des États-Unis grandit aussi rapidement que leur puissance matérielle. Us ne
vendent pas seulement à l'Europe leurs cotons et leur tabac, ils y exportent
leurs principes. Dans toutes les grandes villes industrielles de l'Angleterre,
à Liverpool, à Manchester, les Américains ont semé leurs idées républicaines,
qui commencent déjà à germer; on a pu s'en apercevoir dernièrement par le
discours de M. Bright au banquet offert à M. Ingersoll, le ministre américain.
La politique de l'école de Manchester n'est guère autre chose que la politique
américaine légèrement transformée. Liberté du commerce, extension du droit
de suffrage, désirs d'égalité, décapitation progressive du pouvoir aristocrati-
que, gouvernement transporté des classes nobles aux classes industrielles et
bourgeoises, confiance illimitée dans l'énergie et dans l'activité individuelles;
toutes ces ambitions, toutes ces convoitises et toutes ces idées des grands in-
dustriels des villes manufacturières ne sont autre chose que les ambitions,
les convoitises et les idées des Américains, et sont encouragées, entretenues
par eux. De plus en plus les citoyens des États-Unis agiront sur l'Angleterre
avec le même zèle de propagande que les Anglais sur le continent. Contre
tous les reproches qu'on peut leur adresser sur leurs excès et leurs injustices,
ils s'arment des scandales, des abus et des injustices que le temps a engendrés
dans les vieilles civilisations européennes. Si, par exemple' l'Angleterre fait des
adresses et tient des meetings pour déplorer les abus de l'esclavage, les Amé-
ricains feront des adresses, ils tiendront des meetings pour déplorer les abus
sous lesquels saigne depuis tant de siècles la malheureuse Irlande, et, triom-
phans des misères accumulées par les siècles dans notre Europe, Ils se propo-
seront résolument comme les patrons des peuples futurs, comme les modèles
du gouvernement universel. ,
Si nous passons de l'influence exercée par les États-Unis sur l'Angleterre,
c'est-à-dire sur un peuple frère, à leurs démêlés avec les états européens de-
puis deux ans, nous trouverons partout les marques de leur croissante ambi-
tion. L'Autriche a été insultée, la Russie conspuée, l'Espagne menacée, et
toutes ces attaques ne sont cependant que les signes avant-coureurs de démê-
lés et de conflits plus graves. La doctrine du président Monroë sur l'exclusion
légitime et nécessaire des Européens de l'Amérique est plus que jamais en
faveur. Le discours du général Cass au sénat, prononcé sur le simple bruit
d'une occupation par la France de la presqu'île de Samana, témoigne de la
REVUE. CHRONIQUE. 607'
jalouse inquiétude avec laquelle les Américains surveillent les plus légères
tentatives des Européens dans le Nouveau-Monde. Propagande républicaine
non plus seulement par la parole, mais au besoin par le glaive, tel est main-
tenant le mot d'ordre de la politique américaine, et ce mot d'ordre, il faut s'y
attendre, sera prononcé d'année en année avec plus d'énergie.
Or le général Franklin Pierce a été élu précisément pour donner une plus
grande force d'impulsion à ces tendances. Il est le représentant du parti qui
désire le plus violemment le triomphe de ces passions. Sa personne a pu être
obscure jusqu'à présent, elle ne l'est plus. Son élection est un des incidens
les plus importans parnoi cette masse d'événemens que chaque jour voit éclore,
et qui préparent (à quoi servirait-il de le cacher?) les explosions, les tempêtes
et les guerres des prochaines années. Une question se présente, qui ne permet
pas de Ure avec indifférence le nouvel écrit de M. Hawthorne. Quel est le ca-
ractère de l'homme? Est-il plus sensé que passionné, plus véhément que
ferme? Est-il faible, et cédera -t-il aisément à la pression que ne manquera
pas d'exercer sur lui la fraction la plus fougueuse de son parti? Sera-t-il au
contraire susceptible de résistance et plus soucieux du bien public que de sa
popularité? Cette question reçoit, par le fait du biographe de M. Frankhn Pierce,
la solution la plus favorable. La modération, le bon sens, l'absence complète
de vanité, la fermeté et la juste mesure dans les sentimens patriotiques les
plus exaltés et les opinions pohtiques les plus extrêmes sont au nombre des
qualités qu'on ne peut s'empêcher d'attribuer à M. Pierce. Tout en lui fait
espérer que son avènement au pouvoir ne sera pas l'avènement d'une poli-
tique extérieure excessive et d'un patriotisme intempérant.
La vie du général Pierce est très simple, et ne prête guère aux développe-
mens philosophiques. Ce n'est pas un homme de génie, cen^est pas un héros,
c'est un honnête homme, un homme de bon sens. Parlons donc de lui comme
nous parlerions de quelqu'un de notre connaissance, d'un brave bourgeois,
d'un magistrat intègre, d'un homme d'affaires probe et exact. Le général
Pierce est un homme qui a toujours fait son devoir, ni plus, ni moins. Il est
remarquable que les hommes de ce caractère ne prêtent pas au commentaire
ei échappent à l'analyse. 11 faut faire moins que son devoir ou plus que son
devoir pour conquérir un nom et réaliser le mot de Juvénal :
Ut pueris placeas et declamatio fias.
Le général Franklin Pierce est né en 1804, à Hillsborough, dans l'état du
New-Hampshire, quia été égalementla patrie de Daniel Webster et de plusieurs
autres personnages importans de l'Union. Son père. Benjamin Pierce, origi-
naire du Massachusets, portait comme son fils le titre de général, était comme
lui attaché au parti démocratique, et était, de plus que lui, un démocrate de
condition, c'est-à-dire un homme du peuple et un rude laboureur. Benjamin
Pierce était, sous bien des rapports, un remarquable caractère. Il avait perdu
«es parens de bonne heure, avait été élevé par un oncle avec une stricte éco-
nomie et selon les règles sévères des anciens états du nord. La vie des Améri-
cains d'alors, pour le dire en passant, était bien diflérente de celle des Améri-
cains d'aujourd'hui : c'était une vie toute d'épargne et de privations, tout
intérieure, renfermée, sans éclat, comme l'est ordinairement la vie des pre-
miers fondateurs soit d'un état, soit simplement d'une bonne et solide maison.
608 REVUE DES DEUX MONDES.
En 1775, alors que la révolution commençait, Benjamin Pierce laissa là sa
charrue, s'enrôla dans l'armée, assista à la bataille de Bunker-Hill, et fut
nommé commandant d'une compagnie. Lorsque la guerre fut achevée en
1785, il acheta un lot de cinquante acres de terre à Hillsborough, dont il fut
un des premiers settlers. Là il se bâtit une maison, défricha la terre encore
inculte, se maria, et fit ainsi disparaître graduellement autour de lui la stéri-
lité et la solitude. A ses côtés grandirent neuf enfans, fruits de deux mariages
successifs. Cependant, même au milieu de ses travaux rustiques, le vieux
patriote n'oubliait pas son premier métier de soldat. Le souvenir de cet épi-
sode de sa vie lui revenait toujours à la mémoire et faisait l'orgueil de ses
derniers jours. 11 avait eu ce bonheur, le plus grand qui puisse arriver à un
homme, d'associer à un grand intérêt humain et patriotique les émotions de
la jeunesse, l'éclosion des premiers sentimens, les épisodes romanesques du
premier âge, toutes ces choses enfin que l'on se rappelle plus tard avec une si
douce tristesse, et qui sont l'éternel objet de notre orgueil ou de nos remords.
M. Hawthorne raconte à ce sujet quelques anecdotes véritablement tou-
chantes. Un jour, le vieux Benjamin Pierce réunit à sa table tous ses anciens
frères d'armes, et le soir, à l'heure de la séparation, il leur adressa de pathé-
tiques paroles. « Nous nous séparons, leur dit-il, tous prêts à partir lorsque
nous appellera le roulement funèbre du tambour voilé de crêpe, pour aller
rejoindre notre bien-aimé Washington et tous nos autres camarades qui ont
combattu et ont été blessés à nos côtés. » Le vieillard eut d'ailleurs l'occasion
de prolonger pour ainsi dire jusque dans l'âge le plus avancé ce premier épi-
sode de sa vie, car dès 1786 il fut nommé officier de brigade dans la milice
du comté d'Hillsborough, et ne cessa jusqu'à sa mort d'exercer cet emploi et
de former à la discipline militaire les jeunes générations. Sous la présidence
de John Adams, il refusa un commandement important dans l'armée qu'on
levait par crainte d'une guerre avec la république française, ses opinions
politiques ne lui permettant pas d'accepter. « Non, messieurs, répondit-il
aux délégués de l'état, je suis pauvre il est vrai, et dans toute autre circon-
stance cette proposition eût été acceptable; mais , plutôt que de prêter mon
concours au dessein pour lequel cette armée est levée, je me retirerais dans
les montagnes les plus reculées, je me creuserais une caverne, et je vivrais de
pommes de terre rôties. » Ainsi il refusa, au nom des principes qui avaient
guidé sa vie, d'entrer en guerre avec un gouvernement républicain et une
nation qui avait jadis contribué à la naissance des États-Unis. Cette circon-
stance est peut-être la seule dans laquelle il n'ait pas consenti à servir son
pays, car, dès le commencement de la guerre de 1812, il envoya deux de ses
ûls à l'armée, où son gendre, le général Mac-Neil, servait également. Le vieux
patriote mourut en 1839, après avoir été successivement membre de la légis-
lature de l'état pendant treize années consécutives et gouverneur du New-
Hampshire.
Ce vieux Benjamin Pierce nous suggère une réflexion qui ne s'applique pas
seulement aux États-Unis : c'est que les générations du xviu^ siècle, malgré
tous leurs défauts, étaient dans tous les pays bien supérieures aux généra-
tions modernes. Nous n'aimons pas assez les hommes du xvin* siècle pour
avoir le droit d'être injustes à leur égard et pour ne pas reconnaître ce qu'i
y avait en eux d'excellent. Ils étaient, à notre avis, le& fils dégénérés de leurs
REVUE. CHRONIQUE. 609
pères; ils n'avaient plus leurs principes moraux ni leur sagesse, mais il leur
restait des principes d'action au moyen desquels ils ont jusqu'à un certain
point suppléé à tous les autres. Ils savaient, par exemple, qu'ils se devaient
à leur patrie , qu'ils devaient mourir pour elle, si cela était nécessaire, et lui
sacrifier fortune et intérêts; quelques-uns même, hélas! surtout chez nous,
pensaient qu'on devait aussi lui faire le sacrifice de son honneur et de son
àme, et qu'il était excusable de paraître devant Dieu chargé de crimes ,
pourvu que ces crimes eussent été commis au nom de la pairie. Par un sin-
gulier contraste, jamais génération attachée comme celle-là aux choses de la
terre, aux plaisirs mondains, aux rêves du parfait bonheur, n'a fait, lorsqu'il
le fallait, meilleur marché de toutes ces choses et n'a montré moins de regrets
pour elles. Mais, pour revenir aux États-Unis, le vieux Benjamin Pierce était
bien de la même génération que ce vétéran de la révolution, presque cente-
naire, et que Parker Willis nous raconte avoir rencontré vivant pauvrement
dans un village du Massachusetts. Plusieurs fois le gouvernement lui avait
offert une pension en récompense de ses anciens travaux : il avait toujours
refusé. On n'avait jamais pu lui faire comprendre qu'il avait droit à cette
pension : la patrie, répondait-il, avait réclamé autrefois ses services et son
sang, il avait répondu à son appel; quoi de plus simple et de plus naturel, et
pourquoi venait-on importuner par de telles offres d'argent la paix de ses
vieux jours? Aujourd'hui comme autrefois on trouverait certainement un
grand nombre d'Américains capables de se dévouer pour leur patrie; peut-
être en trouverait-on beaucoup moins qui seraient capables de refuser la
légitime récompense de leur dévouement.
C'est par un père imbu de tels principes que Franklin Pierce fut élevé, et
en vérité il n'est pas difficile de reconnaître dans certains actes de sa vie les
traces de l'influence laissée par cette éducation. L'exemple le plus mémorable
que nous en puissions citer est son discours prononcé en 1840 au sénat de
Washington, précisément sur cette question d'indemnités pécuniaires et de
pensions à accorder aux vieux soldats de la révolution. Franklin Pierce s'y
opposa en faisant remarquer avec force que le peuple américain tout entier
aurait droit à de telles immunités. Nous citerons quelques passages de ce dis-
cours, où apparaissent certaines idées morales aujourd'hui peu goûtées, et où
respire quelque chose de ce stoïcisme qui a été parmi beaucoup d'autres un
des caractères de la fin du xvnr siècle. « Les pertes, les souffrances, les sacri-
fices de cette période furent communs à toutes les classes et à toutes les
conditions de la société. Ceux qui restèrent dans leurs foyers souffrirent pres-
que autant que ceux qui prirent une part active à la lutte. Les vieux parens
ne souffrirent pas moins que leurs fils, qui auraient été la consolation de leurs
derniers jours, et qui avaient été obligés de partir pour remplir un devoir en-
core plus sacré que oelui-là sous les étendards de la patrie saignante. La
jeune mère avec ses enfans luttant contre le besoin, forcée pendant de lon-
gues années de passer les jours en travaux pénibles, les nuits en anxiétés et
en craintes, n'excite pas moins nos sympathies que son mari suivant la for-
tune de nos armes, sans habits pour protéger son corps, sans alimens pour
soutenir sa force. Monsieur le président, je ne pense jamais aux soldats de
cette armée patiente et dévouée qui passa la Delaware en décembre 1777, à
ces soldats marchant pieds nus à la rencontre de l'ennemi, et laissant par der-
610 REVUE DES DEUX MONDES.
rière eux, sur une étendue de plusieurs milles, l'empreinte sanglante de leurs
pieds déchirés, je ne pense jamais à leurs souffrances durant ce terrible hiver
sans me demander involontairement : Où étaient alors leurs familles? Qui
leur adressait des paroles de consolation et d'espoir? Qui donc allumait le
feu joyeux à leurs foyers? Bien plus, qui donc les protégea alors contre les
rigueurs de l'hiver et leur apporta les moyens de subsistance nécessaires? »
L'argument pourra paraître singulier; mais c'est par de tels sentimens, nous
devons le reconnaître, que M. Pierce a pu mériter d'être élu président des
États-Unis, car il se rattache par eux à la tradition des fondateurs de la répu-
blique américaine. Les vertus que la tradition du genre humain attribue
aux républiques animent véritablement ce beau discours où les deux supports
éternels des états, la famille et la patrie, sont mis en présence, où le dévoue-
ment privé et domestique est estimé au même prix que le dévouement poli-
tique et militaire. Or ces sentimens sont aujourd'hui très atténués, ou du
moins ont pris une autre forme, et, s'ils se retrouvent chez M. Pierce, c'est
grâce à l'influence de l'éducation.
Le vieux Benjamin Pierce, comme il arrive à tous les hommes illettrés qui
s'exagèrent pour ainsi dire les avantages de la culture intellectuelle, voulut,
malgré sa pauvreté, faire jouir ses enfans de cette instruction littéraire dont
il avait su si bien se passer dans la vie. En conséquence, il envoya Franklin
Pierce, après plusieurs années d'études préparatoires, à Bowdoin Collège,
dans la ville de Brunswick, état du Maine. C'est là qu'il fut le condisciple de
Nathaniel Haw^thorne. M. Hawthorne nous laisse supposer que les progrès de
Franklin Pierce dans ses études furent lents et difficiles, et qu'il ne parvenait
à regagner ses camarades qu'à force de persévérance et de ténacité. M. Franklin
Pierce nous apparaît, en effet, comme un de ces hommes qui rachètent ce
qu'il y a d'incomplet dans leurs facultés par la patience qu'ils mettent à com-
bler ce vide intellectuel. Il n'a pas de facultés brillantes et élevées; tout ce
qu'il a fait, U l'a accompli avec lenteur, à force d'esprit de suite, d'exactitude
et de calcul. Ses qualités sont surtout des qualités d'homme d'alfaires, d'ad-
ministrateur. U était au sortir du collège ce qu'on peut appeler un excellent
sujet, à qui on pouvait se confier en toute assurance pour l'accomplissement
d'un devoir même ennuyeux, ou l'exercice de fonctions même stériles. C'est
ainsi que nous nous le représentons dans ses jeunes années, alors qu'il était
président du comité d'une société nommée la Société athénienne, et qu'il
faisait, paraît-il, non-seulement sa besogne, mais encore une bonne partie
de celle de ses collègues. M. Hawthorae nous dit que toutes les fois qu'il a
rencontré le général Pierce, il a été frappé des progrès remarquables que son
esprit avait faits pendant le temps écoulé entre les deux rencontres; nous le
croyons sans peine. Cette progression indéfinie est précisément ce qui dis-
tingue les hommes de son caractère, et qui, comme lui, ne font rien qu'avec
lenteur. S'ils nous paraissent s'élever, c'est qu'on peut toujours les suivre de
l'œil; on les voit marcher, piétiner, s'efforcer de courir, atteindre un sommet,
en escalader un autre, mais on ne les perd jamais de vue. Les hommes de
génie, au contraire, qui arrivent de bonne heure à un point élevé, ne nous
paraissent jamais, quels que soient leurs actes ultérieurs, plus grands qu'à
leurs débuts, parce qu'ils nous habituent de bonne heure à les voir planer sur
les hautes cimes.
REVUE. CHRONIQUE. 611
Nous ne voudrions pas que ces paroles fussent interprétées dans un mau-
vais sens. En faisant ressortir ces qualités d'homme d'affaires, qui distinguent
essentiellement M. Pierce, nous ne croyons ni ne prétendons le diminuer. Les
hommes d'état de l'Amérique jusqu'à présent, même les plus grands et les
plus passionnés, Henri Clay et môme Daniel Webster et Calhoun, n'ont guère
au fond d'autres mérites que ceux-là. Seulement chez eux, ces qualités pra-
tiques touchent presque au génie. Ils n'ont pas ce tempérament passionné,
cet éclat, cette fougue qui caractérisent souvent les grands hommes politiques.
Ce sont des esprits sages et calculateurs, très froids, même sous une certaine
chaleur apparente; leur éloquence n'est souvent qu'extérieure et leur exalta-
tion n'est qu'une exaltation de tête. En un mot, aucun Américain n'a eu jus-
qu'à présent rien de cette passion réelle, de ces qualités poétiques et brillantes,
de cet éclat éblouissant [coruscation) qui distinguent un Bolingbroke, un
Fox, un Sheridan, un Mirabeau. Est-ce tant pis ou tant mieux pour eux? Ceux
qui connaissent les dangers de la vie politique, les crises et les malheurs que
de telles natures peuvent engendrer dans les états, se chargeront de répondre.
Outre les qualités de l'homme d'état américain, M. Pierce en a d'autres,
plus précieuses peut-être et qui ne sont pas toujours le partage des grands
génies dont les puissantes facultés sont trop souvent pour les affections du
cœur comme l'ombre du mancenillier. Il est capable de goûter les joies de la
vie domestique, il est fait pour les joies du foyer et les douces relations, il est
religieux et tolérant. M. Hawthorne nous raconte qu'après son retour de la
campagne du Mexique, il traversa un jour la rue pour aller serrer la main à
un paysan qui conduisait sa charrette, lequel avait été, dit-il, un des bons
amis de son père. Nous acceptons cette anecdote telle qu'elle nous est racon-
tée, et sans y chercher autre chose que l'expression d'une boinie et affectueuse
nature. Il ne peut y avoir ici aucune arrière-pensée, aucun charlatanisme
ni recherche de popularité, car jusqu'au dernier moment, comme on le sait,
M. Pierce est resté étranger à toutes les brigues pour la présidence.
Sorti du collège et ayant à faire choix d'une pro ession, Franklin Pierce,
malgré certaines vagues inclinations pour l'état militaire, se décida à suivre
la carrière du barreau, et, après plusieurs années d'études et comme nous
dirions de stage, il fut reçu en 1827 membre du barreau d'Hillsborough. Il
débuta par un insuccès complet. C'est à cette occasion qu'il prononça un mot
vraiment digne'd'être rapporté, car il nous donne la clef de son caractère. Un
de ses collègues avait cru devoir lui exprimer ses sentimens de condoléance
et lui donner des encouragemens, pensant sans doute que ce premier insuccès
avait dû abattre sa confiance en lui-môme. « Je n'ai point besoin d'encoura-
g«mens, répondit Franklin Pierce; je tenterai encore la fortune neuf cent
quatre-vingt-dix-neuf fois, et si je ne réussis pas encore, je la tenterai pour
la millième fois. » Tel est l'homme. Il sait attendre et il a confiance dans le
temps. C'est toujours une excellente vertu, surtout chez un politique, que
l'Eibsence d'impatience et d'inquiétude fiévreuse; mais chez M. Franklin
Pierce, chef des démocrates, parti naturellement impatient et inquiet, cette
vertu est un gage de paix et de conciliation. Ses succès au barreau se firent
attendre longtemps, mais enfin ils arrivèrent, et, lorsque le vote populaire est
venu lui confier la suprême magistrature de l'Union, il était un des avocats
les plus renommés du New-Hampshire. D'ailleurs la confiance de ses compa-
612 REVUE DES DEUX MONDES.
triotes^ devançant sa réputation, l'entraîna pour un temps loin des cours de
justice, et le jeta dans la vie politique. Attaché déjà au parti démocratique,
il soutint avec ardeur la candidature à la présidence du général Jackson, et
fut lui-même élu membre de la législature du New^-Hampsliire, dont il fut
deux ans le président. A l'expiration de son mandat, la conflance de ses con-
. citoyens croissant toujours, il fut élu représentant au congrès. Là, il se mon-
tra encore tel qu'il avait été dans sa jeunesse et dans les fonctions qu'il avait
précédemment remplies, réservé et modeste, parlant peu, laissant la parole
aux orateurs en renom et n'en rendant pas moins pour cela d'utiles services.
Il était essentiellement ce qu'on peut appeler un homme de comité : c'était là
. qu'il brillait et qu'il faisait, sans grands frais d'éloquence, des remarques et
des objections pratiques. Toutes les assemblées possèdent de tels hommes,
et il n'est peut-être pas injuste de dire que ce sont ces personnes, dont la des-
tinée est de rester obscures et dont les services sont presque toujours incon-
nus du public, qui font en réalité la besogne des assemblées et disposent les
matériaux dont les orateurs s'emparent souvent comme de leur bien propre.
Plusieurs de ses opinions et de ses votes sur des questions aujourd'hui ré-
solues sont mentionnés par M. Hawthorne; ainsi il soutint le vote du général
Jackson sur le Mayurville road hill. Durant la présidence de Quincy Adams,
les whigs avaient entrepris de poser en principe que les grands travaux d'uti-
lité publique devaient être entrepris aux frais du trésor. C'est contre ce système
de centralisation, comme on le sait, que réagit le général Jackson, dont Fran-
klin Pierce fut à la chambre des représentansle défenseur constant. En géné-
ral, M. Pierce avait peu de confiance dans les entreprises du gouvernement;
.il doutait de la puissance de la législation et de l'efficacité des mesures gou-
vernementales, même dans les matières qui paraissent devoir être le plus
facilement réglées par l'action de bonnes lois, dans les questions de travaux
publics et de commerce. C'est là ce qui fait en Amérique la force du parti dé-
mocratique; il se fie moins que le parti whig aux abstractions politiques, aux
formules de lois; il a plus de confiance dans les libres mouvemeus de la vie,
dans les instincts spontanés de l'homme. Toutefois ce système poussé à l'ex-
trême conduit, comme le système opposé, à des résultats également erronés,
et M. Pierce a pu s'en convaincre par sa propre expérience. Ainsi il s'opposa
àunbill pour la création d'une académie militaire, et plus tard, après la
guerre du Mexique, en voyant les services rendus par cette académie, il dut
reconnaître qu'il s'était trompé. Dès cette époque enfin, ses opinions étaient
bien arrêtées sur la grande question de l'esclavage. Il était d'avis, dit M. Haw-
, thorne, que les intérêts de l'Union ne devaient pas être mis en péril pour une
question de philanthropie, et il n'a jamais varié depuis. M. Hawthorne ap-
prouve cette opinion, absolument comme s'il n'avait pas fait partie jadis de
l'association de Brookfarm. Ainsi voilà un homme qui a rêvé le bonheur du
genre humain tout entier, et qui trouve que l'esclavage a du bon. Ne vous
fiez jamais à ces Anglo-Saxons; les mots ont toujours pour eux un autre sens
que pour nous; ils sont pleins de contradictions et s'entendent à merveille à
fouler aux pieds la logique, lorsque leurs intérêts sont menacés; avec eux, là
où vous croirez rencontrer Platon, défiez-vous, — vous trouverez Hobbes.
En 1837, M. Pierce fut élu membre du sénat. C'est dans cette assemblée
qu'il prononça son discours sur les pensions révolutionnaires; mais en 1840
REVUE. CHRONIQUE. 613
la fortune sembla abandonner le parti démocratique : le pouvoir passa aux
wliih^s après la présidence de Van Buren, et alors il ne fut question, parmi
le parti triomphant, que de pousser à une réaction contre l'ensemble des
mesures prises dans les douze années précédentes par le parti démocratique.
Les whigs firent alors ce qu'ils ont fait encore très-impolitiquement en 1848 :
ils destituèrent tous les fonctionnaires nommés par les deux derniers prési-
dens. Lorsque cette question fut soulevée au sénat, Franklin Pierce prit la
parole et s'éleva contre ces destitutions, accomplies au nom de la doctrine du
salut public et de la nécessité d'état. Cette doctrine funeste, qui, sous prétexte
de salut général, n'est qu'une arme de combat entre les mains du parti triom-
phant et l'instrument des vengeances et des représailles politiques, fut atta-
quée par lui avec une grande, une trop grande force peut-être. Dans ce dis-
cours, M. Pierce, résumant l'histoire du monde entier, montrait, par l'exemple
de toutes les nations, que cette doctrine n'avait jamais produit qu'oppression
et violence, et qu'elle était la doctrine de l'hypocrisie et de la ruse. Il le
prouvait par l'exemple de l'inquisition, du massacre des Indiens par les An-
glais, des exécutions silencieuses de Venise, de l'astucieuse politique de Straf-
ford, de la terreur en France, etc. Nous ne pouvons nous empêcher de trou-
ver ce résumé historique hors de propos ; ce discours est énergique, mais il
manque de tact et dépasse le but. La doctrine du salut pubhc et de la né-
cessité d'état a produit par tous pays des maux incalculables; mais qu'est-ce
que les excès de l'inquisition et les crimes de la terreur ont et auront jamais
de commun avec la destitution de quelques fonctionnaires? Tel est en gé-
néral le défaut des Américains : ils citeront l'exemple de Jules César et des
moyens qu'il employa pour asseoir sa dictature, si quelque général se permet
la plus légère parole d'orgueil, ou les exécutions de Venise, si une vingtaine
de fonctionnaires sont destitués. Il ne faut voir dans de telles aberrations et
dans de telles exagérations que l'envie démesurée de faire quelque chose, et la
tendance à placer par conséquent les faits les plus simples, les incidens les
plus naturels au niveau des plus grands faits de l'histoire. Les Américains se
procurent par ce moyen une illusion de quelques instans.
Ce discours fut un des derniers actes de la première période de sa vie poli-
tique, car en 1842 le général Pierce donna sa démission de sénateur et se
retira dans ses foyers. La vie pohtique l'avait laissé pauvre. Il était mainte-
nant marié, père de famille; il sqngea à se créer des ressources pour l'avenir.
II renouvela ses tentatives au barreau, résolut de vaincre la mauvaise volonté
de la fortune, et il y parvint par ses efforts. C'est à partir de cette époque seu-
lement, 1842, que date sa véritable carrière d'avocat. Les qualités particulières
qu'il a montrées dans ces fonctions sont encore des qualités de bon sens; mais
elles sont au nombre des plus indispensables à un avocat. Ainsi il avait à un
degré remarquable le sentiment du ridicule et l'art d'interroger les témoins.
11 ai^portait aussi dans l'exercice de ses fonctions un grand sentiment d'équité,
et se montrait toujours prêt, même aux dépens de ses intérêts, à prendre
la cause des opprimés et des spoliés; aussi un grand respect environnait-il
sa personne. « Les sentimens de respect et d'affection que les citoyens avaient
pour le général Pierce, écrit un de ses collègues, avaient une grande res-
semblance avec ce sentiment qui éclate dans la réponse de ce pauvre Écossais
parlant d'Henri Erskine : « Jamais un pauvre homme en Ecosse ne man-
61 Ù REYUE DES DEUX MONDES.
« qnera. d'un ami et ne craindra un ennemi tant qu'Henri Erskine vivra. »
Les opinions politiques du général Pierce sont fermes, mais elles sont
comme sa personne, modérées, réservées et presque silencieuses. On ne peut
pas lui reprocher l'ambition, car plusieurs fois il a refusé les postes les plus
importans. Une convention démocratique l'avait désigné comme candidat
pour la charge de gouverneur du New-Hampshire; il refusa. M. Polk, en 1846,
lui fit offrir la charge d'attorney (jeneral des États-Unis dans son cabinet. Il
déclina cette offre dans une lettre modeste où il s'excusait en termes dignes
d'être rapportés : « Lorsque je résignais mon siège au sénat en 1842, je le fis
avec la résolution de ne plus me séparer longtemps de ma famille, excepté
dans le cas où ma patrie m'appellerait au service militaire. » L'occasion ne
se fit pas attendre, car la guerre du Mexique ne tarda pas à éclater. Avant
cette époque, et à l'occasion des questions soulevées par le PVilmot proviso,
M. Pierce, toujours fidèle à ses opinions sur l'esclavage, empêcha le parti dé-
mocratique dans le New-Hampshire de suivre la direction que voulait lui
imprimer son chef, M. Haie, qui dès lors passa dans le camp des free soilers.
Lorsque la guerre éclata, M. Pierce s'enrôla comme simple volontaire; mais
il reçut bientôt la charge de colonel et peu de temps après celle de brigadier-
général. Il partit donc à la tête de sa brigade, composée des régùnens de l'ex-
trême nord, dej'extrême ouest et de l'extrême sud. Rien ne ressemblait moins
à des régimens réguliers que ceux qu'il avait à commander : tous ses soldats
étaient comme lui, leur général, de simples citoyens, des marchands, des
lawyers, des cultivateurs, des hommes de toutes les professions; en un mot,
son corps d'armée était ce qu'on pourrait appeler une garde nationale enthou-
siaste et téméraire. M. Pierce s'embarqua avec son détachement, en mai 1847^
à Nev^port sur le vaisseau le Kepler, et débarqua à la Vera-Cruz, un mois en-
viron après son départ des États-Unis, sans savoir au juste où était le gros de
l'armée et où il devait aller le rejoindre. Nous avons le journal du général
Pierce durant cette mardhe de la Vera-Cruz à Puebla, où était l'armée du
général Scott. Cette marche à travers un désert brûlant, semé çà et là de
petits villages, ressemble singulièrement aux marches de nos armées en
Afrique. A chaque instant, on est sur le qui-vive. Un coup de feu part à l'im-
proviste du coin d'une montagne; on lève la tête, un détachement de l'en-
nemi est là qui vous ajuste. La marche est contrariée perpétuellement par
ces petits obstacles et ces petites barricades «vivantes composées d'une dizaine
d'hommes qu'il faut mettre en déroute. Les guérillas arrivent à l'improviste,
coupent un pont sur lequel l'armée devait passer, surprennent un officier qui
s'est imprudemment écarté de son armée, l'enlèvent et s'enfuient avec leur
proie. Ajoutez à cela les inconvéniens du climat, les chaleurs excessives ou
les pluies torrentielles qui arrêtent la marche, les maladies du pays qui met-
tent hors de service pour un temps officiers et soldats. Mais ce qui est plus
intéressant pour nous que tous ces accidens, c'est la supériorité de la race
anglo-américaine sur la race hispano-américaine, dont témoigne le journal
du général Pierce. Cette supériorité se révèle à nous subitement, par un bon
mot, par un acte d'énergie, par une résolution prise sans hésitation. Ainsi les
Mexicains ont coupé un pont magnifique, ouvrage de leurs énergiques ancê-
tres, et l'armée du général Pierce est forcée de s'arrêter. « Ces gens ont détruit,
dit un officier, ce qu'ils ne seront jamais capables de reconstruire. » Cependant
REVUE. CHRONIQUE. 615
il faut passer. Un capitaine Bodflsh demande cinq cents hommes et se charge
de construire en quatre heures une route sur laquelle les trains de l'armée
pourront traverser la rivière. Les troupes passent, et les soldats se raillent des
Mexicains, qui s'étaient imaginé jouer un bon tour aux Yankees. « La route
de Bodtish, dit M. Pierce dans son journal (à moins que la nation mexicaine
ne se régénère), sera pour plus d'un demi-siècle maintenant la route sur
laquelle passeront les diligences mexicaines. »
Enfin, après plus d'un mois de marche, le général Pierce parvint à atteindre
le principal corps d'armée à Puebla, le 7 août. Une semaine après, 19 août,
eut lieu la bataille de Contreras. Les troupes américaines étaient commandées
par le général Scott, et les troupes mexicaines par le général Valencia. Le
général Scott avait pris toutes ses mesures pour empêcher la jonction des
troupes de Valencia avec celles de San ta- Anna. Le résultat répondit à ses espé-
rances, et la bataille fut gagnée. Le général Pierce fut blessé pendant la bataille
par la chute de son cheval, et, malgré toutes les observations des officiers qui
l'entouraient, il se refusa à abandonner son commandement. Sa jambe était
brisée, et on lai faisait remarquer qu'il lui était presque impossible de se tenir
à cheval. « Eh bien! répondit-il, vous devrez m'attacher sur ma selle, » Il
refusa de se retirer et resta jusqu'au complet achèvement de la victoire à son
poste. En vain le général Scott le pria de ne pas s'exposer plus longtemps.
M. Hawthorne raconte ainsi l'entrevue du général Pierce et du général Scott
sur le champ de bataille : « Pierce, mon cher camarade [my dear fellow), dit
le général Scott, — et cette épithète familière sur le champ de bataille était
la preuve la plus haute de l'estime, venant d'un tel homme, — vous êtes gra-
vement blessé, vous ne pouvez pas vous tenir sur votre selle. — Pardon,
général, répliqua Pierce, je le puis et je le dois dans une occasion comme
celle-ci. — Mais votre pied ne peut pas toucher l'é trier? — Un de. mes pieds le
peut au moins. — Vous êtes obstiné, général Pierce, dit Scott. Nous vous per-
drons, et nous avons besoin de vous. Il est de mon devoir de vous faire
retourner à Saint- Augustin. — Au nom de Dieu! général, s'écria Pierce, ne
parlez pas ainsi! Cette bataille est la dernière grande bataille, et je dois con-
duire ma brigade. — Le général en chef ne fit plus aucune objection et ordonna
à Pierce d'avancer avec sa brigade. »
Quelques jours après la bataille, le général Scott donna une autre marque
de sa haute estime pour l'homme qui devait être plus tard son rival et son
compétiteur. San ta- Anna, après la journée de Contreras, fit proposer un
armistice, et M. Pierce fut nommé par le général en chef un des commissaires
chargés de régler les conventions de la trêve. La guerre recommença bientôt
cependant, et le général Pierce se distingua encore aux batailles de Molino-
del-Rey et de Chepultepec. Telle fut la conduite honorable et courageuse de
M. Pierce durant la guerre du Mexique : il n'était point un soldat de profes-
sion, il n'avait aucune des connaissances scientifiques nécessaires dans l'état
mihtaire; il se bornait à exécuter avec promptitude et courage les ordres de
ses chefs; en un mot, il n'était encore sur le champ de bataille qu'un simple
citoyen et un patriote. Toujours modeste, il sut là encore rester à sa place,
sans faux orgueil et sans présomption.
Depuis la guerre du Mexique, le général Pierce n'a point pris part à la po-
litique générale de l'Union; il a borné son action et s'est contenté d'exercer
616 REVUE DES DEUX MONDES.
son influence sur son voisinage, pour ainsi dire. Tous ses actes se rapportent
à la politique intérieure du New-Hampshire; mais cette politique locale touche
sur plus d'un point aux grands intérêts de la confédération. Ainsi le général
Pierce a soutenu vaillamment, contre les/ree soilers, si nombreux dans le
New-Hampshire, les mesures du compromis Clay, et même, dans une certaine
occasion, il n'hésita pas à se prononcer contre un ami personnel, M. Atwood,
qui, ayant accepté du parti démocratique la candidature à la charge de gou-
verneur de l'état, avait, par faiblesse ou par ruse, pris des engagemens se-
crets avec les abolitionistes etles//-ee soilers. En 1850, une convention dé-
mocratique s'assembla à Concord pour la révision de la constitution du
New-Hampshire, et nomma le général Pierce son président. Là, il essaya,
sans pouvoir y réussir, de faire abolir une certaine clause de la constitution
portant que certaines charges et certains offices politiques ne pourront être
remplis que par des protestans. Le vieil esprit puritain, si puissant encore
dans les états de la Nouvelle-Angleterre, fit par deux fois rejeter cette propo-
sition de M. Pierce, et maintint, en dépit des idées de tolérance universelle
et du principe de la liberté de conscience, cette arme de défense et de guerre.
Ce fut là le dernier acte de sa vie politique avant sa nomination à la prési-
dence. En janvier 1832, certains démocrates du New-Hampsliire mlTcnt en
avant le nom du général Pierce. M. Pierce refusa, et déclara que « l'usage
qu'on pourrait faire de son nom dans la prochaine convocation démocratique
à Baltimore répugnerait entièrement à ses goûts et à ses vœux. » Le nom
du général Pierce, en elTet, ne fut point porté sur la liste des candidats démo-
cratiques à la présidence, et ce n'est, comme on peut se le rappeler, qu'après
trente-cinq tours de scrutin que le parti démocratique, en désespoir de cause,
commença à le prononcer. Au trente-sixième tour de scrutin, la délégation
de la Yirghiie se déclara en sa faveur, et au quarante-neuvième, deux cent
quatre-vingt-deux voix s'étaient réunies sur son nom, onze seulement sur
ses compétiteurs. On sait avec quel enthousiasme la nomination de cet homme,
auquel personne ne pensait la veille, fut accueillie par l'Union entière.
Telle a été jusqu'à présent la vie du général Pierce; tel est l'homme qui
va occuper la première magistrature de's États-Unis. Les faits qui remplissent
cette vie n'ont rien, on le voit, d'extraordinaire. On a vu à toutes les époques
des hommes plus remarquables que leur i^osition, supérieurs aux affaires
qu'ils avaient à diriger. Ici, quels que soient les mérites incontestables de
M. Pierce, c'est le contraire qui a lieu : la situation est plus forte que l'homme,
les faits sont supérieurs à la personne. Il est parfaitement inutile de chercher
dans le général Pierce autre chose qu'un homme modeste, libéral, patriote,
et un infatigable travailleur. C'est là en résumé le caractère de M. Pierce. Les
conclusions à tirer du récit d'une telle vie, c'est l'avenir qui les cache, un ave-
nir prochain dont nous sommes séparés par un mois seulement, et dont les
limites extrèm^cs sont resserrées dans l'étroit espace de quatre années. Nous
saurons bientôt si le général Pierce continuera à être ce qu'il a été jusqu'à
présent, ou s'il donnera un démenti à sa vie passée en obéissant aux ten-
dances les plus extrêmes de son parti. Emile Montégut.
V. DE Mars.
THOMAS MOORE
SA VIE ET SES MÉMOIRES.
Memoirs, Journal and Correspondcnce of Thomas Moore. edited by the right honourable lord John
Russell; London, Longman, 1853, vol. I et II.
k
S'il était vrai, comme on l'assure, que nous fussions dans un siècle
de décadence, il resterait cette consolation à notre orgueil, qu'en lit-
térature nous pourrions nous croire encore au bon temps des déca-
dences. Si la civilisation moderne devait avoir un Plutarque, c'est en
effet aujourd'hui qu'il pourrait naître. La faculté créatrice est-elle
éteinte en nous ou ne fait-elle que sommeiller? Je né sais; la chose
évidente, c'est que le penchant prédominant de l'époque est, en ma-
tière de littérature élevée, le goût des biographies. A défaut d'inven-
tion , nous avons la curiosité. Nous ne produisons plus de thauma-
turges, mais nous recueillons la légende et nous décorons la chapelle
de nos saints. Cette piété littéraire n'est point sans mérite; elle a de
plus un grand charme. La vie d'un homme illustre, c'est-à-dire d'un
homme qui a été à son heure la pensée, la parole ou le bras de mil-
liers d'hommes, est toujours une chose poétique, et celui qui, réunis-
sant les souvenirs d'une telle vie, fait revivre la figure et le carac-
tère qui l'ont animée est quelquefois lui-même presque un poète.
Les Anglais, peuple de protestantisme et de liberté chez lequel le
développement de l'individu, le sentiment de la force et de la dignité
personnelle tiennent une plus grande place que parmi nous, se sont
depuis plus longtemps que nous appliqués à la biographie. Il est de
mise en France que l'homme qui a occupé vivant l'attention du pu-
TOXE I. — 15 FÉVRIER. 40
618 RE\UE DES DEUX MONDES.
blic écrit lui-même l'histoire de sa vie. L'Angleterre n'a pas, comme
nous, une brillante littérature de mémoires. Le héros ne s'y fait pas
son propre historien. Excepté Byron, dont l'œuvre posthume a été
détruite par une pruderie que la morale justifie peut-être, mais dont
la littérature se plaindra éternellement, je ne sais pas un homme
marquant en Angleterre, depuis un siècle, qui ait écrit ses mémoires.
Les Anglais suppléent à cette lacune par des publications d'une
autre sorte. Il se trouve presque toujours auprès du mort illustre un
parent, un ami, un admirateur qui rassemble ses papiers, ses jour-
naux, sa correspondance, les coordonne, les relève de portraits et
d'anecdotes en les encadrant dans un simple et scrupuleux récit bio-
graphique. Il va sans dire que ces compilations n'ont point le mor-
dant, le pittoresque et l'unité de composition de nos mémoires. Ce-
pendant, comme elles sont tissues des reliques mêmes du mort, le
caractère et la figure auxquels elles sont consacrées s'en dégagent
toujours avec intérêt. Moins originales que des mémoires, elles sont
plus sincères. Nous y perdons la satisfaction de nous amuser ou de
nous attrister des indiscrétions et des vanités de l'homme qui se
drape devant ses lecteurs d'outre-tombe ; mais la mémoire du mort
y gagne d'arriver à nous pure des mensonges de l'orgueil et proté-
gée par le respect pieux d'un ami. Si même par une bonne fortune
un écrivain d'élite prend goût à un pareil travail, alors la compila-
tion, comme M. Cousin vient de le montrer chez nous à propos de
M"^ de Longueville, prend le rang et l'éclat d'une œuvre achevée.
On citerait une foule de publications de ce genre, curieuses et atta-
chantes, produites par l'Angleterre dans ces dernières années : en
politique, par exemple, les vies de ces deux libéraux accomplis, sir
Samuel Romilly et sir James Mackintosh, et celles de deux tories re-
marquables, lord Malmesbury et lord Eldon ; en littérature, les mé-
moires de Walter Scott par Lockhart, ceux de Lamb par Talfourd,
ceux de Southey. Ces recueils biographiques sont tellement entrés
dans les mœurs anglaises, que les poètes et les hommes politiques
pourvoient souvent eux-mêmes d'avance à cette partie de leurs ob-
sèques qu'on pourrait appeler leurs funérailles littéraires, et dési-
gnent les exécuteurs testamentaires auxquels ils confient l'héritage
de leur renommée. C'est ainsi qu'en mourant le grand Robert Peel
léguait naguère mie mission semblable à M. Goulburn et à sir James
Graham.
En 1828, un des plus brillans poètes anglais de ce siècle, Thomas
Moore, insérait dans son testament la disposition suivante : « Je
confie aussi à mon précieux ami lord John Russell (j'ai obtenu de lui
l'affectueuse promesse de me rendre ce service) la tâche de réviser
tous les papiers, lettres, journaux que je pourrai laisser après moi.
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 619
afin d'en faire une publication sous forme de mémoires ou autrement,
dont le produit soit assuré à ma femme et à ma famille. » A l'époque
où Moore destinait ce legs à la noble amitié de lord John Russell,
Moore était dans la force de l'âge et dans l'éclat de sa réputation
littéraire; lord John Russell était jeune, et dans la carrière politique
où l'avaient engagé son nom et les traditions de sa famille, il n'avait
point dépassé encore les rangs secondaires. Rien n'annonçait la haute
situation à laquelle il devait arriver à la tête de son parti et du gou-
vernement de son pays. Vers ce temps-là, son esprit était traversé de
doutes et de découragemens : un jour, il avait témoigné à Moore l'in-
tention d'abandonner la politique. Le poète lui adressa cette lyrique
exhortation (1) : « Quoi! avec ton talent, ta jeunesse et ton nom, toi
né d'un Russell, porté dans la carrière accoutumée de tes ancêtres
par le même instinct qui attire sur le soleil les yeux de l'aiglon! toi
à qui la noblesse est venue marquée d'un sceau mille fois plus noble
que ceux dont peut disposer un monarque, scellée du sang de ta race
offert pour le bien d'une nation qui jure encore par ce martyr ! toi,
défaillir; toi, te détourner de la lutte, quitter cette puissante arène
où tout ce qui est grand, dévoué, pur, et tout ce qui décore la
vie, appelle les courages élevés comme le tien! Oh! non, n'y songe
jamais; tandis qu'entre les tyrans et les traîtres les gens de bien se
désespèrent et les timides baissent la tête, ne pense jamais que ton
pays se puisse passer d'une lumière telle que toi dans son horizon
assombri... 11 ne t'est point permis de dormir dans l'ombre. Si les
excitations du génie, la musique de la renommée et les charmes de
ta cause ne suffisent point à t' entraîner, songe combien tu es lié à la
liberté par ton nom. Comme les branches de ce laurier qui, par le
décret de Delphes, étaient réservées au temple et au service du dieu,
— les pousses du vieux tronc de Russell, la liberté les réclame pour
sa religion. » Yingt-quatre années s'écoulèrent. L'an dernier, à la
fin de février, Moore s'éteignit doucement; peu de jours avant,
l'homme d'état que le poète avait réconforté contre les dégoûts de
ses commencemens était obligé d'abandonner ses fonctions de pre-
mier ministre. Lord John Russell consacra les loisirs que la politique
lui laissait à la tâche que Moore lui avait léguée. Dans l'intervalle de
deux ministères, il prépara les mémoires dont les deux premiers vo-
lumes viennent de paraître.
Que sont les œuvres d'un poète? Des fragmens de sa vie idéale.
Pour en saisir l'ensemble et les bien sentir, il faudrait connaître les
détails de la vie réelle où elles se sont produites, le fond d'où elles
se détachent harmonieusement. L'existence des poètes n'est pas en-
(1) Remonstrance, after a conversation with lord J. R. in whicli lie had intimated
some idea of giving up ail political pursuits. Miscellaneous poems.
620 REVUE DES DEUX MONDES.
roulée, comme celle des hommes politiques, aux événemens publics;
elle n'est accidentée que des faits communs aux existences ordinaires;
c'est une raison pour qu'elle nous intéresse davantage. Vivant de
nôtre vie, ils sont les interprètes et les enchanteurs de nos passions;
ils divinisent nos émotions; ils nous fournissent l'expression anoblie
et colorée des sentimens dont nous sommes possédés. Au moment où
l'image splendide ou gracieuse nous éblouit ou nous charme, nous
voudrions voir de nos yeux la scène, le paysage où elle s'est peinte
sur la fantaisie du poète. Quand ses accens brûlans et mélodieux
nous vont à l'âme, nous voudrions savoir pour qui et au milieu de
quelles circonstances son cœur a crié. Que ne donnerions-nou» pas
pour connaître la vie intime de Catulle ou de Virgile ! Le talent de
Thomas Moore était de ceux qui éveillent dans les lecteurs quelque
chose de cette curiosité sympathique.
Dans le cycle de la poésie anglaise de ce siècle, Moore n'a eu de
supérieurs que Scott et Byron. C'était par-dessus tout un poète lyri-
que. Il était Irlandais. Il avait au plus haut degré les trois qualités
caractéristiques de l'esprit irlandais : la pétulance spirituelle, la note
mélancolique, le luxe asiatique de l'imagination. Il avait débuté par
des poésies légères et voluptueuses, imprégnées des parfums d'Ana-
créon, de Catulle et de l'Anthologie. Il avait écrit ensuite sur des airs
nationaux de l'Irlande des chansons rêveuses, colorées, ardentes,
toutes pénétrées des malheurs et des grâces de sa patrie. C'étaient
de petits poèmes en deux ou trois couplets. Chacun de ces poèmes
était un sourire entre deux larmes, une larme entre deux sourires,
un motif d'amour ou de patriotisme touché avec une exquise ten-
dresse de sentiment, développé avec une imagination fraîche et facile,
chanté dans la langue la plus musicale que jamais poète anglais ait
parlée. C'est de quelques-unes de ces chansons que Byron disait ;
« Elles valent toutes les épopées qui aient jamais été composées. »
Les Mélodies irlandaises firent la popularité de Tom Moore. Plus tard,
il composa les trois épisodes qui forment le poème de Lalla-Rookh.
Moore dans Lalla-Rookh se plongea en plein Orient. C'était toujours
la même sensibilité suave, mais cette fois surchargée des richesses
d'une fantaisie débordante : une profusion, dans le style, de couleurs,
de splendeurs et de parfums asiatiques, à défrayer dix volumes
d' Orientales, Mais Moore n'avait pas été un poète séquestré dans son
cœur et dans son imagination. Il était de son temps, de son pays, et
comme son pays était un pays libre, il était aussi de son parti. Ses
Mélodies irlandaises avaient plaidé la cause de l'Irlande dans tous
les salons d'Angleterre où se rencontraient une jeune miss et un piano.
Moore mit d'autres armes au service de sa cause : il lança contre les
puissans et les rétrogrades de son temps des satires acérées et d'une
excellente verve comique. Il y avait encore dans Moore quelque
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 621
chose de plus que cette vivacité de jet, cette soudaineté d'inspi-
ration, cette floraison naturelle, lesquelles, chez ceux qui n'ont que
cela, brillent un instant et s'en vont avec la jeunesse comme une sorte
de poésie du diable. Moore avait autant d'instruction littéraire acquise
qu'il avait d'imagination et d'esprit. Il était scholar dans toute l'ac-
ception du mot anglais. Aussi, à l'âge où la poésie s'attiédit, il put
écrire des ouvrages de prose intéressans et distingués. Il publia une
histoire de son éloquent compatriote Sheridan, et un livre sur un
autre Irlandais célèbre, le malheureux lord Edward Fitzgerald, chef
de la rébellion de 1796. Dans ces deux ouvrages, Moore avait abordé
la politique sans tomber dans ces tons faux et criards, dans ces notes
discordantes et ridicules qu'évitent rarement parmi nous les hommes
qui se sont longtemps cantonnés dans la littérature pure, lorsque l'idée
leur vient de faire des excursions à travers la politique. Tel était dans
Moore le poète et le littérateur. De sa personne, voici ce que l'on
avait pu apprendre, de son vivant, par cette légende anecdotique qui
circule vaguement autour des noms célèbres. On savait que Moore
était un tout petit homme au front spirituel, avec la vivacité d'allures
et l'espièglerie de mouvemens particuliers aux hommes de petite
taille; on savait qu'il avait dans sa toilette et dans ses manières le
raffinement et l'élégance d'un gentleman; on savait que son élément
et son triomphe étaient le monde et les salons, dont il faisait les délices
par son esprit et ses mélodies, qu'il chantait lui-même à ravir; on
savait qu'il était bon, gai, courageux, et pour cet heureux équilibre
de qualités aimables, Moore était renommé, recherché et universel-
lement aimé.
Moore avait entrepris d'écrire lui-même ses mémoires. En 1833, il
plaçait cette note en tête de son manuscrit : « Commencés depuis
longtemps, ils ne seront, je le crains, jamais finis. » En effet, comme
Walter Scott et comme Southey, il ne raconte que les souvenirs de
son enfance et s'arrête à l'entrée de sa jeunesse.
Il était né à Dublin le 28 mai 1779. Son père était un petit mar-
chand de vins, qui se maria vieux garçon et augmenta son établisse-
ment avec la modeste dot de sa femme. Tom fut leur premier enfant.
Il est curieux de voir le poète délicat et le futur homme du monde
éclore dans une arrière-boutique et se former dans cette famille de
petite bourgeoisie. Comme c'est l'usage pour la plupart des hommes
distingués, l'influence de sa mère fut celle qui dirigea son enfance et
fixa les principaux traits de sa vie. M""" Anastasia Moore mit tout son
orgueil, toute son ambition dans son jeune fils. Chaque fois que l'on
pénètre dans ces intérieurs bourgeois du xviii" siècle, en Angle-
terre aussi bien qu'en France et en Allemagne, on est surpris et
charmé du double caractère qui les distingue des mœurs de la: bour-
geoisie actuelle : c'est un goût très vif des plaisirs de société et des
622 REVUE DES DEUX MONDES.
plaisirs de l'esprit. La condition politique et sociale de la bourgeoisie
était moins relevée au xviii* siècle que de nos jours; cependant il est
certain qu'on s'y amusait davantage et que les aspirations y étaient
plus hautes, les penclians plus intellectuels et plus fins. En croissant
en importance, la bourgeoisie est devenue plus maussade et plus
lourde. On remarque involontairement ce contraste dans le tableau
sur le fond duquel Moore décrit ses souvenirs d'enfance. Sa mère
aimait beaucoup, et elle transmit son innocente passion à son fils, ces
réunions du soir, ces assemblées où l'on faisait de la musique, l'on dan-
sait et l'on soupait. Elle excitait l'émulation de son fils. Elle se parait
devant le monde de son intelligente précocité, elle l'associait à ses
amusemens et s'imposait tous les sacrifices pour donner autant que
possible à son éducation le fini de la perfection.
Les plaisirs de société et les impressions de collège se croisent
dans les souvenirs d'enfance de Moore. L'école où il fit ses premières
armes était dirigée par un M. Whyte, lequel avait été aussi, mais
trente ans auparavant, le maître de Sheridan; une espèce de poétâtre
qui avait des prétentions d'auteur dramatique et fréquentait beaucoup
les comédiens de Dublin. Le magister fut enchanté de trouver dans
Moore des dispositions à la déclamation; aussi, à la joie de l'enfant,
fit-il de lui une sorte d'élève de montre et lui réserva-t-il un rôle mar-
quant dans tous les examens publics. Un jour, M. Whyte présenta le
petit Tommy à une belle actrice de Dublin et lui fit réciter devant elle
une ode célèbre de Dryden. Le cœur de l'écolier bondissait d'émotion.
La souriante comédienne l'encouragea. « Je doute, dit Moore, que
dans un âge plus avancé un salut de Corinne couronnée au Capitole
m'eût rendu plus heureux. » Une de ces fêtes qui occupent plus de
place dans l'imagination d'un enfant qu'une crise sérieuse de l'exi-
stence dans l'âme d'un homme fut le jour où Moore parut lui-même
sur les planches. C'était le théâtre de société de lady Barrowes. On y
donnait la tragédie de Jane Shore. Moore fut chargé de réciter un épi-
logue, et, pour la première fois de sa vie, il eut l'orgueil de lire sur
le programme du spectacle son nom imprimé! Moore avait alors onze
ans. Ce fut vers cette époque qu'il écrivit ses premiers vers, et ses
premiers vers furent inspirés par un joujou. Il y avait alors un jouet
en vogue : on l'appelait en français un bandahre, et en anglais un
quiz. C'étaient deux petits cercles de bois réunis au centre par une
baguette; au moyen d'une ficelle qui s'enroulait sur la baguette, on
faisait monter et descendre le jouet. Telle était la rage de la mode,
que tout le monde, hommes, femmes de tout âge, de tout rang, à la
promenade, dans les salons, aux fenêtres, jouait au quiz. Longtemps
après, à ce sujet, un autre Irlandais célèbre, lord Plunket, racontait
à Moore une étrange anecdote. « Je me souviens, disait lord Plunket,
d'avoir assisté un jour à un comité de la chambre des communes
THOMAS MOORE, SA YIE ET SES MÉMOIRES. 623
dont lord Edward Fitzgerald faisait partie. Le duc de Wellington, qui
s'appelait alors le capitaine Wellesley et qui était l' aide-de-camp du
lord-lieutenant d'Irlande, s'y trouvait aussi. Tant que duralaséance^
le duc, je m'en souviens, ne fit autre chose que jouer au quiz. » Voilà
une frivolité un peu niaise pour un homme qui devait être un jour le
duc de Wellington. « Les dames aussi, disait Moore dans sa poésie
enfantine, qui flairait déjà les grâces malicieuses, les dames, dans les
rues ou à la promenade, vont jouant au bandalore pour montrer leurs
formes et leur gracieuse tournure. »
Le second essai poétique de Moore fut en l'honneur de son autre
jeu favori, le théâtre. Il habitait pendant les vacances une maison au
bord de la mer; une troupe d'enfans s'y réunissait, Moore en fit une
troupe de petits comédiens. Sa passion à lui était les rôles d'Arlequin.
Son ambition eût été de posséder un véritable habit d'Arlequin. Il rê-
vait parfois qu'un bon génie venait lui apporter le costume à losanges.
Tout ce qu'il put obtenir, ce fut une vieille batte qui avait appartenu
à l'Arlequin du théâtre d'Astley. Moore la considérait avec autant de
respect et de joie que si elle eût eu la magique puissance que la comé-
die lui attribue. Vif et preste, il prisait surtout dans Arlequin ses
prouesses gymnastiques. Il s'exerçait avec ardeur sur un lit à faire
les sauts les plus difficiles, et finit par piquer des têtes avec autant
d'audace et de bonheur que son héros. Malheureusement les vacances
finirent. Il fallut dire adieu à ce petit monde où pointaient déjà toutes
les préoccupations d'un âge plus avancé, (( adieu aux petites amou-
rettes, aux ambitions, aux rivalités, dont les premières excitations
ont un romanesque et une douceur que nous ne retrouvons plus. »
Cet adieu, Moore le rima : « Notre Pantalon, qui paraissait si âgé, va
reprendre sa jeunesse, sa tâche, son livre; notre Arlequin, qui sautait,
gambadait, dansait et mourait, il faut maintenant qu'il aille se ranger
tremblant à côté de son professeur. » Mais était-ce à une Colombine
que s'adressait la pensée du bambin, quand, la larme à l'œil, il disait
en finissant : (( Quelle que soit la carrière que nous soyons destinés à
parcourir, soyez-en sûrs, nos cœurs seront toujours avec vous? »
Lorsque Moore sortit de l'école de M. Whyte, il avait quinze ans.
Voici le tagage d'instruction et d'impressions morales qu'il empor-
tait. Il savait les élémens du latin et du grec; il savait aussi un peu de
français que lui avait appris un pauvre émigré nommé M. La Fosse,
et un peu d'italien que lui avait enseigné un bon moine, commensal
habituel de la famille; voilà pour le sohde. Sans parler de l'enjoue-
ment de son caractère et de ses manières, déjà dégourdies par l'a-
mour et l'habitude des plaisirs mondains, il avait acquis plusieurs
agrémens. D'abord, comme on l'a vu, il savait faire des vers; il en
avait même imprimé déjà dans un magazine. Ensuite il avait com-
mencé à étudier la musique. <c La musique, dit-il, est le seul art pour
624 REYUE DES DEUX MONDES.
lequel, suivant moi, je sois né avec une vocation naturelle. Ma poésie,
pour ce qu'elle vaut, n'a d'autre source que le sentiment profond que
j'ai de la musique. » Tout enfant, Moore s'était essayé sur un mau-
vais clavecin qui était resté à son père de la faillite d'un débiteur. On
découvrit bientôt qu'il avait une jolie voix et du goût pour le chant.
« Au milieu de la vie joyeuse que nous menions, ce talent, dit-il, me
mit en évidence, et me fit rechercher dans les soupers et les tea-par-
ties. » Pourtant il fallut que la sœur du poète vînt elle-même en âge
d'apprendre la musique, pour que la famille Moore se décidât à faire
l'acquisition d'un piano. L'achat de ce piano fut une affaire d'état
dans le modeste intérieur. Le père Moore reculait devant le prix; la
mère, plus hardie et jalouse de donner un talent de plus à ses en-
fans, prit le parti de faire pendant six mois des économies sur les
dépenses de la maison; enfin le piano fut acheté. La politique tenait
aussi une grande place dans les réunions de la famille Moore. On y
recevait plusieurs des hommes qui travaillaient avec ardeur à l'é-
mancipation de l'Irlande. L'amour de son fils intéressait vivement
M"^ Moore aux progrès de la cause libérale. Les lois restrictives qui
pesaient encore sur les catholiques élevaient un obstacle à la car-
rière de Tom. La famille Moore était catholique, et il n'était point
permis alors aux catholiques de prendre des grades dans l'université
de Dublin et d'entrer au barreau. Le jeune Moore fut échauffé de
bonne heure par les controverses politiques qui passionnaient sa
mère. Un jour, son père l'avait conduit à un dîner public donné à un
agitateur de l'époque. Parmi les toasts, il y en eut un qui, par sa
forme poétique, fit une impression ineffaçable sur l'esprit de l'enfant :
(( Puissent les brises de France (on était en 1792) faire verdir notre
chêne irlandais ! » Ce n'était donc pas seulement un poète et un mu-
sicien qui sortait en 179/i. de l'école de M. Whyte pour entrer à
l'université : c'était un jeune patriote, un novice enthousiaste de la
liberté.
Les brises de France ne firent point verdir le chêne irlandais,
mais ouvrirent à Moore les portes de l'université de Dublin. Le gou-
vernement anglais sentit, en face de la révolution française, la néces-
sité de se rallier par quelques concessions les catholiques irlandais.
Un bill voté en 1793 admit les catholiques à l'université de Dublin et
au barreau. Les riches fondations qui ont doté les universités an-
glaises leur ont fixé des revenus destinés à entretenir les gradués de
ces universités qui se distinguent par leur mérite. Ce sont les siné-
cures désignées du nom de scholarships et defelloicships. Le bill
de 1793 maintint contre les catholiques l'exclusion de ces honneurs
universitaires auxquels étaient attachés des émolumens. Comme la
famille de Moore n'avait que des ressources précaires, la perspective
d'un honneur lucratif auquel son mérite lui permettait un accès facile
THOMAS MOORE, SA "VIE ET SES MÉMOIRES. 625
n'était pas d'une mince considération. On délibéra un moment dans
la pauvre famille si l'on ne présenterait pas Moore comme protestant
à l'université. Tel est l'effet démoralisant de l'inégalité sanctionnée
par les lois en matière de religion; mais l'hésitation ne dura qu'un
instant dans l'esprit des parens de Moore : le vieux sentiment de la
foi et de l'honneur reprit le dessus. Il fut décidé que Tora resterait
catholique à tout risque, et ne songerait qu'à la carrière du barreau.
Les études de Moore à l'université ne furent point illustrées par
les succès que semblaient promettre ses débuts d'écolier. Moore n'eut
qu'un prix la première année; puis, dégoûté des exercices arides par
lesquels se gagnaient les honneurs universitaires, il se contenta d'ap-
pliquer aux études littéraires qui l'attiraient la liberté de son esprit
et sa juvénile soif de savoir. Il continua à composer des poésies
légères; il poursuivit ses études musicales; il eut l'idée d'employer
à une traduction en vers d'Anacréon la connaissance du grec, dans
laquelle il se fortifiait. Le profit le plus net, l'avantage le plus viril
qu'il retira de sa vie d'université, lui vinrent du frottement qu'il y
eut avec de remarquables compagnons d'études. L'action exercée par
l'enseignement des professeurs sur les jeunes gens qui suivent les
cours d'une université, qui arrivent à ce moment de la vie où toutes
les ambitions et toutes les audaces s'emparent des intelligences,
est bien stérile, à elle seule, à côté de l'influence réciproque que
ces jeunes esprits enflammés exercent les uns sur les autres dans
leurs relations de camaraderie. Toutes les fois qu'une génération de
jeunes gens est animée d'un généreux souflle et se sent appelée aux
grandes vocations, c'est par des associations particulières qu'elle
s'excite et se féconde. Le professeur, dans sa chaire, distribue la
science morte; 4' esprit vivant, celui qui renouvelle la vie intellec-
tuelle d'un peuple, il est dans ces jeunes enthousiastes qui se réu-
nissent pour échanger leurs découvertes, leurs pressentimens, leurs
espérances. Moore se trouva lancé à l'université dans une réunion
de ce genre, dans ce qu'on appelle en Angleterre une debating
Society. 11 s'intéressa beaucoup aux discussions qui agitaient la deba-
ting Society de l'université; mais soit réserve, soit défiance de lui-
même, plus jeune ou plus léger que les autres, Moore ne prit point
une part directe aux controverses effervescentes auxquelles il assista.
La politique embrasait les plus éloquens de ces jeunes orateurs.
L'Irlande était alors en proie à une fièvre d'impatience qui poussait
les têtes ardentes à la conspiration et qui aboutit à la malheureuse
rébellion de 1798. Les plus distingués des camarades de Moore
furent compromis dans cette fatale échauffourée. Ce fut un bonheur
pour lui d'être resté à l'écart. Il fut témoin de la triste destinée de
ses amis : les uns jetés en prison, les autres forcés de s'expatrier,
02{) REVUE DES DEUX MONDES.
les moins punis exclus des grades universitaires et par conséquent des
carrières libérales. Ces martyrs du patriotisme malheureux laissè-
rent dans l'âme de Moore des sentimens impérissables de sympathie
et d'admiration. Les scènes de désolation et de terreur qui se passè-
rent alors sous ses yeux demeurèrent vivantes dans sa mémoire;
elles ont donné à plus d'une mélodie irlandaise l'accent de la dou-
leur et de la révolte.
Pourtant Moore était jeune, friand de plaisirs. Les mauvais mo-
mens de la politique sont toujours suivis par des fougues d'amuse-
mens. Moore ne demeura pas longtemps assombri par les malheurs
auxquels il venait d'assister. Il poursuivit ses succès de société. Sa
réputation de chanteur lui ouvrit les premiers salons de Dublin. Il
prit à l'université le grade de bachelier ès-arts. Il termina sa traduc-
tion d'Anacréon. Enfin en 1799, à l'âge de dix-neuf ans, il partit
pour Londres sous prétexte de se faire immatriculer au Temple et de
commencer ses études d'avocat.
Ils sont plus intéressans qu'ils ne pensent eux-mêmes, ces Chris-
tophe Colomb de vingt ans quittant pour la première fois leur pro-
vince et l'hmnble maison paternelle pour aller chercher, à travers
l'océan de Londres ou de Paris, cette chose miroitante et incertaine,
leur vie. Le départ de Moore donna lieu à des scènes touchantes.
La petite somme qu'on destinait à son séjour de Londres avait été
amassée sou à sou depuis des mois. La m^re du poète eut la précau-
tion de coudre les guinées qu'on lui confiait dans la ceinture de son
pantalon. La pieuse femme, à l'insu de son fils, attacha un scapu-
laire à un autre vêtement. Ainsi lesté et protégé par la religion de sa
mère, Moore arrive à Londres. C'est ici que s'arrêtent les mémoires
qu'il avait commencés. Le fil conducteur par lequel nous pouvons
suivre sa vie, il faut le chercher maintenant dans ses lettres, la plu-
part adressées à sa mère, à laquelle il écrivit, tant qu'elle vécut, deux
fois par semaine.
Moore ne garda pas longtemps à Londres la gaucherie du pro-
vincial. Il demeura d'abord près de Portman-Square, quartier où
campait une fourmilière de pauvres émigrés français. Sa chambre
était contiguë à celle d'un vieux curé dont le lit était placé tête
à tête avec celui de Moore, et comme la cloison était fort mince, le
jeune Irlandais ne perdait pas un ronflement du bonhomme. L'é-
tage au-dessous était occupé par un évêque, lequel, recevant beau-
coup de visites, mais n'ayant pas de domestique, avait suspendu un
tableau dans le vestibule de la maison, sur un côté duquel ces mots
étaient écrits en gros caractères : « L' évêque y est, » et sur l'autre :
« L' évêque n'y est pas, » en sorte qu'en regardant le tableau les visi-
teurs connaissaient tout de suite leur sort. L'avantage que trouvait
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 627
Moore à demeurer dans ce quartier était le bon marché des restaura-
teurs français. Il ne paraît pas avoir eu de liaison avec ces émigrés.
Il se jeta, avec son heureuse vivacité, en plein monde de Londres;
aussitôt débarqué, aussitôt lancé.
On peut se faire une idée de Moore à ce moment où il devient
homme. Par la taille et la fraîcheur du teint, il a encore l'air d'un
enfant; mais il a l'aplomb que donne l'usage du monde, et cette mine
assurée que prennent les petits hommes, soit par l'habitude qu'ils
ont de lever la tête pour regarder les autres, soit pour rattraper au
moral ce qui leur manque au physique. Dans l'installation de sa pe-
tite chambre, une des premières choses qu'il se procure, c'est un
piano. Quand il reste chez lui, il révise son Anacréon; grosse affaire,
car c'est de la vente de son livre que dépendent ses ressources futures.
Il a déjà hypothéqué sur le produit à venir de son Anacréon le prix
des objets de toilette qui lui sont nécessaires pour figurer décemment
aux soirées, aux tea-parties, aux bals où on l'invite. V Anacréon est
son pot au lait. Donc, dans ses jours laborieux, lorsqu'il cherche des
citations françaises ou italiennes pour les notes à' Anacréon, ou lors-
qu'il met en couplets une idée poétique qui l'a séduit, il dîne écono-
miquement dans sa chambre : cela ne lui coûte qu'un shilling ; il se
dédommage les jours où il dîne en ville. 11 est venu à Londres avec
une provision de lettres de recommandation. Partout il est accueilli,
plaît et devient favori. Il est à peine à Londres depuis trois semaines,
qu'il écrit à sa mère : « Si j'aimais à sortir, il n'y a pas de soir où je
ne pusse aller à une soirée de babil féminin, boire du thé, jouer aux
bouts rimes et manger un sandwich. » La société des femmes est
celle qui lui plaît le plus; il a avec elles l'aisance gracieuse, le je ne
sais quoi, ce qu'en un mot Saint-Simon appelait avoir le badinage
des femmes. Quant aux femmes, ce gentil poète en miniature, le front
ouvert et rayonnant, l'œil espiègle, le nez au vent, la lèvre volup-
tueuse, les amuse et les charme lorsqu'il voltige autour d'elles ; il
les attendrit quand il se met au piano. « Je regarde toujours Moore,
disait longtemps après un de ses amis, comme un enfant jouant sur
le sein de Vénus. » Qu'était-ce donc dans la première fleur de sa jeu-
nesse?
Moore sut tirer parti de cette veine de succès mondains. Une de ses
meilleures chances fut, dès son arrivée à Londres, d'être présenté à
lord Moira, grand personnage politique du temps, un des patriciens
les plus influons du parti whig, et ami du prince de Galles. Lord
Moira invita Moore à venir le voir dans son château, à Donington-
Park. « Ce fut, dit Moore en parlant de cette invitation, un grand
événement dans ma vie. Parmi mes souvenirs d'Angleterre, un des
plus vifs est celui que m'a laissé la première nuit que je passai à
628 REVUE DES DEUX MONDES.
Donington, lorsque lord Moira, avec cette haute courtoisie qui le dis-
tinguait, me conduisit lui-même dans ma chambre» Cet imposant
personnage marchait devant moi. 11 traversa la longue galerie, tenant
lui-même à la main mon bougeoir, qu'il me remit à la porte de ma
chambre. Je trouvais cela très beau et très grand, mais cela m'em-
barrassait beaucoup. Je ne prévoyais pas alors combien je me trou-
verais un jour chez moi et à l'aise dans cette grande maison. » Sous
le patronage de lord Moira, Moore mena de front ses plaisirs et ses
afl'aires. 11 fit imprimer VAnacréon à ses frais et s'occupa de recueillir
des souscriptions. Il eut bientôt la certitude de tirer par cet arran-
gement plus de 100 guinées de son livre. Un grand helléniste, le
docteur Lawrence, se chargea de revoir sa traduction, et, à son inten-
tion, composa une ode en grec. Il faut voir comme tout se mêle, au
milieu de naïves bouffées de joie et d'orgueil, dans ses lettres à sa
mère : a Je vais dîner, et puis je vais ce soir à deux assemblées. Voilà
comme nous vivons à Londres : pas moins de trois par soirée. Vive
la bagatelle! au diantre la mélancolie! » — « Ma chère mère, j'ai
obtenu le nom du prince (le prince de Galles) et la permission de lui
dédier Anacréon. Hourra! hourra! » — « J'attends ma présentation
au prince. J'ai rencontré son frère William, l'autre soir, dans une
réunion très élégante chez lady Dering, et je lui ai été présenté. Une
jeune personne m'a dit qu'il lui a fait des questions sur moi, ma
naissance, ma parenté, etc., avec la curiosité ordinaire de la
famille royale. J'ai été obligé, ce soir-là, de chanter deux fois cha-
cune de mes chansons. Avant-hier, j'étais d'un splendide déjeuner
donné par sir John Coghill : nous avons eu de la charmante musique.
J'ai chanté plusieurs choses avec lord Dudley et miss Cramer. J'ai
été présenté dans cette maison par lord Lansdowne. » — « J'ai été
présenté hier (4 août 1800) à son altesse royale George, prince de
Galles. C'est incontestablement un homme de manières fascinatrices.
Quand je lui ai été nommé, il m'a dit qu'il était très heureux de con-
naître un homme de mon talent, et quand je l'ai remercié de l'hon-
neur qu'il m'avait fait en acceptant la dédicace (ÏAnaci'éon, il m'a
arrêté, disant que tout l'honneur était pour lui d'avoir pu attacher
son nom à un ouvrage de ce mérite. Il a ajouté que l'hiver prochain,
quand il retournerait en ville, nous aurions, lui et moi, plus d'oc-
casions de jouir de notre société, qu'il aimait passionnément la mu-
sique et avait entendu parler depuis longtemps de mon talent en ce
genre. Tout cela n'est-il pas fort beau? Mais il m'en a coûté un habit
neuf. La présentation a été si longtemps ajournée, que mon vieil
habit est devenu honteusement laid. Il a fallu commander im habit
neuf et qu'il fût fait en six heures. Je l'ai eu par un biais écono-
mique : j'ai donné au tailleur 2 guinées et le vieux, le prix d'un
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 629
habit étant ici de 4 livres sterling. » — « Que pensez-vous de ceci?
Lord Moira, qui est arrivé en ville hier (janvier 1801), est venu me
faire une visite aujourd'hui en personne; il a laissé sa carte. N'est-ce
pas excellent? » — « Il n'y eut jamais homme plus affairé que moi.
Toujours en course. C'est trop. Je veux m' enfermer pendant quinze
jours et annoncer que je pars pour la campagne. Je suis allé hier à
un petit souper après l'opéra, où se trouvaient le prince et M"* Fitz-
Herbert (c'était la maîtresse du prince de Galles). J'ai été présenté à
cette dame. Je dîne demain chez lord Moira et vais le soir avec lady
Charlotte à une assemblée chez la comtesse de Cork. Je vous assure
que c'est très sérieusement que je pense à me cacher pendant quinze
jours. » — « Comment vous portez-vous, ma très chère mère? Avez-
vous vu mon nom sur le journal parmi les listes de la société de la
plupart des derniers rouis? C'est une sotte coutume adoptée ici d'im-
primer les noms des personnes les plus distinguées qui ont assisté
aux grandes soirées, et M. Moore, je vous assure, n'est point oublié.
J'ai l'idée d'aller à Donington-Park m'enfermer pendant un mois,
dans la bibliothèque du château. La famille est ici, mais lord Moira
m'a dit que j'aurai toujours un appartement à Donington quand je
le désirerai. » — « Je pars mardi. Je compte trouver une nouvelle
veine d'imagination dans la sohtude de Donington. J'espère que là,
aidé d'une si belle bibliothèque, je pourrai produire quelque chose
de mieux que mes premiers essais. J'ai dîné en famille chez lord
Moira jeudi dernier. Il m'a dit que tout était prêt pour me recevoir
à Donington. )> — Quelques jours après, il écrit de Donington : « Le
temps ne me pèse pas ici, quoique je sois sijpeu accoutumé à la soli-
tude. Je me lève de bonne heure, je déjeune cordialement, je me
promène, je chasse aux vieux livres, et je fais deux repas, pas moins.
Le soir, je chante le soleil couchant comme un vrai pythagoricien,
puis je me mets au lit, où je dors doucement, sans rêve d'ambition,
quoique je sois sous le toit d'un comte. Tel est mon journal. » —
« Voici trois semaines que je suis à Donington. Vous ne sauriez ima-
giner comme je suis devenu vermeil. Ces bonnes heures ont fait de
moi un Adonis. Par pitié pour les Chloés, il faut que je me dissipe
à mon retour en ville. »
J'ai cité tout au long ces enfantillages; mais ce monde qui s'ouvre
si complaisamment à un jeune homme de vingt ans, ce grand sei-
gneur, cet homme d'état qui met ses livres et son château à la dis-
position du fds d'un petit commerçant de Dublin, n'est-ce pas un
agréable tableau de l'hospitalité de l'aristocratie anglaise et de l'ac-
cueillante libéralité de la société de Londres pour les gens de lettres?
Dans la somptueuse et printanière solitude de Donington, Moore
avait mis la dernière main à un petit volume de poésies légères. Il
630 REVUE DES DEUX MONDES.
publia ce volume sous le nom de Little, un être fantastique, une
sorte de Joseph Delorme, soi-disant mort à vingt et un ans. Seule-
ment, il n'y a pas de rayons jaunes, pas de toux poitrinaire dans
les Little' s Poems. C'est de la poésie pleine de santé, franchement
amoureuse, avec quelque chose presque de la chaude hardiesse
des premières poésies d'Alfred de Musset. Je ne sais quelle figure
durent faire devant Moore ses belles patronesses, après avoir lu
certains vers de ce volume où. l'auteur exprimait et sentait l'amour
d'une façon qui ne s'apprend pas dans les classiques. La liste déroulée
dans la pièce intitulée Catalogue n'était pas aussi longue que celle
de don Juan, pourtant le catalogue, s'il n'était pas une fatuité poé-
tique, n'était déjà pas mal fourni comme cela pour un garçon de
viaigt ans, et annonçait que le Chérubin avait commencé de bonne
heure à <( chanter la romance à madame. » Les Little' s Poems réus-
sirent beaucoup. (( Mes petits poèmes sont fort admirés ici, écrit-il à
sa mère; mon libraire en vend vingt exemplaires par jour. » Moore
reprit de plus belle sa vie de société. « Londres, écrit-il un jour, est
d'une gaieté massacrante, et mon entrain est au niveau de sa gaieté.
Je dîne aujourd'hui avec lady Donegal et sa sœur; nous ne serons
que le trio. Le jour des illuminations, j'ai déjeuné chez le lord-inaire,
J'ai dîné chez lord Moira, et je suis allé le soir chez M"^ Butler, la
duchesse d'Athol, lady Mount-Edgecumbe et lady Call, où il y avait
bal et où j'ai dansé jusqu'à cinq heures. » Mais je ne répéterai plus
ces futiles bulletins fashionables, car à la fin il vous prend envie
comme à lui d'envoyer toutes les duchesses et toutes les marquises
au diable.
Au milieu de ces charmantes fumées, Moore avait des pensées sé-
rieuses; sa pauvreté le forçait bien d'en avoir. De 1800 à 1803, il
avait vécu de quelques cent guinées que ses productions littéraires
lui avaient rapportées, d'une petite somme qui lui avait été prêtée
par un de ses oncles, et d'autres avances que lui avaient faites des
amis plus riches que lui. Il avait, il est vrai, conclu avec un éditeur,
le libraire Carpenter, des arrangemens qui lui permettraient à l'a-
venir de vivre de son travail; mais il aurait voulu payer ses dettes,
venir au secours de sa famille besoigneuse, et enfin s'affranchir de la
dure nécessité de gagner sa vie avec sa plume. « Jusqu'à présent,
j'avais vécu pour écrire, désormais il faudra que j'écrive pour vivre ! )>
s'écriait Voltaire avec effroi dans un moment où il croyait sa fortune
perdue. Écrire pour vivre, Moore aurait désiré, lui aussi, chasser de
son avenir cette triste perspective. L'espoir de Moore était lord Moira.
Si les whigs arrivaient aux affaires, lord Moira serait ministre et le
placerait. Moore en était là de ses anxiétés et de ses espérances, quand
la dignité de poète lauréat, à laquelle est attachée une pension de
THOMAS MOORE, SA TIE ET SES MÉMOIRES. 631
100 livres sterling, lui fut offerte. Une seule considération, les be-
soins de sa famille, le fit hésiter un instant, malgré sa répugnance;
mais son père lui ayant rendu de ce côté sa liberté d'action, Moore
refusa : il ne voulut pas s'enchaîner aux conditions blessantes pour
son indépendance que l'on mettait à cette faveur. Tous ses amis,
lord Moira lui-même, approuvèrent sa résolution. Son éditeur, Gar-
penter, lui témoigna dans cette circonstance une libéralité remar-
quable. Lorsqu'il sut le motif qui avait un instant arrêté Moore, il lui
dit qu'en dehors des affaires commencées entre eux, il aurait tou-
jours, tant qu'il en aurait besoin, 100 livres sterling par an à son
service. Moore ne perdit rien pour avoir refusé le laurier officiel.
Trois mois après, lord Moira lui fit obtenir une position qui l'obli-
geait à s'éloigner de l'Angleterre, mais qui paraissait devoir être
lucrative; c'était une place de contrôleur des prises aux Bermudes.
Shakspeare a placé aux Bermudes la scène d'une des plus ravis-
santes de ses comédies fantastiques, la Tempête. Moore n'était-il pas
heureux d'aller vivre dans les jolies îles peuplées des chants suaves
d'Ariel? 11 le crut en arrivant dans ces vertes et odorantes cyclades
de l'Océan. C'était une nature telle qu'un poète l'aurait créée à
l'image de ses rêves. Moore salua d'abord avec enthousiasme ces îles
coquettes, couvertes de cèdres et d'orangers, égrenées comme des
émeraudes sur la vaste mer argentée qui se teignait de leur verdure
en venant s'endormir dans leurs canaux et dans leurs baies. De loin,
quand sur les croupes vertes des collines il apercevait les habitations
« blanches comme les palais des gnomes de Laponie, » et sur les murs
desquelles les cèdres découpaient des colonnes fantasques, Moore,
aidé dans son illusion par sa poétique myopie, croyait voir de petits
temples grecs au fond des bois sacrés. Les déceptions vinrent vite.
D'abord les îles d'Ariel n'étaient habitées que par les enfans de Gali-
ban. Les temples grecs de son imagination n'abritaient que des nègres
hideux, ce Ne vous étonnez pas, chère mère, écrivait Moore, que je
tombe amoureux de la première jolie figure que je rencontrerai à mon
retour. La divine face humaine a prodigieusement dégénéré en ce
pays, et si j'étais peintre et que je voulusse conserver en moi l'idéal
de la beauté immaculée, je ne souffrirais pas que la plus brillante
telle de Bermude vînt laver ma vaisselle. » Second ennui : pas de
société dans le royaume de Prospère, pas une âme où s'épancher, un
esprit avec qui causer; pour toute musique, une mauvaise épinette.
Comment supporter cette brusque chute des routs de Londres, de la
fréquentation de l'aristocratie la plus riche et la plus éclairée de
l'Europe, à la barbarie et au néant? Troisième déboire : les fonctions
de la place occupée par Moore étaient insipides, il fallait passer son
temps à interroger des maîtres d'équipage, des matelots, etc. Qua-
632 REVUE DES DEUX MONDES.
trième et dernier désappointement : la place n'était pas aussi lucra-
tive qu'on l'avait représentée d'abord; il n'y avait pas d'espoir d'y
acquérir rapidement l'aisance après laquelle courait notre poète. Ces
considérations additionnées décidèrent Moore, au bout de trois mois,
à quitter les Bermudes. Il ne se démit pas de sa place, il la fit gérer
par un suppléant, ce qui lui coûta cher, comme on le verra plus tard,
et revint en Angleterre en touchant aux États-Unis.
Sa courte excursion aux États-Unis ne lui laissa que des impres-
sions défavorables. Ce n'est pas que Moore eut à souffrir aucune
blessure d'amour-propre dans la jeune république; au contraire, il
se trouvait devancé partout par sa réputation de poète. Le respect du
mérite littéraire était encore si répandu à cette époque dans le monde,
que Moore en reçut, même aux États-Unis, de charmans témçignages.
Des capitaines de navire refusaient le prix de ses traversées. A Nia-
gara, un pauvre horloger qui avait raccommodé sa montre se trou-
vait assez payé par l'honneur d'avoir pu rendre service à un homme
dont il avait tant entendu parler. (( C'est le nectar de la vie, » s'écriait
Moore touché de ces hommages. Ce qui le chagrinait aux États-Unis,
c'étaient les institutions républicaines et les mœurs grossières, le
néant de société polie qu'il attribuait à leur influence. Il vit à Phi-
ladelphie un de ses amis d'université de Dublin que la rébellion
de 1798 avait contraints à s'expatrier : a Je me sens gêné avec Hud-
son, écrivait-il; peut-être son séjour en ce pays l'a-t-il confirmé
dans ses anciennes opinions politique^. Quant à moi. Dieu le sait, je
n'y vois de toutes parts que des motifs de changer les miennes. » Il
avait été reçu avec tous les honneurs littéraires à Philadelphie et
dans plusieurs autres villes. <( Cependant, écrivait-il, ce que je n'ou-
blierai jamais de ce pays, c'est la nature; mais les plus beaux pay-
sages ont peu d'attrait quand aucun sentiment du cœur ne se mêle à
l'agrément ou à l'admiration qu'ils inspirent. Je défie les barbares
naturels de cette terre de forger des chaînes qui puissent retenir les
cœurs qui ont déjà connu les charmes de la délicatesse et du raffi-
nement. Je devrais faire une exception pour les femmes : elles sont
les fleurs de tous les climats ; mais ici elles perdent leur parfum de
la façon la plus déplorable. »
Moore, de retour en Angleterre, avait sa vie à recommencer : vie
du monde, vie positive liée aux vicissitudes politiques, et vie litté-
raire. Il reprit la vie du monde où il l'avait laissée. A peine débar-
qué, il rencontra dans un souper le prince de Galles : « Je suis en-
chanté devons revoir, Moore, lui dit le prince. D'après ce que j'avais
entendu dire, je craignais que vous ne fussiez perdu pour nous. Je
vous assure (en lui tapant sur Fépaule) que c'était un regret géné-
ral. » Tout le monde lui faisait fête. « Si les fleurs répandues devant
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 633
moi , disait-il , avaient quelques petites feuilles d'or,' je serais le
plus heureux chien de la terre. » Parmi ses anciennes amies, celle
dont il se rapprocha le plus fut la marquise de Donegal, dont la sœur,
miss Godfrey, avait pour Moore une merveilleuse sympathie d'esprit,
et l'agaçait par des lettres charmantes. Il avait retrouvé aussi le pa-
tronage et l'hospitalité de lord Moira. En ce temps-là moururent les
deux plus grands hommes de l'Angleterre, Nelson et Pitt. Ce fut
d'abord Nelson : « Ces deux hommes, écrivait Moore, Buonaparte et
lui, se partageaient le monde, — la terre et la mer; nous avons perdu
le nôtre. » Puis vint la mort de Pitt. Cette fois Moore ne fut pas tant
effrayé : «Quelque chose de brillant, disait-il, sortira, je l'espère, de
ce chaos ; et si un rayon ou deux viennent à tomber sur moi. Dieu soit
loué!» Cette chose brillante que prévoyait Moore était l'avènement
des whigs au pouvoir, et, avec les whigs, la grandeur de lord Moira.
Le pressentiment était juste. Les whigs vinrent au ministère, et lord
Moira avec eux. Moore fut dans une crise d'espérance. Lord Moira fit
d'abord donner au père de son protégé une petite place; c'était assez
pour ôter à Moore la charge et le souci de sa famille. Quant à lui,
on lui promettait un .commissariat en Irlande. Déjà il s'apprêtait à
partir pour l'Irlande et à prendre congé de la littérature et de la vie
de Londres. Il écrivait à miss Godfrey : « Je n'attends que l'arrivée de
la Revue d'Edimbourg, et puis adieu pour longtemps à toutes mes
grandeurs ! Londres ne me verra plus jouer la farce de la gentilhom-
meçie, et «comme une brillante exhalaison du soir, » je m'évanouirai
dans l'oubli. »
Moore ne se doutait pas que ce numéro de la Revue d'Edimbourg
devait être la cause d'un incident célèbre de sa vie. Il venait de pu-
blier un volume, les Odes and Epistles. C'était la même veine d'in-
spiration que lesLittle's Poems, seulement avec plus de vigueur dans
la touche. Cette poésie amoureuse choqua la pruderie du reviewer
écossais. Jeffrey, qui avait déjà si durement traité les premières poé-
sies de Byron, dépassa la sévérité dans sa critique de l'œuvre de Moore.
11 accusait le poète de chercher à corrompre les mœurs de ses lecteurs.
Moore crut que ce reproche excédait les droits de la critique. S'il eût
eu l'argent nécessaire pour le voyage, il serait allé demander rai-
son à Jeffrey de son insulte à Edimbourg même. Le hasard épargna
les frais du voyage au belliqueux petit poète. Jeffrey vint à Londres
peu après la publication de l'article. Moore lai envoya le défi le plus
blessant. Le duel allait avoir lieu à Chalk-Farm. Les deux adver-
saires avaient le pistolet à la main, lorsque la police, avertie par
une indiscrétion, intervint. La susceptibilité et la conduite de Moore
dans cette circonstance furent généralement approuvées, malgré le
malicieux récit que certains journaux firent de cette affaire. Jeffrey
TOME I. 41
634 REVUE DES DEUX MONDES.
et Moore avaient des amis communs, Rogers entre autres, le Crésas
des poètes anglais de ce siècle, chez lequel se fit la réconciliation.
Jeffrey présenta de loyales excuses à Moore. Le critique et le poète
sortirent de cette rencontre avec un goût très vif l'un pour l'autre, et
qui dura le reste de leur vie.
Cette aventure finit presque la jeunesse de Moore. Il avait alors
vingt-sept ans. Dans les années qui suivent, la bonne humeur infa-
tigable qui l'avait si légèrement et si gaiement soutenu sur le flot du
monde et de la mode commence à être traversée par quelques pen-
sées tristes. Moore ne porte plus les désappointemens avec la même
égalité d'âme. Il fit de nouvelles et importantes liaisons. Il devint
l'ami de Byron après avoir failli se couper la gorge avec lui comme
avec Jeffrey. Il fut introduit dans le cercle politique et littéraire
de Holland-House. Il vivait souvent à Donington, chez lord Moira, qui
avait été renvoyé du ministère avec les whigs en 1807, et n'avait
pas eu le temps d'assurer son avenir. On menait une vie princière à
Donington. Moore y avait déjà connu le duc de Montpensier, frère
du roi Louis-Philippe, celui qui a écrit ces naïfs et délicieux mémoires
sur sa captivité pendant la révolution, une des fleurs les plus ai-
mables de la littérature française de ce siècle, et dont le tombeau est
à Westminster-Abbey. 11 y vit aussi le comte d'Artois, le prince de
Condé, le duc de Bourbon; mais, au milieu de ces grandeurs, il souf-
frait de l'incertitude de son avenir, (( Lord Moira est excellent pour
moi, écrivait-il à miss Godfrey dans un accès de mélancolie; mais le
point important manque toujours : Il me donne des manchettes, et je
n'ai point de chemise. Je lis plus que je n'écris, et je réfléchis plus
que l'un et l'autre; mais qu est-ce que tout cela signifie? Le monde
me regrette? J'ose dire qu'en ce moment le monde me traite comme
l'air fait la flèche qui l'a traversé, remplissant le vide et oubliant
qu'elle a passé par là. C'est une chose terrible que de n'être pas né-
cessaire à quelqu'un que l'on aime et qui vous aime. » Il était trop
finement organisé, il respectait trop l'art pour ne pas souffrir de
l'idée d'être forcé d'écrire pour vivre : «Je ne fais pas grand' chose,
écrivait-il à lady Donegal; cependant la nécessité que je sens de faire
quelque chose est une des grandes raisons pour lesquelles je ne fais
rien. Il faut que ces choses-là viennent d'elles-mêmes, et je hais de
traiter ma muse comme un conscrit; mais je ne peux continuer la guerre
sans elle; ainsi il faut marcher. » Quand il n'eut plus l'espoir d'être
placé par lord Moira, il eut une velléité d'abandonner la poésie et de
se faire avocat : n A être pauvre, j'aime mieux, disait-il à sa mère,
être un pauvre conseiller qu'un pauvre poète; il y a un ridicule qui
s'attache à l'un, et auquel l'autre peut échapper. » La vie du grand
monde l'attirait sans cesse, et il sentait le besoin de s'y dérober. Il
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 635
aimait toujours, par exemple, à écrire à sa mère des nouvelles de ce
genre : « J'ai dîné chez lord Holland mercredi, et hier chez le vieux
Sheridan, qui nous avait remis de jour en jour comme si nous eus-
sions été ses créanciers. Nous avions hier lord Lauderdale, lord
Erskine, lord Besborough, lord Kinnaird, etc. » Et dans la même
lettre il ajoutait : ((J'ai enfin loué une petite chambre à deux milles
de la ville, où je pourrai m' aller réfugier de temps en temps pour
travailler la matinée. C'était absolument nécessaire, si je ne voulais
mourir gaiement et élégamment de faim à Londres. » Ces doutes et
ces déchiremens finirent par le mariage.
Moore était de ces natures faciles et généreuses qui ne se prennent
au sérieux de la vie que lorsqu'une affection se rencontre avec un
devoir pour leur faire aimer le lien qui les y attache. Il avait en lui,
comme le prouvent ses lettres à sa mère, la fleur suave du sentiment
de la famille. Son amie, miss Godfrey, sa chère Marie, comme il
l'appelait, lui écrivait un jour : « Vous vous êtes arrangé. Dieu sait
comment ! pour conserver au milieu du monde toutes vos affections
de famille et de foyer aussi pures et aussi vraies que vous les aviez
en partant. C'est un trait de votre caractère que je regarde comme
au-dessus de tous les éloges; c'est une perfection qui ne va jamais
seule, et je crois que vous finirez après tout par devenir un saint ou
un ange. » Mooré se maria en 1811, à l'âge de trente et un ans, avec
miss Ehsabeth Dyke, dont le petit nom Bessy va remplir désormais
ses lettres et ses journaux. Il n'y a pas de détail sur son mariage
dans sa correspondance; une circonstance curieuse, c'est qu'il ne
l'annonça que deux mois après à sa mère, lorsque déjà il avait pré-
senté sa femme à ses plus intimes amis de Londres, àRogers, àlady
Donegal. Miss Dyke était une très belle personne qui se destinait, je
crois, au théâtre. Moore paraît l'avoir tendrement aimée. Dès qu'il
fut marié, il prit bravement son parti. A dater de ce jour, son existence
se dessine nettement. Il quitte Londres, dont les dissipations ne lui
permettraient pas de travailler et où ses ressources ne lui permet-
traient pas de vivre. Il fait un traité avec un éditeur de musique,
Power, pour la publication des Mélodies irlandaises; il s'engage à
donner dans l'année, moyennant 500 livres sterling par an, six livrai-
sons de douze mélodies ou chansons. Une fois les munitions assu-
rées, il s'établit à la campagne et se renferme dans les douceurs de
la vie intérieure et du travail littéraire.
Il loua pour 20 livres par an une petite maison, Kegworth-Gottage,
dans le comté de Derby, près de Donington-Park, à une lieue de la
riche bibliothèque de lord Moira, qui lui était si précieuse. Lord
Moira et sa sœur, lady Loudon, comblèrent sa femme de prévenances
et d'attentions. Le jour où Moore alla lui faire sa visite d'installation,
636 REVUE DES DEUX MONDES.
lord Moira le prit à part. « Avec sa manière délicate, raconte Moore,
il m'interrogea sur l'état de mes affaires pécuniaires, et, lorsque je
lui dis que j'avais tout espoir d'aller confortablement, il répondit :
— Je voulais savoir seulement si vous n'aviez pas quelque besoin
présent; quant à l'avenir, je ne doute pas qu'il n'y ait prochainement
en politique un changement qui nous remettra tous sur nos jambes. »
Le changement arriva bientôt, en effet, et ce fut la dernière alerte,
la crise finale de Moore du côté de l'ambition politique. Le prince de
Galles, dont lord Moira était l'ami personnel, était alors régent; il
avait rompu avec son ancien parti, les whigs. Lord Moira, homme
honnête, mais faible, vit cette rupture avec douleur, mais se crut
obligé de rester l'ami du prince qui avait trompé ses espérances
politiques. Cette déception, la situation fausse où elle le plaçait vis-à-
vis de son parti, lui rendaient pénible le séjour de l'Angleterre. D'ail-
leurs ses affaires étaient dérangées, il avait besoin, pour les rétablir,
d'un voyage sur le continent ou d'une grande place. Le prince régent
le nomma gouverneur-général de l'Inde, et lord Moira accepta ce
splendide exil. Cet événement produisit un grand émoi dans le petit
cottage de Kegworth. Le gouverneur-général de l'Inde dispose de
situations considérables. Moore croyait toucher à l'échéance des pro-
messes de lord Moira; il s'attendait à être emmené dans l'Inde par
le nouveau proconsul, avec la promesse d'un grand emploi. Ses châ-
teaux en Espagne furent promptement renversés. La cour avait im-
posé ses protégés à lord Moira pour les places qui étaient à la nomi-
nation du gouverneur-général. Le pauvre lord, confus, expliqua à
Moore d'une façon embarrassée son impuissance. Seulement, il lui
dit qu'il demanderait aux ministres de réserver à Moore, en Angle-
terre, la première place à sa convenance, comme un échange de ce
que lui, lord Moira, pourrait faire dans l'Inde pour leurs protégés.
Moore repoussa cette offre avec une noble indépendance. « De vos
mains, mylord, répondit-il, je recevrais tout, et peut-être sera-t-il
encore en votre pouvoir de m'être utile; mais je vous prie de ne point
prendre la peine de réclamer pour moi le patronage des ministres :
j'aime mieux lutter, comme je fais, que d'accepter quoi que ce soit
qui pût me lier la langue sous un gouvernement comme celui-ci. »
— Ainsi finissent, ajoutait Moore en racontant son entrevue, les lon-
gues espérances que j'avais mises dans le comte de Moira, cheva-
lier de la Jarretière, etc. — La conduite de Moore fut applaudie par
les whigs; les hommes importans du parti en conçurent une haute
estime pour son caractère. Ils ne savaient pas à quel point la dignité
du refus de Moore méritait leur admiration et leur sympathie. Au
moment où il rejetait les offres de lord Moira, Moore était dans une
telle pénurie, qu'il écrivait à son éditeur Power : « Vous m'obligerez,
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 637
si VOUS pouvez m'envoyer, par le retour de la poste, 3 ou 4 livres
sterling. Je viens de passer littéralement la semaine sans un sixpence
dans ma poche. »
Moore, fixé désormais à la poésie et à la littérature, demeura en-
core quelque temps à Kegworth. Il s'éloigna ensuite de Donington-
Park, et habita, dans le même comté de Derby, non loin de la jolie
ville d'Ashbourne, une petite maison qui portait le nom riant de May-
fîeld-Gottage. Peu d'années après, il vint s'établir à Sloperton-Got-
tage, près de la belle résidence de son ami lord Lansdowne, et c'est
là qu'il passa le reste de sa vie. Les trois étapes de Moore à la cam-
pagne sont datées par des œuvres qui indiquent les applications et
les manières diverses de son talent. A Kegworth, il fait la meilleure
partie des Mélodies; à Mayfield, il achève Lalla-Rookh; à Sloperton-
Cottage, mûri par l'âge et rapproché du cercle politique de lord Lans-
downe, il se met à écrire en vile prose et commence la vie de She-
ridan.
C'est une chose à rêver pour des travailleurs intellectuels, que
cette vie de cottage dont on a la fraîche peinture dans les lettres et les
journaux de Moore, et dans les vies de bien d'autres poètes anglais.
Une petite maison dans les champs, enguirlandée de chèvrefeuilles,
de vignes vierges, de clématites, avec un jardin fleuri et gazonné; au
dedans, le comfortable simple, propre, reluisant de la vie matérielle,
et cet arrangement familier et un peu désordonné des choses, qui est
la poésie des lieux habités; les joies du cœur, les plus chères affec-
tions, femme et enfans, rassemblées sous le même toit, et mieux pos-
sédées dans l'isolement; pour l'esprit, des livres, Haydn, Mozart, un
piano : voilà ce qu'eut Moore dans ses divers séjours. La poésie a
besoin de cet air vaste et pur où le cerveau se baigne et se rafraî-
chit continuellement et qui est la santé; de ce fonds de silence où la
pensée se concentre, où la rêverie s'épand, où les souvenirs refleu-
rissent; de cette liberté de temps qui permet de contempler la créa-
tion dans ses harmonies grandioses, et de l'épier à loisir dans ses
gracieuses minuties; de ces entretiens avec la nature qui nous ren-
voie toutes nos idées en images et en musique. On sent mieux les
Mélodies irlandaises quand on se reporte par l'imagination aux lieux
où Moore les a composées. Rien de moins compliqué que ces petits
poèmes. Moore en empruntait l'inspiration à des airs nationaux de
son pays, quand il n'en faisait pas lui-même la musique. La mélodie
populaire ou trouvée se mariait en lui à un sentiment, un souvenir,
une impression qu'il fixait, ou dans les deux premiers vers de la
chanson, ou dans un refrain; puis il développait son thème poétique
d'après le dessin rhythmique du chant. Rarement il dépassait trois
couplets. Moore ne noyait point le sentiment dans le flux des mots;
638 REVUE DES DEUX MONDES.
il le resserrait dans une forme simple et pure. Cette condensation est
un des principaux mérites des Mélodies. Le jet du petit poème en est
plus naturel; il va droit au sentiment auquel il s'adresse, sans donner
le temps à l'émotion ou au charme qu'il produit de se fatiguer et de
s'allanguir. On sent que Moore a laissé chanter son âme dans la calme
liberté de la campagne, qu'il n'a pas subi en écrivant l'influence des
diversions, des mille bruits, des saccades et des excitations artifi-
cielles de la vie des villes. L'inspiration une fois trouvée et conden-
sée dans le moule musical, Moore ne s'occupait plus que de la per-
fection et du fini des détails. 11 ruminait et fredonnait ses vers devant
son piano ou en errant à travers cliamps. Il cueillait, rassemblait et
assortissait ses mots comme en un bouquet. Les Mélodies étaient son
occupation du matin; le soir, il les essayait au piano devant sa
femme et des voisins en visite chez lui, ou bien il faisait des lectures
à haute voix : les anciens poètes, les poètes du jour, les romans nou-
veaux. La vie de cottage avait même l'agrément de n'être point in-
compatible avec les plaisirs de société. Dans un pays où l'aristocra-
tie et le monde distingué habitent la campagne pendant la plus
grande partie de l'année, la campagne n'est jamais sans ressources
pour un homme cultivé. Moore trouva dans ses trois séjours, sans
parler des châteaux et de leurs nobles hôtes, d'excellentes relations
de voisinage, encore assez nombreuses pour alimenter de gaies soi-
rées avec accompagnement de danse, de musique et de souper. Enfin,
de temps en temps, Moore relevait l'uniformité de son existence ordi-
naire par des excursions à Londres, où il se retrempait, rattrapait le
ton du jour et soignait sa réputation, en donnant, comme il disait,
une exhibition de sa personne.
Le succès des Mélodies fut instantané, universel. Moore eut bien-
tôt un rare témoignage du rang qu'il prenait parmi ses contempo-
rains : Byron lui dédia le Corsaire. Lord Byron disait dans sa dédi-
cace : «Je saisis cette occasion d'orner mes pages d'un nom consacré
par des principes politiques intègres et par le talent le plus incontesté
et le plus divers. L'Irlande vous compte parmi les plus fermes de ses
patriotes; vous êtes dans son opinion le premier de ses bardes, et la
Bretagne répète et ratifie ce jugement. Permettez à un homme dont
le seul regret, depuis le commencement de sa liaison avec vous, est
le temps qu'il a perdu avant de vous connaître, d'unir l'humble
suffrage de son amitié à la voix de deux nations... Enfin, disait-il en
terminant, il peut m' être utile que l'homme qui fait les délices de ses
lecteurs et de ses amis, le poète de tous les cercles et l'idole du sien,
me permette de me dire ici et ailleurs son ami, etc. » — On pourra
dire, remarquait Moore, qu'il me jette la louange à la pelle; mais du
moins la pelle est d'or. — En ce temps-là, Jeffrey, le rédacteur en
THOMAS MOORE, SA VIE Eï SES MÉMOIRES. 630
chef de la Revue d'Edimbourg, fit proposer à Moore, par l'intermé-
diaire de Rogers, d'écrire des articles pour sa revue : « Le brillant
succès de quelques-uns des derniers ouvrages de M. Moore, écrivait
Jeffrey à Rogers, m'a fait penser à lui, et tout ce que j'ai appris de-
puis sur la virile et noble indépendance de sa conduite dans des cir-
constances fort difficiles a augmenté l'ambition que j'éprouve de
me lier avec un homme d'un tel talent et d'un tel caractère. J'ap-
prends qu'il vit sans profession, cultivant dans la retraite la littéra-
ture et le bonheur domestique. J'ose donc espérer qu'il pourra trou-
ver, de temps en temps au moins, le loisir d'écrire un article, s'il
n'a pas d'objection d'ailleurs à s'enrôler parmi nous. » La Revue
d'Edimbourg avait alors une publicité énorme pour une revue; elle se
tirait à 13,000 exemplaires. Ce succès, qui montre le large auditoire
ouvert en Angleterre à la littérature élevée, permettait à la Revue
d' Edimbourg de donner à ses collaborateurs une rémunération digne
du labeur littéraire. Les articles ordinaires étaient payés 20 guinées
(500 francs) la feuille de seize pages, les articles particulièrement
soignés 30 guinées, et dans certains cas beaucoup plus. C'était dans
cette dernière catégorie que Jeffrey plaçait les travaux qu'il deman-
dait à Moore. « Quant à l'augmentation au-delà de trente guinées,
j'ai quelque initiative dans cette matière, disait-il, et ne suis point
disposé à en user avec parcimonie. » Moore répondit à ces ouver-
tures, et travailla de temps en temps pour la Revue d'Edimbourg;
mais où il put apprécier, d'une façon singulièrement fortunée pour
lui, ce qu'on pourrait appeler le taux de sa popularité poétique, ce fut
à l'occasion de la vente de son poème oriental, Lalla-Rookh.
Il avait commencé Lalla-Rookh en 1813, lorsqu'il était encore à
Kegworth ; il le termina à Mayfield-Cottage. Il est inutile d'insister
ici sur un poème si connu. On sait qu'il se compose de trois épi-
sodes, le Prophète voilé, les Adorateurs du feu, la Lumière du harem,
reliés par le fil léger d'un récit en prose. La poésie anglaise avait
l'air, en ce temps-là, de faire la conquête de l'Asie : Byron, Southey,
Moore, s'y précipitaient à la fois comme les Clive et les Hastings de
l'imagination. C'était un mouvement comme celui que nous avons vu
plus tard en France entraîner la peinture vers l'Orient, à la suite de
Decamps, de Marilhat, de Delacroix. Moore, asiatique par l'imagina-
tion, voulut l'être par l'érudition et l'exactitude. Il se nourrit, dans
la bibliothèque de lord Moira, de tout ce qui a été écrit sur l'Orient.
Il n'y a, pour ainsi dire, pas une image dans Lalla-Rookh qui ne
soit empruntée aux mœurs, à la religion, à la nature de l'Inde, de la
Perse et de l'Arabie. Si l'on a reproché quelque chose au poème de
Moore, c'est l'accumulation exagérée des magnificences asiatiques,
la prodigalité exubérante de cette orfèvrerie de langage dont il était
6ZiO REVUE DES DEUX MONDES.
si riche de son propre fonds, l'obscurité qui résultait parfois de l'en-
tassement d'érudition orientale dont il avait surchargé son poème.
Le petit volume de LaUa-Rookh produit par moment sur les esprits
délicats l'effet de ces riches essences d'Orient, suaves à la première
respiration, et qui finissent par étourdir le cerveau. En 181/i, tandis
qu'il achevait Lalla-Rookh, Moore fit un voyage à Londres. Les grands
éditeurs, Murray, Longman, assiégèrent le poète pour avoir son œu-
vre. Murray offrit 2,000 guinées (50,000 fr. ) de ce simple volume
de vers. Les amis de Moore trouvaient que c'était trop peu. Perry,
l'influent rédacteur en chtî àM Morning-Chronicle , voulait que Moore
obtînt le prix le plus élevé qui eût encore été payé pour un poème :
— (( Alors, dit M. Longman, ce sera 3,000 guinées. — Précisément,
répliqua Perry; il ne recevra pas un penny de moins. » Le marché
fut conclu dans ces termes : « Nous nous engageons, écrivit M. Long-
man à Moore, à vous payer la somme de 3,000 livres sterling lors-
que vous nous aurez remis un poème de l'étendue de Rokeby (de
Walter Scott). » C'était une demi-guinée le vers. Moore, avec cette
superbe perspective, revint à Lalla-Rookh du meilleur de son cœur.
Il passa encore un an sur son poème. En 1816, l'œuvre était prête
pour la publication; mais c'était une année de crise commerciale,
mauvaise saison pour la librairie. Moore, avec une générosité ma-
gnanime, écrivit aux Longmans qu'il leur rendait la liberté d'ajour-
ner, modifier ou même résilier le marché. M. Longman ne voulut
point abuser de la délicatesse du poète, et Lalla-Rookh parut en
1817, dédié à Rogers. C'est une chose touchante que la joie de Moore
en se voyant maître d'une somme si considérable, et l'emploi qu'il
en fait tout de suite. Arrivé à sa trente-septième année, il peut enfin,
pour la première fois de sa vie, se libérer de ses dettes. Sur les 3,000
livres, il en prend 1,000 pour désintéresser ses créanciers. A Rogers
seul il devait 500 livres. Rogers ne voulait pas les recevoir : « Je les
prends, dit-il, vaincu par les instances de son ami, et je les garde
pour les tenir à votre disposition. » Les dettes payées, Moore ne
pense qu'à ses parens. Son père venait de perdre sa place et d'être
mis à la demi-solde; Moore laisse chez les Longmans les 2,000 livres
qui lui restent, et en abandonne l'intérêt annuel de 100 livres à ses
vieux parens.
Pour veiller à l'impression de Lalla-Rookh, Moore avait quitté May-
field-Gottage et était venu s'établir à Hornsey, à deux lieues de Lon-
dres; il assista à son succès. «Le livre marche fameusement, » écrit-il
à sa mère. Il y a de ces époques exceptionnelles en littérature où
auteur, monde, public semblent animés d'une même ferveur; temps
heureux pour le talent, car il y donne toute sa valeur; temps heu-
reux pour le public qui se livre sans entraves à une des plus nobles
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. Q!li
jouissances de l'esprit, l'admiration; temps, hélas! bien éloignés de
nous. Déjà un ami de Moore, sir James Mackintosh, en prévoyait
alors le déclin : a L'âge de l'admiration va finir, » disait-il avec un
poétique regret. Moore eut le bonheur de venir assez tôt pour profi-
ter de cette veine, et il était digne de ce bonheur, qui .exaltait son
émulation : «Vous ne pouvez concevoir, écrivait-il à sa mère, à quel
point tout le monde ici est bienveillant pour moi. Mon voyage à Lon-
dres me fera tout le bien du monde en m'inspirant plus de confiance
en moi et en me montrant la position élevée que j'occupe. » Les
témoignages de son succès lui arrivaient de toutes parts. Un mois
après la publication, la première édition de Lalla-Rookh était épui-
sée. Une jeune fille de Bristol, qui ne disait pas son nom, lui envoyait,
comme preuve de son admiration pour Lalla-Rookh, un billet de
3 livres sterling. Dans un dîner public, M. Groker, alors secrétaire de
l'amirauté, le même qui aujourd'hui encore dans sa vieillesse rédige
avec une puissante verdeur la politique de la Quarterly Revieiu,
M. Groker portait la santé de Moore et s'enorgueillissait de l'amitié
du poète plus que de celle de Peel et du duc de Gumberland. Ses
amis influons oflraient à Moore la direction d'un journal politique
qu'il avait la prudence de refuser. Un libraire voulait fonder avec lui
une revue, et Moore avait encore le bon esprit d'échapper à cette pro-
position. Un soir, chez lady Besborough, lord Lansdowne engagea
Moore à fixer sa résidence près de son château de Bow^ood. Moore
accepta cette invitation avec empressement; mais avant de s'établir
aux environs de Bowood, il fit un petit voyage à Paris.
Il passa en France deux mois de l'été de 1817. On ne trouve dans
sa correspondance d'autre trace des impressions de ce court voyage
que cette phrase : ((Paris est le lieu le plus délicieux que j'eusse pu
rêver au monde. En vérité, si je puis y décider Bessy, mon intention
est de venir vivre ici deux ou trois ans. » En écrivant ces mots, le
pauvre Moore ne pensait pas qu'une triste nécessité, au lieu d'une
attrayante fantaisie, le forcerait bientôt à réaliser son projet. Le sé-
jour de Moore en France lui fournit ce qu'il fallait de couleur locale
pour un pamphlet politique en vers comiques qu'il intitula : la Fa-
mille Fudge à Paris. C'était le second essai de Moore en ce genre. Il
avait publié quelques années auparavant de petites satires auxquelles
le public avait mordu de bel appétit. Cela s'appelait (( la petite poste, »
the tivo fenny post-hag. C'était une collection de lettres rimées en
parodie, où Moore, mal déguisé sous le pseudonyme de Tom Brown,
faisait parler certains personnages tories du temps. Le prince-régent,
le même à qui Moore avait dédié son Anacréon, et avec lequel il avait
fait de petits soupers, mais dont les vi^higs ne virent plus que les
ridicules et les vices lorsqu'il les eut abandonnés, y avait les hon-
642 RETUE DES DEUX MONDES.
neurs de la caricature. Une bonne charge du post-hag est la lettre du
prince-régent à son compagnon de plaisir, le comte d'Yarmouth. Une
autre bouffonnerie amusante est la lettre de congratulation écrite par
un officier du prince à un M. Gould Francis Leckie. Ce M. Leckie
avait eu l'extravagance de faire un livre en l'honneur du pouvoir
absolu. Entre autres excentricités, cet original conseillait aux rois de
l'Europe, pour éviter les embarras des mariages princiers, de prendre
exemple sur le grand-turc et d'envoyer chercher leu-rs femmes en
Géorgie et en Circassie. La Famille Fudge était de la même veine
que la 'petite poste ^ c'était aussi une satire épistolaire. Les ridicules
des Anglais à Paris formaient la broderie ; le fond était la politique
anti-libérale du gouvernement anglais de ce temps-là, présentée, ap-
préciée, défendue en charge par des adeptes abjects, grossiers, gro-
tesques de cette politique. Le prince-régent faisait encore les frais de
cet amusant persiflage. Lord Castlereagh et lord Sidmouth étaient
criblés de pointes. Pendant que Moore travaillait à la Famille Fudge^
lady Donegal lui envoya une liste de personnes qu'elle le priait d'é-
pargner. ((Votre liste m'embarrasse beaucoup, lui répondait Moore;
il faut étouffer au berceau de jeunes épigrammes. Vos noms cepen-
dant seront épargnés, excepté lord Sidmouth. » Lord Sidmouth (plus
connu en France sous le nom de M. Addington, le ministre de la paix
d'Amiens) était un bonhomme assez faible de caractère et de talent;
mais Moore ne pouvait lui pardonner l'odieux réseau de police dans
lequel il avait essayé de garrotter la libre Angleterre. (( Il serait
contre nature, disait-il, que le patron des espions n'eût pas un trait
ou deux. Je vous promets de ne pas l'appeler (( vieille pécore, » et
c'est tout ce que ses amis les plus chauds peuvent attendre de mieux
pour son compte. » Un des gais morceaux de la Famille Fudge est
en effet un parallèle burlesque de Tibère et de lord Sidmouth, Tib et
Sid, comme dit Moore, où les rimes en tih et en sid se croisent et
tombent de la façon la plus comique.
Nous avons déjà vu Moore plusieurs fois en contact avec la po-
litique : dans sa vie personnelle, lorsqu'il refuse par esprit d'indé-
pendance la position de lauréat et l'intervention de lord Moira en sa
faveur auprès des ministres ; dans ses œuvres, lorsque par les Mélo-
dies irlandaises 'û devient l'organe et le poète d'une nation opprimée,
et par ses satires livre au ridicule les sottes et basses tendances d'un
gouvernement rétrogade. La tenue politique de Moore est un des
beaux côtés de son caractère, et j'ajouterai une des harmonies de
son talent, car nous ne savons que trop que l'esprit détonne et que
le talent se fausse là où manque le caractère. Moore était libéral;
quoique Irlandais, il n'allait pas au-delà. 11 était de ces esprits et
de ces cœurs fermes, rares natures, il est vrai, qui dans nos temps
THOMAS MOORE, SA VIE ET SES MÉMOIRES. 643
d'instabilité révolutionnaire restent debout et ne se laissent ni em-
porter à la démagogie ni abattre sous le despotisme, suivant le cou-
rant du jour ou la fatalité du moment. Il n'aimait pas la démocratie
qu'il avait entrevue aux États-Unis, parce qu'elle lui paraissait op-
pressive pour la liberté des hommes distingués. Il détestait les excès
de la révolution française pour le mal qu'ils avaient fait à la liberté.
« Honte aux tyrans ! disait-il dans la mélodie :
'lis gone and for ever the light we saw breaking,
honte aux tyrans qui nous ont ravi ce bonheur (la liberté) , et honte
à la race légère, indigne de son bien, qui sur l'autel fumant de la
mort, caressant comme les furies la jeune espérance de la liberté, l'a
baptisée dans le sang! Alors s'évanouit pour toujours cette belle et
lumineuse vision dont l'image, en dépit des esclaves et des cœurs
glacés, vivra longtemps pure, brillante, céleste comme d'abord elle
se leva, mon Érin perdue, sur toi ! » Le souvenir vivant de la révolu-
tion française lui inspira un inguérissable dégoût pour toutes les
agitations qui font appel aux passions ignorantes de la foule. Il savait
que la démagogie est une des formes les plus viles de la servitude;
aussi ne fit-il jamais cause commune avec les Irlandais de l'école
d'O'Connell. « S'il y a quelque chose au monde qui m'ait inspiré plus
de mépris et de haine que quoi que ce soit depuis longtemps, écri-
vait-il en 1815, ce sont ces politiques de Dublin auxquels vous crai-
gnez de me voir associé. Je ne crois pas qu'une bonne cause ait jamais
été gâtée par une clique de démagogues plus fanatique, plus brail-
larde et plus dégoûtante. Quoique ce soit la religion de mes pères,
je dois dire que ce vil et grossier esprit doit être attribué en grande
partie à cette misérable secte qui souille encore l'Europe de jésuitisme
et d'inquisition, la plus étroite et la plus funeste de celles qui ont
abruti l'humanité. Jugez si je suis en danger de m' unir à MM. O'Gon-
nell, O'Donnell, etc. )> Mais le même sentiment qui faisait voir àMoore
dans la démagogie l' avant-garde du despotisme lui montrait dans
les fauteurs du pouvoir arbitraire des provocateurs de révolution. Du
moins en Angleterre les conditions essentielles de la liberté fCvaient
été respectées : la liberté y était bien en pénitence sous la férule
de lord Castlereagh; mais les pacifiques efforts des libéraux avec
lesquels marchait Moore ont suffi pour lui rendre, sans convulsion,
le mouvement et la fécondité.
Moore, au retour de son excursion en France, alla s'établir près
de Bowood. Il loua, pour AO livres par an, tout meublé, le cottage
de Sloperton, un vrai cottage couvert en chaume. Tout lui souriait :
il commençait à goûter les agrémens de son nouveau séjour; il se
louait des attentions de lord et de lady Lansdowne pour sa femme
6A4 RE\UE DES DEUX MONDES.
et pour lui; la Famille Fudge lui procurait des succès nouveaux; les
profits de LallaRookh, joints aux Mélodies nationales et aux Chants
sacrés^ qu'il continuait à publier, et à la Vie de Sheridan, pour
laquelle Murray devait lui donner 1,000 livres sterling, lui promet-
taient enfin une vie d'agréables travaux et d'honnête aisance; il sem-
blait, n'est-ce pas? avoir le droit de regarder l'avenir avec une con-
fiante sécurité. C'est juste en ce moment qu'un accident terrible vint
bouleverser l'existence de Moore. On se souvient qu'en partant de
Bermude, il y avait laissé à sa place un suppléant. Moore ne put
jamais obtenir de son remplaçant des comptes réguliers; il avait
fini par oublier l'homme et la place. Voilà que le 1" avril 1818 il
reçoit une citation à comparaître devant le tribunal connu sous le
nom de Doctors' Commons. Le gérant de Moore avait refusé de resti-
tuer le produit d'un navire vendu avec son chargement qui avait
été déposé entre ses mains en attendant une décision du tribunal
des prises. Moore était cité pour avoir à répondre du détourne-
ment imputé à son remplaçant. Il s'agissait d'une somme énorme,
6,000 livres sterling. Si Moore perdait son procès, comme il lui était
impossible de payer une somme aussi considérable, il serait frappé
de la contrainte par corps. La ruine, la prison, la prison pour la vie
peut-être, voilà la fin où Moore voyait aboutir les efforts et les succès
de tant d'années.
11 fit face à cette affreuse tribulation avec une admirable sérénité
d'humeur. En annonçant la catastrophe à lady Donegal, il lui disait :
« Il est heureux que ce coup ne soit pas tombé sur moi plus tôt;
j'aurais pu en perdre la gaieté qui m'était nécessaire pour achever
ma Famille Fudge. Je ne sais pourtant comment cela se fait, ma
conscience étant en repos, et la peine n'étant point la conséquence
d'une faute, je doute que même la prison altère ma bonne humeur;
— des murs de pierre ne font point une prison, » En écrivant à son
éditeur Power sur le même sujet, il disait : « Quelle vie ! Je ne suis
cependant, grâce au ciel, pas du tout abattu de cette perspective.
Comme je n'aurai pas à souffrir pour une mauvaise action commise
par mbi, il n'y aura dans mon malheur rien d'amer pour ma con-
science, et je pourrai toujours narguer la fortune. On ne m'enlè-
vera ni ma propre estime ni mon talent, et avec cela je peux vivre
heureux partout. » Moore prit courageusement son parti. Le procès
qu'il avait à soutenir serait long; tout n'était pas encore perdu. Il
rassura ses parens, ne voulut point profiter des offres empressées de
ses amis, se blottit en les savourant plus avidement encore dans les
douces joies de son intérieur, animé par sa douce et charmante Bessy
et les deux enfans qui lui restaient , et en attendant le dénoûment
il se remit intrépidement au travail.
THOMAS MOORE, SA YIE ET SES MÉMOIRES. 645
L'arrêt des Doctors' Commons se fit attendre un an. Durant cette
année, l'existence de Moore fut ainsi distribuée : pour ses travaux, il
continua les mélodies sacrées, les chants nationaux, et s'occupa prin-
cipalement des recherches relatives à la vie de Sheridan ; comme
séjour, il habita Sloperton-Cottage, mais fit de fréquentes courees à
Londres pour veiller à son procès et pour recueillir de la bouche des
amis survivans de Sheridan des informations sur les principaux acci-
dens de sa vie politique, et les anecdotes qui pouvaient servir à illus-
trer son caractère ; quant aux relations, il eut à la campagne l'inti-
mité de lord Lansdowne, à Londres il vécut beaucoup dans la société
de lord Holland. Au reste, nous avons, par le journal qu'il tint de-
puis cette époque jusqu'en 1836, le bulletin moral et le détail pres-
que quotidien de sa vie.
11 faut citer quelques-unes de ces notes pour donner une idée de
la façon dont se passaient les journées de Moore à Sloperton-Cottage,
et des phases de sentimens qu'il traversait dans un moment si cri-
tique. En voici quelques échantillons : ((27 octobre 1818. Jour plu-
vieux : dîné de bonne heure. Travaillé le matin à Sheridan. Après dîné
et après le thé, copié un Benedictus de Mozart et le Et incarnatus
est de Haydn, tous deux le merum ml de la musique. Avant souper,
je les ai chantés et d'autres morceaux avec Mary Dalby et Bessy. La
pauvre Bessy a pleuré à mon chant sacré : (( Oh ! qu'il est doux de
penser à la vie à venir, » et dans une conversation que nous avons
eue ensuite sur la perspective consolante de retrouver dans un autre
monde ceux que nous aimons : elle pensait à la pauvre Barbara (une
jeune fille de Moore morte récemment). Lorsqu'elles se sont cou-
chées, j'ai essayé quelques sonates de démenti; j'ai été ravi de celles
qui sont dédiées à miss Gavin, parce que ma sœur les jouait et qu'elles
m'ont rappelé d'anciens jours. Lu un peu des discours de Sheridan
avant d'aller au lit. — 29. Une journée est si semblable à l'autre qu'il
est difficile d'en distinguer la différence; ce sont les plus heureuses,
vrais jours de cottage tranquilles et industrieux, sans autre alliage
que la faible santé de ma douce Bessy, qui s'améliorera, j'espère,
quand elle aura accouché. Poursuivi ma tâche tout le jour dans le
jardin. La soirée délicieuse! on eût dit le dernier doux adieu de Tété.
Les Hughes sont venus pour le thé et le souper. Nous avons joué et
chanté. Je leur ai lu la comédie de Morton : l'École de la Réforme.
— 30. Même répétition pour la plus grande partie; dans la soirée,
encore un éclair de l'été qui s'en va; ce sera certainement le der-
nier. Copié, après le thé, une partie d'une chose glorieuse de Haydn,
commençant par le chant : Amen dico tibi, etc., le passage Oggi con
me est divin. — 31 décembre. Tout est en l'air pour les préparatifs de
notre bal de ce soir; le souper dressé dans mon cabinet de travail. La
6/16 REVUE DES DEUX MONDES.
pauvre Bessy est tout le jour sur les jambes, afin que tout soit aussi
propre que possible; ma principale occupation, après tirer le vin,
est de tenir le petit Tom tranquille. Tout s'est passé très gaiement.
Nous avons fait notre possible pour rendre nos gens heureux; il faut
reconnaître que nos hôtes semblent être venus tous avec le parti pris
de s'amuser. Soupe à minuit et demi. J'avais fait venir des homards,
des huîtres et du Champagne de Londres exprès pour la circonstance,
et le souper a été non-seulement gai, mais élégant, ^ingt-deux per-
sonnes ont soupe dans mon petit cabinet. J'ai chanté après le souper,
puis l'on a encore dansé jusqu'à quatre heures du matin. Joyeux
commencement pour la nouvelle année. Dieu fasse que cela continue
et qu'ainsi a nos jours et nos nuits, avec toutes leurs heures, s'en
aillent en dansant sur la pointe du pied. » On voit ici, comme par
une fenêtre de son cottage ou à travers la grille de son jardin, le
Tom Moore que nous avons essayé de dépeindre, homme d'intérieur,
de travail délicat, de douce flânerie, fou de musique, toujours amou-
reux des réunions et des fêtes, même sous la menace d'un grand mal-
heur. A travers cette paix enjouée, la tristesse pourtant ou quelque
attendrissement pénible commençait déjà à jeter parfois un nuage.
— 11 janvier 1819. Une remarque d'un article sur mes dernières
Mélodies m'a fait en quelque sorte froid au cœur. « Nous pouvons
reconnaître l'influence de l'âge qui s'avance aux feux maintenant
plus calmes du moderne Anacréon. » Hélas! ce n'est que trop vrai.
Je vais avoir bientôt accompli mon huitième lustre. — 13. Le Mé-
moire de Cribb (une nouvelle satire politique) est presque fini. Je me
suis promené quatre heures. La journée était exquise. J'ai senti des
élans de dévotion en me promenant et en contemplant le monde glo-
rieux autour de moi, qui m'ont fait plus de bien que des volumes
de théologie. — 20 février. Une tristesse sur moi, quelquefois sem-
blable à celle des jeunes années et agréable, mais quelquefois mêlée
de reproches que je m'adresse, et par conséquent pénible. — 11 avril.
Commencé des paroles sur un très joli air français. Splendide cou-
cher du soleil ce soir; si je m'étais laissé aller, j'aurais pleuré comme
un enfant aux pensées qui me venaient devant ce spectacle : je pen-
sais' au peu que j'ai fait dans ce monde, et à tout ce dont mon âme
se sent capable. Mais il y a certainement une sphère meilleure pour
ceux qui n'ont fait que commencer leur course dans celle-ci. — 23. A
mon arrivée chez moi, j'ai trouvé une lettre de Tôlier (son avocat)
renfermant des déclarations de mes parties adverses, et demandant
des instructions, car mes adversaires veulent pousser les choses aux
extrémités. La catastrophe est donc à la veille d'éclater. Cela m'a un
peu attristé, car j'avais presque oublié toute l'affaire, et voilà qu'elle
revient sur moi plus sombre que jamais. C'est peut-être pour le
THOMAS MOORE, SA YIE ET SES MÉMOIRES. 647
mieux. — 2ù. Jour pluvieux, sombre; mon humeur de la même teinte.
Souvent je désirerais trouver une bonne cause pour laquelle je pusse
mourir. »
On n'a ici que la moitié du tableau de la vie de Moore à la cam-
pagne. Ses relations avec lord Lansdowne défrayaient une grande
partie de son temps. Lord Lansdowne avait consenti à être le parrain
du fds de Moore, et s'attachait tous les jours davantage le poète par
les témoignages de sa noble amitié. « J'ai vu lord Lansdowne, écrit
une fois Moore sur son journal, affectueux et aimable comme d'habi-
tude. Je trouve qu'il gagne les cœurs de la bonne façon, piano è
sano. » Il y avait toujours société nombreuse à Bowood, recrutée
dans l'aristocratie ou parmi les hommes éminens de la politique et
de la littérature. Moore y était souvent en voisin. Il y faisait une
moisson d'anecdotes sur la politique du temps de Sheridan. Ses jour-
naux reproduisent une foule de conversations politiques ou pure-
ment littéraires, dont les interlocuteurs, outre lui et lord Lansdowne,
sont des hommes comme Dumont de Genève, Dugald Stewart, sir
James Mackintosh. Ces entretiens roulent sur des sujets trop particu-
liers à l'Angleterre pour qu'on en puisse détacher des fragmens;
mais à la variété qui les anime, à l'élévation du ton et à la finesse
des aperçus, on comprend le charme et l'utilité de cette vie de so-
ciété large et libérale. A Londres, Moore avait Holland-House pour
lui tenir place de Bowood. 11 y avait plus de mouvement, plus de
brillant, plus de grâces légères chez lord Holland que chez lord
Lansdowne. Moore y était accueilli sur le même pied d'intimité : il y
avait toujours sa chambre et son couvert. Il a esquissé dans son his-
toire de Sheridan quelques traits de la figure de lord Holland qui
montrent bien ce qui l'attirait lui-même dans l'heureuse nature du
neveu de Charles Fox. En fait d'opinions, droiture, amour de la jus-
tice, esprit de tolérance qui ne savait s'irriter que contre la tyrannie ;
dans le caractère une simplicité ouverte et rayonnante, un accueil si
riant, qu'il faisait dire à Rogers : « Quand lord Holland vous aborde,
on dirait qu'il a toujours quelque bonne nouvelle à vous annoncer; »
comme causeur, une étendue de connaissances, une façon d'être
au courant des choses et une vivacité d'esprit qui touchaient à tout,
dit Moore, et qui ne touchaient à rien sans l'embellir; pour mieux
peindre la conversation de lord Holland, Moore empnintait une image
de Dryden : « C'est le matin de l'esprit, disait-il [the morning ofthe
mind) , produisant successivement au regard de nouveaux objets, de
nouvelles images, et répandant sur chaque chose une fraîche lumière. )>
Les journaux de Moore apportent de nouvelles preuves de l'influence
exercée par la société que lord Holland réunissait chez lui sur la po-
litique et la littérature anglaises. La maison de lord Holland fut en
648 ' REVUE DES DEUX MONDES.
Angleterre un prolongement des salons français du xviii* siècle. Le
rédacteur en chef delà Quarterly Remew, GifTord, témoignait à Moore
le regret que le parti tory n'eût pas un centre attrayant à opposer à
Holland-House. Toujours, en effet, et partout où un homme, une
femme d'un cœur élevé et d'un esprit élégant, sauront fixer et ma-
rier chez eux ces choses qui se fortifient et se parent si bien l'une par
l'autre, le monde, la politique et la littérature, — le résultat est infail-
lible : une œuvre pareille exercera sur la société un irrésistible ascen-
dant, et laissera sur son temps une ineffaçable empreinte.
C'est à Londres et dans les délices de cette société polie, où il tenait
si bien sa place, que Moore reçut l'arrêt qui le condamnait à resti-
tuer les 6,000 livres sterling détournées par son agent infidèle. Les
offres de services vinrent de toutes parts à Moore. Jeffrey, à la pre-
mière nouvelle du désastre, lui avait proposé 500 livres et plus.
Rogers voulait lui faire reprendre les 500 livres que Moore lui avait
rendues. Lord Holland se mettait à sa disposition. Lord Lansdowne
était prêt ou à l'aider de sa bourse, ou à lui donner sa garantie. Le
marquis de Tavistock, fils aîné du duc de Bedford et frère de lord
John Russell, offrait aussi de l'argent. Plus pauvre en sa qualité de
cadet, lord John Russell, qui venait de publier une vie de lord Rus-
sell, le martyr du xvii* siècle, voulait consacrer le produit de son
livre à Moore. Ses éditeurs, les Longmans, étaient disposés à lui
faire l'avance des 6,000 livres sterling. D'autres amis de Moore par-
laient d'ouvrir une souscription qui eût été promptement couverte.
Sir Francis Burdett voulait faire à la chambre des communes une mo-
tion afin que le gouvernement abandonnât sa part dans la créance
pour laquelleMoore était menacé de la prison. Moore fut touché et re-
connaissant de ce zèle, mais il ne voulut point en profiter. Il préféra
s'expatrier, afin de se mettre en mesure d'entrer en accommodement
avec ses créanciers sans subir la contrainte de la prison.
Mais ici s'arrêtent les deux volumes publiés des mémoires de
Moore. Dans les volumes suivans, qui ne tarderont point à paraître,
c'est en France que nous le retrouverons. Il y vint avec lord John
Russell. Admirable rencontre qui associe deux fois le nom de Russell
au nom de Moore, et qui ne fait pas moins d'honneur à l'homme
d'état illustre qu'au poète malheureux : lord John Russell se fit le
compagnon de Moore après son désastre, comme aujourd'hui après
sa mort il accompagne encore Moore dans le livre qui doit porter à
l'avenir l'histoire de sa vie et sa renommée.
Eugène Forcade.
SOUVENIRS D'UNE STATION
LES MERS DE L'INDO-CHINE.
LA BAYONNAISE A BATAVIA.
Le 2 juillet 18Zi9, nous quittâmes le port de Macassar, et nous
tournâmes notre proue vagabonde vers la baie de Batavia. Lorsqu'au
mois d'avril 1847 j'avais quitté la France pour me rendre dans les
mers de Chine, je ne m'étais point promis de plus grand dédomma-
gement d'une longue absence et d'un lointain voyage que le plaisir
de visiter la capitale des Indes néerlandaises. Mon père avait fait, sous
les ordres de M. d'Entrecasteaux, la campagne qu'accomplirent, de
1791 à 1795, dans l'Océan Pacifique et dans l'archipel indien, les
deux corvettes envoyées par le roi Louis XVI à la recherche des
navires de La Pérouse. Après la mort des deux chefs de l'expédi-
tion, M. d'Oribeau conduisit les corvettes françaises dans le port de
Sourabaya, et mon père, alors enseigne de vaisseau, se vit contraint
d'attendre, pendant plus d'une année, sur les côtes de Java, l'occa-
sion de rentrer en Europe.
Les colonies hollandaises étaient à cette époque sur leur déclin.
Cependant, après cinquante-trois ans passés à parcourir le monde,
l'ancien officier de d'Entrecasteaux affirmait encore que l'île de Java
et les Moluques étaient ce qu'il avait vu de plus beau sur la terre. Je
m'étais pénétré de ces impressions enthousiastes, et je ne pouvais
songer sans émotion au bonheur que j'éprouverais à visiter moi-
même ces merveilleuses contrées. Une circonstance imprévue était
TOME I. 42 ''^'!
650 REVUE DES DEUX MONDES.
venue d'ailleurs, peu d'années avant mon départ, raviver ces souve-
nirs de famille, et avait contribué à enfoncer plus avant encore dans
mon cœur l'aiguillon de la curiosité. Nous avions rencontré à Paris
un naturaliste allemand, le docteur Burger, qui avait suivi M. Van
der Gapellen à Java et M. Siebold dans l'intérieur du Japon. Le doc-
teur Burger n'était point seulement un savant botaniste et un philo-
sophe doué d'un profond esprit d'observation, il avait en outre le
don si rare de rendre ses récits attachans. Sa jeunesse avait été labo-
rieuse; mais, comme le Beppo de Byron, il avait fini par amasser, au
prix de mille périls, une fortune honorable et d'intéressans souvenirs.
Whate'er his youth had suffer'd his old âge
Whit weath. and talking made him some amends.
Je ne me lassais point de suivre en esprit l'aimable et bon docteur à
travers les rues de Jédo ou d'errer avec lui au milieu des forêts vierges
des tropiques. Les entretiens d'un pareil conteur auraient décidé ma
vocation de marin, si j'avais encore eu le choix d'une carrière à faire.
Réunis par les mêmes goûts et par une secrète sympathie, au bout
de quelque temps le docteur Burger et moi nous étions devenus in-
séparables. Pendant tout un hiver, nous courûmes ensemble, comme
deux écoliers, des bancs de la Sorbonne aux amphithéâtres du Jar-
din-des-Plantes. Quelques mois encore, et l'histoire naturelle comp-
tait un adepte de plus. Le docteur Burger dut malheureusement
retourner à Batavia, et il emporta tout mon zèle avec lui. En me
quittant, il avait voulu conserver l'espoir de me revoir un jour dans
cette belle île de Java dont si souvent il m'avait vanté les charmes.
Un singulier enchaînement de circonstances allait réaliser, après
quatre années d'attente, ce vœu amical.
Dès que l'écueil .du Brill fut dépassé, la mousson nous fit franchir
en cinq jours les 250 lieues. qui séparent les côtes de Célèbes de la
rade de Batavia. Déjà les îlots d'Edam et d'x\lkmaar se montraient à
l'horizon, et nous nous^ flattions de gagner le mouillage avant le cou-
cher du soleil, quand le calme vint nous surprendre. Nous parvînmes
cependant à nous traîner, avec un dernier souffle de brise, jusqu'à
la hauteur de la pointe de Kravvang, qui servit longtemps de limite
aux possessions delà compagnie. Nous laissâmes alors tomber l'ancre
pour attendre le jour, et vers huit heures du matin nous déployâmes
de nouveau nos voiles. La brise du large ne tarda point à s'élever,
marquant d'un cercle noir une partie de l'horizon, et jetant de toutes
parts sur la surface jusqu'alors immobile de la baie les empreintes
d'une griffe invisible.
La baie de Batavia ne ressemble point à la mer intérieure qui bai-
gne la plage de Manille ; elle ne rappelle ni la rade foraine de Me-
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 651
nado, ni le calme étang de Macassar; elle offre un coup d'œil qu'on
chercherait vainement sur un autre point de l'archipel indien. Dans
le lointain se dressent les hauts sommets du Salak et du Guédé, qui
s'élèvent à 2 et 3,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ce
n'est point cependant la majesté de ces grandes lignes qui attire les
regards, c'est sur la baie, émaillée comme un pré de bouquets de
verdure, que l'œil fasciné s'arrête et se reposé; mais dès qu'on a dé-
passé les îlots boisés entre lesquels s'égare la mer limpide et bleue,
dès qu'on n'a plus devant soi que les écueils de la rade, une teinte
de deuil et de tristesse vient s'étendre sur ce gracieux paysage. L'at-
mosphère a perdu sa transparence ; le sommet des montagnes com-
mence à disparaître sous un dôme de vapeurs. Les terres basses qui
forment le fond de la baie montent au niveau de l'horizon par un mou-
vement presque insensible. Au-dessus de ces plages marécageuses, on
croirait voir planer un air lourd et pestilentiel. C'est bien là le mé-
lancolique aspect que l'imagination prêtait d'avance à la plaine de
Batavia, à cette terre qu'un enfant égaré des îles de l'Océanie (1)
appelait, dans son poétique langage, Enoua maté^ la terre qui tue.
Heureusement, non loin de ces marais fétides s'étend une plaine assai-
nie par de nombreuses tranchées, et dont la pente, légèrement incli-
née vers la mer, procure un écoulement facile aux eaux stagnantes.
Les terrains d'alluvion qui bordent le rivage n'en sont pas moins en-
core aujourd'hui, comme aux temps les plus funestes de Batavia, un
foyer de miasmes délétères.
Si de sombres pensées traversèrent alors notre esprit, l'attention
que nous devions donner à la manœuvre de la corvette vint bientôt
nous en distraire. Nous entrions dans la rade, poussés par une brise
aussi fraîche que Yembat qui souffle aux beaux jours de l'été dans
le golfe de Smyrne. Au milieu des nombreux navires qui occupaient
déjà le mouillage, il semblait qu'il ne restât plus une place libre pour
la Bayonnaise. Sur divers points de cette masse confuse, on distin-
guait de loin ou la croix de Saint-George ou les blanches étoiles des
Etats-Unis. Les trois couleurs de la Hollande flottaient au vent dans
toutes les parties de la rade. A côté des bricks de Java montés par des
subrécargues arabes se montraient les grandes frégates marchandes
de la Maatschappy , et sur le premier plan la flotte de guerre, qui
revenait victorieuse de Bali. Trois frégates de hO et 50 canons, trois
corvettes, un brick, huit goélettes et huit navires à vapeur témoi-
gnaient de la renaissance d'une marine qui fut jadis la seconde de
l'Europe. A peine la Bayonnaise eut-elle jeté l'ancre à une demi-
encâblure de la magnifique frégate qui portait le pavillon du vice-
(1) Oroutou, devenu le compagnon de voyage de Bougainville après le passage de ce
célèbre navigateur à Taïti.
G^2 -REVUE DES DEUX MONDES.
amiral Machielsen, que de chaque navire hollandais nous vîmes se
détacher une embarcation qui venait nous porter des complimens de
bienvenue et des offres de service. Nous ne voulûmes point rester en
arrière d'un aussi aimable empressement, et dans la journée même
nous visitâmes l'un après l'autre les nombreux bâtimens de l'escadre
hollandaise; nous ne rentrâmes à bord qu'une heure après le coucher
du soleil. Nous ne songions plus dès lors qu'à nous reposer des fati-
gues de ce long pèlerinage, quand nous apprîmes que le gouverneur-
général, M. de Rochussen, avait bien voulu exprimer le désir de nous
recevoir dans la soirée. Nous reprîmes donc nos sabres, nos grands
chapeaux rougis par l'air salin, nos lourds habits de drap, plus pesans
sous les tropiques que la cotte de mailles d'un chevalier, et nous nous
dirigeâmes, au milieu des ténèbres, vers l'entrée du port.
L'ancienne ville de Batavia avait été bâtie sur le bord de la mer.
Des atterrissemens successifs l'en ont éloignée d% près d'un mille.
Une rivière qui recevait autrefois les bateaux indigènes et jusqu'aux
plus grandes jonques de la Chine, mais dont un courant affaibli par
d'imprudentes saignées ne pouvait plus dégager l'embouchure, le
Tji-Liwong, a été détournée vers l'ouest pour faire place à un canal
contenu entre deux digues qui s'avancent à plus d'un kilomètre delà
plage. Notre premier soin fut de chercher des yeux le fanal qui de-
vait nous signaler l'extrémité de ces longues jetées. Nous parvînmes,
non sans peine, à le découvrir, et en moins d'une heure nous attei-
gnîmes le débarcadère de la douane. Le succès de notre voyage ne
fut cependant assuré que lorsque nous eûmes réussi à nous procurer
une voiture. Un cocher malais Aïonté sur le siège attendait nos ordres;
un autre Malais demi-nu agitait la torche flamboyante qui devait pro-
jeter sa lumière sur la route, Nous donnâmes le signal du départ,
et nos coursiers javanais, lancés à fond de train, dévorèrent l'espace.
• De hautes maisons bordaient chaque côté du chemin. Éclairées un
instant par les reflets de la résine ardente, les grandes façades de
ces édifices rentraient l'une après l'autre dans Tobscurité de la nuit.
Ce n'était pas une cité vivante que nous traversions, c'était le fan-
tôme d'une ville qui s'enfuyait en silence derrière nous. Nul bruit,
nulle clarté ne sortait de ces palais déserts; on eût dit que ces som-
bres masses de briques et de laves n'étaient plus habitées que par
les âmes des générations que pendant deux siècles le climat de Ba-
tavia avait dévorées. Qui sait si à l'heure de minuit les conseillers
des Indes n'errent pas encore au milieu de cette nécropole, si les
gOuverneurs-généraux, précédés de leurs gardes du corps et de leurs
trompettes, ne parcourent pas en carrosse ces rues solitaires! Les
dragons, vêtus d'habits de drap écarlate et tout galonnés d'or, sui-
vent à cheval leur voiture; les cavaliers qui les rencontrent mettent
pied à terre quand ils passent. Des ombres en justaucorps de ve-
LA lîAYONNAISE A BATAVIA. 653
lours d'Utrecht ou en pourpoint de soie se rangent le long des murs
pour ne pas encombrer la chaussée. Combien de milliers d'Euro-
péens sont venus chercher la mort dans cette enceinte! S'ils sortaient
tous à la fois de leurs tombeaux , la vieille ville de Batavia ne serait
plus assez grande pour les contenir !
L'atmosphère cependant était devenue moins humide et moins
épaisse; la nuit paraissait moins noire. Nous n'étions plus tentés de
peupler de spectres et d'apparitions funèbres la longue avenue dans
laquelle nous venions d'entrer. La route était bien encore silencieuse et
déserte; mais c'était la solitude des campagnes, ce n'était plus celle
d'une ville abandonnée. Depuis près d'un quart d'heure, nous rou-
lions ainsi entre deux rangées de grands arbres. A notre gauche, un
canal aux flots assoupis baignait sans murmure ses talus de gazon, et
dans le lointain, sur la drc^te, des lumières scintillaient à travers le
feuillage. Tout à coup la clarté devient plus vive, et comme des pro-
fondeurs d'un bois sacré se dégagent, à mesure que nous avançons,
de blanches colonnades et de frais péristyles. Des lampes versent sous
ces portiques une douce clarté. Mollement étendues dans de grands
fauteuils de rotin ou groupées autour d'une table à ouvrage, des
femmes en robes de mousseline et de gaze, les bras nus, les épaules
découvertes, apparaissent à nos yeux éblouis comme les déités plu-
tôt que comme les prêtresses de ces temples. On se figurera diffici-
lement notre émotion à la vue de ce spectacle inattendu. Chacun de
nous demeurait immobile et muet , le regard attaché sur ce tableau
féerique comme sur un miroir que l'on craint de ternir, comme sur
une image qu'un souflle peut faire disparaître. C'est ainsi que l'es-
prit du mal se plaisait, dit-on, à troubler les saintes pensées des er-
mites de la Thébaïde. Rassurons-nous : ce p'est point l'œuvre du
démon que nous venons de contempler. Nous voici arrêtés devant un
de ces péristyles : les colonnes ne s'enfoncent pas dans le sol; les
murailles ne s'abîment pas l'une sur l'autre comme les débris d'un
château de cartes; nos pieds mêmes ont foulé ces parvis de marbre
sans que la terre ait frémi sous nos pas, sans que le gouffre se soit
entr'ouvert. Nous ne sommes donc le jouet ni d'une hallucination ni
d'un rêve, et notre enchantement n'aura pas de réveil.
Le résident de Batavia, M. van Rees, avait bien voulu se charger
de nous introduire auprès du gouverneur -général, et c'était à son
hôtel que nous avions commandé à notre cocher de nous conduire.
Malgré notre activité, nous nous étions fait attendre. M. van Rees
s'avança gracieusement à notre rencontre et nous offrit de monter
dans la calèche découverte qu'il avait eu soin de faire atteler à l'a-
vance. Pendant le temps que le cocher mit à se ranger devant le per-
ron, nous pûmes jeter un regard autour de nous. Un goût délicat
avait présidé à l'architecture et à l'ameublement de cette délicieuse
654 REVUE DES DEUX MONDES.
demeure. L'éclat du stuc qui couvrait les murailles, la blancheur des
colonnes , la fraîcheur des grandes dalles , la paraient mieux que
n'auraient pu le faire les lourdes draperies et les lambris dorés de
nos salons. Ce n'était qu'une miniature de palais, mais les ouvriers
de rionie avaient dû, aux plus beaux jours de la Grèce, en élever de
semblables. Point de porte à ouvrir pour passer du vestibule dans
le salon ou du salon dans la galerie intérieure. La brise errait libre-
ment d'une pièce à l'autre sans avoir à soulever une tenture. Des
meubles de laque et de rotin, des vases d'albâtre, des globes de
cristal, voilà les seuls objets que nos yeux rencontraient dans ces
appartemens. Tout à coup, d'un des angles du salon nous vîmes
s'élancer, avec un jappement joyeux, la plus ravissante petite créa-
ture qui ait jamais mérité de dormir sur les genoux d'une marquise :
c'était un chien du Japon à la robe noire et soyeuse marbrée de
raies blanches et de taches de feu , un chien de la grosseur d'un
rat, doué de la vivacité d'un écureuil. Il y avait une noblesse dans
sa petite tête, une intelligence dans son regard, qui relevaient au-
dessus de la classe ordinaire des roquets. Les caniches lilliputiens
de Manille, les bassets de Péking avec leurs jambes torses et leurs
gros yeux à fleur de tête , auraient eu l'air de Calibans auprès de
lui. M. van Rees l'avait payé un prix fabuleux; ne fallait-il pas cet
Ariel pour garder ce palais enchanté?
Dès que la voiture de M. van Rees fut avancée, nous partîmes pour
nous rendre chez M. le comte de Rochussen, et, au bout de quelques
minutes, nous montions les degrés de l'hôtel du gouvernement. Le
vice-roi des Indes néerlandaises ne saurait être entouré de trop de
splendeur. Il faut que les populations se prosternent devant le faste
qui l'environne. Nulle somptuosité de mauvais goût ne dépare pour-
tant la demeure qu'il habite. On a su donner à cet édifice un cachet
de grandeur sans rien sacrifier de la simplicité qui convient aux palais
de l'Orient. Des salles vastes et nues, froides comme une statue
qui vient de sortir d'un bloc de Carrare, des plafonds supportés par
des piliers doriques, des sièges rangés en demi-cercle au milieu d'une
immense galerie, je ne sais quelle gravité imposante, qui semblait
avoir passé des lignes de cette architecture dans les habitudes de
cette, enceinte, rembrunirent nos fronts et imprimèrent soudain à
notre démarche une raideur officielle. A l'entrée du vestibule, nous
trouvâmes un aide-de-camp qui nous conduisit auprès du gouverneur-
général. M. de Rochussen portait l'uniforme de maréchal, symbole
des vastes pouvoirs qui lui étaient conférés. De nombreux officiers
en grande tenue entouraient le gouverneur, et semblaient com-
poser sa maison militaire. Je ne sais si le palais du roi Guillaume
eût, présenté un aspect plus royal; j'avais sûrement vu pour ma
part plus d'une tête couronnée qu'environnaient moins d'éclat et
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 655
moins d'étiquette. Avant de nous faire asseoir, M. de Rochussen vou-
lut nous présenter lui-môme à M. le duc Bernard de Saxe-Weimar,
lieutenant-gouverneur et commandant de l'armée des Indes. Tous les
•étrangers qui ont eu l'honneur d'être reçus à Batavia par M. de Ro-
chussen savent quelle aménité et quelle grâce bienveillante tempé-
raient chez cet homme d'état la réserve et la dignité dont ses hautes
fonctions lui faisaient un devoir. Le duc Bernard est à bon droit cité
comme l'un des hommes les plus aimables et les plus spirituels
qu'aient produits ces maisons princières de l'Allemagne unies par
tant de liens intimes à la plupart des souverains de l'Europe. Nous
ne prolongeâmes point cette première visite; mais, quand nous quit-
tâmes le gouverneur-général de Batavia, nous avions appris une fois
de plus que la véritable courtoisie peut ne rien perdre de son charme
aux formes solennelles dont une étiquette rigoureuse l'entoure.
M. van Rees voulut nous ramener à son hôtel; il m'y réservait une
aimable surprise : la première personne qui s'offrit à mes regards,
quand je descendis de voiture, ce fut le docteur Burger. Instruit de
mon arrivée par le résident, il accourait pour m'enlever au passage.
Ce n'eût point été de la discrétion, c'eût été de l'ingratitude, que de
vouloir me soustraire aux empressemens d'une amitié qui avait si bien
résisté à quatre années d'absence. Le docteur triompha donc aisé-
ment des objections que j'essayai d'opposer à ses instances. Dès. cette
nuit même, je devins son hôte. Les émotions de la journée ne m'em-
pêchèrent pas de goûter un sommeil paisible. Lorsque j'ouvris les
yeux, le globe du soleil se montrait déjà comme un météore en-
flammé au-dessus de l'horizon. Le docteur était levé depuis plus d'une
heure. Selon son habitude, il s'était empressé de quitter sa chambre
pour venir s'asseoir sous le péristyle. Yêtu de la cabaya malaise et
d'un large pantalon d'indienne qu'un cordon de soie serrait autour
de sa taille, étendu dans un grand fauteuil à dossier renversé, les
pieds posés sur les barreaux d'une chaise, le coude appuyé sur un
guéridon, il aspirait en rêvant la fraîcheur du matin. Je me hâtai de
m' habiller et d'aller prendre place à côté de lui. La rencontre d'un
ami est toujours une bonne fortune; mais, quand cette rencontre a
lieu sur la terre étrangère, quand elle transforme une ville indiffé-
rente en un lieu de refuge où le cœur longtemps comprimé ne craint
plus de s'ouvrir, il faut remercier le ciel d'une double faveur. Jamais
je ne m'étais senti mieux disposé à admirer les beautés de la nature.
La température en ce moment était délicieuse. La brise de terre qui
avait régné toute la nuit avait rafraîchi l'atmosphère, et les premiers
rayons du soleil venaient de condenser cette humidité pénétrante.qui
tombe incessamment du ciel bleu des tropiques. La maison de M. Bur-
ger était bâtie sur le bord du canal que nous avions entrevu la veille.
On n'avait que quelques pas à faire pour se plonger au sortir du lit
656 REVUE DES DEUX MONDES.
dans un large bassin d'eau courante. Des cloisons et un toit de bam-
bou cachaient les baigneurs aux regards des passans. Les massifs
d'un parterre, où brillaient toutes les richesses de la flore java-
naise, s'étendaient entre la façade de la maison et la grille du jardin.
Là croissaient au milieu des ébéniers, des cassiers et des mimosas, le
sapan aux longues étamines, le gehang dont les palmes rigides se
développent comme un éventail, le dadap aux grappes de corail, le
kayou-pouli au tronc argenté, le tvarou aux fleurs jaunes ou aux co-
rolles écarlates, mille autres plantes dont le nom m'est resté inconnu,
et dont je crois encore voir frémir le feuillage. D'élégantes voitu-
res se croisaient déjà sur la route et passaient devant nous avec la
rapidité d'une flèche. D'infatigables piétons portaient suspendus aux
deux extrémités d'une perche flexible des paniers remplis de volailles
ou de fruits, et s'en allaient d'un pas cadencé ofi"rir de maison en
maison les produits de leurs basses-cours ou ceux de leurs vergers.
C'était une scène de singulière activité dont l'aspect variait à chaque
instant, comme si une main complaisante eût voulu faire passer sous
mes yeux toute une galerie de tableaux.
Cette belle et tiède matinée me rendait cependant un peu honteux
de mon inaction. Il me semblait que la promenade eût été à pareille
heure un exercice éminemment salutaire. Tel n'était pas l'avis du
docteur Burger. <( Tout eff"ort, disait-il, est funeste sous un ciel qui
énerve. Sortez en voiture, si cela vous convient; montez même à che-
val, je n'y vois pas d'inconvénient; mais, dans l'intérêt de votre santé,
ne marchez jamais. » Bien peu de personnes s'écartent à Batavia des
règles de cette hygiène. La plupart des Européens ne s'y servent de
leurs jambes que pour passer d'un appartement dans l'autre. C'est
assurément le pays où un paralytique sentirait le moins le malheur
de sa condition. Docile au vœu du docteur, je ne me permis de toute
la matinée d'autre effort que de jeter au vent la fumée de quatre ou
cinq cigares. Nulle part, si ce n'est à Smyrne, je n'avais fumé d'une
façon plus orientale. Assis sur les moelleux divans du café des Roses,
je n'avais qu'à prononcer d'une voix gutturale : verhana bir tcldbonkl
et verhana atesh! pour qu'Ismaël m'apportât à la fois une longue pipe
et du feu. Sous le portique hospitalier du docteur Burger, j'avais
encore moins de frais à faire. La langue malaise est si douce et si
musicale! Sapadal disais-je sans m'érailler le gosier comme aux
jours où j'essayais de parler turc. — la iouan! répondait un jeune
Javanais qui se tenait accroupi dans un coin de la verandah, une
mèche en bourre de cocotier à la main. — Cassi api.' apporte-moi
du feu! Je prenais un cigare sur le guéridon placé près de moi, et,
sans avoir eu la peine de détourner la tête, je continuais à suivre les
mille créations de ma fantaisie au milieu des blanches spirales qui
s'échappaient de mes lèvres.
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 657
Vers onze heures, le déjeuner vint m' enlever aux douceurs de cette
vie contemplative. Je fus surpris de l'étonnante profusion qui régnait
sur la table du docteur, profusion d'autant plus inutile que sous les
tropiques on ne se sent guère disposé à faire honneur à de tels fes-
tins. Le regard se détourne avec dégoût des viandes fumantes et des
mets substantiels que l'estomac répudie. L'appétit émoussé ne se ra-
nime un instant que sous l'influence excitante des épices. Le docteur
Burger possédait encore à ce sujet de précieux aphorismes. <i Le
poivre est échauffant, disait-il, le piment seul rafraîchit. » Le fait
est qu'au bout de quinze jours le docteur m'avait guéri d'une irrita-
tion d'entrailles par un usage judicieux du kaiTick à l'indienne. Un
partisan aussi décidé de la médecine tonique devait naturellement
s'élever contre l'abus des finiits. L'ananas, la pamplemousse, le li-
tchi, le sursak, avec leur saveur acide et sucrée, lui semblaient
encore plus dangereux que le poivre. Il n'exceptait guère de la pro-
scription générale que la figue banane et le roi des fruits, le man-^
goustan, semblable à une orange renfermée dans la peau d'une gre-
nade, dont la pulpe fondante et blanche ne saurait être mieux
comparée qu'à un sorbet à la pêche.
Quand à Batavia on a perdu sa matinée, il faut savoir faire trêve
à ses projets, et chercher dans le sommeil l'oubli d'une curiosité im-
patiente. Je me décidai sans peine à remettre au lendemain le plai-
sir de parcourir la vieille ville et la ville neuve; mais avant d'endos-
ser la cabaya et de revêtir le pantalon moresque, indispensable
préliminaire d'une sieste javanaise, je voulus faire plus ample con-
naissance avec la maison de M. Burger. La salle à manger donnait
sur une vaste cour intérieure. Un figuier aux rameaux étendus et aux
racines multipliantes, le waringin, si cher aux Javanais et aux Chi-
nois, s'élevait au centre de cette cour et couvrait de son ombre tout
un village indigène. Chacun des nombreux serviteurs de M. Burger
avait là son toit de chaume. C'était un phalanstère où rien n'était en
commun, si ce n'est la providence du docteur. Aussi la paix et l'abon-
dance régnaient-elles au sein de cette heureuse peuplade. Les femmes
n'avaient d'autre soin que d'allaiter leurs enfans, de piler le, paddy (1)
ou de tisser le sarong conjugal; les jeunes filles allaient dès le matin
suspendre aux rameaux du figuier la cage où la tourterelle roucou-
lait jusqu'au soir son long gémissement d'amour. Une foule de petits
êtres à la peau cuivrée rampaient dans la poussière ou demeuraient
assis sur le seuil de la case, promenant autour d'eux des regards so-
lennels. Tout cela vivait sans effort, sans souci du passé, sans inquié-
tude de l'avenir, attendant le paddy quotidien du docteur comme
(1) Paddy à Java, ^alay à Manille : c'est le riz avant (pi'il soit dépouillé de son enveloppe.
658 REVUE DES DEUX MONDES.
l'herbe des champs attend la rosée des nuits, comme les grands
arbres se confient pour alimenter leur sève aux sucs nourriciers de
la terre. C'était le bonheur insouciant du sauvage abrité sous l'aile
d'une philosophie bienfaisante.
La chaleur cependant était devenue accablante. Il fallait se rendre
aux douceurs énervantes du climat, Européens et Javanais m'en
donnaient l'exemple. Je me décidai à me jeter sur mon lit; je n'y
trouvai qu'un sommeil agité. Vers quatre heures, l'orage qui gron-
dait depuis quelque temps dans les gorges profondes du Guédé s'a-
battit sur le jardin comme une avalanche. La foudre dardait de tous
les points du ciel ses langues fourchues, le vent soulevait des nuages
de poussière, et la maison ébranlée tremblait sur ses fondemens.
Cette convulsion violente ne dura que quelques minutes. Réveillé par
l'orage, je me hâtai de m'habiller, car un nouveau repas m'attendait.
Entre le déjeuner et le dîner on n'avait mis que l'intervalle de la
sieste. N'allez point croire à ce trait que les Hollandais aient apporté
dans les Indes l'appétit de Pantagruel. Mon Dieu! non : une foule de
plats couvre, il est vrai, la table, mais ces plats n'obtiendront des
convives qu'un sourire dédaigneux. Le dîner, à tout prendre, n'est à
Batavia qu'une coutume importune. Si l'on en avance l'heure, je
croirais volontiers que c'est pour en être débarrassé plus tôt. La
soirée est au contraire le moment où la gaieté renaît, où les amis se
visitent, où les causeries de tous Côtés s'éveillent. La température
pendant la journée s'élève souvent jusqu'à 32 degrés centigrades;
elle redescend aux approches de la nuit à 22 et 23 degrés. Le voya-
geur qui n'aurait visité Batavia que pendant le jour n'envierait point,
à coup sûr, le sort de ses habitans. Celui qui pourrait y arriver avec
les premières ombres du soir pour en sortir une heure après le lever
du soleil s'imaginerait avoii* traversé ces champs délicieux que les
Grecs n'avaient osé placer que sur l'autre rive du Styx.
J'aurais pu, sans sortir de chez le docteur Burger, étudier dans ses
moindres détails la vie intime des colons hollandais, de ceux du moins
dont la fortune est faite, et pour lesquels l'île de Java est devenue
une seconde patrie. En se retirant des affaires, ces heureux créoles
ont songé pour la plupart à fixer leur résidence en Europe; lorsque
l'hiver est arrivé avec ses frimas, ils se sont pris à regretter leur beau
paradis des Indes, leur existence somptueuse et facile, et ils sont re-
venus à Batavia, non plus pour y demander un salaire au gouverne-
ment ou tenter d'y grossir leur fortune, mais pour y passer la vie plus
doucement qu'ailleurs. L'entretien d'une maison entraîne cependant
à Batavia des frais considérables. Le budget d'un modeste ménage y
dépasse souvent le chiffre des appointemëns attribués en France à
un lieutenant-général : trente mille livres de rente constituent à peine
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 659
dans cet Eldorado une honorable aisance. Ce qui serait luxe en Eu-
rope est besoin impérieux ou rigoureuse convenance à Java. A moins
de marcher sous un dais à l'instar des Chinois, qui se font souvent
suivre d'un esclave portant au-dessus de leur tête un immense para-
sol (1) , vous ne pourrez vous transporter à vingt pas de votre de-
meure sans monter en voiture. L'intérêt de votre santé et votre ré-
putation de gentleman l'exigent. Il vous faudra aussi habiter à vous
seul une maison tout entière. Vous y rassemblerez, en dépit de tous
vos projets de réforme, une armée de domestiques; car, semblables
aux coulis de l'Inde, les domestiques javanais n'exercent qu'une fonc-
tion et ne souffrent guère qu'on les détourne de leur emploi spécial.
Vous aurez deux voitures au moins, et dans votre écurie trois ou
quatre attelages. Je ne parle point des dîners, du théâtre et des fêtes.
Si vous ne dépensez pour vous tenir au niveau de la classe moyenne
que 2,000 francs par mois, vous serez économe; mais aussi vous au-
rez été servi, traîné comme un nabab; vous aurez savouré les plus
molles délices que puisse procurer la richesse.
2,000 francs par mois sont aux Indes le traitement d'un colonel ou
d'un conseiller de la haute cour de justice. C'est le moins qu'on
puisse allouer aux employés supérieurs de la colonie „ si l'on veut leur
fournir les moyens de faire honneur à leur rang et de ne pas déchoir
de leur position sociale. L'existence d'un fonctionnaire ou d'un négo-
ciant hollandais à Java ne ressemble guère à celle du créole indépen-
dant qui n'a d'autre souci que de mettre d'accord ses goûts avec ses
revenus. Dans les sphères actives de la société, on retrouve à Batavia
comme partout ailleurs le zèle persévérant, l'assiduité au travail qui
distinguent la race hollandaise. Ce n'est ni un des employés du gou-
vernement, ni un des commis de la Maatschappy que l'on prendra
jamais pour Renaud au milieu des jardins d'Armide. Dès dix heures
du matin, chacun court à son bureau et n'en sort qu'à quatre ou cinq
heures du soir. Le docteur Burger devait la douceur de ses loisirs à
de longues années de cette vie laborieuse. 11 avait acquis péniblement
le droit de philosopher à son aise. Si chère que lui fût la rêverie, il n'en
pouvait cependant goûter le charme que lorsqu'il n'y avait pour lui
aucun bien à faire ni aucun ami à obliger. A l'occasion, il redevenait
l'homme infatigable dont toute la colonie avait pu admirer le zèle
(1) On compte dans l'île de Java 4^751 esclaves; mais nous avons pu voir de nos propres
yeux, pendant notre séjour à Macassar, de quelle sollicitude le gouvernement hollan-
dais entourait cette classe trop nombreuse encore. Le propriétaire qui maltraite un de
ses esclaves est à l'instant frappé d'une amende. Cette intervention du magistrat dans le
moindre conflit domestique a rendu la possession de l'esclave une chose si onéreuse et
souvent même si irritante, qu'un affranchissement général ne peut tarder à effacer des _
possessions hollandaises dans les Indes la dernière trace de l'esclavage.
660 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la triple situation de fonctionnaire, de négociant ou de planteur.
Il savait combien j'étais désireux de mettre à profit les trop courts
instans que je devais passer à Java, et il se promettait d'avance de
jouir de mes émotions. Aussi fut-il le premier, dès le lendemain de
mon arrivée, à me proposer de parcourir la vieille ville et les nou-
veaux quartiers de Batavia.
J'allais donc voir cette fastueuse rivale de Calcutta et de Bombay,
cette ville dont mon père m'avait tant de fois entretenu et qu'il avait
visitée plus d'un demi-siècle avant moi! Lui-même à cette heure
n'eût-il pas mis en doute la fidélité de ses souvenirs à la vue des
changemens qui s'étaient accomplis sur ces rivages, non moins fu-
nestes à l'expédition de M. d'Entrecasteaux qu'aux équipages du ca-
pitaine Cook et du capitaine Bougainville (1)? Les enfans de Japhet
ont porté jusque dans l'extrême Orient la mobilité de leurs goûts et
l'audace de leur esprit novateur. Une ville nouvelle a tué l'antique
capitale des Indes. La citadelle de Batavia a disparu ; les palais de
l'ancienne régence jonchent la terre, ou sont convertis en bureaux et
en magasins. Les fondateurs de Batavia, comme ceux de Manille, n'a-
vaient songé qu'à élever une place forte. Ils donnèrent à cette ville
la forme d'un rectangle entouré de murs et de bastions, dont la face
septentrionale était occupée par une vaste citadelle. Le Tji-Liwong
traversait Batavia dans toute sa longueur. Une infinité de canaux la
sillonnaient dans tous les sens. Des quais plantés d'arbres, des rues
spacieuses et se coupant à angle droit, des maisons à plusieurs étages
donnaient alors à la capitale des Indes un caractère de grandeur qui
(1) Il ne sera peut-être point sans intérêt de reproduire ici les lignes suivantes que
j'extrais^ sans y rien changer, des journaux que m'a laissés mon père. « Notre arrivée
devant Batavia, écrivait-il en 1795, nous donna une haute idée de la richesse de c^ette
ville. Un nombre considérable de bàtimens était à l'ancre, et, parmi eux , on pouvait
compter plusieurs vaisseaux de 64 et de 50 canons. La rade est vaste et abritée des vents
du large par plusieurs petites îles sur lesquelles on a élevé des forteresses et des établis-
semens pour le radoub des navires, ou des magasins pour y déposer leurs cargaisons. Le
mouillage est un peu éloigné de l'embouchure de l«a rivière qui conduit à la ville. Les
eaux de ce canal sont sales et bourbeuses. Les rives en sont couvertes, à marée basse,
d'une vase liquide qui, échauffée par un soleil ardent, donne naissance à des émanations
fétides qui pourraient à elles seules expliquer l'insalubrité du climat. Nous ne tardâmes
pas à en ressentir la funeste influence. Deux de nos lieutcnans de vaisseau ainsi que plu-
sieurs de nos marins furent atteints dès les premiers joxu-s de fièvres pernicieuses aux-
quelles ils succombèrent. Pendant notre séjour à Batavia, la compagnie hollandaise
éprouva dans ses états-majors des pertes cruelles. Elle essaya de recruter, parmi les
jeunes gens de notre expédition qui venait de se dissoudre, des capitaines et des offi-
ciers pour ses vaisseaux. Bien que je n'eusse pas encore dix-neuf ans, on me proposa le
grade de capitaine et le commandement d'un vaisseau de 50 canons. Cette offre était sé-
duisante. Deux ou trois voyages aux Moluques pouvaient m'assurer une belle foitmae. Je
refusai cependant. Il fallait renoncer à mon pays, prendre la cocarde orange, changer de
pavillon. Cette pensée me révoltait. »
LA BAYONNAJSE A BATAVIA. 661
répondait à sa richesse et à son importance. Malheureusement l'air
circulait à peine à l'abri de ces hautes murailles et au milieu de ces
maisons contiguës. Les canaux à demi comblés laissaient échapper
des miasmes infects. Le climat faisait chaque année des milliers de
victimes. Le général Daendels conçut, en 1808, un projet qu'il ac-
complit avec la rare énergie de son caractère. Décidé à couper le mal
dans sa racine, il fit raser les murs et la citadelle de Batavia : il ne se
contenta point d'assainir ainsi l'ancienne ville, il voulut en fonder une
nouvelle. A trois milles environ du rivage, sur un terrain déjà élevé
de 30 pieds au-dessus du niveau de la mer, il fit construire de vastes
casernes, d'élégantes habitations pour les officiers, et un immense '"^
édifice destiné à devenir le palais du gouverneur-général, mais dans
lequel M. Van der Capellen, effrayé des proportions de ce monument
disgracieux, établit pendant son gouvernement les bureaux de l'ad-
ministration. Cette cité militaire reçut le nom de Weltevreden. Dès
l'amiée 1816, elle menaçait d'un entier abandon la vieille ville. Les
employés avaient donné le signal de l'émigration. Les négocians les
suivirent. De charmantes villas se groupèrent de toutes parts autour
du nouveau quartier fondé par le général Daendels, et la ville ma-
ritime ne fut plus visitée par les Européens que pendant les heures
destinées aux affaires. Batavia aujourd'hui a en partie disparu; un
grand nombre de maisons tombaient en ruines, on s'est hâté de les
démolir. On n'a respecté que les rues principales où de vastes hôtels
serrés l'un contre l'autre élèvent encore dans l'air un double et triple
^tage. En pénétrant sous ces voûtes épaisses depuis longtemps dé-
pouillées de leur magnificence, en gravissant les larges escaliers de
pierre qui me conduisaient d'un comptoir à une chambre encombrée
de barriques de sucre ou de sacs de café, je m'étonnais du caractère
de solidité et de durée qu'avaient osé imprimer à leurs demeures les
premiers colons hollandais. Il fallait que l'esprit de ce siècle fût bien
empreint des idées de grandeur héréditaire pour que les fondateurs
de Batavia songeassent à ériger de pareils monumens sur un sol où
la vie humaine était pour les Européens si précaire et si courte (1).
De la vieille ville de la compa^ie, il ne subsiste plus aujourd'hui
dans son intégrité que le campong chinois. Ge quartier, habité par
(1) Je retrouve encore dans les mémoires inédits de mon père le souvenir du faste que
déployaient à cette époque dans leurs gouvernemens les employés supérieurs de la com-
pagnie des Indes. « Nous étions depuis très peu de jours à Sourabaya, lorsque le gouver-
neur de cette partie de l'île fut appelé à Batavia pour y siéger au conseil de la haute
régence. Son remplaçant, M. Hogendorp, homme d'esprit et de cœur, parlant toutes
les langues vivantes et joignant à une instruction profonde une physionomie des plus
gracieuses, avait de plus à nos yeux le mérite de beaucoup aimer les Français. Nous
n'eûmes donc qu'à nous louer de ses procédés affables. Il ne donnait pas une fête que
662 REVUE DES DEUX MONDES.
une population de 32,000 âmes, est situé près du bord de la mer, à
l'ouest du canal qui traverse la ville européenne. C'est un des fau-
bourgs de Canton transporté sous ce ciel étranger avec ses ruelles
étroites et ses carrefours, avec ses magasins et ses échoppes, avec
ses enseignes et ses lanternes. La colonie chinoise a menacé plus
d'une fois la sécurité de l'établissement hollandais. En 1660, elle
soutint les prétentions d'un prince de la famille de Mataram, qui
reçut des Javanais le surnom dérisoire d'empereur des ^^hinois. En
1740, elle tenta de s'emparer de Batavia. Des rassemblemens se for-
mèrent dans la campagne et se portèrent en armes sous les murs de
la ville. Il ne fallut qu'une démonstration vigoureuse pour les dis-
perser. Craignant cependant que l'insurrection vaincue ne comptât
de nombreux complices parmi les étrangers qui n'y avaient point pris
une part active, ou voulant par un grand coup effrayer à jamais les
rebelles, le gouverneur hollandais osa, dit-on, ameuter contre les
Chinois les instincts féroces de la populace javanaise. Des troupes de
furieux se ruèrent, la torche en main, sur le campong^ et le livrèrent
aux flammes. Dix mille victimes furent égorgées dans un seul jour.
C'est le souvenir le plus néfaste de l'histoire de la compagnie. Les
Chinois heureusement s'émeuvent peu de pareils désastres. Sous le
courroux des despotes ou sous les fureurs populaires, ils courbent la
tête comme à l'approche de l'ouragan. Ils ne font cas ni d'un mas-
sacre ni d'un typhon. Leur immense population ressemble à ces tours
vivantes dont parle Bossuet, qui réparent à l'instant leurs brèches.
Quelques, années après la catastrophe de 1740, ils avaient reparu à
Batavia aussi nombreux, aussi actifs qu'auparavant. Un écrivain hol-
landais a fait remarquer, non sans raison, que, si les lois du Céleste
Empire cessaient de s'opposer à l'émigration des femmes, la Malaisie
ne tarderait point à devenir une province de l'empire chinois. Jus-
qu'à présent, le trop plein des provinces méridionales de la Chine
ne se déverse point chaque année sur les côtes de l'archipel indien
dans l'intention de s'y établir. Il est peu de Chinois qui abandonnent
la terre natale sans emporter l'espoir de la revoir avant de mourir.
On comptait cependant à Java, en 1849, 108,000 Chinois. Il n'y avait
à la même époque, dans toute l'île, que 16,000 Européens et 20,000
nous n'y fussions invités. Son hôtel nous était tous les jours ouvert^ et chaque soir nous
y étions accueillis avec l'urbanité la plus flatteuse. M. Hogendorp étalait dans son gou-
vernement un faste asiatique. Sa garde était composée de cavaliers vêtus d'un élégant
uniforme M. Hogendorp ne sortait qu'en voiture à six chevaux et toujours suivi d'une
nombreuse escorte. Dans les fêtes airsquelles nous étions conviés^ deux esclaves jeunes
et belles étaient affectées au service de chaque convive, et une excellente musique se
faisait entepdre pendant toute la durée du repas. » Par une singidière coïncidence, j'ai
eu le plaisir de rencontrer à Batavia le fils du général Hogendorp, devenu lui-même
conseiller des Indes après avoir été l'un des plus braves officiers de l'armée française.
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 663
Bouguis OU Arabes. Le gouvernement hollandais a voulu, en temps
opportun, limiter le chiffre de ces turbulens auxiliaires. Sous l'ad-
ministration de M. Duyjnaer van Twist, une ordonnance du conseil
des Indes a interdit jusqu'à nouvel ordre, aux habitans du territoire
céleste, l'entrée d'une île où leur industrie offrait moins d'avantages
que leurs pratiques usuraires et leurs brigues sournoises ne présen-
taient de dangers.
Il existe à Batavia trois populations distinctes. On y peut recon-
naître aussi trois villes plutôt que trois quartiers séparés. Les Chi-
nois, nous l'avons dit, au nombre de 32,000, habitent le bord de
la mer. Une ceinture de villages, dans lesquels vivent agglomérés
2/i0,000 Javanais, enveloppe la ville européenne. Cette dernière
compte à peine 3,500 habitans, et embrasse cependant un immense
espace. Le quartier fondé par le général Daendels a étendu un de
ses bras vers la mer, l'autre vers les montagnes. Weltevreden, par
ses dépendances, touche d'un côté au faubourg méridional de la
ville basse, de l'autre au quartier javanais de Meester-Cornelis, élevé
de trente-trois mètres au-dessus du niveau de l'océan et distant
de six milles environ du rivage. Molevnliet, Noordwyk, Ryswyk,
Koning's-Plein , Weltevreden , Gounong-Saharie , composent moins
une ville qu'un parc sans limites, entrecoupé de mille bouquets
d'arbres, de longues avenues remplies d'ombre, de prairies, de cours
d'eau, de délicieux pavillons cachés par la main des fées au milieu
de touffes de verdure. Les places ménagées au centre de cet échiquier
fantastique ne sont point d'arides déserts d'asphalte ou de granité.
Ce sont de vastes pelouses dont les bœufs du Bengale, au garrot
renflé comme la bosse du bison, viennent tondre en mugissant l'herbe
épaisse et courte. Des allées couvertes par les grands rameaux du
djatli, du waringin ou du tamarinier, encadrent d'une double en-
ceinte ces tapis de gazon. De brillantes cavalcades errent chaque
matin sous leurs ombrages, d'élégantes calèches traversent rapide-
ment les rues voisines, et de légères pirogues descendent, emportées
par le courant, les canaux qu'alimente le Tji-Liwong. La ville neuve
de Batavia est, âmes yeux, la plus ravissante création qu'ait enfantée
la fantaisie humaine. Une exquise propreté en complète la grâce et
en fait valoir les plus minutieux détails. Moins de recherche prési-
dait à l'entretien des carrés de tulipes d'Haarlem, et les jardins du
Généraliffe auraient paru sans poésie à côté de semblables merveilles.
Un magnifique résultat a couronné cette œuvre intelligente. Batavia
A cessé de dévorer sa population. Nulle part sous les tropiques , la
mortalité n'est moins considérable que dans cette ville, où jadis la
vie d'un Européen ne durait souvent qu'une saison. Sans doute on
y est encore exposé aux maladies qu'amène l'influence débilitante
C6â RETUE DES DEUX MONDES.
du climat; la fibre y perd son énergie, le sang son oxygène; on
peut y languir, on n'y meurt plus.
Je ne veux point essayer de cacher ma partialité pour Batavia.
C'est la ville où je crois que je pourrais le mieux supporter tout le
poids de l'exil. Je ne me plaindrais point cependant de trouver dans
cette ville de prédilection un peu moins des grands airs que lui
donne son rang de capitale. .Tout y respire un peu trop, pour mes
goûts, le faste et l'opulence. Point de fête qui n'y réunisse des mil-
liers d'invités, point de festin qui n'y prenne les 'proportions d'un
banquet. Quand nous dînions chez le gouverneur-général, une table
de soixante couverts rassemblait dans une vaste galerie des fonc-
tionnaires dont le rang était marqué d'avance. Derrière chaque con-
vive se tenait immobile un domestique en livrée. Ce double front de
broderies et d'épaulettes, cette armée de turbans rangés en bataille,
cette salle éblouissante de lumières, cette splendeur orientale unie à
ce luxe européen, auraient tenté le pinceau d'un Paul Véronèse. L'île
de Java, grâce aux différentes zones botaniques que présentent ses
hautes montagnes, peut offrir au palais blasé du voyageur des fruits
de tous les climats. Les navires des Etats-Unis y apportent chaque
année les gros blocs de glace bleuâtre des lacs américains. On oublie-
rait donc aisément que l'on dîne à cent vingt lieues de l'équateur, si
à côté des fraises ou des raisins cultivés sur les pentes du Guédé, à
plus de mille mètres au-dessus du niveau de la mer, on ne voyait
figurer les trésors embaumés de la plaine.
J'aimais surtout dans cette gracieuse ville de Batavia ses goûts
européens et ses habitudes françaises. C'était là ce qui me consolait
de l'ennui de traîner en tout lieu mon grand sabre et mon uniforme.
Dans les salons, je n'entendais parler que notre langue; sur la scène,
je retrouvais nos auteurs et nos pièces de théâtre. Les Mousquetaires
de la Reine et la Favorite se partageaient, pendant notre séjour dans
l'île de Java, la faveur publique. Je n'oublierai de ma vie le coup
d'œil que présentait la salle de spectacle la première fois que j'y fus
conduit par M. Burger. Les deux loges d'avant-scène étaient occu-
pées par le gouverneur-général et par le duc Bernard, entoui'és de
leurs aides-de-camp. Les conseillers des Indes avaient leurs places
réservées au centre du balcon. Sur un double rang brillaient tout
autour d'une longue galerie de forme elliptique les fraîches toilettes
des dames. Par une singularité que je ne tenterai point d'expliquer,
les femmes du midi de l'Europe résistent moins bien au climat des
tropiques Tjue les femmes du nord. Sous l'influence accablante de la
zone torride, les grands yeux noirs des Espagnoles ne tardent pas à
perdre leur vivacité; vous voyez leurs lèvres pâlir, leur teint se plom-
ber, la fatigue et l'ennui creuser sur leur beau front une ride préy
LA BAYONNAISE A BATAVIA. 665
coce. Le sang flamand, au contraire, ne cesse point de parer du plus
vif incarnat l'aimable visage des crépies hollandaises et leur bouche
vermeille, qui semble toujours sourire. Je n'ai jamais beaucoup admiré
les beautés de la famille malaise ou les charmes de la race chinoise.
Aussi j'éprouvai, je l'avoue, en jetant les yeux sur cette galerie tout
étincelante de fraîcheur et de beauté, quelque chose de l'émotion du
sauvage retrouvant dans les serres de Jussieu les verts arbustes de
son île.
Nous n'étions pas les seuls étrangers qu'un pareil spectacle cap-
tivât. Les ambassadeurs que l'île de Bali avait envoyés à Batavia pour
régler les conditions d'une paix définitive semblaient exprimer par
leurs regards une admiration vive et sincère. Ces ambassadeurs
étaient peut-être moins des négociateurs que des otages. Le gouver-
nement hollandais se plaisait toutefois à les entourer d'égards et à
déployer devant eux l'éclat de sa puissance. Il leur avait donné pour
interprète et pour guide un Arabe de Bornéo, caractère subtil et insi-
nuant, d'une fidélité jadis douteuse, que des faveurs récentes avaient
enfin conquis aux intérêts de la Hollande. Ce compatriote du pro-
phète, vêtu d'une longue robe de soie et coiffé d'un large turban
d'une blancheur irréprochable, dominait de sa haute taille les princes
balinais accroupis sur leur banquette comme des chefs iroquois au-
tour du feu du conseil. Le profil régulier et sévère de l'Arabe, les
belles lignes de ce type biblique ne faisaient que mieux ressortir la
face écrasée et les traits sans noblesse de la race hindoue. Le costume
des ambassadeurs de Bali était d'une extrême simplicité. Cette sim-
plicité cependant avait sa poésie et sa grandeur ; elle convenait aux
guerriers à demi sauvages qui avaient figuré sur les champs de ba-
taille de Djaga-Raga et de Klong-Kong; une pièce de coton enroulée
autour du corps leur tombait jusqu'à mi-cuisse; leur buste était en-
tièrement nu ; leurs cheveux, relevés et attachés sur le sommet du
crâne, étaient ornés d'une fleur d'hibiscus. C'était ainsi que les com-
pagnons de Léonidas, après s'être frottés d'huile, avaient dû se pré-
senter au combat. Les princes balinais ne portaient d'autre arme que
leur kris, placé, suivant leur coutume, derrière le dos. L'extrémité
du fourreau était enfoncée dans les plis de leur ceinture, tandis que
la poignée, enrichie d'or et de pierreries, dépassait presque la hau-
teur de leur tête. Tel était autrefois le costume de cour de la no-
blesse javanaise, et tel est encore aujourd'hui celui des habitans
de Bali. Le buste découvert a toujours été considéré dans l'archipel
indien comme un signe de déférence et de respect. Avec leur peau
fauve et dorée, leur coiffure de femme, leur regard à la fois effronté
et intrépide, ces princes hindous me rappelaient bien le mélange de
sensualité et d'audace qui forme le trait distinctif des populations
TOME I. 43
666 REVUE DES DEUX MONDES.
malaises. Tout à coup l'orchestre lit retentir une marche guerrière :
c'était l'hymne de Djaga-Raga, le chant de victoire de l'armée hollan-
daise. Les ambassadeurs balinais tressaillirent ; un éclair fanatique
jaillit dç leurs yeux moroses. Quand la voix des clairons se tut, quand
les vibrations des cymbales s'apaisèrent, ils reprirent leur attitude
indifférente, et ne parurent accorder d'intérêt au drame qui se dérou-
lait devant eux que lorsqu'il y eut des épées brandies en l'air ou
replongées brusquement dans le fourreau. Cette soirée, où la civili-
sation em'opéenne s'efforçait de déployer toutes ses séductions sous
les yeux des derniers champions de l'indépendance malaise, me frappa
vivement. Je me rappelle surtout quel légitime orgueil brillait sur
ces belles figures militaires qui venaient de se bronzer au soleil de
Bali. Plusieurs officiers hollandais étaient encore convalescens de
leurs blessures. On me les montrait dans la salle en me racontant
leurs récens exploits. Ces glorieux souvenirs, présens à tous les es-
prits, laissaient dans l'air je ne sais quelle odeur de poudre, quel par-
fum d'héroïsme qui faisait plaisir à respirer.
C'est ainsi que chaque jour me réservait à Batavia une émotion
nouvelle. Tantôt on me faisait visiter les vastes salons du Cei-.cle de
l'Harmonie, le plus gracieux monument de Batavia, celui qui, par sa
blancheur de marbre, ses terrasses à l'italienne, ses arceaux, ses por-
tiques, me rappelait le mieux les palais du Bosphore; tantôt on me .
conduisait dans l'immense galerie où sont appendus les portraits des
quarante-six gouverneurs qui, de 1601 à 1845, ont présidé aux des-
tinées des Indes néerlandaises. D'autres fois, un chemin que bordaient
de rians buissons de cœsalpinia en fleurs me menait, à mon insu,
jusqu'au pied des glacis de la citadelle. Je ne me lassais point de
revoir les mêmes sites, d'admirer les mêmes merveilles. Il suffisait
d'un nuage, d'un rayon de soleil, d'un souffle de brise pour en chan-
ger l'aspect : c'était la nature à la fois la plus riche et la plus mo-
bile que j'eusse encore contemplée. Mais ce sont là des souvenirs
qui s'effacent aisément et que je m'étonne de retrouver encore. Ce
qui se grave bien mieux dans la mémoire, quand on a vécu pendant
quelque temps au milieu des colons hollandais, c'est leur bienveil-
lance sincère, leur urbanité sans faste et sans effort. Dans quelques
çinnées, si des chances imprévues ne m'ont pas de nouveau conduit
vers le détroit de la Sonde, mon esprit n'aura plus gardé qu'une
impression confuse de tous ces frais jardins, de tous ces rians porti-
ques; j'aurai peut-être oublié Batavia ; je suis bien sur que je me
souviendrai de ses habitans.
E. JURIEN DE LA GrAVIÈRE.
LE CAMP
MARÉCHAL RADETZKY.
Erinnerungen eines oesterreickischen Veleranen aiis dem italienischen Kriege der Jahreti
18A8-1849, Stuttgart and Tubingeu 1852, Cotta.
Quelque soit le sentiment qu'on professe à l'endroit de la domina-
tion étrangère en Italie, il est impossible aujourd'hui de ne pas re-
connaître les services que l'armée autrichienne a rendus à la cause
de la civilisation pendant les années ISliS et 1849. Ce ique nous
disons ici, les cœurs les plus sympathiques à cette noble terre n'ont
point à le prendre en mauvaise part, car c'est la révolution euro-
péenne plus encore que l'indépendance nationale que l'Autriche a
vaincue en Italie, et là-dessus les Piémontais eux-mêmes sont d'ac-
cord. Lisez l'ouvrage remarquable à plus d'un titre, quoique trop
personnel peut-être, que le général Bava a écrit sur cette guerre, —
et vous verrez quelle détestable impression ont laissée de ce côté
Mazzini et ses tristes complices. Un officier autrichien né s'exprime-
rait pas sur leur compte avec plus de dédain et d'amertume. Il était
dans la destinée de ces hommes hypocrites et pervers de soulever
contre eux, à un moment donné, ceux-là même qui le plus généreu-
sement avaient obéi à l'impulsion de leur propagande. On devait finir
par comprendre dans le camp de Charles-Albert que les plus impla-
cables ennemis de la monarchie piémontaise n'étaient pas sous les.
drapeaux de Radetzky, et la journée de Gênes, où le général de La
Marmora eut affaire aux mêmes adversaires que Wimpffen, Haynau
et d'Aspre foudroyaient dans Livourne, Bologne et Brescia, vint dé-
668 * REVUE DES DEUX MONDES.
montrer suffisamment que si la première phase de cette guerre avait
eu pour objet l'extermination des barbares tudesques, il s'agissait pu-
rement et simplement, dans la seconde, de jeter à bas toute espèce
de pouvoir sans tenir acte de la nationalité de son origine.
Pendant le siège de Milan, il y eut une heure singulièrement carac-
téristique : ce fut celle où la révolution se trouva prise entre deux feux;
Autrichiens et Piémontais tiraient sur elle indistinctement. C'était
bien là, en effet, l'ennemi commun. L'Autriche, dès le premier jour,
se le tint pour dit, et ne cessa de manœuvrer en conséquence; quant
à Charles-Albert, placé naturellement à un autre point de vue, la
raison ne lui vint que plus tard ; son imagination ardente parla
d'abord, et très imprudemment il s'y laissa entraîner, sans voir que
ces illusions, auxquelles il aimait tant à se livrer, étaient l'œuvre
d'un infernal thaumaturge, de ce froid et mystique Mazzini, qui,
pareil à ces nécromans orientaux, évoquait aux yeux du roi qu'il
voulait égarer de fabuleux mirages. Persuadé de la profonde im-
puissance d'un carbonarisme caduc et sceptique, dont la police autri-
chienne se complaisait à déjouer chaque effort avec une méthodique
persistance, instruit par trois ou quatre échauffourées de l'entière
inutilité des tentatives partielles, Mazzini entreprit de s'instituer le
pontife souverain d'une idée nouvelle, d'un système. De là ce plan de
réunir sous une même couronne les divers états de l'Italie, plan su-
blime par lequel il enrôlait dans sa croisade contre l'Autriche, son
seul épouvantail, certains princes dont il ne lui coûtait rien d'allé-
cher l'ambition, quitte à susciter contre eux ses bandes révolution-
naires, lorsqu'il se serait servi de leurs armées pour renverser un
ennemi ferme et vigilant, et sur lequel lui et les siens ne pouvaient
mordre. Ora e sempre, — maintenant et toujours! avait dit Mazzini
à son début, alors qu'il se révélait comme chef de la jeune Italie.
On voit qu'il demeurait fidèle à sa devise : chez lui, le conspirateur
n'abdique jamais, il se modifie. Le carbonarisme avait été sa pre-
mière manière; la combinaison machiavélique et puissante deV If.alm
uniia fut sa seconde, et jusqu'à présent du moins son chef-d'œuvre.
Pour arriver à ses fins, pour mettre l'idée en pratique, il lui fallait
deux choses également indispensable^ : de l'argent et des circon-
stances. La mauvaise humeur adroitement exploitée des plus riches
familles de l'aristocratie de son pays lui fournit le nerf de la guerre,
la révolution de février et la chute du gouvernement de Louis-Phi-
lippe furent l'occasion.
U y avait, on le sait, dans l'Italie de 18A8 deux partis politiques
tendant par les voies les plus contraires vers l'indépendance et l'unité
nationales. A la tête de l'un était l'abbé Gioberti, qui voulait une
sorte de confédération aveclepape au sommet. L'autre parti, le parti
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 669
de l'idée révolutionnaire dans toute la force de son expansion, avait
Mazzini pour grand-prêtre. Son système à lui était des plus simples :
il voulait la destruction de tous les gouvernemens, et, sur leurs
ruines amoncelées, la république romaine; mais si tel était son der-
nier mot, il n'avait garde, on le suppose, de l'articuler, et laissait
volontiers passer devant lui les plus pressés, leur donnant au besoin
un coup de main dans l'occasion. Tandis que Gioberti, esprit roma-
nesque et fantasque, trop philosophe pour un prêtre, trop prêtre
pour un philosophe, se livrait à ses divagations triomphantes, tandis
que le comte Cesare Balbo exposait, dans les Speranze d'Italia^ cette
idée au moins bizarre — que l'Italie ne renaîtrait qu'au jour de la dis-
solution de l'empire ottoman, l'impénétrable Mazzini, quoique plein
de dédain pour ces travaux d'idéologue, ne cessait pas de les encou-
rager, car les théories du libéralisme de l'époque avaient à ses yeux
leur utilité pratique : elles déblayaient le terrain, elles démocrati-
saient les princes et les gouvernemens, et l'on sait ce que valent, au
jour où l'insurrection se démasque, les princes et les gouvernemens
démocratisés. Avant même qu'ils eussent eu le temps de s'en douter,
la plupart des souverains de l'Italie étaient devenus la proie de la
révolution. Évoquant à la fois le mécontentement des cabinets, l'am-
bition des princes, les sourdes mais implacables rancunes d'un patri-
ciat humilié, l'esprit dominateur du clergé, — habile à se faire arme
de tout contre l'Autriche, à réunir en un seul faisceau tous les patrio-
tismes, tous les aveuglemens, toutes les impuissances, — étape par
étape, le cauteleux Mazzini s'avançait de la sorte vers sa république
universelle. L'idée d'une fédération italienne avait entraîné déjà
Pie IX dans sa cause; par la chimérique promesse d'un royaume de
la Haute-Italie, il venait de leurrer Charles-Albert; le monde obéis-
sait à l'impulsion du fanatique ascète, et Y idée allait triompher, lors-
qu'en face d'elle se dressa tout à coup la force matérielle, représentée
par le maréchal Radetzky efses armées.
« Il était réservé à notre époque, a dit ingénieusement un célèbre
orateur espagnol, de nous montrer le double spectacle de la barbarie
amenée par les idées et de la civilisation restaurée par les armes. )>
A défaut de tant d'autres exemples que nous pourrions citer en
abondance, l'histoire de la campagne d'Italie en 1848 et 18Zi9 est
là pour démontrer la profonde justesse de cette parole de M. Donoso
' Cortès. Nous espérons ici qu'on ne se méprendra point sur notre
pensée. A Dieu ne plaise que nous prétendions nous extasier devant
la domination autriclîienne en Italie et proclamer sans réserve le
gouvernement militaire du maréchal Radetzky comme le plus grand
bienfait dont le ciel ait jamais doté un peuple! Ce régime, quoique
d'ailleurs très peu barbare et ne ressemblant en rien au tableau que
670 BEVUE DES DEUX MONDES.
journellement on nous en donne, ce régime a son côté triste et ses
abus, nous en convenons. Ainsi que bien d'autres, nous aimerions à
voir cette glorieuse terre rendue à son indépendance, et plus d'une
fois notre cœur a saigné à entendre le sabre des Croates retentir sur
l'antique dalle de Saint-Marc; mais était-ce la fin de cet abaissement
que devait amener le triomphe de Mazzini? Les Autrichiens repoussés
au-delà de Vérone, au-delà des Alpes tyroliennes, aiu-ait-on eu l'in-
dépendance nationale? — Interrogez là-dessus ceux qui ont pris à
cette guerre une part mémorable, les officiers piémontais tous les
premiers, et vous verrez ce qu'ils vous répondront.
En écrasant la révolution en Italie, l'armée autrichienne combattait
pour la cause de l'ordre européen, et c'est à ce titre qu'elle a mérité
tant de sympathies. Qu'il y eût ensuite à ses yeux dans la question
sociale une question politique, personne n'en saurait douter. Un
grand empire ne se laisse point ainsi démembrer sans coup férir;
mais, je le répète, c'est là une question qui regarde les traités, et
ceux qui ne pardonnent point à l'Autriche d'avoir maintenu par la
force ses droits sur l'Italie n'ont qu'à refaire la carte de l'Europe.
Quant à nous, il nous plaît mieux de nous placer à un point de vue
plus élevé et de voir dans cette guerre moins l'Italie en cause que la
révolution, rendant de la sorte à chacun ce qui lui appartient : à la
nationalité italienne les regrets que mérite une généreuse entreprise
indéfiniment et fatalement ajournée, à l'armée autrichienne ce tribut
d'éloges et d'admiration que réclame un exemple d'héroïque initia-
tive qui, dans les temps d'universel abattement où il fut donné, eut
pour conséquence immédiate de relever le moral de TEurope.
C'est l'histoire de cette guerre qu'un des principaux lieutenans
du maréchal Radetzky vient de publier en deux volumes auxquels je
ne reprocherai qu'une chose, la modestie du titre. Souvenirs d'un
Vétéran des campagnes d'Autriche en 1848 et 18Zi9, n'est-ce pas
trop peu dire, quand on écrit de véritables annales? La campagne
d'Italie, qui déjà dans M. de Zedlitz avait eu son poète, et son con-
teur humoristique dans M. Hacklânder, l'amusant et spirituel autem-
du si renommé Soldatenleben, nous semble avoir trouvé cette fois
un historien digne d'elle. Quel est cet écrivain, tout le monde le sait
aujourd'hui, et nous serions les seuls à ne le pas nommer. Soldat et
diplomate, de plus l'un des écrivains militaires les plus habiles de
son temps, le général comte Schoenhals réunissait tous les titres pour
rédiger l'histoire d'une guerre à laquelle il a pris une part si bril-
lante. Dans son gouvernement de Milan, alors* qu'il administrait en-
core le pays sous les ordres de l'archiduc vice-roi, Radetzky avait
avec lui deux aides-de-camp intimes, Hess et Schoenhals, deux noms
tellement inséparables, qu'en Autriche on ne les prononce guère l'un
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 671
sans l'autre. Plus tard, lorsque les mauvais jours arrivèrent, il va
sans dire que les deux acolytes montèrent à cheval aux côtés de leur
capitaine, qu'ils ne quittèrent pas d'un instant aussi longteinps que
l'expédition se prolongea, celui-ci, tacticien profond, imperturbable,
s' appliquant de préférence à combiner les plans d'opération, celui-là,
plus homme du monde et plus porté à se répandre, esprit sagace et
pénétrant, parole éloquente et persuasive, s' employant davantage.
aux négociations, aux dépêches, aux affaires de cabinet. Il apparte-
nait à Iê^ plume d'où sortirent à cette époque tant de manifestes
fameux, qui resteront dans la mémoire de l'Europe, d'écrire les
Souvenirs d'un Vétéran, qui sont, à proprement parler, les vraiS:
commentaires d'un général. Une idée me venait en lisant ce livre,
d'un style si naturel et pourtant si achevé, d'une lecture si variée,
si engageante, et pourtant si féconde, où la stratégie touche à la po-
litique, l'observation des mœurs à la narration, où les événemens
sont exposés avec une éloquence chaleureuse qui trouve le secret
de ne point tomber dans le plaidoyer : je me demandais comment
il se fait qu'un homme ainsi voué à la carrière des armes, ne se
tournant vers les lettres en quelque sorte que par occasion, puisse
atteindre du premier coup, et comme sans y viser, aux plus rares
conditions de l'art. Serait-ce donc que pour écrire un bon ouvrage
il importerait d'ignorer le métier d'auteur? Je n'oserais affirmer une
semblable irrévérence. On m'avouera cependant que chez l'écrivain
ce qu'on est convenu d'appeler la profession offre bien aussi ses in-
convéniens et ses misères. A force de se dépenser en menue monnaie
de chaque jour, d'effleurer vingt sujets en une semaine, et de tou-
cher à tout, l'esprit perd à la longue ses facultés de concentration
et d'originalité. Ce grand art de la mise en œuvre, que chacun désor-
mais possède plus ou moins, cette habileté de main qui court les
rues, ne s'exercent trop souvent qu'aux dépens de la conviction.
Vous avez des virtuoses par centaines; mais des écrivains sincères
qu'une vérité anime, et qui passent leur vie à la proclamer, com-
bien en comptez-vous? Faire le métier d'homme de lettres, cela si-
gnifie aujourd'hui écrire même lorsqu'on n'a rien à dire. Or tel n'est
point le cas dans certaines exceptions dont je parle. Quand un géné-
ral éminent, quand un homme d'état ayant marqué dans une période
telle que celle que l'Europe vient de parcourir depuis cinq ans,
prend pour texte l'histoire des événemens auxquels il s'est trouvé
mêlé si activement, ce n'est pas, je le suppose, le point de vue qui
lui manque. La haute connaissance du sujet lui rend d'avance aisée
la classification, et c'est dans ses convictions, ce pecius des anciens,
qu'il puise les ressources de son style.
Nous avons vu dernièrement, à propos de Goergey, quels trésors
672 REVUE DES DEUX MONDES.
de verve humoristique, d'observation ingénieuse, d'excellente litté-
rature, peuvent chez l'homme d'action jailhr en un moment d'une
veine ignorée jusqu'alors. L'ouvrage du comte Schoenhals offre un
nouvel exemple de ce genre. Seulement Goergey, ainsi que d'ordi-
naire il arrive aux individus dont le rôle, après tout, reste équivoque,
Goergey est plus personnel. Il raconte en quelque sorte en homme
"^ préoccupé de se justifier, et son observation des faits ne s'étend jamais
beaucoup au-delà de sa propre circonférence. Le général Schoenhals
au contraire, cœur austère et loyal, esprit droit et que l'amour du
vrai possède seul, s'efface tout entier devant le récit et l'apprécia-
tion des événemens. Tandis que l'un laisse parler sa passion et ses
haines, l'autre ne s'inspire que du pur sentiment de son patriotisme,
et si Goergey a composé de ravissans mémoires, le général Schoenhals,
on peut le dire, a fait un livre d'histoire. Au reste, il faut le recon-
naître à l'honneur de l'armée autrichienne, le mouvement régénéra-
teur de 1848, déjà si fécond sur les champs de bataille, a suscité en
elle, dans les régions de l'intelligence, nombre de remarquables pro-
ductions. Les titres ne me manqueraient pas si je voulais citer, et je
me contente de nommer en passant l'ouvrage si substantiel, si plein
d'intérêt sous sa forme didactique, du colonel Saint-Quentin : A notre
armée ( Unserer Armée) , les écrits si judicieux et si recommandables
du vicomte Gorberon, l'ami de cœur du noble Jellachich.
Ces commentaires du général Schoenhals ont à mes yeux le très
enviable mérite d'offrir en deux volumes l'exposé' le plus lucide et
le plus frappant de l'état de l'Europe pendant la crise révolution-
naire de 18Û8 et 1849. Dans ce livre, où l'Autriche et son armée
occupent naturellement la première place, aucuji pays n'est oublié,
et c'est surtout dans ses excursions épisodiques à l'étranger que le
noble écrivain, par son intelligence des faits, par la courtoisie de
son langage, gagne du crédit sur son lecteur. Gomment celui qui
connaît si bien et juge avec tant de mesure ce qui se passait chez les
autres à la même époque, n'aurait-il point, en effet, complète auto-
rité pour nous parler de ce qu'il a vu? Quant à sa manière d'appré-
cier les principaux acteurs du drame qu'il raconte, on peut s'en fier
là-dessus à la sûreté de son coup d'œil. Ce n'est pas lui qui refusera
de reconnaître le talent et la supériorité chez ses adversaires, ces
. talens, d'ailleurs, ne dussent-ils s'exercer jamais qu'au préjudice de -
la cause qu'il défend. L'opinion que le comte Schoenhals exprime au
sujet de Mazzini est sur ce point significative. Ghaque fois que le
cours de son récit le ramène en présence de cet homme, il l'étudié
et l'analyse avec une impartialité calme, et toujours des quelques
phrases qu'il lui consacre ressort la haute idée qu'il a des éminentes
facultés de .son adversaire, « d'un homme, ajoute-t-il, sur lequel
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 673
les gouvernemens feront bien de veiller, car, tel que je le connais,
c'est l'ennemi le plus dangereux de l'ordre social existant. Et je
frémis quan4 je pense qu'un pareil fanatique n'a peut-être pas dit
encore son dernier mot. »
Puisque nous en sommes au chapitre des portraits, j'avouerai fran-
chement que je me serais attendu à plus de détails. Ce qui manque
dans l'ouvrage du comte Schoenhals, c'est, le croira-t-on? la partie
anecdotique. A cet endroit, le noble auteur se montre d'une réserve
inexorable. Chaque trait de physionomie un peu intime est repoussé
comme trivial, et tant de précieuses confidences, qu'on aimerait à
recueillir d'une bouche si bien informée, s'arrêtent au bout de la
plume, comme pouvant faire longueur et ne s' accordant point avec
le style soutenu de l'ensemble. Aussi voudrions-nous, sans trop nous
éloigner des brillans commentaires du général autrichien, essayer à
notre tour d'esquisser ici certains côtés de cette guerre. Il a peint les
larges traits, nous nous attacherions plus volontiers à cette partie,
trop souvent omise chez lui, de biographie et d'analyse, étudiant
même, en dehors du cadre où le comte Schoenhals les a posées, plu-
sieurs de ces figures de héros dont la curiosité publique longtemps
encore sera préoccupée, et complétant, à l'aide de nos souvenirs
personnels, mainte physionomie qui nous est restée présente.
m
Le 18 mars 1848, le maréchal Radetzky était à travailler dans son
cabinet de Yilla-Reale, lorsqu'on vint lui apprendre que des barri-
cades se dressaient de tous côtés dans Milan, et que le podestat
Casati, accompagné de l'archevêque, promenait par les rues un dra-
peau tricolore. A peine avait-il reçu cette nouvelle, qu'un officier
d'ordonnance entre à la hâte disant que le palais du gouvernement
vient de tomber au pouvoir des insurgés. A ces mots, sans manifes-
ter la moindre émotion, le maréchal pose sa plume, et se tournant
vers le comte Schoenhals, son adjudant-général : — Ne vous semble-
t-il pas, dit-il, que le moment soit venu de mettre sur pied la gar-
nison?— Ceci, en effet, répond alors le comte Schoenhals, n'est plus
une émeute, excellence, mais une révolution. — Eh bien! donc
faites tirer le canon, et tout le monde à cheval ! — En dix minutes,
l'alarme était partout, et Milan voyait s'engager dans ses rues une
lutte terrible qui devait servir de prélude à la campagne d'Italie.
C'est peut-être la première fois qu'un chef d'armée passait ainsi sans
transition de son cabinet de travail en pleine expédition militaire.
Au milieu de l'entraînement général, finsurrection de Milan ne
comptait guère que comme un détail, et ce n'était plus seulement à
la Lombardie révoltée, mais à f Italie entière soulevée, que Radetzky
67A REVUE DES DEUX MONDES.
allait avoir à tenir tête. Attaqué dans Milan par l'insurrection triom-
phante, menacé du côté de la Suisse et du Piémont, voyant à l'in-
térieur du pays toutes ses communications interceptées, inquiet du
sort de ses forteresses partout occupées par d'insuffisantes garni-
sons, Radetzky, plutôt que de sacrifier à un faux point d'honneur le
salut de ses armées et de la monarchie, prit la détermination de se
retirer sur Vérone, afin de s'y organiser militairement pour la cam-
pagne qui s'annonçait à lui sous les auspices les plus sévères.
Ce fut le 22 mars, au jour levant, que le maréchal, passant de-
vant le front de son régiment de hussards, fit part à l' état-major de
cette résolution. On avisa sur-le-champ aux mesures à prendre pour
assurer l'exécution des ordres supérieurs. Les généraux Clam et
Wohlgemuth reçurent l'injonction de nettoyer tous les édifices d'où
l'insurrection pourrait inquiéter la marche des troupes. Une chose
surtout préoccupait vivement Radetzky ; je veux parler du manque
absolu de moyens de transport , qui le forçait à laisser aux mains
de l'ennemi un grand nombre de ses blessés et de ses malades, et
en même temps le privait de la faculté d'emporter quantité d'objets
de la plus haute importance : la caisse centrale du gouvernement,
par exemple, enfermée dans le palazzo Marini^ construction massive
et dont les portes, vigoureusement verrouillées, ne pouvaient s'ou-
vrir qu'à l'aide du canon, tous les employés étant en fuite ou cachés.
Quatre ou cinq cent mille florins furent tout ce qu'il parvint à sau-
ver de la bagarre. Le soir venu, vers dix heures, les troupes, ras-
semblées en cinq colonnes, se déroulèrent. A la tête de la troisième
colonne s'avançait Radetzky. La nuit était froide et sombre, l'incen-
die des maisons, la sanglante lueur des barricades en flammes éclai-
raient au loin les ténèbres, du haut des tours grondait le canon, et
sur le j)assage des soldats s'engageait à chaque instant la fusillade.
Morne au dehors et le deuil dans l'âme, le maréchal assistait à cette
lutte, qui ne lui semblait plus qu'une escarmouche, comparée aux
meurtriers combats que depuis tantôt cinq jours ses troupes sou-
tenaient sans désemparer. Arrivé à une certaine distance, il regarda
en arrière, du côté de Milan, comme s'il eût voulu adresser un der-
nier adieu à la cité rebelle, et murmura entre ses dents : « Nous
reviendrons bientôt. »
Après avoir campé à Melegnano, les Autrichiens s'avancèrent sur
Lodi, où le maréchal passa l'Adige. Ce fut là que vint l'atteindre la
nouvelle de la défection de Venise. Un pareil coup manquait à ses
désastres. Que toutes les villes de terre ferme eussent obéi au mot
d'ordre de la capitale, c'était un grand dommage, mais qui pouvait
se réparer, tandis qu'aux yeux des moins clairvoyans, Venise perdue,
c'était le coup de mort porté aux destinées de l'Autriche en Italie.
Quelle force morale la révolution n'emprunterait-elle pas d'un tel
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 675
triomphe ! quelles ressources matérielles et quels trésors ses mains
n'allaient-elles pas puiser dans ses magasins et ses arsenaux! \enise
perdue, tout devenait possible. On connaît l'histoire de ce roi Ro-
di'igue pleurant sa défaite au milieu des débris de sa puissance, énu-
mérant le soir de la bataille les armées, les citadelles^ les châteaux,
les immenses richesses qu'il avait le matin et qu'il n'a plus. Tel on
se représente le vieux Radetzky à cette heure suprême. <( Qui me
dira des nouvelles de Mantoue? Vérone tient-elle encore pour l'em-
pereur? l'Autriche a-t-elle bien encore un empereur?... » Par Cré-
mone, Manerbe et Montechiari, il se précipite sur le Mincio; à Cré-
mone, Dieu soit loué! il avait appris que Mantoue, quoique réduite
aux plus terribles extrémités, jusqu'alors n'avait point mis bas les
armes.
Que se passait-il à Mantoue? Cette importante forteresse avait,
comme toutes les places fortes du royaume lombarde-vénitien, subi
les conséquences d'une paix de plus de trente années, c'est-à-dire
qu'on s'était borné aux réparations les plus indispensables pour
l'empêcher de crouler de fond en comble. La plus grande partie du
matériel de guerre, avariée par le temps, n'avait été ni réparée ni
remplacée. Du reste, point d'approvisionnemens, et quant aux muni-
tions, il les fallait aller chercher à deux lieues de la citadelle, dans
des magasins à poudre disposés pour les temps de paix. L'état de la
garnison, d'ailleurs très peu nombreuse, et que venaient de complé-
ter des recrues italiennes fraîchement arrivées de Brescia, était des
moins rassurans vis-à-vis d'une population effervescente et dont la
nouvelle des journées de mars à Vienne avait porté le patriotisme
jusqu'à l'ivresse. Le général Gorczkowsky, qui commandait la for-
teresse, sentant le côté critique de sa position, évitait soigneuse-
ment toute espèce de conflit avec la ville. Les choses en étaient là
quand on apprit que le général attendait le régiment Ferdinand
d'Esté, qui, revenant de Modène et Parme, devait passer par Man-
toue. Aussitôt le comité révolutionnaire de dépêcher partout des
émissaires pour enlever les ponts, barricader les routes, et rendre
impossible l'arrivée des auxiliaires impériaux. Gorczkowsky, de son
côté, envoie pendant la nuit un détachement chargé de faciliter le
passage du Pô à ce régiment, sur lequel reposent désormais toutes
ses espérances» Informé de cette mesure, le comité redouble d'acti-
vité pour la faire échouer, et bientôt le général voit apparaître une
députation qui le somme de rendre la forteresse. Repoussés avec
hauteur par le commandant, les membres de cette députation se
répandent dans le peuple et se mettent à l'exciter au combat. Aus-
sitôt le signal est donné, et des barricades s'organisent à la porte
Ceresa, par où doit entrer le régiment d^ Este,
Cependant, à l'aide du détachement envoyé à sa rencontre, le régi-
676 REVUE DES DEUX MONDES.
ment avait pu rétablir le pont de bateaux et, tournant la porte où le
guettait l'insurrection, était entré par un autre point dans la citadelle.
Ce renfort rendait sans doute un peu moins désespérée la situation
du commandant. N'oublions pas toutefois que Mantoue compte trente
mille habitans, et que, mal rassuré sur les dispositions du personnel
italien de sa garnison, le général autrichien veut ne s'aventurer qu'à
la dernière extrémité dans une lutte de carrefours. Une commission
envoyée par le parti de Y insurrection, modérée s'était rendue auprès
du vice-roi, alors à Vérone, lequel avait répondu simplement qu'il
laissait le général commandant la forteresse libre d'agir selon ce que
son devoir et sa conscience lui dicteraient. Le comité voulait voir à
toute force un encouragement dans cette parole, et réitéra sa dé-
marche auprès de Gorczkowsky, l'invitant derechef à livrer la for-
teresse. Le général répondit froidement que d'abord il n'avait point
reçu du vice-roi un ordre de la sorte, mais que, le fait existant, il refu-
serait de s'y soumettre, n'ayant à rendre compte de sa conduite qu'au
maréchal Radetzky; -que dès lors on cessât de l'importuner à ce sujet,
car il était résolu à ne livrer qu'avec sa vie la place où l'avait mis la
confiance de son empereur. Furieux de se voir ainsi éconduits, les
hommes du mouvement précipitent la collision; le peuple ameuté
charge ses armes, la garnison s'apprête à vendre chèrement sa vie,
des ruisseaux de sang vont couler. Tout à coup en dehors des mu-
railles une fanfare retentit, des escadrons couvrent la plaine. Hurrah î
c'est Radetzky; Mantoue est sauvée ! Il y a dans cette péripétie je ne
sais quoi de dramatique et d'émouvant qui vous attire. Getta gar-
nison impériale aux abois sjir les remparts de Mantoue, ce vieux guer-
rier qui, juste à l'instant voulu, accourt à sa délivrance, ces clairons,
ces drapeaux, ces escadrons secouant devant eux la poussière, on
se croirait en plein moyen âge „ en plein Shakspeare.
La faiblesse du général Zichy avait perdu Venise; l'attitude ferme
et décidée du général Gorczkowsky sauva Mantoue. Ces deux faits,
qui eurent lieu à si peu de distance l'un de l'autre, provoquent invo-
lontairement la comparaison, et l'admiration que vous ressentez pour
celui-ci augmente encore, s'il est possible, la triste impression que
celui-là vous inspire. Ce n'était cependant, à Dieu ne plaise, ni un
traître ni un lâche que le général comte Zichy, l'un des plus illustres
gourmands que les temps modernes aient vu naître, et qui, dans soii
trop comfortable hôtel du Campo San-Siefano, donnait des dîners à dé-
sespérer l'ombre de Lucullus. Le comte Zichy connaissait à merveille
son poste de gouverneur de Venise, il en savait le fort et le faible, et
possédait en outre l'estime et la confiance du maréchal Radetzky;
mais Zichy aimait passionnément la bonne chère, en dissertait vo-
lontiers et à toute heure, et comme jadis chez nous le duc Des Cars,
joignant l'exemple au précepte, s'entendait à meiTeille à préparer
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 677
les fins morceaux qu'il ofirait à déguster à ses convives. Mauvaise
note pour un général d'aimer ainsi la table et le bien-vivre! Qu'un
diplomate caresse un pareil goût, rien de mieux : remettre au len-
demain, prendre son temps, c'est son affaire; mais le général d'ar-
mée en campagne, le commandant d'une forteresse en pays con-
quis, cet homme sur lequel pèse une responsabilité du jour et de la
nuit, y pensez-vous? «J'en appelle à Philippe à jeun, » disait l'Athé-
nien; Venise en appela à Zichy sortant de table, à Zichy bien repu,
et Venise eut certes raison. Le seul maréchal de France qui n'ait
jamais gagné de batailles a laissé un nom immortel dans les fastes
gastronomiques : côtelettes à la Soubise^ quelle impitoyable satire!
Quiconque a séjourné à Venise aura pu se convaincre qu'il existe
peu de villes moins faites pour servir de théâtre à l'insurrection. En
dehors de la place Saint-Marc et du quai des Esclavons, pas un seul
point favorable aux rassemblemens. Maître de ces deux positions, le
gouvernement pouvait fermer toute issue à l'émeute, la reléguer au
fond de ruelles étroites et rendre impuissans tous ses efforts en ame-
nant du canon sur la Piazzetta, et en faisant garder le Grand-Canal
par quelques chaloupes canonnières; mais dans cet effroyable chaos
où l'Europe se débattait alors, tout ce qui était autorité, pouvoir,
gouvernement, semblait possédé du vertige. L'armée avait cessé
partout de soutenir l'autorité politique; d'autorité politique, à vrai
dire, il n'en existait plus nulle part; C'est ici qu'on se sent irrésisti-
blement pris de sympathie pour ces généraux dont l'altière initia-
tive, en sauvant leur patrie, sauvait peut-être le monde de la bar-
barie. En Hongrie, à Vienne, en Italie, où la révolution n'était-elle
pas alors? a Je venais de battre les Hongrois à Schvvéchat, nous disait
un jour Jellachich , et mon devoir de militaire me commandait de
les refouler de l'autre côté de la Laytha; mais, au milieu de l'épou-
vantable déchirement de la monarchie, un autre devoir j)arlait à ma
conscience : sauver l'empire ! Si l'empire existe encore quelque part,
pensai-je alors, c'est dans la capitale. Et je fondis sur Vienne à la
tête de mes manteaux rouges. » Cette idée, en même temps qu'elle
s'emparait du ban de Croatie, inspirait à Prague Windisch-Graetz,
et, sans s'être concertés ensemble, sans s'être donné le mot, tous les
deux arrivaient sous les murs de Vienne. Ainsi en Italie, ainsi de
tous ces généraux, — Zichy seul excepté, — qui, les uns bloqués dans
une forteresse démantelée, les autres isolés avec un faible détache-
ment au fond d'une province, sans communications possibles avec
le quartier-général, s'apprêtaient à mourir glorieusement, comme
Gorczkowsky àMantoue, ou ne songeaient, comme d'Aspre à Padoue,
qu'à marcher sur Vérone. C'était là que le maréchal devait arriver
et qu'il fallait aller se joindre à lui, tant était grande la confiance
qu'inspirait à ses lieutenans ce mâle vieillard dont un poète a pu dire
678 REVUE DES DEUX MONDES.
avec raison cette parole cornélienne : « Dans ton camp est l'Au-
triche; )) in deinem, Lager ist Oesterreich!
Les sanglans conflits de Milan et de Venise n'étaient cependant
que les préludes d'une lutte plus sérieuse. La partie allait se jouer
entre l'armée autrichienne et les forces combinées de toute l'Italie.
Les mémoires du général Schoenhals nous font pénétrer dans les deux
camps : d'abord à la veille de la guerre, puis pendant les diverses
péripéties des deux campagnes de 1848 et 1849. Il convient mainte-
nant de jeter un coup d'œil sur les deux armées au moment où la
lutte va s'engager. Nous n'aurons plus après cela qu'à les suivre dans
les incidens les moins connus de la série d'opérations auxquelles
donna lieu le soulèvement de Milan.
L'armée piémontaise se composait de la garde et de la ligne. La
garde comptait quatre régimens de grenadiers et deux bataillons de
chasseurs; la ligne, dix-huit régimens d'infanterie, six régimens de
cavalerie, un bataillon de sapeurs, une compagnie de mineurs, sou-
tenue d'un bataillon de marine, le tout prenant part à la guerre. Ajou-
tons ce fameux bataillon des bersaglieri, qui peut être augmenté à
volonté, troupe exercée, prompte à l'attaque, infatigable, et qui, pour
l'agilité du mouvement, la hardiesse intrépide, l'adresse dans l'art
de tirer, mérite d'être comparée à nos chasseurs de Vincennes. Cet
effectif formait neuf brigades d'infanterie, une de la garde, trois de
cavalerie. Chaque brigade avait trois régimens; chaque régiment,
trois bataillons. A compter mille hommes par bataillon, à prendre
pour six mille hommes la garde, les beisaglieri et le bataillon de ma-
rine, on avait ainsi soixante mille hommes d'infanterie. Chaque régi-
ment de cavalerie contenait cinq escadrons; à huit cents hommes par
régiment, on avait une cavalerie forte de quatre mille huit cents che-
vaux. De plus, en appelant les réserves sous les armes, l'infanterie
pouvait facilement atteindre le chiffre de cent mille hommes. Il faut
dire aussi que le Piémont, ayant été un peu, comme tout le monde à
cette époque, surpris par les événemens, ne se trouvait pas entière-
ment préparé. Ses troupes n'étaient pas concentrées, et force lui fut
de les rassembler, ce qui fit que Charles- Albert, lorsqu'il parut sur le
Tessin, n'avait pas avec lui plus de quarante à quarante-cinq mille
hommes; mais son effectif grandissait tous les jours, et, vers le milieu
d'avril, le chiffre s'élevait au moins à soixante mille hommes. On con-
naît la réputation de l'artillerie piémontaise, véritable corps d'élite,
richement pourvu quant au matériel, et que recommandaient à la fois
et l'aptitude de ses officiers et l'intelligence de ses soldats. Cent pièces
cle canon, réparties en batteries de huit pièces chacune, formaient
son contingent.
L'armée piémontaise, bien montée d'ailleurs, ne laissait pas d'a-
voir ses côtés critiques. De l'aveu même du général Bava, le service
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 679
des vivres s'y faisait mal. Au sein du pays le mieux approvisionné
de la terre, le soldat y souffrait de la faim, et souvent des retards
apportés dans sa nourriture entravèrent l'exécution des manœuvres.
Le roi, jaloux de se concilier la tendresse des Italiens, évitait partout
de mettre le pays en frais : généreux mouvement qui du reste man-
qua son but, ce qui arrive aux meilleures choses de ce monde. En
effet, le soldat qu'on nourrit mal devient pillard, et plus d'un exemple,
à ce qu'on assure, vint pendant la campagne corroborer cet axiome
du troupier. L'armée entière était partagée en deux corps, lesquels
se disloquaient chacun en deux divisions; à la tête du premier corps
était le lieutenant-général Bava, à la tête du second le lieutenant-
général Sonnaz. Le duc de Savoie, prince royal, avait sous ses ordres
une division de réserve, et le roi dirigeait en personne le comman-
dement supérieur.
C'était un prince militaire que Charles- Albert, militaire en ce sens
qu'il se plaisait aux batailles, et n'eût point volontiers laissé se perdre
l'occasion de mettre en avant cette bravoure qu'il tenait de sa race;
mais de cet instinct belliqueux, de cette fougue magnanime qu'on
aime dans les princes, aux qualités supérieures d'un général d'ar-
mée, il y a loin. Et ces grandes qualités, il est permis aujourd'hui de
le dire, Charles-Albert ne les posséda jamais. L'insurrection militaire
de 1821, pour la première fois, nous le montre sur la scène poli-
tique. On sait comment, après avoir encouragé le mouvement, après
avoir souffert qu'on l'en déclarât le chef, au moment du danger le
prince de Carignan rompit tout à coup en visière à son monde, et,
prenant sa course vers Florence, laissa la conspiration se débrouiller
à sa guise. Cette fâcheuse aventure, tout en ruinant Charles-Albert
dans l'esprit des révolutionnaires, n'était point faite pour lui valoir
la sympathie des cabinets. Aussi le voit-on, à dater de cette époque,
s'évertuer à détruire cette mauvaise impression donnée à l'Europe.
Engagé comme volontaire sous les drapeaux de la France, il prend
part, en 1823, à l'expédition du duc d'Angoulême en Espagne, et
reçoit de son régiment, pour récompense de sa vaillante conduite au
siège du Trocadéro, les épaulettes de laine de. grenadier. L'Autriche
en même temps le décorait de son ordre de Marie-Thérèse.
Devenu roi de Sardaigne à l'extinction de la ligne directe, Charles-
Albert ne s'attacha que davantage à faire oublier les entreprises du
prince de Carignan. Au lendemain des journées de juillet, ce fut lui
qui fournit à M™^ la duchesse de Berry les moyens de débarquer sur
la côte. On se souvient du nom que portait le bâtiment monté par la
princesse. Le gouvernement français avait alors un ambassadeur à
Turin; sut-il le chaleureux concours que prêta Charles- Albert à cette
expédition, dans laquelle il était de tous ses vœux, de toutes ses sym-
pathies, de toutes ses forces? « Je le vois encore, nous disait un soir
680 REVUE DES DEUX MONDES.
un des personnages qui prirent la plus vive part à cette affaire, je le
vois encore assis, grand et maigre, dans son cabinet du château de
Raconis, et dépliant une dépêche de Madame, que je venais de lui
remettre. Comme la page, toute blanche, n'offrait de haut en bas
aucune trace d'écriture visible, il ouvrit un tiroir, prit une fiole
remplie d'un réactif, y trempa les barbes d'une plume qu'il promena
ensuite méthodiquement sur le papier; puis, cette opération chimique
terminée, les caractères ayant apparu, il se mit à déchiffrer la note
à laquelle il répondit séance tenante, en ayant soin de recourir aux
mêmes artifices. » Versatilité humaine! Qui jamais eût soupçonné que
ce prince, alors si ardent à conspirer pour la cause de la légitimité mo-
narchique, lèverait un jour l'étendard de l'indépendance italienne? Il
est vrai que la question ici s'offrait complexe. Sur le premier plan
flamboyait l'idée de nationalité, idée sainte, idée souveraine. Pie IX
l'avait saluée de son enthousiasme; un prince italien, un roi de Pié-
mont pouvait-il ne se point armer pour sa défense? On n'a point
assez admiré avec quelle habileté prodigieuse toute cette partie fut
jouée au début par les révolutionnaires. Quel homme que ce Mazzini,
fanatique dont le type semblait avoir cessé d'appartenir à nos âges,
sectaire de la pire espèce! Gomme il s'insinue au cœur de l'Italie,
comme il la prépare et l'élabore, cette crise qui doit lui livrer le
monde! Au fond de lui est la république universelle, l'utopie insen-
sée; au dehors, }e masque du moment se montre seul. Libéralisme,
nationalité, peu lui importent les causes, pourvu qu'elles l'aident
à s'emparer de l'heure présente. Jusque dans les conseils des rois
s'étend son influence, jusque dans l'urne du conclave sa main
plonge. Au milieu de cet Éden de l'Italie, on dirait le serpent tenta-
teur. A la belle âme de Pie IX, enivrée des acclamations du monde
catholique, il parle de la sainte ligue des peuples; aux oreilles de
l'ambitieux Charles-Albert, il chuchotte : « Tu seras roi d'Italie! »
Puis, la croisade à peine entamée, les choses tout à coup changent
d'aspect, et voilà que, par un subit revirement, il se trouve que l'en-
nemi commun, ce n'est plus seulement désormais l'Autrichien, mais
Pie IX, mais le roi de Naples, mais le roi de Sardaigne et tous les
princes italiens qui s'étaient levés pour la défense du territoire. Der-
rière la question nationale se dresse maintenant la question sociale :
monarchie ou république. Plus de rois, plus de papauté, en un tour
de main l'escamotage s'est accompli, et, tandis que la puissance du
Piémont s'effondre à Novare sous le canon de Radetzky, Mazzini entre
à Rome, où il règne et gouverne à la place de Pie IX, qui est à Gaëte.
« Il n'était point Alexandre, mais il eût été son premier soldat. »
Ce mot ingénieux de Voltaire sur Charles XII s'applique admirable-
ment à Charles-Albert. Une fois engagé dans la révolution, bien lui
en prit d'être ce premier soldat, car ne l' eût-il pas été, la forcé des
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 681
événemens ne l'en aurait pas moins entraîné vers la guerre. Par la
guerre seule, il pouvait en effet reconquérir cette liberté d'action
qu'il avait perdue en tirant l'épée pour une cause qu'il croyait être
vraiment la cause de l'Italie. Vainqueur, il se serait tôt ou tard
retourné contre la révolution; vaincu, il se vit emporté par elle.
Quelles épreuves pour ce prince hautain que celles qui l'attendaient,
lui et son armée, dans les rues de Milan! Cette ingratitude féroce,
inouïe, avait laissé au fond de son âme un tel levain d'amertume et
de colère, que, si le sort des batailles se fût prononcé en sa faveur,
les Milanais auraient peut-être trouvé en lui un triomphateur, un
juge bien autrement sévère que Radetzky. Et le soir de la bataille
de Novare, se figure-t-on l'immense désespoir qui dut s'emparer de
ce cœur de roi? Charles-Albert, dans l'insondable profondeur de son
découragement, avait laissé à d'autres la direction de la bataille.
C'était assez pour lui de se jeter partout au plus épais de la mêlée.
« Il fut un des derniers qui abandonnèrent les hauteurs de la Bicoque,
et plusieurs fois, en se retirant, il se retourna vers nous, arrêtant
son cheval au milieu du feu, puis, comme les balles semblaient ne
le vouloir pas atteindre, il mit son cheval au pas et gagna la ville. »
Ainsi s'exprime le général Schoenhals, l' aide-de-camp de Radetzky.
Continuons le récit de cette dernière heure, elle a sa grandeur et
son enseignement, a Pendant ce temps, nos batteries avaient occupé
les hauteurs d'où nous venions de débusquer l'ennemi et faisaient
un feu terrible sur la ville. Les Piémontais nous répondaient du sein
des remparts démantelés. Là se tenait le roi, debout derrière les
canons, promenant son œil morne sur cette plaine dans laquelle il
venait de laisser sa couronne, indifférent désormais aux ravages que
la mitraille exerçait autour de lui. A chaque instant, ceux qui l'ac-
compagnaient s'attendaient à le voir tomber, et comme le général
Jacques Durando s'efforçait de l'entraîner par le bras : « Laissez-
moi, général, s'écria le malheureux monarque, laissez-moi, c'est
mon dernier jour, et je veux mourir! »
Cette scène se passait le 23 mars 18/i9. Il y avait un an, jour pour
jour, que Charles-Albert avait lancé son fameux manifeste et franchi
le Tessin à la tête de son armée. Avoir rêvé la couronne de fer, rêvé
les duchés de Plaisance, de Parme et de Modène, s'être vu sacrer par
la main du pape au Capitole, et se réveiller d'un songe si magnifique
dans la défaite, dans l'isolement, dans l'abîme de toutes les douleurs
morales et physiques! La religion seule pouvait en ce moment venir
en aide à cette puissance brisée dont la tombe refusait d'ensevelir le
désespoir. Laissons les railleurs plaisanter des pratiques dévotes de
Charles-Albert, et rire de ce roi qui mettait ses étendards sous l'in-
vocation spéciale de la sainte Vierge. Sans doute, le temps n'est plus
TOME I. 44
682 BEVUE DES DEUX MONDES.
OÙ des archanges cuirassés parcouraient l'espace en brandissant leurs
glaives flamboyans, et c'est par d'autres signes que les miracles du
Dieu des armées se manifestent; mais ce qui a survécu et ce qui tou-
jours subsistera, c'est cette force d'âme que donne une croyance,
cette faculté souveraine qu'inspire la foi, de s'élever au-dessus des
humiliations et des catastrophes du moment, et de regarder plus
haut et plus loin. Il y avait dans l'expression sévère et mystique de
Charles- Albert, dans cette figure ascétique et martiale, beaucoup de
la physionomie d'un chevalier du moyen âge. Évidemment, il crut
jusqu'à la fin accomplir une mission providentielle et marcher à la
croisade. Au début de la seconde campagne, en franchissant l'Adige
au milieu de son état-major, il se découvrit solennellement, comme
aurait pu faire Godefroy de Bouillon mettant le pied en Terre-Sainte !
Autour de Charles-Albert et de son armée se groupaient les divers
détachemens de la force armée italienne proprement dite. Naples en-
voya quinze mille hommes bien organisés, sous la conduite du général
Pepe; il est vrai que le roi Ferdinand eut en même temps l'heureuse
inspiration de conserver auprès de lui sa garde et les Suisses, élite de
ses troupes, à laquelle il dut le salut de sa couronne à la journée du
15 mai. Aux Napolitains vinrent se joindre dix-sept mille Romains
ou Suisses de l'armée papale, formant deux bataillons de grenadiers,
deux bataillons de chasseurs, cinq de fusiliers, avec deux batteries
et un régiment de dragons, troupe aguerrie et vigoureuse que ren-
forçait partout sur son passage la célèbre milice des Crociati. Comp-
tons en outre les Toscans au nombre de six à sept mille, la cohorte
livournaise et la bande des étudians de Pise. Quant au chiffre du con-
tingent fourni par Modène et Parme, il pouvait s'élever à quatre
mille hommes. Si maintenant on estime à quarante ou cinquante mille
hommes la masse de ces alliés, à cinquante mille l'armée lombardo-
piémontaise, il résulte de ce calcul que le maréchal allait, dès son
entrée en campagne, se trouver en présence d'un effectif de cent
mille hommes.
Quelles étaient, d'autre part, les forces militaires de Radetzky?
Le maréchal, au moment de quitter Milan, disposait en tout (y com-
pris la gendarmerie et la police) de soixante-quinze mille hommes,
-dont il avait fallu détacher une brigade pour l'envoyer en toute hâte
maintenir le Tyrol, et que la capitulation ou la désertion avaient au
moins réduits de vingt mille hommes, de sorte qu'après sa jonction
avec son second corps d'armée il pouvait compter de quarante-cinq
à cinquante mille combattans, ce qui lui faisait, en ôtant quinze
mille soldats que réclamait impérieusement la défense des forte-
resses, trente à quarante mille hommes de troupes disponibles.
L'Italie, à cette heur^e, semblait donc perdue à tout jamais pour
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 683
l'Autriche. De cité en cité retentissait l'appel aux armes, de clocher
en clocher gagnait l'insurrection. Partout s'allumait la guerre sainte;
partout, au cri de : Dieu le veut! on se croisait. Temps singuliers,
étranges, poétiques, et dont le romantisme rappelle certaines pé-
riodes du moyen âge! Des universités de Pavie, de Padoueetde Pise,
des murs crénelés de Mantoue, se précipitent, l'escopette au dos, le
poignard à la ceinture, des légions de hardis jeunes gens, ceux-ci
vêtus en bandits de théâtre, ceux-là portant la croix rouge en pleine
poitrine. Un prêtre, Gavazzi, fait le coup de feu dans les rues; un
pontife, l'archevêque de Milan, bénit les barricades; une femme, la
princesse Belgiojoso, exécute dans la capitale de la Lombardie son
entrée triomphale, on dirait Semiramide in Babilonia; puis soudain,
péripétie imprévue! l'ovation change de caractère, le cri de triomphe
devient huée, Sémiramis disparaît de la scène comme par une trappe,
et le secret de ce coup de théâtre, c'est que la princesse est républi-
caine, et que l'agitation milanaise tient encore pour la monarchie du
roi de Piémont (1) . On s'était trompé sur l'esprit de Milan; mais grâce
à Dieu, Rome a de l'avance, et on part pour la ville éternelle, où bientôt
arrive Mazzini, car l'Italie, à cette époque, offre ce trait curieux, que sa
révolution développe des variétés de toutes sortes. Allez d'une ville
à l'autre, ce n'est plus le même caractère insurrectionnel : vous re-
culez ou vous avancez. Pour les royalistes et les partisans de la fu-
sion, il y a la Lombardie; pour les républicains, Bologne et Brescia;
pour les rouges, Livourne et Rome. C'est comme un immense clavier
rendant à volonté toutes les notes de la gamme révolutionnaire, et
dont le maestro Mazzini fait vibrer chaque touche. Néanmoins, qu'on
ne s'y trompe pas, pour mettre d'accord toutes ces haines, pour réunir
en un même foyer toutes ces incandescences, il suffisait de crier :
Mort à l'Autrichien ! Nous parlions des universités, c'était aussi le
tour aux grandes villes de déclarer la guerre aux habits blancs. Flo-
rence, Rome, Naples, obéissaient à l'impulsion commune. A Naples,
la multitude furieuse arrachait de l'hôtel d'Autriche l'écusson impé-
rial, et l'aigle à deux' têtes roulait dans la fange du ruisseau, sous
les yeux/de Schwarzenberg frémissant. L'homme habile et résolu
auquelmevait échoir un jour la première place dans les conseils de
son empereur sentit alors ce qu'il avait à faire. Le prince Félix de
Schwarzenberg se ressouvint de son premier état , et se rendit au-
près du vieux maréchal, qui lui donna un commandement. C'était
le temps où les diplomates quittaient la plume pour l'épée, où les
hommes de cabinet des deux partis se rencontraient volontiers sur
les champs de bataille : le marquis d'Azeglio, ministre des affaires
(1) On lira aussi avec intérêt dans l'ouvrage du général Schoenhals l'anecdote originale
et pittoresque de cette comtesse Pallavicini, qui menait en guerre son piano, à cette fin
d'animer ses soixante chevaliers au combat en leur chantant : Sul Campo délia Glorial
684 REVUE DES DEUX MONDES.
étrangères du roi de Piémont, blessé à Vicence; le prince de Schwar-
zenberg, atteint au bras d'un coup de feu à Goïto, nobles exemples
qui vous reportent involontairement vers cet autre grand ministre,
le cardinal de Richelieu, à cheval sous les batteries des forts de La
Rochelle !
Le maréchal, du reste, ne se faisait pas d'illusions, et voyait clai-
rement que l'Italie était devenue un terrain qu'il lui fallait recon-
quérir pied à pied; aussi, dans ce désastre universel, n'accordait-il
qu'une attention assez médiocre aux mille défections dont chaque
jour, chaque heure apportait la nouvelle. Une ville de plus ou de
moins, c'était là désormais à ses yeux une question secondaire, et
tout son intérêt, toutes ses préoccupations se concentraient sur les
places fortes dont il méditait de faire dans l'avenir ses bases d'opé-
ration. Ah ! si Venise eût tenu bon comme Mantoue, les choses, sans
nul doute, auraient pu prendre un autre aspect : livrer à Charles-
Albert un combat décisif, l'écraser avant qu'il eût le temps de ras-
sembler ses forces sur le Mincio, rien de cela n'était impossible;
mais qu'on réfléchisse à la situation où se trouvait Radetzky. Les
nouvelles de Vienne prenaient de plus en plus un caractère alarmant;
esclave des partis ameutés, misérable jouet du flot révolutionnaire,
le cabinet Pillersdorf marchait de concessions en concessions, et fai-
sait litière de tous les droits de la couronne. Était-ce le moment de
jouer sur un coup de dés la fortune de l'empire? Le maréchal ne le
pensa point; il prit la ferme résolution de se retrancher dans Vé-
rone, et de n'en venir aux mains qu'autant qu'on oserait l'y atta-
quer. L'heure avait sonné pour Radetzky de démontrer par la pra-
tique l'importance qu'il accordait volontiers en théorie à cette place
forte. Vers ce point convergeait pour le moment toute sa stratégie ;
là il ravitaillerait ses troupes, organiserait son matériel; là il atten-
drait l'armée de réserve que Nugent lui amenait. Quelle victoire pou-
vait valoir les avantages qu'on allait tirer d'un pareil plan? Heureu-
sement pour le maréchal, Charles- Albert, tranquille sur le Mincio, ne
troubla point sa retraite et lui laissa le temps de préparer à loisir
ses plans de campagne.
L'armée de réserve ne pouvait, dans l'état du pays, lui arriver
qu'en passant par de nombreux détours, et avec cela point de nou-
velles! Qu'on se figure ses impatiences, ses perplexités, ses décou-
ragemens! Quand il pourrait enfin commencer ses opérations, lui-
même l'ignorait, car tout dépendait de sa jonction avec Nugent, et
comment prévoir l'heure où cette jonction se ferait? Venise coupée,
le seul moyen qui lui restât de communiquer avec l'intérieur de la
monarchie, c'était la voie éloignée et difficile du Tyrol, et encore
cette voie menaçait d'être interceptée dès l'instant que l'ennemi
s'avancerait sur le lac de Garda. Les nouvelles n'arrivaient plus que
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 685
lentement; celles qui arrivaient étaient sinistres. Jours d'épreuve et
d'amertume pour ce vieillard de quatre-vingt-un ans ! Souvent on le
voyait assis la tête dans ses mains, silencieux, morne, abattu. Qu'un
intendant militaire entrât alors, avec quelle vivacité soucieuse il l'in-
terrogeait sur l'approvisionnement de l'armée! Bon nombre d'écri-
vains ont voulu voir un système dans ce qui fut, à cette première
époque de la guerre d'Italie, la nécessité absolue du moment; de là
ce caractère temporisateur, cette physionomie de Fabius Cunctator,
faussement attribués à un homme dont le génie est bien plutôt la
décision, l'audace, l'intrépidité du coup de main. Quand il ne procède
au début qu'avec tant de mesure et de circonspection, quand il affecte
de ne rien livrer aux chances d'une rencontre, c'est qu'alors le vieux
soldat, sur qui pèse une responsabilité si énorme, sent qu'il ne peut
donner aux opérations militaires proprement dites que la moitié
de son application : tandis que d'un œil il observe Charles-Albert et
le tient à distance, de l'autre il regarde \ienne, ce cœur de l'empire
où la révolution lui suscite des ennemis non moins menaçans et non
moins acharnés. La guerre d'Italie se divise, on le sait, en deux
parts, dont la première va jusqu'à l'armistice de Milan et remplit
l'espace de plus d'une année, et dont la seconde, enlevée en dix
jours, marche à pas de géant de la reprise des hostilités à la ba-
taille de Novare. Rien qui se ressemble moins que ces deux cam-
pagnes. D'un côté lenteurs, attermoiemens, prudence; de l'autre,
vigueur, entraînement, soudaineté, inspiration dans l'attaque, im-
prévu dans l'offensive ! Charles- Albert y fut pris, ou plutôt le général
Chrzanowsky, car à Novare Charles-Albert ne commandait pas; il ne
fit que se battre en soldat, en héros. Nul doute que le souvenir de
ses temporisations précédentes n'ait merveilleusement servi la for-
tune de Radetzky à cette période définitive. Comme la première fois,
il battit en retraite; mais cette retraite n'était plus, en 1849, qu'une
feinte habile pour tromper l'ennemi. Le général polonais qui diri-
geait les forces piémontaises ignorait encore quelle direction il avait
prise, que Radetzky, se retournant, fondait sur lui comme un lion
et l'écrasait. « Jamais, nous disait un jour le maréchal à Vérone, je
n'ai tendu un piège à Charles-Albert sans qu'il y soit tombé tout
aussitôt ! »
Radetzky, toujours sans nouvelles du corps de Nugent, était donc
occupé à se fortifier dans Vérone, lorsque le 6 mai 1848, enhardi par
son heureux passage du Mincio et les succès de Pastrengo, se voyant
à la tête d'une armée qui chaque jour grandissait en nombre, tandis
que le dénûment, les blessures et la contagion diminuaient celle de
ses adversaires, comptant bien aussi quelque peu sur l'insurrection
viennoise qui forçait à cette heure même l'empereur à se réfugier dans ,
le.Tyrol, — Charles- Albert, résolu d'en finir, vint assaillir le général
686 REVUE DES DEUX MONDES.
autrichien jusque dans son dernier retranchement. Cette affaire de
Sainte-Lucie, commencée par des escarmouches d'avant-postes, prit
en peu d'instans les proportions d'un véritable combat; l'engage-
ment fut acharné, terrible. Les Piémontais ne se lassaient pas d'at-
taquer, les Autrichiens de leur opposer une imperturbable défensive.
Le roi, toujours défiant à l'endroit de son aptitude stratégique, après
avoir remis le commandement supérieur au général Bava, vint se mê-
ler aux rangs de ses soldats; puis, lorsqu'il les eut un moment ani-
més de son exemple, il quitta le champ de bataille pour se rendre à
une villa voisine autour de laquelle, disent les récits de la journée,
il fit ensevelir quelques officiers de son état-major tombés victimes
du sort de la guerre. Quand la dernière pelletée de terre eut recou-
vert le dernier trépassé d'entre ses adjudans, ce monarque pâle et
comme marqué au front de ce signe de découragement et d'ennui
que la fatalité semble imprimer à certaines figures mélancoliques de
l'histoire, ce triste roi monta au belvéder de la villa Fenilone^ d'où,
sa lunette braquée sur Vérone, il attendait qu'un mouvement insur-
rectionnel se déclarât pom* lui dans l'intérieur de la place; ce qui
toutefois n'eut pas lieu, grâce aux énergiques mesures de Radetzky
et à la proclamation laconiquement sévère qu'il adressa aux Yéronais
en montant à cheval.
Des deux côtés les traits de courage et d'abnégation militaire ne
manquèrent pas. J'en veux citer un qui rappelle à sa manière le
sublime stoïcisme du colonel Combes à Constantine. Au début de
l'action, le/' colonel Pottornaz, commandant le régiment François-
Charles, a le bras emporté par un boulet. Il quitte les rangs, se
dirige au pas de son cheval vers le général d'Aspre, et, du ton dont
il aurait fait son rapport : « Excellence, dit-il, je viens d'avoir le bras
droit emporté, et j'ai l'honneur de vous informer que je me vois
forcé de me retirer du champ de bataille. » — « Ma bague! ah! ma
bague! «s'écriait à Fontenoy un brillant capitaine aux gardes-fran-
çaises courant après sa main enlevée par la mitraille. Elégance,
esprit, légèreté, galanterie aimable et frivole jusque dans la mêlée
et le carnage, n'est-ce point là le Français? Formalisme, gravité
didactique, culte chevaleresque de la discipline, de la hiérarchie, du
protocole, voilà l'Autrichien.
La journée de Sainte-Lucie fut une de celles où, les circonstances
jmralysant l'action et le génie d'un chef d'armée, tout est remis à
rintrépide initiative des soldats. Le terrain glissant s'opposait aux
mouvemens , la faiblesse numérique des troupes autrichiennes ne
permettait pas les dispositions stratégiques. Il fallait mourir ou
vaincre l'arme au bras : on vainquit. Aux uns et aux autres cette
affaire coûta cher, aux Piémontais surtout, qui perdirent beaucoup
de monde et quittèrent la place en plein désarroi. Lorsque le len-
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 687
demain, à l'aube, le maréchal visita le champ de bataille, les morts
et les blessés encombraient le terrain, et parmi les ustensiles, les baj-
gages, les équipemens de toute espèce qui couvraient le sol, au milieu
des monceaux d'épaulettes, d'annes, de shakos, de trompettes, on
trouva (singulière rencontre en pareil lieu!) nombre de masques de
théâtre figurant Belzébuth avec ses cornes (1) . On se souvient du
fameux diable vert du ballet de la Tentation; plusieurs cadavres,
lorsqu'on les releva, portaient encore ce déguisement. Quel pouvait
être le sens de cette mascarade? Les officiers de l' état-major de Ra-
detzky se le demandèrent et finirent par découvrir qu'à l'aide de ces
oripeaux fantastiques on avait voulu tout simplement terrifier les
Croates. Et dire qu'en même temps qu'on estimait ces braves Croates
assez naïfs pour se laisser intimider par des épouvantails d'enfans,
les journaux de l'époque nous les représentaient comme des-fléaux
de Dieu et d'invétérés bandits massacrant les vieillards, pillant les
églises, et portant toujours leur giberne pleine de mains de femmes
qu'ils coupaient à la hâte chemin faisant, se réservant d'en ôter les
bagues plus tard, comme on coupe une branche pour avoir le fruit!
Rien ne saurait se comparer à ces fables au moyen desquelles on
exploitait alors la crédulité pubhque. Les blessés piémontais, qu'on
transportait à l'hôpital de Vérone, suppliaient les soldats autrichiens
de ne pas les priver de la vue, et les officiers qui dirigeaient l'escorte
eurent toutes les peines du monde à rassurer ces braves gens, à qui
on avait fait accroire que les impériaux arrachaient les yeux à leurs
prisonniers. Les choses allèrent même si loin, que le maréchal dut
se rendre en personne auprès de ces malheureux, et qu'après les
avoir consolés, après avoir donné des ordres pour qu'ils fussent
traités avec autant de soins et d'égards que ses propres soldats, il
en écrivit vertement au ministre du roi de Sardaigne, le sommant
de mettre un terme à de si ridicules manœuvres.
S'il y eut des journées plus brillantes que celle de Sainte-Lucie, il
n'y en eut point de plus féconde en résultats. Elle marque, à vrai
dire, l'heure exacte, le moment où la fortune accomplit son évolu-
tion, et des drapeaux de Charles-Albert, qu'elle avait jusque-là sui-
vis, passe définitivement au camp du maréchal. Au point de vue de
l'influence morale, ce succès fut immense : il raffermit le courage
des troupes, leur discipline, ralluma leur foi dans l'avenir, et fut
l'heureux point de départ d'une période nouvelle. Deux archiducs y
gagnèrent hardiment leurs éperons sous les yeux du père ^adetzky :
l'archiduc Albert, digne fils de l'illustre archiduc Charles, et le
prince François-Joseph, que son courage désigna dès ce jour à l'ar-
mée, ignorant encore que, dans ce blond guenier marqué au front
(t) Nous empruntons ce fait au récit du général Schoenbals.
688 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'étoile de la jeunesse, elle saluait le futur empereur militaire
dont les circonstances lui faisaient souhaiter l'avènement!
Les jours d'épreuve étaient passés, l'arrivée tant réclamée du
corps de réserve venait enfin le 25 mai augmenter de dix-neuf mille
hommes l' effectif du maréchal. Les rôles allaient changer : c'était à
Radetzky maintenant de prendre l'offensive et de poursuivre cet
adversaire qu'il avait jusque-là évité en si ingénieux et si consommé
tacticien.
IL
« C'était par une magnifique nuit de printemps ; le roulement de
,nos fourgons nombreux, de nos équipages, ébranlait l'air comme
un grondement de tonnerre. A une distance assez rapprochée bril-
laient les feux de bivouac de l'ennemi, dont nous longions les avant-
postes à une portée de canon. A la tête du second corps d'armée,
.ayant à ses côtés le futur souverain de l'Autriche, s'avançait à cheval
Radetzky, gai, dispos, l'œil rayonnant, le visage en belle humeur.
Par intervalle un coup de feu lointain, échangé entre nos patrouilles
et les avant-postes ennemis, troublait seul le calme de la nuit. »
Ainsi on quittait Vérone, ainsi on marchait allègre et joyeux à la
journée de Curtatone, où les Toscans de Laugier furent défaits, à la
journée de Vicence , où les Romains de Durando trouvèrent leurs
fourches caudines. Dès le soir du premier jour d'attaque, Yicence
n'était plus tenable pour les Italiens, forcés dans leurs derniers retran-
chemens intérieurs. Toutes ces hauteurs des MontiBerici, ces déli-
cieuses collines que surmonte l'église et le cloître de la Madona del
Monte, et au pied desquelles s'étend la ville au sein d'un paysage
vraiment édénique, les Autrichiens victorieux les occupaient lorsque
la nuit vint mettre fin au combat. (( Sous nos yeux se déroulait la
cité magnifique si richement dotée par le génie de Palladio. Le ma-
réchal allait s'en retourner à son quartier-général après avoir pris
toutes ses dispositions , le feu devait se rouvrir au jour levant, nos
colonnes se massaient aux portes de la ville, et, de l'éminence où
nous étions, nous pouvions en un moment anéantir Yicence sous une
pluie de bombes et d'obus. L'issue de cette affaire avait donc cessé
.pour nous d'être douteuse, mais nous nous demandions ce qui advien-
drait de tant de chefs-d'œuvre pendant l'assaut du lendemain. » La
question était superflue : Yicence capitula. Déjà, vers le déclin du
jour, au plus chaud de l'action, le drapeau blanc avait été vu flot-
-tant çà et là sur divers points ; il est vrai que presque aussitôt le
drapeau rouge l'avait partout remplacé. On prétend que ce furent
les gardes nationaux vicentins qui prirent sur eux de couper cour
aux préliminaires pacifiques; mais Durando, vieux soldat, et, comme
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 689
tel , jugeant mieux de la situation^ ne partagea point l'avis de ces
messieurs. Les seules forces qui lui restaient étaient les bataillons
suisses, lesquels, après s'être vigoureusement battus pour l'honneur
à la défense du Monte Berico, sentant qu'ils étaient là contre la
volonté du pape, commencèrent à dire tout haut qu'ils ne se sou-
ciaient point de servir davantage d'instrumens aux complots d'un
ministère révolutionnaire avec lequel ils ne s' étaient jamais engagés.
Durando négocia donc : pendant cette nuit même, des parlementaires
furent envoyés aux avant-postes autrichiens, et sur-le-champ une
capitulation eut lieu, par laquelle le général Durando s'obligeait à
se retirer avec toutes ses troupes de l'autre côté du Pô, et à ne plus
porter de trois mois les armes contre l'Autriche.
Disons-le cependant, là fortune avait ses retours, et tout au début
de cette phase nouvelle on compta plus d'un échec, a A Goïto, par
exemple, deux fautes graves furent commises : nous tînmes Bava
pour plus faible qu'il n'était, tandis que d'autre part nous nous exa-
gérâmes les forces du roi; ce qui fit qu'on attaqua le premier trop
à la hâte et sans être en nombre, alors qu'on se laissait imposer par
le second, qui n'avait auprès de lui que neuf bataillons. Le général
Benedeck, à mesure qu'il arrivait en vue de Goïto, rangea ses troupes
en bataille. Nous n'avions jusque-là rencontré que d'assez faibles
détachemens de cavalerie qui s'enfuyaient à notre approche, quand
soudain, vers quatre heures de l'après-midi, la tête de nos colonnes
fut saluée à coups de canon. Nous répondîmes à l'instant par le feu
de nos batteries; mais la supériorité de son artillerie nous indiqua
bientôt que l'ennemi avait concentré ses forces sur ce point. » Dès
lors l'engagement prit un caractère plus sérieux. Wohlgemuth d'a-
bord, puis Clam, reçurent l'ordre de se porter au secours de Bene-
deck; mais la difficulté du terrain s'opposait à l'exécution des
manœuvres. Pendant ce temps, Benedeck à lui seul soutenait rude-
ment l'assaut, non toutefois sans éprouver de grosses pertes, de sorte
que lorsqu' arrivèrent les brigades de renfort, il avait trop souiTert
pour leur pouvoir prêter un secours utile. L'ennemi gagnait du ter-
rain, et peu à peu on se voyait réduit à renoncer à tous ses avan-
tages. Que faisait le général d'Aspre? Comment cet intrépide pour-
fendeur tardait-il tant d'accourir sur le champ de bataille, où sa
valeureuse présence aurait suffi pour captiver la victoire incertaine?
A tout moment on s'attendait à le voir déboucher sur le flanc droit
de l'ennemi... Personne! Misères de l'humanité, faut-il bien que
jusque chez les héros on vous rencontre ! Le général d'Aspre était
sujet à d'horribles accès de goutte, et cette maladie avait pour pre-
mier effet de paralyser en un clin d'œil tous ses mouvemens. Il souf-
frait alors les tortures d'un damné; mais à l'entendre, les tortures
690 • REVUE DES DEUX MONDES.
physiques n'étaient que peu de chose auprès du supplice moral qu'il
endurait à se voir ainsi impotent et perclus. Impotent, ce fier soldat
dont le cheval hennit aux apprêts de la bataille! perclus, ce vain-
queur de la veille de qui dépend l'affaire du lendemain ! Sentir dans
sa poitrine battre le cœur d'un d'Aspre et ne pouvoir remuer la main
pour boucler son ceinturon quand déjà gronde la canonnade !
Pends-toi, brave Grillon, on s'est battu sans toi !
D'Aspre, lui, ne voulait pas qu'on se battît. Il aimait mieux, cet
homme intraitable, compromettre le succès d'une journée que d'en-
voyer ses troupes au combat quand il ne pouvait pas les y conduire.
Lorsque, après Goïto, le maréchal lui demanda sévèrement pourquoi
il n'était pas arrivé au bruit du canon? — Le canon, répondit d'As-
pre avec amertume, je ne l'ai pas entendu. — La goutte l'avait rendu
sourd !
De semblables infirmités, on le conçoit, ne laissent point à la lon-
gue d'aigrir le caractère, et lorsque le patient, de sa nature, n'est
pas un saint, mais tout bonnement un homme comme les autres, et
plus que les autres peut-être porté à l'égoïsme, elles finissent par
en faire un personnage impraticable. Tel était devenu le général
d'Aspre. Ennuyé, maussade, sarcastique, dégoûté de tout, il n'écou-
tait que l'humeur du moment : tantôt, comme à l'affaire de Goïto,
refusant de donner parce que ses souffrances le clouaient au lit, et
tantôt, comme à Novare, s' exposant à compromettre l'action par l'in-
croyable excès de son audace. On eût dit qu'aux jours de bien-être
il voulût regagner le temps perdu et se montrer héroïque à la fois
pour l'heure présente et pour le lendemain, dont il ne pouvait, hélas î
jamais répondre. Le tort d'un pareil calcul était d'intéresser son amour- ,
propre beaucoup plus que le salut de l'armée. On sait comment à
Novare la témérité du général d'Aspre faillit coûter cher aux Autri-
chiens : dédaignant tout préliminaire, il entame l'attaque avec quinze
mille hommes, et ce n'est qu'à la formidable résistance qu'on lui
oppose qu'il s'aperçoit qu'il a affaire non point seulement à une
arrière-garde, mais à l'armée royale elle-même, forte de soixante
mille hommes. Tout autre que d'Aspre, en ouvrant les yeux sur son
erreur, se fût hâté d'appeler à son aide; mais lui ne prévient même
pas le maréchal. C'est par l'immense bruit de la canonnade que
Radetzky devine la gravité de la situation où s'est engagé son lieu-
tenant, car pour d'Aspre, il ne s'en effraie pas le moins du monde,
et ses premiers bulletins sont rassurans. Quinze mille hommes contre
soixante mille, cela lui paraît tout naturel, et pendant cinq heures
il soutient le choc sans perdre un pouce de terrain. (( Du secours ! je
me suis fourvoyé, » voilà ce que cet mtraitable orgueil s'entêta jus-
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 691
qu'à la fin à ne vouloir pas reconnaître. Cette audace qui la veille, à
Mortara, avait si magnifiquement décidé la victoire, il allait la payer
de son sang, du sang de tous ses braves, plutôt que de condescendre
à s'en accuser comme d'une faute militaire.
Qu'on s'en soit ou non, du côté des Piémontais, exagéré l'impor-
tance, bataille ou combat, cette rencontre de Goïto fit plus d'un
illustre blessé. Charles-Albert y reçut un éclat d'obus, le roi de Sar-
daigne actuel, alors duc de Savoie, un coup de feu dans la cuisse. Ce
fut là aussi, et non point à Gurtatone comme on l'a prétendu, que
le prince Félix Schwarzenberg, à la tête de sa division, eut le bras
fracassé par une balle. Physionomie remarquable que celle de cet
homme d'état au camp de Radetzky ! La vie du prince Schwarzen-
berg, quand on y pense, est une des mieux remplies qui se puissent
voir. Tout y vient à son heure, à son point. Homme de plaisir, grand
seigneur, diplomate, soldat, premier ministre, il sut toujours com-
biner et fondre en de justes proportions certaines qualités particu-
lières à ces divers états. Chez lui, le soldat toujours un peu se res-
sentit du négociateur, le diplomate du guerrier, le tout sans pré-
judice de l'homme de plaisir, du grand seigneur libertin qui jusqu'à
la fin brocha merveilleusement sur l'ensemble. Après avoir, sous un
couvert diplomatique qui ne messied pas, fort occupé le monde
du bruit de ses galantes équipées, la campagne d'Italie survint
très à propos pour opérer une diversion devenue nécessaire dans
une existence qui depuis mainte aventure par trop romanesque com-
mençait à tourner au scandale. Tel il avait été dans les boudoirs de
Naples, de Londres et de Paris, tel il fut plus tard dans son cabinet
du palais de la chancellerie à Vienne, — et tel il se montre sur les
champs de bataille, impassible, dédaigneux, superbe. Son visage
avait quelque chose de glacial qui déconcertait, même alors qu'il
affectait son expression la plus aimable, et vous vous demandiez, à
voir ce corps si long et si maigre que l'étroitesse de son attila mili-
tairement boutonné rendait encore plus efflanqué, à voir ces traits
pâles et durs, où se peignait, à côté d'une ironie hautaine, le senti-
ment de la plus inflexible personnalité, — vous vous demandiez par
quelle inexplicable force d'attraction cet homme, sans jeunesse, sans
beauté, sans agrément, agissait ainsi sur la plus séduisante moitié
du genre humain. Pour grand seigneur et brave, il l'était, qui en
doute? mais les Lobkowitz, les Windisch-Graetz , les Lichtenstein
aussi sont des braves, et de très grands seigneurs. Quel charme par^
ticulier possédait-il donc, ce prince Schwarzenberg, pour qu'on le
préférât aux plus beaux, aux plus vaillans, aux plus jeunes? Quel
était son secret pour entraîner tant de cœurs à sa suite ? car, cet
homme étrange, on ne se contentait pas de l'aimer, on l'adorait jus-
692 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à l'extravagance, jusqu'au délire, jusqu'à la mort. Les passions,
il les inspirait par douzaines, cela même aux derniers temps de sa
vie. Zerline, Elvire, dona Anna, que de victimes! C'était, à vrai
dire, le don Juan d'un siècle comme le nôtre : à cette soif du plaisir,
à cette ardeur éternellement inassouvie il joignait l'intelligence et
l'amour des affaires, ce noble emploi des hautes facultés de l'esprit
dont le sensualisme de nos jours a besoin pour savourer pleinement
ses délices. Aussi bientôt ses forces se consumèrent. Un soir, comme
il s'habillait pour aller dîner chez l'empereur, la mort vint le prendre.
— Qui frappe là? — C'est la statue! Toujours le même dénoùment.
— Le prince Schwarzenberg n'existait plus; la Prusse respira, se
sentant délivrée de l'antagoniste superbe qui, à Dresde, à Francfort,
à Cassel, à Olmûtz, tant de fois l'avait humiliée, du rival qui, dans
la question imminente du Zollverein^ n'eût pas manqué de se dres-
ser devant elle aussi inflexible, aussi cassant qu'il s'était montré
dans les affaires du Sleswig-Holstein.
Le prince Schwarzenberg était surtout l'homme du succès; nul
jamais ne s'entendit mieux à profiter de l'occasion quand et comme
elle s'offrait à lui. Reste à se demander s'il eût été aussi habile à la
faire naître. Il est permis de douter, en tous cas, que les calculs de sa
politique eussent une très grande profondeur. Il traitait les affaires
militairement, et, disons-le, un peu en casse-cou. Certes, son idée
de concentration de l'Allemagne dans l'Autriche était d'un esprit
ferme et capable d'entreprises hardies; mais n'y avait-il donc point
aussi quelque témérité à prétendre confier uniquement au sort des
armes une question comme celle-là? Il semble qu'en pareil cas un
Richelieu eût compté davantage avec les mœurs et les institutions
d'un pays protestant et parlementaire. Je l'ai dit, il y avait du soldat
dans ce diplomate; et si l'esprit militaire, qui communiquait à ses
desseins l'énergie et la soudaineté, l'empêcha souvent de porter sa
vue au-delà du moment, c'est peut-être qu'en somme, toute bonne
qualité a son défaut, ainsi que toute médaille son revers. D'ailleurs,
heureux comme il l'était, c'eût été faillir à sa destinée que de ne se
point montrer aventureux. N'avait-il pas son étoile, n'avait-il pas son
influence magnétique? et quand j'écris ce mot, je l'emploie non plus
au figuré, mais dans son acception réelle, médicale. A l'époque. où
le prince Hohenlohe mit le magnétisme à la mode dans les salons
de Yienne, le prince Schwarzenberg avait senti se développer en lui
une puissance nerveuse qui jusque là était demeurée[à l'état latent, et
dont il usa ensuite tant bien que mal durant le reste de sa vie. Cette
force surnaturelle ne cessa même jamais de s'exercer depuis sur une
de ses sœurs de complexion délicate et souffrante, laquelle emprun-
tait au pouvoir magnétique de son frère le peu de santé dont elle
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 693
jouissait. Du temps où le prince était ambassadeur à Naples, cette
sœur se rendit , à diverses reprises, de Vienne à Rome , où celui-ci
arrivait de son côté pour la rencontrer et la faire en quelque sorte
revivre au contact de cette vie nerveuse dont il possédait les mysté-
rieux trésors.
Quand le prince Schwarzenberg mourut, il touchait au plus haut
point de sa fortune politique, il avait reconquis l'Italie à la couronne
d'Autriche, écrasé la révolution, humilié la Prusse, affermi partout
la souveraineté de son jeune maître. Sortir à temps de ce monde qui
n'avait cessé de lui prodiguer toutes ses fêtes, cène fut peut-être pas
le moindre signe par où se laissa voir l'heureux arrangement de sa
destinée. Sis Félix Schwarzenberg! disaient ses camarades au camp
de Radetzky, en jouant sur son nom. Heureux en effet, car la mort,
qu'il bravait insolemment, semblait prendre à tâche de l'épargner!
A Goïto, tandis que la mousqueterie et la mitraille dévastaient les
rangs, il fouettait sa botte du bout de son épée, non moins dédai-
gneux vis-à-vis des balles et des boulets, non moins altier en sa con-
tenance qu'il ne le fut plus tard dans son cabinet de premier ministre.
Le bonhomme Radetzky l'appelait spirituellement son feld-diphmate ,
et, chaque fois qu'une négociation se présentait, l'en chargeait. L'Au-
triche offrait alors le spectacle inouï d'un état dont la puissance au
dehors se relève et se régénère, lorsqu'à l'intérieur tous les élémens
de force et de vitalité périclitent et se détraquent. A Vienne florissait
un de ces ministères à la Necker, fléaux des monarchies, et qu'on
retrouve malheureusement au début de toutes les crises sociales, un
de ces pouvoirs néfastes qui, trop ambitieux pour abdiquer, trop fai-
bles pour résister au flot envahissant, trahissent un peu tout le monde
et finissent par devenir la proie de l'émeute après avoir été quelque
temps son jouet. Kossuth et Mazzini avaient leurs agens alors à Vienne
comme à Turin (1) .
On voit à quelles difficultés avait affaire cette armée d'Italie.
Vaincre au jour le jour tant d'ennemis coalisés, c'était pour elle la
moindre chose; il lui fallait en outre tenir tête au mauvais vouloir de
son gouvernement, que possédait l'esprit de Mazzini. A ces soldats
dont le sang coulait sur tous les champs de bataille, la patrie, repré-
sentée à Vienne par les hommes de Kremsier, marchandait les vête-
mens et le pain. Eux pourtant, sans se laisser décourager, conti-
nuaient stoïquement leur marche. Affamés, meurtris, déguenillés,
ils répondaient par des victoires à l'indifférence et aux insultes de
la métropole. Ils envoyaient à Vienne les drapeaux pris à Sainte-
(1) Au quartier-général de Charles-Albert se trouvait, par exemple, un certain baron
Spleni, ancien officier au service d'Autriche, et qui jouait le rôle d'intermédiaire entre
le roi et Kossuth.
694 BEVUE DES DEUX MONDES.
Lucie, à Curtatone, à Vicence, et la capitale de Tempire, qu'une
poignée d'étudians et d'émeutiers tenait sous sa domination, jetait
aux égouts ces trophées. Il est beau de voir éclater l'indignation du
soldat au souvenir de pareils opprobres : « Ces temps douloureux,
ces temps ignobles, aucun de nous ne saurait se les rappeler sans
frissonnerd'horreur etde dégoût. Nous repoussions partout l'ennemi,
partout en Italie nous relevions le sceptre impérial et la dignité de
la maison d'Autriche, et pendant ce temps s'écroulait en poussière
l'œuvre de tant de siècles, l'héritage sacré de tant de souverains
que nous défendions au prix de notre vie. Et dire que l'ennemi nous
clouait à notre place et nous empêchait de voler au cœur de cette
patrie où nous appelait la voix de l'honneur et de la foi jurée ! Que
de fois, du milieu de la canonnade, nos yeux se retournèrent avec
anxiété du côté de Vienne, car là s'agitaient, nous le savions, des
adversaires bien autrement puissans et redoutables que ceux que
nous avions en face ! »
A peine remis des fatigues de Curtatone et de Vicence, le maréchal
Radetzky s'apprêtait à poursuivre sa marche en avant, lorsqu'un
matin une dépêche de l'empereur Ferdinand lui arrive d'Innsbruck.
A cette lecture, le vieillard pâlit, sa main tremble, ses sourcils se fron-
cent. Ce que contenait ce message, c'était l'ordre de proposer immé-
diatement l'armistice à Charles-Albert. Lui, Radetzky, s'humilier de-
vant son rival et tourner brusquement le dos à la fortune qu'il voyait,
après tant de traverses héroïquement endurées, revenir sous ses dra-
peaux! <( Un boulet de trente-six qui fût tombé à mes pieds, racon-
tait-il plus tard, m'eût semblé la colombe de l'arche auprès de ce mes-
sage de malheur, inspiré, je n'eus pas grand' peine à le reconnaître,
par le machiavélisme combiné de Batthyâny et de Palmerston ! »
Que faire cependant? Soldat, son premier mouvement fut de se rési-
gner et d'obéir. La rougeur au front, l'âme navrée, il commence une
dépêche au roi de Piémont; mais bientôt la plume lui tombe des
mains, il a trop présumé de ses forces. Non, avant de consommer un
pareil acte, il tentera auprès de son empereur une dernière démarche.
L'épître à Charles- Albert vole en morceaux; il se lève, fait quelques
pas, puis se rassied et supplie son gracieux maître de révoquer son
ordre ou d'accepter sa démission, l'assurant d'ailleurs d'une prompte
victoire au cas où les motifs qu'il développe seraient accueillis. Sa
dépêche écrite, le maréchal envoya chercher, pour la porter en toute
hâte à l'empereur, l'homme à ses yeux le plus capable, par sa con-
naissance de la situation et les ressources de son esprit, de mener à
bien l'entreprise. Le général Félix Schwarzenberg était alors fort
souffrant de sa blessure reçue à Goïto. On raconte qu'en apprenant
la mort de l'empereur Charles VI, le grand Frédéric sauta à bas de
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 695
son lit, disant qu'il avait bien autre chose à faire qu'à soigner sa
fièvre. Le prince Schwarzenberg agit de même, et, sans écouter
davantage l'avis des médecins, il partit dans la nuit pour Innsbruck,
où l'autorité de sa présence déjoua l'intrigue ourdie par le cabinet
hongrois autour du faible Ferdinand. Le prince Schwarzenberg fut
depuis un grand ministre, et l'histoire un jour appréciera l'impulsion
féconde que sa main sut imprimer aux destinées nouvelles de son
pays; mais parmi les immenses services rendus par lui à l'Autriche,
s'il en est de plus éclatans et de plus fameux, on n'en trouverait pas
de plus utile. Qu'on pense, en effet, aux résultats qu'en de sem-
blables circonstances un temps d'arrêt dans les hostihtés aurait
amenés. L'armistice, c'était en ce moment l'abandon de tous les
avantages conquis, l'abdication dans la victoire, la démoralisation
de l'armée, suprême élément de salut. De la réussite de cette
démarche tout dépendait donc à cette heure, et le vieux Radetzky
le savait à n'en pas douter, lui qui, au retour de Schwarzenberg,
s'écriait en l'embrassant : « Bravo, prince, voilà une victoire qui
nous coûte moins cher que Custozza et qui vaut mieux! »
Du reste, cette capitulation, à laquelle la diplomatie de lord Pal-
merston paraissait prendre un si vif intérêt, revenait sur le tapis à
quelques semaines de là. Seulement cette fois les rôles n'ont plus la
distribution tant souhaitée des conseillers secrets de la cour d' Inns-
bruck. C'est le roi de Piémont qui propose, et le maréchal qui dis-
pose. A dater de Somma-Carapagna , les opérations de Radetzky
avaient pris le véritable caractère d'une marche triomphale. Vengono
inostri! s'écriaient sur son passage les populations, heureuses d'être
enfin débarrassées de ces hordes révolutionnaires, contre lesquelles
l'armée piémontaise ne les sauvegardait plus qu'à demi. L'affaire de
Volta, dernier effort de Charles-Albert pour reconquérir ses positions
sur le Mincio, et l'immense déroute qui suivit ce coup de tête ve-
naient de jeter le découragement et la confusion au camp des Pié-
montais. Au milieu des horreurs d'une débâcle générale, le roi tint
conseil, et, rassemblant ses officiers autour de la couche de paille où
la fièvre le consumait, il leur demanda ce qu'il y avait à faire. Tous
furent d'avis que, dans l'état actuel des choses, continuer la guerre
était devenu impossible, et qu'il fallait, coûte que coûte, gagner du
temps. On arrêta donc que des ouvertures d'armistice seraient immé-
diatement entamées.
Le maréchal Radetzky était en train de prendre ses dispositions
d'offensive pour le lendemain, lorsqu'on lui annonça l'arrivée à Volta
des plénipotentiaires de Charles-Albert : « Schwarzenberg est là, se
contenta de répondre le narquois guerrier; dites que je m'en remets
à lui du soin de cette négociation ! » Le roi proposait la ligne de
696 REVUE DES DEUX MONDES.
rOglio, se doutant bien que son offre serait repoussée; mais à cette
proposition l'ennemi, dans sa pensée, répondrait par une contre-
proposition, et, comme ce qu'on voulait avant tout c'était gagner
du temps, on arriverait de la sorte au but qu'on se ménageait. Du
premier coup d'œil, le prince Schwarzenberg vit de quoi il s'agis-
sait, et, repoussant avec sa superbe ordinaire les ouvertures en ques-
tion, il posa carrément la ligne de l'Adda, plus l'évacuation de.
Venise, de Peschiera, Rocca d'Anfo, Pizzighetone, Modène et Parme,
plus la retraite de la flotte, la levée du blocus de Trieste, plus enfnv
la mise en liberté et le renvoi immédiat au quartier-général autri-
chien de tous les officiers ou fonctionnaires illégalement retenus. Ces
conditions, si dures qu'elles semblent, Charles-Albert commit une
faute grave en ne les agréant point, car son refus amena l'armée au-
trichienne sous les murs de Milan, et c'était bien sur quoi l'altier
Schwarzenberg avait compté.
A peu de jours de là, Radetzky, en marche vers Milan, apprenait
que l'envoyé d'Angleterre à la cour de Turin, sir Ralph Abercromby,
désirant lui parler, attendait aux avant-postes qu'un officier d'état-
major vînt l'aider à franchir les colonnes de l'armée impériale. Si
l'on s'en souvient, à cette époque les pérégrinations politiques du
comte Minto avaient fort émotionné l'Italie, et il s'en fallait certes
de beaucoup que la figure d'un agent anglais fût bien venue des
officiers de Radetzky. Cependant le maréchal ne crut pas devoir à
cette occasion se départir de ses habitudes de bonhomie et de poli-
tesse. Il envoya donc le général Walmoden chercher à l' avant-garde
le négociateur britannique, et, quand sir Ralph descendit de cheval,
il l'accueillit de son air le plus empressé, et lui parla de la pluie et
du beau temps en homme qui s'évertue de son mieux à divertir son
monde. Seulement, l'ambassadeur ayant voulu, après mainte digres-
sion, aborder un nouveau terrain et causer un peu des affaires pen-
dantes : «Oh! pour cela, voyez-vous, moi, je n'y comprends rien!
s'écria-t-il en coupant court à la conversation. La diplomatie et les
diplomates m'ont toujours été lettre close; mais tenez, voici Schwar-
zenberg, chapitrez-le tout à votre aise; c'est votre homme! » Schwar-
zenberg, c'était, nous l'avons dit, sa réponse ordinaire en pareil cas,
et le malin vieillard s'esquiva tout joyeux, laissant nez à nez les deux
augures. Le prince Félix détestait cordialement lord Palmerston, et
cela de vieille date. Avant de se retrouver sur le terrain de la poli-
tique, ces deux hommes d'état, tous deux hommes de plaisir et pas-
sés maîtres en l'art de plaire, s'étaient rencontrés dans un champ-
clos moins vaste sans doute, mais non moins brûlant et périlleux, et
peut-être que si l'on essayait de remonter à l'origine de cette impla-
cable animosité qui faillit compromettre la paix du monde, on la
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 697
trouverait dans certaine rivalité de boudoirs ignorée des uns, ou-
bliée des autres, mais dont Tâpre et cuisant souvenir ne cessa jus-
qu'à la fin d'irriter au combat les deux puissans antagonistes. Quoi
qu'il en soit, on peut s'imaginer l'accueil que fit ce jour-là au mi-
nistre de lord Palmerston \% feld-diplomate du maréchal Radetzky.
Aux paroles officieuses de l'intermédiaire britannique, le froid et raide
Schwarzenberg répondit en quatre mots que la convention qu'on lui
proposait n'avait pas d'objet au point où les choses en étaient, et
qu'on la reprendrait s'il y avait lieu dans Milan, alors que le dernier
Piémontais aurait évacué le sol de la Lombardie. 11 était d'usage que
toute personne de distinction venue en visite au quartier-général y
fût retenue à dîner. Sir Ralph Abercromby accepta donc très gracieu-
sement l'invitation du maréchal, et l'on se mit à table résolus de part
et d'autre à ne plus dire un mot de politique. Laissons l'officier au-
trichien raconter l'histoire de ce dîner avec une fine pointe de persi-
flage bien pardonnable, après tout, chez un soldat.
« La table du maréchal était des plus simples, et se distinguait très peu de
l'ordinaire du troupier, lîne soupe au riz, le bœuf, quelquefois, dans les grandes
occasions, un rôti de veau, voilà tout le festin. L'Anglais, en consentant à res-
ter, savait-il nos habitudes, et Radetzky n'avait-il pas mis quelque malice à
le retenir? Je l'ignore, toujours est-il que sir Ralph fit contre fortune bon
cœur. Nous autres Italiens, nous aimons généralement le riz un peu croquant
et la viande assez tendre; mais, juste ce jour-là, voyez la mésaventure! maître
Jean (c'était le cuisinier du maréchal) s'était complètement oubhé, et, par
extraordinaire, ce fut le riz qui se trouva mou et la viande dure! Pour notre
appétit à toute épreuve, l'inconvénient fut médiocre, et l'on se contenta de
boire un coup de plus; mais le malheureux sir Ralph! je le vois encore, et ne
puis, sans un véritable serrement de cœur, songer à la douloureuse expres-
sion qui se peignit sur son visage pendant la seconde moitié de ce mémorable
dîner qu'il n'oubliera de sa vie, j'en réponds. Il y eut surtout un moment où
sou découragement me fendit l'âme, celui où le veau fut trouvé détestable.
J'avoue que, pour ma part, j'allais compatir à ses misères, lorsque je pensai
qu'il était venu parmi nous dans l'intention d'arrêter notre marche triom-
phale et de nous faire rebrousser chemin derrière l'Adda que nous avions
franchi : Bah! me dis-je alors, c'est de bonne guerre, et mieux vaut en rire! »
A Lodi, le maréchal apprit, à n'en plus pouvoir douter, que Charles-
Albert battait en retraite sur Milan. La désorganisation de l'armée
piémontaise était complète. Des bandes de fuyards, des convois de
bagages, le parc entier d'artillerie de réserve, se précipitaient vers
le Tessin, et d'après les bruits recueillis par l' état-major autrichien,
il était facile de conclure que le roi ne devait plus avoir avec lui
qu'une faible partie de ses troupes. Une députation de Milanais était
venue implorer Charles-Albert, l'assurant qu'il trouverait leur capi-
TOME I. *3
^8 REVUE DES DEUX MONDES.
taie pourvue de vivres et de munitions, et parfaitement en mesure
de soutenir un siège, pour peu qu'il consentît à lui prêter l'appui de
ses armes. Les généraux protestèrent bien, par leur silence, contre
une expédition à tous les points de vue si romanesque; mais trop
souvent le romanesque était ce qui séduisait davantage ce roi pala-
din. Cette fois encore, il voulut n'écouter que la généreuse impulsion
de son cœur, et ce fut sa perte. Quiconque a parcouru la campagne
de Milan, quiconque a visité ces prairies sillonnées de fossés, ces
champs où les arbres foisonnent, et qu'en tous les temps inondent
des irrigations sans nombre, avouera qu'il y avait au moins quelque
témérité à jouer son dernier atout en un si étrange terrain. Les
hommes du métier vous diront tous là dessus la même chose. Ici
point de jonction possible entre les différens corps d'armée, aucun
moyen de faire manœuvrer l'artillerie, difficultés de toute espèce
pour la défense plus encore que pour l'attaque, car celui qui attaque
a la liberté de ses mouvemens, et peut cacher à l'ennemi ses opéra-
tions à l'aide de ces forêts de cultures, jungles impénétrables où l'œil
à vingt pas ne voit rien. La fatigue et les privations avaient d'ailleurs
brisé les forces de l'armée piémontaise, et les Milanais ne tardèrent
point à s'apercevoir que ces troupes, ainsi décimées par le jeûne et la
souffrance, ne leur offriraient qu'un secours impuissant contre les vic-
torieuses légions de Radetzky. Ce fut alors que leur ingratitude éclata
dans toute sa noirceur. Vainement les Piémontais, pleins du souvenir
de l'enthousiasme qui les avait accueillis à leur première apparition,
et forts de la conscience des glorieux services qu'ils venaient de
rendre à la cause de la liberté italienne, avaient compté sur un peu
de sympathie hospitalière; vainement ces nobles martyrs de la patrie
commune avaient espéré trouver au sein de la cité fraternelle un jour
de repos et de subsistance : hélas! devant eux tout ce qui pouvait fuir
s'empressait de quitter la place, les rues étaient désertes, et les quel-
ques figures qu'ils rencontraient les regardaient d'un air farouche
et se détournaient aussitôt, en proférant d'une voix sourde le mot
sacramentel de tradimento !
Les illusions de ce genre n'étaient plus désormais de nature à
tromper l'âme du vieux Radetzky. Arrivé en vue de Milan, son visage
se rembrunit soudain; au souvenir de tant d'affronts essuyés naguère
à cette même place, qu'il foulait aujourd'hui en vainqueur, ses sour-
cils se froncèrent, mais ce ne fut là qu'un éclair, et presque aussitôt
sa physionomie reprit son calme accoutumé. En transcrivant les
annales de cette guerre, l' aide-de-camp du maréchal ne pouvait
omettre l'histoire d'un moment si solennel, et la page qu'il y con-
sacre décrit avec l'éloquence de l'imprécation les sourds ressenti-
inens de l'état-major autrichien.
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 699
« Elle était donc en notre main, cette ville de Milan qui dans son délire
superbe s'imaginait anéantir le trône des Habsbourg, cette ville qui hier en^
core interdisait le sol de la patrie à des femmes, à des enfans dont le crime uni-
que était d'avoir à leurs noms des consonnances allemandes ! La voilà donc,
la cité altière, en présence de ce vieillard et de cette armée qu'elle humilia
si cruellement, et qui reparaissent aujourd'hui devant ses murailles forts de
soixante mille hommes et de deux cents bouches à feu! Comme dans les jour-
nées de mars, le tumulte grondait à l'intérieur de la ville, et cent cloches hur-
laient le tocsin. Inutiles efforts, peine perdue ! Cette fois, personne n'accourait;
bien au contraire, c'était à qui fuirait ce sol de la discorde et de la haine. Des
milliers d'individus, tournant le dos à la patrie, couvraient déjà les routes
de la Suisse et du Piémont. Les émeutiers de profession avaient beau dresser
des barricades, nul bras ne se levait pour les défendre : on sentait désormais
que l'armée n'était plus là. Cette armée, unique soutien, unique force de l'in-
surrection milanaise, elle regagnait le Tessin, entraînant avec elle son roi
vaincu, son infortuné roi qui devait, plus amèrement peut-être encore que
Radetzky, ressentir l'ingratitude de Milan. Où donc étaient-ils, ces héros si
empressés jadis à lancer leur pays à travers l'abîme? Où donc étaient-ils, à
cette heure où le roi qu'eux-mêmes avaient choisi servait de point de mire
à l'insulte et aux balles de la populace? Où étaient-ils, alors que la bataille
s'engageait devant leurs portes et que cette vaillante, cette infatigable armée
piémontaise versait son sang pour leur salut? »
Le maréchal, grave et silencieux, avait arrêté son cheval; ses
regards se portaient sur Milan. Tout à coup la canonnade retentit
dans la direction de la Porta Romana : c'était le combat qui s'enga-
geait. Désormais il ne dépendait plus de Radetzky d'arrêter le cours
des événemens. Que serait-il arrivé dans le cas où le roi de Piémont
aurait trouvé chez les Milanais de sérieux auxiliaires et poussé la
défense à ses dernières extrémités? Le maréchal s'est depuis mainte
fois posé la question en frémissant. <( Dieu m'est témoin que je n'a-
vais au cœur en ce moment ni haine ni vengeance; mais que pou-
vais-] e faire, ajoutait-il, placé comme je l'étais à la tête de soixante
mille soldats exaspérés et résolus à soumettre la cité rebelle par tous
les moyens de destruction dont ils disposaient ! »
Longtemps Charles- Albert parcourut les remparts, s' efforçant de
relever le moral de ses troupes, que la pluie qui tombait par torrens
pénétrait jusqu'aux os, comme si ce n'eût pas été assez pour elles
des tortures de la faim. Puis, ayant passé sa lugubre revue, il se
retira, la mort dans l'âme, au palais Greppi. Et là, congédiant son
escorte, loin de son armée et des siens, il commit la très magnanime
imprudence qui pensa lui coûter la vie, de confier sa garde au peuple
de Milan. A peine descendu de cheval, le roi convoqua son conseil
de guerre, auquel assistèrent les députations de la municipalité et
du comité de défense. Il n'y avait de vivres que pour deux jours au
700 REVUE DES DEUX MONDES.
plus, et quant aux munitions, on en manquait absolument. Le con-
seil, d'un avis unanime, décida qu'il fallait demander à capituler.
L'occasion s'offrait trop belle pour que le parti républicain la laissât
échapper. Tradimento ! s'écrièrent les furieux, et les équipages de
Charles-Albert, qui s'apprêtaient à quitter la ville, pillés et mis en
pièces, servirent à fabriquer des barricades autour du palais (ireppi.
' Scène émouvante et solennelle de cette romantique épopée de la vie
de Charles-Albert! Le roi paraît à son balcon. « Yous le voulez, dit-il
d'une voix ferme, eh bien! soit! je resterai, mais aune condition,
une seule, vous m'entendez tous, — c'est que vous vous battrez ! » Et
la foule de répondre : — (( Cent mille bras italiens se lèveront pour la
liberté de l'Italie! — Pas de phrases, ajoute le monarque, mais bat-
tez-vous ! » Et là-dessus il rentre et s'enferme. Cependant l'émeute
se recrute, la capitulation lui fournit son mot d'ordre, encore quel-
ques instans, et cette ville qu'un empereur et qu'un roi se disputent
va devenir la proie d'une horde de forcenés. C'est alors que l'armée
piémontaise, avertie des périls qui menacent son auguste chef, inter-
rompt tout à coup sa lutte avec l'Autrichien, et braque résolument
ses canons sur Milan, qui se voit à la fois tenu en respect par les
ennemis et par ses propres alliés. Le duc de Gênes, — ce fds que
Charles-Albert entourait entre tous d'une prédilection particulière,
— le duc de Gênes se fraie un chemin jusqu'au palais Greppi; mais
à peine a-t-il essayé de haranguer cette multitude, qu'une immense
clameur couvre sa voix et ne lui permet pas de s'offrir en otage pour
sauver les jours de son père. Des coups de feu partent d'en bas, et
les balles viennent trouer le plafond de la chambre où le roi, la
pâleur au front, le dédain sur la lèvre, calme et silencieux, attend la
fin de cette scène, triste et misérable plagiat du 10 août, qui devait
avorter grâce à l'ingénieux dévouement des généraux de La Marmora
et Tonelli, sortis secrètement du palais par une fenêtre de derrière,
au moyen d'une échelle oubliée là. Ils courent sonner l'alarme parmi
les soldats et reviennent bientôt, au pas de charge, avec une compa-
gnie de la garde et des bersaglieri. Il était grandement temps, car la
populace, que dispersa la seule vue des baïonnettes, charriait déjà le
baril de poudre destiné à faire sauter la tour du palais. Le roi se ren-
dit à pied au milieu de ses troupes et donna l'ordre de la retraite.
On sait l'histoire de l'armistice du 9 août 18Zi8, et comment cette
convention de six semaines, après s'être prolongée quelque temps
de l'aveu tacite des deux partis, avait fini par aboutir à un état qui
n'était ni la paix ni la guerre, et que Charles- Albert, cédant à d'aven-
tureuses sollicitations, rompit brusquement un matin. Chose étrange
et curieuse que la situation respective des deux pays et des deux
camps à cette période : du côté de l'Autriche, c'était l'armée qui vou-
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 701
lait la guerre et le parlement révolutionnaire de Kremsier qui vou-
lait la paix, tandis qu'en Piémont au contraire, pour la reprise des
hostilités, la chambre était de feu et l'armée de glace. Le soldat pié-
montais, pas plus que l'Autrichien, n'était révolutionnaire. Entraîné
à la guerre par un juste sentiment d'obéissance pour son roi, il avait
bravement fait son devoir; mais bientôt, déçu dans ses espérances
de victoire, forcé par les plus douloureux revers à reconnaître l'insuf-
sance militaire de son auguste chef, il commençait à sentir beaucoup
diminuer son zèle, lorsque les saturnales de Milan vinrent effacer en
lui jusqu'à la dernière trace de sympathie pour la cause lombarde.
Cette cause, son instinct lui dit dès ce moment qu'elle n'était plus la
sienne, qu'elle n'était plus celle de son roi; et quand l'armée s'aperçut
du peu d'égards qu'on lui témoignait et se vit sacrifiée, — elle qui
n'avait pas marchandé son sang sur les champs de bataille, — au
parasitisme remuant et vain d'une garde nationale omnipotente, son
découragement fut au comble. Dans les conseils de Charles-Albert,
au sein des assemblées politiques, les agitateurs fomentaient la
guerre; la tribune retentissait d'un continuel appel aux armes, et les
démagogues s'obstinaient à n'attribuer qu'à la trahison les désastres
récemment subis, aimant mieux mettre en suspicion aux yeux de la
patrie la généreuse et loyale conduite de l'armée que de reconnaître,
même tacitement, la supériorité militaire du général ennemi. « Je
sais ce que vous m'apportez et vous en remercie, >> dit le maréchal
Radetzky en allant familièrement au-devant de l'officier chargé de
lui dénoncer l'armistice (16 mars 18Zi9). Le croira-t-on? le cabinet
de Turin mit une telle hâte à ce coup de tête, que le général Chrza-
nowsky, — lequel, en sa qualité de commandant en chef des forces
piémontaises, méritait assez cependant qu'on le tînt au courant des
choses, — ne fut qu'au retour du courrier informé de ce qui se pas-
sait. Il faut dire aussi quel acte singulier, quelle pièce inouïe c'était
que cette déclaration d'armistice signée non par le roi, non par le
commandant en chef de l'armée, mais tout simplement parle conseil
des ministres. « Depuis quand, remarquait plus tard le maréchal
Radetzky, des ministres constitutionnels s'arrogent-ils le droit de
faire la paix ou la guerre? Ce document, il n'eût tenu qu'à moi de le
refuser comme nul, car j'avais conclu l'armistice avec le roi en per-
sonne, avec le roi général en chef et représentant de l'armée piémon-
taise; mais le dirai-je? ce malencontreux document, tout absurde
qu'il fût, nous remplissait le cœur d'une joie trop vive pour que
l'idée me vînt d'ergoter sur les termes. »
Dans l'attente des événemens qui se préparaient, le maréchal avait
d'avance démembré son armée, de telle sorte qu'en huit jours elle
pouvait se trouver concentrée sur le point d'opération le plus éloigné.
702 REVUE DES DEUX MONDES.
Badetzky connaissait à peu près les forces ennemies*, il savait qu'elles
se dirigeaient vers Novare. Il s'agissait donc pour lui de faire croire
au général polonais qu'on évacuait Milan pour se porter derrière
l'Adda, puis tout à coup de franchir le Tessin par un mouvement
rapide et de se jeter avec toute son armée sur le flanc droit de son
adversaire avant q;ae celui-ci eût le temps de préparer son offensive.
Ce plan, tout simple qu'il était, ne fut pas déjoué par Chrzanowsky.
Tout commandait à Radetzlcy une stratégie d'initiative et de vigueur :
la force de ses troupes, leur supériorité morale, conséquence de leurs
récens succès, le calme du pays, en un mot ces divers avantages qui
décident un capitaine à porter chez l'ennemi le théâtre de l'action.
Et pourtant ou s'entêta jusqu'au dernier moment à croire qu'il allait,
comme par le passé, recommencer à battre en retraite; déjà on le
voyait sur l'autre rive de l'Adda, que dis-je? de l'autre côté du Min-
cio. Illusion funeste que rien ne dissipait! « A Turin! » s'était écrié
le maréchal dans une proclamation à ses soldats, et ce mot superbe
où la vérité se faisait jour sous la colère passait au camp ennemi
pour une hâblerie de rodomont. « Mes adversaires avoueront du
moins qu'ils n'eurent pas à s'en prendre à moi de leur aveuglement,
car je leur avais dit franchement, et le cœur sur la main, ce que j'al-
lais faire. Il est vrai que probablement cette raison fut cause qu'ils
ne me crurent pas. » En effet, personne n'y voulut croire, témoin
cette anecdote assez bouffonne. Le maréchal, quittant Milan à la tête
de son état-major, sortit par la Porta Romana, laquelle est juste à
l'opposite de la Porta Vercellina, qui est celle qui conduit à Turin;
sur quoi un mauvais plaisant, faisant allusion à l'ordre du jour de
la veille, imagina de hisser à la Por^a i^omaria un écriteau avec cette
inscription dérisoire : Via per Turino; — absolument comme si, à la
grille de la barrière de l'Étoile, quelqu'un s'amusait à mettre : ro^ite
d'Italie. Le maréchal, quand on lui rapporta ce coq-à-l'âne, s'en
divertit beaucoup, et continua sa marche sur Lodi à la grande satis-
faction des rieurs dupes de son jeu, et dix jours après (28 mars 18â9)
le vainqueur de Novare rentrait à Milan, mais par la porte Vercel-
lina cette fois !
Pour combattre l'Autriche, le Piémont avait dû recourir à la plus
dangereuse des alliées : la révolution. La bataille de Novare ayant
tranché la question entre les deux états, la couronne de Sardaigne
eut à son tour à tenir tête à son alliée, qui ne tarda point à lui rompre
en visière. Gênes la républicaine. Gênes, l'antique foyer des boude-
ries patriciennes et pour le moment l'objet des plus tendres sollici-
tudes de Mazzini et de ses préoccupations les plus vives, joua dans
cette affaire à l'égard du Piémont le rôle de Venise envers l'Autriche.
Au premier brait de la défaite de Novare, l'insurrection éclate, et
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. VOS'
après avoir (toujours comme à Venise) contraint le général d'Azara
à livrer les forts à la garde nationale, elle le chasse de la ville avec
ses troupes, et proclame la république. Sans la vaillante et rapide
manœuvre du général de LaMarmora, et nous pouvons ajouter aussi
sans la généreuse intervention du maréchal Radetzky, lequel usa de
tout son pouvoir pour empêcher la flotte de l'Adriatique, composée
en majeure partie de Génois, de se déclarer pour le gouvernement
insurrectionnel , l'acte de séparation était consommé. Et qui peut
dire quelles complications nouvelles n'aurait pas amenées, non-seu-
lement pour le Piémont, mais pour le repos de l'Italie entière, cette
république génoise, renforcée de la division lombarde, dont un article
de l'armistice conclu au lendemain de Novare semblait prononcer en
vain la dissolution?
Le à avril, La Marmora paraît devant les murs de Gênes. Avezzani,
qui préside à la révolte, au lieu d'organiser la défense en haut des
forts et des remparts , se contente de barricader les rues. La Mar-
mora pénètre dans la ville et s'empare de quelques forts, d'où il bat
en brèche par derrière les barricades, que ses bataillons attaquent
de front. Les républicains prennent la fuite, et les derniers efforts
de la résistance se concentrent dans le palais Doria, qui va devenir
la proie des flammes, lorsque le général La Marmora fait suspendre
l'attaque. L'insurrection est vaincue, on parlemente, le roi consent
un armistice, et le 9 Avezzani et toute sa bande s'embarquent pour
Rome, où ils vont en grande hâte préparer de la besogne à nos sol-
dats. N'est-ce pas un incroyable spectacle de voir ce personnel des
barricades plier bagage, une fois le rideau baissé sur tant de ruines
et de cadavres, et reprendre imperturbablement de ville en ville la
même pièce, toujours interrompue par la canonnade! Chassés de
Milan par Radetzky, ils arrivent à Gênes; La Marmora les en dé-
busque, ils tombent sur Livourne ; de Livourne d'Aspre ne les a pas
plus tôt expulsés, que les voilà à Bologne, où, traqués par Wimpffen,
ils se donnent rendez-vous à Rome ! « La république interrompue, »
ainsi pourrait s'appeler cette œuvre de sang et de terreur, ce mau-
vais mélodrame dont tous les tréteaux de l'Europe ont vu le pro-
logue, et dont aucun, grâce au Dieu des armées, n'a vu cette fois le
dénouement.
Toute cette fin de la campagne d'Italie a le caractère romantique
des guerres de châteaux-forts au moyen âge. Plus de batailles rangées
dans les plaines de la Lombardie, mais des expéditions partielles
sur tous les points. Le maréchal a fourni sa tâche, c'est le tour à ses
intrépides lieutenans de guerroyer. — Brescia, Livourne, — Bologne,
— épilogue terrible d'une épopée sanglante! — A réduire Livourne,
le fougueux d'Aspre met trois jours. A Brescia, Nugent est blessé à
704 REVUE DES DEUX MONDES.
mort. Haynau quitte son quartier-général de Padoue, s'empare du
commandement, et va foudroyer la ville du haut de la citadelle, lors-
qu'un prêtre se présente en parlementaire, et lui annonce que, les
insurgés étant maîtres de l'hôpital, il doit s'attendre à ce que chacun
des coups qu'il s'apprête à tirer sera suivi du massacre immédiat
d'un soldat autrichien. On le voit, ce n'est plus la guerre, mais le
carnage, l'extermination. Adieu Charles-Albert et ses braves Piémon-
tais, adieu les antiques traditions du code militaire ! Il s'agit main-
tenant d'assiéger dans leurs forteresses les bandes fanatiques de
Mazzini. A ce siège de Brescia d'horribles souvenirs sont restés atta-
chés, et comme il faut toujours aux partis vaincus un bouc émissaire
sur lequel s'acharnent par la suite leurs haines inextinguibles et
leurs posthumes anathèmes, le général Haynau fut chargé de toute
l'exécration de cette néfaste journée. Ainsi nous avons vu durant plus
de dix ans le maréchal Bugeaud, malgré le témoignage irrécusable
de sa parole, malgré des explications écrites maintes fois renouve-
lées, accusé impitoyablement des massacres de la rue Transnonain.
L'euménide révolutionnaire est aveugle et secoue jtu hasard la torche
de ses vengeances; malheur à celui sur qui tombe l'étincelle fatale !
Jusqu'à la fin, et quoi qu'il fasse, il en subira l'incurable morsure.
Convaincu de cette vérité, le général Haynau a pris son mal en pa-
tience, et porte ce stygmate d'impopularité comme une cicatrice de
plus sur son visage balafré. Ce qui du reste suffit pour dénoncer un
homme de guerre à la fureur des partis, le sait-on jamais bien? Une
anecdote de journal, moins que cela, un air de tête qui déplaît, une
façon plus austère et plus âpre d'exercer le commandement. A ce
compte, le général Haynau, par son œil d'oiseau de proie, sa longue
moustache grise et sa physionomie rébarbative de vieux pandour,
avait des droits naturels à cette renommée de chat-tigre qu'on s'est
plu à lui faire, et, chose assez étrange, cette renommée existe beau-
coup plus à distance, — à Paris ou à Londres, par exemple, — que
sur les lieux mêmes où le soldat sauvage aurait commis les détestables
cruautés qu'on lui impute. Serait-ce qu'il en est de cette qualité de
bête féroce comme de la qualité de prophète, que nul n'exerce en
son pays?
J'étais en Hongrie au milieu des événemens qui terminèrent cette
triste guerre, et je puis presque dire que j'entends encore tinter à
mes oreilles les vibrations lugubres de la cloche d'Arad sonnant l'ago-
nie et les funérailles de quelques-uns des infortunés chefs de la révo-
lution. Eh bien ! à cette époque et sur ce terrain encore tremblant
des commotions civiles, le nom du général Haynau n'avait rien de
ce caractère odieux, infâme, dont on l'a depuis entouré. Ceux-là même
qui maudissaient davantage l'Autriche n'avaient pour le vainqueur de
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 705
Temesvvar ni plus ni moins de haine que pour tel ou tel autre membre
du tribunal militaire qu'il présidait à cette heure. Le type poétique
ne s'était, si l'on me passe l'expression, pas encore dégagé : comme
l'Attila de la légende, le Haynau flagellum Dei n'a pris naissance
que plus tard, dans l'imagination des rapsodes du comité de Lon-
dres. Quant à l'affaire de Brescia, tout porte à croire que les choses se
passèrent là comme ailleurs, et que si la répression fut terrible, c'est
que la violence de l'attaque ne permettait pas de moyens termes.
Voyons comment s'explique à ce sujet un homme d'une loyauté mi-
litaire partout reconnue, le général comte Schoenhals, esprit impar-
tial, mesuré, politique, aussi incapable d'amnistier chez un compa-
gnon d'armes un acte de félonie que de le commettre lui-même :
«La prise de Brescia fut sanglante et nous coûta cher; le régiment de
Baden, à lui seul, eut douze officiers tués et plus de sept cents hommes
tués ou blessés; la perte des insurgés n'a jamais été connue offlcielleraent;
toutefois elle dut être énorme, si l'on réfléchit à l'acharnement de la résis-
tance et à la fureur avec laquelle nos soldats combattaient. Cette fureur avait
été poussée à son comble par les atroces traitemens dont furent victimes, de
la part des insurgés de Brescia, deux de nos blessés qui tombèrent entre leurs
mains. On ne saurait imaginer rien de plus sauvage que l'anarchie qui ré-
gnait dans la ville; nos soldats et nos officiers, que l'insurrection avait sur-
pris hors de la citadelle, furent massacrés sans rémission, nos malades égorgés
dans l'hôpital ! Quand nous entrâmes dans Brescia, nous trouvâmes dans les
prisons de la préture des cadavres des nôtres déchiquetés comme par la main
d'un peuple de cannibales. Personne plus que nous ne déplore ces journées
de carnage; mais il faut dire aussi que la ville, par son incroyable levée de
boucliers au moment où tout se pacifiait autour d'elle, par ses manœuvres
anarchiques et ses détestables cruautés envers nos soldats, avait mérité de
recevoir un châtiment exemplaire, et que notre justice aurait pu être plus
sévère, sans la discipline de nos troupes et la modération du général Haynau,
si indignement décrié depuis. »
Tandis qu'après la soumission de Livourne, ce foyer de tous les
troubles de la Toscane, Florence s'ouvrait paisiblement au géné-
ral d'Aspre, Wimpffen, chargé de rétablir l'ordre dans la Romagne,
s'avançait à la tête de sa division. Dans ce malheureux pays, au-
cune espèce d'autorité n'avait survécu. Du pape, naturellement il
n'était plus question; mais pouvait-on appeler du nom de république
le gouvernement de quelques milliers de condottieri de toutes les
nations, transportant de côté et d'autre leurs nomades colonnes, et
sous la conduite de chefs tels que les Garibaldi, les Zambeccari, les
Montanini, levant des taxes odieuses, pressurant les populations, et
les forçant, le couteau sur la gorge, à soutenir d'horribles sièges,
plus barbares cent fois eux-mêmes et plus détestés que les prétendus
tyrans contre lesquels ils prêchaient la croisade? En quelles effroya-
:7Ô6 BEVUE DES DEUX MONDES.
iles saturnales cette guerre au début si noble avait dégénéré, et
comment, le Piémont s' étant retiré de la scène, la république d'abord,
puis le communisme, avaient fini par prendre la place de l'indépen-
dance de l'Italie, — il suffît pour s'en convaincre de voir se dérouler
ces tristes annales. Chaque province, chaque bourg se gouvernait à
;sa guise, et dans le chaos qui régnait, impossible à un général de
calculer le plus ou moins de résistance que telle ou telle ville allait
opposer à ses armes. On croyait occuper, on avait à dresser un siège
en règle. Ce fut aussi ce qui nous arriva devant Rome : à l'approche
des corps d'armée de d'Aspre et de Wimpffen, les bandes mazzinistes
débusquées de la Romagne et de la Toscane refluèrent vers la ville,
ce qui, pour un moment, augmenta les forces de l'éphémère répu-
blique, tellement que les troupes avec lesquelles la France paraissait
sur le terrain se trouvèrent d'abord insuffisantes. Avant que les ren-
forts arrivassent, Mazzini et les siens eurent le temps de s'organiser
et de se fortifier si bien, que, le combat traînant en longueur, il fallut
finalement en venir à un siège.
Brescia, Livourne et Bologne furent les derniers épisodes de cette
sanglante et inutile campagne de 18A9, qui mit fin à la révolution si
imprudemment galvanisée par la dénonciation de l'armistice. A vrai
dire, le mouvement italien avait joué sa dernière partie dans la plaine
de Novare. Une fois l'armée piémontaise vaincue, tout ce que cette
cause, même chimérique, renfermait d'élevé, de saint, de magnanime,
disparaît, et désormais il ne reste debout que les forces de l'insur-
rection que Charles-Albert avait un moment tirées du chaos pour s'en
faire un auxiliaire, hydre partout écrasée et partout renaissante, et
qui semblait défier les baïonnettes combinées de la France et de l'Au-
triche. Yainement Rome tenait encore : en Italie comme dans toute
l'Europe, la crise touchait à soii terme, et d'avance était prévu le dé-
noûment. Au mois d'avril 1849, l'Autriche était rentrée en pleine
possession de la Lombardie, et du sein du Milanais reconquis le ma-
réchal Radetzky préparait la soumission de Venise, dont tant de
travaux et de vicissitudes l'avaient empêché jusque-là de s'occuper
sérieusement.
Venise donc menacée sans espoir de secours, le Piémont réduit à
demander la paix. Gênes contrainte à l'obéissance, en Toscane la
république culbutée avant de naître, Rome en proie à l'anarchie, la
Sicile engagée avec le roi de Naples dans une lutte impossible, tel
était au printemps de 18â9 le tableau de la péninsule, tel était l'abîme
de désolation où Mazzini et ses complices avaient précipité l'Italie.
Cependant, qu'on ne s'y trompe pas, Mazzini, s'il exploita miracu-
leusement cette situation, ne la créa point. Son grand art fut de se
trouver prêt à heure dite. On ne le répétera jamais assez, ceux qui
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY. 707
font les révolutions, d'habitude, n'en profitent guère. Quels béné-
fices ont valus les journées de mars et d'octobre à tant d'illustres
mécontens qui, las de clabauder inutilement dans les salons de l'aris-
tocratie viennoise contre l'autorité caduque du prince de Metternich,
donnèrent la main à la révolution pour renverser un pouvoir dont le
pire tort à leurs yeux était de vivre trop longtemps pour leurs ambi-
tions? Quels avantages ont retirés de l'insurrection milanaise les Ga-
sati, les Borromeo, les Litta, dupes aujourd'hui de lordPalmerston , de-
main jouets de Mazzini, soulevant au nom de l'indépendance italienne
leur pays, que d'un côté guettaient le protectorat britannique et de
l'autre le communisme? Aux époques de révolutions, les hautes classes
s'agitent, et les escamoteurs les mènent. Où les conduisent-ils? Nous
le savons tous; mais ce que nous savons aussi, c'est que l'anarchie
n'a qu'un jour, et qu'alors, un extrême remplaçant l'autre, aux arbres
de la liberté, aux drapeaux rouges, aux tumultueuses assemblées,
succèdent l'état de siège, la suppression de toutes les anciennes
garanties constitutionnelles et le régime militaire, plus sévèrement
exercé par une armée victorieuse, qui peut-être se souviendra long-
temps encore de tant d'ignobles traitemens dont elle fut l'objet.
a Ce siècle n'est point mûr pour mon idéal ! » s'écrie dans la tra-
gédie de Don Carlos le marquis de Posa. Cette parole du héros de
Schiller ne s'applique-t-elle pas à ce rêve subMme de Xltalia unita,
pour lequel, à diverses périodes, ces peuples d'une même origine,
d'une même langue, d'une même littérature, semblent se passionner,
et qui, trois fois en moins de cinquante ans, n'aboutit qu'à d'insignes
avortemens? 1820, 1831, 1848, dates faites pour décourager les
plus intrépides! Le libéralisme aventureux d'un prince de la maison
de Carignan, l'avènement d'un pontife patriote, ravivent par inter-
valle sur cette terre des morts le sentiment de sa grandeur passée, et
la voilà debout ; mais bientôt les dissensions éclatent, et chaque parti
commence à tirer à soi. Tandis qu'invinciblement l'esprit municipal
anime une ville contre l'autre, les divers souverains, peu jaloux de
fonder la suprématie de tel ou tel confédéré, ne tardent pas à voir
leur zèle se refroidir. Peu à peu les armées, ou rappelées ou vain-
cues, disparaissent de la scène que les intrigans et leurs mercenaires
occupent seuls un moment, et d'où ils sont chassés par la force des
baïonnettes. Triste dénoûment, et par trop prévu, sur lequel le
rideau tombe ! Après quoi tout reprend son cours dans l'univers
pacifié, et, personne n'ayant rien appris ni rien oublié, les princes
s'en retournent à leurs abus, les populations à leur indifférence, les
démagogues à leurs éternelles conspirations.
Blaze de Bury.
DES
VOIES MARITIMES.
LES PAQUEBOTS TRANSATLANTIQUES.
La Grande-Bretagne et les États-Unis possèdent aujourd'hui des flottes de
paquebots. Partout ou se porte l'activité humaine, ces deux puissances se
hâtent de créer des services de bateaux à vapeur qui multiplient les relations
et les rendent faciles, régulières et rapides. L'Atlantique, la mer du Sud,
l'Océan Indien, les mers de l'Australie, sont sillonnés en tous sens par ces
bâtimens merveilleux qui bravent, sur leurs ailes de flamme, les courans et
les brises contraires, l'ouragan et les calmes. La France a jusqu'ici abandonné
à d'autres peuples l'exploitation de ces vastes domaines, et les roues de ses
paquebots ne connaissent encore que les flots de la Méditerranée.
Le 16 mai 1840, M. Thiers, président du conseil des ministres, montait à la
tribune de la chambre des députés, et présentait un projet de loi relatif à la
création des services transatlantiques. « La navigation par la vapeur, disait-il,
a fait de tels progrès depuis quelques années, que des questions naguère en-
core douteuses se trouvent maintenant complètement résolues. De grands
espaces ont été parcourus en peu de jours par des bâtimens à vapeur : plu-
sieurs ont déjà fait de nombreuses traversées d'Angleterre en Amérique, et
il n'est bruit que de projets d'établissemens nouveaux formés chez nos voi-
sins pour correspondre avec toutes les parties du globe. Au milieu de ce mou-
vement imprimé à des entreprises éminemment utiles, la France ne saurait
demeurer inactive; notre commerce souffrirait nécessairement des retards que
les communications de nos ports avec l'Amérique éprouveraient, tandis que
celles de nos concurrens deviendraient chaque jour plus nombreuses et plus
rapides. Il y a donc pour nous nécessité absolue de marcher dans la même
voie et de ne pas nous y laisser devancer plus longtemps par d'autres nations.»
Voilà plus de douze ans que ces paroles ont été prononcées. Les prédic-
tions de M. Thiers se sont réalisées : nos concurrens nous ont devancés sur
tous les points. En France, suivant l'expression consacrée, la question est en-
core à l'étude.
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 709
Notre intérêt et notre honneur exigent que la solution ne se fasse plus
attendre. Divers essais tentés sous le gouvernement de juillet ont malheu-
reusement avorté; puis sont venues les révolutions. Aujourd'hui la sécurité
matérielle est rétablie; les capitaux et les intelligences se portent avec ardeur
vers les spéculations de l'industrie et du commerce; les principes de Tasso-
ciation se développent et s'appliquent à la construction des chemins de fer,
qui, dans peu d'années, couvriront notre territoire. Toutes les imaginations
et, ce qui vaut mieux, tous les bras travaillent. Le gouvernement doit en-
courager cet heureux mouvement, et le diriger vers les entreprises d'utilité
nationale. Au premier rang se présentent les paquebots transatlantiques. Ne
sont-ce pas les chemins de fer de l'Océan? Mais, avant de se mettre à l'œuvre,
il importe de se rendre compte des besoins et des intérêts qui se rattachent
à cette grande question. Il ne suffit pas d'éviter un nouvel échec, il faut aussi
que les services soient établis dans les conditions les plus favorables pour
l'industrie, le commerce, la navigation et la défense du pays; il faut profiter
des études qui ont été faites depuis 1840 et de l'expérience de nos concurrens.
Alors seulement on sera en mesure de décider quelles sont les lignes qu'il
convient de créer, — quels doivent être les points d'arrivée et de départ, le
mode et les conditions financières de l'exploitation.
I.
Le projet de loi présenté en 1840 par M. Thiers, pour la création des lignes
de paquebots, fut accueilli par les deux chambres avec un égal empresse-
ment : les pouvoirs publics comprenaient que la France devait, même au
prix de sacrifices considérables, se lancer dans les voies que la vapeur avait
ouvertes. A cette époque, la marine commerciale de l'Angleterre comptait
840 steamers, représentant une force de 64,700 chevaux, alors que nous ne
possédions encore qu'un petit nombre de navires attachés au service de la
Méditerranée et quelques remorqueurs à l'entrée des ports et des fleuves. Il
y avait dans cette comparaison un argument décisif : l'honneur national
était en jeu. La pensée exprimée par le président du ministère du l" mars
répondait ainsi à l'une des plus vives préoccupations du pays, et les chambres
se hâtèrent d'y donner suite. Les rapports rédigés par MM. de Salvandy et
Daru attestent l'intérêt sérieux qu'inspirait l'établissement des communica-
tions transatlantiques; ils préparèrent la loi qui fut promulguée le 16 juillet
i840. En vertu de cette loi, le ministre des finances était autorisé à traiter,
dans le délai de six mois, avec une compagnie commerciale, pour le service
du Havre à New- York, moyennant une subvention annuelle qui ne pouvait
excéder 880 francs par force de cheval; le nombre des paquebots devait être de
trois au moins et de cinq au plus. On créait en outre, aux frais et pour le
compte de l'état, deux lignes principales desservies par des navires de 4o0 che-
vaux : l'une partant de Bordeaux tous les vingt jours et de Marseille tous les
mois pour les Antilles françaises et étrangères; l'autre partant tous les mois
de Saini-Nazaire à destination du Brésil. Enfin trois lignes secondaires, se
rattachant aux hgnes principales et desservies par des navires de 220 che-
vaux, devaient aboutir au Mexique, à l'Amérique centrale et à Buénos-Ayres.
Une somme de 28 millions, répartie entre quatre exercices, était mise à la dis-
710 REVUE DES DEUX MONDES.
position du gouvernement pour la construction et l'armement des navires
affectés aux différens services.
Cette loi ne fut pas exécutée. 11 ne se présenta point de compagnie sérieuse
qui entreprît de se charger de la ligne du Havre à New-York, et, pour les
autres lignes, le ministère du 29 octobre, qui remplaça l'administration de
M. Thiers, ne crut pas devoir adopter les calculs sur lesquels avaient été l)a-
sées les dispositions de la loi. Une commission spéciale, embarquée à bord du
Gomer (1842 à 1844), étudia les itinéraires et dressa le devis des recettes et des
dépenses probables de l'opération. Près de cinq années s'écoulèrent avant que
le gouvernement fit connaître aux chambres sa pensée définitive, et pendant
ces cinq années, l'Angleterre, aussi prompte à exécuter qu'à entreprendre,
doublait le nombre de ses paquebots. Ce fut seulement le 29 mars 1845 que le
ministre des finances soumit à la chambre des députés un nouveau projet de
loi. D'après l'exposé des motifs, la loi votée en \ 840 plaçait le trésor en face
d'une dépense certaine de 12 millions par an et d'un revenu éventuel de 4 à
5 millions : les progrès de l'art nautique, la substitution du fer au bois dans
les constructions navales, l'emploi de l'héhce et des chaudières tubulaires,
avaient complètement modifié les conditions des services transatlantiques :
la vitesse étant devenue l'élément principal de succès pour les lignes de ba-
teaux à vapeur, les navires construits par l'état et destinés à porter une forte
artillerie en cas de guerre ne pouvaient plus être avantageusement employés
au transport des correspondances et des passagers. D'ailleurs, plusieurs com-
pagnies s'étant offertes pour exploiter toutes les lignes à l'aide d'une subven-
tion, il paraissait préférable de faire appel à la concurrence des capitaux
plutôt que d'imposer à l'état les frais et les embarras de l'entreprise. En con-
séquence, le ministère proposait de concéder à des compagnies quatre grandes
lignes allant à Rio-Janeiro, aux Antilles, à là Havane et à New-York, ainsi
que deux lignes secondaires aboutissant à la Plata et au Mexique ; le projet
de loi s'abstenait de déterminer les points de départ et les conditions finan-
cières des différentes concessions ; il demandait pour le ministre des finances
un véritable blanc-seing. Il prévoyait toutefois le cas où les compagnies ne
seraient pas en mesure d'exploiter toutes les lignes : l'état devait alors se
charger, aux conditions fixées par la loi de 1840, des services non concédés.
Telle était l'économie du projet de loi de 1845. Le ministère avait eu le tcrt
très-grave de présenter son système trop tardivement; mais ce système était
plus simple, plus praticable que celui de 1840. Il laissait le ministre libre
d'agir suivant les circonstances et dans l'intérêt général, sans lui créer à l'a-
vance des obhgations qui pouvaient, le cas échéant, ajourner ou même arrê-
ter complètement la signature d'im contrat sérieux. Cependant la commis-
sion qui fut chargée, à la chambre des députés, d'examiner Je projet, n'admit
point d'abord les propositions du gouvernement. Dans un premier rapport
rédigé par M. Lanjuinais, elle exprima l'avis que le pouvoir i)arlementaire
ne devait pas abandonner le droit de déterminer le point de départ de
chaque ligne, et elle maintint formellement les désignations qm avaient été
déjà consacrées par la loi de 4840. Plus tard, il est vrai, dans un rapport sup-
plémentaire de M. Estancelin, elle revint sur sa première opinion et se con-
tenta d'exiger que l'une des lignes à concéder fût réservée à Marseille; mais
l'ensemble du projet, amendé pax elle, se ressentait trop visiblement de cette
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 711
manie réglementaire qui, s'appliquant aux moindres détails, devait écarter
les offres des compagnies. Pour ne citer qu'un exemple, la commission limi-
tait le poids des marchandises que les paquebots auraient été autorisés à
transporter, et, dominée par l'intention très-louable de ménager les intérêts
de la marine à voiles, qui s'effrayait de la concurrence des navires à vapeur (1),
elle semblait avoir pris à tâche d'éloigner les spéculations qu'elle avait pré-
cisément en vue d'encourager.
Les études de 1845 demeurèrent à l'état de rapport. La question ne se re-
présenta qu'en 1847, sous la forme de deux projets de loi déposés le 17 février.
Le premier projet avait pour but de sanctionner un marché passé entre le
gouvernement et la compagnie Hérout et de Handel pour l'exploitation de la
ligne du Havre à New-York : le gouvernement livrait à la compagnie, pour
un délai de dix ans, 4 bateaux à vapeur de 450 chevaux, construits en vertu
de la loi de 1840; ce prêt devait tenir lieu de subvention. La compagnie, de
son côté, s'engageait à accomphr gratuitement le service postal. Cette pro-
position fut adoptée par les chambres et mise immédiatement en vigueur.
— Le second projet de loi reproduisait à peu près les dispositions préparées
par la commission parlementaire de 1845. Dans un rapport très développé,
M. Ducos soutint les conclusions suivantes : le gouvernement devait pro-
céder, par adjudication, à la concession pour dix ans au plus de trois lignes
principales : 1° Saint-Nazaire à Rio- Janeiro; 2" Bordeaux à la Havane avec
prolongement sur la Nouvelle-Orléans; 3° Marseille à la IVIartinique et à la
Guadeloupe. Ces trois hgnes pouvaient être remises aux mains d'une seule
et même compagnie ; le maximum de la subvention annuelle de l'état se
trouvait limité à 5 millions de francs pour l'ensemble des services; dans le
cas où l'adjudication ne serait pas valable, le ministre des finances était au-
torisé à accorder des concessions à l'amiable en se renfermant dans la limite
des crédits ouverts. Indépendamment des trois hgnes principales, la commis-
sion de 1847 proposait de créer, par voie de concessions directes, quatre ser-
vices secondaires aboutissant à la Plata, aux Antilles espagnoles et à Haïti, à
la Côte-Ferme et au Mexique. — Ce projet de loi fut adopté par la chambre
des députés, mais il n'eut pas d'autres suites. — La compagnie qui avait entre-
pris le service de New-Yorlc ne put, de son côté, remplir ses eugagemens.
Est-il besoin de rappeler l'échec complet qu'elle éprouva?
En résumé, la révolution de 1848 trouva dans les archives parlementaires
quatre projets de loi et autant de rapports relatifs aux communications trans-
atlantiques ; mais la France n'avait pas, sur l'Océan, un seul paquebot ! Ses
correspondances, ses marchandises, ses passagers en étaient réduits à deman-
der asile aux steamers anglais ou américains !
On ne saurait se défendre d'un certain découragement, lorsqu'au début
d'mie étude aussi difficile et aussi complexe, on ne découvre en quelque sorte
dans le dossier de l'affaire que des plans inexécutables et des projets avortés.
Comment 1 depuis 1840, le gouvernement et les chambres, les hommes les
plus distingués dans l'administration, dans la pohtique, dans l'industrie, se
(1) Cette crainte n'était point fondée. L'un des premiers armateurs de l'Angleterres,
M. Lindsay, a récemment déclaré à Southampton que la navigation à voiles avait tout à
gagner au développement de la marine à vapeur, et il ajoutait, à l'appui de ses paroles,
<IQe pendant l'année 1852 le taux du fret avait éprouvé une hausse de 100 pour 100.
712 REVUE DES DEUX MONDES.
sont épuisés en travaux stériles, et, toutes les fois qu'ils se sont mis à l'œu-
vre, ils n'ont abouti qu'à l'impossible! A quelles causes faut-il attribuer ces
tristes déceptions? Voilà ce qu'il importe de rechercher avant de procéder à
de nouvelles expériences. A ce point de vue, il était indispensable de rappe-
ler les difîérens systèmes qui ont été successivement proposés et discutés en
d'autres temps.
Lorsque la monarchie de juillet, obéissant à une pensée nationale, eut
résolu de créer, à l'exemple de l'Angleterre, des lignes de paquebots trans-
atlantiques, elle craignit que l'industrie ne fût pas assez avancée, assez har-
die pour exploiter une navigation aussi coûteuse. Il y avait d'ailleurs à cette
époque, une certaine défiance contre le prétendu monopole des compagnies.
Le gouvernement offrit d'abord de construire les navires dans ses arsenaux
et de se charger de l'ensemble des services (à l'exception de celui du Havre à
New- York). Cette combinaison lui fournissait le moyen d'obtenir du pouvoir
législatif, ordinairement peu flexible en matière de finances, les crédits né-
cessaires pour ajouter à la flotte une escadre de bateaux à vapeur. Les crédits
furent votés ; mais les navires, construits plutôt pour la guerre que pour la
course, ne possédaient point les qualités requises pour les traversées rapides,
et ils durent être purement et simplement inscrits dans les cadres de l'effectif
militaire. On dépensa donc de fortes sommes sans atteindre le but désiré, ou
tout au moins avoué par l'exposé des motifs du projet de loi de 1840. On
reconnut en outre que l'état se montre en général peu habile à diriger de
semblables entreprises. Il serait superflu d'insister sur ce fait, qui est aujour-
d'hui consacré par l'expérience, et qui, après de longues discussions, est de-
venu un principe d'économie sociale. Les Anglais surent éviter les deux
écueils sur lesquels se brisèrent nos premiers efforts : ils confièrent à des
compagnies commerciales fortement organisées l'exploitation des lignes, et,
dans la construction des paquebots, leurs ingénieurs se préoccupèrent prin-
cipalement de la vitesse à obtenir, sans négliger l'éventualité d'un service
militaire. Us réussirent; la France, qui avait agi en sens inverse, échoua.
Ce n'est pas tout. Lors de la discussion des projets de 1845 et 1847, le gou-
vernement et les chambres se donnaient beaucoup de peine pour tracer sur
l'Océan, dans les directions les plus favorables, les lignes principales et les em-
branchemens : ils fixaient le tonnage et la force des navires; ils déterminaient
les conditions du trafic; ils multipliaient les articles du futur contrat, et chaque
article contenait d'ordinaire une obligation ou une servitude à la charge des
concessionnaires. Malheureusement ce travail était nul, car les concession-
naires n'existaient pas. On dressait un plan idéal où tout était prévu, or-
donné, réglementé : il n'y manquait qu'une compagnie pour le débattre, l'ac-
cepter et l'exécuter, de sorte qu'après de consciencieuses études la question
pratique n'avait point fait un pas. Est-ce ainsi que l'on organise des opéra-
tions aussi vastes? A quoi bon multiplier de gaieté de cœur des difficultés qui
sont déjà si grandes, en se liant les mains par la rédaction prématurée d'un
cahier des charges inflexible comme la loi? H n'y avait alors et il n'y a encore
aujourd'hui qu'un seul mode praticable. Le gouvernement doit provoquer les
propositions des compagnies pour l'exploitation des lignes que l'intérêt public
commande d'étabUr : il examine les divers projets, se met en rapport direct
avec ceux qui les ont émis, et discute avec soin les offres qui lui paraissent
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 713
être les plus avantageuses, et qui présentent les garanties les plus solides. S'il
réussit à s'entendre avec une ou plusieurs compagnies, il arrive devant le
pouvoir législatif avec un contrat en bonne forme, exécutoire immédiate-
ment après le vote. La plupart des compagnies anglaises et américaines ont
été constituées ainsi. Comment s'étonner que les projets si péniblement éla-
borés en France n'aient eu aucune suite? On commençait par où l'on aurait
dû finir, et l'on ne votait que des abstractions.
Les inconvéniens de cette méthode étaient si flagrans, qu'ils ne pouvaient
échapper aux esprits désintéressés; mais en face des prétentions contradic-
toires qui s'agitaient bruyamment autour des projets de loi, ils étaient deve-
nus presque irrémédiables. Chaque port voulait posséder au moins une ligne
de paquebots, comme chaque bourg voulait avoir un tronçon de chemin de
fer. De là, au sein de l'assemblée élective, des luttes ardentes qu'entretenait
l'animosité des passions locales. Le gouvernement, craignant de se compro-
mettre vis-à-vis de tel ou tel port, demeurait impassible ou se bornait à prê-
cher la conciliation. On s'attachait alors à imaginer des transactions, des
combinaisons mixtes qui fussent de nature à apaiser les querelles intestines
et à satisfaire aussi équitablement que possible les prétentions rivales. L'in-
térêt public disparaissait sous les exigences des localités, représentées à la fois
dans le ministère, dans le parlement, dans la presse. De guerre lasse, on par-
tageait entre les principaux ports les lignes transatlantiques : Marseille, Bor-
deaux, Nantes, Le Havre, étaient appelés à prendre part à la distribution des
services. Les passions se calmaient, les ports se félicitaient de voir sanctionner
par la législature leur droit aux paquebots. Quant aux compagnies improvi-
sées pour les besoins de la cause sur les rives de la Méditerranée et de l'Océan,
elles avaient cessé d'exister au moment même où le vote de la loi les conviait
à se mettre à l'œuvre et à réaliser les merveilles de leurs prospectus.
Aussi, dans les conditions où ont été examinées, avant 1848, les proposi-
tions relatives à l'établissement des paquebots, l'échec était-il à peu près cer-
tain. En premier lieu, la question était nouvelle en France. Bien que l'on désirât
de tous côtés la création des services transatlantiques, les esprits n'étaient pas
encore suffisamment éclairés sur les moyens d'exécution. De plus, les discus-
sions tombaient en quelque sorte dans le vide, puisqu'elles se bornaient à la
rédaction de contrats imaginaires, dont l'acceptation n'était garantie par au-
cun engagement sérieux. Enfin le gouvernement de cette époque, assuré
d'une majorité considérable dans les luttes politiques, reculait trop aisément
devant la responsabilité que lui imposait la direction des intérêts matériels.
Il s'attachait surtout à ne pas se créer d'embarras, à ne point exciter d'oppo-
sition trop vive, système peu habile, car il n'est pas de grande mesure qui
ne froisse et ne sacrifie même des intérêts puissans, et il faut bien qu'un gou-
vernement se résigne à ne pas contenter tout le monde.
Ces erreurs du passé nous apportent d'utiles enseignemens. Aujourd'hui,
la situation paraît beaucoup plus favorable pour le succès des paquebots trans-
atlantiques. On connaît mieux l'ensemble et les détails de ces opérations gi-
gantesques dont l'Angleterre et les États-Unis ont si merveilleusement per-
fectionné le mécanisme. Le gouvernement peut tirer parti des expériences
faites par les nations rivales. A l'intérieur, aucun obstacle, aucune opposi-
TOJIE I. 46
714 REVUE DES DEUX MONDES.
tion ne le gêne; les ardeurs parfois immodérées de la spéculation le sollici*
tent sans relâche pour qu'il jette clés steamers français sur les océans. La dé-
cision est donc imminente, et elle est attendue avec une légitime anxiété.
II.
Quand un particulier entreprend de construire une usine et d'exercer une
grande industrie, son premier soin est de mesurer avec exactitude la force et
les ressources de ses concurrens ou des industriels qui Font précédé dans la
même carrière. C'est une règle élémentaire : elle s'applique à la création des
services à vapeur.
Les steamers anglais et américains sillonnent aujourd'hui les Océans At-
lantique et Pacifique, la Méditerranée, la mer des Indes. Les difierentes lignes
sont réparties entre plusieurs compagnies très puissantes, pourvues de capi-
taux considérables et soutenues par les subventions de l'état. 11 est indispen-
sable d'exposer succinctement les moyens d'action dont ces compagnies dis-
posent, leurs itinéraires, les résultats qu'elles obtiennent, et l'influence qu'elles
exercent sur l'industrie et le commerce des pays dont elles assurent et déve-
loppent les relations maritimes.
Ce fut au mois d'avril 1838 que partirent de Bristol et de Cork les deux na-
vires (le Great-fVestern et le Sirius) qui les premiers affrontèrent la traver-
sée de l'Atlantique à l'aide de la vapeur (1). Le Great-JVesternn'd.ydlia.hoTÙ.
que sept passagers dont on admirait l'audace. Dès la fin de 1838, le gouver-
nement anglais se mit en mesure d'établir entre les États-Unis et l'Angleterre
une communication régulière, et il conclut avec M. Cunard un arrangement
en vertu duquel le concessionnaire s'engageait à desservir deux fois par mois
la ligne de Liverpool à Halifax, moyennant une subvention annuelle de
45,000 livres sterling (1,125,000 Ir.). Le service fut inauguré en 1840, et quatre
steamers, de 1200 tonneaux et de la force de 400 chevaux, y furent affectés.
En 1849, une nouvelle convention organisa les départs hebdomadaires à des-
tination de Boston ou de New-York, sauf pour les quatre mois d'hiver, pen-
dant lesquels les départs ne devaient avoir lieu que par quinzaine, et porta
la subvention à 145,000 Uvres sterling (3,625,000 francs). Les anciens navires
furent remplacés par des bâtimens de 1800 à 2000 tonneaux, et d'une force
de 650 à 800 chevaux. Enfin, en 1852, la subvention a été élevée à 186,000
livres sterhng (4,650,000 francs). Dans une enquête récente, M. Cunard a dé-
claré que la valeur du capital engagé dans l'opération était de 25 millions de
francs. Le service s'accomplit avec la plus grande régularité. Chaque jour,
la compagnie, stimulée par la concurrence américaine, améliore son matériel
naval; les steamers qu'elle fait construire mesurent un plus fort tonnage et
sont pourvus de macliines plus puissantes.
En 1840, l'amirauté signa un contrat avec la Royal fVest India Mail steam
packet Company, pour le transport des correspondances aux Antilles, à la
Côte-Ferme et au Brésil. La subvention annuelle'fut fixée à 240,000 Uv. sterl.
(1) En 1819, le Savannah avait fait en vingt-six jours la traversée de New- York à
Liverpool; mais c'était un navire mixte, se servant à la fois de la voile et de la vapeur^
et l'expérience ne pouvait être considérée comme décisive .
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 715
(6,000,000 de francs), pour l'entretien de 14 paquebots de 400 chevaux et de
4 navires à voiles de 100 tonneaux. Les services de la, compagnie embrassent
les points les plus importans des Antilles anglaises ou étrangères et de la côte
d'Amérique. Le contrat a été renouvelé en 1832, pour un délai de onze ans,
moyennant une subvention annuelle de 270,000 livr. sterl. (6,730,000 fr.).
Une troisième compagnie [Pacific Océan steam navigation Company) des-
sert la ligne de Chagres à Valparaiso. Fondée en 1840, elle absorba en six ans
les deux tiers de son capital, bien que ses navires, exemptés de toute taxe
dans les ports des républiques américaines, eussent obtenu dès le principe le
monopole du transport des correspondances. Un premier contrat, signé en
1846 avec l'amirauté, lui accorda une subvention annuelle de 20,000 livres
sterling (300,000 francs), qui dut être élevée ultérieurement au double, soit
un million de francs, pour un service bi-mensuel effectué par 4 navires de
400 chevaux.
La Compagnie Péninsulaire et Orientale àéhviici, en 1837, par l'établisse-
ment d'un service mensuel entre l'Angleterre, les principaux ports du Por-
tugal, Cadix et Gibraltar. Elle recevait un subside de 29,600 livres sterling
(740,000 fr.). En 1839, elle se chargea de transporter directement les dépêches
d'Angleterre à Alexandrie, en touchant à Gibraltar et à Malte. Quatre ans plus
tard, elle organisa, moyennant une subvention de 160,000 livres sterling
(4,000,000 de francs), ses services des mers de l'Inde et de la Cliine. En vertu de
son dernier contrat, qui date du 26 février 1852, elle prélève sur les fonds du
trésor une somme de 199,600 livres sterling (4,990,000 francs), pour desservir
de nombreuses lignes sur les côtes de Portugal et d'Espagne, dans la Médi-
terranée, la Mer Noire, la Mer Rouge, l'Océan Indien, la Malaisie et l'Austra-
lie. L'énumération de ces lignes et de leurs embranchemens occuperait ici
une trop grande place; il suffit de signaler l'étendue et l'importance des ser-
vices exploités par la Compagnie Péninsulaire et de constater qu'elle possède
actuellement 27 navires à flot, 1 1 sur les chantiers, 4 steamers servant de
magasins, et que dans deux ans son matériel représentera la somme énorme
de 2 millions de livres sterling (30 millions de francs).
Trois autres compagnies sont chargées de services réguhers partant de Sout-
liampton et aboutissant à la côte occidentale d'Afrique, à Sidney et à Cal-
cutta, par le cap de Bonne-Espérance. Leurs navires font escale dans toutes
les colonies anglaises de l'Océan Atlantique et de la mer des Indes.
Telle est, en résumé, l'organisation des communications à vapeur subven-
tionnées par l'échiquier : le total des subsides accordés aux compagnies atteint
près de 20 millions de francs.
Les services établis jusqu'à ce jour par le gouvernement des États-Unis sont
beaucoup moins nombreux. Il n'existe actuellement entre les États-Unis et
l'Europe que trois lignes réguUères, savoir : 1° celle de New-York à Liverpool,
exploitée par la compagnie Colhns, qui, après une période d'opérations désas-
treuses, a dû réclamer du congrès l'augmentation de sa subvention, et qui a
obtenu 33,000 dollars (178,200 francs) par voyage; 2° celle de New-York à
Brème avec escale à Southampton, qui reçoit du gouvernement 16,666 dol-
lars par voyage (89,996 francs); 3° celle de New-York au Havre avec escale à
Cowes, qui ne touche pour ce service que 12,500 doU. par voyage (67,500 fr.).
Les concessionnaires de ces deux dernières hgnes ont déclaré que les subsides
716 REVUE DES DEUX MONDES.
mis à leur disposition étaient complètement insuffisans. Par un acte du 31 août
1852, le congrès a autorisé le gouvernement à conclure un contrat nouveau
qui stipulerait l'accroissement de la subvention, l'augmentation du nombre
des voyages et la substitution du port d'Anvers au port du Havre, comme
point de destination de la troisième ligne. Indépendamment de ces commu-
nications transatlantiques, les États-Unis possèdent un service régulier de
steamers de Charleston à la Havane, de New- York à Chagres, de Panama à
San-Francisco, et le gouvernement se propose d'établir prochainement de
nouvelles lignes de Boston à Halifax et de la Nouvelle-Orléans à Vera-Cruz
avec escale à Tampico.
Bien que les Américains soient encore distancés de très loin par les Anglais
pour la création des lignes de paquebots, ils ont accompli, depuis cinq ans,
d'immenses progrès. En 1848, le chiffre des subventions allouées aux services
transatlantiques dépassait à peine 100,000 dollars (540,000 fr. ); il a atteint
en 1852 1,896,250 dollars (10,239,750 fr.). Le congrès ne reculera devant
aucun sacrifice pour venir en aide aux entreprises de l'industrie privée. Il est
entraîné dans cette voie, non-seulement par les exigences de l'intérêt com-
mercial et maritime, mais encore par une sorte de passion nationale qui veut,
en toute occasion, vaincre la concurrence de la Grande-Bretagne, et l'opinion
publique aux États-Unis devient très ardente dès qu'il s'agit de multiplier les
relations postales, d'encourager le commerce, de fortifier la marine, et sur-
tout de lutter contre les Anglais.
On voit, dès à présent, par l'exemple de l'Angleterre et des États-Unis, que
les services de navigation à vapeur ne peuvent subsister sans avoir recours
à une subvention de l'état. Les premiers efforts qui ont été tentés pour exploi-
ter librement cette industrie n'ont abouti qu'à des désastres. Et encore avec
les subsides alloués par les contrats existans, subsides qui, au premier exa-
men, paraissent si considérables, les compagnies retirent-elles des bénéfices?
font-elles, comme on dit vulgairement, de bonnes affaires? En ce qui touche
les compagnies américaines, il n'est pas douteux que jusqu'ici leur budget
ne se soit soldé en déficit, puisque le gouvernement et le congrès ont dû
augmenter récemment la subvention de la ligne Collins, et que les compa-
gnies chargées des services du Havre et de Brème sollicitent instamment
qu'on les assiste d'une manière plus efficace. Quant aux compagnies anglaises,
la question est beaucoup plus difficile à éclaircir. Si l'on en jugeait par le
dividende de 8 pour 100, que la Compagnie Péninsulaire distribue annuelle-
ment à ses actionnaires , non compris les économies inscrites au fonds d'assu-
rance qui forment un compte à part, on pourrait supposer que les capitaux
employés dans la navigation à vapeur sont amplement rémunérés; mais les
lignes des États-Unis et des Antilles sont loin de produire des résultats aussi
briUans. Il a été déclaré dans une enquête officielle que, de 1842 à 1848, les
dividendes avaient à peine dépassé 3 pour 100, année moyenne.
Personne, assurément, ne conteste la nécessité de faire peser sur le budget
de l'état une partie des dépenses qu'entraîne l'entretien des services à vapeur;
mais on s'effraie aisément à la vue des gros chiffres, et il est nécessaire, en -
France surtout, que les esprits se familiarisent avec l'idée d'accorder aux com-
pagnies de navigation transatlantique des sommes très considérables. L'ar-
gent des subventions n'est point d'ailleurs dépensé en pure perte. Les gouver-
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 717
nemens d'Angleterre et des États-Unis se sont réservé les recettes des postes
sur toutes les correspondances transportées par les paquebots. Ces recettes
sont importantes. M. Cunard a déclaré en 1851, devant une commission d'en-
quête nommée par la chambre des communes, que la seule ligne de Liverpool
à New- York faisait rentrer dans les caisses de l'état, à titre de droits de poste,
une somme de 140,000 livres sterling. Dans son rapport de 1832, le directeur-
général des postes de l'Union a constaté que le produit de la taxe des lettres à
bord des paquebots Cunard et Collins avait procuré au trésor, pendant l'exer-
cice d851-o2, une somme de 403,615 dollars (2,503,521 fr.) (1). Ainsi dans cer-
tains cas le revenu postal couvre une grande partie des frais de la subvention.
Le bénéfice est également très sensible, si Ton considère le développement
que les steamers impriment aux transactions et l'augmentation qui en résulte
dans les recettes des diverses branches de l'impôt indirect, notamment de la
douane. Pendant l'année 1851, les marchandises importées d'Europe en Amé-
rique par les lignes de Liverpool (Cunard et Collins), du Havre et de Brème,
ont payé à la douane de New- York près de 39 millions de francs à titre de
droits d'entrée. Une grande partie de ces marchandises, consistant surtout en
objets de luxe, n'aurait sans doute pas été expédiée, si l'exécution des com-
mandes avait dû être subordonnée aux lenteurs inévitables de la navigation
à voiles. Pour justifier l'accroissement qu'ils sollicitaient dans le taux de leur
subvention, les concessionnaires de la ligne de Brème à New- York ont fait
observer avec raison que, depuis l'établissement de ce service, les envois de
l'Allemagne à destination des États-Unis s'étaient élevés de 3 millions de dol-
lars à 10 millions, c'est-à-dire qu'ils avaient plus que triplé. En Angleterre,
les mêmes résultats se sont produits; on en peut juger par une déposition de
M. Anderson, membre du parlement et directeur delà Compagnie Péninsu-
laire, devantla commission d'enquête o;i steam navy. — Il y a quelques années,
dit M. Anderson, on demanda au chanceher de l'échiquier une subvention
supplémentaire pour établir entre Londres et Constantinople un service qui
pouvait réduire à treize jours (au lieu de vingt-quatre) la durée des voyages
et des communications postales. Après quelques hésitations, le crédit fut
accordé, et en peu d'années les exportations de l'Angleterre pour la Turquie
s'accrurent de plus de 30 millions de francs. En 1848, les steamers de cette
ligne exportèrent de Southampton pour 25 millions de marchandises, et les
négocians grecs, qui se livrent principalement à ce commerce, déclarèrent
que le développement des affaires devait être attribué à la création des ser-
vices de paquebots, qui permettaient de multiplier l'emploi du capital et assu-
raient l'arrivée à jour fixe des marchandises destinées aux différens marchés.
A l'aide de calculs incontestables, M. Anderson démontrait que l'accroisse-
ment signalé dans le chiffre des exportations pour la Turquie procurait à
l'échiquier, par suite des perceptions de l'impôt indirect, un supplément de
recettes de 120,000 livres sterMng (3 millions de francs). Les autres lignes
(1) D'après le même rapport, les steamers transatlantiques ont transporté, en 1851-52,
4,431,545 lettres, qui se répartissent ainsi entre les différentes lignes : ,
Lettres transportées parles lignes Cunard. . . . 2,758,096
— Collins 763,692
— De Brème. . . 354,470
— Du Havre. . . 345,287
718 REVUE DES DEUX MONDES.
établies par TAngleterre ont exercé une égale influence sur le commerce et
sur le revenu; elles ont provoqué la production et l'échange d'immenses
richesses qui, sans elles, n'auraient point trouvé au dehors de débouchés avan-
tageux et certains.
Le chiffre élevé des subventions se justifie encore par ce fait, que les com-
pagnies transatlantiques ne se sont pas bornées à exécuter les clauses oné-
reuses de leurs contrats, quant à la répartition et à la fréquence des services
qu'elles s'étaient engagées à effectuer. Elles n'ont pas hésité à agrandir spon-
tanément leurs opérations, à étendre leur parcours, à augmenter le nombre
des voyages, en un mot à donner au public plus qu'elles ne lui devaient. Par
exemple, la compagnie Cunard, qui n'est tenue qu'à accomplir un service bi-
mensuel pendant la saison d'hiver, a organisé pour toute l'année des voyages
hebdomadaires. De même la Compagnie Péninsulaire a établi plusieurs lignes
qui ne sont pas expressément stipulées dans sa charte, et ces accroissemens
de dépenses ont été volontairement supportés par les concessionnaires sans
que le trésor y contribuât. 11 est rare que les choses se passent ainsi dans les
entreprises ordinaires, où les résultats demeurent le plus souvent bien au-
dessous des promesses inscrites dans les prospectus; mais dans l'industrie des
transports maritimes, une opération en amène sans cesse une autre. Le ser-
vice d'une ligne a besoin d'être complété par un service supplémentaire ou
par un embranchement dont on ne prévoyait pas d'abord l'utilité; l'obliga-
tion de lutter contre une concurrence qui vient exploiter les mêmes marchés
impose à la compagnie concessionnaire de nouveaux sacrifices, en sorte que,
tantôt pour accroître les bénéfices, tantôt pour sauver le capital engagé, on
est constamment entraîné à augmenter le matériel et à améliorer les condi-
tions offertes aux passagers et aux marchandises. Les cahiers des charges ne
sauraient tenir compte de ces éventuaUtés qui peuvent surgir à tout moment,
et qui altèrent, dans des proportions très sensibles, les clauses fondamentales
du bail passé entre une compagnie et l'état. Pour être dans le vrai, il faut
apprécier le taux de la subvention , non point en présence des obligations
créées par le cahier des charges, mais en présence des services effectivement
accomplis, et alors on remarquera que les sacrifices du trésor sont beaucoup
moindres, puisque pour une même somme le public est appelé à profiter de
communications plus fréquentes, plus rapides et plus économiques.
Enfin il est une dernière considération qui ne permet plus aux peuples
jaloux de leur dignité et de leur influence poh tique de reculer devant aucun
sacrifice pour organiser dans leurs ports le matériel et le personnel néces-
saires à l'entretien d'une flotte à vapeur. A mesure que l'Europe se répand sur
le monde et promène à travers les mers ses émigrans, son génie et ses ri-
chesses, l'élément maritime conquiert une part plus grande dans la constitu-
tion militaire des nations : l'Océan est désormais le champ de bataille où se
joueront les destinées de l'avenir. Aujourd'hui des millions d'hommes se pres-
sent et se croisent en tous sens jusque dans les zones les plus lointaines ;
réchange des marchandises que l'industrie humaine confie à la fortune des
mers a atteint des proportions merveilleuses. C'est la vapeur qui, en moins
d'un demi-siècle, a opéré ces prodiges : c'est elle qui a rapproché les rivages
que Dieu semblait avoir séparés par des distances infranchissables, c'est elle
qui resserre les liens de la civilisation et favorise la prospérité commerciale
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 719
€11 temps de paix; mais c'est elle aussi qui donnera la puissance et assurera
la victoire en temps de guerre. Ces majestueux vaisseaux dont les immenses
voiles et l'artillerie formidable défiaient les vents et l'ennemi, ces frégates
élégantes et rapides que les croisièies les plus aventureuses entraînaient aux
extrémités du monde, les voici qui subissent à regret la loi de la vapeur et
réclament le secours de l'hélice ! La révolution est accomplie. L'Angleterre
dépense des sommes énormes pour appliquer à sa flotte le mécanisme nou-
veau qui a modifié si profondément les constructions navales; les États-Unis
l'imitent. La France a compris qu'elle ne pouvait demeurer inactive, et qii'à
tout prix elle devait organiser sa force maritime à l'exemple de ses rivaux,
A ce point de vue, les services transatlantiques sont indispensables. En effet,
aux États-Unis comme en Angleterre, la marine commerciale possède déjà
un nombreux effectif de bâtimens à vapeur qui, en cas de guerre, seraient
promptement pourvus d'artillerie et trouveraient des équipages tout formés.
En France, au contraire, la marine commerciale à vapeur ne compte encore
qu'un effectif de 20,000 tonneaux, et ses progrès sont très lents, si on les com-
pare à ceux qu'accomplissent chaque jour les États-Unis et la Grande-Bre-
tagne. Il faut donc que l'état intervienne sans retard pour suppléer à l'insuf-
fisance de l'industrie privée, encourager la construction des navires et des
machines, créer un corps de mécaniciens et de chauffeurs. Une somme de plus
de 4 millions est inscrite au budget à titre de primes en faveur de la pêche
de la morue et de la baleine : ces primes ont pour but de réserver à la marine
de guerre une pépinière de matelots. La subvention accordée aux paquebots
transatlantiques répondrait à la même pensée. Il n'y a point de dépense qui
soit plus légitime, qui puisse être consacrée plus utilement à l'indépendance
et à l'honneur de notre pavillon.
Lorsque l'on pense que, dans le projet de loi de 1847, on proposait d'ac-
corder comme maximum une subvention annuelle de 5 millions seulement
pour l'établissement de trois- grandes lignes aboutissant au Brésil, à la Ha-
vane et aux Antilles, on est vraiment surpris d'une si étrange parcimonie.
Quant à la compagnie Hérout et de Handel, comment aurait-elle pu remplir
ses engagemens pour le service du Havre à New-York, avec une subvention
qui consistait dans le simple prêt de 4 paquebots construits pour la marine
militaire? Les énergiques efforts tentés par l'Angleterre et les États-Unis nous
enseignent à quel prix reviennent ces vastes entreprises, si l'on veut qu'elles
soient sérieuses et solides. Il faut, bon gré mal gré, prodiguer les milUons;
autrement, mieux vaudrait s'abstenir, car un subside insuffisant demeure-
rait complètement improductif, et en peu d'années tout serait perdu, capital
et intérêts.
Ainsi les concurrences que nous devons affronter sont déjà très puissantes;
c'est assurément un grand désavantage pour nous d'arriver si tard dans la
carrière : cependant cette infériorité est en partie compensée par l'expérience
gratuite que nous donnent les succès et même les erreurs des deux peuples
qui nous ont devancés.
m.
Les services de paquebots transatlantiques seront-ils administrés par l'état
ou confiés à l'exploitation de l'industrie privée? Telle est la première ques-
720 REVUE DES DEUX MONDES.
tion qui se présente lorsqu'il s'agit de créer en France des lignes de steamers.
Hâtons-nous de dire que la réponse à cette question ne saurait plus être dou-
teuse. Il y a douze ans, on discutait encore, et très-vivement, sur les avan-
tages et les inconvéniens des deux systèmes appliqués aux grands travaux
d'utilité publique, notamment à la construction des chemins de fer. Le sys-
tème qui conseillait d'attribuer à l'état l'exécution et l'exploitation des travaux
comptait au sein des chambres de nombreux partisans qui ne voyaient dans
les compagnies industrielles, commerciales ou maritimes, subventionnées par
le trésor, que des corporations égoïstes, vivant d'agiotage et disposées à sacri-
fier en toute occasion l'intérêt général aux exigences de leur monopole. Aujour-
d'hui, l'expérience en Angleterre, aux États-Unis, en France même, a sou-
verainement prononcé, et il serait inutile de faire ressortir la supériorité
incontestable du système qui a prévalu : on peut admettre comme établie la
nécessité de laisser à l'industrie privée l'administration des services trans-
atlantiques.
Il est un autre point qui a été l'objet de vives controverses : c'est le mode
de concession. Des entreprises aussi vastes seront-elles concédées à l'amiable
par le gouvernement (sauf l'approbation du corps législatif pour le règle-
ment de la subvention), ou bien doivent-elles être mises aux enchères et
adjugées au soumissionnaire qui offre à l'état les conditions les plus avanta-
geuses? Il semble d'abord que ce dernier mode, conforme à ce qui se pratique
en général pour les approvisionnemens et les fournitures des grands services
publics, mérite d'être préféré. En effet, l'équité est satisfaite, puisque chacun
a le droit de concourir, et le gouvernement se trouve dégagé de toute res-
ponsabilité morale, puisque son rôle se borne à dresser le procès-verbal de
l'adjudication; aussi les esprits ont-ils quelque peine à se détacher d'un sys-
tème qui concilie, en apparence, toutes les difficultés en même temps que
toutes les délicatesses de la concession, et nous voyons qu'en 18i7 la com-
mission de la chambre des députés maintenait fermement, par l'organe de
M. Ducos, le principe de l'adjudication publique. L'équité qui résulte du con-
cours de tous les capitalistes convoqués aux enchères est assurément une con-
dition très-précieuse; mais, en pareille matière, ce qui importe le plus, c'est
que le sort de l'entreprise soit assuré et que les travaux se fassent. Or le
système de l'adjudication ne donne à cet égard aucune garantie. Il peut, au
hasard, mettre l'affaire entre les mains de la compagnie la moins sérieuse,
qui n'aura point suffisamment étudié le projet ni mesuré ses forces, et qui,
après avoir épuisé toutes ses ressources, sera obligée de se déclarer en fail-
lite. Que deviendraient alors les lignes transatlantiques? Le trésor saisira le
cautionnement déposé pour répondre de l'exécution du contrat; il usera,
cruellement peut-être, de son droit, comme il en a usé envers la compagnie
Hérout et de Handel, mais l'industrie, le commerce, l'intérêt général en se-
ront-ils plus avancés? On procédera à une adjudication nouvelle, et, en atten-
dant, les services seront interrompus. Que l'on songe en outre à l'effet mo-
ral produit sur les capitalistes qui éprouveraient une légitime répugnance à
s'engager dans une opération discréditée par un premier échec !
La concession directe par l'état est, pour le début, le seul mode praticable.
Certains esprits méticuleux et défians craindraient-ils que la décision du gou-
vernement ne fût influencée par des considérations étrangères à l'intérêt pu-
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 721
blic, ou qu'elle n'accordât aux compagnies des bénéfices exagérés? Mais, dans
de si graves conjonctures, le gouvernement n'est-il pas intéressé lui-même,
plus que personne, à organiser l'entreprise sur les bases les plus solides et avec
la plus stricte économie? Comment supposer que son choix ne portera pas de
préférence sur la compagnie qui présentera les meilleures conditions de cré-
dit et d'habileté? Lors même qu'il ne demeurerait pas assujetti au contrôle
du pouvoir législatif pour le vote des subventions, il n'irait pas follement se
compromettre par une concession irréfléchie, et l'on reconnaîtra que la res-
ponsabilité des ministres qui gouvernent est pour le public une garantie
plus sûre que l'aveugle décision d'une enchère. Admettons cependant que les
concessionnaires aient obtenu un contrat qui leur permette de réaliser,
pendant un temps donné, des bénéfices exceptionnels. Ce résultat nous pa-
raîtrait, après tout, peu regrettable. Il n'est pas inutile que les capitalistes
qui traitent avec l'état pour l'accomplissement d'un service public soient sa-
tisfaits de leur opération : le gouvernement se ménage ainsi, pour l'avenir,
leur concours et en quelque sorte leur clientèle, et de plus il acquiert le droit
de réclamer, soit à l'expiration du bail, soit même durant le cours du con-
trat, des modifications favorables à l'industrie et au commerce. Par exemple,
la Compagnie Péninsulaire et Orientale, dont la situation financière est si flo-
rissante, s'est toujours montrée disposée à étendre ou à multiplier ses lignes
de paquebots lorsque le gouvernement anglais en a exprimé le désir; elle ne
marchande pas avec l'échiquier, qui n'a pas marchandé avec elle, et l'admi-
nistration qui la dirige avec tant d'habileté comprend que son premier devoir
est de servir largement le public, qui la rétribue largement. Cette entente
cordiale, qui existe entre les compagnies et l'état et qui efface en certains cas
les restrictions du caliier des charges pour y substituer une interprétation libé-
rale également avantageuse aux deux parties, n'est-elle pas mille fois préféra-
ble aux luttes de chaque jour, aux arguties, aux chicanes que provoquerait à
coup sûr une compagnie pauvrement dotée, besoigneuse, obligée de se re-
trancher derrière tous les faux-fuyans pour échapper à la ruine? C'est de ce
point de vue élevé que l'on doit envisager la question. Si l'on se laissait en-
core aveugler par les sentimens de jalousie mesquine, qui, en France plus
qu'ailleurs, s'attaquent aux bénéfices recueillis par les compagnies, si, au lieu
de se réjouir à la vue d'un capital amplement rémunéré, on s'obstinait à con-
sidérer les dividendes distribués aux actionnaires comme un gain illicite
extorqué aux dépens de l'état, il faudrait renoncer absolument aux grandes
entreprises. Le gouvernement, on le répète, est seul en mesure de tenir compte
de ces considérations par le choix direct des capitalistes auxquels doivent être
confiés Iqs services maritimes.
On est généralement d'accord sur la désignation des lignes à étabUr entre
la France et les pays transatlantiques. Les points de destination sont indi-
qués par la nature même et l'importance des relations politiques ou commer-
ciales que nous entretenons avec les différentes zones du littoral américain.
Ce sont : 1" les États-Unis, 2° les Antilles et le golfe du Mexique, 3° le Brésil
et les rives du Rio de la Plata. Dans les mers d'Asie, où nos intérêts sont mal-
heureusement presque nuls et que sillonnent d'ailleurs avec tant de succès
les steamers de la Compagnie Péninsulaire et Orientale, nous n'avons point
722 REVUE DES DEUX MONDES.
encore à nous préoccuper de la création d'un service à vapeur. On a quelque-
fois songé, il est vrai, à rattacher la colonie de la Réunion, soit à Aden, soit à
Bombay, soit à Pointe-de-Galle, par un paquebot qui correspondrait avec les
navires de la compagnie anglaise; mais il n'y a là qu'un intérêt purement
local auquel on pourrait aisément donner satisfaction au moyen d'un stea-
mer de guerre appartenant à la division navale des mers de l'Inde. Jusqu'ici
le département de la marine a reculé devant la déx>ense, et il attend, avec quel-
que raison, que le gouvernement anglais ait pris en faveur de l'île Maurice,
voisine de la Réunion, l'initiative de la mesure qui profiterait en même temps
à notre colonie. Il ne faut pas en outre perdre de vue que depuis peu de
mois un nouveau service part régulièrement de Southampton pour Calcutta,
en passant par le cap de Bonne-Espérance et en faisant escale à Maurice. Nos
communications avec la Réunion sont ainsi devenues plus rapides et plus
fréquentes, et elles paraissent suffire aux intérêts du service administratif
comme aux besoins du commerce. Quant au Sénégal et à la côte occidentale
d'Afrique, où nos échanges ont acquis pendant ces dernières années un dé-
veloppement considérable, la ligne qui desservira le Brésil pourra, soit direc-
tement en touchant à Corée, soit par un embranchement établi à Madère,
assurer leur correspondance mensuelle avec la France. Il n'y a donc en réa-
lité que trois services principaux dont la création immédiate soit aujourd'hui
nécessaire; ils doivent aboutir aux trois zones où se concentre, sur l'Atlantique,
l'activité commerciale du Nouveau-Monde.
Si l'on consulte les documens statistiques publiés par l'administration des
douanes, on observe que, pour 1851, la valeur totale des marchandises trans-
portées entre la France et les États-Unis s'est élevée à 339 millions de francs.
Les échanges avec les Antilles et le golfe du Mexique ont atteint, pour la
même année, 160 millions; avec le Brésil et le Rio de la Plata, 102 millions.
L'ensemble de ces chiffres représente environ le tiers du commerce maritime
de la France.
Sur la ligne des États-Unis, nos paquebots auront à lutter contre la double
concurrence des steamers anglais et américains; sur les deux autres lignes,
ils ne rencontreront que les compagnies anglaises; ce sera donc le service de
New-York qui exigera de notre part le plus d'efforts et de sacrifices. Assurer
à nos paquebots la clientèle des passagers et des marchandises qui, jusqu'à
ce jour, ont emprunté la voie de l'Angleterre pour être transportés de France
aux États-Unis, et vice versa, attirer sur notre territoire le transit des pro-
duits que l'Europe centrale expédie dans le Nouveau-Monde, tel est le pro-
blème à résoudre. Dans cette vue, il serait nécessaire que le service français fût
égal, sinon supérieur, à ceux des compagnies Cunard et Collins, tant pour la
fréquence des voyages que pour la rapidité des traversées. Les départs des
paquebots Cunard étant hebdomadaires, et ceux des paquebots ColUns bi -men-
suels, nous ne saurions avoir moins de deux départs chaque mois à destina-
tion de New- York. Les lois de la concurrence conseilleraient même d'orga-
niser un départ chaque semaine, car, en matière de transports, l'avantage
demeure infailliblement au service qui offre les plus grandes facilités pour les
communications et qui appelle ainsi les préférences du commerce. Les Amé-
ricains ne se dissimulent pas la supériorité des Anglais à cet égard sur la
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 723
ligne de New- York à Liverpool, et ils seront probablement entraînés un jour
ou Tautre à établir, comme leurs rivaux, des départs hebdomadaires. Nous
pourrions cependant, pour le début, nous en tenir à une correspondance bi-
mensuelle, et, dans ce cas, il faudrait employer S steamers, soit 4 pour le
service régulier et 1 de réserve.
Les paquebots anglais qui sont chargés de la ligne des Antilles et du golfe
du Mexique partent de Southampton deux fois par mois; ils se rendent à
Saint-Thomas, d'où rayonnent six embranchemens qui desservent toutes les
colonies anglaises et étrangères, et qui aboutissent à Chagres, Vera-Cruz, la
Havane, Demerara, la Trinité et Nassau. Les paquebots français devront four-
nir le même nombre de départs; mais leur parcours sera beaucoup moins
compliqué, attendu que nos intérêts coloniaux dans la mer des Antilles n'exi-
geront pas autant d'escales, et qu'il suffira de rattacher à la ligne principale,
aboutissant à la Martinique, deux embranchemens qui se dirigeront, l'un
vers le Mexique, l'autre vers Chagres. Ce service emploierait douze navires
ainsi répartis : 5 sur la ligne principale et 7 sur les deux embranchemens.
Les départs des paquebots anglais à destination du Brésil n'ont lieu qu'une
fois par mois. L'établissement d'un pareil service exigerait en France l'emploi
de 3 steamers, auxquels s'ajouteraient deux autres navires pour l'embranche-
ment de la Plata. Peut-être les conditions particulières de notre commerce
avec le Brésil, Montevideo et Buénos-Ayres permettraient-elles d'effectuer
avec profit deux voyages par mois. Cette hypothèse sera examinée en son lieu.
En résumé, le nombre des navires strictement nécessaires pour le service
des communications transatlantiques sur les trois lignes des États-Unis, du
golfe du Mexique et du Brésil, y compris les embranchemens, serait de 22;
c'est toute une flotte à construire et à équiper dans le plus bref délai.
ici se présentent plusieurs questions techniques qui sont encore aujourd'hui
très controversées. Les navires affectés à la navigation transatlantique seront-
ils construits en fer ou en bois? Seront-ils mus par les roues à aubes ou par
l'hélice? Quelle sera leur force en chevaux de vapeur? Quel sera leur tonnage?
— Au premier abord, on serait assez disposé à penser que la solution de ces
différens points, en ce qui concerne chaque ligne, pourrait être laissée à l'ap-
préciation de la compagnie concessionnaire, qui sera naturellement très inté-
ressée à adopter les combinaisons les plus avantageuses pour opérer des
transports économiques et rapides. Cependant il ne faut pas perdre de vue
que le service des paquebots, tel qu'on veut l'établir, offre tous les caractères
d'une entreprise nationale, qu'il sera largement subventionné par le trésor,
et que dès lors l'état possède le droit incontestable d'intervenir dans les dé-
tails qui se rattachent à la construction et à l'armement des navires. Comment
d'ailleurs parviendrait-on à fixer éqtdtablement le taux de la subvention, si
chaque contrat ne contient pas sur les principaux chapitres de dépenses des
règles précises auxquelles la compagnie concessionnaire sera obligée de se
conformer? Les prix d'un navire en fer et d'un navire en bois, d'une machine
à roues et d'un propulseur à hélice ne sont pas les mêmes : le chiiSfre de la
subvention sera donc plus ou moins élevé selon que le gouvernement impo-
sera, par le cahier des charges, des conditions plus ou moins coûteuses, et ce
sont ces conditions qu'il importe d'abord de stipuler.
72A REVUE DES DEUX MONDES.
Avant d'exprimer une opinion définitive sur le mode de construction, il
importe de déterminer exactement quel sera le principal rôle des steamers.
Si l'on veut obtenir des bâtimens propres au combat et pouvant, à un mo-
ment donné, entrer en ligne dans les rangs d'une escadre de guerre, les con-
structions en bois doivent être évidemment préférées, car il a été reconnu que
les boulets, frappant la coque des navires en fer, produisent des avaries très
graves et souvent irrémédiables. Si au contraire on veut obtenir une marche
rapide et une exploitation économique, les constructions en fer doivent l'em-
porter. On a fait à ce sujet de nombreuses expériences, et l'un de nos plus habiles
constructeurs, M. Benêt, entendu dans la dernière enquête parlementaire sur
la marine, a émis son opinion en ces termes : « Je suis convaincu que, pour
le commerce, les constructions en fer remplaceront celles en bois. Dans la
marine militaire, pour les bâtimens qui ne sont pas des navires de guerre
proprement dits, pour les avisos, on continuera à se servir du fer; pour les
vaisseaux destinés à combattre, on est déjà revenu au bois. » Cela posé, il faut
que le gouvernement décide s'il entend sacrifier l'intérêt commercial à l'in-
térêt militaire, en exigeant la construction de navires en bois. Or il nous
semble que, dans les circonstances actuelles, à la suite de l'échec éprouvé par
les navires en bois de 450 chevaux prêtés à la compagnie Hérout et de Handel
et en présence de la concurrence anglaise, il serait imprudent d'adopter un
parti aussi radical. Quelle est la fonction habituelle, normale des paquebots?
Dans quel intérêt crée-t-on les lignes transatlantiques? N'est-ce point surtout
afin de faciliter l'échange des correspondances, les relations du commerce, le
transport des passagers? Et dès lors comment pourrait-on hésiter entre les
deux systèmes? D'ailleurs, les navires en fer ne seraient point inutiles en
temps de guerre; on les emploierait aux transports de troupes, de munitions,
d'approvisionnemens, et ils rendraient, à ce titre, d'immenses services qu'il
est superflu d'énumérer. Le contrat signé le 5 juillet 1850 entre l'amirauté et
la Compagnie Royale pour l'exploitation de la ligne des Indes occidentales et
du Brésil stipule l'entretien de quinze navires, dont dix seront construits en
bois et mis en état de porter au besoin de l'artillerie d'un fort calibre; mais,
il y a deux ans, on n'était pas encore complètement fixé sur les qualités
respectives du bois et du fer, et aujourd'hui la compagnie anglaise se trouve
gravement lésée par la condition expresse qui lui a été imposée dans son
contrat. — Au point où en sont les choses et pour donner satisfaction à l'in-
térêt militaire, qui tient évidemment une grande place dans les préoccu-
pations du gouvernement, on pourrait à la rigueur exiger qu'une partie des
paquebots affectés aux grandes lignes, la moitié au plus, fussent construits
en bois; aller au-delà, ce serait, nous le croyons, dépasser la mesure.
Les expériences récentes ont démontré que les steamers à roues convien-
nent surtout aux courtes traversées, et les steamers pourvus de l'hélice, aux
longs voyages. Les paquebots Cunard et Collins, qui font le service entre
l'Angleterre et les États-Unis, sont mus par des roues, tandis que l'héUce est
généralement employée pour les services lointains qui, depuis deux annés,
se sont multipUés en Angleterre, à destination de la côte occidentale d'Afrique,
du cap de Bonne-Espérance, de Calcutta, de l'Australie. Sur onze navires
actuellement en chantier pour le compte de la Compagnie Péninsulaire
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 725
et Orientale, huit seront à hélice. Cette préférence s'explique aisément. Les
roues, jusqu'ici du moins, possèdent une force de propulsion plus énergique,
et, pour les courtes traversées, surtout lorsque l'on doit naviguer vent debout
(ainsi qu'il arrive dans les voyages de Liverpool à New-York), ce mécanisme
produit une vitesse plus grande; mais quand il s'agit de longs parcours où le
navire rencontre des moussons et des brises de travers qui permettent d'aller
à la voile, l'hélice offre des avantages incontestables : on rentre le propulseur,
on éteint les feux, et le paquebot, prenant les allures d'un bâtiment à voiles,
n'est point gêné dans son sillage par l'immense obstacle qu'opposerait au
vent et à la mer l'appareil des tambours attachés aux flancs des navires à
roues. Il en résulte une notable économie de combustible, sans perte de vitesse.
L'observation de ces faits, qui sont chaque jour confirmés par de nouveaux
exemples, guidera naturellement le gouvernement français pour l'organisa-
tion des services transatlantiques : la ligne de New-York sera exclusivement
livrée aux paquebots à roues, tandis que ceUes des Antilles et du Brésil, par-
ticulièrement cette dernière, qui traverse la zone des vents alises, pourront
être exploitées avec profit par des paquebots à hélice.
De même, la force en chevaux de vapeur qu'il convient de donner aux
navires ne saurait être fixée uniformément pour toutes les lignes. Elle variera
en raison des distances ou des conditions nautiques, et sous le stimulant plus
ou moins actif de la concurrence étrangère. Le point essentiel, c'est d'entrer
en lice avec une puissance de vitesse au moins égale à celle des paquebots
anglais et américains. Par exemple, sur la ligne de New-Y'ork, on voit que
les steamers américains, pourvus de machines de 1,000 chevaux, l'emportent
sur les steamers anglais de la compagnie Cunard, dont la force est de 650
à 800 chevaux. Cette victoire, qui flatte singulièrement l'amour-propre natio-
nal des Yankees, engagera la compagnie anglaise à augmenter la force de
ses paquebots. Que l'on s'attende donc à ne plus voir bientôt sur l'Océan,
entre les États-Unis et l'Europe, que des navires de 1,000 chevaux, si même
on s'en tient là. Ce chiffre doit être adopté, quant à présent, par la ligne fran-
çaise, puisque les faits l'ont en quelque sorte consacré. Pour les services des
Antilles et du Brésil, il ne paraît point nécessaire d'employer des machines
aussi puissantes. Le contrat passé entre l'amirauté et la compagnie anglaise
oblige celle-ci à entretenir 10 navires de 400 chevaux au moins et 4 de 250;
mais il ne faut pas se dissimuler que, dans la pensée d'accroître sans cesse la
vitesse, il y a aujourd'hui une tendance très prononcée à augmenter partout
la force de propulsion. En outre, le commerce devient de plus en plus exi-
geant. Le 22 décembre dernier, il s'est tenu à Londres un meeting considé-
rable qui se plaignit en termes très vifs des irrégularités signalées dans le
service de la compagnie des Indes occidentales et du Brésil; on accusait cette
compagnie de ne pas introduire dans la construction de ses navires et dans
le mode de propulsion les améliorations indiquées par les découvertes nou-
velles de la science. Cette démonstration , à laquelle ont pris part les princi-
paux négocians intéressés dans le commerce des colonies, ne demeurera pas
stérile. Aussi serait-il prudent de placer dès à présent sur nos lignes princi-
pales aboutissant à la Martinique et à Rio-Janeiro des bâtimens de 500 che-
vaux au moins, et sur les embranchemens de Chagres, de la Havane et de la
Plata, des navires de 300 chevaux.
726 REVUE DES DEUX MONDES.
Quant au tonnage, il serait impossible d'établir une règle précise. Dans les
steamers anglais, le chiffre du tonnage est double, triple, parfois quadruple
de celui qui représente la force en chevaux de vapeur. Les contrats passés
entre Tamirauté et les compagnies ne fixent point de maximum ni de mini-
mum : les compagnies sont libres de donner à leurs bâtimens les dimensions
et la capacité qui leur conviennent; le gouvernement se borne à leur imposer
des conditions de vitesse pour chaque section de parcours, en stipulant le
paiement d'amendes assez fortes en cas de retards non justifiés. Ce mode est
à la fois le plus sage et le plus simple. -Il n'y a pas en effet d'industrie plus
variable dans ses élémens, plus progressive que celle des constructions na-
vales. En 1840, un steamer de 2,000 tonneaux eût été considéré comme une
merveille; aujourd'hui, cependant, ce chiffre rentre dans les limites ordi-
naires, et déjà les calculs des ingénieurs, dépassant toutes les hardiesses de
l'imagination, promettent des navires de S,000 tonneaux, qui se rendront
en droite ligne de Southampton à Calcutta, sans être obligés de renouveler
en route leur approvisionnement de charbon. Il en est du tonnage comme
de la puissance de la vapeur : partout on procède par accroisseraens énormes
dans les proportions jusqu'ici connues ; on cherche une combinaison qui pro-
cure l'économie en même temps que la vitesse; la trouvera-t-on au bout de
ces conceptions gigantesques qui semblent un défi jeté à l'Océan? Quoi qu'il
en soit, c'est aux compagnies qu'il appartient d'étudier ces intéressans pro-
blèmes, et le gouvernement, qui profitera pour son propre compte des expé-
riences faites sous ses yeux, n'a point à intervenir dans la question de ton-
nage. Encore moins doit-on réglementer la calaison des navires et fixer un mi-
nimum de tirant d'eau. Ce sont là des détails de construction qui ne relèvent
que du jugement des concessionnaires, et il serait même désirable que le ti-
rant d'eau fût plus faible que celui des paquebots anglais ou américains (près
de 7 mètres), car les navires qui présenteraient une profondeur aussi grande
éxjrouveraient beaucoup de difficultés à entrer dans la plupart de nos ports.
Nous arrivons à l'examen de deux points très importans, qui touchent à des
intérêts particuliers et locaux, et qui ne peuvent être décidés qu'après de
mûres réflexions. La concession des paquebots transatlantiques sera-t-elle
faite à une ou à plusieurs compagnies? Les lignes partiront-elles d'un ou de
plusieurs ports?— Il suffit de savoir que différentes compagnies briguent ins-
tamment la concession fractionnée ou collective des trois services, et que cha-
cun de nos principaux ports réclame au moins l'une des lignes à établir, pour
se rendre compte de l'agitation extrême que soulèvent ces deux questions. Le
Havre, Cherbourg, Lorient, Nantes, Bordeaux et Marseille, c'est-à-dire six ports
et un nombre de compagnies à peu près égal se disputent les trois lignes. Les
ims se tiendraient satisfaits d'en obtenir une; les autres, plus ambitieux, les
voudraient toutes. A quel système, à quel port sera accordée la préférence?
Quelle que soit la décision, il y aura plusieurs ports qui se prétendront sacri-
fiés. Quand on se trouve ainsi en face de passions ardentes qu'envenime une
rivalité d'ailleurs fort naturelle, il faut prendre hardiment son parti, et mar-
cher droit dans la direction de l'intérêt général. Un seul port, ime seule com-
pagnie, telle est la solution qui nous paraît devoir être adoptée.
Sous le rapport de l'économie, il ne saurait subsister aucun doute sur l'a-
vantage que présente un point de départ unique. Si tous les services trans-
DES NOUVELLES YOIES MARITIMES. 727
atlantiques sont réunis dans un même port, les frais d'administration, tant
pour le personnel que pour le matériel, seront évidemment beaucoup moin-
dres. La compagnie, au lieu d'entretenir pour chaque ligne un navire de ré-
serve, soit trois navires pour les trois lignes, pourra, avec deux navires seu-
lement, être en mesure de parer à toutes les éventualités et de garantir la
régularité des voyages. Il y aura un seul magasin pour les marchandises, un
seul chantier pour les réparations, un seul atelier pour les machines, un seul
dock pour le stationnement des paquebots. En Angleterre, cet argument
serait moins décisif : les onze navires que fait construire en ce moment la
Compagnie Péninsulaire et Orientale sont répartis entre cinq chantiers situés
dans cinq ports différens. L'immense développement des opérations maritimes
a déterminé sur toutes les côtes l'érection d'usines fortement organisées qui
peuvent exécuter immédiatement, et avec leurs seules ressources, les com-
mandes les plus considérables. Les principaux ports possèdent des docks et
des cales qui donnent accès aux plus grands navires. En France, au con-
traire, la plupart de ces ressources nous manquent encore : docks, usines,
tout est à créer, ou du moins à compléter, par une organisation nouvelle et
au prix de sacrifices très coûteux. Il serait donc plus économique de con-
centrer, quant à présent, tous les travaux dans l'un de nos ports. Cette consi-
dération est à nos yeux très puissante ; elle ne suffirait pas cependant, il
faut le reconnaître, pour justifier la proposition, et les ports, qui se préoc-
cupent bien plus de leur intérêt que de celui du trésor, affirment qu'elle
doit fléchir sous les exigences du commerce et des communications postales.
Ainsi, Lorient soutient qu'il est le point le plus rapproché des États-Unis,
et que dès lors la ligne de New-York lui est naturellement dévolue. Nantes
et Marseille pour la ligne du Brésil, Bordeaux pour celle des Antilles, invo-
quent le même argument et s'appuient sur l'impoi^tance de leurs relations
avec ces contrées. Le Havre, plus éloigné des rivages du Nouveau-Monde,
fait ressortir sa proximité de Paris, la facilité et la rapidité de ses commu-
nications avec l'Allemagne et la Suisse, l'accroissement de ses échanges trans-
atlantiques. Enfin Cherbourg se présente dans le débat et retient à son profit
toutes les hgnes. Il déclare que l'intérêt militaire lui donne d'incontestables
droits, et que l'achèvement du chemin de fer qui doit le relier à la capitale
lui permet de servir, autant et même mieux que le Havre, les intérêts du.
commerce, des correspondances et des passagers. — Telles sont les préten-
tions qui assiègent depuis plusieurs mois les conseils du gouvernement : la
presse locale, les assemblées municipales, les chambres de commerce, élèvent
partout la voix. Nous assistons de nouveau aux luttes qui se livraient, en
1840, 184o et 1847, au sein des commissions législatives, elles discussions sont
d'autant plus vives, que l'on pressent l'approche d'une sérieuse décision. En
jnême temps qu'il exalte ses i)ropres mérites pour établir sa supériorité,
chaque port est amené à dénigrer ses rivaux, et l'observateur impartial se
trouve pris entre un feu croisé de critiques et de récriminations qui intimi-
dent son jugement. Le vent, la marée, les bas-fonds, le brouillard, jouent un
grand rôle dans la lutte, en sorte que si l'on ajoutait foi aux divers organes
de cette curieuse polémique, il n'y aurait peut-être pas en France un seul
port en état de recevoir des paquebots.
728 ' REVUE DES DEUX MONDES.
Pour les communications à vapeur, la vitesse est assurément une condition
très essentielle; aussi recommandé-t-on en général de prendre le point de
départ le plus rapproché du pays de destination; mais cette règle n'est point
absolue, elle se combine avec un second élément non moins essentiel, à sa-
voir l'élément de trafic. En d'autres termes, il est nécessaire que le point de
départ soit également à portée de la région politique, industrielle, commer-
ciale, qui doit prendre le plus d'intérêt à l'existence de services rapides et qui
est appelée à contribuer pour la plus forte part au chargement des paque-
bots. En 1830, le gouvernement anglais a procédé à une enquête dont les
résultats méritent d'être étudiés : il s'agissait de savoir si le point de départ
de la ligne des États-Unis pouvait être utilement transféré de Holy-Head,
c'est-à-dire de Liverpool, à l'un des ports de la côte occidentale d'Irlande. Tous
les argumens que l'on invoque aujourd'hui en France pour faire prévaloir la
condition de vitesse furent produits par les délégués des ports irlandais ; ce-
pendant, bien que la combinaison soumise à l'examen du comité d'enquête
abrégeât évidemment la durée de la traversée entre la Grande-Bretagne et
l'Amérique, le rapport conclut, en termes très explicites, au maintien de
l'état de choses actuel, dans l'intérêt des relations commerciales dont Liver-
pool est le centre. De môme, c'est de Southampton, non de l'extrémité sud-
ouest de l'Angleterre, que partent les paquebots de la compagnie des Indes
occidentales, parce que l'on a compris la nécessité de placer le port d'attache
à proximité de Londres. De même encore, aux États-Unis, c'est New-York qui
est demeuré le principal point d'arrivée et de départ des paquebots ; si l'on
ne tenait compte que de la vitesse, Halifax, placé sur la côte de la Nouvelle-
Ecosse, se trouverait dans une situation plus favorable. Il semble donc naturel
d'appliquer à la création des services que l'on se propose d'établir en France
le même raisonnement, et à ce point de vue il convient de rechercher quelle
est dans notre pays la région qui peut être considérée comme le foyer le plus
actif du commerce transatlantique.
Il serait superflu de démontrer, à l'aide des chiflres, que la navigation de
la France avec les États-Unis se concentre presque exclusivement dans la
Manche. Quant à l'intercourse avec le golfe du Mexique et les Antilles et avec
le Brésil, voici quelle est, d'après les tableaux officiels pubhés par l'adminis-
tration des douanes, la part respective de nos principaux ports. En 1851, le
Havre a entretenu avec le golfe du Mexique et les Antilles un mouvement de
70,000 tonneaux (entrée et sortie); Marseille, 47,000; Bordeaux, 41,000; Nan-
tes, 16,000. Le mouvement avec le Brésil et la Plata a employé, au Havre,
36,000 tonneaux; à Marseille, 34,000; à Bordeaux, 12,000; à Nantes, 1,000.
Le rôle de Lorient et de Cherbourg dans l'ensemble des transactions mari-
times est presque insignifiant. — Mais les calculs qui précèdent ne sauraient
être encore tenus pour décisifs. En effet, il ne suffit pas de connaître le nom-
bre des tonneaux transportés de part et d'autre; il faut surtout apprécier la
nature des marchandises que ces tonneaux représentent, particulièrement à
la sortie de France. Or n'est-il pas constaté que les tissus et les produits de
luxe, dont le transport procurerait du fret à la navigation à vapeur, sont ex-
pédiés par Le Havre? Ne sait-on pas également que la plupart des passagers
arrivant de l'étranger en France se dirigent vers Paris? Il en résulte que le
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 729
commerce transatlantique qui s'effectue par la Manche est beaucoup plus im-
portant pour une ligne de paquebots que le commerce des places situées sur
les rives de l'Océan ou de la Méditerranée.
Si l'on agrandit le cercle de la comparaison et que l'on envisage l'intérêt
du transit, la supériorité des ports de la Manche devient encore plus mani-
feste. C'est par la France que doivent passer les marchandises, les voyageurs,
les correspondances de l'Europe centrale à destination des deux Amériques :
la France est en quelque sorte au seuil de l'Europe et de l'Océan, position
merveilleuse qui rend l'étranger tributaire de notre sol. Déjà Strasbourg et
Mulhouse sont reliés au Havre par des chemins de fer : on achève en ce mo-
ment le chemin de Cherbourg. Pour ces riches et populeuses contrées alle-
mandes qui accroissent chaque jour leur commerce extérieur, et dont les ha-
bitans se sentent entraînés vers les rivages américains par un attrait presque
irrésistible, la route est toute tracée, — Paris et la 'Manche. Il n'en est pas
qui soit plus directe et moins coûteuse. Pourquoi détourner ce courant? Si
dans l'emplacement des services transatlantiques on néglige les intérêts et
les convenances de la Suisse, de l'Allemagne, de la Prusse, on court risque de
perdre une grande partie de notre transit, qui passerait à l'Angleterre ou s'é-
coulerait par les ports anséates, hollandais et belges. Southampton et Liver-
pool, Anvers, Brème, Hambourg, se hâteront de profiter de notre erreur en
se partageant les transports dont nous n'aurons pas su garder le bénéfice.
Que l'on établisse ailleurs que dans la Manche le principal point de départ
des lignes du golfe du Mexique et du Brésil, les Allemands du nord qui se
rendront en Californie par Chagres ou dans l'Amérique du Sud iront s'em-
barquer à Southampton; les correspondances et les marchandises de luxe,
qui suivent d'ordinaire la route des voyageurs, échapperont à nos paquebots,
et ceux-ci n'auront plus alors, pour alimenter leur vaste tonnage, que le
mouvement français au lieu du mouvement européen. Toutes les raisons que
l'on peut alléguer en faveur de la Méditerranée et de l'Océan ne changeront
pas le cours naturel des choses; la Manche est, pour ainsi dire, le confluent
de l'Europe financière et commerciale : c'est là que nous devons nous placer,
en face de l'Angleterre et sur le chemin de ses ports.
On compte dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis plusieurs places de
premier ordre où le crédit et les transactions présentent une activité à peu
près égale : par exemple, Londres et Liverpool, New- York et la Nouvelle-
Orléans. On s'explique que dans ces deux pays divers ports soient en mesure
d'entretenir avec leurs propres ressources des lignes de paquebots. En France,
au contraire, Paris est demeuré le centre des opérations de banque et du com-
merce d'exportation. Paris prête ses capitaux et donne l'impulsion aux dif-
férentes branches de l'industrie nationale, aux manufactures comme aux
armemens; il exerce sur toute la France une influence prépondérante. Que
cette influence soit excessive, regrettable à beaucoup d'égards ; que l'on en
prenne texte, suivant l'usage, pour .faire le procès à la centralisation, ce
n'est point là ce qu'il s'agit de discuter. Le fait existe : quelle conséquence
faut-il en tirer en ce qui concerne l'emplacement des services transatlanti-
ques?— C'est que les points de départ doivent être surtout rapprochés de
Paris, où viennent aboutir les correspondances, les ordres de vente et d'a-
TOME I. 47
730 REVUE DES DEUX MONDES.
chatj où se traitent les plus grandes affaires, où se rencontrent les voyageurs
du monde entier. En vain prétendrait-on que les chemins de fer transporte-
ront de Bordeaux ou de Marseille à Paris les marchandises et les voyageurs,
que le fil électrique transmettra avec la rapidité de l'éclair les dépêches et
les nouvelles. Ne sait-on pas que, pour les voyageurs et les marchandises ar-
rivant par mer, la condition principale est de débarquer aussi près que pos-
sible du lieu de destination, et vice versa pour l'embarquement? Quant au
télégraphe électrique, ce n'est, après tout, qu'un mode exceptionnel de trans-
mission pour un nombre limité de dépêches. L'enquête suivie en Angleterre
au sujet de l'entrée des paquebots des États-Unis dans les ports d'Irlande a
tranché ces deux questions avec une autorité décisive.
11 nous reste à développer, en faveur de la Manche, un dernier argument :
c'est l'argument politique et militaire. Si le gouvernement se décide à faire
de larges sacrifices pour doter la France d'un système de communications
transatlantiques, il lui est assurément permis de se préoccuper en même
temps des intérêts de notre puissance navale et d'assigner aux paquebots un
rôle actif dans les guerres qui pourraient survenir. Les paquebots ne rempla-
ceront jamais les vaisseaux de ligne, mais ils seraient, le cas échéant, d'utiles
auxiliaires pour la flotte. Aujourd'hui la paix règne, et personne ne songe à
la troubler. Quel peuple, quel souverain oserait prendre sur lui la terrible
responsabiUté d'une guerre qui mettrait le monde en feu et transformerait
en instrumens de destruction ces nobles et fraternels navires, instrumens de
civilisation, de commerce et de paix? Mais est-ce une raison pour ne point
entretenir une armée et une flotte, des soldats et des matelots? M. Cobden et
ses amis, les amis de la paix, auraient-ils par leur éloquence supprimé les
luttes internationales? Plût à Dieu qu'il en fût ainsi! Malheureusement l'iiis-
toire est là pour enseigner aux peuples qu'ils doivent être prêts à défendre
leur territoire et leur drapeau. L'Angleterre, dit-on, s'alarme; elle nous voit
avec défiance construire tant de steamers! Singulière méprise ! Peut-on con-
sidérer comme un acte hostile la réalisation si tardive d'un projet conçu dès
1840, la création d'un service de paquebots nécessaire à notre commerce, à
notre industrie, au maintien de notre influence légitime? Depuis plus de dix
ans, l'Angleterre a organisé de vastes compagnies qui sont obhgées par leurs
contrats à employer des navires assez forts pour recevoir au besoin de l'artil-
lerie du plus gros calibre. L'intention de cette clause était évidente; elle n'a
causé aucun étonnement. Les États-Unis ont suivi l'exemple dont nous nous
emparons à notre tour. De la part de l'Angleterre, des États-Unis, de la France,
cette conduite est toute naturelle; elle est prudente, et rien de plus. Les décou-
vertes de l'industrie moderne transforment chaque jour et perfectionnent les
armes de guerre. Il y a vingt ans, on n'aurait conduit au 'combat que des
navires à voiles; aujourd'hui, tous les peuples ont reconnu les avantages
particuliers que procurerait l'emploi des navires à vapeur. Comment donc
resterions-nous privés d'un moyen puissant de défense et d'attaque, alors
que nos rivaux en sont largement pourvus? Comment la France hésiterait-elle
à adopter, pour son propre compte, les ressources militaires et navales qui
existent dans d'autres pays? N'est-ce pas d'ailleurs au sein de la paix que
les grandes nations trouvent les loisirs et l'argent indispensables pour orga-
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 731
niser fortement leurs armées et leurs flottes? Nous n'avons à prendre con-
seil que de nos intérêts en présence de cette question franchement posée :
— En cas de guerre maritime, quel serait notre ennemi le plus redoutable?
Sur quels points nous serait- il avantageux de concentrer nos forces? — Eh
bien! nous ne pensons pas faire injure à la Grande-Bretagne en déclarant
qu'aucune marine ne serait pour nous plus redoutable que la sienne, et dès
lors n'est-ce point dans la Manche, pour la défense de nos côtes ou pour l'at-
taque des côtes ennemies, que doivent être naturellement concentrés nos plus
puissans moyens de transport? La question se résout par la question même.
Placer dans la Manche les paquebots transatlantiques, ce n'est point, faut-il le
répéter? menacer ni provoquer l'Angleterre; c'est agir avec prévoyance, avec
sagesse, mettre à profit les leçons de l'expérience et obéir aux plus simples
notions du bon sens.
Mais dans quel port de la Manche les paquebots seront-ils établis? A Cher-
bourg "ou au Havre? S'il y a rivalité entre les trois mers, la concurrence entre
ces deux ports n'est pas moins vive. Situé à l'extrémité d'une presqu'île qui
se dresse pour ainsi dire en avant de la France et fait saillie sur la mer, Cher-
bourg semble arrêter au passage et attirer à lui les navires arrivant d'Amé-
rique : il leur offre une entrée saine, un abri sûr, un chemin de fer qui, pro-
chainement achevé, les mettra en communication directe avec Paris et le
centre de l'Europe. De plus, Cherbourg est l'œil de la France constamment
fixé sur l'Angleterre. Ce sont là de grands avantages. De son côté, Le Havre
insiste sur la supériorité incontestable de son mouvement maritime : quoi
qu'on puisse attendre de l'avenir commercial réservé à Cherbourg lorsque le
chemin de fer sera terminé, il paraît certain que le courant d'affaires apporté
au Havre par la navigation de la Seine et par le rail-way ne se détournera
pas aisément. Au point de vue militaire, la position du Havre ne manque
pas d'importance : elle commande l'embouchure d'un fleuve, protège une
longue étendue de côtes, et regarde le rivage anglais.
Quant à la vitesse des traversées entre la France et les pays transatlan-
tiques, Cherbourg possède sur Le Havre un avantage de six heures, qui ne
serait plus que de trois à quatre heures, si l'on calcule en même temps la dis-
tance respective qui sépare de Paris chacun de ces ports. La différence est
donc à peu près nulle pour les dépêches et les passagers comme pour les mar-
chandises, celles-ci devant même préférer la route qui abroge le plus leur
transport par chemin de fer, car ce mode de roulage est le plus coûteux. Que
le point de départ soit fixé au Havre ou à Cherbourg, les paquebots français
conserveront, dans les deux cas, l'avantage de la vitesse sur les paquebots
anglais, et c'est là le point essentiel. Il faut en outre tenir compte d'une
éventualité très sérieuse. Si les États-Unis, rivalisant ou se concertant avec
nous, établissaient une ligne bi-mensuelle entre New-York et la France, de
telle sorte que les deux lignes combinées fournissent un service hebdoma-
daire, il est probable qu'ils dirigeraient leurs paquebots vers Le Havre, où
leur commerce est et demeurera très influent; ils enlèveraient ainsi aux
départs de Cherbourg une grande partie des passagers et du fret. Ici encore,
observons ce qui se passe en Angleterre. Le gouvernement ayant laissé entre-
voir l'intention de transférer de Liverpool dans un autre port de la Manche
732 REVUE DES DEUX MONDES.
le service de la compagnie Cunard, celle-ci résiste, en affirmant que cette
mesure livrerait à la compagnie américaine, dont le siège serait maintenu à
Liverpool, tous les bénéfices du trafic.
Il semble donc qu'à beaucoup d'égards Le Havre devrait l'emporter sur Cher-
bourg. On objecte pourtant que ce choix rencontrerait, dans la pratique, des
obstacles insurmontables : on dit que l'entrée et le fond du port du Havre ne
sont pas en état de recevoir des navires ayant la largeur et le tirant d'eau
que comportent les paquebots; mais cette assertion n'est pas concluante. Lors
même que l'on désignerait Cherbourg, il faudrait exécuter dans ce port des
travaux considérables pour organiser le service des steamers transatlantiques,
qui ne pourraient sans inconvénient être placés dans le même bassin que
les navires de guerre. Il s'agit donc de savoir, en premier lieu, si la nature
s'oppose absolument à l'élargissement de l'entrée du Havre, au creusement
de nouveaux bassins assez profonds et assez vastes pour donner accès aux
paquebots, et il est difficile de croire qu'il en soit ainsi; en second lieu, si
les dépenses à faire pour mettre le port en état sont tellement considérables,
qu'il faille de prime abord y renoncer. Posée en ces termes, la question rentre
complètement dans la compétence des ingénieurs, dont la décision sera sou-
veraine. S'il était constaté qu'à l'aide de quelques sacrifices d'argent on pour-
rait compléter les avantages déjà si grands que Le Havre doit à sa situation
naturelle, aux habitudes prises, aux échanges établis par son intermédiaire
entre l'Amérique et une portion de l'Europe, est-il besoin de démontrer com-
bien il serait important pour la France d'introduire la navigation à vapeur
à côté de ces nombreux bassins où se dressent les mâts de tant de navires
venus de tous les points du monde? Le Havre deviendrait alors la première
place commerciale du continent. Son entrepôt de douanes, depuis longtemps
insuffisant, a été, il y a quelques années, doublé d'une succursale : aujour-
d'hui les magasins sont encore trop étroits, et l'on songe à construire un
dock. Pourquoi ce dock ne serait-il pas établi de manière à répondre aux
exigences d'un service de paquebots? Cette combinaison ne semble-t-elle pas
naturellement indiquée par les intérêts du commerce, et, avec le patronage
de l'état, n'ofire-t-elle point, de grandes chances de succès à la compagnie qui
voudrait la tenter?
En concentrant dans la Manche, dans un même port, tous les services
transatlantiques, on excitera d'ardentes jalousies et de vives rancunes; on
provoquera sur les rives de la Méditerranée et de l'Atlantique de violentes
colères : il faut s'y attendre. Excusées par les illusions de l'intérêt local, ces
plaintes seront vite étouffées sous l'éclatante manifestation des intérêts géné-
raux, et l'on n'aura plus qu'à se féliciter d'avoir opposé une ferme résistance
aux entraînemens d'une popularité stérile. Si depuis 1840 la plupart des pro-
jets relatifs aux paquebots transatlantiques ont échoué misérablement, c'est
surtout à la division des hgnes que doivent être attribués tous les échecs. Le
moment est venu d'éviter la faute tant de fois commise et d'échapper par
l'adoption d'un autre système à d'inévitables déceptions. Du reste, le prin-
cipe d'unité et de concentration ne s'oppose point à ce que dans l'avenir ou
môme dans le présent l'état encourage l'établissement de services supplémen-
taires dont l'utifité serait démontrée. Marseille, par exemple, entretient avec
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 733
le Brésil et la Plata une navigation de 34,000 tonneaux, et le mouvement de
ses échanges avec le Sénégal, la côte occidentale d'Afrique et les îles Canaries
représente au moins 30,000 tonnes. C'est dans son port que viennent aboutir
un grand nombre de paquebots qui visitent les échelles du Levant. Une ligne
mensuelle partant de Marseille pour le Brésil, et desservie par des navires de
force moyenne, ne ferait donc pas double emploi avec la ligne principale par-
tant de la Manche, et n'entraînerait pas de grandes dépenses. Elle serait ali-
mentée par le midi de la France, l'Espagne, une partie de la Suisse, et par les
passagers et les marchandises que les navires du Levant recueillent dans leurs
fréquentes escales; elle prendrait l'avance sur les ports étrangers de la Médi-
terranée qui tenteraient, comme Gênes, de nous enlever le transit en créant
pour eux-mêmes une société de paquebots. — La ligne supplémentaire de
Marseille ne porterait point atteinte au principe d'unité qui conseille impé-
rieusement de réunir sur le même point, à portée du centre des affaires euro-
péennes, l'ensemble des services transatlantiques.
Ce principe admis, il devient presque inutile de prouver qu'il conviendrait
de traiter avec une seule compagnie tant pour les grandes lignes que pour les
lignes supplémentaires; il en résulterait une économie notable. La subvention
de l'état serait moins élevée, la surveillance plus simple. Le commerce et le
public n'auraient point à redouter les abus d'un monopole, puisque les paque-
bots français seraient exposés pour toutes leurs destinations à la concurrence
très active des paquebots américains ou anglais. Les motifs qui ont déterminé
dans ces derniers temps la fusion de plusieurs lignes de chemins de fer s'ap-
pliquent également aux opérations de transports maritimes, et, à la suite d'un
banquet qui vient d'avoir lieu à Southampton pour célébrer la naissance
d'une nouvelle compagnie, il s'est manifesté en Angleterre de vives tendances
vers une réunion, au moins partielle, des nombreuses compagnies qui exploi-
tent les paquebots. En présence de ces faits et de ces symptômes, la question
ne saurait demeurer douteuse.
rv.
L'exposé que nous venons de faire permet d'apprécier les difficultés, les
complications de toute nature qui ont entravé jusqu'ici l'organisation de nos
services à vapeur sur l'Océan. Comment concilier tant d'intérêts contradic-
toires? et si la conciliation est impossible, comment affronter les méconten-
temens de ces intérêts froissés? Ce n'est pas tout, il y a une foule de détails
techniques dont l'étude est indispensable et qui soulèvent les problèmes les
plus ardus. Enfin, quelle que soit la décision, il faut que le trésor débourse
une très forte somme. La subvention de l'état est la base de tout l'édifice :
comment la calculer de telle sorte qu'elle contribue efficacement au succès
de l'entreprise, sans grever outre mesure la fortune publique?
Le gouvernement a chargé une commission spéciale d'examiner ces diffé-
rens points, d'entendre les propositions des compagnies et de préparer les
clauses du futur contrat. Le taux de la subvention devant dépendre du nom-
bre des navires, de leur échantillon, de leur force de vapeur, de leur mode
de construction, de la fréquence des voyages, de la longueur des itinéraires.
"TS'A REVUE DES DEUX MONDES.
il serait tout à fait superflu de rédiger ici un devis de dépenses, avant de
connaître les dispositions qui seront arrêtées par les autorités compétentes.
La subvention variera nécessairement suivant que les conditions imposées
à la compagnie seront plus ou moins onéreuses; mais, en laissant de côté les
chiffres, il n'est pas sans intérêt d'indiquer les procédés à l'aide desquels on
peut déterminer, au moins approximativement, le taux d'une subvention.
— Le mode qui parait, au premier abord, le plus simple consiste à accorder
une somme fixe par cheval de vapeur. Il est surtout praticable lorsqu'il s'ap-
plique à des services nettement définis, qui exigent l'emploi constant de la
vapeur, et pour lesquels les navires doivent tous être construits sur le même
modèle et avec la même force, car alors on sait exactement quelle sera la
dépense de chaque voyage. — D'après un second procédé, on calcule le nom-
bre de milles que les paquebots sont tenus de parcourir pendant l'année; on
évalue les frais en raison des conditions de vitesse, et la subvention est allouée
par mille. Ainsi la compagnie anglaise des Indes occidentales et du Brésil,»
dont le parcours annuel est de K47,296 milles, reçoit une somme de 270,000 liv.
sterl., qui représente, par mille, 9 sh. 10 d., et, en vertu du contrat, ce der-
nier chiffre est pris pour base des supplémens qui devraient être alloués à la
compagnie dans le cas où l'état jugerait à propos d'allonger les itinéraires.
A ce point de vue, la subvention par mille présente, pour certaines lignes
dont le parcours ne saurait être définitivement établi au moment de la con-
cession, un avantage très appréciable, en ce qu'elle résout à l'avance les dif-
ficultés auxquelles donneraient lieu les modifications prescrites par le gou-
vernement dans la direction des services. — Suivant une troisième méthode,
on estimerait le capital nécessaire pour l'exploitation des services, et l'état
accorderait, à titre de subside, une somme représentant une certaine pro-
portion de ce capital (2a ou 30 pour 100, par exemple). — Enfin l'enquête
qui a été ordonnée en Angleterre sur le service des paquebots a révélé un
dernier procédé qui mérite d'être signalé. En 1848, avant l'expiration du
contrat passé avec la Compagnie Péninsulaire et Orientale pour une ligne
mensuelle de Southampton à Alexandrie, le gouvernement, désireux d'obte-
nir à plus bas prix le transport des malles, mit le service en adjudication. La
Compagnie Péninsulaire fit observer qu'il serait injuste de lui enlever une
exploitation à laquelle elle avait consacré un capital considérable; mais, ses
propositions n'ayant pas été agréées, elle offrit de hvrer ses comptes de toute
nature, pendant la durée d'un nouveau contrat, à l'examen d'inspecteurs
délégués par l'échiquier, et elle s'engagea à verser au trésor les produits
excédant la somme nécessaire pour pa^er aux actionnaires un intérêt net
de 10 pour 100. Assurément, on s'imaginerait, avec quelque raison, que
le plus grand obstacle pour l'emploi d'un procédé de cette nature viendrait
des compagnies elles-mêmes; les entreprises commerciales n'aiment pas, en
général, à dévoiler le secret de leurs opérations. Cependant, on le voit, l'une
des plus grandes compagnies de l'Angleterre suggérait spontanément ce
moyen, que l'échiquier n'eiît sans doute pas osé lui proposer. — Pourquoi,
dans la concession des services français, le gouvernement ne se réserverait-il
pas la faculté que la Compagnie Péninsulaire offrait à l'échiquier? Il jugerait
ainsi, par ses propres yeux, si la subvention est insuffisante ou excessive.
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES. 735
L'exploitation des lignes à vapeur est si peu connue en France, que l'on risque
fort de se tromper dans la rédaction du premier cahier des charges, et la
compagnie elle-même doit comprendre que le gouvernement sera beaucoup
plus libéral à son égard, si la fixation d'un maximum de dividende le garan-
tit à l'avance contre les résultats prolongés d'une erreur préjudiciable au tré-
sor. D'ailleurs, la limitation des bénéfices ne constituerait pas précisément
une innovation dans la jurisprudence administrative sur la matière. Il y a
des compagnies de chemin de fer qui sont tenues de partager avec l'état les
produits dépassant une certaine proportion.
C'est en combinant ces divers modes que l'on parviendra à fixer le taux de
la subvention réclamée par les paquebots transatlantiques. Cette subvention,
il faut le prévoir, atteindra un chiffre élevé; autrement on ne trouverait point
de capitaux disposés à courir les chances de l'entreprise, et il est de toute
nécessité que l'opération. soit enfin tentée sérieusement; l'intérêt national
veut qu'elle réussisse. Aussi, ne doit-on pas se contenter de garantir à la
compagnie l'assistance pécuniaire de l'état; il importe également de recher-
cher si, par d'autres moyens, on ne pourrait pas lui procurer soit une dimi-
nution de dépenses, soit un accroissement de recettes. On sait, par exemple,
que la construction des navires coûte plus cher en France qu'à l'étranger : ce
désavantage tient aux règlemens de notre législation douanière, qui interdit
l'achat des navires à l'étranger et frappe de droits élevés les matières propres
aux constructions navales. On a déjà proposé de supprimer ces restrictions,
que l'Angleterre, les Pays-Bas et la plupart des peuples maritimes ont rayées
de leur tarif; mais la mesure est vivement combattue par les industriels, et il
est difficile de prévoir à quelle époque elle remplacera définitivement le
régime si défavorable qui pèse sur nos armemens. Dans cette situation, ne
devrait-on pas au moins admettre une exception pour les paquebots trans-
atlantiques et autoriser leur construction en entrepôt (1)? L'économie serait
importante pour les navires en fer. On pourrait aller plus loin. S'il est reconnu
que nos chantiers et nos ateliers ne sont pas aujourd'hui suffisamment outillés
pour livrer, dans un délai assez court, une vingtaine de navires d'un tonnage
et d'une force qui dépassent les constructions ordinaires, pourquoi ne permet-
trait-on pas à la compagnie de se procurer à l'étranger la moitié de ses bâti-
mens? Les industriels seraient-ils en droit de se plaindre et d'invoquer, sui-
vant l'usage, *le grand argument de la protection due au travail intérieur?
Nous ne le pensons pas. Le gouvernement a, depuis un an, imprimé une
impulsion si vigoureuse aux travaux publics, surtout à la construction des
chemins de fer, il a donné tant de gages de son respect pour le principe de
la protection manufacturière , que les maîtres de forges ne sauraient, sans
ingratitude, s'élever contre une faveur exceptionnelle, temporaire, accordée
à une œuvre essentiellement nationale. Cette dérogation à notre régime éco-
nomique aurait un double effet : elle accélérerait, au profit du public, l'orga-
nisation des services ; elle diminuerait les frais des navires et par suite le
chiffre de la subvention payée par l'état.
(1) La loi du 6 mai 1841 a exempté de tous droits de douanes les machines à vapeur
de fabrication étrangère destinées à la navigation internationale maritime.
736 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce n'est point la seule économie qui pourrait être obtenue. Les navires fran-
çais sont soumis, dans les ports étrangers, à des droits de tonnage plus ou
moins élevés : un dollar par tonneau aux États-Unis, 12 réaux (8 fr.) à la
Havane, 300 reis (80 centimes) au Brésil. Acquittés à chaque voyage par des
bâtimens d'un fort tonnage, ces droits représentent une somme considérable.
Les paquebots étant appelés à rendre à tous les pays qu'ils desserviront
d'immenses services, ne paraît-il pas naturel qu'ils soient partout exemptés
des taxes de tonnage? L'Angleterre et les États-Unis accueilleraient sans
doute cette proposition; le Brésil a déjà réduit les droits d'ancrage, et il ne
refuserait probablement pas la franchise complète pour favoriser les relations
de Rio-Janeiro, Bahia et Fernambouc avec les plus grands marchés de l'Eu-
rope. Quant à l'Espagne, elle a tellement besoin de ses ressources fiscales
que son concours serait peut-être plus difficile à obtenir; il s'agirait en efTet
pour elle d'abandonner une recette assez importante. Cependant les réformes
que le cabinet de Madrid a récemment introduites dans la loi maritime de
la métropole et des îles Canaries révèlent une tendance marquée vers le libé-
ralisme, et la pensée qui les a inspirées ne devrait voir dans les encourage-
mens accordés aux steamers que l'application des saines doctrines économi-
ques. Quoi qu'il en soit, l'occasion est favorable pour appeler sur ce point
particulier de la législation internationale la sollicitude des gouvernemens.
La nécessité de réduire, autant que possible, les charges qui pèsent sur les
transports deviendra chaque jour plus évidente et plus impérieuse. On ne
tardera pas à comprendre que le maintien de toute rigueur fiscale est incom-
patible avec le progrès des communications nouvelles. Plus les nations se
rapprochent et se pénètrent, plus elles aspirent à resserrer encore les liens
qui les unissent. On ne se contentera point de franchir vite et à l'aise les plus
grandes distances : on voudra que les échanges ne soient plus entravés par
les prohibitions ou par des taxes trop souvent excessives, et tôt ou tard l'essor
imprimé à la navigation à vapeur amènera la réforme des lois de douanes.
La conséquence est logique. A quoi bon multiplier les navires, améliorer leur
construction, accroître leur vitesse, si l'on ne songe en même temps à leur
procurer du fret? Cette observation se rattache intimement à la création de
nos services transatlantiques. L'abaissement des tarifs augmenterait le trafic
des lignes et permettrait de diminuer le chiffre des subsides alloués à la com-
pagnie. En effet, tout se suit et s'enchaîne dans l'exécution d'une œuvre utile
comme dans le développement d'une pensée juste. Le jour où la France pos-
sédera enfin des lignes de paquebots , elle verra s'ouvrir devant elle une
longue carrière de progrès; elle améliorera les commmunications postales;
elle facilitera de plus en plus les entreprises du commerce, les conquêtes de
l'industrie, les nobles travaux de la science; elle se répandra sur les rives
les plus lointaines par l'envoi régulier de ses produits et de ses colons. Qu'elle
se hâte donc! 11 faut que, dès aujourd'hui, elle parcoure avec ses rivaux les
grandes routes de l'Océan.
C. Lavollée.
PROMENADE
EN AMÉRIQUE.
LA REINE DE L'OUEST ET LES ANTIQUITÉS DE L'OHIO. '
ABSENCE DE RENSEIGNEMENS . — CINCINNATI. — DEMOCRATIES DE L OUEST. — LES COCHONS.
— PROMENADE AUX BORDS DE L'OHIO. — DE LA SCULPTURE ET DE l'ARCHITECTURE AUX
ÉTATS-UNIS. — COURS DE CHIMIE POUR LES OUVRIÈRES. — ANTIQUITÉS. — MONUMENS d'UN
PEUPLE INCONNU. — CONJECTURES SUR CE PEUPLE. — LES ALLEMANDS EN AMÉRIQUE. — UN
COIN DE LA FORÊT PRIMITIVE.
Ce voyage sans repos qui dure depuis près de deux mois commence
à me fatiguer. Ma santé s'altère, sans cela j'aurais gagné Saint-Louis
en suivant à travers la prairie le canal et la rivière des Illinois ;
mais je crois plus sage de songer à regagner New-York, dont je suis
encore assez éloigné. Je ne conseille à personne de tomber malade
aux États-Unis, surtout loin des grandes villes : tout le monde est si
affairé, si pressé, que nul n'aurait le temps de s'occuper de vous.
Cependant je ne veux pas être venu dans l'ouest sans voir Cincin-
nati, les bords de l'Ohio, et quelque chose au moins des antiquités
indiennes qu'on a découvertes dans la vallée que traverse la Belle-
Rimère (2) . Je vais donc retourner à Détroit, et, coupant l'extrémité
du lac Érié, aller à Sandusky prendre le chemin de fer de Cincinnati,
puis, de Cincinnati, retourner à New-York après avoir visité les anti-
quités indiennes de la vallée de l'Ohio.
(1) Voyez les livraisons des le^ et 15 janvier, et du \." février.
(2) Les Français lui avaient donné ce nom, qui est la traduction du mot indien ohio.
738 REVUE DES DEUX MONDES.
18 septeiobre.
Je reprends le bateau à vapeur, je traverse de nouveau le lac Mi-
chigan, et j'arrive à Nev^^-BufFalo trop tard pour pouvoir partir ce soir
même par le chemin de fer de Détroit. Nos bagages sont délivrés im-
médiatement au bureau, et demain, à six heures du matin, nous
nous mettrons en route avec eux pour Détroit.
Il n'y a pas moyen d'avoir un lit ou même un matelas pour cette
nuit. On nous entasse dans une immense salle à manger, nous et les
passagers d'un autre bateau à vapeur qui part demain matin dans la
direction de l'ouest. Ces passagers sont surtout des émigrans, com-
pagnons de chambrée assez bruyans et assez peu policés. Pour moi,
je place, pour me servir d'oreiller, un petit sac de cuir, où sont mes
notes et mes livres, sur une table au-dessous d'une lampe suspendue
au plancher; je tire du sac un roman anglais, je me mets à lire, couché
sur ce lit un peu dur, jusqu'à ce que les hommes aient cessé de par-
ler, les femmes de gronder leurs enfans, les enfans de crier, et alors
je tâche de dormir. Je suis réveillé un peu incivilement par le garçon
de la taverne, qui me jette une serviette dans le ventre en me criant :
Allons, camarade, éveillez-vous ! Il est vrai qu'il avait à servir le café
sur cette table où j'étais établi, et que tout le monde était debout
depuis longtemps.
En grondant un peu contre la rudesse des subalternes aux États-
Unis, je me mets en marche vers la station du chemin de fer, où nos
effets ont été déposés la veille au soir. Dans le trajet, l'incurie amé-
ricaine pense m' être fatale : une caisse lancée sur un plan incliné,
sans dire gare, selon l'usage, vient passer à deux pouces de mes
jambes, qu'elle aurait brisées, si elle m'eût atteint. C'était le jour des
mésaventures : je ne trouve à la gare ni locomotive ni aucune appa-
rence de départ. Je demande si le train va bientôt partir, on me répond
qu'il partira dans vingt minutes, sans autres explications. Les Amé-
ricains ont horreur des explications.
Le temps s'écoule, çXje ne vois rien venir. Enfin j'avise quelques
voyageurs qui marchaient d'un pas précipité. Je les interroge, et j'ap-
prends que les trains vont partir non pas de l'endroit où ils s'étaient
arrêtés il y a quatre jours en venant de Détroit, mais d'un autre point
situé à un quart de lieue. On avait reçu nos bagages sans avoir l'idée
de nous avertir de cette disposition, grâce à laquelle il s'en est fallu
d'une minute que je n'aie manqué le convoi, qui aurait emporté mes
malles au bord du lac Érié. Je raconte ces petits incidens, qui doi-
vent intéresser médiocrement le lecteur, et je raconterai toutes les
contrariétés de ce genre qui me surviendront, parce qu'elles peignent
le caractère national, qui se retrouve dans les plus petites choses
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 739
comme dans les grandes. Le principe de la politique et de la société
aux États-Unis, c'est que chacun se tire d'affaire comme il l'entend.
On lui laisse entière liberté d'action en ce qui ne choque pas les opi-
nions ou les passions de la majorité; mais cette liberté d'action de
l'individu lui est accordée à ses risques et périls. On ne le dirige
point, on ne l'avertit point. C'est à lui de s'informer d'où part le che-
min de fer, c'est à lui de prendre garde si on ne lui lance point une
caisse à travers les jambes. Tout se résout dans le mot sacramentel :
Aidez-vous vous-même [help one se/f), qu'on traduit quelquefois
ainsi : <( Dieu pour tous, en avant, et que le diable emporte le der-
nier! »
Si ces pages tombaient sous les yeux des Américains, je ne serais
pas fâché de leur faire un peu honte de leur incurie en tout ce qui
se rapporte au comfort des voyageurs. Je n'ai trouvé, au moins parmi
les gens à qui j'ai eu affaire, nulle trace de cette grossièreté de mœurs
qu'on leur a tant reprochée : je ne l'ai rencontrée que chez les infé-
rieurs; mais ce que j'ai trouvé partout, c'est une absence d'indica-
tions, d'avertissemens, de direction pour les voyageurs, qui est extrê-
mement incommode. Je voudrais inspirer aux Américains le désir de
réformer cet abus du self-government , qui n'en est point une consé-
quence nécessaire. Je ne les crois point incorrigibles; ils ont profité
des diatribes les plus violentes et souvent les plus injustes. M""" Trol-
lope, à qui, dit-on, une situation qui n'était point égale à son esprit
et à son caractère n'aurait pas ouvert précisément les meilleures
maisons, a fait sur l'Amérique un livre outrageant, qui a charmé en
Europe les vanités aristocratiques au service desquelles elle se trou-
vait assez singulièrement enrôlée (1). Eh bien! les Américains ont
eu le bon esprit de tirer parti de ces injures, auxquelles se mêlaient
quelques vérités. Quand un homme, au théâtre, plaçait ses pieds à
la hauteur de sa tête, on lui criait en riant : Trollope ! TroUope ! et
cette mode peu aimable a passé. Je suis convaincu que les manières
américaines se sont beaucoup améliorées depuis quelques années,
car tout ne pouvait pas être faux dans ces tableaux grotesques, dont
je n'ai retrouvé presque aucun trait au sein des mœurs actuelles;
mais il reste à prendre quelques mesures de prévenance et de soin
pour les voyageurs, mesures qu'ils ont le droit d'attendre de toutes
les nations civilisées, et qu'ils ne rencontrent presque jamais aux
États-Unis.
(1) Je serais désolé de manquer de respect à Mn>e Trollope, qui est une femme res-
pectable; mais il est certain qu'elle était venue à Cincinnati établir un bazar de modes
qui ne réussit point, et qu'elle ne vit presque personne. C'est ce que dit tout le monde
en Amérique, et ce que confirme le capitaine Marryat lui-même, très peu favorable aux
États-Unis.
740 REVUE DES DEUX MONDES.
Ma santé, qui ne se remet point, augmente peut-être ma dispo-
sition chagrine. J'ai passé tout ce jour en chemin de fer sans man-
ger, car je me rappelais trop l'exécrable chère que j'avais faite dans
les stations où l'on s'arrête pour les repas. Il est vrai que l'on tra-
verse des forêts à peine défrichées; mais, puisqu'il y a un chemin de
fer, il semble qu'il pourrait y avoir de quoi dîner.
A Détroit, je n'ai que le temps de monter sur VArrotv (la flèche),
bateau à vapeur dont le nom pourrait être la devise d'un voyageur
aux États-Unis. Avec le jour, je débarque à Sandusky, et prends
presque aussitôt le chemin de fer de Cincinnati, où j'arrive à la nuit.
J'ai fait à peu près deux cents lieues depuis hier matin, et ne m'en
trouve pas mieux.
Cincinnati, 20 septemire.
Je me lève tard, un peu faible et triste, et je marche au hasard
dans les rues droites et spacieuses de la reine de l'ouest. Le temps est
assez froid, le vent aigre, le ciel gris; ma première impression n'est
pas gracieuse. Je descends au bord de l'Ohio. Les eaux de la Belle-
Rivière sont basses; sur ses deux bords s'étendent de grands espaces
ordinairement recouverts par elles, et qui ont cet air de marais à demi
desséchés que présente le rivage de la mer pendant le reflux. Pas de
quai au bord du fleuve, trop peu de ponts. Les ponts ici sont les
nombreux bateaux à vapeur qui passent sans cesse d'un bord à
l'autre, rompant le silence du dimanche par leur essoufflement. Je
remonte dans la ville. Les rues portent des noms d'arbres : le nom
du châtaignier, du noyer, du pin, ce qui semble un souvenir des
forêts qu'elles ont remplacées. Plusieurs sont belles et plantées.
L'horreur de l'inutile et par suite l'amour de l'abréviation ont fait
retrancher le mot streei (rue) sur les écriteaux. Les trottoirs, en larges
dalles, s'interrompent parfois brusquement; on sent une capitale fa-
briquée à la hâte et qui n'est pas finie. Je descends derrière la ville,
je trouve des faubourgs en construction, et par delà les faubourgs
des hauteurs dépouillées, où restent quelques troncs à demi brûlés,
comme dans les défrichemens, et quelques arbres que la hache a res-
pectés; lieux d'un aspect triste et pénible à voir : ce n'est plus la cam-
pagne, mais ce sera bientôt la ville. Cincinnati, cité de 116,000 âmes,
compte environ une demi-année pour chaque millier d'habitans, et
renferme, dit-on, un citoyen plus vieux qu'elle. Elle augmente tou-
jours avec une grande rapidité, car elle a plus que doublé depuis dix
ans. Communiquant par les chemins de fer avec les lacs, par l'Ohio
avec le Mississipi, elle est le point central du commerce intérieur des
États-Unis.
On appelle Cincinnati la reine de l'ouest; elle est la capitale de ce
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 741
qui était, il y a vingt ans, \efar-west. Maintenant V ouest lointain a
reculé à mesure que la civilisation avançait. Tandis que je suis dans
rOhio, l'un des derniers venus d'entre les états de l'Union et aujour-
d'hui un des plus florissans, c'est peut-être le moment de dire quel-
que chose touchant la manière dont se forment les états nouveaux et
ce qui caractérise la constitution politique de ceux qui ont été le plus
récemment admis dans l'Union. J'emprunte ces détails surtout à l'ou-
vrage intéressant de M. James Hall, intitulé Esquisses de V ouest.
Avant d'être élevés au rang d'état, les pays nouvellement cultivés,
et dont la population est encore insuffisante pour qu'ils soient repré-
sentés dans le congrès, sont désignés par le nom de territoires et régis
pendant cet intervalle par des dispositions particulières habilement
combinées. C'est comme une initiation graduelle qu'on leur fait
subir avant de les admettre à l'égalité de la représentation. Dès qu'ils
sont reconnus, les territoires sont régis par un gouverneur, un sénat
et une cour composée de trois juges. Le gouverneur et la majorité
des juges adoptent et promulguent celles des lois des autres états
qui conviennent à l'état nouveau, et en réfèrent au congrès, qui peut
annuler leur décision. Le gouverneur nomme les employés civils et
tous les officiers inférieurs ; les officiers-généraux sont nommés par
le congrès.
A ce premier degré d'existence ou plutôt d'enfance politique un
second succède lorsque le territoire en est venu à contenir cinq mille
mâles libres et majeurs. Alors une chambre représentative est ac-
cordée au territoire. Il y a un représentant pour cinq cents citoyens
jusqu'à la concurrence de vingt-cinq; au-delà, le nombre des repré-
sentans est réglé par la législature, qui se compose du gouverneur,
de son conseil et de la chambre des représentans. Le conseil est
formé par cinq membres nommés pour cinq ans, à moins que le con-
grès ne borne à un temps moins long la durée de leur mandat. Ce
conseil est nommé par le congrès sur une présentation faite par les
représentans du territoire. Les candidats doivent posséder une pro-
priété de 500 acres. Tous les bills passés dans la chambre des repré-
sentans ou dans le conseil ont besoin de l'assentiment' du gouver-
neur, qui réunit, proroge et dissout l'assemblée. Les représentans
et les membres du conseil réunis nomment un délégué au congrès
qui a le droit de prendre part au débat, mais non de voter.
Toutes ces mesures me paraissent porter l'empreinte d'une grande
sagesse. L'administration des territoires est fondée sur des principes
entièrement différens de ceux qui président au gouvernement des
états. Intervention du congrès, droit du gouverneur de proroger et
de dissoudre l'assemblée représentative, conditions d'élection qui ont
pour base la propriété, tout cela est opposé à l'esprit général des insti-
742 REYUE DES DEUX MONDES.
tutions américaines; mais le bon sens américain a compris qu'on ne
devait pas appliquer la même forme de gouvernement aux états an-
ciens, dont l'éducation politique avait été faite par cent cinquante
ans de lutte avec la métropole et qui avaient une vieille habitude de
se gouverner eux-mêmes, et aux états nouveaux, sans éducation poli-
tique, sans passé, et qui se formaient d'élémens hétérogènes de toute
nature et de toute origine. A ceux-là il fallait une tutelle provisoire
qui les préparât graduellement au rôle d'état indépendant et à une
complète égalité de prérogatives.
Du reste, la population des territoires de l'ouest s'est si rapidement
accrue, qu'ils ont bientôt atteint le chiffre qui les élevait au rang
d'état. A ce moment tout a changé. Maîtres d'eux-mêmes, ils se sont
donné des constitutions de leur choix, et ces constitutions sont en
général très-démocratiques. On ne saurait se dissimuler que le mouve-
ment politique est partout en ce sens. Dans les constitutions de l'Ohio,
de rindiana, de l'IUinois, le principe démocratique prévaut beau-
coup plus que dans les constitutions des états anciens. La prépondé-
rance de ce principe se manifeste par le peu de durée des fonctions
publiques : — dansl'Indiana, celles des représentans ne durent qu'une
année; — par la défiance dont la force armée est l'objet : — dans le
même état, les militaires, et même leurs parens, ne peuvent voter; —
par la facilité à réviser la constitution : — tous les douze ans on délibère
s'il y a lieu de nommer une convention dans ce but; — par l'incompa-
tibilité entre les fonctions de représentant et un emploi conféré soit
par l'état particulier, soit parle gouvernement central. Dans ces nou-
veaux états, le divorce est en général très-facile. Dans l'IUinois, il
est accordé par le juge sur le témoignage du demandeur, sans en
donner connaissance à l'autre intéressé. L'ivrognerie, une absence
de deux ans, sont considérés comme des motifs suiïisans pour pro-
noncer la dissolution du mariage. Les lois contre les débiteurs sont
très-douces, comme il arrive partout où prévalent les influences
démocratiques. L'inquiétude ombrageuse des démocraties est poussée
si loin dans ces états nouveaux, qu'elle s'attaque même aux associa-
tions volontaires. On y a empêché, par exemple, des banques de s'éta-
blir, comme si l'on craignait l'oppression de l'intérêt individuel par
la ligue des capitaux. De même on y a souvent refusé d'autoriser des
associations formées dans un but religieux ou dans le dessein d'établir
des écoles ; on leur a dénié le droit de posséder quelques acres de
terrain pour y bâtir une église ou y placer un cimetière, toujours
par la crainte immodérée de fonder quelque chose de plus puissant
que l'individu, par l'effroi de la seule aristocratie qui puisse naître
dans un pays d'égalité et de liberté, cette aristocratie collective que
constitue légitimement l'association. Arrivé à cet excès, le fanatisme
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 743
démocratique combat ce que le véritable esprit démocratique favo-
rise, la puissance de l'association libre. Par un effroi déraisonnable
d'une tyrannie chimérique, on en est venu à priver l'individu qu'on
croit protéger contre elle de son droit d'agir. 11 faut que les Améri-
cains se défendent de cette tendance extrême, trop marquée dans les
nouveaux états, et qui est contraire à ce qui fait surtout la force et la
grandeur de leur pays, l'accord volontaire des efforts particuliers
pour un but commun.
On sait, par les gaietés de mistressTroUope, que le commerce des
porcs est considérable à Cincinnati. Dans l'état actuel des sociétés,
dont le commerce détermine la prospérité et la puissance, il n'est
peut-être pas intelligent de traiter légèrement l'immense développe-
ment d'une branche de négoce, quelle qu'elle soit. Eh bien ! oui, on
tue et on sale beaucoup de porcs à Cincinnati , et c'est en partie pour
cela qu'au bout d'un demi-siècle il se trouve sur le bord de l'Ohio,
au lieu des sauvages qui scalpaient les navigateurs, une ville de
cent mille âmes, des églises, des écoles, des théâtres, et même un
observatoire. Je ne suis pas cependant à la hauteur d'un écrivain
indigène qui s'écrie : « L'étranger qui se trouve ici durant la saison
où l'on encaque [packing]^ et surtout celle où on expédie cet article,
perd la tête [is bewiklered) en cherchant à se tenir au courant, par
l'œil et par la mémoire, des procédés divers qu'il a successivement
observés, tandis qu'il suivait les différens degrés de la préparation
du porc jusqu'à l'état final dans lequel il est vendu, et en contem-
plant les lignes de charettes interminables, ce semble, qui, à cette
époque occupent les principales rues, allant et retournant en files
continues sur une étendue d'un mille et plus de longueur, excluant
tout autre emploi de ces rues depuis l'aube jusqu'au soir. » Voilà
une période digne de Cicéron, au moins pour la longueur. Cela est
presque lyrique et rappelle en vérité (pardon pour le rapproche-
ment) les vers de Dante peignant les files innombrables de pèlerins
allant et venant de Saint-Pierre au pont d'Adrien, et du pont à Saint-
Pierre pendant la solennité du jubilé. L'auteur continue avec le même
enthousiasme : (( Et l'étonnement de l!étranger n'est pas diminué
quand il considère cette immense quantité de barils de porc, de
caques de lard pour lesquelles on ne peut trouver de place sur le
plancher des magasins, quelque étendus qu'ils soient, et qui, pour
cela, sont éparses sur le rivage, et encombrent tout espace demeuré
libre, sur les trottoirs, dans les rues, et même dans les terrains ad-
jacens, ordinairement vides (1). »
Sans être pénétré de l'admiration empreinte dans l'hymne qu'on
(1) Cincinnati in the year 1851, p. 257.
7M BEVUE DES DEUX MONDES.
vient de lire, il est impossible de ne ne pas être frappé du dévelop-
pement vraiment gigantesque de l'industrie porcine dans ce pays;
un seul établissement, qu'on appelle Y établissement Mamouth^ a
expédié dans une saison près de 12,000 cochons. La moyenne, pour
Cincinnati, est déplus de 300,000 par an; une année, le chiffre s'est
élevé à 725,000; dans la vallée du Mississipi, à plusieurs millions.
Les grands nombres étonnent toujours l'imagination, qu'il soit ques-
tion d'années, de distances, d'individus quelconques, même quand
ces individus sont des cochons.
Après le dîner, je suis sorti par un plus beau temps que celui de
ce matin, mieux portant et de meilleure humeur; j'ai suivi les rives
de rOhio en remontant son cours, et j'ai trouvé cette fois la Belle-
Rivière avec tout le charme de ses eaux et de ses bords. Il a fallu tra-
verser un faubourg plein de magasins et de hangars destinés à ces
opérations qu'admire tant l'écrivain cité plus haut; puis je suis arrivé
sur la rive du fleuve, et ici le ravissement a commencé. Glissant au
pied de collines arrondies couvertes de beaux arbres aux teintes au-
tomnales et qu'éclairait la plus belle lumière, l'Ohio décrivait une
gracieuse courbe d'azur. Sur ma droite, à quelque distance, s'éle-
vaient d'autres collines plus abruptes; de leur sommet j'ai contemplé
la ville baignée dans les splendeurs du couchant, s' étalant en amphi-
théâtre, et d'où s'élançaient de blancs clochers sveltes comme les mi-
narets d'une ville d'Asie. Cette masse lumineuse se détachait sur un
fond sombre. Un nuage pluvieux planait sur une partie de la ville
éclairée par le soleil. Je suis redescendu sur la rive du fleuve : les
nuages ont disparu, et je n'ai plus vu que des tons dorés étincelant
sur le feuillage et diaprant le sol à mes pieds. La soirée était sereine,
le paysage calme. Une barque traînée par des chevaux fuyait sans
bruit sur l'onde unie et transparente, d'élégans cabriolets découverts,
aux roues légères, ramenaient dans la ville des familles qui revenaient
de la campagne. Tout ce monde paraissait pénétré de la satisfaction
paisible que donnent une existence facile, des habitudes douces, l'ai-
sance sans luxe, les richesses sans ostentation, l'égalité du bien-être,
car tous les cabriolets, tous les chevaux, je dirais presque toutes les
familles, se ressemblaient. J'aurais voulu marcher toujours devant
moi sur les bords de cette charmante rivière, au pied de ces collines,
à l'ombre de ces beaux arbres, parmi ces promeneurs qui me sem-
blaient heureux. La nuit m'a forcé de regagner la ville, et en ren-
trant je me disais : Ce sont pourtant les cochons qui ont fait tout cela!
21 septembre.
Je suis soufl'rant. L'exaltation d'hier soir est un peu calmée. Je lis
dans l'ouvrage que j'ai déjà cité : « Cincinnati est considérée comme
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 7Zi5
la ville artistique et scientifique de notre république, comme le
centre de la culture et du goût des arts, et par conséquent de la
population la plus perfectionnée de notre continent. » C'est beaucoup
dire, Boston et Philadelphie pourraient réclamer. Cependant il y a là,
je crois, quelque chose de vrai en ce qui concerne les arts; le paysage
est particulièrement essayé dans cette ville déjà un peu méridionale,
dans ce pays dont j'admirais hier la belle lumière. Le sculpteur
Powell, dont la statue de la jeune Esclave a été remarquée à Londres
dans le Palais de Cristal, est de Cincinnati. Seulement, comme on l'a
remarqué, il était singulier que le spécimen de la sculpture améri-
caine fût une esclave. Pour les états libres, c'était un contre-sens;
pour les états où subsiste l'esclavage, une épigramine trop méritée.
La statue est gracieuse, malgré quelques défauts; s'il y a un art ou
les Américains aient réussi, c'est la sculpture.
Outre M. Powell, M. Greenough, dont j'ai vu l'atelier à Florence,
et M. Crawfurd, qui vit à Rome, sont des hommes de talent. Ce
fait peut, je crois, s'expliquer. La sculpture est un art en dehors des
mœurs modernes; c'est presque toujours plus ou moins une imitation
de l'antique. Or l'Europe n'est pas plus semblable à l'antiquité que
l'Amérique. Pour toutes deux, l'idéal de la statuaire est une tradition
qui peut leur être commune. L'infériorité artistique des États-Unis
se fait sentir principalement dans l'architecture, où il faut créer de
nouveaux types pour des besoins nouveaux. C'est là que l'invention
est indispensable; mais il n'y a pas de raison pour qu'un homme né
aux bords de l'Ohio ne s'inspire aussi bien qu'un homme né au bord
de la Seine ou du Rhin en présence des mêmes modèles. Seulement
il faut pouvoir étudier ces modèles; pour y parvenir, il suffit d'un
voyage en Italie, et les bateaux à vapeur sont là pour rendre ce
voyage facile, même à un habitant de Cincinnati. C'est à Rome que
s'est formé M. Powell; il était pauvre, et son début fut, dans sa
première jeunesse, des plus bizarres et des plus incroyables. La chose
vaut la peine d'être racontée.
Les Américains ont la mauvaise habitude de donner aux choses
des noms trop pompeux, surtout à celles où ils excellent le moins.
Dans ce pays, où ce qui manque surtout, c'est la haute culture litté-
raire, il y a beaucoup d'académies, mais on appelle ainsi des écoles
ou des collèges, tandis qu'un muséum est souvent une collection de
bric-à-brac où l'on donne des représentations dans lesquelles figurent
des faiseurs de tours ou des funambules. 11 y a à Cincinnati un mu-
séum. Ce muséum renferme, il est vrai, outre mille objets insigni-
fians, quelques antiquités curieuses déterrées dans les tertres dont je
parlerai bientôt. J'y ai vu même une petite figure égyptienne qu'on
dit avoir été trouvée sur une des pyramides mexicaines, ce qui serait
TOME I. 48
746 REVUE DES DEUX MONDES.
très curieux si c'était vrai, mais ce que je n'hésite pas à déclarer
impossible. Malheureusement, dans ce muséum se voit aussi une
exhibition grotesque et parfaitement ridicule. C'est un squelette au-
quel on fait faire des contorsions; un lion empaillé que l'on tire par
des ficelles hors de sa grotte, tandis qu'un homme caché pousse des
hurlemens; le chien Cerbère qui aboie; un serpent empaillé qui paraît
ramper, et autres momeries iDonnes à faire rire les matelots et pleu-
rer les enfans. Eh bien! ce fut à arranger tout ce spectacle de la foire
que dut employer son talent naissant le jeune Powell. Heureusement,
dans cette ville industrielle se trouvait un riche particulier, nommé
M. Longworth. Celui-ci comprit que ce talent pouvait être bon à
autre chose. Un citoyen fit encore cette fois ce que font en Europe
les gouvernemens : il envoya à ses frais M. Powell étudier à Rome
pendant plusieurs années. Ce même M. Longworth a donné le terrain
sur lequel un observatoire a été bâti, comme on dit ici, par le peu-
ple, c'est-à-dire par les souscriptions volontaires des citoyens. Il y
a aussi une société astronomique à Cincinnati. La composition de
cett^ société est curieuse : on y compte 25 médecins, 33 avocats,
39 épiciers en gros, 15 épiciers en détail, 5 ministi'es, 16 marchands
de porcs, 23 charpentiers et menuisiers. Évidemment les membres
de cette société ne feront pas de grandes découvertes astronomi-
ques, mais ils contribuent de leur bourse à l'étude de l'astronomie.
Le docteur Locke, de Cincinnati, a contribué plus directement à
l'avancement de la science par son horloge électrique, qui, com-
binée avec le télégraphe électrique, a fourni un moyen plus parfait
de déterminer les longitudes, et à propos de laquelle le célèbre
directeur de l'observatoire de Washington, M. Mauiy, a pu dire
dans son rapport officiel : ((Ce problème, qui avait tourmenté les
astronomes et les navigateurs durant des siècles, a été réduit prati-
quement, par la sagacité américaine, à la forme et à la méthode
la plus simple et la plus axacte. M^ntenant, grâce à ce procédé, les
longitudes peuvent être déterminées en une nuit avec beaucoup plus
d'exactitude qu'elles n'auraient pu l'être par des années d'observa-
tion d'après toutes les méthodes employées jusqu'ici. »
Je m'informe des moyens à prendre pour voir les antiquités de la
vallée de l'Ohio. On m'assure que dans la petite ville de Chilicothe
je trouverai M. Davies, qui a publié un ouvrage important sur ce
sujet. J'hésite à faire cette course, qui me jette hors de la ligne des
chemins de fer; mais, me sentant un peu mieux, je me décide à m' ar-
rêter à Columbus, chef-lieu politique de l'état, et à me rendre de là
comme je pourrai à Chilicothe.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 747
22 septemLre, Coltmabus.
Aux États-Unis, le gouvernement ne réside presque jamais dans
la ville principale de l'état. Ainsi ce n'est point à Cincinnati qu'est
le capitole de l'état de l'Ohio, c'est à Columbus, dont la population est
à peu près douze fois moins nombreuse que celle de Cincinnati. 11 est
sage de placer ainsi le pouvoir exécutifet les assemblées délibérantes
hors des grands centres de population. Le gouvernement fédéral
réside non dans une des vastes cités ou dans un des grands états de
l'Union, mais dans le petit district de Columbia et dans la ville de
Washington, qui ne compte que /iO,000 âmes. A Columbus, la ville
n'est guère qu'une rue, mais longue d'un quart de lieue et large
comme la rue de la Paix. Au bout, on trouve la forêt. A droite et à
gauche, il y a bien d'autres rues; mais les maisons y sont en général
petites et encore clair-semées, comme dans un village. Au milieu de ce
village s'élève un monument immense qui sera le capitole, image
de cette société où l'individu est petit, où la communauté est grande.
Partout, dans les rues agrestes de Columbus, on entend retentir le
marteau et crier la poulie. On a le spectacle d'une ville qui s'élève.
On pourrait dire comme Virgile peignant les commencemens de Car-
tilage naissant à la parole de Didon :
Instant ardentes Tyrii; pars ducere muros
Molirique arcem et manibus suLvolvere saxa.
Mais ici Didon, c'est l'état de l'Ohio.
Je ne sais ce que sera le capitole de Columbus. Ce que j'ai vu jus-
qu'à présent de l'architecture aux États-Unis ne m'a pas charmé,
excepté les grands travaux d'utilité publique, comme les réservoirs
de Boston, qui sont construits avec une simplicité et une solidité vrai-
ment romaines. Je n'ai pas encore visité ceux de New-York. Les Améri-
cains vont comme nous de l'antique au gothique, non-seulement pour
les églises, mais pour les douanes, les banques, les collèges : leur
antique ne vaut pas celui de la Bourse ou de la Madeleine; ils ne
savent pas faire le gothique comme les Anglais, qui parfois le font
très bien, et, quand ils veulent imaginer du nouveau, ils tombent
dans le baroque. Si la sculpture me semble l'art dont ils se tirent le
mieux, je trouve que l'architecture est celui où ils brillent le moins.
Je crois que le même principe rend compte de leur succès dans l'un
de ces arts et de leur insuccès dans l'autre. Si la sculpture est un
art sans rapport avec les mœurs modernes, un art où l'imitation
de l'antique domine encore plus aujourd'hui que l'imitation de la
nature, et si par conséquent il n'y a pas de raison pour qu'on n'y
excelle pas dans un pays aussi bien que dans un autre, l'architec-
7A8 REVUE DES DEUX MONDES.
ture est au contraire un art essentiellement lié à la vie réelle, aux
habitudes, aux nécessités de la société au sein de laquelle il se pro-
duit. Combiner les lois du beau avec la destination d'un édifice, c'est
le problème que doit résoudre l'architecte. Il faut donc créer de nou-
velles formes pour les approprier à de nouveaux besoins. Or c'est là
le difficile; en Europe même, on y est rarement parvenu : il est en-
core plus malaisé d'atteindre à ce but dans un pays où, au milieu de
la préoccupation incessante et impérieuse de l'utile, le sentiment du
beau n'a pas encore eu le temps de se développer assez pour marcher
sans guide, et pour l'architecture usuelle, on n'a aucun type qu'on
puisse copier dans l'antiquité ou le moyen âge. En se soumettant aux
conditions imposées par le temps, il faut trouver le beau et le combiner
avec l'utile. On s'attend peut-être qu'aux États-Unis l'utile doit être
la loi de l'architecture, que les architectes y seront les disciples de
cette école qui compte des adeptes parmi nous, et dont M. Durand
a exposé les principes avec tant de confiance, donnant un plan de
Saint-Pierre refait d'après son système, et pour démontrer ce sys-
tème donnant aussi le chiffre précis des millions et des hommes qui
eussent été épargnés, si on l'eût suivi au xvi^ siècle; car, selon cet
auteur, on eût évité ainsi le protestantisme et par suite les guerres,
de religion, dont, comme chacun sait, les indulgences vendues par
le pape pour aider à la construction de Saint-Pierre ont été la seule
cause. Les Américains, tout utilitaires qu'ils sont, ne poussent pas si
loin le fanatisme de l'utile. Les défauts de leur architecture ne vien-
nent pas de là. Loin de subordonner tout dans cet art à des condi-
tions d'utilité et de s'interdire les recherches du beau, ils le cherchent,
mais malheureusement , mal inspirés, ils ne le rencontrent presque
jamais. Ils ont aussi très souvent l'ambition de l'originalité, de la
nouveauté; or l'architecture est celui de tous les arts où, sauf cer-
taines époques extraordinaires, il est le plus rare d'inventer; ils ima-
ginent y parvenir en mêlant de la manière la moins heureuse les diffé-
rons styles d'architecture et en y mêlant aussi des ornemens de leur
fantaisie, le tout en général sans nul égard pour la destination du
monument qu'ils construisent. Ces réflexions m'étaient suggérées au-
jourd'hui par un singulier édifice qui s'est présenté à moi dans une
rue de Columbus. Cet édifice est construit en brique avec une grande
tour hexagone, une foule de tourelles, des portes et des fenêtres en
marbre blanc, ayant un faux air, très faux il est vrai, de l'Alhambra.
J'ai demandé quel pouvait être cet étrange bâtiment à un passant,
qui m'a répondu en souriant d'un air assez satisfait : C'est comme
un château. — Ce château bizarre est une école de médecine.
. ^oici qui vaut mieux que cette construction féodale en l'hon-
neur d'Hippocrate. Je lis dans le journal de Scioto, petite ville de
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 749
11,000 âmes, que 1,000 ouvrières y suivent un cours de chimie,
assises parmi les filles et les femmes de bourgeois et en tricotant.
Ceci est encore au-delà de ce que j'ai souvent vu avec admiration au
Conservatoire des arts et métiers à Paris : des familles d'ouvriers
venant assister aux cours de M. Pouillet, dont le merveilleux talent
de professeur est perdu désormais pour tout le monde. 1,000 ou-
vrières dans une ville de 11,000 âmes suivre un cours de chimie en
faisant des bas! il faut venir aux États-Unis pour trouver un pareil
amour de l'instruction dans le peuple.
23 septembre, Chilicothe.
Pour aller de Columbus à Chilicothe, on prend une diligence. Je
suis bien aise de savoir par expérience comment l'on voyage aux
Etats-Unis autrement qu'en chemin de fer, ne serait-ce que pour
mieux sentir les bienfaits et être plus indulgent pour les inconvé-
niens de ce mode de transport. La diligence que je prends est assez
propre à le faire valoir et à le faire regretter. C'est un véhicule mal
fermé par des rideaux de cuir. La route est mauvaise et les cahote-
mens très rudes. J'admire plus que je ne les envie ceux qui ont par-
couru ce pays avant l'établissement des chemins de fer. Il y a vingt
ans, on ne voyageait pas autrement que je n'ai voyagé cette nuit. Cette
incommodité tombe pour moi assez mal en ce moment, où j'aurais
besoin de repos; mais il faut bien aller à Chilicothe, où j'espère trou-
ver des monumens indiens et la collection d'antiquités de M. Davies.
Malheureusement pour moi, M. Davies est à New-York. Je m'a-
dresse à son beau-père, qui, avec une politesse parfaite et un empres-
sement très aimable, me prête le livre de son gendre pour m' orienter
dans mes recherches, et me met en rapport avec un jeune médecin
allemand au fait des localités environnantes, et qui a plusieurs fois
accompagné M. Davies dans ses excursions archéologiques. M. Ro-
minger, à qui je procure le plaisir de parler allemand et de parler
de l'Allemagne, me reçoit avec beaucoup de cordialité et m'emmène
dans son cabriolet visiter plusieurs de ces grands tertres et de ces
vastes travaux de défense qui attestent l'existence d'une population
plus nombreuse et d'une race plus puissante que celles qu'on a ren-
contrées dans la portion de l'Amérique du Nord occupée aujourd'hui
par les Etats-Unis. Sur une immense étendue, depuis les grands lacs
jusqu'au-delà du Mississipi, on a trouvé des fortifications en terre
fort considérables et des tertres contenant une classe d'antiquités
d'un caractère tout particulier, et qui ne ressemble à aucune autre.
Je n'ai vu encore, dans les collections de Cincinnati, qu'un petit nom-
bre de ces antiquités, des poteries, des figures d'animaux remarqua-
blement sculptées, etc., et je remets pour en parler à l'époque où
750 REVUE DES DEUX MONDES.
j'aurai visité la collection de M. Davies, qui est comme lui à New-
Yoi'k. Quant aux tertres et aux enceintes dont les unes paraissent
avoir été des enceintes religieuses, et les autres étaient certainement
des fortifications, j'en ai visité plusieurs aux environs de Chilicothe :
elles sont quadrangulaires ou circulaires et forment toujours des cer-
cles et des carrés parfaits. Il est de ces enceintes carrées qui ont
plus de mille pieds sur chaque côté (1). Celles qui ont été construites
dans un but de défense sont entourées d'un fossé extérieur. Le rem-
part qui est en dedans du fossé est le plus souvent en terre. Cepen-
dant on a trouvé aussi des murs composés de pierre, et quelquefois
ces pierres paraissent avoir été apportées d'assez loin (2). Ce sont
des travaux considérables qui supposent une population trop abon-
dante pour avoir pu vivre autrement que par l'agriculture, et que
les races faibles et rares découvertes par les premiers explorateurs
de ces contrées n'auraient pu exécuter. De plus, il est certain que
ces constructions et les tertres artificiels qui les accompagnent re-
montent à une époque plus ancienne. Quelques-uns des arbres qui
les couvraient ont été coupés, et en comptant les couches annuelles
de leurs troncs, on a reconnu que «plusieurs d'entre eux étaient âgés
d'au moins huit cents ans (3). Comme ces arbres n'étaient probable-
ment pas nés sur le dernier en date de ces monumens, on peut sans
exagération donner à ceux-ci un millier d'années, et par conséquent
une origine bien antérieure à la découverte de l'Amérique. Les en-
ceintes que j'ai vues étaient carrées ou rondes; mais il existe dans
d'autres parties de la vallée de l'Ohio des élévations en terre aux-
quelles on a donné la forme d'animaux. L'une d'elles représente un
grand serpent de cent cinquante pieds de long avec un œuf au-devant
de sa tête. Cette figure est d'autant plus curieuse, que quelque chose
de semblable se voyait en Angleterre auprès du fameux monument
de Stone-Henge, dans la plaine de Salisbury. En rapprochant de ces
faits le rôle que le serpent a joué dans les anciennes religions de
rOrient, M. Squiers, collaborateur de M. Davies, a formé un système
historique sur le culte du serpent. M. Squiers me paraît confondre,
comme beaucoup d'autres auteurs de systèmes mythologiques, des
choses entièrement différentes. Les faits en eux-mêmes n'en sont pas
moins curieux et les rapprochemeiis moins singuliers.
Mais, à part tous ces rapprochemens, il demeure établi qu'une
classe de monumens évidemment de même origine, renfermant des
antiquités de même sorte, s'étendent sur un espace de plusieurs cen-
(1) Ancient Monuments of the Valley of Mississipi, by Davies and Squiers, 31, 40.
(2) Ibid., II, 23.
(3) Lyell, Travels in Am., t. Il, 29.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 751
taines de lieues dans l'ouest des États-Unis, attestent la présence,
dans cette immense région, d'une race supérieure à toutes les races
indiennes de ces contrées, et remontent à une époque antérieure
d'au moins six cents ans à la découverte de l'Amérique. Cette race a
entièrement disparu et n'a laissé d'autres vestiges d'elle-même que
ces monumens gigantesques, pareille à ces oiseaux et à ces lézards
dont l'espèce est perdue et dont l'existence n'est attestée que par les
empi'eintes de leurs pas sur le sable humide qui les a gardées. On ne
sait pas le nom de ce peuple, et on est obligé de désigner ceux qui
ont élevé ces tertres et construit ces remparts par l'appellation de
bâtisseurs de tertres [naound-builders] . Chose assez remarq^uable, on
ne trouve aucun signe de la présence de ces populations inconnues
à l'est des Alleghanis, chaîne de montagnes qu'évidemment elles
n'ont pas traversée. Ainsi on peut faire, en quelque sorte, la carte des
régions qu'elles ont occupées. Cette carte a été tracée par M. Davies,
qui, sans appui, a considérablement avancé l'étude des antiquités de
rOhio et duquel date une nouvelle ère dans ces recherches. Il serait
bien à désirer qu'un gouvernement européen voulût envoyer une
expédition à la recherche de ces antiquités sur les points nombreux
où elles existent. Guidé par la carte de M. Davies, on pourrait faire
des fouilles à coup sûr. J'ai pris à Chilicothe des renseignemens pré-
cis; on trouverait toutes les directions désirables auprès d'un négo-
ciant distingué de cette ville, M. Clemensen. Le travail des fouilles
reviendrait à 5 francs par jour pour chaque homme. Il faudrait se
hâter, car chaque jour tertres, enceintes sacrées, fortifications, dis-
paraissent sous la charrue du défricheur. Dans vingt ans, il ne sub-
sistera peut-être plus rien de ce passé inconnu. Ne serait-il pas dési-
rable de sauver de la destruction les débris de ce qu'on peut appeler
une civilisation relative qui semble avoir été intermédiaire entre la
culture plus avancée des peuples du Mexique et la barbarie des sau-
vages? On ne peut faire que des conjectures sur la race puissante
qui a construit des retranchemens et élevé des autels et des tombeaux
dans toute la région de l'ouest. Les Indiens des prairies disent que
cette race est antérieure à leurs traditions; ils les attribuent au grand
Manitou. Heckenwelder, missionnaire morave, qui a beaucoup vécu
au milieu des sauvages, parle d'un peuple qu'il appelle Talligewi ou
Alligewi, et qui, dit-il, habitait à l'est du Mississipi et sur les rives de
rOhio (1) . « Ces hommes, ajoute Heckenwelder, qui ont bâti les for-
tifications et les retranchemens qui subsistent encore, étaient remar-
quablement grands et forts , et quelques-uns avaient la taille et la
(1) Les Delawares prétendaient avoir autrefois vaincu ce peuple et l'avoir contraint de
fuir vers le Mississipi.
752 REVUE DES DEUX MONDES.
vigueur des géans. » Il semble que ce soit là une tradition indienne
recueillie par le missionnaire morave; mais elle n'a probablement
pas beaucoup d'importance, parce qu'il est naturel que les sauvages
aient supposé l'existence d'un peuple de géans pour expliquer la pré-
sence de monumens dont ils ignoraient l'origine, et qu'après avoir
imaginé ce peuple de géans, ils aient fait à leurs ancêtres l'honneur
d'en triompher.
Quand on voit ces monumens singuliers s'avancer des bords du
Saint-Laurent jusqu'au Mexique, on ne peut se défendre d'une con-
jecture qui se présente naturellement. Le peuple inconnu qui les
a construits, n'est-ce pas ce peuple que les peintures mexicaines
montrent marchant du nord au sud, et dans lequel on est porté à
voir une émigration asiatique entrant en Amérique par l'extrémité
septentrionale de ce continent? Il y aune certaine analogie entre
les ouvrages défensifs du peuple inconnu et ceux des Mexicains (1) ,
entre les pyramides tronquées, et quelquefois à degrés, de la vallée
de rOhio ou du Mississipi, et les tèocallis mexicains. Les monu-
mens que j'ai visités et leurs analogues seraient les premiers efforts
d'une civilisation encore imparfaite qui se serait développée plus
complètement sur le plateau du Mexique, On s'expliquerait ainsi la
présence de ce peuple dans ces contrées à une époque ancienne et
sa disparition.
Peut-être faut-il attribuer à ce peuple disparu de la surface de la
terre certaines traces de demi-civilisation, comme ces anciennes cul-
tures qui semblent avoir été abandonnées, et qu'on a suivies sur un
espace de cinquante lieues à travers la prairie, depuis la source du
Wabash jusqu'à la vallée de la grande rivière du Michigan, et sur-
tout ces vestiges d'exploitation du cuivre près du Lac Supérieur, qui
semblent antérieurs à l'arrivée des blancs, et sur lesquels un obser-
vateur, qui paraît exact et qui les visita en 1849, a donné de curieux
détails. Il a trouvé de vastes tranchées larges de 10 à 15 pieds et
d'une profondeur qui varie de 5 à 25 pieds, un pilier naturel ménagé
dans l'épaisseur du terrain pour soutenir le toit, comme cela se pra-
tique dans les mines de houille, enfin une masse de cuivre natif re-
posant sur un treillis de bois, et que les anciens mineurs avaient
essayé de soulever au moyen de coins, mais qu'ils avaient été obligés
d'abandonner à cause de son grand poids, qui était de douze mille
livres environ. Tout à l'entour étaient des monceaux de charbon et de
cendre, qui témoignaient de l'emploi du feu. Un rocher très dur
avait été ouvert sur une ligne longue de plusieurs milles. Ce qui
prouve l'antiquité de ces travaux, c'est l'absence d'instrumens en
(1) Ancient Monuments of the Valley of Missisipi, -p. 18, 45.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 753
métal et au contraire la grande quantité de marteaux de pierre trou-
vés çà et là, enfin la présence au-dessus de la masse de cuivre d'un
arbre dont les racines la recouvraient entièrement, et qui, d'après
le nombre des anneaux concentriques de son tronc, ne pouvait avoir
moins de deux cent quatre-vingt-dix ans, — ■ ce qui prouve que les
travaux étaient déjà abandonnés à une époque bien antérieure aux
premiers établissemens européens près du Lac Supérieur.
Ces traces d'une agriculture étendue, ces exploitations de mines
qui surpassent si fort ce que peuvent exécuter les peuples sauvages
tels qu'on les a trouvés dans les forêts de l'Amérique, rapprochées des
grands travaux de défense et des objets travaillés avec un certain
art recueillis dans les tertres qui avoisinent ces travaux, n'indiquent-
elles pas l'existence d'une population plus nombreuse et moins bar-
bare? Cette race entièrement détruite n'offre-t-elle pas un mystère
historique d'un intérêt extraordinaire? Enfin n'aurait-elle point com-
muniqué aux tribus errantes qui lui ont survécu, peut-être après
l'avoir anéantie, quelques idées de religion pure et de morale assez
haute qui contrastent bizarrement avec leurs sentimens féroces et
leurs superstitions grossières, comme elle a laissé dans leurs déserts
des vestiges d'une société plus avancée et d'un art moins imparfait?
Tout cela vaut la peine qu'on s'en occupe, et bien que ma course à
Chilicothe eût surtout pour but de visiter la collection d'antiquités
américaines rassemblées par M. Davies et que je ne verrai qu'à New-
York, je ne regarderais pas ma fatigue comme perdue, si j'inspirais
la pensée d'une exploration facile, peu coûteuse, dont les résultats
seraient à peu près certains, et qui pourrait achever de faire entrer
un élément entièrement nouveau dans l'histoire du genre humain.
Tout en m' occupant des générations ignorées qui ont élevé les
-curieux monumens de Chilicothe, je découvre ce qu'il y a encore
d'arriéré dans une petite ville de l'ouest, comme j'ai appris à connaître
dans la maison du beau-père de M. Davies ce qui s'y rencontre aussi
de politesse et de prévenance. On m'assure que le gros des habitans
n'a aucun respect pour le savoir. Ils ne peuvent se figurer qu'un
médecin quitte l'Europe, s'il a quelque valeur; ils sont souvent dupes
d'un charlatan qui a l'avantage d'être américain. On m'a montré une
maison neuve en me disant : C'est la propriété d'un peintre en bâti-
mens qui s'est avisé de devenir médecin et qui a fait fortune.
Un des plus grands intérêts d'un voyage aux États-Unis, c'est le
spectacle des destinées et des caractères que les circonstances ont
jetés sur cette terre ouverte à tous les genres d'entreprises. M. Ro-
minger, qui a bien voulu me servir de guide, était venu en Amérique
pour y faire des études géologiques; mais il a été amené à ajourner
ses plans et à en préparer l'exécution en se livrant pendant quelques
754 REVUE DES DEUX MONDES,
années à la pratique de la médecine, et il s'est arrêté à Chilicothe. Il
m'invite à entrer dans sa maison pour voir sa curieuse collection
de coquilles de l'Ohio et goûter le vin de Catawba, le Champagne
américain (d) , dont la saveur est encore un peu sauvage, mais qu'on
pourra perfectionner. Là, sur des tablettes, je trouve les Animaux
fossiles de Guvier, la Chimie de Berzelius, des livres de géologie et
aussi des poètes, Gray, Shakspeare, et par hasard un crâne hu-
main au-dessus des œuvres de lord Byron.
Je ne crois pas qu'il y ait sous le soleil deux natures d'homme
plus différentes que l'Yankee et l'Allemand : l'un tout pratique, tout
positif, homme d'action, d'énergie, presque toujours avec un but
matériel; l'autre tout intellectuel, tout idéal, homme de spéculation,
parfois de rêverie, vivant pour la science et par la pensée. Il n'est
pas surprenant que ces deux peuples si différons, bien qu'ils soient l'un
et l'autre d'origine germanique, aient beaucoup de peine à s'entendre
et à se convenir réciproquement. Cependant la population des États-
Unis reçoit chaque année une forte couche de population allemande.
Les Allemands comptent maintenant dans l'Union par millions (2),
et lui fournissent une classe en général très laborieuse et très res-
pectable d'agriculteurs. Celle-ci a moins de peine à se fondre dans
la nationalité américaine que les lettrés, et encore remarque-t-on
que les émigrans allemands s'agrègent volontiers en associations
particulières et conservent assez longtemps leur langage et leurs
mœurs. C'est surtout dans les villes que la séparation et l'antipathie
subsistent. Je lisais l'autre jour dans un journal qu'à New-York une
troupe de ces bandits qu'on appelle des rawdies, et qui remplissent
de désordre et de violences pas assez réprimés les quartiers peu
fréquentés de cette ville, avait, il y a quelque temps, juré haine aux
Allemands et en a tué plusieurs.
En cherchant des antiquités, j'ai rencontré un petit coin de forêt
qui, plus qu'aucun autre lieu que j'aie vu jusqu'ici, m'a donné le sen-
timent de cette beauté tranquille et sauvage qui est celle des forêts
primitives; les arbres qui croissent sur les tertres n'ont pas été
abattus, et autour de ces arbres droits et magnifiques serpentent et
s'enlacent en lianes ligneuses des vignes vierges de cinquante pieds
de hauteur. Quand je cesse de marcher, le silence est complet autour
de moi. A quelques pas coulent à travers la forêt, comme enfoncées
entre deux grands espaces de verdure, les eaux vertes elles-mêmes
(1) Il y a maintenant plus de 1,300 acres de vignes dans la vallée de l'Ohio. Le prin-
cipal propriétaire de ces vignobles a fait venir de Paris un homme exercé à la prépara-
tion du vin de Champagne. Il en vend cent mille bouteilles par an.
(2) Cette année, l'émigration allemande a égalé en nombre Fémigration irlandaise :
toutes deux ont importé environ 120,000 hommes sur le sol américain.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 755
du Scioto. Ce fleuve sans bruit et comme sans rives semble perdu
dans la solitude; on dirait qu'il dort et qu'il rêve.
Ce coin de forêt est bien un reste de la forêt primitive, la hache
n'a jamais frappé les arbres autour desquels s'enroulent les lianes et
les vignes sauvages; mais l'homme, qui ne l'a pas encore cultivé, en
a déjà pris possession; il l'a entouré d'une barrière qu'il a fallu esca-
lader pour pénétrer dans cette solitude. Un groupe remarquable
de M. Greenough, statuaire américain, représente la race anglo-
saxonne contenant et désarmant la race indienne : de même ici la
civilisation étreint, pour ainsi dire, le désert qu'elle va faire dispa-
raître.
Je dois aux antiquités de l'Ohio d'avoir joui comme je ne l'avais
pas fait encore de ce charme silencieux des eaux et des forêts amé-
ricaines. Le pays est ravissant ; partout on aperçoit des montagnes
arrondies couvertes de belles forêts, en ce moment parées de toutes
les splendeurs de l'automne. Nulle part dans le monde, les teintes
du feuillage en cette saison ne sont vives et variées comme dans
l'Amérique du Nord; la diversité des arbres dans les forêts est très
grande, et plusieurs de ces arbres' se teignent en automne des cou-
leurs les plus brillantes : le rouge sanglant, l'orangé, le brun doré,
y éclatent à côté l'un de l'autre au milieu d'une verdure tantôt som-
bre, tantôt claire. Le regard est vraiment ébloui de cet arc-en-ciel de
la végétation, il n'en est pas toujours complètement satisfait. Quel-
quefois ces tons si vifs ne sont pas harmonieusement fondus et crient,
mais par momens on rencontre au contraire les combinaisons les plus
harmonieuses, en même temps que les plus éclatantes. Alors c'est
un spectacle qui, je crois, n'a point son pareil dans un autre pays,
et, pour emprunter les expressions d'un poète américain, « les teintes
que déploient les bois d'érables sont comme le bouton qui s'ouvre
ou la rose qui pâlit, ou variées comme les couleurs des nuages au cou-
cher du soleil. »
J.-J. Ampère.
ADELINE PROTAT.
I. — LE DÉSIGNEUX.
Chaque année, au retour de la belle saison, les peintres paysa-
gistes s'abattent par essaims clans les environs de Fontainebleau. Le
village de Barbizon, qui avoisine une des plus remarquables parties
de la forêt connue sous le nom de Bas-Bréau, demeura longtemps
le séjour favori des artistes, et leur présence annuelle dans ce pays
a été une source de fortune pour deux ou trois aubergistes qui s'y
étaient établis. L'une de ces hôtelleries est même comprise parmi les
curiosités que les itinéraires désignent aux voyageurs, et ceux-ci ne
manquent pas d'aller visiter son réfectoire, où beaucoup de peintres
illustres ont laissé sur les murailles une trace de leur passage et
formé ainsi une espèce de musée qui est une véritable richesse pour
le propriétaire. Mais depuis quelque temps, Barbizon et CJhailly ont
trouvé des concurrens dans deux ou trois villages situés à l'extrémité
de la forêt, sur des points où elle renferme des sites moins parcourus,
et par conséquent moins exploités. Les nouvelles résidences préfé-
rées aujourd'hui par les colonies d'artistes nomades sont Bourron,
Montigny, Mariette et Becloses, bâti à pic sur un rocher élevé, du-
quel on découvre une immense étendue de pays.
Vers le milieu du mois d'août, à l'heure la plus chaude d'une brû-
lante journée de moisson, un jeune homme que la voiture qui fait le
service entre Fontainebleau et Nemours venait de déposer au bas de
la montagne de Bourron s'engagea, après avoir traversé ce village,
dans le chemin rural qui relie Bourron à Montigny. Le voyageur sem-
blait accablé par la chaleur suffocante qui tombait du ciel incendié;
la sueur ruisselait de son visage, et avait pénétré le feutre de son
ADELINE PROTAT. 757
chapeau gris à larges bords. Pour assurer sa marche autant que pour
alléger la pesanteur d'un sac qui paraissait bourré outre mesure, il
s'appuyait sur un long bâton dont l'extrémité ferrée faisait jaillir des
étincelles chaque fois qu'elle rencontrait du grès ou du pavé. Ce pié-
ton, dont le costume et les allures indiquaient au premier examen un
artiste touriste, s'appelait Lazare, et se rendait au village de Montigny,
où il avait coutume d'habiter depuis deux années. Derrière lui, à quel-
que distance, cheminait, traînant le pied comme un gibier blessé, un
jeune paysan qui paraissait âgé de douze à treize ans. Lui aussi ployait
l'échiné sous le poids d'une lourde boîte sur laquelle étaient bouclés un
chevalet de campagne et un de ces grands parasols en toile blanche dont
les peintres se servent pour se ménager une lumière égale lorsqu'ils
travaillent en plein air. Lazare et le jeune paysan traversaient alors
une grande plaine très animée par les travaux de la moisson. A chaque
minute, l'éclat du soleil, en frappant le fer des faucilles, allumait un
éclair dans la main des moissonneurs à demi cachés dans l'épaisseur
des sillons, et dont les rumeurs effarouchaient les bandes d'alouettes
qui tournoyaient au-dessus des blés, inquiètes de leurs couvées. A
la droite des deux piétons, derrière la ligne mobile de peupliers qui
indique le cours du Loing, un horizon peu accidenté, rappelant les
terrains plats de la Beauce, prolongeait ses lointains bleuâtres jus-
qu'aux confms du Gâtinais. On apercevait distinctement Grez, qui
fut autrefois une ville, et où se trouvent encore les ruines informes
d'un château bâti par la reine Blanche pendant sa régence. A côté
de ces débris, on voit une église qui marque, au dire des- archéo-
logues, la première époque du temps où l'influence de l'architecture
sarrasine, rapportée des croisades, commença à se faire sentir dans
les monumens. A peu près dans la même direction, mais à un point
plus reculé de l'horizon, entre Nemours et La Chapelle de la Beine, le
sommet noirci de la haute tour de Larchant s'élève au-dessus de la
profonde vallée où est situé ce bourg, qui fut un point d'occupation
militaire à l'époque de l'invasion des Gaules, et devint au moyen âge
une place fortifiée et un lieu de pèlerinage célèbre où les fidèles ve-
naient de plus de vingt lieues à la ronde pour adorer les reliques de
saint Mathurin. A la gauche des voyageurs, la lisière de la forêt de
Fontainebleau s'étendait, enfermant de ce côté le pays par une ligne
de verdure qui s'en allait rejoindre le village de Bourron à l'endroit
où passe la route qui conduit à Nemours. Au bas de cette sorte de
rampe, les maisons de Marlotte élevaient leurs toitures rousses. De-
vant eux, et dans la même direction qu'ils suivaient pour se rendre
à Montigny, la rivière du Loing découpait ses pittoresques sinuosités,
en arrosant la campagne fertile au bout de laquelle se trouve la petite
ville de Moret, où le marteau de l'embellissement public fait tomber
758 REVUE DES DEUX MONDES.
chaque jour quelques débris des anciennes constructions qui faisaient
de cette bourgade une véritable curiosité historique.
Bien que le pays qu'il traversait ne fût pas nouveau pour lui, puis-
qu'il l'avait déjà habité, Lazare s'arrêtait quelquefois pour regarder
autour de lui cette vaste campagne surprise en plein travail de fécon-
dité, et dans un seul jour payant à la faucille le prix des laborieux tra-
vaux qu'elle avait pendant un an coûtés à la charrue. Durant les courtes
haltes que faisait son compagnon, le jeune paysan déposait son far-
deau à terre, s'asseyait dessus gravement, et, posant la tête dans ses
mains, il semblait s'abîmer dans des réflexions profondes; puis, quand
il entendait retentir sur le chemin le bâton ferré de l'artiste, il re-
chargeait la boîte sur ses épaules, essuyait avec la manche de sa
blouse une larme qui roulait dans le coin de ses yeux, et reprenait
sa route en poussant un gros soupir. L'un suivant l'autre, ils mar-
chaient ainsi depuis environ une demi-heure, et les premières mai-
sons de Montigny étaient encore à une distance assez éloignée.
— Ces diables de lieues de pays n'en finissent pas, murmura l'ar-
tiste en s'essuyant le front; plus on approche, moins on arrive.
Et comme il avait insensiblement ralenti sa marche, le petit pay-
san, qui avait maintenu son allure, se trouva bientôt sur ses talons.
Lazare, qui s'était retourné machinalement, s'aperçut alors de la
tristesse peinte sur le visage du jeune garçon. Il remarqua aussi que
ses yeux étaient rougis par des larmes récentes.
— Ah ça, mon pauvre Zéphyr, lui demanda-t-il amicalement, où
as-tu pris cette mine d'enterrement? Sais-tu (jue tu m'as accueilli
assez mal quand je suis arrivé à Bourron tout à l'heure? Quand je
suis parti l'an passé, tu pleurais presque en venant me conduire à la
voiture, et maintenant tu pleures en me voyant revenir : ce n'est
pas naturel, mon garçon. Est-ce que tu aurais du chagrin? Le père
Protat t'aurait-il battu un peu plus que de coutume? Tu dois com-
mencer à t'y habituer pourtant. Il ne faut pas lui en vouloir; il a la
main un peu prompte, mais pas trop lourde, et le plus souvent il y
a de la caresse dans ses tapes. D'ailleurs, si tu es paresseux comme
un loir, tu n'es guère plus douillet qu'un bœuf, et les coups ne
t'émeuvent guère. Et puis réfléchis, Zéphyr, que si le bonhomme
Protat a toujours une chiquenaude au bout des doigts, mieux vaut
qu'elle tombe sur ton nez que sur le mignon visage de la mignonne
Adeline. Est-ce vrai, mon gai-çon? Lève un peu les yeux, qu'on te
voie. Tu n'as pas changé, va; tu as toujours ta bonne figure, rnoi-
tié bonté, moitié bêtise, un peu triste cependant, un peu fatiguée
même. Ah! j'y pense : tu n'as peut-être dormi que douze heures, et
ça ne fait pas ton compte.
— Excusez-moi, monsieur Lazare, je n'ai pas dormi du tout la nuit
ADELL\E PROTAT. 759
passée, ni l'autre nuit, ni celle d'avant, répondit Zéphyr en traînant
la voix.
Il y avait dans ces simples paroles un accent d'affliction si péné-
tré, que Lazare ne put s'empêcher d'examiner le jeune paysan avec
plus d'attention. Celui-ci, s'étant aperçu de l'examen dont il était
l'objet, avait baissé les yeux comme s'il eût craint que ses regards
ne révélassent les pensées qui semblaient agiter son esprit, — et,
comme s'il eût voulu éviter de nouvelles interrogations auxquelles
il ne souhaitait pas répondre, il essaya de retarder sa marche et de
mettre entre ses pas et ceux du jeune homme la distance qui les avait
séparés pendant la première partie du chemin ; mais Lazare, que
l'attitude dolente de son compagnon commençait à étonner et même
à intriguer, le rappela auprès de lui et le força à régler son pas sur
le sien. Quoi qu'il pût faire cependant, et si habilement qu'i) s'y prît,
il ne put rien apprendre ni même rien deviner du secret qui causait
la tristesse de Zéphyr. Celui-ci s'obstinait dans son silence, et, si la
politesse l'obligeait quelquefois à le rompre quand Lazare le pressait
trop vivement, il ne répondait que par d'insignifiantes paroles aux-
quelles la plus ingénieuse subtilité n'aurait pu faire dire que ce
qu'elles disaient réellement, — oui ou non. Durant cette petite lutte
entre la curiosité de Lazare et la discrétion de Zéphyr, on était arrivé
au village de Montigny. Tous les habitans étant occupés aux champs,
le peintre traversa d'un bout à l'autre la grande rue sans rencontrer
aucune figure de connaissance, sinon quelques petits enfans que sa
grande barbe avait d'abord effrayés les années précédentes, mais
que Lazare avait su apprivoiser en leur achetant des joujoux le jour
de la fête du pays. En reconnaissant leur bon ami le cUsigneux (c'est
le nom qu'on donne aux artistes dans le pays) , les bambins l'entou-
rèrent en poussant des cris joyeux et ne le laissèrent continuer sa
route que lorsqu'il les eut embrassés les uns après les autres.
— Enfin nous voilà arrivés, dit Lazare en entendant le bruit pro-
chain causé par le barrage établi en amont du moulin de Montigny.
Allons, Zéphyr, un peu de courage, mon garçon; nous allons nous
débarrasser de nos fardeaux et boire un bon coup de vin frais sous
la tonnelle du père Protat.
Mais en parlant ainsi Lazare s''aperçut que le jeune paysan était
disparu; seulement, avant de s'enfuir, il avait eu la précaution de
déposer sur un banc de la rue la boîte à peindre et le parasol de
l'artiste.
— Que diable est-ce qui prend à ce petit drôle? murmura celui-ci
en retournant sur ses pas pour aller chercher les objets abandonnés
par Zéphyr. Est-ce qu'il est devenu fou? L'an dernier il n'était qu'im-
bécile.
760 REVUE DES DEUX MONDES.
Très embarrassé par le surcroît de charge qui venait de lui tom-
ber sur les épaules, Lazare reprit sa marche, ralentie autant par
l'incommodité que par le poids de son fardeau. Heureusement qu'il
ne lui restait plus à faire qu'une centaine de pas. Comme il arrivait
harassé devant la maison où il se rendait, il aperçut à la fenêtre du
premier étage la figure enluminée du bonhomme Protat, en train
d'évider un sabot déjà à moitié dégrossi.
— Eh ! père Protat! s'écria Lazare en faisant au sabotier signe de
descendre, venez donc m'aidera monter mes bagages. Je sue comme
un mulet qui revient de la foire.
Le père Protat mit le nez à la fenêtre, et en voyant l'artiste seul
et chargé en effet comme une bête de somme, sa surprise fut si grande,
qu'il laissa tomber à terre son sabot et son émardoir.
— Eh bien ! s'écria-t-il quand il fut descendu sur le seuil de la
porte, qu'est-ce que vous avez donc fait de Zéphyr?
— Zéphyr m'a planté là au milieu de la rue il y a cinq minutes.
Je ne sais pas quelle mouche l'a piqué, mais il s'est envolé sans dire
gare.
— Ah ! le petit gredin ! Quelle mitonnée de calottes je vais lui faire
chauffer pour son souper ! murmura entre ses dents le père Protat,
qui aidait Lazare à se débarrasser de ses bagages.
— Vous m'obligeriez au contraire en ne le maltraitant pas, dit
Lazare. Ce pauvre garçon a quelque chagrin caché sans doute, car
il m'a paru fort triste. C'est à peine s'il m'a dit quatre mots tout le
long de sa route, et je me suis aperçu qu'il avait pleuré... J'ai voulu
le confesser afin de le consoler s'il était en peine ; mais il est resté
bouche close. Peut-être bien est-ce aussi que vous le brutalisez un
peu trop.
— Allons donc ! fit le sabotier, est-ce que j'ai mauvais cœur ! et si
je le corrige, n'est-ce pas pour son bien? Faudrait-il, par hasard,
mettre des gants pour lui tirer les oreilles, à ce fainéant, qui passe-
rait sa vie couché à côté de la besogne, si on ne le réveillait pas avec
des torgnolles? C'est né sur la paille et ça voudrait vivre comme un
fils de millionnaire, en regardant l'eau couler. Voyez-vous, monsieur
Lazare, je suis encore trop doux avec lui , et il arrive plus d'une fois
que Zéphyr va se coucher sans avoir reçu le compte des horions qu'il
a gagnés dans la journée. Aussi est-ce pour cela qu'il ne change
guère. Fer mal battu, fer mal forgé.
Tout en causant, Lazare et son hôte étaient entrés dans une chambre
basse qui semblait avoir destination de salle à manger. Un couvert
était préparé sur une table garnie d'une nappe de grosse toile bien
blanche exhalant l'odeur de la lessive. La table était placée auprès
d'une fenêtre ayant vue sur la rivière du Loing, dont l'eau claire et
ADELINE PROTAT. 761
rapide comme celle d'un torrent baignait le jardin planté devant
l'habitation du père Protat.
— Père Protat, dit Lazare en se laissant tomber sur une chaise,
j'ai dans le ventre quinze lieues de voiture à jeun, et dans le gosier
deux lieues de poussière ; ainsi j'étrangle de soif et je meurs de faim.
— Un peu de patience. La petiote est au fourneau et s'occupe de
vous, répondit le sabotier. On va vous servir une matelotte d'an-
guilles qui frétillaient encore il n'y a pas une heure dans la boîte à
poisson du meunier. Notre voisin le charcutier a tué un porc hier, et
comme je vous attendais ce matin, je vous ai fait préparer des an-
douillettes comme vous aimiez tant les manger l'an dernier. Quant
au dessert, vous irez le cueillir vous-même : il vous attend au bout
des branches de l'espalier; mais en attendant que le déjeuner soit
prêt, si vous souhaitez vous désaltérer, nous allons trinquer à votre
bon retour parmi nous.
Et ce disant, le père Protat emplit jusqu'au bord un large verre
anciennement doré qui était sans doute la pièce d'honneur de son
rustique dressoir, et dont l'usage devait être exclusivement réservé
pour les grandes solennités domestiques.
— Pourquoi me donnez-vous ce verre-là? dit l'artiste en jetant à
son hôte un regard de reproche amical. Je pourrais avoir le malheur
de le briser, et je ne m'en consolerais pas, ni vous non plus; car vous
y tenez, vous me l'avez dit plus d'une fois.
— Oui, sans doute, je l'ai dit et je le répète, fit le sabotier d'une
voix émue en regardant le grand verre à fleurs. J'y tiens presque
autant qu'à l'un de mes membres; c'est un cadeau de ma défunte;
elle me l'a donné le jour de ma fête, qui tombait précisément la
veille de notre mariage; ça me repousse loin, ces souvenirs-là, mon-
sieur Lazare, car voilà bientôt trente ans que j'ai dansé à ma noce.
Ah! nous faisions un joli couple, ma chère femme et moi. Si le bon
Dieu est fâché de la manière dont j'aurai vécu, quand je trépasserai,
il pourra bien, s'il veut, m' envoyer dans son enfer: je n'y oublierai
pas les quinze ans de paradis que m'aura donnés ma pauvre Fran-
çoise.
— Père Protat, dit l'artiste véritablement touché par ce naïf re-
gret si simplement exprimé, voulez-vous me faire le plaisir de boire
avec moi à la mémoire de votre femme?
— Ah ! monsieur Lazare, exclama le bonhomme avec une cordiale
vivacité, de tout mon cœur.
Et, après avoir respectueusement retiré son bonnet de coton, il
approcha son verre de celui de Lazare.
— De tout mon cœur aussi , brave homme, répondit le peintre en
retirant également son chapeau.
TOME I. , 49
762 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette marque de respect donnée par un étranger au souvenir de
sa femme parut causer au sabotier une impression qu'il n'eut pas la
force de contenir, car il s'empara de la main du jeune homme et la
serra dans la sienne avec une telle rudesse, qu'elle arracha à Lazare
un tressaillement involontaire.
Le père Protat, qui s'était mépris sur la cause de ce mouvement,
craignit sans doute de s'être montré trop familier, et commença une
litanie d'excuses; mais Lazare l'arrêta tout à coup. — Eh quoi! lui
dit-il, auriez-vous honte de m' avoir rendu témoin d'une sensibilité
qui atteste l'excellence de votre cœur? Ignorez-vous donc qu'il est
des circonstances où l'on est aussi coupable en dissimulant un bon
sentiment qu'en essayant de cacher une mauvaise pensée?
— Vous parlez bien, fît le bonhomme, dont la figure reprenait pro-
gressivement son apparence d'humeur réjouie.
— Mais je mangerais encore mieux, répliqua Lazare en frappant
sur son assiette avec un couteau.
— Justement voici votre déjeuner qui descend, fit le sabotier. En
effet, un pas léger qui semblait se hâter ébranlait l'escalier de bois
par lequel on atteignait à l'étage supérieur.
— Arrive donc, petiote, cria doucement, si cela peut se dire, le
père Protat à sa fille, qui venait de paraître au bas de l'escalier te-
nant un plat dans ses mains, voilà monsieur Lazare qui meurt de
faim.
— Eh ! bonjour, mignonne, dit l'artiste en prenant la taille de la
jeune fille, — et avant qu'elle eût pu se dégager, ce qu'elle tenta au
reste bien faiblement, il l'avait embrassée sm- le front. Cette chaste
et familière caresse, que la présence de son père rendait toute fra-
ternelle, fit cependant naître une vive rougeur sur le visage de la
jeune Adeline, et, pour cacher son embarras, elle fit semblant de
ranger quelque chose sur la table, où toute chose était à sa place.
Adeline Protat allait avoir dix-huit ans, et c'était à peine si on
lui en eût donné quinze, tant l'épanouissement de sa jeunesse était
resté tardif. Délicate comme le sont presque toujours les enfans
dont les premières années ont été tourmentées par ces cruelles ma»
ladies qui sont le martyre des mères, les vives couleurs de sa santé,
qui depuis peu de temps seulement n'inspirait plus aucune crainte,
commençaient à nuancer son visage pâli par des souffrances hâtives;
mais ce tendre coloris n'avait aucune ressemblance avec le fard cham-
pêtre que la vivacité de l'air des champs plaque sur les joues des
paysannes en couches de vermillon brutal. Adeline avait une petite
tête bien proportionnée avec son corps frêle et mignon ; ses traits,
empreints d'une douceur quasi-sérieuse, offraient un mélange où
l'élégance se mêlait confusément à la naïveté. En l'examinant aveo
ADELTNE PROTAT. 763
soin, on aurait pu comparer sa physionomie à un dessin retouché
par an maître habile, qui, sans altérer l'expression originelle, l'au-
rait comme anoblie en rectifiant l'irrégularité du contour primitif.
Par une habitude où la coquetterie pouvait ne pas être étrangère,
Adeline restait la tête nue en toute saison, et prenait un soin parti-
culier de ses jolis cheveux châtains, fins comme la soie la plus fine,
et qu'elle portait en bandeaux plats et luisans, ramenés derrière ses
oreilles, dont le dessin pur et la blancheur se trouvaient ainsi rais
en relief par le voisinage de sa chevelure foncée. Bien qu'il fût en
apparence celui des femmes de la campagne, son costume se distin-
guait par l'harmonie qui régnait dans la couleur paisible des étoffes
communes et grossières qui le composaient. Les tons criards ne s'y
injuriaient pas entre eux par ces violentes oppositions que les villa-
geoises combinent à dessein dans leurs vêtemens, et que l'on peut,
même à la ville, remarquer dans la toilette d'une certaine classe de
femmes qui forment comme le conservatoire du mauvais goût. Adeline
taillait d'ailleurs et cousait elle-même ses habits, et elle savait toujours
risquer à propos quelque ingénieux coup de ciseau qui donnait de la
tournure au vêtement le plus vulgaire. Dans l'arrangement de sa per-
sonne, dans sa démarche, dans ses attitudes et ses mouvemens, enfin
dans toutes ses façons d'être ou d'agir, cette jeune fille, encore enfant
par les apparences, indiquait en elle une recherche de distinction
qu'elle atteignait avec d'autant plus de facilité, qu'elle y était portée
par ses instincts naturels. Sa voix, qui n'avait aucun accent de ter-
roir, était très douce. Elle la traînait quelquefois comme font les
personnes qui s'écoutent parler et veulent qu'on les écoute. Il y avait
certains mots insignifians par eux-mêmes auxquels sa façon de les
dire donnait un charme qu on subissait sans pouvoir s'en rendre
compte. Quant à son langage, il suffisait de l'avoir entendue causer
cinq minutes pour deviner que ce n'était pas seulement aux leçons
du magister communal qu'elle avait appris à s'exprimer avec autant
de correction et de facilité.
Pour achever l'ébauche de ce portrait rapide, qui se trouvera com-
plété plus tard, entre autres singularités de nature à étonner chez
une petite paysanne, fille du sabotier d'un petit village, nous ajoute-
rons qu'\deline avait des mains sinon très pures de forme, au moins
suffisamment soignées pour ne pas faire un contraste trop violent avec
la délicatesse un peu maladive de sa personne. Il était évident que
ces petites mains ignoraient les durs travaux de la vie rustique. En
effet, pour des raisons que nous ferons connaître, et qui donneront
l'explication de certains détails qui pourraient sembler étranges dans
le portrait de cette jeune fille, Adeline n'avait jamais mis le pied dans
les champs, et son père possédait cependant quelques arpens de dif-
764 REVUE DES DEUX MONDES.
férens rapports qu'il faisait valoir lui-même, tout en exerçant son
état. Impuissante et inhabile à tout ce qui était travail pénible ou
grossier, Adeline n'aurait pas su, comme beaucoup de jeunes filles
de son âge et de sa condition, sarcler un champ, botteler une gerbe
ou biner une vigne; son père avait été obligé de prendre à gages une
vieille voisine qui faisait dans la maison le gros de la besogne, tel
que veiller la basse cour, où voletaient une quarantaine de canards,
poules et dindons, soigner la petite mule, traire la vache et préparer
les repas. Adeline entretenait seulement le linge et veillait surtout
à ce que la plus grande propreté régnât dans la maison; un grain
de poussière resté sur un meuble, une goutte d'eau répandue sur le
carreau suffisaient pour l'inquiéter, comme une hermine qui voit sa
robe tachée. Aussi, la vieille Madelon, qu'elle tourmentait sans cesse
à ce propos, aurait-elle pu, au bout d'un certain temps, être appré-
ciée par une ménagère flamande.
Telle était cette jeune fille, peut-être dangereusement gâtée par
l'aveugle bonté de son père, dont la tendresse savait trouver pour
elle un langage et des manières qui pouvaient surprendre chez un
paysan, et surtout chez un homme connu, comme il l'était, par une
brusquerie allant quelquefois jusqu'à la brutalité. Adeline n'ignorait
pas l'étendue de son influence sur la volonté paternelle, qu'un simple
mot de sa bouche rendait malléable comme une cire; mais il faut
déclarer, à sa louange, qu'elle n'en abusait pas : elle apportait, au
contraire, une grande modération dans l'exercice de son despotisme.
Lazare, que deux ans de séjour dans la maison avaient rendu familier
avec le père Protat, lui avait souvent représenté qu'il agissait peut-
être avec imprudence en aliénant aussi complètement son autorité
entre les mains d'une enfant, et que cette faiblesse dont il faisait
preuve pourrait par la suite devenir nuisible à sa fille et lui préparer
des regrets à lui-même. A ces sages remontrances, le bonhomme
Protat secouait négativement sa tête grisonnante, et répondait avec
orgueil que sa fille avait été trop bien élevée pour désirer jamais
quoi que ce soit que son devoir de père le mît dans l'obligation de
refuser. — C'est égal, reprenait alors Lazare en secouant la tête à
son tour, j'ai dit ce que j'ai dit : vous agissez légèrement, et la façon
même dont Adeline a été élevée, au lieu de vous rassurer sur son
compte, devrait précisément vous inquiéter. — Le sabotier, qui n'ai-
mait pas à être contrarié sur ce chapitre, répliquait ordinairement de
manière à faire comprendre au jeune homme qu'il éprouvait de la
répugnance à s'entendre contredire.
Durant les premiers instans de son repas, Lazare, dont l'appétit
avait été aiguisé par un voyage de dix-huit lieues, car il arrivait de
Paris, se jeta sur le premier plat qu'on lui servit avec une véritable
ADELINE PROTAT. 765
voracité. Le père Protat, voulant laisser à son hôte le temps d'apaiser
sa première faim, gardait le silence et se tenait à quelque distance
de l'artiste, autour de qui se mouvait Adeline, veillant toujours à ce
qu'il eût du pain coupé auprès de son assiette, remplissant son verre
dès qu'il était vide, et ne lui donnant pas le temps de rien demander
qu'il ne le trouvât aussitôt sous sa main. Cet empressement dégagé
de toute forme servile était remarqué de celui qui en était l'objet,
et de temps en temps il laissait échapper un geste affectueux ou une
obligeante parole qui semblait doubler le plaisir que la jeune fille
éprouvait à l'entourer de ses soins.
— Voilà du poisson délicieux, s'écria Lazare, et merveilleusement
accommodé. Il faudra que j'en complimente Madelon; mais à propos,
où donc est-elle ?
— Elle est à la cuisine, répondit Adeline. Je vais la rejoindre, et
je lui dirai que vous avez trouvé la matelotte à votre goût; ça lui
fera plaisir, car elle avait bien peur de ne pas la réussir.
Au même instant, la vieille servante, de qui l'on parlait, parut sur
le seuil de l'escalier.
— Eh! bonjour, mère Madelon! s'écria Lazare, qui l'aperçut le
premier. Arrivez donc que l'on vous complimente! Savez-vous que
vous êtes devenue un vrai cordon bleu?
— Dam, monsieur Lazare, dit la vieille en faisant une révérence,
on sait que vous êtes une fine bouche, et on tâche de se distinguer.
Vous allez me dire si vous êtes content de ça, ajouta-t-elle en dépo-
sant sur la table le plat qu'elle tenait dans ses mains. C'est de la
viande peu cuite, elle n'a fait que passer devant le feu ; mais je me
suis souvenue que vous aimiez à manger les côtelettes vivantes.
— Parfait, dit Lazare en découpant la viande, qui laissa jaillir un
jet de sang sous le couteau.
— Comment pouvez-vous manger ça sans que le cœur vous lève ?
dit la vieille en faisant un geste de répugnance. Défunt mon pauvre
Caporal, qui n'était pourtant pas une bête difficile, n'en aurait jamais
voulu.
— Mère Madelon, c'est délicieux, fit l'artiste.
— J'aime mieux le croire que d'y aller voir, répondit la bonne
femme. Et se retournant vers Adeline : Viens avec moi, ma fille, lui
dit-elle, j'ai besoin de toi là-haut pour préparer le café de M. Lazare.
Je ne saurais jamais me servir de cette mécanique que nous avons
achetée ce matin à Moret.
Adeline et la vieille Madelon disparurent ensemble par l'escalier
qui conduisait à la cuisine.
La maison du bonhomme Protat devant être le centre principal où
se passeront les scènes de cette histoire et les principaux person-
766 REVUE DES DEUX MONDES.
nages appelés à y jouer un rôle s'y trouvant réunis, nous en profite-
rons pour donner dès à présent la connaissance de certains détails
qui compléteront le portrait et le caractère de chacun d'eux, en
même temps qu'ils serviront de prologue naturel au drame domes-
tique dont l'intérieur du sabotier doit être le théâtre.
n. — LA MÈRE MADELON.
La mère Madelon était une pauvre veuve de soixante ans passés.
Elle avait le dos voûté comme presque tous les gens qui ont pendant
un demi-siècle creusé le sillon qui les a nourris, eux et les leurs. Mal-
gré son âge avancé, elle avait conservé cette vivacité trotte-menue
qu'on remarque chez certains vieillards, et qui est plus commune
chez les hommes que chez les femmes. Sa figure, qui avait dû être
belle dans sa jeunesse, était creusée de rides profondes qui sem-
blaient avoir été des ornières à lannes, et la peau basanée qui la re-
couvrait avait la couleur brune d'une panicule de roseau. Au milieu
de cette physionomie dévastée par le temps et par les chagrins d'une
vie rudement éprouvée, ses yeux, brillans comme des trous lumi-
neux, prenaient quelquefois une expression qui donnait à son visage
un caractère hautain et presqae dédaigneux. Chez les êtres les plus
vulgaires par le fait ou l'apparence, l'accumulation d'un grand nom-
bre de maux endurés avec résignation et courage provoque passa-
gèrement, quand le souvenir leur revient, les accès de fierté sou-
daine qu'éprouve toute créature en se retrouvant encore solitaire,
mais debout, au milieu des ruines que la fatalité a faites autour
d'elle.
En effet, la mère Madelon n'avait pas été toujours ce qu'elle était
alors. La vieille veuve avait tenu son rang dans le pays, où elle pis-
sait pour une des plus riches propriétaires; mais après dix ans de
prospérité et d'une union heureuse, son mari, qui possédait l'une
des belles fermes que l'on voit encore sm* les bords du Loing en arri-
vant à Grez, s'était laissé entraîner par une bande de mauvais sujets
qu'il avait connus en allant à Nemours pour ses affaires. Après quel-
ques années, cette vie dissipée amena sa ruine complète. Toutes les
pièces de terre furent vendues ou dévorées par des emprunts usu-
raires, et bientôt il ne resta plus dans ses étables une seule tête de
bétail qui ne fût menacée par tous les huissiers de Nemours ou de
Fontainebleau. Acculé par ses fautes volontaires au fond d'une im-
passe terrible, le fermier rêva un crime pour en sortir. Les bâtimens
de sa ferme et les nombreuses dépendances que l'obstination de sa
femme avait su maintenir libres de toute hypothèque étaient as-
surés pour une somme quatre fois plus élevée que lem* valeur réelle.
ADELINE PROTAT. 767
Le fermier pensa qu'un incendie le sauverait de la ruine; il mit le
feu à sa grange le jour de la fête de Grez, pendant qu'on tirait des
pièces d'artifice à quelque distance de sa ferme. Il espérait à tort que
le désastre serait attribué à quelque fusée égarée : son crime avait
eu des témoins. Un garçon et une fille de ferme, dont sa présence
dans la grange avait dérangé le galant tête-à-tête, l'avaient aperçu
sans qu'il s'en doutât. Ils appelèrent au secours, mais trop tard; la
ferme brûla jusqu'au dernier brin de chaume. Le fermier fut arrêté,
jeté en prison, où il mourut fou la veille de son jugement.
Restée seule devant un tas de cendres, la pauvre veuve remercia
encore le ciel, qui, en la laissant inféconde, lui épargnait du moins
la douleur de traîner à sa suite, sur les chemins du hasard, un pauvre
enfant à qui elle n'aurait pu donner qu'un nom entaché par l'infamie
du crime paternel. Elle quitta alors le village de Grez, où son infor-
tune n'éveillait qu'une pitié indifférente, à laquelle se mêlaient encore
les malveillantes consolations suggérées par l'instinct de farouche
égoïsme qui pousse l'homme à se réjouir des maux de son semblable.
Gomment elle avait vécu depuis trente ans que ces événemens l'avaient
frappée, c'était le secret de cette industrieuse nécessité qui fait pain
de tout labeur, espèce de génie de la misère que Dieu révèle à ceux
qu'il y condamne. C'était seulement depuis une douzaine d'années
que la mère Madelon était venue se fixer à Montigny. Elle habitait à
l'extrémité du village, et sur la lisière d'un bois qu'on appelle les
Trembleavx , une méchante masure grossièrement édifiée avec des
fragmens de grès empruntés aux carrières des environs, et dont la
toiture était un mélange de chaume, de genêts et de hautes bruyères.
Au moment où la mère Madelon était arrivée à Montigny, la vachère
qui menait paître au communal les vaches du pays venait de mou-
rir. La vieille veuve avait demandé et obtenu sa survivance. Comme
elle n'avait point d'asile, les gens du village s'étaient réunis pour lui
bâtir à frais communs cette habitation d'une apparence toute primi-
tive dont nous avons parlé. Au reste, les habitans de Montigny n'avaient
guère eu à débourser que la main-d'œuvre, puisque les élémens de
la construction avaient été fournis par la forêt même, et ce fut sur
les faibles gages de sa place que la mère Madelon remboursa peu à
peu les avances faites pour lui bâtir cette pauvre cabane, dont elle ne
tarda pas à devenir propriétaire.
Dans ce pays, l'endroit où l'on mène paître les troupeaux s'appelle
«?or7noz>, néologisme rustique dont l'étymologie semble indiquée par
la sieste à laquelle se livrent les bêtes quand elles ont pâturé. Le
do7'moir qui servait de communal aux vaches de Montigny était situé
dans la partie la plus voisine de la forêt qu'on appelle les Longs^
Rochers. En y menant son troupeau, la mère Madelon avait remarqué
768 REVUE DES DEUX MONDES.
que ces gorges, dont l'aspect est bien plus sauvage et le caractère
plus grandiose que celles qu'on admire, sur programme d'itinéraire,
à Franchard ou Apremont, étaient souvent visitées par les curieux
et quotidiennement fréquentées par les artistes. La nouvelle vachère
imagina alors d'installer au milieu de ces solitudes une industrie qui
devait plus tard lui mériter le surnom de vivandière des arts. Elle
apporta tous les jours avec elle un grand panier contenant des gourdes
remplies de liqueurs, du tabac, des cigares, des pipes, et tous les ob-
jets employés par les fumeurs. Cette idée devait avoir des résultats
très lucratifs, car, pour les artistes qui venaient travailler dans les
Longs-Rochers ou les environs, le panier providentiel de la mère Ma-
delon arrivait comme la manne au milieu du désert. Elle eut bientôt
toute une clientèle de rapins qui venaient de temps en temps au dor-
moir couper par un quart d'heure àe, farniente leur laborieuse étude
en plein air.
En succédant à la vachère défunte, la mère Madelon avait hérité
de son chien. C'était une vieille bête intelligente et pacifique, au poil
hérissé tel qu'un buisson de houx, avec des yeux pleins de malice
qui luisaient comme des braises; ce chien s'appelait Caporal. Il avait
été ainsi baptisé par des soldats qui l'avaient adopté quand il était
jeune, et il avait fait les campagnes d'Afrique à la suite d'un régi-
ment. Dressé par les loustics du camp. Caporal était devenu un chien
savant; il faisait l'exercice comme le meilleur sergent instructeur; il
portait les armes au nom des officiers supérieurs de l'armée, et croi-
sait baïonnette dès qu'on parlait d'Abd-el-Kader. Acrobate comme
Auriol, il franchissait un faisceau de fusils. Mathématicien comme
Munito, qui fut le Newton de la race canine, il jouait aux dominos et
devinait quelquefois l'âge du capitaine. A ces menus talens de société,
qui faisaient les délices de la garnison, Caporal ajoutait au besoin les
qualités du chien de chasse, plus utiles en campagne. Quand son
régiment faisait une razzia dans quelque tribu ennemie, Caporal y
prenait une part acti\e en dévalisant les poulaillers, et plus d'une fois
il paya largement son écot en augmentant par l'appoint d'une volaille
la maigre pitance du bivouac. S'il avait la ruse du renard en ma-
raude, il avait le courage du lion devant le feu. A l'assaut de Constan-
tine. Caporal monta le premier sur la brèche et se mêla au combat
en étranglant un chien turc. Une nuit, dans un défilé de l'Atlas, sa
vigilance avait sauvé de la destruction imminente un détachement qui
allait être surpris pendant le sommeil par une bande d'Arabes. Cette
belle action lui valut la croix. Un soldat qui avait été perruquier lui
tondit le poitrail de façon à ce que le dessin de la tonte représentât
l'étoile des braves; on augmenta d'un petit verre quotidien sa ration
d'eau-de-vie; il fut dispensé des corvées, et les sentinelles lui pré-
ADELTNE PROTAT, 769
sentaient les armes. Ramené en France et rentré dans la vie civile,
Caporal était devenu chien de berger, et faisait à la satisfaction com-
mune la police du troupeau confié à sa garde.
L'industrie exercée dans les Longs-Rochers par sa nouvelle maî-
tresse devait initier Caporal à un métier nouveau pour lui, qui en
avait déjà tant pratiqué. Les artistes disséminés dans la forêt, trou-
vant quelquefois incommode de se déranger quand ils avaient besoin
de quelque chose à la cantine, avaient coutume d'appeler de loin la
cantinière pour lui demander ce qu'ils souhaitaient. Cela était d'au-
tant plus facile, que les Longs-Rochers possèdent un écho d'une
telle fidélité de répercussion, que le son y est distinctement reproduit
à la distance d'un kilomètre. La mère Madelon, qui trouvait pénible
de courir à travers les escarpemens des gorges, dressa Caporal à la
remplacer. Cette invention devint pour elle une nouvelle source de
profits. Les peintres, qui trouvaient originale la métamorphose de
Caporal en garçon d'estaminet, renouvelaient plus fréquemment
leurs consommations pour se procurer le plaisir de voir l'intelligent
animal bondir à travers les roches, chargé d'un petit panier qu'il
portait suspendu au cou, et dans lequel sa maîtresse déposait les
choses que lui demandait sa clientèle nomade. A sa double fonction
de garçon de café et de chien de berger. Caporal en ajouta une troi-
sième, qui augmenta encore de temps en temps le gain modique de
sa vieille maîtresse.
Il y a dans les Longs-Rochers des espèces de grottes qui ont con-
servé le nom de chambres du Croque- Marin, en souvenir d'une tra-
dition dont nous avons en vain cherché l'origine. Ces grottes, qui
n'ont autrement rien de bien curieux, sont situées dans la partie la
plus solitaire des gorges, et il est assez difiîcile de les trouver quand
on ne connaît pas le terrain. Les gens qui désiraient visiter les
grottes s'adressaient à la mère Madelon, qui se faisait volontiers
leur guide et recevait d'eux quelque menu salaire. De même
qu'elle s'était fait remplacer par son chien pour le service de la can-
tine, la vachère de Montigny utilisa son instinct en lui confiant le soin
de conduire au Croque-Marin les étrangers. Caporal connaissait
d'ailleurs tous les coins de la forêt aussi bien que s'il eût fait partie
de la meute princière; il suffisait de prononcer devant lui le nom
d'une vente, d'une croix, d'un carrefour ou d'un site quelconque,
pour qu'il en prît sur-le-champ la direction. Cette connaissance des
lieux lui permettait donc d'étendre ses fonctions de guide au-delà
du rayon dans lequel étaient situés les Longs-Rochers, et si quelque
visiteur s'informait du chemin qu'il fallait suivre pour aller à la Mare
aux Fées ou à la Gorge au Loup, la vachère proposait aussitôt Capo-
ral, qui conduisait son monde par les sentiers les plus pittoresques.
Caporal avait, sur les ciceroni que l'on prend en location à Fontaine-
770 REVUE DES DEUX MONDES.
bieau, l'avantage de son mutisme : il n'ennuyait point les prome-
neurs par une érudition bavarde et vulgaire, et ne cherchait point,
comme ses confrères bipèdes, à leur imposer son impression person-
nelle. De plus, il donnait aux personnes qu'il conduisait le temps
d'examiner les curiosités de la forêt, et quand une compagnie de
bourgeois parisiens ou une spleenétique famille anglaise restait du-
rant un quart d'heure extasiée devant un bloc de rocher d'une forme
bizarre, Caporal attendait patiemment qu'ils missent fin à leur admi-
ration. Gravement assis sur sontrain de derrière, il secouait dédai-
gneusement la tête en se rappelant les cols de Mouzaïa ou le défdé
des Portes de Fer, et il semblait se dire à lui-même : J'en ai vu bien
d'autres.
On comprendra donc facilement l'attachement profond que la mère
Madelon éprouvait pour Caporal. Pour elle en effet, il était plus qu'un
serviteur utile, c'était un ami véritable, la seule affection de ses der-
niers jours, le seul compagnon de sa pauvreté solitaire et résignée.
Aussi, bien qu'elle l'entourât des soins les plus touchans et qu'elle
le traitât comme s'il eût été un être humain, la bonne vieille ne se
croyait pas encore quitte avec cette bête fidèle, soumise et dévouée,
dont l'intelligence, appliquée à tant de petits métiers, lui permettait
d'introduire de temps en temps dans son existence précaire certaines
douceurs auxquelles elle eût été forcée de renoncer, si elle n'avait
pas eu Caporal. Le gain qu'elle retirait de son commerce avec les
artistes et de ses relations avec les visiteurs des Longs-Rochers
améliora peu à peu la situation de la vieille veuve , et progressive-
ment lui permit d'apporter des modifications dans son misérable
intérieur. D'abord elle fit remplacer par une couverture de tuiles la
mince toiture de chaume de sa cabane, devenue pénétrable au vent
et à la pluie. Un jour elle acquit quelques toises de terrain autour
de son habitation et y sema des plantes potagères. Une autre fois
l'unique chambre de sa maisonnette se meubla d'un lit véritable,
qui remplaça la paillasse de fougère. Lentement, bien lentement,
grâce à ces combinaisons économiques connues seulement de ceux
qui ont pratiqué longtemps l'abstinence des choses considérées
comme étant de première nécessité, la mère Madelon s'entourait
d'un semblant de bien-être. Enfin, trois ans environ après son arri-
vée dans le village, elle se rendit chez le notaire de Montigny et le
pria de lui garder en dépôt et de faire valoir comme il l'entendrait
une somme de cent écus, qu'elle lui apportait dans un vieux sac.
Cette consignation de fonds, divulguée par l'un des clercs du notaire
à l'auberge de la Maison-Blanche, qui. était le seul café du pays, fut
bientôt connue de tout le monde, et pendant un mois il ne fut ques-
tion que de cela aux veillées; mais comme en résumé la source de
cette petite fortune avait son explication naturelle dans les bénéfices
ADELINE PROTAT. 771
que la mère Madelon retirait de l'exploitation de sa cantine en plein
vent, après avoir beaucoup parlé de ses cent écus, il arriva qu'on
n'en pailla plus. Seidement la bonne femme y gagna l'espèce de consi-
dération qui, au village peut-être encore plus qu'à la ville, s'attache
à tous ceux qui possèdent. Les gens de Montigny se montraient plus
aiï'ectueux avec elle dans leurs rapports familiers, et ces apparences
d'égards, nouveaux pour elle, rejaillissaient sur Caporal en atten-
tions dont celui-ci profitait sans pouvoir en deviner la cause.
Au bout d'une résidence de neuf années à Montigny, pendant les-
quelles la mère Madelon avait continué à m^ener les vaches au dor-
moir, elle déposa successivement chez maître Guérin le notaire plu-
sieurs sommes qui, avec les intérêts des placemens, avaient fini par
produire un capital de dix-huit cents francs. C'était déjà beaucoup
pour elle, mais cependant elle ne trouvait pas encore que ce fût
assez. Son rêve était d'amasser 100 francs de rente. Avec ces trois
chiffres, sobre comme elle était et vivant de peu, elle pensait assurer
la tranquillité aux jours que Dieu voudrait bien lui compter encore
en récompense de la résignation avec laquelle elle avait supporté la
rigueur des jours passés. Avec l'obstination commune aux vieilles
gens lorsqu'ils s'accrochent à une idée, elle ne voulait pas résigner
ses fonctions avant d'avoh' arrondi le dernier zéro du modeste trésor
dont elle convoitait la possession. Cependant il y avait des jours où
elle fût volontiers restée close dans sa maisonnette, plutôt que
d'aller conduke le troupeau à la pâture; loais ses cent francs de
rente étaient son rêve, et elle voulait absolument qu'ils devinssent
une réalité. Quant à Caporal, lui aussi se faisait vieux et cassé; son
poil blanchissait et se faisait rare. Il commençait à trouver pénibles
ses longues courses quotidiennes. Son haleine devenait courte, son
ouïe moins subtile, son flair s'émoussait. En faisant le service de la
cantine, il lui arrivait quelquefois de faire attendre la pratique. En
guidant les étrangers, il perdait la mémoire, se trompait de chemin
€t égarait les personnes qu'il avait mission de conduire. 11 oubliait
les arts d'agrément dans lesquels il avait jadis excellé. Si un peintre
l'invitait à faire l'exercice avec son appuie-main. Caporal demeurait
penaud comme une nouvelle recrue à qui on commanderait la charge
en douze temps. Le troupeau confié à ses soins souffrait aussi de l'af-
faiblissement de ses instincts. Sa vigilance endormie ne s'apercevait
point des écarts des jeunes génisses attirées sur les pentes dange-
reuses des rochers, où elles voyaient les chèvres brouter le cytise. Il
ne savait plus le compte des animaux dont il avait la garde, et il
arrivait souvent que la cornemuse de la mère Madelon donnait le
signal du retour aux étables, sans que Caporal eût pris garde qu'une
vache manquait à l'appel. Il fallait alors que la vachère se mît
elle-même à la recherche de la bête égarée, dont elle était respon"
772 REVUE DES DEUX MONDES.
sable. Enfin Caporal subissait la loi commune, sa bonne volonté de
bien faire commençait à faillir sous le poids de l'âge. Il éprouvait cet
impérieux besoin de repos nécessaire à tous les êtres qui approchent de
leur fin. Aussi, quand elle le surprenait en faute, la mère Madelon ne
le grondait jamais : elle comprenait que le moindre reproche eût été
injuste, et qu'une dure parole aurait blessé cette bête docile, qui
avait toujours fait plus que son devoir. Elle le caressait au contraire
davantage et s'entretenait avec lui, comme s'il eût pu la compren-
dre, de l'existence paisible dont ils jouiraient prochainement l'un et
l'autre, car la mère Madelon estimait dans sa pensée que le jour où
elle aurait gagné le dernier sou de ses vingt écus de rente, la moitié
au moins serait la propriété légitime de Caporal.
Ce fameux jour arriva enfin. Le notaire annonça à sa cliente que
la somme déposée à son étude s'élevait à deux mille francs passés.
— Souhaitez-vous reprendre votre argent? lui demanda maître
Guérin.
— Non, répondit-elle, gardez-le; — moi et Caporal nous avons
assez travaillé pour amasser ces écus, c'est à leur tour de travailler
pour nous. Continuez à faire valoir mon argent; seulement j'exigerai
que l'intérêt me rapporte cent francs, vingt écus tout ronds, pas un
liard de moins.
— J'ai en vue un placement plus avantageux. Je ferai entrer vos
deux mille francs dans une somme plus considérable que m'a de-
mandée le meunier de Sorgues. L'emprunt sera de cinq ans, et ga-
ranti par hypothèque. Les fonds sont un peu rares dans ce moment-ci,
le meunier est à court, nous lui prêterons à cinq et demi.
— N'est-ce pas trop cher? lui demanda la mère Madelon.
— Mon confrère de Nemours lui demande six, répondit maître
Guérin.
m. — CAPORAL.
Le lendemain, la mère Madelon alla pour la dernière fois au dor-
moir. Chaque soir, en revenant du pâturage à l'heure où le soleil
descend sur l'horizon, le troupeau avait l'habitude de se disperser à
l'entrée du village, et chaque bête regagnait isolément l'étable quittée
le matin au premier appel de la cornemuse; mais ce soir-là, en revenant
des Longs-Rochers, la mère Madelon, accompagnée de Caporal, recon-
duisit sous leur toit chacune de ses vaches, et leur laissa, avant de les
quitter, un petit mot d'amitié et une caresse en signe d'adieu. Caporal,
comme s'il eût deviné l'intention de sa maîtresse, tournait et retour-
nait vingt fois autour des pacifiques animaux, et ses démonstrations
empressées semblaient vouloir dire : Ne regretterez-vous pas un peu
votre vieux gardien, et n'aurez-vous pas souvenir de son indulgence
et de la protection active dont il vous entourait?
ADELINE PROTAT. 773
Le passage subit d'une vie laborieusement occupée à une existence
presque indépendante ne s'opère pas sans qu'on éprouve l'espèce de
gène qui résulte d'une habitude rompue. Si pénible que soit un travail,
quand on l'a fait tous les jours pendant dix ans, le corps, fait par une
longue pratique aux luttes quotidiennes avec la fatigue, souffre pres-
que de son immobilité dans les premiers instans du repos qu'il a tant
souhaité. Aux colonies, on a vu souvent des esclaves affranchis ne
point savoir trouver l'emploi de leur liberté, et venir se replacer vo-
lontairement sous le fouet de la commanderie. Dans les grandes villes,
les gens de commerce, dont le seul rêve est de se retirer, subissent,
dès qu'ils ont vendu leur fonds, cet état de malaise, et ceux qui n'en-
treprennent pas une nouvelle industrie sollicitent de leurs successeurs
la permission d'aller de temps en temps respirer l'air du magasin. Ma-
delon se trouva, elle aussi, fort dépaysée quand elle n'eut plus qu'à
s'occuper d'elle-même et à soigner son intérieur, ce qui n'était ni
bien long ni bien fatigant. Les heures lui semblaient doubles, et, ha-
bituée au mouvement, elle était fort embarrassée de son immobilité.
Chaque matin, en voyant passer devant sa porte son ancien trou-
peau conduit par la nouvelle vachère, elle ne pouvait s'empêcher de
jeter un regard sur ses bêtes, qui, en défdant devant elle, s'arrêtaient
un moment et la regardaient aussi avec leurs grands yeux toujours
étonnés. Quant à Caporal, il avait encore plus de peine à se faire à
l'état de rentier, et depuis que le repos lui était permis, il paraissait
plus que jamais avoir repris goût à l'activité. Il semblait surtout privé
de ne plus aller au dormoir, et pendant les premiers jours, sa maî-
tresse fut obligée de l'attacher pour l'empêcher de suivre les vaches.
Caporal restait soumis, mais il ne pouvait retenir un aboi plaintif tant
qu'il entendait résonner au loin les clochettes du troupeau, dont la
garde était maintenant confiée à un chien plus jeune. Cette tristesse
avait sa source dans une sympathie particulière que Caporal éprou-
vait depuis longtemps pour une belle Cotentine qui faisait partie du
troupeau. Née au milieu des plantureuses vallées du Calvados, cette
vache, qui s'appelait Bellotte, avait la nostalgie du terrain natal. En
broutant les gazons ras et les fougères brûlées" qui croissent dans les
Longs-Rochers, on eût dit qu'elle regrettait les herbages aromatiques
et salés de la côte normande. La préférence que lui témoignait Capo-
ral allait souvent jusqu'à l'injustice, et il lui laissait prendre bien des
privautés qu'il n'eût pas tolérées chez les autres. Ainsi il lui per-
mettait de s'écarter au-delà des limites ordinaires, afin qu'elle pût
aller dans les places où la végétation du sol offrait une pâture plus
abondante et plus verte. S'il voyait Bellotte, encouragée par sa négli-
gence volontaire, s'aventurer du côté des bois-taillis pour donner un
coup de dent aux jeunes pousses, il détournait la tête d'un autre côté,
et lui laissait tout le temps de se repaître avant d'aller lui rappeler
774 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle était en faute. La vache normande ayant vêlé, il n'y eut pas
de soins et d'attentions dont Caporal n'entourât son veau quand il fut
en état d'accompagner sa mère au dormoir, et lorsqu'il mourut de
la maladie, Caporal en fut presque affligé pendant plusieurs jours.
Aussi, dès que sa maîtresse lui donnait un moment de liberté, il pre-
nait sa course dans la direction des Longs-Rochers pour aller passer
quelques instans auprès de Bellotte.
Un soir qu'il errait dans le village à l'heure où rentraient les va-
ches, Bellotte, suivant une mauvaise habitude que l'indulgence de
Caporal lui avait laissé contracter, était restée bien en arrière du
troupeau. Arrêtée devant une haie qui servait de clôture à une habi-
tation, elle mordait nonchalamment les branches vertes, sourde aux
cris de la vachère, qui l'avait déjà appelée plusieurs fois. Celle-ci, im-
patientée de n'être pas obéie, indiqua la vache à son chien, pour qu'il
eût à lui faire rejoindre le troupeau. En quelques bonds, le chien at-
teignit la bête retardataire, et comme elle faisait résistance, il la mor-
dit au jarret pour lui faire lâcher la verdure. Bellotte partit comme
un trait en poussant un mugissement de douleur.
Caporal avait vu de loin l'agression dont sa favorite venait d'être
victime, et tout son poil se hérissa de colère. Caporal nourrissait
d'ailleurs un commencement de haine contre son remplaçant, qui,
de son côté, ne voyait pas d'un bon œil les assiduités de Caporal au
dormoir. Au moment où Bellotte, emportée dans sa course et tou-
jours poursuivie par le chien de la vachère, passait devant son ancien
ami, qu'elle n'eut pas le temps de voir. Caporal se mit en travers de
la rue et coupa brusquement le passage au nouveau gardien du trou-
peau. Celui-ci tenta une feinte pom' passer outre et continuer sa pour-
suite; mais Caporal, ayant retrouvé son agilité, le rejoignit lestement
et lui barra de nouveau le passage. Les pattes tendues en arrêt et tout
prêt à l'élan, la queue immobile et basse, l'oeil allumé, l'oreille di-es-
sée, la gueule écartée, laissant voir la double rangée de ses longues
dents jaunies, qui semblaient s'aiguiser dans un grondement sourd,
Caporal avait l'attitude d'un molosse flairant la curée. En dépouillant
l'apparence débonnaire de sa race, il était superbe de férocité impa-
tiente, et avait retrouvé toute l'ardeur dont il avait jadis fait preuve
à l'assaut de Constantine. Après un premier moment de sui-prise, le
chien de la vachère, devinant une attaque, s'était de son côté mis
sur la défensive : plus jeune que son adversaire, il était plus vigou-
reux; mais, peu habitué aux luttes, il ignorait les ruses que celui-ci
pouvait appeler au secours de sa faiblesse. Caporal, voyant que sa
provocation était acceptée, fondit brusquement sur son ennemi au
moment même où celui-ci ramassait son corps pour prendre son élan
et porter la première agression. Le chien de la vachère, subitement
étreint à la gorge, faillit sur le coup être mis hors de combat.
ADELINE PROTAT. 775
Malheureusement pour Caporal, cette scène se passait devant un
débit de tabac et de liqueurs dont la propriétaire en avait beaucoup
voulu à la mère Madelon, à cause de l'établissement que celle-ci avait
ouvert dans les Longs-Rochers. Elle prétendait que cette concurrence,
bien indirecte cependant, lui était nuisible en ce sens que les artistes
qui résidaient dans le village, au lieu de se munir chez elle, préfé-
raient donner leur pratique à la mère Madelon. Cette inimitié qu'elle
éprouvait pour la vieille vachère, la débitante la reportait sur Ca-
poral, dont l'intelligence avait, comme on se le rappelle, puissam-
ment concouru à la prospérité de la cantine des Longs-Rochers. Cette
femme, qui avait assisté aux préliminaires de la lutte engagée entre
les deux animaux, avait pu remarquer q\ie Caporal s'était montré
l'agresseur; elle vit dans ce fait une occasion légitime d'exercer sa
rancune contre l'animal et sa maîtresse, et à l'instant où Caporal
allait infailliblement étrangler son ennemi, la débitante lui assena sur
la tête un coup de la fourche qu'elle tenait à la main. Caporal poussa
un hurlement plaintif qui dut retentir dans tout le village, lâcha aus-
sitôt l'autre chien, et s'en fut lui-même rouler à quelques pas, tout
étourdi d'un coup qui aurait dû l'assommer. L'adversaire de Capo-
ral, sauvé si à propos de ses crocs furieux, fondit sur lui dès qu'il se
sentit libre. La cuisante douleur de -sa blessure, qui laissait fuir un
double ruisseau de sang, l'avait rendu terrible. Caporal, surpris à son
tour au moment où il commençait à peine à se remettre de son étour-
dissement, se trouva lui-même dans la position dangereuse où il
avait, l'instant d'auparavant, mis le chien de la vachère. La débi-
tante, qui avait sans doute juré la mort de Caporal, s'avança encore
sur lui la fourche haute; mais le vaillant chien venait alors de se
dégager de la gueule qui le déchirait, et, s' apercevant de l'hostilité
de la débitante, il s'élança sur elle avec une vivacité tellement furi-
bonde, qu'elle en fut effrayée et se sauva dans la cour de sa maison
en laissant tomber sa fourche. Les deux animaux blessés se rejetè-
rent l'un sur l'autre. Une haine intelligente semblait diriger leurs
attaques et portait leur acharnement aux dernières limites. Chacun
de leurs coups de dents faisait une plaie, et chaque plaie épuisait le
sang de leurs veines.
Cependant la vachère, inquiète de son chien, était revenue sur ses
pas. En le trouvant aux prises avec Caporal, elle ameuta des paysans
qui passaient pour qu'ils séparassent les deux combattans; mais la
lutte était arrivée à un degré de furie qui rendait toute interven-
tion dangereuse, et les témoins de cette boucherie y semblaient
au contraire trouver du plaisir. Au lieu de chercher à y mettre un
terme, ils excitaient du geste et de la voix les deux bêtes, comme
s'ils eussent assisté à une scène de cirque; il s'en fallait même de pen
qu'ils n'ouvrissent des paris sur l'issue de ce duel de fauves. Sur ces
776 BEVUE DES DEUX MONDES.
entrefaites, un garde forestier qui rentrait chez lui pénétra dans le
groupe et s'informa de ce qui se passait; ce fut la marchande de
tabac qui donna des explications.
— C'est une mauvaise bête, ajouta-t-elle en montrant Caporal;
c'est lui qui a commencé à mordre l'autre. Il est tombé dessus en
traître, j'ai voulu l'en empêcher, et il s'est jeté sur moi comme s'il était
enragé.
En entendant ce mot, que la débitante avait laissé échapper sans
intention, tous les paysans reculèrent avec effroi. On était alors dans
les jours les plus chauds de la canicule, et deux cas d'hydrophobie
qu'on avait signalés dans les environs répandaient l'épouvante dans
les esprits au seul nom de ce mal horrible. On comprendra donc le
mouvement qui se produisit subitement autour de la pauvre bête.
Les cris de : « il faut le tuer ! — tuez-le ! » s'élevèrent de toutes parts,
et en même temps les regards se fixèrent sur le fusil que le garde
forestier portait en bandoulière.
— C'est le chien de la mère Madelon, répondit le garde; elle a
grand soin de lui, car elle l'aime autant que ses petits boyaux. Il
«erait bien. surprenant qu'il eût attrapé le mal de rage.
— Attendez donc, insinua la débitante en s' apercevant de la dis-
position hostile où ses premières paroles avaient mis les assistans;
attendez donc un peu! La mère Madelon se plaignait l'autre jour que
sa bête n'était plus douce et obéissante avec elle ; elle disait encore
que dimanche dernier, en menant Caporal au lavoir pour l'appro-
prier, le chien s'était sauvé dès qu'il avait vu la rivière. Quand ces
bêtes-là craignent l'eau, c'est mauvais signe; et puis, s'il était dans
son état naturel, est-ce qu'il aurait attaqué son camarade? est-ce
qu'il se serait jeté sur moi comme un frénétique? Seigneur! j'en
tremble rien que d'y penser. Bien sûr qu'il est enragé, ajouta-t-elle
en se retournant vers un groupe de commères accourues au bruit.
Cette révélation, complètement mensongère, mais faite sur un ton
de précipitation et d'effroi qui lui donnait une apparence de sincé-
rité, produisit l'effet que l'ennemie de la mère Madelon et de Capo-
ral en avait attendu. — Si Caporal est enragé, comme tout porte
malheureusement à le croire, dit le garde, l'autre chien ne tardera
pas à le devenir, car il a reçu plus de coups de crocs qu'il n'en fau-
drait pour rendre tout un chenil hydrophobe. Comme les ordon-
nances sont précises,' ajouta-t-il en indiquant du doigt une affiche de
la préfecture apposée sur le volet du débit de tabac , il est prudent
de les abattre tous les deux; ça les mettra d'accord, acheva le garde
en armant son fusil à deux coups.
A cette menace, la vachère se mit à pousser des cris et s'opposa
énergiquement à ce que l'on abattît son chien avant qu'il fût exa-
miné par le vétérinaire. Le garde forestier se borna à faire observer
ADELINE PROTAT. 777
que, riiydrophobie de Caporal étant à peu près constatée, on ne pou-
vait mettre en doute qu'il ne l'eût déjà incurablement inoculée à
son adversaire, et que la sûreté publique exigeait qu'on se débarras-
sât de ces animaux dès qu'ils étaient seulement soupçonnés dange-
reux. Tous les paysans qui se trouvaient rassemblés furent de cet
avis et étouffèrent les réclamations de la vachère dans les cris de
mort que la frayeur leur faisait pousser contre les deux chiens, qui
se mettaient littéralement en lambeaux. Le garde forestier ajusta celui
qui se présenta le premier le plus favorablement à découvert pour
ne pas être manqué, bien que le fusil ne fût chargé qu'avec du plomb
à lièvre. Le coup, tiré presque à bout portant, avait fait balle, et le
chien de la vachère tomba raide mort. Au même instant, une seconde
détonation se fit entendre , et Caporal alla rouler auprès du premier
cadavre. Seulement Caporal n'avait pas été tué sur le coup : un mou-
vement brusque de sa tête quand il avait senti le canon du fusil s'y
appuyer avait fait dévier l'arme, et la charge n'avait porté qu'à moi-
tié. 11 avait l'épaule brisée, le col et l'échiné fracassés.
— C'est assez de poudre brûlée pour une aussi mauvaise chasse,
dit le garde forestier en rejetant son fusil sur son épaule; et, s' adres-
sant aux paysans qui ne paraissaient point complètement rassurés,
il ajouta en leur montrant Caporal agonisant : — Il n'y a plus de
danger, prenez des fourches, et achevez-le.
Comme il allait s'éloigner, la mère Madelon, informée de ce qui
se passait par l'apprenti du sabotier, accourait précipitamment sur
le lieu de l'exécution. En apercevant sa maîtresse. Caporal tourna la
tête de son côté, comme pour lui demander du secours : il essaya de
se traîner jusqu'à elle; mais, après de vains efforts, il retomba lour-
dement sur le pavé, noyé dans une mare de sang. En le voyant dans
cet état, la pauvre femme poussa des cris à fendre l'âme : elle voulut
s'approcher du moribond, qui semblait toujours l'appeler du regard;
mais le garde forestier la retint avec vivacité.
^- Mère Madelon, lui dit-il d'un ton assez triste, la perte de votre
chien doit vous affliger, je le comprends; mais sa mort était devenue
nécessaire pour éviter de graves accidens. Caporal est enragé; c'est
moi qui lui ai tiré un coup de fusil tout à l'heure. Il n'est pas tout
à fait mort, mais on va l'achever.
Et le garde, prenant la vieille femme par le bras, essaya de l'em-
mener avec lui. La mère Madelon lui résista durement.
— Caporal enragé! s'écria-t-elle, qui a pu vous le faire croire?
— Mais, répondit le garde, les symptômes que vous aviez remar-
qués en lui devaient vous le faire craindre.
— Quoi? répliqua vivement la mère Madelon, je ne sais pas ce que
vous voulez dire.
TOUE I. 50
//» REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh ! répondit brusquement le garde, vous en saviez assez pour
deviner quelle peut être la maladie d'un chien qui craint l'eau, sur-
tout dans cette saison. Vous avez même agi imprudemment en ne le
conduisant pas chez le vétérinaire aux premiers signes inquiétans.
Vous exposiez tout le monde à un mal terrible, sans compter que
vous auriez pu vous-même en devenir la première victime. Bref,
votre chien s'est jeté tout à l'heure comme un furieux sur celui de
la vachère; on m'a dit qu'il était enragé, il en avait l'air, j'ai dû les
abattre tous les deux. Mon basset Finaud, auquel je suis bien autant
attaché que vous l'étiez à Caporal, se serait trouvé dans le même cas,
que j'aurais tué Finaud sans miséricorde.
Gomme le garde forestier achevait de parler, la débitante de tabac,
prévoyant des explications auxquelles elle ne souhaitait pas prendre
part, se retira du groupe et rentra chez elle.
— 11 n'y a d'enragé que vous, s'écria de nouveau la mère Madelon
en empêchant le garde de se retirer. Caporal était encore ce matin ce
qu'il a toujours été, inoffensif comme un agneau. Si on l'a attaqué, il
s'est défendu, et il a bien fait. Quant à craindre l'eau, il ne la craint
pas plus que vous ne craignez la chopine, et la preuve, c'est qu'il n'y
a pas deux heures, en jouant avec le petit garçon du meunier. Capo-
ral a sauté dans la rivière pour aller repêcher le bourrelet que l'en-
fant avait laissé tomber.
— Ça, c'est vrai, dit un garçon de moulin qui se trouvait là.
— Mon pauvre chien n'était malade que de vieillesse, reprit la
vieille, dont le désespoir allait croissant, et cette maladie-là lui aurait
permis de vivre encore quelque temps pour me tenir compagnie.
Pourquoi l'avez-vous laissé tuer comme une bête malfaisante? Il ne
vous a jamais fait de mal; il amusait vos petits enfans, et se montrait
reconnaissant quand vous lui jetiez un os ou un morceau de pain
dur; enfin depuis quinze ans il gardait vos vaches. Une bête n'est
qu'une bête; mais quand elle a été utile, on peut s'en souvenir et en
avoir pitié à l'occasion. S'il était vraiment malade, je l'aurais conduit
chezun vétérinaire de Fontainebleau qui me l'aurait guéri. Ça aurait
peut-être coûté gros; mais j'ai de l'argent à lui.
Et pendant que cette révélation naïve faisait sourire grossièrement
quelques spectateurs, avant qu'on eût songé à la retenir, la mère
Madelon s'était élancée auprès de son chien.
— Prenez garde ! prenez garde ! lui crièrent plusieurs voix.
— Je n'ai pas peur, reprit-elle; vous voyez bien que je n'ai pas
peur, moi ! — Et s' étant agenouillée auprès de la bête moribonde, elle
lui prit la tête dans les mains et examina ses blessures. Caporal se
plaignit faiblement, et tourna vers sa maîtresse ses yeux mourans in-
jectés d'une lueur sanglante. Il y avait à la fois du remerciement et
ADELINE PnOTAT. 779
du reproche dans ce regard vague qui ne voyait déjà plus, et dont
l'expression semblait dire : — Merci d'être venue; mais pourquoi ve-
nez-vous aussi tard?
— Hélas ! murmurait la vieille femme, il n'en reviendra pas ! — Ca-
poral paraissait en efîet blessé mortellement. De temps en temps sa
gueule s'ouvrait dans une contraction pénible et laissait voir, au mi-
lieu d'une écume rougie, sa langue épaissie et pendante. Son poil,
souillé de sueur et de poussière, se hérissait sous des frissons subits;
son corps se raidissait dans des convulsions douloureuses. Tout à
coup, à une certaine façon dont il regarda sa maîtresse en même
temps qu'il remuait la queue, celle-ci comprit qu'il était altéré.
— Il a soif l s'écria-t-elle en regardant le cercle autour duquel elle
se trouvait et qui s'augmentait de plus en plus, car les deux coups de
fusil avaient attiré tout le village. — Il a soif, vous voyez bien !
— Eh bien! qu'on lui donne à boire, fit le garde. Nous allons sa-
voir à quoi nous en- tenir sur son état.
Un paysan alla tirer de l'eau dans un puits voisin; on en remplit
une écuelle que la mèr-e Madelon osa seule placer à la portée de son
chien. Un grand silence se fit dans l'assemblée. Caporal se jeta sur
l'écuelle; mais soit que la fraîcheur de l'eau eût saisi la chair vive
de sa gueule mutilée pendant la rixe, soit que le mouvement qu'il
venait de faire rendît plus violentes les douleurs causées par sa
double blessure, il se recula brusquement, et pendant un instant
l'expression égarée qui est un des caractères de la rage alluma sa
prunelle. Un cri d'effroi s'échappa aussitôt de toutes les bouches, les
femmes prirent la fuite, et les hommes eux-mêmes firent un mou-
vement de retraite.
— Il faut en finir, dit le garde, qui se disposait à recharger son
fusil. Mère Madelon, retirez-vous; vous voyez bien cette fois que
votre chien est dangereux.
— Il ne vous reconnaîtra pas. — ^Vous vous ferez mordre! — Est-ce
que vous êtes folle? s'écrièrent à la fois plusieurs voix effrayées.
— Tonnerre! fit le garde forestier en frappant du pied, allez-vous
vous ôter de là, la vieille? Vous voulez donc mourir étouffée entre
deux matelas? — Et en parlant ainsi il glissait une charge de chevro-
tines dans le double canon de son fusil ; mais la courageuse femme
restait sourde à tous les avertissemens de la prudence. Une crédulité
aussi touchante qu'absurde lui disait qu'elle ne devait rien avoir à
craindre de son chien, fût-il véritablement atteint du mal qui faisait
réclamer sa mort.
— C'est impossible! répétait-elle toujours : je l'ai quitté, il y a
deux heures, tranquille et bien portant.
— 11 aura été mordu par quelque chien errant, et le mal ne s'est
^
780 REVUE DES DEUX MONDES.
déclaré que tout à l'heure, répondit le garde. Allons, ma bonne
femme, soyez raisonnable, retirez-vous.
Avant d'obéir à cette injonction, la mère Madelon voulut encore
essayer une nouvelle tentative pour sauver Caporal. Elle approcha
auprès de lui l'écuelle remplie d'eau, et la lui indiqua de la main en
lui jetant pour ainsi dire un regard de supplication impérative. L'es-
prit de soumission qui avait toujours été sa principale vertu se
réveilla soudainement chez Caporal, et, comme s'il eût voulu que le
dernier acte de la vie qu'il allait quitter fût un témoignage d'obéis-
sance, malgré la répugnance qu'elle lui avait inspirée, il s'approcha
de l'écuelle et but quelques gorgées. Puis, une soif véritable s' étant
emparée de lui, il absorba avec une avidité précipitée tout le contenu
du vase.
— Il a bu! il n'est pas enragé! s'écria joyeusement la mère Made-
lon. — Étes-vous rassurés maintenant? continua-t-elle en s' adressant
aux paysans, qui se rapprochèrent. — Il a bu! voyez, l'écuelle est vide!
Le garde, suffisamment convaincu par cette épreuve, désarma son
fusil. Malheureusement la joie de la mère Madelon ne devait pas être
de longue durée. La fraîcheur glacée de cette eau de puits dont
Caporal venait d'absorber, sans reprendre haleine, une énorme quan-
tité, détermina bientôt un étouffement. Il tourna ses yeux éteints du
côté de sa maîtresse, flaira ses vêtemens, se tordit dans une convul-
sion suprême, et, poussant un hurlement aigu, il vint expirer aux
pieds du garde forestier, qui ne put s'empêcher de reculer d'un pas.
— Ma pauvre femme, dit-il en s' adressant à la mère Madelon, je
suis désolé de ce qui est arrivé; mais après tout j'ai fait mon devoir.
— Quant à vous, continua le garde en montrant à la vachère le ca-
davre de son chien, la commune vous le remplacera. Vous ne l'aviez
que depuis un mois; celui-là ou un autre, cela doit vous être égal. Ce
n'est pas la même chose que la mère Madelon, qui vivait avec le sien
depuis dix ans,
— C'est sa faute aussi, à la Madelon, si on a tué nos bêtes, fit la
vachère avec humeur.
— C'est ma faute! comment ça? intervint la vieille femme, qui
jusque-là était restée silencieuse.
— Bien sûrement que oui, continua la vachère avec la même
aigreur. Pourquoi avez-vous jasé dans le pays que votre chien deve-
nait hargneux, et que ça l'aguichait de voir seulement couler la
rivière? Il n'en fallait pas davantage pour donner la peur au monde.
— Mais encore une' fois, répondit la mère Madelon, je n'ai jamais
tenu de ces propos-là. — Et quand vous me les avez répétés tout à
l'heure, dit-elle en se tournant vers le garde, je ne vous ai pas com-
pris; je ne comprends pas davantage à présent.
ADELINE PROTAT. 781
Le garde forestier n'était pas fâché de se débarrasser de la respon-
sabilité de ses deux coups de fusil.
— Voyons, dit-il à la mère Madelon, rappelez-vous bien. N'avez-
vous point dit tout dernièrement à quelqu'un du village que votre
chien vous donnait des inquiétudes, qu'il n'était plus le même qu'à
son ordinaire?
— C'est un conte! exclama la vieille femme; je n'ai pas dit un mot
de ça. Où est-il, celui qui m'a entendu? Qu'on me le montre!
— Cette personne n'est plus là, reprit le garde en cherchant au-
tour de lui; mais elle y était tout à l'heure. C'est la débitante de
tabac. Elle m'a assuré que vous aviez, vous, mère Madelon, manifesté
dans le pays des inquiétudes à propos de votre bête, et ce sont ses
révélations alarmantes qui m'ont décidé, pour la sécurité commune, à
agir comme je l'ai fait.
— Elle vous a menti ! fit la vieille femme indignée. Elle a inventé
ça pour faire assassiner mon vieux compagnon. Ah ! je comprends
tout maintenant; mais c'est bon... patience... On verra comment la
Madelon se venge, toute vieille qu'elle est.
Et, se détournant du côté du débit de tabac, elle étendit son bras
en fermant sa main jaune et ridée, ,et répéta encore, mais plus len-
tement et plus bas : On verra ! En parlant, son visage avait soudai-
nement pris une expression de menace effrayante. A la voir dans cette
attitude, qui transfigurait son être chétif en une figure presque poé-
tique, avec le geste farouche de son bras tendu qui semblait secouer
la malédiction, un esprit enclin au merveilleux l'eût prise pour une
magicienne fabuleuse appelant, dans une terrible invocation, la colère
des dieux sur le toit d'un ennemi. Ceux qui entendirent ces paroles
menaçantes n'y prirent point autrement garde, ou les attribuèrent à
un emportement passager; mais la débitante de tabac, aux oreilles
de qui elles étaient parvenues, car elle écoutait derrière un rideau, en
éprouva une si grande impression d'épouvante, qu'elle tomba à demi
évanouie dans son comptoir.
Quand la ïoule se fut dispersée, la mère Madelon fit placer dans une
brouette le cadavre de Caporal et le fit transporter chez elle. Lennême
soir, elle creusa un trou profond dans le terrain qui entourait sa mai-
son, et elle y enterra les restes du seul ami qu'elle avait au monde.
Ce fut environ trois mois après la scène que nous venons de re-
tracer, que la mère Madelon, pour échapper à l'ennui de la soli-
tude, entra comme servante chez le père Protat, sabotier du pays.
Le bonhomme, qui l'avait connue au temps où on l'appelait encore la
belle fermière de Grez, ne la considérait pas absolument comme une
étrangère prise à gages. En outre, dans sa jeunesse, la mère Madelon
avait été un peu l'amie de sa femme, et, fidèle comme il l'était à la
mémoire de sa chère Françoise, cette ancienne liaison était déjà une
^è2 REVUE DES DEUX MONDES.
recommandation à ses yeux. D'un autre côté, Protat savait que la pe-
tite rente dont jouissait la bonne femme la mettait à l'abri du besoin,
et que c'était moins encore pour en retirer du gain que pour ne point
rester seule chez elle, qu'elle avait consenti à aider sa fille dans les
travaux du ménage. En lui confiant la direction des dépenses domes-
tiques, il ne craignait donc pas qu'elle grattât les centimes pour en
faire des sous. Or, sans être avare, le bonhomme Protat était soi-
gneux de son petit avoir, et volontiers aimait à s'enfermer dans un
coin pour mirer ses vieux louis dans des écus neufs. — La mère Made-
lon, installée dans cette maison, y vécut sur un certain pied de fami-
liarité qui aurait pu faire quelquefois supposer aux étrangers qu'elle
faisait partie de la famille.
Les seules contestations qui s'élevaient entre elle et le père Protat
avaient pour cause la protection dont elle essayait de couvrir, autant
que cela lui était possible, le petit apprenti Zéphyr, et les remon-
trances qu'elle adressait à la jeune Adeline à propos de certaines ten-
dances de son caractère, dont elle essayait d'arrêter les développe-
mens. Sur ces deux points seulement ils ne s'entendaient pas toujours,
car le père Protat, qui n'était point tendre, comme on l'a pu voir, aux
défauts de Zéphyr, souffrait beaucoup, pour peu que l'on hésitât à re-
connaître en sa fille l'assemblage de toutes les perfections. Dans son
aveuglement injuste, quand une altercation s'élevait entre la mère
Madelon et sa fille, il ne voulait même pas savoir le motif qui l'avait
fait naître, et donnait de confiance tort à la première, sans vouloir
comprendre combien l'infaillibilité qu'il accordait à la seconde, même
dans les choses où elle était le plus inexpérimentée, pourrait devenir
dangereuse par la suite. Le père Protat partageait une erreur com-
mune aux parens dont lesenfans ont reçu une éducation au-dessus
de l'état dans lequel ils sont appelés à vivre, et c'était précisément le
cas où Adeline se trouvait par suite de circonstances que nous avons
aussi à faire connaître.
IV. — UN MAUVAIS PÈRE.
La fille du sabotier avait à peine trois ans à l'époque où sa mère
était morte. Les maladies qui avaient rendu ses premières années
indécises, les soins et les peines qui en étaient résultés pour sa mère
contribuèrent puissamment au dépérissement de celle-ci, dont la
santé s'était trouvée profondément altérée à la suite de ses couches.
Le père Protat avait accueilli avec la joie la plus vive la naissance
tardive de cette enfant, venue au monde après douze ans de ma-
riage; mais après la mort de sa femme, il éprouva un étrange sen-
timent pour la chétive créature qui lui restait entre les bras. En
regardant le berceau où luttait sa vie incertaine, il ne pouvait s'em-
ADELINK PROTAT. 78|
pêcher de penser que sa mère aurait peut-être vécu, si les veilles pas-
sées auprès de ce berceau n'avaient point hâté le terme de ses jours,
et malgré lui il se surprenait à regretter l'heure où sa femme l'avait
rendu père.
Par une singulière bizarrerie, cette amertume, dont au reste il
souffrait lui-même, disparaissait durant les périodes où l'enfant re-
prenait momentanément une apparence de vigueur. Son père alors
l'accablait de caresses; il quittait son travail pour la mener promener
dans les champs, et durant des heures entières il la prenait sur ses
genoux, s'efforçant de retrouver dans ses traits une ressemblance qui
pût lui rappeler la défunte regrettée; mais aussitôt qu'elle retombait
dans son état maladif, sa tendresse paternelle se changeait en brus-
querie, en impatiences involontaires qui rendaient la petite muette et
chagrine, et quelquefois même la faisaient hésitera se plaindre, tant
elle redoutait la grosse voix de son père. Malgré son âge peu avancé,
son intelligence précoce saisissait bien les contradictions qui se fai-^
saient remarquer dans la conduite du bonhomme; mais elle ne pouvait
pas deviner pourquoi celui-ci se montrait moins doux et moins pa-
tient avec elle dans les occasions où elle avait le plus besoin de pa-
tience et de douceur. Comme les êtres que l'on habitue à la crainte,
et aux oreilles de qui toute parole arrive avec le son d'un reproche,
l'enfant devint peu à peu timide et contrainte. Il en résulta que dans
les momens où le père Protat se trouvait bien disposé, il ne retrouvait
plus dans sa fille les gentillesses et le naïf abandon de son âge; elle
avait perdu cette charmante et confuse expression du langage enfan-
tin, et ce rire bruyant qui ouvre la bouche des enfans quand ils n'ont
pas d'autre moyen d'exprimer leurs joies puériles, ou de montrer le
bonheur qu'ils éprouvent à se sentir aimés. La petite Adeline rece-
vait alors les caresses de son père et les lui rendait avec une timidité
inquiète. En la trouvant silencieuse quand il aurait souhaité entendre
son petit bavardage confus, Protat se chagrinait d'abord, puis il s'em-
portait et se mettait en colère pour forcer sa fille à être bruyante et à
paraître joyeuse; il lui ordonnait déjouer du même ton bourru avec
lequel il le lui défendait lorsque ses jeux l'ennuyaient. Adeline obéis-
sait, car elle connaissait l'obéissance à l'âge où l'on ignore encore le
sens de ce mot; mais cette soumission cachait tout un petit monde
d'arrière-pensées dans lesquelles le bon sens paternel du père Protat
pouvait clairement deviner que l'enfant appréciait ses façons d'être.
Il s'alarmait alors en remarquant le changement opéré chez cette frêle
créature déjà pensive et réfléchie, qui s'abstenait de laisser voir ses
désirs, dans la crainte qu'on ne s'y rendît pas, ou qu'on ne les satisfît
qu'avec mauvaise grâce.
lorsqu'il voyait sa fille affecter, pour lui complaire, une appa-
rence de gaieté ou de plaisir qu'elle n'éprouvait point réellement, le
78A REVUE DES DEUX MONDES.
sabotier se reprochait de lui avoir enseigné la dissimulation à une
époque de la vie où toutes les impressions portent ordinairement le
cachet de la franchise. Il s'en voulait alors à lui-même et se disait
son fait dans des soliloques où il ne se ménageait pas. Quoi qu'il pût
se dire cependant, on en disait encore bien plus dans le pays, où
l'espèce d'éloignement qu'il avait laissé percer pour sa petite fille
avait été exagéré jusqu'à l'aversion. Ces bruits malveillans étaient
basés sur quelques propos qu'il aurait laissé échapper à l'occasion des
ordonnances du médecin, qui le ruinaient, avait-il dit, sans guérir
l'enfant, qui ne faisait que geindre.
C'est, au reste, une habitude assez commune aux paysans de
remettre dix fois dans leur poche l'argent qu'ils doivent donner au
pharmacien : pour eux, toute dépense qui reste sans profit quelcon-
que, qu'elle ait pour cause la nécessité ou le plaisir, leur semble une
prodigalité inutile, et leur saigne le cœur autant que la bourse : ils
ont, disent-ils naïvement, le moyen d'être pauvres, mais pas celui
d'être malades. Aussi les voit-on souvent nier le mal qu'ils ressentent
jusqu'au moment où il les couche de force dans leur lit, ou bien ils
attendent encore leur guérison du repos, remède banal, mais qu'ils
estiment, par un manque de raisonnement, moins coûteux que les
visites du médecin. A l'époque où sa femme avait tenu le lit pendant
trois mois, sa maladie coûta gros. Cependant Protat n'avait jamais fait
la plus légère récrimination. Ne se fiant point à la science du médecin
de Montigny, il avait fait appeler un docteur de Fontainebleau, dont
les visites le forçaient à ouvrir largement le sac aux écus, et, pour
les avoir de meilleure qualité, il faisait venir les médecines de Paris.
Il aurait certainement vendu avec joie son dernier arpent pour pro-
longer l'existence de sa femme. On avait su tout cela dans le pays,
où il avait été longtemps parlé des soins dont il avait entouré la
défunte jusqu'à ses derniers momens et de la profonde douleur qu'il
avait témoignée à sa perte. Aussi ce furent peut-être ces mêmes sou-
venirs qui rendaient inexplicables les paroles que dans un moment
de mauvaise humeur il avait laissé échapper à propos de la maladie
prolongée de la petite Adeline.
— Est-ce la faute de cette petiote, si elle est souffrante? disaient
les uns. Ce n'es/ pas les drogues qu'elle prend qui ruinent son père,
puisqu'à la Saint-Jean dernière il s'est encore agrandi en achetant
le pré aux frères Thibaut, même qu'il le leur a payé d un seul coup
pour l'avoir à meilleur compte.
' — Eh ! reprenait un autre, quand bien même il ne lui resterait plus
en plaine un épi ni un brin d'avoine, quand il serait réduit, pour toute
possession, à ses deux bras et à ses outils, est-ce qu'il devrait, comme
ça, laisser voir son mauvais cœur? A la fin des fins, c'est-il bien vrai
qu'il aimait tant la mère, puisqu'il ne peut pas souffrir l'enfant?
ADELINE PROTAT. 785
Il y avait dans tous ces discours l'exagération qui de bouche en
bouche arrive à faire une poutre d'un fétu. Il fut un jour reporté au
père Protat qu'on avait dit dans le pays que le chagrin qu'il avait
montré après la mort de Françoise n'était pas sincère, puisqu'il mar-
tyrisait son enfant depuis qu'elle n'était plus en vie. Cette révélation
le mit dans une de ces fureurs qui rendent un homme assassin. Il
s'enquit de la personne qui avait tenu le propos, et jura qu'il le lui
ferait rétracter devant tout le monde. Ayant appris que c'était un de
ses voisins, le dimanche qui suivit, il fut l'attendre sur la place de
l'église, à la sortie de la messe. Au moment où il l'aperçut, il lui sauta
à la gorge, et, sans lui dire pourquoi, il lui administra une correc-
tion terrible. Le curé, qui venait de quitter l'église, intervint pour
rétablir la paix.
— Monsieur le curé, dit le sabotier, ce n'est pas une vengeance,
c'est une justice. Ce gredin-là a dit que je n'aimais pas ma femme et
que je rendais ma fille malheureuse. Je ne le lâcherai que lorsqu'il
aura demandé pardon à Dieu devant|sa maison de son mensonge abo-
minable, et, s'il n'obéit pas tout de suite, je lui coupe entre ses pro-
pres dents sa méchante langue d'aspic.
Voyant que le sabotier était disposé à lui faire un mauvais parti,
le voisin s'exécuta, non sans protester, dès qu'il se vit libre, contre
la violence dont il avait été victime.
Le lendemain de cette scène, qui fut diversement commentée sans
amener aucun retour dans l'opinion qu'on avait sur lui, le père Pro-
tat s'en alla à Nemours. Il en revint le soir même, ramenant avec lui
un gentil petit chariot auquel était attelée une chèvre blanche portant
de jolis harnais. Le chariot était rempli de joujoux de toutes sortes.
Le père Protat avait dépensé plus de cent francs pour prouver à tout
le monde qu'il adorait sa fille. On vit donc bientôt la petite Adeline
parcourir le village de Montigny dans la voiture traînée par la chèvre
blanche. Gela causa sans doute un grand émoi, surtout parmi les en-
fans, qui ne pouvaient se lasser d'admirer le chariot et son charmant
attelage; mais, durant cette marche triomphale, la petite Adeline ne
semblait pas éprouver, même intérieurement, la joie qu'aurait dû lui
causer ce riche cadeau, dont son père avait eu l'idée en voyant une
gravure qui représentait le roi de Rome dans un équipage pareille-
ment attelé.
En se promenant ainsi dans tout le village avec un orgueil qu'il ne
dissimulait pas, le sabotier s'étonnait de ne point rencontrer dans les
yeux de sa fille le remerciement du plaisir qu'il pensait lui procurer.
Nonchalamment renversée dans sa voiture, la petite se voyait regar-
dée et se devinait enviée sans que rien dans sa personne indiquât cette
satisfaction d'amour-propre qui rend les enfans, aussi bien que les
TOME I. 51
786 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes, sensibles à tout témoignage d'attention. Comme ils passaient
devant une maison, une petite fille qui jouait auprès de sa mère vou-
lut s'approcher pour caresser la chèvre, et, comme elle trahissait
malgré elle le plaisir qu'elle aurait eu à se trouver à la place d'Ade-
line, sa mère la rappela auprès d'elle, la prit dans ses bras, où elle
l'embrassa trois ou quatre fois en lui disant de manière à être enten-
due du sabotier : — Ne sois pas jalouse, ma fille, les caresses valent
mieux que de beaux joujoux.
Le père Protat sentit aussitôt la colère bouillonner dans ses veines,
car ces paroles, qui s'adressaient à lui comme un reproche indu'ect,
avaient été entendues et comprises de plusieurs personnes. Il arrêta
le chariot, s'approcha d'Adeline, et l'embrassa aussi en lui disant :
Embrasse ton père, mon enfant; mais, malgré lui, l'agitation qu'il es-
sayait de contenir donnait de la brutalité à ce mouvement de ten-
dresse, et sa parole, devenue brève, avait le ton impératif du com-
mandement. La petite fille fut efïrayée, et son effroi devint visible.
Pendant qu'elle lui rendait son baiser, le père Protat s'aperçut qu'elle
tremblait dans ses bras, et, quand il la regarda de plus près, craignant
qu'elle ne fût plus malade, il vit qu'elle était pâle et faisait des efforts
pour ne pas pleurer,
Auc un détail de cette scèBe rapide ne fut perdu pour ceux qui obser-
vaient le père et l'enfant, restés aussi tristes l'un que l'autre. — C'est
le baiser de Judas, mm'mura la mère de la petite fille à l'oreille d'une
voisine. — Heureusement le sabotier n'entendit pas cette monstrueuse
parole. Il ramena sa fille, et, comme la petite chèvre ne marchait pas
à son gré, tant il avait hâte d'être rentré chez lui, il la battit durement
pour la faire aller plus vite. Il arriva enfin à sa maison fou de rage
et de chagrin. — Malheureux que je suis ! s'écria-t-il en se frappant
la tête avec ses poings, on croit que je n'aime pas mon enfant, et moi
Je suis sûr que c'est mon enfant qui ne m'aime plus!
Pendant qii'il se désolait ainsi, la petite Adeline était couchée, eu
proie à une douleur nerveuse qui la sui^prenait par intervalles; mais,
intimidée par la présence de son père et craignant d'être grondée si
elle faisait du biTiit, elle n'osait se plaindre ni remuer, bien que ces
sortes de crises chez les enfans comme chez les grandes personnes
trouvent une espèce de soulagement dans les cris.
Quoi qu'elle fît cependant pour se contraindre, il arriva un mo-
ment où la douleur fut si vive, que l'enfant laissa échapper une
plainte étouffée qui parvint à l'oreille du père. Il s'élança aussitôt
vers la barcelonnette ; mais la petite Adeline, ayant entendu ses pas,
«'était blottie sous la couverture et mordait son drap pour comprimer
les cris que lui arrachait la douleur. En se voyant découverte, elle
imagina que son père était mécontent à cause du bruit qu'elle avait
ADELINE PROTAT. 787
fait, et pour conjurer la colère qu'elle croyait lire dans ses traits
t)0ule versés par le chagrin, elle croisa les mains et lui dit d'une voix
suppliante : — Mon papa, ne me grondez pas, je vous promets de ne
plus être jamais malade.
Ces simples paroles, qui semblaient reprocher innocemment au
sabotier le manque de patience qu'il avait témoigné plusieurs fois
dans des circonstances semblables, le rendirent stupide d'épouvante.
Cette pauvre enfant qui, depuis cinq ans qu'elle était au monde, ne
connaissait encore la vie que par la douleur, et qui s'accusait de son
mal comme d'une faute, c'était un spectacle navrant dont la vue faillit
un instant ébranler la raison du père. — Malheureux ! malheureux
que je suis ! s'écria-t-il en donnant un libre cours à ses larmes, toi qui
es dans le ciel, et qui connais la vérité, ô ma chère Françoise, prie
le bon Dieu qu'il ait pitié de moi, et qu'il me rende le cœur de notre
enfant.
Le sabotier passa toute la nuit auprès du lit d'Adeline, qui se ré-
veilla le lendemain en proie à une fièvre alarmante. Le médecin appelé
en toute hâte parut embarrassé. Il fit son ordonnance et se retira sans
avoir prononcé une parole rassurante. Protat embrassa sa fille pen-
dant qu'elle dormait, et, ayant laissé une garde auprès d'elle, il sortit
pour se rendre à l'église. Le sabotier n'était pas dévot; mais à défaut
de piété, il avait la croyance religieuse qui se fie à la Providence, et
sait qu'aux plus grands maux d'ici bas le dernier remède peut tom-
ber d'en haut. De son vivant, sa femme l'avait déshabitué de mal
parler des prêtres, qui dans certaines campagnes subissent encore
les rigueurs d'un préjugé grossier répandu dans l'esprit populaire par
les doctrines philosophiques du dernier siècle, continuées par l'ancien
libéralisme. Quand le sabotier rencontrait le curé de Montigny, il ne
manquait jamais de le saluer et lui témoignait tout le respect que
méritait ce vieillard. Le desservant de ce village était un prêtre irlan-
dais ordonné en France. Son dévouement et sa charité avaient eu
l'occasion de faire leurs premières armes dans sa malheureuse patrie,
que Dieu semble avoir placée exprès au milieu des flots pour qu'elle
ne donnât pas aux autres peuples la contagion de sa misère. Le désin-
téressement de cet obscur et pieux serviteur du ciel le rendait quel-
quefois lui-même aussi nécessiteux que le plus pauvre d'entre ses
paroissiens. Il n'avait presque rien à lui; mais le peu qu'il possédait
était le bien de tous, car son évangélique charité laissait toujours la
clé sur la porte. Aussi le sabotier, s' étant aperçu souvent que, durant
les grands froids de l'hiver, la cheminée de la cure était, dans tout
le pays, la seule où l'on ne voyait pas de fumée, y envoyait de temps
en temps une ânée de bourrées ou un stère de bois coupé dans ses
baliveaux. Comme Protat se dirigeait vers l'église, il rencontra le curé,
788 REVUE DES DEUX MONDES.
qui venait d'en sortir, et celui-ci parut surpris de voir son paroissien,
qui ne venait ordinairement à l'église que pour assister à la messe du
bout de l'an dite en mémoire de sa femme.
— Est-ce que vous aviez à me parler? demanda le prêtre.
: — Non, monsieur le curé, pas à vous, mais au bon Dieu. Je viens
lui demander d'avoir pitié de ma petite fdle, qui va bien mal.
, — Dieu vous entende et vous exauce! répondit le prêtre. Je le prie-
rai aussi pour qu'il vous conserve votre enfant. — Et il ajouta douce-
ment, avec une intention qui semblait vouloir reprocher au sabotier
la rareté de ses apparitions à l'église : Dieu n'est pas comme les
hommes qu'on ne rencontre jamais quand on a besoin d'eux. Si rare-
ment qu'on vienne le voir, on est toujours sûr de le trouver. Entrez,
père l'rotat, ajouta-t-il en désignant la porte de l'église; vous serez
seul !
— Je n'ai pas peur qu'on me voie, répondit fermement le sabotier.
Je voudrais, au contraire, que tout le village fût là pour écouter ma
prière. Quand on l'aurait entendue, on ne dirait peut-être plus les
vilaines choses qu'on dit.
Le curé savait vaguement les calomnies dont son paroissien était
l'objet.
— Je sais que vous êtes un honnête homme et un tendre père, dit-il
à Protat. Celui que vous allez prier le sait aussi, et c'est pourquoi il
vous écoutera.
— Merci de m'avoir dit ça, monsieur le curé, fit le sabotier avec
émotion, cela me donnera de la confiance. — Et il entra dans l'église.
C'était un petit temple rustique où l'on ne voyait aucune appa-
rence de luxe. Les murailles, blanchies à la chaux, étaient nues, sauf
une douzaine de lithographies grossièrement coloriées et encadrées
de sapin, qui représentaient les douze stations du chemin de la croix.
Le grand autel, situé au fond de la nef, n'avait aucun ornement d'art.
La nappe était bien blanche, mais sans broderie, et reprisée en mille
endroits. Les chandeliers étaient de bois tourné, la croix en métal
imitant l'argent, et, pour la conserver plus longtemps, on l'envelop-
pait d'un morceau de gaze que l'on retirait seulement les jours de
fête et les dimanches. Le chœur était entouré d'une demi-douzaine
de stalles de chêne verni, sans aucune sculpture. Au milieu du chœur
brûlait la lampe du tabernacle, seul objet de valeur que possédât la
fabrique. Cette lampe était en argent, et avait été offerte à l'église de
Montigny par l'évêque du diocèse pendant une de ses tournées.
Dans cette modeste maison édifiée à son culte. Dieu paraissait aussi
pauvre que le jour où il vint au monde dans une étable^ L'impres-
sion que l'on éprouvait au milieu de cette simplicité n'était peut-être
point la même que celle qui s'empare de l'âme sous les voûtes des
ADELINE PROTAT. 789
grandes basiliques; mais là du moins la pensée n'était point dis-
traite forcément par Fadmiration que sollicitent les chefs-d'œuvre et
les merveilles du génie humain, qui, dans les cathédrales, rehausse
et glorifie la grandeur de la Divinité. A genoux sur le carreau nu, le
chrétien venu là pour prier sentait que sa prière était moins éloi-
gnée de celui qui devait l'entendre.
Au moment oii le père Protat pénétrait dans l'église, des bruits
singuliers troublaient le silence du lieu saint : c'étaient des bataillons
de rats qui couraient dans les charpentes délabrées de sa couverture.
Ces hôtes incommodes étaient devenus si audacieux, que le bedeau
était obligé de retirer chaque soir les cierges des chandeliers, pour
qu'ils ne vinssent pas les manger pendant la nuit. Le sabotier alla
s'agenouiller devant la chapelle de la Yierge. C'était précisément
celle où il avait été marié il y avait dix-sept ans. On était alors dans
le mois de mai, consacré spécialement au culte de Marie, et la cha-
pelle était ornée de fleurs dont le parfum pénétrant embaumait tout
ce coin de l'église. Le père d'Adeline pria longtemps, avec une fer-
veur vraie et cette éloquence touchante qu'une douleur sincère met
aux lèvres des êtres les plus grossiers. Il pleura ces chaudes larmes
qui brûlent les joues, et trouva des invocations passionnées qui eus-
sent attendri l'être le plus insensible. Il y eut un moment où, par un
jeu de la lumière extérieure, l'un des vitraux de la chapelle projeta
son coloris rosé sur la figure de la Vierge, et pendant une minute la
blancheur du plâtre se revêtit d'une apparence de chair vivante. Au
milieu de son exaltation, le père, qui implorait pour sa fille la Yierge
dont le cœur maternel avait été percé par les sept glaives doulou-
reux, crut la voir compatir au récit de ses soufirances, et il lui sem-
bla qu'elle lui promettait sa protection dans un sourire de miséri-
corde. Avant de quitter la chapelle, le sabotier fit vœu, si sa fille
était sauvée, de recueillir et d'élever le premier orphelin dont il au-
rait connaissance dans le pays, Protat sortit de l'église en emportant
une fugitive espérance qui devait presque se trouver réalisée à son
retour à la maison. Il y trouva Adeline plus calme que lorsqu'il l'avait
quittée, et l'enfant exprimait le bien-être qu'elle ressentait en en-
tr' ouvrant ses lèvres comme pour un sourire. Pour la première fois
aussi depuis bien longtemps, elle offrit à son père une physionomie
plus sympathique, et elle lui demanda ses joujoux sans que sa voix
parût exprimer la crainte de se voir refusée. Chacun des jours qui se
succédèrent apporta une amélioration sensible dans l'état de la petite
Adeline, et au bout de deux semaines elle parut, pour quelque temps
du moins, complètement rétablie.
Henry Murger.
( La seconde partie au prochain n°)
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE,
14 février 1853.
Est-il donc des momens où il passe dans l'air quelque chose d'inconnu et
de mystérieux qui réveille subitement les esprits en faisant naître les inci-
dens brusques et inattendus? Et par quel capricieux hasard ces incidens
viennent-ils se mêler aux bruits expirans d'un temps de fêtes et de plaisirs
quelque peu échevelés? Des arrestations en assez grand nombre à Paris, une
tentative d'insurrection à Milan, tout cela presque le même jour, presque à
la même heure, comme des images montant à deux points différons de l'ho-
rizon ! Heureusement la simultanéité est le seul lien entre ces incidens; il n'y
a aucune autre analogie dans la nature des faits, et encore moins peut-il y en
avoir dans les résultats; il semble au contraire que le caractère primitif des ar-
restations opérées à Paris tende à s'atténuer de plus en plus, soit par la mise
en liberté successive de la plupart des personnes arrêtées, soit par la lumière
qui se fait sur les inculpations dont sont encore l'objet celles qui restent dé-
tenues. D'un complot contre la sûreté de l'état, l'accusation passe à un déht
de propagation de fausses nouvelles, et, sous cette forme, elle rentre dans le
ressort de la justice ordinaire. Les trilîunaux auront donc à se prononcer sur.
ce qui semblait dès l'abord être un acte préventif de sûreté publique, et re-
vêtir à ce titre un caractère essentiellement politique. S'il y a eu délit, la jus-
tice le dira infailliblement, de même que s'il y a quelque question de légahté
doutéïuse, elle lixera les incertitudes de la loi; c'est là sa mission et son œuvre
dans ce cas spécial. En assumant la responsabihté de la mesure qu'il a cru
devoir prendre, le gouvernement avait visiblement pour but d'atteindre d'une
manière plus générale un commerce suspect de fausses nouvelles, de bruits
injurieux, de correspondances agressives, et c'est là le seul point où on peut
s'arrêter.
C'est toujours sans doute une triste guerre que celle qui consiste à propa-
ger des bruits nés on ne sait d'où, à accréditer l'injure clandestine, à imaginer
REVUE. — CHRONIQUE. ^ 791
chaque jour des scissions et des crises, à travestir les hommes et les choses;
il n'en faudrait point cependant grossir rimpqrtance. De tout temps, on a pu
voir à l'œuvre cet étrange besoin de savoir plus que ce qui existe réellement
et de dire plus que ce qui est vrai. Naturellement ce besoin change d'expres-
sion selon les circonstances; il trouve une issue dans les journaux quand les
journaux ont le droit de tout dire, de tout imprimer, de tout divulguer.
Il prend la forme d'un bruit, d'une rumeur voyageuse, d'un mot échangé en
passant, d'une confidence qui, sans être publique, appartient à tout le monde,
sous l'empire des régimes qui imposent une plus étroite réserve. Si ces régimes
sont quelquefois une garantie, ils ont souvent aussi un inconvénient dont ils
souffrent eux-mêmes : c'est qu'ils fournissent un prétexte pour dire tout bas
ce qu'en aucun cas on n'oserait dire tout haut; c'est que la crédulité s'y déve-
Iopi)e d'une manière singulière, au point d'ajouter foi aux plus ridicules com-
mérages comme aux fables les plus impossibles. Tout ce que peut faire l'au-
torité publique, c'est d'intervenir là où cette propagation clandestine prend
le caractère de la diffamation et de l'injure. Quant au reste, quant à ce besoin
particulièrement inhérent à l'esprit français de chercher partout un aliment,
de se répandre dans les conversations, de faire tout comparaître à son tribu-
nal, souvent plus amusant que juste, mieux que tout autre le gouvernement
peut savoir s'il est toujours facile et même s'il est utile de lutter avec l'impal-
pable et l'inconnu, avec ce délit perpétuel et insaisissable des imaginations
inventives et médisantes. Si les gouvernemens s'imposaient un tel travail, ils
trouveraient probablement bien des coupables, à commencer fréquemment
par leurs amis eux-mêmes, car quel est l'homme en France qui se refuse le
plaisir d'une saillie, même contre le pouvoir qu'il sert? Ce qu'il y a donc de
mieux pour le gouvernement, il nous semble, c'est, sans abdiquer le droit de
réprimer, quand il peut, les fables injurieuses et les nouvelles mensongères,
de leur opposer surtout les actes d'une politique intelligente et juste. Quel-
que place qu'occupent parfois dans le mouvement social les bruits et les ru-
meurs, les choses sérieuses ne laissent point d'y reprendre naturellement leur
rang; il y en a un nombre suffisant aujourd'hui. La session législative s'ouvre
à l'heure où nous sommes. Hier à peine M. le ministre des finances, dans un
rapport à l'empereur, exposait les résultats de l'exercice financier de 1852 et
l'état présent des ressources du trésor. Il y a peu de jours, le gouvernement
décrétait la création d'un conseil supérieur de l'agriculture, du commerce et
de l'industrie. Plus que jamais l'Algérie devient en ce moment l'objet de l'at-
tention universelle. Enfin, depuis quinze jours, le conseil supérieur de l'in-
struction publique tient une laborieuse session. A travers les mobilités de la
pohtique, n'aperçoit-on pas là quelques-uns des élémens les plus sérieux de
la présente situation de la France au point de vue de ses intérêts positifs et
permanens?
C'est aujourd'hui môme en effet que s'ouvre la session législative légale et
régulière. Elle s'ouvrait il y a un an au lendemain du 2 décembre, elle s'ou-
vre maintenant au lendemain du rétablissement du pouvoir monarchique.
Très probablement une communication de l'empereur viendra exposer l'état
général des affaires du pays. On sait suffisamment du reste que le corps légis-
latif n'a point à délibérer de réponse à ces manifestations du chef de l'état; H
792 REVUE DES DEUX MONDES.
n'y a plus de discussion de l'adresse, selon les usages parlementaires d'autre-
fois. Il est hors du domaine des assemblées de passer en revue dans de solen-
nels et vifs débats tous les points de la politique extérieure et intérieure. Le
corps législatif se retrouvera tout de suite en face de ses travaux, en présence
de quelques-uns des projets dont il a pu être saisi l'an dernier et de ceux qui
pourront être proposés à ses délibérations cette année. Moins ses prérogatives
sont étendues au point de vue politique, plus il semble que ses investigations
et son contrôle doivent se porter sur certaines matières des plus graves en-
core, telles que l'état des finances. Le budget est une occasion naturelle. C'est
au corps législatif de vérifier, d'analyser, de décomposer cette situation finan-
cière dont M. Bineau traçait l'autre jour le tableau dans ce rapport dont nous
parlions. Envisagée dans son ensemble, certes cette situation n'a rien que de
pleinement rassurant. L'ordre a rendu leur essor aux affaires, et en le ren-
dant aux affaires, il l'a rendu aux recettes publiques. Que voit-on dans le
rapport de M. Bineau? C'est que les revenus indirects de 1852 non-seule-
ment ont dépassé de plus de 60 millions les produits de 1851, mais qu'ils ont
encore surpassé de 28 millions les prévisions sur lesquelles était basé le bud-
get. 1851 a laissé un découvert de 100 millions, celui de 1852 est réduit à
28 millions; il était primitivement porté à 103 millions. En comptant sur le
développement régulier et normal des intérêts, sur le progrès de la fortune
publique, ou pourrait espérer voir les recettes de l'état s'élever insensible-
ment au niveau des dépenses, et le budget atteindre à l'équilibre, cet équi-
libre tant souhaité et toujours si vainement poursuivi. La situation finan-
cière de notre pays se présenterait donc sous un jour des plus favorables, si
ce n'étaient les déficits permanens et toujours accrus, qui s'élèvent mainte-
nant à 700 millions environ. 11 est pourvu à ces charges, on le sait, avec les
ressources de la dette flottante, qui se compose des fonds des caisses d'épargne,
des bons du trésor, etc., et qui monte aujourd'hui à 690 millions.
Le chiffre élevé de la dette flottante ne constitue pas une difficulté pour le
moment; en serait-il ainsi dans toutes les éventualités? On peut éviter le
danger, dira-t-on, en évitant les révolutions. Soit, nous ne demandons pas
mieux que de voir cette chance disparaître de la liste des éventuahtés hu-
maines; mais telle est l'extrémité singulière que créent les révolutions : si on
compte sans elles dans les calculs financiers, on est imprudent et téméraire.
Si on fait trop de place à ces redoutables probabilités, on craint d'agir, on
restreint toute prévision, on vit au jour le jour, et l'essor du pays se trouve
paralysé. Il faut donc tâcher de passer à travers ces écueils , en engageant
l'avenir avec une prévoyante modération, en disposant du présent avec sa-
gesse. Quant au présent, M. le ministre des finances donne une assurance
qui sera certainement reçue avec joie, c'est que de nouvelles charges ne seront
point imposées au pays, ce qui exclut d'avance toute pensée de faire revivre
les projets de taxe qui avaient été présentés l'an dernier au corps législatif.
Si le rapport ministériel révèle d'une manière générale l'améhoration des
intérêts et des affaires, le compte-rendu annuel de la Banque l'exprime aussi
sous une forme particuUère par l'immense accroissement des opérations de
cet établissement. Dans le compte-rendu de la Banque comme dans le rap-
port de M. Bineau, il y a une chose qui nous frappe, c'est que dans ces deux
REVUE. — CHRONIQUE. 793
exposés financiers, on se félicite également de voir la fortune publique re-
monter aujourd'hui au niveau de 1847, et en effet cela suppose un grand
et vigoureux effort; il y a bien de quoi s'arrêter un moment à constater le
point où on se trouve ramené, comme lorsqu'on a parcouru une route longue
et scabreuse. Mais tout ce qui a été perdu dans l'intervalle, mais les déficits
qui restent comme un poids sur le pays, mais toutes les forces employées
pendant quatre années à lutter contre la ruine, au lieu de se tourner vers
les entreprises fécondes ! Le seul progrès que permettent les révolutions cou-
sis te-t-il donc à revenir au point où on se trouvait avant qu'elles éclatassent?
Encore p'y revient-on que meurtri, avec bien des plaies à guérir et dans des
conditions totalement transformées. Dans cette situation nouvelle, plus le
gouvernement est investi d'une immense autorité, plus il lui est utile de
s'entourer de toutes les lumières dont le concours peut rendre son initiative
intelligente et efficace. N'est-ce point là la pensée qui a présidé à la création
d'un conseil supérieur de l'agriculture, de l'industrie et du commerce? Le
rapport de M. Troplong sur le sénatus-consulte qui rétablissait l'empire lais-
sait pressentir cette création, aujourd'hui réalisée. Le nouveau conseil est
nommé par le gouvernement, il ne saurait donc entraver son action. Les
avis ne sont pas obligatoires, mais ils doivent nécessairement avoir un grand
poids. C'est un organe attitré des besoins et des izitérêts, un intermédiaire
utile dont l'influence toute pratique peut contribuer à faire marcher d'accord
le gouvernement et l'opinion publique vers la solution des grands problèmes
de l'industrie et du commerce.
Cet accord de l'opinion publique et du gouvernement sur quelques-uns des
points qui touchent le plus essentiellement à la grandeur du pays n'est-il
point la première garantie d'une impulsion juste et féconde? N'est-il point la
condition la plus nécessaire et la plus favorable? La France aujourd'hui, après
avoir épuisé toutes les fortunes politiques, est en train d'aimer le repos et de
chercher partout des alimens à son ardeur de conquêtes matérielles et paci-
fiques. L'Algérie lui en offre un naturellement. Lorsque l'empereur, dans son
discours de Bordeaux, disait qu'il y avait pour la France, de l'autre côté de la
Méditerranée, un royaume à fonder, il indiquait une de ces œuvres où cet
accord dont nous parlions entre l'opinion publique et le gouvernement est le
plus nécessaire: il montrait un champ nouveau d'activité. Ce n'est pas qu'il
n'ait été fait beaucoup jusqu'ici en Afrique. La guerre d'abord a été faite réso-
lument, victorieusement, de manière à ne laisser aucun doute sur les chances
de notre domination. Il peuty avoir encore des soulèvemens partiels en Afrique,
les grandes résistances sont vaincues, les grands obstacles sont brisés. L'Al-
gérie tout entière est au pouvoir de nos armes, et la récente prise de Laghouat
n'a fait qu'ajouter une garantie de plus à notre prépondérance. Maintenant,
sous la protection de l'épée de nos soldats, la place reste libre à l'organisa-
tion, au travail, à la colonisation, à l'assimilation complète de ce vaste terri-
toire. Il a été question dans ces derniers temps, assure-t-on, d'un sénatus-
consulte destiné à régler la constitution de l'Algérie, et à cette question s'en
joignait une autre, celle de savoir en quelles mains reposerait le gouver-
nement supérieur de la colonie. On n'en est point à savoir que le nom d'un
prince de la famille impériale a été prononcé. Les futurs ministres de la
7&4 REVUE DES DEUX MONDES.
future vice-royauté étaient même déjà désignés par la rumeur publique,. ce
qui, vu quelques-uns des noms mis en avant, ne pouvait être évidemment
qu'une calomnie à l'égard du gouvernement et à Fégard des hommes ainsi
désignés. Autant qu'on en puisse juger d'après les apparences actuelles, rien
ne semble, pour le moment, aussi avancé qu'on a pu le croire. Ceci est en
quelque sorte le côté purement politique des affaires de l'Algérie. Mais le gou-
vernement paraît en même temps porter son attention sur bien d'autres ma-
tières : il s'occupe, dit-on, d'mie réorganisation judiciaire de l'Algérie. Une
des plus graves réformes qui se préparent est celle de l'impôt foncier sur les
indigènes, impôt dont l'assiette varie jusqu'ici selon les lieux, selon les tribus,
et qu'il s'agirait d'établir sur un plan plus uniforme et moins incertain. Et
au-dessus de ces divers projets administratifs, il reste enfin la grande affaire
de l'Algérie, la colonisation.
Comment arrivera-t-on à peupler l'Afrique? Comment le travail et l'indus-
trie parviendront-ils à transformer ce sol et à s'approprier ses immenses res-
sources? Ce n'est pas qu'à ce point de vue même l'Algérie n'ait fait déjà de
notables progrès : on en pourra mieux juger quand le gouvernement aura
mis au jour les résultats du mouvement commercial de la colonie en 1852;.
mais le problème de la colonisation reste évidemment entier encore. Or c'est
ici que les projets abondent sous toutes les formes. 11 y en a de très gigan-
tesques, et il pourrait bien y en avoir aussi de très chimériques. On a parlé
'une puissante compagnie qui se formerait à l'instar de la compagnie an-
glaise des Indes, et qui se chargerait exclusivement de la colonisation algé-
rienne. Elle demanderait lemonojiole de l'exploitation des mines, des forêts,
de toutes les industries en un mot, sans compter l'exploitation agricole.
11 y a une condition qui n'est point de nature, ce nous semble, à faire réussir
l'entreprise, c'est que le gouvernement devrait garantir un minimum d'in-
térêt. Selon un projet différent, l'état, agissant directement, devrait jeter
en Afrique cinq cent mille hommes et 500 millions; mais pense-t-on qu'il
soit très facile de trouver ces 500 millions et ces cinq cent mille hommes?
L'état peut beaucoup, il ne peut pas tout cependant. Cela ne veut point dire
qu'il doive se mettre à l'écart et laisser tout à faire à l'effort individuel , qui,
livré à lui-même, serait impuissant; cela veut dire que le meilleur système
de colonisation est peut-être celui qui exclut tout esprit de système, qui com-
bine l'intervention de l'état avec l'effort individuel. Il est le meilleur parce
qu'il est le plus pratique, parce qu'il tient compte de tous les élémens et se
prête aux tentatives les plus variées.
Voilà donc quelques-uns des projets les plus récens nés de cette préoc-
cupation très vive des destinées de l'Algérie. Il en est encore d'autres pour-
tant qui ne sont pas même tous éclos en France. Ainsi il s'est formé à
Genève une compagnie dont les propositions sont actuellement souiidses
au gouvernement français, qui ne semble point éloigné de les accepter. La
compagnie genevoise demande une concession de 20,000 hectares aux envi-
rons de Sétif . Cette concession sera faite par annuités, à raison de 2,000 hec-
tares par an. La compagnie, quant à elle, s'engage à construire un village de
cinquante feux sur chacune de ces portions de 2,000 hectares. Elle déposera
au besoin, pour chaque colon, la somme de 3,000 francs que celui-ci devra
REVUE. CHRONIQUE. 795
apporter. Le bénéfice de la compagnie résultera d'un prélèvement de 800 hec-
tares fait à son profit sur chaque concession annuelle. Comme nous le disions,
ces propositions sont en ce moment à l'étude. Elles peuvent aboutir à un
résultat heureux, justement parce qu'elles ne sont pas gigantesques et qu'elles
se présentent dans des conditions plus praticables. Il reste enfin un dernier
projet, qui n'est certes point le moins ingénieux : c'est celui de la création
de villages départementaux, ou, en d'autres termes, de villages dont la popu-
lation serait empruntée à chaque département de France. Dans un pays
comme l'Afrique, en effet, on a pu le remarquer, les villages se composent
souvent d'habitans dont la langue, les mœurs, les usages sont différens;
ce sont des individus qui vivent juxtaposés, ce n'est point une population
homogène, vivant de la même vie. Les villages départementaux dont on
parle auraient pour but de remédier à cette incohérence, de fortifier la popu_
lation française, relativement faible en Afrique, de rendre l'émigration plus
facile et moins rebutante pour les paysans de nos campagnes, en chang eant
le moins possible leurs habitudes et en leur faisant retrouver sur le sol afri-
cain une sorte d'image de leur patrie européenne. Joignez à tous ces plans
de colonisation les projets de chemin de fer, qui commencent à se produire
et à se multiplier pour l'Afrique. Il est déjà question de propositions faites
au gouvernement pour créer des lignes de fer entre Alger et Blidah, entre
Philippeville et Constantine, d'Arzew vers Oran. Comme on voit, l'Algérie
exerce sur les imaginations l'influence des terres merveilleuses; elle fait ger -
mer les combinaisons. Dans tous ces projets, ce qui nous semble le plus utile,
c'est de faire le moins de part possible au chimérique et au gigantesque. Il
ne suffit pas de jeter dans le monde de la spéculation quelque combinaison
qui frappe et qui étonne; on sait ce qui en arrive souvent : l'outre g onflée se
crève, après toutefois que les inventeurs ont commencé par se payer de leurs
inventions. Il a été fait sur le sol de l'Afrique assez d'expériences pour que
l'opinion publique ne s'intéresse qu'aux tentatives sérieuses, et que le gouver-
nement ne seconde avec une sage hardiesse que les entreprises possibles et
réellement fécondes.
Nous parlons ici d'un intérêt en quelque sorte à demi extérieur, puisqu'il
suppose une expansion de la France hors de sa sphère d'action continentale.
C'est une pensée pratique qui doit régler et féconder cette expansion, et n'en
est-il pas toujours ainsi, de quelque intérêt qu'il s'agisse? La même pensée
prudente et pratique ne doit-elle pas présider aux profonds remaniemens que
le gouvernement croit devoir accomplir dans diverses parties de l'adminis-
tration intérieure, notamment dans l'instruction publique en ce moment?
C'est la loi du 1 3 mars 1 830, on ne l'a pas oublié, qui a commencé de modifier
d'une manière sensible le principe môme du régime de l'enseignement. Le
décret du 10 avril 1852, qui trace tout un nouveau programme d'études, est
venu, dans un autre ordre d'idées, ajouter à cette transformation. Ce chan-
gement profond dans la direction générale de l'instruction pulilique entraî-
nait nécessairemant un assez grand nombre de modifications dans l'écono-
mie du régime universitaire. C'est de cet ensemble de modifications, sorte
d'appendice du décret du 10 avril, que s'occupe depuis quelques jours le con-
seil supérieur, sur les propositions de M. le ministre de l'instruction publique.
796 REVUE DES DEUX MONDES.
Les règlemens nouveaux soumis au conseil sont de diverse nature; ils tou-
chent à l'agrégation des lycées, à l'enseignement des facultés des lettres, à
l'enseignement du droit romain, à la licence pour les sciences physiques,
mathématiques et naturelles, enfin au régime financier des lycées. Déjà des
décrets ou des arrêtés sont intervenus sur certains de ces règlemens, notam-
ment sur celui qui concerne l'enseignement du droit romain; les autres sont
encore en discussion au sein du conseil supérieur, et ne tarderont pas, à ce
qu'il paraît, à voir le jour. Quelle influence exerceront sur l'instruction
publique en France les réformes accomplies depuis quelque temps et poursui-
vies encore par le gouvernement? L'expérience seule peut répondre évidem-
ment. Tout ce que le gouvernement peut faire, c'est de marcher avec pru-
dence dans une voie où il a été conduit par vm de ces reviremens d'opinion
si fréquens aux heures de révolution.
L'instruction publique en effet, telle qu'elle a été longtemps constituée, a
été l'objet de bien des accusations : cela tient un peu à ce qu'on est en gé-
néral bien aise de se décharger sur quelqu'un ou sur quelque chose de la
responsabilité d'un mal universel où tout le monde a sa part. L'instruction
publique, cette fois, a été un des coupables. Sans partager bien des injus-
tices et bien des préjugés d'esprits superficiels, quelle a été en réalité la faute
de l'instruction publique? C'est d'avoir été de son temps, d'avoir flatté peut-
être quelquefois des goûts, des instincts, des enivremens factices au lieu de
les réprimer, d'avoir cédé à des tendances qui l'éloignaient insensiblement
de son but. La discipline morale a commencé par disparaître de l'éducation
publique, et cette discipline, ce n'est point malheureusement avec des règle-
mens ou des décrets qu'on peut la faire renaître. Une fois sur ce terrain,
d'autres déviations sont venues et se sont manifestées sous plus d'une forme.
S'il y a bien des professeurs de tout âge et à tous les degrés de l'enseigne-
ment qui sont restés fidèles à leur rôle, à leur mission, à leur caractère, n'est-il
pas vrai qu'il en est bien d'autres qui ont été moins occupés de rester des
maîtres attentifs et pratiques que d'être des esprits brillans et instruits par-
fois, il est vrai, mais plus habituellement tournés vers le dehors que vers
l'intérieur modeste de leur classe? Le caractère propre du maître s'est atté-
nué en eux. En ce qui touche les élèves eux-mêmes, n'est-il point vrai encore
que l'enseignement a été considéré comme une sorte de gymnastique à l'aide
de laquelle ils se sont accoutumés à prendre avec hâte et précipitation une
teinture générale de tout, qui leur procurait l'illusion de la science sans
leur en laisser la réalité? L'instruction publique est devenue ainsi telle que
nous l'avons vue, — plus littéraire que morale, plus superficielle que profonde,
plus étendue que substantielle.
Si les réformes actuelles ont pour résultat de ramener l'instruction pu-
blique à son but, de coordonner les études, de les fortifier en les spécialisant,
de leur faire regagner en solidité ce qu'elles peuvent perdre en étendue, il ne
faut pas s'en plaindre. C'est ce qui doit dominer les modifications auxquelles
l'enseignement est soumis depuis quelque temps; c'est là, il nous semble, la
pensée des divers règlemens que le conseil supérieur a eu à discuter dans ces
derniers mois. C'est aussi à cette pensée que se rattachent toutes les dispo-
sitions qui tendent à rendre un caractère plus pratique au professorat dans
REVUE. CHRONIQUE. 797
les lycées. Le projet sur l'agrégation n'est, au reste, que l'application du dé-
cret du 10 avril. Quant au règlement sur le régime financier des lycées, il a
un double but, celui de combler le déficit permanent qui existe dans le bud-
get de l'instruction publique et d'améliorer la situation matérielle des pro-
fesseurs. M. le ministre de l'instruction publique se propose d'y arriver sans
demander à l'état un supplément de dotation, par l'élévation modérée des
rétributions que paient les familles pour l'éducation de leurs enfans. La mo-
dicité de ces rétributions produit aujourd'hui un fait singulier : c'est que le
nombre des élèves, au lieu d'être un élément de prospérité pour un lycée', est
au contraire un élément de ruine. Ainsi les lycées les plus renommés de
Paris sont ceux qui ont besoin de la plus forte part dans la subvention de
l'état. Une légère élévation de prix doit suffire, dans la pensée de M. le mi-
nistre de l'instruction publique, pour combler le déficit de 300,000 fr. qui
existe dans le budget de l'enseignement, et pour améliorer la situation des
professeurs, en augmentant leur traitement éventuel, qui se compose d'une
part proportionnelle dans les rétributions universitaires. A cela on objecte
que l'élévation du prix aura pour effet d'éloigner un grand nombre d'élèves
et d'altérer le caractère démocratique de l'université; mais n'est-ce point
mêler à cette question une considération qui lui est étrangère? Le but de l'in-
struction publique n'est point d'instruire le plus grand nombre, mais d'in-
struire le mieux possible, dans les conditions [les plus efficaces et les plus
favorables. Le but de l'état en particulier est de maintenir dans ses lycées
un niveau d'enseignement qui les rende toujours préférables pour ceux qui
recherchent les études élevées. C'est là la pensée supérieure à réaliser, et
dont on ne paierait pas trop cher la réalisation, dût-on être obligé, pour
cela, d'améliorer sous une autre forme la situation des professeurs. Il y a
dans le nouveau règlement une disposition qui, nous l'avouons, est à nos
yeux plus susceptible d'être contestée. D'après le règlement, le traitement
affecté au professorat serait alloué à l'ancienneté et au choix sans distinction
de grade et de nature d'enseignement, de telle sorte qu'un professeur élémen-
taire pourrait toucher un traitement supérieur à celui d'un professeur de rhé-
torique. Il y a là, il nous semble, une innovation assez grave, [fondée peut-
être sur une erreur qui consiste à attacher exclusivement à l'homme le traite-
ment qui s'attache souvent à la fonction. De quelque manière qu'on juge, et
sans déprécier aucun service, il y a évidemment une distinction à faire entre
une chaire élémentaire et une chaire de rhétorique; c'est le même principe
qui fait la différence entre les fonctions de substitut et celles de procureur-
général. Quoi qu'il en soit, le règlement sur le régime financier des lycées
' se lie à un ensemble de réformes dignes de toute considération, et auxqueUes
M. Fortoul consacre une incessante activité.
Toutes ces choses que nous énumérons, les finances en voie de s'améliorer,
la colonisation de l'Algérie qui s'élabore, l'instruction publique qui se trans-
forme, ce sont là des intérêts supérieurs et permanens qui sont la meilleure
garantie de la paix. Ils ont besoin de l'ordre et du calme au dedans et au de-
hors. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'au moment même où la paix
semble ressortir le plus invinciblement de la situation morale et matérielle
798 REVUE DES DEUX MONDES.
des peuples, il y a des esprits qui s'amusent à allumer pour leur passe-temps
toutes sortes d'incendies européens, à brûler de la poudre dont l'odeur ne se
fait sentir heureusement que dans les brochures. C'est le contraste entre Ti-
magination et la réalité. On n'a point sans doute oublié la grande querelle
récemment engagée entre les Limites de la France et les Limites de la Bel-
gique, querelle où nous avons mêlé à tort, à ce qu'il paraît, le nom de M. Jot-
trand, avocat de Bruxelles. M. Jottrand n'est point l'auteur des Limites delà
Belgique; nous nous sommes trompés sur le nom, point sur les idées, dont
M. Jottrand ne semble guère décliner la solidarité, et encore notre erreur
était-elle celle de bien des gens en Belgique, par une raison assez naïve : c'est
qu'on supposait que l'honorable avocat de Biuxelles pouvait seul avoir l'idée
d'annexer la France à la Belgique. Il parait qu'il n'en est pas ainsi. Au fond,
d'ailleurs, peut-être eût-il mieux valu que M. Jottrand fût l'auteur de ce sin-
gulier livre, parce qu'enfin il n'eût risqué que lui-même; il n'eût pu, par sa
position, éveiller la pensée d'une sohdarité que le gouvernement belge dés-
avouerait certainement, à moins que le cabinet de Bruxelles ne sente le be-
soin à son tour de jouer son rôle dans ce drame de l'imagination effarée dont
nous parlions. Pour le moment, la question reste donc indécise sur le point
de savoir si c'est la Belgique qui sera annexée à la France, ou la France à la
Belgique. Le feu s'éteint de ce côté; mais il s'ouvre aussitôt sur un autre point,
et nous voici retombés en pleine invasion de l'Angleterre. C'est là tout sim-
plement ce que l'auteur des Lettres franqu es a à proposer au gouvernement
français. 11 ne faut à l'ardent ennemi du nom britannique rien moins que
l'immolation de l'Angleterre, pour le plus grand honneur de l'humanité et de
la morale. Faute de voir son idée acceptée par le gouvernement, l'auteur se
verra dans l'obligation de la porter à M. le comte de Chambord, qui la mettra
très certainement à exécution au premier jour. L'auteur des Lettres franques
semble en effet appartenir à une certaine fraction du parti légitimiste qui fait
beaucoup d'articles avec les Anglais de l'extérieur et de l'intérieur, et qui n'a
jamais pu trouver une aiguille assez fine pour y mettre son parti en équilibre.
Heureusement, dans la présente brochure, les Anglais de l'intérieur ne vien-
nent qu'en post-scriptum ; autrement nous nous figurons qu'ils allaient être
convenablement pulvérisés, au moins autant que les Anglais de l'extérieur.
Ce qu'il y a de mieux, c'est que les Lettres franques ont eu à Londres un
succès étrange et colossal : elles ont fait baisser les fonds dans la Cité, et pro-
bablement aussi la nouvelle milice a fait dans tous les comtés une prome-
nade patriotique, pour repousser les Français prêts à débarquer. Il y a ainsi
bon nombre d'Anglais, à ce qu'il paraît, qui croient à une toute prochaine
descente d'une armée française. Par bonheur, la paix a trouvé un rude cham-
pion en Angleterre : c'est M. Richard Cobden. M. Cobden tient des meetings
pour la concorde universelle et rédige des brochures. 11 réunit le congrès de
la paix et tient bon contre tous. Rien n'ébranle cet homme intrépide, pas
même quand on lui dit, comme à Manchester, que ledit congrès réunit en sa
faveur toutes sortes de considérations, mais qu'il n'a pas le sens commun.
<Ju'a don(; fait cette pauvre paix des nations pour être ainsi défendue? Et
comme il faut que l'hunaiour britannique trouve toujours son issue, M. Cobden
REVUE. — CHRONIQUE. 799
fait des paris contre l'invasion française en véritable incrédule, et il trouve
qui lui répond. Les Lettres franques ont pu lui faire croire un moment qu'il
était bien près de perdre sa gageure : il n'en est rien pourtant, et M. Cobden
est encore en possession de ses 10,000 livres sterling. Sérieusement, il est
assez curieux d'observer tout ce tapage d'imaginations échauffées qui se
mettent en une aussi flagrante contradiction avec les besoins, les instincts,
les intérêts des peuples, avec leurs goûts même, qui ne sont point du tout
aux collisions, aux luttes guerrières et aux conquêtes par les armes. Nous
sommes un peu de l'avis de M. Jottrand, qui disait l'autre jour à peu près :
Que chacun reste chez soi, et que cela finisse! Très certainement les gouver-
nemens ne s'associent pas à tout ce bruit de plume; autrement qu'en fau-
drait-il penser? et que faudrait-il croire de ce colosse britannique pour aller
s'émouvoir, — de quoi? D'une assez pauvre httérature à qui il a pris fantai-
sie d'éclore un jour d'hiver où la moisson littéraire n'était guère abondante.
Ce qu'il y a de plus triste en effet, c'est que les Lettres franques ne sont point
du tout un pamphlet amusant, ce qui est cependant une condition indispen-
sable pour un livre qui se passe si bien de tout le reste. Heureusement, à
l'autre bout de l'horizon littéraire il se préparait une de ces fêtes où le monde
accourt pour voir comment un vif esprit se jouera avec l'impossible. Une
femme d'imagination entreprenait de changer le sexe de Tartufe et de jeter
sur la scène cet étrange personnage ainsi transformé et transplanté dans
notre monde contemporain, dans nos mœurs, dans le capricieux mouvement
de la vie élégante. Oui, Tartufe en robe de satin et en coiffure de dentelles,
Tartufe dame de charité et patronesse, ayant ses pauvres et faisant des uni-
formes pour les singes des petits Savoyards, par amour de l'humanité, — Tar-
tufe ayant une variété d'histoires galantes dans son passé et dans son pré-
sent, excellant à s'introduire dans les familles, à lancer la calomnie sur un
ton mielleux, à compromettre les jeunes filles, à monter l'esprit d'un vieux
maréchal pour l'épouser! telle est la pensée de la comédie nouvelle qui s'ap-
pelle Lady Tartufe. Faire pour le sexe féminin, sans déguiser nullement
cette prétention, ce que Mohère a fait pour notre sexe, certes ce n'était point
une entreprise vulgaire. Le malheur est que dans une œuvre de ce genre il
faut plus que de l'imagination et de l'esprit; il faut une rare puissance d'ob-
servation, l'art de saisir la réalité, de communiquer la vie, d'animer les per-
sonnages, de représenter les caractères dans leurs nuances et dans leur pro-
fondeur; il faut cet instinct dramatique qui fait d'une œuvre de l'esprit l'image
fidèle de la vie humaine. «Comme je suis mal coiffée! » dit pour son pre-
mier mot lady Tartufe en se regardant dans une glace. N'est-ce point tout à
fait ainsi que doit commencer la comédie d'une femme? Et à bien d'autres
traits encore on peut reconnaître une main féminine, ne fût-ce qu'à tout ce
que l'auteur dit de spirituellement brutal sur son sexe. Quel homme en eût
pu dire autant? quel homme eût osé mettre cette hardiesse ou cette crudité
dans certains détails!
Maintenant le succès a-t-il couronné cette bizarre et hardie tentative? C'est
ici véritablement une autre question. Par quoi Lady Tartufe aurait-elle donc
réussi? Est-ce par l'action? Mais l'action est souvent lente, traînante, mono*
800 REVUE DES DEUX MONDES.
tone. Elle repose sur une fable impossible, sur une calomnie à laquelle on ne
croit pas. On fait comme l'amant de cette jeune fille que la calomnie cherche
à flétrir : on la regarde, et l'histoire s'évanouit. Est-ce donc par les caractères
que la comédie nouvelle se soutient? Mais la plupart manquent de vérité; ils ne
vivent pas, parce que l'artifice de l'imagination s'y fait sentir en mille disso-
nances et en mille affectations. Il y a dans la pièce un homme d'esprit qui fait
la hête, selon le langage de l'auteur, et qui pourrait passer pour jouer le per-
sonnage tout contraire. La seule figure vraie et vivante peut-être est celle de
cette jeune fille, passant à travers toute cette atmosphère de calomnie qui
l'environne, comme un oiseau qui, par sa légèreté, échappe à tous les pièges.
M"^ Rachel n'a pu changer la fortune de Lady Tartufe; elle l'a peut-être ag-
gravée au contraire. M"" Rachel se démène au milieu de cette frêle action
comme une âme en peine, comme une ombre tragique qui cherche le poi-
gnard et qui va poser la main sur le fameux uniforme du singe du petit
Savoyard. Dans l'impuissance de M"" Rachel, dans la ligure qu'elle fait, éclate
tout entière Finégalité entre l'idée que l'auteur s'était proposée et les forces
réelles de son esprit. Et cependant dans cette comédie, qui n'est vraie que
par ridée première, qui n'intéresse que par momens, où le dialogue res-
semble le plus souvent à un monologue de l'auteur parlant sous tous les mas-
ques, dans cette comédie il y a encore bien des saillies mordantes, bien des
détails d'une observation non pas profonde, mais spirituellement paradoxale.
Il y a tout ce mouvement, tout ce pétillement d'un esprit distingué qui est
peut-être mieux à sa place dans un roman que sur la scène. On pourrait, à la
rigueur, être adorablement faux dans un roman, non au théâtre. Aussi n'est-il
pas surprenant que M'"" de Girardin se trouve au même instant lancer dans
le public une comédie qui n'aura qu'un succès douteux, et un roman qui est
une lecture agréable et charmante, comme Marguerite.
- Dans le système des compensations qui régit heureusement les choses hu-
maines, Marguerite vient à propos à côté de Lady Tartufe. Là, tous ces
détails piquans, tout cet esprit mobile et léger, tout ce manège de l'observa-
tion féminine, ces allusions qu'on jette ou qu'on retient, tous ces traits de
passion intime ou de fantaisie moqueuse, perdent bien moins leur reUef ou
leur grâce. M""" de Meuilles, Marguerite, est une jeune femme merveilleuse-
ment belle, languissante et pâle. Elle relève de maladie et a cet attrait char-
mant de la beauté qui renaît. Déjà veuve, elle est sur le point de se remarier
avec un cousin, Etienne d'Arzac, qui l'aime passionnément. Elle l'aime aussi;
elle l'aime avec calme, avec bonheur, avec un cœur content. Consultez l'au-
teur; il vous dira que c'est là le danger, qu'on n'aime pas pour être heureux,
mais pour être malheureux, que le véritable amour n'est pas celui qui jette
la joie dans votre vie, mais celui qui la ravage et la dévaste, — ce qui, à
vrai dire, dépend très probablement des goûts. Toujours est-il que Margue-
rite se trouve bientôt, sans y songer, entre l'amour heureux, représenté par
Etienne d'Arzac, et l'amour malheureux, fatal, impossible et inévitable, qui
s'offre à elle sous la figure de M. de La Fresnaye. L'amour heureux a beau
lutter, il est vaincu par l'amour ravageur, et le triomphe de ce dernier est le
signal de la mort de la pauvre Marguerite. Ce n'est point, on le voit, le
REVUEi CHRONIQUE. 801
sujet qui peut faire, par sa nouveauté, le suprême intérêt de Marguerite, ce
n'est ni la variété ni la puissance de l'action; mais sur ce thème délicat et
subtil l'auteur a brodé toutes sortes de variations charmantes. La fantaisie
railleuse se mêle à l'observation fine et i)énétrante. La main féminine se fait
sentir dans l'analyse des orages, des frivolités, des délicatesses d'un cœur de
femme, comme dans un détail de toilette jeté en passant. Ce qui distingue
donc Marguerite, c'est une certaine grâce mondaine, une certaine fleur de
distinction et d'élégance qui tranche avec les vulgarités du roman contem-
porain. Que faut-il de plus? N'est-ce point assez qu'une lecture de deux
heures qui intéresse et amuse? C'est un. mérite assez grand, il nous semble,
de ne point laisser place à l'ennui : il n'en faudrait pour preuve que Lady
Tartufe.
Brillantes réunions de théâtre, spirituelles peintures des amours mon-
dains, succès ou échecs littéraires, tout cela cependant ne s'efface-t-il pas
devant la réalité qui reprend en certains momens son empire et se manifeste
dans ce qu'elle a de plus saisissant au dehors? L'esprit d'insurrection, qu'on
croyait étouffé et qui n'était pas même endormi, vient en effet de faire une
apparition nouvelle à Milan, comme nous le disions. C'est le jour même du
carnaval que cette étrange tentative a eu lieu et a ensanglanté une fois de
plus la Lombardie. Des barricades ont été élevées, quelques attaques ont
été dirigées contre des casernes et des postes autrichiens; mais il a suffi de
quelques heures pour comprimer l'insurrection naissante. Malheureusement,
à la suite sont venues déjà des rigueurs trop explicables : un certain nombre
d'exécutions ont accompagné le soulèvement du 6 février. Ce mouvement
était-il préparé et combiné de longue date? Ce qui tendrait à le faire croire,
c'est l'agitation qui s'est produite simultanément sur divers points de la
Lombardie; mais il y a une preuve plus certaine : c'est la publication des
manifestes des comités de Londres. Il y avait longtemps que M. Mazzini et
M. Kossuth n'étaient apparus, la foudre en main, comme les Jupiters de
l'olympe révolutionnaire. Ce silence va mal à leur nature : ils ont besoin de
souffler la guerre quelque part. Il faut que ces inflexibles orgueils s'attestent
à eux-mêmes leur puissance par les immolations qu'ils causent et dont ils
sont les premiers coupables, M. Mazzini s'adresse donc aux Italiens pour leur
prêcher la guerre au couteau, et M. Kossuth prend la parole pour sommer
les soldats hongrois de faire cause commune avec les insurgés italiens. Rien
n'est plus curieux , au reste, que ce mélange d'excitations inouïes et de jac-
tance révolutionnaire, de fanatisme et de despotique violence, qui fait le
fonds de ce manifeste. M. Kossuth daigne apprendre au monde qu'il est
■plein d'activité, et qu'il est sur le point d'atteindre son but. Il ne peut se
défaire de ses allures de dictateur, et voici qu'au nom de sa nation il contracte
gravement des alliances; il fait des pactes avec M. Mazzini, qui a tout autant
de titres pour contracter au nom de l'Italie. Savez-vous les résultats? Ce
sont de pauvres diables qui vont pendre à une potence ou se faire fusiller à
Milan, tandis que MM. Mazzini et Kossuth rédigent des manifestes. Aujour-
d'hui, et on ne saurait s'en étonner, l'Autriche redouble de vigilance et de
sévérité. Les lois de l'état de siège sont appliquées dans toute leur rigueur
TOKE I. 52
802 REVUE DES DEUX MONDES.
sur toute la surface de la Lombardie, et viennent ajouter leurs dures condi-
tions aux froissemens légitimes de Finstinct national. 11 reste à souhaiter
que l'Autriche use avec modération d'une victoire facile sur la plus insensée
des tentatives; mais d'après l'mcessant travaU des sectes démagogiques, on
peut voir si c'est encore le moment pour la société européenne de se créer des
périls de fantaisie. Cette étrange et lumineuse révélation vient à point pour
les gouvernemens qui seraient tentés de se laisser aller à la politique des ar^
memens capricieux et des expectatives hostiles. En Angleterre même, il est
douteux que les principaux hommes d'état conservent les mêmes sentimens
qu'à l'époque des tournées provocatrices de lord Minto en Italie.
Les récentes affaires de Milan seront très probablement l'objet de quelque
discussion en Angleterre. Le parlement vient en effet de se rouvrir et de rendre
quelque animation à la vie politique, qui n'avait été variée, dans ces derniers
temps, que par l'excentrique gageure de M. Cobden. Dès les premières séances
du parlement, lord John Russell est venu faire une sorte de nouveau pro-
gramme; mais il est singulier de voir comme tous les programmes se débar-
rassent successivement de leurs promesses. Des divers projets qui avaient été
annoncés au début de l'administration nouvelle, la plupart, et la réforme
électorale notamment, sont renvoyés à l'année prochaine, et d'ici là, le mot
de la fable de La Foataine peut à coup sûr trouver sa réalisation. Au fond,
plus on examine, plus on sent qu'il y a dans le cabinet actuel , si considé-
rable et si brillant par les hommes, quelque chose qui doit empêcher sa
durée et le faire tomber quelque jour, au moment le plus imprévu, en dis-
solution. Les élémens d'opposition ne manquent pas; les occasions ne feront
pas défaut, et la division des partis pourra bien faire le reste. En atten-
dant, les chefs du parti tory, lord Derby dans la chambre des lords, et M. Dis-
raeli dans les communes, préparent leur campagne. Le ministère écarte bien
le plus qu'il peut les débats dangereux; mais, avant ou après les vacances de
Pâques, il faudra bien que la discussion des grandes questions ait son jour,
et alors peut-être pourra-t-on mieux voir quel fonds il faut faire sur la des-
tinée du cabinet actuel.
Les affaires de France n'ont pas cessé d'occuper vivement l'Allemagne. A
peine avait-on épuisé la question de la reconnaissance de l'empire, que celle
du mariage de l'empereur est venue ranimer la polémique. En Prusse, le
parti qui a dépensé tant d'activité pour retarder la reconnaissance du nouvel
empereur ne pouvait, sans inconséquence, applaudir à un acte si contraire
aux idées reçues parmi les théoriciens de la monarchie historique. Si les
fervens apôtres du parti féodal ont voulu rester fidèles à leurs immuables
principes, les organes semi-officiels du ministère prussien ont persévéré dans
les sentimens de conciliation qu'ils ont jusqu'à ce jour témoignés pour le
second empire français. Leur langage est d'autant plus à remarquer, que
l'opinion Fattribue en grande partie à M. Quelil, membre de la seconde
chambre, employé supérieur du ministère des affaires étrangères et généra-
lement regardé à Berlin comme le confident de M. de Mauteuffel. On peut
donc, à bon droit, voir dans les articles favorables à la France impériale l'ex-
pression de la pensée du gouvernement. Le désir de M. de Manteuffel est évi-
REVUE. CHRONIQUE. 80S
demment de repousser ostensiblement les déclamations fiévreuses des jour-
naux piétistes, bonnes seulement à entretenir entre les peuples l'irritation et
l'inquiétude.
Les débats parlementaires se poursuivent d'ailleurs en Prusse avec vivacité.
Le parti féodal vient de remporter coup sur coup deux avantages importans
dans les deux questions les plus graves qui aient depuis longtemps occupé les
chambres, la question de la pairie et celle de l'administration communale. La
première chambre a voté l'amendement du chef de l'extrême droite, le De
Maistre protestant de la Prusse, M. Stahl, qui confère au roi le pouvoir de nom-
mer les pairs à vie ou héréditairement. II est vrai qu'avant d'avoir force de
loi, cet amendement a besoin d'être agréé par la seconde chambre, et qu'il
peut encore échouer dans cette nouvelle épreuve. Cependant la seconde cham-
bre vient, de son côté, de voter l'abolition de la loi communale, de cette loi
célèbre qui devait être, dans l'espoir du parti libéral, le complément et l'ap-
pui de la constitution de 1850, et qui, à peine proclamée, a suscité contre elle
l'opposition ardente et aujourd'hui victorieuse de la haute noblesse et des ho-
bereaux. La seconde chambre, elle aussi, cède donc, momentanément du
moins, aux influences sur ce point triomphantes de la féodalité.
L'affaire du Monténégro continue en même temps d'occuper l'Allemagne, et
les mouvemens de troupes qui ont eu [lieu en Autriche vers la frontière otto-
mane ont un moment fait croire que la question ne se terminerait pas sans un
conflit diplomatique. Les inquiétudes que l'on pouvait concevoir à cet égard
semblent devoir se dissiper peu à peu. Le cabinet de Vienne, on le sait, a envoyé
à Constantinople en mission extraordinaire le prince de Leiningen , et cette
mission, à laquelle l'opinion s'était plu à attribuer d'abord un caractère agres-
sif, se présente maintenant sous un jour beaucoup plus rassurant. D'après
un article de la Gazette officielle de Vienne, le cabinet autrichien, qui a été
accusé d'encourager l'insurrection des Monténégrins , se bornerait aujour-
d'hui à demander à la Porte le maintien du statu qtio ante hélium et la pro-
messe de quelques concessions aux chrétiens de la Bosnie. Il est impossible
toutefois de ne pas être frappé du soin que l'Autriche met à se poser en pro-
tectrice des chrétiens dans les provinces voisines de ses frontières. C'est depuis
quelques années seulement qu'elle a pris cette attitude, et il semble qu'elle
veuille suivre en cela de tout point l'exemple de la Russie. Comme la Russie se
pique de protéger les Bulgares et les Serbes, l'Autriche affecte de revendiquer
le protectorat des Bosniaques et des Albanais catholiques. Au Monténégro, les
deux puissances se disputent le terrain; seulement ici la Russie a de l'avance
sur sa rivale. Cette rivalité d'ailleurs est exempte de tout sentiment d'hosti-
lité. L'Autriche croit avoir le même intérêt que la Russie à viser au partage de
Tempire ottoman. Tout spécieux qu'il soit, ce calcul est erroné, et l'Autriche
aurait moins à s'applaudir peut-être qu'elle ne l'imagine de la chute de la
Turquie; mais le rôle de protectrice des Slaves catholiques de Turquie lui
sourH depuis que les Slaves de la Hongrie méridionale et de la Bohême
lui ont rendu de si grands services dans les révolutions de 1848 et 1849,
Le gouvernement autrichien ne sait comment payer les services que lui rap-
pellent chaque jour avec amertume ces peuples non récompensés; c'est à
804 REVUE DES DEUX MONDES.
peine en effet s'il leur a accordé quelques-unes des nombreuses libertés qu'il
leur avait promises lorsqu'il avait si grand besoin de leur concours. Aujour-
d'hui il espère leur donner le change en les berçant de l'espoir d'affranchir
leurs frères, les raïas de la Turquie d'Europe. On a vu en effet que c'est à Jel-
lachich, serviteur zélé, depuis deux ans en disgrâce, mais dont le nom est
aujourd'hui nécessaire pour produire l'effet voulu, c'est à Jellachich que l'on
a donné le commandement du corps d'armée chargé de surveiller la frontière
ottomane. L'Autriche néanmoins ne saurait trop éviter d'intervenir par les
armes dans les troubles qui agitent en ce moment une partie de la Turquie.
Jouer avec une insurrection quelconque, c'est jouer avec le feu, et s'il est un
pays qui ne puisse pas se permettre ce jeu-là sans danger, c'est peut-être
l'Autriche. En déclarant, par l'organe de la Gazette de Fienne, que la misr
sion du prince de Leiningen était une mission pacifique et conciliatrice, le
gouvernement de l'empereur François-Joseph a donné un gage de la modé-
ration intelligente qu'il continuera de porter, on aime à le croire, dans ses
rapports avec la Turquie.
A Constantinople, la publication du nouveau firman relatif à l'administra-
tion du pays a causé d'abord de vives inquiétudes. On a craint, dans le pre-
mier moment de surprise, que la charte de Gulhané ne fût menacée dans ses
principes mêmes. La politique incertaine que le ministère suit depuis quel-
ques mois entre les idées du parti de la réforme et celles du vieux parti turc
semblait justifier ces craintes. Le nouveau firman n'a pas cependant le carac-
tère fâcheux qu'on s'était trop pressé de lui attribuer, il n'a pour but que de
centraliser l'action du pouvoir et de resserrer les forces des administrations
provinciales, jusqu'alors trop éparpillées et sans unité. Il profitera à la fois
aux gouverneurs des provinces, qui tiendront désormais sous leur main tous
les agens secondaires de leur ressort, et à l'autorité centrale, devant laquelle
les gouverneurs seront seuls responsables pour leurs propres fautes, comme
pour celles de leurs agens. En un mot, une plus grande unité régnera dans
l'administration, et la responsabilité, en se simpliliant, deviendra plus réelle.
Tels sont les points saillans du nouveau firman. Pour en juger plus à fond,
il faut en attendre les conséquences. Puisse-t-il servir à réparer les fautes
qui ont été commises depuis quelques mois en Turquie ! ch. de mazade.
REVUE MUSICALE.
La saison musicale se développe, cette année, avec une grande richesse
d'incidens. Une fièvre de distractions s'est emparée de la société parisienne.
Les réunions des gens de loisir et de goût, vivant des mêmes idées, aspirant
au même but, se multiplient. On s'assemble, on cause, on s'entend, et, en se
voyant, en si nombreuse compagnie, participer aux mêmes jouissances de
l'esprit, on se raffermit dans cette pensée, que rien de grand et de durable ne
peut se faire en France en dehors des classes éclairées, qui sont les déposi-
taires de la civihsation européenne.
REVUE. — CHRONIQUE. 805
L'Opéra s'est enfin passé la fantaisie de la Louise Miller de M. Verdi, dont
la première représentation avait été retardée indéfiniment et qu'on aurait
pu retarder encore sans grand dommage pour l'art et les plaisirs du public.
Traduit en français par un homme d'esprit qui a l'habitude de ces sortes de
trahisons, comme dit le proverbe italien, l'ouvrage du compositeur ultra-
montain, bien loin de gagner à ce changement de climat, y a perdu quel-
ques-unes des qualités qu'il possède dans la langue où il a été conçu. Nous
ne reviendrons pas sur la musique et le sujet de Louise Miller, dont nous
avons déjà apprécié le mérite et signalé les faiblesses. 11 nous suffira d'ajou-
ter aujourd'hui que, dans la grande salle de l'Opéra, l'œuvre de M. Verdi a
produit un effet encore plus fâcheux qu'au Théâtre-Italien, et qu'il sera bien
difficile au trop célèbre maestro de réparer le double échec qu'il vient d'é-
prouver à Paris. Tout le monde a été frappé de la pauvreté de cette musique
violente et de courte haleine, qui ne révèle ni l'originalité de l'inspiration ni
la main d'un vrai maître. C'est une très mauvaise imitation de l'école alle-
mande et particulièrement du Freyschutz de Weber, qui est à M. Verdi ce que
Corneille est à Crébillon. L'exécution est très imparfaite. MM, Gueymard et
MorelU crient et hurlent à l'envi l'un de l'autre, et, quant à M"* Bosio, qui
est chargée du rôle de Louise, c'est une cantatrice sur le retour, dont la voix
de soprano aigu manque de timbre dans les cordes du médium et accuse la
fatigue dans le registre supérieur par une vibration qui tourmente l'oreille.
Du reste, M""^ Bosio est une artiste de mérite qui a du feu, de la flexibilité
dans l'organe. Elle a fait ressortir certaines parties de son rôle que M"'= Cru-
velli avait complètement négligées. On peut se demander cependant s'il était
bien nécessaire d'engager une cantatrice nouvelle pour chanter la partie de
Louise, et si M'"^ Tedesco, avec sa belle voix limpide et froide comme de la
glace, n'aurait pas suffi à l'entreprise. Que faites-vous donc de M"* La Grua,
jeune et jolie personne que vous laissez se morfondre avec sa belle voix
vigoureusement trempée, et qui n'a pu se produire jusqu'ici que dans le Juif
errant, qui ne marche plus, ou dans Robert, pour remplacer de temps en
temps M"* Poinsot, dont vous aimez tant les intonations fausses et la voix
criarde?
Depuis que Marco Spada a pris possession de son succès, qui est loin de
s'épuiser, le théâtre de l'Opéra-Comique, dont on ne peut que louer l'acti-
vité, a donné un tout petit acte, le Miroir, dont la musique est de M. Gastinel,
grand prix de Rome, qui vient de faire avec distinction ses premières armes.
Le Sourd ou l'Juberge pleine, cette grosse facétie du comédien Desforges, qui
remonte à l'année 1790 et qui a été arrangée depuis pour tous les théâtres
de Paris, vient aussi de prendre le masque d'un opéra-comique en trois actes.
La musique de cette bonne plaisanterie de carnaval a été accommodée avec
esprit et adresse par M. Adam, qui était là dans son véritable élément.
M. Sainte-Foy, dans le rôle de Danières, est d'un comique achevé. M"* Lemer-
cier rend aussi avec malice l'accent et les allures d'une franche Provençale.
Un succès de meilleur aloi est celui que vient d'obtenir un charmant petit
opéra en un acte, les Noces de Jeannette. Le sujet de cette pièce, qui n'est pas
sans présenter à l'esprit quelque rapport lointain avec le Champi et les au-
tres fables paysanesques de M"" George Sand, a été choisi avec goût et leste-
806 REVUE DES DEUX MONDES.
ment mené par MM. Carré et Barbier, les auteurs du poème un peu profane
de Galatée. Jean, un joyeux compagnon de village, vient de l'échapper belle :
il a failli se marier! Mais au moment de signer le contrat, le cœur lui man-
que, et il se sauve comme un conscrit qui préfère la liberté aux illusions de
la gloire. Rentré chez lui, Jean no se sent pas d'aise de se retrouver Jean tout
court comme devant ; mais Jeannette n'est pas de cet avis, et eUe vient lui
demander raison de l'outrage qu'on lui a fait. Elle s'établit sans façon dans la
chaumière de son fiancé rebelle, et par un tissu de petites ruses féminines,
d'agaceries et de bons sentimens, elle parvient à changer les dispositions
libertines de son amant, qu'elle enlève au célibat, au grand contentement de
Jean lui-même. Telle est la donnée de cette petite pièce, que certains mots
un peu risqués et une scène de brusquerie maritale un peu forte n'empêchent
pas d'être écoutée avec plaisir. La musique est de M. Victor Massé, connu
déjà par deux autres ouvrages qui ont eu du succès, la Chanteuse voilée et
Galatée. L'ouverture, composée d'un seul motif qui n'a rien de bien saillant,
commence par une sonnerie de cloches qui annonce le mariage qui va s'ac-
complir, et qui ne mérite pas autrement d'être remarquée. Il y a quelques
détails heureux dans le premier air que chante Jean en se félicitant d'être
encore garçon, et la première romance de Jeannette est agréable aussi, sans
sortir toutefois des banalités du genre. Les couplets bachiques chantés par
Jean derrière la coulisse ont de la couleur. C'est le morceau le mieux réussi
de tout l'ouvrage, en y ajoutant la charmante petite romance qui s'échappe
du cœur de Jeannette pendant qu'elle raccommode la veste de son futur. L'aii*
un peu prétentieux et tout rempli de vocalises par lesquelles Jeannette agace
le cœur de son mari, en luttant avec le rossignol, ressemble à tous les mor-
ceaux de bravoure possibles qui n'ont d'autre mérite que de faire briller la
flexibilité d'organe de la cantatrice. Ce petit ouvrage, sans rien ajouter à la
réputation que M. Massé s'est honorablement acquise comme musicien gra-
cieux, qui a plus de distinction que de force et d'originahté, la confirme en
laissant subsister le doute si, dans un cadre plus grand, le jeune maestro
serait aussi heureux. A la place de M. le directeur de l'Opéra-Comique, nous
engagerions M. Massé à ne point se hâter de quitter le rivage fleuri de l'idylle,
et à rester encore quelque temps dans un genre modeste et limité. Un ou deux
actes tout au plus doivent suffire à la muse délicate de M. Massé, qui a besoin
d'apprendre beaucoup de choses : à varier son style et ses couleurs, à ren-
forcer ses mélodies par un meilleur choix de la seconde phrase complémen-
taire, partie délicate de la composition où échouent tant de musiciens qui
visent à chanter le vainqueur des vainqueurs de la terre. Et puisque nous
engageons M. Massé à^con tenir son ambition et à retarder de quelque temps
encore son vol dans une sphère plus élevée, mais plus dangereuse, qu'il nous
permette de lui signaler un sujet qui conviendrait à son agréable talent. Nous
voulons parler du roman de M"* Sand, André, d'où l'on pourrait tirer deux
actes d'une fine et charmante comédie qui serait, ce nous semble, une heu-
reuse continuation de Galatée et des Noces de Jeannette, fort bien jouées
par M. Coudère et par M"* Miolan, qui chante comme un ange.
Le Théâtre-Italien [se débat toujours au milieu d'inextricables difficultés.
Après Luisa Miller , dont les représentations ont été brusquement interrom-
REVUE. CHRONIQUE. 807
pues, on a repris II Proscritto, c'est-à-dire YErnani de M. Verdi, opéra en quatre^
actes, dans lequel M'"' Cruvelli nous est apparue il y a trois ans. Ni le talent
de la jeune cantatrice qui est chargée du rôle d'Elvira, ni la partition du
compositeur italien n'ont retrouvé cette année la même faveur qu'en 1830;
c'est que le temps marche vite pour les talens surfaits et pour les œuvres qui
ne sont ni les enfans du génie, ni le produit de la science des maîtres. Le
directeur, M. Corti, qui est un homme actif et qui commence à comprendre
que le public de Paris n'est pas tout à fait aussi facile à séduire que le public
de Milan, a voulu porter un grand coup en mettant en scène le Don Juan
de Mozart. Nous ne ferons pas l'éloge d'Hercule, comme dit un proverbe
grec, et nous nous abstiendrons d'apprécier une œuvre qui est classée depuis
longtemps au nombre des rares merveilles de l'esprit humain; nous nous
permettrons seulement de dire à la direction du Théâtre-Italien que la par-
tition de Mozart exige, pour être dignement interprétée, six virtuoses de
premier ordre, un grand spectacle et des chœurs nombreux et bien discipli-
nés. Excepté M. Calzolari, qui n'a pas trop mal chanté l'air de don Ottavio,
il mio tesoro, excepté le trio des masques qui a été rendu au moins avec
ensemble, tout le reste de cette création divine, qui ne sera jamais comprise
que d'un petit nombre d'initiés, a été complètement défiguré. On ne s'ima-
ginerait jamais quels gestes, quels accens, quelles vociférations tudesques
M"" Cruvelli a prêtés au caractère si noble et si pathétique de dona Anna !
Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu'ils font.
Au troisième théâtre lyrique, où règne une activité vraiment désespérante,
on vient de représenter une sorte de mimodrame, le Lutin de la Fallée,
pour servir de prétexte aux exercices chorégraphiques de M. Saint-Léon, qui
a quitté l'Opéra avec armes et hagages. M. Saint-Léon a le très grand tort
de jouer beaucoup trop du violon pour un danseur, et d'abuser de ses jambes
encore plus que de son archet. Nous ignorons vraiment quel plaisir on peut
éprouver à voir ces espèces de monstres qu'on nomme vulgairement des dan-
seurs venir grimacer sur une scène et présenter aux regards des poses au
moins indécentes qui n'expriment ni la grâce de la femme, ni la virilité sé-
rieuse et noble qui sied à l'homme. Quoi qu'il en soit de ces luttes de boxeurs
dans lesquelles brille surtout M. Saint-Léon, le Lutin de la Fallée n'a d'autre
mérite que d'avoir mis en évidence le talent d'une charmante danseuse,
M"* Guy-Stephan, qui s'y est fait justement applaudir.
La Société des Concerts a inauguré le 7 janvier la vingt-sixième année de
son existence. La Symphonie Héroïque de Beethoven y a été exécutée avec la
perfection accoutumée, sauf l'intégrité de certains mouvemens que M. Girard,
le chef d'orchestre, semble disposé à ralentir de plus en plus. Après des frag-
mens de l'Armide de Gluck, un jeune virtuose sur la flûte, M. Altès, a exé-
cuté avec un rare talent les Chants du Rossignol, espèce de vocalises de sa
composition, où il a su grouper avec goût toutes les difficultés de son instru-
ment. M. Altès, qui est élève de M. Tulou, est digne de marcher sur les traces
de son maître. La séance s'est terminée par le chœur final de l'oratorio de
Beethoven, Christ au mont des Oliviers, morceau grandiose et d'un effet vrai-
ment dramatique. La seconde séance de la Société des Concerts a eu lieu
le dimanche 23. La symphonie avec chœurs de Beethoven remphssait le pre-
808 REVUE DES DEUX MONDES.
mier numéro du programme. Cette composition colossale, où le maître semble
avoir voulu fondre dans une même conception tous les styles et toutes les
formes musicales connues, depuis le récitatif dramatique jusqu'à l'hymne de
grâce, et dans laquelle il offre le spectacle d'une imagination où l'on trouve
la fantaisie adorable de l'Arioste s' unissant à la fougue idéale de Shakspeare,
cette neuvième et dernière symphonie a été exécutée avec un très grand en-
semble dont le public commence à comprendre la grandeur. Toutefois nous
devons ajouter que le scherzo a été pris trop lentement par M. Girard, qui
communique à tout ce qu'il touche son flegme désespérant. Après l'hymne
d'Haydn, exécuté par les instrumens à cordes, morceau exquis par la suavité
des idées autant que par la clarté de l'harmonie, M"* Laborde a chanté un
Incarnatus est de Mozart avec accompagnement obligé de flûte, hautbois et
basson, qui est aussi peu digne du nom qui l'a signé que de la Société des Con-
certs qui l'a choisi. Il faut honorer les maîtres dans les œuvres immortelles
qu'ils ont laissées et couvrir leurs faiblesses d'un silence respectueux. C'est
l'auteur à'Jthalie, de Britannicus et d'Jndromaque qu'admire la postérité, et
non pas celui des Frères ennemis et d'Jleœandre. Le goût d'une époque éclai-
rée comme la nôtre ne doit se laisser fasciner par aucun génie particulier,
il faut juger les choses dans leur essence et conformément à la raison. Les
chœurs des génies de \'0bero7ide Weber, qui ont été chantés avec beaucoup
d'ensemble et de justesse, et l'ouverture de Guillaume Tell, ont complété le
programme de cette belle fête de l'art. Le troisième concert, qui a eu lieu le
6 février, a commencé par une agréable symphonie de M. Félicien David, qui
renferme quelques parties estimables, entre autres Y amiante, dont on a remar-
qué le thème élégant, qui rappelle fortement la manière d'Haydn. M. Félicien
David est un musicien distingué, un homme de goût qui, sans avoir un grand
nombre d'idées nouvelles, tire assez bonfparti de son inspiration, et se meut
avec grâce dans les limites très étroites de son empire. Après une scène de
VEuryanthe de Weber, dont M. Girard a encore méconnu le caractère et le
mouvement, la scène s'est terminée par la symphonie en la de Beethoven.
La Société de Sainte-Cécile, fondée et dirigée par M. Seghers, marche à
grands pas sur les traces de la Société des Concerts, son aînée et son émule.
Dans un premier concert en dehors de l'abonnement, on y a exécuté avec un
ensemble parfait la cinquante et unième symphonie d'Haydn et puis un
Ave, verum, pour voix de ténor et chœurs de M. Gounod, morceau moins
remarquable par la nouveauté de la mélodie que par le style vraiment reli-
gieux dont il est empreint. Les deux concerts d'aboimement qui ont succédé
ont été aussi très briUans, et le public a pris définitivement sous sa protec-
tion cette réunion d'artistes courageux qui, sous la direction d'un chef habile
et tenace, ont élevé presque une institution publique qui mériterait de fixer
l'attention du gouvernement.
A côté de ces deux grandes sociétés consacrées à l'exécution des admi-
rables poèmes de la musique instrumentale, il est juste de mentionner quatre
vaillans virtuoses, MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, qui se sont
voués à l'interprétation (le mot est ici parfaitement à sa place) des derniers
grands quatuors de Beethoven. Est-il nécessaire de rappeler qu'au milieu de
'œuvre immense de Beethoven, ce génie aussi fécond que subUme a composé
REVUE. — CHRONIQUE. 809
dix-sept quatuors pour instrumens à cordes, dont les cinq derniers renfer-
ment de telles difficultés et de telles hardiesses d'harmonie, qu'ils sont restés
à peu près incompris jusqu'à nos jours? A Vienne et presque sous les yeux
de Beethoven, on essaya vainement de les déchiffrer d'une manière suffisam-
ment intelligible, en sorte que les uns considéraient ces terribles quatuors
comme le dernier effort d'un génie grandiose, mais affaibli par l'âge et les
infirmités, tandis que les autres y voyaient la révélation d'une phase nou-
velle de la musique instrumentale. La vérité, comme on le pense bien, n'était
dans aucune de ces opinions extrêmes, et, grâce à l'exécution tout à fait
remarquable de MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, nous pouvons
apprécier maintenant avec plus de confiance quelle est la valeur des der-
nières compositions du sublime symphoniste. Comme tous les hommes supé-
rieurs qui ont beaucoup écrit et que la Muse a visités de bonne heure, Beet-
hoven a modifié son style et ses idées en suivant l'impulsion irrésistible du
temps. Après avoir procédé d'Haydn et de Mozart, il s'est brusquement
dégagé de la tradition de ses maîtres en donnant l'essor à son propre génie
et en produisant les grandes conceptions de sa maturité, qui se prolonge jus-
qu'en 1820. A partir de cette époque, Beethoven entre dans une nouvelle
voie; il conçoit des combinaisons plus hardies, entrevoit des horizons inex-
plorés, il veut enfin produire des œuvres qui ne ressemblent en rien à celles
déjà connues. La neuvième symphonie avec chœurs dont nous avons parlé
plus haut, les cinq derniers grands quatuors et quelques sonates pour piano
. sont le résultat de cette détermination un peu systématique. Sans entrer dans
les détails techniques dont nous pourrions appuyer notre jugement, on peut
affirmer que le caractère général des dernières compositions de Beethoven,
c'est la hardiesse parfois excessive des combinaisons harmoniques et le
dédain des formes consacrées non-seulement par la théorie, mais aussi par
les œuvres des maîtres. Pour résumer notre opinion sur les cinq derniers
quatuors de Beethoven, nous dirons franchement qu'à côté de pages incom-
parablement belles, on y remarque des étrangetés, des bizarreries qui sem-
blent plutôt le résultat d'un système arrêté que le libre épanchement d'une
inspiration nouvelle. 11 y a des parties merveilleuses qui ne ressemblent à
rien de ce qu'on connaît et où chaque instrument s'agite dans un espace
immense, et comme s'il était chargé de la partie dominante; mais le tout
manque de proportions et de cette coordination des idées secondaires qui est
le signe indélébile des conceptions vraiment belles. Quoi qu'il en soit de
l'opinion qu'on peut avoir de ces quatuors, ce qu'il y a de mieux à faire,
c'est d'aller les entendre exécuter par les quatre artistes courageux et habiles
qui attirent à leurs séances tout ce qu'il y a à Paris d'amateurs distingués.
Depuis que la symphonie a été créée par Haydn, admirablement traitée
par Mozart et agrandie par le génie prodigieux de Beethoven, une foule de
compositeurs s'est éprise d'un attrait bien dangereux pour cette forme su-
prême de la musique instrumentale. Sans parler de l'Allemagne, où s'est
produit un grand nombre d'imitateurs, parmi lesquels Mendelssohn est in-
contestablement le plus distingué de tous, la France a vu naître aussi quel-
ques compositeurs de mérite qui se sont essayés avec plus ou moins de succès
'810 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la musique instrumentale. MM. Onslow, Reber, Berlioz, Félicien David,
ont fait des symphonies qui ont trouvé des appréciateurs plus ou moins cha-
leureux, mais que la grande masse du public éclairé a laissé passer sans trop
y prendre garde. C'est qu'il en est un peu de la symphonie comme d'un poème
épique : s'il n'est exquis, s'il ne reflète pas les vives et puissantes clartés de la
passion et du génie, il n'a pas de raison d'être. Pour un Homère, pour un
Virgile, pour un Dante, un Tasse, un Arioste, un Milton,un Camoëns, un Wie-
land, etc., que de milliers de prétendus poèmes ont été fabriqués, dont le
souvenir ne s'est conservé que dans le catalogue des bibliomanes ! De nos
jours encore, et malgré le naufrage de la Henriade, n'a-t-on pas vu des
hommes d'esprit conserver l'illusion du poème épique, et charger leurs ba-
gages littéraires du poids énorme d'une Philippêide! Redisons-le, la sym-
phonie n'est point une conception ordinaire qu'il soit permis d'aborder sans
terreur. Elle suppose de la part de l'artiste la plus grande ambition e t les
plus hautes facultés de l'esprit, et c'est pourquoi il n'est donné qu'à un très
petit nombre d'êtres privilégiés d'y réussir.
M. Théodore Gouvy est un jeune compositeur français qui habite l'Alle-
magne et qui cultive avec succès la musique instrumentale. Disciple de Men-
delssohn, comme le sont presque tous les symphonistes modernes, parce qu'il
est plus facile d'imiter un maître qui a plus de savoir que de génie, M. Gouvy
s'est fait connaître par une symphonie qui a été exécutée par la société
Sainte-Cécile il y a deux ans. Celle qu'il a fait entendre cette année dans un
concert qu^il a donné le 10 janvier renferme de très bonnes parties, le lar-
ghetto, par exemple, et le scherzo, qui a de la grâce. Une sérénade pour
instrumens à cordes, qui remplissait le troisième numéro du programme,
est aussi un morceau agréable, rempli d'émotion et d'élégance. Sans doute
qu'on pourrait désirer plus d'invention dans la musique de M. Gouvy, et quel-
ques-unes de ces témérités qui font pardonner bien des fautes; mais des dé-
tails ingénieux, de la clarté dans le plan général, de la sobriété et parfois de
l'onction et de la grâce dans les mélodies, sont des qualités secondaires qu'on
rencontre souvent dans les compositions de M. Gouvy, et qui recommandent
son nom à la critique sérieuse. N'est-il pas curieux aussi de trouver une
femme parmi le très petit nombre de musiciens français qui se sont voués à
la musique instrumentale? M""* Farrenc, professeur de piano au Conserva-
toire, est sans contredit une artiste de distinction. Élève de Reicha pour
l'harmonie et le contre-point, M"^' Farrenc a composé des sonates, des trios,
un septuor pour instrumens à vent, et trois symphonies, dont la dernière en
sol inîneur, a été exécutée dans la salle Herz le 14 janvier. Il y a de très
bonnes choses dans cette symphonie, et le scherzo surtout est rempli de dé-
tails piquans, déduits avec beaucoup d'adresse et ramenés au thème avec une
sûreté de main vraiment remarquable, et dont beaucoup de compositeurs
célèbres pourraient être jaloux.
Deux célèbres violonistes, MM. Vieuxtemps et Sivori, se trouvent actuelle-
ment à Paris. M. Vieuxtemps, dont nous avons déjà apprécié le mérite, a
donné deux concerts qui ont été fort suivis, et puis il s'est fait entendre deux
fois à l'Opéra, où il a produit moins d'effet que dans la salle Herz, mieux
REVUE. CHRONIQUE. 811
appropriée à la nature de son talent, plus énergique que tendre. En effet,
M. Vieux temps, qui est sans contredit un virtuose de premier ordre, possède
les plus rares qualités du violoniste sévère, un style grandiose, une puissante
sonorité, mie justesse remarquable et une netteté parfaite dans les difficultés
les plus ardues. Son coup d'archet est vraiment magistral; il se promène avec
noblesse sur la corde frémissante, qui chante toujours et ne crie jamais. Les
effets de la double corde accompagnés de pizzicato, les sons harmoniques les
plus aigus, les grands arpèges qui embrassent presque simultanément deux
et trois octaves, enfin tous les artifices du mécanisme semblent un badinage
sous les doigts de l'artiste. Au milieu de ces prodiges d'exécution, on regrette
de ne pas trouver chez M. Yieuxtemps une sensibilité plus expansive et plus
pénétrante, une imagination plus colorée, quelques rayons de cette sponta-
néité divine qui est le signe des vocations supérieures. Les compositions de
M. Vieuxtemps, sans atteindre, ainsi qu'on a osé l'affirmer étourdiment, à la
hauteur de la musique des maîtres, se font remarquer cependant par des qua-
lités solides. Le Concerto en ré mineur qu'il nous a fait entendre à ses deux
soirées renferme des parties excellentes, Yandante religioso et le scherzo, et
Ton peut dire que dans M. Yieuxtemps le compositeur et le virtuose s'étaient
et se complètent d'une manière tout à fait remarquable.
M. Sivori est Italien. Il est de Gênes, de la ville même qui a vu naître Paga-
nini, dont il est l'élève. Aussi, de tous les violonistes qui se sont précipités
sur les traces de l'admirable virtuose, M. Sivori est-il celui qui approche le
plus de son modèle. De la fougue, du brio, de la passion, une sensibilité ex-
quise, une bravoure extraordinaire, et tout cela avec une justesse, un fini,
une désinvolture vraiment incroyables, telles sont les principales qualités du
talent de M. Sivori. 11 chante, il pleure, il rit sur son violon comme un vrai
démon. 11 faut lui entendre jouer le grand concerto en si viineur de son maître
Paganini. Quel charme, quelle bonne humeur, quelle gaieté franche et naïve !
Il y a du poète dans l'imagination de M. Sivori, quelque chose de cet estro
lumineux et enfantin qu'on trouve dans l'Arioste ou dans lesfabbie de Gozzi.
M. Sivori est né violoniste, et il joue tout aussi bien la musique de Mozart et
de Beethoven que celle des Corelli, des Tartini, des Yiotti et des Paganini.
MM. Yieuxtemps et Sivori sont aujourd'hui les deux plus habiles et plus célè-
bres violonistes qu'il y ait en Europe. Un jeune allemand nommé Joachim,
qui est venu à Paris en 1849, qui a longtemps habité Leipzig, et qui réside
maintenant à la cour de Weimar, ne tardera pas à s'élancer aussi dans la car-
rière, où il ne sera pas facile de le vaincre et de lui disputer le premier rang;
auquel aspire son ambition.
Bien que né en Belgique, M. Yieuxtemps est un violoniste de l'école fran-
çaise, dont il possède les quahtés les plus saillantes, tandis que M. Sivori ne
saurait récuser l'Italie pour sa mère, qui l'a nourri de ses mamelles fécondes.
S'il nous fallait caractériser en quelques mots ces deux artistes et les deux
pays qu'ils représentent, nous dirions que l'un joue du violon en grand pro-
fesseur et en musicien consommé, l'autre en enfant gâté de la nature, qui l'a
doué des dons les plus précieux. Lutteurs intrépides tous les deux et maîtres
de leur instrument, ils s'en servent chacun d'une manière différente. M. Yieux-
812 REVUE DES DEUX MONDES.
temps ne vous laisse jamais oublier qu'il joue du violon, que les merveilles
de mécanisme qu'il accomplit sous vos yeux sont de la plus grande diffi-
culté et lui ont coûté bien de la peine, tandis que M. Sivori a l'air d'ignorer
qu'il tient à la main l'un des instrumens les plus compliqués qui existent, et
il vous chante comme une Malibran ou comme un fanciullo :
Ghe piangendo e ridendo pargoleggia.
P. SCUDO.
REVUE LITTERAIRE.
l'histoire et la littérature en DANEMARK.
. Nous avons signalé tout récemment (1) quel ascendant avait acquis en
Danemark, pendant l'année qui vient de s'écouler et pendant celles qui l'ont
précédée immédiatement, les études d'archéologie et de statistique. La htté-
rature religieuse, et celle qu'on peut appeler la littérature d'imagination,
c'est-à-dire le poème, le roman, le théâtre, n'y sont pas restées stériles. Sin-
cèrement protestante, la presse danoise publie chaque année un grand
nombre de dissertations théologiques, de sermons et d'exégèses, sans égaler
pourtant sous ce rapport l'activité un peu diffuse des presses américaine et
anglaise. Cette littérature religieuse a surtout produit dans les dernières
années les nombreux ouvrages de MM. Kierkegaard et Martensen, le premier
animé d'une foi profonde et appliquant la méthode socratique à l'enseigne-
ment d'un dogme rigoureusement observé, le second se rapprochant davan^
tage des méthodes du rationalisme, tous deux ennemis des systèmes scepti-
ques de l'Allemagne et tous deux popularisant leurs idées par le charme d'un
style pur et élevé. Avec ces deux écrivains de talent, des hommes de mérite,
comme le fougueux M. Grundtvig et le vénérable évéque de Copenhague,
M. Mynster, donnent à la parole évangéhque en Danemark la dignité et
l'éclat. L'histoire religieuse, étudiée par de nombreux théologiens, y produit
de nombreux mémoires, destinés soit aux différens recueils théologiques,
soit à la section liistorique et philosophique des Jetés de la société royale
danoise. C'est dans ce dernier recueil qu'a paru tout récemment, pour être
ensuite publié à part, un beau travail de M. Scharling, professeur de théo-
logie à l'université de Copenhague, sur les doctrines, l'mfluence et la vie si
peu connues de Molinos (2).
Le livre de M. Scharling mérite qu'on s'y arrête. Les luttes religieuses de
l'époque dont il s'occupe ont été trop rarement étudiées. Le xvi^ siècle avait
été pour l'église une époque d'agitations et de déchiremens : le siècle suivant
(1) Voyez la livraison du 15 janvier.
(2) Michael de Molinos, Et Billede fra det ITde Aarhundredes Kirke Historié (Michel
de Molinos, Épisode de l'Histoire ecclésiastique du dix-septième siècle), m-k°, Copen-
hague, 1852.
REVUE. CHRONIQUE. 813
amena un grand mouvement de ferveur et de foi. Parmi les protestans, c'était
une ardeur de néophytes; quant à l'église romaine, elle s'était réformée elle-
même en présence de la réforme luthérienne : de part et d'autre, les âmes se
rattachaient plus fortement au dogme et à toutes les prescriptions du culte
extérieur. Contre cet ascendant qui semblait ennemi de toute liberté d'esprit,
on vit s'élever, pendant la seconde moitié du xvn" siècle, une réaction dont les
effets, qui se sont produits dans le protestantisme aussi bien que dans le sein
de l'église romaine, ont pris les différens noms de quakérisme, piétisme, jan-
sénisme et quiétisme. Le quiétisme en particulier, sans offrir la même éléva-
tion de doctrine que la plupart des systèmes mystiques sur lesquels il croyait
cependant renchérir, en offrait tous les dangers. Il n'atteignait pas à leur
hauteur, car il ne donnait pas à l'âme le ressort nécessaire pour un pareil
élan ; mais il la détachait également des Mens qui lui sont salutaires. L'âme
a besoin, non à cause de sa nature tout indépendante et divine, mais à cause
sans doute de son alliance avec le corps, que certaines attaches la maintien-
nent dans la voie où notre intelligence peut l'accompagner et la suivre. C'est
Justement le sens précis du mot religion de signifier que le dogme et le culte
extérieur sont destinés à remplir ce rôle nécessaire. M. Scharling, habile
théologien, nous semble pourtant avoir tenu trop peu de compte de ces prin-
cipes dans son récent travail sur Molinos. Le théologien danois ne refuse pas
à l'église catholique le droit dont elle a usé de condamner et de réprimer les
erreurs du quiétisme, mais il considère volontiers Molinos comme une sorte
de saint qui tenta, au xvn« siècle, d'introduire dans l'église romaine une
réforme consistant à ramener les âmes du culte extérieur à la rehgion inté-
rieure. M. Scharling appellerait volontiers Molinos un protestant au milieu
de l'église romaine; il pense que MoUnos a dissimulé, afin d'échapper le plus
longtemps possible à toute condamnation. 11 va jusqu'à croire qu'il n'était
pas véritablement mystique ou quiétiste, et qu'il a feint cette hérésie pour
faire passer sous une apparence peu redoutée les doctrines destinées à régé-
nérer l'église catholique dans le sens protestant. Il le nomme un Hamlet
religieux. — Cependant M. Scharling sait fort bien que Hamlet, à force de
contrefaire la folie, est devenu fou lui-même, et que la contagion de sa dé-
mence a coûté la vie à la pauvre Ophélia. Que Molinos ait feint ou non d'être
quiétiste, ce serait donc tout un pour ce qui le concerne et pour ses disci-
ples. L'a-t-il été en effet, et ses doctrines étaient-elles réellement dangereuses?
Nous ne croyons pas qu'il soit possible de le nier.
Une chose entr'autres peut expliquer que M. Scharling soit devenu partial
pour son héros, c'est qu'il en a étudié la vie et toutes les pensées avec un soin
curieux. Nous ne possédions pas de biographie exacte de Molinos avant ce
travail si complet, dont la lecture éclairera plusieurs points de l'histoire
religieuse du xvn* siècle. M. Scharling s'est montré, dans ce travail, non pas
seulement théologien disert et délié, mais historien sévère. 11 a recueilli dans
des livres et des manuscrits peu connus nombre de témoignages sur Molinos
qui voient le jour pour la première fois, et, ce qui ne gâte rien, il met ha-
bilement en scène les épisodes dramatiques de la vie de son héros, qu'il suit
jusqu'aux derniers momens.
Ik
814 REVUE DES DEUX MONDES.
Le sentiment religieux, toujours présent, donne au livre de M. Scharling
sur la vie de Molinos une valeur plus grande encore que celle qu'il emprunte
à ré tendue et à l'exactitude des documens nouveaux rassemblés par l'au-
teur. C'est ce même sentiment, souvent profond, presque jamais mys-
tique, chez les écrivains danois, qui a plus d'une fois inspiré les poètes con-
temporains. 11 a dicté tout récemment à M. C.-H. Thurah une intéressante
paraphrase du Cantique des Cantiques, Savons Rose. Nous le retrouvons sur-
tout comme le trait principal d'un curieux poème : l'Jdam Homo, de M. Pa-
ludan-Muller. M. MuUer s'est surtout appliqué à donner, dans son récit presque
épique, une peinture exacte et piquante de la vie réelle; mais, malgré les spi-
rituelles couleurs et la finesse de son pinceau, souvent satirique, j'aime mieux
relever d'abord ce que la pensée religieuse donne d'élévation à sa conception
poétique. Adam Homo, après une enfance naïve et un pur amour contracté au
village, voit la ville et le grand monde; il y perd ses croyances et le senti-
ment d'une passion qui était généreuse et que partageait la douce Aima. Ses
aventures dissipent ses belles années et lui ravissent, après l'espoir du bon-
heur, celui de la fortune. Il retrouve à son lit de mort cette Aima qu'il a
abandonnée, qui s'est vouée au soin des malades, et qui, devenue son bon
ange, inspire les dernières comme les premières pensées de son âme. Il meurt
avec la conscience amère d'une vie perdue, il meurt misérable, mais du moins
il emporte aux cieux le souvenir de cette amie qu'il avait délaissée sur la
terre. Aima le suit elle-même de près, et ici vient se placer, dans le douzième
et dernier chant, l'épisode le plus curieux du poème. Adam Homo est appelé
pour le jugement. L'avocat de l'enfer vient l'accuser, et son plaidoyer est
une curieuse satire de la société mortelle au milieu de laquelle Adam a vécu.
Un céleste avocat défend sa cause, l'excuse en rappelant sa bonne volonté,
ses bonnes intentions, difficiles à mettre en .pratique entre tous les périls de
la terre. Les argumens de l'accusation l'emportent; déjà l'âme coupable se
sent entraînée par la force irrésistible du châtiment vers les ténèbres éter-
nelles, quand tout à coup brille à ses yeux une belle étoile; elle approche :
c'est l'âme d'Alma, qui vient d'échapper à ses hens mortels; elle aussi vient
plaider la cause de celui qui l'a aimée, ou plutôt elle l'absout et le sauve en
s'offrant pour lui, en déversant sur lui les mérites de son véritable et constant
amour, de son dévouement et de son sacrifice, et elle l'entraîne victorieuse
vers le purgatoire, d'où elle saura encore lui faire conquérir les cieux. — Voilà
l'issue singulière de cette épopée, inspirée plus d'une fois par la vraie poésie.
Elle a surpris, elle a ému les compatriotes protestans de M. Paludan-MuUer.
Nous ne voyons cependant pas que, pour s'être approchée du dogme catho-
lique, elle se soit éloignée du type éternel de l'élévation poétique et de la
beauté morale.
L'esprit de nationalité, plutôt que l'idée rehgieuse, a guidé M. Goldschmidt
dans la composition de son roman le Juif. Son héros abandonnerait sans
doute la loi de Moïse, si ses coreligionnaires n'étaient persécutés. Ce spirituel
ouvrage nous fait connaître une des faces, non la moins singulière, de la
question religieuse dans le Nord. Le sentiment d'une nationalité menacée
récemment et sauvée par des prodiges de valeur est devenu d'ailleurs poui' le
REVUE. CHRONIQUE. SIS
Danemark, depuis 1850, la source de toute une littérature, comprenant beau-
coup d'écrits de polémique, — tels que la série des Fragmens anti-slesvlg-holsteî-
nois, puhliée par les soins de M. Krieg'er, et dont la plupart des livres de
M. Wegener font partie, — puis des ouvrages de stratégie sur chacune des ba-
tailles gagnées ou perdues, des récits anecdotiques, dont quelques-uns sont
devenus promptement populaires, comme les Tableaux de guerre, Krigs-
Billeder, de M. W. Holst; enfin des chansons et des poésies, comme la mar-
seillaise danoise intitulée : le Vaillant Fantassin danois [den Tappre Land-
soldat), et encore le joli poème de M. H.-P. Holst, le Petit Trompette {den Lille
Hornhlœser). Ce petit ouvrage doit autant sa popularité à l'élégance de son
style et au charme de ses descriptions qu'aux circonstances qui l'ont fait
naître, et puisque le texte en est danois, sans que des traductions soient ve-
nues encore, que nous sachions, le répandre en Angleterre ou en Allemagne,
il convient ici de compléter l'analyse par quelques citations. Jean-Pierre s'est
engagé pour aller sonner de la trompette contre les Allemands. « Le roi, lui
a-t-on dit, lui donnera sa nourriture, 12 skilUngs, et le galon sur la manche.
D'ailleurs le roi a besoin de lui... Je ne te ferai pas honte, petit père. Toi,
bonne mère, ne pleure pas. La mauvaise herbe ne meurt pas facilement, et
puis je ferai bien attention à moi. — Dès le lendemain, le navire YHékla enfle
ses voiles pour aller à Slesvig. Il tarde au beau navire d'essayer vraiment
ses forces. Il ne s'est encore abandonné qu'en jouant à des périls imaginaires;
il ne connaît pas le déchirement furieux des gros canons tonnans. Il n'a pas
tremblé sous la bordée ennemie ; le boulet ennemi n'a pas encore béni sa
carcasse pour les combats. 11 n'a pas entendu à travers le fracas les cris
des mourans, et son blanc tillac n'a pas vu le sang couler dans les flots.
Comme la jeune fille qui va pour la première fois à la danse, il est impatient
et rejette l'écume à droite et à gauche. — Écoutez ! Du fort un salut d'adieu
résonne, et du navire la réponse retentit, pendant qu'on agite les chapeaux.
Jean-Pierre, au premier rang, crie hourra pour son père et sa mère, hourra
pour son beau vaisseau. Il part; à travers les larmes, sa mère suit le navire,
jusqu'à ce que le haut des mâts disparaisse sous la courbe des flots. — Jean-
Pierre a pleuré, lui aussi; mais le vent sèche ses larmes, et son jeune courage
triomphe de son cœur. Pendant qu'il s'élance dans la Tie pour y disperser
son chagrin, sa mère retourne lentement chez elle, et conserve fidèlement
sa douleur. Le chagrin fuit le pied rapide eft léger du jeune homme; mais il
alourdit la marche de ceux que la vie a fatigués. Il s'envole loin de celui qui
se lance gaiement sur la scène mobile de la vie, tandis qu'il établit sa de-
meure chez celui qui vit seul et abandonné...» —On aborde au nouveau
rivage. Alors commence la vie des camps et des bivouacs... «Pendant qu'un
feu clair, qui pétille dans le silence de la nuit, se reflète sur les arbres de la
forêt et sur les vedettes placées à l'entour, tout à coup on entend à distance
un pas pressé; c'est un officier qui s'approche. Chacun de secouer le sommeil
et de se lever aussitôt. C'est un grand et bel homme, son œil brillant sourit
avec majesté et douceur; mais sur ses lèvres repose une expression de tris-
tesse. Il remplit un des gobelets qui sont encore à terre : — Buvons cette nuit,
mes enfans, demain nous nous battrons... — Nous nous battrons demain?
816 REVUE DES DEUX MONDES.
s'écrie toute la troupe. Eh bien ! hourra pour la bataille ! — A notre première
victoire ! dit l'officier, et souhaitons à qui tombera au sort une joyeuse mort
de soldat. — Puis il s'en alla, doux et grave; nos soldats entonnèrent le chant
national. Le chant s'élevait sous la voûte des arbres, la flamme montait claire
et pétillante; tous s'endormirent avant le matin, mais celui qui dormit le
dernier, ce fut Jean-Pierre. Plus les autres avaient chanté, plus il était de-
venu silencieux. Il songeait aux paroles du capitaine, à son regard profond,
et mille diverses images se présentaient à ses yeux. Il écoutait ces chants du
Danemark, il les avait chantés bien souvent dans son enfance; cependant com-
bien ils lui paraissaient nouveaux, et comme il les comprenait pour la première
fois ! Puis sa pensée fatiguée se réfugia en arrière, vers sa mère et son foyer...
et, lasse de réflexion, elle jeta l'ancre dans la maison paternelle, dans Nybo-
der... et il sommeilla doucement, jusqu'à ce que le bruit du camp et la fraî-
cheur du matin vinssent le tirer du sommeil... » Suivent les récits de la ba-
taille, de la captivité, de la trêve, enfin du retour dans la patrie, écrits avec
âme et avec une connaissance parfaite des circonstances locales qui fait dire
à chaque Danois : « J'y étais! mon fils, mon frère, mon père y était! » De
pareilles qualités font vite un bon livre, et un livre pareil , qui s'apprend
par cœur et inspire le plus humble, ressemble fort à un acte de patriotisme, à
une bonne action.
L'année 1 852 a vu se multiplier en Danemark, à la suite de celles que nous
venons de citer, les publications relatives à la guerre des duchés. Outre un
petit recueil de nouveaux Contes, par M. Andersen, et quelques œuvres dra-
matiques originales, comme un Episode (de la vie d'Ewald), par M. Ch,
Juul, et la Jeunesse de Tycho-Brahé, par M. Hauch, — l'année littéraire a
vu aussi se produire de nouvelles et belles éditions, comme celles des œu-
vres d'Œhlenschlaeger et d'Œrsted (1), d'Ewald et de Hauch (2). On a con-
tinué d'importans ouvrages, comme le Dictionnaire des auteurs danois, par
M. Erslew. Si on ajoute à ces travaux les incessantes recherches des sociétés
savantes du Danemark, si justement renommées, on reconnaîtra dans ce petit
royaume une singulière activité littéraire, au moment où, à peine délivré
des tristes diversions d'une guerre redoutable, il rencontre encore dans la
politique intérieure une nouvelle cause de préoccupations. A. geffroy.
(1) Chez le libraire Hœst à Copenhague.
(2) Chez le libraire Reitzel.
V. DE Mars.
LE PÈRE VENTURA
BT
LA PHILOSOPHIE.
La Raison Philosophique et la Raison Catholique, conférences prêchées
à Paris dans l'année 1831.
Il est remarquable que les trois hommes qui ont dans ces derniers
temps le plus illustré le clergé de l'Italie sont trois métaphysiciens, Vin-
cent Gioberti, M. l'abbé Rosmini Serbati et le père Ventura de Raulica.
Au point de vue de la philosophie, il y a certainement des distinctions
à faire entre eux, et le second est le seul peut-être qui puisse être
considéré comme ayant une doctrine propre et comme le promoteur
d'un système; mais enfin tous trois ont jugé de ce monde par l'esprit
humain, ce qui est le caractère du philosophe. Tous trois ont traité
de la religion comme d'une science et embrassé dans leurs médita-
tions toutes les sciences morales avec elle. Par là, ils ont un trait
commun qui les signale à l'attention des historiens de la philosophie.
Un autre trait qui leur est propre augmente pour nous leurs droits
à une respectueuse attention. 11 n'en est aucun qui, au moment favo-
rable, n'ait accueilli la pensée d'une réforme dans l'état politique de
l'Italie. Ici avec plus d'éclat, là avec plus de discrétion, tous, en
voyant luire les jours bien courts de 1847, ont conçu pour leur pays,
ont donné à leur pays des espérances trop tôt dissipées, et, dans ces
jours mémorables, les regards du public se sont portés sur eux,
comme sur les précurseurs ou les conseillers, les confidens ou les
interprètes de celui qui fut alors un instant l'espoir du monde. C'était
là une belle époque, un de ces momens que le ciel ne fait que mon-
TOME I. — 1" MARS. 53
818 REVUE DES DEUX MONDES.
trer aux hommes, et qu'aveugles ou ingrats, ils laissent perdre ou
corrompre sans retour. On put croire que l'heure d'une régénéra-
tion nécessaire avait sonné; mais, depuis plusieurs années, le règne
des extrêmes approchait. Les opinions intermédiaires avaient com-
mencé à décliner. L'esprit conservateur avait cessé d'être capable
de profiter de l'occasion; l'esprit radical n'était capable que d'en
abuser. L'aube se couvrit d'orageux nuages, et bientôt tout disparut
dans la tempête. L'Italie, à l'exception du noble pays où règne la
loyale maison de Savoie, se replongea dans son néant, et d'éminens
esprits, découragés par l'expérience, rentrèrent dans la retraite avec
de plus tristes pensées.
Vincent Gioberti sera bientôt, nous l'espérons, dignement apprécié
dans ce recueil. Nous laisserons aujourd'hui M. Rosmini dans la
sainte obscurité où se cachent la piété de sa vie et la gravité de ses tra-
vaux. Seulement nous pourrons quelque jour lui demander le secret
de ses doctrines métaphysiques. Dès à présent, nous prendrons plus
de liberté avec le père Ventura. Aussi bien s'est-il mis lui-même à
notre portée. 11 a été donné aux oreilles françaises d'entendre de sa
bouche la parole chrétienne. Ramené par les événemens à la préoc-
cupation unique de ce qui, pour le prêtre, commence et finit tout,
de ce qui est pour lui Y alpha et Y oméga de la pensée et de la vie, il
est venu de Rome faire entendre dans cette capitale aux mille
croyances un écho des catacombes et du Vatican.
Je crois que la première fois que son nom parvint à ce public insou-
ciant, ce fut par la traduction de son oraison funèbre d'O'Connell.
Ce discours, écrit avec beaucoup de verve et de liberté, accueilli par
l'enthousiasme des fidèles dans une des basiliques de Rome, consacré
par l'approbation de l'autorité pontificale, n'avait pas seulement
l'avantage de nous révéler un orateur chrétien, il annonçait quelque
chose de plus grave et de plus nouveau. C'était l'alliance de la vieille
foi de nos pères avec l'esprit libérateur des sociétés modernes. Un
éloquent appel venait de la métropole des églises à toutes les églises,
à tous les fidèles, et les conviait à célébrer comme des serviteurs du
christianisme les défenseurs des droits des hommes. Leur nom était
loué dans la chaire de vérité; ils étaient mis au rang des esprits qui
peuvent être selon Dieu, probate spiritus si ex Deo sint. L'Irlande a
ce privilège, que ses souffrances ont touché ceux qu'avait jusque-là
faiblement émus l'oppression, et qu'une éloquence tribunitienne,
consacrée à répéter ses plaintes et à réclamer sa liberté, a fait com-
prendre à des hommes qui semblaient l'ignorer que liberté, jury,
pétition, parlement, n'étaient pas de vains mots, et que le christia-
nisme aussi pouvait, plus sûrement qu'à l'ombre des trônes, se réfu-
gier sous l'égide des constitutions.
lE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 819
Mais si roraison funèbre d'O'Connell fit connaître au public un
prédicateur dont le nom lui était nouveau, ce nom n'était pas ignoré
de ceux qui suivaient avec quelque intérêt dans tous les pays l'ensei-
gnement de la philosophie. On savait, du moins on pouvait savoir
que le père Ventura avait de bonne heure porté son attention sur
ceux de nos écrivains qui ont, dans les commencemens du siècle,
paru défendre la cause de l'église, et qu'un de ses premiers travaux
avait été la traduction de la Législation primitive. On savait qu'il
s'était formé par l'enseignement à la prédication, et qu'il avait pro-
fessé la philosophie théologique à Rome dans un des premiers éta-
blissemens du monde catholique. Lors donc que la révolution romaine
eut perdu la cause même pour laquelle elle était entreprise, lorsque
ce triste dénouement amena en France l'ancien général des théatins,
qui se rencontra parmi les vaincus sans avoir été du nombre des
combattans, il parut parmi nous précédé d'une double renommée,
celle de l'orateur et du théologien. Un curieux empressement réunit
un nombreux auditoire autour de sa chaire, et, après un premier
mouvement de surprise causé par des formes toutes méridionales,
par un accent inaccoutumé qui était cependant comme un souvenir
de Saint-Pierre de Rome, on se fit à sa manière franche et animée;
on lui trouva une facilité abondante, toute la passion compatible avec
la sainteté du ministère; on lui trouva enfin, chose assez rare, une
éloquence naturelle dans une langue étrangère. Depuis vingt ans, l'art
de la prédication s'est relevé parmi nous, et notre éghse a donné
aux Rourdaloue et aux Massillon d'honorables successeurs. Nous ne'
serons pas ingrat envers le talent dont ils ont fait preuve (com-
ment le serions-nous? nous aimons le talent de la parole, et il devient
si rare ! ) , mais ils nous permettront de leur dire que le succès du
père Ventura est dû à des qualités qui méritent d'être étudiées.
D'abord nulle affectation; point de trace des idées et des formes de
la littérature à la mode; de la simplicité et du mouvement, ce qui
prouve ou ce qui vaut l'improvisation; une mémoire vaste et pré-
sente, un habile emploi des autorités, un choix heureux des textes
sacrés, une connaissance méthodique des questions, enfin les appa-
rences pour le moins d'une science positive qui rassure l'auditeur
ému par le talent et laisse une instruction dans la pensée après que
l'émotion a disparu. Nous avons maintenant sous les yeux ses paroles
fixées par l'impression. Hors de la scène animée où elles ont été
entendues, elles doivent perdre beaucoup de leur mérite et de leur
effet. Quoique jamais Sicilien n'ait manié notre langue a;vec cette
justesse et cette clarté, le style n'atteint pas, on doit s'y attendre,
à l'élégance parfaite, à la dernière précision, et les beautés d'expres-
sion sont rares. De l'éloquence il ne reste que les mouvemens; mais-
820 REVUE DES DEUX MONDES.
les mouvemens, quand ils sont naturels, peuvent suffire à l'élo-
quence, et, sans accepter les exagérations ridiculement exprimées
que les éditeurs ont eu le tort de mettre en tête du volume, nous
pensons que l'église de France doit se féliciter d'avoir entendu le
père Ventura. Elle n'oubliera ni l'hommage qu'il lui a rendu, ni les
exemples qu'il lui a donnés.
Mais c'est un livre qui est devant nous. Ce recueil de neuf confé-
rences prêchées à Paris en 1851, dans l'église de l'Assomption, a
pour titre : la Raison philosophique et la Raison catholique. Ou-
blions l'éloquence et ne voyons plus que la doctrine. Séparons de la
foi du prêtre les systèmes db l'écrivain; ceux-ci nous regardent seuls.
Les dogmes sont sacrés, qu'ils restent inviolables ; mais la manière
de les établir ne l'est pas, et celle du père Ventura diffère assez des
méthodes jadis préférées dans l'église pour que nous puissions, entre
lui et nous, séculariser le débat et discuter librement, sans craindre
de paraître un moment discuter la religion même.
Ce dernier ouvrage n'est pas son coup d'essai. Sa doctrine était
connue par un livre publié en 1828, de Methodo philosophandi. Je
me souviens de l'avoir lu, il y a plus de vingt ans. Il me parut une
tentative de conciliation entre la théologie dogmatique et la doctrine
de M. de Lamennais, qui exerçait alors sur une portion très intelli-
gente du clergé une influence si funeste, et dont les erreurs, encore
qu'un peu dissimulées, continuent d'y faire école, même aujourd'hui
que l'éloquent écrivain les a échangées contre des erreurs nouvelles.
Je viens de relire cet ouvrage, peu destiné à devenir populaire, et il
convient d'en déterminer exactement le caractère avant de rendre
compte du nouveau livre du même auteur. Nous connaîtrons mieux
la route que son esprit a suivie, nous verrons mieux s'il marche ou
s'il s'arrête ; nous saurons ce qu'il a appris des vingt ans qui viennent
de s'écouler.
Il faut se reporter en 1828. L'impiété fait chaque jour des pro-
grès; tel était le point de fait d'où l'on partait alors. Elle prend, à
l'égard de la vérité divine, tantôt les formes de la haine, tantôt celles
de l'indifférence; mais quelle est la cause de ses progrès? Les passions,
l'ignorance, les sciences? Non, la méthode adoptée en philosophie. La
bonne ou mauvaise philosophie est de peu de conséquence pour la reli-
gion ; la bonne même ne sert pas à connaître la vérité, mais seulement
à donner de la vérité connue une notion scientifique. Une mauvaise
méthode, au contraire, peut conduire à méconnaître la vérité même
et à détruire la foi dans ce que l'on sait. Or, en examinant la présente
méthode de la philosophie, on trouve qu'elle est de tout point con-
traire à la sagesse chrétienne; cela suffit pour expliquer l'impiété du
siècle. Considérez-vous en effet la méthode en elle-même ou dans son
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 821
sujet? L'observation ou l'expérience, qui n'était que le moyen de con-
naître les choses corporelles, du temps que l'on consultait l'autorité
sur les choses divines, sur les choses humaines le sens commun, est
devenue la méthode universelle des sciences ramenées toutes au même
niveau. L'égalité a confondu les sciences comme elle a bouleversé la
société. Quant à l'objet de la méthode, ce n'est plus l'explication dé-
monstrative de la vérité connue, c'est la recherche ou la découverte de
la vérité : définition qui suppose qu'il n'y a que des vérités naturelles
ou qu'aucune vérité n'est révélée, et l'une^et l'autre supposition nient
le christianisme. Quel est le fondement de la certitude? Autre ques-
tion qui importe beaucoup à la méthode philosophique. Tandis que
Platon, qui semble à quelques-uns toucher aux vérités chrétiennes,
cherchait la certitude dans la raison individuelle, Aristote, qui la pla-
çait dans le sens commun, était en cela plus près que Platon du chris-
tianisme, dont ses doctrines s'éloignaient davantage. La foi dans le
sens privé est le dogme commun à Luther et à Descartes; elle domine
dans la philosophie moderne, tandis que la science orthodoxe s'ap-
puie sur le sens commun ou sur le témoignagne universel, c'est-à-
dire sur l'autorité ou l'infaillibilité de l'église. Enfin le quatrième
point à considérer dans une philosophie, c'est son principe. Suivant
le père Ventura, le principe de la philosophie moderne peut s'expri-
mer ainsi : « Dans aucun composé substantiel ou accidentel ne se
rencontre l'unité; » ce qui est contraire à cet autre principe, le fon-
dement, suivant l'auteur, de toute philosophie orthodoxe : « Là où
soit deux, soit plusieurs principes s'unissent [coalescunt) substan-
tiellement, il y a unité réelle. » L'intelligence, par exemple, est une
simple puissance tant que la vérité ne l'illumine pas. Ce n'est que
de la vérité unie à l'intelligence, comme la forme à la matière, que
résulte l'unité de la raison humaine, tandis que les philosophes pré-
supposent la raison à la vérité; de même ils regardent l'âme seule
comme l'unité dans l'homme, tandis que celle-ci résulte de l'union
substantielle du corps et de l'âme. Ainsi encore, dans l'ordre so-
cial, l'unité du pouvoir résulte de l'union du sujet et du ministre, et,
dans l'ordre politique, l'unité consiste dans l'union substantielle de
l'église et de l'état.
Telles sont, suivant le père Ventura, sur le sujet, l'objet, le fonde-
ment et le principe de la méthode philosophique, les différences capi-
tales de la doctrine vraie à la doctrine fausse, ou, ce qui est la même
chose, de la philosophie scolastique à la philosophie du siècle. Il
n'est nullement difficile, et l'on voit d'avance par quelles analogies,
de rattacher ces idées générales à quelques-uns des dogmes de la
religion, et l'unité de la science et de la foi est ainsi constituée.
L'omission ou la violation de quelqu'une de ces conditions de la
822 REVUE DES DEUX MONDES.
méthode a donné naissance à toutes les hérésies, à toutes les erreurs
de la théologie, de la métaphysique, de la morale, de la politique.
Ces erreurs, l'auteur les signale jusque dans des doctrines tenues
communément pour orthodoxes, par exemple \a^ philosophie de Lyon,
et il n'a pas de peine à établir qu'il est à propos de restaurer sur ses
véritables fondemens la méthode de la philosophie, methodus philo-
sophandi. C'est l'objet de son livre.
L'ouvrage, quoique digne d'être lu, ne contient rien de bien essen-
tiel en dehors des idées qui viennent d'être résumées. Tout s'y réduit
à cette pensée : la philosophie ne peut être la recherche de la vérité,
puisque la vérité est connue, ou bien elle suppose l'ignorance, auto-
rise le doute, admet ou réalise l'erreur. C'est la philosoplde de démon-
stration (lisez à' explication, car une philosophie démonstrative serait
un rationalisme absolu) substituée à la philosophie d'inquisition.
Telle est restée au fond la doctrine du père Ventura; seulement il
la soutient aujourd'hui d'une manière plus exclusive.. Ainsi, il y a
vingt ans, il admettait encore une théologie naturelle avant la surna-
turelle, concession que ses principes lui interdiraient aujourd'hui;
mais s'il est plus absolu en philosophie, il l'est moins en politique.
Sous ce rapport du moins, il suit assez exactement saint Thomas.
Ayant quelque peu souffert pour certaines opinions que les partis
dominans ne pardonnent guère, il s'en venge sur la philosophie, et
il espère se réhabiliter en l'attaquant.
Sur le titre de son nouvel ouvrage, on prévoit en effet qu'il com-
pare la raison catholique à la raison philosophique, non pour les con-
cilier, mais pour les opposer, peut-être même pour exclure l'une par
l'autre. C'est la vieille distinction entre la raison et la foi, distinction
légitime que l'on peut pousser jusqu'à l'antithèse, mais dont on ne
doit pas faire un conflit : or, c'est un conflit que le père Ventura
semble chercher. La raison, il le reconnaît, est faite pour la vérité;
mais en la poursuivant, elle ne la peut atteindre et ne l'a jamais
atteinte. La vérité a été divinement révélée à l'homme après la créa-
tion par celui qui est la vérité même. Ainsi elle s'est conservée, elle
s'est transmise dans l'humanité, et une tradition plus ou moins pure
est devenue le fond et l'aliment de toute connaissance, de toute
science digne de ce nom. Cette tradition perpétuelle, universelle, a
maintenu sur la terre la foi à ces dogmes fondamentaux. Dieu, la loi
morale, les peines futures. Telle est la religion éternelle. Aussi n'y
a-t-il pas eu, à proprement parler, de polythéisme dans l'antiquité.
Lorsque la raison des sages, secouant le joug des superstitions, a
prétendu chercher par elle-même la vérité, elle n'a rien trouvé, ou
elle n'a trouvé que ce qu'il y avait de vrai dans ces superstitions
mêmes; elle n'a trouvé que la vérité religieuse recouverte, mais con-
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 823
servée par ces préjugés populaires qu'un orgueil savant prétendait
dissiper comme des rêves. Bien loin que la vérité fût nouvelle, l'an-
tique seul était vrai, et toutes les nouveautés n'offraient qu'erreur ou
ignorance. Cette prétention de la raison à découvrir seule et par elle-
même la vérité est le rationalisme ou la raison philosophique. Dès le
temps du paganisme, celle-ci avait pour antagoniste la raison reli-
gieuse de l'humanité ou la tradition permanente des vérités primiti-
ment révélées. Depuis la chute des faux dieux, la religion univer-
selle et perpétuelle, c'est le catholicisme. La science, la philosophie,
si elle veut atteindre la vérité, n'a pas à la chercher ailleurs, ou
plutôt elle ne doit pas la chercher, elle doit la prendre là où elle est
toute trouvée, la recevoir de qui la possède. Quand la raison cherche,
elle est perdue. La raison inquisitive, c'est la raison philosophique,
c'est-à-dire quelque chose qu'on ne peut qualifier que par des épi-
thètes outrageantes. La raison catholique, c'est la raison qui sait
qu'elle n'est bonne qu'à exposer, non à chercher la vérité; qu'elle
doit être non inquisitive, mais démonstrative. Telle est en effet la
philosophie chrétienne; car il y a une science, une philosophie légi-
time, en d'autres termes un légitimfe emploi de la raison. Il ne suffit
pas d'avoir établi que la philosophie toute seule n'apprend rien, que
la vérité est révélée d'en haut, que cette révélation universelle et
perpétuelle dans l'humanité est comme en dépôt dans l'église catho-
lique; il faut ajouter et montrer que la révélation, la tradition, la re-
ligion, le catholicisme a produit une philosophie. C'est la théologie
scolastique, ou plutôt c'est la philosophie de saint Thomas d'Aquin.
Ce dernier point est en France le côté original ou du moins parti-
culier de la doctrine du père \entura. C'est par là qu'il a étonné les
esprits et produit un effet de nouveauté dans le clergé même. Au
milieu de l'ignorance universelle, de ce déclin des études sérieuses,
sous un reste d'influence de l'esprit du dernier siècle, sous l'empire
des méthodes et du langage modernes, aucune école, et l'église
elle-même, ne voulait ou n'osait, ou ne daignait relever publique-
ment l'étendard des doctrines du moyen âge. Il en résultait, il faut
bien l'avouer, une lacune dans l'enseignement ecclésiastique. Osten-
siblement du moins, il y manquait une philosophie. Par la nature
des choses, en créer une nouvelle était interdit, et parmi toutes
celles qui datent de la révolution cartésienne, il était dangereux de
choisir, pour ceux-là du moins qui ont déclaré une mortelle guerre
"au principe même de la philosophie moderne. La conséquence était
'donc de remonter à ce moyen âge dont on célébrait déjà si complai-
.samraent les arts, les mœurs et l'histoire. Dans ce recueil même,
cette réaction a été habilement décrite et jugée; mais nous devons
avouer qu'à certains égards, elle était logique et naturelle. Lors donc
824 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'un orateur docte et véhément est venu proclamer avec hardiesse
et développer avec un incontestable talent cette réhabilitation de la
scolastique, lorsqu'il est venu dire à la face du siècle ce qui se mur-
murait sans doute dans les séminaires, je ne sais s'il a satisfait, mais
il a certainement rencontré un besoin réel; à des esprits incertains
et curieux, il a offert une ressource qu'ils cherchaient vaguement,
et peut-être a-t-il paru combler le vide en le signalant. S'il n'eût
fait que porter une nouvelle accusation de fragilité contre la philo-
sophie, il répétait un lieu-commun du temps, et peut-être avec moins
de subtilité et de force que certains de ses prédécesseurs. Ceux-ci
avaient plus réfuté qu'enseigné, plus détruit qu'édifié; ils s'effor-
çaient de faire le vide dans la science et ne le remplissaient pas, et
ce n'est pas le moindre mérite du nouveau prédicateur que d'avoir
osé dire ce qu'ils osaient à peine penser.
Voici donc les points capitaux traités dans ses conférences de l'As-
somption : d'abord la comparaison entre la raison philosophique et
la raison catholique, distinguées profondément et opposées l'une à
l'autre, tant dans leurs principes que dans leur méthode; la pre-
mière condamnée par ses œuvres dans les temps anciens et modernes,
et la seconde justifiée par les siennes dans les temps catholiques et
par les caractères de l'enseignement de l'église dans tous les temps;
enfin l'exposition de quelques points de doctrine pouvant servir de
preuves et d'exemples, qui sont, en philosophie, la nature de l'âme
et l'origine des idées, — en théologie, la Trinité, l'incarnation et la ré-
demption, que l'auteur appelle à dessein la restauration de l'univers.
Traiter toutes ces questions serait infini; nous nous bornerons à
juger, selon nos lumières, la partie polémique, puis la partie dogma-
tique, non pas de la théologie, mais de la philosophie, et nous ter-
' minerons par quelques réflexions sur la révolution qu'on a voulu
opérer de nos jours dans la manière de défendre la religion.
I.
La polémique du père Ventura est toute moderne. C'est au fond
l'acte d'accusation si connu contre l'instabilité de la philosophie. Les
motifs ne manquent pas, et le grief n'est pas neuf. Ce qui est, non
pas nouveau, car les pyrrhoniens l'avaient fait, mais caractéristique,
c'est d'induire de la diversité des systèmes l'incertitude universelle,
en essayant de faire ensuite en faveur du dogme une exception
subreptice à l'universel. Cette doctrine, si c'est vraiment une doc-
trine, le père Ventura l'établit par des argumens qui ressemblent
fort à ceux de l'auteur de \ Essai sur l'Indifférence, et il se persuade
qu'il répète saint Thomas d'Aquin. Faire remonter sa doctrine du
LE PÈRE YENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 825
xix^ siècle au xiii* serait en effet un coup de maître, car rien n'est
vrai, s'il n'est vieux; mais c'est ici que notre opposition commence.
Dans les discussions de ce genre, il ne suffit pas d'une parfaite
sincérité ni d'une intelligence générale des questions et des sys-
tèmes : sous ces rapports, l'auteur est irréprochable; mais il faut
encore la plus juste mesure dans l'appréciation des doctrines, ne rien
surfaire, ne rien atténuer, se défendre des entraînemens de l'argu-
mentation oratoire, combattre le penchant de l'éloquence à donner
aux vérités relatives une forme absolue, aux simples considérations
une apparence démonstrative, aux expressions modérées une valeur
hyperbolique. Par exemple, voulant prouver que la raison philoso-
phique est absurde dans sa méthode, l'auteur, après avoir, selon son
bon plaisir, défini cette méthode, nous annonce que saint Thomas
l'a écrasée de toute la puissance de son génie, et il analyse les objec-
tions de son maître, pour conclure que la raison, procédant par ses
seules forces, est aussi insensée qu'arrogante et tombe dans l'impuis-
sance de s'élever à la première vérité, à la connaissance de Dieu.
Sur cela, j'ai plusieurs observations à faire. Je remarque d'abord
que c'est une argumentation qu'on nous promet, une argumentation
imposante, triomphante, qui nous donnera l'évidence, l'évidence ma-
thématique. Soit; elle n'en perd pas pour cela son caractère d'argu-
mentation. Donner par le raisonnement une évidence mathématique,
c'est, s'il en fut jamais, un procédé de rationalisme. Ceci importe,
parce que nous sommes au principe de la science. Assurément, on
ne peut exiger que la théologie ne raisonne point : tout le monde
sait que la logique y joue un grand rôle, et que, hormis sur ses prin-
cipes qu'elle emprunte à l'autorité, c'est une science argumentative,
comme le disent les scolastiques; mais nous ne sommes point encore
en théologie, nous cherchons la science. Malgré son horreur pour
l'inquisition, le père Ventura débute par elle. Comment ferait-il
autrement? Saint- Cyrille a très bien dit : a Le principe de la con-
naissance est l'inquisition. » Le père Ventura cherche donc; il se
demande où est la vérité, sur quels fondemens elle repose, quelle
est la méthode qui y conduit. Or comment décide-t-il cette question
première ? Par une argumentation. Que place-t-il au début de la
science? Le rationalisme.
Nous ne lui reprochons pas de faire ainsi; c'est, selon nous, chose
inévitable; nous lui reprochons de ne pas s'en apercevoir. Quant à
l'argument dont il se sert, c'est, dit-il, celui de saint Thomas; mais
avant d'être jugé, l'argument doit être bien compris. Nous ne savons
s'il le serait de qui ne l'aurait lu que dans son interprète. Nous
avouerons que dès le premier moment l'assertion nous a surpris.
Ce n'est guère l'usage des scolastiques de se gendarmer contre le
826 REVUE DES DEUX MONDES.
rationalisme. De leur temps, la science était très honorée, très mé-
nagée. La raison humaine, même la philosophie païenne, n'était
guère traitée avec dédain, du moins par les hommes d'école. Le
scepticisme était peu connu, par conséquent peu redouté, et l'accu-
sation d'engendrer le scepticisme, cette accusation banale, dirigée
aujourd'hui si facilement contre toute philosophie, n'était pas l'arme
ordinaire des philosophes de l'église. Je m'étonnais surtout que le
sage saint Thomas, avec ce calme d'un esprit vaste, pût avoir expres-
sément soutenu des maximes violentes, telles que celles-ci : » Il n'y
a point de science humaine; la raison par elle-même n'arrive à rien;
Aristote et les philosophes de l'antiquité ne savaient rien. )>
Qu'ai-je donc fait? J'en demande pardon au père Ventura; je me
suis adressé à saint Thomas lui-même. Voyons donc ensemble ce
qu'il dit, voyons s'il dit bien ce qu'on lui fait dire.
J'ouvre avec le père Ventura la Somme contre les Gentils. Le livre
est destiné à la conversion, non des hérétiques, non des Juifs, mais
des païens, mais des mahométistes^ de tous les infidèles, de tous ceux
qui n'ont avec les chrétiens aucun principe commun. Le saint doc-
teur va-t-il donc avec ceux-là commencer par proscrire la raison phi-
losophique? Non; il dit en propres termes qu'avec eux, il est néces-
saire de recourir à la raison naturelle, necesse est ad naturalem,
rationem recurrere. Va-t-il éclater contre la raison inquisitive? Non;
sans cesse, en parlant des vérités premières touchant la Divinité, il se
sert du mot de recherche, investigatio; il les déclare accessibles à
l'inquisition de la raison, inquisitioni rationis pervia. Sur Dieu, en
effet, les vérités, suivant saint Thomas, sont de deux sortes. Les unes
excèdent la puissance de l'humaine raison, comme celle-ci : que la
Trinité s'accorde avec l'unité de Dieu. Les autres sont celles que la
raison naturelle peut atteindre, comme celles-ci : Dieu existe, il n'y a
qu'un Dieu, — et d'autres semblables. Les philosophes que la lumière
de la raison a conduits à ces vérités les ont prouvées démonstrative-
ment. Leur part de la vérité est la vérité démonstrative, veritas de-
monstrativa. Mais si la vérité était réservée uniquement à l'investi-
gation de la raison, il en résulterait des inconvéniens pour l'instnic-
tion religieuse de l'humanité. La bonté divine a voulu que, dans ses
prescriptions, la foi fût d'accord avec la raison dans ses recherches.
Quant aux dogmes uniquement révélés, la vérité n'en est pas, comme
celle dont il vient d'être parlé, intelligible par elle-même, ou suscep-
tible de démonstration. Elle ne peut être établie que par des simili-
tudes, par des raisons vraisemblables, encore qu'un peu débiles,
quantumque debilibus, et par la solution des difficultés qu'on lui op-
pose. Et, après ces préliminaires, l'auteur entre en matière, annon-
çant expressément l'intention de poursuivre , par la voie de la raison.
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 827
les choses que la raison humaine peut rechercher touchant Dieu. Ces
choses sont, entre autres, l'existence, l'unité, la bonté de Dieu, ses
attributs généraux, puis la simplicité, l'immortalité et les facultés
de l'âme.
On le voit, nous sommes loin du père Ventura. 11 nous interdisait
la raison inquisitive et ne nous laissait que la raison démonstrative,
qu'il identifiait avec la raison catholique, prêtant sans doute à ce
mot de démonstration un sens que ne connaît ni la géométrie, ni la
logique, ni la scolastique, et voilà que saint Thomas refuse à la vé-
rité révélée la démonstration, et, admettant en dehors d'elle, plaçant
avant elle l'inquisition de la raison ou la raison inquisitive, il tient
celle-ci pour seule démonstrative. La contradiction peut-elle être
plus directe qu'entre le maître et le disciple ?
Mais nous voulons faire beau jeu au père Ventura. Nous n'avons
cité comme lui que la Somme contre les Gentils. L'ouvrage a été
contesté. L'auteur ne s'y adressé qu'à des incrédules. Peut-être leur
a-t-il fait quelque concession pour se mettre à leur portée. Consul-
tons un livre plus célèbre, plus complet, d'une autorité plus grande,
la Somme théologique. C'est son dernier ouvrage; nous aurons ici
toute sa pensée. Ici il parle à ceux qui ne nient pas tous les principes
de la théologie, non pas aux hérétiques seulement, mais aux com-
mençans, aux novices, aux philosophes qui veulent s'instruire. Dès la
première page, il établit ce que c'est que la théologie. Peut-être
va-t-il immoler toute philosophie aux pieds de la théologie; c'est le
moment ou jamais de faire de celle-ci la science unique : l'essaie-t-il?
Nullement; il n'y pense pas. 11 ne révoque pas en doute un instant
l'existence de la science philosophique, qui est du ressort de la rai-
son. Il recherche si elle est, comme il le semble, la science suffi-
sante, et il établit pourquoi la doctrine chrétienne a été nécessaire
et comment elle est une science aussi. Mais exposons sa pensée en
n'employant guère que ses expressions.
Est-il nécessaire qu'il y ait une autre science que les sciences phi-
losophiques? Oui, car l'Écriture sainte, divinement insphée, est utile
pom' nous enseigner la justice, c'est-à-dire ce qui donne le salut. Or
elle n'est pas du ressort de la raison humaine. Elle nous apprend
elle-même que l'homme est ordonné pour une fin qui ne lui est con-
nue que par une révélation divine. Celle-ci lui est nécessaire, même
pour les choses touchant Dieu qui peuvent être cherchées par la rai-
son humaine, car la science ainsi acquise demande trop de temps,
elle est à la portée de trop peu de monde, et elle n'arriverait pas au
commun des hommes sans se mêler de beaucoup d'erreurs. De la
nécessité d'une révélation divine pour le salut se tire la nécessité
d'une science qui soit comme la doctrine de cette révélation, La
828 REVUE DES DEUX MONDES.
science philosophique traite des choses en tant qu'elles sont connais-
sablés par la lumière de la raison naturelle; rien n'empêche qu'une
autre science ne traite des mêmes choses, en tant qu'elles sont con-
nues par la lumière de la révélation divine; quoique cette théologie
sacrée ne soit pas du même genre que la théologie qui fait partie de
la philosophie, on ne doit pas lui refuser le titre de science, parce
qu'elle ne procède point de principes connus par eux-mêmes. Gomme
la perspective a ses principes dans une science supérieure, la géo-
métrie, ainsi la science sacrée procède de principes connus par la
lumière d'une science supérieure, qui est celle de Dieu et des bien-
heureux. Elle surpasse en dignité les autres sciences, puisqu'elle
puise sa certitude dans une science divine, c'est-à-dire infaillible,
puisqu'elle traite principalement de choses qui sont supérieures à la
raison humaine, et que, si elle emprunte quelque chose aux sciences
philosophiques, ce n'est point ses principes. Toutefois cette science
est argumentative. Sans doute elle n'argumente point pour prouver
ses principes, qui sont les articles de foi ; mais elle argumente de ses
principes pour prouver le reste. Dans les sciences philosophiques,
les sciences secondaires ne discutent pas avec quiconque nie leurs
principes; elles laissent cela à une science supérieure, à la métaphy-
sique, qui elle-même ne discute pas, si l'adversaire ne lui accorde
rien, mais qui peut alors résoudre seulement ses objections. Ainsi
fait la science sacrée. Elle est en droit de s'appuyer sur l'autorité,
base très faible pour les sciences fondées sur la raison humaine,
mais non pour «ne science qui se fonde sur une révélation divine et
qui peut apparemment invoquer l'autorité de ceux qui l'ont directe-
ment reçue. Elle emploie également la raison humaine, non pas afin
de prouver la foi, ce qui en détruirait le mérite, mais pour donner
plus d'évidence à quelques-uns de ses enseignemens. Quant à ses
autorités, ce sont les livres canoniques, sur lesquels elle fonde des
raisonnemens nécessaires. L'autorité des docteurs de l'église ne peut
donner lieu qu'à des argumens probables.
Voilà exactement la pensée de saint Thomas. Quelle sagesse! quelle
mesure! quel juste partage entre la science révélée et la science hu-
maine! Y a-t-il rien ici de ces prétentions absolues, de ces exclusions
impérieuses où l'on se complaît aujourd'hui? Dit-il que la philoso-
phie n'existe pas? Il établit seulement que la théologie existe comme
elle. Récuse-t-il la raison, la science, le raisonnement? Il dit seule-
ment qu'il y a une science qui prend ses principes ailleurs que dans
la lumière naturelle. Soumet-il la philosophie à la théologie? Il dit
seulement que la théologie est supérieure en dignité, parce qu'elle
tient ses principes de Dieu même. Tout ce qu'il dit, il est en droit de
le dire, et si tous les écrivains de l'église tenaient aujourd'hui son
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 829
langage, entre eux et les philosophes la discussion ne serait pas
longue. Jamais homme de sens ne contestera à l'église le droit de
soutenir la doctrine que voici : — Les vérités fondamentales de toute
croyance religieuse peuvent être connues par les recherches de la
raison; mais si elles ne pouvaient être connues que par cette voie, la
longue durée, la difficulté d'une telle étude, la diversité des esprits,
l'imperfection ou la paresse de l'intelligence, les préoccupations et
les travaux nécessaires à la vie, ne permettraient d'acquérir que len-
tement, rarement, une science sans uniformité. Ce sont là de sérieux
inconvéniens, et c'est pour les éviter que la vérité touchant les choses
divines a dû être révélée aux hommes sous une forme invariable.
C'est là, non par des argumens d'une évidence mathématique, ainsi
qu'on l'avait promis, mais par de solides motifs, établir l'utilité de
la foi ou plutôt de la révélation. C'est de la révélation qu'on peut
dire en effet qu'elle n'a pas les lenteurs, les ambiguïtés, les inéga-
lités d'une science humaine : ce n'est point de la théologie, qui est
aussi difficile, aussi longue à étudier qu'aucune science humaine,
et qui est comme elle exposée à des variations et à des erreurs. Mais
dans ces considérations, que nous empruntons à saint Thomas, la
raison ni la science ne sont niées en elles-mêmes, et rien ne rappelle
cette maxime tranchante : Hors de la foi point de vérité.
Je ne puis assez insister sur cette distinction, elle est capitale. Dire
qu9 la science humaine est variable, sujette à l'erreur comme l'homme
même, et dire sans restriction qu'elle est incapable de certitude,
qu'elle prend mensongèrement le nom de science, et ne conduit légi-
timement qu'au doute et à l'ignorance, c'est dire deux choses fort
diiférentes. La première thèse est l'expression d'un fait, d'un fait
général, universel, qui doit toujours être présent à l'esprit du phi-
losophe comme du théologien, du chrétien comme de l'incrédule, et
dont la pensée doit nous inspirer une salutaire défiance de nous-
mêmes. La seconde thèse est celle même du scepticisme, thèse abso-
lue, qui détruit toute science, sciences sacrées, sciences profanes, et
c'est là ce qu'en général aucune bonne théologie, y compris la théo-
logie scolastique, n'a soutenu. C'était une thèse de désespoir dans
Pascal; c'est, je le crains, une thèse d'esprit de parti chez les écri-
vains de l'école actuelle. Ces opinions extrêmes ne deviennent com-
munes que dans les temps de troubles, comme toutes les opinions
extrêmes. Provoquée par l'incrédulité absolue, la foi absolue croit
par là se mieux défendre. C'est la tyrannie qui succède, comme une
réaction naturelle, à l'anarchie; mais ce sont là, de part et d'autre,
des excès de la raison humaine, et nous voudrions que le père Ven-
tura s'en fût plus sévèrement préservé. Nous le reconnaissons, il ne
s'y jette pas aveuglément; mais il n'a pas évité l'écueil, et le secta-
830 REVUE DES DEUX MONDES.
teur de M. de Lamennais est caché dans le disciple de saint Thomas.
La doctrine de saint Thomas est celle-ci : — Les vérités divines, ou,,
si l'on veut, théologiques, sont de deux sortes, les unes accessibles à
la raison, les autres non. Celles-ci comme celles-là peuvent être et
sont révélées; mais celles-ci ne sont que révélées. Les premières
seules sont l'objet d'une science selon la raison. Les premières et les
secondes, mais surtout les secondes, sont l'objet d'une science selon
la révélation; puisque la révélation complète la vérité, la science
selon la révélation achève la science selon la raison, qu'elle surpasse,
mais qu'elle ne détruit pas.
Et voilà, pour emprunter le langage de M. Ventura, la véritable
distinction entre la raison catholique et la raison philosophique. L'une
peut, si l'on veut, dépasser, perfectionner, éclairer l'autre, mais elle
ne l'anéantit point. On aura beau faire, il sera toujours certain que
Dieu, ses attributs généraux, sa bonté, sa puissance, sa providence,
que l'âme, son unité, ses facultés, son immortalité, que les principes
fondamentaux de la morale peuvent être connus de la raison, non pas
parfaitement connus, — rien n'est connu parfaitement d'un être im-
parfait, — mais suffisamment pour le plein repos de l'esprit et pour
la conduite de la vie. Il sera toujours certain qu'à côté de ces idées
philosophiques et religieuses il y en a d'autres, telles que la Trinité,
l'incarnation, la rédemption, qui surpassent la raison, en ce sens
que la raison à elle seule n'y parviendrait jamais, — et celles-là, il
était nécessaire qu'elles fussent révélées, et comme telles elles se
font croire d'autorité, mais elles sont connues par la foi. Si l'on veut
qu'elles soient mieux connues encore, elles doivent être exposées, ex-
pliquées, ordonnées avec méthode, et elles deviennent alors l'objet
d'une science, de la théologie sacrée, qui est aux vérités de la révé-
lation ce que la philosophie est aux vérités de la raison. Si ces vé-
rités ne sont pas contraires les unes aux autres, et la vérité ne peut
jamais être divisée contre elle-même, pourquoi la philosophie et la
théologie seraient-elles opposées entre elles? Celle-ci suppose les
mêmes vérités que celle-là, et non-seulement elle les suppose, mais
encore elle les confirme en y ajoutant des lumières nouvelles. L'une
n'est donc pas nécessairement opposée à l'autre, quoiqu'elle en soit
distincte, et de ce que l'une soutient qu'elle est supérieure à l'autre,
pourquoi conclure que celle-ci soit nulle? car c'est de mdlité qu'il
s'agit. Ou les mots ne signifient rien et tout est déclamation, ou l'école
dont je parle tient la philosophie pour néant; ce qui est dire en d'au-
tres termes qu'aucune vérité touchant les choses divines ne peixt
être connue par la raison. Nous verrons plus tard si cela est vrai, et
s'il serait utile que cela fût vrai. Dans tous les cas, c'est ce que sairt
Thomas n'a pas dit.
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 831
■ Le docteur angélique, nous le croyons du moins, distinguait pro-
fondément la révélation de tout ce qui alors n'en portait pas le nom.
Il appelait révélation la parole de Dieu, soit qu'elle eût été miracu-
leusement entendue, soit qu'elle eût été miraculeusement inspirée,
telle qu'elle est consignée dans les livres saints. Il n'appelait pas
révélation ces enseignemens, ces instructions, originairement divines
pourtant, mais naturelles, que Dieu donne par ses œuvres géné-
rales; mais s'il en eût nié l'existence, saint Paul lui aurait rappelé
que tous les hommes ont connu ce qui se peut découvrir de Dieu,
que ses perfections invisibles, sa puissance éternelle, sa divinité
même, ont été manifestées depuis la création du monde par la con-
naissance que ses créatures nous en donnent, et qu'il y a là un ensei-
gnement pour tous, dont tous doivent profiter, puisqu'ils le peu-
vent, et sont responsables de méconnaître le sens et l'autorité. Quoi
que l'on pense sur l'origine des connaissances humaines, ou plutôt
de la connaissance parmi les hommes, il y a deux sources différentes
d'instruction sur les choses divines, l'une la révélation spéciale, sur-
na:urelle, plus ou moins directe, qui est la force et la joie du chré-
tiei; l'autre, la révélation générale, naturelle, souvent indirecte,
miis non moins divine, et qui est indistinctement départie à tous les
hcmmes. Cette duplicité de connaissances, lors même qu'on la ramè-
nerait à une première origine commune, est, depuis les temps his-
toriques, un fait étabh, avoué, que les pères de l'église, que les
écoles théologiques ont admis, et dont on s'est même prévalu, non
sms fondement , pour marquer une différence importante entre la
science sacrée et la science humaine. On a pu , dans des intentions
f«rt diverses, noter entre elles deux des ressemblances, des points
ommuns, des vérités concordantes, dire tantôt, comme les premiers
jères, que la philosophie avait préparé les voies à la religion, tan-
lôt, comme d'autres docteurs, que quelques vérités révélées avaient
transpiré jusque dans la philosophie et en composaient le meilleur
<t le plus solide; mais ce n'est que dans ces derniers temps qu'on a
Doussé plus loin, qu'on a fait d'une certaine communauté d'idées
un fonds identique , et que l'on a voulu ramener les deux sciences
à l'unité, soit en absorbant l'une dans l'autre, soit en annulant l'une
au profit de l'autre.
Singulière fortune des raisonnemens humains! Nos pères ont vu, et
nous avons vu nous-mêmes, le temps où l'on ne poursuivait la dé-
monstration de cette identité que dans un dessein hostile au chris-
tianisme. Pendant le xviir siècle, on s'attachait, avec l'ardeur de
cette époque passionnée, à retrouver, dans ce qu'on appelait la reli-
gion naturelle et la loi naturelle , les principes les plus élevés , les
maximes les plus salutaires que le christianisme ait répandus parmi.
832 REVUE DES DEUX MONDES.
les hommes. On s'efforçait de prouver qu'il n'avait rien ajouté d'es-
sentiel aux croyances qui fortifient la raison et la vertu, et l'on ne
manquait pas d'en conclure que tout l'excédant de la foi sur la phi-
osophie était accessoire, superflu, on disait même alors chimérique,
absurde, etc. On connaît tous ces adjectifs, les mêmes que la théo-
logie rend aujourd'hui à la philosophie. Et les apologistes de la foi
avaient grand soin de répondre que les analogies entre la religion et
la morale révélées d'une part, et de l'autre la religion et la morde
naturelles, étaient incomplètes, apparentes, exagérées à dessein, et
que, bien loin que la raison humaine eût en tout temps conservé le
dépôt de croyances identiques, le christianisme seul avait possédé
le privilège incommunicable d'enseigner la vérité morale et la vérité
religieuse. Ce n'était pas sur des accessoires, sur des détails qu'il
avait innové; c'était sur le fond même, c'était sur les principes, et'
ses dogmes n'étaient qu'à lui.
Peut-être est-ce un souvenir de notre éducation; mais nous le
pouvons nous défendre de croire que cette dernière doctrine, même
ainsi outrée, était plus conforme à l'esprit de l'église. Cependant
depuis trente ou quarante ans une doctrine opposée s'est élevée et a
fini par triompher dans certaines écoles. Ce ne sont plus des incré-
dules, ce sont des orthodoxes qui ont entrepris de prouver qu'en tout
temps le genre humain avait connu les articles essentiels de la fd
chrétienne, que ces articles composaient ce qui avait été confessé
pour vrai partout et toujours, et que non-seulement la vérité de ces
croyances en avait fait l'universalité et la perpétuité, mais bien plus,
qu'elles n'étaient vraies que parce qu'elles étaient universelles et
perpétuelles. Nul à notre connaissance n'a établi cela d'une manière
plus ingénieuse et plus forte, nul n'y a consacré les fruits d'une éru-
dition plus heureuse dans le choix de ses preuves que M. l'abbé
de Lamennais. On peut lire les deuxième, troisième et quatrième
volumes de Y Essai sur l'Indifférence, on sera intéressé et surpris par
la multitude de citations et de faits qu'il y a rassemblés; mais, je
l'avoue, on se demandera plus d'une fois où il en veut venir, et si
c'est bien le christianisme qui doit sortir de cette apothéose de la
science et de la croyance du genre humain. On sait en effet où l'élo-
quent apologiste en est venu. Je ne voudrais pas dire que c'est cette
sorte d'argumentation qui l'y a conduit, cependant elle pouvait l'y
conduire; car ceux qu'elle persuade peuvent être facilement inclinés
à penser que la prédication de l'Évangile n'a eu d'autre but et d'autre
effet que de rendre plus nette, plus formelle dans son expression,
surtout plus populaire et plus puissante, la croyance que le genre
humain conservait sans l'Évangile, — et l'avènement du christianisme
serait ainsi ramené aux proportions tout humaines de la plus heu-
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 833
relise des révolutions. Hâtons-nous de dire que ces conséquences
énormes ne sont pas sorties pour tout le monde de ces prémisses.
Des membres très-fidèles du clergé soutiennent, sans faiblir dans la
foi, cette doctrine, qui semble au premier abord lui ôter quelque
chose de son caractère surnaturel et, si j'ose ainsi parler, de sa divine
originalité. Le père Ventura reprend ce thème de la perpétuité uni-
verselle des croyances chrétiennes avant le christianisme et en dehors
du christianisme. Il cite en ce sens des paroles très-positives de M^' le
cardinal Gousset. On peut même dire que cette idée, qui longtemps
n'avait été admise que renfermée .dans des limites fort étroites, a
rompu ses digues, et qu'acceptée sans réserve, elle est soutenue
d'une manière absolue par de grandes autorités, unanimes à procla-
mer que tous les peuples, je me sers à dessein des expressions mêmes
d'un prélat respecté, ont admis comme venant de Dieu les princi-
fales vérités de la religion, même celles de Tordre surnaturel.
Dans la philosophie de M. de Lamennais, cette opinion était obli-
gée. Il n'admettait comme signe de la vérité que le témoignage
universel. Il était contraint à prétendre que tout le monde était catho-
lique. Sa doctrine a été désavouée, tout au moins modifiée, par les
écrivains de son école; mais nous craignons qu'ils ne se paient de
mots, s'ils croient l'avoir tout à fait renoncé. Il pourrait bien être
le vieil homme qu'ils n'ont pas dépouillé, et j'en vois une forte
et triste preuve dans le besoin qu'ils éprouvent tous qu'il n'y ait
qu'une seule philosophie de vraie, le scepticisme. C'est un mauvais
signe pour une doctrine que de commencer, avant de relever l'es-
prit humain, par exiger qu'il abdique.
Nous n'aurions pas, quant à nous, d'intérêt à contester cette iden-
tité des croyances religieuses de l'humanité, quoiqu'il nous semble
qu'on l'exagère un peu. Nous souhaitons même que l'on prouve que
cette identité est l'effet, le vestige, le reflet de la révélation dont
l'Ancien Testament porte témoignage. Nous ne voyons pas que la
religion ait beaucoup à gagner à ce que ce soit vrai, mais nous
voyons encore moins que la philosophie ait rien à y perdre. Ici seu-
lement nous demanderons au père Ventura s'il s'est bien rendu compte
des motifs qui lui ont fait admettre la nécessité d'une révélation chré-
tienne universelle. Qu'il nous permette de le lui dire, il tombe à
l'égard de la raison humaine dans l'hypothèse de la tabula rasa, qu'il
reproche avec tant de fondement à Épicure et à toute l'école sensua-
liste. Que signifient en effet, hors de cette hypothèse, toutes ces atta-
ques contre la raison inquisitive, contre la raison philosophique,
contre la raison cherchant par elle-même la vérité? Pour qui se
comprend en parlant, cette entreprise de la raison ne peut être taxée
d'absurdité, d'arrogance, de folie, que si l'on considère l'esprit hu-
TOME I. 54
834 REVUE DES DEUX MONDES.
main comme quelque chose de vide, de neutre entre le faux et le
vrai, n'ayant ni lois, ni principes, aucun rapport préétabli avec la
vérité, — comme une pure capacité d'être affecté d'une manière acci-
dentelle, et de tirer tout au plus de ses sensations des inductions arbi-
traires, — en un mot comme une succession fortuite de phénomènes.
Si l'esprit humain est cela, s'il est incapable de connaissances abso-
lues, s'il n'y a point pour lui de vérités nécessaires, s'il n'a point en
lui de principes primitifs qu'il découvre en les appliquant, mais qu'il
ne crée pas à posteriori, s'il n'est pas dans un certain rapport avec
lés choses, s'il n'a pas l'idée légitime de l'universel, s'il n'est pas en
harmonie avec le principe de toute intelligence, si la raison n'est pas
en quelque participation de la raison infinie, alors, j'en conviens,
c'est une insigne outrecuidance que de chercher la vérité avec nos
facultés. Chercher est absurde; il n'y a pas moyen de trouver.
L'homme est en, dehors de, tout; il est dans un isolement complet,
dans une indépendance absolue; il n'a de rapport avec quoi que ce
soit au monde. Mais alors pourquoi nous arrêter ? A quoi bon la ré-
vélation ? Nous ne sommes plus même en état de la comprendre. Oui,
pour un tel être, pour une intelligence ainsi faite, l'être infini sorti-
rait vainement de la lumière inaccessible ; et quand, apparaissant
sous la forme ineffable que la foi n'ose décrire, il parlerait encore à
l'homme ainsi qu'à un ami, sa miséricorde s'abaisserait vainement
jusqu'à sa créature, il n'en serait pas entendu, ou du moins, entendu
par les sens, il ne persuaderait pas l'esprit; il n'y ferait point péné-
trer la lumière de la vérité incréée, s'il ne recommençait la création,
s'il ne repétrissait le limon primitif et ne l'animait d'un nouveau
souffle. Mais ce n'est point là l'homme fait à l'image de Dieu.
Quand nous prononçons ces nobles paroles, titre immortel de no-
blesse de l'humanité, nous entendons qu'il brille dans l'homme
un rayon de la lumière infinie; nous croyons, non pas seulement
en chrétiens, mais en philosophes, que le Verbe illumine tout homme
venant au monde, ou, pour parler le langage d'une prosaïque science,
que la raison est la faculté de la vérité, et qu'il y a de la vérité en
elle : faculté qui n'est pas infaillible, en qui toute la vérité n'est
pas, — vérité cependant; et quand, depuis Descartes et même avant
Descartes, on a dit que l'homme devait rentrer en lui-même pour
chercher la vérité, on a toujours compris que c'était y chercher
ce que Dieu y avait mis. Je n'exclus pas assurément la révélation
surnaturelle, et il était digne de vous de recueillir et de donner les
raisons qui rendent tout au moins très difficile de concevoir sans
elle le commencement de l'humanité; mais je dis que cette révéla-
tion elle-même n'était possible et efficace qu'à la condition d'une ré-
vélation antérieure qui est la nature même de l'homme. Et qu'est-ce
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 835
donc que la création, si elle n'est pas la première des révélations?
Ne me dites pas que j'abuse des termes; la vérité se révèle quand
elle se communique. Cette communication n'est jamais, sur cette
terre du moins, cette vision parfaite dont nos célestes espérances
nous donnent quelque idée. Nous le savons par la plus constante,
la plus universelle, la plus intime expérience, le jour se fait peu
à peu dans notre esprit; la vérité, sortant par degrés de l'invi-
sible, y apparaît, y pénètre, s'y établit, et finit par se rendre chaque
jour même plus sensible et plus familière, à l'aide de toutes ces
affections du dehors qui sont comme les occasions de l'activité de
l'intelligence, et qui l'excitent sans la maîtriser, qui la servent sans
lui obéir. Pourquoi cela est-il ainsi? Pourquoi ce mystère dans l'in-
térieur de notre être? Pourquoi ce demi-jour dans le seul temple où
Dieu veut faire sentir sa présence? Pourquoi ce je ne sais quoi d'in-
décis dans nos connaissances, qui fait que la réflexion la plus atten-
tive ne suffit pas toujours pour nous aider à distinguer sûrement nos
sensations de nos idées, nos idées acquises de nos idées primitives,
nos opérations de nos lois, ce qui est vérité, ce qui est illusion, le
nécessaire, le contingent, l'éternel, le variable?... Je l'ignore; mais
dans les manifestations même externes et surnaturelles du Dieu de
Jacob, dans les paroles inspirées du livre saint, il y a des nuages, il
y a des ombres; le sens caché sous des figures flottantes ne se dé-
cèle qu'à la sagacité patiente et parfois abusée de l'interprète, vere
Deus abscondiivs. Image fidèle, harmonieuse répétition de cette ob-
scurité relative dont l'ordonnateur des choses a voulu s'envelopper
en se communiquant par le verbe intérieur à l'esprit humain! Mais
quelle que soit la difficulté d'éclairer d'une lumière suffisante les
profondeurs de l'âme, la plupart des philosophes ont reconnu et
prouvé qu'il s'y rencontre des lois, des principes, des vérités, des
anticipations, peu importent ici les termes, tout au moins une raison
qui s'égale aux choses, une intelligence faite pour la vérité, une com-
munauté, une société, une harmonie avec Dieu même; vous trouve-
rez ces expressions et bien d'autres dans leurs livres : elles ne signi-
fient rien que de naturel, quoique merveilleux; mais la nature est
une merveille de tous les jours. Elles signifient seulement que la rai-
son est faite pour la vérité. La raison atteint souvent la vérité d'une
manière directe et qui semble inspirée; c'est ainsi que s'offrent à elle,
qu'apparaissent en elle ces notions nécessaires dont aucune intelli-
gence n'est dépourvue. L'intelligence, comme l'homme même, et
parce qu'elle est l'homme même, est assujettie au travail. Par des
efforts lents et réfléchis, par l'emploi raisonné de ses facultés, elle
s'éclaire, elle s'agrandit, elle voit d'une manière distincte ce qu'elle
entrevoyait confusément; elle découvre dans ce qu'elle connaît ce
836 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle n'apercevait pas. Par la méditation et le raisonnement, elle
arrive laborieusement à la vérité. Elle la trouve ainsi; mais la trouver,
ce n'est pas la faire. Comment donc accuser la raison de présomp-
tion parce qu'elle dit qu'elle la cherche, qu'elle la cherche en elle-
même, comme si c'était arrogance et folie que d'étudier l'homme pour
le connaître? Qui donc, en disant que la raison cherchait à s'instruire
par elle-même ou par ses seules lumières, a entendu qu'elle créait
l'objet même de ses recherches, et que ses lumières étaient son ou-
vrage? On a entendu qu'il fallait chercher pour trouver; cherchez et
vous trouverez, ces mots sont vrais aussi dans ce sens. D'où vient
qu'il y aurait plus d'orgueil à dire qu'on cherche la vérité et plus
d'humilité à dire qu'on la possède? La raison, qui fait effort vers la
connaissance parfaite, se reconnaît par là même dépendante de la
vérité. Souveraine dans l'homme, la raison a sa loi en elle-même,
mais qui vient de plus haut qu'elle. Où est la chimère, où est l'or-
gueil? Est-ce de croire que la raison humaine est faite pour la vérité?
Nous avons cet orgueil, parce que nous croyons en Dieu.
Vous bornez-vous à dire qu'il vaudrait mieux chercher la vérité
dans les opinions communes, dans les traditions permanentes de
l'humanité? Ceci est plus soutenable, mais ne mérite pas qu'on en
fasse tant de bruit. Interroger les croyances des peuples, l'histoire
de leurs cultes, c'est une inquisition comme une autre, et, remar-
quez-le bien, c'est toujours chercher dans l'homme ce qu'il faut
croire de Dieu, car les croyances humaines sont dans les hommes
apparemment. Toute la question est de savoir quel est le meilleur
procédé d'enquête, s'interroger soi-même ou passer en revue les opi-
nions humaines. Le second procédé n'est sûrement pas à dédaigner,
mais il tombe plus que tout autre sous la remarque de saint Thomas;
il demande plus de temps, de travail, d'érudition; il est moins à la
portée du commun des hommes. Je ne sache pas au reste qu'aucun
philosophe ait renoncé à s'enquérir de ce que pensent les hommes
en général ; on apprend également par là à connaître la nature hu-
maine. Cependant, si les deux procédés sont distincts, si l'on peut pré-
férer l'un à l'autre, en doit-on exclure aucun? Celui qui cherche en lui-
même, dans ses idées, dans le moi, si vous voulez, poursuit l'uni-
versel, car c'est l'objet propre de la science ; et cette investigation
aurait beaucoup moins de prix à ses yeux, s'il n'était assuré qu'il
trouve en lui toute la nature humaine, et que sa raison est celle de
tout le monde. De même celui qui passe la revue des croyances
reçues dans toutes les sociétés d'hommes ne les comprend, ne les
apprécie que parce qu'il peut les contrôler par ses propres idées et
les rapporter aux types qu'il rencontre dans son esprit et dont elles
ne sont que des exemplaires plus ou moins différens. Je suis certain
LE PÈRE YEJNTURA ET LA PHILOSOPHIE. 837
qu'il y a riiomme dans tout homme, que dans l'erreur la plus gros-
sière on peut retrouver quelque chose de la vérité primitive; mais
j'ai le malheur de croire aussi que l'homme la défigure étrangement,
que non-seulement sa raison, même exercée, cultivée, développée,
peut errer, mais surtout que l'irréflexion, la préoccupation domi-
nante de ses besoins et de ses passions, la faiblesse, la violence, la
misère, la grossièreté d'esprit, la barbarie des mœurs, l'oppression,
l'imposture, peuvent, si ce n'est altérer la nature, au moins retenir
l'essor ou faire dévier la marche de sa raison, et qu'il y a de grands
préjugés et de grandes ignorances en ce monde. Yoilà pourquoi l'on
peut trouver plutôt curieux que nécessaire l'examen complet de
toutes les croyances et de tous les cultes. Mais sans contredit, de ce
que les hommes pensent en général, du témoignage des peuples
pris en masse, peuvent se tirer des inductions précieuses. Une cer-
taine coïncidence entre l'humanité et le vrai peut être ainsi reconnue
à posteriori, et il serait assurément injuste de reprocher à la philo-
sophie d'avoir négMgé cette source d'instruction. En France surtout,
je ne l'ai entendu que trop souvent accuser d'être plus historique
que dogmatique. Le vrai, c'est qu'aucun philosophe n'a prétendu
s'isoler absolument de l'humanité. Descartes ne prisait pas l'érudi-
tion ni l'histoire; il faisait peu de cas des opinions d' autrui. On pense
à lui probablement, lorsqu'on reproche à la philosophie d'avoir con-
seillé à l'homme de chercher en soi la certitude et la science. Il a
été sans doute un grand observateur de la pensée, et sa prétention,
très fondée sous quelques rapports, était de marquer dans la science
comme un inventeur et d'instituer une doctrine originale. Et cepen-
dant il est si loin d'exclure ce que sait le commun des hommes,
qu'il dit en propres termes que « toutes les vérités qu'il met au
nombre de ses principes ont été connues de tout temps de tout le
monde. » Enfin, et pour ne rien laisser sans réponse, au cas que l'on
insiste sur cette objection de Bonald, que l'homme, en écoutant
sa raison, n'entend jamais que l'écho de sa propre voix, je deman-
derai si l'on prétend lui contester la faculté, le devoir de se connaître
soi-même. Il faudrait donc abandonner ce plus vieux, ce plus divin
des préceptes. J'ai entendu l'objection de la bouche des matéria-
listes; comment concevoir, disaient-ils, que l'observateur et l'ob-
servé ne fassent qu'un? Mais s'il résultait de l'identité de l'esprit
humain sous ces deux aspects qu'il ne pût valablement se connaître,
il ne pourrait rien connaître du tout. Ce n'est jamais que dans la
conscience de ses actes, sensations, perceptions, idées, que l'esprit
humain puise ses connaissances; il n'a jamais que lui-même pour
garant de ce qu'il affirme, et c'est en lui qu'il croit d'abord lors-
qu'il connaît quelque chose. Si ce fait suffit pour mettre en préven-
8â8 REVUE DES DEUX MONDES.
tion d'incertitude toutes ses connaissances, pour donner droit de le
récuser lorsqu'il prononce, parce qu'il est à la fois juge et témoin, il
y a une doctrine fondée sur cette récusation de l'esprit humain, et
cette doctrine, au fond toute semblable à celle qui lui refuse des
principes nécessaires de vérité et de connaissance, et qui lui con-
teste le droit et la puissance d'arriver à aucun savoir, cette doctrine,
soutenue sous sa première forme par M. de Bonald, admise sous la
' seconde par le père Ventura, elle porte un nom fort connu : elle s'ap-
pelle le scepticisme.
II.
Après avoir établi peut-être surabondamment notre dissidence sur
le fond, nous serons moins sévère pour un genre de raisonnement
que le père Ventura emprunte bien encore au scepticisme, mais qui,
renfermé dans de justes limites, a sa valeur et sa force. Vous les
connaîtrez à levrs fruits, dit-il des philosophes. C'est un valable
moyen de discussion que d'examiner, que de comparer entre eux les
différens produits de la réflexion et de tirer de la discordance des
systèmes, de la succession pour ainsi dire périodique des écoles, quel-
ques inductions contre la certitude de la science, et surtout contre
l'infaillibilité de la raison. On ne peut contester à notre prédicateur
le droit de se servir de cet argument, encore qu'un peu usé, et il s'en
est servi en consacrant deux conférences à l'examen des œuvres de
la raison philosophique dans les temps anciens et modernes; mais
plus cette critique de la philosophie venait naturellement dans son
sujet, plus, il eût été désirable qu'elle fût présentée d'une manière
saisissante, et qu'un certain choix dans les preuves, un certain bon-
heur dans la forme, sauvassent la trivialité du fond. Nous ne pou-
vons nous défendre de dire que ces deux conférences sont parmi les
plus faibles du recueil. Nous ignorons où en est la science de l'anti-
quité en Italie; mais elle doit être encore assez florissante pour qu'on
fût en droit d'attendre ici une connaissance plus exacte des systèmes,
un emploi plus judicieux et plus équitable des autorités. En France
du moins, il est nécessaire et facile de ne point parler des écoles
grecques sans les connaître, et l'on y éviterait par exemple d'attri-
buer à l'école de Platon la doctrine de Protagoras, contre laquelle
Platon a écrit un dialogue, et qu'il poursuit avec acharnement. La
philosophie antique, c'est la philosophie grecque. Or le père Ventura
semble ne la connaître que par la philosopliie latine, et il ne cite
guère que Gicéron. Nous pourrions réclamer. Cicéron aimait pas-
sionnément la philosophie; il en dissertait avec beaucoup d'élégance
et de charme; il exposait les systèmes avec un rare talent, et quel-
LE PÈRE TENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 839
qiies-uns de ses traités sont des chefs-d'œuvre. Cependant, soit
l'imperfection et la pauvreté d'un idiome impropre à l' expression
des idées métaphysiques, soit le tour d'esprit de l'auteur, qui le por-
tait au doute et à la raillerie, qui lui faisait préférer l'argumentation
oratoire à la sévérité de la dialectique, et les grâces de la parole à
l'exactitude des choses, ce n'est pas à lui qu'il faudrait toujours
demander une détermination précise et une exposition rigoureuse
des systèmes enfantés par la subtilité féconde du génie de l'hellé-
nisme. Mais nous n'insisterons pas sur cette remarque, et nous con-
venons qu'on peut s'aventurer sur la foi d'un guide qui s'appelle
Cicéron, et se résigner à ne pas comprendre la Grèce mieux que lui,
aune condition cependant, c'est qu'on discernera dans ses ouvrages
ce qu'il dit et ce qu'il veut dire. En philosophie, Cicéron n'a rien
inventé, hormis peut-être quelques argumens de détail, et, je le
crois, quelques parties de la morale dans l'admirable traité des
Devoirs. Il aimait tant les systèmes, il était si heureux de montrer
comme il savait les entendre et les traduire, qu'il se borne quelque-
fois à les exposer presque sans conclure, et qu'on sait à peine ce qu'il
en pense. Il était grand amateur d'opinions, magnus opinator, et il
ne faudrait pas toujours lui attribuer celles dont il s'est rendu l'in-
terprète. Au reste, ses ouvrages, lus et cités avec attention, prévien-
nent cette méprise. Ce sont, comme l'on sait, presque toujours des
dialogues. Il y fait soutenir par divers interlocuteurs les thèses les
plus diverses, mais sans admettre toutes celles qu'il déduit sous leur
nom. Ordinairement, un de ses personnages, et souvent ce person-
nage est lui-même, discute les opinions produites, distingue, cri-
tique, réfute, et termine enfin par en adopter ou en présenter une,
au moins comme la plus probable; car c'était le genre de crédibilité
que la nouvelle académie substituait à la certitude, et que Cicéron
regardait comme aussi digne de la foi pratique de la raison. Ainsi,
par exemple, le traité de la Nature des dieux est destiné évidem-
ment à présenter, sous la forme d'un débat entre un épicurien et
un stoïcien, une libre discussion sur la religion païenne, que Cicé-
ron, lorsqu'il ne parlait pas politique, était loin de ménager autant
que le fait parfois le père Ventura. Dans ce dialogue, Velleius com-
mence par exposer la doctrine d'Épicure, qui ressemble fort à
l'athéisme. Balbus la réfute par les argumens du stoïcisme et par
une profession de foi religieuse dans laquelle il y a du vrai et du
beau. Un académicien, ce qui ne veut pas dire ici un disciple de
Platon, mais de Carnéade, Cotta, fait à Balbus quelques objections,
et Cicéron, avec promesse qu'elles seront un jour résolues, clôt la
séance en déclarant qu'il incline à l'avis de Balbus. Cicéron est loin
dans cet ouvrage de conclure aussi énergiquement sur la question
840 REVUE DES DEUX MONDES.
de la Providence qu'il l'a fait dans d'autres écrits, et, quoiqu'il n'y
suiye pas son ami Cotta, nous le trouvons encore trop préoccupé des
doutes subtils de l'école d'Arcésilas; mais il y a souveraine injus-
tice à lui imputer ce qu'il met dans la bouche de l'adversaire des
dieux et à présenter comme un cri de détresse du rationalisme,
comme un aveu de découragement, ce qui serait plutôt un cri de
triomphe de l'épicurien Velleius, lorsque, après s'être attaché à
mettre en contradiction Cléanthe avec lui-même, il s'écrie que ce
Dieu tour à tour cherché dans le monde, dans l'éther, dans la raison,
n'apparaît définitivement nulle part, nusquam prorsus appareat.
C'est l'athée qui parle ainsi, et l'on croirait que c'est son adversaire
quand on lit M. Ventura. On pourrait signaler d'autres preuves
d'une certaine négligence de l'exactitude qui n'est pas de mise en
de si graves sujets, et surtout quand on se pique de discuter pièces
en main; mais ces critiques finiraient par lasser, et nous ne ferons
que résumer la conclusion de cette partie de l'ouvrage. D'une part il
y avait dans le monde païen une raison religieuse bien supérieure à
la raison philosophique. C'est comme témoins des cultes populaires
que les grands écrivains ont conservé et professé le dogme de l'unité
de Dieu, la foi dans la loi morale, dans le sacrifice, dans la vie à
venir. Tous et toujours les peuples y ont cru; ils n'ont jamais cru en
plusieurs dieux; les gentils ont connu le véritable. Et d'un autre
côté, quoi qu'en aient dit plus d'un père de l'église, et saint Clément,
et Lactance, et saint Augustin lui-même, les esprits supérieurs, les
écrivains, les philosophes, ont méconnu ces vérités; ils n'ont pas
démêlé sous l'idolâtrie l'adoration d'un Dieu suprême, à travers la
diversité des lois positives la persistance d'une loi invariable, au
milieu des contes puérils du Tartare et de l'Achéron la croyance à
une autre vie et à un jugement futur entre les bons et les méchans.
Pythagore, Socrate, Platon, Cicéron lui-même, n'ont pas vu toutes
ces choses; ils ont corrompu le monde païen par leurs subtilités et
par leurs doutes. Il n'est pas vrai que, comme l'a prétendu Bossuet,
(( les philosophes ont connu que le monde était régi par un Dieu
(( bien différent de ceux que le vulgaire adorait;... que cette belle
(( philosophie... de quelque endroit qu'elle soit venue... commençait
(( à réveiller le genre humain; que les philosophes, qui ont dit de.
(( si belles choses sur la nature divine, n'ont osé s'opposer à l'erreur
(( publique et ont désespéré de la vaincre; qu'Athènes prenait pour
<( athées ceux qui parlaient des choses intellectuelles; qu'ils étaient
« bannis comme des impies; que toute la terre était possédée de la
« même erreur. » Non, c'est la vérité qui régnait par toute la terre;
l'erreur était avec les sages. Cicéron était en particulier un athée, un
matérialiste et un hypocrite, les philosophes des idiots. La philosophie
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 841
a été ignoble, abjecte, ineptie de l'orgueil, imperturbable effronte^^ie.
On comprend que la raison philosophique dans les temps modernes
n'est pas traitée par l'orateur avec plus d'indulgence. Elle est stu-
pide et coupable; quand elle est spiritualiste, elle est inepte; si elle
affirme un dieu, c'est l'athéisme avec l'hypocrisie de plus. Laissons
ces misères. Le tableau que le père Yentura trace de la philoso-
phie moderne est loin d'être frappant ni complet, et nous trouvons
ici plus d'assertions que de raisons. Ses critiques sont des armes
émoussées par l'usage, et qui, dans d'autres mains, ont porté de plus
rudes coups; mais le trait saillant, ce qu'on était déshabitué de lire,
et ce qui nous choque le moins, c'est que le grief principal contre la
philosophie est moins d'avoir propagé le doute et l'erreur, — elle ne
faisait en cela qu'obéir à sa nature, — que d'avoir décrié et renversé
« une philosophie véritable, une philosophie raisonnable dans son
but, naturelle dans son principe, solide dans son fondement, sûre
dans sa méthode, heureuse dans ses résultats, utile dans ses consé-
quences. » A ces traits, vous devrez reconnaître la scolastique.
Nous conviendrons que la chute de l'empire de Gonstantinople, et
plus encore peut-être la découverte de l'imprimerie, répandirent,
vers la seconde moitié du xv^ siècle, une connaissance plus délicate
et plus complète de l'antiquité, surtout de l'antiquité grecque, et
que l'on vit alors poindre l'aurore de la renaissance. L'esprit mo-
derne a ainsi commencé, et il faut accorder aux auteurs d'une polé-
mique devenue fameuse que ce commerce intelligent avec le génie
d'un passé qui n'était pas chrétien est devenu le signal, si ce n'est la
cause, d'une grande révolution morale que l'église ne saurait en tout
bénir. Ce fut une restauration du paganisme, dit M. Ventura; les pre-
miers coups contre la scolastique datent de là. Il est vrai, Platon se
vengea d'Aristote; car la scolastique n'était pas, comme on sait, si
exclusivement chrétienne dans ses origines, que le péripatétisme,
par des causes, suivant moi, plus accidentelles que générales, ne se
fût étroitement entrelacé à la théologie orthodoxe. J'admettrai moins
facilement que l'esprit byzantin ait exercé une grande influence sur
la réforme. Quoi qu'il en soit, la réforme suivit la prise de Gonstan-
tinople, l'imprimerie, la renaissance des lettres antiques, et elle s'é-
leva tout d'abord contre l'église et contre sa philosophie. On connaît
les anathèmes dont Luther poursuivit la scolastique, et quoiqu'à son
point de vue il reprochât à la scolastique d'être une science pro-
fane, sans aucun doute, en l'attaquant comme le reste, il contribua à
préparer l'avènement de cet esprit d'indépendance qui devait aussi
protester^ mais contre tout le moyen âge. Cinquante ans se passèrent
entre la mort de Luther et la naissance de Descartes; nous ne met-
tons entre l'un et l'autre aucun lien intellectuel, si ce n'est que l'in-
8A2 REVUE DES DEUX MONDES.
dépendance fut un caractère de leur génie. Pendant ce demi-siè-
cle, la littérature philosophique fut très animée. Elle enfanta cent
livres curieux, hardis, chercheurs, des tentatives plutôt que des doc-
trines. Enfin Descartes vint, et c'est bien lui, en effet, qui ferma les
portes du temple. Ce temple de la Jérusalem scolastique, le père
Ventura voudrait le rouvrir aujourd'hui, en réparer les ruines. Qe
n'est pas nous qui nous rirons de cette entreprise, ni qui cherche-
rons à disperser les travailleurs. Nous les avons visitées quelquefois
ces ruines fameuses avec une curiosité pleine de respect, et nous ne
serions pas scandalisé de les voir se relever de terre; mais franche-
ment la chute a été bien lourde, le discrédit est bien grand. Des-
cartes a terriblement réussi. Le père Ventura aurait bien fait de
rechercher pourquoi, et d'examiner si la scolastique est de ces puis-
sances dont la restauration soit possible. Il se borne à comparer,
dans un morceau brillant et animé qui a dû produire de l'effet en
chaire, la raison humaine, errant depuis quatre siècles hors du giron
de l'église, à l'enfant prodigue, et il la conjure éloquemment de re-
venir se jeter dans les bras qui s'ouvrent pour la recevoir. C'est bien
dit; mais les choses humaines auraient d'étonnans retours, si les
générations nouvelles devaient, pour demander le pain de la science,
revenir frapper à la porte de l'école de saint Thomas d'Aquin.
C'est ici qu'il est assez piquant d'opposer le père Ventura à ses de-
vanciers. M. de Maistre, M. de Bonald soupçonnaient assez vaguement
qu'il devait se trouver plus de bon grain qu'on ne croyait dans cette
ivraie de la scolastique; mais ils n'étaient nullement tentés d'y aller
Toir, et confondant, comme on le fait sans cesse et comme le fait un
peu le père Ventura, la philosophie scolastique et la théologie sco-
lastique, ils savaient en gros que la première était un aristotélisme
verbal, et se souciaient peu de vérifier si, appliquée à la traduction
et à la déduction des dogmes chrétiens, cette langue et cette méthode
en avaient fait un tout scientifique très propre à l'enseignement et
à la controverse. Ce n'est pas sous cette forme qu'on aimait alors
à présenter, à célébrer le génie du christianisme. On préférait la
forme du xvii'= siècle; M. de Lamennais lui-même l'appelait le siècle
de la religion et de la gloire, ce siècle du gallicanisme et du jansé-
nisme. En ce temps-là, on s'inquiétait fort peu des hardiesses de Des-
cartes; on avait de bien autres soucis. C'étaient Volney et Dupuis
qu'il fallait ruiner. C'était contre l'école de Bacon et contre Bacon
lui-même qu'il fallait réagir, et Joseph de Maistre écrivait tout un
volume pour démolir l'édifice de sa renommée. Moins délicat et moins
exigeant qu'aujourd'hui, on n'éprouvait aucun besoin de se moquer
de la Logique de Port-Royal, et l'on se serait tenu pour très heureux
si les jeunes esprits avaient bien voulu y revenir, sans jamais remou-
LE PÈRE TENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 843
ter plus haut. On leur aurait à ce prix bien volontiers permis de lais-
ser dans un profond oubli tous les anges de l'école, tous les aigles
de la théologie, et d'ignorer à jamais qu'il y eût une certaine science
philosophique et religieuse répandue dans les in-folios de saint An-
selme, de saint Bernard, d'Hugues et Richard de Saint-Yictor, enfin
de saint Bonaventure, science dont saint Thomas d'Aquin avait fait
l'encyclopédie méthodique, christianisme dont le Dante avait été le
poète. L'esprit littéraire de la France, cet esprit formé par l'antiquité,
élégant et difficile, plus amoureux du beau que du vrai, du talent que
de la pensée, un peu dédaigneux, un peu vain, libre avec goût, cher-
chant la raison facile, la dignité, la grâce, la clarté, et redoutant le
travail et l'ennui comme des restes de barbarie, dominait tout, la
philosophie, la science, la religion. 11 aurait cru déroger en prenant
date d'une autre époque que celle où Montaigne avait commencé
d'écrire; il aurait craint de se salir en retournant chercher des pail-
lettes d'or dans le fumier du moyen âge, lui qui remuait à boisseaux
les brillantes médailles frappées sous le règne de Louis XIY.
Aussi M. de Bonald, qui le premier a osé dire qu'il fallait répondre
à la révolution française par une philosophie, et transporter la guerre
dans le domaine des idées, cherchant à réaliser cette grande pensée
et à élever de ses mains le monument, n'imagina pas d'aller deman-
der au moyen âge ses méthodes et ses principes, pas plus qu'il n'eût
conseillé à l'émigration de lui emprunter ses armes de guerre pour
combattre l'artillerie des soldats de la république. Dans ses ouvrages,
aujourd'hui si peu lus, mais où brille un esprit élevé, subtil, et le ta-
lent d'un écrivain, il défend la cause du passé sans en étudier l'his-
toire, et, quoique ennemi des témérités de la raison pure, il ne prend
pas son point d'appui dans les livres et n'affecte nulle érudition. Il
est de son temps; il sait peu de chose, pense beaucoup, raisonne en-
core plus, et montre autant d'esprit qu'il peut, ce qui n'est pas peu
dire. En devisant sur la métaphysique, il rencontre le moyen âge, et
il en parle comme en parlait tout le monde. 11 se heurte aux scolas-
tiques, et il les traite comme aurait fait Daunou, qui cependant pas-
sait pour les connaître. C'étaient des esprits incultes, dit-il. Des
esprits incultes, s'écrie le père Ventura, Albert le Grand et saint Tho-
mas ! Leur science, poursuit M. de Bonald, était une mécanique du
raisonnement, \mQ idéologie ténébreuse; ainsi aurait parlé l'inventeur
même du nom de l'idéologie; puis, ayant occasion de donner une
définition de l'homme, il en rédige une fort élégante qui n'est pas
trop mauvaise, qui a fait scandale à l'École de médecine de Paris,
mais qui n'est pas celle de saint Thomas. Enfin, chose plus grave
encore, dans ses Recherches métaphysiques, après une revue de
toutes les écoles depuis Thaïes, y compris les écoles chrétiennes
Sàk REVUE DES DEUX MONDES.
(qu'entendait-il par-là? je ne le sais trop), il décide, ce qui à cette
époque n'embarrassait personne, que depuis trois mille ans on n'y a
rien compris, et que l'Europe attend encore une philosophie. On
disait cela couramment dans l'école opposée. Bacon, Descartes en
avaient touché quelque chose; Voltaire, Condillac, Tracy ne se fai-
saient pas scrupule de le redire; pourquoi M. de Bonald ne le répé-
terait-il pas? Mais quoique la philosophie qu'il promettait n'ait rien
de commun avec la leur, quoique ses principes aient une grande ana-
logie avec ceux que le père Ventura recommande, elle est nouvelle :
il suffit; elle suppose que l'église catholique, qui philosophe depuis
dix-huit cents ans, a philosophé en vain ; c'en est assez pour que le
nouvel apologiste de l'église relève avec sévérité, quoique sans amer-
tmne, toutes ces témérités d'un écrivain catholique. Après les Grecs
du bas-empire, après les protestans, après les cartésiens, M. de Bo-
nald arrive à son rang dans le dénombrement des adversaires de la
scolastique et du père Ventura. Un petit-fils de M. de Bonald, qui
lui-même cultive les lettres, a relevé le gant; il a répondu à l'agres-
seur, qui a répliqué. Dans cette controverse où, comme il arrive sou-
vent, personne n'a tout à fait tort, l'ancien général des théatins a
porté beaucoup d'insistance et quelque vivacité; il a publié une bro-
chure, écrite un peu lourdement, pas très obligeamment, où il établit
et motive son dire et sa pensée avec une parfaite clarté; mais encore
une fois, pour décider qui a raison dans cette controverse, il fau-
drait traiter du fond des choses, dire où est la vraie philosophie, et
quant à ce procès-là, nous demandons l'ajournement.
Donc le père Ventura a entrepris la réhabilitation de saint Thomas.
Nous n'avons rien contre. Saint Thomas est un grand esprit. Si quel-
ques-uns lui refusent toute l'originalité permise au philosophe, cette
sagacité profonde qui fait pénétrer la science d'un pas de plus dans
la vérité, il n'a pas du moins de supérieur pour l'étendue et la capa-
cité de l'intelligence, pour la subtilité raisonnable, pour la facilité
dialectique, pour la bonne foi dans la recherche et l'exposition, pour
la droiture de sens au milieu même des systèmes singuliers que lui
imposent son temps et son école. Il n'est point de scolastique dont
la lecture soit plus instructive, et nous aimons à voir l'église s'in-
spirer de son génie. Il était un grand partisan de la raison, ce dont
nous le louons fort; un zélé disciple d'Aristote, ce qui ne nous offense
point; un sectateur assez vif de la philosophie des sensations, ce que
nous ne lui reprocherons pas trop sévèrement; mais il mérite la
grandeur de sa renommée. Au reste, elle n'est pas demeurée à l'aban-
don. Il n'y a pas longtemps que le père Lacordaire, qui avait com-
mencé à le rappeler à la mémoire des hommes, en écrivant pour le
rétablissement des frères prêcheurs, est venu prononcer son pané-
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 8A5
gyrique dans cette imposante église de Saint-Sernin de Toulouse, où
reposent les froides reliques de Y ange de l'école. M. l'abbé Carie a
publié sur la vie et les écrits de saint Thomas un ouvrage d'un luxe
monumental, qu'on lit avec beaucoup d'intérêt. Un jeune métaphy-
sicien protestant, trop tôt enlevé à la science, M. Léon Montet, a pu-
blié deux très bons mémoires sur la philosophie du même maître.
Enfin un écrivain qu'il faut toujours citer quand on parle de scolas-
tique, M. Hauréau, qui est lui-même un peu thomiste, a consacré
dans son ouvrage deux chapitres d'un grand prix à la doctrine de
saint Thomas d'Aquin. Voici maintenant le père Ventura qui vient
l'enseigner dans la chaire chrétienne. Gomme lui, l'illustre descen-
dant des comtes d'Aquino avait quitté l'Italie pour venir enseigner à
Paris, et on a entendu dans l'église de l'Assomption quelques-unes
des théories que Thomas, en 1253, développait sur la montagne
Sainte-Geneviève. Ge que le père Ventura a exposé en présence d'un
auditoire un peu mondain, n'aurons-nous pas licence d'en dire ici
quelques mots? Ce n'est pas moins que la réponse à cette question :
« Qu'est-ce que l'homme? » car le docte prédicateur la pose, cette
question, sans faire réflexion que la poser ainsi, quœrere, et entre-
prendre de la résoudre, comme on va le voir, par le raisonnement,
c'est chercher la vérité, et faire, j'en suis bien fâché, de la philoso-
phie inquisitive.
Voyons laquelle. M. de Bonald a défini l'homme — une intelligence
servie par des organes : — définition radicalement fausse, définition car-
tésienne, qui ne tient aucun compte de ce que pense le genre humain,
savoir que l'homme est un tout substantiel, composé de l'âme et du
corps. L'âme est unie au corps; ce n'est pas union accidentelle, c'est
unité substantielle : vérité qui nous est donnée par la définition même
de l'âme; « l'âme intellective est la forme substantielle du corps
humain. » C'est la définition de saint Thomas, c'est ce principe pro-
fond et important que le concile de Vienne, en 1311, a décrété et
prescrit sous peine d'hérésie. Il n'en faut pas vouloir aux anciens
philosophes, ajoute avec beaucoup de charité notre vénérable auteur,
de n'avoir pas su cette grande vérité : pour connaître ainsi l'homme,
il fallait connaître Jésus-Christ.
Voilà qui étonnera tout lecteur ayant la moindre teinture des choses
philosophiques. Il se demandera sur quels témoignages ou par quelle
inadvertance un savant théologien a pu écrire des choses aussi sur-
prenantes, et qu'un étudiant n'aurait pas écrites. C'est qu'un étu-
diant n'aurait pas eu un système à justifier et le besoin de chercher
contre la philosophie des griefs à tout prix, même au prix de la vé-
rité des faits.
D'abord la définition de M. de Bonald n'est pas cartésienne. Elle
8Zi6 RETUE DES DEUX MONDES.
est plutôt platonicienne, car elle se rapproche fort de celle de Bos-
suet, qui dit, d'après Platon : « L'homme est une âme se servant du
corps. )) Descartes parle autrement. Il définit l'âme une chose qui
pense, c'est vrai; mais je doute que nulle part il définisse l'homme,
11 a donné maintes fois de la nature humaine une théorie développée,
et il dit positivement, dans une réponse à Arnauld, qu'il a bien pris
garde que personne ne pût penser que l'homme 71 est rien qu'un esprit
usant et se servant du corps. Il combat, comme le père Ventura, la
doctrine qui assimile l'âme dans le corps à un pilote en son navire, et
tous deux se gardent bien de nous dire qu'en cela ils ne font que ré-
péter Aristote. Enfin il convient, avec le père Ventura, qu'il y a union
réelle entre l'âme et le corps; que l'un et l'autre sont substantielle-'
ment unis; mais j'avoue qu'il entend par là qu'il y a union de sub-
stance à substance et non unité de substance. Il sait trop bien que
ce sont deux choses distinctes, deux natures séparables, et qu'il im-
porte à l'homme, avant toute chose, que l'âme soit en elle-même une-
substance.
Il est vrai que Descartes professe peu de respect pour les formes
substantielles. Il déclare qu'il s'en passe ; il les appelle une fois de
misérables êtres ^ une autre fois de pauvres innocens. C'est avouer
qu'il n'admet pas la définition de l'âme d'après saint Thomas, deve-
nue un article de foi de par le concile de Vienne, et que le pape
Jean XXII estimait à ce point qu'il fit exhumer et brûler les os d'un
théologien qui l'avait niée. Mais ne semblerait-il pas, à entendre le
père Ventura, qu'il s'agisse d'un dogme révélé, quand il exalte cette
définition, ce principe profond et important , base de toute philosophie^'
ce principe inconnu des philosophes anciens à qui il faut pardonner,
puisqu'ils ignoraient le christianisme? Or ce principe est tout simple-
ment, qui donc l'ignore? la définition d' Aristote. Il faut qu'il y ait
longtemps que le père Ventura ait lu, je ne dis pas Aristote, Dieu
l'en préserve! mais saint Thomas, car dans les dix-sept questions
de la première partie de la Somme théologique , qui forment un véri-
table traité de l'âme, il aurait vu, à chaque page, le philosophe de
Stagire plus souvent cité que l'Écriture et les pères, et notamment
question 76, article I, il aurait lu, à la suite des éclaircissemens sur
la définition classique de l'âme, ces propres mots : Hœc est demons-
tratio Aristotelis in II de Anima, iext. 1h. Et si le père Ventura veut
s'édifier complètement sur un point aussi connu de l'histoire de la
philosophie, nous le prierons de passer de la Somme théologique à la.
Somme contre les Gentils; il y verra, livre II, chapitre 70, saint Tho-
mas soutenir contre Averroès sa définition comme étant le vrai sens
d' Aristote. Enfin, si ces deux autorités ne sufîisent pas, nous l'enga-
gerons à consulter le commentaire même de saint Thomas sur Aris-
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 847
tote, in très lihros Arisfotelis de Anima prœclarissima expositio; il
y retrouvera développée, élucidée, interprétée cette doctrine, que
l'âme est Informa ou species, non pas forme accidentelle, mais sub-
stantielle, l'acte premier, la perfection, l'achèvement du corps orga-
nique, tous ces mots n'exprimant, selon Aristote et Thomas, que des
points de vue de la même idée. Nous ne sommes pas grand admira-
teur de cette définition; mais, pour l'honneur d' Aristote et de saint
Thomas, nous devons faire remarquer qu'ils la rendent plus exacte
que ne l'a fait le père Ventura. Si l'âme n'était que la forme substan-
tielle du corps, tout corps, même inorganique et inanimé, ayant en
scolastique une forme substantielle, sous peine de ne pas exister,
tout corps aurait une âme ; mais Aristote et saint Thomas insèrent
presque toujours dans la définition ces mots : corps naturel, orga-
nique; et comme le corps organique peut être sans vie, ils ajoutent :
corps organique ayant la vie en puissance. En effet, l'âme n'est la
forme substantielle du corps qu'autant que le corps est vivant. La
définition signifie que l'âme est le principe qui fait passer le corps de
la vie en puissance à la vie en acte. Aussi est-ce la définition de l'âme
comme principe à' animation, la définition de l'anima dans l'animal,
et Aristote et saint Thomas sont obligés de montrer subséquemment
que l'âme intellective dans l'homme est, avec de grandes perfections
de plus, semblable au principe de vie de tout être animé.
Mais nous ne sommes point ici pour discuter la scolastique. Bonne
ou mauvaise, le père Yentura est fort en droit d'adopter une défini-
tion de l'âme qui a contenté saint Thomas, pourvu qu'il veuille bien
ne pas omettre désormais de dire que saint Thomas avait emprunté
presque toute sa psychologie d' Aristote, et qu'en cette matière comme
en toute autre il ne s'écarte des leçons de celui qu'il appelle par
excellence le philosophe que lorsqu'il est décidément impossible de
les accorder avec les dogmes de la foi. Avant d'accuser les philosophes
de crétinisme orgueilleux, il ne serait pourtant pas inutile de se rap-
peler ces choses-là.
Nous y insistons parce que le père Ventura a fait de la définition
de l'âme un point capital de son enseignement. S'il en concluait seu-
lement que l'âme est unie au corps, et que cette union constitue un
tout dans lequel, en cette vie du moins, l'une ne peut se passer de
l'autre, il dirait une chose fort raisonnable, vulgaire pour quiconque
ne croit pas à l'homme matière, et que, suivant saint Augustin, Var-
ron, grand collecteur de systèmes, avait conclue de l'analyse des
diverses opinions des philosophes; mais cela ne suffit pas. au père
Ventura : il veut que cette union soit substantielle, c'est-à-dire qu'il
en résulte unité de substance. Par là, dit-il, toutes les questions
qui ont embarrassé et égaré les savans s'évanouissent comme des
848 REVUE DES DEUX MONDES.
rêves. Plus de difficulté pour expliquer les rapports de l'âme et du
corps, plus de nécessité de recourir aux chimères de l'harmonie pré-
établie, de l'influx physique et des causes occasionnelles. En même
temps l'origine des idées est découverte; elles ne viennent pas de
l'âme, elles ne viennent pas du corps; elles viennent de l'âme et du
corps. Le corps en est la cause matérielle, l'âme la cause efficiente.
Le corps donne les fantômes, sans lesquels l'intelligence ne com-
prendrait pas, et de ces images sensibles l'âme exprime les concep-
tions intentionnelles qui sont les idées. L'intelligence humaine est
bien faite pour comprendre l'universel, mais elle ne pourrait l'at-
teindre, ou du moins elle ne l'atteindrait qu'en général et d'une
manière imparfaite et confuse, si les images déterminées des objets
sensibles ne lui étaient données par l'organisation corporelle à l'effet
d'en abstraire les conceptions intellectuelles nécessaires à la con-
naissance parfaite. C'est pour son plus grand avantage que l'âme
est unie au corps. Séparée du corps, l'âme intellective perd l'instru-
ment de son opération parfaite. Elle n'en peut donc être à jamais
séparée, car ce serait contraire à sa nature.
Ce que c'est que de parler sans contradicteur, et de citer dans un
langage aujourd'hui peu usité un auteur aujourd'hui peu étudié. On
vous donne avec confiance ces vieilles formules a comme une belle et
simple solution par laquelle la raison catholique a fait cesser toute
dispute parmi les philosophes chrétiens touchant une si grave ques-
tion. » Le monde sait en effet si les disputes ont cessé, même dans le
sein de l'église, sur la question de l'origine des idées depuis l'an 1471
que parut la première édition datée de la Somme de saint Thomais.
Et d'ailleurs, comment la doctrine qui vient d'être résumée pour-
rait-elle satisfaire la juste curiosité de l'esprit humain et dissiper
tous ses doutes? Comment l'unité de substance du corps et de l'âme
en expliquerait-elle clairement les rapports? Ce n'est pas de savoir
s'ils sont unis qu'il est question, c'est de savoir ou plutôt de conjec-
turer comment deux substances ou, si l'on veut, deux natures aussi
différentes peuvent être en communication et dans un certain rap-
port d'action et de passion. Ce n'est pas le fait, c'est le comment du
fait qui étonne, qui trouble, et plus vous aurez rapproché, confondu
les deux substances, plus vous aurez épaissi le voile derrière lequel
se dérobe ce mystère de notre nature. L'âme connaît et le corps sert
à connaître, voilà un fait certain et familier. Comment le corps ou la
matière, qui ne connaît rien, peut-elle transmettre à l'intelligence les
élémens de la connaissance? Quand vous soutiendrez que l'intelli-
gence ne saurait connaître sans cela, vous aurez fait un pas vers une
proposition tant soit peu périlleuse de M. de Tracy, savoir qu'une
intelligence sans organes est incompréhensible; vous aurez peut-être
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 849
un peu rabaissé l'intelligence, mais vous n'aurez pas relevé la ma-
tière, ni mieux éclairci les clauses du contrat qui les unit. Vous
ajoutez que le corps donne les fantômes, et que l'intelligence en
exprime les idées'VLa doctrine est connue, c'est encore une doctrine
d'Aristote; mais en vérité vous seriez plus clair, si vous disiez que
les idées sont tirées des sens, que l'intelligence généralise ou trans-
forme les sensations. Ne voilà-t-il pas une belle solution et bien
propre à satisfaire, non pas même le spiritualisme platonicien, mais
le spiritualisme chrétien? Enfin que signifient ces mots : le corps
transmet les fantômes? Comment les donne-t-il? que sont-ils? Quelle
expérience ou quel raisonnement prouve, indique seulement que
cette masse organisée soit une fabrique d'images? La croyance uni-
verselle ne confirme pas assurément cette invention scientifique. Le
genre humain croit qu'il voit par les organes des objets réels, et que,
se rappelant qu'il les a vus, il y pense et il en raisonne. Quant à l'hy-
pothèse des fantômes, il faudrait la prouver avant de s'en servir
avec tant de confiance. Ignoreriez-vous que ces fantômes, ces images,
ces espèces sensibles ont été niées d'une manière absolue, et qu'elles
seraient surtout insoutenables, si elles étaient, comme vous semblez
le prétendre, purement physiques? Si, pour vous épargner beau-
coup de volumes à feuilleter, vous voulez bien lire seulement sur cet
article quelques pages laissées par M. Royer-Collard, vous trouverez
contre votre hypothèse une argumentation qui, si elle ne vous semble
péremptoire, vous paraîtra du moins fort sérieuse.
Mais voici qui est plus grave. Si l'âme est confondue avec le corps
au point qu'il y ait, non pas union de deux substances, mais unité de
substance dans l'homme, comment l'âme peut-elle être séparée du
corps sans cesser d'exister? Cette unité de substance est une pensée
d'Aristote très-mal venue dans une philosophie chrétienne. Aristote,
lui, n'admettait pas l'immortalité de l'âme, du moins de l'âme tout
entière. La substance ne résultait pour lui que de la réunion de la
forme et de la matière. Cette forme qu'on appelle âme, perdant
sa substance en perdant son corps, comment pourra-t-elle subsister
sans lui? // y sera supj)léé, nous dit-on, par d'autres moyens. Ce
n'est là qu'une assertion, encore peu rassurante. On me dit bien que
l'âme comprend par elle-même; mais, comme on ajoute qu'elle ne
connaît que par le corps, je me demande comment elle comprendra
sans connaître? Par habitude^ répond le père Ventura. iN'importe;
de la mort à la résurrection générale, l'intervalle est long à traver-
ser, et bien imprudent est le vœu que formait saint Paul d'être
délivré de ce corps de mort. Il est vrai que saint Paul s'imagine
qu'il y a une lutte entre la chair et l'esprit. Il était venu avant le
concile de Vienne, et peut-être était-il de l'avis du père Malebranche,
TOME I. 55
850 REVUE DES DEUX MONDES.
qui appelait les formes substantielles des inventiovs de gens oisifs.
Parlons sérieusement, et concluons que la philosophie catholique
(nous ne disons pas la foi catholique, c'est tout autre chose) , inter-
prétée du moins par le père Ventura, est loin de tenir les promesses
qu'il nous a faites, et qu'au point de vue de la science et de la reli-
gion elle n'a pas les caractères éclatans de la vérité, et pourrait avoir
quelques-unes des conséquences de la mauvaise philosophie. Il est
bien entendu que nous ne faisons pas à un écrivain respectable l'in-
jure que Ton fait quelquefois aux philosophes. Ces fâcheuses consé-
quences, le ciel nous préserve de l'accuser de les admettre ni de les
enseigner. Nous savons très bien qu'après avoir soutenu la philoso-
phie des sensations, il n'en croit pas moins ce qu'elle nie. Nous
n'ignorons pas qu'en ayant sur la nature de l'âme et sur la nécessité
du corps une doctrine qui obscurcit, affaiblit les signes de l'immor-
talité de la première, il proclame d'une foi ardente l'avenir glorieux
et redoutable de la personne humaine. Nous disons seulement que
sa métaphysique contraste avec sa foi, et que si cette métaphysique
était la nôtre, nous tomberions dans un grand découragement. La
suite de son ouvrage, plus exclusivement théologique, si le temps
nous permettait de l'analyser, nous donnerait d'autres exemples de
Finfluence de certaines doctrines abstraites sur la manière de con-
cevoir les dogmes de la religion. Nous doutons que l'église souscrivît
formellement à toutes les opinions théologiques du savant docteur;
mais nous aimons mieux répéter que les dernières conférences se
lisent avec intérêt, qu'il s'y rencontre des morceaux écrits de verve,
par exemple la seconde moitié de la quatrième, et qu'il faut envier
ceux qui ont entendu quelques-unes de ces éloquentes paroles reten-
tir dans la chaire évangélique.
III.
Fermons le livre maintenant, et, laissant de cété les systèmes,
essayons de nous rendre compte de la nature et des motifs de l'ar-
gumentation adoptée de notre temps par de célèbres apologistes
de la foi. On ne contestera pas, je pense, qu'ils s'occupent moins
que ceux' d'une autre époque de l'expliquer et de la démontrer par
elle-même, et que le travail cent fois plus attachant de rechercher
dans ses dogmes la preuve de sa vérité a fait place à l'habitude ba-
tailleuse d'accuser d'erreur, de contradiction, de mensonge et de
pis encore, non-seulement les doctrines contraires, mais toutes les
doctrines humaines, d'opposer l'unité à la discordance, la constance
à la variation, l'autorité à l'examen, en sorte que ce qu'on appelle la
question de l'église est devenue la principale question, et que l'on
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 851
pourrait dire, ou peu s'en faut, non que l'église est fondée sur la
vérité, mais la vérité sur l'église. Disons bien que cette méthode
n'est pas absolument condamnable; nous savons dans quelle mesure
elle est admissible, et surtout combien elle peut être utile; nous re-
marquons seulement qu'elle est dominante, presque exclusive, et
nous craignons que, ainsi employée, elle ne soit plus propre à pro-
duire des réactions religieuses que des conversions religieuses.
Apercevoir et dénoncer l'erreur est facile. Plus facile encore est de
convaincre la science humaine d'inconstance, et l'histoire de l'esprit
humain est celle de ses contradictions. La satire de l'esprit humain
est si aisée et si tentante, qu'elle est la philosophie de ceux qui n'en
ont pas. Non-seulement les esprits profondément moqueurs, Mon-^
taigne, Rabelais, Voltaire, s'y plaisent, mais les hommes frivoles qui
ne pensent à rien, les heureux du monde, les gens blasés, ceux qui
livrent toute leur âme aux plaisirs et aux intérêts de cette vie, sont
prêts à dire et aiment qu'on leur répète que la science est vanité. On
se trouve d'intelligence avec tous ceux qui envient ou imitent les
voluptés de Salomon, quand on leur redit ses railleuses conclusions.
La polémique amuse la malignité de notre esprit. Il faudrait bien de
la maladresse pour qu'elle ne rencontrât pas souvent juste; il y a des
objections à tout; point de doctrine qui n'ait son faible; la vérité est
parfaite, mais elle n'est qu'imparfaitement connue, et rien n'est facile
comme d'appuyer sur les obscurités et les lacunes de la connaissance
pour ébranler et décrier la connaissance même. Cette entreprise a
quelque chose qui divertit et qui passionne. Voilà bien des motifs
pour exciter beaucoup d'esprits à préférer la négation à l'affirmation,
Fattaque à la défense, l'invective à l'enseignement; mais de telles rai-
sons ne peuvent déterminer des écrivains et des prédicateurs habiles
et convaincus à suivre la voie où nous les voyons marcher.
La critique dirigée avec talent et avec énergie contre des systèmes
dépourvus de l'appui d'une autorité extérieure, livrés à l'inquisition
de l'esprit, aux hasards et aux caprices du talent, modifiés ou altérés
suivant les époques, toujours incomplets ou obscurs par quelque
côté, toujours discutables en un point, puisqu'il y a de l'insoluble
dans les choses, cette critique conduit à peu près sûrement le com-
mun des intelligences à l'incertitude, au doute, parfois à une incré-
dulité dédaigneuse. Puis, comme le scepticisme n'est pas une situa-
tion tenable pour des esprits sérieux, ni même pour tous les esprits
frivoles, il se change en une disposition favorable à une doctrine qui
parle avec autorité, se proclame hautement immutable, et ajoute à la
grandeur des dogmes la beauté des préceptes, l'éclat et la multitude
des exemples, les promesses et les consolations. Peu importe que,
pour se recommander à des esprits désolés, cette doctrine, telle qu'on
852 RETUE DES DEUX MONDES.
la prêche aujourd'hui, affirme après avoir nié, se joue des objections
dont elle s'est servie, et qu'après avoir poussé au doute, elle rap-
pelle à la croyance. Si l'on a suscité ou développé le mal, on apporte
le remède. Les sentimens qu'on a excités tournent au profit des idées
qu'on veut inspirer. Le découragement ramène à la foi. En affaiblis-
sant dans la raison le ressort de la conviction, on augmente parfois
dans les cœurs le besoin de croire. Pascal n'a pas caché combien il
trouvait puissante cette manière de gagner les âmes, et l'on a pu
dire : Faites cent sceptiques, vous ferez cinquante croyans. — Je ne
les appelle pas tout à fait des chrétiens, parce que ce titre convient
à une foi assise sur des fondemens plus fermes et d'un ordre plus
élevé.
Le temps où nous vivons est singulièrement favorable à l'art de
prendre les hommes par le découragement. Les traditions de toutes
sortes sur lesquelles s'appuyaient les sociétés modernes ayant été,
depuis la fin du siècle dernier, ébranlées, il est devenu nécessaire,
quand même ce n'aurait pas été le goût général, de leur donner,
par voie d'examen et de recherche, de nouvelles institutions, presque
de nouvelles mœurs. Il a fallu tenter de transformer des opinions en
coutumes. C'est la raison moderne qui a entrepris de reconstituer la
société, et avec tout le respect qu'on lui doit, on est forcé de lui dire
que jusqu'à présent elle a médiocrement réussi. 11 y a eu de grandes
tentatives et de petits succès. De là d'innombrables déceptions. La
faiblesse et le scrupule, l'honnêteté et le préjugé, l'intérêt qui se
donne pour la vertu, la peur qui se fait passer pour la raison, jettent
des masses entières dans une aveugle réaction contre des idées dont
on désespère pour en avoir trop espéré. En France surtout, où l'on
croit que pour être logique il faut être extrême, on se lance dans
un pyrrhonisme illimité. C'est à l'aide d'une disposition semblable
qu'au commencement de ce siècle, des écrivains distingués crurent
pouvoir rétablir le passé tout entier dans la croyance sociale, et
essayèrent la restauration morale de toutes les sortes d'ancien ré-
gime, la religion comprise, qu'ils semblaient considérer surtout du
côté de la politique. On peut douter que ce mélange de ce qui est
consacré à l'éternité avec des établissemens de leur nature périssables
ait été heureusement conçu, et l'église a paru, depuis quelques an-
nées, vouloir s'affranchir d'une importune solidarité; mais elle n'a
eu garde de renoncer à employer pour une fin spirituelle les besoins
moraux d'une société souffrante. Nous parcourons une période qui
présente quelques analogies avec le début de ce siècle. Plus que
jamais les gémissemens se font entendre depuis dix à douze ans sur
l'état anarchique des intelligences. On a encore propagé, envenimé
ce mal en le déplorant. Dans ces dernières années, les événemens.
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 853
toujours si puissans sur les imaginations, ont achevé d'abattre les
esprits. On dirait que le ressort de la raison est brisé. De nobles
souffrances, de honteuses misères ont détruit dans la société tout
bon sentiment d'elle-même, ce que Cicéron appelait bona spes sut.
Certes, ce ne serait pas un mauvais service à rendre à cette mul-
titude humiliée que de relever ses regards vers les choses célestes,
et si l'église, sans tremper dans aucune politique, saisit cette occa-
sion de reprendre plus d'empire, qui pourrait s'en plaindre et sur-
tout le lui reprocher? Que pour une telle œuvre, dans une telle
situation des esprits, les raisonnemens pris de l'incertitude des opi-
nions humaines aient une grande valeur de circonstance, qu'il soit
naturel et licite de s'en servir, c'est ce qu'on ne saurait contester,
dût la foi ainsi obtenue ressembler à une simple opinion, et rester à
la surface de l'esprit, sans pénétrer jusqu'à l'homme intérieur.
D'ailleurs, si l'on peut abuser de ce moyen de prosélytisme, s'il ne
produit pas toujours des résultats profonds ni solides, s'il doit'beau-
coup aux circonstances, il n'est pas en lui-même dénué de valeur
rationnelle. Décréditer successivement tous les systèmes, comme
variables et discordans, comme dépourvus d'une autorité durable et
étendue sur les esprits, enfin comme liés par un fil logique à d'au-
tres opinions dangereuses en politique ou en morale, qui paraissent
condamnées par les événeraens, et de là conclure en faveur d'une
doctrine qui, en fait, a plus de fixité, qui se maintient au milieu des
vicissitudes du monde sous la garde d'une autorité extérieure, c'est
attaquer les esprits par des considérations sérieuses, à défaut d'ar-
gumens démonstratifs, et il peut se rencontrer des intelligences qui
en seront plus touchées qu'elles ne le seraient d'une preuve directe
de la vérité de la doctrine.
Mais c'est une règle importante que de réduire cet argument à sa
juste portée, et que d'en user avec une rigoureuse bonne foi. Ainsi
d'abord, il faut éviter une certaine faute très commune contre la
logique. On oppose ordinairement la philosophie à la foi catholique,
c'est-à-dire quelque chose de général et de vague, à quelque chose de
déterminé. Qu'entend-on par philosophie? — Toutes les philosophies.
— L'autre terme de comparaison devrait donc être la religion, en dési-
gnant par ce mot toutes les rehgions. Alors on serait en droit d'étaler
les luttes et l'influence successive du scepticisme, du matérialisme,
de l'idéalisme, du spiritualisme, et de faire combattre entre eux
Anaxagore, Zenon, Épicure, Platon, Aristote, Carnéade, Plotin, et la
multitude des modernes; mais on examinerait par contre quelles
ont été les variations et les dissidences des religions, celles de l'Inde
et de l'antiquité, le judaïsme et ses divisions, enfin, dans notre chris-
tianisme même, ses hérésies, au nombre desquelles plusieurs écri-
854 REYUE DES DEUX MONDES.
vains religieux comptent jusqu'au mahométisme. A la diversité des
écoles on opposerait la diversité des sectes, et peut-être verrait-on
qu'il faut s'en prendre de ces tristes variations moins aux doctrines
qu'à la nature de l'esprit humain. Pour raisonner régulièrement, il
faudrait, par exemple, comparer la foi catholique, non assurément
sous le rapport de la vérité, mais sous celui de la stabilité, à une
doctrine déterminée. Et pour ne pas choisir la meilleure, l'épicu-
réisme, par exemple, a-t-il beaucoup changé? Je ne sais, mais rien
ne se ressemble plus, pour la manière de raisonner de Dieu et de
l'homme, que la doctrine d'Épicure ou même de Démocrite et celle
des écoles sensualistes qui la représentent chez les modernes. Rien
n'est changé, excepté les noms. En insistant trop sur ces réflexions,
je laisserais croire que je ne vois, en effet, aucune différence, au
point de vue de la fixité et de l'autorité, entre la religion et la phi-
losophie, quand je veux dire seulement qu'il ne faut pas exagérer
cette différence à l'aide d'un paralogisme. Seconde observation. On
fait valoir quelquefois l'argument de la perpétuité du catholicisme,
en telle sorte qu'il se réduit à dire que l'église catholique est encore
catholique. Si sa perpétuité avait été de fait combinée avec l'univer-
salité, si les hérésies n'étaieut pas sorties de son sein, on pourrait
prétendre qu'elle ne s'est jamais divisée. Mais ses divisions à elle ce
sont les hérésies, et il serait trop commode de faire abstraction des
sectes qui s'en sont séparées, pour ne considérer que les fidèles qui
sont restés dans son sein, et conclure qu'elle n'a connu ni variations,
ni discordes. Ce serait un truisme que de dire que le catholicisme
est invariable chez les catholiques qui n'ont pas changé. Il a changé
apparemment chez tous les catholiques qui sont devenus grecs,
luthériens, calvinistes, déistes, incrédules. Cette observation d'une'
puérile évidence a pourtant été incessamment négligée.
Voici , ce me semble , en quoi est fondé un argument qu'il faut,
limiter mais non proscrire. D'abord la religion, par sa nature même,
a plus d'autorité que la philosophie. Par les sentimens auxquels elle
s'adresse, par les formes qu'elle emploie, par le langage qu'elle
■ parle, par le salutaire effet de la crainte et de l'espérance, elle donne
aux dogmes qu'elle enseigne et aux préceptes qu'elle en déduit plus
d'empire, de solidité, de popularité. La foi qu'elle inspire est donc
plus forte, plus stable, plus transmissible que la conviction philoso-
phique. Si l'on sort des généralités, il sera facile de montrer que ces
avantages appartiennent éminemment à l'église catholique, et d'éta-
blir par sa constitution et son histoire qu'elle est particulièrement
propre à s'eniparer de l'indocilité du cœur et de l'esprit humain. De
là à opposer sa force de conservation à l'instabilité des choses du
monde. Tordre intérieur qu'elle peut maintenir autour d'elle quand*
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 855
on croit en elle au désordre toujours renaissant des intelligences
dispersées par le vent du siècle, le pas est facile à franchir, et l'on
arrivera par cette voie, non à démontrer en principe la vérité de la
doctrine, mais à y ramener beaucoup d'esprits, surfout à leur per-
suader qu'il est désirable qu'elle soit vraie, ou du moins que la foi se
raffermisse et s'étende.
Cet argument, j'en conviens, est plutôt politique ou moral que
métaphysique. Il est politique, car il appuie la foi sur le bien de la
société; il est moral, car il admet que l'état de foi est meilleur pour
l'ârne que l'état d'incrédulité. Il provoque par de sérieuses considé-
rations les dispositions favorables à la religion : il motive suffisam-
ment les réactions religieuses , et toute église qui saura s'en servir
avec dignité et modération pourra déterminer en sa faveur un mou-
vement durable; mais ce serait, je crois, outrer cet argument que
d'en faire sortir le scepticisme universel, ou que de le regarder
comme suffisant pour établir la vérité du christianisme. A lui seul il
ne fera jamais un bon chrétien, il pourra seulement disposer à le
devenir.
On remarquera en eiîet que les considérations prises de l'état des
âmes croyantes dans ses rapports avec le bien moral de la société
et de l'individu pourraient s'accommoder avec une religion fausse
comme avec une véritable. Plus d'un auteur moderne a plaint les
Romains d'avoir, avant César, négligé le culte des faux dieux, et
l'on a imputé à l'affaiblissement de leur religion la chute de leurs
mœurs et de la république. Ce qui est plus vrai et ce qui doit donner
à réfléchir, c'est que quand on raisonne au point de vue de la disci-
pline morale de la société, l'exemple des pays protestans doit être
cité le premier. Les écrivains de l'église ne sauraient donc se servir
avec trop de précaution d'une arme qui peut les blesser, et cet argu-
ment, pliable en plusieurs sens, ne les dispense pas d'appuyer la
religion catholique sur la démonstration directe de sa vérité, œuvre
grande, difficile, que l'état des esprits et des doctrines rend nou-
velle et ne permettrait pas de traiter sans une philosophie profonde.
Ce que nos pères appelaient une démonstration évangélique serait une
œuvre très opportune; car ce qui provoque nos objections chez les
modernes apologistes, ce n'est pas la thèse, mais l'argument. Une
certaine défaveur s'attache, je le sais, à toute réfutation, si mesurée
qu'elle puisse être, d'une doctrine qui se donne pour orthodoxe. Au-
tant on aimerait à braver les attaques de l'esprit de secte ou de parti,
autant on est porté à tenir compte du sentiment de regret qu'éprou-
vent d'honnêtes gens, pleins de foi, ou de respect, ou de scrupules,
lorsqu'ils voient, au milieu de tant d'autres erreurs plus répréhen-
sibles ou plus funestes, la critique s'attacher à celles qui peuvent se
856 REVUE DES DEUX MONDES.
rencontrer dans un ouvrage dicté par le sentiment chrétien. Où est
l'intérêt en effet, si l'on ne nourrit pas contre la foi d'inimitié
cachée, de signaler quelques faibles raisons, qui, mêlées à d'excel-
lentes, peuvent contribuer à la défendre, à la propager, à l'affermir?
Une rigueur excessive à l'égard des moyens de la cause ne trahit-
elle pas plus que de l'indifférence pour la cause même? Que faut-il
désirer après tout dans ces temps de péril? N'est-ce pas que l'huma-
nité croie? et qu'importe comment la croyance est obtenue?
Je pourrais répondre en me couvrant de grands exemples, dont
quelques-uns sont sacrés. Combien de docteurs chrétiens, dans leur
sévérité consciencieuse, n'ont pas voulu souffrir une adultère alliance
de la vérité et de l'erreur, et, au risque de perdre quelques bonnes
semences, ont passé au crible les plus pieuses théories ! La doctrine
du christianisme doit être ce métal pur qui, éprouvé par le feu, reste
au fond du creuset. Je pourrais ajouter que, malgré des apparences
dont on fait grand bruit, les temps d'empire de la philosophie ne
sont pas tellement éloignés, qu'il soit indifférent de souffrir la con-
fusion de la bonne avec la mauvaise, et d'encourager des systèmes
qui ne laissent à l'intelligence humaine aucun milieu entre la foi
absolue^ toujours rare comme une grâce spéciale, et des doctrines
de pyrrhonisme qui dégradent la conscience et la raison. Quand on
pense avec Descartes et Leibnitz, avec saint Thomas et Bossuet, qu'il
y a des vérités communes à la science et à la religion, vérités que la
première démontre à la raison comme la seconde les révèle à la foi,
c'est un devoir envers la vérité que de défendre le droit et le nom de
la philosophie contre tout effort pour l'ébranler dans ses fondemens
et pour la diffamer dans son honneur. Aucun de ces motifs ne m'est
étranger et ne me trouve insensible, je l'avoue; mais il en est d'au-
tres encore, et dont l'importance est plus grande pour la société et
pour l'église. Ceux-là, je les dirai sans détour.
La raison par elle-même ne saurait atteindre à la vérité : voilà le
principe absolu qu'au mépris des autorités les plus augustes, des
antécédens les plus respectés, on veut placer au centre des sciences,
appuyées toutes sur le principe contraire. Si l'on en croyait les nou-
veaux TertuUiens, ce principe unique serait toute la philosophie qui
resterait à l'esprit humain, et cette philosophie serait rigoureusement
identique au scepticisme universel ; elle ferait donc crouler sur leurs
bases toutes les croyances, et, selon moi, toutes les vérités que l'es-
prit humain s'est conquises par ses propres forces, non pas seulement
depuis soixante ans, mais depuis trois siècles. Ce n'est point par
accident ni caprice, c'est par une conséquence naturelle, irrésistible,
que la réaction, renversant tout sur sa route, est remontée jusqu'au
moyen âge. Comme un conquérant vaincu, l'esprit humain, dans cette
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE. 857
désastreuse retraite, devrait tout ravager sur son passage et ne laisser
que des ruines en se retirant. Qu'on ne dise pas que j'exagère : il n'y
a rien de ce que nous croyons avoir appris de neuf en législation, en
économie puLlique, en morale sociale et dans les sciences mêmes,
qui ne soit remis en doute, si par ses propres forces la raison humaine
ne peut atteindre à la vérité. Je ne parle pas des idées libérales en
particulier, je ne parle pas des principes de 89; je n'en parle pas,
mais j'y pense. Est-il besoin de dire que la nouvelle doctrine les em-
porte en débris? Comment le lui reprocher? Elle n'a, j'en ai peur, été
inventée que pour cela.
Mais s'il en est ainsi, quelles sont les conséquences? Souffrez que
je vous les dise, et vous me direz si vous les acceptez. Elles sont
graves pour la société entière; elles le sont pour les fidèles, elles le
sont pour l'église elle-même. Supposez que toute voix qui s'élève
dise aux hommes que rien de ce qui n'est pas révélation ne mérite
foi ni respect; ces hommes sont des fidèles ou ils n'en sont pas.
Pour ceux-ci, leur situation est claire : ayant rejeté la révélation, ils
ont tout rejeté. Le divin flambeau est éteint dans leur âme, et, livrés
à eux-mêmes dans une nuit funeste, ils n'y marchent qu'à tâtons,
non plus guidés par la raison ou la conscience, mais poussés par des
appétits ou emportés par des passions. Comme les aveugles chez qui
se perfectionnent tous les sens qui restent, ces gens ne se dévelop-
pent plus que dans l'art de la fortune ou du plaisir. Voilà pour les
incrédules. Quant aux fidèles, sans doute un asile leur demeure, et
qui ne leur envierait alors le saint privilège de croire à quelque
autre chose que la volupté ou le profit? mais le monde n'est pas un
monastère, la théocratie n'est pas réalisée. La société laïque est
réglée, dirigée, soutenue par une foule de lois et de croyances sur
lesquelles l'église et la révélation sont muettes. Tout ce qui s'est
accompli, tout ce qui s'est commandé, tout ce qui s'est pensé en
dehors de l'autorité sacrée, sur la foi de la raison humaine, dans ces
derniers siècles et surtout de nos jours, tout cela est donc vain,
tout cela est arrogance et chimère! toutes les sciences humaines,
n'étant qu'humaines, ne méritent que mépris ou pitié! Il n'y a point
en elles de vérité, puisque la seule autorité dépositaire de la vérité
n'y commande pas. Vainement la raison veut-elle distinguer entre les
opinions, les systèmes, les partis, là condamner, ici absoudre : qu'en
sait-elle? Par elle-même, elle n'atteint pas à la vérité. Que parle-
t-on de principes? il n'y en a pas; la société temporelle n'en saurait
avoir. Elle en a donc manqué depuis soixante ans. Depuis soixante
ans, tout est indifférent. La politique est l'empire légitime du scep-
ticisme : ni vrai, ni faux , ni bien , ni mal. Ainsi le scepticisme, en
inspirant aux incrédules le culte des faits, aux croyans l'indifférence
858 REVUE DES DEUX MONDES.
à tous les faits, conduit les uns et les autres au même néant, la
négation du droit.
Parlé-je ici d'un mal possible ? Plût à Dieu, hélas ! C'est le mal dti
temps. Je suis convaincu, et il y a longtemps, et ce mal a fait de
cruels progrès, que le scepticisme est le vice mortel de la société
française. — Le scepticisme religieux, va-t-on me dire. — Est-ce
qu'il y en a deux ? Les principes sur lesquels on fonde le doute ab-
solu en matière de science humaine ont-ils des limites possibles dans
leur application ? Quand la raison a succombé sous leur atteinte, peut-
elle se relever pour défendre le dogme et leur fermer le ciel après
leur avoir abandonné la terre? Quiconque aujourd'hui travaille pieu-
sement pour le scepticisme porte du bois à l'incendie, et les incré-
dules de la raison, qu'ils le sachent bien, livrent le monde aux incré-
dules de la foi.
Si donc par impossible les nouvelles doctrines venaient à préva-
loir dans le sein de l'église, elle tiendrait elle-même, sur tout ce qui
n'est pas dogme, école de doute et d'indifférence; elle autoriserait par
ses leçons le mépris de toute leçon, et tendrait à constituer à la lettre
en dehors d'elle une société sans foi ni loi. Compromise elle-même
par un dédain qui aurait les mêmes effets que la complaisance, elle
paraîtrait se prêter à toutes choses, parce qu'elle n'adhérerait à rien,
et, récusant toutes les règles qu'elle n'a point posées, elle encoura-
gerait ceux qui osent tout et ceux qui souffrent tout ; elle donnerait
des prétextes à l'audace et des excuses à la bassesse. L'idée chré-
tienne du néant des choses humaines, qui ne doit inspirer que le dés-
intéressement spirituel, viendrait en aide à l'insouciance qui déprave
les sociétés, et la sagesse désabusée de Salomon servirait à justifier
la morale d'Épicure. Une pitié superbe pour les vaines contentions
du monde engendrerait un détachement sans conscience, la parure
et le sophisme de la servitude. Que l'église daigne y réfléchir; pour
le chétif plaisir de se venger de quelques écrivains qui lui ont déplu,
est-il bon qu'elle porte la sape aux fondemens de toute croyance,
et lui importe-t-il qu'il y ait sur la terre du respect et du dévoue-
ment de moins? Est-ce rendre hommage à la Providence que d'affai-
blir systématiquement la confiance dans le vrai, l'espérance dans le
bien, que de délier la raison de toutes les convictions qui l'obligent,
et de rendre les choses humaines plus méprisables, afin de mieux
satisfaire le triste orgueil de les mépriser? Nous osons conjurer le
clergé de France d'avoir toujours présente à la pensée cette belle pa-
role de saint Augustin : <( Ce qui avilit la dignité de l'homme ne peut
être un moyen de plaire à la majesté divine. NtiUo modo his artibits
placaiur divina majestas quitus humana dignitas inquinaiur. n
Charles de Rémusat.
ADELINE PROTAT.
DEUXIÈME PARTIE.*
I. — LA FILLE ADOPTIVE.
Un matin, le sabotier, qui avait droit de pêche sur le littoral, tra-
versait la rivière dans un bachot pour aller visiter ses lignes de fond;
comme il amvait à la hauteur d'une passerelle que l'on a depuis
remplacée par un pont suspendu, un cri terrible lui fit relever la tête;
ce double cri avait été poussé par deux dames qu'il aperçut alors sur
la passerelle, où elles donnaient les signes d'une indicible épouvante.
Voici ce qui était arrivé. L'enfant de la plus jeune des dames, petite
fiUe de cmq ans, était tombée dans l'eau. Gomme elle s'appuyait pour
examiner le paysage sur une mince perche, déjà rompue, qui formait
une rampe de parapet, le bois avait cédé sous le poids de son corps,
si léger qu'il fût, avant que celle-ci eût pu la retenir, et elle avait
échappé à sa mère. La rivière duLoing n'est pas très profonde; mais
dans l'endroit où l'accident avait eu lieu, le lit, plus resserré, active
encore la rapidité de l'eau. L'enfant était déjà à plus de vingt pas
lorsque le sabotier s'aperçut de sa chute; il fit un signe à la mère
pour lui indiquer qu'il allait porter du secours à sa petite fille. Pro-
tat se trouvait alors au milieu de la rivière et dans une place où elle
est, en toute largeur, embarrassée par de hautes herbes tellement
serrées, que la navigation du plus frêle batelet n'y est praticable
(1) Voyez la liyraison du 15 février.
860 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à l'aide de la gaffe. Le sabotier jugea que le jeu des avirons serait
gêné, et qu'avant d'avoir franchi cet obstacle, la petite fille aurait
dix fois le temps de périr. A la grande inquiétude des deux femmes,
qui ne comprenaient rien à cette manœuvre, au lieu de descendre le
courant dans son bachot, il fut s'aborder à une rive, et, prenant sa
course avec rapidité dès qu'il eut touché terre, il atteignit en quel-
ques secondes l'endroit en face duquel passait alors la petite fille,
que ses robes avaient d'abord maintenue à fleur d'eau, mais qui com-
mençait à s'enfoncer. Protat se jeta à l'eau; en trois brasses, il attei-
gnit l'enfant qui allait disparaître. En abordant au rivage opposé, il
y trouva les deux femmes accourues au-devant de lui. La jeune mère
était folle de douleur; en voyant que sa fille respirait encore, elle
devint folle de joie. Le sabotier lui offrit d'entrer dans sa maison pour
porter les premiers secours à la petite noyée. Dès qu'on y fut arrivé,
Protat fit flamber une bourrée dans sa grande cheminée, et mit toute
la garde-robe d'Adeline au service des dames. Au bout de deux
heures, l'enfant avait complètement repris connaissance. Comme sa
grand'mère était sortie un moment dans la rue pour expliquer aux
paysans rassemblés devant la maison ce qui s'était passé, l'un d'eux
coupa brusquement les éloges qu'elle prodiguait au sauveur de sa
petite fille :
— Il a de la chance, le sabotier; pour un méchant bain de pieds
qu'il aura pris, on lui donnera une grosse récompense.
• — Eh! oui, ajouta un autre, et si c'était sa petiote qui était
tombée à l'eau, il aurait peut-être regardé à deux fois avant de se
mouiller.
La vieille dame ayant précisément interrogé parmi les paysans
ceux-là qui étaient le plus indisposés contre le père d'Adeline, leurs
confidences la convainquirent que ce même homme qui venait d'ar-
racher sa petite fille aux flots était un père dénaturé, et elle ne fut
pas éloignée de croire, comme elle venait de l'entendre dire, que ce
sauvetage avait été moins inspiré par un dévouement spontané que
par un intérêt réfléchi. En rentrant dans la maison, elle examina plus
attentivement la petite Adeline, qu'elle avait à peine eu le temps de
remarquer, et, la trouvant pâle et chétive, elle attribua cette appa-
rence de langueur aux mauvais traitemens et à la négligence dont
on avait rendu le père coupable à ses yeux. Sur ces entrefaites, le
gendre de la vieille dame, qui se trouvait dans une maison du voisi-
nage pendant l'accident, entrait tout effaré dans le logis du sabo-
tier. En retrouvant son enfant vivante et déjà en état de répondre à
ses caresses, il se jeta dans les bras de Protat et embrassa le paysan
avec un élan de sincérité dont celui-ci fut profondément touché. —
Que puis-je pour vous, brave homme? ajouta-t-il; vous avez sauvé
ADELINE PROTAT. 861
lîia petite Cécile, et ce serait me rendre un nouveau service que de
m'indiquer un moyen de vous prouver ma reconnaissance.
Dans l'homme qui lui parlait ainsi, Protat avait reconnu l'un des
riches propriétaires des environs, le marquis de Bellerie, qui possé-
dait un château à Moret, où il résidait pendant la belle saison.
— Monsieur le marquis, répondit-il avec une certaine dignité, j'ai
fait ce que le premier venu aurait fait à ma place, et pour cela je n'ai
couru aucun danger. Je suis d'ailleurs suffisamment récompensé par
la joie que j'éprouve d'avoir pu rendre un enfant à ses parens, car
moi, qui suis père aussi, je comprends ce bonheur-là, ajouta-t-il en
allant embrasser Adeline.
— Quelle hypocrisie ! dirent les deux femmes qui avaient déjà eu
le temps de se parler; et la jeune marquise, ayant pris son mari à
part, l'entretint à voix basse pendant une minute. Elle lui répétait sans
doute les choses que lui avait apprises sa mère, caria figure du mar-
quis exprima subitement l'indignation, et lorsqu'il revint auprès du
sabotier, celui-ci put remarquer le brusque changement opéré dans
sa physionomie.
— Nous vous avons occasionné du dérangement, et il est juste que
vous soyez dédommagé, dit le marquis, faisant violence à ses sen-
timens et à ses manières, ordinairement affables, pour leur donner un
caractère hautain dont Protat fut subitement choqué.
— Puisque vous voulez absolument me payer, monsieur le marquis. . .
Sur ce mot du sabotier, un dédaigneux sourire courut sur les lè-
vres du gentilhomme; il prit un petit portefeuille dans sa poche et le
jeta sur une table, tandis que ses regards semblaient dire à sa femme
et à sa belle-mère : — Voilà ce que cet homme attendait. Tous ces
gens ont le même bas instinct de cupidité. — Le sabotier devina le sens
de ce rapide coup d'œil. Un vieux levain populaire l'irrita contre ces
nobles qui l'avaient si mal compris. 11 regarda le marquis avec un
front rouge de honte et empreint d'une hauteur au moins égale à la
sienne; puis, après un moment de silence, il répondit d'une voix con-
tenue en indiquant le billet de banque :
— Puisque vous voulez vous acquitter de cette façon, monsieur le
marquis, je vais vous faire votre compte, — et ce ne sera pas long.
J'ai brûlé deux bourrées de trois sous pour sécher votre demoiselle;
ça nous fait six sous; je lui ai prêté les vêtemens de ma petite qu'il
faudra faire blanchir, une chemise, une camisole, un jupon, six sous
aussi; — ça nous fait douze; — plus deux verres d'eau sucrée pour
les dames, quatre sous; — ça nous fait seize. — Quant à mon temps
perdu, je ne le compte pas; j'ai le moyen de flâner. Nous disions
donc, monsieur de Bellerie, que vous me devez seize sous. Si vous
n'avez pas de cuivre, ajouta-t-il en prenant le billet de banque, je
862 REVUE DES DEUX MONDES.
vais vous rendre. — En parlant ainsi, la joie railleuse et rageuse de
Jacques Bonhomme humiliant son seigneur éclatait dans la physiono-
mie du sabotier; mais le marquis se borna à lui répondre froidement :
— La marquise et moi, nous ne pouvons pas soulïiir que l'on nous
ait servis gratis. — Gardez cette somme, ajouta-t-il en indiquant le
billet de banque.
— Je ne suis que le serviteur de ma volonté, dit Protat, et je lui
obéis toujours quand elle me dit de bien faire. Elle me conseilla tout
à l'heure de secourir une créature en péril : je ne me le suis pas fait
dire deux fois; elle me défend maintenant de recevoir le prix d'une
action que vous aviez d'abord appelée dévouement, et qu'il vous plaît
ensuite de considérer comme une besogne : je ne me ferai pas répéter
sa. défense deux fois non plus.
— Que voulez-vous donc de nous? demanda plus doucement le
marquis, qui commençait à croire que les actes et le langage de cet
Jhomme étaient inspirés par un sentiment vraiment honorable, et qui
craignit de l'avoir blessé.
— De la reconnaissance toute pure, répondit le sabotier; un franc
merci venu du cœur, et une pauvre petite caresse à ma fille, qui a
prêté à la vôtre ses vêtemens et son lit, et que vous n'avez pas seu-
lement regardée les uns et les autres, ajouta-t-il avec un accent de
reproche.
Le marquis regarda sa mère et sa femme, qui observaient Protat
avec étonnement.
— Ah ça! qu'est-ce que vous me disiez donc? laissa échapper
M. de Bellerie, et, par un signe, il indiquait aux deux femmes Pro-
tat, qui s'était approché d'Adeline pour la caresser. Le sabotier se
retourna sur cette parole; il s'aperçut de l'attitude embarrassée de
ces trois personnes, et lut dans leurs physionomies la surprise que
paraissait leur causer son empressement autour de son enfant. 11 se
frappa le front avec un geste rapide, et s'écria avec vivacité : — Ga-
geons qu'on vous a causé sur moi dans le pays.
M™* de Bellerie et sa mère gardèrent le silence; mais le marquis
répondit à l'interrogation de Protat par une inclination de tête aiïîr-
jnative.
— Tonnerre de Dieu! s'écria le sabotier en se laissant tomber sur
une chaise; ces gredins-là me feront faire un crime.
Le marquis, sa femme et sa belle-mère, inquiétés par son état
d'exaltation, s'empressèrent autour de lui pour le calmer. Pendant ce
temps-là, la petite marquise, complètement remise de son accident,
s'amusait dans un coin avec Adeline, qui lui montrait ses jonjoux.
Quand il eut recouvré un peu de sang-froid, Protat n'eut pas be-
soin de parler longtemps pour détruire la mauvaise impression que
ADELINE PROTAT. 86â
de misérables calomnies avaient fait naître dans l'esprit de ses hôtes.
La vieille dame, qui ne pouvait pas souffrir les paysans et qui par-
lait par proverbes, avait beau insinuer qu'il n'y avait pas de fumée
sans feu; le marquis et sa femme avaient reconnu que le cœur d'un
bon père pouvait seul trouver les élans de tendresse et d'indignation
dont le sabotier avait fait preuve en leur parlant de sa fille et des
bruits répandus contre lui par la méchanceté publique.
Lorsque le marquis et sa femme songèrent à se retirer, ils eurent
toutes les peines du monde à emmener la petite Cécile, qui s'était
déjà fait une amie d'Adeline et ne voulait pas la quitter. De son côté»
la fille du sabotier avait trouvé dans cette communauté de jeux un
plaisir tout nouveau pour elle, et semblait voir avec peine les pré-
paratifs de départ qui allaient l'éloigner de sa petite camarade. En
montant dans leur voiture, qui était venue les attendre à la porte de
Protat, les parens de Cécile exprimèrent une dernière fois au sabo-
tier leur reconnaissance, et la jeune marquise, ayant pris Adeline
dans ses bras, l'embrassa avec une tendresse toute maternelle, à la-
quelle l'enfant répondit par des caresses qui parurent causer un mou-
vement de jalousie à son père.
Trois ou quatre jours après ces événemens, comme on en causait
encore dans tout Montigny, Protat, en revenant des champs, fut tout
étonné de trouver chez lui M"'*' de Bellerie, qui attendait son retour en
causant avec un homme déjà âgé qui l'accompagnait. Après quelques
mots d'amicale politesse, la marquise indiqua l'étranger à Protat.
— Monsieur, lui dit-elle, est le docteur G..., un des grands mé-
decins de Paris et l'ami de notre famille. Il est venu passer quelques
jours au château, et j'ai eu l'idée de vous l'amener pour qu'il exa-
mine votre petite fille. Je lui avais expliqué tout ce que vous m'aviez
fait connaître de sa maladie. Tout à l'heure il a vu l'enfant, et il se
trouve maintenant assez renseigné pour vous dire ce qu'il en pense.
Une grande inquiétude se peignit sur le visage du sabotier, qui
regarda tour à tour le docteur et la marquise.
— Est-ce que monsieur aurait de mauvaises choses à me dire sur
ma pauvre petiote? demanda-t-il en s' inclinant devant le célèbre mé-
decin, dont l'air froid n'avait, en effet, rien de bien rassurant. Avant
de répondre, celui-ci indiqua du doigt la petite Adeline, qui jouait
dans la chambre avec la fille de la marquise. Devinant que l'on s'oc-
cupait d'elle et intriguée par les questions que le médecin lui avait
adressées avant l'arrivée de son père, l'enfant semblait, tout en
jouant, tenir une oreille à l'affût des paroles. M*"' de Bellerie, ayant
deviné la pensée du docteur, prit les deux enfans par la main, et les
emmena dans le petit jardin qui était derrière la maison. Quand ils
furent seuls :
864 REVUE DES DEUX MONDES.
— Êtes-vous courageux, brave homme? demanda le médecin en
regardant Protat fixement.
— Seigneur mon Dieu ! s'écria celui-ci en se laissant tomber sur
une chaise. C'est comme ça que m'a répondu le docteur de Fontai-
nebleau quand je lui demandais ce qu'il pensait de ma pauvre dé-
funte, et trois jours après... on l'a mise en terre... Est-ce que ma
pauvre petite?...
— Rassurez-vous, reprit le docteur, l'état de votre enfant n'est
pas désespéré ; mais il va vous obliger à prendre une détermination
qui doit coûter à un père. C'est pourquoi je vous ai demandé si vous
aviez du courage. — Écoutez-moi : votre fille est atteinte du mal qui
a tué sa mère. Celui de mes confrères qui la soigne doit le savoir
aussi bien que moi.
— Mais tout dernièrement, interrompit Protat, le médecin de Mon-
tigny me donnait quasiment des espérances; il disait qu'en prenant
de l'âge et de la force la petiote pourrait s'en tirer.
— Mon confrère avait raison de parler ainsi, bien qu'il ne crût
pas sans doute à ses paroles, dit le docteur C... Notre devoir, même
en ayant les plus tristes convictions, est de ne jamais les laisser voir.
D'ailleurs, au-dessus de la science, il y a quelquefois le hasard. . .Votre
enfant peut être sauvée; mais si elle reste auprès de vous, dans ce
pays, à moins d'un miracle, elle n'atteindra pas la fm de son enfance.
En écoutant ces paroles dites avec l'accent de certitude qui donne
aux déclarations de la science la solennité d'une sentence de mort,
le sabotier sentit un frisson lui parcourir le corps. Il observa atten-
tivement la figure du docteur comme pour découvrir dans ses traits
quelle était la véritable pensée qui lui avait fait prononcer ces ter-
ribles mots : Vot7^e enfant mourra, si elle reste auprès de vous.
— Monsieur, dit Protat en déguisant de son mieux l'émotion qu'il
éprouvait, j'aime ma petite fille avec passion. C'est le seul enfant
que j'aie eu d'une femme que je regrette encore comme au premier
jour de sa perte. Rien ne me coûtera pour conserver la vie à cette
pauvre créature, qui n'a encore fait que souffrir et pleurer depuis
qu'elle est au monde. S'il fallait que je voie un jour son petit lit
vide, je vous jure que je n'aurais plus qu'à me jeter dans notre ri-
vière, dans l'endroit le plus creux; car, si je ne mourais pas, je devien-
drais un bien méchant gueux... Je ferai donc tout ce qu'il faudra...
tout, monsieur le docteur... Quoique vous soyez de Paris, je vous
ferai venir ici pour la soigner, et je vous paierai vos visites sans vous
demander de me faire grâce... Je pe suis pas si pauvre que j'en ai
l'air. J'ai du bien dans le pays, sans compter du bon argent qui ne
doit rien à personne. S'il le faut, tout y passera, jusqu'à mon der-
nier sou. Quand je verrai ma petite Adeline avec une grosse figure
ADELINE PROTAT. 865
rouge, je ne croirai pas que ses couleurs auront été payées trop
cher; mais, ce que je ne comprends pas bien, c'est que vous me
disiez qu'elle ne pourra guérir que si elle s'en va d'auprès de moi.
Faudrait-il la conduire à Paris pour qu'elle soit mieux soignée? Si
c'est cela que vous avez voulu dire, nous allons f^ire nos paquets, ça
ne sera pas long.
— Le séjour de Paris ne vaudrait pas mieux que celui de cette
campagne, et encore moins, reprit le docteur; laissez-moi achever.
M"* de Bellerie, qui m'a amené ici, se dispose à aller habiter le midi
de la France pour quelque temps. Tout à l'heure, quand elle m'in-
terrogeait sur le compte de votre petite fille, je lui ai répondu : La
seule chose qui pourrait sauver cet enfant, c'est le soleil chaud et
l'air salubre d'un autre climat; mais comment dire à ce pauvre
homme : Votre fille mourra, si elle ne va pas habiter l'Italie ou les îles
d'Hyères? La marquise m'a interrompu pour me dire : Nous allons
partir pour la Provence, où nous resterons peut-être deux hivers; ce
brave homme a sauvé mon enfant de la mort; si la vie de sa fille dé-
pend d'un peu de soleil, dites-lui que nous l'emmènerons avec nous.
Maintenant , dit le docteur en regardant le sabotier, voilà ma com-
mission faite. La marquise est la meilleure des femmes ; elle aura
pour votre enfant les soins de la plus tendre des mères. La reconnais-
sance qu'elle vous doit est une garantie de l'affection que votre enfant
trouvera au sein de cette famille, où elle sera traitée comme la sœur
de la petite Cécile. Autant l'évidence m'oblige à vous instruire de
l'état dangereux où se trouve votre petite, autant je puis prendre sur
moi de vous faire espérer sa guérison, si vous consentez à vous sépa-
rer d'elle en la laissant partir avec M."" de Bellerie. Elle et moi, nous
n'avons pas songé un instant que vous auriez besoin de réfléchir,
acheva le médecin en voyant que le sabotier ne répondait pas.
Au même instant, la marquise rentrait dans la chambre avec les
deux enfans.
— Votre petite se plaint du froid, dit-elle à Protat en lui montrant
Adeline qu'elle avait enveloppée dans la pèlerine de Cécile. Protat
prit Adeline sur ses genoux et l'embrassa silencieusement. Pendant
ce temps, la marquise interrogeait le docteur du regard en lui dési-
gnant le sabotier, qui paraissait plongé dans ses réflexions. Le méde-
cin fit un geste qui voulait dire : Il n'a pas encore répondu. Adeline,
qui semblait mal à l'aise dans les bras de son père, laissa échapper
une petite toux sèche, et les efforts qu'elle faisait se peignaient sur
son visage par une contraction douloureuse. La crise passée, l'en-
fant, redevenue insouciante à ce mal dont elle avait l'habitude,
parut s'admirer dans la riche pelisse de soie blanche dont elle était
vêtue.
TOUE I. 56
866 REVUE DES DEUX MONDES.
— Eh bien! dit la marquise au sabotier en lui montrant sa fille,
le docteur vous a dit ce qu'il fallait faire...
— Me séparer d'elle ! murmura le père avec tristesse, et en par-
lant il regardait le médecin , et semblait lui demander mentalement :
C'est donc bien vrai, ce que vous m'avez dit?
Un nouvel accès de toux, plus violent que le premier, interrompit
la petite Adeline au milieu d'mi éclat de rire, et une nuance d'un
rouge foncé vint colorer passagèrement les pommettes de ses joues
amaigries.
— Reconnaissez-vous le mal de la mère dans les souffrances de
l'enfant? demanda le médecin à Protat, qui restait muet.
— Oui, monsieur, répondit-il faiblement, c'est bien malheureuse-
ment la même chose; mais si ma pauvre femme était là, je crois bien
qu'elle ne laisserait point partir la petite : elle aurait trop peur de ne
pas la voir revenir.
Sur ces entrefaites, le curé de Montigny, qui passait devant la
maison de Protat, entra, comme il le faisait souvent, pour demander
des nouvelles d' Adeline. En apercevant des étrangers, il se disposait
à se retirer; mais la marquise et le docteur se joignirent pour le faire
rester, et en quelques mots l'instruisirent de ce qui se passait.
— Gomme père et comme chrétien, c'est votre devoir d'accepter,
dit le prêtre gravement en s' adressant au sabotier. 11 y a peu de
temps, vous êtes allé demander à Dieu le salut de votre enfant. Il
vous a entendu sans doute, car c'est la Providence qui se manifeste
dans l'intérêt que vous témoigne M"'' la marquise. Repousser cette
proposition serait commettre une double faute; ce serait à la fois
méconnaître la générosité d'une personne qui veut utilement prouver
sa reconnaissance, et la volonté du ciel qui lui en a inspiré la pen-
sée. Protat, je vous ordonne de confier votre fille à madame.
— Mais si je laisse partir ma petite, ils vont dire dans le pays que
j'ai été bien content de me débarrasser d'elle.
— Votre tendresse de père est-elle donc au-dessous de quelques
méchans propos? répondit le curé, et d'ailleurs ne dirait-on pas en-
core plus , quand on saurait que vous avez refusé une offre dont le
résultat pouvait conserver les jours de votre enfant?
Ces derniers mots parurent convaincre le père d' Adeline. Il alla
prendre la petite par la main, et la conduisit auprès de la marquise.
— Emmenez-la donc, madame, lui dit-il en essuyant du revers de
sa main deux grosses larmes qui coulaient le long de ses joues; em-
menez-la.
— Nous ne partons pas tout de suite, dit la jeune femme; mais
pour préparer votre fille à une absence qui pourra être longue, peut-
être feriez-Yous bien de lui laisser passer quelques jours au château
ADELINE PROTAT. 867
avant l'époque du départ. Je vous l'amènerai une ou deux fois par
semaine, ou vous viendrez la voir à Moret. De cette façon, elle et
vous trouverez déjà moins cruelle cette séparation quand le moment
en sera arrivé.
— C'est juste, dit le médecin : un enfant de cet âge n'a pas ordi-
nairement de volonté ; mais la précaution est bonne à prendre. — Et
d'un regard il sollicita l'avis du curé, qui acquiesça par une incli-
nation de tête.
— Mais il faudrait au moins que j'aie le temps de préparer ses
petites affaires, dit le sabotier.
— Que cela ne vous inquiète pas, interrompit la marquise; Adeline
a prêté une fois ses vêtemens à ma fille, ma fille lui prêtera les siens.
A compter d'aujourd'hui, ajouta-t-elle en pressant les deux enfans
entre ses bras et en les flattant d'une même caresse, elles sont sœurs.
Sans rien comprendre à tout ce qui se passait autour d'elle et à cause
d'elle, la petite Adeline se laissa emmener par la marquise. Quand
elle fut dans sa voiture, elle brisa le cœur de son père par l'impa-
tience qu'elle témoignait à voir rouler le brillant équipage. Lorsqu'il
eut disparu à ses yeux, Protat resta longtemps devant sa porte avant
d'oser rentrer dans sa maison.
Un mois après, Adeline partait pour la Provence.
Avant son départ, son père était allé la voir cinq ou six fois à Mo-
ret ; chacune de ses visites lui avait rendu plus visible le sentiment
d'indilî'érence avec lequel Adeline avait quitté la maison paternelle.
Le changement de lieux, qui plaît communément aux enfans, l'as-
pect de mille choses nouvelles dont la jouissance lui était permise, le
luxe qui l'entourait, la recherche de ses vêtemens, qu'elle portait avec
une coquetterie enfantine, avaient cependant déjà modifié ce qu'il y
avait de taciturne dans son caractère; le besoin de caresses, qu'un
poète appelle le pain de l'enfance, — besoin qu'elle avait dû refou-
ler en elle, quand elle était chez son père, — trouvait à se satisfaire
amplement dans cette maison, où, recueillie d'abord par reconnais-
sance, elle ne tarda pas à se faire aimer pour elle-même. Quand son
père lui disait qu'on allait l'emmener bien loin et qu'elle resterait
longtemps sans le voir, la petite demeurait pensive et ne répondait
pas. Protat s'affligeait alors de ce silence, car il ne comprenait point
qu'un enfant ne put pas avoir le sentiment exact des distances et du
temps. — Apprenez-lui à ne pas m' oublier, dit-il à la marquise le jour
où il alla dire adieu à sa fille.
— Je la ferai vivre pour vous aimer comme la plus tendre des
filles, répondit M"" de Bellerie, qui avait déjà remarqué l'espèce de
réserve que la petite Adeline gardait en face de son père.
Dans les premiers temps qui suivirent le départ de sa fille, le cha-
868 REVUE DES DEUX MONDES.
grin du sabotier fut si vif, qu'il ne pouvait pas tenir à la maison. Il
avait même commencé à hanter les cabarets pour tromper son
ennui. Un événement qui fera connaître l'origine d'un des person-
nages de cette histoire fit rentrer Protat dans ses habitudes labo-
rieuses. Un jour qu'il était allé à Fontainebleau pour affaire, au lieu
de revenir à Montigny par les chemins de la forêt, Protat, qui s'était
attardé, préféra prendre la grand' route, pour éviter de passer au
pied du mont Merle, où une bande de loups, rendus féroces par la
rigueur de la saison, avait été aperçue récemment. Gomme il arrivait
à la hauteur de la croix de Saint-Hérem, le sabotier crut entendre
de petits cris plaintifs qui paraissaient sortir d'une cahute que des
cantonniers avaient construite au coin de la Route-Ronde. Protat
s'avança, guidé par la lune, dans la direction où il avait entendu les
cris, et quand il pénétra dans la cabane, il y trouva, couché à terre
et à peine enveloppé dans un mauvais lange troué, un petit enfant à
demi mort de froid. Protat mit la petite créature sous sa limousine,
et gagna en courant le village de Bourron, qui est à un quart d'heure
de la croix de Saint-Hérem. Une auberge de rouliers était encore
ouverte; le sabotier y entra pour donner du secours à l'enfant qu'il
venait de trouver. C'était un garçon; il paraissait âgé de quinze ou
seize mois; il semblait chétif et mal venu.
— C'est égal, dit Protat, comme je le trouve, je le prends. Demain
il fera jour, je ferai ma déclaration au maire de la commune, et si
on ne découvre pas les parens de ce mioche, je le garderai.
— Qu'est-ce que les gens de Montigny disaient donc, que vous
n'aimiez pas les enfans? dit l'aubergiste. Ça ne s'arrange guère avec
ce que vous voulez faire cependant.
Protat fronça le sourcil sans répondre, et, quand le petit garçon
fut complètement réchauffé, afin de rester moins longtemps en
route, le sabotier emprunta la carriole de l'aubergiste pour retourner
à Montigny. Le lendemain même, il fit sa déclaration au maire, qui
l'autorisa à garder l'enfant.
— Il est bien laid comme le diable, dit-il au curé en lui contant
l'aventure; mais j'avais fait le vœu de recueillir un orphelin, si ma
fille retrouvait la santé. Depuis qu'elle est partie, j'ai reçu de bonnes
nouvelles, et j'ai profité de l'occasion pour tenir ma promesse. Un
abandonné, c'est tout comme un orphelin. D'ailleurs cet innocent-là
me tiendra compagnie. J'avais pris la mauvaise habitude d'aller au
cabaret, il me fera rester chez moi. Je l'ai couché dans le lit d'Ade-
line, et ma maison ne me paraît plus si triste depuis que ce petit lit
n'est pas vide. Quand il aura l'âge, je lui apprendrai à faire des
sabots. — C'est égal, ce marmot-là a eu de la chance que je sois
passé sur la route à minuit, et, pour que sa mère l'ait oublié dans
ADELINE PROTAT. 869
cet endroit-là, elle avait sans doute un bien mauvais dessein, car
depuis huit jours tout le monde sait que les loups courent la forêt.
Comme nos lecteurs l'ont déjà deviné sans doute, cet enfant aban-
donné était le petit apprenti Zéphyr, que l'on a vu dans le premier
chapitre de ce récit, et que l'on retrouvera prochainement.
Environ quinze mois après le départ de la petite Adeline, la veille
du jour de l'an, le sabotier reçut une lettre de Provence. Elle était de
la marquise, et en renfermait une autre dont l'écriture irrégulière,
mais cependant lisible, ressemblait à celle des en fans qui commen-
cent à écrire. Cette lettre, qui ne contenait que quelques lignes,
était signée Adeline Protat. C'était en effet Adeline qui adressait à
son père un compliment de jour de l'an que lui avait dicté M""^ de
Bellerie. Cette épître enfantine finissait par ces mots : « Tu verras,
mon cher papa, comme je suis devenue belle, et je ne tousse plus
du tout. » Le sabotier courut montrer la lettre de sa fille à toutes
ses connaissances. Il l'aurait volontiers affichée à la porte de Ja mai-
rie pour que tout le monde pût la voir. Ayant rencontré le garde
champêtre du pays qui venait battre un ban sur la place, Protat
l'interrompit dans l'exercice de ses fonctions pour lui montrer la lettre
d' Adeline.
— Gageons que c'est aussi bien écrit que vos procès-verbaux,
père Talot, lui dit le sabotier rouge d'orgueil.
— Pardi oui, ma foi! Et c'est la petiote qui n'avait plus que le
souffle qui est déjà si instruite! — Elle ne doit pas être loin d'être
guérie pour lors. — C'est que l'orthographe y est presque, ajouta le
bonhomme d'un air capable.
Protat le quitta pour aller montrer la lettre au notaire, qui sortait
de son étude.
Huit mois après, Adeline était de retour après une absence de
plus de deux ans. Protat ne la reconnut pas, tant elle était changée.
Cette chétive créature, qui semblait ne pas tenir à la vie plus que
ne tient à la branche une feuille tourmentée par le vent, était de-
venue une belle enfant, non point d'épaisse et robuste carrure comme
l'aurait souhaité son père, mais distinguée à ne plus reconnaître sa
race. Un mot peindra l'impression qu'elle causa au bonhomme.
— J'ai presque envie de l'appeler mademoiselle , disait-il à la
marquise.
— Je vous la ramène, lui dit celle-ci, mais je ne vous la rends pas.
Par mille raisons que sut trouver la marquise et dont quelques-
unes flattaient la vanité du sabotier, elle lui persuada de lui laisser
Adeline, à qui elle voulait faire partager l'éducation que recevrait sa
fille Cécile.
— Que fera-t-elle de tant de savoir? demanda le sabotier.
870 REVUE DES DEUX MONDES.
M™° de Bellerie, un moment arrêtée par cette réflexion, sut néan-
moins apaiser les scrupules de Protat.
Après avoir passé quelques jours à Montigny, Adeline accompagna
la marquise à Paris. L'été suivant, elle revint habiter Moret, où Protat
la voyait fréquemment. Selon la promesse de la marquise, Adeline
était devenue la plus tendre des filles. Son père aurait bien voulu la
reprendre avec lui; mais, chaque fois qu'il en manifestait l'intention,
la marquise lui répondait : — Demandez à Cécile si elle veut se sé-
parer de sa sœur.
Protat s'en revenait seul, moitié triste, moitié content : — triste,
parce qu'il lui semblait qu' Adeline ne paraissait point pressée de
quitter sa famille d'adoption; content, parce que sa fierté paternelle
trouvait son compte à voir son enfant élevée comme une fille de
grande maison.
Cet état de choses se prolongea ainsi pendant six années. Adeline
passait les étés au château de Moret, et l'hiver elle retournait à
Paris. Habituées à la voir traiter avec une affectueuse familiarité par
cette famille, les personnes qui fréquentaient la maison de M™" de
Bellerie lui témoignaient un intérêt où la politesse était sans doute
pour beaucoup, mais dont les apparences ne laissaient point soup-
çonner qu'elles s'étonnaient de voir son séjour se prolonger aussi
longtemps à l'hôtel de Bellerie. Quant à k jeune Cécile, son attache-
ment était sérieux; c'était plus qu'un sentiment d'habitude qui lui
faisait chérir cette compagne avec qui elle avait presque échangé les
premiers mots qu'elle eût prononcés et les premières idées qu'elle
avait pu concevoir. Désintéressée comme on l'est à l'âge où l'on
ignore les nécessités de la vie et les obligations du rang que l'on y
occupe, Cécile aurait joyeusement fait l'abandon d'une moitié de sa
fortune à venir pour que la fdle du sabotier fût aussi bien sa sœur
de sang qu'elle l'était de sympathie. Aussi la voyait-on s'attrister
jusqu'aux larmes lorsque, dans ses conversations intimes, Adeline
lui faisait comprendre qu'un jour viendrait où leur séparation serait
imminente.
— Pourquoi me quitterais-tu? demandait Cécile. N'es-tu donc pas
bien dans cette maison?
— Mais toi-même tu n'y resteras plus, répondait Adeline. Bientôt
l'on songera à te marier, si l'on n'y songe pas déjà. Et ton mari
— Je n'épouserai qu'un homme qui fera mes volontés, répliquait
la pétulante jeune fille, et la première que je lui imposerai sera de
te laisser vivre auprès de moi.
Adeline souriait à ces folies.
— Et mon père, ajoutait-elle, il resterait donc seul?
Cécile baissait la tête en répondant : — C'est vrai.
ADELINE PROTAÏ. 871
— Quand le moment de nous quitter sera venu, reprenait Adeline,
il sera bien temps de nous chagriner; n'y pensons donc pas d'avance.
Et, tout entières à l'neure présente, les deux jeunes fdles ou-
bliaient l'avenir pour ne plus songer qu'au bonheur de vivre l'une
auprès de l'autre en partageant les mêmes plaisirs, les mêmes études,
et en faisant ensemble ces jolis rêves qui troublent les cervelles de
quinze ans. — Quand M"" de Bellerie eut achevé son éducation, ses
parens songèrent à la produire dans le monde. Adeline, qui était
admise aux réunions intimes de l'hôtel de Bellerie, ne pouvait pas
suivre sa jeune amie dans les fêtes parisiennes où la marquise con-
duisait sa fdle. Comme elle avait beaucoup de sens naturel, déve-
loppé encore par l'instruction qu'elle avait reçue, la vanité d' Adeline
ne souffrait aucunement de cet ostracisme dont Cécile, au contraire,
s'affligeait au point de se faire malade quelquefois pour refuser
les invitations qu'elle ne pouvait pas faire partager à son amie.
Douée d'un cœur excellent, cette jeune fille aur.rit voulu pouvoir
refaire les lois de la société au bénéfice de ses affections. Née de
grande race, elle se révoltait avec une vigueur singulière contre les
préjugés qu'elle disait rapportés des croisades, et s'étonnait naïve-
ment de ne pouvoir emmener Adeline dans le monde, lorsque devant
tout ce monde elle l'emmenait au théâtre, au concert ou à la prome-
nade. — Un jour, elle s'emporta, assez vivement pour s'attirer les
représentations de sa mère, contre un jeune homme qui, l'ayant
rencontrée avec Adeline, avait salué celle-ci plus légèrement qu'il
n'avait fait pour elle-même. La mercuriale maternelle augmenta
encore le dépit qu'avait causé à Cécile la nuance de politesse qu'elle
considérait comme un affront fait à Adeline. Plus tard, dans les soi-
rées où elle rencontra ce jeune homme, elle le mit obstinément au
ban de tous ses quadrilles. Lorsqu'elle entra dans sa seizième année,
ses parens s'occupèrent de son établissement. Le premier prétendant
qui s'offrit fut précisément celui pour qui elle éprouvait un commen-
cement de sympathie. Les paroles échangées entre les deux familles,
le mariage de Cécile fut fixé à six mois; mais les derniers jours de sa
vie de jeune fille furent réclamés par une de ses parentes paternelles
qui habitait la Touraine. Cécile voulait emmener Adeline avec elle;
celle-ci, prévenue en secret par la marquise, fit entendre à son amie
que cela n'était pas possible, et que le moment où elles devaient se
séparer était arrivé. Leurs adieux furent touchans. Avec une égale sin-
cérité, elles se jurèrent une amitié éternelle, et, avant de partir pour
la Touraine, Cécile exigea de son fiancé qu' Adeline assisterait à son
mariage. Celui-ci avait consenti naturellement, connne un homme
qui ne voyait dans ce désir que l'enfantine puérilité d'une jeune fille
sentimentale.
872 REVUE DES DEUX MONDES.
Un matin du mois de novembre, Cécile ramena Adeline chez son
père, accompagnée de ses parens. M. de Bellerie, qui se portait can-
didat aux futures élections du département, voulant se rendre popu-
laire, accepta sans façon la respectueuse invitation à dîner qae le
sabotier lui fit transmettre par sa fille. Le curé de Montigny fut égale-
ment invité. Une heure après, tout le village était instruit du retour
d' Adeline, et on savait que le sabotier traitait un marquis. Ce fut
pour la soirée un texte à glose dans toutes les veillées, qui commen-
çaient précisément ce jour-là.
Le surlendemain, un fourgon amenait de Paris à Montigny tout le
mobilier de la chambre qu' Adeline avait occupée à l'hôtel de Bellerie.
En ouvrant l'un des tiroirs de sa commode, elle y trouva dix mille
francs en billets de banque renfermés dans un petit portefeuille brodé
par Cécile. Le portefeuille contenait en outre ces quelques mots :
« Ce sont mes économies de jeune fille ; prends-les sans compter,
comme je te les donne. Cette goutte d'eau de moins dans ma fortune
n'y fera pas le vide que ton absence laissera dans mon cœur. Un re-
merciement serait presque une offense, pense à ce que serait un refus.
Il me ferait croire que je ne suis déjà plus pour toi ce que je veux
rester toujours, de loin comme de près, ta sœur, Cécile. »
Adeline consulta néanmoins son père, pour savoir si elle devait
accepter une si grosse somme. Protat se trouva embarrassé d'être
pris pour juge dans une cause où il se considérait un peu comme
partie, et où nécessairement son jugement se trouvait fait d'avance.
Il feignit de partager l'hésitation de sa fille, il trouva des pour et des
contre, et au milieu de cette apparence de discussion ingénieuse il
sut finalement amener Adeline à une acceptation, en insistant sur-
tout sur le chagrin qu'un refus pourrait causer à la donatrice. « Si
elle t'avait mis ça dans la main comme une aumône, il aurait fallu
voir, dit-il: mais c'est offert si gentiment qu'il n'y a pas moyen de re-
fuser. D'ailleurs nous ne sommes pas assez pauvres pour nous montrer
orgueilleux. Faute de cet argent-là, tu n'aurais pas coiffé sainte Cathe-
rine; mais quand tu te marieras, mon gendre ne sera pas fâché de
trouver ces chiffons-là dans ta corbeille de noces, et de plus ils te
permettront de te montrer difficile. »
Le retour de la jeune fille dans la maison paternelle y fut l'objet
d'un bouleversement général. Protat voulut qu'elle habitât la plus
belle chambre, et, ne la trouvant pas assez belle, il fit venir le meil-
leur tapissier de Nemours, pour que cette pièce fût ornée de façon à
ne pas jurer avec le joli mobilier qui devait la garnir. Adeline laissa
faire son père en tout ce qui concernait l'embellissement de son inté-
rieur; mais, au grand étonnement du bonhomme, elle ne voulut pas
ADELTNE PROTAT. 873
consentir à porter ses toilettes de ville, et se fit habiller à la façon des
filles du pays. Elle voulut même d'abord se charger de tous les soins
de la maison; mais soit faiblesse, soit inhabileté, elle n'y put tenir
longtemps, et permit alors l'introduction d'une servante. On sait
quelles raisons décidèrent Protat à prendre la mère Madelon. Le sa-
botier fut si heureux d'avoir enfin la jouissance de sa fille, qu'il en
perdit presque la tête dans les premiers jours. Il avait laissé son éta-
bli, et passait tout son temps à regarder sa petiote se mouvoir avec
grâce dans cette même chambre où ses premiers pas avaient été pen-
dant longtemps si chancelans. Il se rappelait comment il s'était mon-
tré injuste avec elle dans son jeune âge, et combien de fois il avait
peu ménagé à sa chétive enfance les colères et les brutalités qui lui
avaient mérité sa réputation de mauvais père. 11 se demandait si les
remords et les douleurs qu'il avait endurés depuis étaient une ex-
piation suffisante. Il s'inquiétait surtout de savoir si aucun souvenir
de ses premières années n'avait laissé de traces dans le cœur de son
enfant. Il osait à peine l'interroger sur le passé, tant il craignait
d'entendre sortir de sa bouche une seule parole qui lui prouvât que
la jeune fille, maintenant florissante de santé, et qu'il étouffait de
caresses, se rappelait le temps où elle comprimait les cris de sa souf-
france pour ne pas éveiller sa mauvaise humeur. Sans cesse en obser-
vation devant sa fille, il T étudiait dans toutes ses actions, dans les
propos les plus insignifians. Psychologue sans le savoir, il passait
toutes les pensées d'Adeline au crible d'une minutieuse analyse, pour
découvrir s'il ne restait aucune amertume au fond de cette âme qu'il
avait froissée. La nuit, il se relevait pour aller la voir dormir. Il
écoutait le souffle pur et régulier qui s'échappait de cette poitrine
longtemps déchirée par une toux cruelle. Il ramenait sur ses épaules
le drap qui s'était écarté, il la bordait dans sa couverture ; sou ido-
lâtrie devinait par intuition toutes ces délicatesses de soins et d'atten-
tions qui viennent seulement à l'esprit des mères les plus tendres ou
des amans les plus épris.
Une nuit, Adeline se réveilla pendant que son père était au pied de
son lit.
— J'avais cru t' entendre tousser, dit-il, un peu embarrassé.
— Tu sais bien que je ne tousse plus, dit-elle en riant, et puis j'en
aurais envie que je me retiendrais.
Quoique ces paroles eussent été dites très naturellement et sans
aucun dessein, Protat crut y voir une allusion au passé. Adeline le
vit si triste, qu'elle comprit que son père avait vu un reproche dans
ces quelques mots. Elle le convainquit qu'il s'était trompé avec des
propos si câlins, elle le combla de caresses si douces, si finalement
passionnées, que le bonhomme lui dit, moitié riant, moitié pleurant :
— Oh ! fais-moi du mal souvent, si tu dois me guérir comme ça.
874 REVUE DES DEUX MONDES.
Malgré toute l'affection qu'on lui témoignait dans la maison de
M'"" de Bellerie, Adeline avait souvent remarqué des nuances qui éta-
blissaient une différence entre les soins dont elle était l'objet et ceux
qui entouraient la fille de la maison, que ses parens aimaient jusqu'à
l'adoration. En se voyant l'idole de son père, elle comprit et apprécia
bientôt de quel amour elle avait été privée pendant tout le temps où
elle avait été l'enfant d'une famille étrangère. Fille de cœur et dô
sens, elle sut convenir qu'elle n'était qu'une modeste figure villa-
geoise qu'un caprice du hasard avait pendant quelque temps placée,
ou peut-être déplacée dans un cadre brillant. Aussi oublia-t-elle
promptement les recherches de son ancienne existence, les habitudes
de luxe et d'élégance qui lui avaient été familières, et si elle ^ne les
oublia point complètement, au moins ne donna-t-elle aucun signe ex-
térieur qui pût faire supposer à son père qu'elle regrettait sa vie
passée. Installée reine et maîtresse dans ce rustique intérieur, elle
s'efforça d'y faire sa loi douce, et de n'y régner que pour donner de
la joie à qui lui donnait tant d'amour. A son retour, elle avait re-
trouvé l'enfant recueilli par son père, le petit Zéphyr, qui avait alors
onze ans, et qu'on avait, par une ironique antiphrase, ainsi nommé à
cause de sa nonchalance et de la lourdeur de sa démarche. Ce petit
bonhomme aimait l'oisiveté avec impudence, et son penchant à ne
rien faire s'était manifesté dès ses premières années. Quand le sabo-
tier, son père adoptif, avait voulu l'envoyer à l'école communale pour
qu'il y apprît à lire et à écrire. Zéphyr n'était jamais sorti de classe
sans être coiffé du bonnet d'âne, et chacune des vingt-cinq lettres de
l'alphabet lui avait valu un millier de palettes. Toutes les remon-
trances du sabotier n'y faisaient rien, les plus rudes corrections le
trouvaient insensible. Il avait l'activité en horreur. Le jeu même,
cette passion de l'enfance, lui paraissait une fatigue; mais pour dor-
mir une heure de plus par jour, il aurait avec joie renoncé à un repas.
Lorsque le bonhomme Protat l'avait mis à son établi de sabotier, au-
tant pour l'utiliser comme apprenti que pour lui mettre entre les
mains un état dont il pourrait vivre plus tard. Zéphyr resta plus
d'une année avant de connaître par leur nom les outils de son métier.
Dès que son maître tournait le dos, il s'échappait de la maison pour
aller regarder pendant des heures les bouillons que faisait l'écluse du
moulin. Un autre de ses plaisirs était de se coucher en plein soleil
dans la prairie située de l'autre côté du Loing. Enfoui dans les hautes
herbes qui le cachaient, il regardait courir les nuages chassés par le
vent. Quand la faim le pressait par trop, il rentrait à la maison et
subissait l'ouragan du père Protat avec la placidité d'une brute ou
d'un roc. Zéphyr n'était cependant pas un idiot; il avait au contraire
beaucoup d'intelligence, mais il dédaignait de la laisser voir, comme
s'il eût craint que son maître n'eût essayé d'en tirer parti. Un trait
ADELINE PROTAT. 875
peindra le caractère de cet enfant bizarre, né pour mener la pares-
seuse vie du lazzarone napolitain. Un jour qu'il s'était montré encore
plus négligent que de coutume , Protat lui dit très gravement : —
Va-t-en dans les Trembleaux couper un bâton de cornouiller, pour
remplacer celui que je viens de te casser sur les épaules.
Zéphyr alla dans les Trembleaux, et rapporta six bâtons qui pou-
vaient passer pour des gourdins.
— Je ne t'en avais demandé qu'un, dit le sabotier, en voilà une
demi-douzaine.
— C'est pour ne pas y retourner si souvent que j'en rapporte une
provision, répondit tranquillement l'apprenti.
Adeline s'intéressa à Zéphyr, et essaya de le corriger de son incu-
rable nonchalance. L'apprenti, rebelle aux durs accens de Protat,
tenta de se montrer obéissant à la voix douce de cette jeune fille, qui
tamponnait pour ainsi dire les gourmades paternelles avec des ca-
resses.
Tels étaient les antécédens, utiles à connaître, des personnages
que le peintre Lazare avait rencontrés dans l'intérieur du sabotier
Protat, quand un hasard l'avait rendu pour la première fois l'hôte de
celui-ci, deux ans avant l'époque où nous l'avons vu revenir à Mon-
tîgny pour la troisième fois.
II. — QUERELLES DOMESTIQUES.
Nous reprendrons le récit de cette histoire à l'endroit où elle com-
mence véritablement, c'est-à-dire à l'arrivée du peintre Lazare à
Montigny, où nos lecteurs se rappelleront sans doute la bienveil-
lante réception que s'était hâté de lui faire le sabotier Protat. On
n'aura pas oublié non plus que la jeune Adeline n'avait pu dissi-
muler entièrement le trouble ingénu que lui causait le retour de
l'artiste, bien que ce retour eût été annoncé plusieurs jours à l'avance
et qu'elle eût eu le temps nécessaire pour se préparer une attitude
réservée. La vieille mère Madelon elle-même, comme on l'a pu voir
au commencement de ce récit, avait contribué au bon accueil que
tout le monde faisait au îeunedésignevx, en tâchant de se distinguer
plus que jamais dans l'accomplissement de ses fonctions de cordon-
bleu. Après être venue recevoir les complimens que lui méritait le
triomphal déjeuner qu'elle avait jwéparé à l'appétit du voyageur, la
bonne femme, on voudra bien se le rappeler encore, était retournée
à ses fourneaux, emmenant avec elle sa jeune maîtresse pour qu'elle
lui indiquât la façon de se servir d'une cafetière d'un nouveau mo-
dèle inaugurée le matin dans la maison à l'occasion du retour de leur
hôte. Enfin , et pour derniers souvenirs qui relieront complètement
dans l'esprit du lecteur los détails contenus dans le premier chapitre,
876 REVUE DES DEUX MONDES.
nous conclurons par lui rappeler que l'apprenti Zéphyr était dans
toute la maison le seul qui se fût montré hostile à l'arrivée de Lazare.
Sans que personne en eût pu soupçonner la raison , il avait quitté
l'artiste au seuil du logis de son maître, et avait disparu aussi rapi-
dement que si on l'eût escamoté.
— Mais, demandait Lazare à son hôte en l'obligeant à trinquer
encore une fois avec lui, pourquoi donc la fdlette Adeline est-elle
remontée là-haut si vite? J'ai eu à peine le temps de la féliciter sur
sa bonne mine.
— Je suis sûr, répondit le sabotier en lapant son vin avec la sa-
tisfaction d'un propriétaire, je suis sûr que ma fille et la Madelon
sont remontées pour vous mijoter encore quelque friandise.
— Vous me recevez beaucoup plus en ami qu'en pensionnaire,
savez-vous? dit le jeune homme.
— En seriez-vous fâché, et l'amitié de pauvres gens comme nous
vous serait-elle importune?
Lazare protesta par un mouvement rapide.
— Non, n'est-ce pas? continua le sabotier. En tous cas, ce seraif
bien mal. Quand, il y a trois jours, votre lettre est venue annoncer
votre arrivée, elle a éclaté ici comme une bombe de joie. La petite n'y
tenait plus d'aise, et la mère Madelon en était quasiment rajeunie. Il
n'y a que Zéphyr qui ne s'est pas réjoui, et comme ça m'ennuyait de
lui voir faire la mine quand nous étions tous contons, j'ai été forcé
de le talocher pour le mettre de bonne humeur.
— Est-ce que j'aurais eu le malheur de déplaire à M. Zéphyr? dit
l'artiste en riant. Je m'étais bien douté qu'il n'était pas satisfait de
mon retour à Montigny ; mais qu'est-ce que ça peut lui faire?
: — Ah ! je m'en doute un brin, répondit le père Protat : il se méfie
que vous allez comme les autres années lui faire trimbaler vos outils
sur le dos quand vous irez en forêt, et lui qui trouve déjà sa peau
trop lourde à porter, ça va le gêner. Ah ! tenez, monsieur Lazare, je
n'ai pas eu la main heureuse le soir où je l'ai ramassé tout bleu de
froid sur le pavé de Bourron, et sans reproche, le bon Dieu aurait
pu aussi bien mettre un autre chrétien que lui dans le sale torchon
où je l'ai trouvé. Ah ! si je n'avais pas fait le vœu de recueillir un
orphelin, après l'avoir retiré humainement, comme je l'ai fait, de la
gueule du loup, il y a longtemps que je lui aurais dit : Mon garçon,
tu dois avoir quelque part des parens dans le monde. Tu me diras
que le monde est grand ; mais tu as des jambes, fais-moi le plaisir
d'aller chercher ta famille!
— Allons, allons, père Protat, interrompit Lazare, vous ne dites pas
ce que vous pensez, et ce n'est pas vrai que vous vous repentez d'une
aussi bonne action dont Zéphyr se montrera reconnaissant tôt ou tard,
quand il appréciera ce que vous avez fait et ferez encore pour lui.
ADELINE PROTAT. 877
— Reconnaissant! allez-y voir! Je gage qu'il ne connaît seulement
pas plus le mot que la chose. Est-ce qu'il n'aurait pas eu le temps
de me la prouver sa reconnaissance, depuis douze ans qu'il mange
le pain de ma huche? On ne peut pas dire qu'il pèche par ignorance
quand il fait mal, car il est encore plus mauvais que bête. C'est pour
ça que je le rudoie plus que je ne voudrais; mais ce drôle-là tente-
rait la patience d'un saint. Depuis que j'essaie de lui apprendre mon
métier, croiriez-vous qu'il n'est pas en état de mettre proprement
une paire de sabots sur talon? Ah ! c'est une mauvaise graine. Tenez,
n'en parlons plus.
— C'est drôle cependant! fit Lazare. Je me rappelle que l'an der-
nier je faisais de lui tout ce que je voulais.
— C'est vrai, répondit le sabotier, il a eu quelques mois de bon-
nace, c'est même pendant ce temps-là qu'il a appris le peu qu'il
sait, comme lire et écrire, par exemple; mais Dieu sait ce qu'il en a
coûté à Adeline de patience et de morceaux de pain tendre! J'étais
même assez content de lui après votre absence ; les bons conseils que
vous lui aviez donnés, l'habitude qu'il avait prise, en courantla forêt
avec vous, de connaître la fatigue et de la supporter, l'avaient un peu
corrigé de sa fainéantise. Il entendait volontiers raison quand je lui
expliquais qu'un jour viendrait où il serait bien aise de savoir se ser-
vir de l'état que je lui mettais dans les mains; enfin je commençais
à croire que je pourrais tirer quelque chose de lui. En m' apercevant
de ces changemens favorables, dus en partie aux remontrances de
ma fille, qui le câlinait comme s'il eût été son frère, je me disais en
moi-même : Je m'y suis mal pris avec lui. Je l'ai tapé, il n'a pas
bougé; Adeline le caresse, il remue. Pendant six mois, ça a bien été
ou pas trop mal ; il commençait à é vider proprement un morceau de
frêne ou de châtaignier. Quand on lui disait de faire ceci ou ça, il
n'était plus sourd, on ne l'entendait plus geindre du matin au soir,
et de mon côté, s'il m' arrivait de lui abattre une chiquenaude sur les
oreilles quand il restait un peu longtemps à faire une course ou à
comprendre une explication, la chiquenaude partie, je m'en voulais
presque à moi-même, etje l'envoyais jouer un moment pour se conso-
ler. Quand je dis jouer, c'est-à-dire qu'il allait s'asseoir de l'autre côté
de l'eau à regarder voler les hirondelles, sauter les grenouilles, ou
qu'il s'amusait à voir tourner la roue du moulin. Mais un beau jour
il paraîtrait qu'il s'est lassé d'avoir pris le bon chemin. Comme s'il
eût regretté les coups et les bourrades, il s'est mis à les rappeler en
reprenant ses mauvaises habitudes : il a rechigné à la besogne ; il
fallait lui expliquer trois fois une chose pour qu'il ne la fît pas seu-
lement une. J'ai décroché martin-bâton ; ah ouiche! c'était taper dans
l'eau. Adeline s'est remise à le sermonner ; mais ses douceurs n'ont
pas mieux réussi que ma branche de cornouiller, et encore moins. Ma
878 REVUE DES DEUX MONDES.
fille et moi nous en désespérons maintenant. Aussi j'y suis bien dé-
cidé : un de ces matins, je lui ferai son sac, je mettrai dix écus au
fond, et je le pousserai sur la route, à la grâce de Dieu ou à la vo-
lonté du diable.
— C'est singulier! dit Lazare, qui avait écouté avec une apparence
d'intérêt le récit de son hôte. Malgré la farce qu'il m'a faite tantôt,
malgré la mauvaise disposition qu'il montre à mon égard, je m'in-
téresse à ce petit drôle! Je ne peux pas croire qu'on naisse mau-
vais, comme une plante empoisonnée. Vous l'avez eu encore aux
langes ; vous êtes un brave et honnête homme qui n'avez pu que lui
donner de bons conseils ; votre fille a eu pour lui les soins d'une
bonne sœur; ce n'est donc pas dans votre maison qu'il s'est gâté.
— Je ne pense pas comme vous, monsieur Lazare , répliqua le
bonhomme Protat en secouant la tête, je crois qu'il y a clés gens qui
viennent au monde tout mauvais. Nous avons une voisine qui prend
des nourrissons; elle en avait un petit dernièrement qui n'a pas plus
tôt eu sa première dent qu'il s'en est servi pour la mordre. Vous
voyez donc bien !
Cette preuve, sur laquelle le sabotier appuyait naïvement sa
croyance, fit sourire l'artiste, qui ne voulut cependant pas entamer
une discussion avec lui sur ime matière aussi sérieuse que celle du
mal originel. Il avait pour système que toute singularité a une cause
connue ou cachée, et il pria le sabotier de patienter encore quelque
temps avant d'abandonner son apprenti.
— Il n'a point le cœur ni l'esprit vicié, dit Lazare. L'an dernier
particulièrement, pendant nos courses dans ce pays, j'ai causé avec
lui comme on peut causer avec un gamin; eh bien, je vous avouerai
qu'il m'a souvent étonné, et que je lui ai entendu faire des remarques
deux fois plus vieilles que son âge. Il a surtout une sensibilité ex-
trême, ce qui est presque toujours l'indice d'un bon cœur. Il est pa-
resseux, c'est vrai; mais sa paresse n'est pas la fainéantise : c'est la
paresse qui recherche l'immobilité de l'être, afin de pouvoir donner
toute son activité à la pensée. Il est paresseux à la manière des gens
qui rêvent.
— A quoi peut-il rêver ? demanda Protat étonné.
— C'est son secret, répondit Lazare. Je pourrais m' étendre plus
longuement à propos de certaines étrangetés que j'ai constatées dans
la nature de votre apprenti, mais il faudrait entrer dans des détails
et des explications qui, sans vous offenser, père Protat, ne vous
expliqueraient rien.
— Et pourquoi donc cela? fit le sabotier en manifestant un doute.
— Pourquoi? continua l'artiste. Mon Dieu... parce que... Enfin
je vous promets que vous n'y entendriez rien.
— Je comprends tout ce que peut comprendre un homme qui a
I
ADELINE PROTAT. 87&
an bon sens et l'habitude d'en faire usage à la satisfaction des autres
et à la sienne, répondit le père Protat avec un peu de dépit. Aussi
je comprends, par exemple, que vous êtes un bon jeune homme qui
vous intéressez au sort de ce petit drôle et que vous tâchez de le blan-
chir de ses défauts, qui deviendront des vices. Je comprends que
vous voulez profiter de ce que vous êtes ici pour lui faire de la mo-
rale, €t lui expliquer qu'il me vole toutes les bouchées de pain qu'il
mange; mais je ne crois pas que lui veuille vous comprendre. Et,
comme s'il avait deviné vos intentions à son égard, voilà qu'il détale
comme un lièvre forcé.
— Il est vrai que, loin de me faire accueil, comme je m'y attendais,
dit Lazare, ma présence a paru l'effaroucher. 11 y a sans doute dans
sa fuite un motif qui se rattache au secret dont je vous parlais, et
c'est aussi probablement ce même secret qui exerce une influence
mystérieuse sur son caractère et ses façons d'agir. D'ailleurs sa dis-
parition n'est qu'une boutade, il ne doit pas être loin, et si tard qu'il
revienne, il reviendra toujours.
— Assurément qu'il reviendra! dit le sabotier. Il reviendra dès
qu'il sentira l'odeur de la soupe.
— Eh bien ! reprit l'artiste, dès qu'il sera revenu, je le prendrai à
part, et je saurai bien découvrir pourquoi mon arrivée l'a mis en
fuite.
— J'ai peur que vous n'en tiriez rien, dit Protat. Zéphyr restera
muet comme un poisson. Quand il s'est mis dans la tête de ne pas
répondre, il se laisserait tuer sur la place plutôt que de desserrer les
dents, même pour dire un mensonge.
— Il n'est pas menteur en effet, j'ai eu occasion de le remarquer,
fit Lazare. L'absence de ce défaut-là excuse l'absence de bien des
qualités. C'est un bon signe que la franchise. Un enfant qui ne ment
pas deviendra cifficilement im malhonnête homme. C'est chose si
facile et si tôt faite de dire autrement que l'on n'a pensé ou agi, —
quand la vérité peut nuire. — Si Zéphyr était menteur, combien de
fois aurait-il pu, quand il avait mal fait, trouver des excuses qui l'eus-
sent mis à l'abri de vos corrections! En préférant ne pas s'y sous-
traire, il faisait preuve de courage en même temps qu'il se rendait
justice. Eh bien ! ma foi, c'est encore là une qualité.
— Mais, monsieur Lazare, s'écria le sabotier, vous me surprenez
beaucoup en vérité; si je vous laissais aller, avant un quart d'heure
vous m'auriez persuadé que ce petit gueux-là est un modèle de toutes
les vertus.
— Je ne vais pas si loin, fit Fartîste, je constate celles qu'il pos-
sède, voilà tout. Je vous demande de ne point abandonner ce garçon
avant mon départ. Je crois qu'à cette époque et même avant, vous
aurez remarqué du changement dans sa personne. Si vous m'accor-
880 REVUE DES DEUX MONDES.
dez cela, je vous demanderai en outre de ne plus vous occuper de lui
et de le laisser complètement livré à mon influence.
— Je ne suis pas curieux, fit Protat, mais je voudrais bien savoir
comment vous comptez vous y prendre. Songez donc, monsieur La-
zare, que moi, à qui il devrait obéir comme à un maître, sinon
comme à un père, il m'est impossible d'en faire rien qui vaille.
— C'est peut-être précisément le sentiment de cette autorité que
vous le voulez forcer à reconnaître, qui éveille en lui le sentiment
de la résistance. Peut-être possède-t-il des instincts qui ne peuvent
trouver leur application dans l'existence qu'il mène. C'est tout cela
que j'aurai à débrouiller. Comment je m'y prendrai? Autrement que
vous, cela est sûr; — n'étant pour lui qu'un étranger, il se trouvera
plus libre en face de moi. — Pour gagner sa confiance, je me ferai,
s'il le faut, son camarade. Enfin, soyez tranquille, j'ai mon plan.
— Tenez, dit le sabotier, vous êtes véritablement trop bon de vous
intéresser à ce vaurien-là.
— Ma bonté!... fit l'artiste en souriant. Mon Dieu! père Protat, ne
me faites pas meilleur que je ne suis. Dans l'intérêt que je porte à
votre apprenti, ma bonté est beaucoup moins en jeu que ma curio-
sité. Ce garçon m'intrigue : c'est une espèce de rébus que je veux
deviner. Dame, à la campagne, quand il fait mauvais temps, que l'on
ne sait que faire, on s'ennuie. Les distractions ne sont pas com-
munes ici. Je m'amuserai à déchiffrer le problématique Zéphyr. Au-
tant vaudra cette occupation que d'aller jouer au piquet à la Maison-
BlancJie.
— Faites à votre désir, monsieur Lazare, conclut le sabotier; mais
ne parlons plus de Zéphyr, ça m'obligera.
— C'est entendu, répondit l'artiste. Nous ne reparlerons de lui
que lorsque nous aurons du bien à en dire. Espérons seulement que
cela ne tardera pas.
Comme la conversation s'achevait, Adeline parut, apportant le
café.
Lazare, qui était particulièrement un fin gourmet à propos de
cette liqueur, durant son précédent séjour dans la maison du sabo-
tier s'était plaint plusieurs fois de la manière dont la mère Madelon
préparait le café. En effet, la bonne femme s'obstinait à employer
le procédé élémentaire, qui consiste à faire bouillir en même temps
marc et café dans un vase de terre et à précipiter ensuite dans le
breuvage une braise ardente pour obtenir la clarification. Comme
toutes les vieilles gens que le progrès épouvante, sous quelque forme
qu'il se manifeste, la mère Madelon, même dans les plus petites
choses, avait l'amour des anciennes coutumes. Aussi s'était-elle tou-
jours refusée, tantôt sous un prétexte et tantôt sous un autre, à adop-
ter l'invention que lui avait signalée Lazare; mais le matin même,
ADELINE PROTAT. * 881
en allant au marché à Moret, Adeline, qui s'était rappelé les nom-
breuses recommandations de l'artiste à ce propos, avait, malgré une
dernière opposition de la Madelon, qui voulait rester fidèle aux an-
ciens us, acheté le fameux ustensile, et elle venait d'obliger la ser-
vante à en faire usage. Pour convaincre la servante de la supério-
rité du nouveau procédé sur l'ancien, quand le breuvage fut passé,
Adeline voulut le faire goûter à la bonne femme. : celle-ci refusa
d'abord, puis elle finit par consentir. Mais, soit qu'elle ne voulût pas
se rendre à l'évidence, parce que cet aveu eût donné tort à l'obsti-
nation qu'elle avait montrée, soit par tout autre motif, elle trouva
le café détestable, prétendit qu'il avait pris l'odeur du fer-blanc,
et mêla beaucoup de mauvaise humeur à ses réflexions. Enfin une
discussion, très pacifique au début, s'éleva à ce propos entre elle
et sa jeune maîtresse. Adeline, habituée aux familiarités de la Ma-
delon, lui répondit d'abord très doucement et avec toute sorte de
mesure, pour ne point l'irriter, car celle-ci se montrait vraiment
agressive quand elle rencontrait une contradiction. Dans ces occa-
sions, il arrivait souvent que sa langue allait .plus vite qu'elle ne
voulait; il lui échappait alors des paroles qu'elle regrettait sans
doute, mais qui n'en étaient pas moins dites et qui n'en avaient pas
moins produit leur effet. Ces orages intérieurs avaient toujours pour
point de départ quelque détail futile, comme celui que nous venons
de signaler. Ordinairement Adeline n'avait pour mettre fin à ces que-
relles domestiques d'autre moyen que de laisser la place à la vieille
servante, qui ne voulait jamais avoir le dernier, estimant dans son for
intérieur qu'il était de son devoir de ne pas céder à une enfant gâtée.
Il lui était même arrivé plus d'une fois de répondre à Adeline comme
celle-ci n'eût pas osé lui répondre, si elle eût été la servante et
Madelon la maîtresse. La fille de Protat s'efforçait de n'y prendre
point garde; mais elle souffrait cependant de voir que la Madelon ne
tenait pas compte de la réserve qu'elle lui témoignait à cause de son
grand âge. Gomme toutes les natures qui possèdent en elles le senti-
ment de la justice et ne peuvent s'empêcher de l'invoquer même
dans les circonstances où cela peut leur être préjudiciable, Adeline
était péniblement affectée d'être souvent obligée d'acheter la paix et
le silence de la vieille femme, en lui faisant tacitement des conces-
sions qui affaiblissaient chaque jour son autorité. 11 arrivait alors ce
qui arrive presque toujours en pareil cas, c'est que la Madelon, se
faisant une force de la faiblesse d' Adeline, perdait tout sentiment de
retenue, et, par la vivacité de son langage, elle forçait la jeune fille
à élever tout à coup le sien au ton du commandement, et à lui faire
comprendre clairement qu'après tout, eût-elle tort ou raison, en
définitive elle était la maîtresse de la maison et voulait être obéie.
TOME I. 57
882 REVUE DES DEUX MONDES.
Mise en demeure de rentrer dans l'infériorité de sa condition, la
Madelon épanchait alors toute sa bile.
— Maîtresse ! s'écriait-elle. Ah ! le voilà donc lâché le grand mot.
Parce qu'on a été élevée dans du coton et qu'on a porté les modes
des dames de Paris, on croit qu'on n'a jamais tort; on pense tout
savoir sans avoir jamais rien appris. Par la raison qu'on a passé tout
son temps à se laver les mains dans de l'eau de Cologne et à se fourrer
de grandes épingles dans les cheveux, en se regardant dans le mi-
roir; parce qu'on a un bonhomme de père qui s'use le corps du
matin au soir, pendant que nous restons les bras croisés à lire dans
des livres qui n'apprennent rien de bon, pour passer le temps, il faut
qu'on taquine les domestiques. Si une pauvre vieille femme comme
inoi, dans l'intérêt de la maison, s'avise de vous remontrer avec dou-
ceur une bonne vérité, dont elle est sûre, on lui donne un démenti.
— De quoi vous mêlez-vous, la vieille? Où donc avez-vous appris à
servir, pour ne point savoir que les maîtres ont toujours raison? —
Eh bien ! moi qui vous parle, mam'zelle, reprenait la Madelon avec
une nouvelle animation, je n'ai pas toujours eu une mauvaise jupe
comme celle-ci, qui serait bonne à accrocher dans les cerisiers pour
épouvanter les oiseaux. J'ai eu une maison aussi, qui en aurait bien
tenu trois comme la vôtre : dans une année, mon homme et moi nous
avons envoyé à moudre aux moulins d'Essonne plus de grain que ne
pourrait en engranger en dix récoltes M. Protat, votre père, qui est
si fier d'occuper le plus de faucilles en plaine quand vient le temps
de la moisson. J'ai eu des domestiques aussi, pas un ni deux, mais
jusqu'à dix, et c'est en leur commandant que j'ai appris à servir.
Quand une créature à mes gages me faisait voir mon tort, comme
c'était, après tout, une manière de prendre mes intérêts, je ne la ru-
doyais pas comme vous me rudoyez, mam'zelle; — je ne cherchais
pas à humilier, parce qu'on était pauvre et vieux, et que j'étais,
moi, jeune et riche, et belle aussi, par-dessus le marché; je disais :
— Un tel, ou une telle, tu sais cela aussi bien et même mieux que
moi, puisque c'est ta besogne et pas la mienne. Fais donc comme tu
l'entends, à ta guise, et n'en parlons plus... Et la maison n'en allait
pas plus mal, et ce serait encore la première et la meilleure ferme
du pays, sans des malheurs... Mais voilà! on devient pauvre, puis
arrive le temps qui marie ensemble misère et vieillesse, et alors, pour
un morceau de pain qu'on vous donne, faut tout subir, tout enten-
dre, sans dire un mot. Ah ! qu'il est dur le pain du maître, qu'il est
raide à monter l'escalier des autres ! ajoutait la Madelon, sans se dou-
ter qu'elle parlait ainsi le langage même du vieux Dante. Et, comme
si les souvenirs de sa fortune passée lui eussent rendu plus triste
l'aspect de sa situation, un levain d'acrimonie se répandait dans toutes
ADELINE PROTAT. 88S
ses paroles, et elle se laissait emporter à dire des choses qui étaient
souvent de nature à faire douter si elle n'était pas en chemin de perdre
sa raison.
Ces longues litanies se reproduisaient invariablement dans les
mêmes termes chaque fois que la jeune Adeline, ayant épuisé toute
sa patience, revendiquait son autorité de maîtresse de maison. La
fille du père Protat, sachant par expérience qu'une fois partie sur
ce ton il était impossible d'arrêter la mère Madelon, l' écoutait sans
lui -répondre, et même sans l'entendre. La plupart de ces reproches
n'ayant de près ni de loin aucun rapport avec la cause où la que-
relle avait pris naissance, elle laissait la servante se défendre aussi
longuement qu'elle voulait contre des accusations chimériques. Elle
lui permettait d'abuser trop souvent de l'infériorité de sa position
pour lui faire, à elle pauvre enfant qui ne demandait qu'à adoucir
son amertume, un reproche de la supériorité où la plaçait le sort.
Dans toutes les conditions, c'est un fait à remarquer que les gens
qui ont éprouvé de grands malheurs méconnaissent presque tou-
jours la pitié que leur infortune inspire, et sont portés à prendre
pour du dédain toutes les paroles ou tous les actes par lesquels cette
pitié tend à se manifester. La mère Madelon, nous l'avons déjà dit,
plus que tout autre partageait cette erreur. Adeline ne s'émouvait donc
pas de tous les mots que sa servante pouvait lui lancer à propos
de quelques habitudes prises autrefois dans la maison de la mar-
quise et auxquelles elle n'avait pas cru utile de renoncer. Elle n'en
voulait pas à la Madelon, lorsque celle-ci lui reprochait presque
d'avoir de la dentelle à ses oreillers ou de mettre une jupe de soie les
jours de fête; mais si la vieille se laissait emporter jusqu'à hasarder
quelque méchant propos, faisant allusion à l'aveugle bonté que lui
témoignait son père, la fille du bonhomme Protat se dressait alors
de toute la hauteur de son orgueil jusque-là contenu, et sa parole
et son geste, empreints d'une même dignité impérative, rédui-
saient soudainement au silence sa trop familière servante, qui ne re-
connaissait plus la jeune paysanne timide dans cette Adeline trans-
figurée, à la voix brève, au geste imposant. Le bonhomme Protat
avait eu vent quelquefois de ces discussions domestiques. Dans les
commencemens, il avait essayé d'y prendre part; mais Adeline savait
que son intervention serait plus dangereuse qu'utile. En efîet, ce
n'eût pas été lui qui eût attendu patiemment que la mère Madelon
eût égrené son chapelet de récriminations; aussi la jeune fille avait-
elle prié son père (et cette prière était un commandement) de ne
^ jamais se mêler aux débats qu'elle pourrait avoir avec la Madelon,
donnant pour motif à cette exclusion qu'il fallait conserver dans une
maison l'unité de l'autorité. Dans ces deux mots, le sabotier avait
seulement compris que sa fille ne voulait pas d'autre maîtresse
884 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle-même, et il avait commencé par obéir. Cela ne laissait pas
de le mettre dans un singulier embarras, car lorsque la Madelon
faisait quelque chose qui n'était pas à sa convenance, le sabotier
n'osait pas hasarder la moindre observation, tant il craignait que sa
réprimande n'allât à l' encontre de la volonté de sa fille, et qu'il ne
compromît ainsi V unité de l'autorité. Réduit à ce rôle passif qui l'obli-
geait au silence, quelque envie de parler qu'il eût d'ailleurs, il se
dédommageait avec le petit Zéphyr, qui manquait rarement de laisser
passer un jour sans fournir au bonhomme l'occasion de se dégourdir
la langue, et aussi la main.
Pendant la conversation qu'il venait d'avoir avec l'artiste, le sa-
botier avait entendu plusieurs fois les éclats d'une discussion com-
mencée dans la cuisine. Le fausset aigu de la vieille Madelon, comme
d'habitude, dominait la querelle; mais Protat, ainsi qu'on l'a vu, ne
s'était pas occupé un seul instant de ce qui se passait à l'étage su-
périeur. Il ne s'était pas interrompu quand c'était lui qui parlait, de
même qu'il n'avait pas interrompu son pensionnaire quand celui-ci
lui répondait; il s'était borné à penser en lui-même : — Il y a encore
du grabuge là-haut : voilà ma fille qui secoue la Madelon, celle-ci
sera de mauvaise humeur, et le dîner s'en ressentira tantôt; tant pis.
— Seulement, dans cet instant-là, si l'apprenti Zéphyr s'était trouvé
à la portée du sabotier, il est probable qu'il aurait ressenti jaillir sur
ses épaules quelques éclaboussures du dépit que son maître éprou-
vait de ne pouvoir aller aider sa fille à gronder la servante, sans doute
en défaut.
La discussion qui avait lieu à la cuisine, commencée à propos du
futile prétexte que nous avons fait connaître, avait suivi la marche
ordinaire en pareille circonstance. Madelon, irritée du trop grand
succès qu'elle avait obtenu avec le premier essai du nouvel appareil
dont elle avait combattu l'emploi, avait déclaré le café détestable,
sans faire la remarque que, tout en le décriant, elle n'en laissait pas
une goutte dans la tasse où Adeline venait de lui en verser pour
qu'elle le goûtât. La jeune fille, en surprenant cette contradiction,
n'avait pu s'empêcher de rire comme une folle. Cette gaieté inextin-
guible, dont le bruyant éclat couvrait sa voix, impatientait Madelon,
qui passa de la mauvaise humeur à la colère. Adeline rit plus haut
et plus fort. Madelon s'emporta outre mesure. Adeline cessa de rire;
mais en ce moment surtout elle était si peu fâchée, qu'eût-elle eu
aussi bien dix fois raison, comme elle l'avait une, elle aurait cédé
à Madelon plutôt que de disputer avec elle, tant elle avait d'autres
choses à faire. Irritée encore davantage par le silence de la jeune
fille, qui demeurait impassible quand elle avait déjà dépassé la
limite où la patience d' Adeline s'arrêtait ordinairement, la mère
Madelon se buta à vouloir forcer sa maîtresse à lui imposer silence.
ADELINE PROTAT. 885
Elle avait tant dit de choses inutiles, injustes, qu'elle était embar-
rassée pour continuer à parler; mais un amour-propre sans nom la
poussait toujours. A chaque mot qu'elle ajoutait, elle s'attendait à ne
pouvoir pas l'achever, arrêtée qu'elle serait par Adeline, qui pren-
drait soudain son grand air de princesse; mais Adeline paraissait à
cent lieues d'elle. Elle regardait par la fenêtre le tranquille paysage
qui bordait les rives du Loing, et sa pensée était aussi loin de la sotte
querelle qu'elle avait à subir, qu'elle-même était éloignée du nuage
qui passait dans les hauteurs du ciel, où son regard se fixait de temps
en temps. Madelon, outrée de cette indifférence qui venait la con-
vaincre qu'elle parlait depuis une heure, non -seulement à une
muette, mais encore à une sourde, ne put pas résister plus long-
temps à cette apparence de dédain. Elle se précipita vers Adeline,
qui était appuyée contre une table; elle lui arracha la cafetière qu'elle
tenait entre les mains, et s'écria : — Pendant que vous restez là,
comme une borne, à rêvasser, le café s'est refroidi, et, quand je vais
descendre le servir, votre amoureux , qui est en bas, me mettra ça sur
le dos, et votre père me donnera un savon, comme si c'était de ma
faute... Yoilà encore une belle invention que ta satanée cafetière,
qu'on n'a pas le temps de jaser un brin que le café est à la glace. Tu
vois bien, petite, que j'avais raison de n'en pas vouloir. C'est encore,
dans les vieux pots qu'on fait la meilleure soupe, va!*... Si je m'étais
servie du mien, le cafimi serait encore bouillant, au lieu que va fal-
loir le faire réchauffer, et qu'il perdra tout son goût.
Aux premiers mots de la phrase de la mère Madelon, Adeline,
mue comme par un ressort intérieur, s'était relevée subitement.
Elle avait jeté sur la servante un regard qui la foudroya presque.
Aussi, comme on l'a vu, celle-ci essaya-t-elle d'effacer l'impres-
sion qu'elle venait de causer à la jeune fdle en reprenant dans un
ton familier, qui devait, selon elle, hâter la conciliation; mais, si
habile qu'elle fût, cette manœuvre n'eut pas le résultat qu'elle en avait
espéré. Adeline n'avait pas entendu le reste de cette phrase; elle en
était encore à réfléchir sur un mot qui avait retenti dans son cœur
comme un coup de foudre.
— Mère Madelon, dit la jeune fille après une courte hésitation, il
faut absolument que cette querelle soit la dernière.
— Une querelle, mon enfant! dit la vieille femme, redevenue câ-
line non par esprit de servilité, mais parce qu'elle s'apercevait
qu'elle avait blessé Adeline, et qu'elle en éprouvait du regret; une
querelle entre nous!... tu veux rire? Nous avons causé un peu haut,
comme ça nous arrive souvent, voilà tout. Tu sais, je suis obstinée,
et un peu vive, — • défaut de naissance, ma petite, je suis trop vieille
pour m'en corriger; — faut pas m'en vouloir, et tu ne m'en voudras
pas, Adeline, j'en suis bien sûre. Tu es trop bonne fille pour ça.
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je vous en veux cependant, Madelon, répondit tranquillement
la fille du sabotier. C'est précisément parce que je suis bonne, ou
que je tâche de l'être avec tout le monde, et surtout avec vous,,
que vous avez tort d'abuser de ma bonté. Ce n'est pas la première
fois que nous avons des discussions; il est rare que je les fasse naître,
plus rare encore que je ne cherche pas à les éviter quand c'est vous-
qui les commencez. Vous êtes injuste avec moi, qui toujours m'ef-
force d'être équitable et patiente, et qui m'en voudrais toute ma vie
de vous dire une chose qui pût vous faire le moindre chagrin, parce
que vous êtes vieille et que vous avez été durement éprouvée. Cepen-
dant, Madelon, vous ne laissez jamais échapper une occasion de me
donner à entendre que je n'ai pas pour votre âge et pour vos mal-
heurs passés le respect qu'ils méritent. C'est déjà coupable de penser
cela, c'est plus coupable encore de le dire, car vous savez bien que
je ne tire aucune vanité de ma position actuelle, et que je n'ai d'ail-
leurs aucune raison pour le faire. Si autrefois j'ai vécu passagère-
ment dans un monde où je n'étais pas née, dans ce temps-là j'ai dû
prendre les habitudes de la société où je vivais; mais quand je suis
revenue chez mon père, vous, comme les autres, Madelon, et mieux
que les autres, puisque vous étiez plus souvent auprès de moi , ne
m'avez-vouspas vue me dépouiller des habitudes qui étaient des de-
voirs quand j'habitais chez madame de Bellerie, et qui eussent été
des ridicules, si je les avais conservées au village? Vos plaisanteries à
ce sujet, je vous les pardonne de bon cœur; mais ce qui me fâche un
peu, c'est quand l'intention qui vous les dicte semble en faire une
méchanceté. Il m'est pénible aussi, je vous l'ai dit plusieurs fois, et
vainement, puisque j'ai à vous le redire, d'entendre parler comme
vous le faites souvent d'un monde que vous ne connaissez pas, et que
je n'ai aucun regret d'avoir appris à connaître, puisque c'est dans ce
monde-là que j'ai trouvé, quand j'étais une enfant chétive et débile,,
une famille où j'ai été protégée, aimée comme dans la mienne propre,,
qui Hi'a fait donner une instruction qui ne me servira jamais, cela;
est possible, mais qui, du moins, en me la faisant donner, prouvait
qu'elle me croyait digne de la recevoir. La seule chose qui avait la
puissance dte me courroucer véritablement contre vous, c'est quand
je vous entendais blâmer mon père à propos de la tendresse qu'il me
témoigne. Pendant tout le temps que j'ai passé dans une maison
étrangère, et même pendant les années qui ont précédé mon départ:
de Montigny, j'ai été privée de l'amour de mon père, comme il a été
privé du mien. Nous nous rattrapons tous les deux du temps perdu;
pourquoi nous en vouloir de cela, à l'un comme à l'autre? Vous pour-
riez avoir raison dans vos observations, si j'étais assez coupable pour
aiwiser de sa bonté. Je lui fais faire tout ce que je veux, c'est la vé-
rité; .mais ce que vous appelez mes caprices a-t-il un autie but que
ADELINE PROTAT. 887
de le flatter dans tous ses désirs, et de mettre le plus de bonheur
que je pourrai dans les jours qui lui restent à vivre? M'a-t-on vue mé-
riter la malice des propos publics par des actes ou des paroles qui
témoigneraient que je suis tourmentée par des sentimens au-dessus
de mon humble condition? Encore une fois, et pour la dernière. Ma-
delon, plus un mot, plus une allusion à ce propos. Quant à la parole
que vous avez dite tout à l'heure, ajouta Adeline en baissant les yeux,
vous avez dépassé toute retenue, toute convenance; vous avez été
injuste en môme temps que cruelle. . . vous m'avez presque injuriée.
Dans le monde où j'ai vécu, Madelon, on m'a appris à respecter le
grand âge. Ce respect est un hommage que l'on rend partout à l'ex-
périence d'une vie qui s'achève. Laissez-moi vous dire que les vieilles
gens doivent avoir le même respect pour la jeunesse en certaines
occasions, et tout à l'heure vous en avez manqué avec moi.
Dans la crainte d'embarrasser la Madelon et même le bonhomme
Protat, Adeline ne se servait que le moins possible du langage que
l'instruction et l'éducation lui avaient appris à parler. Elle s'expri-
mait ordinairement de façon à ce que tous ses termes fussent com-
pris sans équivoque de ceux à qui elle s'adressait, et évitait avec
soin, dans ses conversations avec les gens du pays, de s'attirer le
reproche d'être une belle parleuse, qualification épigrammatique
qui, au village, signifie Oi'ûmdXvement faiseuse d'embarras. En écou-
tant la mercuriale qui venait de lui être adressée par sa jeune maî-
tresse, bien que le ton avec lequel celle-ci l'avait prononcée accusât
moins la colère et le dépit que le chagrin réel éprouvé par la jeune
fille, obligée de s'exprimer avec une apparence de sévérité, la Ma-
delon demeura quelques secondes tout intei'dite. Elle roulait dans
ses doigts le cordon de son tablier, et semblait se demander en elle-
même si ce beau discours n'était pas hérissé de sottises. Tous les gens
qui ont le caractère mal fait sont portés à dénaturer l'intention la
plus pacifique des mots qu'ils ne comprennent pas sur-le-champ.
Dans le seul emploi d'un langage plus correct que le leur, ils voient
même une préméditation à les humilier. C'était là un des défauts les
plus saillans de la Madelon. Une dureté franchement dite, et comme
elle-même savait les dire, lui était moins désagréable à entendre
qu'un reproche formulé dans des termes les plus ménagés. Pendant
sa courte hés'tation, elle eut dix fois l'envie de se jeter au cou d' Ade-
line, et de lui dire en l'embrassant : — Eh bien ! oui, ma fille, j'ai
eu tort. Je t'ai fait du chagrin, pardonne-moi. — Mais au moment
où elle allait se décider, l'amour-propre la retenait. Elle voulait bien
s'avouer à elle-même qu'elle avait eu tort; mais il lui répugnait de
l'avouer à Adeline. Elle accusait sa maîtresse de ne pas comprendre
qu'exiger de sa part l'aveu de ce qu'elle avait pu faire ou dire de
888 REVUE DES DEUX MONDES.
mal, c'était vouloir, par cette confession, lui faire sentir plus amère-
ment l'infériorité de sa condition. Enfin, comme le peintre Lazare le
lui avait dit un jour assez brutalement, la Madelon abusait de ses
cheveux gris.
Cette lutte entre le bon et le mauvais sentiment se termina mal-
heureusement sous l'influence de ce dernier.
Madelon fit la brave; elle recommença plus aigrement la discussion
et employa ce terrible système mis en œuvre par les gens qui sont dans
leur tort, et qui consiste à discuter à côté de la question qui est l'objet
de la querelle, de telle façon que tout accord devient impossible, et
que les natures les plus patientes, aiguillonnées sans cesse par toute
sorte de propos irritables, n'ont d'autre porte de sortie que la co-
lère.
Ce fut enfin ce qui arriva pour Adeline. Cette franche et loyale
nature s'indigna de voir qu'elle était si mal comprise. Ses instincts de
justice se révoltèrent en s' apercevant que l'excès de sa bienveillance
se tournait contre elle-même. Blanche, tremblante et comme étonnée
de se sentir en elle cette puissance d'indignation, elle ne daigna plus
même répondre à sa servante; et profitant d'un moment où la Madelon
épuisée par son emportement restait silencieuse, Adeline lui ordonna
brièvement de se préparer à quitter la maison.
— C'est bon, dit la Madelon, qui ne paraissait point s'attendre à
celle-là; on reparlera de ça; nous avons le temps; tantôt, demain ou
un autre jour, n'est-ce pas, mam'zelleî
— Il ne s' agit-pas de tantôt ni de demain, c'est tout de suite que
vous allez partir, dit Adeline.
— Faut d'abord voir ce que pensera monsieur votre père de ce
déménagement, reprit la Madelon en redoublant d'impertinence.
— Mon père n'a pas d'autre volonté que la mienne, fit Adeline,
vous le savez bien.
• — Ce n'est pas ce qu'il y a de mieux dans la maison, répliqua la
servante.
— Que ce soit bien ou mal, cela est ainsi, personne n'a rien à y
voir, et vous moins que personne.
— Ce que vous m'empêchez de dire, vous n'empêcherez point les
autres de le penser, mam'zelle.
— L'opinion des autres nous est indifférente, à mon père comme
à moi; nous sommes au-dessus de tout le monde.
— Ah ! fit la Madelon avec un méchant sourire, on sait que vous
êtes fière, mam'zelle, et vous n'êtes pas fâchée de rencontrer des oc-
casions comme celle-ci pour laisser échapper des bouffées d'orgueil,
sans ça on vous trouverait étouffée un matin dans votre lit à beaux
rideaux... M'n enfant, — continua la vieille en redoublant d'ironie.
ADELINE PROTAT. 889
— faut être bien grands pour être au-dessus de tout le monde, et
quand bien même on y serait encore pour de bon au-dessus de tout
le monde, c'est souvent plutôt un mal qu'un bien; car, une suppo-
sition : qu'on vienne à tomber, plus qu'on est haut, plus qu'on se fait
de mal, donc. Cest-y point ça, mam'zelle? acheva la Madelon en re-
gardant sa maîtresse avec un coup d'œil si aigu, que celle-ci ne put
s'empêcher de rougir et de baisser la tête.
— Que voulez-vous dire? reprit Adeline, honteuse d'un moment
d'embarras, qui pouvait autoriser la domestique à croire que ses
insinuations malveillantes lui avaient donné de véritables craintes,
— Ce n'est point besoin de répéter; vous m'avez suffisamment
comprise, dit la Madelon.
— Eh bien! je vous ordonne de vous expliquer, à la fin, s'écria
Adeline.
— Vous n'avez plus droit de rien me commander, puisque je ne
suis plus à votre service.
— Vous devez m' obéir tant que vous serez ici, fit la jeune fille.
— Je n'y suis plus, puisque je m'en vas, répliqua l'irascible vieille
en détachant son tablier de service qu'elle jeta sur une chaise.
— Madelon ! dit Adeline en adoucissant sa voix.
Et elle regarda la vieille femme, de façon -à lui prouver que celle-
ci aurait bien peu à dire et bien peu à faire pour que cette scène
déplorable fût oubliée.
La servante se méprit sur le sens de cet appel et de ce regard con-
ciliateur; elle pensa que sa jeune maîtresse, inquiétée par ses propos
ambigus, dont elle avait dû deviner le sens, craignait de la voir
partir de la maison en emportant la première lettre de son secret.
Ce n'était donc pas à la bienveillance naturelle d' Adeline, mais à la
peur, que Madelon attribuait cette tentative de retour ; aussi n'eut-
elle point égard à cette espèce d'avance, et se retournant brusque-
ment du côté où était la fille du sabotier, elle se borna à lui répondre
sèchement : — Mademoiselle !
Une larme vint aux yeux d' Adeline; mais, par un sentiment d'or-
gueil justement blessé, elle s'efforça de ne point la laisser paraître.
Quand on commence la vie, de quelque nature qu'elle soit, et quelle
que soit aussi la place qu'elle tienne dans le cœur, la rupture de toute
affection est pénible, et la jeune fille éprouvait une affection réelle
pour la vieille Madelon.
Témoin de l'émotion que sa maîtresse ne pouvait dissimuler entiè-
rement, la servante ne put se défendre, de son côté, d'être réellement
émue; mais, plus expérimentée que la jeune fille, elle sut contenir
ce qu'elle éprouvait intérieurement, et pas une ligne de son visage
ne démentit sa rigidité.
S90 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nous avons un petit compte; quand faudra-t-il que je vienne
pour le régler? demanda-t-elle tranquillement.
— Quand vous voudrez , mère Madelon , répliqua Adeline sur le
même ton. Comme vous n'avez pas pris... elle allait dire : vos gages;
mais, par une délicatesse qui passa inaperçue, elle évita de pronon-
cer ce mot, qui rappelait cette condition de domesticité dont lamour-
propre exagéré de la Madelon avait tant à souffrir... Comme vous
n'avez pas pris d'argent, nous vous devons même une certaine
somme...
= — A combien que ça peut aller, à votre idée? demanda la vieille,
qui savait parfaitement son compte.
— Dam ! dit la jeune fille, ça peut monter à quarante francs.
. — Oh ! vous faites erreur, mam'zelle.
— C'est possible, fit Adeline; s'il y a plus, on vous le donnera.
— C'est pas ça que je veux dire; vous me devez au moins dix francs
de moins. Dam ! trois mois à dix francs, ça nous compte trente.
— En effet, reprit Adeline; mais nous ajouterons dix francs pour
le mois qui suivra votre départ, c'est l'usage.
— Dans votre monde, c'est possible, dit la vieille, mais pas chez;
nous, où on ne pale jamais plus qu'on ne doit. Vous me donnerez
mon dû, et pas un liard avec. Dieu merci, je n'ai plus besoin qu'on
me fasse l'aumône. En sortant d'ici, je sais où aller sans être à la
charge de personne. Je ne sais même pas pourquoi on se met chez les
autres quand on peut rester chez soi. Quand je suis entrée ici, c'était
moins par nécessité que pour obliger votre père. Dans ce temps-là,
je n'étais point de trop dans la maison; mais aujourd'hui c'est dif-
férent : on s'aperçoit que j'ai des yeux, aussi on m'ouvre la porte...
comme à un chien... et on nie dit : Va-t'en... C'est bon! on s'en va,
et votre café aussi , que vous avez laissé sur le feu dans votre ma-
chine. Dépêchez-vous donc de le descendre au désigneux... au lieu
de perdre votre temps à me regarder comme- un ecce homo. Le bon-
jour à votre père. Je fais mon paquet.
m. — LE SECRET d'ADEL^N-E.
Lorsque Adeline redescendit dans la salle, encore toute bouleversée
par la scène qui venait de se passer dans la cuisine, IVotat s'apprê-
tait à lui demander la cause de son trouble; mais, en lui désignant
Lazare par un rapide coup d'ceil, elle mit le doigt sur sa bouche et
regarda son père, comme pour lui faire comprendre qu'il n'était pas
utile de parler devant un témoin. Le bonhomme entendit sa recom-
mandation et garda le silence, il s'efforça même de détourner l'at-
tention de l'artiste, qui n'avait pu s'empêcher de remarquer le chan-
ADELINE PROTAT. 891
gement opéré dans les manières de la jeune fille depuis qu'elle
s'était absentée. L'attitude contrainte d'Adeline -et l'inquiétude du
sabotier jetèrent un certaili embarras dans la dernière partie du dé-
jeuner. Le fameux café, source de l'orage domestique que nous
venons de raconter, fut servi d'une main tremblante par la jeune
fille. Au lieu de le déguster avec une lenteur reposée, comme il en
avait l'habitude, le sabotier l'avala d'un seul coup, sans même re-
marquer qu'il était presque froid. Lazare n'eut pas besoin d'une
plus longue attention pour deviner que le père et la fille avaient à
s'entretenir. Il prétexta un accablement causé par la chaleur et le
voyage pour aller prendre une heure ou deux de repos.
— La chambre est prête depuis hier, dit le sabotier en se levant
pour donner la clé à l'artiste. On vous enverra réveiller pour l'heure
du dîner.
Après la pièce occupée par Adeline, la chambre du pensionnaire
était la plus belle de la maison. Elle était située au premier étage et
donnait sur la rivière, que l'on voyait serpenter à travers le gai pay-
sage. En y pénétrant, Lazare s'aperçut que, depuis son dernier sé-
jour, elle avait subi de notables changemens. Selon le désir qu'il
avait exprimé plusieurs fois, pour la commodité de son travail, on
avait donné à cette pièce les apparences d'un atelier. Le papier,
dont les tons criards agaçaient les yeux, avait été remplacé par une
couche de badigeon gris, et la fenêtre élargie avait été disposée en
châssis. Lazare, qui était réellement brisé par la fatigue, se jeta tout
habillé sur son lit, et s'endormit aussitôt.
Dès que le peintre se fut retiré, le père Protat avait interrogé sa
fille au sujet de son émotion. Adeline lui raconta tout ce qui s'était
passé entre elle et la mère Madelon.
— Tout ça ne m'explique pas pourquoi tu as les yeux rouges, dit
le sabotier. Si la Madelon te tracasse et ne veut pas faire tes volon-
tés, comme c'est son devoir, puisque c'est toi qui es la maîtresse
dans la maison, tu as bien fait de la renvoyer; mais ça n'est pas une
raison pour pleurer. Il y a quelque chose que tu ne me dis pas.
Adeline répondit qu'il lui avait été pénible d'user de son autorité,
et qu'elle éprouvait un véritable chagrin du renvoi de la vieille
femme. La jeune fille ne mentait pas certainement en donnant cette
raison de sa tristesse; mais elle n'osait pas confesser à son père ce
qu'elle osait à peine s'avouer à elle-même, c'est-à-dire qu'elle était
atteinte au cœur par l'insinuation récidivée que la mère Madelon
avait laissé échapper au plus fort de sa violence. Protat s'obstinait à
ne pas croire que le motif invoqué par sa fille fût réellement le seul
qui l'eût bouleversée à ce point. Son instinct paternel lui disait
qu'il existait au fond de cette querelle quelque chose de plus sérieux
892 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une affaire de ménage. Ce fut en vain qu'il déploya toute son
adresse et fit des prodiges de diplomatie inquisitoriale que n'eût
point désavoués un juge d'instruction; Adeline se maintint dans son
silence. Pour mieux convaincre son père et lui prouver que sa tris-
' tesse n'avait pas d'autre cause que le départ de Madelon, elle supplia
même le bonhomme de parler à la vieille femme et d'essayer d'ar-
ranger les choses.
— Parbleu! non, s'écria le sabotier, je ne garderai pas dans ma
maison une entêtée et une querelleuse qui ne veut pas comprendre
qu'on ne se met pas chez les autres pour faire ses volontés. Pour que
la Madelon t'ait mise dans la nécessité de la renvoyer, il faut qu'elle
ait de grands torts envers toi.
Adeline rougit extrêmement; elle connaissait le caractère emporté
de son père; elle savait que, si le bonhomme se mettait dans la tête
que la Madelon l'avait sérieusement offensée, il irait lui faire une
scène violente, et dans les dispositions hostiles où elle avait laissé
la servante, elle craignit que celle-ci ne pensât à se venger de son
renvoi en répétant à son père quelque propos de nature à l'alarmer.
Les allusions qui l'avaient tant effrayée, il lui semblait déjà les en-
tendre murmurer sur son passage par tous les gens du pays, instruits
par les indiscrétions de la servante chassée; à tout prix, il fallait donc
renfermer dans la maison, entre elle et Madelon, le secret que celle-
ci avait découvert, et que sa rancune pouvait aller répandre au de-
hors, si on lui laissait passer la porte. Adeline, appelant à son aide
toutes ses ruses, toutes ses câlineries d'enfant gâtée, manœuvra son
père de façon à ce qu'il prit sur lui d'opérer sa réconciliation avec
Madelon.
— A tout bien considérer, — lui dit-elle en rougissant, moins en-
core à cause de ce mensonge que pour le motif qui le lui faisait com-
mettre,— c'est moi qui ai manqué de patience. J'ai été vive, trop
vive avec Madelon; elle a beau être notre servante, c'est une vieille
femme un peu susceptible, comme tous les gens âgés; je l'aurai mor-
tifiée en lui parlant un peu trop haut, d'ailleurs j'étais mal disposée
depuis ce matin.
— Mal disposée, allons donc! dit Protat; jamais, au contraire, je
ne t'avais vue si gaie et de plus franche humeur; tu paraissais si
légère, que tu aurais pu marcher sur une mouche sans l'écraser. Pour
que ce bel entrain-là soit parti, la vieille t'aura fait quelque grosse
misère que tu ne veux pas me dire pour que je ne me mette pas en
colère après elle; mais, ajouta-t-il en faisant mine de sortir, attends
un peu, je vais aller la remuer, moi.
— Mais je t'assure que non, reprit Adeline très agitée en retenant
son père, et si tu veux me rendre bien contente comme je l'étais ce
ADELINE PROTAT. 893
matin, tu vas aller trouver la Madelon, et tu feras ma paix avec elle.
— Si ça te fait plaisir, je veux bien; mais elle ne restera qu'à la
condition...
Adeline interrompit vivement son père.
— Sans condition... dit-elle, puisque c'est moi qui ai eu tort...
Je t'assure que si, ajouta-t-elle en voyant que le bonhomme secouait
la tête d'un air de doute-, c'est pour ça que je suis fâchée de ce qui
est arrivé; il faut nous raccommoder; d'ailleurs elle est très utile
dans la maison... nous ne pourrions pas la remplacer facilement...
Dis-lui que tu m'as grondée quand tu as appris que je voulais la ren-
voyer; je ne te démentirai pas.
— Gomment dis-tu? fit Protat étonné et effrayé de voir que sa
fille songeait à atténuer Vxiniiè du -pouvoir en plaçant son autorité à
lui au-dessus de la sienne; pas de ça, Lisette, c'est toi qui commandes
ici, et, quand j'obéis moi-même, il me semble qu'une domestique
n'a pas le droit de se montrer plus fière que moi. Je vais appeler Ma-
delon. Nous allons nous expliquer tous les trois. Si elle est raison-
nable, nous ne la renverrons pas; mais si elle s'obstine encore et fait
sa mauvaise tête, dit le sabotier en prenant sa grosse voix, eh bien!
elle s'en ira, et bon voyage...
— Allons! fit Adeline, voilà que tu veux tout gâter avec ton em-
portement. Ce n'est pas ainsi qu'il faut s'y prendre, et d'ailleurs je
ne dois point paraître dans tout ceci. Il faut au moins avoir l'air de
ménager mon amour-propre devant Madelon. Va la trouver, et dis-
lui tout doucement : — Eh bien ! qu'est-ce que j'apprends donc, que
vous nous quittez, mère Madelon? Mais je ne donne pas la main à
cela, moi. Qu'est-ce que c'est que ces bêtises-là? Je suis un peu le
maître aussi, que diable...
— La Madelon va me rire au nez si je lui dis ça, fit Protat avec
conviction.
— Jure un peu comme si tu étais en colère après moi, dit Adeline
en continuant à faire la leçon au bonhomme. Dis-lui encore : — Est-ce
que vous devriez faire attention aux vivacités d'une étourdie qui a la
langue un peu prompte et qui a été mal élevée?
— Mal élevée, toi, qui as été instruite comme une princesse! s'écria
le sabotier en faisant un bond de surprise.
— C'est précisément à cause de cela que je n'ai pas été bien élevée
pour une paysanne. Dis ça à Madelon, ça lui fera plaisir; tu sais
bien que c'est son idée. Quand on a besoin des gens, il faut flatter
leur manie.
— Comment, besoin? mais je n'ai pas besoin de Madelon, ni toi
non plus, dit le bonhomme, ahuri par les étranges conseils que lui
donnait sa fille.
S94 REVUE DES DEUX MONDES.
Adeline comprit qu'elle avait laissé échapper un mot imprudent,
et se mordit la lèvre.
— Il faut bien croire que tu as besoin d'elle, puisque tu veux
qu'elle reste chez nous, et, pour la garder, il faut bien faire des con-
cessions.
— Comment? je veux,... s'écria le sabotier, qui ne comprenait plus
rien; mais je ne veux rien du tout, moi. Que Madelon parte ou de-
meure, ça m'est bien égal.
— Mais non, fit Adeline en lui passant les bras autour du cou et
en le tenant embrassé, cela ne t'est pas égal, puisque tu désires
tout ce que je souhaite, et que moi je désire que Madelon ne s'en
aille pas.
— Ah! comme ça, c'est autre chose, balbutia Protat, pris à la fois
dans les rets des caresses de sa fille et dans la glu de sa subtilité.
— C'est égal, continua-t-il, tu conviendras que c'est un peu fort
d'aller faire des excuses à une servante... quand c'est elle au con-
traire. . . .
— Mais, va donc, répondit Adeline en le poussant du côté du jar-
din, dans lequel elle venait de voir entrer Madelon.
— J'y vais, j'y vais, murmura le sabotier en faisant quelques pas
dans la direction que lui indiquait sa fille; mais, comme il se retour-
nait subitement avant de quitter la chambre, il aperçut Adeline qui
venait de se laisser tomber sur une chaise, et qui se cachait la tête
dans ses mains comme si elle pleurait. Protat se disposait à revenir
sur ses pas, quand il réfléchit qu'il ne pourrait rien apprendi-e par
Adeline, qui semblait avoir une grave raison pour se taire. Il pensa
que Madelon seule était instruite du motif de cette affliction, qui lui
paraissait plus que jamais devoir se rattacher à la querelle qu'il avait
mission de concilier.
— Allons trouver Madelon, dit Protat, qui commençait à être
inquiet.
Et il ajouta tout bas : — Que diable se passe-t-il, et qu'est-ce que
je vais trouver au fond du sac?
Adeline, restée seule, ne demeura pas longtemps dans la salle
basse. Craignant d'y être surprise au milieu de ses larmes par le
retour de son père et de sa servante, elle remonta dans sa chambre,
qui n'était séparée de celle qu'habitait actuellement Lazare que par
une espèce de cabinet où couchait l'apprenti Zéphyr.
Cette chambre, décorée avec une recherche voisine du luxe, était,
comme nous l'avons dit, garnie des meubles apportés de l'hôtel de
Bellerie. C'était un réduit charmant, et rendu presque mystérieux
par les doubles rideaux de la fenêtre, qui ne laissaient pénétrer
qu'une lumière paisible. Il régnait dans cette pièce cette douce
ADELINE PROTAT. 895
odeur des solitudes virginales, un parfum de cellule monastique
tempéré par les émanations subtiles que laissaient échapper les
tiroirs des meubles, renfermant des aromates destinés à conserver
les étoiles des vêtemens d'Adeline. Les meubles, comme tous les
objets de fantaisie qui les garnissaient, attestaient toutes les minu-
ties d'un soin particulier, dans lequel se révélaient les mains gra-
cieuses d'une femme habituée à toucher les fragiles caprices qui sont
pour elle autant de souvenirs. Adeline, en effet, faisait elle-même
son ménage intime. Tous les jours, elle passait deux heures à chasser
grain par grain la poussière qui s'introduisait dans sa chambre.
C'était pour elle un plaisir quotidien en même temps qu'un devoir
de soigner tous ces objets inanimés, qui semblaient quelquefois
prendre une voix pour lui parler de l'amie qui lui en avait fait don,
et lui rappeler une époque qu'elle ne regrettait pas sans doute avec
l'amertume qui accompagne ordinairement le regret, mais à laquelle
elle ne pouvait s'empêcher de penser sans qu'il lui échappât un
soupir. Parmi les meubles, il en était un pour lequel la fdle du sabo-
tier avait une prédilection particulière. C'était un petit bureau en
bois de rose, qui pouvait en même temps servir de table de travail.
A ce joli meuble était adaptée une glace surmontée d'une ornemen-
tation formant blason; sur le champ de gueules étaient gravées les
initiales A P. Cécile, qui avait donné cette table à sa jeune com-
pagne, l'avait fait exécuter sur le môme dessin qui avait servi pour
la sienne, et elle avait poussé l'imitation jusqu'à exiger que l'on
n'oubliât pas ce détail d'apparence héraldique. C'était dans les
tiroirs de ce meuble que la jeune paysanne serrait les bijoux de son
modeste écrin, ainsi que les lettres que son ancienne amie lui écri-
vait de temps en temps.
En entrant dans sa chambre, ses yeux tombèrent d'abord sur ce
meuble gardien de ses richesses et de ses souvenirs, et elle parut
surprise en s' apercevant que la clé, qu'elle avait ordinairement
grand soin de retirer, était restée sur l'un des tiroirs.
Cet incident n'éveilla d'abord aucune crainte dans sa pensée. Elle
attribua la présence de la clé sur le meuble à un oubli causé par les
préoccupations qui l'avaient agitée depuis trois jours, et particuliè-
rement dans cette matinée, qui avait précédé le retour de Lazare à
Montigny. Adeline était une jeune fille naïve; mais sa naïveté n'allait
point jusqu'à l'ignorance qu'on prête aux Agnès. Elle n'en était plus
à chercher quelle était la nature du sentiment qu'elle éprouvait de-
puis environ une aimée pour le jeune peintre qui était l'hôte de son
père, et dont le nom, lorsqu'on le prononçait devant elle, lui causait
un trouble qu'elle pensait bien tenir invisible, et que sa dissimulation
même aurait pu rendre encore plus apparent, si on y eût pris garde.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
Adeline aimait Lazare; elle le savait, elle le sentait, et, pour se con-
vaincre de cette vérité, elle n'avait pas besoin d'en appeler aux sou-
venirs de quelques romans que la grand'mère de Cécile lui avait fait
lire autrefois. Cet amour était bien né de son cœur et point de son
imagination, comme naissent le plus souvent les premières passions
déjeunes filles. Avant de voir Lazare, elle n'avait jamais caressé le-
vague idéal qui enchante les premiers rêves. Les livres qu'une vieille
femme imprudente avait mis entre ses mains n'avaient éveillé au-
cune curiosité dans son esprit, aucun émoi dans son âme tranquille.
Elle les avait lus parce que sa position dans l'hôtel de Bellerie ne lui
permettait pas de refuser cette complaisance à la mère d'une per-
sonne qu'elle considérait comme sa bienfaitrice; mais elle échappait
aux dangers de ses lectures parce que, dans les romans qui étaient du
goût de la vieille dame, la passion était présentée sous une forme
exaltée, pleine d'invraisemblance, et traitée dans un langage vio-
lent qui rendait ces récits incompréhensibles pour un esprit ingénu
comme l'était le sien. Paul et Virginie, ou telle autre histoire du
même genre où la simplicité du sentiment s'allie à la vérité de l'ex-
pression, est plus dangereuse pour une jeune imagination que tel
roman écrit pour des gens corrompus. Au début de son amour, qui
avait commencé par les enfantillages traditionnels, Adeline avait subi
le charme sans même essayer de lutter contre lui. Quand Lazare ve-
nait pendant trois mois de l'année habiter la maison de son père, elle
était heureuse de se trouver sous le même toit que lui, heureuse de
le rencontrer plusieurs fois dans la journée, d'être assise auprès de
lui pendant les repas. Quand le soir elle entendait retentir sur le pavé
de la rue la pique ferrée annonçant le retour de l'artiste rentrant de
l'étude, ses mains tremblaient bien un peu en mettant le couvert,
elle sentait bien qu'elle rougissait s'il la poursuivait autour de la
table pour l'embrasser, jouant avec elle comme un frère avec sa sœur;
mais ce bonheur était si calme, si douce était l'impression que lui lais-
saient les familiarités du jeune peintre, qu'elle ne songeait pas à
s'en effrayer. Quant au bonhomme Protat, ilétait à cent lieues de se
douter que sa fdle pensât à l'artiste autrement qu'il y songeait lui-
même, c'est-à-dire comme à un hôte agréable dont la compagnie
lui plaisait, dans la conversation duquel il trouvait souvent à s'in-
struire, et dont il avait pu apprécier le caractère loyal et le cœur
excellent. S'il faut tout dire aussi, le sabotier aimait Lazare parce
que c'était un hôte exact à lui payer sa pension, et que son séjour
dans sa maison lui procurait un bénéfice. Il était donc loin de s'in-
quiéter de cette familiarité que les rapports de la vie en commun
établissaient entre lui et sa fille, dans laquelle il voyait toujours ce
qu' Adeline paraissait être restée, même aux yeux de Lazare, — une
ADELINE PROTAT. 897
enfant. Ce fut seulement vers la fin du second séjour que le peintre fit
à Montigny que les sentimens de la jeune fille se précisèrent plus com-
plètement; sa tranquillité était traversée par des rêveries qui la péné-
traient de langueur; à de fugaces éclairs d'une gaieté folle succédait
soudainement une inquiétante immobilité ou un brusque changement
d'humeur : Adeline se montrait irritable, capricieuse... elle rudoyait
Madelon, elle rudoyait Zéphyr; elle sevrait son père des câlineries qui
faisaient la joie du bonhomme, et quand le peintre demandait à celui-
ci : — Qu'a donc la petiote? le sabotier répliquait : — Bah! c'est la
croissance.
Il ne savait point dire aussi vrai, quand il répondait cette banalité.
C'était en effet la croissance de son amour qui modifiait l'humeur,
toujours si égale, de cette jeune fille. Ces changemens s'étaient opérés
en elle depuis un soir où, au milieu du dîner, Lazare avait annoncé
à son hôte qu'il allait retourner à Paris dans huit jours. Un incident
était venu troubler ce repas : comme Lazare achevait de parler, le
bonhomme Protat s'aperçut qu'au lieu de remj)lir le verre qu'il lui
tendait, sa fille répandait le vin sur la table.
— Eh bien! fillette, qu'est-ce que tu fais donc? avait dit le père
en regardant Adeline, devenue toute pâle.
— Rien, dit-elle. — Et montrant le petit apprenti qui se trouvait
assis en face, elle ajouta : — C'est Zéphyr qui vient de me marcher
sur le pied. Ça m'a fait faire un mouvement.
Zéphyr avait eu beau protester, le bonhomme Protat, lui allongeant
un coup de pied sous la table, l'envoya manger à la cuisine.
Cette nuit-là Adehne n'avait pas dormi, et elle avait pleuré.
La veille du jour où il devait quitter Montigny, comme il rentrait
chez lui pour faire ses préparatifs, Lazare trouva Adeline dans sa
chambre. Il fut surpris moins de cette rencontre que de l'embarras
qui se peignit sur le visage de la jeune fille, et presque de l'effroi
qu'elle avait laissé paraître à sa vue. Adeline avait motivé sa pré-
sence dans la chambre du jeune homme par quelque détail de mé-
nage qu'elle lui avait expliqué en balbutiant; puis elle était sortie.
Quand Lazare s'était trouvé seul, il avait voulu achever une lettre
commencée le matin, et dans laquelle il annonçait son retour à Paris.
Cette lettre, qui était restée sur sa table, il ne la retrouva plus,
mais plusieurs dessins, qu'il avait également laissés sur cette même
table, placée auprès de la fenêtre, et qu'il trouva dispersés dans la
cham.brç, lui firent supposer que le grand vent qui soufflait avait
emporté sa lettre dans le jardin, et du jardin dans la rivière. Il ne
fit pas d'autres recherches, et écrivit une nouvHle lettre.
Pendant qu'il écrivait, Adeline, retirée dans sa chambre, enfer-
mait à double tour, dans le petit meuble dont nous avons parlé, la
TOME I. 58
898 REVUE I>ES DEUX MONDES.
lettre que l'artiste croyait emportée par lèvent. A cette lettre étaient
joints un petit lorgnon d'écaillé brisé et un bout de croquis à la
plume qui avait une vague ressemblance avec Lazare, et qu'un des
amis du jeune homme avait dessiné sur un coin de l'album que le
dèsigneux portait toujours dans sa poche.
C'était avec ces souvenirs qu'Adeline avait nourri, pendant l'année
qui avait suivi le départ de Lazare, l'amour que celui-ci n'avait pas
senti battre dans l'embrassement de l'adieu.
On comprendra donc facilement le soin qu'elle prenait de fermer à
double tour le tiroir à la garde duquel elle avait confié ce reliquaire
amoureux, — où elle faisait quotidiennement ses dévotions, — non
pas sans avoir eu la précaution de pousser le verrou à la porte de sa
chambre et de tirer son rideau, pour éviter toute surprise.
C'est par tous ces degrés, dont l'analyse était nécessaire, que l'a-
mour d'Adeline avait passé successivement. Sa joie, en apprenant le
retour du peintre, de l'aveu même de son père, elle n'avait pu la
contenir. Pendant les trois jours qui avaient précédé son arrivée,
elle avait fait mettre les ouvriers à la chambre de Lazare, convertie,
comme nous l'avons dit, en atelier, et elle avait activé leurs tra-
vaux, craignant qu'ils n'eussent pas achevé à temps. Dans toute
cette agitation, le bonhomme Protat ne voyait que le désir innocent
d'être agréable à l'hôte attendu, et, comme toujours, il y donnait les
mains.
La vieille Madelon, plus expérimentée, et qui était femme après
tout, avait flairé une fraîche odeur d'amourette dans tout le mouve-
ment que se donnait la jeune fdle, sans que celle-ci s'en fût même
doutée. Pendant la course qu'elle avait faite à Moret pour aller aux
provisions, la servante avait fait parler Adeline, qui ne demandait pas
mieux que d'épancher en paroles le trop plein de sa joie, et, sauf les
détails que nous avons révélés, elle avait dit son secret tout entier,
qu'elle était encore à se croire seule à le connaître. La Madelon n'avait
vu dans cet innocent amour qu'un fait très naturel et prévu peut-être
par son bon sens dès la première année où Lazare était venu habiter
la maison. Assez familière avec l'artiste, elle avait compris que le
jeune homme ne prenait pas garde à sa jeune maîtresse; rassurée sur
ce point, elle n'avait rien dit au bonhomme Protat, et elle avait con-
tinué à fermer les yeux sur l'inclination d'Adeline.
Cependant le mot qui lui était échappé dans sa querelle avec la
fille du sabotier avait assez effrayé celle-ci. En supposant qu'Adeline
en eût encore été à chercher le nom du sentiment qu'elle éprouvait
pour Lazare, la peine lui en avait été épargnée par la vieille servante.
Voire amoureux, avait-elle dit. . .
Assise auprès du petit meuble, Adeline se demandait ingénument
ADELINE PROTAT. 899
comment la Madelon avait pu découvrir ce secret, et elle avait beau
repasser dans sa mémoire tous les incidens des jours précédens et de
la matinée; dans sa conduite et dans ses paroles, elle ne se rappelait
aucun fait, aucun propos qui eût pu la trahir. Tout à coup elle trem-
bla de tous ses membres, en songeant que, dans cet instant même,
son père avait une explication avec Madelon. Si, au lieu de lui porter
des paroles de paix, comme elle l'en avait chargé, le bonhomme se
laissait gagner par son penchant à la colère et faisait échouer cette
réconciliation, sur laquelle elle comptait pour acheter le silence de la
servante, celle-ci, avant d'aller répandre son secret par tout le vil-
lage, commencerait par le jeter comme une menace à la tête de son
père. A cette pensée, tout son sang se glaça. Elle sentit son cœur
s'arrêter dans sa poitrine. Un nuage passa devant ses yeux. Elle al-
lait s'évanouir, lorsque sa main brûlante tomba sur un objet qui lui
causa une fraîcheur soudaine; elle venait de s'appuyer sur la clé res-
tée au tiroir de son petit meuble.
Adeline s'aperçut alors d'une chose qu'elle n'avait pas remarquée
jusque-là, c'est que cette clé était précisément restée sur celui des
tiroirs qui contenait la lettre, le lorgnon et le portrait appartenant à
Lazare.
— C'est singulier, murmura-t-elle avec un commencement d'in-
quiétude, je suis pourtant sûre de l'avoir fermé, et cette clé! continuâ-
t-elle; mais je l'avais retirée, comme toujours. — Et son inquiétude
redoublait. Tout à coup, comme ses yeux erraient vaguement autour
d'elle dans sa chambre, elle vit se mouvoir les plis d'un rideau for-
mant portière et destiné à cacher une communication condamnée
ayant issue sur le petit cabinet habité par l'apprenti Zéphyr. Adeline
se leva, souleva entièrement le rideau, et vit que la porte condamnée
avait été ouverte. On ne l'avait pas même entièrement refermée. Un
courant d'air avait agité le rideau qui signala cette quasi-effraction
à la jeune fille, dont l'inquiétude s'était changée en soupçon. Cette
découverte fit d'abord oublier à Adeline l'incident de la clé; mais les
deux faits ne tardèrent point à se réunir. L'un semblait la consé-
quence de l'autre.
— On est entré chez moi par la chambre de Zéphyr, pensa Adeline,
et tout à coup la lueur se fit dans son esprit. Elle courut au meuble,
ouvrit le tiroir, y jeta un regard rapide.
Il était vide.
— Ah! s'écria-t-elle en poussant un cri, tout s'explique; c'est la
Madelon qui a fait le coup.
L'indignation, la terreur, les larmes la suffoquèrent; elle voulut
crier : sa bouche devint muette, ses yeux se fermèrent, elle tomba
évanouie.
000 REVUE DES DEUX MONDES.
Pendant que ceci se passait dans la chambre d'Adeline, Lazare,
qui avait terminé sa sieste, venait de se mettre à la fenêtre et fumait
tranquillement en regardant le père Protat, qui semblait avoir, au
bout du jardin, une explication très animée avec la Madelon.
— Décidément, pensa Lazare, il se passe quelque chose dans la
maison : la fillette Adeline pleurniche, maman Madelon crie, le père
Protat jure. Je suis très fâché de ça, le rôti sera brûlé, et mon ami
Zéphyr aura des coups.
Depuis une demi-heure environ, le bonhomme Protat rusait avec
la vieille servante pour savoir le secret des pleurs de sa fille. Sa co-
lère une fois refroidie, la Madelon, qui était bonne femme an fond,
reconnut qu'elle avait eu tort dans la discussion, et qu'elle avait
obligé Adeline à lui signifier son renvoi. « J'ai été dure, pensait-elle
en se promenant de long en large, très dure avec cette enfant.
Dam! c'est vif, ça porte la tête aussi haut que le cœur. Où est le mal,
quand on n'a rien à se reprocher? C'est vrai au moins, ce qu'elle
m'a dit, qu'il y avait des occasions où les vieilles gens devaient res-
pecter la jeunesse. Qu'est-ce que j'avais besoin d'aller lui parler de
ces bêtises-là? 0 vieille langue, ajoutait la bonne femme, tu ne pour-
ras donc jamais t' arrêter à temps? » Elle en était là de son mono-
logue, quand elle fut abordée par le sabotier. Lorsqu'elle apprit par
lui qu'il avait quitté Adeline dans les pleurs, la Madelon, qui savait
être la cause de ce chagrin, recommença tout haut ses récriminations
contre elle-même.
— Ah! vieille mauvaise, va; gredine... sans cœur que tu es, vois
ce que tu as fait. Voilà ma fille qui pleure à présent!
— A quel diable en avez-vous? demanda le sabotier surpris.
— Eh! à moi donc, répliqua la vieille. Tenez, monsieur Protat, me-
nez-moi vers Y enfant, que je lui fasse excuse. C'est vrai, ça, je ne
sais pas ce que j'ai à ce matin, mais je l'ai taquinée tant et tant, que
le bon Dieu lui-même aurait perdu patience. Menez-moi, que je lui
dise mon tort. Nous autres vieux, ça nous offusque toujours de voir
les jeunes gens plus adroits que nous de la parole et des mains. Moi
aussi, j'ai été jeune et j'ai eu mon temps. Chacun son tour, c'est
naturel.
— Qu'est-ce que vous me chantez là? fit Protat impatienté. C'est
donc vous qui êtes dans vos torts?
— Oui, c'est moi, qu'est-ce qui dit le contraire, puisque j'en con-
viens?
— Eh bien ! alors pourquoi ma fille m'envoie-t-elle vous deman-
der pardon ?
La Madelon n'était point sotte. Elle devina quelle crainte avait dû
passer dans l'esprit d'Adeline, pour que la jeune fille, qu'elle savait
ADELINE PROTAT. 901
orgueilleuse, et ne ployant jamais quand elle avait le bon droit pour
elle, eût consenti à faire faire une pareille démarche.
« Oh ! pauvre enfant, murmura la vieille servante en se parlant
à elle-même, je l'ai donc bien cniellement offensée, pour qu'elle me
suppose capable de la trahir ! »
— Allons trouver votre fille, dit-elle vivement au bonhomme.
— Ah ça, répliqua celui-ci, me direz-vous au moins ce que tout ça
signifie ?
— Oui, plus tard, répondit Madelon d'un ton qui semblait indiquer
au sabotier qu'il y avait bien réellement quelque chose à lui expli-
quer.
Comme ils se dirigeaient vers la salle à manger, Lazare, qui était
resté à sa fenêtre, poussa un grand cri.
La Madelon et son maître relevèrent en même temps la tête.
— A votre bachot... démarrez, vite, s'écria Lazare en faisant signe
au sabotier... il y a quelqu'un qui se noie. Et l'artiste quitta brus-
quement sa fenêtre. Le bruit qu'il fit en descendant l'escalier et les
cris qu'elle entendit monter du jardin tirèrent peu à peu Adeline de
son engourdissement; elle put se traîner jusqu'à la fenêtre et l'en-
tr' ouvrir à demi. Une bouffée d'air frais qui la frappa au visage lui
rendit complètement l'usage de ses sens.
Voici ce qu'elle aperçut :
Dans le jardin, sur le bord de l'eau, la Madelon faisant des grands
bras et poussant des cris d'effroi; au milieu de la rivière, son père
dans son bachot ramant avec vigueur d'après les indications que sem-
blait lui donner Lazare, placé à l'avant du bateau, à^moitié déshabillé
et une gaffe à la main.
— Encore un coup. . . là. . . s'écriait l'artiste, qui jeta la gaffe comme
pour sonder; c'est là, s'écria-il, le croc a mordu; — et il se laissa tom-
ber dans l'eau.
Adeline descendit dans le jardin.
— Ah! ma fille, s'écria la Madelon en l'apercevant, ne reste pas
là, ça te ferait trop de mal à voir ; on le ramènera mort, bien sûr.
— Qui donc, qui donc? dit la jeune fille.
— Eh! Zéphyr qui s'est laissé tomber dans l'eau! M. Lazare est
allé le pêcher.
Adeline devint toute pâle; il fallut que la Madelon la soutînt pour
l'empêcher de tomber.
— N'aie point peur, lui dit-elle tout bas... c'est pas pour lui qu'il
y a du danger.
A cette parole, Adeline se rejeta rapidement loin de Madelon, à qui
elle lança un regard de mépris.
— Sacrebleu ! tonnait le père Protat, debout dans son bachot, dont
902 REVUE DES DEUX MONDES.
il avait rembarqué les rames, M. Lazare qui ne revient pas!... Et le
sabotier se disposait à retirer ses babits. Comme il allait plonger,
l'eau s' en tr' ouvrit sous ses yeux, Lazare reparut. Il tirait par les
cheveux un corps à demi enveloppé d'herbes aquatiques.
— Aidez-moi, aidez-moi! cria-t-il au sabotier, il va encore couler.
Aidé par les vigoureux efforts du sabotier, Lazare parvint à reti-
rer entièrement le noyé hors de la rivière.
— Tonnerre! qu'il est lourd, exclama le père Protat, qui devint
tout pâle, en reconnaissant la figure de son apprentL.. yeux morts,
bouche violette.
— Je crois bien, dit Lazare, il a une pierre à chaque pied. A terre !
à terre !
En deux coups de rames, le bachot atterrissait.
• Aidé du sabotier, Lazare déposa le corps du jeune garçon sur le
rivage.
— Descendons vite ! vite ! 11 vit encore ! s'écria l'artiste, qui avait
posé sa main sur le cœur de l'apprenti, et l'avait senti battre forte-
ment.
Adeline voulait aider Madelon, mais elle se sentait clouée siu" la
place par la terreur et par la pitié.
— Tiens! fit Lazare, qui, en écartant les herbes, avait rencontré
un petit sac de toile pendu à même la peau par une ficelle, qu'est-ce
que ça? Voyez donc un peu, mademoiselle Adeline; et vous, père
Protat, allez chercher du secours, un médecin...
Le sabotier disparut.
Adeline ouvrit le sac et en tira trois objets tout mouillés. En les
reconnaissant, Adeline posa une main sur son cœur, voulut parler et
s'évanouit une seconde fois.
Lazare, l'ayant vue tomber sur le banc, voulut connaître le motif
de cet évanouissement : il prit le sac échappé des mains d' Adeline
et en retira : — une lettre, — un lorgnon cassé — et un petit des-
sin, que l'humidité n'avait point encore assez effacé pour qu'il ne
pût pas le reconnaître. Une seconde avait suffi pour éclairer l'artiste.
Il comprit tout ce qui se passait, et devina qu'il était la cause du
drame dont il était le témoin.
— Pauvre enfant ! dit Lazare en regardant Zéphyr, qui ne donnait
pas signe de vie. — Pauvre fille ! ajouta-t-il en regardant Adeline tou-
jours évanouie. Et, après avoir paru réfléchir un moment, il coula le
sac dans la poche de la jeune fille. Au même instant, Protat arrivait
ramenant des secours.
Henry Murger.
(La troisième partie au prochain n'>).
L^ÉCONOMIE RURALE
EN ANGLETERRE.
II.
LES CULTURES.'
I.
Toute culture a pour but de produire la plus grande quantité pos-
sible d'alimentation humaine sur une surface donnée de terrain; mais
pour arriver à ce but commun , on peut suivre des voies très différentes.
En France, les cultivateurs se sont surtout préoccupés de la produc-
tion des céréales, parce que les céréales servent immédiatement à la
nourriture de l'homme. En Angleterre, au contraire, on a été amené,
d'abord par la nature du climat, ensuite par la réflexion, à prendre
un chemin détourné qui ne conduit aux céréales qu'après avoir passé
par d'autres cultures, et il s'est trouvé que le chemin indirect était
le meilleur.
Les céréales en général, et surtout le froment, sont sans doute un
des plus beaux produits du travail agricole, mais elles ont un grand
inconvénient qui n'a pas assez frappé le cultivateur français : elles
épuisent le sol qui les porte. Ce défaut est peu sensible avec cer-
taines terres privilégiées qui peuvent porter du froment presque sans
interruption; il peut être d'un faible effet tant que les terres abondent
pour une population peu nombreuse : on est libre alors de ne cul-
tiver en blé que les terres de première qualité, ou de laisser reposer
les autres pendant plusieurs années avant d'y ramener la charrue;
(1) Voyez la livraison du 15 janvier.
904 REVUE DES DEUX MONDES.
mais quand la population s'accroît, tout change. Si l'on ne s'occupe
pas sérieusement des moyens de rétablir et même d'accroître la fé-
condité du sol à mesure que la production des céréales la réduit, il
arrive un moment où les terres, trop souvent sollicitées à porter du
blé, s'y refusent. Même avec les climats et les terrains les plus favo-
risés, l'ancien système romain, qui consistait à cultiver le blé une
année et à laisser le sol en jachère l'année suivante, fmit par devenir
insuffisant; le blé ne donne plus que des récoltes sans valeur.
La terre s'épuise plus vite par la production des céréales dans le
Nord que dans le Midi; de cette infériorité de leur sol, les Anglais ont
su faire une qualité. Dans l'impossibilité où ils étaient de demander
aussi souvent que d'autres du blé à leurs champs, ils ont dû recher-
cher de bonne heure les causes et les remèdes de cet épuisement. En
même temps, leur territoire leur présentait une ressource qui s'offre
moins naturellement aux cultivateurs méridionaux : c'est la produc-
tion spontanée d'une herbe abondante pour la nourriture du bétail.
Du rapprochement de ces deux faits est sorti tout leur système agri-
cole. Le fumier étant le meilleur agent pour renouveler la fertilité
du sol après une récolte céréale, ils en ont conclu qu'ils devaient
s'attacher avant tout à nourrir beaucoup d'animaux. Outre que la
viande est un aliment plus recherché des peuples du Nord que de ceux
du Midi, ils cherchent dans cette nombreuse production animale le
moyen d'accroître par la masse des fumiers la richesse du sol et d'aug-
menter ainsi leur produit en blé. Ce simple calcul a réussi, et, depuis
qu'ils l'ont adopté, l'expérience les a conduits à l'appliquer tous les
jours de plus en plus.
Dans l'origine, on se contentait des herbes naturelles pour nourrir
le bétail; une moitié environ dû sol restait en prairies ou pâturages,
l'autre moitié se partageait entre les céréales et les jachères. Plus
tard, on ne s'est pas contenté de cette proportion, on a imaginé les
prairies artificielles et les racines, c'est-à-dire la culture de certaines
plantes exclusivement] destinées à la nourriture des animaux, et le
domaine des jachères s'est réduit d'autant. Plus tard encore, la cul-
ture des céréales a elle-même diminué; elle ne s'étend plus, même
en y comprenant l'avoine, que sur un cinquième du sol, et ce qui
prouve l'excellence de ce système, c'est qu'à mesure que s'accroît la
production animale, la production du blé s'augmente aussi : elle
gagne en intensité ce qu'elle perd en étendue, et l'agriculture réa-
lise à la fois un double bénéfice.
Le pas décisif dans cette voie a été fait il y a soixante ou quatre-
vingts ans. Au moment où la France se jetait dans les agitations
sanglantes de sa révolution politique, une révolution moins bruyante
et plus salutaire s'accomplissait dans l'agriculture anglaise. Un autre
homme de génie, Arthur Young, complétait ce que Bakewell avait
l'économie rurale en ANGLETERRE. 905
commencé. Pendant que l'un enseignait à tirer des animaux le meil-
leur parti possible, l'autre apprenait à en nourrir la plus grande
quantité possible sur une étendue donnée de terrain. De grands
propriétaires, que d'immenses fortunes ont récompensés de leurs
efforts, favorisaient la diffusion de ces idées en les pratiquant eux-
mêmes avec succès. C'est alors que le fameux assolement quadrien-
nal, connu sous le nom d'assolement de Norfolk, du comté où il a
pris naissance, a commencé à se propager. Cet assolement, qui règne
aujourd'hui avec quelques variantes dans toute l'Angleterre, a trans-
formé complètement les terres les plus ingrates de ce pays et créé
de toutes pièces sa richesse rurale.
Je ne referai pas ici la théorie de l'assolement, qui a été faite cent
fois. Tout le monde sait aujourd'hui que la plupart des plantes four-
ragères, puisant surtout dans l'atmosphère les élémens de leur végé-
tation, ajoutent au sol plus qu'elles ne lui prennent, et contribuent
doublement, soit par elles-mêmes, soit par leur transformation en
fumier, à réparer le mal fait par les céréales et les cultures épuisantes
en général; il est donc de principe de les faire au moins alterner avec
ces cultures; c'est ce que fait l'assolement de Norfolk. De grands
efforts ont été tentés aussi en France, dès le commencement du siècle,
par des agronomes éminens, pour y répandre cette pratique salu-
taire, et des progrès réels ont été accomplis dans cette voie; mais
les Anglais ont été beaucoup plus vite que nous, et par là s'est accru
sans cesse entre leurs mains ce précieux capital de fertilité que tout
bon cultivateur ne doit jamais perdre de vue.
Près de la moitié du sol cultivé a été maintenue en prairies perma»-
nentes; le reste forme ce qu'on appelle les terres arables et est divisé
en quatre soles, d'après l'assolement de Norfolk : — 1" année : racines
et notamment navets ou turneps; — 2* année : céréales de printemps
(orge et avoine) ; — 3* année : prairies artificielles (notamment trèfle
et ray-grass) ; — h" année : blé.
Depuis, on a généralement ajouté une année à la rotation en lais-
sant les prairies artificielles occuper la terre pendant deux ans, ce qui
rend l'assolement quinquennal. Ainsi, sur une terre de 70 hectares
par exemple, 30 seraient en prairies permanentes , 8 en pommes de
terre et navets, 8 en orge et avoine, 8 en prairie artificielle de pre-
mière année, 8 en prairie artificielle de seconde année, et 8 en blé.
Dans les parties du pays les plus favorables à la végétation herbacée,
la proportion des prairies est encore accrue, et celle du blé réduite;
dans celles qui ne se prêtent pas autant à la végétation des racines
et des prés, on substitue aux turneps les féveroles, et on étend les
soles de céréales aux dépens des autres récoltes, mais dans l'en-
semble ces exceptions se compensent à peu près, au moins pour la
Grande-Bretagne. En Irlande, tout est différent : la culture des na-
906 REVUE DES DEUX MONDES.
vets n'a pas fait de progrès, le froment et l'orge sont peu répandus,
les grandes cultures sont l'avoine et la pomme de terre.
En somme, déduction faite des 11 millions d'hectares incultes que
renferment les îles britanniques, les 20 millions d'hectares cultivés
se décomposent à peu près ainsi :
Prairies naturelles 8,000,000 d'hectares.
Prairies artificielles 3,000,000
Pommes de terre, turneps, fèves. . . 2,000,000
Orge 1,000,000
Avoine 2,500,000
Jachères 500,000
Froment 1,800,000
Jardins, houMon, lin, etc 200,000
3ois 1,000,000
Total. . . . 20,000,000
En France, nous avons aussi 11 millions d'hectares incultes sur
53; les 42 millions restans se décomposent ainsi :
Prés naturels , . 4,000,000 d'hectares.
Prés ajtificiels ; . . 3,000,000
Racines 2,000,000
Avoine 3,000,000
Jachères. 5,000,000
Froment 6,000,000
Seigle, orge, maïs, sarrasin 6,000,000
Cultures diverses 3,000,000
Vigne 2,000,000
Bois 8,000,00«
Total. . . . 42,000,000
De la comparaison entre ces deux tableaux ressort toute la diffé-
rence des deux agricultures.
Il semble au premier abord que la France ait l'avantage sur le
royaume-uni pour la proportion des terres incultes aux terres culti-
vées; mais les terres délaissées par nos voisins sont incultivables, elles
se trouvent presque toutes dans la Haute-Ecosse, le nord de l'Irlande
et le pays de Galles, tout ce qui ailleurs était susceptible d'être dé-
friché l'a été, tandis que, chez nous, la plupart des terres en friche
seraient susceptibles de culture. Nous avons du reste beaucoup plus
de bois que nos voisins; en ajoutant nos terrains forestiers aux terres
incultes, nous trouvons 19 millions d'hectares sur 53. soustraits en
France à la culture proprement dite; c'est à peu près la même pro-
portion. Grâce à leurs mines de charbon, qui leur fournissent en
abondance un combustible excellent et à bon marché, grâce aussi à
leur climat, qui leur rend l'abri des arbres moins utile qu'à nous,
les Anglais ont pu se défaire des grands bois qui couvraient auti-e-
fois leur île, et racheter ainsi leur infériorité sous d'autres rapports.
l'économie rurale en ANGLETERRE. 907
Il ne reste plus aujourd'hui des anciennes forêts que quelques ves-
tiges tous les jours menacés de destruction.
Le véritable domaine agricole se compose donc, d'une part de
19 millions d'hectares, et de l'autTC de 3A. Nous trouvons à première
vue que, sur les 19 millions d'hectares anglais, 15 sont consacrés à la
nourriture des animaux, et h tout au plus à la nourriture de l'homme;
en France, le nombre des hectares consacrés aux cultures amélio-
rantes est de 9 millions, tandis que les cultures épuisantes en cou-
vrent le double; le domaine des jachères est encore énorme, et dans
leur état actuel elles ne peuvent être que d'une faible ressource pour
renouveler la fertilité de la terre. L'examen des détails ne fera que
confirmer ce que fait pressentir ce premier aperçu.
D'abord s'offrent les prairies naturelles, représentées chez nous
par h millions d'hectares et dans les îles britanniques par 8. Ici
moins du huitième, là presque la moitié du sol cultivé; il est vrai
que, dans les prés anglais, figurent ceux qui ne sont que pâturés,
mais ces pâturages valent pour le produit nos prairies fauchées.
C'est à coup sûr une des plus frappantes originalités de la culture
britannique, du moins jusqu'ici, que cette extension du pâturage. On
fait peu de foin en Angleterre, la nourriture d'hiver des animaux
est surtout demandée aux prairies artificielles, aux racines, et même
aux céréales. Depuis quelque temps, des systèmes nouveaux dont je
parlerai ailleurs tendent à substituer la stabulation, même en été, à
l'antique tradition nationale; mais ces tentatives ne sont encore et
n'étaient surtout il y a cinq ans que des exceptions. L'usage à peu
près universel est au contraire de n'enfermer le bétail que le moins
possible. Les trois quarts des prés anglais sont pâturés, et comme la
moitié des prairies artificielles le sont aussi, surtout dans la seconde
année, comme les turneps eux-mêmes sont en grande partie consom-
més sur place par les moutons, comme enfin les terres incultes ne
peuvent être utilisées que par le parcours, les deux tiers du sol total
sont livrés au bétail. C'est ce qui fait le charme particulier des cam-
pagnes britanniques. Hors de la Normandie et de quelques autres
provinces où le même usage s'est conservé, notre territoire présente
rarement le spectacle riant qu'offre partout l'Angleterre avec ses
vertes pelouses peuplées d'animaux en liberté.
L'attrait de ce paysage s'accroît par l'effet pittoresque des haies
vives, souvent plantées d'ai'bres, qui entourent chaque champ. L'exis-
tence de ces haies est aujourd'hui fort attaquée, mais jusqu'ici elles
ont été considérées comme un accessoire obligé du système géné-
ral de culture. Chaque pièce de terre étant pâturée à son tour, il
est commode de pouvoir y parquer en quelque sorte les animaux et
les y laisser sans gardien. Avec nos habitudes nationales, il nous pa-
raît étrange de voir des bestiaux, surtout des moutons, complètement
908 REVUE DES DEUX MONDES.
livrés à eux-mêmes dans les pâturages et quelquefois assez loin des
habitations. Il faut se rappeler que les Anglais ont détruit les loups
dans leur île, qu'ils ont, par des lois terribles sur la police rurale,
défendu la propriété contre les déprédations humaines, et qu'enfm
ils ont eu soin de clore exactement tous leurs champs, pour com-
prendre cette sécurité générale. Ces belles haies apparaissent alors
comme une défense utile aussi bien que comme une riche parure, et
on s'étonne qu'il puisse être question de les supprimer.
La pratique du pâturage a, aux yeux du très grand nombre des
cultivateurs anglais, plusieurs avantages; elle épargne la main-d'œu-
vre, ce qui n'est pas pour eux une petite considération; elle est favo-
rable, ils le croient du moins, à la santé des herbivores; elle permet de
tirer parti de terrains qui ne seraient autrement que d'un faible pro-
duit et qui s'améliorent à la longue par le séjour du bétail; elle fournit
une nourriture toujours renaissante et dont la somme finit par être
égale, sinon supérieure, à celle qui aurait été obtenue par la faux.
En conséquence, ils attachent un grand prix à avoir dans chaque
ferme une étendue suffisante de bonnes pâtures; même dans les prés
qu'ils fauchent, ils intercalent souvent une année de pâturage entre
deux années de fenaison. Aussi, quand nos pâturages sont en gé-
néral négligés, les leurs sont, au contraire, soignés admirablement,
et quiconque a un peu étudié ce genre de culture, le plus attrayant de
tous, sait quelle immense distance peut exister entre un pâturage
inculte et sauvage et un pâturage cultivé.
On peut affirmer hardiment que les 8 millions d'hectares de prés
anglais donnent trois fois autant de nourriture pour les animaux que
nos II millions d'hectares de prés et nos 5 millions d'hectares de ja-
chères. La preuve en est dans le prix vénal de ces différentes espèces
de terrains. Les prés anglais se vendent en moyenne, qu'ils soient
fauchés ou non, environ 4,000 fr. l'hectare; on en trouve qui valent
10,000, 20,000 et jusqu'à 50,000 francs. Les bons herbages de la
Normandie sont parmi nous les seuls qui puissent rivaliser avec quel-
ques-uns de ces prix; nos prés valent en moyenne les trois quarts en-
viron de ce que valent les prés anglais, et quant à nos jachères, elles
en sont à une grande distance. Nulle part l'art d'améliorer les prés et
pacages, de les assainir par des conduits d'écoulement, de les ferti-
liser par des irrigations, par des engrais habilement appropriés, par
des défoncemens, des épierremens, des terrassemens, des amen-
demens de toute sorte, d'y multiplier les plantes nutritives et d'en
exclure les mauvaises, qui s'y propagent si facilement, n'a été poussé
plus loin; nulle part on ne regarde moins à la dépense de création et
d'entretien quand on la considère comme utile. Ces soins intelligens,
favorisés par le climat, ont produit de véritables merveilles.
Ensuite viennent les racines et les prairies artificielles. — Les ra-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 909
cines universellement cultivées en Angleterre sont les pommes de
terre et les turneps. Les betteraves, si usitées en France, le sont
encore très peu de l'autre côté du détroit, et commencent à peine
à s'y répandre. Les pommes de terre y étaient fort en honneur avant
la maladie : on sait que, dans les habitudes nationales, elles servent
plus qu'en France à la nourriture des hommes, et on en consacre en
même temps d'immenses quantités à la nourriture du bétail ; mais ce
qui est encore plus que la pomme de terre un des élémens caracté-
ristiques de l'agriculture anglaise, ce qui en forme en quelque sorte
le pivot, c'est la culture de la rave, navet ou turneps. Cette culture,
qui couvre à peine chez nous quelques milliers d'hectares et qui est
peu connue hors de nos provinces montagneuses, est pour les Anglais
le signe le plus sûr, l'agent le plus actif du progrès agricole; partout
où elle s'introduit et se développe, la richesse la suit; c'est par elle
que les anciennes landes ont été transformées en terres fertiles; le
plus souvent la valeur d'une ferme se mesure à l'étendue du terrain
qu'on y consacre. 11 n'est pas rare de rencontrer, en traversant le
pays, des centaines d'hectares en raves d'un seul morceau; partout,
dans la saison, on voit briller leur belle verdure.
La sole de raves est le point de départ de l'assolement de Nor-
folk; de son succès dépend tout l'avenir de la rotation. Non-seule-
ment elle doit assurer les récoltes suivantes par la quantité de bétail
qu'elle permet de nourrir à l'étable et qui y laisse un abondant fu-
mier, non-seulement elle produit beaucoup de viande, de lait et de
laine par cette large alimentation qu'elle fournit à tous les animaux
domestiques; mais encore elle sert à nettoyer la terre de toutes les
plantes nuisibles par les nombreuses façons qu'elle exige et par la
nature de sa végétation. Aussi n'est-il point de culture, môme celle
qui produit directement le froment, qui soit plus perfectionnée. Les
cultivateurs anglais n'y épargnent aucune peine. C'est pour elle qu'ils
réservent presque tous les fumiers, les sarclages les plus complets,
les soins les plus assidus. Ils obtiennent en moyenne cinq à six cents
quintaux métriques de navets par hectare, ou l'équivalent de cent à
cent vingt quintaux métriques de foin, et ils arrivent quelquefois
jusqu'au double. Les turneps exigent un sol léger et des étés hu-
mides, ce qui les rend si propres à réussir en Angleterre.
On comprend ce qu'une pareille ressource, qui n'a que peu d'ana-
logues en France, doit ajouter au produit des prairies naturelles.
Les féveroles remplissent le même office dans certains terrains, et
dans tous, les prairies artificielles complètent le système.
Dans la statistique officielle de la France, l'étendue des prairies ar-
tificielles n'est portée qu'à 1,500,000 hectares; j'ai pensé que cette
indication n'était plus exacte, attendu le progrès constant que fait
parmi nous ce genre de culture, et je l'ai portée au double, c'est-à-dire
9Î0 REVUE DES DEUX MONDES.
à 3 millions d'hectares, en réduisant d'une quantité équivalente l'é-
tendue des jachères. Même après cette augmentation, nous sommes
encore loin des Anglais; ils ont, sur les 15 millions d'hectares de
l'Angleterre, l'Irlande et l'Ecosse laissées de côté, la même surface
en prairies artificielles que nous sur 53. Il est vrai que nos prairies
artificielles valent bien les leurs ; leur sol se prête peu à la luzerne;
ils n'ont guère que du trèfle et du ray-grass, et le produit de ces deux
plantes, quelque beau qu'il soit, ne dépasse pas le produit des es-
pèces supérieures que nous possédons; c'est déjà beaucoup que de
l'égaler. Depuis quelque temps, ils obtiennent, avec le ray-grass d'Ita-
lie, de magnifiques résultats.
La dernière culture consacrée à la nourriture des animaux est
celle de l'avoine. La France ensemence tous les ans environ 3 mil-
lions d'hectares en avoine; les îles britanniques n'en ensemencent pas
autant, et on y obtient une récolte bien supérieure. Le produit moyen
de l'avoine en France, semence déduite, doit être de 18 hectolitres par
hectare; il est du double dansle royaume-uni, ou de cinq quarterspar
acre (1) , et il s'élève quelquefois jusqu'à dix. Les mêmes différences
se retrouvent en France entre les pays où la culture de l'avoine est
bien entendue, bien appropriée au sol, et ceux où elle ne l'est pas;
c'est d'ailleurs, de toutes les céréales, celle qui prospère le plus na-
turellement sous les climats du Nord. La nation écossaise tout entière
n'avait pas autrefois d'autre nourriture, d'où était venu à l'Ecosse le
surnom de terre des gâteaux d'avoine, /and of cokes, comme on don-
nait à l'Irlande celui de terre des pommes de terre, land ofpotatœs.
Ainsi, sur une surface totale de 31 millions d'hectares, réduite à
20 par les terres incultes, les îles britanniques produisent beau-
coup plus de nourriture pour les animaux que la France entière avec
une étendue double. La masse des fumiers est donc proportionnelle-
ment trois ou quatre fois plus forte, indépendamment des produits
animaux qui servent directement à la consommation, et cette masse
d'engrais n'est pas encore considérée comme suffisante. Tout ce qui
peut accroître la fertilité du sol, les os, le sang, les chiffons, les tour-
teaux, les résidus de fabrication, tous les débris animaux et végétaux,
les minéraux qui sont considérés comme contenant quelques prin-
cipes fécondans, le plâtre, la chaux, etc., sont recueillis avec soin et
enfouis dans la terre. Les vaisseaux britanniques vont chercher en
outre des supplémens d'engrais jusqu'au bout du monde. Le guano,
cette matière si riche et si chère, arrive par nombreuses cargaisons
des mers les plus lointaines. La chimie agricole fait d'incessans efforts
pour découvrir soit de nouveaux engrais, soit ceux qui conviennent
le mieux à chaque culture spéciale, et au lieu de mépriser ces re-
(1) L'acre anglais équirautà 40 ares 46 centiarGSj et le quarter à 2 hectolitres 90 fitres.
l'économie rurale en ANGLETERRE. 911
cherches, les cultivateurs les encouragent par leur concours actif.
Tous les ans, dans les dépenses de cliaque ferme, figure un chiffre
assez rond pour l'achat de matières fécondantes; plus on peut en
payer, plus on en a. La vente de ces engrais supplémentaires donne
lieu à un commerce énorme.
Ce n'est pas tout. La terre ne demande pas seulement des engrais
et des amendemens, elle a encore besoin d'être creusée, ameublie,
nivelée, sarclée, assainie, travaillée dans tous les sens, pour que
l'eau la traverse sans y séjourner, pour que les gaz atmosphériques
la pénètrent, pour que les racines des plantes utiles s'y enfoncent et
s'y ramifient aisément. Une foule de machines ont été imaginées pour
lui donner ces diverses façons. On a pu se convaincre de l'immense
importance de l'industrie des machines aratoires en Angleterre, et
des débouchés qu'elle rencontre, par l'étendue qu'elle occupait à l'ex-
position universelle; on comptait près de trois cents exposans de cette
catégorie, venus de tous les points du royaume-uni, et parmi eux il
en est, comme les Garrett et les Ransome, dans le comté de Suffolk,
qui emploient des milliers d'ouvriers, et font tous les ans pour des
millions d'affaires. Ces machines économisent singulièrement la main-
d'œuvre et suppléent à des millions de bras.
Deux céréales profitent de tous ces travaux et de toutes ces dépenses:
l'une est l'orge, qui donne la boisson nationale, et l'autre la plante-
reine, le froment.
L'orge occupe tous les ans un million d'hectares environ : c'est à
peu près autant qu'en France, où cette plante n'a pas la même im-
portance relative; mais, comme pour l'avoine, le produit moyen est
environ le double de ce qu'il est chez nous; ce produit est de 15 hecto-
litres en France, il est de 30 en Angleterre, ou d'un peu plus de à quar-
ters par acre. Une moitié environ de cette récolte sert à la fabrica-
tion de la bière; le droit perçu sur le malt ou orge germé constate
tous les ans l'emploi de Ih à 15 raillions d'hectolitres; l'autre moitié
offre une ressource de plus pour la nourriture et l'engraissement du
bétail. Les hommes consomment aussi un peu d'orge comme ils con-
somment un peu d'avoine, mais l'usage de ces grossières nourritures
diminue de jour en jour.
Outre l'orge et l'avoine, les Anglais mangeaient autrefois beau-
coup de seigle. Le seigle est en effet, avec les céréales de printemps,
le grain qui s'accommode le mieux des courts étés du Nord. Tout le
nord de l'Europe ne cultive et ne mange que du seigle. En Angleterre,
il a presque complètement disparu; il ne sert guère plus qu'à produire
du fourrage vert au printemps, et son prix, qui est ordinairement
fort bas, n'est coté sur les marchés qu'à l'époque des semailles. L'im-
portation en est nulle, comme la production. La plupart des terres
qui ne portaient autrefois que du seigle portent aujourd'hui du fro-
912 BEVUE DES DEUX MONDES.
ment; celles qui s'y sont absolument refusées ont été utilisées autre-
ment. Les Anglais ont justement pensé que cette culture, qui donne
autant de peine et consomme presque autant d'engrais que le fro-
ment pour des produits bien inférieurs, ne méritait pas l'intérêt
qu'elle obtient dans le reste de l'Europe et même en France. C'est
encore là une de ces idées justes en économie rurale qui suffisent
pour transformer la physionomie agricole d'un pays. 11 en est de
l'abandon du seigle comme de l'abandon du travail par les bœufs,
de l'extension du nombre des moutons, et de toutes les autres par-
ties du système agricole anglais.
Le seigle est encore cultivé en France sur 3 millions d'hectares
environ, en y comprenant la moitié des terres emblavées en méteil.
C'est en général une production misérable qui ne donne pas plus en
moyenne de cinq ou six pour un, et qui paie à peine les frais de cul-
ture. Il y aurait avantage à y renoncer, mais ce n'est pas toujours
possible : il ne suffit pas d'abandonner le seigle, il faut encore être
en état de produire autre chose avec succès, et tout le monde n'est
pas en mesure de forcer la nature. Pour arriver à leur production
actuelle en froment, les Anglais ont dû faire violence à leur sol et à
leur climat. C'est l' emploi ^de la chaux comme amendement qui les '
y a surtout aidés, et le même moyen a produit les mêmes effets sur
plusieurs points de la France. En même temps, il ne faut pas perdre
de vue cet autre principe qu'ils ont également posé, que s'il n'est
presque jamais avantageux de faire du seigle, il n'y a profit à faire
du froment que dans de bonnes conditions. 10 hectares en bon état
valent mieux pour la production du blé que 20 ou 30 mal réparés
et mal travaillés.
Quand le quart presque de notre sol est en céréales pour la con-
sommation humaine, moins du seizième du territoire britannique,
soit 1,800,000 hectares sur 31, est en blé; mais aussi, quand sur
nos 11 millions d'hectares, déduction faite de l'orge et de l'avoine,
'5 portent des grains inférieurs, les 1,800,000 hectares anglais ne
portent que du froment. On évalue à 70 millions d'hectolitres de fro-
ment, 30 de seigle, 7 de maïs et 8 de sarrasin, la production totale
de la France en grains, déduction faite des semences; celle des îles
britanniques est de 45 millions d'hectolitres de froment, sans mé-
lange de seigle et d'autres grains.
Le produit moyen doit être chez nous de 12 hectolitres de froment
ou de 10 hectolitres de seigle à l'hectare, semence déduite; en y
ajoutant le maïs et le sarrasin, et en répartissant le tout sur le nom-
bre d'hectares ensemencés, on trouve un résultat moyen pour chaque
hectare d'un peu plus de 6 hectolitres de froment, un peu moins de
3 hectolitres de seigle et un peu plus de 1 hectolitre de maïs ou de sarra-
sin, soit en tout environ 11 hectolitres. En Angleterre, ce même produit
l'économie rurale en ANGLETERRE. 913
est de 25 hectolitres de froment ou d'un peu moins de h quarters par
acre; c'est bien plus du double en quantité et trois fois autant en valeur
vénale. Cette supériorité n'est certes pas due, comme on peut le sup-
poser pour les prairies naturelles et artificielles, pour les racines, et
jusqu'à un certain point pour l'avoine et l'orge, à la nature du sol et
du climat, mais à la supériorité de la culture, qui se manifeste sur-
tout par la réduction du sol emblavé à l'étendue qu'il est possible de
bien mettre en état. Quant au maïs et au sarrasin, au lieu d'être des
causes d'infériorité, ils devraient être des richesses, car ces deux
grains sont doués par la nature d'une bien plus grande puissance de
reproduction que les deux autres, et ce qu'on en retire chez nous
sur quelques points montre ce qu'on pourrait en retirer ailleurs.
L'Ecosse et l'Irlande sont comprises dans ces chiffres. Si l'on se
borne à la seule Angleterre, on arrive à des résultats bien plus frap-
pans. Ce petit pays, qui n'est pas plus grand qu'un quart de la France,
produit à lui seul 38 millions d'hectolitres de froment, 16 d'orge et
3A d'avoine. Si la France produisait proportionnellement autant, elle
récolterait, semence déduite, 150 millions d'hectolitres de froment,
et 200 d'orge, d'avoine ou d'autres grains, c'est-à-dire le double au
moins de sa production actuelle. C'est, comme on voit, la même pro-
portion que pour les produits animaux; les uns sont la conséquence
des autres, et nous devrions obtenir beaucoup plus d'après la nature
de notre sol et de notre climat, plus favorables aux céréales que le
sol et le climat anglais. Ainsi se vérifie par les faits cette loi agro-
nomique — que, pour recueillir beaucoup de céréales, il vaut mieux
réduire qu'étendre la surface emblavée, et qu'en consacrant la plus
grande place aux cultures fourragères, on n'obtient pas seulement
un plus grand produit en viande, lait et laine, mais encore un plus
grand produit en blé. La France atteindra les mêmes effets quand
elle aura couvert de racines et de fourrages ses immenses jachères,
et réduit de plusieurs millions d'hectares sa sole de céréales.
Yoilà toute la culture anglaise. Rien n'est plus simple. Beaucoup
de prairies soit naturelles, soit artificielles, pour la plupart utilisées
parle pâturage; deux racines, la pomme de terre etleturneps; deux
céréales de printemps, l'orge et l'avoine, et une céréale d'hiver, le
froment; toutes ces plantes enchaînées entre elles par un assolement
alterAû, c'est-à-dire par l'intercalation régulière des céréales dites
récoltes blanches, lohite crops, avec les plantes fourragères dites
récoltes vertes, green crops, et débutant par des racines ou plantes
sarclées pour finir parle froment;— c'est tout. Les Anglais ont écarté
toutes les autres cultures, comme la betterave à sucre, le tabac, les
oléagineux, les fruits, les unes parce que leur climat s'y oppose, les
autres parce qu'ils les ont trouvées trop épuisantes, et qu'ils n'ai-
TOME I. gg
91 Zi REVUE DES DEUX MONDES.
ment pas en général à compliquer leurs moyens de production. Deux
seules ont échappé à cette exclusion, le houblon en Angleterre, et en
Irlande le lin. Là où ces deux plantes sont cultivées, elles le sont
avec un grand succès. La récolte du lin atteint en Irlande une valeur
de 1,000 fr. l'hectare; mais elle ne s'étend que sur 100,000 acres ou
40,000 hectares. Le houblon est un produit plus riche encore, mais
qui ne s'obtient que sur 20,000 hectares environ.
Les jardins et vergers occupent relativement beaucoup moins de
place qu'en France, et leurs produits sont loin de valoir les nôtres.
Les Anglais mangent en général peu de légumes et de fruits, et ils
ont raison, caries uns et les autres sont chez eux sans saveur. Tout se
concentre, dans leur régime alimentaire comme dans leur production,
sur un petit nombre d'articles obtenus avec une extrême abondance.
Comme pour les produits animaux, la France peut invoquer un
certain nombre de cultures à peu près inconnues chez nos voisins, et
dont les produits viennent s'ajouter chez nous à ceux des cultures
similaires. Telle est d'abord la vigne, cette richesse spéciale de notre
sol, qui ne couvre pas moins de 2 millions d'hectares et ne produit
pas moins de 250 francs par hectare; tels sont encore le colza, le
tabac, la betterave à sucre, la garance, le mûrier et l'olivier; tels sont
enfin les jardins et vergers, qui ne comprennent pas moins d'un mil-
lion d'hectares, et d'où sortent en abondance des fruits, des légumes
et des fleurs. Tous ces produits réunis ont une valeur annuelle d'un
milliard au moins.
Ce sont là des trésors incontestables qui rachètent en partie notre
infériorité, et qui pourraient la racheter plus encore, car leur avenir
est indéfini. La diversité de nos climats et, mieux encore, notre
génie national, qui tend naturellement à la qualité dans la variété,
comme le génie anglais à la quantité dans l'uniformité, nous pro-
mettent des progrès immenses dans ces cultures, qui tiennent de
l'art. Nous sommes loin d'avoir dit notre dernier mot à ce sujet, et
nos ouvriers ruraux, comme nos ouvriers d'industrie, peuvent com-
penser de plus en plus par la perfection et l'originalité ce qui nous
manque pour la masse des produits. L'art de l'horticulture, qui crée
de si grandes valeurs sur une petite étendue de terrain, doit, en se
répandant, accroître beaucoup nos richesses; il en est de même d^s
procédés perfectionnés pour la fabrication des vins et eaux-<ie-vie,
pour la production du sucre, de la soie, de l'huile, etr^
Cependant il est impossible de se dissimuler que, dans l'état actuel
des choses, avec leurs deux ou trois cultures appliquées en grand, les
Anglais obtiennent, par la généralité et la simplicité des moyens, des
résultats d'ensemble bien supérieurs, résultats que nous obtenons
nous-mêmes dans les parties de la France q«i suivent les mêmes
l'économie rurale en ANGLETERRE. 915
méthodes. Ceux de nos départemens qui ressemblent le plus à l'An-
gleterre pour la nature et la proportion des cultures sont encore ceux
où l'on arrive en somme aux meilleurs résultats, et s'ils restent sur
quelques points au-dessous de la moyenne anglaise, c'est que la pro-
portion des cultures épuisantes y est encore trop forte, malgré les
progrès faits depuis cinquante ans par les cultures améliorantes.
IL
Essayons maintenant d'évaluer la production totale des deux agri-
cultures. Cette évaluation est fort difficile, surtout quand il s'agit
d'une comparaison.
Les statistiques les mieux faites et les plus officielles contiennent
des doubles emplois. Ainsi, dans la statistique de la France, le pro-
duit des animaux figure trois fois : d'abord comme revenu des prés
et pâturages, ensuite comme revenu des animaux vivans, enfin comme
revenu des animaux abattus. Ces trois n'en forment qu'un : c'est le
revenu des animaux abattus qu'il faut prendre, en y ajoutant le pro-
duit du laitage pour les vaches, celui de la laine pour les moutons,
et le prix des chevaux vendus en dehors de la ferme pour des usages
non agricoles. Tout le reste n'est qu'une série de moyens de produc-
tion qui s'enchaînent pour arriver au produit réel, c'est-à-dire à ce
qui sert à la consommation humaine, soit dans la ferme elle-même,
soit en dehors. Ainsi encore il n'est pas rationnel de porter en compte
la quantité qui sert à renouveler les semences; les semences ne sont
pas un produit, c'est un capital; la terre ne les rend qu'après les avoir
reçues. Ainsi enfin il est impossible de compter, comme le font quel-
ques statistiques, la valeur des pailles et fumiers; les fumiers sont
bien évidemment, sauf une exception importante dont je parlerai
pl^s bas, un moyen de production, et, quant aux pailles, elles ne
constituent un produit qu'autant qu'elles servent hors de la ferme,
par exemple à nourrir les chevaux employés à d'autres usages.
Tout ce qui se consomme dans la ferme pour obtenir la produc-
tion, comme la nourriture des animaux de travail et même des ani-
maux en général, les litières, les fumiers, les semences, doit figurer
dans les moyens de production et non dans les produits. Il n'y a de
véritables produits que ce qui peut être vendu ou donné en salaires.
Sous ce rapport, les statistiques anglaises sont beaucoup mieux
faites que les nôtres; les notions économiques étant plus répandues
en Angleterre que chez nous, on y sépare nettement ce qui doit être
séparé, et les produits réels, les denrées exportables, sont comptés
à part des moyens de production. Nous devons d'autant mieux faire
de même que, les moyens de production étant beaucoup plus mul-
tipliés chez nos voisins que chez nous, la comparaison serait encore
Ô16 RE\UE DES DEUX MONDES.
plus à notre désavantage, si nous les comprenions dans le calcul.
Cette première difficulté levée, nous en trouvons d'autres. — Les
propriétaires français se sont plaints d'erreurs et d'omissions dans
la statistique officielle; ces imperfections sont réelles, quoiqu'elles
n'aient pas une aussi grande importance qu'on pourrait le croire; je
les ai indiquées déjà, et j'ai essayé de les réparer. Ce n'est pas là
l'embarras le plus grave; la véritable pierre d'achoppement, c'est la
différence des prix. Rien n'est variable comme les prix, soit d'une'
année à l'autre dans le même lieu, soit d'un point à l'autre du même
territoire, à plus forte raison quand il s'agit de mettre en regard des
contrées aussi dissemblables. Même en France, les anomalies sont
nombreuses; les prix ruraux ne sont pas ceux des marchés, les prix
de la Provence ne sont pas ceux de la Normandie, les prix de 1850
ne sont pas ceux de 1847; il en est absolument de même de l'autre
côté du détroit, et quand, pour sortir de là, on a recours à des
moyennes, on trouve que la moyenne générale du royaume-uni n'est
pas la même que la moyenne générale de la France.
Malgré ces causes d'hésitation, il n'est pas absolument impossible
de se faire une idée, au moins approximative, de la masse de va-
leurs créées annuellement dans les deux pays par l'agriculture. En
déduisant les produits qui ne sont que des moyens de production,
en réparant autant que possible les omissions de la statistique offi-
cielle, et en ramenant les prix à la moyenne des années antérieures
à 18Zi8, on trouve que la valeur annuelle de la production agricole
française devait être, il y a cinq ans, d'environ 5 milliards, divisés
à peu près comme il suit :
PRODUITS ANIMAUX.
Viande de bœuf, de porc et de mouton 800 millions.
Laines, peaux, suifs, abats 300
Lait, beurre, fromage 100
Volailles et œufs 200
Chevaux, ânes et mulets de trois ans 100
Soie, miel, cire et autres produits 100
Total 1,600 millions.
PRODUITS VÉGÉTAUX.
Céréales pour la consommation humaine 1,500 millions.
Pommes de terre, «6(d 100
Vin et eau-de-vie 500
Bière et cidre 100
Foin, paille et avoine pour les chevaux non agricoles. 300
Lin et chanvre . 150
Sucre, garance, tabac, huiles, fruits, légumes 500
Bois 250
Total 3,400 millions.
Soit en moyenne, pour les 50 millions d'hectares de notre sol,
déduction faite de 3 millions d'hectares occupés par les chemins, les
l'économie rurale en ANGLETERRE. 917
rivières, les villes, etc., un produit brut de 100 francs par hectare,
terrains incultes et terrains cultivés tout compris. Le minimum est
dans les terres incultes et dans les terrains forestiers, qui rapportent,
les uns dans les autres, de 15 à 20 francs; le maximum est obtenu
dans les jardins, les vignobles estimés, les terres qui portent le lin,
le houblon, le mûrier, le tabac ou la garance, et dont le produit
brut s' élève jusqu'à 1,000, 2,000, 3,000 francs et au-delà; en retran-
chant à la fois ces deux extrêmes, on retrouve pour la grande majo-
rité des terres cultivées, soit 32 millions d'hectares environ, la
moyenne générale de 100 francs par hectare.
En partageant la France en deux moitiés égales, l'une au nord, l'au-
tre au midi, on arrive pour la moitié septentrionale à un produit brut
moyen de 120 francs l'hectare, et pour la partie méridionale de 80.
Cette disproportion est d'autant plus regrettable, que la région
méridionale pourrait être la plus riche; sur quelques points, comme
aux environs d'Orange et d'Avignon, dans les vignobles de Cognac
et du Bordelais, dans les cantons qui produisent l'huile ou la soie, etc. ,
on arrive à des rendemens magnifiques; mais les landes et les mon-
tagnes, qui couvrent un quart du sol, n'ont presque pas été mises en
valeur, et, dans la plus grande partie du reste, la culture languit,
sans capitaux et sans lumières. Le nord l'emporte par la même rai-
son qui met l'Angleterre au-dessus de nous, parce que la bonne cul-
ture y est plus générale.
Enfin, si l'on compare entre eux les divers départemens pris dans
leur ensemble, les départemens les plus productifs paraissent tou-
jours être ceux du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l'Oise,
de la Seine-Inférieure, où la moyenne du produit brut est de 200 fr.
par hectare. Le département du Nord produit au moins 300 francs»
mais il est le seul à ce taux. Ceux au contraire qui produisent le
moins sont ceux des Landes, de la Lozère, des Hautes et Basses-
Alpes, et surtout de la Corse. Le produit brut moyen de ces départe-
mens doit être de 30 fr.; en Corse, il est tout au plus de 10. Le reste
de la France s'échelonne entre ces deux points extrêmes.
On arrivait aussi à un total brut de 5 milliards de francs pour la
production agricole du royaume-uni avant 1848. Ce total se divisait
à peu près ainsi : 3,250 millions pour l'Angleterre proprement dite,
1 milliard pour l'Irlande, 250 millions pour le pays de Galles, et
500 pour l'Ecosse. Réparti par hectare de la superficie totale, ce
revenu donnait le résultat suivant :
Angleterre 250 francs.
Irlande, Basse-Écosse et Galles. . 125
Haute-Écosse 12
Moyenne générale. 165
918 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce résultat, si énorme en comparaison, puisqu'il se maintient pour
l'ensemble, malgré l'extrême stérilité d'une portion de l'Irlande et
de toute la Haute-Ecosse, à plus d'un tiers en sus du produit moyen
de la France, était obtenu avec un petit nombre de produits. Voici
comment il se divisait :
PRODUITS ANIMAUX.
Viande de bœuf, de mouton et de porc 1,700 millions.
Laines, peaux, suifs, abats 300
Lait, beurre, fromage 400
Chevaux de trois ans 100
Volailles . 25
Total 2,323 millions.
PRODUITS VÉGÉTAUX.
Froment 1,100 millions.
Pommes de terre pour la consommation humaine. . . 300
Orge, avoine, ibid 400
Foin, paille, avoine pour les chevaux non agricoles. . 400
Lin, ckanvxe, légumes, fruits. . 200
Bois. 75
Total 2,473 millions.
La comparaison de ces deux totaux fait ressortir les résultats sui-
vans : France, 1,600 millions de produits animaux et 3,/iOO millions
de produits végétaux; royaume-uni, 2 milliards et demi de produits
animaux et 2 milliards et demi de produits végétaux. Lé bois figure
d'une part pour 250 millions, et de l'autre pour 75 seulement.
Je dois me hâter de dire que la disproportion n'était pas en réalité
aussi grande qu'elle le paraît d'après ces chiffres. Le calcul qui pré-
cède repose sur les prix courans anglais avant 18Zi8; or ces prix
étaient en moyenne de 20 pour 100 au-dessus des prix français.
Quand le blé était chez nous à 20 francs l'hectolitre, il était chez eux
à 25; quand la viande se payait chez nous 1 franc le kilo, elle se ven-
dait chez eux un shilling, et ainsi de suite. Pour établir une compa-
raison exacte, il faut ramener les prix anglais aux prix des denrées
similaires en France, c'est-à-dire réduire les 5 milliaj-ds de 20 pour
100. Nous nous trouvons alors en présence d'un total de 4 milliards^
qui paraît représenter bien réellement la valeur de la production
anglaise comparée à la nôtre. Réparti par hectare, ce total donnait le
résultat suivant :
Angleterre 200 francs.
Irlande^ Basse-Écosse et Galles. 100
Haute-Ecosse . 10
Moyenne générale. 135
Voilà, je crois, la vérité, autant du moins qu'on peut l'obtenir au
moyen d'évaluations aussi générales. On voit que la moyenne de pro-
duction la plus élevée, celle de l'Angleterre proprement dite, était
l'économie rurale en ANGLETERRE. 919
.atteinte et même dépassée dans quelques-uns de nos départemens.
Les différences qui existent sur notre propre sol doivent donc nous aider
à comprendre la distance générale entre les deux pays. Ce produit
de 200 francs par hectare, qui était obtenu dans le royaume-uni sur
une moitié du territoire, ne l'est chez nous que sur un dixième envi-
ron; quatre autres dixièmes se tiennent au niveau de l'Irlande et
de la Basse-Ecosse; c'est la dernière moitié qui abaisse surtout la
moyenne, bien que l'équivalent de la Haute-Écosse ne s'y trouve pas.
Cette supériorité de produits se démontre d'ailleurs par deux faits
qui servent à contrôler les chiffres donnés par la statistique : le pre-
mier est l'état de la population, le second le prix vénal des terres.
Lors du dénombrement de 18/il, la population totale du royaume-
uni était de 27 millions d'âmes, et celle de la France dé 3A. Ainsi,
quand le royaume-uni nourrissait presque «ne tête humaine par hec-
tare, la France en nourrissait une seulement par hectare et demi :
en supposant la consommation égale des deux parts, ce qui doit être
exact dans l'ensemble, car si la population anglaise consomme en
général plus que la population française, la population irlandaise
consomme moins, nous retrouvons à peu près le même résultat que
par l'examen comparatif des deux agricultures; la balance penche
même un peu du côté du royaume-uni : c'est l'importation des den-
rées alimentaires qui rétabht l'équilibre.
Si nous divisons les deux populations par régions, la comparaison
nous donnera encore les mêmes résultats.
L'Angleterre proprement dite, même en y comprenant le pays de
GaEes, nourrissait en IShi quatre têtes humaines sur 3 hectares, ce
qui se retrouve en France dans les départemens où la production est
:aussi forte; l'Ecosse prise dans son ensemble n'avait qu'une tête
rsiu- 3 hectares, et notre région du centre et de l'est une sur 2; l'Ir-
lande comptait une tête par hectare, et notre région du sud-ouest
urne sur 2, ce qui indiquerait pour l'Irlande une production double;
mais la malheureuse population irlandaise étant beaucoup moins
l)ien nom-rie que la nôtre, le rapport se rétablit.
Quant à la valeur moyenne des terres, qui se proportionne en gé-
néral à la quantité des produits obtenus, elle était, pour les terrains
de l'Angleterre proprement dite, de 1 ,000 francs l'acre ou 2,500 francs
l'hectare, et pour le reste du royaume-uni., non compris la Haute-
lÉcosse, de la moitié environ de ce chiffre, ou 1,250 francs. La Haute-
Écosse avec ses terres incultes valait tout au plus 125 francs l'hectare.
En retranchant 20 pour 100 de ces prix, on arrive à une moyenne de
2,000 francs pour l'Angleterre, de 100 francs pour la Haute-Écosse^
et de 1,000 francs pour le reste du pays, soit en moyenne générale
1,350 francs.
920 REVUE DES DEUX MONDES.
En France, les terrains cultivés de la moitié septentrionale doivent
valoir en moyenne 1,500 francs l'hectare, et ceux de la moitié méri-
dionale 1,000 francs. En évaluant les 8 millions d'hectares de terres
incultes à 125 francs, et les 8 millions de terrains forestiers à 600 fr.
l'hectare, on trouve pour moyenne générale 1,000 francs.
Ainsi l'examen comparatif des produits agricoles, le chiffre de la
population, la valeur vénale des terres, tout se réunit pour prouver,
même avec les estimations les plus réduites, que le produit de l'a-
griculture britannique pris dans son ensemble était, il y a cinq ans,
au produit de l'agriculture française, à surface égale, comme 135
est à 100, et qu'en comparant la seule Angleterre à la France en-
tière, la première produisait au moins le double de la seconde. Cette
démonstration me paraît avoir acquis le caractère de l'évidence.
L'Irlande elle-même participait à cette grande production; ses souf-
frances lui viennent d'autres causes. On évaluait, avant 18/18, à près
de 600 millions sa production en avoine et en pommes de terre seu-
lement, dont la plus grande partie servait à la nourriture des habi-
tans, et ses exportations pour l'Angleterre en blé et en viande étaient
considérables. J'ai donc eu raison de dire en commençant que l'Ir-
lande, à surface égale, produisait plus que notre midi, bien que les
deux tiers de son sol seulement soient cultivables.
A ces produits, il faut, pour être com.plétement exact, en ajouter
un autre qu'il est fort difficile d'apprécier, mais qui n'en est pas
moins des plus importans : c'est la fertilité qui s'accumule dans le
sol par les fumiers, les amendemens, les travaux de toute sorte,
quand les récoltes annuelles n'en épuisent pas les effets. C'est pour
en tenir compte que la plupart des statisticiens ont été entraînés à
mentionner les fourrages, pailles et fumiers, dans les produits; mais
il y a dans cette façon de calculer une exagération évidente, puisque
les récoltes absorbent annuellement la plus grande partie de la puis-
sance acquise par ces moyens. Ce qui en reste est le seul produit
vrai, mais comment le mesurer? Un seul élément peut nous l'indi-
quer avec quelque sûreté : c'est l'augmentation de la valeur du sol;
cette augmentation de valeur peut elle-même être amenée par d'au-
tres causes, mais la plus constante et la plus active est l'accroisse-
ment de fertilité qui résulte de la bonne culture. On peut l'évaluer
en moyenne, chez nos voisins, à 1 pour 100 de la valeur par an, soit
10 à 15 francs par hectare pour l'ensemble des trois royaumes, et
20 francs pour l'Angleterre proprement dite. En France, il doit être
en moyenne de 1/2 pour 100, soit 5 francs par hectare; dans nos
départemens les mieux cultivés, il doit atteindre la moyenne anglaise,
mais dans d'autres il est presque nul.
Bien que cette évaluation ne soit et ne puisse être qu'hypothé-
l'économie rurale en ANGLETERRE. 921
tique, elle peut suffire pour expliquer la supériorité de produit des
terres en Angleterre, malgré l'infériorité naturelle du sol et du cli-
mat; la fertilité acquise y supplée. Elle a déjà constitué un capi-
tal foncier proportionnellement très supérieur et qui grossit tou-
jours.
Trois sortes de capitaux concourent au développement de la richesse
agricole : 1° le capital foncier, qui se forme à la longue par les frais
de tout genre faits pour mettre la terre en bon état; 2° le capital d'ex-
ploitation, qui se compose des animaux, des machines, des semences,
et qui s'accroît en même temps; 3° le capital intellectuel, ou l'habi-
leté agricole, qui se perfectionne par l'expérience et la réflexion. Ces
trois capitaux sont beaucQup plus répandus en Angleterre qu'en
France. Pourquoi? Nous nous le demanderons bientôt, et nous nous
étonnerons alors que la supériorité des Anglais ne soit pas encore plus
marquée. Nous avons racheté par la fécondité naturelle de notre sol,
par le travail persévérant de notre population et par l'esprit d'in-
vention mdividuelle qui la distingue, une partie de ce qui nous a
manqué. ((Mon Dieu, disait Arthur Young dans son langage origi-
nal, en traversant en 1790 nos pauvres campagnes, donne-moi pa-
tience pour voir un pays si beau, si favorisé du ciel, traité si mal par
les hommes. » Il ne dirait pas tout à fait la même chose aujourd'hui,
ou du moins il ne pourrait le dire que des portions les plus arriérées
de notre territoire. On pourrait lui montrer des provinces entières
presque aussi bien cultivées que sa chère Angleterre, et partout les
élémens du progrès prêts à éclater. Malheureusement le plus grand
nombre végète encore; mais ce sont les circonstances favorables qui
ont fait défaut.
III.
Pour donner le dernier trait à ce tableau, il reste à nous deman-
der comment se partageait, avant 18/i8, le produit brut que nous
venons d'indiquer, c'est-à-dire quelle était, sur ces 5 milliards de
valeur nominale, déduction faite de l'impôt et des frais accessoires,
la part qui revenait aux propriétaires du sol, ou la rente, — celle qui
payait les peines et rétribuait le capital des fermiers, ou le profit, —
et celle qui servait à rémunérer le travail manuel proprement dit, ou
le salaire. Quand nous aurons fait le même travail pour la France,
notre comparaison entre les deux agricultures sera complète.
Avant tout, la part qui se prélève pour les dépenses générales de la
société, ou l'impôt. — Beaucoup d'erreurs ont été répandues et sont
encore accréditées en France sur le système d'impôts qui règne en
Angleterre. On croit assez généralement, sur une fausse apparence,
922 BEVUE DES DEUX MONDES.
que la terre anglaise est à peu près affranchie d'impôts, et que les:
taxes indirectes y forment tous les revenus publics. C'est une grande;
méprise. Nulle part, au contraire, la terre ne supporte un aussi lourd
fardeau qu'en Angleterre. Seulement, ce n'est pas l'état qui perçoit
ce que la terre paie directement, ou du moins il n'en revenait presque
rien à l'état avant l'établissement de Vincome tax. L'impôt direct à
son profit n'était représenté que par une taxe insignifiante que les
propriétaires ont rachetée en grande partie, le land lax ; mais si les
taxes indirectes forment presque tout le revenu de l'état, les impôts
directs n'en existent pas moins sous la forme de taxes locales.
Ces impôts sont au nombre de trois, la taxe des pauvres, les taxes
de paroisse et de comté, qui équivalent à pos revenus des communes
et des départemens, et la dîme de l'église. La taxe des pauvres s'é-
levait encore, il y a cinq ans, malgré tous les efforts qui avaient été
faits pour la réduire, à 6 millions sterling ou 150 millions de francs
pour la seule Angleterre. Les taxes de paroisse et de comté, pour les
chemins, les ponts, la police, les prisons, etc., dépassent encore,
pour l'Angleterre seule , h millions sterling ou 100 millions de
francs , en tout 250 millions. La propriété rurale paie à elle seule
plus des deux tiers de cette somme. En y joignant la partie non
rachetée du land tax, qui s'élève pour l'Angleterre à 25 millions de
francs, et enfin la troisième charge de la propriété rurale anglaise,
la dîme, autrefois variable et arbitraire dans sa perception, et qui,
depuis sa commutation en une rente à peu près fixe, atteint au moins
175 raillions, on trouve un total de 375 millions, soit, pour les 15 mil-
lions d'hectares de l'Angleterre et du pays de Galles, une moyenne
de 25 francs par hectare, ou 8 shillings par acre.
Cette moyenne elle-même ne donne qu'une idée inexacte du far-
deau qui pèse sur certains points du sol anglais. Une partie de la
dîme ayant été rachetée aussi bien qu'une partie du land tax, la
taxe des pauvres étant aussi très inégalement répartie, puisqu'elle
n'est point centralisée et qu'elle suit les variations du paupérisme
d'après les localités, il s'ensuit que certaines régions sont fort au-
dessous de la moyenne, et certaines autres fort au-dessus. Il n'est
pas rare de trouver en Angleterre des terres qui paient jusqu'à 50 fr.
l'hectare de taxes de toute sorte.
L'Irlande et l'Ecosse sont moins surchargées, l'Lcosse surtout; la
plupart des taxes anglaises y sont inconnues. L'Ecosse paie envi-
ron 12 millions de francs, et l'Irlande 38. Voilà 425 milhons pour le
royaume-uni payés par la terre proprement dite.
L'impôt foncier sur le sol, déduction faite des propriétés bâties,
s'élève en France, en principal et centimes additionnels, et en y com-
prenant la prestation en nature pour les chemins, à 250 raillions
l'économie rurale en ANGLETERRE. 02S
en tout, ou 5 francs par hectare; cet impôt est donc le cinquième
environ, en valeur nominale, de ce qu'il est en Angleterre.
Aces chiffres, il faut ajouter Yincome tax, qui a quelque analogie
avec notre contribution personnelle et mobilière, et qui emporte en-
core environ 3 pour 100 du revenu net des propriétaires et 1 1/2
pour 100 de celui des fermiers. Les impôts sur les propriétés bâties,
dont les propriétaires ruraux supportent leur part, sont dans la même
proportion que ceux qui portent sur la terre proprement dite. Enfin
les taxes indirectes, outre qu'elles réduisent en fait le revenu des
propriétaires en élevant le prix de toutes les denrées, pèsent lour-
dement sur quelques-uns des produits agricoles, notamment sur
l'orge, qui sert à la fabrication de la bière et qui ne paie pas moins
de 125 millions de francs; il a été récemment question de réduire cet
impôt, mais rien n'est encore décidé. Notre impôt des boissons pro-
duit, comme on sait, 100 millions.
La propriété rurale anglaise est , il est vrai, affranchie en partie
d'une charge qui atteint largement la terre en France, l'impôt sur les
successions, les mutations et les hypothèques; mais cette franchise,
qui n'est réelle que pour les terres de franc-aleu ow. freeholds , et qui
manque aux terres soumises aux droits seigneuriaux ou copyholds^
perd beaucoup de son importance, quand on songe aux frais de tout
genre qu'entraîne l'incertitude de la propriété anglaise par l'absence
d'un bon système d'enregistrement.
Voilà donc un premier résultat de cette grande production anglaise,
l'élévation possible de l'impôt. Je ne m'arrêterai pas à montrer la
richesse qui en résulte pour le pays en général et pour l'agricul-
ture elle-même, qui profite la première des dépenses faites avec son
argent. Il est bien évident que, si la propriété rurale française pou-
vait payer beaucoup plus d'impôt, la face de nos campagnes chan-
gerait bien vite : elles se couvriraient de chemins ruraux, de ponts,
d'aqueducs, de travaux d'art, qui leur manquent aujourd'hui faute
de fonds, et qui abondent chez nos voisins.
Après l'impôt viennent les frais accessoires de la culture : tels sont
les achats d'engrais artificiels, l'entretien des machines aratoires, les
renouvellemens de semences et d'animaux reproducteurs, etc.; c'est
tout au plus si le cultivateur français peut consacrer en moyenne
il ou 5 francs par hectare à ces dépenses si productives, tandis qu'on
ne pouvait pas les évaluer, même avant 18A8, à moins de 25 francs
par hectare en moyenne pour tout le royaume-uni, et à moins de
50 francs pour l'Angleterre proprement dite. C'est, comme on voit,
de huit à dix fois plus qu'en France, même avec la réduction de
20 pour 100. Tel est le second effet de cette production supérieure :
plus on produit, plus on peut consacrer de ressources à l'accrois-
924 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment de la production , et la richesse se multiplie par elle-même.
Malgré cette part faite à l'impôt et aux frais accessoires, quand ce
qui reste du produit brut se divisait entre ceux qui avaient concouru
à le former par leur capital, leur intelligence et leurs bras, la part qui
revenait à chacun d'eux était plus grande en Angleterre qu'en France.
D'abord la rente du propriétaire ou le revenu du capital foncier.
— L'idée de la rente n'est pas aussi généralement dégagée en France
qu'en Angleterre, elle se confond avec le profit de l'exploitant et le
revenu du capital d'exploitation, quand le propriétaire dirige lui-
même la culture, et même avec le salaire proprement dit, quand il
cultive son bien de ses propres mains. On peut cependant évaluer à
30 francs par hectare la rente moyenne des terres en France, c'est-
à-dire le revenu net du capital foncier, déduction faite de tout revenu
du capital d'exploitation, de tout salaire et de tout profit, soit en
tout 1,500 millions pour nos 50 millions d'hectares cultivés ou non.
On sait plus exactement, par suite de l'organisation de la culture
anglaise, qui sépare presque toujours la propriété de l'exploitation,
quelle était avant 1848 la rente des propriétés rurales dans les
diverses parties du royaume-uni.
Le minimum de la rente se trouve à l'extrémité nord de l'Ecosse,
dans le comté de Sutherland et dans les îles voisines, où elle des-
cend jusqu'à 1 franc 25 centimes par hectare de valeur nominale,
soit 1 franc de valeur comparative. L'ensemble des highlands^ qui
comprend, avons-nous dit, bien près de k millions d'hectares, ne
rapporte en moyenne que 3 francs par hectare à ses propriétaires.
Le maximum est obtenu dans quelques prairies des environs de Lon-
dres et d'Edimbourg, qui se louent jusqu'à 2,000 francs l'iiectare;
les rentes de 500 francs, 300 francs, 200 francs, ne sont pas rares
dans les Lothians et dans les parties de l'Angleterre qui, avoisinent
les grandes villes. Toute la partie centrale de l'île, qui comprend,
outre le comté de Leicester, le plus central de tous, ceux qui l'envi-
ronnent, rapporte en moyenne 100 francs par hectare; c'est sans
comparaison la région la plus riche des trois royaumes. A mesure
qu'on s'éloigne de ce cœur du pays, la rente descend; au sud, elle
tombe en moyenne, dans les comtés de Sussex, de Surrey et de Hauts,
à 50 francs l'hectare; au nord, dans ceux de Cumberland et de West-
moreland, à 30 francs, et à l'ouest, dans les plus mauvaises parties
du pays de Galles, à 10. Pour l'Angleterre entière, la moyenne est
75 francs.
Dans la Basse-Écosse, le million d'hectares qui entoure les deux
embouchures du Forth et du Tay rapporte presque autant que le
comté de Leicester et ses annexes; mais, à mesure aussi qu'on s'é-
loigne de ces terres privilégiées, la rente descend, et la moyenne de la
l'économie rurale en ANGLETERRE. 925
Basse-Écosse est égale en somme à celle de ses voisins d'Angleterre,
les comtés de Gumberland, de Westmoreland et le pays de Galles.
En Irlande, nous trouvons dans le comté de Meath, en Leinster,
et dans les comtés annexes de Louth et de Dublin, un autre million
d'hectares dont la rente est aussi élevée que dans le centre de l'An-
gleterre, mais nous trouvons en même temps dans les montagnes de
l'ouest et dans le Gonnaught presque tout entier une moyenne beau-
coup plus basse.
En résumé, en adoptant pour la classification des rentes les mêmes
divisions que pour l'appréciation générale du produit brut, voici le
résultat qu'on obtient :
Rente moyenne par hectare.
Angleterre 75 francs.
Basse-Écosse et Galles. .... 30
Haute-Écosse 3
Trois quarts de l'Irlande 50
Nord-ouest de l'Irlande 25
Moyenne générale. 50 francs.
Tous ces chiffres doivent être réduits de 20 pour 100 d'après la
base que nous avons adoptée; ils deviennent alors les suivans :
Angleterre 60 fr.
Basse-Écosse et Galles 24
Haute-Écosse 2 40 cent.
Trois quarts de l'Irlande 40
Nord-ouest de l'Irlande 20
Moyenne générale. 40 francs.
En France, dans le département du Nord, la rente atteint en moyenne
100 francs l'hectare, ce qui le maintient au niveau et même au-dessus
des meilleurs comtés anglais. Dans ceux qui le touchent de plus près,
elle est encore de 80 francs, et elle descend progressivement jus-
qu'aux départemens de la Lozère et des Hautes et Basses-Alpes, où
elle tombe à 10 francs. Dans l'île de Corse, elle est tout au plus de 3,
comme dans les highlands.
En second lieu, le bénéfice des exploitans. — On l'évaluait généra-
lement en Angleterre à la moitié de la rente, soit 25 francs par hec-
tare pour tout le royaume-uni ou en valeur réduite 20 fr. Gette
richesse se divise en deux parts : le revenu des capitaux engagés
dans la culture, et le profit proprement dit, ou la rémunération de
l'industrie agricole. Le revenu des capitaux étant évalué à 5 pour 100,
la part du profit doit être en général égale, ce qui porte à 10 pour 100
le revenu du capital engagé. Le capital d'exploitation devait être
alors pour les trois royaumes de 250 francs par hectare en moyenne
ou 200 francs de valeur réduite. Ge capital appartenant presque
universellement à des fermiers, c'est à eux que revenait à peu près en
totalité cette part du produit brut. Dans l'Angleterre proprement
926 REVUE DES DEUX MONDES.
dite, le revenu moyen des fermiers devait être de âO francs par hec-
tare en valeur nominale, ce qui supposait un capital d'exploitation
de ÛOO francs ou en valeur réduite 320.
En France, c'est tout au plus si l'équivalent de ce bénéfice s'élève
•à 10 francs par hectare, c'est-à-dire à la moitié de la moyenne du
royaume-uni et au tiers de celle de l'Angleterre proprement dite.
Il n'y a que le nord de l'Ecosse et l'ouest de l'Irlande qui soient au-
dessous de la moyenne française; le reste est généralement fort au-
dessus. Il est d'ailleurs aussi diflicile de distinguer en France le béné-
fice que la rente. Un quart seulement du sol est affermé, et dans les
trois autres quarts le bénéfice est confondu soit avec la rente, sort
avec le salaire. En somme, la moyenne du capital d'exploitation peut
être évaluée chez nous à 100 francs l'hectare. Là est un des plus
grands signes de notre infériorité, car en agriculture, comme dans
toute espèce d'industrie, le capital d'exploitation est un des agens
principaux de la production.
Les fermiers de l'Angleterre proprement dite possédaient donc, à
surface égale, le même revenu que nos propriétaires français au
moins. Le fermier d'une terre de cent hectares, par exemple, avait
l'équivalent de 3,000 fr. de revenu net; le propriétaire d'une terre de
même étendue, dans les conditions moyennes, n'aurait pas eu da-
vantage chez nous. Dans les parties les plus riches, les fermiers ga-
gnaient 50, 60, jusqu'à 100 francs par hectare; on en trouvait qui
jouissaient de 10,000, 20,000, 30,000 francs de revenu. De là l'im-
portance sociale de cette classe qui n'est pas moins assise sur le sol
que la propriété elle-même. On les appelle des gentilshommes fer-
miers, gentlemen farmers. Ils vivent pour la plupart dans une aisance
modeste, mais comfortable; ils sont abonnés aux journaux et aux
revues, et peuvent faire paraître de temps en temps sur leur table la
bouteille de claret et de Porto; leurs filles apprennent à jouer du piano.
Quand on visite les campagnes en Angleterre, on est parfaitement
reçu, pour peu qu'on ait quelques lettres d'introduction, dans ces fa-
milles cordiales et simples, qui cultivent souvent la même ferme de-
puis plusieurs générations. L'ordre le plus parfait règne dans la mai-
son; on y sent à chaque pas cette régularité d'habitudes qui révèle
le long usage. L'aisance est venue peu à peu par le travail hérédi-
taire, c'est surtout depuis le temps d'Arthur Young qu'elle s'est dé-
veloppée, on en jouit comme d'un bien honnêtement et laborieuse-
ment acquis. J'ai vu un jour dans un des comtés d'Angleterre les
moins fertiles, le Nottinghamshire, une réunion de fermiers après un
marché; des pairs d'Angleterre n'auraient pas mieux dîné. Aucun
d'eux ne songe à devenir propriétaire, leur condition est bien meil-
leure; pour avoir 3,000 francs de revenu comme propriétaire, il faut
l'économie rurale en ANGLETERRE. 927
au moins 100,000 francs de capital, tandis qu'il suffit de 30,000 fr.
pour les avoir comme fermier.
Viennent enfin les salaires. — Ici l'avantage paraît être du côté de la
France, en ce sens que la France emploie en salaires une part du produit
brut plus considérable que le royaume-uni; mais cette question des
salaires est très complexe, et, quand on l'examine de près, on voit
que l'avantage revient encore à nos voisins, au moins en ce qui con-
cerne les trois quarts du pays. Seulement leur supériorité était moins
marquée sur ce point que sur les autres avant IShS, et c'était là la
partie la plus faible de leur organisation rurale. Sur quelques points
du territoire, le mal était sérieux et profond, et il menaçait de le de-
venir pour le reste.
Quand on cherche à se rendre compte de la répartition des salaires
avant 1848, soit en France, soit dans les diverses parties du royaume-
uni, on trouve, en laissant pour le moment l'Ecosse de côté à cause
des phénomènes particuliers qu'elle présente, qu'en Angleterre on
ne consacrait aux salaires que le quart environ du produit brut, soit
l'équivalent de 50 francs par hectare ou à peu près, tandis qu'en
France et en Irlande on en employait la moitié, soit encore 50 francs
par hectare ou l'équivalent; mais le revers de la médaille n'est pas
loin, c'est le nombre des travailleurs exigé de part et d'autre pour
la production. En Angleterre, ce nombre avait été réduit autant que
possible; en France, il était déjà beaucoup plus grand, et en Irlande
beaucoup plus encore; voici quel était approximativement le chilï're
de la population rurale dans les trois pays :
Angleterre, li millions d'âmes sur 16 de population totale;
France, 20 millions sur 35 ;
Irlande, 5 millions sur 8.
D'où il suit que la population rurale formait en Angleterre le quart
seulement de la population totale, en France les quatre septièmes,
et en Irlande les deux tiers ; la répartition sur la surface du sol don-
nait les résultats suivans : Angleterre, 30 têtes par 100 hectares,
France, AO têtes, Irlande, 60.
Tout s'explique par le rapprochement de ces chiffres. Bien que
l'Angleterre n'employât en salaires que l'équivalent de 50 francs par
hectare, tandis que la France et l'Irlande en employaient autant, le
salaire effectif devait être plus considérable en Angleterre qu'en
France et en France qu'en Irlande, parce qu'il se répartissait sur un
moindre nombre de têtes.
Nous pouvons en même temps y trouver la mesure de l'organisa-
tion du travail dans les trois pays : en Angleterre, 30 personnes suf-
fisaient pour cultiver 100 hectares et leur faire rapporter l'équiva-
lent de 200 francs par hectare, tandis qu'en France il en fallait 40
928 REVUE DES DEUX MONDES.
pour n'obtenir qu'un produit moyen de 100 fr. , et en Irlande 60;
d'où il suit que le travail en Angleterre devait être beaucoup plus
productif qu'en France, et en France qu'en Irlande.
Ces données générales sont confirmées par les faits de détail. En
Angleterre, la moyenne du salaire rural pour les hommes était, avant
18Zi8, de 9 à 10 shillings par semaine ou 2 francs par jour de tra-
vail, et en valeur réduite, 1 franc 60 centimes. Sur les points les plus
riches, cette moyenne s'élevait à 12 shillings ou 2 francs 50 centimes
par jour de travail, et en valeur réduite, 2 francs. Sur les points les
moins riches, elle tombait à 8 shillings, ou un peu plus de 1 franc
50 centimes par jour, et en valeur réduite, 1 franc 25.
Dans la Basse-Ecosse et le pays de Galles, la moyenne des salaires
était de 8 shillings par semaine ou de 1 franc 25 centimes, valeur
réduite, par jour de travail. Dans la Haute-Écosse et les trois quarts
de l'Irlande, la moyenne était de 6 shillings par semaine, ou, en va-
leur réduite, 1 franc par jour de travail. Dans l'ouest de l'Irlande,
la moyenne tombait à 4 shillings, soit 70 centimes par jour.
En France, la moyenne du salaire rural des hommes doit être de
1 franc 25 centimes à 1 franc 50 par jour de travail. Sur certains
points, il s'élève à la hauteur du salaire anglais; sur d'autres, il tombe
au niveau du salaire irlandais.
Des considérations de l'ordre le plus grave se rattachent à cette
question des salaires; j'y reviendrai. Il me suffit pour le moment
de constater que, grâce à la réduction de main-d'œuvre, qui forme
une des bases de leur système agricole, les Anglais avaient pu élever
chez eux le niveau des salaires en même temps que celui des rentes,
des profits, des impôts et des frais accessoires, mais dans une moindre
proportion. L'Irlande et l'Ecosse faisaient exception.
En sus de la somme annuellement consacrée aux salaires, et qui
s'élevait, pour la seule Angleterre, à plus de 700 millions de valeur
nominale, les classes ouvrières rurales de ce pays trouvaient encore
une grande ressource dans la taxe des pauvres, qui n'est, en défini-
tive, qu'un supplément de salaire, et qui venait accroître de 150 mil-
lions leur dotation annuelle.
Du reste, il suffit d'entrer, en Angleterre, dans un cottage de
paysan, et de le comparer à la chaumière de la plupart de nos culti-
vateurs, pour sentir une différence dans l'aisance moyenne des deux
populations. Bien que le paysan français soit souvent propriétaire
et ajoute ainsi un peu de rente et de profit à son salaire, il vit moins
bien en général que le paysan anglais. Il est moins bien vêtu,
moins bien logé, moins bien nourri ; il mange plus de pain, mais
ce pain est assez généralement fait avec du seigle, avec un supplé-
ment de maïs, de sarrasin et même de châtaignes, tandis que le pain
l'économie rurale en ANGLETERRE. 929
du paysan anglais est de froment, avec un faible supplément d'orge
ou d'avoine; il boit quelquefois du vin ou du cidre, ce qui manque au
paysan anglais, qui n'a que de l'eau ou un peu de petite bière, mais
il n'a pas de viande, et le paysan anglais en a.
Malgré ces avantages, la question des salaires était, même en
Angleterre, une question brûlante avant 1848. Il est vrai que la race,
le climat et les habitudes donnent aux ouvriers ruraux anglais plus
de besoins qu'aux nôtres. La contrée d'Angleterre où les salaires
sont le plus bas est la pointe sud de l'île qui forme les comtés de
Dorset, de Devon et de Gornwall. Dans cette région, le salaire était
l'équivalent de 1 franc 25 centimes par jour, et, bien qu'il fût au
niveau de la plupart de nos salaires français, il était généralement
regardé comme insuffisant. Dans les parties de l'Irlande et de l'Ecosse
où il tombait au-dessous de la moyenne française, la misère était
infiniment plus grande que chez nous, à taux égal. L'équivalent de
20 sous par jour, dont se contentent en France beaucoup de nos
paysans, fait jeter les hauts cris; quand on arrive à 70 centimes,
Comme dans les Hébrides et le Connaught, l'existence paraît absolu-
ment impossible. Hélas! je connais des contrées en France où l'on
vit encore à ce prix-là, et sans trop se plaindre; il est vrai que cette
pauvreté, déjà si pénible par elle-même, n'est pas aggravée par la
rudesse d'un climat hyperboréen, et, ce qui est pis encore, par le
sentiment d'une inégalité excessive. L'équivalent de 70 centimes par
jour, c'est partout un maigre salaire; mais il doit plus qu'ailleurs
paraître intolérable dans un pays où le salaire courant des ouvriers
ruraux est sur quelques points de 2 francs 50, et où celui des ou-
vriers d'industrie s'élève en moyenne encore plus haut.
Voici, d'après ce qui précède, comment se partageait approxima-
tivement le produit brut en France et en Angleterre proprement dite :
FRANCE.
Rente du propriétaire.
Bénéfice de l'exploitant
Impôts
Frais accessoires. .
Salaires
Total.
ANGLETERRE
Rente du propriétaire
Bénéfice du fermier.
Impôts
Frais accessoires. .
Salaires
Total.
30 fr. par hectare.
10
5
5
50
100 fr. par hectare.
valeur nominale).
75 fr. par hectare.
40
50
60
250 fr. par hectare.
60
930 REVUE DES DEUX MONDES.
Et avec la réduction de 20 pour 100 :
Rente 60 fr. par hectare.
Bénéfice 32
Impôt 20
Frais 40
Salaires 48
Total. ... 200 fr. par hectare.
Toutes les parties prenantes, sauf le salaire, avaient donc une part
plus grande en Angleterre qu'en France; même en réduisant tous les
prix, la rente était double, le bénéfice plus que triple, l'impôt qua-
druple; le salaire lui-même, quoique égal ou à peu près en quantité
absolue, était relativement un peu plus élevé. Le reste du royaume-
uni offrait des résultats moins satisfaisans, mais presque toujours
supérieurs aux nôtres.
Tels sont les faits, ou du moins tels ils étaient il y a cinq ans.
J'examinerai plus tard quels sont les changemens survenus depuis,
soit en France soit dans le royaume-uni; ces changemens sont consi-
dérables, surtout chez nos voisins, où une révolution plus légitime,
plus réfléchie et surtout plus féconde que notre révolution de 1848,
s'est accomplie paisiblement, pendant que nous remontions avec
effort la pente de l'abîme où nous nous étions jetés. Quelque chose
de pareil à ce qui s'est passé en France et en Angleterre de 1790
à 1800 s'est reproduit pendant ces cinq années, si stérilement péni-
bles pour nous, si utilement actives pour eux. Pendant que nous
posions bruyamment beaucoup de questions sans les résoudre, ils
les résolvaient sans les poser, et nous sommes sortis les uns et les
autres de l'épreuve, eux fortifiés et nous affaiblis.
Mais avant de raconter cette crise respective qui a augmenté
encore la distance déjà si grande que nous venons de constater, il
importe de rechercher les causes de la supériorité agricole anglaise
jusqu'à 18/j7. Ces causes dérivent de l'histoire et de l'organisation
entière des deux pays. La situation agricole d'un peuple n'est pas
un fait isolé, c'est une part du grand ensemble. La responsabilité de
l'état imparfait de notre agriculture ne revient pas à nos cultivateurs
exclusivement; son progrès ultérieur ne dépend pas uniquement
d'eux, ou, pour mieux dire, ce n'est pas en fixant leurs regards sur
le sol qu'ils peuvent arriver à se rendre tout à fait compte des phé-
nomènes qu'il présente, c'est en essayant de remonter aux lois géné-
rales qui régissent le développement économique des sociétés.
Léonce de Lavergne.
BEAUMARCHAIS
SA VIE, SES ECRITS ET SON TEMPS.
VL
LES MISSIONS SECRÈTES DE BEAUMARCHAIS.
I. — PREMIÈRES MISSIONS. — LE GAZETIER CUIRASSE ET LE JUIF ANGELUCCI.
L'histoire des missions secrètes de Beaumarchais est instructive
pour l'appréciation des gouvernemens absolus. Les inconvéniens des
gouvernemens libres ont été assez mis en lumière depuis quelques
années par l'abus qu'on a fait de la liberté pour qu'il soit intéressant
peut-être de considérer ici le revers de la médaille et d'étudier de près
ce qui se passait dans les coulisses du pouvoir à une époque où la
lumière, la discussion et le contrôle n'y pénétraient point. Il n'est
peut-être pas inutile de montrer quelle importance prenaient alors
de très-petites et souvent de très-misérables choses, quel gaspillage
des deniers publics s'opérait à l'abri de l'irresponsabilité ministé-
rielle, par quels détours compliqués un homme atteint d'une condam-
nation injuste était obligé de passer pour obtenir sa réhabilitation, et
comment en revanche ce môme homme, frappé de mort civile par un
tribunal, pouvait devenir l'agent intime et le correspondant de deux
rois et de leurs ministres, arriver peu à peu, en se rendant utile dans
de petites manœuvres de diplomatie occulte, non-seulement à recon-
quérir son état civil, mais à s'emparer d'une grande affaire, d'une
affaire digne de lui et de son intelligence, et à exercer dans l'ombre
(1) Voyez les livraisons des 1er et 15 octobre, !«' et 15 novembre 1852, et du 1*^ jan-
vier 1853.
932 REVUE DES DEUX MONDES.
une influence considérable et jusqu'ici très-peu connue sur un grand
événement.
Nous avons laissé l'adversaire de Goëzman vaincu devant le parle-
ment, frappé d'une flétrissure légale, mais triomphant devant l'opi-
nion, entouré d'hommages, accablé de félicitations, et cependant
triste au milieu de son triomphe :
« Ils l'ont donc enfin rendu, écrivait-il à un ami quelques jours après la
sentence, ils Tont donc enfin rendu, cet abominable arrêt, chef-d'œuvre de
haine et d'iniquité ! Me voilà retranché de la société et déshonoré au milieu
de ma carrière. Je sais, mon ami, que les peines d'opinion ne doivent affliger
que ceux qui les méritent; je sais que des juges iniques peuvent tout contre
la personne d'un innocent et rien contre sa réputation ; toute la France s'est
fait inscrire chez moi depuis samedi!... La chose qui m'a le plus percé le
cœur en ce funeste événement est l'impression fâcheuse qu'on a donnée au
roi contre moi. On lui a dit que je prétendais à une célébrité séditieuse, mais
on ne lui a pas dit que je n'ai fait que me défendre, que je n'ai cessé de faire
sentir à tous les magistrats les conséquences qui pouvaient résulter de ce ridi-
cule procès. Vous le savez, mon ami, j'avais mené jusqu'à ce jour une vie
tranquille et douce, et je n'aurais jamais .écrit sur la chose publique, si une
foule d'ennemis puissans ne s'étaient réunis pour me perdre. Devais-je me
laisser écraser sans me justifier? Si je l'ai fait avec trop de vivacité, est-ce une
raison pour déshonorer ma famille et moi, et retrancher de la société un
sujet honnête dont peut-être on eût pu employer les talens avec utilité pour
le service du roi et de l'état? J'ai de la force pour supporter un malheur que
je n'ai pas mérité; mais mon père, qui a soixante-dix-sept ans d'honneur et
de travaux sur la tête, et qui meurt de douleur, mes sœurs, qui sont femmes
et faibles, dont l'une vomit le sang et dont l'autre est suffoquée, voilà ce qui
me tue et ce dont on ne me consolera point.
« Recevez, mon généreux ami, les témoignages sincères de l'ardente recon-
naissance avec laquelle je suis, etc.
« Beaumarchais. »
Cette lettre, qui jure avec l'état d'exaltation et d'ivresse dans le-
quel on se représente naturellement Beaumarchais au moment où
des princes du sang le qualifiaient de grand citoyen, cette lettre avait
un but; elle était adressée au fermier-général La Borde, qui était
en même temps premier valet de chambre du roi Louis XV. M. de
La Borde aimait les arts; il composait d'assez mauvaise musique
d'opéra (1); il était lié avec Beaumarchais, et, jouissant d'un certain
crédit par ses fonctions intimes auprès de Louis XV, il défendait de
son mieux, contre les préventions du roi, l'audacieux plaideur qu'on
appelait alors à la cour le Wilkes français, par allusion au tribun
qui, à la même époque, agitait l'Angleterre.
On se souvient que Louis XV avait fait imposer d'autorité à Beau-
(1) C'est lui qui a mis en musique l'opéra de Pandore, par Voltaire.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 933
marchais un silence absolu, et l'empêchait ainsi de se pourvoir uti-
lement en cassation. Un jour, en parlant de ce dernier avec La Borde,
il lui dit : « On prétend que ton ami a un talent supérieur pour la
négociation; si on pouvait l'employer avec succès et secrètement dans
une affaire qui m'intéresse, ses affaires à lui s'en trouveraient bien. »
Or voici le grave sujet d'inquiétude qui tourmentait les derniers jours
du vieux roi.
Il y avait alors à Londres un aventurier bourguignon nommé
Morande, qui, à la suite de quelques démêlés avec la justice, avait
été forcé de se réfugier en Angleterre; là, spéculant sur l'attrait du
scandale, il publiait sous ce titre impudent, le Gazetier cuirassé, un
libelle périodique parfaitement digne de l'impudence de son titre.
Étendant et perfectionnant cette honnête industrie, il adressait de
temps en temps à divers personnages importans de France une som-
mation de payer telle ou telle somme, s'ils ne voulaient voir paraître
sur leur compte quelque libelle effronté; il pratiquait en un mot,
avec moins de célébrité, l'ignoble métier qui au xvi" siècle avait fait
surnommer l'Arétin le fléau des princes. Pour un industriel de cette
sorte, M"^ Du Barry était naturellement une mine d'or; aussi avait-
il écrit à cette dame en lui annonçant la publication prochaine (sauf
le cas d'une belle rançon) d'un ouvrage intéressant dont sa vie était
le sujet, et dont il lui envoyait le prospectus avec ce titre alléchant
pour les amateurs de scandale : Mémoires secrets d' une femme pu-
blique. Une autre personne que M™" Du Barry eût pu mépriser l'ou-
trage de ce pamphlétaire, ou le traduire devant la justice anglaise;
on conçoit que M"^ Du Barry ne pouvait prendre ni l'un ni l'autre
de ces deux partis. Alarmée et furieuse, elle avait communiqué
sa crainte et sa colère à Louis XV, qui avait commencé par faire
demander au roi d'Angleterre l'extradition de ce Morande. Le gou-
vernement anglais avait répondu que, si on ne voulait pas pour-
suivre judiciairement ce libelliste, il ne s'opposait point à ce qu'on
enlevât un homme aussi indigne de la protection des lois anglaises,
mais qu'il ne pouvait concourir à cet enlèvement, qu'il ne pouvait
même le permettre qu'à une condition : c'est qu'il serait accompli
dans le plus grand secret, et de manière à ne pas blesser les susceptibi-
lités de l'opinion sur l'indépendance du sol anglais. Le gouvernement
français avait donc envoyé à Londres une brigade d'agens de police
pour s'emparer secrètement de Morande; mais l'aventurier était rusé
et alerte : il avait à Paris des correspondans, haut placés peut-être,
qui l'avaient prévenu de l'expédition, et, non content de prendre
ses mesures pour la rendre infructueuse, il l'avait dénoncée dans les
journaux de Londres, en se donnant comme un proscrit politique
qu'on osait poursuivre jusque sur le sol de la liberté, usurpant ainsi,
93à REVUE DES DEUX MONDES.
au profit d'une industrie infâme, la noble hospitalité que l'Angle-
terre accorde aux vaincus de tous les partis. Le public anglais s'é-
tait ému, et quand les agens français arrivèrent, ils furent désignés
au peuple, qui se mit en devoir de les jeter dans la Tamise. Ils n'eu-
rent que le temps de se cacher, et repartirent au plus vite, très
effrayés et jurant qu'on ne les y prendrait plus.
Fier de ce succès, Morande pressa la publication de l'ouvi'age
scandaleux qu'il avait rédigé. Trois mille exemplaires étaient déjà
imprimés et prêts à partir pour la Hollande et l'Allemagne, pour être
ensuite répandus en France. Louis XY, M™" Du Barry, les ministres
d'Aiguillon et Maupeou, tous également compromis dans ce livre,
cherchaient en vain les moyens de le détruire. Ne pouvant plus faire
pendre l'auteur, le gouvernement français lui avait envoyé divers
agens pour l'acheter. Morande se tenait en défiance, ne se laissait
point approcher, et, bien qu'il ne fût qu'un spéculateur éhonté, il se
posait devant le peuple anglais en vengeur de la morale publique.
Tel était l'état des choses, lorsque Louis XV, à bout de moyens, fit
proposer par M. de La Borde à Beaumarchais de partir pour Londres,
de s'aboucher avec le gazetier cuirassé, d'acheter à tout prix son
silence et la destruction de ses mémoires sur M™*" Du Barry.
La mission de protéger l'honneur d'une personne aussi peu hono-
rable que M"" Du Barry n'était pas, il faut en convenir, une mission
d'un ordre très relevé; mais, outre qu'ici l'intérêt d'un roi de France
se trouvait malheureusement associé à celui de sa trop célèbre maî-
tresse, il faut, avant de jeter la pierre à Beaumarchais, apprécier
équitablement sa situation. Il faut se souvenir qu'injustement flétri
par des magistrats décriés qui avaient été juges dans leur propre
cause, il voyait ses moyens de réhabilitation paralysés par l'ex-
presse défense d'un roi qui pouvait tout, qui pouvait lui ouvrir ou
lui fermer à volonté les voies du recours en cassation, qui pouvait
lui rendre son crédit, sa fortune, son état civil, et ce roi tout puis-
sant lui demandait un service personnel en l'assurant de sa reconnais-
sance. L'époque où nous vivons est à coup sûr infiniment recom-
mandable par l'austérité de ^e% principes et surtout de ses pratiques :
cependant il ne nous est pas bien démontré que dans des circon-
stances semblables on ne trouverait personne pour courir au-devant
de la mission que Beaumarchais se contentait d'accepter.
L'adversaire de Goëzman partit donc pour Londres en mars 1774,
et comme la célébrité de son véritable nom aurait pu nuire au succès
de ses opérations, il prit le faux nom de Ronac. En quelques jours, il
avait gagné la confiance du libelliste, s'était rendu maître d'une
négociation qui traînait depuis dix-huit mois, et, reparaissant à Ver-
sailles avec un exemplaire des mémoires tant redoutés et le manu-
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS, 935'
scrit d'un autre libelle du même auteur, il venait prendre les ordres
du roi pour un arrangement définitif. Louis XV, surpris de la promp-
titude de ce succès, lui en témoigna sa satisfaction et le renvoya au
duc d'Aiguillon pour s'entendre sur les prétentions de Morande. Le
ministre, fortement attaqué dans le libelle en question, tenait beau-
coup moins à le détruire qu'à connaître au juste les liaisons de
l'auteur en France. De là une scène avec Beaumarchais qui fait hon-
neur à ce dernier et que nous devons reproduire pour montrer com-
ment il comprenait et limitait lui-même le rôle un peu équivoque
que sa situation l'avait forcé d'accepter ;
« Trop heureux, écrit Beaumarchais dans un mémoire inédit adressé à
Louis XVI après la mort de son aïeul, trop heureux de parvenir à supprimer
ces libelles sans en faire un vil moyen de tourmenter sur des soupçons tous
les gens qui pourraient déplaire, je refusai de jouer le rôle infâme de déla-
teur, de devenir l'artisan d'une persécution peut-être générale et le flambeau
d'une guerre de bastille et de cachots. M. le duc d'Aiguillon, en colère, fit
part au roi de mes refus. Sa majesté, avant de me condamner, voulut savoir
mes raisons. J'eus le courage de répondre que je trouverais des moyens de
mettre le roi hors d'inquiétude sur toute espèce de hbelles pour le présent et
l'avenir, mais que, sur les notions infidèles ou les aveux perfides d'un homme
aussi mal famé que l'auteur, je croirais me déshonorer entièrement, si je
venais accuser en France des gens qui peut-être n'auraient pas eu plus de
part que moi à ces indignes productions. Enfin je suppliai le roi de ne me
pas charger de cette odieuse commission, à laquelle j'étais moins propre que
l>ersonne. Le roi voulut bien se rendre à mes raisons; mais M. le duc d'Ai-
guillon garda de mes refus un ressentiment dont il me donna les preuves les
plus outrageantes à mon second voyage. J'en fus découragé au point que,
sans un ordre très particulier du roi, j'aurais tout abandonné. Non-seule-
ment le roi voulut que je retournasse à Londres, mais il m'y renvoya avec
la qualité de son commissaire de confiance pour lui répondre en mon nom
de la destruction totale de ces libelles par le feu. »
Le manuscrit et les trois mille exemplaires des mémoires sur
jyjnie j)^ Barry furent en effet brûlés, aux environs de Londres, dans
un four à plâtre. Seulement on ne se douterait guère de ce que coûta
cette intéressante opération. Pour acheter le silence d'un Morande et
préserver des atteintes de sa plume la réputation de M™* Du Barry,
le gouvernement français donna à cet aventurier 20,000 francs comp-
tant, plus 4,000 francs de rente viagère, afin de lui fournir apparem-
ment la facilité d'être honnête homme, si l'envie lui en prenait. On
a prétendu à tort (1) que cette pension de 4,000 francs fut suppri-
mée sous le règne suivant; ce n'était point unejpension, c'était un
(1) Dans la Biographie universelle de Michaud, qiii consacre à ce Morande un assez
long article.
936 REVUE DES DEUX 3W0NDES.
contrat de rente : le libelliste avait pris ses précautions, sa rente ne
fut donc point supprimée. Seulement, sur sa demande, le ministère
de Louis XVI lui racheta, moyennant une nouvelle somme de 20,000
francs, la moitié de cette rente viagère. C'était payer bien cher l'hon-
neur de M""^ Du Barry. Du reste, ceMorande avait su se rendre utile;
comme cela arrive assez fréquemment, il était passé de l'état de
libelliste à celui d'espion. « C'était, écrit Beaumarchais à M. de Sar-
tines, un audacieux braconnier, j'en ai fait un excellent garde-
chasse. » Durant les deux ans que Beaumarchais consacra à sur-
veiller cette fabrique de libelles établie à Londres, qu'il appelle dans
une de ses lettres un nid de vipères, Morande, qui vivait au mi-
lieu de tous les aventuriers dont se composait alors l'émigration
française, lui fut d'un assez grand secours. Plus tard, dans l'affaire
d'Amérique, Morande lui fournissait encore des renseignemens
utiles. Ces relations avec un homme très mal famé ayant été publi-
quement, dans une polémique célèbre, reprochées à Beaumarchais
par Mirabeau, qui, de son côté, n'avait pas toujours fréquenté des
saints, j'ai voulu m'en faire une idée exacte en parcourant une liasse
de lettres de cet aventurier. Ces lettres, dans leur ensemble, font
honneur à Beaumarchais. Le ton de Morande n'est point un ton de
familiarité, mais de respect. C'est un drôle assez spirituel, qui a
épousé une femme estimable et qu'il rend fort malheureuse. Beau-
marchais, dont le ton est presque toujours austère, lui prodigue les
réprimandes et les bons conseils, tandis que Morande, de son côté,
prodigue, en même temps que les demandes d'argent, les assurances
de repentir, les promesses de bonne conduite. 11 parait qu'en vieillis-
sant, ce Morande, rentré dans son pays après la révolution, s'était
amélioré, et vivait assez honnêtement. C'est à lui que sont adressées
deux des lettres publiées dans l'édition générale des œuvres de
Beaumarchais, qui font le plus d'honneur à la vieillesse de ce der-
nier (1). La lettre inédite par laquelle s'ouvre cette correspondance,
et qui suit immédiatement la destruction des mémoires sur M'"" Du
Barry, donnera une idée du ton de Beaumarchais avec Morande :
ft Vous avez fait de votre mieux, monsieur, écrit Beaumarchais, pour me
(1) C'est dans une de ces lettres^, datée du 6 juin 1797, que Beaumarchais défend en
termes nobles et simples le dogme de l'immortalité de l'âme contre le scepticisme du
vieux Morande, qui, quoique devenu meilleur, se sentait encore assez de méfaits sm"
la conscience pour aimer à douter de la vie future. Dans uue autre lettre, Beaimiarchais
lui écrit : « Vous êtes devenu un honorable citoyen; ne redescendez jamais de la hauteur
où vous voilà. » Cette lettre est adressée à M. T... — Morande portait deux noms. Ce-
lui de T... étant son nom d'honnête homme, nous n'avons pas voulu le reproduire
ici, dans la crainte d'affliger ses descendans, si par hasard il en a laissé. C'est encore
par erreur que la Biographie universelle fait périr Morande airs massacres de septem-
bre : il se portait parfaitement bien à cette époque, et il a survécu à Beaumarchais.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 937
prouver que vous rentriez de bonne foi dans les sentimens et la conduite d'un
Français honnête, dont votre cœur vous a reproché longtemps avant moi de
vous être écarté; c'est en me persuadant que vous avez dessein de persister
dans ces louables résolutions que je me fais un plaisir de correspondre avec
vous. Quelle différence de destinée entre nous! Le hasard me suscite pour
arrêter la publication d'un ouvrage scandaleux; je travaille jour et nuit
pendant six semaines; je fais près de sept cents lieues (1), je dépense près de
500 louis pour empêcher des maux sans nombre. Vous gagnez à ce travail
100,000 francs et votre tranquillité, et moi je ne sais plus même si je serai
jamais remboursé de mes frais de voyages. »
L'opération, en effet, avait été plus fructueuse pour le libelliste
que pour l'agent de Louis XV. Tandis que le premier touchait 20,000 fr.
et son contrat de 4,000 francs de rente, Beaumarchais, revenant à
Versailles pour recevoir les remercîmens du vieux roi et se disposant
à lui rappeler ses promesses, le trouvait mourant. Quelques jours
après, Louis XV était mort. « J'admire, écrit-il à cette même date,
j'admire la bizarrerie du sort qui me poursuit. Si le roi eût vécu en
santé huit jours de plus, j'étais rendu à mon état, que l'iniquité m'a
ravi. J'en avais sa parole royale, et l'animadversion injuste qu'on lui
avait inspirée contre moi était changée en une bienveillance même
de prédilection. » Le nouveau roi, s'inquiétant beaucoup moins que
Louis XV de la réputation de M"* Du Barry, devait attacher beau-
coup moins de prix aux services rendus par Beaumarchais dans cette
circonstance. Cependant la fabrique de libelles établie à Londres ne
chômait pas. Louis XVI et sa jeune épouse étaient à peine montés sur
le trône au milieu des applaudissemens de la France, heureuse de
voir enfin mettre un terme aux scandales du règne précédent, que
déjà s'ourdissait contre eux et surtout contre la reine un travail téné-
breux de mensonge et de calomnie. Ces outrages anonymes, que la
lutte des opinions sous les gouvernemens libres rend à la fois plus
rares et moins dangereux, deviennent des affaires d'état sous le ré-
gime du silence. La polémique absente est naturellement remplacée
par la diffamation, et la vie des pouvoirs s'use à combiner de petits
moyens pour détruire de petits obstacles qui se reproduisent et se
multiplient sans cesse. La mission remplie par Beaumarchais sous
Louis XV fit qu'on songea à l'employer de nouveau dans des affaires
de même nature. En passant de la direction de la police au minis-
tère de la marine, M. de Sartines avait conservé avec lui des rela-
tions amicales; lui-même, dans la triste situation qu'il devait au par-
lement Maupeou, sentait le besoin de ne pas se laisser oublier par le
nouveau gouvernement. Il y avait de plus ici pour lui un attrait qui
(1) Dans ces sept cents lieues, Beaumarchais comptait plusieurs voyages de Paris à
Londres et de Londres à Paris, et un voyage fait en Hollande pour arrêter ime édi tion
de l'ouvrage de Morande.
938 REVUE DES DEUX MONDES.
n'existait pas dans la mission précédente. Travailler pour Louis XV
et M'"'= Du Barry avait été une affaire de nécessité; servir les intérêts
d'un roi jeune, loyal, honnête, empêcher la calomnie de ternir de
son souffle impur le respect dû à une jeune, belle et vertueuse reine,
pouvait certainement inspirer à Beaumarchais un zèle louable et
sincère. Aussi, dans cette circonstance, il n'attend pas qu'on le re-
cherche; c'est lui qui se met en avant, a Tout ce que le roi voudra
savoir seul et promptement, écrit-il à M. de Sartines, tout ce qu'il
voudra faire faire vite et secrètement, — me voilà : j'ai à son service
une tête, un cœur, des bras et point de langue. — Avant ceci, je n'a-
vais jamais voulu de patron; celui-là me plaît : il est jeune, il veut le
bien, l'Europe l'honore, et les Français l'adorent. Que chacun dans sa
sphère aide ce jeune prince à mériter l'admiration du monde entier,
dont il a déjà l'estime. »
Le zèle de Beaumarchais ne pouvant point, à cause de son blâme.
être utilisé officiellement, c'est toujours en qualité d'agent secret
que le gouvernement de Louis XVI l'envoie de nouveau à Londres en
juin 1774. Il s'agissait encore d'arrêter la publication d'un libelle
qu'on jugeait dangereux. Celui-ci était intitulé : Avis à la branche
espagnole sur ses droits à la vouronne de France, à défaut d'héritiers.
Sous cette apparence de dissertation politique, le pamphlet en ques-
tion était spécialement dirigé contre la reine Marie-Antoinette ; on
n'en connaissait pas l'auteur; on savait seulement que la publica-
tion en était confiée à un Juif italien nommé Guillaume Angelucci,
qui portait en Angleterre le nom de William Hatkinson, qui usait
d'une foule de précautions pour garantir son incognito, et qui avait
à sa disposition assez d'argent pour faire imprimer en même temps
deux éditions considérables de son libelle, l'une à Londres, l'autre
à Amsterdam.
En acceptant cette seconde mission, qui devait être pour lui féconde
en aventures, Beaumarchais, soit qu'il éprouvât le besoin de rehaus-
ser un peu son rôle, soit qu'il jugeât que ce témoignage de confiance
était nécessaire à son succès, avait demandé un ordre écrit de la
main du roi. Le roi de son côté, craignant sans doute que le négocia-
teur n'abusât de son nom, s'y était refusé. Beaumarchais était parti
néanmoins; mais il était hsibile, tenace, peu accoutumé à renoncer'à
ce qu'il voulait, et c'est un spectacle assez curieux que de l'observer,
dans une série de lettres à M. de Sartines, revenant sans cesse à la
charge et sous mille formes différentes, jusqu'à ce qu'il ait enfin ob-
tenu ce qu'on lui a d'abord refusé. « Il ne peut rien faire sans cet
ordre écrit de la main du roi. Lord Rochford, l'ancien ambassadeur
d'Angleterre à Madrid, avec lequel il est lié, et qui pourrait le servii*
utilement comme ministre à Londres, ne se mettra point en avant, s'il
n'est pas certain qu'il s'agit de rendre au roi un service personnel;
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 939
comment peut-on craindre qu'il compromette le nom du roi? — Ce
nom sacré, dit-il, sera regardé par moi comme les Israélites envisa-
geaient le nom suprême de Jéhova, dont ils n'osaient proférer les
syllabes que dans la suprême nécessité... La présence du roi, dit-on,
vaut cinquante mille hommes à l'armée; qui sait combien son nom
m'épargnera de guinées?» Après avoir développé ce thème delà ma-
nière la plus variée, Beaumarchais, voyant qu'il ne réussit pas, en-
treprend de prouver à M. de Sartines que, s'il n'obtient pas ce qu'il
désire, sa mission échoue, et que si elle échoue, M. de Sartines lui-
même est perdu.
« Si l'ouvrage voit le jour, écrit-il, la reine, outrée avec justice, saura bien-
tôt qu'il a pu être supprimé, et que vous et moi nous nous en sommes mê-
lés. Je ne suis nen encore, moi, et ne puis pas tomber de bien haut; mais
vous ! Connaissez-vous quelque femme irritée qui i)ardonne? On a bien arrêté,
dira-t-eUe, l'ouvrage qui outrageait le feu roi et sa maîtresse : par quelle
odieuse prédilection a-t-on laissé répandre celui-ci? Examinera-t-elle si l'in-
trigue qui la touche n'est pas mieux tissue que l'autre, et si les précautions
n'ont pas été mieux prises par ceux qui l'ont ourdie? Elle ne verra que vous
et moi. Faute de savoir à qui s'en prendre, elle fera retomber sur nous toute
sa colère, dont le moindre effet sera d'insinuer au roi que vous n'êtes qu'un
ministre maladroit, de peu de ressources, et peu propre aux grandes choses»
Pour moi, je serai regardé peut-être comme un homme gagné par l'adver-
saire, quel qu'il soit; on ne me fera pas même la grâce de croire que je ne
suis qu'un sot, on pensera que je suis un méchant. Alors attendons-nous, vous
à voir votre cré(ht s'affaiblir, tomber et se détruire en peu de temps, et moi à
devenir ce qu'il plaira au sort qui me poursuit. »
Dans la même lettre, Beaumarchais indique un procédé assez ingé-
nieux à l'usage des diplomates qui auraient encore le malheur de
rougir :
« J'ai vu le lord Rochford, écrit-il, je l'ai trouvé aussi affectueux qu'à l'or-
dinaire; mais, à l'explication de mon affaire, il est resté froid comme glace.
Je l'ai retourné de toutes façons : j'ai invoqué l'amitié, réclamé la confiance,
échauffé l'amour-propre par l'espoir d'être agréable à notre roi; mais j'ai pu
juger à la nature de ses réponses qu'il regarde ma commission comme une
affaire de police, d'espionnage, en un mot de sous-ordre, et, cette idée qu'il
a prise ayant subitement porté l'humiliation et le dépit dans mon cœur, j'ai
rougi comme un homme qui se serait dégradé par une vile commission. Il
est vrai que, me sentant rougir, je me suis baissé, comme si ma boucle
m'eût blessé le pied, en disant -.Pardon, mylqrdl de sorte qu'en me rele-
vant ma rougeur a pu passer pour l'effet naturel de la chute du sang dans la
tête, relativement à la posture que j'avais prise. Il n'est pas très rusé, notre
lord; quoi qu'il en soit, il ne me servira point, et je cours le plus grand
risque de ne pas réussir. J'en ai plus haut établi les funestes conséquences;
ceci peut être le grain d'un orage dont tout le mal se résoudra siu" votre tête
et sur la mienne.
940 REVUE DES DEUX MONDES.
« Vous devez faire l'impossible pour amener le roi à m'envoyer un ordre
ou mission signé de lui, dans les termes à peu près que j'ai indiqués dans
mon second extrait, et que je copierai à la fin de cette lettre. Cette besog-ne
est aussi délicate qu'essentielle aujourd'hui pour vous. 11 est venu à Londres
tant de gueux, de roués ou d'espèces relativement au dernier libelle, que
tout ce qui paraît tenir au même objet ne peut être vu dans ce pays qu'avec
beaucoup de mépris. C'est là le fond de votre argument auprès du roi; faites-
lui seulement le détail de ma visite au lord. 11 est certain qu'on ne peut pas
exiger décemment que ce ministre, tout mon ami qu'il est, se livre à moi
pour le service de mon maître, si ce maître ne met aucune différence entre
la mission délicate et secrète dont il honore un homme honnête et l'ordre
dont il fait charger un exempt de police qui marche à une expédition de son
ressort. »
Dans cette longue dépêche à M. de Sartines, dont nous ne citons
qu'une petite partie, on peut reconnaître, sans parler de la liberté
extrême des rapports de Beaumarchais avec le ministre, avec quelle
insistance habile il ramène tout à son idée fixe, obtenir un ordre
écrit de la main du roi. 11 y a sans doute de l'exagération dans son
thème. C'est un homme qui veut se faire valoir et gagner du terrain,
qui grossit de son mieux et l'importance d'un libelle, et le danger de
déplaire à une reine irritée, et la fragilité d'un ministre; mais il y a
du vrai aussi dans ce thème, applicable aux gouvernemens où les
questions de personnes absorbent toutes les autres, et M. de Sartines
finit sans doute par croire que sa destinée ministérielle est fiée en
effet à l'accomplissement des désirs de Beaumarchais, car il fait co-
pier au jeune roi le modèle d'un ordre que son correspondant, avec
un aplomb merveilleux, a rédigé lui-même, et qui est ainsi conçu :
« Le sieur de Beaumarchais, chargé de mes ordres secrets, partira pour sa
destination le plus tôt qu'il lui sera possible; la discrétion et la vivacité qu'il
mettra dans leur exécution sont la preuve la plus agréable qu'il puisse me
donner de son zèle pour mon service.
« Louis. »
« Marly, le 10 juillet 1774. »
Je n'ai pas retrouvé dans les papiers le texte de cet ordre, écrit de
la main du roi; mais je vois, dans la lettre qui suit celle qu'on vient
de lire, que Beaumarchais l'a enfin reçu :
« L'ordre de mon maître, écrit-il à M. de Sartines, est encore vierge, c'est-
à-dire qu'il n'a été vu de personne; mais s'il ne m'a pas encore servi relati-
vement aux autres, il ne m'en a pas moins été d'un merveilleux secours
pour moi-même, en multipliant mes forces et en doublant mon courage. »
Dans une autre dépêche, Beaumarchais écrit au roi lui-même en
ces termes :
« Un amant porte à son col le portrait de sa maîtresse; un avare y attache
ses clefs, un dévot son reliquaire; moi, j'ai fait faire une boite d'or ovale.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 941
grande et plate, en forme de lentille, dans laquelle j'ai enfermé Tordre de
Votre Majesté, que j'ai suspendu avec une chaînette d'or à mon col, comme
la chose la plus nécessaire à mon travail et la plus précieuse pour moi. »
Voilà donc Beaumarchais, décoré de sa boîte d'or pendue à son
col, qui se met à l'œuvre pour s'emparer de l'esprit du Juif Ange-
lucci, et le déterminer à la destruction d'un libelle pour la publi-
cation duquel les ennemis secrets de la reine lui ont promis monts
et merveilles. Il y parvient à grand renfort d'éloquence, mais aussi,
comme toujours, à grand renfort d'argent. Moyennant l,ZiOO livres
sterling, environ 35,600 francs, le Juif renonce à sa spéculation.
Le manuscrit et 4,000 exemplaires sont brûlés à Londres. Les deux
contractans se rendent ensuite à Amsterdam pour y détruire égale-
ment l'édition hollandaise. Beaumarchais fait prendre par écrit à
Angelucci les plus beaux engagemens du monde, et, tranquille sur
son opération, il se livre au plaisir de visiter Amsterdam en touriste.
Tout à coup il apprend que le rusé Juif, dont il se croyait sûr, est
parti brusquement et secrètement pour Nuremberg, emportant, avec
l'argent qu'il a reçu de lui, un exemplaire échappé à sa vigilance,
qu'il va faire réimprimer en français et en italien. Beaumarchais
devient furieux , et se prépare à le poursuivre. Ses lettres, à cette
période de sa négociation,^ sont d'une vivacité fiévreuse :
« Je suis comme un lion, écrit-il à M. de Sartines. Je n'ai plus d'argent, mais
j'ai des diamans, des bijoux, je vais tout vendre, et, la rage dans le cœur, je
vais recommencer à postillonner... Je ne sais pas l'allemand, les chemins que
je vais prendre me sont inconnus, mais je viens de me procurer une bonne
carte, et je vois déjà que je vais à Nimègue, à Clèves, à Dusseldorf, à Cologne,
à Francfort, à Mayence, et enfin à Nuremberg. J'irai jour et nuit, si je ne
tombe pas de fatigue en chemin. Malheur à l'abominable homme qui me
force à faire trois ou quatre cents lieues de plus, quand je croyais m'aller
reposer! Si je le trouve en chemin, je le dépouille de ses papiers et je le tue,
pour prix des chagrins et des peines qu'il me cause. »
Telles sont les dispositions d'esprit dans lesquelles Beaumarchais
court après le Juif Angelucci à travers l'Allemagne. Il le rencontre
enfin près de Nuremberg à l'entrée de la forêt de Neuchstadt, trot-
tant sur un petit cheval et ne se doutant guère du désagrément qui
galope derrière lui. Au bruit de la chaise de poste, il se retourne,
et, reconnaissant Beaumarchais, il se précipite dans le bois ; Beau-
marchais saute de sa chaise et court, le pistolet au poing, sur le Juif,
dont le cheval, gêné par les arbres, qui deviennent de plus en plus
serrés, est bientôt forcé de s'arrêter. Beaumarchais le prend par la
botte, le jette à bas de son cheval, lui fait retourner ses poches et
vider sa valise, au fond de laquelle il retrouve l'exemplaire soustrait
à sa vigilance. Cependant les supplications de l'Israélite adoucissent
942 EEYUE DES DEUX MONDES.
un peu l'humeur féroce que nous avons vu Beaumarchais manifester
tout à l'heure, car non-seulement il ne le tue point, mais encore il
lui laisse une partie des billets de banque qu'il lui avait donnés pré-
cédemment. Après cette opération, il traversait de nouveau la forêt
pour regagner sa voiture, lorsque survient un nouvel incident, déjà
connu par une lettre publiée dans les œuvres de Beaumarchais. Au
moment où il venait de quitter le Juif Angelucci, il se voit à son tour
attaqué par deux brigands, dont l'un, armé d'un long couteau, lui
demande la bourse ou la vie. 11 fait feu sur lui de son pistolet,
l'amorce ne prend pas; terrassé par derrière, il reçoit en pleine poi-
trine un coup de couteau qui, heureusement, rencontre la fameuse
boîte d'or contenant le billet de Louis XVI : la pointe glisse sur le
métal, sillonne la poitrine, et va percer le menton de Beaumarchais.
Il se relève par un effort désespéré, arrache au brigand ce couteau,
dont la lame lui déchire la main, le terrasse à son tour et se prépare
à le garrotter; mais le second brigand, qui s'est d'abord enfui, re-
vient avec des compagnons, et la scène allait devenir funeste pour
l'agent secret de Louis XVI, lorsque l'arrivée de son laquais et le
son du cor du postillon mettent les brigands en fuite (1) .
Tout ce récit est tellement romanesque, que l'on hésiterait à y
croire, si dans le dossier de toute l'affaire ne se trouvait un pro-
cès-verbal dressé par le bourguemestre de Nuremberg, sur l'ordre
de l'impératrice Marie-Thérèse, et à la suite d'un autre incident non
moins étrange qu'on va raconter aussi. Dans ce procès-verbal, en
date du 17 septembre 1774, le bourgeois Conrad Gruber, tenant
l'auberge du Coq-Rouge à Nuremberg, expose comment M. de Ronac
(c'est-à-dire Beaumarchais) est arrivé chez lui blessé au visage et à
la main le 14 août au soir après la scène du bois, et il ajoute un dé-
tail qui confirme bien l'état de fièvre que nous avons cru reconnaître
dans les lettres de Beaumarchais lui-même. <( 11 déclare qu'on avait
remarqué en M. de Ronac beaucoup d'inquiétude, qu'il s'était levé
de très grand matin et qu'il avait couru dans toute la maison, de ma-
nière qu'à juger de toute sa conduite, il paraissait avoir l'esprit un
peu aliéné. » Une telle complication d'incidens pouvait bien en effet
avoir produit sur le cerveau de Beaumarchais une excitation que ce
digne Conrad Gruber prend pour de l'ahénation d'esprit; mais le
voyageur n'était pas au bout de ses aventures, et la dernière devait
encore dépasser en bizarrerie toutes les autres.
Craignant qu'après son départ de Nuremberg le Juif Angelucci ne
s'y rendît avec quelque autre exemplaire du libelle et jugeant qu'il
serait utile de le faire arrêter et conduire en France, Beaumarchais
(1) Dans sa lettre ostensible écrite d'Allemagne pour ses anais et qu'on a publiée, Beau-
marchais ne raconte que la scène des deux brigands; il se tait sur toutes les circon-
stances relatives à sa mission secrète et au Juif Angelucci.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 9^3
prend le parti de pousser jusqu'à Yieune, de demander une audience
à Marie-Thérèse, et de solliciter de l'impératrice un ordre pour l'ex-
tradition de cet homme. Les souffrances occasionnées par ses bles-
sures lui rendant trop pénible le voyage par terre, il gagne le Da-
nube, loue un bateau, s'embarque et arrive à Vienne. Ici nous le
laisserons parler lui-même; le détail qui suit, complètement inconnu
jusqu'à présent, est assez curieux et assez vivement raconté pour
que la citation ne paraisse peut-être pas trop longue. Nous l'emprun-
tons à un volumineux mémoire inédit adressé à Louis XVI par Beau-
marchais après son retour en France, et daté du 15 octobre 1774.
« Mon premier soin à Vienne, écrit Beaumarchais, fut de faire une lettre
pour l'impératrice. La crainte que la lettre ne fût vue de tout autre m'em-
pêcha d'y exphquer le motif de l'audience que je sollicitais. Je tâchais sim-
plement d'exciter sa curiosité. N'ayant nul accès auprès d'elle, je fus trouver
M. le baron de Neny, son secrétaire, lequel, sur mon refus de lui dire ce que
je désirais, et sur mon visage balafré, me prit apparemment pour quelque
officier irlandais ou quelque aventurier blessé qui voulait arracher quelques
ducats à la compassion de sa majesté. Il me reçut au plus mal, refusa de se
charger de ma lettre, à moins que je ne lui disse mon secret, et m'aurait enfin
tout à fait éconduit, si, prenant à mon tour un ton aussi fier que le sien, je
ne l'avais assuré que je le rendais garant envers l'impératrice de tout le mal
que son refus pouvait faire à la plus importante opération, s'il ne se char-
geait à l'instant de rendre ma lettre à sa souveraine.
« Plus étonné de mon ton qu'il ne l'avait été de ma figure, il prend ma
lettre en rechignant, et me dit que je ne devais pas espérer pour cela que
l'impératrice consentit à me voir. — Ce n'est pas, monsieur, ce qui doit vous
inquiéter. Si l'impératrice me refuse audience, vous et moi nous aurons fait
notre devoir, le reste est à la fortune.
« Le lendemain, l'impératrice voulut bien m'aboucher avec M. le comte de
Seilern, président de la régence à Vienne, qui, sur le simple exposé d'une
mission émanée du roi de France, que je me réservais d'expliquer à l'impé-
ratrice, me proposa de me conduire sur-le-champ à Schœnbrunn, où était
sa majesté. Je m'y rendis, quoique les courses de la veille eussent beaucoup
aggravé mes souffrances.
« Je présentai d'abord à l'impératrice l'ordre de votre majesté, sire, dont
elle me dit reconnaître parfaitement l'écriture, ajoutant que je pouvais parler
librement devant le comte de Seilern, pour lequel sa majesté m'assura qu'elle
n'avait rien de caché , et des avis duquel elle s'était toujours bien trouvée.
« — Madame, lui dis-je, il s'agit bien moins ici d'un intérêt d'état proprement
dit que des efforts que de noirs intrigans font en France pour détruire le
bonheur de la reine en troublant le repos du roi. — Je lui fis alors le détail
qu'on vient de Ure (1). A chaque circonstance, joignant les mains de surprise,
l'impératrice répétait : Mais, monsieur, où avez- vous pris un zèle aussi ardent
pour les intérêts de mon gendre et surtout de ma fille?
(1) C'est-à-dire le récit de toute l'affaire que nous avons résumé plus haut jusqu'à Tar-
rivée à Vienne.
9llll REVUE DES DEUX MONDES.
« — Madame, j'ai été l'un des hommes les plus malheureux de France sur
la fin du dernier règne. La reine en ces temps affreux n'a pas dédaigné de
montrer quelque sensibilité pour toutes les horreurs qu'on accumulait sur
moi. En la servant aujourd'hui, sans espoir même qu'elle en soit jamais in-
struite, je ne fais qu'acquitter une dette immense; plus mon entreprise est
difficile, plus je suis enflammé pour sa réussite. La reine a daigné dire un
jour hautement que je montrais dans mes défenses trop de courage et d'es-
prit pour avoir les torts qu'on m'imputait; que dirait-elle aujourd'hui, ma-
dame, si, dans une affaire qui intéresse également elle et le roi, elle me voyait
manquer de ce courage qui l'a frappée, de cette conduite qu'elle appelle es-
prit? Elle en conclurait que j'ai manqué de zèle. Cet homme, dirait-elle, a
bien réussi en huit jours de temps à détruire un libelle qui outrageait le feu
roi et sa maîtresse, lorsque les ministres anglais et français faisaient depuis
dix -huit mois de vains efforts pour l'empêcher de paraître. Aujourd'hui, chargé
d'une pareille mission qui nous intéresse, il manque d'y réussir : ou c'est un
traître, ou c'est un sot, et dans les deux cas il est également indigne de la
confiance qu'on a en lui. Voilà, madame, les motifs supérieurs qui m'ont fait
braver tous les dangers, mépriser les douleurs et surmonter tous les obstacles.
« — Mais, monsieur, quelle nécessité à vous de changer de nom?
« — Madame, je suis trop connu malheureusement sous le mien dans toute
l'Europe lettrée, et mes défenses imprimées dans ma dernière affaire ont tel-
lement échauffé tous les esprits en ma faveur, que, partout où je parais sous
le nom de Beaumarchais, soit que j'excite l'intérêt d'amitié ou celui de com-
passion, ou seulement de curiosité, l'on me visite, l'on m'invite, l'on m'entoure,
et je ne suis plus libre de travailler aussi secrètement que l'exige une com-
mission aussi délicate que la mienne. Voilà pourquoi j'ai supplié le roi de me
permettre de voyager avec le nom de Ronac, sous lequel est mon passe-port,
« L'impératrice me parut avoir la plus grande curiosité de lire l'ouvrage
dont la destruction m'avait coûté tant de peines. Sa lecture suivit immédiate-
ment notre explication. Sa majesté eut la bonté d'entrer avec moi dans les
détails les plus intimes à ce sujet; elle eut aussi celle de m'écouter beaucoup.
Je restai plus de trois heures et demie avec elle, et je la suppliai bien des fois
avec les plus vives instances de ne pas perdre un moment pour envoyer à Nu-
remberg. — Mais cet homme aura-t-il osé s'y montrer, sachant que vous y
alliez vous-même? me dit l'impératrice. — Madame, pour l'engager encore
plus à s'y rendre, je l'ai trompé en lui disant que je rebroussais chemin et
reprenais sur-le-champ la route de France. D'ailleurs il y est ou n'y est pas.
Dans le premier cas, en le faisant conduire en France, votre majesté rendra
un service essentiel au roi et à la reine; dans le second, ce n'est tout au plus
qu'une démarche perdue, ainsi que celle que je supplie votre majesté de faire
faire secrètement en fouillant pendant quelque temps toutes les imprimeries
de Nuremberg, afin de s'assurer qu'on n'y réimprime pas cette infamie; car,
par les précautions que j'ai prises ailleurs, je réponds aujourd'hui de l'Angle-
terre et de la Hollande.
« L'impératrice poussa la bonté jusqu'à me remercier du zèle ardent et rai-
sonné que je montrais; elle me pria de lui laisser la brochure jusqu'au lende-
main, en me donnant sa parole sacrée de me la faire remettre par M. de Sei-
lern. — Allez vous mettre au lit, me dit-elle avec une grâce infinie; faites-vous
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 945
saigner promptement (1). On ne doit jamais oublier ici ni en France combien
vous avez montré de zèle en cette occasion pour le service de vos maîtres.
« Je n'entre, sire, dans ces détails que pour mieux en faire sentir le con-
traste avec la conduite qu'on devait bientôt tenir à mon égard. Je retourne à
Vienne, la tête encore échauffée de cette conférence; je jette sur le papier
une foule de réflexions qui me paraissent très fortes relativement à l'objet
que j'y avais traité; je les adresse à l'impératrice; M. le comte de Seilern se
charge de les lui montrer. Cependant on ne me rend pas mon livre, et ce
jour môme, à neuf heures du soir, je vois entrer dans ma chambre huit
grenadiers baïonnette au fusil, deux officiers l'épée nue, et un secrétaire de
la régence porteur d'un mot du comte de Seilern, qui m'invite à me laisser
arrêter, se réservant, dit-il, de m'expliquer de bouche les raisons de cette con-
duite que j'approuverai sûrement. — Point de résistance, me dit le chargé
d'ordres.
« -r Monsieur, répondis-je froidement, j'en fais quelquefois contre les vo-
leurs, mais jamais contre les empereurs.
« On me fait mettre le scellé sur tous mes papiers. Je demande à écrire à
l'impératrice, on me refuse. On m'ôte tous mes effets, couteau, ciseaux, jus-
qu'à mes boucles, et on me laisse cette nombreuse garde dans ma chambre,
où elle est restée trente et un jotcrs ou quarante-quatre mille six cent qua-
rante minutes; car pendant que les heures courent si rapidement pour les
gens heureux qu'à peine s'aperçoivent-ils qu'elles se succèdent, les infortunés
hachent le temps de la douleur par minutes et par secondes, et les trouvent
bien longues prises chacune séparément (2). Toujours un de ces grenadiers, la
baïonnette au fusil, a eu pendant ce temps les yeux sur moi, soit que je fusse
éveillé ou endormi.
« Qu'on juge de ma surprise, de ma fureur! Songer à ma santé dans ces mo-
mens affreux, cela n'était pas possible. La personne qui m'avait arrêté vint
me voir le lendemain pour me tranquilliser. — Monsieur, lui dis-je, il n'y a
nul repos pour moi jusqu'à ce que j'aie écrit à l'impératrice. Ce qui m'ar-
rive est inconcevable. Faites-moi donner des plumes et du papier, ou prépa*
rez-vous à me faire enchaîner bientôt, car il y a de quoi devenir fou.
« Enfin l'on me permet d'écrire; M. de Sartines a toutes mes lettres, qui lui
ont été envoyées : qu'on 'es lise, on y verra de quelle nature était le chagrin
qui me tuait. Rien qui eût rapport à moi ne me touchait; tout mon désespoir
portait sur la faute horrible qu'on commettait à Vienne contre les intérêts de
votre majesté, en m'y retenant prisonnier. Qu'on me garrotte dans ma voiture,
disais-je, et qu'on me conduise en France. Je n'écoute aucun amour-propre,
quand le devoir devient si pressant. Ou je suis M. de Beaumarchais, ou je suis
un scélérat qui en usurpe le nom et la mission. Dans les deux cas, il est contre
toute bonne politique de me faire perdre un mois à Vienne. Si je suis un
fourbe, en me renvoyant en France, on ne fait que hâter ma punition; mais
si je suis Beaumarchais, comme il est inouï qu'on en doute après ce qui s'est
passé, quand on serait payé pour nuire aux intérêts du roi mon maître, on
(1) Ces mots de rimpératrice : « Faites- vous saigner promptement, » pourraient bien
être le résultat d'un sentiment analogue à celui de l'aubergiste Conrad Gruber.
(2) Souvenir d'horlogerie assez ingénieusement appliqué ici.
TOME I. 61
''946 REVUE DES DEUX MONDES.
ne pourrait pas faire pis que de m'arrêter à Vienne dans un temps où je puis
être si utile ailleurs. — Nulle réponse. On me laisse huit jours entiers livré à
cette angoisse meurtrière. Enfln on m'envoie un conseiller de la régence pour
•m'interroger. — Je proteste, monsieur, lui dis-je, contre la violence qui m'est
ici faite au mépris de tout droit des gens: je viens invoquer la sollicitude ma-
ternelle, et je me trouve accablé sous le poids de l'autorité impériale! — 11 me
propose d'écrire tout ce que je voudrai, dont il se rendra porteur. Je démontre
dans mon écrit le tort qu'on fait aux intérêts du roi en me retenant les bras
croisés à Vienne. J'écris à M. de Sartines; je supplie au moins qu'on fasse
partir un courrier en diligence. Je renouvelle mes instances au sujet de Nurem-
berg. Point de réponse. On m'a laissé un mois entier prisonnier sans daigner me
tranquilliser sur rien. Alors, ramassant toute ma philosophie et cédant à la fa-
talité d'une aussi fâcheuse étoile, je me livre enfin au soin de ma santé. Je me
fais saigner, droguer, purger. On m'avait traité comme un homme sus-
pect en m'arrêtant, comme un frénétique en m'ôtant rasoirs, couteaux, ci-
seaux, etc., comme un sot en me refusant des plumes et de l'encre, et c'est
au milieu de tant de maux, d'inquiétudes et de contradictions, que j'ai at-
tendu la lettre de M. de Sartines.
« En me la rendant le trente et unième jour de ma détention, on m'a dit :
Vous êtes libre, monsieur, de rester ou de partir, selon votre désir ou votre
santé. — Quand je devrais mourir en route, ai-je répondu, je ne resterai pas
un quart d'heure à Vienne. On m'a présenté mille ducats de la part de l'im-
pératrice. Je les ai refusés sans orgueil, mais avec fermeté. — Vous n'avez
point d'aiutre argent pour partir, m'a-t-on dit, tous vos effets sont en France.
— Je ferai donc mon billet de ce que je ne puis me dispenser d'emprunter
pour mon voyage. — Monsieur, une impératrice ne prête point. — Et moi je
n'accepte de bienfaits que de mon maître : il est assez grand seigneur pour me
récompenser, si je l'ai bien servi; mais je ne recevrai rien, je ne recevrai
surtout point de l'argent d'une puissance étrangère chez qui j'ai été si
odieusement traité. — Monsieur, l'impératrice trouvera que vous prenez de
grandes libertés avec elle d'oser la refuser. — Monsieur, la seule liberté qu'on
ne puisse empêcher de prendre à un homme très respectueux, mais aussi
cruellement outragé, est celle de refuser des bienfaits. Au reste le roi mon
maître décidera si j'ai tort ou non de tenir cette conduite, mais jusqu'à sa
décision je ne puis ni ne veux en avoir d'autre.
« Le même soir, je pars de Vienne, et, venant jour et nuit sans me reposer,
j'arrive à Paris le neuvième jour de mon voyage, espérant y trouver des
éclaircissemens sur une aventure aussi incroyable que mon emprisonnement
à Vienne. La seule chose que M. de Sartines m'ait dite à ce sujet est que l'im-
pératrice m'a pris pour un aventurier; mais je lui ai montré un ordre de la
main de votre majesté, je suis entré dans des détails qui , selon moi, ne de-
vaient laisser aucun doute sur mon compte. C'est d'après ces considérations
que j'ose espérer, sire, que votre majesté voudra bien ne pas désapprouver
le refus que je persiste à faire de l'argent de l'impératrice, et me permettre de
le renvoyer à Vienne. J'aurais pu regarder comme une espèce de dédomma-
gement flatteur de l'errem" où l'on était tombé à mon égard, ou un mot obU-
geant de l'impératrice, ou son portrait, ou telle autre chose honorable que
BEAUMARCHAIS, SA YIE ET SON TEMPS. 9Zi7
j'aurais pu opposer au reproche qu'on me fait partout d'avoir été arrêté
à Vienne comme un homme suspect; mais de l'argent, sire! c'est le comble
de l'humiliation pour moi, et je ne crois pas avoir mérité qu'on m'en fasse
éprouver, pour prix de l'activité, du zèle et du courage avec lesquels j'ai
rempli de mon mieux la plus épineuse commission.
« J'attends les ordres de votre majesté.
« Caron de Beaumarchais. »
C'est ainsi que se vérifiait, aux dépens de Beaumarchais, la justesse
de la maxime de Talleyrand : « Surtout, messieurs, pas de zèle. »
En se remuant à outrance pour une bagatelle, il gagnait un mois de
prison, et quand il se plaignait à M. de Sartines, ce dernier lui ré-
pondait : « Que voulez-vous? l'impératrice vous a pris pour un aven-
turier. » Il y a, ce me semble, de la candeur dans l'étonnement de
Beaumarchais, qui ne peut parvenir à comprendre que sa boîte d'or
pendue au col, son billet royal, son ardeur fiévreuse, son abus des
chevaux de poste, son changement de nom, son assassinat et ses bri-
gands, le tout à propos d'une méchante brochure, aient formé un
composé assez bizarre pour inspirer à Marie-Thérèse quelque dé-
fiance, et que ce qui devait, suivant lui, le rendre intéressant n'ait
servi qu'à le rendre suspect de folie ou de fourberie. Il paraît cepen-
dant que, pour le consoler des mille ducats qu'il avait sur le cœur,
on lui remit en échange un diamant avec autorisation de le porter
comme un présent de l'impératrice.
Un mot enfin sur la carte à payer de cette importante affaire. Beau-
marchais, dont le but principal, en ce moment, est d'obtenir que le
roi facilite sa réhabilitation devant le nouveau parlement, travaille
gratis, et ne demande rien pour lui-même; mais les chevaux de poste
coûtent fort cher, et depuis le mois de mars, en y comprenant les
voyages relatifs à Morande, dont les frais ne sont pas encore payés,
il a fait en allées et venues, pour le service du roi, dix-huit cents
lieues. Le total, y compris l'achat du libelle Angelucci et les frais de
séjour en diverses villes, se monte à 2,783 guinées, c'est-à-dire plus
de 72,000 fr. Ainsi, en faisant rentrer dans ce compte les 100,000 fr.
donnés à Morande, on dépensait i72,000 francs, on employait pen-
dant six mois toute l'activité d'un homme intelligent, et cela pour
arriver à la destruction de deux méchantes rapsodies qui ne valaient
pas 72 deniers. Singulier moyen d'arrêter la confection des libelles,
et singulier emploi de la fortune publique!
Cependant, en déployant beaucoup d'activité pour des objets de
peu d'importance, Beaumarchais gagnait du terrain. Il était en cor-
respondance suivie avec M. de Sartines ; il lui transmettait avec un
mélange de bon sens et de joviale familiarité ses observations et ses
vues sur tous les nicidens de la politique de chaque jour; il allait et
venait sans cesse de Paris à Londres pour la surveillance des libelles,
9AS REVUE DES DEUX MONDES.
et suivait déjà avec attention la querelle des colonies anglaises de
l'Amérique avec la métropole. Bientôt on eut encore recours à lui
pour une troisième affaire d'un ordre plus relevé que les deux pre-
mières. Jusqu'ici, nous l'avons vu uniquement occupé de dépister,
de poursuivre ou d'acheter d'obscurs libellistes; le gouvernement
français va le mettre aux prises avec un personnage célèbre comme
lui, aussi fin, presque aussi spirituel et beaucoup plus bizarre que lui.
II. — BEAUMARCHAIS ET LE CHEVALIER D'ÉON.
L'histoire humaine est riche en mystifications; mais de toutes les
mystifications historiques, une des plus étranges et des plus ridiqules
est sans contredit celle qui se rattache à la vie du chevalier d'Éon.
Voici un personnage qui jusqu'à l'âge de quarante-trois ans est con-
sidéré partout comme un homme, qui, en cette qualité d'homme, de-
vient successivement docteur en droit, avocat au parlement de Paris,
censeur pour les belles-lettres, agent diplomatique, chevalier de Saint-
Louis, capitaine de dragons, secrétaire d'ambassade, et qui enfin
i:emp]it pendant quelques mois les fonctions de ministre plénipoten-
tiaire de la cour de France à Londres. A la suite d'une querelle vio-
lente et scandaleuse avec l'ambassadeur, comte de Guerchy, dont
il a occupé le poste par intérim, il est destitué et rappelé oflicielle-
ment par Louis XV, mais maintenu secrètement par lui à Londres
avec une pension de 12,000 livres. Bientôt, vers 1771, des doutes
venus on ne sait d'où, engendrés on ne sait comment, s'élèvent sur
le sexe de ce capitaine de dragons, et des paris énormes s'engagent
à la manière anglaise sur cette question. Le chevalier d'Éon, qui
pourrait facilement dissiper toutes les incertitudes, les laisse se
propager et s'accroître; la fièvre des paris redouble, et l'opinion
que le chevalier est une femme ne tarde pas à devenir l'opinion la
plus générale. Peu de temps après, en 1775, Beaumarchais, auquel
il a déclaré qu'il était une femme, vient lui enjoindre, au nom du roi
Louis XVI, de rendre cette déclaration publique et de prendre les
habits de son sexe. 11 signe la déclaration demandée, et après avoir
hésité un peu plus longtemps sur le changement de costume, il se
résigne enfin, quitte à cinquante ans son uniforme de dragon pour
prendre une jupe et une coiffe, et en 1778 apparaît à Versailles dans
cet accoutrement, qu'il garde jusqu'à sa mort, c'est-à-dire pendant
trente-deux ans. On écrit avec sa coopération, sous le titre de Vie
militaire^ politique et privée de la demoiselle d'Eon, un beau roman
dans lequel on raconte que ses parens l'ont fait baptiser comme
garçon, quoiqu'il fût une fille, afin de conserver un bien que sa famille
devait perdre faute d'héritiers mâles. Le chevalier écrit de son côté et
pubUe de nombreux factums dans lesquels il pose en chevalière, se
BEAUMARCHAIS, SA YIE ET SON TEMPS. 949
félicite d'avoir pu, au milieu du désordre des camps, des sièges et des
batailles, v. conserver, dit-il, intacte cette Jleur de pureté, gage si pré-
cieux et si fragile, hélas! de nos mœurs et de notre /oi. « On le com-
pare à Minerve et à Jeanne d'Arc! Dorât adresse des épîtres galantes
à cette vieille héroïne qui a illustré son sexe. Les écrivains les plus
sérieux et qu'on devrait croire les mieux informés sont dupés comme
tous les autres, et le grave auteur de \ Histoire de la Diplomatie fran-
çaise, M. de Flassan, écrit sur le chevalier d'Éon les lignes suivantes :
« On ne peut nier, dit M. de Flassan, qu'elle (la chevalière d'Éon) n'ait
offert une espèce de phénomène. La nature se trompa en lui donnant un
sexe si opposé à son caractère fier et décidé. Sa manie de voidoir jouer
l'homme et de tromper les observateurs la rendit quelquefois mauvaise tête,
et elle traita M. de Guerchy avec une impertinence inexcusable vis-à-vis d'un
ministre du roi. Du reste, elle mérite de l'estime et du respect pour la con-
stance qu'elle mit à dérober son sexe à tant de regards perçans... Le rôle
brillant que cette femme a joué dans des missions délicates et au milieu de
tant de circonstances contraires prouve en particulier qu'elle était plus
propre à la politique par son esprit et ses connaissances que beaucoup
d'hommes qui ont couru la même carrière (1). »
C'est en 1809, un an avant la mort de la chevalière d'Éon, que
M. de Flassan écrivait les lignes que nous venons de citer. Un an
après, le 21 mai 1810, la chevalière d'Éon mourait à Londres, et à
l'inspection de son corps, il était démontré et constaté de la manière
la plus authentique que cette prétendue chevalière, à qui l'historien
de la diplomatie française reproche la manie de voidoir jouer l'homme
et de tromper les observateurs, que cette prétendue chevalière était
un chevalier parfaitement constitué (2) .
Que signifie cette grotesque mystification, et comment s'en expli-
quer le succès? Quel motif a pu porter un homme distingué par son
rang, un officier intrépide, un secrétaire d'ambassade, un chevalier
de Saint-Louis, à se faire passer pour femme pendant plus de trente
ans? Ce rôle lui fut-il imposé? S'il fut imposé, comment et pourquoi
un gouvernement a-t-il pu exiger d'un capitaine de dragons âgé de
quarante-sept ans un travestissement aussi ridicule, et comment ce
dragon de quarante-sept ans, qui se faisait la barbe, à l'instar de tous
les dragons, qui, d'après les propres paroles de Beaumarchais, buvait,
fumait et jurait comme un estafier allemand, a-t-il pu mystifier tant de
personnes, à commencer par Beaumarchais lui-même? car ce dernier,
(1) Histoire générale et raîsonnée de la diplomatie française, t. V, p. 454. 1809.
(2) C'est ce qui résulte de rattestation suivante : « Je certifie par le présent que j'ai
examiné et disséqué le corps du chevalier d'Éon en présence de M. Adair, de M. Wilson,
du père Elysée, et que j'ai trouvé les organes mâles de la génération parfaitement for-
més sous tous les rapports. — Le 23 mai 1810. — Thom Gopeland, chirurgien. » A cette
attestation sont jointes les signatures d'une grande quantité de personnages notables,
qui mettent hors de doute le sexe du chevalier d'Éon.
950 REVUE DES DEUX MONDES.
on va le voir, a toujours cru très sincèrement que le dragon était une
femme, et une femme amoureuse de lui, Beaumarchais! Gomment
enfin et pourquoi ce problème de carnaval a-t-il pu devenir une
sorte de question d'état, donner lieu à une foule de négociations,
faire agir, parler, écrire, des rois et des ministres, faire voyager des
courriers, et dépenser, comme toujours, beaucoup d'argent? Ces
diverses questions, qui prouvent à quel point Montaigne avait raison
quand il disait en son langage : La plupart de nos vacations sontfar-
cesques, — ces diverses questions sont loin d'être éclaircies.
La version la plus accréditée sur le chevalier d'Éon est celle-ci.
Ayant, dans sa jeunesse, les apparences d'une femme, il aurait été
envoyé une fois par Louis XY, sous un déguisement féminin, à la
cour de Saint-Pétersbourg. Il se serait introduit auprès de l'impéra-
trice Elisabeth en qualité de lectrice, et aurait contribué au rappro-
chement des deux cours. 11 en serait résulté quelques doutes sur son
sexe. Ces doutes, disparus au milieu d'une carrière toute virile, au-
raient été réveillés et propagés longtemps après par Louis XV lui-
même, à la suite de l'éclat scandaleux occasionné par la querelle de
d'Éon et du comte de Guerchy. Ne voulant point sévir contre un
agent qu'il avait employé avec utilité dans sa diplomatie secrète,
voulant, d'un autre côté, donner satisfaction à la famille de Guer-
chy, empêcher un duel entre le jeune fils de l'ambassadeur, qui
avait juré de venger son père, et d'Éon, duelliste redouté, — voulant
enfin arrêter toutes les conséquences de cette querelle, le roi aurait
été conduit, par le souvenir des travestissemens de la jeunesse de
d'Éon, à lui enjoindre de laisser s'accréditer le bruit qu'il était une
femme. Louis XVI, adoptant la politique de son aïeul, l'aurait forcé
de se déclarer femme et de prendre le costume féminin. « Depuis
longtemps, dit M™^ Campan, ce bizarre personnage sollicitait sa ren-
trée en France; mais il fallait trouver un moyen d'épargner à la
famille qu'il avait offensée l'espèce d'insulte qu'elle verrait dans son
retour : on lui fit prendre le costume d'un sexe auquel on pardonne
tout en France. »
Tel est le thème le plus généralement admis sur le chevalier d'Éon;
mais il paraît bien inconcevable. Comment s'expliquer en efiet qu'un
roi, pour arrêter les suites d'une querelle, ne trouve pas de moyen plus
simple que de changer un des adversaires en femme, et qu'un offi-
cier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et
porter des jupes pendant tout le reste de sa vie plutôt cpie de s'en-
gager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation,
ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l'exil en gardant sa liberté
et son sexe? Comment s'expliquer enfin, si le chevalier d'Éon n'est
qjiie la victime résignée des volontés de Louis XV, adoptées par
Louis XVI, que lorsque ces deux rois sont morts, lorsque la monar-
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 951
chie française elle-même n'existe plus, lorsque d'Eon, retiré à Lon-
dres, n'a plus aucun intérêt d'argent et de situation à subir le traves-
tissement imposé, comment s'expliquer qu'il persiste à le conserver
jusqu'à sa mort?
Tout cela est fort singulier et peu compréhensible. Un nouveau
thème s'est produit, il y a une vingtaine d'années, sur le chevalier
d'Éon. Cette donnée est très hardie, nous éprouvons même quelque
embarras à la reproduire; cependant, comme elle est développée dans
un ouvrage en deux volumes, qu'on nous déclare emprunté à des
documens authentiques (1) , il faut bien en dire un mot. L'auteur de
cet ouvrage affirme que, si le fameux chevalier d'Éon a consenti à
passer pour une femme, ce n'est pas dans l'intérêt de la maison de
Guerchy, mais pour sauver l'honneur de la reine d'Angleterre, So-
phie-Charlotte, femme de George 111. Il raconte que, d'Éon ayant été
surpris avec la reine par le roi, un médecin ami de la reine et de
d'Éon aurait déclaré au roi que d'Éon était une femme. George III s'en
serait informé auprès de Louis XV, qui, dans l'intérêt de la tranquil-
lité de son royal confrère, se serait empressé d'assurer qu'en effet
d'Éon était une femme. A partir de ce jour, d'Éon aurait été con-
damné à changer de sexe, avec cette consolation d'avoir donné un roi
à l'Angleterre, car l'auteur du livre en question n'hésite pas à nous
dire qu'il est persuadé que cette prétendue femme était le père de
George IV.
Cette révélation au sujet d'une reine, qui, si nous ne nous trom-
pons, a toujours passé jusqu'ici pour une très honnête femme, cette
révélation aurait besoin, pour être admise, d'être appuyée sur des
preuves concluantes que nous cherchons en vain dans l'ouvrage inti-
tulé : Mémoires du chevalier d'Éon. Sauf une lettre du duc d'Aiguil-
lon au chevalier qui, si elle est authentique, pourrait, quoiqu'elle ne
désigne pas positivement la reine Sophie-Charlotte, prêter quelque
force à l'hypothèse de l'auteur, tout se réduit dans ce livre, au moins
quant à la question principale, à des assertions très hasardées, à des
inductions arbitraires accompagnées de récits peu vraisemblables et
de dialogues de fantaisie qui donnent à cet ouvrage les apparences
d'un roman, et lui enlèvent presque toute autorité (2).
(1) Cet ouvrage est intitulé Mémoires du chevalier d'Éon, publiés pour la première
fois sur les papiers fournis par sa famille et d'après les matériaux authentiques déposés
aux archives des affaires étrangères, par M. Gaillardet, auteur de la Tour de Nesle.
(2) Si on voulait ici discuter l'hypothèse de M. Gaillardet, les objections ne manque-
raient pas. Gomment s'expliquer par exemple que d'Éon, déterminé à sauver l'honneur
de la reine d'Angleterre en se donnant connue une femme, favorise par son silence le.s
paris sur son sexe et les laisse se multiplier pendant quatre ans, depuis 1771, époque de
la scène racontée paT l'auteur des Mémoires, jusqu'en 1775, époque où d'Éon signe la
déclaration dictée par Beaumarchais? Et coimnent sexpliquer que durant ces quati-e ans
le roi George III, qui, dans l'hypothèse en question, aurait un intérêt capital à éclaircir
952 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne nous proposons point ici d'exposer à notre tour un sys-
tème sur le chevalier d'Éon : ce singulier personnage ne figure
qu'accessoirement dans la vie de Beaumarchais, et il nous suffira de
prendre la situation au moment où ce dernier entre en scène.
C'est en mai 1775. Le chevalier d'Éon est à Londres, disgracié et
banni depuis sa querelle avec le comte de Guerchy, mais n'en conti-
nuant pas moins à toucher, même après la mort de Louis XV, la
pension secrète de 12,000 francs que ce roi lui a accordée en 1766.
Les doutes élevés sur son sexe paraissent dater de 1771. Les paris
anglais sur cette question sont ouverts depuis cette époque, et d'Eon
entretient par son silence l'incertitude des parieurs. Toutefois ce
n'est pas la question de son sexe qui paraît à cette époque inté-
resser le gouvernement français : c'est une autre question. En sa
qualité d'agent secret de Louis XV, d'Éon a eu pendant quelques
années une correspondance mystérieuse avec le roi et les quelques
personnes chargées de diriger la diplomatie occulte qu'il avait, on le
sait, organisée à l'insu de ses ministres. D'Éon exagère de son mieux
l'importance de ces papiers relatifs à la paix conclue entre la France
et l'Angleterre en 1763. Il débite autour de lui que, s'ils étaient
publiés, ils rallumeraient la guerre entre les deux nations, et que
l'opposition anglaise lui a offert des sommes énormes pour les pu-
blier; il est, dit-il, trop bon Français pour y consentir, mais cepen-
dant il a besoin d'argent, de beaucoup d'argent, parce qu'il a beau-
coup de dettes, et si le gouvernement veut rentrer en possession de
ses papiers, il faut qu'il paie les dettes du possesseur. Ce n'est pas
d'ailleurs un cadeau que d'Éon réclame : le gouvernement français
est son débiteur, il lui doit beaucoup plus d'argent que d'Éon n'en
doit lui-même. En effet, le chevalier envoie en 1774, à M. de Ver-
gennes, ministre des affaires étrangères, un compte d'apothicaire
des plus amusans, duquel j'extrais seulement les articles suivans,
qui donneront une idée de l'intrépidité romanesque avec laquelle
ce dragon chargeait à fond sur le trésor public.
« En novembre 1757, écrit d'Éon, le roi actuel de Pologne, étant envoyé
extraordinaire de la république en Russie, fit remettre à M. d'Éon, secrétaire
la chose, n'emploie pour y arriver aucun de ces moyens qu'un monarque même constitu-
tionnel trouverait facilement en un cas pareil? Enfin, si cette hypothèse, qui nous semble
complètement chimérique, peut servir k expliquer la persistance de d'Éon à garder ses
vètemens de femme jusqu'à sa mort, elle rend absolument inexplicable ce fait, que la
reine n'ait rien tenté pour empêcher la découverte de la vérité après le décès du che-
valier. Cette découverte, suivant M. Gaillardet, aurait occasionné le troisième et dernier
accès de folie du roi George III. Rien n'eiit été cependant plus facile que d'éviter ce
malheur, car d'Éon est mort dans mi état voisin de l'indigence ; et puisqu'il était, dans
l'hypothèse de M. Gaillardet, assez dévoué à la reine pour lui sacrifier sa vie pendant
trente ans, elle eût pu certainement, avec très peu d'argent, le déterminer à aller mourir
sur une terre lointaine, au lieu de rester exposé à Londres à l'examen des chirurgiens. ^
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 953
de l'ambassade de France, un billet renfermant un diamant estimé 6,000 liv.,
dans l'intention que M. d'Éon l'instruirait d'une affaire fort intéressante qui
se tramait alors à Saint-Pétersbourg. Celui-ci se lit un devoir de confier le
billet et le diamant à M. le marquis de l'Hospital, ambassadeur, et de reporter
ledit diamant au comte de Poniatowski, qui, de colère, le jeta dans le feu.
M. de rHosj)ital, touché de l'acte honnête de M. d'Éon, en écrivit au cardinal
de Bernis, qui promit de lui faire accorder par le roi une gratification de
pareille somme pour récompense de sa fidélité; mais M. le cardinal de Bernis
ayant été déplacé et exilé, le sieur d'Éon n'a jamais reçu cette gratification
qu'il se croit en droit de réclamer, ci 6,000 liv.
N'est-ce pas une bonne plaisanterie que cette histoire d'un diamant
de 1757 reparaissant dans un mémoire de l77Zi? — Passons à un
autre article..
« M. le comte de Guerchy, dit d'Éon, a détourné le roi d'Angleterre de faire
à M. d'Éon le présent de mille pièces qu'il accorde aux ministres plénipoten-
tiaires qui résident à sa cour, ci 24,000 liv.
« Autre article, — Plus, n'ayant pas été en état, depuis 1763 jusqu'en 1773,
d'entretenir ses vignes en Bourgogne, M. d'Éon a non-seulement perdu mille
écus de revenu par an, mais encore toutes les vignes, et croit pouvoir porter
cette perte à moitié de sa réalité, ci io,000 liv.
« Plus M. d'Éon, sans entrer dans l'état qu'il pourrait produire des dépenses
immenses que lui a occasionnées son séjour à Londres depuis 1763 jusqu'à la
présente année 1773, tant pour l'eniretien et la nourriture de feu son cousin
et de lui que pour les frais extraordinaires que les circonstances ont exigés,
croit devoir se borner à réclamer ce qu'exige à Londres l'entretien d'un mé-
nage simple et décent dans lequel on se limite aux frais et domestiques né-
cessaires; ce qu'il évalue en conséquence à la modique somme de 4S0 louis
ou 10,000 livres tournois par an, ce qui fait, pour lesdites dix années,;
ci 100,000 liv.
11 est à noter que depuis 1766 d'Éon touche 12,000 livres de pen-
sion par an. Le valet du Joueur, dans Regnard, présente un compte
de dettes actives qui ne vaut certainement pas celui-là. Tout le reste
est de même force, et l'ensemble des créances de l'ingénieux che-
valier s'élève ainsi à la modique somme de 316,477 livres 16 sous.
D'Éon demande de plus que sa pension de 12,000 livres soit conver-
tie en un contrat de rente viagère de même somme. On lui avait en-
voyé successivement deux négociateurs pour obtenir la remise de ses
papiers à des conditions moins exorbitantes; l'un d'eux, M. de Pom-
mereux, capitaine de grenadiers, et comme tel doué d'une rare in-
trépidité, avait été jusqu'à proposer à ce capitaine de dragons, qui
passait pour femme, de l'épouser. D'Éon ne voulant point démordre de
ses prétentions, on avait pris le parti de laisser tomber la négociation,
lorsqu'en mai 1775 le chevalier, apprenant que Beaumarchais était à
954 REVUE DES DEUX MONDES.
Londres pour d'autres affaires, demanda à le voir. «Nous nous vîmes
tous deux, ditd'Éon, conduits sans doute par une curiosité naturelle
aux animaux extraordinaires de se rencontrer. » Le chevalier implora
l'appui de Beaumarchais, et, pour lui donner une preuve de confiance,
lui avoua en pleurant qu'il était une femme, et ce qui est étrange, c'est
que Beaumarchais n'en doute pas un instant. Charmé à la fois d'obli-
ger une fille aussi intéressante par son courage guerrier, ses talens
diplomatiques, ses malheurs, et de mener à fin une négociation diffi-
cile, il adresse à Louis XVI les lettres les plus touchantes en faveur de
d'Eon. a Quand on pense, écrit-il au roi, que cette créature tant per-
sécutée est d'un sexe à qui l'on pardonne tout, le cœur s'émeut
d'une douce compassion... J'ose vous assurer, sire, dit-il ailleurs,
qu'en prenant cette étonnante créature avec adresse et douceur,
quoique aigrie par douze années de malheurs, on l'amènera facile-
ment à rentrer sous le joug, et à remettre tous les papiers relatifs au
feu roi à des conditions raisonnables. » — On se demande comment
Beaumarchais, qui ne manquait certes pas d'expérience en ces sortes
de questions, a pu ainsi voir une fille dans la personne d'un dragon
des plus masculins. Le biographe de d'Eon, que nous venons de citer,
assure que le chevalier employa, pour abuser l'auteur du Barbier de
Séville, une supercherie que nous n'exposerons pas ici, et qui est
tirée d'un des Contes de La Fontaine. C'est possible, quoique peu
probable; mais ce qui est certain, c'est qu'il n'y a pas dans tous les
papiers de Beaumarchais une seule ligne qui ne prouve en effet qu'il
a été complètement trompé sur le sexe du chevalier, et si l'on pou-
vait supposer que, dans cette inextricable comédie, Beaumarchais
aussi joue son rôle et feint de prendre un homme pour une femme,
on serait détourné de cette idée par la candeur avec laquelle son
ami intime Gudin, qui l'accompagnait dans le voyage où se noua la
négociation avec d'Éon, raconte à son tour, dans ses mémoires iné-
dits sur Beaumarchais, les malheurs de cette feinme intéressante.
« Ce fut, dit Gudin, chez Wilkes (1) à dîner, que je rencontrai d'Éon pour
la première fois. Frappé de voir la croix de Saint-Louis briller sur sa poitrine,
je demandai à M'"' Wilkes quel était ce chevalier; elle me le nomma. — Il a,
lui dis-je, une voix de femme, et c'est de là vraisemblablement que sont nés
tous les propos qu'on a faits sur son compte. Je n'en savais pas davantage
alors; j'ignorais encore ses relations avec Beaumarchais. Je les appris bientôt
par elle-même. Elle m'avoua, en pleurant (il paraît que c'était la manière de
d'Éon), qu'elle était femme, et me montra ses jambes couvertes de cicatrices,
restes de blessures qu'elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué
sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la
plaine. »
(1) Wilkes était a cette époque lord-maire de Londres.
BEAUMARCHAIS, SA ME ET SON TEMPS. 955
On ne peut pas être plus candidement mystifié que ne l'est Gudin.
— Dans cette première période de la négociation, d'Éon est aux petits
soins pour Beaumarchais, il l'appelle son ange tutélaire^ il lui envoie,
en les recommandant à son indulgence, ses œuvres complètes en qua-
torze volumes, car cet être bizarre, dragon, femme et diplomate,
était en même temps un barbouilleur de papier des plus féconds.
Il se peint assez bien dans une lettre au duc de Praslin.
« Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai franchement
que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner, réfléchir, com-
parer, hre, écrire, pour courir du levant au couchant, du midi jusqu'au
nord, et pour me battre dans la plaine ou sur les montagnes : si j'eusse
vécu du temps d'Alexandre ou de don Quichotte, j'aurais été Parménion
ou Sancho Pança. Si vous m'ôtez de là, je vous mangerai, sans faire une
sottise, tous les revenus de la France en un an, et après cela je vous ferai un
excellent traité sur l'économie. Si vous voulez en avoir la preuve, voyez tout
ce que j'ai écrit dans mon histoire des finances sur la distribution des deniers
publics. »
Sous l'impression des cajoleries de la prétendue chevalière, Beau-
marchais revient à Versailles, plaide sa cause avec chaleur, s'évertue
à prouver que les papiers qu'elle a dans les mains, et qu'il ne connaît
pas, sont de la plus haute importance, demande la permission de
renouer avec elle d'abord officieusement les négociations rompues, et
l'obtient par la lettre suivante de M. de Vergenues, qui est impor-
tante en ce qu'elle ne semble pas tout à fait d'accord avec la version
généralement adoptée sur les vues du gouvernement français quant
au chevalier d'Éon. \oici cette lettre de M. de Vergennes à Beaumar-
chais, dont je ne supprime que quelques passages insignifians.
« J'ai sous les yeux, monsieur, le rapport que vous avez fait à M. de Sar-
tines de notre conversation touchant M. d'Éon; il est de la plus grande exac-
titude; j'ai pris en conséquence les ordres du roi; sa majesté vous autorise à
convenir de toutes les sûretés raisonnables que M. d'Éon pourra demander
pour le paiement régulier de sa pension de 12,000 livres, bien entendu qu'il
ne prétendra pas qu'on lui constitue une annuité de cette somme hors de
France, le fonds capital qui devrait être employé à cette création n'est pas en
mon pouvoir, et je rencontrerais les plus grands obstacles à me le procurer;
mais il est aisé de convertir la susdite pension en une rente viagère dont on
délivrerait le titre.
« L'article du paiement des dettes fera plus de difficulté; les prétentions
de M. d'Éon sont bien hautes à cet égard; il faut qu'il se réduise, et considé-
rablement, potir que nous puissions nous arranger. Comme vous ne devez
pas, monsieur, paraître avoir aucune mission auprès de lui, vous aurez
l'avantage de le voir venir, et par conséquent de le combattre avec supério-
rité. M. d'Éon a le caractère violent, mais je lui crois une âme honnête, et je
lui rends assez de justice pour être persuadé qu'il est incapable de trahison.
956 REVUE DES DEUX MONDES.
« 11 est impossible que M. d'Éon prenne congé du roi d'Angleterre; la révé-
fation de son sexe ne peut plus le permettre; ce serait un ridicule pour les
deux cours. L'attestation à substituer est délicate, cependant on peut l'accor-
der, pourvu qu'il se contente des éloges que méritent son zèle, son intel-
. ligence et sa fidélité; mais nous ne pouvons louer ni sa modération ni sa
soumission, et dans aucun cas il ne doit être question des scènes qu'il a eues
avec M. de Guerchy.
« Vous êtes éclairé et prudent, vous connaissez les hommes, et je ne suis
pas inquiet que vous ne tiriez bon parti de M. d'Éon, s'il y a moyen. Si l'en-
treprise échoue dans vos mains (1), il faudra se tenir pour dit qu'elle ne peut
plus réussir, et se résoudre à tout ce qui pourra en arriver. La première sen-
sation pourrait être désagréable pour nous; mais les suites seraient affreuses
pour ]\L d'Éon : c'est un rôle bien humiliant que celui d'un expatrié qui a le
vernis de la trahison ; le mépris est son partage.
« Je suis très sensible, monsieur, aux éloges que vous avez bien voulu me
donner dans votre lettre à M. de Sartines. J'aspire à les mériter, et je les
reçois comme un gage de votre estime qui me flattera dans tous les temps.
Comptez, je vous prie, sur la mienne, et sur tous les sentimens avec lesquels
j'ai l'honneur d'être tçès sincèrement, monsieur, votre très humble et très
obéissant serviteur,
« De Vergennes. »
«Versailles, le 21 juin 1775. »
Cette lettre de M. de Vergennes, très honorable pour Beaumar-
chais, prouve qu'à cette époque on ne songe point encore à imposer
à d'Éon le costume de femme; son sexe féminin semble une chose
admise, et la condition exigée pour son retour en France consiste
seulement dans la remise de sa correspondance avec Louis XV. C'est
dans une autre lettre à Beaumarchais, postérieure d'un mois et datée
du 26 août 1775, que M. de Vergennes s'explique sur la question
du costume féminin en ces termes :
« Quelque désir que j'aie de voir et de connaître et d'entendre M. d'Éon,
je ne vous cacherai pas, monsieur, une inquiétude qui m'assiège. Ses enne-
mis veillent, et lui pardonneront difficilement tout ce qu'il a dit sur eux.
S'il vient ici, quelque sage et circonspect qu'il puisse être, ils pourront lui
prêter des propos contraires au silence que le roi impose; les dénégations et
les justifications sont toujours embarrassantes et odieuses pour les âmes hon-
nêtes^ Si M. d'Éon voulait se travestir, tout serait dit : c'est une proposition
que lui seul peut se faire; mais l'intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller
d'éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et néces-
sairement celui de Paris. Vous ferez de cette observation l'usage que vous
jugerez convenable. »
Que signifie cette lettre du ministre, écrite un mois après la pre-
mière, 011 le sexe féminin du chevalier d'Éon est considéré comme un
(1) C'est-à-dire l'entreprise qui a pour objet d'obtenir la restitution de la correspon-
dance secrète avec Louis XV.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 957
fait avéré? Par ces mots : <( si M. d'Eon voulait se travestir^ tout serait
dit, » M. de Vergennes entend-il que d'Éon est un homme, et qu'il
doit s'habiller en femme? Si la phrase avait ce sens, adressée à Beau-
marchais, elle rendrait les lettres de ce dernier complètement inin-
telligibles, car il insiste perpétuellernent sur le sexe féminin du che-
valier d'Éon. De plus, cette lettre adressée à Beaumarchais détruirait
le système qui, pour expliquer l'erreur de l'agent de M. de Ver-
gennes, consiste à prétendre que d'Éon et le ministre étaient conve-
nus ensemble que les agens chargés de négocier entre eux seraient
eux-mêmes abusés sur le véritable sexe du chevalier. Si au contraire,
ce qui est plus probable, ce mot se travestir est une expression im-
propre échappée au ministre et qui veut dire seulement : a M. d'Éon,
reconnu femme, devrait s'habiller en^femme, » dans ce cas il fau-
drait en conclure que M. de Vergennes a été trompé comme tout le
monde sur le sexe de d'Éon, qu'il considère sa prise d'habits de
femme comme une conséquence de la révélation de son sexe, et que
s'il en fait une condition de sa rentrée en France, il n'y attache pas
cependant une extrême importance. C'est Beaumarchais surtout qui
insiste sur ce point :
« Tout ceci, écrit-il au ministre en date du 7 octobre 1775, m'a donné occa-
sion de mieux connaître encore la créature à qui j'ai affaire, et je m'en tiens
toujours à ce que je vous en ai dit : c'est que le ressentiment contre les feux
ministres (ceux qui l'avaient destitué en 1766) et leurs amis de trente '^is
est si fort en lui (1), qu'on ne saurait mettre une barrière trop insurmontable
entre les contendans qui existent. Les promesses par écrit d'être sage ne suf-
fisent pas pour arrêter une tête qui s'enflamme toujours au seul nom de
(juerchy; la déclaration positive de son'sexe et l'eugagement de vivre désor-
mais avec ses habits de femme est le seul frein qui puisse empêcher du
bruit et des malheurs. Je l'ai exigé hautement, et l'ai obtenu. »
Ces lettres prouvent que c'est Beaumarchais surtout qui insiste
sur la prise d'habits comme condition rigoureuse, et dans ce cas, si,
comme tout porte à le croire, d'Éon l'a trompé pour se rendre inté-
ressant, il serait assez curieux que ce fût lui, Beaumarchais, abusé
par d'Éon, qui fût le principal auteur de la prise d'habits imposée
rigoureusement à d'Éon comme condition de sa rentrée en France.
Quoi qu'il en soit, si Beaumarchais, sur la question de sexe, est
mystifié par le chevalier, il le bride à son tour sur la question pécu-
niaire. D'Éon, on l'a vu, pour remettre la fameuse correspondance,
demandait la bagatelle de 318, A77 livres. Beaumarchais, tout en re-
poussant ces prétentions absurdes, ne spécifie point de chiffre, et,
dans la transaction du 5 octobre 1775 en vertu de laquelle le cheva-
(1) Ce mot en lui ne proiive rien contre l'eneur de Beaumarchais; il n'est que le
résultat de l'habitude où l'on a été jusqu'ici de consiérer d'Éon conune un homme.
958 ^ , REVUE DES DEUX MONDES.
lier s'engage à remettre tous les papiers du roi, Beaumarchais s'en-
gage seulement à lui délivrer un contrat de 12,000 livres de rentes,
ainsi que de plus fortes sommes dont le montant lui sera remis, dit la
convention, pour l'acquittement de ses dettes en Angleterre. Chacun
des deux contractans se réserve ainsi une porte de derrière : si les
plus fortes sommes ne paraissaient pas assez fortes au chevalier, il
comptait garder une portion des papiers pour en obtenir de plus
fortes encore; Beaumarchais de son côté, n'entendant point payer
toutes les dettes qu'il plairait à d'Éon de déclarer, demande au roi
la faculté de batailler^ pour employer son expression, avec la demoi-
selle d'Éon, depuis 100 jusqu'à 150,000 francs, se réservant de lui
donner l'argent par fractions, en étendant ou resserrant la somme
d'après la confiance que lui inspirerait le chevalier.
D'Éon commence par exhiber un coffre de fer bien cadenassé dé-
posé chez un amiral anglais, son ami lord Ferrers, en nantissement,
dit-il, d'une dette de 5,000 livres sterling. Il déclare que ce coffre
contient toute la correspondance secrète. Ici embarras de Beaumar-
chais : il n'est pas autorisé à visiter ces papiers; s'il donne de l'ar-
gent, il peut recevoir, dit-il, en échange, des comptes de blanchisseuse.
Après un nouveau voyage à Paris pour demander à inventorier les
papiers, il obtient enfin cette autorisation, et, à l'ouverture du coffre,
il se trouve que le lord Ferrers, créancier réel ou simulé, n'a reçu en
nantissement que des papiers presque insignifians. D'Éon avoue alors
en rougissant que les papiers les plus précieux sont restés cachés
sous le plancher de sa chambre. (( Elle me conduisit chez elle, écrit
Beaumarchais au ministre, et tira de dessous son plancher cinq car-
tons bien cachetés, étiquetés : Papiers secrets à remettre au roi seul,
qu'elle m'assura contenir toute la correspondance secrète et la masse
entière des papiers qu'elle avait en sa possession. Je commençai par
en faire l'inventaire et les parapher tous, afin qu'on n'en pût sous-
traire aucun; mais pour m'assurer encore mieux que la suite en-
tière y était contenue, pendant qu'elle écrivait l'inventaire, je les
parcourais tous rapidement. »
On voit que Beaumarchais était homme de précaution ; alors seu-
lement il paie la créance de lord Ferrers, qui lui remet en échange
une somme égale de billets souscrits par le chevalier d'Éon, et il se
prépare à partir pour Versailles avec son coffre. Le chevalier natu-
rellement ne trouvait pas les fortes sommes assez fortes; mais, la
transaction du 5 octobre n'embrassant pas seulement la remise des
papiers et obligeant d'Éon au costume de femme et au silence sur
tous ses anciens démêlés avec les Guerchy, Beaumarchais lui tint la
dragée haute.
« J'assurai, écrit-il à M. de Vergennes, cette demoiselle que, si elle était
BEAUMARCHAIS, SA .VIE ET SON TEMPS. 959
sage, modeste, silencieuse, et si elle se conduisait bien, je rendrais un si Jbon
compte d'elle au ministre du roi, môme à sa majesté, que j'espérais lui obte-
nir encore quelques nouveaux avantages. Je fis d'autant plus volontiers cette
promesse que j'avais encore dans mes mains environ 41,000 livres tournois
sur lesquelles je comptais récompenser cbaque acte de soumission et de
sagesse par des générosités censées obtenues successivement du roi et de
vous, monsieur le comte, mais seulement à titre de grâce et non d'acquitte-
ment; c'était avec ce secret que j'espérais encore dominer, maîtriser cette
créature fougueuse et rusée. »
Arrivé à Versailles avec son coffre, Beaumarchais est complimenté
par M. de Vergennes, qui lui envoie un beau certificat déclarant que
<( sa majesté a été très satisfaite du zèle qu'il a marqué dans cette
occasion, ainsi que de l'intelligence et de la dextérité avec lesquelles
il s'est acquitté de la commission que sa majesté lui avait confiée. »
Le négociateur commençait à attirer l'attention de Louis XVI ; les
précédentes missions l'avaient laissé dans l'ombre, celle-ci le mettait
enfin en évidence. Il n'était pas homme à en rester là et à négliger de
pousser sa pointe. Ce qu'il veut maintenant, ce n'est plus seulement
un ordre du roi, c'est une correspondance directe avec lui. Avant de
repartir pour Londres, il adresse à Louis XVI une série de questions
en le priant de vouloir bien répondre lui-même en marge, et le roi
de sa main répond docilement aux questions de Beaumarchais. L'au-
tographe est curieux. Le corps de la pièce est écrit de la main de
Beaumarchais et signé de lui; les réponses à chaque question sont
écrites en marge, d'une écriture assez fine, mais inégale, molle, indé-
cise, où les T et les v sont à peine indiqués. C'est l'écriture du bon,
du faible et malheureux souverain que la révolution devait dévorer
dix-sept ans plus tard; et afin que Beaumarchais puisse se glorifier
tout à son aise de correspondre directement avec Louis XVI, à la
suite des réponses de ce monarque se trouvent les lignes suivantes,
écrites et signées de la main de M. de Vergennes : Toutes les apos-
tilles en réponse sont de la main du roi. Pour apprécier cette pièce
comme témoignage de la discordance de toutes choses à cette époque,
il faut de plus se souvenir qu'au moment où elle est écrite, Beaumar-
chais est encore sous le coup d'une condamnation juridique qui le
déclare déchu de ses droits de citoyen , et c'est dans cette situation
qu'il entame par écrit avec Louis XVI le dialogue suivant :
« Points essentiels que je supplie M. le comte de Vergennes de présenter à
la décision du roi avant mon départ pour Londres, ce 13 décembre 1775,
pour être répondus en marge :
« Le roi accorde- t-il à la demoiselle d'Éon la permission de porter la croix
de Saint-Louis sur ses habits de femme?
u Réponse du roi : — En province seulement.
9(50 ■ REVUE DES DEUX MONDES.
« Sa majesté approuve-t-elle la gratification de 2,000 écus que j'ai passée à
cette demoiselle pour son trousseau de fille?
ft Réponse du roi : — Oui.
« Lui laisse- t-elle la disposition entière, dans ce cas, de tous ses habille-
mens virils?
' « Réponse du roi : — 11 faut qu'elle les vende.
« Comme ces grâces doivent être subordonnées à de certaines dispositions
d'esprit auxquelles je désire soumettre pour toujours la demoiselle d'Éon, sa
majesté veut-elle bien me laisser encore le maître d'accorder ou de refuser,
selon que je croirai utile au bien de son service?
« Réponse du roi : — Oui.
« Le roi ne pouvant refuser de me faire donner par son ministre des
affaires étrangères une reconnaissance en bonne forme de tous les papiers
que je lui ai rapportés d'Angleterre, j'ai prié M. le comte de Yergennes de
supplier sa majesté de vouloir bien ajouter au bas de cette reconnaissance,
de sa main, quelques mots de contentement sur la manière dont j'ai rempli
ma mission. Cette récompense, la plus chère à mon cœur, peut en outre me
devenir un jour d'une grande utilité. Si quelque ennemi puissant prétendait
jamais me demander compte de ma conduite en cette affaire, d'une main je
montrerais l'ordre du roi, de l'autre j'offrirais l'attestation de mon maître
que j'ai rempli ses ordres à son gré. Toutes les opérations intermédiaires
alors deviendront un fossé profond que chacun comblera selon son désir,
sans que je sois obligé de parler ni que je m'embarrasse jamais de tout ce
qu'on en pourra dire.
« Réponse du, roi : — Bon. »
Ici le sujet du dialogue change. Tant qu'il ne s'est agi que de dé-
cider la question de savoir si d'Éon doit* porter la croix de Saint-
Louis sur ses habits de femme et vendre ses habits d'homme,
Louis XVI a des réponses très nettes et très précises; mais Beaumar-
chais veut le mener plus loin, et nous verrons qu'il y réussira dans
quelques mois. Pour le moment, il est trop pressé et trop pressant. Il
passe sans transition de l'affaire d'Eon à l'affaire d'Amérique, et cher-
che à enlever d'assaut l'adhésion du roi à des plans dont il le pour-
suit depuis quelque temps. Louis XVI se tient sur la réserve, et ses
réponses changent de couleur. Le sens de ce qui suit sera expliqué
nettement quand nous traiterons de l'influence de Beaumarchais
dans la question américaine; mais, comme tout ce dialogue écrit est
contenu dans la même lettre, nous n'avons pas cru devoir le scinder,
de peur de lui ôter de sa physionomie. Nous continuons la citation.
« Comnae la première personne que je verrai en Angleterre est mylord
Rochford, et comme je ne doute pas que ce lord ne me demande en secret la
réponse du roi de France à la prière que le roi d'Angleterre lui a fait faire
par moi, que lui répondrai-je de la part du roi?
« Réponse du roi : — Que vous n'en avez pas trouvé.
« Si ce lord, qui certainement a conservé beaucoup de relations avec le roi
BEAUMARCHAIS , SA AIE ET SON TEMPS. 961
(l'Âiigieterre, veut secrètement encore m'engager à voir ce monarque, accep-
terai-je ou non? Cette question n'est pas oiseuse et mérite bien d'être pesée
avant que de me donner des ordres. .
' « Réponse du roi : — Cela se peut.
« Dans le dessein où ce ministre était de m'engager dans les secrets d'une
politique particulière avec lui, s'il voulait aujourd'hui me lier avec d'autres
ministres, ou si, de quelque façon que ce soit, l'occasion m'en est offerte,
accepterai-je ou non?
« Réponse du roi : — C'est inutile.
« Dans le cas de l'affirmative, je ne pourrai me passer d'un chiffre. M. le
comte de Vergennes m'en donnera-t-il un?
« Pas de réponse.
« J'ai l'honneur de prévenir le roi que M. le comte de Guines (1) a cherché à
me rendre suspect aux ministres anglais : me sera-t-il permis de lui en dire
quelques mots, ou sa majesté souhaite-t-elle qu'en continuant à la servir, j'aie
l'air d'ignorer toutes les menées sourdes qu'on a employées pour nuire à ma
personne, à mes ojtérations, et par conséquent au bien de son service?
« Réponse du roi : — Il (l'ambassadeur) doit ignorer. »
Le roi veut dire que M. de Guines ne doit point être instruit des
travaux auxquels Beaumarchais se livre à Londres relativement à la
situation des colonies insurgées. Ce qui suit est la partie la plus
grave de la lettre; aussi le roi n'y fait-il aucune réponse.
« Enfin je demande, avant de partir, la réponse positive à mon dernier mé-
moire {2); mais, si jamais question a été importante, il faut convenir que
c'est celle-ci. Je réponds sur ma tête, après y avoir bien réfléchi, du plus
glorieux succès de cette opération pour le règne entier de mon maître sans
que jamais sa personne, celle de ses ministres ni ses intérêts y soient en rien
compromis. Aucun de ceux qui en éloignent sa majesté osera-t-il de son côté
répondre également, sur sa tête, au roi, de tout le mal qui doit arriver infail-
liblement à la France de l'avoir fait rejeter?
« Dans le cas où nous serions assez malheureux pour que le roi refusât
constamment d'adopter un plan si simple et si sage, je supplie au moins sa
majesté de me permettre de prendre date auprès d'elle de l'époque où je lui
ai ménagé cette superbe ressource, afin qu'elle rende un jour justice à la
bonté de mes vues, lorsqu'il n'y aura plus qu'à regretter amèrement de ne
les avoir pas suivies. Caron de Beaumarchais. »
Ce singulier dialogue entre Louis XVI et Beaumarchais peint bien,
ce me semble, le caractère prudent de l'un et le caractère entrant
de l'autre. La témérité de l'agent secret finira bientôt par l'emporter
sur la prudence du roi; mais ce moment n'est pas encore arrivé, et
Beaumarchais, qui n'a mis en avant les petites questions sur d'Éon
(1) L'ambassadeur de France à Londres.
(2) Ce mémoire, dont nous reparlerons, a pour but de déterminer le roi à envoyer sous
main, par le canal de Beaumarchais, des secours d'armes et de munitions aux colonies
insurgées.
TOME I. g2
962 REVUE DES DEUX MONDES.
que pour arriver aux. grandes sur l'Amérique, est obligé de repartir
pour Londres, sachant seulement que d'Ëon doit vendre ses habits
d'homme. 11 trouve le chevalier, qu'il prend toujours pour une cheva-
lière, assez peu fidèle aux engagemens de modestie et de silence qu'il
a pris dans la transaction du 5 octobre. Sous prétexte d'arrêter les
paris faits sur son sexe, d'Eon s'affiche dans les journaux anglais
avec la vanité fastueuse qui lui est familière, et ses réclames, étant
rédigées de manière à laisser encore dans le mystère un point qui
doit être considéré comme résolu, sont plutôt propres à aflriander
les parieurs qu'à les décourager. Beaum£(,rchais lui en fait des repro-
ches assez vifs; le chevalier, plus vif encore que Beaumarchais,
voyant d'ailleurs que son austère ami tient serrés les cordons de la
bourse du roi, se fâche tout rouge. De là une rupture et un échange
de lettres où l'on voit d'Éon, après avoir adressé à Beaumarchais les
injures les plus mâles, reprendre tout à coup le ton d'une demoi-
selle, et se plaindre amoureusement de l'ingratitude de ce perfide :
« Pourquoi, s'écrie le dragon déguisé en femme, ne me suis-je pas rap-
pelé que les hommes ne sont bons sur la terre que pour tromper la crédulité
des filles et des femmes ? . . . Je ne croyais encore que rendre justice à votre mé-
rite, qu'admirer vos talens, votre générosité, je vous aimais sans doute déjà;
mais cette situation était si neuve pour moi, que j'étais bien éloignée de croire
que l'amour put naître au milieu du trouble et de la douleur. »
Beaumarchais répond à d'Eon du ton grave d'un homme qui rem-
plit son devoir et veut rester insensible aux injures et aux agaceries
d'une vieille fille en colère, et comme il ne paraît toujours pas se
douter qu'il est mystifié par d'Éon, il écrit à M. de Vergennes :
« Tout le monde me dit que cette folle est folle de moi. Elle croit que je l'ai
méprisée, et les femmes ne pardonnent pas une pareille offense. Je suis loin
de la mépriser; mais qui diable aussi se fût imaginé que pour bien servir le
roi dans cette affaire, il me fallût devenir galant chevalier autour d'un capi-
taine de dragons? L'aventure me paraît si bouffonne, que j'ai toutes les peines
du monde à reprendre mon sérieux pour achever convenablement ce mé-
moire. »
11 est certain que, si M. de Vergennes était dans le secret du véri-
table sexe du chevalier, il a dû passablement rire à son tour, mais
aux dépens de Beaumarchais. Toujours est-il que, d'Éon ne se mon-
trant point sage et modeste, comme le voulait la transaction, ne pre-
nant point d'habits de femme et ne revenant point en France, Beau-
marchais ne lui donne plus d'argent. D'Éon écrit contre lui à M. de
Vergennes les factums les plus violens et les plus grossiers. Cet ange
iutélaire des premiers temps de la correspondance n'est plus qu'un
sot, MU faquin; il a l'insolence d'un garçon horloger qui, par hasard,
BEAUMARCHAIS, SA ^lE ET SON TEMPS. 963
aiiî'aii trouvé le mouvement perpétuel, il ne peut être comparé qu'à
Olivier Ledain, barbier, non de Séville, mais de Louis XI.
Beaumarchais reçoit ces bordées d'injures avec le calme d'un
galant chevalier : « Elle est femme, écrit-il à M. de Vergennes, et
si affreusement entourée, que je lui pardonne de tout mon cœur;
elle est femme, ce mot dit tout. » D'Eon, voyant qu'on ne veut plus
lui donner d'argent, feint d'avoir encore des papiers à publier;
Beaumarchais s'en inquiète d'abord un peu, mais il se rassure bien-
tôt. C'est une fanfaronnade de d'Ëon; il n'a plus rien; il a donné
pour 120,000 liv. (1) ce dont il exigeait d'abord 318,000, et Beau-
marchais le tient en respect, car il a dans les mains les billets sou-
'scrits au lord Ferrers, et la pension de d'Ëon étant devenue un contrat
de rente, il peut au besoin la faire saisir, si cette prétendue demoiselle
persiste à ne pas exécuter les conditions du traité. Du reste, con-
naissant bien le caractère vaniteux du chevalier, il engage M. de
Vergennes, s'il veut obtenir son retour en France, à ne plus paraître
s'occuper de lui. Menacé d'oubli, le chevalier arrive de lui-môme à
Versailles un beau matin, en août 1777; seulement il a oublié de s'ha-
biller en femme : on lui enjoint de prendre ce costume; il obéit, excite
pendant quelque temps un intérêt de curiosité; puis, voyant que la
curiosité se lasse, il repart pour Londres, et comme il n'a plus dès
lors aucun rapport avec Beaumarchais, nous n'avons plus à nous
occuper de lui.
En abandonnant ici l'étrange problème qui se rattache au cheva-
lier d'Éon, nous serions' tenté de conclure comme Voltaire, qui écri-
vait à ce sujet, en 1777, les lignes suivantes : « Toute cette aventure
me confond; je ne puis concevoir ni d'Éon, ni le ministère de son
temps, ni les démarches de Louis XV, ni celles qu'on fait aujour-
d'hui; je ne connais rien à ce monde.» C'est, en effet, un monde
assez incompréhensible que celui où des mascarades semblables peu-
vent devenir des affaires d'état. Nous dirons seulement, en prenant
cette énigme sous Louis XVI, ce qui nous paraît le plus probable
d'après les documens que nous avons sous les yeux. Contrairement
à l'opinion la plus générale, il nous paraît probable que Louis XVI et
M. de Vergennes, en imposant à d'Eon le costume féminin, le croyaient
réellement femme. Le caractère sérieux du roi et du ministre ne per-
met guère de supposer qu'ils aient pu se prêter à une comédie aussi
(1) En payant comptant la créance réelle ou simulée de lord Ferrers; Beaumarchais,
qui avait été autorisé à payer en prenant des termes, avait fait supporter à d'Éon un
escompte au profit du roi, qui réduisait la somme donnée à 109,000 livres. 11 avait ensuite
remis à/d'Écn quelques petites sommes, qui font monter le total de l'argent donné à
4,902 livres sterling. Dans toute cette affaire, Beaumarchais se montre beaucoup plus
économe des deniers du roi que dans les deux précédentes.
964 REVUE DES DEUX MONDES.
ridicule et aussi inconvenante, où Beaumarchais seul aurait joué le
rôle de dupe. Seulement, comme cette prétendue révélation du sexe
féminin de d'Eon fournissait au roi et au ministre un moyen commode
d'étouffer toutes les conséquences des anciennes querelles du cheva-
lier avec les Guerchy et leurs amis, tous deux s'empressèrent de
l'adopter comme un fait avéré, sans s'occuper beaucoup d'en vérifier
l'exactitude. Quant à d'Éon, il est visible que du jour où, par je ne
sais quelle cause, les doutes qu'avaient fait naître les travestissemens
de sa jeunesse se renouvellent dans son âge mûr, il commence par les
repousser, et ensuite les favorise d'autant plus habilement, qu'il feint
de ne se laisser arracher qu'avec peine le secret de son prétendu sexe
féminin. Sans nous arrêter à l'hypothèse complètement romanesque
de M. Gaillardet, d'Éon nous seml3le être conduit tout simplement à
jouer ce rôle par deux motifs assez peu relevés en eux-mêmes : — d'a-
bord l'espoir d'obtenir du gouvernement français plus d'argent; —
puis la vanité, le besoin de faire parler de lui à tout prix, qui est le
trait le plus saillant de son caractère. Dans une lettre inédite de lui à
un ami, nous lisons ces lignes : a Je suis une brebis que Guerchy a
rendue enragée en voulant la précipiter clans le Jleiive de l'oubli. »
Cette phrase peint très bien d'Éon. Resté dans une condition ordi-
naire, il aurait passé inaperçu, surtout depuis que sa querelle scan-
daleuse avec le comte de Guerchy lui rendait impossible toute car-
rière officielle (1) . Passant pour une femme ou pour un être amphibie
dont le sexe était un mystère, il était sûr d'attirer l'attention générale.
Ce manège lui a réussi, puisqu'il lui a valu une célébrité que n'ob-
tiennent pas toujours de grands caractères et de belles actions (2).
Après son retour en France, d'Éon fit courir le bruit que Beau-
marchais avait retenu à son profit une partie de l'argent qui lui était
destiné. Ce dernier s'en plaignit à M. de Vergennes, qui lui répondit
par la lettre suivante, en l'autorisant à la publier :
Versailles, le 10 janvier 1778.
« J'ai reçu, monsieur, votre lettre du 3 de ce mois, et je n'ai pu y voir
(1) On sait qu'en 1765 d'Éon, secrétaire d'ambassade à Londres, avait poussé les
choses jusqu'à accuser publiquement devant les tribunaux anglais son ambassadeur
d'avoir voulu le faire empoisonner et assassiner.
(2) Le même motif de vanité peut expliquer sa persistance jusqu'à sa mort dans ce
travestissement, une fois adopté. Un homme distingué, qui l'a connu à Londres dans les
derniers temps de sa vie, me fournit encore une explication. Suivant lui, d'Éon, après
avoir d'abord trouvé les vètemens de femme fort incommodes, avait fini par s'y habi-
tuer et les portait par goût, en y mêlant cependant toujours quelque chose du vêtement
masculin. La même personne qui a bien voulu me donner ce renseignement m'assure
que, si l'on croyait encore en France en 1809 au sexe féminin de d'Éon, en Angleterre,
tous ceux qui à cette époque fréquentaient le chevalier ne doutaient pas qu'il ne fût un
homme.
BEAUMARCHAIS, SA VIE ET SON TEMPS. 965
qu'avec bien de la surprise qu'il vous est revenu que la demoiselle d'Éon vous
imputait de vous être approprié à son préjudice des fonds qu'elle supposait
lui être destinés. J'ai peine à croire, monsieur, que cette demoiselle se soit
portée à une accusation aussi calomnieuse; mais si elle l'a fait, vous ne devez
en aucune manière en être inquiet et affecté : vous avez le gage et le garant
de votre innocence dans le compte que vous avez rendu de votre gestion dans
la forme la plus probante, fondée sur des titres authentiques, et dans la dé-
charge que je vous ai donnée de l'aveu du roi,
« Loin que votre désintéressement puisse être soupçonné, je n'oublie pas,
monsieur, que vous n'avez formé aucune répétition pour vos frais person-
nels, et que vous ne m'avez jamais laissé apercevoir d'autre intérêt que celui
de faciliter à la demoiselle d'Éon les moyens de rentrer dans sa patrie.
« Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très obéissant
serviteur, de Vergennes. »
Beaumarchais, en effet, dans cette circonstance, n'avait pas même
retenu ses frais de voyage. A la vérité, il pouvait à cette époque se
montrer généreux envers le gouvernement, car le gouvernement
l'était encore plus envers lui. Il avait enfin atteint son but. A force
de rendre de petits services dans de petites affaires, il était entré
assez avant dans la confiance de Louis XYI, de M. de Maurepas et
de M. de Vergennes, pour vaincre les scrupules et les hésitations de
leur politique dans la question américaine. Sous l'influence de ses
ardentes sollicitations, le gouvernement s'était décidé à appuyer se-
crètement les colonies insurgées, et à le charger de cette importante
et délicate mission. Le 10 juin 1776, Beaumarchais avait reçu du
roi 1 million, avec lequel il montait et commençait cette grande opé-
ration d'Amérique, où nous le verrons déployer un talent d'organisa-
tion, une portée d'esprit, une puissance de volonté, qu'on s'étonnera
peut-être de rencontrer chez l'auteur du Barbier de Séville. En atten-
dant, il faut noter encore comme un témoignage de désorganisation
sociale qu'à cette même date du 10 juin 1776, où Beaumarchais re-
cevait du gouvernement une telle preuve de confiance, et devenait
l'agent et le dépositaire d'un secret d'état dont la découverte pouvait
d'un jour à l'autre allumer la guerre entre la France et l'Angleterre,
il était toujours sous le coup du jugement rendu contre lui par le
parlement Maupeou, qui le déclarait déchu de ses droits de citoyen.
C'était en quelque sorte un mort civil que le gouvernement chargeait
de porter des secours aux Américains, et qui allait bientôt faire pour
son propre compte la guerre aux Anglais. Ces deux situations si
hétérogènes ne pouvaient cependant se prolonger, et avant de com-
mencer ses opérations d'armateur, le condamné du parlement Mau-
peou dut s'occuper de reconquérir son état civiL
QQQ REVUE DES DEUX MONDES.
III. — RÉHABILITATION DE BEAUMARCHAIS.
Comprenant bien son temps, Beaumarchais avait senti que le prin-
cipal pour lui n'était pas d'insister sur la justice de sa cause, mais
de se rendre utile d'abord, ensuite nécessaire, et que sa réhabilita-
tion marcherait toute seule. Tandis qu'il fatiguait des chevaux de
poste au service du roi, il avait eu d'abord la satisfaction d'ap-
prendre que le parlement Maupeou, qui l'avait si cruellement frappé,
était mort à son tour des blessures qu'il avait reçues de lui. Après
l'avènement de Louis XVI, ce corps judiciaire était tombé à un tel
degré de déconsidération, que, quelques-uns de ses membres se plai-
gnant au vieux Maurepas, chef du nouveau ministère, de ne pouvoir
plus se rendre aux audiences sans être insultés par le peuple, ce
ministre leur avait répondu avec la légèreté de l'homme et du
temps : « Eh bien, allez-y en domino, vous ne serez pas reconnus. »
Cette réponse indiquait suffisamment le sort réservé aux magistrats
de Maupeou; leur exécution se fit cependant attendre encore six
mois. Ce ne fut que le 12 novembre 177/i, qu'un édit de Louis XVI
abolit la nouvelle magistrature et rappela les anciens parlemens.
Le 25 du même mois, Beaumarchais écrivait à M. de Sartines :
« J'espère que vous n'avez pas envie que je reste le hlâmé de ce vilain par-
lement que vous venez d'enterrer sous les décombres de son déshonneur.
L'Europe entière m'a bien vengé de cet odieux et absurde jugement; mais
cela ne suffit pas, il faut un arrêt qui détruise le prononcé de celui-là. J'y
vais travailler, mais avec la modération d'un homme qui ne craint plus ni
l'intrigue ni l'injustice. J'attends vos bons offices pour cet important objet. »
Malgré les intentions exprimées dans cette lettre, Beaumarchais
ne se pressait pas, car il attend encore près de deux ans; mais quand
il juge le moment venu, quand son crédit est assuré, quand M. de
Maurepas, vieillard spirituel et léger, est complètement captivé par
lui, Beaumarchais attaque la difficulté avec son entrain ordinaire, et
l'enlève à la course. La sentence est devenue définitive depuis deux
ans. Il pourrait obtenir du roi des lettres d'abolition, il n'en veut
pas. Ce n'est point une grâce, c'est une justice qu'il exige, et il faut
que le parlement restauré détruise l'œuvre du parlement bâtard qui
avait usurpé ses fonctions. Louis XVI lui accorde d'abord des lettres
patentes, en date du 12 août 1776, qui le relèvent du laps de temps
écoulé depuis la signification du jugement du 26 février 177A. (( At-
tendu, dit l'acte royal, que notre amé Pierre-Augustin Caron de Beau-
marchais est sorti du royaume par nos ordres et pour notre service,
voulons qu'il soit remis et rétabli en tel et semblable état que si ledit
laps de temps n'était pas écoulé, et qu'il puisse, nonobstant icelui,
BEAUMARCHAIS, SA TIE ET SON TEMPS. 967
se pourvoir contre ledit jugement, soit par requête civile ou telle
auti'e voie de droit qu'il avisera bon être. »
Restait à obtenir des lettres de requête civile, c'est-à-dire un nou-
vel acte royal, renvoyant Beaumarchais devant le parlement, pour
l'annulation légale du jugement rendu contre lui. Or cette demande
en requête civile devait être soamise au grand conseil, ou conseil
d'état, qui avait servi, on s'en souvient, à composer le parlement
Maupeou, et dans lequel étaient rentrés, après la destruction de ce
parlement, la plupart des anciens juges de Beaumarchais. Celui-ci,
obligé de quitter Paris pour aller à Bordeaux organiser l'opération
d'Amérique, ne voulait point partir que la requête civile ne fût ad-
mise : « Allez toujours, lui dit le ministre Maurepas, le conseil pro-
noncera bien sans vous. )> 11 part pour Bordeaux avec Gudin. Le sur-
lendemain de son arrivée, il apprend que sa requête est rejetée par
le grand conseil.
« Soixante heures après, raconte Gudin dans son manuscrit, nous étions à
Paris. — Eh quoi ! dit Beaumarchais au comte de Maurepas un peu surpris
de le revoir si promptement, tandis que je cours aux extrémités de la France
faire les affaires du roi, vous perdez les miennes à Versailles. — C'est une
sottise de Miromesnil (1), répond M. de Maurepas; allez le trouver; dites-lui
que je veux lui parler, et revenez ensemble. — ils s'expliquèrent tous les
trois; l'affaire fut reprise sous une autre forme; car il y en avait pour tous
les cas prévus et imprévus; le conseil jugea tout différemment, et la requête
civile fut admise. »
Ici se présentait un nouvel embarras : on était à la fin du mois
d'août; le parlement allait entrer en vacances, et ne voulait statuer
sur la requête civile qu'après les vacances; mais Beaumarchais
n'ajourne pas si facilement une affaire entamée : il va derechef trou-
ver M. de Maurepas, et, persuadé qu'on n'est jamais mieux servi que
par soi-même, il fait avec le premier ministre ce que nous l'avons vu
faire avec le roi. Il rédige un billet pour le premier président et
pour le procureur général, fait copier et signer en double ce billet
par M. de Maurepas et l'expédie; il est ainsi conçu :
« Versailles, ce 27 août 1776.
« La partie des affaires du roi dont M. de Beaumarchais est chargé exige,
monsieur, qu'il fasse quelques voyages assez promptement. II craint de quit-
ter Paris avant que sa requête civile ait été entérinée; il m'assure qu'elle
peut l'être avant les vacances. Je ne vous demande nulle faveur sur le fond
de l'affaire, mais seulement de la célérité pour ce jugement. Vous obhgerez
celui qui a l'honneur d'être bien véritablement, etc. Maurepas. »
Cela ne suffit pas encore à Beaumarchais. Il veut que l'avocat-
(1) Le ministre de la justice.
968 REVUE DES DEUX MONDES.
général Séguier porte la parole et soit éloquent en sa faveur; de là
une lettre à M. de Maurepas, accompagnée d'un nouveau billet un
peu plus expressif pour M. Séguier, billet que le ministre copie avec
la même docilité que le précédent. Voici d'abord la lettre insinuante
adressée au vieux ministre :
« Paris, ce 30 août 1776.
« Monsieur le Comte,
« J'irais me mettre à vos pieds ce matin, si je n'avais pas un rendez-vous
arrêté chez M. l'ambassadeur d'Espagne (1). Il est bien doux à mon cœur de
voir que le respect qu'on vous porte rend chacun vain et jaloux de faire
quelque chose pour vous plaire. M. Séguier, apprenant que vous aviez eu la
bonté de recommander la célérité de mon affaire à M. le premier président
et à M. le procureur général, n'a pu s'empêcher de dire à un de ses amis qui
est des miens : — Une pareille recommandation m'eût rendu bien éloquent
dans cette affaire. Oh! les hommes! Ne vous lassez pas, monsieur le comte,
de faire de bonnes actions... Je ne vous demande que votre signature à la
lettre ci-jointe et votre cachet sur l'enveloppe : à l'instant mon affaire ac-
quiert des ailes, et je vous aurai l'obligation d'avoir recouvré trois mois plus
tôt mon état de citoyen, que je n'aurais jamais dû perdre.
« Je suis, avec la plus respectueuse reconnaissance, etc.
« Beaumarchais. »
Voici maintenant la lettre pour l'avocat-général, rédigée par Beau-
marchais et que signe docilement M. de Maurepas :
« Versailles, ce 30 août 1776.
« J'apprends, monsieur, par M. de Beaumarchais, que, si vous n'avez pour
lui la bonté de porter la parole en son affaire, il est impossible qu'il obtienne
un jugement d'ici au 7 septembre. La partie des affaires du roi dont M. de
Beaumarchais est chargé exige qu'il fasse assez promptement un voyage; il
craint de quitter Paris avant d'être rendu à son état de citoyen, et il y a si
longtemps qu'il souffre, que son désir à cet égard est bien légitime (2). Je ne
vous demande nulle faveur sur le fond d'une pareille affaire, mais vous m'o-
bligerez infiniment si vous contribuez à la faire juger avant les vacances.
« J'ai l'honneur d'être bien véritablement, etc. JVLvurepas. »
On reconnaît combien la situation de Beaumarchais est changée
depuis le procès Goëzman : il n'a plus seulement pour lui l'opinion,
il a pour lui le pouvoir, ce qui ne l'empêche pas de cultiver avec le
même soin la faveur publique; car en même temps qu'il prend ses
précautions du côté du ministère et se ménage la parole officielle
de l'avocat-général Séguier, il choisit pour défenseur un avocat qui,
presque seul, a constamment refusé de plaider devant le parlement
(1) Pour l'affaire d'Amérique. Le gouvernement espagnol s'était associé au gouverne-
ment français et se préparait aussi à appuyer en secret les Américains.
(2) On voit que la recommandation devient ici plus expressive, malgré la restriction
d'étiquette gui l'accompagne.
BEAUMARCHAIS , SA VIE ET SON TEMPS. ' 969
Maupeou, et que cette constante opposition a rendu très populaire,
l'avocat Target. En lui confiant sa défense, Beaumarchais, toujours
fidèle à ses goûts de mise en scène, écrit à Target une lettre qui cir-
cule partout et qui commence par ces mots : Le martyr Beaumar-
chais à la vierge Target. C'est la vierge Target qui, avec son élo-
quence un peu vide, mais pompeuse et sonore (1), se charge de
maintenir la popularité de l'ancien adversaire de Goëzman et de le
défendre en associant sa cause à celle du parlement restauré et de
la liberté reconquise :
« Remplissez donc enfin, messieurs, dit Target, en terminant son plaidoyer,
remplissez Tattente générale, et, j'ose le dire, le vœu qu'en secret vous formez
vous-mêmes pour la réparation de l'injustice. Absous par le public, il est temps
que le sieur de Beaumarchais soit délivré par la loi. Elle est passée cette époque
de contradictions et d'orages où le citoyen ne puisait pas toujours dans les
décisions de ses juges la règle de ses propres jugemens, où un homme a pu
être frappé sans être déshonoré. L'union est rétablie, la nation possède enfin
ses magistrats. Les ministres, lès dépositaires des lois sont rentrés dans le
droit, plus grand et plus flatteur encore, d'être les arbitres des mœurs et les
modérateurs des sentimens. C'est au sein de cette concorde heureuse que,
sous l'œil du public, et des mains de la loi, le sieur de Beaumarchais va
reprendre, comme un droit qui lui est propre, ce premier bien de l'homme
en société, l'honneur, qu'en attendant le retour de l'ordre il avait confié
comme en dépôt à l'opinion publique. »
Après le discours de Target, l' avocat-général Séguier conclut éga-
lement à la réhabilitation, et le 6 septembre 1776 un arrêt solennel
du parlement tout entier, grand' chambre et Tournelle assemblées,
annulle la sentence portée contre Beaumarchais par le parlement
Maupeou, le rend à son état civil et aux fonctions qu'il avait précé-
demment occupées. Cet arrêt fut accueilli avec le plus vif enthou-
siasme par la foule qui encombrait le prétoire, et l'heureux plaideur
fut porté en triomphe au milieu des applaudissemens depuis la grand'-
charabre jusqu'à sa voiture. Il avait préparé un discours qu'il voulait
prononcer avant la plaidoirie de Target, on le détermina à y renon-
cer; mais comme il tenait à se mettre en règle avec l'opinion, il le
publia dès le lendemain. Ce discours, qui figure dans ses œuvres,
est assez bien réussi dans le genre noble, mais il est surtout très
habile et très hardi. On vient de voir plus haut avec quelle souplesse
Beaumarchais sait tirer parti de la faveur d'un ministre; mais tout
en utilisant son crédit auprès de M. de Maurepas, il ne renonce
(1) Ce même Target , présidant plus tard la constituante , se rendit coupable d'une
phrase d'avocat restée célèbre, qu'on cite quelquefois dans les traités de rhétorique pour
enseigner aux jeunes gens à éviter l'abus des synonymes : « Je vous engage, messiem-s,
à maintenir entre vous la paix et la concorde, suivies di\ calme et de la tranquillité. »
970 REVUE DES DEUX MONDES.
point à son rôle de citoyen défenseur des droits de la nation. Dans
son discours au parlement, non-seulement il ne concède rien à ses
anciens adversaires, qui pour la plupart sont encore membres du
grand conseil, mais il maintient toutes ses attaques contra les formes
et les règles de la procédure, o Or ces formes et ces règles, comme le
remarque très justement M. Saint-Marc-Girardin , n'appartenaient
au parlement Maupeou que par occasion; elles appartenaient aussi
à l'ancien parlement. » Les coups que Beaumarchais avait portés
au premier devaient rejaillir sur le second. En combattant le secret
dans les procédures, en attaquant toutes ces méthodes d'instruction,
confrontation et récolemens, qui éternisaient et embrouillaient les
affaires, ces référés multipliés, ces audiences qui mettaient le plai-
deur à la discrétion d'un rapporteur, ces secrétaires que chaque plai-
deur devait payer largement, ces jugeraens non motivés par lesquels
un tribunal décidait à huis clos de l'honneur, de la fortune ou de la
vie d'un citoyen, sans autre explication que cette formule : Pour les
cas résultant du procès ; — en combattant tous ces abus divers, en
faisant entrer dans l'esprit des masses le besoin d'une réforme judi-
ciaire, Beaumarchais, après avoir aidé à détruire le parlement Mau-
peou aux applaudissemens de l'ancien parlement, contribuait, sans
s'en douter lui-même, à préparer également la ruine du parlement
qui l'avait applaudi. Lorsqu'on vit en effet ces fiers légistes, re-
montés sur leurs sièges, continuer les anciens erremens, lorsqu'on
les vit, après une opposition systématique aussi ardente contre le
bien que contre le mal, demander la convocation des états-géné-
raux, mais s'attacher à annuler d'avance leur action en la renfennant
dans les vieilles formes, de manière à se ménager pour eux-mêmes
une sorte de dictature, la même impopularité qui avait renversé les
magistrats de Maupeou les renversa à leur tour. Après avoir fait re-
culer les rois, ils furent mandés à la barre de la constituante, et là
il leur fut signifié que, suivant la parole de Beaumarchais, la nation
était juge des juges. Quelques jours après, un simple décret décidait
que les parlemens avaient cessé d'exister. C'est ainsi que, dans sa
lutte contre Goëzman, Beaumarchais avait ét4 un instrument invo-
lontaire, mais puissant de la révolution; il l'hait de même lorsque,
heureux et fier de la victoire qui lui rendait enfin ses droits de ci-
toyen, il se lançait à corps perdu dans sa grande opération d'Amé-
rique. Avant de l'y suivre, il ne faut pas oublier qu'il a toujours
mené de front plusieurs entreprises, et qu'au moment où il prépa-
rait ses quarante vaisseaux, il faisait jouer le Barbier de Séville.
LOUrS DE LOMÉNIE.
SOUVENIRS DTNE STATION
LES MERS DE L'INDO-CHINE.
LES RÉGENCES JAVANAISES.
Nous venions d'admirer à Batavia l'opulence et la splendeur de la
colonie hollandaise : il fallait pénétrer dans l'intérieur de Java pour
savoir de quelles sources fécondes découlaient ces richesses. M. Bur-
ger &e chargea d'obtenir du gouverneur-général l'autorisation sans
laquelle nous ne pouvions songer à entreprendi'e un pareil voyage.
M. de Rochussen, de son côté, accueillit la demande de notre excel-
lent hôte avec une grâce si parfaite, il adressa aux résidens des pro-
vinces que nous devions traverser des instructions si bienveillantes,
que le prince Henri lui-même n'a probablement point parcouru l'in-
térieur de Java d'une façon beaucoup plus royale que les officiers et
le commandant de la Bayonnaise.
Java est, on le sait, une des îles les plus vastes du globe. Bornéo,
Madagascar, Sumatra,^iphon, la Grande-Bretagne, Gélèbes même,
ont plus d'étendue; m* s le territoire de Java est le double de celui
de Geylan ou de celui de Saint-Domingue , il excède d'un dixième
environ la superficie de Cuba. Cette grande île est d'une origine ré-
cente, si on la compare au noyau granitique ou aux terrains stratifiés
qui ont successivement formé l'écorce de notre planète. Gontempo-
raine des groupes de la Polynésie, elle est, après Gélèbes, le frag-
ment le plus considérable du nouveau monde qu'un effort sous-ma-
rin a fait jaillir des entrailles de la terre. Elle n'offre, à proprement
(1) Voyez la livraison du 15 février.
972 REVUE DES DEUX MONDES.
parler, qu'une longue chaîne de montagnes basaltiques et de pics
ignivomes, entourée d'une large ceinture de terrains d'alluvion. La
longueur moyenne de l'île est de cent soixante-quinze lieues, la lar-
geur de vingt-six. Située à cent vingt lieues environ au sud de l'é-
quateur, elle n'est point exposée à ces crises violentes qui dévastent
chaque année les côtes des Philippines, mais dont l'influence se
fait rarement sentir en-deçà du 10" degré de latitude septentrionale.
On retrouve cependant à Java les pluies torrentielles de Luçon. Pen-
dant les mois de janvier et de février, il n'est guère de jour où
d'épouvantables déluges ne semblent menacer l'île d'une submersion
totale. La mousson d'ouest est au sud de l'équateur la mousson plu-
vieuse; elle commence ordinairement vers la fin d'octobre. Les vents
d'est lui succèdent dans les premiers jours du mois de mai, et jus-
qu'aux approches de l'équinoxe, des orages de peu de durée trou-
blent seuls la sérénité du ciel.
Les Hollandais ont partagé le territoire de Java en vingt-deux ré-
sidences : la structure de l'île avait fixé avant eux ces divisions politi-
ques. De tout temps, des administrations distinctes ont gouverné les
états du littoral et les districts montagneux de l'intérieur, les pro-
vinces qui font face à l'Océan Austral et celles qui descendent par
une pente moins abrupte vers la mer de Java. La province de Ban-
tam s'étend d'une mer à l'autre. Neuf résidences, — Batavia, Kra-
v^^ang, Chéribon, Tagal, Pekalongan, Samarang, Japara, Rembang,
Sourabaya, — occupent le versant septentrional des montagnes. Huit
autres provinces, — les Preangers, Banjoumas, Bajelen, Djokjokarta,
Patjitan, Kediri, Passarouan, Bezouki, — sont assises sur le versant
opposé. Les résidences intérieures"sont au nombre de quatre : Bui-
tenzorg, Kedou, Sourakarta et Madioun. Les provinces du nord sont
en général plus policées et mieux défrichées que celles du sud; elles
ont un accès facile vers d'excellens ports, tandis que la côte méri-
dionale est presque complètement dépourvue d'abris (1). ,
Le cours des événemens a cependant établi entre les diverses por-
tions du territoire de Java d'autres distinctions que celles qui ré-
sultent de leur situation géographique. Les provinces de Sourakarta
et de Djokjokarta sont les derniers vestiges de l'empire de Mataram;
les souverains indigènes ont conservé dans ces deux états la pro-
priété du sol. Dans les résidences de Batavia, de Buitenzorg et de
Krawang, les ventes faites à diverses reprises par la compagnie des
(1) De récens travaux hydrographiques ont signalé cependant sur cette côte des ports
demeurés jusqu'ici inconnus, des ports, assure-t-on, qui pourraient recevoir au besoin des
vaisseaux de ligne. Si cette découverte se. confirme, im magnifique avenir est promis aux
provinces méridionales; l'ile de Java en recevra un accroissement notable de prospérité,
et la population javanaise, délivrée de transports dispendieux, y trouvera une augmenta-
tion sensible de bien-être.
LES RÉGENCES JAVANAISES. 973
Indes, par le général Daendels et par le gouvernement anglais, ont
entraîné en faveur de capitalistes européens ou chinois l'aliénation
du domaine public. La propriété individuelle se trouve ainsi consti-
tuée à Java sur une étendue de territoire qui représente à peu près
le douzième des terres cultivées. Les autres résidences, au nombre
de seize, ne connaissent d'autres propriétaires que l'état et la com-
mune. Le gouvernement y partage avec la noblesse javanaise d'im-
menses bénéfices. C'est dans ces provinces que le général Yan den
Bosch a établi la compensation de l'impôt foncier par des rentes
payables en nature, ou qu'il a maintenu, comme dans la résidence des
Preangers, le régime du travail forcé et des livraisons obligatoires.
La résidence des Preangers occupe à elle seule près du sixième de
la superficie totale de Java. Elle est subdivisée en quatre régences et
gouvernée par des chefs qui descendent en droite ligne des anciens
souverains auxquels obéissait, avant l'introduction de l'islamisme, la
partie occidentale de Java. En visitant la province de Buitenzorg et
celle des Preangers, nous pouvions donc nous flatter de comprendre
le mécanisme politique et agricole appliqué à l'île tout entière. Nous
allions, dans la première de ces résidences, observer les résultats
obtenus par l'industrie privée, — dans la seconde, étudier les grandes
cultures dirigées par les employés du gouvernement. Nous devions
aussi, — cet espoir suffisait pour piquer notre curiosité, — nous trou-
ver en présence de fonctionnaires indiens issus d'un sang non moins
illustre et non moins vénéré que celui des souverains de Mataram.
Différé de jour en jour par les gracieuses instances qui s'effor-
çaient de nous retenir à Batavia, le moment de notre départ pour
l'intérieur de l'île fut enfin fixé d'une manière irrévocable. Le
■là juillet 1849, une heure avant le lever du soleil, deux longues voi-
tures de voyage attelées chacune de six poneys emportaient sur la
route de Buitenzorg les officiers de la Bayonnaise et le compagnon
que depuis six mois leur avait donné une heureuse fortune, le jeune
duc Edouard de Fitz-James, chevaleresque héritier d'un des plus
beaux noms de France. A voir la rapidité de notre course, on eût dit
que ces carrosses, balancés sur leurs ressorts flexibles, au lieu de
paisibles touristes, contenaient quelque couple amoureux s' envolant
sur le chemin de Gretna-Green. tfne véritable frénésie semblait ani-
mer cochers et poneys. Nous dévorions d'un seul temps de galop, et
en moins de vingt minutes, les 9 kilomètres qui séparent les relais
de la poste. C'était en langage de marin un sillage de onze nœuds à_
l'heure. Deux coureurs montés derrière nos voitures se jetaient, le
fouet à la main, sur les jarrets des chevaux dès que la route offrait
la moindre rampe à gravir, et plus le chemin montait , plus notre
attelage courait ventre à terre. Pas une ornière d'ailleurs, à peine
un gravier sur notre passage. La route, soigneusement macadamisée.
974 REVUE DES DEUX MONDES.
était unie comme la table d'un billard (1). Sur un sentier latéral
incessamment labouré par le pied fourchu des buffles se traînaient
lourdement, avec leurs toitures de rotin tressé et leurs roues for-
mées par deux énormes disques d'une seule pièce, de longs convois
qui portaient à Batavia le café des Preangers. La voie sur laquelle
nous roulions était exclusivement destinée aux voitures suspendues
et aux piétons. Des hangars d'une architecture élégante s'élevaient
auprès de chaque station, et nous protégeaient contre les rayons du
soleil pendant le temf)s qu'on mettait à changer de chevaux. De Bata-
via au village de Buitenzorg, on compte trente-deux piliers, ou à
peu près 54 kilomètres. L'inclinaison moyenne du terrain est d'en-
viron 5 millimètres par mètre. On ne saurait atteindre les régions
supérieures par une pente plus égale et plus douce.
Dès qu'on a dépassé le faubourg de Meester-Cornelis, théâtre des
brutales orgies de la populace javanaise, les maisons de campagne
s'éloignent du bord de la route. Le paysage n'est plus animé que par
les grands bois de cocotiers, qui, sur quelques points, se prolongent
jusqu'à la mer. M. Burger avait possédé un de ces vastes domaines
dont l'huile de calapa (2) et le sucre à'œrpng (3) forment le prin-
cipal revenu. Il nous montra en passant la forêt de palmiers au mi-
lieu de laquelle il avait vécu pendant plusieurs années de la vie du
planteur et de celle du seigneur féodal. Nous approchions cependant
de Buitenzorg, et déjà nous aspirions un air plus léger et plus pur.
Tout souriait autour de nous : les rizières étagées sur le flanc des
montagnes, les villages épars dans la plaine, les arbres fruitiers
balançant leur tête au-dessus des haies de cactus et d'euphorbes.
Nous n'avions encore atteint qu'une hauteur de 800 pieds environ
(1) L'œuvre la plus grandiose qu'ait accomplie à Java radministration hollandaise,
c'est assurément la route militaire qui traverse l'ile dans toute sa longueur, du détroit
de la Sonde au détroit de Bali. Cette route ne suit pas le bord de la mer. Pour éviter les
terrains marécageux qu'inonde chaque année pendant six mois la saison pluvieuse, il lui
a fallu gravir les pentes escarpées des montagnes. Elle se développe ainsi à travers les
cols les plus élevés, au milieu des ravins et des précipices, sur un parcours de 1,300 kilo-
mètres. De nombreux rameaux viennent s'embrancher sur cette voie centrale. Les uns
se dirigent de Samarang vers les états des princes indigènes; les autres relient les parties
les plus reculées des provinces aux ports de la côte septentrionale. L'Inde anglaise pos-
sède d'excellentes routes; mais Java et la Nouvelle-Galles du Sud sont, si je ne me
trompe, les soûles colonies où l'on puisse voyager en. poste. Sur les routes royales, le
gouvernement hollandais entretient des relais de chevaux disposés de six en six milles.
Entre Bata^ ia et Buitenzorg, chaque station est pourvue de six attelages, de deux seule-
ment dans le reste de l'ile. Des buffles remplacent les chevaux sur les points où la
chaise de poste doit rencontrer des pentes trop rapides, et des hommes se tiennent prêts
à attacher une corde à la voiture pour en modérer la vitesse dans les descentes. C'est
ainsi que les lettres, qui partent de Batavia deux fois par semaine, peuvent être trans-
portées à Banjouwangie, le point le plus oriental de l'île, en sept fois vingt-quatre heures.
(2) Le nom du cocotier en malais.
(3) Espéra de palmier dont la sève fournit le seml sucre quô coosomment les Javanais-
LES RÉGENCES JAVANAISES. 975
au-dessus du niveau de la mer; mais des sommets du Salak et du
Guédé, perdus dans les nuages, la brise du matin apportait à travers
les bois une douce et bienfaisante frakheur. Trois heures après notre
départ de Batavia, nous entrions, sans avoir ralenti notre course éche-
velée, dans le village de Buitenzorg.
Ce sont surtout les employés du gouvernement qui voyagent dans
l'intérieur de Java : c'est pour eux qu'a été organisé le service des
postes, pour eux aussi que chaqiie chef-lieu de résidence possède un
vaste hôtel placé sous la surveillance et le patronage de l'administra-
tion. L'intervention de l'autorité s'étend à Java jusqu'aux moindres
détails. Tout est simple et facile avec son concours. Quant au voya-
geur abandonné à lui-même, il pourrait bien regretter quelquefois,
je dois l'en prévenir, la libre concurrence des colonies anglaises. Les
frais de poste sont considérables ; les prix seuls des hôtels, réglés
comme tout le reste par les soins du gouvernement, sont assez mo-
dérés. Notre nombreuse caravane alla descendre à l'hôtel Bellevue,
et chacun de nous put y trouver une chambre et un lit. Jamais hôtel
n'a mieux mérité son nom que celui de Bellevue à Buitenzorg. Du
pavillon où nous attendait un déjeuner tout européen, nos regards
plongeaient sur une mer de verdure. Toute la chaîne du Salak se
déployait devant nous avec ses ravins tapissés de forêts, avec ses
terrasses couvertes d'épis déjà mûrs, et, presque sous nos pieds, le
campong chinois dessinait comme une île de briques au milieu des
vergers indigènes.
Pendant que nous admirions ce ravissant paysage , les heures
s'écoulaient sans qu'aucun de nous parût y songer. Les rayons du
soleil tombaient presque d'aplomb sur la plaine : à Batavia, notre
journée eût été terminée; mais à Buitenzorg, bien qu'on ne jouisse
pas encore de la température modérée des hauts plateaux de l'inté-
rieur, on peut cependant se permettre de sortir quelquefois en plein
midi. Nous prîmes donc, malgré l'heure avancée, le chemin du châ-
teau, qui avait été le séjour habituel des prédécesseurs de M. de Ro-
chussen. Ce fut la munificence de la compagnie des Indes qui, vers
l'année 17Zi5, fit de la province de Buitenzorg l'apanage princier des
gouverneurs-généraux de Java. Les districts dont se composait cette
province furent vendus en 1809 à des particuliers, et le gouverne-
ment hollandais n'en conserva plus qu'un seul, au centre duquel on
vit s'élever en 1816 la somptueuse retraite destinée au premier fonc-
tionnaire de la colonie. Un tremblement de terre renversa en 1826
ce château, qu'on avait construit d'après un plan trop vaste pour qu'il
pût reposer avec impunité sur la base d'un volcan. Quand on en re-
leva les murs, on prit soin de les mettre, par un dessin plus modeste,
à l'abri d'une nouvelle commotion du sol. La résidence actuelle du
gouverneur-général n'a qu'un seul étage. Surmontée d'un belvédère
976 REVUE DES DEUX MONDES.
et entourée d'un large portique, elle n'a plus le caractère imposant
du palais qu'habitait M. Van der Gapellen; elle n'en est pas moins
une noble et élégante demeure. Les deux ailes qui flanquent le corps
de logis principal sont destinées à recevoir les aides de camp et les
hôtes du gouverneur-général.
M. de Rochussen se trouvait à Buitenzorg trop éloigné du centre
des afîaires; l'activité de son esprit lui faisait préférer le séjour de
Batavia : il avait cependant donné les ordres nécessaires pour que
les portes du château qu'il avait cessé d'habiter nous fussent ouvertes,
et nous étions certains de trouver sur ce point comme sur tous les
autres un accueil empressé. L'intérieur du château de Buitenzorg,
désert et en partie démeublé, eût à peine mérité notre visite sans le
curieux musée qu'y avaient rassemblé les soins de M. de Rochussen.
Il n'y manquait aucune des armes, aucun des barbares trophées que
l'on peut rencontrer chez les divers peuples de l'archipel indien. A
côté des crânes enfumés ou couverts de bandelettes d'or, orgueil du
Dayak dont ils racontent les prouesses, on voyait appendus à la mu-
raille les lances de Sumatra et les javelines de Célèbes, le bouclier de
Timor taillé dans une peau de buffle, la carabine de Banjermassing,
aux canons octogones et aux cannelures en spirale; lej^arang, bruta-
lement forgé comme un couperet; le kris, dont la lame flamboyante
est emmanchée d'une poignée d'ivoire; le Mewang, dont le fer da-
masquiné laisse pendre près de la garde une sinistre houppe de crins
ou de cheveux teints en rouge. Quelques-uns de ces glaives étranges
avaient été recueillis sur le champ de bataille. La plupart avaient bu
du sang humain. On nous montra des poignards que la superstition
des princes eût payés du prix d'une province, car ces kris javanais
avaient leur histoire comme les grandes épées de nos chevaliers, et
leur vertu talismanique, confirmée par maint assassinat. Nous avions
ainsi sous les yeux l'image, je dirai presque le symbole du degré de
civilisation qu'ont atteint les divers groupes de la Malaisie. Le cou-
peret féroce des Dayaks et des Harfours ne semble pas appartenir au
même âge historique que la carabine rayée des Malais ou que le kris
enrichi de pierreries des habitans de Java. Les peuples de Bornéo,
de Bourou, de Géram, avec leurs armes grossières, ne sont encore
que des sauvages. Ceux de Sumatra, de Célèbes, de Bali, ont appris
les raffinemens de la politique et de la guerre; aussi font-ils usage
d'instrumens de destruction plus perfectionnés. Les Javanais sont
armés comme des courtisans soupçonneux plutôt que comme des
soldats. Chez eux, la guerre a cessé d'être l'état normal de la société.
Ils songent moins à se prémunir contre une attaque ouverte que
contre une trahison. Le poignard au fourieau étincelant est la seule
arme qui brille à leur ceinture. L'examen de ces riches panoplies fut
pour nous une occupation remplie d'intérêt : il ne nous apprit point
LES RÉGENCES JAVANAISES. 977
seulement quels ennemis belliqueux les armées de la Hollande avaient
à combattre; il nous rappela aussi à quelles mœurs barbares la do-
mination européenne était venue arracher ces malheureux peuples.
Les dépendances du château de Buitenzorg formaient autrefois un
des districts du royaume hindou de Padjajaran : elles sont comprises
entre deux rivières ou plutôt deux torrens, le Tji-Liwong et le Tji-
Danie, qui coulent sur ce point à une demi-lieue de distance l'un de
l'autre. Quelques terres cultivées fournissent les revenus nécessaires
à l'entretien du château. Un village indigène s'étend sur la rive occi-
dentale du Tji-Liwong; mais la majeure partie du district est occupée
par un parc immense et par un jardin botanique où se trouvent réu-
nis tous les végétaux dont on a essayé d'acclimater la culture à Java.
L'imagination des poètes n'a jamais rien rêvé de plus beau que ce
parc, traversé par des eaux murmurantes, avec ses grandes pelouses
peuplées de troupeaux d'axis et ses arbres géans qu'ont vus naître
les cinq parties du monde. Il faut avoir parcouru cette vallée de
Tempe, doux et modeste asile offert aux transfuges de tous les cli-
mats, pour savoir quelle variété infinie le grand artisan de l'univers
a pu mettre dans la découpure et les teintes mobiles des feuillages,
dans le port majestueux des troncs, dans le déploiement capricieux
des branches. La Nouvelle-Hollande, les Moluques, le Bengale, la
Chine, le Japon, l'Europe même, semblent se donner la main sous ces
ombrages. Le chêne et le palmier ont trouvé une patrie commune. Le
bétel enlace de sa liane grimpante l'érable ou le mélèze; le thé croît
à côté du poivre, le cactus du Mexique ou l'indigofère de l'Amérique
centrale à côté du coton de l'Egypte et de la canne à sucre des îles
Sandwich. Il n'est pas un pays qui n'ait été mis à contribution par
les botanistes de Buitenzorg. Les bambous occupent tout un côté de
la rivière. Dans certaines allées, les arbres ont l'écorce odorante; dans
d'autres , chaque tronc laisse suinter une gomme aromatique. Ici ce
sont de larges feuilles digitées, plus loin de verts panaches, des stipes
qui s'élancent ou des sarmens qui rampent, des fruits solitaires atta-
chés sur un tronc colossal, ou des grappes qui pendent de la cime
d'une tige bulbeuse épanouie comme un parasol. Bien que le châ-
teau de Buitenzorg possède une ménagerie, complément presque
indispensable d'un jardin botanique, nul animal féroce ne trouble de
ses rugissemens le silence de cette délicieuse retraite. Des orangs-
outangs pensifs, des pachydermes aOables ou sans malice, tels que le
tapir et l'éléphant de Sumatra, sont, avec l'oiseau royal des Molu-
ques et le babi-roussa de Célèbes, les seuls représentans de la faune
indienne auxquels on ait voulu donner cet éden javanais pour prison.
Après le château et le parc de Buitenzorg, que pouvions-nous vi-
siter qui nous offrît plus d'intérêt que les cavernes au fond desquelles
TOME I. 63
978 REVUE DES DEUX MONDES.
la salangane bâtit ces nids visqueux que le Chinois achète au poids
de l'or? Le résident de Buitenzorg voulut nous conduire lui-même
aux grottes de ïjampeo, creusées par la natm^e dans les contreforts
calcaires qui supportent la chaîne du Salak. Deux relais de chevaux
disposés à l'avance sur la route nous amenèrent au pied de la mon-
tagne qu'il fallait gravir pour arriver à l'entrée de ces labyrinthes
souterrains. C'est là que nous trouvâmes le fermier chinois auquel a
été concédée, au prix d'une rente annuelle de 170,000 francs, la ré-
colte totale de ces nids d'hirondelles, qui se vendent à Java 158 francs
environ le kilogramme. Des chaises ou des fauteuils attachés à deux
brancards avaient été disposés par les soins de cet opulent déserteur
du Céleste Empire. Nous nous résignâmes une fois de plus à accep-
ter le secours de nos semblables, et à nous laisser porter par un
sentier glissant jusqu'au but difficile que nous voulions atteindre.
Il se faut entr'aider : c'est la loi de nature.
Le Javanais attelé à la chaise de l'Européen, ce n'est après tout
que l'aveugle qui porte le paralytique, et j'avoue que sous ce soleil
ardent, sous ce climat dont la langueur m'accablait, loin de voir dans
l'assistance qui m'était offerte une offense à la fraternité humaine,
j'en croyais contempler au contraire le plus touchant emblème.
La nature, à Java, est un livre à chaque page duquel il faudrait
écrire : beau ! admirable ! prodigieux ! — Parvenus à l'ouverture des
cavernes, qui plongeaient brusquement dans les entrailles de la mon-
tagne, nous hésitions à nous enfoncer sous terre, quand le soleil
' éclairait autour de nous un si merveilleux paysage. De grands arbres
aux rameaux étendus comme ceux du cèdre couvraient d'ombre et
de fraîcheur les pentes de la colline. Entre leurs troncs penchés
s'ouvraient vers la campagne de délicieuses échappées et des loin-
tains infinis. Des troupes de singes noirs gambadaient au milieu du
feuillage, pendant que de vieux magots demeuraient philosophi-
quement assis sur les branches. Les hirondelles aux reflets satinés
voltigeaient d'une aile inquiète autour de nous. L'atmosphère était
calme, le ciel d'un bleu d'azur. 11 semblait que le Seigneur arrêtât
un regard satisfait sur son œuvre. Mais chacun de nous fut bientôt
saisi sous les bras par deux Javanais. Nous disparûmes en chancelant
dans les profondeurs où nos guides, semblables à des génies sataui-
ques, s'efforçaient de nous entraîner. Au lieu de la lumière du jour,
nous n'avions plus, pour conduire nos pas sous ces voûtes ténébreuses,
que la lueur enfumée des torches. Nous errâmes longtemps dans des
galeries où l'on entendait tomber goutte à goutte l'eau qui filtrait à
travers les fissures du rocher. Des milliers de nids gélatineux étaient
attachés aux parois de la grotte. On en détacha quelques-uns devant
LES RÉGENCES JAVANAISES. 979
nous, et l'avare Achéron consentit à lâcher sa proie. Avec quel plaisir
nous sortîmes de cet antre pour revoir la nature, épanouie et sou-
riante comme une jeune fiancée! Le prisonnier de Chillon ouïe captif
échappé des plombs de Venise n'eût point salué d'un regard plus
ravi le premier rayon de sa liberté. Il est des malheureux cependant
qui se dévouent à fouiller comme des mineurs les longs détours de
ces cavernes, qui vont ramper dans ces couloirs humides ou poser
des échelles de bambou sur le bord de ces abîmes, afin de recueillir
deux ou trois fois par an la précieuse moisson à laquelle ils n'ont
point de part. On évalue à 800 kilog. la récolte des nids que four-
nissent chaque année les grottes de Tjampeo, et à plus de cent mille
francs les bénéfices du Chinois auquel en est affermée l'exploitation.
Ce serait une curieuse nomenclature que celle des exportations de
Java. Cette île féconde a plus d'un marché ouvert à ses produits. Ce
qui ne convient ni à l'Europe, ni à la Nouvelle-Hollande, ni aux
États-Unis, le Céleste Empire, l'Indo-Chine, la Malaisie, le Japon, le
consomment. Le riz, le café, le sucre et l'indigo sont les grandes
richesses du sol. A côté de ces importans produits, vous verrez figu-
rer les nids d'oiseaux pour plus d'un million de francs; vous remar-
querez le tabac, le gingembre, le bois de sapan, la nacre, l'écaillé
d€ tortue, les ailerons de requin, mentionnés à la suite du thé, de
la cannelle, de la muscade et de la cochenille. C'est surtout l'indus-
trie privée qu'il faut louer des essais intelligens auxquels l'île de Java
est redevable de nouveaux produits et de nouvelles cultures. Les
encouragemens du gouvernement ne lui ont point manqué, et ils n'ont
point été prodigués, comme il arrive trop souvent, en pure perte.
A 11 kilomètres environ de Buitenzorg s'étend, sur les premiers
contreforts de la chaîne centrale, le fertile district de Pondok-Guédé.
C'est là que nous pouvions mieux qu'ailleurs apprécier les résultats
obtenus par l'industrie privée. Sur une éminence adossée à de rians
coteaux s'élève l'habitation principale, d'où l'œil du maître peut
surveiller son immense domaine. On dirait un temple grec debout
sur son promontoire, si, au lieu de la mer harmonieuse, on n'en-
tendait bruire au loin îe feuillage des arbres, si les moissons jaunies
ne remplaçaient à l'horizon les vagues agitées qui écumentet blan-
chissent. Une vaste terrasse occupe un des gradins du plateau; d'au-
tres étages de verdure et de fleurs l'entourent et la dominent. Le
moindre souffle de brise fait descendre de ces jardins superposés
mille parfums inconnus. Les rizières s'étendent à perte de vue dans
la plaine, les bois de cafiers couronnent les collines; sur les flancs
inclinés de la montagne, le thé déploie ses vastes pépinières, et le
nopal trace un triple sillon de raquettes épineuses.
Ce fut en 1827 que les Hollandais apportèrent du Japon les pre-
miers arbustes à thé qui furent plantés dans le jardin d'essai de Bui--
980 REVUE DES DEUX MONDES.
tenzorg, où ils réussirent à merveille. Le docteur Burger partagea, si
ma mémoire est fidèle, avec M. van Siebold l'honneur de doter l'île de
Java de cet utile arbuste. Des plantations de thé considérables furent
bientôt établies dans les environs de Batavia et dans les districts mon-
tagneux des Preangers. On fut obligé de chercher, en s' élevant à
15 ou 1,800 pieds au-dessus du niveau de la mer, une température
qui se rapprochât de celle que le thé rencontre dans les provinces
septentrionales du Céleste Empire, et encore, à cette hauteur, le
climat de Java conserve trop d'énergie; le sol, engraissé par des dé-
tritus séculaires, a trop de puissance. Non-seulement l'activité de la
sève donne naissance à des feuilles charnues et grossières, mais la
présence d'un printemps perpétuel tient sans cesse le cultivateur en
haleine et le contraint à épier d'un bout de l'année à l'autre le mo-
ment où les bourgeons vont éclore. Au lieu de pouvoir, comme en
Chine, laisser, quand vient le mois de la verdure, des troupes de
moissonneurs s'abattre au milieu des buissons qu'une seule nuit a
couverts de feuilles, il faut à Java faire pour ainsi dire chaque jour
une cueillette partielle; il faut choisir les bourgeons les plus tendres,
les pousses les plus délicates. De là naturellement un surcroît de
main-d'œuvre qui tend à élever le prix du produit dont on s'était
flatté d'enlever le monopole à la Chine. Le district de Pondok-Guédé
est sans contredit un de ceux où la culture du thé a été dirigée avec
le plus d'intelhgence, où la manipulation, confiée à des Chinois de
Chin-tcheou et d'Amoy, s'écarte le moins possible des procédés usités
dans la province du Fo-kien. Les résultats cependant laissent encore
beaucoup à désirer. Le thé de Java, d'un goût astringent et d'un
faible arôme, se consomme en Europe grâce aux soins frauduleux
qui en dissimulent l'origine; mais il n'est point un habitant de Ba-
tavia qui ne lui préfère le sou-chong ou le pe-koe le plus inférieur
de la Chine. Les Hollandais, avec leur ténacité habituelle, n'ont point
voulu perdre tout espoir; ils comprennent quelle source de prospérité
s'ouvrirait pour leurs colonies, s'ils pouvaient y développer une cul-
ture à laquelle la Chine doit un revenu annuel de plus de 200 millions.
Aussi ont-ils voulu multiplier les essais avant de se tenir pour battus. Si
la nature n'oppose à leurs desseins des obstacles insurmontables, le
thé hollandais pourra devenir dans quelques années, comme le café
des Preangers, une branche de commerce importante. L'île de Java
ne produit aujourd'hui que 100 ou 150,000 kilogrammes de thé. Ce
chiffre serait aisément décuplé le jour où l'on obtiendrait une amé-
lioration sensible dans la qualité des produits (1).
Plus de succès semble avoir suivi l'introduction du nopal et de la
(1) M. Burger doutait que Ton parvînt jamais à obtenir du thé de qualité supérieure
a^us les tropiques. Il croyait que les Anglais, occupés de semblables essais dans l'Inde,
n'y réussiraient pas mieux que les Hollandais n'avaient réussi à Java; mais ime opinion
LES RÉGENCES JAVANAISES. 981
cochenille à Java. Il a fallu cependant, pour acclimater cette indus-
trie dans l'île, un luxe de précautions inconnu au Mexique et aux
Canaries. Nous avions vu à Ténériffe des cactus jetés sans ordre et
sans symétrie au milieu des rochers : chaque feuille portait, exposés
à toutes les intempéries de l'air, une foule d'insectes au corps brun,
de la grosseur à peu près d'une lentille, et recouverts d'une pous-
sière blanchâtre. A Pondok-Guédé , on nous montra de véritables
jardins de nopals. Le giroflier et le muscadier ne sont pas entourés
de plus de sollicitude et de plus de tendresse. Au-dessus de sillons
réguliers et uniformes s'étend un toit de palmiers porté sur des
roulettes, qui protège à la fois contre les grandes pluies d'orage et
l'insecte et la plante. Grâce aux sucs nourriciers qu'il aspire inces-
samment de la terre, grâce surtout au soin minutieux que l'on prend
d'éloigner de lui toute végétation parasite, le cactus peut résister
longtemps à la succion des milliers de trompes qui le dévcfent.
Lorsque la cochenille a, au bout de soixante-cinq ou soixante-dix
jours, atteint tout son développement, on l'enlève avec précaution
de la feuille à laquelle elle adhère, et elle meurt presque aussitôt.
On la fait alors sécher au four pendant cinq ou six fois vingt-quatre
heures et on l'expédie en Europe, où, réduite en poussière, elle livre
au commerce cette couleur éclatante, rivale de la pourpre antique.
On recueille à Java 30,000 kilogrammes environ de cochenille, re-
présentant sur le marché européen 7 ou 800,000 francs. La récolte
de Pondok-Guédé était, en 18Zi9, de plus de 5,000 kilogrammes.
Le domaine privé occupe à Java la douzième partie des terrains
mis en culture, et certaines propriétés rurales ont dans cette île une
valeur de plusieurs millions de francs. Le bénéfice qu'en retire le
trésor public est de peu d'importance : calculé au tiers pour cent de
la valeur approximative des biens-fonds, l'impôt des terres euro-
péennes ou chinoises ne figure dans le budget colonial que pour
une somme de 800,000 francs. Ce sont les produits de ces propriétés
particulières qui alimentent à Java la navigation de concurrence,
car le domaine public ne livre les siens qu'aux navires de la Maat-
schajjpy. Le pavillon étranger exporte cependant chaque année de
Java, outre diverses denrées d'un intérêt secondaire, 9 ou 10 mil-
lions de kilogrammes de café et 14 millions de kilogrammes de
sucre. De pareils chifli-es ont leur éloquence; ils prouvent que le
monopole créé en faveur de l'industrie et de la navigation nationales
n'est point tellement exclusif, qu'il doive rendre les puissances euro-
péennes indifférentes à la prospérité de Java. La France, entre autres,
n'a point dans les mers de Chine de marché plus important que celui
qu'il m'a souvent exprimée et que je crois fondée, c'est que la culture du thé conviendrait
merveilleusement au sol et au climat de l'Algérie. Resterait à savoir si les frais de main-
d'œuvre permettraient à ce thé exotique de supporter la concurrence du thé de la Chine.
982 REVUE DES DEUX MONDES.
des Indes néerlandaises. Elle exporte chaque année de Java pour
près de 3 millions de francs. En échange des produits qu'elle achète,
elle ne livre, il est vrai, qu'une valeur d'environ 1,200,000 francs;
mais ces riches colonies ont des habitudes de luxe et d'élégance qui
ne peuvent manquer de rétablir un jour l'équilibre des relations que
nous entretenons avec elles (1) . -
La journée que nous consacrâmes à parcourir le district de Pon-
dok-Guédé nous offrit plus d'un genre d'intérêt. Nous trouvâmes sur
le même terrain un échantillon de toutes les cultures nouvelles et le
type le plus complet des grandes existences que l'aliénation du do-
maine public a créées dans l'intérieur de Java. Des champs à défri-
cher, des usines à conduire, tout un peuple d'ouvriers et de cultiva-
teurs auquel il faut chaque matin mesurer sa tâche ou distribuer son
salaire, voilà le côté positif de la vie créole. C'est celui qui séduirait
le moins l'imagination du voyageur; c'est, il est vrai, celui qui
frappe le dernier ses regards. Ce que le touriste aperçoit tout d'abord,
ce sont les jardins remplis d'ombre et les salons tout embaumés de
fleurs; ce sont les serviteurs empressés, les voitures sous les hangars,
les bestiaux dans les étables, les chevaux qui hennissent aux man-
geoires. La chasse avec une armée de piqueurs ou les courses à travers
la campagne, les charmes de la rêverie ou les plaisirs de la table, tout
est là, tout se trouve réuni dans la même demeure. Le voyageur eni-
vré est tenté de se croire sous le toit d'un prince : il envie ce bien-être
et cette noble élégance, sans s'inquiéter du prix auquel on les achète;
mais dès qu'il pénètre plus avant dans les secrets de cette vie somp-
tueuse, il comprend mieux les sacrifices qui en sont inséparables, et
n'hésite plus à reconnaître qu'à Java comme ailleurs la fortune n'a
jamais récompensé que le travail et la persévérance.
L'industrie privée peut revendiquer sa part dans les récens progrès
et dans la prospérité commerciale des Indes néerlandaises. L'aliéna-
tion d'une portion du domaine public à Java, bien que singulièrement
onéreuse au trésor, ne mérite donc point de sérieux regrets. Il im-
(1) On peut même affirmer déjà que ce sont moins les intérêts de notre industrie qufi
ceux de notre navigation qu'il s'agit de préserver à Java d'une concurrence fâcheuse •
Nous avons pu voir plus d'une fois, pendant notre séjour dans les Indes, des cargaisons
presque entièrement composées de produits français qui avaient emprunté, pour y arri-
ver à moins de frais, le pavillon des États-Unis ou celui de la Hollande. C'est ainsi qu'un
navire de Rotterdam, le Withem, appartenant à mi armateur hollandais, M. van Hobo-
ien, apporta dans le port franc de Macassar, au mois de juillet 1849, une cargaison pres-
que exclusivement achetée à Bordeaux, — provisions de bouche, vins fins et vins ordi-
naires. — Ce même navire emporta de Macassar, comme cargaison de retour, plus àe
100 tonneaux de nacre et d'écaillé de tortue qui auront été, en grande partie, achetés
en Hollande par l'industrie française. Avant de souhaiter pour la France des relations
plus actives avec l'archipel indien, il faudrait, s'il était possible, lui créer avec ces loin-
tains parages des relations plus directes.
LES RÉGENCES JAVANAISES. 983
porte cependant de poser des limites à l'extension de ce système. De
nouvelles concessions de terres ne manqueraient point de troubler
l'éq "ilibre du budget colonial, et ce ne serait pas encore le plus grave
inconvénient d'une pareille mesure. Quand les chambres hollandaises,
effrayées des charges de la métropole, semblaient accueillir avec une
certaine faveur le projet d'amortir la dette publique par la vente de
terrains considérables à Java, un ministre dont la voix éloquente
avait acquis le droit d'être écoutée, M. Baud, repoussa énergique-
ment cette idée funeste. Il montra que le système de M. Yan den
Bosch reposait sur la coopération de la haute et de la petite aristo-
cratie javanaise, que la cession des terres à des propriétaires euro-
péens aurait au contraire pour résultat l'exclusion et l'abaissement
de ces classes intermédiaires. En échange de l'appui que l'aristocratie
lui prête, le gouvernement hollandais souffre qu'une partie de l'impôt
foncier soit interceptée en passant par les mains de ceux qui le per-
çoivent. Il accepte sans murmure ces inévitables réductions de pro-
fits. Le propriétaire particulier, au contraire, ne voit dans la classe
des chefs de village que des parasites qui dévorent une partie de ses
revenus. Pour lui, l'organisation municipale ne peut être qu'un
obstacle. Aussi s'applique-t-il à la faire disparaître de ses domaines.
Le système des cidtures n'attaque sur aucun point les institutions
indigènes. Celui des grands propriétaires, s'il recevait de nouveaux
développemens, porterait à ces institutions la.plus sérieuse atteinte.
(' Je puis comprendi-e, disait M. Baud, une réforme sociale qui ouvre
dans l'avenir à chaque Javanais la perspective d'entrer en possession
de la rizière dont il n'est quant à présent que l'usufruitier. Je n'en
saurais admettre qui réduise les régens à ne plus être que les inten-
dans salariés des capitalistes européens. »
La grande ambition de l'officier de marine, dès qu'il a touché
terre, c'est de monter à cheval, de tourner le dos au rivage, de s'en-
foncer dans l'intérieur du pays aussi loin qu'il lui est permis d'y
pénétrer. On dirait qu'il cherche, comme Ulysse, un homme qui
puisse prendre une rame pour une pelle à four. Tous les officiers de
la Bayonnaise auraient donc accueilli avec joie le projet de visiter
la résidence des Preangers; mais deux voitures voyageant à la fois
eussent couru le risque de manquer trop souvent de chevaux. Il fallut
donc nous résigner à nous séparer à Buitenzorg. Trois d'entre nous
prirent avec M. Burger le chemin des Preangers, le reste de notre
caravane dut retourner à Batavia.
La résidence des Preangers a près de 21,000 kilomètres carrés de
superficie. C'est une province dont l'étendue est peu inférieure à celle
de la Sicile. Dans la population des Preangers, le mélange du sang
hindou se trahit moins que chez les habitans de la partie orientale de
Java. Cette population se rapproche davantage de la race malaise,
984 REVUE DES DEUX MONDES.
dont les physiologistes la distinguent cependant à certains caractères
que je n'essaierai point de définir. Les habitans des Preangers sont
en général désignés sous le nom de Soudanais; le nom de Javanais
est réservé pour la population qui réside à l'est de Chéribon. Les
derniers recensemens attribuent 739,000 âmes à la province des
Preangers. On peut juger de la richesse agricole de cette résidence
par d'autres chiflVes non moins significatifs. Les cinq régences de
Tjanjor, Bandong, Limbangan, Soumedang, Soukapoura, nourris-
sent 145,000 buffles, 5,000 bœufs et 35,000 chevaux. Bien que
cette vaste province soit soumise au régime du travail forcé et tenue
d'entretenir au profit du gouvernement plus de 80 millions d'arbres
à café, elle n'en est pas moins de toutes les résidences celle où le
riz est le plus abondant et dans laquelle la subsistance des habitans
est en conséquence le mieux assurée. La chaîne centrale dont le
Guédé est un des sommets culminans sépare les Preangei'S des rési-
dences de Buitenzorg et de Ghéribon. Ni la propriété européenne, ni
l'industrie chinoise n'ont franchi ces Alpes indiennes. C'est donc Java
dans toute sa simplicité primitive que nous devions nous attendre à
rencontrer sur l'autre versant des montagnes. On peut se figurer
aisément l'intérêt que nous nous promettions d'un pareil voyage.
Suivant notre coutume, nous étions en route avant le lever du
soleil. Nous avions marqué pour notre première étape le chef-lieu
de la résidence des Preangers. Ce n'était qu'une journée de 59 kilo-
mètres; mais, avant de redescendre vers la plaine de Tjanjor, il fal-
lait atteindre par une rude montée le col du Megameudong, qui
s'élève à plus de 1,500 mètres au-dessus du niveau de la mer. Notre
lourde voiture, dont les ressorts, fortifiés de lattes de bambou et de
tours multipliés de rotin, devaient défier tous les cahots qui les atten-
daient dans ce long voyage, ne put gravir le Megameudong sans le
secours de six buffles, masses informes à la croupe monstrueuse qui
me rappelaient les éléphans de Porus ou ceux de Runjet-Sing. Nous
avions heureusement trouvé à mi-chemin de Buitenzorg et du pied de
la montagne d'aimables compagnons qui voulurent bien partager
avec nous les ennuis de cette ascension laborieuse. Nous suivîmes
donc sans trop y songer les longs détours d'une voie escarpée et tor-
tueuse que l'admiration des voyageurs n'a pas craint de comparer à
la route du Mont-Cenis, œuvre gigantesque dont l'île de Java fut
redevable à la volonté de fer du général Daendels, et dont les travaux
coûtèrent, dit-on, la vie à plusieurs milliers de Javanais. On éprouve
de singulières sensations quand on gravit les hautes chaînes de
montagnes situées sous les tropiques. Chaque pas que vous faites
vers la région des nuages équivaut à d'immenses enjambées que
vous feriez sur la face aplanie de la terre. Pour vous rapprocher du
pôle, vous avez trouvé des bottes de sept lieues. Aussi voyez comme
LES RÉGENCES JAVANAISES. 985
tout change autour de vous, la végétation, le ciel, la température!
Tout à l'heure vous étiez dans l'Inde; vous venez de traverser l'Italie,
VOUS voilà plongé dans les brumes glacées du Nord. Plus d'ho-
rizon infini, plus de voûte bleue, plus de haies de bambou, plus de
bois de palmiers. Le vent siffle à travers de maigres feuillages, le
brouillard flotte accroché comme les lambeaux d'un suaire à toutes
les aspérités du sol; les rochers sont froids et humides comme les
murs d'une prison.
Nous atteignons enfin le point le plus élevé du col qui s'ouvre sur
les Preangers. Quelle nature tourmentée et sauvage ! Aussi loin que
la vue peut s'étendre, on n'aperçoit qu'un entassement confus de col-
lines, boursouflures du sol en travail qui porte le cratère béant du
Guédé. Ce gouflre, d'où s'échappe sans cesse une fumée sulfureuse,
domine de plus de 1,500 mètres le cratère éteint du Megameudong.
C'est un volcan debout sur les ruines d'un autre volcan : l'Etna sur le
Vésuve, ou Pélion sur Ossa. Pendant qu'on prépare pour notre voiture
un nouvel attelage, nous nous laissons conduire à travers la forêt sur
le bord de l'abîme où le feu souterrain a cessé de gronder. Une eau pure
et profonde remplit la bouche jadis écumante; des arbres et de gigan-
tesques fougères ont percé les assises de lave ; les tigres et les rhino-
céros viennent s'abreuver aux sources d'où jaillissaient autrefois des
scories et des flammes. Nous descendons par un sentier tournant jus-
qu'au fond du précipice ; on ne voit plus que le ciel au-dessus de nos
têtes et le sentier qui monte en spirale se cramponnant aux bords
escarpés du cratère. Le lac est immobile, la forêt est silencieuse ; nos
guides n'osent plus parler qu'à voix basse. C'est ici le séjour du gé-
nie de la terre, d'Arang-Kouwasa, dont les raugissemens demandent,
dit-on, des victimes humaines; c'est le lac des fées, le Telaga Varna.
Ne nous arrêtons pas plus longtemps dans ces lieux; remontons vers
le ciel, comme ces âmes souffrantes que les prières des vivans ont
le pouvoir de délivrer. Nous voilà hors du gouffre; notre voiture est
prête; partons sans plus tarder pour Tjanjor.
On a encore des ravins à descendre, des côtes à gravir avant d'ar-
river à l'extrémité du plateau, d'où le regard peut plonger sur la
plaine. Voici, sur la droite de la route, le hameau de Tji-Panas et
la maison de plaisance où s'arrête quelquefois pour une nuit ou pour
une demi-journée le gouverneur-général; c'est peut-être la seule
maison de Java qui possède une cheminée. L'air est vif à Tji-Panas;
on y cultive tous les fruits et tous les légumes de l'Europe. Nous
nous sommes cependant abaissés de ÙOO mètres depuis que nous
avons quitté le col du Megameudong ; encore quelques pas, et nous
aurons franchi les portes de fer des Preangers. Les dernières ondu-
lations volcaniques sont enfin derrière nous; une pente toujours égale
986 REVUE DES DEUX MONDES.
nous conduira désormais vers Tjanjor. Ce n'est point la flèche élan-
cée de quelque clocher rustique qui désigne à nos regards la place
où nous devons chercher ce village javanais; c'est un épais bouquet
d'arbres se dessinant comme une oasis au milieu de la plaine. Tjanjor
est caché sous ces berceaux de verdure. Déjà les haies de bambou
s'élèvent de chaque côté de la route; le palmier et le bananier en-
tourent la case indienne; le bazar, avec ses boutiques de tissus indi-
gènes, succède aux premières maisons des faubourgs. Nous entrons,
sans sortir de cette longue avenue, dans le quartier européen. Sur
la droite s'élève la maison du résident, à gauche l'hôtel où nous
allons descendre. Remarquez en passant la prison et les magasins de
café, seuls monumens publics d'une résidence javanaise. Voici le
Haloiin-Haloun, vaste place plantée de figuiers waringins. Le dalem
du régent occupe un des côtés de cette place publique. Une allée con-
tiguë ombrage l'humble mosquée où se fait entendre d'heure en heure
la voix de l'iman ou celle du muezzin.
La journée qui suivit notre arrivée à Tjanjor fut consacrée à par-
courir les environs de la ville : les rizières nous parurent admirable-
ment cultivées, le paysage se montrait à chaque instant plus varié et
plus pittoresque; mais un silence de mort attristait cette belle cam-
pagne. On n'entendait point, comme à Luçon, la guitare résonner
sous les toits de bambou; ni danses, ni chansons; du bien-être sans
joie; de l'ordre, de la symétrie partout, de la gaieté nulle part. Les
Javanais que nous rencontrions demeuraient accroupis sur le boi'd de
la route, le salacot à la main et le regard baissé; ils n'eussent point osé
se relever avant que notre voiture ne fût déjà loin d'eux. Nous avions
observé ces marques de soumission craintive à Luçon aussi bien qu'à
Java. Les Orientaux ont leurs usages, contre lesquels nos idées euro-
péennes auraient tort de se soulever. A Constantinople, ils se pros-
ternent et frappent la terre du front quand le souverain passe; dans
l'Inde, ils s'accroupissent; aussi n'était-ce point cette déférence à la-
quelle nous étions habitués qui eût pu nous surprendre; ce qui nous
frappait, c'était la résignation passive empreinte sur toutes ces phy-
sionomies. Le mahométisme fait des populations graves et tristes; le
catholicisme fait des populations vivantes; les Indiens des Philip-
pines en sont un exemple; un peu de turbulence se mêle sans doute
à leur obéissance comme à leurs plaisirs; ils acceptent le frein, mais
ils le secouent comme un cheval qui piaffe. Les Javanais traînent
leur joug en silence.
M. Burger écoutait sans impatience le parallèle qu'à l'aide de mes
souvenirs j'établissais sans cesse entre les Philippines et les Indes
néerlandaises. Il accueillait mes réflexions et s'efforçait d'y répondre.
Il était trop bon Hollandais pour ne pas détester les utopies frivoles
LES RÉGENCES JAVANAISES. 987
qui pouvaient compromettre à Java la domination européenne. Il
n'eût même point approuvé, malgré la ferveur de sa foi sincère, les
tentatives d'un prosélytisme basé sur le dogme de l'égalité évangé-
lique. Montrer aux habitans de Java — dans la poignée d'Européens
auxquels le sort des armes les avait contraints d'obéir — des frères
et non plus des maîtres, n'eût point été, suivant lui, une œuvre sans
péril. Il eût consenti cependant à subir cette épreuve, s'il eût cru
qu'il en dût sortir le bonheur et le perfectionnement moral de la race
indigène; mais, doutant que la prédication de l'Évangile pût se pro-
mettre dans l'Inde un pareil résultat, il demandait qu'à Java une
civilisation plus avancée précédât une foi meilleure. 11 croyait qu'on
pouvait faire des Javanais de bons musulmans, et craignait qu'on ne
fît jamais de cette race sensuelle, de ces esprits bornés, que des chré-
tiens hypocrites. Quant à nous, je ne sais trop quel instinct secret
nous empêchait de souscrire à ces raisonnemens. I^ous avions vu de
fort mauvais chrétiens aux Philippines; ces pauvres Tagals nous
semblaient cependant plus heureux et plus fiers, plus rapprochés de
nous que les Javanais. Vis-à-vis des Malais, le protestantisme avait
donc pu se montrer infructueux, sans que le catholicisme fût con-
damné à la même impuissance. Il était un point toutefois sur lequel
M. Burger et nous ne pouvions différer d'opinion : c'était l'inoppor-
tunité de toute réforme de nature à inquiéter le fanatisme qui avait
soulevé en 1825 les provinces du Kedou et de Djokjokarta. Si, sui-
vant la parole du comte de Maistre, les abus valent mieux que les
révolutions, la foi religieuse n'est-elle point, dans une certaine me-
sure, obligée, comme la foi politique, de s'arrêter devant la crainte
du désordre qu'entraîneraient ses prédications?
Après avoir entrevu les habitans des campagnes javanaises, nous
étions impatiens de nous trouver en présence des princes qui les
gouvernent. Le régent de Tjanjor nous ouvrit les portes de son da-
lem. Aux clartés douteuses que versaient sous un. vaste hangar une
douzaine de lampes remplies d'huile de coco, nous pûmes contem-
pler ce descendant des anciens souverains des Preangers. Un étroit
turban couvrait sa tête; une veste de soie rayée pendait le long de son
buste amaigri; un sarong descendait jusqu'à ses genoux, attaché
comme un tablier à sa ceinture. La pudeur orientale ne se trouve
point à l'aise dans nos vêtemens exigus; elle aime les draperies, les
longues robes flottantes, et si, pour complaire à leurs maîtres, pour
leur ressembler du moins par quelque trait, les régens javanais ont
dû accepter nos inexpressibles , ils se sont du moins empressés de ca-
cher cette inconvenance sous le sarong de leurs ancêtres. Le résident
de Tjanjor voulut nous présenter à la souveraine du dalem, la seule
des nombreuses femmes du régent qui, sortie d'un sang non moins
988 REVUE DES DEUX MONDES.
illustre que le prince dont elle partage les honneurs et la couche, n'ait
point à craindre d'être répudiée comme les humbles compagnes que
lui donnent les caprices sensuels de ce tyran domestique.
Bientôt les bedayas, avec leur corset de velours vert, leur jupe
couleur de safran, leur casque et leur ceinture d'or, s'avancèrent d'un
pas nonchalant au milieu de la salle. On eût dit des scarabées venant
de rouler leur robe d'émeraude dans le pollen. Je reconnus en fré-
missant les préludes du ballet de Ternate; la même psalmodie lente
et nasillarde frappa mes oreilles, le gamelang y mêla ses sons discor-
dans. J'aurais voulu fuir; un sentiment de courtoisie m'enchaîna sur
ma chaise. Je n'avais cependant prévu qu'à demi mon supplice : pas
un souffle de brise ne pénétrait dans cette salle, dont le toit incliné
pesait sur nos épaules comme un dôme de plomb. Suffoqué et près
de défaillir, je dus subir pendant plus d'une heure le maussade spec-
tacle de ces contorsions méthodiques, qui pouvaient raconter aux
adeptes un drame de guerre ou une scène d'amour, mais qui res-
taient, je l'avoue, sans signification pour mes sens comme pour mon
intelligence. Quant au prince devant lequel les bedayas déployaient
ambitieusement toutes leurs grâces, avec son costume efféminé, son
teint hâve, son œil terne, sa bouche souillée d'une salive sanglante,
je l'aurais pris volontiers pour la hideuse idole du temple de la
Luxure.
Ce n'est point au sein de leurs dalems qu'il faut aller étudier les
régens javanais : on les jugerait trop défavorablement. A voir leurs
traits flétris, leur démarche abattue, leur regard éteint, on croirait
n'avoir en face de soi que des corps énervés, digne enveloppe d'âmes
sans énergie; mais qu'on amène à ces voluptueux épuisés leur cour-
sier favori, que les cris joyeux de la chasse retentissent dans la plaine,
ou les hurlemens de la guerre dans la montagne, qu'on leur montre
un tigre à frapper ou un ennemi à combattre, tout le sang malais
leur revient subitement au cœur; leurs yeux étincellent; ni la fatigue,
ni le danger ne les arrêtent. Ils sont braves et impétueux par tem-
pérament; aussi la mollesse de leur existence n'a-t-elle pu diminuer
leur audace naturelle. M. Burger me promit qu'avant de rentrer à
Batavia, il me montrerait d'autres princes javanais que le régent de
Tjanjor. Plein de confiance dans cette promesse, je suspendis le juge-
ment dans lequel mon imagination trop prompte allait envelopper la
noblesse de Java tout entière.
Au-delà de Tjanjor, la grande route traverse une plaine étendue
qui s'abaisse doucement vers l'est jusqu'au point où serpente le cours
sinueux du Tji-Kosan. En aucun lieu du monde, on ne rencontrerait
une campagne plus verte et plus fertile. L'œil aime à se reposer sur
•ces immenses rizières qui promettent de si riches moissons. Des vil-
LES RÉGENCES JAVANAISES. 989
lages à demi cachés derrière leurs haies de bambou vous rappellent
à chaque instant que vous parcourez une des provinces les plus po-
puleuses de l'île. Pendant que six chevaux emportent rapidement
notre chaise de poste à travers la plaine, nous ne pouvons nous em-
pêcher de remarquer l'aspect misérable des paysans accroupis sur
notre passage. Vêtus d'un simple caleçon de toile grossière qui leur
descend à peine jusqu'au genou, les épaules couvertes d'une che-
mise flottante qui n'est quelquefois qu'un haillon, ils offrent l'appa-
rence d'un singulier dénûment au milieu de ce paradis terrestre. Si
ce n'est point au fisc hollandais que ces malheureux doivent repro-
cher leur détresse, ils peuvent en accuser avec plus de raison la pru-
dence politique qui les livre sans défense aux exactions de leurs
propres chefs. La culture et le transport du café, la dîme des rizières,
ne sont point pour les habitans des Preangers les plus lourdes charges :
ce sont les abus de chaque localité, et non les redevances que l'état
lui impose, qui font à Java la misère du cultivateur. Les régens, et,
à leur exemple, les moindres chefs de village, ont su trouver un biais
ingénieux pour tailler la gent corvéable à merci. Ils ne se permet-
tent point d'infliger au paysan javanais le fardeau de taxes nou-
velles, ils s'arrogent le droit de s'approprier de son bien ce qui leur
plaît; ils l'appellent à contribuer au luxe de leurs fêtes, se font dé-
frayer par lui dans leurs voyages, et dissipent niaisement les trésors
qu'ils lui ont ravis.
Dès que nous eûmes franchi le Tji-Kosan sur un pont hardiment
jeté d'une rive à l'autre, nous entrâmes dans une autre contrée. Le
paysage prit un aspect dur et sauvage. Peu de traces de culture, des
rochers abrupts, des coteaux couverts de hautes herbes, des pal-
miers ployant sous le faix d'une végétation parasite, tel fut le tableau
qui succéda brusquement aux sites dont nous venions d'admirer la
beauté calitte et l'apparence prospère. Bientôt le Tji-Taroum se pré-
sente avec son lit profondément encaissé. Il roule avec fracas ses
eaux rapides entre des rives de plus de deux cents pieds de hauteur
que tapisse une éternelle verdure. On se demande avec un secret
effroi comment on a pu songer à tracer une route carrossable à tra-
vers de pareils précipices. Il a fallu l'énergie du général Daendels et
la patience aveugle du peuple javanais pour parvenir à triompher de
tant d'obstacles. Les chétifs poneys qui traînaient tout à l'heure
notre voiture ont dû céder la place à un plus vigoureux attelage.
Quatre buffles monstrueux nous font gravir la rampe escarpée qui
se dresse devant nous sur la rive gauche du fleuve; ils montent la
tête basse, le cou tendu, les naseaux ouverts, et déploient toute la
puissance de leurs muscles dans un lent, mais irrésistible effort. Dès
que ces monstres dociles ont achevé leur tâche, on les détèle; un en-
990 REVUE DES DEUX MONDES.
fant demi-nu s'assied sur leur large dos, comme sur une plate-forme,
et les ramène, en les flattant de la main, à l'étable.
Nous étions arrivés à la limite des régences de Tjanjor et de
Bandong. Des montagnes calcaires, soulevées du fond des eaux par
l'éruption volcanique, bordent les deux côtés de la route. On dirait
les ruines de murs cyclopéens bâtis avec de larges blocs de marbre
jaune. Au-delà de cette gorge s'étend le plus vaste plateau de l'île à
plus de deux mille pieds au-dessus du niveau de l'océan. Cet im-
ipense plateau est entouré de montagnes dont le sommet disparaît
dans les nuages. D'innombrables ruisseaux le sillonnent et vont gros-
sir le cours impétueux du Tji-Taroum. Voici les rizières, les vil-
lages et les hauts palmiers qui reparaissent; voici les haies de bam-
bou et d'hibiscus : nous entrons dans Bandong.
L'assistant résident, M. de Sérière, était l'ami particulier du doc-
teur Burger. Il se chargea de nous faire les honneurs de la régence,
et nous lui dûmes les plus curieux épisodes de notre voyage. La ré-
gence de Bandong produit à elle seule plus de quatre millions de
kilogrammes de café. Des parcs d'une immense étendue couvrent
de tous côtés les pentes de la montagne. Ici le cafier naissant croît
sous l'ombre légère du dadap, dont le tronc fragile grandit en quel-
ques mois et fait trembler au bout de longs rameaux des grappes de
fruits écarlates. Plus loin, le cafier se déploie dans tout l'orgueil de
sa sève. Le dadap a été coupé au pied; il n'y a plus de feuillage im-
portun entre l'arbrisseau déjà fort et le soleil; les branches du cafier
commencent à s'étendre, et portent avec les baies qui rougissent des
milliers de fleurs aussi blanches que des flocons de neige; d'autres
allées nous montrent l'arbre devenu vieux; vingt années de fécon-
dité l'ont épuisé; quelques fruits apparaissent encore çà et là au
milieu de la majesté stérile de son noir feuillage, mais il faut une
échelle de bambou pour les atteindre. De nouveaux plants fourniront
une récolte à la fois plus abondante et plus facile. Aussi chaque
saison voit-elle disparaître quelques-uns des vieux massifs qui fai-
saient jadis l'ornement de la colline.
On ne saurait se figurer le charme que nous éprouvions à parcou-
rir ces beaux parcs si coquettement alignés et entretenus. Le régent
avait mis ses écuries à notre disposition, et, dès que la route cessait
d'être praticable pour les voitures, nous enfourchions bravement les
poneys de Gélèbes ou de Sandalwood. On n'eût pu trouver de mon-
tures plus dociles, plus souples et plus infatigables. Il fallait voir ces
gracieux coursiers à la robe luisante gravir d'un seul temps de galop
les escaliers qui unissent le fond d^s ravins au sommet des collines,
véritables échelles de Jacob que les Javanais ont taillées dans l'hu-
mus séculaire de leur île. C'est ainsi que nous atteignîmes les hau-
LES RÉGENCES JAVANAISES. 991
teurs où le tigre guette encore sa proie, où le paon s'envolait devant
nous, laissant traîner dans l'air sa longue queue pareille à un mé-
téore. Ce qui ne peut manquer d'étonner le voyageur qui parcourt
l'intérieur de Java, c'est le passage subit des campagnes les mieux
cultivées aux sites les plus pittoresques et les plus sauvages. A quel-
ques pas des jardins de café, la cascade de Djamboudissa bondit de
près de trois cents pieds de hauteur, et développe jusqu'au fond du
gouffre sa nappe d'eau intarissable. Vous sortez à peine d'une gorge
inculte ou d'une forêt vierge que vous retrouvez les œuvres de la civi-
lisation. Ici c'est une source d'eau minérale qui remplit une piscine
profonde; là-bas une roue gigantesque dépouille les baies de café de
leur enveloppe. Des femmes et des enfans descendent pieds nus de
la montagne. Comme dans nos campagnes aux jours de la vendange,
leur dos est chargé d'une hotte de rotin ou d'osier. Des flots de baies
rouges coulent aux pieds du collecteur. Des écrivains enregistrent
le nombre de picoh que chaque moissonneuse apporte. D'autres em-
ployés sont occupés à compter les duits, infime monnaie de cuivre,
auxquels chaque travailleur a droit pour son salaire. La roue cepen-
dant tourne sans cesse; ses dents de cuivre arrachent la pulpe char-
nue qu'une eau courante sépare instantanément de la fève. Le café perd
ainsi peut-être une partie de la saveur qu'il empruntait autrefois à
l'enveloppe dont il absorbait lentement l'arôme; mais il séduira l'a-
cheteur par la teinte bleuâtre que lui donneront les rayons du soleil.
On a voulu frapper d'un même anathème Java et Surinam , les
Indes néerlandaises et les colonies à esclaves : c'est confondre, un peu
légèrement peut-être, l'esclavage individuel et la servitude politique.
Les habitans de Java sont plus libres que ne l'était la majeure partie
des cultivateurs européens au moyen âge, car ils ne sont pas attachés
à la glèbe. Vous ne rencontrerez point, il est vrai, de rêveurs dans
cette Icarie. Chacun ici doit accomplir sa tâche : les effrayans tr;ivâux
de ces routes merveilleuses pour lesquelles on a dû combler des val-
lées, creuser des tranchées profondes, jeter des milMers de ponts
qu'il a fallu créer et qu'il faut maintenant entretenir, ce sont les dis*
tractions des bons Javanais. Ce que la culture du café et la culture
des rizières leur laissent de loisir, l'entretien des voies de communi-
cation l'absorbe. La domination étrangère leur vend à ce prix les bé-
nédictions de la paix et le bienfait d'une exacte et régulière justice.
Le joug est lourd, je n'en disconviens pas, il est temps qu'on songe
à l'alléger; mais mieux vaudrait encore l'appesantir que livrer cette
belle île de Java aux hasards d'une émancipation prématurée. On ne
peut se permettre, qu'on y songe, la plus courte trêve avec la nature
des tropiques. C'est un géant aux cent bras : si chaque jour on ne la
châtie ou on ne la réprime, elle a bientôt étouffé l'œuvre éphémère
992 REVUE DES DEUX MONDES.
des hommes. Ses torrens, ses lianes, ses convulsions souterraines,
accomplissent en quelques saisons ce que le temps n'achève dans
nos contrées qu'à l'aide de sa lime infatigable. Haïti en est un triste
exemple. Puisse le ciel préserver à jamais l'île de Java d'un pareil
sort! Je suis sans cesse tenté, je l'avoue, de prendre le parti de la
société contre la nature. Livrée à elle-même, la nature ne produit
rien de bon. J'ai vu à Buitenzorg un savant intrépide qui venait de
traverser Bornéo dans toute sa largeur, vêtu, comme un Dayak,
d'une ceinture de feuillage. « Abandonné dans une forêt des tropi-
ques, lui disais-je, quels fruits trouverait-on pour se nourrir? — On
trouverait, me répondit-il, les jeunes pousses de rotin qui enlacent
de leurs tiges grimpantes les troncs vermoulus des vieux arbres. » Si
c'est là tout ce que nous réserve la végétation tropicale dans sa pompe
fastueuse, honneur à la charrue et gloire à l'aiguillon ! Le pire de
tous les tyrans, c'est celui qui entrave le travail; c'est l'anarchie, ce
n'est pas le despote.
Nous avions vu dans l'île de Java ce que peuvent voir tous les voya-
geurs qui se rendent, pai* la route royale, d'Anjer à Sourabaya. Si
nous nous étions dirigés vers l'est, du côté de Chéribon, nous ne
fussions pas sortis des sentiers battus. M. Burger aima mieux nous
faire visiter complètement la province des Preangers et nous conduire
jusqu'à la lisière des forêts vierges qui couvrent encore les derniers
districts de la côte méridionale. Pour réaliser ce projet, il fallut
mettre tout le pays en mouvement : le régent disposa des relais sur
la route de traverse qui unit la régence -de Bandong à celles de Lim-
bangan et de Soukapoura. Il prit soin d'aposter des corvées pour
nous aider à franchir les pas les plus difficiles, et poussa la pré-
voyance jusqu'à faire étendre des nattes de bambou sur quelques
points où les pluies avaient dégradé la chaussée. Sans cette précau-
tion, il est vrai, notre voiture eût enfoncé dans l'humus javanais
jusqu'au moyeu, et je doute fort qu'Hercule en personne eût réussi
à nous en tirer. Les petits chevaux de Java ont moins de force que
d'ardeur. Ils galopent tant que la voiture les suit. Si la voiture s'ar-
rête, ils sont incapables de faire un pas de plus en avant. Aussi, dès
qu'une rampe un peu forte se présentait devant nous, il fallait voir
la profonde anxiété de notre cocher malais. Il portait la main à son
turban, comme s'il eût voulu invoquer Mahomet, serrait autour de
sa taille sa longue robe de soie rouge, et, rassemblant toutes ses
forces, assénait à ses six coursiers, en guise d'encouragement, une
volée de coups de fouet qui eût fait prendre le mors aux dents à Ros-
sinante. Les pauvres bêtes partaient ventre à terre; parfois elles
franchissaient l'obstacle dans la chaleur de ce premier élan, mais
si la montée était longue, la voiture, pour parler en marin, perdait
-LES RÉGENCES JAVANAISES. 993
insensiblement son aù'e, et l'attelage à l'instant s'arrêtait court. Dé-
posant son fouet à ses pieds, notre Malais, dans cette inquiétante
conjoncture, jetait sur les chamj)s voisins un regard de détresse et
poussait d'une voix plaintive ce mot que nous eûmes bientôt appris
à répéter : soi-ong/ sorong! à l'aide ! à l'aide! Alors, s'il se trouvait à
un mille à la ronde quelque paysan occupé à tracer un sillon, quel-
que piéton passant sur le chemin, le secours réclamé ne se faisait
pas attendre. Le paysan quittait sa charrue, le piéton déposait son
fardeau. A bras d'hommes, on poussait la voiture jusqu'en haut de
la montée, et les chevaux recommençaient à courir de plus belle. Ce
q^u'il fallait éviter, c'était de s'engager dans ces mauvais pas après
le coucher du soleil, car à cette heure les champs et les chemins
étaient déserts. A moins qu'on n'eût la bonne fortune de rencontrer un
Chinois attardé, on s'exposait à passer le reste de la nuit à mi-côte.
Dans les régences de Tjanjor et de Bandong, nous avions voyagé
comme des grands seigneurs; dans celles de Limbangan et de Sou-
kapoui'a, nous voyagions comme des princes. Les notables de chaque
village venaient à notre rencontre. Nous avions des escortes de lan-
ciers et de cavaliers à grands plumets tout autour de notre voiture.
Nous faisions notre entrée dans les villes au son du gamelang ou à
la lueur des torches. Il y avait des fonctionnaires zélés qui nous fai-
saient passer sous des arceaux de bambou et qui décoraient les places
publiques de guirlandes de verdure. D'autres nous offraient une colla-
tion dans un kiosque chinois au toit octogone. Lorsque nous acceptions
ce repas officiel, c'était à peine si les gardes qui entouraient notre
voiture voulaient souffrir que nos pieds touchassent la terre. Ils dé-
ployaient au-dessus de nos têtes le parasol du kappouJa campong, et
nous conduisaient jusqu'à table, abrités sous ce dais d'honneur.
C'est ainsi que nous gravîmes les pentes du Mandela -Wangi et
les croupes du Gountour, fameux par ses éruptions. Vers la fin du
jour, nous atteignîmes le village de Garout, chef-lieu de la régence
de Limbangan. Il n'y avait point dans ce village, éloigné de la route
royale, d'hôtel qui pût nous offrir les ressources que nous avions
trouvées à Bandong et à Tjanjor. A défaut d'auberge, nous nous rési-
gnâmes à coucher dans un palais. Nous trouvâmes chez le régent de
Garout une table servie à l'européenne, des vins fins, un billard, un
péristyle aux colonnes de stuc et des lits dont la somptueuse estrade
semblait faite pour des têtes couronnées plutôt que pour d'obscurs
voyageurs. Le chef-lieu de la régence de Limbangan est complète-
ment entouré d'un cercle de montagnes : le Papandajan, qui s'élève
à 7,600 pieds au-dessus du niveau de la mer, le Tjikoraï et le
Galoungoung, qui atteignent à peu près la même hauteur. Quand
on se promène sur la place publique de Garout, on se croirait des-
TOUE I. 64
994 REVUE DES DEUX MONDES.
cendu au fond d'un cratère. De cette place, dont le centre est occupé
par un vaste tapis de gazon, nous prenions plaisir à contempler les
monts que nous avions franchis. Nous avions dépassé cette fois la
région visitée par les touristes, il nous était donc permis de noter
minutieusement nos sensations.
A qui n'est-il point arrivé, en ses beaux jours de naïves et crédules
lectures, de se transporter par la pensée au-delà des mers, de voir
apparaître, comme en un rêve, des êtres aux formes étranges, entou-
rés de paysages aux teintes inconnues? Je me souviendrai toujours
de l'impression que fit sur moi, bien jeune encore, la vue de deux
antiques tapisseries des Gobelins qui décoraient alors le salon du
ministère de la marine. Le Nouveau-Monde avec ses caciques coiffés
d'un diadème de plumes, ses aras à longue queue qui se balançaient
sur une branche de palmier ou battaient des ailes sur l'épaule nue
d'un ssruvage; l'Asie avec ses éléphans et ses tigres, avec ses parasols
et ses étoffes de soie, avec ses esclaves à genoux et ses colliers de
perles, entraînèrent ma vocation, jusqu'alors indécise, et donnèrent
un aspirant de plus au roi Charles X. Bien des années se passèrent
cependant avant que je pusse aborder ces fabuleux rivages, et,
quand la fortune m'y eut conduit, j'y trouvai presque autant de dés-
enchantemens que de surprises; mais depuis que j'avais franchi les
hauteurs embrumées du Megameudong, je commençais à retrouver
insensiblement l'Asie de mes rêves, et je ne me plaignais plus d'avoir
fait cinq mille lieues en pure perte. La maison du contrôleur hollan-
dais s'élevait humble et chétive en face du palais du régent de Ga-
rout. Le contraste de ces deux demeures ne pouvait manquer de
fixer notre attention. Il nous disait comment, tout en s' emparant de
la réalité du pouvoir, la Hollande avait voulu en laisser aux chefs
indigènes l'apparence et l'éclat extérieur. Grâce à cette fiction, un
jeune homme presque imberbe encore pouvait, pour ses débuts dans
l'administration coloniale, gouverner sans un seul soldat, sans un
seul compagnon européen, une province séparée de Batavia par une
double chaîne de montagnes et par une distance de 221 kilomètres.
Le soleil cependant allait bientôt s'abaisser sous l'horizon. L'iman,
du haut de la mosquée, appelait les fidèles à la prière; les pradjou-
ritz (i) , le mousquet à l'épaule, montaient la garde devant le palais
du régent, et un nuage de chauves-souris gigantesques couvrait le
ciel, n'attendant que les premières ombres de la nuit pour s'abattre
comme une troupe de harpies sur les vergers. Tout annonçait autour
de nous la vigueur d'une nature exceptionnelle. Ces vampires soute-
nus dans l'air par deux noires membranes, ces arbres dont on eût en-
(1) Milice indigène destinée au service des provinces de l'intérieur.
LES RÉGENCES JAVANAISES. 995
tendu murmurer la sève, ces gradins volcaniques qui montaient jus-
qu'aux cieux, ce n'était pas un spectacle usé ni un paysage vulgaire.
Ce fut dans l'enthousiasme de cette belle soirée que nous fîmes vœu
de ne pas revenir sur nos pas tant qu'il resterait un chemin praticable
pour nous conduire vers les côtes que baigne l'Océan Austral.
Le régent poussa l'urbanité jusqu'à vouloir assister au repas qu'il
nous fit servir; mais, zélé musulman , il se défendit sans aflectation
d'y prendre part. Nous étions au temps du carême islamite, et bien
que lepouassah ne compte point, parmi les. Javanais, beaucoup d'ob-
servateurs rigides, les princes et les grands seigneurs ne voudraient
pas manquer cette occasion de montrer au peuple la sainteté de leurs
mœurs et la pureté de leur foi. Le régent de Garout voulut donc
attendre, pour rompre le jeûne commandé par la loi de Mahomet,
le moment où, sans paraître négliger ses hôtes, il pourrait se retirer
dans son dalem. La physionomie intelligente de ce prince javanais
semblait exprimer le regret de ne pouvoir répondre à nos questions
que par l'intermédiaire d'un interprète. Le nom de la France ne pou-
vait d'ailleurs lui être demeuré inconnu, car des gravures représen-
tant les principales batailles de l'empire figuraient appendues à tous
les murs de son palais. Nous avons, on le voit, semé les pages de
notre histoire dans le monde entier et rendu nos victoires popu-
laires jusqu'au fond des forêts de l'extrême Orient. Il faut en féli-
citer et en remercier notre industrie. Voilà du moins un article
d'exportation que l'Angleterre ne lui disputera pas!
Vers sept heures du soir, après avoir longuement admiré le diamant
noir de Bornéo que le régent de Garout portait au doigt en guise de
talisman, nous lui rendîmes enfin sa liberté. Suivi de ses nombreux
serviteurs, il se dirigea vers l'aile gauche du palais, occupée tout en-
tière par les appartemens de ses femmes, et bientôt les sons du ga-
melang nous apprirent que le régent venait d'entrer dans son dalem.
Le lendemain, dès la pointe du jour, nous étions à cheval. Nous
devions nous élever sur les flancs du Galoungoun jusqu'à près de
six mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Un lac sulfureux, le
Telaga-Bodas, remplit à cette hauteur le cratère d'un ancien volcan.
Là, plus encore qu'au sommet du Megameudong, il nous sembla
retrouver le climat du nord de l'Europe. Le chêne, le laurier, les
ronces de nos haies, bordaient seuls le chemin que nous suivions.
Quand nous arrivâmes sur les bords du lac, il fallut nous envelopper
de nos manteaux. Une barque montée par un Javanais nous trans-
porta sur le rivage opposé du cratère. Cette nappe d'eau d'un blanc
laiteux sur laquelle erraient d'éternelles vapeurs, ce sol cristallisé
qui criait sous nos pas, ces fissures d'où s'échappait une fumée sul-
fureuse, ce Garon demi-nu qui, appuyé sur sa rame, nous tendait
996 REVUE DES DEUX MONDES.
silencieusement la main pour recevoir notre obole, tout nous rappe-
lait involontairement les bords gémissans du Styx. Nul être humain
n'habite les rives de ce lac empesté; nul bruit n'éveille les échos de
cette solitude, si ce n'est parfois le rugissement lointain du tigre au
fond des bois ou le craquement des branches que le rhinocéros écarte
et brise sur son passage. Après avoir chargé nos guides de longs
cristaux de soufre, nous redescendîmes vers Garout. Longtemps
avant d'avoir atteint le niveau de la plaine, nous avions retrouvé les
plantes amies du soleil , le bambou au port gracieux , le pandanus,
le palmier et le manguier au vaste ombrage. Le ciel étendait sa voûte
bleue sur d'immenses jardins de café. Nous avions oublié les frimas
que nous venions de traverser, et nous ne songions plus au Telaga-
Bodas; mais lorsque la nuit fut venue, lorsque j'eus reposé ma tête
sur le double oreiller du régent de Garout, il me sembla revoir le
lac infernal et les sites funèbres que nous avions visités le matin.
Les vagues, en se brisant sur le rivage, rendaient je ne sais quel
sourd gémissement; je m'éveillai en sursaut : l'aube dorait déjà l'ho-
rizon, et les chevaux attelés à notre chaise de poste hennissaient
dans la cour. Je me hâtai de m'habiller, et bientôt, avides d'émo-
tions nouvelles, nous roulâmes sur la route de Manon-Djaya.
Dès que nous eûmes dépassé le versant septentrional du Tjikoraï,
nous entrâmes dans un vaste bassin, plus étrange encore que celui
que nous venions de quitter. La plaine était littéralement semée de
monticules de verdure. On eût dit le royaume des taupes, si les tau-
pes pouvaient soulever des mottes de terre presque aussi grosses que
le tombeau d'Achille ou que le tumulus de Patrocle; quelque érup-
tion boueuse avait passé par là. Nous ne pûmes nous arrêter à étu-
dier les causes de ce bizarre phénomène, car nous voulions atteindre,
avant la fm du jour, le village de Manon-Djaya. C'est dans cette ca-
pitale naissante que réside le régent de Soukapoura, et c'est dans le
palais à peine achevé de ce prince que le contrôleur de Manon-Djaya
nous fit gracieusement offrir un asile.
Depuis notre départ de Garout, nous étions descendus, par une
pente insensible, des hauteurs où règne l'éternel printemps des tro-
piques pour nous rapprocher de la zone torride. Aussi tout annon-
çait autour de nous une végétation plus riche et plus hâtive. L'in-
digofère remplaçait dans les champs le riz et la canne à sucre; le
rhamboutan déjà mûr, la mangue et la pamplemousse se montraient
à profusion sur les échoppes du bazar. Des enfans venaient nous
offrir pour quelques florins des cages toutes remplies des plus beaux
oiseaux que nous eussions encore vus. Nous remarquâmes surtout
avec étonnement une espèce de gros merle noir et jaune, le béo, qui
pouvait imiter à volonté le hennissement du cheval ou le doux parler
LES RÉGENCES JAVANAISES. 997
(lu Malais, qui n'entendait point le miaulement d'un chat ou l'aboie-
ment d'un chien, le claquement d'un fouet ou quelque gros juron
teutonique, sans essayer de contrefaire le bruit qui avait frappé son
oreille. L'âme de quelque mime avait sans doute transmigré dans ce
petit corps. Malheureusement ce charmant babillard est condamné
à ne pas sortir de son île natale. Il est doué d'une organisation ner-
veuse à laquelle il doit sans doute ses talens merveilleux, et qui
met incessamment son existence en péril. On le voit défaillir à la vue
du sang, se pâmer au bruit du canon. Il passe de vie à trépas dans
une seule contraction convulsive. Aussi délicat, mais moins intelli-
gent que le bèo, se montrait dans de longues cages de bambou le
musc pygmée, gracieux diminutif du cerf, qui joue dans la poésie
malaise le même rôle que la gazelle dans la poésie arabe ou persane.
Ses jambes fines et déliées, qui semblent toujours à demi ployées par
la peur, soutiennent un corps à peine aussi gros que celui du lièvre.
Non loin de Manon-Djaya, si nous eussions osé sonder les sombres
profondeurs de la forêt, nous eussions rencontré des animaux plus
terribles : le tigre royal, le buffle, le rhinocéros, la panthère et le
sapi-outang^ gigantesque antilope qui tient à la fois du taureau sau-
vage et de la gazelle. Lorsqu'un Européen veut, Nemrod intrépide,
fouiller ces bois épais ou les jungles dans lesquels les bêtes fauves
se réfugient pendant les ardeurs du jour, un ou deux Javanais armés
de longs couteaux fauchent les herbes et abattent les lianes devant
lui. Six autres Indiens, la lance en arrêt, l'environnent. Il s'avance
ainsi vers l'ennemi qu'il a découvert, lui présentant de tous côtés une
barrière de dards, et aussi sûrement à l'abri de ses griffes ou de ses
défenses que s'il faisait feu sur lui à travers les créneaux d'une tour.
Dans les Preangers cependant, les habitans ne sont point, comme
dans les provinces orientales de Java, habitués dès l'enfance à rece-
voir le premier bond du tigre sur la pointe de leur javeline. On y va
donc rarement troubler ce monstre redoutable dans son repaire, non
pas que la chasse au tigre soit moins populaire parmi les employés
des Preangers que parmi ceux de Sourabaya ou de Samarang, mais
parce que, suivant la naïve expression d'un chasseur, les paysans
soudanais ne sont pas assez braves. Il était convenu néanmoins que
nous ne quitterions point l'île de Java sans avoir eu le spectacle d'une
de ces grandes chasses pour lesquelles il faut mettre sur pied tout le
peuple d'une province. M. de Sérière nous avait promis ce plaisir
féodal. Le jour était fixé où nous devions nous rejoindre au sein de
la vaste plaine qu'on traverse pour se rendre de la régence de Ban-
dong dans la régence voisine. Nous eussions plutôt voyagé jour et
nuit que de nous exposer à manquer un pareil rendez-vous. Aussi
résolûmes-nous de franchir d'un seul trait les 90 kilomètres qui
998 REVUE DES DEUX MONDES.
séparent Manon-Djaya du chef-lieu de la régence de Soumedang.
Nous avions à gravir, pour réaliser ce projet, les crêtes escarpées
dont le versant oriental s'abaisse jusqu'aux provinces de Kravvang
et de Chéribon. C'est peut-être la partie la plus sauvage et la plus
pittoresque des Preangers. Pendant plusieurs lieues, on n'aperçoit
que des pics ardus ou des gorges profondes. La route, suspendue
et comme accrochée aux flancs de la montagne, surpjombe à chaque
pas un précipice. Toute trace de culture a disparu. Privé de travail et
par conséquent de salaire, le peuple de ces misérables districts n'a plus
même de haillons pour couvrir sa nudité. C'est un sol qu'on croirait
frappé de la colère du ciel; en descendant de ces plateaux stériles, il
nous sembla retrouver la terre de Chanaan. La nuit étendait déjà ses
ténèbres sur la campagne, et ce fut à la clarté des torches que nous
fîmes notre entrée dans Soumedang. Le lendemain, nous nous diri-
gions dès le point du jour vers Bandong. Nous avions à peine dépassé
la frontière des deux régences, que nous rencontrâmes les avant-postes
de la grande armée de piqueurs qui tenait la campagne. A plusieurs
lieues à la ronde, les cerfs avaient été rabattus dans la plaine. Une
ligne de Javanais gardait le pied des montagnes, une autre ligne était
échelonnée sur la route; c'était un véritable parc entouré d'une mu-
raille vivante. Au centre de la plaine, on avait élevé pour nous rece-
voir un pavillon improvisé que supportaient quatre piliers de bambou
et auquel on parvenait par une échelle ; de là on pouvait découvrir
une immense étendue de terrain et suivre sans fatigue les progrès de
la chasse.
Le régent de Bandong est le prince le plus opulent de Java; il touche
annuellement sur la récolte du café une remise évaluée à plus de
300,000 francs; il a en outre la dîme des rizières et le droit de re-
quérir, quand bon lui semble, les services de ses administrés. Quel-
ques années avant notre arrivée à Java, l'assistant résident avait
été poignardé dans un désordre populaire. On soupçonna le régent
d'avoir été l'instigateur du crime, ou du moins on l'en rendit res-
ponsable. Le gouvernement hollandais le dépouilla de ses dignités ;
mais il ne lui chercha point un successeur dans une autre famille. Le
fds aîné du régent dépossédé prit à l'instant sa place, pendant que
le vieux prince oubliait sa chute officielle dans les doux loisirs d'une
tranquille opulence. Le régent disgracié et le régent en titre étaient
tous deux à cheval quand nous arrivâmes au lieti du rendez-vous.
Sans le turban qui enveloppait leur front bronzé, on les eût pris pour
des cavaliers numides, tant ils semblaient faire corps avec les fiers
coursiers qui piaffaient sous eux. Assis sur une selle sans étriers, le
klewang à la ceinture, ces deux princes javanais me faisaient oublier
le régent énervé de Tjanjor. Je retrouvais de l'énergie dans leur
LES RÉGENCES JAVANAISES. 999
pose, da feu dans leur regard. Tous les nobles de la régence les en-
touraient, prêts à lutter de vitesse et d'ardeur avec eux. Le signal est
donné ; nulle meute ne mêle ses aboiemens aux cris des chasseurs;
ce sont les chevaux, race énorme de géans venue du Mecklembourg,
qui battent de leurs pieds les hautes herbes et en font sortir le gibier.
Dès qu'un cerf paraît, un escadron tout entier se lance à sa poursuite.
On voit bondir à travers la rizière et l'animal qui fuit et les chevaux,
plus ardens que des limiers, qui le pressent. Sur ce terrain fangeux,
le cerf a bientôt épuisé sa vigueur. Le premier cavalier qui peut l'at-
teindre l'abat d'un seul coup de son klewang. Les buffles, cheminant
toujours deux par deux, se mettent alors en marche : le Javanais qui
les guide charge sur leur dos le cerf abattu, et d'un pas indolent ils
se dirigent vers le pavillon au pied duquel on apporte à chaque in-
stant quelque nouvelle victime. On tua trente-six cerfs ce jour-là :
quatre-vingts avaient succombé un mois auparavant. Le vieux ré-
gent, quand il revint près de nous, portait l'orgueil d'un vainqueur
empreint sur sa figure, non pas cet orgueil communicatif qui semble
mendier des éloges, mais cette fierté morose qui s'enivre du sang
versé et savoure secrètement son triomphe. Aucun coursier du Meck-
lembourg n'avait pu devancer son cheval arabe; aucun klewang
n'avait, plus souvent que le sien, brisé d'un seul revers les reins du
cerf aux abois; il était, sans contestation, le roi de la chasse.
Tels sont, avec les voluptés mystérieuses du dalem, les seuls plai-
sirs de la noblesse javanaise. Contenue par la main puissante de la
Hollande, elle a dû renoncer aux luttes intérieures qui flattaient son
courage; elle retrouve dans la chasse l'image de la guerre, et s'y
livre avec une ardeur que l'âge même ne' suffit pas à éteindre. Un
peu de danger vient d'ailleurs ennoblir ces massacres : il n'est pas
rare de voir du milieu des roseaux s'élancer, au lieu d'un faon timide,
un tigre qui rugit. C'était dans cette plaine même, oii nous n'avions
rencontré que des troupeaux d'axis, que M. de Sérière avait vu deux
chefs javanais, montés sur leurs coursiers, combattre corps à corps un
rhinocéros; l'un d'eux excitait cette lourde masse à le poursuivre;
l'autre la frappait par derrière de son klewang. La lutte se prolon-
gea pendant près d'une heure. Le monstre, à chaque coup, se re-
tournait sur le cavalier qui l'avait frappé; à l'instant, une nouvelle
blessure appelait d'un autre côté sa fureur. Enfin un coup plus hardi
l'atteignit au jarret; il s'affaissa sur lui-même, et les cavaliers, met-
tant pied à terre, l'achevèrent.
Nous rentrâmes dans Bandong, suivis de trois chariots qui por-
taient les trophées de la journée. Ce curieux épisode couronnait di-
gnement notre voyage. Un devoir importun nous rappelait mainte-
nant à Batavia. Dès que nous eûmes pris congé de M. de Sérière,
1000 REVUE DES DEUX MONDES.
nous n'eûmes plus qu'une pensée, celle de franchir sans nous arrê-
ter la distance qui nous séparait encore de la Bayonnaise. M. Bur-
ger ne cédait qu'à regret à notre impatience. 11 eût voulu parcourir
avec nous la résidence de Ghéribon; il eût aimé à nous faire visiter
Indramayo et Samarang, à nous conduire jusqu'à Sourabaya; il eût
éprouvé, — il ne le cachait point, — un légitime orgueil à nous mon-
trer, après les Preangers, les provinces dans lesquelles le paysan
javanais doit au système de M. Van den Bosch, plus de repos à la
fois et plus de bien-être; nous ne pouvions malheureusement tran-
siger avec les exigences impérieuses du service. Yingt jours après
avoir jeté l'ancre sur la rade de Batavia, la Bayonnaise faisait voile
vers le détroit de Banca pour gagner, avant la fin de la mousson de
sud-est, le mouillage de Singapore.
Depuis cette époque, aucun d'entre nous n'a revu les Indes néer-
landaises; mais nos regards se sont souvent tournés vers les bords
hospitaliers où l'on nous avait accueillis comme des compatriotes.
Nous avons suivi les héros de Bail sur les plages de Bornéo et dans
les forêts de Palembang; nous avons applaudi à leurs nouveaux
triomphes et appelé de tous nos vœux la consohdation de la domi-
nation hollandaise dans l'archipel indien. Cette domination, nous
en souhaitons sincèrement le progrès, car nous espérons que les
peuples de l'archipel, que les habitans de Java surtout, la trouveront
constamment bienveillante et sagement progressive. Java est la perle
de l'Orient; qu'on n'oublie point que le peuple javanais est aussi le
meilleur et le plus intéressant des peuples de la Malaisie. Les efforts
qu'on lui a demandés ont quelquefois dépassé la mesure de ses
forces. Les primes établies par M. Van den Bosch pour stimuler l'ac-
tivité des employés européens et des fonctionnaires indigènes ont
poussé le zèle de quelques-uns de ces agens jusqu'à la plus folle
convoitise. Il faut sauver l'œuvre de l'illustre général des dange-
reuses conséquences de pareils excès. Le système de M. Van den
Bosch n'était point seulement une machine fiscale : dans sa pensée,
il devait être avant tout une école de travail pour le cultivateur indi-
gène. Après avoir longtemps récolté le sucre et l'indigo pour le
compte de l'état, le paysan javanais devra donc trouver un jour le
loisir de cultiver ces denrées commerciales pour son propre compte.
C'est ainsi qu'on pourra l'élever à la dignité de propriétaire et de
producteur libre. Le système des cultures a déjà enrichi la métro-
pole : il est temps de le faire servir à la grandem* coloniale de Java
et au bien-être de la race malaise.
E. JuRiEN DE La Gravière.
LA CHASSE
EN AFRIQUE.
J'ai depuis longtemps une conviction que beaucoup d'esprits com-
mencent aujourd'hui à partager : c'est que l'Algérie est destinée à
prendre chaque jour une place plus importante dans l'existence de
notre pays. Cette contrée, que d'héroïques faits d'armes nous ont
soumise, semblait ne s'adresser d'abord parmi nous qu'à des pensées
militaires. Plus d'un homme politique ne voulait y voir qu'une sorte
de champ clos gigantesque où s'exerçait la valeur de notre armée;
puis on s'est aperçu que cette terre n'était pas propre uniquement à
nous donner un revenu de gloire, que si elle attirait le soldat, elle
appelait aussi l'agriculteur, l'industriel et le marchand : des liens
nouveaux se sont formés entre la France et sa conquête. Après avoir
remué nos sentimens guerriers, notre fierté nationale, l'Algérie s'est
mise en intime rapport avec les plus sérieux, les plus pratiques, les
plus positifs de nos intérêts. Enfin, lorsqu'il y a plusieurs années je
suis parvenu, par quelques travaux littéraires nés au sein d'une vie
active, à diriger la curiosité publique vers un monde plein d'inépui-
sables richesses pour le poète et pour l'artiste, j'ai vu avec bonheur
qu'après s'être concilié la gloire d'abord, l'intérêt ensuite, l'Algérie
mettait aussi l'imagination de son parti. Or je sais qu'il y a dans
notre pays certaines puissances, et l'imagination est de ce nombre,
dont le concours ne doit être dédaigné par aucune œuvre. Ces pit-
toresques détails que j'ai pu réunir dans le Grand-Dèsert ont éveillé
chez certains esprits des impressions qui, je l'espère, ne seront pas
1002 KEYUE DES DEUX MONDES.
stériles. Plus récemment (1) , je me suis procuré des documens nou-
veaux, et qui m'ont semblé de quelque valeur, sur une vie où
tout est marqué, on peut le dire, d'un caractère d'éclatante origi-
nalité.
Un homme, entre tous ceux que j'ai rencontrés dans une carrière
qui m'a mis en contact avec des lieux et des caractères bien divers,
possédait, suivant moi, une connaissance approfondie, une intel-
ligence nette et certaine du peuple arabe. C'est à cet homme que je
me suis adressé : j'ai demandé à l'émir Abd-el-Kader, quelques mois
avant l'acte de clémence qui l'a rendu à la liberté, des observa-
tions sur les chevaux du Sahara, et en même temps de nouveaux
détails sur quelques parties de l'existence africaine. Ce que l'on va
lire est tiré presqu'en entier d'une longue lettre écrite de sa main. Pro-
verbes arabes, tours orientaux, superstitions populaires en Afrique,
j'ai conservé tout ce qui me semblait une séduction pour l'esprit fran-
çais dans le sujet sur lequel je voulais attirer l'attention; ce sujet, c'est
la chasse, qui, suivant les Arabes, est la meilleure école du guerrier.
J'entrerai en matière comme Abd-el-Kader lui-même, par une légende
qui m'a paru avoir un tour saisissant de grâce et de vivacité.
On raconte qu'un cheikh arabe était assis au milieu d'un groupe
nombreux, quand un homme qui venait de perdre son âne s'offrit
à lui, demandant si quelqu'un avait vu l'animal égaré; le cheikh
se tourna aussitôt vers ceux qui l'entouraient et leur adressa ces
paroles : « En est-il un parmi vous à qui le plaisir de la chasse soit
inconnu? qui n'ait jamais poursuivi le gibier au risque de se tuer ou
de se blesser en tombant de cheval, qui, sans crainte de déchirer ses
vêtemens ou sa peau, ne se soit jamais jeté, pour atteindre la bête
fauve, dans des broussailles hérissées d'épines? En est-il un parmi
vous qui n'ait jamais senti le bonheur de retrouver, le désespoir de
quitter une femme bien-aimée? » Un des auditeurs repartit : (( Moi,
je n'ai jamais rien fait ni rien éprouvé de ce que tu dis là. » Le
cheikh alors regarda le maître de l'âne. <( Voici, dit-il, la bête que
tu cherches. Emmène-la. »
Les Arabes disent en effet : « Celui qui n'a jamais chassé, ni aimé,
ni tressailli au son de la musique, ni recherché le parfum des fleurs,
celui-là n'est pas un homme, c'est un âne. » Chez un peuple où la
guerre est avant tout une lutte d'agilité et de ruse, la chasse est Je
premier des passe-temps. La poursuite des bêtes sauvages enseigne
(1) En m'occupant d'un livre qui a été accueilli en France et à l'étranger avec une
sympathie sur laquelle je n'osais point. compter, les Chevaux du Sahara, dont je pré-
pare une édition nouvelle, qui, j'ose l'espérer, rendra cet ouvi'age plus digne encore de
la bienveillance du public.
LA CHASSE EN AFRIQUE. 1003
la poursuite des hommes. Voici un éloge complet de cet art qui ne
manque ni de bon sens ni de poésie, deux choses qui s'accouplent
du reste plus souvent qu'on ne le pense : a La chasse dégage l'esprit
des soucis dont il est embarrassé; elle ajoute à la vigueur de l'intel-
ligence, elle amène la joie, dissipe les chagrins, et frappe d'inutilité
l'art des médecins en entretenant une perpétuelle santé dans le corps.
— Elle forme les bons cavaliers, car elle enseigne à monter vite en
selle, à mettre promptement pied à terre, à lancer un cheval à tra-
vers précipices et rochers, à franchir pierres et buissons au galop,
à courir sans s'arrêter, quand même une partie du harnachement
viendrait à se perdre ou à se briser. — L'homme qui s'adonne à la
chasse fait chaque jour des progrès dans le courage; il apprend le
mépris des accidens. Pour se livrer à son plaisir favori, il s'éloigne
des gens pervers; il déroute le mensonge et la calomnie, il échappe
à la corruption du vice, il s'affranchit de ces funestes influences qui
donnent à nos barbes des teintes grises et font peser sur nous avant
le temps le poids des années. Les jours de la chasse ne comptent
point parmi les jours de la vie. o
Dans le Sahara, la chasse est l'unique occupation des chefs et des
gens riches. Quand arrive la saison des pluies, les habitans de cette
contrée se transportent tour à tour au bord des petits lacs formés
par les eaux du ciel. Aussitôt que le gibier vient à leur manquer sur
un point, ils donnent un nouveau foyer à leur vie errante. Une his-
toire où l'on retrouve, comme dans beaucoup de chroniques arabes,
l'esprit légendaire du moyen âge prouve avec quelle force la passion
de la chasse peut s'emparer d'une âme africaine. — Un homme de
grande tente avait tiré sur une gazelle et l'avait manquée. Dans un
mouvement de colère, il fit serment de n'approcher aucun aliment
de sa bouche avant d'avoir mangé le foie de cet animal. A deux
reprises encore, il fait feu sur la gazelle et ne l'atteint pas; pen-
dant tout le jour, il n'en continue pas moins sa poursuite. La nuit
venue, ses forces l'abandonnent; mais, fidèle à son serment, il ne
prend aucune nourriture. Ses serviteurs continuent alors la chasse
de la bête, et cette chasse dure encore trois jours. Enfin la gazelle
est tuée, et on apporte son foie à l'Arabe mourant, qui approche de
ses lèvres un morceau de cette chair, puis rend le dernier soupir.
N'est-ce point là dans sa scrupuleuse rigueur, dans son tour excen-
trique et dans son dénouement romanesque, le vœu de nos anciens
chevaliers ?
LesArabes chassent à pied et à cheval. Un cavalier qui veut pour-
suivre le lièvre doit prendre avec lui un lévrier. Les lévriers s'ap-
pellent slovgui; ils tirent leur nom de slovguia, lieux où ils sont nés,
assure-t-on, de l'accouplement des louves avec les chiens. Ce croi-^
1004 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment n'est pas impossible; Buffon, après l'avoir nié, le constate
sur des documens d'une incontestable authenticité. Le slougui mâle
vit vingt ans, et la femelle douze. Les slovgui capables de prendre
une gazelle à la course sont fort rares; la plupart d'entre eux ne
chassent ni le lièvre ni la gazelle, lors même que ces animaux vien-
nent à passer auprès d'eux. L'objet habituel de leur poursuite, c'est
le bekeiir-el-ouhach, que d'ordinaire ils atteignent au jarret et jettent
à terre. On prétend que cette bête, en essayant de se relever, re-
tombe sur la tête et se tue. Quelquefois le slovgui saisit le bekeur-
el-ouhach au col et le tient jusqu'à l'arrivée du chasseur. Nombre
d'Arabes poursuivent le bekeur-el-ouhach à cheval et le frappent par
derrière avec une lance. C'est à cheval aussi que d'habitude on court
la gazelle, mais on emploie toujours contre elle le fusil. Les gazelles
viennent en troupeau : on vise au milieu de ses compagnes la bête
que l'on veut frapper, et on la tire sans arrêter un instant le cheval
qu'on a lancé au galop. Un proverbe arabe dit: « Plus oublieux que
la gazelle. » Ce joli animal en effet, qui a déjà de la femme le doux
et mystérieux regard, semble en avoir aussi la cervelle légère. La
gazelle, quand on l'a manquée, court un peu plus loin et puis s'ar-
rête insouciante du plomb qui, au bout d'un instant, vient la cher-
cher encore. Quelques Arabes lancent contre elle le faucon, qu'ils
dressent à la frapper aux yeux.
C'est surtout chez les Arabes du pays d'Eschoul que ce genre de
chasse est en vigueur. Abd-el-Kader a rencontré là une petite tribu
appelée la tribu des Es-lib, qui ne vivait que des produits de la
chasse. Les tentes y étaient faites en peau de gazelle et de bekeur-el-
oxihach, les vêtemens n'y étaient pour la plupart que des dépouilles
de bêtes fauves. Un des membres de cette peuplade chasseresse dit
à l'émir qu'il sortait d'habitude avec un âne chargé de sel. Toutes
les fois qu'il abattait une gazelle, il l'égorgeait, lui fendait le ventre,
frottait ses entrailles avec du sel, puis la laissait sécher sur un buis-
son. Il revenait ensuite sur ses pas et rapportait à sa famille les ca-
davres qu'il avait ainsi préparés, car dans ce pays il n'existe aucun
animal carnassier qui dispute le gibier au chasseur. Les Es-lib sont
tellement habitués à se nourrir de chair, que leurs enfans jetèrent
des biscuits qu' Abd-el-Kader leur avait donnés, ne s' imaginant point
que ce fût chose bonne à manger.
On pratique souvent la chasse à l'affût contre le bekeur-el-ouhach
mâle et femelle. Quand la chaleur a desséché les lacs du désert, on
creuse un trou auprès des sources oh viennent boire ces animaux,
qui trouvent la mort au moment où ils se désaltèrent.
Une des chasses qui exigent le plus d'intrépidité est celle du lerouy,
animal qui ressemble à la gazelle, mais qui est plus grand qu'elle,
LA CHASSE EN AFRIQUE. 1005
sans atteindre toutefois à la taille du heke^ir-el-ouhach. Le lerovy,
qu'on appelle aussi tis-el-djebel (bouc de montagne) , se tient au milieu
des roches et des précipices : c'est là qu'il faut le poursuivre à pied,
à travers mille périls. Gomme les animaux de cette famille courent
très mal, un chien ordinaire lesl prend facilement aussitôt qu'ils
descendent dans la plaine; mais ils ont, à ce que l'on affirme, un
singulier privilège. Un lerouy poursuivi par des chasseurs se jette
dans un précipice profond de cent coudées et tombe sur la tête sans
se faire aucun mal. — On constate l'âge de la bête par les bourrelets
de ses cornes; chaque bourrelet indique une année. Le lerouy et la
gazelle ont deux dents incisives; ils n'ont pas les dents (roôaî) situées
entre les incisives et les canines.
Si la chasse au ïei-ouy est le triomphe de l'homme à pied, la chasse
à l'autruche est le triomphe duj cavalier. Par ces journées de sirocco
où une sorte de sommeil brûlant semble peser sur toute la nature,
où l'on croirait que tout être animé doit être condamné au repos,
d'intrépides chasseurs montent à cheval. On sait que l'autruche, de
tous les animaux le moins fertile en ruses, ne fait jamais de détours;
confiante en sa seule agilité, elle échappe par une course droite et
rapide comme celle d'un trait. Cinq cavaliers se portent à des inter-
valles d'une lieue sur la ligne qu'elle doit parcourir. Chacun fournit
son relai. Quand l'un s'arrête, l'autre s'élance au galop sur les traces
de l'animal, qui se trouve ainsi ne pas avoir un moment de relâche
et lutter toujours avec des chevaux frais. Aussi le chasseur qui part
le dernier est nécessairement le vainqueur de l'autruche; cette vic-
toire n'est pas sans danger. L'autruche, en tombant, inspire au che-
val, par le mouvement denses ailes, une terreur qui est souvent fatale
au cavalier. On ne met aux chevaux qui doivent fournir ces ardentes
courses qu'une seule housse et une selle d'une extrême légèreté;
quelques cavaliers n'emploient même que des étriers de bois et un
mors très léger,, également attaché par une simple ficelle. Le chas-
seur porte avec lui une petite outre remplie d'eau; il humecte le
mors d'heure en heure pour maintenir dans un état de fraîcheur la
bouche de son cheval.
Cette course à cinq cavaliers n'est pas, du reste, la seule manière
de chasser l'autruche. Quelquefois un Arabe qui connaît à fond les
habitudes de ce gibier va se poster seul près d'un endroit où l'au-
truche passe d'ordinaire, près d'un col de montagne par exemple,
et, aussitôt qu'il aperçoit l'animal, il se lance au galop à sa pour-
suite. Il est rare que ce chasseur réussisse, car peu de chevaux peu-
vent atteindre l'autruche. Abd-el-Kader a conservé le souvenir d'une
jument noire qui excellait dans cette chasse. Quoique le cheval soit
habituellement employé contre l'autruche, il n'est pas cependant
1006 REYUE DES DEtJX MONDES.
pour le chasseur un indispensable compagnon. C'est par la ruse
qu'on se borne parfois à combattre l'autruche à l'époque de la ponte.
Des chasseurs pratiquent des trous auprès des nids, s'y blottissent,
et tuent la mère au moment où elle vient visiter ses œufs. Enfin les
Arabes ont recours aussi à des déguisemens qui rappellent ces tra-
vestissemens sauvages que Gooper a poétiquement décrits. Quelques-
uns d'entre eux se revêtent d'une peau d'autruche et s'approchent
ainsi de l'animal qu'ils veulent tuer. Des chasseurs déguisés de la
sorte ont été, dit-on, plus d'une fois atteints parleurs compagnons.
(c Quand une autruche, disent les Arabes, a eu une jambe brisée
par un coup de feu, elle ne peut plus, comme les autres bipèdes,
sauter sur une seule jambe; cela tient à ce qu'il n'y a pas de moelle
dans ses os, et que des os sans moelle ne peuvent guérir lorsqu'ils
ont été fracturés. » Les Arabes affirment également que l'autruche est
sourde, et que l'odorat chez elle remplace l'ouïe.
Arrivons maintenant à la chasse qui vraiment est digne d'aiguil-
lonner des intelligences, d'embraser des âmes guerrières. Le chas-
seur arabe s'attaque au lion. 11 a dans cette audacieuse entreprise
d'autant plus de mérite, que le lion est en Afrique un être redou-
table sur lequel existe nombre de mystérieuses légendes, et dont
une superstitieuse épouvante protège la formidable majesté. Avec
cet esprit observateur qui est le trait distinctif de tous les peuples
dont la vie est incessamment mêlée à tous les phénomènes de la na-
ture, les Arabes ont fait sur le lion une série de remarques dignes
d'être recueillies et conservées.
Pendant le jour, le lion cherche rarement à attaquer l'homme;
d'ordinaire même, si quelque voyageur passe auprès de lui, il dé-
tourne la tête et fait semblant de ne pas l'apercevoir. Cependant, si
quelque imprudent, côtoyant un buisson, s'écrie tout à coup : Ra
hena (il est là!), le lion s'élance sur celui qui vient de troubler son
repos. Avec la nuit, l'humeur du lion change complètement. Quand
le soleil est couché, il est dangereux de se hasarder dans les pays
boisés, accidentés, sauvages : c'est là que le lion tend ses embus-
cades et qu'on le rencontre sur les sentiers, qu'il coupe en les barrant
de son corps. Voici, suivant les Arabes, quelques-uns des drames noc-
turnes qui se passent alors habituellement. Si l'homme isolé, courrier,
voyageur, porteur de lettres, qui vient à rencontrer le lion a le cœur
sohdement trempé, il marche droit à l'animal en brandissant son sabre
ou son fusil , mais en se gardant bien de tirer ou de frapper. Il se
borne à crier : a 0 le voleur, le coupeur de routes, le fils de celle
qui n'a jamais dit non ! crois-tu m'eflVayer? Tu ne sais donc pas que
je suis un tel, le fils d'un tel? Lève-toi, et laisse-moi continuer ma
route. » Le lion attend que l'homme se soit approché de lui, puis il
LA CHASSE EN AFRIQUE. 1007
se lève et s'en va se coucher encore à mille pas plus loin. C'egt toute
une série d'effrayantes épreuves que le voyageur est obligé de sup-
porter. Toutes les fois qu'il a quitté le sentier, le lion disparaît pour
un moment seulement; bientôt on le voit reparaître, et dans toutes
ses manœuvres il est accompagné d'un terrible bruit. Il casse dans
la forêt d'innombrables branches avec sa queue, il rugit, il hurle, il
grogne, lance des bouffées d'une haleine empestée, il joue avec l'ob-
jet de ses multiples et bizarres attaques, qu'il tient continuellement
suspendu entre la crainte et l'espérance, comme le chat avec la sou-
ris. Si celui qui est engagé dans cette lutte ne sent pas son courage
faiblir, s'il parvient, suivant l'expression arabe, à bien tenir son âme,
le lion le quitte et s'en va chercher fortune ailleurs. Si le lion, au
contraire, s'aperçoit qu'il a affaire à un homme dont la contenance
est effrayée, dont la voix est tremblante, qui n'a pas osé articuler
une menace, il redouble, pour l'effrayer davantage encore, le ma-
nège que nous avons décrit. Il s'approche de sa victime, la pousse
avec son épaule hors du sentier qu'il intercepte à chaque instant,
s'en amuse enfin de toute manière, jusqu'à ce qu'il finisse par la
dévorer à moitié évanouie. Rien d'incroyable du reste dans ce phé-
nomène, que tous les Arabes ont constaté. L'ascendant du courage
sur les animaux est un fait incontestable. Les dompteurs de bêtes
féroces nous font assister chaque jour dans nos villes aux spectacles
que les forêts et les montagnes de l'Afrique ensevelissent dans la nuit.
Suivant les Arabes, quelques-uns de ces voleurs de profession, qui
marchent la nuit armés jusqu'aux dents, au lieu de redouter le lion,
lui crient quand ils le rencontrent : (c Je ne suis pas ton affaire. Je
suis un voleur comme toi; passe ton chemin, ou, si tu veux, allons
voler ensemble. » On ajoute que quelquefois le lion les suit et va
tenter un coup sur le douar où ils dirigent leurs pas. On prétend que
cette bonne anjitié entre les lions et les voleurs se manifeste souvent
d'une manière assez frappante. On aurait vu des voleurs, aux heures
de leurs repas, traiter les lions comme des chiens, en leur jetant à une
certaine distance les pieds et les entrailles des animaux dont ils se
nourrissaient. Des femmes arabes auraient aussi employé avec succès
l'intrépidité contre le lion; elles l'auraient poursuivi au moment où
il emportait des brebis, et lui auraient fait lâcher sa prise en lui
donnant des coups de bâton accompagnés de ces paroles : « Voleur,
fils de voleur! » La honte, disent les Arabes, s'emparait alors du
lion, qui s'éloignait au plus vite. Ce dernier trait prouve que le lion
pour les tribus du désert est une sorte de créature à part, tenant
le milieu entre l'homme et l'animal, une créature qui en raison de
sa force leur paraît douée d'une particulière intelligence. La légende
destinée à expliquer comment le lion laisse échapper le mouton plus
1008 REVUE DES DEUX MONDES.
facilement que toutes ses autres proies confirme cette opinion. En
énumérant ce que ses forces lui permettaient de faire, le lion dit un
jour — : An cha Allah, s'il plaît à Dieu, j'enlèverai, sans me gêner,
le cheval. — An cha Allah, j'emporterai, quand je voudrai, la génisse,
et son poids ne m'empêchera pas de courir. — Quand il en vint à la
brebis, il la crut tellement au-dessous de lui, qu'il négligea cette reli-
gieuse formule : s il plaît à Dieu! et Dieu le condamna, pour le punir,
à ne pouvoir jamais que la traîner. — Il y a plusieurs manières de chaus-
ser le lion. Quand un lion paraît dans une tribu, des signes de toute
nature révèlent sa présence. D'abord ce sont des rugissemens dont
la terre même semble trembler; puis ce sont de continuels dégâts, de
perpétuels accidens. Une génisse, un poulain sont enlevés, un homme
même disparaît': l'alarme se répand sous toutes les tentes, les
femmes tremblent pour leurs biens et pour leurs enfans; de tous les
côtés, ce sont des plaintes. Les chasseurs décrètent la mort de cet
incommode voisin. On fait une publication dans les marchés pour
qu'à tel jour et à te'le heure cavaliers et fantassins, tous les hommes
en état de chasser, soient réunis en armes à un endroit désigné. On a
reconnu d'avance le fourré où le lion se retire pendant la journée;
on se met en marche, les fantassins sont en tête. Quand ils arrivent
à une cinquantaine de pas du buisson où ils doivent rencontrer l'en-
nemi, ils s'arrêtent, ils s'attendent, se réunissent et se forment sur
trois rangs de profondeur, le deuxième rang prêt à entrer dans les
intervalles du premier, si un secours est nécessaire, le troisième rang
bien serré, bien uni et composé d'excellens tireurs qui forment une
invincible réserve. Alors commence un étrange spectacle. Le premier
rang se met à injurier le lion et même à envoyer quelques balles
dans sa retraite pour le décider à sortir. « Le voilà donc, celui qui se
croit le plus brave! Il n'a pas su se montrer devant des hommes; ce
n'est pas lui, ce n'est pas le lion, ce n'est qu'un lâche voleur; que
Dieu le maudisse ! » Le lion, que l'on aperçoit quelquefois pendant
qu'on le traite ainsi, regarde tranquillement de tous les côtés, bâille,
s'étire et semble insensible à tout ce qui se passe autour de lui.
Cependant quelques balles isolées le frappent; alors il vient, magni-
fique d'audace et de courage, se placer devant le buisson qui le con-
tenait. On se tait, le lion rugit, roule des yeux flamboyans, se recule,
se couche, se relève, fait craquer avec son corps et sa queue toutes
les branches qui l'entourent. Le premier rang décharge ses armes;
le lion s'élance et vient tomber le plus souvent sous le feu du
deuxième rang, qui est entré dans les intervalles du premier. Ce mo-
ment est critique, car le lion ne cesse la lutte que lorsqu'une balle
l'a frappé à la tête ou au cœur. Il n'est pas rare de le voir continuer
à combattre avec dix ou douze balles à travers le corps; c'est dire
LA CHASSE EN AFRIQUE. . 1009
que les fantassins ne l'abattent jamais sans avoir des hommes tués
ou blessés.
Les cavaliers qui ont accompagné cette infanterie n'ont rien à faire
tant que leur ennemi ne quitte pas les pays accidentés ; leur rôle
commence, si, comme cela a lieu quelquefois dans les péripéties de
la lutte, les hommes à pied parviennent à rejeter le lion sur un pla-
teau ou dans la plaine. Alors s'engage un nouveau genre de combat
qui a bien aussi son intérêt et son originalité. Chaque cavalier, sui-
vant son agilité et sa hardiesse, lance son cheval à fond de train,
tire sur le lion comme sur une cible à une courte distance, tourne
sa monture dès que son coup est parti, et va plus loin charger son
arme pour recommencer aussitôt. Le lion, attaqué de tous les côtés,
blessé à chaque instant , fait face partout ; il se jette en avant, fuit,
revient, et ne succombe qu'après une lutte glorieuse, mais que sa
défaite doit fatalement terminer, car contre des cavaliers et des che-
vaux arabes, tout succès lui devient impossible. Il n'a que trois bonds
terribles; sa course ensuite manque d'agilité. Un cheval ordinaire le
distance sans peine. Il faut avoir vu un pareil combat pour s'en faire
une idée. Chaque cavalier lance une imprécation ; les paroles se
croisent, les burnous se relèvent, la poudre tonne; on se presse, on
s'évite; le lion rugit, les balles sifflent; c'est vraiment émouvant.
Malgré tout ce tumulte, les accidens sont fort rares. Les chasseurs
n'ont guère à redouter qu'une chute qui les jetterait sous la griffe
de leur ennemi, ou, mésaventure plus fréquente, une balle amie,
mais imprudente.
On connaît maintenant la forme la plus pittoresque, la plus guer-
rière que puisse prendre la chasse au lion. Cette chasse se fait encore
par d'autres procédés qui peut-être même ont quelque chose de plus
sûr et de plus promptement efficace. Les Arabes ont remarqué que,
le lendemain d'un jour où il a enlevé et mangé des bestiaux, le lion,
sous l'empire d'une digestion difficile, reste dans sa retraite fatigué,
endormi, incapable de bouger. Lorsqu'un lieu troublé d'ordinaire
par des rugissemens reste une soirée entière dans le silence, on peut
croire que l'hôte redoutable qui l'habite est plongé dans cet état
d'engourdissement. Alors un homme courageux, dévoué, arrive en
suivant la piste jusqu'au massif où se tient le monstre, l'ajuste et le
tue raide en lui logeant une balle entre les deux yeux. Kaddour-ben-
Mohammed, des Oulad-Messelem, fraction desOunougha, passe pour
avoir tué plusieurs lions de cette manière.
On emploie aussi contre le lion différentes espèces d'embuscades.
Ainsi les Arabes bédouins pratiquent sur la route de son repaire une
excavation qu'ils recouvrent d'une mince cloison. L'animal brise par
son poids ce léger plancher et se trouve pris comme le loup dans les
TOME I. 65
1010 REVUE DES DEUX MONDES.
pièges que préparent nos paysans. Quelquefois on creuse auprès
d'un cadavre un trou recouvert de forts madriers entre lesquels on
ménage seulement une ouverture nécessaire pour laisser passer le
canon d'un fusil. C'est dans ce trou appelé melebda que le chasseur
se blottit. Au moment où le lion se dirige vers le cadavre, il l'ajuste
avec soin et fait feu. Souvent le lion, lorsqu'il n'a pas été atteint, se
jette sur le melebda, brise avec ses griffes les madriers, et dévore le
chasseur derrière son rempart anéanti.
Quelques hommes enfin entreprennent contre le lion une chasse
aventureuse et héroïque, rappelant les prouesses chevaleresques.
Yoici comment, à son dire, s'y prenait Si-Mohammed-Esnoussi,
homme d'une véracité reconnue, qui habitait le Djebel-Gueroul, au-
près de Tiaret. (( Je montais sur un bon cheval (c'est Mohammed
lui-même qui parle par la bouche d'Abd-el-Kader), et je me rendais
à la forêt par une nuit où brillait la lune. J'étais bon tireur alors,
jamais ma balle ne tombait à terre. Je me mettais à crier plusieurs
fois : Ataiah ! Le lion sortait et se dirigeait vers l'endroit d'où par-
tait le cri, et je tirais aussitôt sur lui. Souvent un même fourré ren-
fermait plusieurs lions qui se présentaient à la fois. Si une de ces
bêtes m'approchait par derrière, je tournais la tête et je visais par
dessus la croupe de mon cheval; puis, dans la crainte d'avoir man-
qué, je partais au galop. Si j'étais attaqué par devant, je détournais
mon cheval et recommençais la même manœuvre. »
Les gens du pays affirment que le nombre des lions tués par
Mohammed-ben-Esnoussi atteignait presque la centaine. Cet intré-
pide chasseur vivait encore en l'an 1253 (1836 de Jésus-Christ).
« Quand je le vis, dit Abd-el-Kader, il avait perdu la vue; qu'il
jouisse de la miséricorde de Dieu! »
Une chasse plus dangereuse encore que la chasse dirigée contre le
lion lui-même, c'est la chasse que l'on fait à ses petits. Il se ren-
contre toutefois des gens pour tenter cette périlleuse entreprise.
Tous les jours, le lion et la lionne sortent de leur tanière vers trois
ou quatre heures de l'après-midi, pour aller au loin faire une recon-
naissance dont le but est sans doute de procurer des alimens à leur
famille. On les voit sur une hauteur, examiner les douars, la fumée
qui s'en échappe, l'emplacement des troupeaux. Ils s'en vont après
avoir poussé quelques horribles rugissemens qui sont des avertisse-
mens précieux pour les populations d'alentour. C'est pendant cette
absence qu'il faut se glisser avec adresse jusqu'aux petits, et les en-
lever en ayant bien soin de les bâillonner étroitement, car leurs cris
ne manqueraient pas d'attirer un père et une mère qui ne pardon-
neraient point. Après un coup de cette nature, tout un pays doit re-
doubler de vigilance. Pendant sept ou huit jours, ce sont des courses
LA CHASSE EN AFRIQUE. 1011
éperdues et des rugissemens atroces ; le lion en devient terrible. Il
ne faudrait pas alors, suivant l'expression arabe, que « l'œil vînt à
rencontrer l'œil. »
La chair du lion, quoiqu'on la mange^ quelquefois, n'est pas
bonne, mais sa peau est un présent précieux; on ne la donne qu'aux
sultans, aux chefs illustres, ou bien aux marabouts et aux zaouyas.
Les Arabes croient qu'il est bon de dormir sur une peau de lion : on
éloigne ainsi les démons, on conjure le malheur et on se préserve de
certaines maladies. Les griffes du lion montées en argent deviennent
des ornemens pour les femmes. La peau de son front est un talis-
man que certains hommes placent sur leurs têtes pour maintenir
dans leurs cervelles l'audace et l'énergie.
En résumé, la chasse au lion est en grand honneur dans le pays
arabe. Tout combat contre le lion peut avoir pour devise le mot de
don Diègue à Rodrigue : « Meurs ou tue. » — « Celui qui le tue le
mange, dit le proverbe, et celui qui ne le tue pas en est mangé. »
Aussi donne-t-on à un homme qui a tué un lion ce laconique et viril
éloge; on dit : <( Celui-là, c'est lui. — Hadak-houa. »
Une croyance populaire montre la grandeur du rôle que joue le
lion dans la vie et dans l'imagination arabes. Quand le lion rugit, le
peuple prétend que l'on peut facilement distinguer les paroles sui-
vantes : « Ahna ou ben et mera; — moi et le fils de la femme. » Or,
comme il répète deux fois ben el mera et ne dit Ahna qu'une seule
fois, on en conclut qu'il ne reconnaît au-dessous de lui que \Qfils de
la femme.
La vie du chasseur, — ces quelques épisodes auront suffi à le
prouver, — est toute l'existence de l'Afrique. C'est la vie du péril, de
l'aventure, des courses infatigables dans le désert, des audacieuses
excursions à travers la montagne et les bois. La terre africaine est
comme un dernier refuge où l'héroïsme individuel, plus inutile cha-
que jour en Europe, poursuit ses glorieux ébats.
Général E. Daumas.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE,
28 février 1853.
Chaque jour heureusement ne vient point, au moment où nous sommes,
changer la face pohtique du monde, et particulièrement du continent euro-
péen. On n'en est plus à ces périodes néfastes des dernières années où il n'était
possible de s'aborder chaque matin qu'en s'interrogeant sur les catastrophes
de la veille, sur les révolutions triomphantes, sur les trônes ébranlés, sur les
couronnes traînées dans la boue des émeutes. C'est comme un torrent rentré
dans son lit. La sécurité générale a fait, il est vrai, de très réels progrès, et,
dans ce rétablissement d'une certaine sécurité, on ne saurait méconnaître la
part qui revient à l'initiative de la France et de son gouvernement. 11 n'est
point cependant un esprit juste et réfléchi qui ne sente qu'au fond il reste
toujours dans la situation de l'Europe quelque chose d'incertain et de pré-
caire, tant il est difficile à tout un continent de se rasseoir dans des condi-
tions régulières et naturelles après les commotions les plus puissantes. Les
révolutions ont en effet un résultat étrange et facile à observer : même quand
on a secoué leur joug, elles se survivent par les embarras et les complications
qu'elles laissent après elles ; elles multiplient les occasions de froissemens ou
de dissidences; eUes accumulent les fermens périlleux, les élémens inflam-
mables, et comme on sait bien qu'il faut souvent peu de chose, un entraîne-
ment, une ardeur irréfléchie, une étincelle pour rallumer tant de passions à
peine assoupies et contenues, pour transformer le jeu naturel des antago-
nismes internationaux en conflits redoutables, on s'accoutume à vivre dans
une certaine inquiétude en interrogeant sans cesse l'avenir; on ne sait pas
ce qu'on craint, mais on craint. Il semble qu'il y ait une force des choses qui
conduise les événemens, et on finit par se dire périodiquement que si ce n'est
au printemps, ce sera tout au moins à l'automne que devra se produire une
explosion quelconque. L'habileté et la prévoyance des gouvernemens sauront
bien empêcher, nous n'en doutons pas, que ce ne soit ni pour le printemps
ni pour l'automne; mais c'est un motif de plus pour observer cet état singu-
lier où une certaine attente inquiète se mêle au besoin du repos, comme il
REVUE. — CHRONIQUE. 1013
arrive toujours lorsqu'on s'est beaucoup agité et qu'on travaille à reprendre
son équilibre.
Qu'on le remarque d'ailleurs : ce ne sont point là des symptômes particuliers
à un pays; ils sont communs à tous les pays, car c'est là encore un autre effet
des révolutions : elles mettent entre les peuples une intime et invincible soli-
darité, qui montre leur vie gouvernée par les mêmes influences supérieures,
tantôt livrée, comme il y a quelques années, à un même esprit de vertige et
d'agitation, tantôt dominée comme aujourd'hui par un courant universel de
réaction qui revêt partout le même caractère. C'est ce qui fait qu'au point
de vue extérieur, comme au point de vue intérieur, rien de ce qui touche un
pays, rien de ce qui l'ébranlé ou le menace, n'est indifférent pour les autres.
Chaque incident nouveau atteste cette solidarité en ravivant le sentiment
de cette situation précaire dont jious pariions. Certes rien n'est plus exécra-
blement odieux en soi-même que cet attentat dont vient d'être l'objet le jeune
souverain de l'Autriche en se promenant sur les remparts de Vienne : on a
quelque peine à concevoir ce froid et criminel fanatisme de l'assassinat qui
semble faire dépendre la sécurité d'un peuple de la folie d'un seul homme ;
mais ce qui augmente encore, s'il est possible, la gravité d'un tel attentat, ce
qui ajoute du moins à sa signification, c'est qu'il se lie évidemment à une
situation générale dans laquelle tout le monde est solidaire, c'est qu'il atteint
un instinct universel et par le fait même du crime et par l'incessant péril
dont il obsède les imaginations. Ce n'est point assurément un crime de cette
nature qui peut tempérer et adoucir le courant de réaction qui règne en Eu-
rope; il le justifie au contraire. Il en est de même dans un tout autre ordre
d'incidens. Il y a aujourd'hui en Europe un assez grand nombre de questions
engagées. Les événemens de Milan ont mis, à ce qu'il semble, l'Autriche
dans la nécessité de prendre des mesures rigoureuses contre la Suisse par un
blocus du Tessin et de placer ce pays sous la menace d'une action plus directe
encore. Peut-être ces mêmes événemens ont-ils réveillé dans quelques cabi-
nets la pensée d'intervenir auprès de l'Angleterre pour réclamer l'extinction
de ce foyer de propagande révolutionnaire qu'elle entretient ou qu'elle tolère
chez elle. D'un autre côté, vers l'Orient, se débattent toutes ces affaires du
Monténégro, des lieux saints, qui mettent en contact et en lutte toutes les
influences, toutes les rivalités, toutes les ambitions, et semblent faire chan-
celer une fois de plus l'indépendance de l'empire ottoman. Chacun de ces
incidens a par lui-même assurément une assez grande importance, mais ce
qui fait qu'il s'y attache un intérêt plus vif encore, c'est qu'on sent bien que,
chacun d'eux est réellement comme un fil auquel est suspendue la paix géné-
rale. De toutes parts éclate ainsi cette solidarité qui existe entre les peuples,
— solidarité dans la politique intérieure et dans la politique extérieure, soli-
darité dans les besoins d'ordre et de paix, solidarité dans le péril et jusque
dans ces inquiétudes qui naissent au spectacle de complications dont on ne
prévoit pas l'issue. Ces complications sont réelles; c'est là ce dont on ne sau-
rait douter. Pour le moment, c'est peut-être sur un des points que nous indi-
quions, en Orient, que se préparent les éventualités les plus graves, et récem-
ment en Angleterre même , un des principaux organes de la presse semblait
laisser pressentir un singulier revirement dans l'opinion publique anglaise à
l'égard de l'indépendance de l'empire ottoman. L'Angleterre, au fond, n'en
1014 REVUE DES DEUX MONDES.
prend point autrement souci que ce qu'il faut pour avoir sa part dans une
succession qu'elle prévoit devoir s'ouvrir. Cela veut-il dire, puisque nous nous
sommes servis de ce terme, que ce fil auquel est suspendue la paix générale
doive nécessairement être tranché sur quelque point par un caprice soudain?
Il faut infiniment mieux augurer, nous le pensons, de la sagesse des gouver-
nemens. Il y a d'ailleurs bien des raisons de croire au maintien de la paix;
la première, c'est qu'on est trop prévenu, on se tient trop depuis longtemps
sur un qui-vive perpétuel, on s'attend trop à tout peut-être, pour qu'il ar-
rive rien. Il y a un autre motif encore, c'est que, comme nous l'avons dit
quelquefois, ni les goûts ni les intérêts des peuples ne sont aux conflagra-
tions. Il règne plutôt de toutes parts un besoin ardent de mettre les premiers
biens de la civilisation au-dessus des querelles incidentes, des susceptibilités
et des rivalités secondaires, des alarmes factices. Il y a en outre chez tous les
gouvernemens, sans nul doute, l'intelligence de cette solidarité qui existe
entre l'ordre intérieur dans chaque pays et cet ordre d'une espèce plus élevée
et plus générale qu'on nomme la paix du continent; peut-être n'est-il pas -en
Europe beaucoup de gouvernemens dont la sécurité intérieure n'eût à souf-
frir d'un ébranlement qui serait aujourd'hui infailliblement universel, et il
y a bien là, ce nous semble, de quoi faire réfléchir.
Quant à la France, elle est naturellement et nécessairement partie princi-
pale dans cette situation, et ce qu'il y a de singulier, en présence des perpé-
tuelles accusations portées contre elle, c'est que d'aucun côté ne sont venues
plus d'assurances réitérées en faveur de la paix. L'autre jour encore, l'empe-
reur renouvelait ces assurances dans son discours d'inauguration de la session
législative. Il faisait mieux, il annonçait une nouvelle réduction de vingt
mille hommes dans l'armée, ce qui porte à cinquante mille le chiffre de la
réduction opérée dans les forces militaires françaises depuis 1832. Il serait ce-
pendant étrange que la France fût la seule à confirmer par des actes ses décla-
rations pacifiques. Tandis que l'Angleterre semble faire beaucoup de bruit des
armemens des autres, uniquement i)eut-être pour accroître les siens, tandis
que la Russie et l'Autriche font sentir le poids de leur prépondérance en Tur-
quie, il serait singulier que la France fût la seule à ne cacher aucune ambi-
tion sous ses paroles. Ce n'est point que, le jour où certaines questions se
poseraient en Europe, la France n'eût un rôle à jouer; quel que soit le gou-
vernement qui soit à sa tête, il y a pour elle au-dessus de tout des intérêts
permanens d'influence, de grandeur, de sécurité même, et le gouvernement
actuel ne l'ignore pas plus que ceux qui l'ont précédé. Mais ces questions, —
qu'elles^s'élèvent au cœur de l'Europe ou en Turquie, — on ne peut se dissi-
muler que la paix du monde y est attachée, et il serait difficile de comprendre,
de la part des cabinets, une habileté et une prudence qui consisteraient à
les faire naître et à imposer ainsi à notre pays une action immédiate. N'y
a-t-il pas aujourd'hui pour tous les gouvernemens une conduite plus natu-
relle, plus juste, plus conforme aux besoins de la civilisation et qui se réduit
tout simplement à permettre à l'Europe de se rasseoir, de se remettre des
catastrophes qui ont troublé la société universelle jusque dans ses fonde-
mens, de retrouver ses forces pour les appliquer, non à la guerre, mais au
progrès moral et intellectuel, au développement de l'industrie, du commerce
et de toutes les ressources du génie contemporain? De quelque manière qu'on
REVUE. — CHROmQUE. 1015
envisage la situation du continent, il n'y a, aujourd'hui comme hier, que
deux politiques en présence : celle qui, en sauvegardant la paix, garantira
la sécurité intérieure, l'ordre matériel dans chaque pays, et celle qui, en met-
tant la paix en danger, ramènera la révolution, comme une alliée pour les
uns, comme une ennemie pour les autres, et probablement pour profiter des
désastres de tous. Le choix des cabinets ne saurait assurément être douteux,
comme le gouvernement français semble avoir déjà fait le sien jusqu'ici.
C'est là en elTet, ainsi que nous le disions, un des principaux traits du
discours du chef de l'état à l'inauguration de la session législative. L'empç-
reur, une fois de plus, rattache la politique extérieure de la France à la
pensée de la paix, d'une paix digne, honorable et profitable pour tous. Cette
pensée même semble être pour le chef du nouvel empire l'objet d'une vive
et constante préoccupation, manifestée depuis quelque temps dans plus d'une
occasion et sous diverses formes par le gouvernement. Quant à l'intérieur,
l'empereur dans son discours ne pouvait que constater la situation de la
France après un an de repos, — le calme du pays, le progrès de la fortune na-
tionale, l'amélioration des ressources publiques, le développement de l'indus-
trie et du commerce. Au demeurant, dans cette phase nouvelle où la France
est entrée, bien des habitudes ont dû se transformer. Les partis eux-mêmes,
éprouvés par les événemens, sont tenus de chercher à se rajeunir, à se re-
tremper au contact des intérêts réels et permanens, à se dépouiller de tout
étroit esprit de coterie ou de secte. N'est-ce point ainsi que la situation d'un
pays arrive graduellement à s'adoucir et à se détendre? N'est-ce point ainsi
qu'on peut revenir pas à pas vers cette liberté dont l'empereur parlait l'autre
jour, et qu'il représentait non comme un instrument de fondation, mais
comme le couronnement des édifices politiques que le temps consolide? S'il
nous était permis d'interpréter cette haute et sérieuse pensée, nous pourrions
dire, nous aussi : Oui sans doute, la liberté par elle-même, considérée abso-
lument, ne fonde rien; elle n'est qu'un mot dont on flatte les passions. La
liberté n'est puissante, efficace et réelle, qu'avec les mœurs qui l'entre-
tiennent, avec l'instinct moral qui la discipline, avec toutes les notions de
vérité et de justice qui lui tracent la route, et alors elle est le couronnement
naturel de ces vertus et de ces mobiles qu'elle suppose, et sans lesquels elle n'est
qu'une déception périodique. Aussi ce qu'il faut prêcher aux peuples, ce n'est
point la liberté en elle-même, c'est l'ensemble des vertus qui la rendent
possible, infaillible et féconde; ce qu'il faut leur montrer dans la liberté, ce
n'est pas un droit qu'on acquiert en naissant, c'est une conquête laborieuse
et lente, achetée par le respect de la loi, par la vigueur intérieure de la con-
science, par une perpétuelle surveillance sur soi-même et par un effort per-
manent pour concilier le respect de la société avec l'usage libre des facultés
individuelles. C'est ainsi que nous nous permettrions d'interpréter une pensée
qui dit d'ailleurs très-certainement tout ce qu'elle veut dire.
Maintenant la session est commencée, et les travaux qui l'ahmenteront
vont suivre leur cours sous nos yeux. Si le corps législatif a aujourd'hui
moins d'éclat et de retentissement qu'autrefois, il lui reste du moins le do-
maine des affaires pratiques, où il peut exercer une utile influence. Le séna-
tus-cousulte du mois de décembre, on s'en souvient, a tracé d'une manière
1016 REVUE DES DEUX MONDES.
distincte la sphère d'action du corps législatif et celle du gouvernement.
Le corps législatif vote les lois qui lui sont soumises, discute le budget; le
gouvernement agit, administre, use des ressources mises à sa disposition,
dirige ou modilie souverainement l'ensemble des services publics, et son acti-
vité est loin d'être en suspens. Il a rendu en ces derniers jours divers décrets
qui touchent à des intérêts également sérieux, quoique d'une nature assez
différente. L'un des plus graves de ces décrets est celui qui élève la solde des
sous-ofûciers de l'armée : c'est la réalisation d'une pensée probablement
nourrie depuis longtemps par le gouvernement et empreinte d'un juste esprit
de sollicitude. L'augmentation de la solde des sous-officiers absorbe naturel-
lement une portion de l'économie obtenue par la réduction de l'armée. La
seule question qui pût se présenter était celle de savoir si cette diminution
de dépenses d'un côté et cette augmentation de l'autre n'entraînaient point
la nécessité d'une sanction législative. Le gouvernement l'a tranchée dans le
sens de sa prérogative, et il a agi de même dans un autre ordre d'idées, en
transportant toute une portion de la direction des beaux-arts, — théâtres
subventionnés, encouragemens aux lettres, musées, — du ministère de l'in-
térieur au ministère d'état. 11 en était déjà ainsi sous le premier empire; sous
la restauration, ces mômes attributions étaient da ressort du ministère de la
maison du roi. Cette restitution n'a donc rien qui soit nouveau. Seulement on
peut se demander s'il existe aujourd'hui un rapport bien réel entre la surveil-
lance des autres théâtres, la censure, ce qui reste en un mot de la direction
des beaux-arts au ministère de l'intérieur et l'ensemble de ce ministère tel
qu'il vient d'être reconstitué par un récent décret. Ce n'est point d'ailleurs
le ministère de l'intérieur seul qui subit ces remaniemens. Il y a quelques
jours, c'était le ministère des affaires étrangères qui était réorganisé; le mi-
nistère des finances est sur le point, dit-on, d'avoir aussi sa réorganisation.
C'est une pensée ordinaire à chaque gouvernement nouveau, souvent à
chaque nouveau ministère, de remanier ainsi les services publics. Certaine-
ment il est des modifications que les circonstances nécessitent; l'extension
ou la diminution de certains travaux, le déplacement des affaires et des inté-
rêts, peuvent exiger des organisations nouvelles. A vrai dire cependant, s'il y
a quelque progrès à poursuivre, et à notre avis cela n'est point douteux, est-ce
sur les mécanismes et les cadres administratifs que les changemens doivent
porter? Ne serait-ce point plutôt sur l'esprit même qui préside au choix des
employés, à la direction de leurs travaux, à la fixation de leur position? Il y
a par malheur en France une pensée singulière que tout le monde favorise,
parce que tout le monde y est intéressé : c'est que chacun doit avoir sa place
dans les administrations publiques, et qu'il y va du salut de l'état d'entrete-
nir le plus grand nombre possible d'employés, fallût-il restreindre les émo-
lumens de chacun. Et qu'en résulte-t-il? C'est que le plus souvent sept ou
huit personnes font languissamment et sans zèle ce que deux ou trois hommes
intelligens et laborieux pourraient faire, c'est que les administrations se peu-
plent parfois déjeunes gens qui pensent toujours qu'ils font assez, vu le trai-
tement qu'ils touchent. Ne serait-il point préférable de restreindre le nombre
des employés, d'améliorer leur situation, et de faire de ces avantages le prix
de la capacité et du zèle? En général, l'état excelle à tracer des liiérarchies, à
• REVUE. — CHRONIQUE. 1017
stipuler des règles d'avancement, à fixer des limites d'âge pour l'entrée et
pour la retraite, en un mot à organiser et à réorganiser. Tout cela n'a jamais
empêché, que nous sachions, aucun acte de favoritisme. Après chaque chan-
gement, chacun se retrouve tel qu'il était avant, chacun reprend ses habi-
tudes, les choses suivent leur cours, la machine fonctionne, jusqu'à ce qu'il
survienne une organisation nouvelle qui ne touche pas plus que la précé-
dente à la véritable question. Au fond, l'administration française, qui est heu-
reusement purgée de bien des vices des administrations étrangères, souffre
d'un mal assez commun de notre temps : c'est qu'on se rend peu compte des
conditions réelles d'un travail sérieux et utile. Il s'est propagé dans ces ma-
tières bien des notions confuses qui ne rendent pas plus facile une réforme
vraie, profonde et efficace.
Et s'il faut tout dire, cette incertitude de notions et d'idées est-elle donc
surprenante? Ne s'étend-elle pas à bien d'autres régions, au domaine de la
. pensée elle-même? Au milieu des excès, des entraînemens des caprices con-
temporains, ne semble- t-il pas souvent se manifester une altération étrange
dans les idées sur l'art, sur l'invention littéraire, sur les choses de l'esprit et
de l'imagination, sur la critique elle-même? Rien n'est plus rare que de
savoir ce qu'on doit faire, et, comme on ne le sait pas hien pour soi, natu-
rellement on l'ignore encore plus pour les autres. Il est arrivé ainsi quelque-
fois à ce recueil même de voir dénaturer singulièrement son esprit et son
but. On s'est étonné de la manière dont il entendait la critique, du soin qu'il
mettait à reproduire le mouvement des littératures étrangères, à initier
notre pays à l'histoire des peuples inconnus, et de l'oubli où il laisserait la
France et notre propre littérature. Il a même circulé depuis longtemps et de
tradition bon nombre de plaisanteries qui avaient leur prix quand elles
étaient neuves, ce qui date de loin, mais qui n'en étaient pas plus justes
même alors. Multiplier les recherches et les élémens de comparaison, décrire
le mouvement des races, interroger le mystère des civilisations étrangères,
étudier le caractère des peuples dans leur histoire, dans leur poésie, dans les
œuvres de leur imagination, n'est-ce donc point là en réalité l'esprit même
de la critique moderne dans ce qu'il a de plus élevé et de plus nouveau?
Malheureusement il y a toujours en France de courtes vues qui s'étonnent
que tout le monde ne soit pas myope. On a sa petite fenêtre ouvrant sur son
petit jardin où croissent de petites plantes d'un médiocre parfum, ou bien du
seuil d'un salon on recueille les badinages élégans, les bruits qui circulent,
les nouvelles qui se succèdent, — et c'est cela à coup sûr qui est de la litté-
rature! Soit, c'est un genre comme un autre à qui il faut assurément laisser
ses sectateurs; mais c'est un goût qui pourrait rigoureusement n'être point
universel, et il est sans doute permis de préférer le spectacle du monde; il
est permis d'aimer à aller chercher le reflet de la civilisation de la France
dans les plus lointaines contrées, d'attacher quelque prix aux plus curieux
épisodes qui peuvent se produire, de trouver quelque saveur dans la pensée
de l'Allemagne, de l'Angleterre, des États-Unis. Cela exclut-il l'étude de la
littérature française? Quel est donc le nom éminent qui n'ait illustré ces
pages et les noms plus obscurs qui figuraient auprès de lui? Quelle est
l'œuvre sérieuse qui n'ait trouvé une appréciation, sinon toujours du goût
1018 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'auteur, du moins attentive et sincère? Quel est même Tessai élevé et
inconnu encore qui n'ait été recherché et observé? Et puis ceux qui pensent
que nous oublions la France ont très certainement du papier au bout de
leur plume; rien ne leur est plus facile que de faire fête aux merveilles nou-
velles, si nombreuses à ce qu'il semble, au lieu de s'occuper parfois à décou-
vrir des écrivains et des œuvres au moins aussi inconnus que la mer Médi-
terranée avant que >L Alexandre Dumas l'eût découverte. Ce qui est vrai,
c'est que la littérature actuelle fait à la critique de rudes devoirs, ea la pla-
çant entre une école en déchn et une école qui se ressent trop encore des cir-
constances où elle grandit péniblement.
D'un côté, en effet, parmi les œuvres de l'école d'il y a vingt ans, qu'aper-
çoit-on aujourd'hui? C'est un roman nouveau de M"® Sand, Mont-Revèche.
Y a-t-il dans ces pages quelque étincelle de la chaleur d'autrefois, quelque
reflet de cette éloquence enivrante et périlleuse, de cette éclatante passion dont
on sentait les frémissemens? Dans une préface attachée à Mont-Revèche, l'au-
teur assure que son roman ne prouve rien, et il faut bien être de son avis; il
ajoute que le roman en général ne doit rien prouver, ce qui peut être vrai et
faux tout à la fois. Ce qui prouve quelque chose dans un roman, ce n'est pas
la moralité oiseuse que viendra débiter à la dernière page tel ou tel person-
nage, ce n'est pas la morgue pédante de sermonnaire révolté qui se fera jour
à chaque ligne; ce qui exprime la pensée d'une œuvre de ce genre, c'est le
mouvement de l'action, c'est la combinaison des caractères, le jeu des passions.
C'est justement sous ce rapport que Mont-Revèche ne prouve rien, et qu'il
devrait prouver cependant. Un des héros du roman dit à un poète de ses amis
qui joue aussi son rôle dans l'histoire : « Dieu, que les lettres t'ont gâté, mon
pauvre Jules ! Tu composes tant, que tu ne peins plus du tout. 11 est impos-
sible de voir à travers ta fantaisie quelque chose qui puisse exister; moi , je
me méiie de ta femme de province, etc. » N'en peut-on pas dire autant de
toutes les figures de Mont-Revèche? Oui, certes, il y a de quoi se méfier de
cette jeune fille impossible, Éveline, qui, à dix-huit ans, se Uvre au plus sa-
vant manège de la hardiesse fémmine, et se déguise en paysan morvandiot
pour aller seule, la nuit, trouver son amant dans un vieux château; ajoutez
que ce n'est point l'amour qui la conduit, c'est la curiosité. Ce jugement, que
M""' Sand applique si singulièrement à son poète, ne pourrait-on pas l'appli-
quer à elle-même? Elle compose tant, qu'elle ne peint plus guère. La pas-
sion s'est refroidie chez elle, et il est resté mi esprit brillant encore sans doute,
mais qui s'amuse à jouer avec tous ses personnages pour leur rire au nez à
la fin, nous le craignons bien, en les bénissant dans un mariage universel. Il
y a loin déjà de Mont-Revèche à la Mare au Diable ou à la Petite Fadette!
et tandis que de ce côté l'inspiration semble décliner, quels sont les symp-
tômes de l'inspiration nouvelle? Quelles sont les œuvres où se révèle quelque
vigueur de jeunesse? Il y en a sans doute, et ce i^est point de notre part que
la sympatliie pourrait leur manquer; il y a des talens qui s'élèvent et mû-
rissent, il est des esprits pleins d'une fine et pénétrante délicatesse; c'est un
mouvement qui tend à se dessiner, im groupe qui se forme. Eu général cepen-
dant, dans bien de ces esprits nouveaux qui naissent depuis quelque temps
à la vie littéraire, ce qu'on peut remarquer, c'est une certaine ténuité d'inspi-
REVUE. — CHRONIQUE. 1019
ration, une certaine complexion délicate et frêle ; ce qui leur manque, c'est
l'étude et la réflexion, c'est la puissance originale et féconde. Le drame que
représentait l'autre soir le Théâtre-Français, la Mal' aria, reproduction d'un
des plus dramatiques épisodes de la Divine Comédie, celui de la Pia, serait
loin de prouver le contraire. 11 ne faut pas s'y méprendre du reste : si des
écoles nouvelles ont tant de peine à se former, si une inspiration plus jeune
est lente à germer, s'il y a aujourd'hui tant de tâtonnemens et d'incerti-
tude dans la vie littéraire, la cause n'en est pas seulement dans la faiblesse
individuelle des talens; la vérité est que la génération actuelle est moins
heureuse que celle qui l'a précédée dans la carrière il y a trente ans. A
cette époque, le vent soufflait dans la voile des novateurs ; tout favorisait
leurs elTorts, tout était à tenter, à transformer, à rajeunir dans la poésie,
dans le roman, au théâtre. En présence d'un but naturellement tracé, le
moindre effort était presque compté pour du génie. Il y avait dans les lec-
teurs et dans les poètes une certaine fraîcheur d'impressions qui tenait à l'au-
rore d'une époque nouvelle. Ceux qui viennent aujourd'hui trouvent un sol
dévasté, tous les genres littéraires épuisés ou faussés, les esprits incertains dans
leur direction, un public blasé et distrait, sans ardeur et sans choix dans ses
sympathies. Ils ne sont servis et soutenus par rien dans l'atmosphère qui les
environne; ils ont au contraire à se frayer eux-mêmes le chemin et à faire
leur temps sans nul secours des circonstances. N'est-ce point un motif de plus
pour demander des forces nouvelles à l'étude, à la méditation, au travail,
afin de retrouver le secret des mâles conceptions, des savantes peintures et de
toutes les délicatesses puissantes de l'art? C'est ainsi seulement qu'il peut se
former des écoles nouvelles capables de rendre son essor à l'imagination, à
l'esprit de notre pays son prestige, et de maintenir son ascendant au milieu
du mouvement des relations intellectuelles contemporaines.
Chose étrange, ces relations intellectuelles existent assurément entre- la
France et l'Angleterre; les relations de commerce existent aussi; les indus-
tries des deux pays se prêtent un mutuel appui : ce sont autant de garanties,
de paix, et c'est le moment qu'a choisi l'Angleterre pour jouer cette comédie
à l'abri de laq^uelle elle organise des milices et accroît ses armemens mari-
times! Dans le fait, c'était là peut-être uniquement le but réel, et le but une
fois atteint, il n'est pas impossible que là toile ne tombe sur la représentation
manquée de l'invasion française. Ce n'est pas môme sérieusement, nous le
pensons bien, la crainte d'une prochaine descente de la France qui a été le
premier mobile de cette augmentation des forces de l'Angleterre. Ses hommes
d'état ne sont pas accoutumés à se nourrir longtemps de chimères de ce genre,
et il est infiniment plus probable que dans leur pensée les armemens mari-
times avaient une tout autre destination, celle par exemple de mettre l'An-
gleterre à même de jouer un rôle dans la crise de l'Orient. C'est dans la
chambre des communes au reste que s'est trouvée transportée la question des
relations de l'Angleterre et de la France, sur une interpellation de M. Disraeli,
— et en définitive qu'est-il résulté de cette discussion? Rien certainement
de bien menaçant, rien qui réponde au mouvement factice excité en dehors
du parlement. M. Disraeli a fait un très vif et très spirituel discours, auquel
a répondu lord John Russell, et le débat s'est arrêté là, laissant intact des
1020 REVUE DES DEUX MONDES.
deux côtés, et quoique par des motifs diiîérens, le maintien des bons rap-
ports avec la France, bien qu'à tout prendre l'un des membres du cabinet, sir
Charles Wood, dans un discours prononcé il y a quelques jours à Halifax,
eût pris d'assez singulières libertés à l'égard du gouvernement français.
Ce n'est pas sur une question de ce genre que le cabinet anglais peut se
sentir menacé. Il y a, on le sait, en Angleterre une grande latitude laissée aux
hommes d'état en tout ce qui touche la politique extérieure. Le peuple anglais
se confie en ses chefs, parce qu'il sait que le nom, les intérêts, la prépondé-
rance de la Grande-Bretagne sont partout soutenus, et que les traditions de
sa politique ne fléchissent devant aucune considération. Aussi le cabinet ac-
tuel peut-être n'a-t-il pas beaucoup à craindre pour le moment d'une discus-
sion sur les affaires étrangères, au moins au point de vue des relations entre
l'Angleterre et la France; mais on n'en est point à remarquer l'intérêt qui
s'attache depuis quelque temps aux questions religieuses en Angleterre. Il y
a une véritable recrudescence de l'esprit anglican, recrudescence provoquée
et encouragée, on peut s'en souvenir, par lord John Russell dans sa lettre à
l'évêque de Durham, au sujet de ce qu'on nommait les agressions papales,
et qui, par un singuher revirement, se retournera peut-être contre lui. Cet
esprit anglican , le cabinet le trouvera en face de lui dans la discussion
de son bill sur l'émancipation politique et civile des Juifs, qui vient de tra-
verser heureusement une première épreuve; il le retrouvera dans la proposi-
tion déjà faite de supprimer l'aUocation du séminaire cathohque de Maynooth;
il le retrouvera dans l'aiTaire des réserves du clergé au Canada, au sujet de
laquelle M. Frédéric Peel, le iils de l'iUustre sir Robert, vient de déposer une
proposition. Or cet esprit anglican, c'est l'arme la plus redoutable du parti
tory, et il est permis de croire que lord Derby s'en servira habilement contre
le ministère. Ce qui peut être encore un nouvel et singuher embarras pour
le cabinet, c'est si les gouvernemens du continent se décident, comme on
l'assure, à lui demander l'expulsion des principaux chefs de l'émigration
révolutionnaire, de MM. Kossuth et Mazzini notamment. L'Angleterre a l'or-
gueil de l'hospitalité, qu'elle donne à tous les réfugiés; mais encore faut-il
que de cet asile hospitalier ne sortent point toutes les excitations à la guerre
et à des révolutions nouvelles.
Ce n'est point là, au surplus, la seule difficulté que les événemens de Milan
laissent après eux. On connaît les suites de ce coup désespéré de quelques
insensés enivrés de prédications démagogiques. Une telle tentative ne pou-
vait indubitablement offrir aucune issue favorable aux susceptibilités natio-
nales que peuvent nourrir des cœurs italiens ; eUe ne pouvait qu'amener le
résultat qu'elle produit en effet, un redoublement de rigueur de la part des
autorités autrichiennes. Tel est, dans la vie intérieure de la Lombardie, l'effet
le plus clair du coup de main organisé par cette occulte démagogie dont
M. Mazzini est le pontife : c'est la masse de la population paisible et étran-
gère à ces événemens qui paie aujourd'hui pour quelques révolutionnaires.
Mais cette affaire de Milan ne laisse pas d'avoir des conséquences plus graves
encore à un autre point de vue. Les mesures de défense prises par l'Autriche
ne s'appliquent pas seulement à la Lombardie, elles s'étendent à la Suisse,
qui porte le poids de bien des complicités révolutionnaires. Depuis quelque
REVUE. — CHRONIQUE. 1021
temps déjà, les relations de TAutriche et de la Suisse s'étaient compliquées
d'un incident de nature à tenir en éveil l'attention du cabinet de Vienne :
c'est la suppression des séminaires de Polleggio et d'Ascona par le gouver-
nement du Tessin et l'expulsion de quelques moines natifs de la Lombardie.
Tandis que des négociations se poursuivaient à ce sujet, les événemens de
Milan sont survenus, et il n'en a pas fallu davantage pour décider l'action
immédiate de l'Autriche, fondée sur les incidens précédons et sur l'agitation
permanente entretenue ou tolérée par la Suisse sur la frontière lombarde.
Non-seulement le canton du Tessin a été bloqué, mais toute la population
tessin oise fixée en Lombardie a reçu l'ordre de quitter le pays. La Lombardie
comptait environ 6,000 Tessinois, maintenant rentrés en Suisse, Quel sera
le dénoûment de cette complication? Dans les circonstances actuelles, il ne
saurait être douteux. Les réclamations de l'Autriche, surtout au sujet des
réfugiés, devront nécessairement prévaloir, soit par le consentement du gou-
vernement suisse, soit par la force. Seulement, dans ce dernier cas, il ne
peut échapper à personne que la question entrerait dans une phase où il
serait certes utile qu'il régnât un grand esprit de confiance et de bienveillance
mutuelles entre les cabinets de l'Europe.
La Suisse, nous l'avons dit, expie bien des comphcités révolutionnaires. 11
arrive aujourd'hui pour elle ce qui serait arrivé depuis longtemps déjà sans
les étranges commotions qui ont bouleversé l'Europe. Il est un pays en Italie
auquel les événemens de Milan pouvaient évidemment créer des embarras
peut-être plus graves encore : c'est le Piémont. Non-seulement par le rôle
qu'il a joué en Italie, par les souvenirs récens de la dernière guerre, mais
encore par l'asile même qu'il a offert à un grand nombre de réfugiés lom-
bards, le Piémont pouvait être exposé à être entraîné ou compromis. Il n'en
a rien été heureusement, et cela est dû surtout à la droiture et à la fermeté
du gouvernement piémontais. Au premier retentissement de l'échaufFourée
de Milan, il a pris les mesures les plus promptes et les plus sévères pour em-
pêcher les réfugiés de passer la frontière; il en a expulsé un certain nombre,
il a interné les autres; il y en a même qui ont été transportés en Amérique
pour avoir été pris les armes à la main. L'opinion publique était d'ailleurs
d'accord avec l'attitude du gouvernement, on s'est même absteim de toute
interpellation dans les chambres à ce sujet. Ainsi ce qui pouvait être un pé-
ril pour le Piémont n'a servi au contraire qu'à le placer dans une situation
plus nette et plus franche, tant il est vrai que la fermeté et l'esprit de con-
duite sont les meilleurs conseillers des gouvernemens. Cette situation ne
peut porter que d'heureux fruits pour le Piémont. C'est au cabinet de Turin
de maintenir, de confirmer, d'étendre au besoin le caractère conservateur
qu'il a mis dans sa politique. M. de Cavour est certainement une intelli-
gence assez élevée pour tirer parti de ces conditions nouvelles. L'esprit de
conservation qu'il a apporté dans la politique extérieure, il le mettra aussi
sans nul doute dans la politique intérieure. En réalité, quel est aujourd'hui le
meilleur système pour le Piémont, si ce n'est d'éviter les agitations inutiles
et dangereuses, d'éloigner les questions propres à soulever des orages et à
remettre aux prises les passions? Les hommes d'état qui ont gouverné le
Piémont depuis quelques années, ceux qui le gouvernent aujourd'hui^ ont
1022 REVUE DES DEUX MONDES.
montré une jurande aptitude; ils comprendront à coup sûr que le moyen le
plus assuré d'affermir au-delà des Alpes le régime constitutionnel, c'est de
l'empêcher de s'égarer, c'est d'en faire un gouvernement conservateur par-
dessus tout, protecteur de la sécurité publique et de tous les intérêts légitimes
qui peuvent survivre aux régimes anciens. Rien n'est plus digne de tenter
l'ambition d'un homme comme M. de Cavour que de conduire le Piémont dans
cette voie conservatrice et libérale à la fois.
En Allemagne, voici enfin une grande question résolue; la Prusse et l'Au-
triche se sont entendues sur l'intérêt commercial qui les divisait depuis près
de deux ans, et qui était venu comme fatalement prolonger leurs rivalités
après la crise politique de 1848 à 1830. Le ZoUverein n'est point dissous,
et l'Autriche n'en fait point partie; mais elle contracte avec lui un traité
qui satisfait aux besoins de l'industrie autrichienne, et qui permettra d'ap-
précier à l'avance quels seraient les avantages et les inconvéniens d'une
union douanière de toute l'Allemagne. Cette solution était prévue depuis plu-
sieurs mois. L'Autriche, après avoir dépensé beaucoup d'activité et de talent
pour créer une association commerciale de toute l'Europe centrale, s'était
aperçue qu'elle éveillait sur ses ambitions politiques, déjà suspectes à la con-
fédération depuis le congrès de Dresde, des soupçons peu favorables au déve-
loppement ultérieur de son influence. Elle avait cédé devant cette considé-
ration puissante, et elle avait envoyé à Berlin l'un des principaux promoteurs
de l'idée du ZoUverein austro-allemand, M. de Bruck, pour proposer à la
Prusse un moyen terme que celle-ci ne pouvait plus repousser, et qu'il était
de son intérêt d'accueillir. La Prusse, en définitive, a droit de se féliciter de
ce résultat; elle le doit à la persévérante fermeté qu'elle a déployée en cette
occasion, en dépit de la pression que plusieurs états de l'Allemagne méridio-
nale ont essayé d'exercer sur elle par suite de rancunes conçues durant la
crise fédérale.
Le cabinet de Berlin a suivi sur ce terrain une politique analogue à celle
que les circonstances lui avaient inspirée au congrès de Dresde en 1831. La
Prusse a laissé les combinaisons nouvelles, les projets d'innovation, à ses
rivaux; elle s'est renfermée dans un rôle strictement conservateur, elle s'est
placée à l'abri du pacte et des institutions existantes, et M. de Manteuffel,
réparant ainsi les témérités de M. de Radovvitz, a su détourner les repré-
sailles que le cabinet de Vienne se promettait d'exercer sur la Prusse, soit
par une réforme du pacte favorable à la prépondérance autricliienne, soit
par la création d'un ZoUverein austro-germanique. Évidemment la rivalité
des deux grandes puissances allemandes n'est point éteinte; elle se reprodui-
rait à la première occasion décisive, parce qu'elle est non-seulement dans les
traditions historiques des deux pays, mais dans la nature même des choses.
La question douanière aussi bien que celle du pacte fédéral renaîtront infail-
liblement dans un avenir donné. L'Allemagne n'en a pas moins lieu de se
féliciter d'avoir successivement échappé au double danger qui, sous forme
politique et sous forme commerciale, a mis un moment en péril l'équilibre
des forces fédérales.
Quant à la Turquie, elle n^a pas cessé d'être un objet de préoccupations
pour ses adversaires et pour ses alliés. Il faut le dire, ceux qui attaquent
REVUE. — CHRONIQUE. 1023
aujourd'hui sa politique sont plus nombreux et plus vifs dans leur langage
que ceux qui la défendent. Il est bien des reproches que, pour notre compte,
nous serions tentés de lui adresser. En voyant toutefois quelle ardeur la presse
allemande et (chose plus étrange) la presse anglaise elle-même apportent
dans cette polémique, nous nous demandons où l'on en veut venir et ce que
signifie ce déchaînemeril d'injures, où, à côté de quelques vérités, on voit per-
cer un impitoyable parti pris de dénaturer les faits et de confondre toutes
les notions du juste et de l'injuste. Un mémoire récemment mis en lumière
par l'organe le plus accrédité de la publicité allemande s'est chargé de nous
apprendre que l'Allemagne et notamment l'Autriche auraient le même inté-
rêt que la Russie au partage de l'empire ottoman. Si naïve que soit cette
croyance, elle est spécieuse ; mais il serait curieux de savoir si l'Angleterre
croit aussi pouvoir se concerter désormais avec l'Autriche et la Russie pour
assurer à celle-ci la possession de Constantinople, et si c'est là le secret de ces
virulentes déclamations auxquelles le journal le plus important de la Grande-
Bretagne se livre depuis quelque temps avec une si étrange complaisance.
Cette polémique, dont la Turquie est en ce moment le point de mire dans
une partie de l'Europe, vient de provoquer en Belgique une réponse signée
de deux officiers turcs de l'armée ottomane, et qui serait intéressante, si elle
avait moins l'empreinte occidentale, si elle portait moins les traces d'une
collaboration évidemment européenne*. Quoique Rustem-EfPendi et Seid-Bey
parlent un i)eu trop comme de simples Belges qui auraient pris le fez pour
l'occasion, ils défendent leur pays avec une vive susceptibilité, et au milieu
des argumens passionnés à l'aide desquels ils essaient de repousser les atta-
ques dont on l'accable, il en est quelques-uns qui ne manquent pas d'une
certaine apparence de raison.
Le meilleur argument toutefois que la Turquie ait à employer contre ses
adversaires, c'est de suivre une politique prudente et libérale, prudente au
dehors de manière à ne point susciter de conflits ou de questions embarras-
santes, libérale au dedans afin que ceux qui peuvent désirer l'affaiblissement
de l'empire ne trouvent pas leur principal appui parmi ses populations mécon-
tentes. Ce n'est pas que nous pensions que l'empire ottoman soit aujourd'hui
dans un état de danger qui fasse craindre pour son existence. 11 n'est pas vrai-
semblable que la mission du comte de Linange ait le caractère menaçant que
les dernières nouvelles de Constantinople semblent lui attribuer. La mission
donnée en même temps au prince Menschikoff de venir formuler à la Porte
les griefs de la Russie ajoutera sans doute à la gravité de celle de M. de Li-
nange; mais ce n'est pas la première fois que l'on voit la Russie et l'Autriche
animées d'une pareille émulation. La question des réfugiés hongrois et polo-
nais a fourni un spectacle exactement semblable. La situation avait même
alors un côté plus fâcheux : à cette époque, l'armée russe occupait la Vala-
chie. Cependant on vint à bout de la difficulté. Il est vrai que la Turquie
s'est placée par l'expédition du Monténégro dans une position regrettable
vis-à-vis de ses populations chrétiennes; elle a suscité dans les provinces voi-
sines de ce petit pays une agitation qui offre une occasion favorable aux in-
fluences hostiles. Espérons toutefois que la Porte, instruite par les intentions
qui percent dans l'attitude de l'Autriche et de la Russie, saura à temps s'en-
1024 REVUE DES DEUX MONDES.
tendre avec les Monténégrins et dérober à ces deux puissances la force que
leur procure cette faute capitale commise dans un moment d'irréflexion.
Telle est la rapidité et la multiplicité des rapports qui existent aujourd'hui
entre Fancien et le nouveau continent, qu'on peut suivre en quelque sorte
jour par jour, auprès de l'histoire de l'Europe, l'histoire de ces états trans-
atlantiques qui ont maintenant leur place dans le mouvement du monde.
Puissance d'un côté, dissolution permanente de l'autre, tel est le spectacle
habituel qu'offrent ces contrées dans leur double développement anglo-amé-
ricain et hispano-américain. Les États-Unis attendent aujourd'hui l'entrée au
pouvoir du général Franklin Pierce, qui doit avoir heu le 4 mars, et c'est
alors que la politique de la nouvelle présidence se dessinera. Jusque-là le
sénat de Washington a suspendu ses débats sur les motions du général Cass.
Quant à l'autre portion de l'Amérique, son histoire se marque par des révo-
lutions. Nous avons quelquefois parlé du Mexique; le voilà plus que jamais
aujourd'hui tombé dans le gouffre de l'anarchie. Jusqu'ici, il existait une
ombre de pouvoir légal , à Mexico; cette ombre s'est évanouie. Le général
Arista s'est démis de son titre de président, et il a été provisoirement rem-
placé par le président de la cour supérieure de justice, M. Cevallos. Depuis
longtemps, le général Arista demandait au congrès des pouvoirs extraordi-
naires pour dominer la situation et essayer de faire face aux périls de toute
sorte qui environnaient le Mexique. Ces pouvoirs lui ont été refusés, et il
s'est retiré. 11 n'a point voulu prendre ce qu'on lui déniait ; il a reculé devant
un coup d'autorité qui d'ailleurs n'eût été sans doute qu'une comphcation
de plus sans résultat. Le général Arista fût-il resté dictateur à Mexico, à quoi
cela eût-il servi en présence du mouvement révolutionnaire qui s'étend à
tout le Mexique? Dans l'état de Tamaulipas, toutes les troupes se sont tour-
nées du côté de l'insurrection; à Matamoros, sur le Rio-Grande, population et
armée se prononcent en faveur de la révolution. — Mais quelle est cette révolu-
tion? direz-vous. Là est la question; elle a autant de mobiles et de drapeaux
que de théâtres et de chefs. Rien ne le prouve mieux que ce qui est arrivé à
Tampico. Deux chefs d'insurgés se sont réunis pour s'emparer de la ville;
une fois arrivés à leurs fins, l'un deux s'est mis à tirer sur l'autre et à essayer
de l'exterminer. Il en est à peu près de même partout. Ce qu'il y a de plus
singulier, c'est que, le général Arista s'étant retiré pour ne point s'emparer
de la dictature, celui qui l'a remplacé, M. CevaUos, président de la cour supé-
rieure de justice, vient d'accomplir le coup d'état devant lequel avait reculé
son prédécesseur. Il a dissous le congrès par la force, et en même temps il
a rendu un décret convoquant une convention pour le 13 juin prochain. Ce
coup d'état d'ailleurs semble consacrer le triomphe de la révolution, puisque
M. Cevallos a ordonné aux troupes du gouvernement de suspendre partout les
hostilités avec les insurgés. La confusion n'est pas près de se dissiper au Mexi-
que, à moins que la prochaine convention n'y jette quelque jour. ch. de mazade.
V. DE Mars.
PROMENADE
EN AMÉRIQUE.
NEW-YORK.»
COLLECTION d'antiquités AMÉKICAINES. — ÉCOLE DE MÉDECINE. — GRANDS TRAVAUX d'uTILITÉ
PUBLIQUE. — SOCIÉTÉ HISTORIQUE. — M. BANCROFT. — OPÉRA. — CURIEUSE TRAGÉDIE SUR
SAVOXAROLA. — DE LA LITTÉRATURE AUX ÉTATS-UNIS. — SOCIÉTÉS DE TEMPÉRANCE. — INCURIE
AMÉRICAINE. — DE LA PEINTURE AUX ÉTATS-U.NIS. — INSTRUCTION PUBLIQUE. — DÉMOCRATIE.
26 septembre, New-York.
.Je suis revenu directement de Cincinnati par Cleveland, le lac Érié
et Dunkirk. J'ai de nouveau traversé en chemin de fer d'immenses
forêts dont l'étendue paraît encore plus grande, quand on songe à
la rapidité avec laquelle on les parcourt. Aller comme la foudre
pendant trente-six heures, presque sans voir autre chose que des ar-
bres, parmi lesquels on découvre de loin en loin une ville, un village
ou un défrichement, et recommencer le lendemain, cela donne l'idée
de l'immensité. Du lac Érié à New-York, le chemin traverse le pro-
longement de la chaîne des Alleghanys; des deux côtés du chemin,
on voit des montagnes couvertes de forêts, des vallées remplies de
forêts; même dans les régions plus rapprochées de la partie ancien-
nement cultivée des États-Unis, combien il y a encore de terrain à
défricher et d'espace à peupler!
J'arrive à New-York un dimanche. La tristesse ordinaire du di-
manche aux États-Unis est augmentée par un temps sombre et froid.
Quelle différence de ce jour avec le jour éblouissant de mon arrivée !
C'est une autre saison, un autre ciel. Je suis souffrant, malade même.
Dans cette disposition, j'apprends une nouvelle qui m'afflige profon-
dément. Il y a de rudes momens dans la vie du voyageur
(1) Voyez les livraisons des !«"■ et 15 janvier, des l^f et 15 février.
TOME I. — 15 MARS. . 66
1026 EEVUE DES DEUX MONDES.
J'ai été plusieurs jours presque sans sortir et sans chercher à voir
personne. Il ne faut pas me laisser aller à cet abattement; il faut
tâcher de me ranimer, de reprendre courage. L'étude est dans cer-
tains momens une distraction bien incomplète, mais c'est encore la
seule qu'on veuille admettre. Le travail est parfois l'unique consola-
teur dont on puisse supporter la présence.
Ma première pensée, après ce triste intervalle d'abattement, est
d'aller chercher M. Davies et les antiquités trouvées par lui dans ces
singuHers monumens dont j'ai visité quelques-uns en revenant de Cin-
cinnati. M. Davies m'a montré sa collection dans le plus grand détail et
avec une extrême obligeance, prenant la peine de déballer pour moi
les principaux objets dont elle se compose, et me faisant part d'une
foule de renseignemens aussi précieux que les objets eux-mêmes. Ce
qui domine dans cette collection, ce sont des pipes ; mais ces pipes
sont fort curieuses. Le fourneau représente ordinairement un animal,
quelquefois une figure humaine. Les animaux sont sculptés d'une
manière très remarquable; la physionomie de l'espèce est en général
fort bien saisie, ainsi qu'on le remarque dans les sculptures égyp-
tiennes et que je l'ai observé à Leyde, dans la belle collection japo-
naise de M. Siebold. La figure de l'animal est plus aisée à rendre que
celle de l'homme. Ici les artistes indiens ont réussi admirablement à
reproduire le caractère des quadrupèdes et- des oiseaux dans une ac-
tion conforme à leurs habitudes : un faucon déchire sa proie, une
loutre saisit un poisson avec une grande réalité d'attitude et d'ex-
pression; le faucon déchire, la loutre mord véritablement. Le héron,
avec son long bec emmanché d'un long cou, a été aussi naïvement et
aussi fidèlement représenté parle sculpteur inconnu que par le grand
poète. Les articulations de ses longues jambes, les écailles et les ouïes
du poisson qu'il a saisi sont exprimées avec une extrême finesse; il en
est de même des reptiles, de la forme de la tête d'un serpent à son-
nettes, des rugosités de la peau d'un crapaud. On trouve là une véri-
table ménagerie américaine : l'écureuil, la tortue, le castor, l'aigle,
l'hirondelle, le perroquet, le toucan, le lamantin, etc. ; ce n'est pas
une sculpture fantastique comme celle des Mexicains (1) , ni grossière
comme les dessins informes des Peaux-Rouges; c'est un art différent
et supérieur, suivant de près la nature et sachant la rendre sans la
défigurer. Il y a aussi des têtes d'hommes d'un travail remarquable;
l'une d'elles, ayant un caractère bien individuel, représente un chef
dont le visage est tatoué; une autre semble figurerla mort. Un homme
à quatre pattes et versant des larmes est probablement un ennemi
(i) Depuis, j'ai ru dans le musée de Mexico des animaux et même des figures humaines
sculptés avec une assez grande vérité.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1027
ainsi représenté pour que son vainqueur pût se donner le plaisir de
fumer à travers l'image de sa personne en signe de triomphe.
Ce grand nombre de pipes prouve que l'usage de fumer remonte,
comme les monumens dans lesquels on les a trouvées, au moins à un
millier d'années. La surprise que pourrait causer l'abondance de ces
pipes disparaîtra, si l'on réfléchit que l'action de fumer a été chez
diverses nations de l'Amérique une cérémonie religieuse, et qu'elle
forme encore aujourd'hui, chez plusieurs d'entre elles, la portion la
plus essentielle du cérémonial dans les assemblées où l'on délibère
et où l'on ratifie les ti^aités. J'ai recueilli un assez grand nombre de
passages qui montrent qu'aspirer le tabac était un acte religieux, et
le brûler un hommage à la Divinité. Quoi qu'il puisse y avoir à cela
d'étrange pour certaines personnes, le tabac était un encens. Ainsi
il y a encore aujourd'hui des peuplades dans le sud-ouest qui ont
coutume de monter sur un tertre, au lever du soleil, pour lancer
une bouffée de fumée vers le zénith, et une dans la direction des
quatre points cardinaux; d'autres tribus disaient avoir recule tabac,
comme le maïs, d'un messager céleste du Grand-Esprit, auquel elles
offraient la fumée de leurs pipes, et cette cérémonie précédait toutes
les solennités.
Une tradition singulière existe chez les sauvages qui habitent entre
le Haut-Mississipi et le Haut-Missouri. Là, sur le coteau des prairies^
se trouve une pierre rouge qui sert à faire des pipes. Toutes les tri-
bus du voisinage s'y rendent en temps de guerre comme en temps
de paix, car, disent-elles, le Grand-Esprit veille sur ce lieu, et la
massue des combats aussi bien que le couteau à scalper n'y frappent
jamais un ennemi. Quelques-uns des Sioux racontent que « le Grand-
Esprit envoya un jour ses coureurs pour convoquer toutes les tribus
dans la carrière de la pierre rouge; il prit un morceau de cette pierre,
en fit une ffipe, la fuma sur les Indiens rassemblés, et leur dit que,
bien que se faisant la guerre, ils devraient toujours être en paix en
ce lieu, qu'il appartiendrait aux uns comme aux autres, et que tous
devaient fabriquer leurs pipes avec cette pierre. Ayant ainsi parlé,
un énorme nuage, sorti de sa grande pipe, roula sur leurs têtes, et
il disparut dans ce nuage. Les rochers furent enveloppés dans un tor-
rent de feu, de sorte que leur surface en fut fondue. Deux femmes,
alors atteintes par les flammes, tombèrent sous deux rochers sacrés,
et personne ne peut enlever de la pierre rouge de cet endroit sans
leur consentement. » Il y aurait plusieurs choses à remarquer dans
cette légende : une sorte de trêve de Dieu, le souvenir de quelque
éruption volcanique. Je me borne à attirer l'attention sur le caractère
religieux de l'action de fumer attribuée ici à la Divinité elle-même.
D'après ce qui précède, on ne s'étonnera pas que des pipes se ren-
contrent avec une telle profusion dans les tertres de l'Ohio, dont la
1028 REVUE DES DEUX MONDES.
destination paraît avoir été religieuse autant au moins que funéraire.
Kn eflet, on trouve des autels dans un grand nombre de ces tertres,
et, dans quelques-uns seulement, des ossemens humains.
Dans la collection de M. Davies est un crâne américain provenant
d'un grand tertre qui s'élevait sur une hauteur, à quelques milles^
de Ghilicothe, et semblait de là dominer tout le pays. C'était proba-
blement le tombeau d'un chef célèbre de ces populations inconnues.
Ce crâne offre, selon M. Morton, qui était bon juge en cette matière,
le type le plus parfait de la race américaine.
Outre les pipes et les autels, M. Davies a rassemblé dans sa collec-
tion, provenant de la même origine, beaucoup d'objets très intéres-
sans. D'abord on y voit des instrumens de combat, des pointes de
javelot ou de lance en silex, comme on en rencontre dans beaucoup
de pays. Ce qui est plus particulier à l'Amérique, ce sont de pareilles
pointes de lance en quartz laiteux ou en cristal de roche. Les
unes et les autres semblent une imitation d'un modèle fourni par la
nature dans les dents fossiles des requins. Les tertres fournissent en
grand nombre ces dents, aussi bien que celles de l'ours et de l'alli-
gator : elles paraissent avoir été employées pour former des espèces
de colliers, comme certaines tribus sauvages le pratiquent encore
aujourd'hui. Quelques outils semblent indiquer chez le peuple qui
les employait un certain degré d'habileté. Les ciseaux en pierre ont
été polis avec du sable ; une espèce de roue qui présente une rai-
nure à l'extérieur paraît avoir reçu dans cette rainure un fil peut-
être métallique, au moyen duquel on pouvait faire tourner une vrille;
des fils métalliques étaient aussi employés à rajuster les objets en
pierre fracturés; des plaques percées de trous, dont l'intérieur va
s' évasant d'un côté à l'autre, servaient peut-être de filière. Des pote-
ries de formes variées et parfois assez gracieuses, quelques-unes pré-
sentant à leur surface des festons et des ornemens, sont, comme les
pipes, très supérieures à ce que fabriquent en ce genre les races
indigènes qui ont vécu depuis dans les mêmes contrées. On a trouvé
aussi des coquilles entassées en monceaux, de manière à donner
l'idée qu'elles servaient peut-être de monnaie. On sait qu'il en est
ainsi dans l'Inde, et que le même usage existait chez certains peuples
sauvages de l'Amérique septentrionale.
Il n'y a dans tout cela ni or ni fer. L'emploi du fer est postérieur
à celui du cuivre. Les armes des héros d'Homère sont en bronze, et
l'on n'a découvert jusqu'ici que bien peu d'objets en fer dans les
tombeaux égyptiens. L'ordre des âges fabuleux de l'humanité est
l'ordre historique de la découverte des métaux d'après lequel les âges
ont été désignés. L'or est le premier : on rencontre ce métal à la sur-
face de la terre ou dans le lit des fleuves. L'argent est plus enfoui,
et son exploitation est difficile; aussi l'hiéroglyphe égyptien qui dé-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1029
signe l'argent veut-il dire or blanc. L'âge de bronze ou de cuivre
vient après l'âge d'argent, puis l'âge de fer. Ceux qui ont élevé
les tertres n'en étaient pas encore à cet âge; ils employaient surtout
le cuivre, et, en petite quantité, l'argent, qui accompagne le cuivre
dans beaucoup de gisemens. M. Davies a cru reconnaître dans des
masses de grès compacte une espèce d'enclume sur laquelle on bat-
tait le cuivre. De même que plusieurs nations de l'antiquité, ce peu-
ple sans nom a touché de bien près à la découverte de l'imprimerie,
si, comme le pense M. Davies, il avait des dessins tracés en relief,
qui, enduits d'oxyde de fer pulvérisé, servaient, à imprimer sur des
peaux divers ornemens; mais M. Davies ne croit pas que certains
tubes creux aient pu servir, comme on l'a dit, à des observations
astronomiques. C'étaient plus vraisemblablement et plus simplement
des tuyaux de pipe. Ces antiquités offrent ceci de singulier, c'est
qu'en général chaque tertre contient une classe particulière d'objets
qui y sont entassés à l'exclusion des autres : ici des pipes, là des
pointes de flèche en quartz, ailleurs un amas de ces plaques de mica,
qui servaient probablement d' ornemens ou d'insignes. M. Davies
pense que chaque sorte d'objets était consacrée, ainsi que le tertre
et l'autel, à une divinité spéciale, et que les ossemens qui les ac-
compagnent quelquefois appartenaient à un chef ou à un prêtre
particulièrement attaché au culte de cette divinité, et qu'on enseve-
lissait auprès de l'autel.
Les autels ont été trouvés enterrés. Plusieurs des objets déposés
anciennement sur ces autels portent visiblement la trace du feu.
Comment expliquer ce fait? Ces objets servaient-ils d'offrande? Les
autels ont-ils été enfouis pour être mis à l'abri des vainqueurs, quand
le peuple inconnu fuyait devant des populations plus barbares qui
l'auraient anéanti? Ce qui est certain, c'est que ce peuple, quoiqu'il
fût, était en relations avec des points très divers et très distans de
l'Amérique septentrionale. 11 fabriquait des ornemens en os ou en
coquilles, et les recouvrait de cuivre et d'argent; il avait des cou-
teaux ^obsidienne, pierre volcanique très dure employée par les
anciens habitans du Mexique et du Pérou; les yeux des animaux sont
souvent figurés par des perles. Or le cuivre ne pouvait guère venir
d'ailleurs que des bords du Lac Supérieur, l'obsidienne du Mexique,
les perles du golfe auquel ce pays a donné son nom. En somme, la
collection de M. Davies, unique dans son genre, — car aucune col-
lection en Europe ne possède rien qui appartienne à cette classe
d'antiquités, — serait une acquisition précieuse pour un musée euro-
péen. Je la voudrais pour la France.
M. Davies n'est pas seulement un archéologue passionné pour
cette antiquité mystérieuse qu'il a contribué, plus que personne, à
1030 REVUE DES DEUX MONDES.
découvrir; il est en même temps professeur de matière médicale
dans une des écoles de médecine de New-York.
Ici une école de médecine n'est point l'œuvre du gouvernement,
c'est une corporation libre qui, dès qu'elle a obtenu sa charte, se
gouverne à sa manière et fait comme elle l'entend concurrence à ses
rivales. Il peut y avoir autant de collèges médicaux que d'autres col-
lèges. Voici comment a été fondé le médical collège dont M. Davies
fait partie. Un certain nombre de particuliers ont mis en commun
50,000 dollars (250,000 francs), et ont fait cette entreprise en com-
mandite. Les professeurs sont des associés. Ceux qui n'ont pas le
capital nécessaire pour fournir leur quote-part en paient l'intérêt,
qui est retenu sur leurs appointemens, c'est-à-dire sur la rétribution
de 15 dollars que donne chaque élève, plus /iO dollars pour le di-
plôme. On voit que c'est tout à fait une affaire commerciale : —
mise de fonds pour établir les bâtimens de fabrique, une somme
fournie par les associés sous forme de capital ou d'intérêt, chance
de bénéfice, — le prix de la marchandise fournie, qui est la science
et les diplômes , — produit net de la fabrique , mise en circulation
chaque année d'un certain nombre de docteurs (1). Le public ne
semble avoir d'autre garantie que l'intérêt de la manufacture à
donner des produits de bon aloi pour entretenir la demande. Gela
n'empêche pas qu'il n'y ait des médecins et des chirurgiens fort
distingués aux États-Unis. Il est vrai que plusieurs d'entre eux ont
étudié en Europe, ont suivi les cours de notre école de médecine
et là clinique de nos hôpitaux. Parmi les médecins éminens que
j'ai rencontrés ou dont j'ai entendu parler, je citerai M. Warren,
possesseur du fameux mastodonte de Boston et portant le nom du
général Warren, qui. le premier mourut à Bunkershill pour la cause
de la liberté américaine, et qui était aussi médecin; M. Green, qui
a inventé un instrument poiu" introduire le nitrate d'argent, liquide
jusqu^au fond des bronches, et qui a guéri ainsi beaucoup d'affec-
tions graves du larynx et de la poitrine; M. Hunter de Philadelphie.
M. Drake a écrit un ouvrage très estimé sur les maladies de la vallée
du Mississipi. La médecine, comme l'asti-onomie des États-Unis, a
déjà son histoire (2) .
Comme j'ai eu occasion de le remarquer, le seul genre d'archif-
tecturequi mérite une sérieuse attention a^ix États-Unis, ce sont les
grands travaux d'utilité publique, et particulièrement ceux qui ont
pour but de fournir de l'eau aux habitans des villes. L'architecture
(1) Un collège médical de femmes établi à Philadelphie il y un an vient de tenir sa pre-
mière séance publique annuelle. Les jeunes gens étaient d'abord disposés à rire; mais le
sérieux a pris le dessus, et une douzaine de femmes ont reçu le titre de docteur.
(2) Elle a été écrite par un homonyme de M. Davies.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1031
Tomaine en ce qu'elle a d'original était aussi surtout une architec-
ture utile. Les théâtres et les temples romains n'offraient qu'une
reproduction inférieure des théâtres et des temples grecs un peu mo-
difiés; mais ce qui était vraiment romain, c'étaient les égouts comme
la cloaca maxima, les émissaires comme ceux du lac Albano et du lac
Fucino, enfin les aqueducs qui, suivant la belle expression de Cha-
teaubriand, apportaient aux Romains l'eau sur des arcs de triomphe.
Il y avait aussi les véritables arcs de triomphe et les amphithéâtres,
dont l'origine et le caractère étaient purement romains. Aux Etats-
Unis, on ne s'attend pas à trouver des arcs de triomphe, et grâce au
ciel les peuples chrétiens ne connaissent pas les amphithéâtres (1);
mais New-York a son aqueduc appelé High-Bndge et ses vastes réser-
voirs. Ce sont de magnifiques travaux qu'on peut admirer même après
avoir vu les ouvrages des Romains.
L'aqueduc traverse la rivière de Harlem, comme le pont du Gard
traverse le Gardon. Les environs d'Harlem sant très agréables. La
rivière coule entre des pentes boisées. Sur la route, de jolis jardins
et des maisons de campagne semées au milieu des arbres rappellent
un peu l'aspect tranquille et gracieux de l'Harlem hollandais. Ce-
pendant il n'y a rien près de l'Harlem américain d'aussi charmant
que cette vallée pleine de touffes de roses, et qui mérite si bien son
nom de Rosen-Dale. L'aqueduc est en graiiit et fait un bel effet, jeté
hardiment d'un bord à l'autre, au-dessus des arbres au feuillage em-
pourpré et de l'eau verte qui glisse paisiblement sous les arcades
élancées. Quand on le compare aux aqueducs romains, on est frappé
d'une différence : les piliers sont moins majestueux parce qu'ils sont
plus minces. Les Romains mettaient dans toutes leurs constructions
le luxe de la force; ici on n'a fait, selon l'usage, que le nécessaire; on
n'a employé que ce qu'il fallait pour la solidité du monument. L'as-
pect de High-Bridge est moins imposant, il a moins de masse et de
grandiose; mais l'ensemble du travail est gigantesque. On est allé
chercher l'eau de la rivière Craton à près de quinze lieues pour la
tionduire, en passant au-dessus de la rivière de Harlem, à un premier
réservoir [receiving réservoir) qui contient 160 millions de gallons
d'eau. En vingt-quatre heures, il s'écoule 16 milhons de ces gallons.
Ce premier réservoir couvre un espace de trente-cinq acres. C'est peu
de chose en comparaison du lac Mœris, qui couvrait tout un pays; mais
je ne sais rien en ce genre d'aussi vaste depuis les Égyptiens. Le ré-
servoir est divisé en deux parties pour qu'on puisse se servir de l'une
quand on répare l'autre. On a réservé un terrain égal à celui qu'il
(1) Il faut excepter le petit amphithéâtre de Doué, oii il parait que les rois mérorin-
giens ont fait conibattre des animaux. Il y a aussi les cirques espagnols pour les com-
bats de taureaux, lesquels sont assez semblables pour la barbarie aux jeux sanglans des
Romains.
1032 REVUE DES DEUX MONDES.
couvre pour l'époque, déjà prévue, où il faudra le doubler. C'est une
œuvre pleine de grandeur et d'une parfaite simplicité. Imaginez une
immense caisse de granit pleine d'eau. L'eau est amenée ensuite dans
un autre réservoir [distributing réservoir) moins étendu, divisé de
même en deux parties. Celui-ci est aussi d'un grand aspect, mais on
y a cédé à la faiblesse de l'imitation en lui donnant des portes égyp-
tiennes. Du reste l'architecture égyptienne est mieux placée en ce lieu
qu'au tribunal d'instruction, qu'on appelle les tombes égyptiennes. Ici
le style égyptien ne jure pas trop avec le caractère du monument, et
j'en préfère l'emploi à celui des créneaux, qui seuls gâtent un peu la
majesté sévère du réservoir de Boston; mais j'aimerais encore mieux
■ que nul ornement emprunté à un art étranger ne vînt altérer la sim-
plicité du réservoir de New-York. On n'a pas besoin d'imiter le style
des œuvres égyptiennes, quand on en reproduit si bien la solidité et
la grandeur.
En revenant, je suis frappé d'une autre grandeur. Longtemps
avant d'arriver à la ville, je vois se diriger en tous sens de longues
allées éclairées au gaz, où s'élèvent çà et là des maisons, et qui
- seront bientôt des rues. La nuit et les lumières éparaes en accrois-
sent encore l'étendue. Plusieurs fois je crois être arrivé à la ville ac-
tuelle, quand je ne suis encore que dans la ville future. Enfin j'entre
dans les interminables rues qui traversent New-York, et, suivant ce
courant d'hommes et d'omnibus qui roule dans Broadway à travers
la clarté du gaz et des magasins, j'arrive à l'hôtel de Delmonico. Il
est moins splendide que l'hôtel d'Astor, où j'étais descendu en arri-
vant, mais on y est mieux soigné. On y vit à la française. J'ai le
plaisir de dîner seul, à la carte, à mon heure, et ma santé se trouve
très bien de ce régime, dont elle avait grand besoin.
New- York offre plus de ressources que je n'aurais cru à un homme
qui, comme moi, a besoin de livres pour exister. Il y a d'abord la
bibliothèque d'Astor, fondée par le riche particulier de ce nom, qui
avait fondé aussi dans l'Orégon cet établissement dont Washington
Irving a écrit l'histoire dans son curieux livre d'Astoria. La biblio-
thèque d'Astor est destinée à être une bibliothèque utile et non pas
une bibliothèque de luxe. Cependant elle possède un certain nombre
de beaux livres à planches et à gravures, entre autres un exemplaire
du magnifique ouvrage de lord Kinsborough sur les antiquités du
Mexique, et, ce qui étonne davantage, un antiphonaire, avec des
vignettes du xvii* siècle, qui a servi au sacre de Charles X.
Un autre établissement littéraire de New-York est le Library So-
ciety, où l'on trouve une grande quantité de revues et de journaux
avec une bibliothèque assez considérable. Seulement les journaux
français n'y sont représentés que par la Presse, qu'on n'y reçoit que
tous les mois. C'est une véritable et impai'donnable lacune. En gé-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1033
néral, les journaux français sont très rares aux Etats-Unis, d'où il
résulte que les Américains sont souvent aussi mal renseignés sur nos
affaires que nous le sommes sur les leurs, ce qui est beaucoup dire.
Enfin il y a la bibliothèque de la Société historique; celle-ci est vé-
ritablement importante, car elle contient une collection très consi-
dérable de tous les ouvrages qui se rapportent à l'histoire des Etats-
Unis. On est étonné que ce pays nouveau ait déjà tant de matériaux
d'histoire. La société possède un certain nombre de manuscrits et
une grande quantité de journaux anciens publiés avant, pendant et
depuis la guerre de l'indépendance. Les journaux sont pour l'histoire
des siècles modernes ce que sont les chroniques pour l'histoire du
moyen âge, et, comme elles, ils sont souvent plus instructifs encore
par le tableau des opinions et des passions d'un temps que par les
faits qu'ils racontent; les faits sont altérés par l'esprit de parti, mais
l'esprit des différens partis est lui-même le fait le plus important à
étudier pour l'historien d'un peuple libre. ÎS'uUe part les journaux ne
renferment plus d'exagérations et de mensonges qu'aux États-Unis;
mais ces exagérations sont la représentation exacte, ces mensonges
sont la peinture vraie des préjugés d'un grand nombre d'hommes.
On a dit que l'histoire des erreurs serait la plus intéressante des his-
toires, et je le croirais volontiers, car l'erreur tient dans ce monde
infiniment plus de place et joue un beaucoup plus grand rôle que la
vérité. Bayle avait conçu le plan d'un Dictionnaire des Erreurs; mais
le sujet lui sembla trop vaste, et il désespéra de l'embrasser. 11 faut
reconnaître qu'à côté de toutes les inexactitudes qui remplissent les
journaux américains, il s'y trouve un assez grand nombre de rensei-
gnemens positifs. Je n'en ai presque jamais ouvert un sans y ap-
prendre quelque chose. D'ailleurs les anciens journaux des colonies
anglaises -sont plus véridiques, et offrent souvent la peinture naïve
des mœurs et de l'opinion d'alors. On en est si convaincu ici, qu'il
est question en ce moment de faire pour les journaux, qui sont les
chroniques et parfois les légendes du passé américain, ce qu'on fait
en Europe pour les chroniques ou les légendes de notre passé. On
propose, et cette proposition ne me semble pas déraisonnable, de ré-
diger une table méthodique des journaux réunis dans la bibliothèque
de la Société historique, travail de bénédictin appliqué à ces archives
d'un nouveau genre, et très propre à faciliter les recherches d'où
pourront sortir les annales complètes d'une nation qui commence,
et qui, pour se connaître, a déjà besoin d'érudition. Les matériaux
de ces annales sont épars dans une quantité innombrable d'histoires
locales d'états, de villes, d'institutions, dans des biographies, des
mémoires, des correspondances, et cet ensemble n'est pas sans im-
portance et sans intérêt, depuis les conjectures sur les anciens ha-
bitans de l'Amérique du Nord qui avaient disparu entièrement à la
1034 REVUE DES DEUX MONDES.
venue des Européens jusqu'au spectacle, perpétuellement renou-
velé sous nos yeux, d'états qui se fondent, de villes qui naissent, de
peuples qui périssent comme les nations sauvages, de religions qui
s'établissent comme la secte des mormons, toutes choses que nous
sommes accoutumés à voirxlans le passé et qui sont ici le présent.
Ailleurs on lit dans l'histoire ce qui fut; aux États-Unis, l'histoire se
fait chaque jour, et il faudrait une main bien agile pour sténogra-
phier cette improvisation continue sous la dictée rapide des faits.
En parcourant tous les documens de l'histoire des États-Unis, au-
près desquels on a placé une collection d'armes, de vêtemens, de
vases, d'u'stensiles indiens, vrai musée de la vie sauvage, — en em-
brassant ainsi, comme d'un seul regard, tous les âges de cette contrée
extraordinaire, depuis le casse-tête du Mohican jusqu'au journal im-
primé ce matin là où s'élevait, il y a trois siècles, la hutte de ce
Mohican, — on comprend merveilleusement la grandeur et la promp-
titude du développement de la société américaine.
L'historien des États-Unis est M. Bancroft, qui a représenté son
pays à Londres et vécu à Paris, et dont nos hommes d'état les plus
distingués ont conservé le meilleur souvenir. Ce qu'il a publié de
son Histoire des États-Unis porte l'empreinte de qualités qui lui sont
propres. Ce n'est pas l'allure paisible, le langage soigné et un peu
étudié d'Irving ou de Prescott : c'est une ardeur, une véhémence de
récit qui remue le lecteur et l'entraîne. M. Bancroft appartient au
parti démocrate, on sent, en le lisant, le souffle de l'esprit démocra-
tique; mais rien ne ressemble moins aux idées que ce mot réveille
chez nous que les manières et le salon de M. Bancroft.
J'ai rencontré M. Bancroft à l'opéra. L'aspect de la salle a de l'élé-
gance, mais n'a rien de monumental. Ce n'est pas assez pour une
ville comme New-Yprk. Il a été question d'ouvrir une souscription
pour avoir une plus belle salle et une troupe supérieure. On ne l'a
pas pu, parce que la moitié des plus riches négocians de New-
York réprouve le théâtre comme une chose profane. Un professeur
de l'université de New-York m'a dit que, s'il allait trop souvent au
théâtre, il pourrait perdre sa place. On sait combien les puritains
étaient opposés aux plaisirs de la scène, et que les théâtres furent
fermés à Londres pendant la révolution. A Boston, la première
représentation dramatique fut donnée en 1750, vers le temps où
parut Zaïre. Cette représentation était clandestine et eut lieu dans
un café. L'autorité en ayant eu connaissance défendit que cette
impiété se renouvelât. Dans le Connecticut, le premier théâtre s'est
ouvert en 1807. Comment s'étonner qu'il en ait été ainsi dans la
Nouvelle-Angleterre, quand à New-York, ville où le puritanisme n'a
jamais dominé aussi exclusivement, les scrupules d'une classe qui
ne passe pas en général pour très austère ne permettent pas qu'on
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1035
ait un bon opéra? Je sais bien qu'on vantait beaucoup les chanteurs
italiens que j'ai entendus ce soir; mais ma sincérité ne me permettait
pas de m'associer à la louange, ce qui paraissait étonner un peu. En
vérité, j'admire assez de choses aux États-Unis pour avoir le droit de
ne pas tout admirer. En général, les théâtres ne sont pas ce qu'il y a
de plus remarquable dans ce pays. On cite cependant avec éloge une
tragédie, Witchcraft, de M. Cornélius Mathews. On représente quelque-
fois sur les théâtres à New-York des farces fort gaies, d'un comique
local, telles qu'wwe Famille sérieuse, raillerie assez amusante des
prétentions à l'austérité et à la philanthropie, un des travers du pays.
On rit beaucoup de cette Famille sérieuse, dont la partie féminine
passe son temps à coudre des habits pour les petits nègres, ce qui est
pourtant une très bonne action; mais tout cela ne mérite guère qu'on
s'en occupe. Pour les tragédies, un seul fait montrera où en est ce
genre de production dramatique aux États-Unis. J'ai toujours lu sur
l'affiche, avec grand renfort d'éloges immodérés, le nom de l'acteur
ou de l'actrice qui jouait le principal rôle, et jamais le nom de l'au-
teur. Cela suffit à prouver que la tragédie n'a pas aux États-Unis
d'existence littéraire. J'ai vu jouer par M. Forrest, le tragédien le
plus en vogue, une pièce dont le héros était ce chef sauvage appelé
par les Anglais le roi Philippe, l'un des premiers qui ait fait une
guerre sérieuse aux colons de la Nouvelle- Angleterre. C'était un
mélodrame fort ordinaire, dans lequel M. Forrest fut très applaudi.
Je ne pus m' empêcher de trouver à l'acteur une certaine énergie vio-
lente, mais souvent forcée, et un certain talent pour reproduire le
caractère féroce du sauvage. Du reste, l'impression était pénible,
et la dignité de l'art entièrement absente. M. Forrest a dans le pu-
blic des amis et des adversaires pour une cause étrangère à son
mérite comme acteur. A la suite de démêlés avec mistress Forrest,
qui ont produit un procès scandaleux dont les tribunaux sont saisis
en ce moment, il a imaginé, dans un discours prononcé sur le théâtre,
de mettre le public dans le secret de ses infortunes domestiques.
L'intérêt et la passion du public se sont partagés entre lui et M"* For-
rest, qui vient de choisir pour débuter sur le théâtre le moment où
son nom a retenti dans une cause d'adultère. Tout cela est assez
grossier selon nos idées européennes, et ne tend pas beaucoup à
relever la scène américaine. Le préjugé d'une partie respectable de
la société contre le théâtre est, je pense, une des causes qui l'em-
pêchent de s'élever à la dignité qu'il peut atteindre. Frappé d'une
sorte de réprobation morale, il est contraint de s'adresser à la foule :
un art est comme un homme, il a besoin d'être respecté pour s'ho-
norer lui-même.
Le hasard fait tomber sous mes yeux une tragédie intitulée Savo^
1036 REVUE DES DEUX MOMDES.
narola, d'après laquelle je ne veux point juger celles que je ne con-
nais pas, et qui, j'espère, n'est point faite pour en donner une idée
exacte. Cette idée serait trop défavorable. Le noble et malheureux
enthousiaste de Florence est représenté d'abord comme le dei*nier
des misérables , vivant au sein de la plus abjecte infamie, indigne
complaisant des grands seigneurs, et en rapport avec des brigands
de la famille de Rinaldo-Rinaldini. Puis le malheur produit en lui une
révolution subite; il s'élève par une exaltation imprévue au dessein
de donner à Florence la liberté; il soutient mal ce nouveau person-
nage, car il parle comme un démagogue de bas étage et agit de
même. La réception qu'il fait à l'envoyé de Charles VIII est un mo-
dèle de non-sens et de bombast. Ce qui n'est pas moins ridicule,
c'est l'amour sentimental de l'austère dominicain pour une jeune
patricienne de Florence à laquelle il propose de l'enlever et de la
conduire en Amérique. « L'ouest nous appelle! lui dit-il; on as-
sure que les aventuriers y prospèrent. 0 ma bien-aimée, fuyons
de cette Europe misérable et usée vers quelque doux Éden du Nou-
veau-Monde! » En 1A95, trois ans après la découverte de l'Amé-
rique, on ne pensait guère à aller dans le/<zr west, et Savonarola y
pensait moins que personne. 11 finit par se battre en duel sur la scène
avec Jean de Médicis qu'il désarme, et qui le tue d'un coup de sty-
let. Le stylet, les moines corrompus, les brigands de mélodrame,
voilà tout ce que l'auteur a compris de la Florence du xv" siècle,
et il a fait d'un des personnages les plus extraordinaires de ce
temps un assassin, un jacobin (dans le sens politique du mot), un
drôle et un niais. Je cite cette monstruosité comme un exemple de
l'espèce d'extravagance à laquelle on peut arriver en Amérique au
sujet de l'Europe, et qu'il serait impossible de trouver ailleurs au
même degré, sans rendre au reste le moins du monde la littérature
des États-Unis responsable d'une pareille œuvre.
Il y a donc une littérature aux États-Unis. On dit quelquefois en
France, avec cette légèreté tranchante à laquelle nous sommes trop
sujets : (( Les États-Unis sont un pays où l'on ne pense qu'à faire for-
tune, où il n'y a point de littérature, où il ne peut point y en avoir. »
Tout au plus fait-on une exception pour les romans de Cooper, parce
qu'on les a rencontrés dans les cabinets de lecture. D'abord, et j'en
parle d'une manière fort désintéressée, je ne trouve pas qu'il soit si
mal de faire fortune quand on ne sacrifie pas à ce but sa dignité et
son indépendance. C'est en tous pays le mobile de presque tous ceux
qui ne trouvent pas une existence toute faite, ce qui est toujours le
grand nombre. Napoléon dit bien dans ses mémoires, en parlant de
lui-même et des autres généraux de l'armée d'Italie : « Nous avions
notre fortune à faire. » Je ne remarque point qu'en France et en An-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1037
gleterre l'argent soit si dédaigné de nos jours. J'ai vu la cheminée
d'une scierie à la vapeur s'élever à côté des tourelles féodales du
manoir des Bedford. Nos grands seigneurs sont à la tête des chemins
de fer, et font bien. Quant à mes confrères les auteurs, ils n'ont point
horreur du gain, et l'exemple de La Bruyère donnant le manuscrit
de ses Caractères à la petite fille de son éditeur, enfant qui l'amusait
par son babil, n'a pas eu, que je sache, beaucoup d'imitateurs.
D'ailleurs sur ce mot littérature il faut s'entendre : parle-t-on seu-
lement des odes, des tragédies et des poèmes épiques? Oh! pour
cette littérature-là , je n e dirai pas que son temps est passé : de
grands talens existent, d'autres peuvent paraître encore; mais évi-
demment le monde ne va pas de ce côté. La littérature est aujour-
d'hui quelque chose de plus vaste et de plus compréhensif; il y a une
foule d'ouvrages qui ne peuvent se classer dans aucun des genres lit-
téraires admis, qui cependant peuvent être des chefs-d'œuvre im-
mortels, et même, quand ils n'auraient pas cette gloire, attestent la
culture d'un peuple et le mérite de leurs auteurs. Études sur un
temps, sur un pays, sur un homme, sur une question de philoso-
phie, d'art, d'histoire ou de politique, exposition des résultats de la
science, voyages, considérations, que sais-je?... c'est ce que j'appel-
lerais la littérature présente, celle qui crée des cadres et des moules
nouveaux d'ouvrages, et dans laquelle surtout se produit la vie in-
tellectuelle du temps. L'Angleterre possède une grande quantité de
■ ces sortes de livres où Y injormation se joint au talent. L'Amérique n'en
est point dénuée, et surtout rien n'empêche qu'elle n'en voie naître un
grand nombre. Je crois fort que l'Amérique n'aura ni un Milton ni un
Shakspeare, et je n'en prévois pas beaucoup pour l'Europe; mais qui
empêche qu'il ne se produise aux États-Unis un chef-d'œuvre de dis-
cussion et de philosophie politique comme le Fédéraliste? qui empêche
un autre Franklin de naître pour mettre sous une forme piquante des
vérités pratiques? Je n'ai pas parlé des romans, et il y a d'excellentes
peintures de mœurs dans les récits de Paulding, de mistress Sedg-
wick, d'Hawthorne, ce dernier comme romancier bien supérieur à
Gooper. On connaît les contes humoristiques d'Egar Poe, dont on a
souvent parlé ici même. Depuis Patrick Henry, le tribun virginien,
jusqu'à M. Clay et M. Webster, les États-Unis ont eu des orateurs, et
leurs mœurs politiques leur sont une garantie qu'ils n'en manqueront
jamais; car partout où vit la Mberté, il y a chance pour l'éloquence,
L'Amérique est donc déjà et sera toujours^de plus en plus dans des
conditions littéraires peu dissemblables de celles de l'Europe.
Mais, dit-on, un pays commercial et démocratique n'est point
propre à la littérature et aux arts ! — Quant |à la première de ces ob-
jections, sans parler d'Athènes, qui était la ville la plus commerçante
1038 BEVUE DES DEUX MONDES.
et la plus industrielle de la Grèce, on oublie Florence, dont la prospé-
rité et presque l'existence reposaient sur le commerce; on oublie que
c'est la corporation des marchands de laine qui a élevé la cathédrale
de cette ville, où les lettres comme les sciences ont fleuri sous une
dynastie de marchands, et que les vaisseaux des Médicis rapportaient
avec les épices de l'Orient les manuscrits et les marbres de la Grèce.
Les communes commerçantes des Pays-Bas ont bâti ces cathédrales
"et ces maisons de ville qui sont des chefs-d'œuvre d'architecture.
La démocratie n'ofFre pas non plus un obstacle invincible aux lettres.
Certainement elle combat par ses tendances l'inégalité qui produit
le loisir et le raffinement favorables à la culture délicate de l'esprit;
mais, et c'est un des principaux résultats de mes observations sur
l'Amérique actuelle, la civilisation, en se développant, corrige natu-
rellement et corrigera toujours plus à cet égard les inconvéniens que
la démocratie entraîne. Ceux qu'elle avait introduits ici s'atténuent
graduellement par le progrès de la sociabilité, et des peintures qui
furent vraies peut-être de l'état général des mœurs peuvent s'appli-
quer à peine aux nouveaux établissemens de l'ouest. Partout ail-
leurs, et surtout dans les grands centres, il s'est formé une société
cultivée, européenne par les habitudes, par les communications
aujourd'hui si fréquentes avec le vieux monde parce qu'elles sont
si rapides, — société qui ne diffère pas essentiellement des classes
moyennes de l'Europe. C'est pour cette classe, toujours plus nom-
breuse, qu'écrivent les auteurs américains; ce n'est point pour la majo-
rité sans doute, toute souveraine qu'elle soit. En Europe aussi, qui écrit
pour la majorité? En France, la majorité ne sait pas lire ou ne com-
prend guère ce qu'elle lit. Ce qui est vrai, c'est que la littérature des
États-Unis n'est à proprement parler ni américaine ni démocratique.
Elle préfère sans doute prendre ses sujets dans l'histoire de l'Amé-
rique, elle emprunte volontiers ses tableaux à la nature et aux mœurs
américaines; mais elle procède même alors comme les littératures
de l'Europe, et particulièrement comme la littérature anglaise, sa
sœur ahiée. Elle peut être démocratique par les sentimens, elle n'est
■point démocratique par la forme, c'est-à-dire violente, inculte, négli-
'gée, car elle cesserait d'être une littérature. En tous pays, ce qui
s'écrit pour les masses est nécessairement mal écrit. Les masses en
Amérique ont une presse pour leur usage : c'est la presse quoti-
'dienne , infiniment utile au point de vue politique , mais que je ne
compte pas dans la littérature, bien qu'il s'y dépense une grande ac-
tivité d'esprit. La littérature véritable des États-Unis n'est point si
pauvre, puisqu'elle compte dans son sein des prosateurs tels que
Prescott, Irving, Everett, Bancroft, Emerson, des poètes tels que
Dana, Longfellow et Bryant.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1039
M. Bryant est le poète démocrate et le poète de New-York, comme
M. Longfellow est le poète whig et le poète de Boston. Chacun d'eux
a ses partisans enthousiastes, qui sont parfois injustes pour le rival
de leur favori. Je tâcherai de me défendre de ces préventions et de
demeurer impartial. Où l'impartialité se réfugierait-elle, si elle n'avait
pour asile le jugement d'un critique transatlantique? Comme M. Long-
fellow, M. Bryant est un poète anglais né en Amérique. Je dirais que,
pour la forme poétique, M. Longfellow est plus européen, et M. Bryant
plus anglais. Le premier a reçu l'empreinte de toutes les littératures
de l'Europe, et en particulier de la littérature allemande; le second
est plus exclusivement dominé par l'ascendant de la littérature an-
glaise. Il n'a pas cette sorte d'originalité que donne à son rival le
commerce des poésies les plus diverses. M. Bryant, bien qu'il ait tra-
duit des poésies espagnoles, portugaises, françaises et allemandes,
n'a devant les yeux que les modèles de la mère-patrie. 11 semble qu'il
ait voulu lutter avec les poètes contemporains de l'Angleterre et faire
place parmi eux à un poète américain. Dans son poème des Ages, il
a employé la vieille strophe de Spencer, telle qu'elle a été rajeunie
par Byron pour Childe-Haroïd; mais si, comparé à M. Longfellow,
M. Bryant est plus exclusivement anglais par la forme, il est peut-être
plus américain pour le fond. Il traite plus souvent des thèmes natio-
naux et patriotiques. Ce poème des Ages par exemple, après une vue
rapide et sans beaucoup de nouveauté de l'histoire successive des
empires, aboutit à l'empire nouveau qui grandit de ce côté de l'Atlan-
tique, empire dont l'auteur salue, en les affirmant avec une confiance
tout américaine, les brillantes et immortelles destinées :
« Ici l'esprit de l'homme enfin libre secoue et rejette ses derniers fers. Et
qui posera une limite à la force déchaînée du géant? qui limitera sa vitesse
dans la carrière du progrès? car, comme la comète plonge sa course lumi-
neuse dans l'immensité de l'espace, ta route lumineuse, et que nul n'a par-
courue, s'enfonce dans la profondeur des âges! Nous pouvons seulement
suivre dans le lointain l'éclat toujours croissant dont ta marche s'illumine
jusqu'au point où les rayons de l'astre s'évanouissent pour les yeux mortels.
« L'Europe est Uvrée en proie à des destins plus sévères; elle se tord dans
ses chaînes. Puissans sont les bras qui enchaînent à la terre ses peuples, qui
se débattent en vain; elle aussi est forte et ne s'irritera pas toujours contre
eux d'une vaine colère, mais elle jettera à terre ceux qui la foulent, et bri-
sera le filet de fer. Oui, elle verra de meilleurs jours; elle fera de meilleures
choses. Le moment qui doit la délivrer et la relever viendra; mais il n'est
pas venu.
« Pour toi, ô mon pays, tu ne tomberas qu'avec tes enfans. Tes soins ma-
ternels, ton prodigue amour, tes bienfaits répandus sur tous, ce sont là tes
chaînes; tes frontières ont pour les garder la mer et la tempête; derrière ces
remparts défendus par tes braves enfans, tu te ris de tes ennemis; qm osera
lOAO REVUE DES DEUX MONDES.
assigner un terme à ta puissance solidement fondée, ou dire à quelle félicité
les fils des hommes ne parviendront pas dans ton sein?»
La nature américaine n'inspire pas moins heureusement M. Bryant
que la grandeur et l'avenir de son pays. Il a écrit des vers délicieux
siir l'aspect automnal des forêts américaines. En les lisant, je me re-
trouve au bord du Sciotto; si je les avais eus alors sous la main, j'au-
rais cité, je n'aurais pas décrit. Son poème sur les Prairies est une
peinture simple et vraie de ces régions qui ont inspiré tant de pein-
tures fantastiques. Tandis qu'il est perdu dans la contemplation de
la nature, dans une rêverie mélancolique sur le sort des races qui
ont disparu, en entendant le murmure de l'abeille qui accompagne
les colons en Amérique, qui les devance et les guide au désert, l'au-
teur, ramené au présent et à l'avenir, s'écrie : « J'écoute longtemps
ce bruit domestique, et il me semble ouïr l'approche d'une multi-
tude qui bientôt remplira les solitudes. Le rire des enfans, la voix
des jeunes fdles, la prière douce et solennelle du dimanche montent
vers moi; le mugissement des troupeaux se mêle au frémissement du
blé mûr balancé sur les noirs guérets. Tout à coup un vent plus vif
s'élève, emporte mon songe, et me voilà de nouveau dans le désert
seul ! )) Ce n'est pas uniquement au sein des forêts et dans les soli-
tudes vierges du Nouveau-Monde que M. Bryant trouve des inspi-
rations poétiques. Dans la ville agitée, affairée, au sein de laquelle
il mène une vie agitée, affairée comme elle, il aperçoit une poésie à
travers l'activité de l'homme^ comme à travers le calme de la nature
il aperçoit Dieu.
« Ce n'est pas seulement dans la. solitude que l'homme peut entrer en com-
merce avec le ciel, ce n'est pas seulement dans le bois sauvage ou la vallée
éclairée par le soleil que Dieu est présent; je n'entends pas sa voix là seule-
ment où les vents murmurent et où les vagues se réjouissent : ici même je re-
connais, ô Tout-Puissant, la trace de tes pas, — ici, au miheu de cette foule
roulant à travers la grande cité, avec ce grave murmure qui éternellement
retentit, encombrant les rues qui serpentent à travers les bàtimens, orgueil-
leux ouvrages de l'homme.
« Ton soleil brille pour eux du haut du ciel; sa clarté repose sur leurs de-
meures et éclaire leurs foyers. Tu répands l'air qu'ils respirent dans les vastes
espaces. Tu leur donnes les trésors de l'océan, les moissons de ses rives.
« Ton esprit les enveloppe, animant cette masse qui marche sans relâche;
le bruit sans fin des voix, des pas de l'innombrable multitude, aussi bien
que la mer résonnante et la tempête, parle de toi.
« Et lorsque vient l'heure du repos, comme un calme survient en pleine
mer et fait tomber les vagues, le moment de ce repos est encore ton ouvrage.
Ce repos annonce aussi celui qui garde cette vaste cité tandis qu'elle dort. »
M. Bryant est un poète sérieux, moral, inclinant à la tristesse, non
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1041
à cette mélancolie rêveuse, maladie de l'oisif, mais à cette tristesse
mâle, épreuve de l'homme énergique aux prises avec la destinée et
soutenant cette lutte dont il a dit avec amertume : <( Les soins sor-
dides au milieu desquels je vis consument mon cœur et le racor-
nissent ainsi que le feu racornit le papier, n 11 aime à parler de la
mort, à la regarder en face, comme un voyageur résolu attache un
œil ferme sur le larron qui l'attend au bout du chemin, et vers lequel
il marche sans joie, mais sans peur. La contemplation de la mort
ramène toujours le poète américain à la moralité de la vie. « Vis,
dit-il à la fm du poème intitulé Thanatopsis (vue de la mort) , vis de
telle sorte que, lorsque tu seras requis à ton tour de rejoindre la cara-
vane qui est en marche vers ce mystérieux royaume où chacun pren-
dra sa chambre dans la demeure silencieuse de la mort, tu n'y ailles
pas comme le condamné employé aux carrières se traîne le soir vers
sa prison, mais que, soutenu et consolé par une indomptable con-
fiance, tu approches de ton sépulcre semblable à un homme qui s'en-
veloppe dans les draps de sa couche et s'endort pour faire un beau
rêve. » Ce même sentiment de tristesse forte et résignée, mêlée d'une
consolation, s'exprime ainsi dans ces vers suggérés au poète à la vue
des étoiles qui disparaissent dans les lueurs du matin, et qui sont
pour lui un symbole de l'oubli appelé à effacer toutes les renommées :
« Ainsi les ombres de l'oubli, du sein desquelles nous sommes sortis, glissent
sur nous lorsque le crépuscule de la vie est terminé, et la foule des noms qui
resplendissaient dans le ciel de la renommée pâlit et disparaît à mesure que
s'écoulent les années. Que nos noms s'effacent! Mais nous, prions que cet âge
dans lequel le souvenir de nous et de nos amis doit périr se lève sur le monde
dans la joie et la lumière, comme cette aurore qui, en ce moment, éteint les
étoiles dans les cieux. »
Il y a là un sentiment qui m'émeut. Bénir l'oubli qui nous enve-
loppera, pourvu que le temps qui amènera cet oubli amène la félicité
des générations qui naîtront alors, cela est beau et touchant, et rap-
pelle l'excellent Ghamisso contemplant en souvenir le château de ses
pères sur lequel la charrue a passé, puis se réveillant de son rêve
féodal par ce cri d'humanité : (t Sois bénie, ô charrue, et bénie soit la
main qui te conduit! »
J'ai rencontré M. Longfellow et M. Bryant dans des circonstances
bien différentes. M. Longfellow m'a reçu, avec une gracieuse hospi-
talité, dans un intérieur élégant, au milieu d'objets d'art et de sou-
venirs de tous les pays. J'ai entrevu M. Bryant au bureau de son
journal, poudreux, l'air affairé comme un homme qui est dans la
lutte. Ce hasard peignait les deux destinées et les deux tendances
poétiques : le whig, professeur et homme du monde, conservant au
TOME I, 67
10/i2 REVUE DES DEUX MONDES.
sein d'une vie reposée la sérénité qui respire dans ses vers; le dé-
mocrate, publiciste honorable et convaincu, mêlé à l'action, au.
combat; l'un plus européen, plus complet; l'autre plus américain,
plus concentré ; l'un original par la diversité des inspirations, l'autre
puissant par l'intensité d'un petit nombre de sentimens jetés dans un
moule moins nouveau, mais peut-être plus personnels; le premier
cosmopolite un peu comme un Allemand, le second national comme
un Anglais; tous deux Américains par le cœur et par la popularité.
M. Bryant a fait aussi le voyage d'Europe; il a écrit ce voyage.
J'en traduirai le début : il est curieux parce qu'il fait sentir l'impres-
sion que notre vieux monde peut produire sur les habitans du nou-
veau. Nous sommes pour eux, à notre tour, quelque chose de nou-
veau, de singulier, et il est assez piquant de voir notre vie d'Europe,
nos souvenirs, notre avenir, notre civilisation si ancienne à leurs
yeux par comparaison, toutes ces choses qui sont pour nous la réalité
quotidienne, et qui ne nous frappent point, prendre tout à coup
dans leur imagination l'aspect du lointain, de l'antique, de l'extra-
ordinaire. C'est comme si nous pouvions nous apercevoir de loin
nous-mêmes dans un mirage. M. Bryant est frappé d'abord des vieilles
églises de Rouen et du costume des paysannes normandes , puis il
ajoute : ((Nous rencontrâmes des femmes sur des ânes, cette bête de
somme de l'Ancien-Testament, avec des paniers de chaque côté, ce
qui était la coutume il y a cent ans. Nous vîmes de vieilles femmes
sur leur porte, filant avec des quenouilles et formant le fil en le rou-
lant entre leur pouce et leur index, comme dans Homère. Un trou-
peau de moutons broutait au penchant d'une colline, gai'dé par un
berger et un couple de chiens aux oreilles dressées qui les défendaient
des étrangers, ainsi qu'on faisait il y a mille ans* » Une coutume qui
dure depuis cent ans semble au poète, fraîchement débarqué dans
l'ancien monde, quelque chose d'incroyable; filer avec une que-
nouille, en tordant le fil entre l'index et le pouce, est un procédé
homérique curieux par son antiquité. Cependant ce n'est que de nos
jours que la quenouille a pu être remplacée, et l'auteur aurait pu se
souvenir que l'on doit au génie d'un Français, M. Ph. de Girard, la.
découverte de la machine à filer le lin, qui permet de se passer du
procédé primitif dont il s'émerveillait.
J'ai visité aussi M. Washington Irving. Les ouvrages de M. Irving
sont trop connus en Europe pour que j'aie besoin de faire autre chose
que de les rappeler. Historien solide et agréable de Colomb et des pre-
miers conquistadores^ conteur aimable sous le nom de Geoffrey Crayon.
il a familiarisé l'Europe, où il a vécu et dont il sait reproduire le lan-
gage, avec les scènes de la prairie, avec les Indiens des Montagnes-
Rocheuses, n a écrit un charmant volume sur l'Alhambi-a. \\ est, comme
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 10^3
M. Longfellow, moitié Américain, moitié cosmopolite ; il représente
comme lui cette alliance avec l'Europe, qui est le trait toujours plus
dominant des mœurs et delà littérature des États-Unis. Je l'ai trouvé
dans une belle maison qui avait presque l'air d'un palais. Sa con-
versation est comme son style, facile et polie. D'un âge déjà avancé,
m'a-t-on dit, il paraît encore jeune, et s'animait en parlant de son
excursion danslaprame, que des circonstances l'avaient obligé de
terminer plus tôt qu'il n'aurait voulu. Une fois lancé, disait-il, je serais
allé toujours devant moi. Ainsi, évoqué par les souvenirs du désert,
se réveillait, chez l'écrivain formé par l'Europe, chez le diplomate
accoutumé à nos mœurs, l'instinct aventureux de l'Américain.
Mon introducteur auprès de M. Washington Irving, M. H. Tucker-
man, est lui-même un homme de talent et d'esprit. Il offre encore un
exemple de cette culture européenne dont je parlais tout à l'heure.
M. Tuckerman est un voyageur et un essayist : il a raconté son tour
en Italie, a écrit sur la vie des poètes anglais, les voyages, la conver-
sation, les arts, la promenade, des essais qui rappellent un peu les
délicieux vagabondages de Gh. Lamb, tout en ayant leur physionomie
propre. Certes, rien n'est plus différent du mercantilisme affairé qui
domine aux États-Unis, mais, grâce à Dieu, n'y est pas tout à fait uni-
versel , que cet esprit ingénieux et un peu subtil qui caresse paisi-
blement et gracieusement des sujets d'art, des données de l'obser-
vation ou de la fantaisie.
Ce soir, je suis allé entendre prêcher la tempérance. Ce n'était pas
un sermon par un prêtre sur une vertu chrétienne, c'était un dis-
cours prononcé par un jeune homme qui a dévoué sa vie à aller de ville
en ville, à travers l'Union, exhorter le public, qui se presse pour l'en-
tendre, à l'abstention des liqueurs spiritueuses : apostolat volontaire,
et je crois purement laïque. Le père Mathew, moine irlandais bien
connu en Europe, quitte en ce moment l'Amérique, emportant les
bénédictions de tout le monde, sans différence de sectes, et un témoi-
gnage assez considérable de la reconnaissance publique, pour avoir,
par ses infatigables prédications, enrôlé, dit-on, plusieurs millions
d'hommes sous la bannière de la tempérance, c'est-à-dire pour leur
avoir fait prendre l'engagement solennel de renoncer à l'usage de
toutes les liqueurs fermentées. Le mouvement des sociétés de tempé-
rance a commencé en Amérique, à Boston, en l'année 1826, et cinq
ans après en Angleterre. Son progrès a été immense dans les deux
pays. Le gouvernement de l'Union s'y est associé en supprimant les
distributions d'eau-de-vie aux soldats et en interdisant l'usage des
liqueurs fortes aux marins; mais ce qui a agi surtout comme tou-
jours, c'est le principe volontaire. En 1836, il y avait déjà 8,000
sociétés de tempérance dans les États-Unis, comprenant environ
1044 REVUE DES DEUX MONDES.
1,500,000 membres; les femmes, les jeunes gens ont formé des so-
ciétés de tempérance. Enfin la volonté générale sur ce point s'est ma-
nifestée par des actes législatifs. Ainsi dans l'état du Maine la vente
des spiritueux est absolument interdite, sauf, en cas de maladie, sur
une ordonnance de médecin, ou pour servir dans les arts. Rien ne
montre mieux l'empire absolu de la majorité sur l'individu. Dans son
organisation Spartiate de Salente, Fénelon a placé une disposition
pareille parmi beaucoup de lois somptuaires et d'autres règlemensen
matière d'industrie et de commerce, tous très restrictifs de la liberté.
Mettre un peuple à l'eau peut être une tyrannie salutaire; mais, à
coup sûr, c'est une tyrannie qu'aucun souverain absolu de l'Europe
ne pourrait se permettre.
Ce qui est bien digne de remarque, c'est que ce soit dans un pays
où le grand nombre règne qu'on ait ainsi interdit l'objet de la pas-
sion du grand nombre. Du reste, on s'y est parfaitement soumis, et
le maire de Portland, capitale de l'état du Maine, félicite en ce mo-
ment ses concitoyens des bons effets de la loi , qui a diminué les
crimes et le paupérisme dans la cité. A Bangor, seconde ville du
même état, un ivatchman a déposé que, depuis que la loi est en vi-
gueur, c'est-à-dire depuis trois mois, le violon [watch-house) et la
prison sont presque vides, que la police n'a pas fait une seule arres-
tation, et cet état de choses forme le contraste le plus parfait avec
les scènes de violence qui troublaient sans cesse les rues de la môme
ville l'hiver dernier.
Il y a un parti considérable qui travaille à introduire la même
interdiction dans l'état de New-York. On avait déjà essayé de l'y
établir, à l'exception des villes; mais l'influence des négocians inté-
ressés au commerce des liqueurs l'a emporté sans décourager leurs
adversaires. Voilà où en est cette campagne contre l'ivrognerie, en-
treprise il y a moins de trente ans, et qui a déjà fort entamé l'en-
nemi, car en 1836 on comptait douze mille ivrognes notoires qui
s'étaient corrigés. M. Gough a prononcé un discours qui contenait
beaucoup de bonnes choses, mais qui auraient gagné, ce me semble,
à être dites plus simplement, avec moins d'éclats de voix et moins
de contorsions. On ne saurait employer à prêcher la tempérance une
éloquence moins tempérée, et véritablement on aurait cru parfois l'o-
rateur sous l'empire du poison qu'il maudissait. A travers toutes ces
violences, il y a eu des momens d'un grand eflét, quand le Bridaine
américain a parlé de ceux qui croient qu'on peut s'arrêter sur la
pente de l'ivrognerie. Amenant là une image qui était peut-être dis-
proportionnée au sujet, il a dit : « C'est comme un homme qui des-
cendrait les rapides au-dessus de la chute du Niagara, auquel on
crierait : Arrête! arrête! et qui répondrait : Je m'arrêterai plus loin.» Et
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 10Zl5
l'orateur, par sa pantomime, représentait la scène qu'il décrivait : il
élevait les bras pour retenir la malheureuse victime entraînée par le
courant, et enfin un geste terrible a exprimé le moment où elle s'en-
gouffrait dans l'abîme.
11 serait mal de traiter légèrement une question qui intéresse autant
la moralité et la prospérité publiques ; mais n'y a-t-il pas quelque
chose d'immodéré dans cette proscription absolue de toutes les
liqueurs fermentées, y compris le vin, la bière et le cidre? Peut-on
mettre sur la même ligne le whisky, qui contient cinquante-quatre
parties d'alcool sur cent, avec le vin de Bordeaux, qui en contient en
moyenne douze, le vin de Bourgogne, qui en contient en moyenne
quatorze, et la bière, qui n'en contient pas deux? La guerre à l'eau-
de-vie sous tous ses noms me paraît une bonne guerre, et il faut dire
que c'est elle surtout que les sociétés de tempérance avaient à com-
battre en Amérique ; mais pour les autres boissons moins funestes,
l'abstinence absolue que prêchent les sociétés ne pourrait-elle être
remplacée par ce que leur nom semble promettre, la tempérance,
mot qui signifie, ce me semble, usage modéré? J'avoue que j'incline
assez à croire que la véritable tempérance aura triomphé le jour oii
ceux qui boivent aujourd'hui de l' eau-de-vie et ceux qui ne se per-
mettent de boire que de l'eau seront réunis autour d'une table sur
laquelle il y aura, comme sur une table européenne, du vin et de
l'eau, en tâchant toutefois de ne pas tomber dans le Niagara. On
commence à faire du vin avec les vignes de l'Ohio. Si cette culture se
développe, c'est peut-être à elle qu'est réservé l'honneur de porter le
coup fatal à l' eau-de-vie, et de réhabiliter la cause de la vraie tem-
pérance, c'est-à-dire de la modération.
Je rentre ce soir très en colère contre l'incurie américaine. En me
promenant dans cette magnifique rue de Broadway, j'ai manqué deux
ou trois fois me rompre le col; tantôt c'étaient les matériaux d'une
maison en construction entassés en désordre et près desquels on n'a-
vait eu garde de placer un lampion; tantôt c'étaient de grandes exca-
vations qu'il fallait traverser sur une planche étroite et mal assise,
poussé par les piétons qui franchissaient au pas de course ce pont
périlleux, ou bien une trappe s'ouvrait sur mon passage le long des
maisons. J'ai vu dans le journal qu'une vieille femme était tombée
hier par une de ces trappes et s'était tuée. On remarquait que la po-
lice avait prévenu ces jours derniers celui qui la tenait ouverte du
danger qui en pourrait résulter; il eût mieux valu prévenir l'acci-
dent. L'autre jour, à midi, l'étage supérieur d'une maison située
dans Broadway est tombé dans la rue. Le Courrier des Étais-Unis,
journal français qui se publie à New-York, a présenté à ce sujet des
observations fort sages sur la témérité des entrepreneurs en bâti-
1046 REVUE DES DEUX MONDES.
mens qu'il compare aux capitaines des bateaux à vapeur du Missis-
sipi; en fait de témérité et d'imprudence, c'est tout dire. « Ici, le
premier venu, un gâcheur de plâtre un peu plus hardi que ses ca-
marades se fait entrepreneur, et prend de sa propre autorité le titre
d'architecte; il soumissionne au plus bas prix possible des travaux
qu'il exécute avec des matériaux d'une qualité inférieure; les ouvriers
qu'il a engagés élèvent des murs qui sont aussi minces que possible,
jettent à travers quelques poutres qui tiennent tant bien que mal, y
clouent au hasard quelques châssis de portes et fenêtres, surmontent
tout cet échafaudage sans aplomb d'un toit dont on n'a calculé ni la
pesanteur ni la puissance, et voilà une maison qui s'écroule. •» Hélas!
en ce moment la ville est en deuil par suite d'un désastre douloureux
qu'un peu de précaution eût fait éviter. Dans une école où s'assemblent
plusieurs centaines d'enfans, une maîtresse qui se trouvait mal a de-
mandé un verre d'eau; ce mot d'eau a fait naître parmi les enfans la
crainte d'un incendie, aussitôt plusieurs voix ont crié : Au feu! et la
panique est devenue générale. Les enfans se sont précipités vers l'es-
calier; la rampe, que, malgré quelques réclamations, on avait né-
gligé d'affermir, a cédé, et une épouvantable catastrophe a suivi. Les
malheureux enfans sont tombés les uns sur les autiTs, et se sont en-
tassés à une hauteur de plusieurs pieds ; cent ont péri, et cinquante
ont été blessés. Puisse ce terrible événement servir de leçon !
Il est rare que la»journée se passe à New- York sans qu'un incendie
éclate quelque part. On m'en donne plusieurs raisons : d'abord pas
assez de surveillance de la police, ensuite le bas prix du combustible,
qui multiplie les feux; la manière dont les maisons sont bâties, qui
les rend très inflammables, et enfin, — ceci est fâcheux à dire, mais
paraît vrai, — les assurances. J'ai entendu un magistrat soutenir que,
pour diminuer le nombre des maisons brûlées, on devrait supprimer
les assurances sur les maisons. Il faut dire aussi qu'il y a un zèle
extrême dans le peuple pour aller éteindre les incendies. Dans toutes
les villes sont organisés des corps de pompiers volontaires (Jiremen) :
ce sont des hommes très intrépides, quelquefois un peu turbulens.
Rien ne montre mieux la différence d'un gouvernement où le
peuple est tout et d'un gouvernement où le peuple n'est rien que
l'empressement général de ces pompiers volontaires et de tous les
autres citoyens, comparé à l'indifférence que la population romaine
montre en pareille circonstance, et dont M. Bunsen me racontait
à Rome, où il était alors ministre de Prusse, un singulier exemple.
Un soir, se promenant -aux environs du Forum, objet de ses savantes
recherches, il vit que le feu avait pris dans une rue pleine de granges
à foin, et qui, pour cette raison, porte le nom de rue des Fenili.
M. Bunsen avisa en même temps un homme à sa fenêtre, qui regar-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1047
dait paisiblement brûler la grange de son voisin. Avec beaucoup de
peine, il décida cet homme à descendre pour donner l'alarme. Celui-ci
ne concevait rien à l'empressement de M. Bunsen, et lui demandait
s'il était donc parent de la veuve une telle, chez qui s'était déclaré
l'incendie. Gomme le diplomate prussien traversait rapidement la
place du Capitole pour aller chercher du secours, il fit rencontre
de trois bourgeois romains, qui se promenaient au clair de lune, et
leur demanda s'ils n'avaient rien vu. Alors l'un d'eux s'arrêta et dit
avec tranquillité : — Ce sera le feu que nous avons aperçu il y a une
demi-heure. — Eh quoi! vous avez aperçu le feu, et vous êtes là?
— Ah ! monsieur, cela regarde le gouvernement, iocca al governo.
J'aime beaucoup un pays où ce qui arrive à un citoyen ne regarde
pas le gouvernement, mais regarde tout le monde, et c'est là le beau
côté du caractère américain, car on est si accoutumé à se passer
ici en toute chose du gouvernement, que, de même qu'on a des
écoles volontaires, des églises volontaires, des pompiers volontaires,
on a aussi une police volontaire, qa'on préfère à celle de la ville. Ce-
pendant ce que le gouvernement s'est réservé, il devrait le bien faire,
et c'est ce qui ne lui arrive pas toujours. Le service des postes s'exé-
cute avec inexactitude. Il n'y a pas assez d'employés. Dans les
comptes-rendus des postes, l'administration fait un tableau très
brillant de ce service, et passe trop légèrement sur les méprises
(mistakes), méprises très fréquentes, comme je l'ai entendu dire à
plusieurs personnes, et comme je l'ai souvent éprouvé moi-même.
Il arrive quelquefois aux Américains de me dire d'un air béat :
(( Nous n'avons pas de police. » Je leur réponds : « Yous en avez
une et même plusieurs, en quoi je vous approuve. Seulement, chez
vous, la police est mal faite, et il faudrait la faire mieux. »
Dans une ville de cinq cent mille âmes comme New-York, par la-
quelle il passe chaque jour plus d'un millier d'émigrans, la popula-
tion flottante et par conséquent dangereuse atteint nécessairement un
chiffre considérable. Elle aurait besoin d'une surveillance municipale
très exacte. Évidemment cette surveillance n'est point ce qu'elle de-
vrait être. Le soir, certains quartiers sont infestés par des bandits
déterminés nommés roiodies qui semblent avoir le goût non-seule-
ment du vol, mais de la violence et de l'assassinat. L'autre jour,
quelques-uns de ces misérables sont entrés chez un Français et l'ont
tué par un pur caprice de férocité.
On parle beaucoup en ce moment à New-York d'un tableau dont
l'auteur est un peintre américain, M. Leutze, et qui représente Was-
hington passant la Delaware. Ce moment est bien choisi dans l'his-
toire de la guerre de l'indépendance. Après le désastre de Long-
Island et ceux qui suivirent, Washington, qui avait été obligé de se
10A8 REVUE DES DEUX MONDES.
replier jusque sur la rive droite de la Delaware, reprit l'offensive, et,
traversant le fleuve, qui charriait des glaces, vint sur la rive gauche
frapper un coup décisif. Les débris d'une armée de volontaires et
de milices mal disciplinées, mal armées, à peine chaussées et vêtues,
battirent trente mille hommes de troupes régulières.
Dans le tableau, Washington, sur une barque, au milieu du fleuve,
qu'enveloppe à demi la brume et dont on brise la glace, a l'œil fixé
sur la rive où il va attaquer l'ennemi; il la regarde bien. Seule-
ment j'aurais mieux aimé qu'on ne le vît pas de profil. Les hommes
qui poussent la barque à travers les glaçons sont réellement à l'œu-
vre; leur action est vraie. Autour de la figure principale se pressent
quelques ofliciers. Celui qui porte un uniforme blanc et un bonnet m'a
frappé par l'énergie que son visage exprime. L'effet de brume m'a
semblé un peu fantastique; mais l'ensemble du tableau est bien
composé, et je le trouve peint avec une certaine vigueur. C'est en
somme un estimable tableau d'histoire. Jusqu'ici, je n'en ai pas vu
beaucoup en Amérique, j'ai même le malheur de ne pas avoir infi-
niment admiré West en Angleterre. Ce qui, dans la peinture aux
États-Unis, excite surtout mon intérêt, c'est le paysage; c'est là que
je trouve le plus de tentatives originales, et il doit en être ainsi.
En effet, les Américains ont à peindre une nature à part. Les formes
de leurs montagnes ont quelque chose de singulier; la végétation
est très riche et très différente de toute autre végétation ; les teintes
que les feuilles prennent en automne produisent des aspects entiè-
rement nouveaux pour un Européen. Enfin la lumière a dans ce pays
une vivacité, et l'air une transparence que j'ai eu souvent occasion
d'admirer, et en même temps cet air, cette lumière sont de telle na-
ture que les contours des objets apparaissent avec une précision un
peu dure. Les artistes indigènes ont cherché à rendre ces particulari-
tés du paysage américain, et me semblent avoir quelquefois réussi. Ces
particularités mêmes de la nature transatlantique offraient aux pein-
tres qui voulaient la reproduire un écueil, et ils ne l'ont pas toujours
évité. Certains tons rouges et sanglans que j'ai bien reconnus, pour
les avoir vus dans les couchers de soleil à mon arrivée en Amérique,
devaient être rendus, mais sans exagération. Il ne fallait pas les ou-
trer, et peindre, par exemple, des vaches qui ressemblent à des écre-
visses. En général le rouge domine dans beaucoup de ces tableaux.
Yoici une chasse de buftles dans la prairie : le ciel est rouge, la terre
est rouge, les bufiles sont rouges. La couleur des Peaux-Rouges a dé-
teint sur le paysage.
Ce n'est pas tout de copier exactement la nature, il faut savoir l'in-
terpréter. Le peintre, en imitant, doit choisir et conserver le caractère
du paysage en l'embellissant. Eh bien! il arrive aux paysagistes amé-
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1049
ricains de s'attaquer de préférence, pour les rendre, à des effets
bizarres plus que beaux, qui étonnent l'œil, mais ne le charment
point. Quelquefois ils peindront les contrastes les plus heurtés que
présentent en automne les couleurs vives et tranchées des feuilles,
au lieu de préférer les combinaisons harmonieuses que le même
feuillage présente aussi quelquefois. Même dans des vues d'Italie ou
d'Allemagne, les artistes américains transportent quelquefois une
certaine crudité de ton, une certaine âpreté de couleur, une cer-
taine dureté de lumière, reproduction trop fidèle de ce qui s'offre à
eux dans leur patrie. Je signale ces erreurs, parce qu'elles dérivent
d'un bon principe, et que, corrigés à propos, les défauts qu'elles
enfantent peuvent devenir des qualités. Que les paysagistes amé-
ricains s'attachent, comme l'ont fait avec succès plusieurs d'entre
eux, à retracer les aspects de la nature et de la lumière qu'ils ont
sous les yeux, — c'est là ce qui donnera de l'originalité à leurs
tableaux; mais qu'ils ne se plaisent pas à rendre ce qu'il y a de plus
insolite et de plus disparate dans cette nature et cette lumière. Qu'ils
peignent ce qu'ils voient, mais qu'ils choisissent parmi les objets
qu'ils voudront imiter, et que dans cette imitation le sentiment de
l'harmonie et de la vraisemblance ne les abandonne point.
Les Américains me paraissent avoir des illusions sur l'avenir de la
peinture dans leur pays, et ne pas prendre les meilleurs moyens
pour en favoriser les progrès; ils disent souvent qu'il faut laisser
leur société s'établir, et que le développement des arts viendra avec
le temps : je n'en suis pas, pour ma part, entièrement convaincu.
Ce n'est pas la maturité, mais la jeunesse des nations qui est favo-
rable à l'imagination. En Europe, cette fleur de jeunesse dans laquelle
s'épanouit le beau semble déjà passée, ou bien près de l'être, et
les Etats-Unis sont nés mûrs. C'est une année qui n'a pas pas eu de
printemps. Les riantes heures du printemps viendront-elles après
les heures sévères de l'automne? J'en doute. 11 ne me paraît pas im-
possible que ce peuple cultive les arts avec un certain succès et à peu
près comme ils sont cultivés en Europe; mais je n'espère pas pour
lui ce que je n'espère guère pour elle, — une nouvelle aurore du
beau, — et pour lui encore moins que pour elle, précisément parce
qu'il est à quelques égards plus avancé dans la voie d'une civilisa-
tion qui ne conduit pas au beau dans l'art. Quand le peuple améri-
cain se flatte que l'ère du développement artistique viendra, il me
semble entendre un homme de trente ans qui n'a pas été amoureux
à vingt dire : « Je le serai à quarante. »
Tout cela ne s'oppose pas, je le répète, à un certain développement
des arts et de la peinture en particulier. Bien que les conditions de
là société actuelle en Europe ne soient pas favorables à la peinture,
1050 REVUE DES DEUX MONDES.
la peinture n'y est point morte; mais pour avoir quelque chance de
ce genre de succès qui est encore possible, il faut que les Américains
changent leur méthode d'encourager les arts. La société de New-
York qui porte le nom d' Art-Undon emploie un revenu considérable,
que lui fournissent des souscripteurs nombreux, à fonder des écoles
de dessin et à acheter des tableauji exécutés par des peintres améri-
cains vivans; elle en a acheté à deux cent cinquante-sept artistes :
c'est dire qu'elle a dû en acheter de bien mauvais. Fonder des écoles
de dessin est nécessaire, acheter des tableaux aux peintres vivans est
fort utile; mais quand on a tant d'argent, il faudrait en garder une
partie pour se procurer en Europe des chefs-d'œuvre qui pussent ser-
vir de modèles. Tant qu'il n'y aura pas aux États-Unis un musée con-
tenant un certain nombre d'ouvrages d'art excellons, bien choisis
dans les différentes écoles, il sera impossible que la peinture fasse
de véritables progrès. Que la société achète quelques tableaux de
moins aux deux cent cinquante-sept artistes qu'elle encourage, que
ses membres renoncent à quelques gravures, à quelques statuettes
auxquelles ils ont droit d'après le règlement actuel; qu'elle acquière
tous les ans trois ou quatre tableaux des grands maîtres^ dans dix
ans le goût sera fondé, et il y aura chance pour une école améri-
caine.
Dans une exhibition de tableaux qui n' appartenait pas à l'^m'o?! des
Arts, et qui porte le nom de Galerie des Beaux-Aris, j'ai remarqué
cinq tableaux de Gole, qui sont destinés à représenter les phases de
la civilisation. Dans le premier, le soleil se lève sur de grandes forêts;
quelques sauvages se combattent, ou poursuivent leur proie : c'est
l'âge de la chasse et de la guerre. Dans le second, des bergers sont
assis dans un lieu tranquille, parmi de beaux arbres d'un aspect plus
riant que les sombres forêts du premier paysage; l'agricultme com-
mence. Le troisième tableau représente une ville opulente remplie
d'édifices magnifiques; l'or brille partout; de grands navires y ap-
portent les richesses du monde. C'est, si l'on veut, l'ère actuelle des
États-Unis traduite en poésie orientale. Dans le tableau suivant, on
voit cette ville magnifique livrée aux barbares. Dans le dernier, il
n'y a plus que des ruines au-dessus desquelles s'élève une grande
colonne et que la lune éclaire. La composition de ce drame en cinq
actes est poétique : depuis deux siècles, les trois premiers actes ont
été joués en Amérique, celui des barbares n'est pas à craindre; mais
le dernier est toujours possible, et qui sait si la lune ne se lèvera pas
un jour sur les débris de la grande cité où je contemple aujourd'hui
ce tableau, inspiré peut-être par un poème de M. Bryant, qui a pour
titre la Source, et dans lequel l'auteur, se livrant à une rêverie ou
plutôt à une méditation pleine de grandeur, trace l'histoiie des âges
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1051
successifs d'une forêt d'abord habitée par les sauvages et les bêtes
féroces, puis défrichée, puis devenue siège florissant du bien-être et
de la civilisation ! Prophète comme le peintre et perçant encore plus
loin dans l'avenir, le poète se demande en finissant si l'homme n'al-
térera pas encore ces beaux lieux, et si la nature elle-même ne
changera pas leur forme par une de ces révolutions qu'elle subit
dans la suite des âges.
Le collège de New-York appelé Columbia-College est un des plus
anciens établissemens de ce genre qu'on trouve aux États-Unis. Sa
charte lui a été donnée par le roi d'Angleterre en 175/i; elle a été modi-
fiée depuis. J'y ai visité un professeur de littérature qui ne m'a pas ca-
ché une certaine antipathie pour le côté démocratique des institutions
américaines. Les lettrés se sentent un peu isolés et. coudoyés dans
cette foule dont les préoccupations sont si ardentes et si différentes
des leurs; ils s'en vengent en rehsant Aristophane. M. me disait
qu'il y trouvait la démocratie des États-Unis traitée comme elle le
mérite. Du reste, c'était sans humeur et avec une bonhomie narquoise
de très bon sens et de très bon goût. Le Columbia-College a l'incon-
vénient très ordinaire aux États-Unis d'embrasser dans le cours des
études qu'il donne un trop grand nombre d'objets en trop peu de
temps. Là comme à Cambridge, comme dans l'univei^ité de Phila-
delphie, l'enseignement ne dure que quatre années, ce qui tient à ce
qu'on ne peut plus garder les jeunes gens quand le moment est venu
pour eux de gagner de l'argent, et ce moment vient de bonne heure
aux États-Unis. Or, comment feraient-ils pour apprendre dans ces
quatre ans tout ce que le règlement veut qu'on leur enseigne? Outre
l'explication de quelques parties des classiques grecs et latins, le
programme contient, entre autres choses, les antiquités grecques et
romaines, un abrégé de l'histoire ancienne et moderne, une histoire
générale des littératures anciennes et modernes de l'Europe, la philo-
sophie, l'histoire de la philosophie, l'économie politique, la physique,
et de plus un cours complet de mathématiques commençant à la géo-
métrie élémentaire, se terminant au calcul intégral et à l'astronomie
selon les méthodes de Newton, de Laplace et de Lagrange (1) . Voilà
pour le collège de New-York. Il en est de même pour l'université de
Philadelphie, avec là minéralogie et la géologie par-dessus le mar-
ché. Je n'ai pas besoin d'assister à un examen des élèves à leur
sortie de ces établissemens pour être convaincu qu'ils ne peuvent, au
bout de quatre ans, savoir et surtout bien savoir tout cela.
C'est un article de foi aux États-Unis que l'instruction est la con-
dition de la moralité. Ailleui-s on l'a révoqué en doute, et les États-
(1) Statutes of Columbia-College, p. 12-14.
1052 REVUE DES DEUX MONDES.
Unis eux-mêmes ont fourni des objections. MM. de Beaumont et de
Tocqueville, dans leurs recherches sur le système pénitentiaire en
Amérique, ont cité l'exemple du Connecticut, où l'instruction est ré-
pandue très libéralement, et où, à l'époque de leur voyage, les crimes
avaient augmenté. On a dit dans le parlement britannique que, mal-
gré l'essor imprimé à l'instruction du peuple, le chiffre des crimes
s'était rapidement accru à New-York. Des anomalies pareilles ont
été signalées dans plusieurs états de l'Europe. Le traducteur améri-
cain de l'ouvrage des deux publicistes français que j'ai nommés plus
haut, M. Lieber, a examiné aussi la question, et, après avoir indiqué
comment des circonstances particulières pouvaient modifier l'in-
fluence habituelle de l'éducation, il a établi que l'instruction n'était
pas bonne d'une manière absolue. « L'arithmétique, dit-il, sert au
fripon autant qu'à l'honnête homme qui travaille pour sa famille; un
couteau sert au meurtrier aussi bien qu'à celui qui l'emploie à couper
un morceau de pain pour un mendiant. » Puis M. Lieber ajoute à ces
observations des considérations ingénieuses et vraies sur l'utilité
indirecte que l'éducation en commun a pour l'enfant. Il remarque que
rien n'est plus dangereux qu'un homme qui ne sait pas hre dans une
société civihsée. Je trouve que M. Lieber a raison. En effet, cet
homme est en quelque sorte en dehors de la société; une foule d'ave-
nues lui sont fermées; il a comme un sens de moins; de là une humi-
liation et un obstacle perpétuel dont le sentiment doit le pousser au
vice et au crime.
Il y a encore un autre motif aux États-Unis pour apprendre à lire
à tout le monde : c'est que dans ce pays, où toutes les carrières et
toutes les chances sont ouvertes à tous, personne ne veut donner à
ses enfans la seule infériorité radicale que cette société admette, et
créer pour eux Tunique incapacité qui puisse les empêcher d'arriver
à la fortune et au pouvoir. Je crois qu'une partie de la reconnais-
sance qu'on professe aux États-Unis pour les bienfaits moraux de
l'instruction s'adressent tout bas à l'utilité qu'on en peut retirer.
C'est un motif très avouable de répandre l'instruction élémentaire,
seulement il faudrait l'avouer davantage.
Les écoles publiques sont établies et entretenues, tantôt par des
fonds que chaque état fournit, tantôt par des taxes que votent les
villes et les communes. Le système le plus généralement adopté est
celui de New-York, qui consiste dans une combinaison des deux au-
tres. Le principe général est que la ville s'impose également ou pro-
portionnellement à ce que lui donne l'état aux termes de sa consti-
tution. L'état de New-York s'est réservé à perpétuité pour les écoles
le produit de toutes les terres qui lui appartiennent, et un capital
appelé yb7if/s des écoles.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1053
Dans la ville de New-York, les écoles ont considérablement aug-
menté relativement à la population. Celle-ci était, en 1831, d'environ
170,000 âmes, maintenant elle dépasse 500,000, elle a plus que tri-
plé; mais le nombre des enfans instruits, qui est aujourd'hui de
120,000, a quintuplé. Le personnel des instituteurs est de plus de
1*2,000. En 1852, seulement pour les écoles du soir, on a dépensé
une somme de 80,000 francs. Les écoles de l'état de New-York se
distinguent aussi de celles de plusieurs autres états en ce qu'il n'y a
pas d'écoles pour les enfans pauvres. Nulle distinction n'existe entre
ceux-ci et les enfans riches. L'impôt qu'on prélèverait sur les parens
aisés au profit des petits indigens, ils le paient pour l'école, dont ces
derniers profitent avec leurs propres enfans. Le déboursé est le même,
et la dignité de tous est mieux respectée. Il s'est fait depuis une dou-
zaine d'années une révoliUion dans l'organisation des écoles à New-
York , et M. Hughes, archevêque catholique de cette ville, car les
Américains ne sont pas si chatouilleux à l'endroit du papisme que
les Anglais, a amené ce changement. Il existait une ancienne corpo-
ration qui était en possession de créer et de gouverner les écoles.
Cette corporation, dans laquelle se trouvait un certain nombre de
quakers, laissait l'enseignement religieux à la famille et aux écoles
du dimanche, seulement on lisait dans l'école la Bible sans commen-
taires; mais comme c'était une bible protestante, les catholiques
avaient des scrupules : ils demandèrent qu'une partie du fonds des
écoles leur fût attribuée. L'archevêque plaida cette cause avec beau-
coup d'éloquence. Par respect pour le principe de ne rien faire qui
favorise une communion chrétienne en particulier, principe qui est
très dominant dans la république, l'état de New-York n'a pas cru
pouvoir affecter aux églises catholiques une portion du fonds com-
mun. Néanmoins, tout en respectant le droit de l'ancienne corpora-
tion à laquelle on a laissé le gouvernement de ses écoles, l'état en a
créé de nouvelles gouvernées par des préposés {trustées) qui sont
nommés par des hommes choisis dans chaque division de la ville, et
on a formé un collège pour l'enseignement supérieur gratuit sous le"
nom de Collège libre [Free Academy).
Ce collège ne s'est pas établi sans difficulté. Ici tout se discute au'
point de vue politique; les uns approuvaient, comme très conforme à
l'esprit républicain, que des enfans placés dans les situations les plus
diverses fussent ainsi admis à suivre un enseignement supérieur par
le seul droit de la capacité. Les autres, dans l'excès de leurs suscep-
tibilités démocratiques, s'élevaient contre un enseignement supérieur
donné gratuitement, comme créant dans la jeunesse une sorte d'aris-
tocratie au profit de laquelle seraient détournés l'argent et les maîtres,
au détriment des écoles primaires, utiles à tous. Il a fallu l'autorisa-
1054 RETUE DES DEUX MONDES.
tion de la ville de New- York. Le consentement de la ville a été décidé
par une majorité seulement de 20,000 voix, environ un dixième. La
ville ayant consenti à l'établissement du nouveau collège, elle a dû
demander à l'état de lui accorder par une loi la permission de se
taxer pour cet objet.
Cet établissement m'a semblé très bien conçu et très bien orga-
nisé. Remarquons d'abord qu'en France il n'y a rien de pareil à cet
enseignement des collèges donné gratuitement. Il va sans dire qu'on
est admis d'après des examens, qui portent sur la lecture, l'écriture,
l'arithmétique, le latin, la géographie, l'histoire des États-Unis. Tout
élève des écoles publiques ayant plus de douze ans est admissible;
les candidats sont examinés sur les différens chefs par des professeurs
qui ne connaissent pas leurs noms, et écrivent, quand il y a lieu, bon
{good) sur une carte anonyme qui leur est présentée par le candidat.
Il faut pour être reçu un bon de chaque professeur. Il y a en ce mo-
ment 280 élèves. L'intention est d'obtenir ainsi un choix parmi le
grand nombre d'enfans auxquels les écoles donnent l'enseignement
indispensable. Les châtimens n'existent presque pas; on cherche à
développer le ressort moral, et on accoutume les enfans aux procé-
dés expéditifs qu'ils rencontreront partout sur leur chemin. Quand
l'un d'eux commet une faute, on lui adresse des observations; s'il y
retombe, on lui dit froidement : Vous ne pouvez plus être associé aux
autres élèves de ce collège, — et on le renvoie.
Deux choses m'ont paru caractéristiques dans la visite que j'ai
faite au Collège libre, dont l'organisation m'a été très nettement ex-
phquée par le principal, M. Webster. D'abord, c'est la manière dont
la suiTeillance du principal est facilitée et simplifiée par des disposi^
tions matérielles. Dans un gros volume tout semblable au livre de
comptes d'un négociant est une table construite comme une table de
multiplication, et qui. permet de voir sur-le-champ ce qu'aune heure
donnée fait un élève, dans quelle classe il se trouve; c'est la perfec-
tion de la tenue des livres appliquée à l'administration d'un collège.
L'autre trait de mœurs qui. m'a frappé, c'est que les élections des
trustées ou préposés au gouvernement du collège ont un caractère po-
litique. Quand les démocrates sont en majorité, il est à peu près im-
possible qu'un whig soit nommé; mais vu la nature des partis amé-
ricains, dont la diversité de tendances ne se porte que sur un petit
nombre de points déterminés, l'ascendant d'un parti ou d'un autre
est sans importance pour le collège. On m'a conduit dans une grande
salle où a lieu tous les mois une déclamaiion. Le but de ces récita-
tions solennelles est de domier aux élèves de bonnes habitudes ora-
toires, partie de l'éducation qui n'est pas à négliger dans un pays où,
comme en Angleterre et encore plus, tout le monde peut être appelé
PROMENADE EN AMÉRIQUE. 1055
à délibérer sur les affaires publiques. La puissance de la parole est
toujours en proportion de la liberté.
Je reviens très content de ma visite au Collège libre avec le colo-
nel ...., qui a bien voulu m' accompagner. Il y a, dit-on, aux États-
Unis plusieurs milliers de colonels, et quand au parterre on appelle
quelqu'un par ce titre, vingt personnes se lèvent. On le conçoit quand
on sait comme un régiment de milice s'organise. Des genilemen se
réunissent et se distribuent les grades, quelquefois le colonel n'ac-
cepte qu'à la condition qu'il nommera ses officiers, puis on recrute
des volontaires ; mais le colonel avait un avantage hors ligne :
il est sorti de West-Point, l'école polytechnique des États-Unis, qui,
sans égaler son modèle, est l'établissement de haute instruction de
beaucoup le plus remarquable de l'Union, et le seul qui relève du
gouvernement central. Maintenant le colonel .... a quitté les armes
pour les affaires et s'est fait avocat [lawyer). Je crois que sa fortune
le dispensait d'exercer aucune profession, que celle-ci ne l'occupe
pas beaucoup, et qu'il a obéi à une exigence de l'opinion qui, con-
trairement à l'ancien préjugé des peuples aristocratiques, fait ici du
travail un lîonneur et un devoir. Gomme un gentilhomme eût autre-
fois caché qu'il était intéressé dans une entreprise commerciale, un
citoyen des États-Unis déguise son loisir pour ne pas déroger à la
dignité du travail : démocratie oblige.
A propos de démocratie, je revenais avec le colonel .... en suivant
une rue qui s'appelle ^owme-^S'jfree/. Il m'a dit : — "Vous voyez bien
cette rue; c'est elle qui, à New- York, divise la société en deux
classes : ceux qui n'ont pas fait fortune demeurent à l'est de Bowe-
rie-Street, ceux qui ont fait fortune passent à l'ouest. — Et si l'on
est ruiné? — Eh bien ! on repasse à Test.
J'irai demain à West-Point, chargé de lettres de recommandatiou
par l'obligeant colonel ...., et de là jaisqn'à Albany, chef-lieu poli-
tique de l'état de New-York, le tout sur un de ces grands bateaux à
vapeur qui remontent l'Hudson, et en contemplant les bords de ce
fleuve, qui est, dit-on, le Rhin des États-Unis.
J.-J. Ampère.
LA MONARCHIE
DE 1830.
PREMIERE PARTIE.
Nous avons exposé dans ce recueil notre pensée sur le gouverne-
ment de la restauration (1); nous voudrions faire suivre aujourd'hui
cet aperçu sur la monarchie de 1815 d'un travail analogue sur la
monarchie de 1830, afin d'éclairer l'étude de ces deux époques par
les similitudes organiques qui les rapprochent et les différences d'es-
prit qui les séparent. Nous avons mesuré d'avance, on peut le croire,
toutes les difficultés d'une pareille tâche. Sans les méconnaître, nous
ne les croyons de nature à enchaîner ni la liberté de la pensée, ni
même celle delà parole. Sorti d'une immense acclamation populaire,
le gouvernement de notre pays veut être fort; il doit donc permettre
d'être juste, — quand d'ailleurs on ne demande que le droit d'ap-
précier avec une impartialité respectueuse les actes d'un pouvoir
qu'on a servi, et dont la chute a laissé au cœur de ceux qui l'ont
aimé plus de regrets que d'espérances. Si nous ne trouvons pas
d'obstacles au dehors, nous osons affirmer que nous en rencontre-
rons moins encore en nous-mêmes. Qui que nous soyons, acteurs
illustres ou obscurs de ce drame dénoué par une catastrophe dont
la soudaineté a confondu toutes les sagesses et humilié toutes les
présomptions, il ne reste plus rien entre nous des rivalités et des
misères d'un temps dont un abîme nous sépare. Conservateurs et op-
posans, broyés ensemble sous le char dont le roulement lointain
(1) Voyez les livraisons du 15 mai et du 1«' juin 1852.
LA MONARCHIE DE 1830. 1057
n'avait point frappé nos oreilles, soyons modestes en présence d'une
catastrophe que les uns n'ont pu prévenir, et que les autres ont peut-
être provoquée sans la vouloir, et puissions-nous nous entendre du
moins pour faire prévaloir en commun le seul intérêt qui survive aux
révolutions, celui de la vérité dans l'histoire !
De quelles circonstances impérieuses est sortie la révolution de
juillet, comment est-elle parvenue à conquérir sa liberté d'action, et
quel a été son véritable caractère? — Quel jugement faut-il porter au
point de vue des intérêts permanens de la France sur les principales
transactions politiques intervenues de 1830 à 18Zi8? — Dans quelles
régions s'est formée la tempête sous laquelle a sombré cette monar-
chie au moment où, voguant avec le plus de confiance, elle paraissait
avoir doublé tous les écueils? — Aces trois questions correspondront
les trois parties de ce travail.
I.
Le gouvernement de la restauration avait honorablement vécu du-
rant quinze années par une transaction habilement ménagée entre
son propre principe et le principe contraire. Du moment que, par la
fatalité des événemens et la témérité des hommes, le pouvoir con-
stituant et la souveraineté parlementaire se trouvaient conduits à se
heurter, et qu'une lutte était substituée à un compromis, l'immi-
nence d'une révolution était manifeste. Celle-ci pouvait s'opérer sans
doute, ou par une insurrection soudaine dans Paris, ou par un sys-
tème de résistance organisé dans les départemens; les ordonnances
de juillet pouvaient venir expirer en trois jours devant les barricades,
ou en trois mois sous les refus d'impôt et les arrêts des cours de jus-
tice; mais, pour aucun esprit sérieux, l'illusion n'était possible sur
le résultat défffîitif : il n'était donné à la pensée politique qui avait
inspiré ces actes ni de vaincre ni môme de prolonger longtemps le
combat.
Assurée que l'opposition était d'avance de sa victoire, lui aurait-il
été donné d'ouvrir à la crise un cours moins violent^et plus régulier?
Commencée au nom du droit constitutionnel violé par le pouvoir, la
résistance aurait-elle pu s'arrêter à son tour à la limite de ce droit
même, et la France était-elle en juillet 1830 en mesure de donner
au monde le grand exemple d'un peuple soulevé pour défendre ses
lois, et s' arrêtant, par respect pour ces lois elles-mêmes, devant un
berceau? Enfm la question dynastique aurait-elle pu rester en dehors
du conflit si malheureusement engagé? — Je ne le crois point,
et j'alléguerai bientôt les motifs de mes doutes; mais, ce que je
n'hésite point à affirmer, c'est que si des circonstances plus impé-
TOME I. 68
1058 REYUE DES DEUX MONDES.
rieuses que les volontés avaient alors permis de respecter le droit
monarchique reposant sur une tête innocente, aucune classe de la
société française n'y aurait eu plus d'intérêt que la bourgeoisie, car
celle-ci aurait consacré par le principe successorial sa propre vic-
toire et son avènement au pouvoir.
En respectant l'hérédité monarchique, en restant dans les termes
des actes portant retrait des ordonnances, la révolution de juillet
1830 conservait le caractère pacifique et régulier que les passions
démagogiques furent si près de lui faire perdre, et qu'il fallut des
efforts surhumains pour lui maintenir. La monarchie légitime, en
quelques mains que le gouvernement en fût passé, restait, en com-
munion avec toutes les monarchies européennes; sa liberté d'action
lui demeurait entière, et tout le système de ses alliances était main-
tenu; elle n'aurait point eu ces terribles combats à livrer pour
échapper à la guerre qui, durant trois longues années, sembla l'iné-
luctable fatalité de la monarchie de juillet. La bonne harmonie con-
servée avec l'Europe arrachait au parti républicain ses armes les
plus redoutables, car, de 1830 à 1833, les questions extérieures qui
rendaient la paix si incertaine furent, chacun le sait, pour la dynastie
nouvelle, l'épreuve la plus périlleuse et la plus redoutée. Repré-
sentées au pouvoir par les chefs de l'opposition, les classes indus-
trielles et lettrées se fussent trouvées dans la situation la plus favo-
rable pour résister aux seuls ennemis qui les menaçassent alors dans
une suprématie manifestement acquise, car, contre le parti répu-
blicain, elles auraient rencontré le concours des hommes de la
droite : ceux-ci, de leur côté, forcément rejetés hors des affaires par
la victoire de l'opposition sur une doctrine dont ils avaient dû accep-
ter la responsabilité, se fussent trouvés placés, comme ils l'avaient
été depuis l'ordonnance du 5 septembre 1816 jusqu'à la chute du
ministère Dessolles, dans la position la plus profitable pour le pays
et la plus honorable pour eux-mêmes; ils fussent restés en dehors
du pouvoir sans le tenir pour ennemi, se retrempant ainsi dans l'op-
position sans s'exposer à contracter des habitudes factieuses. En res-
pectant l'hérédité monarchique après le retrait des ordonnances de
juillet, la bourgeoisie aurait donc acquis les deux forces qui lui man-
quèrent le plus durant dix-huit années : un lien avec l'Europe, un
point d'appui contre la révolution.
Si donc il n'avait dépendu que de cette classe, à laquelle l'instinct
de ses intérêts ne manque pas, de donner aux événemens la direction
la plus sûre pour elle-même, elle en aurait probablement restreint la
portée au lieu de l'étendre. Aux derniers jours de la restauration, un
changement de dynastie n'était guère plus dans les vœux que dans
les intérêts des classes moyennes, quelque engagées qu'elles pussent
LA MONARCHIE DE 1830. 1059
être dans les voies de l'opposition. Si l'érection d'un nouveau trône
pouvait caresser l'oi^gueil de certains Warwick de bourse, aspirant à
faire un roi après avoir fait fortune; si de rares esprits, fascinés par
une date, désiraient d'appliquer à la France démocratique et catho-
lique le programme de l'Angleterre aristocratique et protestante, ni
ces rêves d'une vanité dorée, ni ce goût des imitations étrangères,
n'avaient altéré sur ce point la rectitude du sens national. Après le
retrait des ordonnances et l'abdication du roi Charles X, la bourgeoi-
sie aspirait à rentrer dans la légalité bien plus qu'à en sortir, et elle
aurait accepté avec joie une solution qui lui aurait apporté des in-
quiétudes de moins et des gages de sécurité de plus. Quiconque a
suivi de près les transactions politiques de la première semaine d'août
1830 ne peut ignorer que tel aurait été le sentiment dominant parmi
les députés réunis au Palais-Bourbon, si ceux-ci n'avaient pas dû
compter avec d'autres passions que celles qui les inspiraient eux-
mêmes, et s'ils n'avaient pas subi la pression d'une force qui leur
laissait les apparences bien plus que la réalité du pouvoir.
Les ordonnances de juillet avaient blessé au plus vif de leurs
croyances politiques les classes auxquelles la charte de 1814 avait
attribué la puissance électorale ; mais quelque ardentes que fussent
ces colères, elles n'auraient pu prévaloir qu'après un certain temps
contre la force militaire dont disposait le gouvernement royal, et
elles étaient trop impatientes pour ne pas se chercher immédiate-
ment des auxiliaires et des vengeurs, au risque de voir la pensée
qu'elles exprimaient elles-mêmes promptement travestie et dépassée.
La bourgeoisie appela donc le peuple dans la rue sans soupçonner
qu'il y tiendrait bientôt plus de place qu'elle. Le peuple y descendit
avec ses instincts, ses souvenirs, ses symboles, et, sans s'inquiéter
de l'idée au nom de laquelle on l'avait d'abord provoqué au combat,
il n'entendit servir que la pensée baptisée de son sang, et qu'il sa-
luait obscure, mais puissante, dans les enivremens d'une lutte à mort.
A peine l'insurrection eut-elle revêtu ce caractère, que la bourgeoisie
en perdit la direction. Dès la seconde journée, il s'agissait beaucoup
moins pour celle-ci d'en finir avec les vaincus que de contenir les
vainqueurs, et si le gouvernement provisoire menaçait Rambouillet,
c'est qu'il craignait l'Hôtel-de- Ville. Les membres de la commission
siégeant au palais municipal disposaient dans Paris de forces bien
autrement formidables que celles qui suivaient l'impulsion des dé-
putés délibérant au palais législatif. Un fait provoqué on ne sait par
qui, accomph on ne sait comment, était venu tout à coup changer le
caractère de l'événement. Un drapeau qui n'avait point paru depuis
le jour de nos grands revers venait d'être hissé sur Notre-Dame, et
une commotion électrique avait fait tressaillir aussitôt la ville, l'Eu-
1060 REVUE DES DEUX MONDES.
rope, le monde. Quel était le sens précis de cette redoutable appari-
tion? Était-ce l'empire avec ses conquêtes, ou la république avec ses
échafauds? Rejetait-elle la France vers 1792 ou vers dSOZi? Nul ne
l'aurait pu dire; mais ce qu'elle signifiait trop clairement pour le
peuple, qui, prêt à mourir, se drapait dans ses couleurs retrouvées,
c'était l'exclusion de la dynastie dont ses poètes, ses orateurs et ses
maîtres lui avaient enseigné si longtemps à confondre le retour avec
le triomphe de l'étranger. L'incompatibilité de la maison de Bourbon
et du drapeau tricolore était, en juillet 1830, pour les combattans
des faubourgs, une sorte de dogme indiscutable contre lequel se se-
raient brisés tous les raisonnemens et tous les efforts. L'apparition
des trois couleurs ôtait toutes leurs chances aux combinaisons inter-
médiaires. En transformant la résistance légale en agression révolu-
tionnaire, elle rendait impossible la royauté d'un jeune prince con-
traint de porter au front le signe fatal à sa race. Qui ne voit point cela
ne comprend rien à ces secrètes harmonies des choses, qui, dans
leur indéfinissable puissance, constituent les lois mêmes de l'histoire.
Lorsqu'on impute à crime aux fondateurs de la monarchie de 1830
la violation du principe d'hérédité monarchique, on oublie très gra-
tuitement quelle force dominait Paris dans la fiévreuse semaine qui
commença par la prise du Louvre et s'acheva par l'acclamation du
Palais-Royal. On perd le souvenir de ces journées sanglantes et de
ces nuits dont la canonnade et le tocsin interrompaient seuls les longs
silences. Quel esprit était alors pleinement maître de lui-même et
pouvait dire avec certitude d'où viendrait le salut? Où était le pou-
voir au milieu de tant d'élémens confondus? Était-il sous les uni-
formes de la garde nationale ou sous les haillons populaires? Les
manifestations de l'Hôtel-de-^ille ne faisaient-elles point pâlir alors
celles du Palais-Bourbon, et les 219 députés qui avaient l'air d'y dis-
poser de la couronne de France n'étaient-ils pas eux-mêmes à la
disposition des clubs et de l'émeute? Quelle puissance égalait en ces
jours-là celle du vieux général devenu le porte-étendard de la répu-
blique, et qu'entouraient de jeunes séides suppléant au nombre par
l'audace? Ne fallait-il pas compter avec Lafayette? était-il possible
de proclamer un gouvernement sans son aveu et sans celui des
hommes dont il se croyait le chef, quoiqu'il n'en fût que l'esclave?
Or croit-on de bonne foi que M. de Lafayette eût abdiqué sa dicta-
ture devant le jeune représentant de la branche aînée des Bourbons,
et que les hommes de l'Hôtel-de-Yille eussent subi la royauté légi-
time, lorsqu'il fallut prendre tant de peine pour les amener à accep-
ter une royauté élective intronisée sous l'étiquette de la meiUevre
dès républiques et SOUS le couvert des souvenirs de 92? Si le duc
d'Orléans fut choisi par les uns comme petit-fils d'Henri IV, il fut
LA MONARCHIE DE 1830. 1061
un moment supporté par les autres comme fils d'un conventionnel,
et la fatalité des circonstances rendait le concours au moins tempo-
raire de ces hommes-là indispensable à la fondation d'un gouverne-
ment régulier. La responsabilité des hommes politiques se mesure à
leur part de liberté, et celle des fondateurs de la dynastie nouvelle
fut bien plus restreinte qu'il n'est habituel de le reconnaître et de
le confesser. Le petit-fils du roi Charles X patroné par un général
républicain, porté aux Tuileries sur les bras de sa courageuse mère
parée des couleurs nationales et sou^ l'escorte des héros des trois
journées, ce rêve-là a pu défrayer quelques imaginations, mais il ne
saurait devenir un texte sérieux d'accusations contre personne. La
proclamation de M. le duc de Bordeaux n'était malheureusement pos-
sible, en face du gouvernement de l'Hôtel-de- Ville, qu'à la condition
de livrer un combat dont l'issue était trop incertaine pour qu'il y ait
lieu de s'étonner que la bourgeoisie ait préféré une transaction à une
lutte, et cherché dans un changement de dynastie un moyen d'échap-
per à la république. Des Vendéens, sans doute, auraient afli'onté le
péril devant lequel des marchands ont reculé; mais il ne fallait pas
s'attendre à ce que les croyances du Bocage animassent la rue Saint-
Denis. L'avènement de la maison d'Orléans, érigé en théorie après la
révolution consommée, n'a été au fond qu'un expédient sorti des ter-
reurs d'un peuple aux abois. Le chef de la branche cadette fut pré-
féré au représentant de la branche aînée non parce que cela agréait
au salon de M. Laffite et aux rancunes de quelques personnages
politiques, mais parce que la royauté de l'un fut jugée plus facile à
faire accepter aux hommes de juillet que celle de l'autre, et parce
que le combattant de Valmy sembla moins dépaysé sur un trône om-
bragé des couleurs de 92 que le petit-fils du vieux monarque qui
emportait alors l'oriflamme dans l'exil. Si la France a ratifié l'acte
de la capitale, c'est parce que, également alarmée de la perspective
d'une longue régence et d'une crise sans issue, elle s'est plus inquié-
tée des périls du jour que des difficultés du lendemain. Sortie d'une
délibération pleinement libre de la bourgeoisie, nous avons montré
qu'une pareille résolution aurait été une grande faute politique; —
provoquée par la volonté du chef de la branche cadette, la révolu-
tion de juillet aurait été un odieux crime personnel, car l'usurpation
réfléchie et spontanée de la couronne eût impliqué la violation fla-
grante de sermens cimentés par la reconnaissance et par le sang;
— mais pour peu que, répudiant les injustices comme les illusions
des partis, on se replace par la pensée sous le coup des terribles
nécessités du temps, on est, ce semble, conduit à reconnaître que
les événemens exercèrent alors une pression égale, et sur la nation
qui offrait la couronne, et sur le prince qui en acceptait le poids.
1062 REVUE DES DEUX MONDES.
Lorsque le roi Charles X quittait le royaume, et que des masses ar-
mées s'abattaient sur Paris moins pour continuer la lutte que pour
partager la victoire, le débat n'était plus entre deux monarchies, il
était tout entier entre la monarchie et la république; il était entre
une société qui voulait vivre et une anarchie qui déjà la possédait
à moitié. Cette monarchie ne sortit point d'un conciliabule de con-
jurés, mais de l'effroi de tout un peuple, dont le premier besoin, dans
les grands périls publics, est de se chercher à tout prix un sauveur.
La royauté fut acceptée par le prince dans le sens où elle lui avait
été déférée par la nation, corhme un service à rendre, un combat à
livrer, une vie tout entière à dévouer aux soucis et aux poignards; elle
fut acceptée pour retarder de dix-huit ans un spectacle de honte et
de douleur, en empêchant que le 28 juillet ne fût suivi d'un 24 fé-
vrier.
Sous la protection d'une légalité à grand'peine rétablie, la royauté
de 1830 a été poursuivie, de son établissement à sa chute, par les
hommes qui avaient poussé le roi Charles X à des témérités impos-
sibles, en le laissant désarmé contre les suites inévitables de leurs
folies. Ces inexorables accusateurs, que n'a désarmés ni l'exil ni la
mort, ont dédaigné de tenir compte des extrémités où leurs propres
théories avaient conduit la France, jetée par la crise de juillet entre
les appréhensions d'une république qu'entouraient tous les souvenirs
de la terreur et de la guerre — et l'impuissance traditionnelle d'un
gouvernement de minorité dont leurs soupçons auraient bientôt fait
un supplice au prince chargé de l'exercer. Vingt fois, durant le cours
de dix-huit années, ce prince a déclaré à l'Europe et à la France qu'il
n'avait jamais aspiré à la couronne, et qu'il ne l'avait acceptée que
forcé et contraint par l'imminence du péril : n'y avait-il donc pas,
du moins dans ces affirmations réitérées, matière à quelque hé-
sitation et à quelque doute? Lorsque, renversé par la tempête du
trône sur lequel la tempête l'avait porté, le vieux roi de 1830 pro-
clamait hautement que son droit, sorti d'un fait impérieux, mais
transitoire, ne pouvait survivre aux circonstances qui l'avaient créé,
et qu'il disparaissait avec elles, cette confession monarchique, répé-
tée au seuil de l'éternité, ne devait-elle désarmer aucune haine, ni
modifier aucun jugement? Et fallait-il qu'entre deux interprétations
possibles d'un grand événement historique, certains hommes persis-
tassent à préférer celle qui sert leurs passions à celle qui servirait
leurs doctrines et leurs intérêts?
LA MONARCHIE DE 1830. 1063
IL
La monarchie de 1830 n'est sortie d'aucun principe : elle n'appar-
tient pas plus à la théorie de la souveraineté du peuple qu'à celle
de la tradition héréditaire ; ce fut une œuvre de transaction entre
des combattans qui se redoutaient les uns les autres. La royauté
nouvelle eut à la fois les avantages et les inconvéniens d'un compro-
mis entre les classes bourgeoises, qui avaient commencé la révolu-
tion, et les classes populaires, qui l'avaient achevée : ce compromis,
par sa nature même, laissait toutes les questions incertaines. Si une
monarchie entourée d'institutions républicaines était quelque chose
d'assez difficile à définir, il faut bien reconnaître que cette formule
était l'expression strictement exacte des faits qui avaient présidé
à l'érection de ce pouvoir hybride, royauté singulière qui méditait
le raffermissement de la paix du monde au chant de la Marseillaise,
et qui choisissait M. le prince de Talleyrand pour la représenter au
dehors, tandis qu'elle était encore gardée dans son palais par des
ouvriers en carmagnole.
Tous les contrastes du présent, toutes les incertitudes de l'avenir
venaient se résumer dans le premier cabinet formé par le nouveau
roi et dans l'administration bigarrée organisée au lendemain de la
victoire moins pour en assurer les résultats que pour en partager
les profits. A côté d'hommes préparés au gouvernement par la pra-
tique antérieure des affaires, et qui aspiraient à la sévère applica-
tion des principes constitutionnels, se groupaient des débris vivans
de l'empire tout pleins de ses dédains pour les théories parlemen-
taires, et pour lesquels la seule mission de la révolution de juillet
était de laverJa honte des traités de 1815, de rendre à la France la
situation prépondérante que la coalition lui avait arrachée. Entre
de jeunes esprits dévoués à la liberté constitutionnelle, à la paix, et
ces vieux adorateurs des «jeux de la force et du hasard, » se groupait
une masse nombreuse et bruyante qui dissimulait sous la confuse
abondance de formules empruntées à la lecture des journaux l'étique
pauvreté de ses pensées et l'amertume de ses petites jalousies. Nour-
rie des doctrines de la Minerve, inspirée par les chansons de Béran-
ger, elle avait longtemps pourfendu jésuites et missionnaires au nom
de la tolérance, et confondu dans une admiration moins logique
qu'exaltée les souvenirs de 91 et ceux de 1812, la dévotion de la.
Bastille et celle de la colonne Vendôme. Pour cette école-là, toute
la politique consistait à faire échec au pouvoir, qui était à ses yeux
un mal nécessaire dans les sociétés constituées, à peu près comme
la mort dans l'économie animale. Il fallait donc s'engager avec lui le
1064 REVUE DES DEUX MONDES.
moins possible, lors même que par le jeu subit des révolutions on se
trouvait participer à ses faveurs, prendre sa part à son budget et
concourir personnellement à son action. C'était cette sorte d'hommes
sceptique et hargneuse que la monarchie nouvelle se trouvait con-
trainte d'appeler pour une large part à l'exercice des fonctions pu-
bliques dans son administration et dans ses parquets; c'était elle
qui s'abritait dans le conseil sous le nom de certains personnages
fort incapables d'imprimer par eux-mêmes une direction à la poli-
tique, mais plus propres que des révolutionnaires de profession à la
maintenir dans cette situation équivoque qui livre un pays à toutes
les tentatives de l'audace et à toutes les surprises du hasard.
Ces hommes-là répugnaient à la violence et plus encore à la fac-
tion; mais leurs secrètes sympathies en rendaient le triomphe
assuré. Personnellement honnêtes, ils réclamaient des mesures odieu-
ses et ne protestaient contre aucun cynisme. Ils avaient l'instinct
confus de l'incompatibilité de la guerre avec la liberté, et, sans la
vouloir, ils rendaient la guerre inévitable par le concours qu'ils lais-
saient d'avance pressentir à tous les agitateurs européens. Sans force
pour aider au bien, il en avaient moins encore pour résister au mal,
et leur attitude déplorable préparait à la monarchie de 1830 la pire
de toutes les situations, — celle où les gouvernemens s'affaissent
moins sous les coups de leurs ennemis que sous leur propre faiblesse.
Au ministère, des hommes antipathiques entr'eux par toutes leurs
tendances; en dehors des conseils, une sorte de lord-protecteur sous
l'aile duquel se réfugiait la royauté sitôt que l'émeute hurlait aux
portes de son palais, tel fut d'abord l'étrange gouvernement auquel
les hommes de l'Hôtel-de-Yille permettaient à peine de s'appeler une
monarchie.
Cependant, tandis que ces élémens inconciliables s'agitaient en se
paralysant les uns les autres, la pensée destinée à préserver la so-
ciété française se formulait nettement dans l'esprit du prince que la
nécessité venait de sacrer roi. Un centre de gravité se préparait pour
toutes les forces conservatrices et pacifiques, et le germe d'un pou-
voir fort et régulier allait se développer au sein de cette dissolution
universelle. Dès les premiers jours, Louis-Philippe avait perçu avec
une pleine lucidité d'esprit le but à atteindre, et découvert à la fois
les moyens et les obstacles. Des deux forces qui s'étaient un moment
associées pour ériger un trône avec les débris des barricades, il en
était une contre laquelle son règne ne pouvait être qu'un long combat.
La faction populaire issue des souvenirs si bizarrement associés de la
république et de l'empire n'avait alors qu'une seule croyance : la
force; qu'une seule aspiration : la guerre; c'était à cette époque un
parti de soldats bien plus que de démagogues. En 1830, le peuple
LA MONARCHIE DE 1830. 1065
ne connaissait aucune des formules économiques que la révolution de
18Zi8 devait un jour mettre en circulation pour son usage. La crise
le saisissait beaucoup plus sain d'esprit, mais aussi bien plus éner-
gique de cœur. 11 ne savait en ce temps-là qu'une chose, la seule
d'ailleurs qui lui eût été enseignée : c'est que la France vivait depuis
Waterloo dans une paix humiliante ; il ne demandait au gouverne-
ment qu'il avait fait que de rouvrir devant lui la carrière des batailles
pour y recommencer ces merveilleuses fortunes dont les épiques
récits défrayaient les ateliers et les chaumières. La guerre extérieure
était donc pour le parti démocratique le dernier mot de la révolution
de juillet.
Dans la^ paix se résumaient, au contraire, tous les besoins de la
bourgeoisie, encore que, par l'effet de déplorables habitudes, son lan-
gage ne fût pas toujours sur ce point en parfait accord avec ses vœux,
et qu'il y eût une contradiction sensible entre ses allures menaçantes
et ses désirs plus que modestes. Les classes lettrées voyaient fort bien
que la première conséquence de la guerre aurait été l'organisation
d'un régime militaire incompatible dans son esprit et dans sa forme
avec les institutions politiques dont elles venaient de revendiquer si
vivement l'intégrité. Les capitalistes n'ignoraient pas davantage que
la guerre aurait porté un coup mortel aux intérêts industriels et
financiers, auxquels le gouvernement de la restauration avait donné
un vaste développement. Si la guerre était heureuse, la nation reve-
nait au système de conquêtes ; si ses débuts étaient signalés par des
revers, la méfiance publique emporterait le pouvoir; un recours aux
passions révolutionnaires était inévitable, et c'en était fait dans tous
les cas du gouvernement constitutionnel et de la prépondérance poli-
tique de l'intelligence et du talent. Sous le coup des événemens de
1830, entre V insurrection de septembre à Bruxelles et celle de novem-
bre à Varsovie, au moment où le carbonarisme soulevait la Romagne
et où la démagogie allemande évoquait sur les collines de Hombach
le nom de Sand et l'ombre d'Arminius, la guerre entreprise pour
déchirer les traités en vertu d'un droit supérieur aux conventions
écrites, ce n'était rien moins qu'une lutte furieuse contre tous les
gouvernemens soutenue par un appel désespéré à toutes les ven-
geances et à toutes les cupidités, c'était un champ de bataille vaste
comme le monde, ardent comme une fournaise, où la France fût
descendue pour mettre son or et son sang au service de toutes les
folies écloses au-delà du Rhin et des Alpes, dans l'ivresse des ventes
et des tabagies. Les sympathies qui, dans une partie notable de l'Eu-
rope, accueillirent l'érection de la monarchie nouvelle auraient par-
tout manqué à ce gouvernement, s'il s'était proclamé solidaire de
toutes les agitations extérieures, ou s'il avait paru cacher des ambi-
1060 REVUE DES DEUX MONDES.
tions territoriales sous le couvert de son drapeau. L'irrésistible en-
traînement de l'opinion contraignit en Angleterre le ministère même
du duc de Wellington à accueillir avec faveur les ouvertures que
M. le comte Mole faisait à l'Europe au nom de la monarchie nou-
velle; mais à coup sûr l'Angleterre aurait pris vis-à-vis d'un gouverne-
ment dont M. Dupont (de l'Eure), alors collègue de M. Mole dans le
cabinet, aurait représenté la pensée intime, une attitude toute diffé-
rente, et personne ne peut douter qu'aux premiers coups de canon
tirés sur le Rhin ou sur la Meuse, la Grande-Bretagne ne fût passée
à une hostilité implacable. L'alliance anglaise, assurée d'avance à
tous les pouvoirs conservateurs et pacifiques, aurait été un non-sens
avec un gouvernement résolu à changer l'état territorial de l'Europe.
C'était donc une guerre de propagande entreprise contre tous, les
gouvernemens, sans un seul allié, qu'on prétendait imposer à une
monarchie à peine assise, sans finances, sans crédit, et alors presque
sans armée; c'était à ce but qu'allaient et les divagations de l'oppo-
sition parlementaire et les manœuvres beaucoup plus habiles de
l'émeute, qui, descendant chaque jour dans la rue, couverte par la
tribune comme des assaillans par la tranchée, sommait un gouver-
nement dont elle se considérait comme la source, soit de réunir la
Belgique à la France, soit d'intervenir en Italie contre l'Autriche,
soit de protéger la Pologne contre trois grands états, affrontés avec
une héroïque imprudence. Ce qu'on demandait en ce temps-là à une
monarchie naissante, c'était ou de conquérir l'Europe, ou de dispa-
raître devant la révolution. On la plaçait entre le suicide et la folie,
et cette stupide alternative aurait été subie, si un prince ne s'était
rencontré pour opposer sa pensée au désarroi de l'opinion, et s'il
n'avait trouvé un ministre pour en devenir l'instrument résolu.
Il a fallu répéter à satiété ces vérités trop évidentes, il a fallu
longtemps redire sur tous les tons à un pays dont on mettait une si
triste persistance à fausser la conscience et la pensée, que les enga-
gemens internationaux survivent aux gouvernemens qui les contrac-
tent, et que les révolutions honnêtes ne dispensent pas plus des
traités qu'elles ne dispensent de la justice. Aujourd'hui ce soin pour-
rait paraître superflu. Nous avons vu, en effet, un gouvernement
venu au monde pour prendre sur toutes les questions le contrepied
de celui qu'il avait renversé, et qui se donnait la mission de réhabi-
liter l'honneur national sacrifié, dépasser, en fait d'avances empres-
sées et d'exigences douloureusement consenties, une mesure qui
n'avait jamais été atteinte : nous avons vu la république, pour écar-
ter le fléau de la guerre, laisser succomber, sans une seule tentative
pour les secourir, toutes les insurrections suscitées par son exemple.
Il y aurait donc quelque ridicule à défendre désormais la monarchie
LA MONARCHIE DE 1830. 1067
contre des reproches destinés à retomber d'un poids si lourd sur la
tête de leurs auteurs, La royauté, entrée deux fois en Belgique, n'a
pas rassemblé une grande armée au pied des Alpes pour assister
l'arme au bras à l'invasion du Piémont; on l'a vue à Ancône quand
l'Autriche était à Bologne, et ila été donné à ses flottes d'assister à
d'autres bombardemens qu'à celui de Palerme. Après que la révolu-
tion de 1848 a donné de tels gages de ses résolutions pacifiques, le
système extérieur de la monarchie de 1830 est définitivement jugé :
il reste constaté qu'en détournant par son habileté persévérante une
guerre qui menaçait l'ordre social tout entier, Louis-Philippe a pris
place, à son heure, parmi ces hommes suscités pour détourner le
cours de calamités imminentes, et que l'immuable pensée de son
règne fut la pensée même de son siècle.
Cette base posée emportait tout un système politique. Jeté en
pleine bourgeoisie, le gouvernement recevait charge d'initier aux
affaires des hommes plus accoutumés à blâmer le pouvoir qu'à l'exer-
cer, et sa préoccupation la plus constante allait être de combattre
dans les masses l'esprit militaire en leur procurant et plus d'habi-
tudes d'aisance et de plus grandes facilités de travail. Provoquer
tous les intérêts pacifiques pour les opposer aux instincts belliqueux
de la nation, continuer les traditions extérieures de l'antique monar-
chie avec des instrumens nouveaux, accepter toutes les conditions
du gouvernement représentatif quant aux personnes, mais en don-
nant pour contre-poids à l'inexpérience et à la mobilité de celles-ci
l'action personnelle de la royauté dans la sphère de ses attributions
constitutionnelles : tel fut le difficile programme que se traça le duc
d'Orléans au moment même où une extrémité terrible le plaçait sur
un trône érigé par deux partis à la veille d'engager l'un contre
l'autre une lutte à mort.
Ces partis comprenaient en effet d'une manière diamétralement
opposée le rôle du gouvernement issu de leur union fortuite. — Le
droit de ce pouvoir était, pour l'un, dans une insurrection triom-
phante, et son œuvre était la guerre, comme son titre était la force.
L'autre s'efforçait de justifier l'origine de la royauté nouvelle par une
sorte de droit résultant de la violation des lois fondamentales; il lui
assignait pour mission le maintien de la paix du monde et le déve-
loppement régulier de la liberté constitutionnelle en Europe, et
répudiant comme un non-sens et un mensonge la souveraineté nu-
mérique, il s'efforçait de lui opposer, en même temps qu'à la doc-
trine du droit inamissible des dynasties, un droit fondé sur l'intérêt
national et proclamé par les interprètes légaux de cet intérêt même.
1068 REVUE DES DEUX MONDES.
m.
Arrêtons-nous quelques instans sur les principaux obstacles élevés,
jusqu'à la décisive intervention de Casimir Périer, sur les pas de ce
gouvernement débile par le contre-coup de la révolution de juillet
en Europe, et par les machinations des partis qui, durant cette période
d'hésitation et de faiblesse, durent se regarder comme assurés de la
victoire.
Le premier en date comme en importance fut le mouvement na-
tional de la Belgique, qui renversait par sa base la combinaison
fondamentale des traités de Vienne, l'établissement d'une puissance
du second ordre ei^tre la France et l'Allemagne, garde avancée de
celle-ci contre celle-là. La séparation administrative entre les deux
moitiés du royaume des Pays-Bas, qui s'agitait au début de l'insur-
rection belge, aurait pu rester une question locale; mais sitôt que la
séparation politique fut consommée, et que la déchéance de la mai-
son d'Orange eut été prononcée à Bruxelles, l'affaire revêtit un carac-
tère européen, et rendit inévitable l'intervention de toutes les grandes
cours qui avaient concouru aux arrangemens de 1815. En prenant
sous son patronage l'indépendance de la Belgique, la France allait
donc rencontrer immédiatement devant elle ou les armes des grandes
puissances qui avaient réglé l'état territorial du monde, ou une offre
de négociation collective, alors sans issue probable, et qui semblait
devoir ajourner la guerre sans la détourner. Une lutte générale ou
un concert diplomatique dans lequel la France se présenterait sus-
pecte et isolée contre des cabinets unis par les souvenirs du passé
et par les appréhensions de l'avenir, le renouvellement du traité de
Chaumont ou l'immixtion de la monarchie de juillet dans la politique
de Laybach et de Vérone : telle était l'alternative qui semblait se
présenter en novembre 1830, au moment où se formait le cabinet de
M. Laffitte. Les deux chances n'étaient guère moins périlleuses, car si
l'une conduisait à une lutte sanglante, l'autre paraissait devoir aboutir
à une nouvelle crise révolutionnaire, tant elle contrariait l'impulsion
imprimée à l'opinion publique depuis les événemens de 1830.
Le nouveau gouvernement s'était à peine décidé à prendre place
dans l'alliance d'Aix-la-Chapelle pour y continuer avec les quatre
grandes puissance la série des transactions collectives de l'époque
antérieure, que la Pologne préludait par une nuit funeste à l'auda-
cieuse tentative de sa régénération politique. Ce fut au moment où
les bulletins de Grochow, de Waver et d'Iganie exaltaient les imagi-
nations jusqu'au délire, que les premiers protocoles de la conférence
de Londres vinrent tomber comme des montagnes de glace sur cette
LA MONARCHIE DE 1830. 1069
bourgeoisie parisienne âont l'uniforme du garde national avait mo-
mentanément fait un peuple de soldats.
Des tempêtes soufflaient de toutes les extrémités de l'horizon contre
cette humble royauté du Palais-Royal, point de mire de toutes les
attaques, jouet de tous les dédains, et qui n'avait encore à son ser-
vice ni une renommée éclatante, ni un seul dévouement éprouvé. La
France était contrainte au même moment de refuser l'incorporation
de la Belgique et de laisser périr la Pologne. Pendant que Varsovie
l'appelait dans un dernier cri de désespoir, Bruxelles offrait vaine-
ment la couronne du nouveau royaume à un prince français, et sous
le coup d'une irritation fort naturelle, le congrès belge faisait un
choix que l'opinion prévenue réputait hostile à la France. Vers le
même temps, l'Italie fermentait du pied des Alpes aux rives des deux
mers, et la cour de Vienne, s' appuyant sur la réversibilité que lui
réservaient les traités pour certains territoires, sur le droit plus gé-
néral encore de sauvegarder ses propres possessions, se résolvait à
une intervention armée qui de Parme et de Modène pouvait bientôt
après la conduire à Turin : complication plus redoutable pour la paix
que le différend hollando-belge lui-même, car dans les affaires ita-
liennes le contact était direct entre la France et l'Autriche, et nulle in-
tervention diplomatique n'était possible entre les deux cabinets qui
représentaient alors dans toute leur énergie la révolution et la contre-
révolution en Europe.
La guerre, ou immédiate, ou ajournée, apparaissait donc comme
le dernier mot de l'obscur problème de juillet, et la dynastie d'Or-
léans semblait assiégée par l'Europe monarchique non moins que
par la démagogie républicaine. Les pouvoirs étaient sans action et
les partis pleins d'espérances; chacun s'emparait de l'avenir en dai-
gnant à peine compter avec le présent. La pairie, condamnée par la
charte de 1830 à une mortelle transformation, n'avait plus qu'une
existence provisoire; la chambre élective, qui, sans mandat, avait
constitué un gouvernement, épuisée dans un effort que l'effroyable
extrémité du moment pouvait seule justifier, n'avait plus ni force ni
prestige à prêter à la royauté qu'elle avait faite. Le spirituel et bien-
veillant financier placé à la tête des affaires voyait avec effroi s'éva-
nouir dans les orages la popularité facile dont il avait contracté la
douce habitude. Courtisan novice et libéral émérite, il s'inspirait de
la pensée politique du monarque parfois jusqu'à l'exagérer, et dans
ses incurables faiblesses d'opposition il tendait la main aux hommes
les plus connus pour en poursuivre une autre. Par ses contradictions
et ses incertitudes, M. Laffitte était bien d'ailleurs le premier ministre
naturel de ce gouvernement aux abois, pour lequel le commandant
général des gardes nationales traitait à Paris avec les envoyés de
1070 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les insurrections , au moment où son ambassadeur à Londres
stipulait avec l'Europe le maintien des traités auxquels il avait at-
taché son nom. C'était pis encore dans la sphère administrative. Les
préfets résistaient aux ministres, et les fonctionnaires députés mena-
çaient du haut de la tribune les dépositaires du pouvoir de leur re-
tirer le concours d'une popularité dont ils voulaient bien consentir à
leur faire une aumône conditionnelle. Fidèles à des habitudes invété-
rées, ils faisaient des proclamations en style de premiers-Paris, tantôt
pour désavouer leurs supérieurs hiérarchiques, tantôt pour blâmer
les résolutions législatives. Si l'on montrait q^uelque fermeté devant
l'émeute lorsqu'elle menaçait les palais, on lui laissait le champ libre
quand elle se ruait sur les temples. L'on estimait habile de détourner
sur Notre-Dame l'orage qui grondait sur le Palais-Royal; il n'en coû-
tait point de conjurer le désordre par le sacrilège, et de faire reculer
la contre-révolution en évoquant la barbarie. La funeste journée de
Saint-Germain-l'Auxerrois sortit de la conspiration des susceptibi-
lités administratives avec les calculs d'un machiavélisme de carre-
four. On mesurait son langage et son attitude moins sur l'impor-
tance de ses fonctions que sur celles qu'on s'attribuait dans la lutte
contre le gouvernement antérieur. Les écoles étaient aussi devenues
des puissances politiques; on les flattait et l'on traitait de pair avec
elles, heureux lorsque les étudians ne repoussaient pas avec dédain
les remerciemens qui leur étaient votés par les chambres ! Les pas-
sions qui hurlaient sur la place publique étaient moins menaçantes
et moins immorales que les égoïsmes hautains par lesquels s'éner-
vaient tous les pouvoirs. Les périls étaient partout, dans les hommes
comme dans les choses; le courage, le dévouement, la résolution,
ne commençaient à poindre nulle part.
Cependant la misère, inséparable compagne de toutes les révolu-
tions, grandissait à pas de géant au milieu de l'anarchie qui semblait
porter dans ses flancs la banqueroute et la guerre. Le luxe avait sus-
pendu ses commandes, l'industrie ses travaux; les ateliers étaient
vides, et pour oublier la faim assise à son foyer, l'ouvrier courait
s'enivrer du tumulte de la place publique. Les éloges intéressés pro^
digues à son héroïsme contrastaient douloureusement avec des pri-
vations rendues plus poignantes encore par ces glorifications journa-
lières. Sous la double inspiration de son orgueil et de ses souffrances,
il se livrait à ceux qui promettaient de lui payer le prix de son sang
stérilement répandu en juillet pour la patrie comme pour lui-même.
Aussi les sociétés secrètes allaient-elles se grossissant d'heure en
heure de ces recrues ameutées par l'espérance et par la faim ; elles
minaient le sol sous les pas d'un pouvoir qui n'osait ni s'asseoir ni
s'affirmer, et devant cet abandon de lui-même, on pouvait calculer
LA MONARCHIE DE 1830. 1071
avec une certitude presque entière l'instant où il s'abîmerait sous ce
travail souterrain.
On était à la veille d'une crise dans laquelle allaient se concentrer
tous les dangers et se coaliser toutes les colères auxquelles la chan-
celante monarchie de juillet n'avait opposé jusqu'alors que des flat-
teries et des sourires. Le procès des ministres allait devenir pour
elle une épreuve solennelle et définitive. La Providence lui envoyait
une occasion de donner au monde la juste mesure d'elle-même, soit
qu'elle demeurât enchaînée aux passions qui hurlaient sur son ber-
ceau, soit qu'elle osât les répudier en s' exposant à périr pour la jus-
tice. Ce jour-là déciderait si la royauté des barricades n'était qu'une
variété de plus des pouvoirs révolutionnaires, ou si, par une coura-
geuse et sociale inspiration, elle transformerait son titre et s'élève-
rait jusqu'à l'état d'autorité régulière. Livrer ces têtes au bourreau,
c'était commencer par un acte de lâcheté, suivant la formule inva-
riable de toutes les révolutions, une carrière où les crimes s'en-
gendreraient bientôt les uns par les autres. L'inviolabilité de la vie
des ministres signataires des ordonnances était en effet, pour tout
esprit droit et tout cœur honnête, la conséquence même de la vio-
lation de l'hérédité monarchique. Les agens d'une royauté déclarée
irresponsable ne devaient plus rien à la justice du pays du moment
où celui-ci était allé frapper au-dessus d'eux. Leur rançon était écrite
dans l'exil de trois générations royales, et les atteindre en vertu
d'une charte qu'on avait déchirée soi-même dans sa disposition fon-
damentale, c'était une de ces sanglantes parodies juridiques dont il
est toujours demandé un compte redoutable aux nations.
Toutefois la ferme résolution de lier au salut des accusés le sort
du pouvoir impliquait pour celui-ci des chances si terribles, qu'il se
trouvait dans l'une de ces situations où l'accomplissement d'un strict
devoir devient presque de l'héroïsme. Les sociétés secrètes, faisant
crier le sang versé dans les trois journées, échauffaient toutes les
colères au cœur de ces masses plus capables de générosité que de
justice. Par une fascination dont de trop fréquens exemples se ren-
contrent dans son histoire, la bourgeoisie parisienne se mettait à la
suite de ses adversaires implacables, et partageait le vœu cruel dont
l'accomplissement aurait transformé d'une manière si funeste pour
elle-même la monarchie qu'elle avait acclamée. Affamée d'ordre, la
garde nationale poussait en majorité à un acte qui aurait été le pré-
lude certain de l'anarchie, et qui eût entraîné sa propre abdication
devant la démagogie alléchée par le sang. Lutter contre celle-ci sans
le concours moral de la bourgeoisie armée était une entreprise qui,
aux derniers jours de septembre 1830, pouvait à bon droit être esti-
mée téméraire et d'un succès impossible.
1072 REVUE DES DEUX MONDES.
Force resta pourtant à l'honnêteté et au droit, grâce à l'énergique
initiative du prince, dont la pensée personnelle s'était peu dessinée
jusqu'alors. Sitôt qu'elle se fut résolument produite, cette pensée
trouva un chaleureux écho dans la chambre des députés, qui, par sa
proposition sur l'abolition de la peine de mort, voulut partager une
responsabilité dangereuse autant qu'honorable. Le parti républicain,
dans sa portion la plus généreuse, suivit l'impulsion de son chef. Le
général Lafayette, au terme de sa carrière, conquit, en répudiant la
popularité, une gloire moins équivoque que celle qu'il avait acquise
en poursuivant la triste idole de sa vie. A partir de ce jour, l'action
personnelle du roi Louis-Philippe fut plus nettement marquée, et
des serviteurs nouveaux, compromis dans sa courageuse tentative,
vinrent grossir le noyau de ce parti conservateur destiné à se recru-
ter par la lutte et à disparaître un jour dans la sécurité du succès.
Cette épreuve une fois traversée, et les premiers engagemens pris
avec la conférence de Londres pour le règlement en commun des
affaires belges, il était moins difficile à la royauté de chercher des
instrumens plus sympathiques à ses desseins, car sa liberté grandis-
sait dans la mesure de sa force. Elle avait dû d'abord ne décourager
aucun parti ni aucun homme parmi tous ceux qui, avec des vues
très diverses, avaient concouru à la transaction du 9 août soit en la
provoquant, soit en se bornant à la subir. Au début, le parti démo-
cratique avait fourni à son gouvernement un contingent tout aussi
considérable que le parti bourgeois, et les noms de ses principaux
chefs étaient alors un talisman plus souverain pour conjurer la mul-
titude que ceux des hommes politiques qui envisageaient la révolu-
tion de juillet comme une déviation nécessaire, mais regrettable, aux
principes et aux engagemens du gouvernement antérieur. Une fois
les pouvoirs constitutionnels mis hors de page par une éclatante vic-
toire remportée sur l'émeute, ils profitèrent sans retard de la liberté
qui leur était rendue pour briser le pouvoir semi-dictatorial et semi-
révolutionnaire du commandant général des gardes nationales du
royaume. Une habileté remarquable fut déployée par la chambre
comme par la royauté pour mettre cette mesure, dans laquelle on
pouvait voir quelque ingratitude, sous le couvert d'un grand prin-
cipe de liberté et de droit commun. Le général Lafayette fut destitué
non par le prince, mais par la loi. M. Dupont (de l'Eure) le suivit
bientôt dans sa retraite, et la monarchie reconquit l'administration
de la justice en même temps qu'elle reprenait la direction de la
force armée. En faisant cesser la confusion dans les personnes, on se
préparait à l'attaquer dans les choses, et les hommes que la sur-
prise d'un jour avait plutôt juxtaposés que réunis s'armèrent pour
la lutte parlementaire en attendant la guerre civile. M. Laffitte avait
LA MONARCHIE DE 1830. 1073
été le représentant naturel et presque nécessaire du gouvernement
de juillet à cette première période ; par ses sentimens personnels, il
donnait des gages à une royauté qu'il aftéctait de présenter comme
son ouvrage, et par ses Velations il en offrait de plus sûrs encore
aux hommes qui l'avaient embrassée moins comme une institution
définitive que comme une machine de guerre dressée contre l'ordre
politique européen. Toutefois, du moment où la monarchie de 1830
avait conquis assez de force pour engager résolument la lutte contre
les tendances contraires aux siennes, le ministère du 3 novembre
devait disparaître par un double motif : il avait en effet cessé d'être
utile, et il n'était plus assez fort pour s'imposer. Les acteurs chan-
geaient avec la scène; les événemens se pressaient, et l'on passait à
la seconde phase, qui, sans être encore l'ère organique de la victoire,
fut celle d'une lutte acharnée engagée avec confiance et conduite
avec un infatigable courage.
Les grandes situations sont fécondes, et n'avortent jamais faute
d'un homme. Rétablir en France la vie près de s'éteindre, arracher la
nation à un parti qui ne proclamait pas même une idée pratique, et
dont la seule pensée était, au fond, de la traîner frénétique et san-
glante sur tous les champs de bataille de l'Europe, une telle œuvre
ne pouvait être accomplie que par un bras fort, et réclamait encore
plus de résolution que d'intelligence. Ce n'était pas là sans doute
l'éclatante mission dévolue à ces êtres puissans qui ouvrent devant
les peuples des horizons nouveaux, et les précipitent dans leurs des-
tinées. En mars 1831, il ne s'agissait de fonder ni l'unité française
avec Suger, Philippe-Auguste ou saint Louis, ni l'unité monarchique
avec Richelieu, ni l'unité civile avec Napoléon : il s'agissait, pour la
France, de reprendre plus que de changer le cours de sa vie, et de
faire fonctionner avec sincérité les institutions politiques auxquelles
l'avait accoutumée le gouvernement précédent. Hormis la propa-
gande et la guerre qu'elle n'osait avouer, l'opposition ne possédait
pas en propre une idée; ses orateurs comme ses journaux étaient des
outres dont les vents pouvaient déborder en tempête. Le parti gou-
vernemental n'était guère plus riche en théories originales et en nou-
veautés. Il laissait d'ailleurs, et ce fat son incurable infirmité, en
dehors de ses préoccupations habituelles, certains intérêts moraux
de l'ordre le plus élevé. Le côté religieux des questions politiques
était à peine soupçonné dans ce temps-là; atteinte et glacée par le
scepticisme, la pensée politique ne s'agitait que dans une sphère res-
treinte, mais c'était assez pour stimuler des hommes de cœur qu'une
tentative du résultat de laquelle dépendait le salut de la fortune pu-
blique et des fortunes privées, la reprise des transactions commer-
ciales et du crédit, la sécurité rendue à tous les intérêts matériels,
TOME I. 69
1074 REVUE DES DEUX MONDES.
œuvre moins vaste que hardie, dont le couronnement était la consé-
cration de la paix du monde après des épreuves sans exemple.
Un homme se rencontra pour prendre l'anarchie corps à corps, à
la tribune et dans la me, et pour faire remonter le courant à ce gou-
vernement en dérive. Inférieur à son prédécesseur par la culture de
l'esprit et l'agrément du commerce habituel, il le dominait de toute
la distance qui sépare les convictions viriles des velléités impuis-
santes— et l'ambition de la victoire de la vanité du succès. Souverai-
nement dédaigneux des applaudissemens populaires, ce qui lui plai-
sait dans le pouvoir, c'était la lutte, et il mettait toutes ses passions
au service de ses desseins. Dans l'implacable ardeur avec laquelle il
poursuivit les ennemis de la paix publique, on sentait se mêler aux
héroïques colères de l'homme d'état quelque chose de l'âpreté du
banquier et des angoisses du négociant. 11 fut l'homme d'une crise
plutôt que d'un système politique; sa main pesa durement sur la
royauté chaque fois qu'il crut y trouver un obstacle. On aurait dit
qu'il mettait en état de siège tous les pouvoirs en même temps que
toutes les factions. Peu préparé par sa vie antérieure aux spécula-
tions diplomatiques, son esprit dépassait rarement la frontière; mais
lorsqu'il venait à soupçonner qu'on pouvait dédaignera l'étranger le
gouvernement qu'il couvrait de son corps, il ne s'inquiétait plus de
faire courir des chances à la paix, quoiqu'elle fût sa pensée la plus
constante. Il entrait en Belgique en face de la Prusse, il s'emparait
d'Ancône contre l'Autriche, tout prêt à fondre sur l'Europe comme
sur l'émeute. Casimir Périer voulait la paix de toute l'énergie de son
âme, parce que, ministre d'une monarchie, il ne se croyait pas obligé
de faire les afïaires de la république en engageant son pays dans des
entreprises dont l'issue probable aurait été l'établissement d'une dic-
tature démocratique et militaire ; mais il avait en même temps une
idée si haute du service qu'il rendait à l'Europe en imprimant un
cours régulier à la révolution de juillet, qu'il croyait la France en
mesure de vendre la paix plutôt que de l'acheter.
« Les principes que nous professons, disait-il en abordant la tri-
bune après la formation du ministère du 13 mars, et hors desquels
nous ne laisserons aucune autorité s'égarer, sont les principes même
de notre révolution. Or ce principe, ce n'est pas l'insurrection, mais
la résistance à l'agression du pouvoir. On a provoqué la France, on
l'a défiée, elle s'est défendue, et sa victoire est celle du bon droit
indignement outragé. Le respect de la foi jurée, le respect du bon
droit, voilà donc le principe du gouvernement de juillet, voilà le
principe du gouvernement qu'elle a fondé, car elle a fondé un gou-
vernement, et non pas inauguré l'anarchie. Elle n'a pas bouleversé
l'ordre social, elle n'a touché qu'à l'ordre politique. La violence ne
LA MONARCHIE DE 1830. 1075
doit être ni au dedans ni au dehors le caractère de ce gouvernement.
Au dedans tout appel à la force, au dehors toute provocation à l'in-
surrection populaire est une violation de son principe. Voilà la règle
de notre politique intérieure et de notre politique étrangère. A l'in-
térieur, notre devoir est simple : nous n'avons point de grande expé-
rience constitutionnelle à tenter; nos institutions ont été réglées par
la charte de 1830. Nous imposerons aux autorités qui nous secon-
dent l'unité que nous avons voulue pour nous-mêmes. L'accord doit
régner dans toutes les parties de l'administration; le gouvernement
doit être obéi et servi dans le sens de ses desseins. »
Ce programme donnait enfin au gouvernement de 1830 ce qui
lui avait manqué jusqu'alors, un sens précis et nettement déterminé.
Au dedans, il arrêtait la longue anarchie des prétentions administra-
tives et circonscrivait l'action du pouvoir dans la lettre de la consti-
tution; au dehors, il proclamait sans arrière-pensée l'acceptation
de tous les traités qui régissaient, depuis 1815, l'état territorial de
l'Europe. Cette politique avait, sans nul doute, des côtés très faibles
et des lacunes considérables. Elle restait trop systématiquement
en dehors de toutes les idées morales par lesquelles vivent les na-
tions et de toutes les aspirations généreuses par lesquelles elles
grandissent, pour être en mesure de compter sur un long et brillant
avenir. Cependant, au lendemain du sac du 13 février, entre l'in-
surrection de Varsovie et celle de la Romagne, une revendication
aussi nette du principe d'autorité devenait pour la France et pour
le monde un gage précieux et presque inespéré de sécurité. En pro-
nonçant ces paroles, le premier ministre de la monarchie nouvelle
la remettait en communion avec tous les gouvernemens européens;
elle passait officiellement de l'état révolutionnaire à l'état régulier, et
le fait enfantait le droit.
La pensée politique du 13 mars, continuée par le ministère du
11 octobre, fut appliquée dans sa modération intelligente avec une
vigueur qui permit à la France de se montrer aussi résolue dans la
paix qu'elle aurait pu l'être dans la guerre. Un rapide aperçu suffira
pour le constater aux yeux de tous les hommes sincères, aujourd'hui
que les passions ameutées font silence.
IV.
Des trois questions qui ébranlaient si profondément l'Europe lors-
que Casimir Périer prit les affaires, celle de Pologne, encore que la
plus douloureuse , était au fond celle qui pouvait provoquer le
moins d'hésitation. Par la violence imprimée à sa révolution, la Po-
logne semblait avoir elle-même renoncé à provoquer le concours
1076 RE^UE DES DEUX MONDES.
régulier des cabinets. Si, en prodiguant son noble sang, elle avait
su limiter ses espérances dans la sphère des choses possibles, si,
échappant, comme le voulaient ses plus illustres citoyens, à la pres-
sion des sociétés secrètes, elle eût réclamé la sérieuse exécution des
dispositions diplomatiques par lesquelles le bénéfice d'un gouverne-
ment national et distinct lui était garanti, la France, qui subissait les
traités de Vienne dans leurs stipulations les plus onéreuses, n'aurait
pu se refuser à en réclamer l'accomplissement littéral. Sous le coup
des premiers succès de la Pologne, une telle négociation aurait été
d'autant moins impossible, que l'Angleterre aurait puisé le même
droit dans les traités, et que cette puissance eût été stimulée dans
ses réclamations contre la Russie par une rivalité plus vive encore
que la nôtre. Les sympathies universelles de l'Allemagne, très pro-
noncées, après 1830, en faveur de la Pologne, auraient d'ailleurs
servi d'une manière très efficace en ce moment la sainte cause du
bon droit et du malheur. L'insurrection polonaise, dans les limites
où voulait la maintenir Ghlopicki et où la diète elle-même paraissait
d'abord désirer la circonscrire, était en mesure de susciter dans
l'opinion européenne un mouvement assez puissant pour devenir
irrésistible. En isolant, dans cette question, la Russie de la Prusse
et de l'Autriche et en ménageant surtout l'honneur dynastique de la
famille impériale, ce pays était alors en mesure d'imposer le patro-
nage de sa révolution aux deux grands gouvernemens constitution-
nels avec plus d'autorité et probablement avec moins de périls que
la Relgique elle-même; mais, après la déchéance de la maison de
Romanoff, accordée aux clameurs de la démagogie beaucoup plus
qu'à l'intérêt national, aucune intervention régulière n'était désor-
mais possible : il fallait s'engager dans une lutte à mort contre le sys-
tème européen tout entier, et, pour donner une chance incertaine
à la Pologne, courir le risque certain de transformer la monarchie
constitutionnelle de 1830 en une démocratie militaire. Cette monar-
chie devait vouloir la paix, par l'excellente raison que tous ses en-
nemis voulaient la guerre. Pour peu qu'on étudie en effet les griefs
accumulés par l'école républicaine contre le gouvernement de 1830,
on verra qu'ils se réduisent presque toujours à reprocher à ce gou-
vernement de n'avoir point fait ce que cette école aurait estimé très
profitable pour elle-même (1) .
La question italienne, mille fois plus délicate, devait être résolue
par des considérations plus complexes. Les traités de Vienne avaient
fondé l'état politique de la péninsule sur une sorte d'équilibre d'in-
(1) Voyez l'Histoire de dix ans, par M. Louis Blauc, et l'Histoire de huit ans, par
M. Elias Regnault.
LA MONARCHIE DE 1830. 1077
fluence entre la maison d'Autriche et la maison de Bom'bon. Au
royaume lombard-vénitien se trouvait opposé celui des Deux-Siciles,
et une branche de la maison de France était placée à Lucques, avec
future succession à Parme, pour contrebalancer quelque peu l'action
des branches impériales régnant à Florence et à Modène. Sans être
de tout point satisfaisant, cet état de choses ne créait aucun péril
sérieux pour les intérêts français au-delà des Alpes, à la condition
toutefois que le cabinet de Paris maintînt dans une entière et cons-
tante indépendance les deux grands gouvernemens indigènes de la pé-
ninsule. Si l'influence autrichienne dominait à Rome, les premiers
intérêts moraux de la France seraient menacés ; si elle dominait à
Turin, la sécurité de nos frontières serait compromise.
La branche cadette de la maison de Bourbon avait sur ce point les
mêmes devoirs et les mêmes moyens d'action que la branche aînée,
et quelles que fussent les complications révolutionnaires en Italie,
la monarchie de 1830 ne pouvait permettre à l'Autriche d'étendre et
de fortifier des positions déjà si nombreuses dans l'Italie centrale, et
surtout de s'établir dans le nord de la péninsule, sans manquer à
l'un de ses premiers devoirs envers la France. La bourgeoisie peut
bien n'avoir ni le génie de la guerre, ni le goût des conquêtes : c'est
là une disposition d'esprit dont le siècle présent se montre fort em-
pressé à l'absoudre ; mais si, durant sa présence au pouvoir, elle
avait laissé déchoir la France de sa situation antérieure, elle aurait
signé par ce seul fait l'irrémédiable arrêt de sa propre déchéance.
S'il est licite à une génération de ne rien ajouter à l'œuvre des ancê-
tres, elle ne saurait, sous peine de forfaiture, consentir sans résis-
tance à son amoindrissement. L'attitude de la monarchie de 1830
dans les affaires de l'Italie ne provoqua point ce reproche : cette atti-
tude ne manqua ni de fermeté ni de clairvoyance, et les événemens
ne tardèrent pas à le constater. Au lendemain de la révolution de
juillet, le gouvernement français avait proclamé le principe de non-
intervention, doctrine absolue, incapable de résister à l'épreuve des
événemens, et qui, prise au pied de la lettre, aurait été pour la
France une source d'embarras non moins sérieux que pour l'Europe.
Si ce principe faisait en effet nos affaires en Italie, il ne les aurait
faites ni en Espagne, ni en Belgique. En empêchant les Autrichiens
d'intervenir à Modène au printemps de 1831, il nous aurait interdit
d'intervenir nous-mêmes, six mois plus tard, à Bruxelles, pour pro-
téger les Belges contre la victorieuse invasion des Hollandais. Chaque
souveraineté est sans doute parfaitement indépendante en droit pu-
blic, comme en droit privé chaque domicile est sacré. On ne saurait
cependant refuser absolument aux citoyens le droit de pénétrer chez
leurs voisins en cas d'incendie, lorsqu'il est évident que les flammes
1078 REVUE DES DEUX MONDES.
sont sur le point d'atteindre et de dévorer leurs propres demeures;
si l'on intervient en une telle extrémité, ce n'est aucunement pour
préjudicier à autrui, mais pour se défendre soi-même contre un préju-
dice certain. La faculté éventuelle d'intervention n'est donc pas con-
testable en fait, lorsqu'il y a péril imminent pour l'état qui inter-
vient; mais elle demeure subordonnée à la double condition qu'elle
ne deviendra pas pour un tiers une cause de préjudice semblable à
celui qu'on veut éviter pour soi-même, et qu'elle ne se prolongera
jamais au-delà du terme strictement nécessaire. Ces principes fu-
rent appliqués par M. Laffitte, lorsque, modifiant avec sagacité ce
que la doctrine de non-intervention offrait de trop absolu, il divisa
l'Italie par zones politiques, en déclarant nettement que la guerre
deviendrait ou possible, ou probable, ou certaine, selon que l'ac-
tion armée de l'Autriche s'exercerait ou dans les duchés, ou dans
les légations, ou dans les états sardes. Il répugne en effet au bon
sens de mettre sur la même ligne l'occupation momentanée de quel-
ques points du territoire romain et l'établissement d'une armée au-
trichienne à Turin, poussant des avant-postes jusqu'à Ghambéry.
La France pouvait, sous des garanties formelles, tolérer pour quel-
ques mois en Romagne ce qu'elle n'eût pu admettre un seul jour
pour le Piémont sans un danger véritable et sans une profonde at-
teinte à son honneur. L'indépendance absolue de l'état piémontais
est en effet la base de toute politique française en Italie, et nous
sommes en mesure de constater que la dernière monarchie, au mo-
ment même où elle s'engageait le plus étroitement avec les cours
continentales, ne laissa flécliir ce principe dans aucune circonstance,
ni devant aucune insinuation (1).
L'insurrection de 1831 amena l'occupation successive de Modène, de
Parme, de Bologne et d'Ancône. Au mois de mars, les Autrichiens pas-
sèrent le Pô pour arrêter un mouvement qui, laissé à lui-même, aurait
en quelques semaines enlevé à la cour de Vienne son dernier coin de
terre en Italie; mais à cette occupation que justifiait l'imminence du
péril correspondirent des assurances simultanées d'une prompte éva-
cuation. Le 17 juillet de la même année, les troupes autrichiennes
quittaient en effet les états du pape, conformément aux engage-
mens pris avec la France. Si une seconde insurrection les ramena
quelques mois plus tard à Bologne, aux instantes prières du gouver-
nement pontifical, personne ne peut avoir oublié que cette interven*
(1) Voyez spécialement, dans les remarquables études de M. le comte d'Haussonville,
publiées ici même, sur la Politique extérieure de la monarchie de 1830, les dépêches de
M. le duc de Broglie, ministre des affaires étrangères, du 6 novembre et 7 décembre 1833,
et celle de M. le comte de Saint- Aulaire, ambassadeur à Vienne, en date du 20 novembre.
(Livraisons du l^ mai 1849 et du 15 février 1850.)
LA MONARCHIE DE 1830. 1079
tion nouvelle provoqua l'audacieuse occupation d'Âncône par une
division française. Entrer de nuit dans une place de guerre en en
brisant les portes à coups de hache, c'était faire une diplomatie dont
les moindres défauts étaient à coup sûr la complaisance et la fai-
blesse. Durant sept ans, la France, maîtresse de la plus, redoutable
position de l'Italie, contint et troubla profondément l'Autriche. Avant
que le drapeau tricolore cessât de flotter sur les rives de l'Adriati-
que, les Autrichiens avaient évacué tous les points qu'ils occupaient
en dehors de leur propre territoire, et la France, ainsi mise en de-
meure, était contrainte ou de se retirer elle-même ou de déchirer les
traités. Avec quelque sévérité qu'ait été appréciée l'évacuation d'An-
cône, opérée en .1838 par le ministère du 15 avril, il est impossible
de méconnaître qu'elle ne fût la conséquence absolue de conventions
formelles dont le cabinet de Vienne ne réclama l'accomplissement
qu'après une complète et préalable exécution des engagemens pris
par lui-même. Refuser de retirer les troupes françaises du cœur de
l'Italie au mépris d'une stipulation écrite, afin de s'y réserver une
grande position militaire et une puissante action politique, c'était
substituer à la politique des traités celle des convenances, et dé-
truire par sa base l'œuvre du 13 mars, dont tous les cabinets conser-
vateurs acceptaient l'héritage; c'était faire ce que n'a pas depuis
tenté la république, et le demander à une monarchie pacifique, c'était
réclamer des ministres de 1830 ce qu'on n'a point exigé des minis-
tres de 18/i8. Le cabinet du 15 avril n'était pas plus obligé que le
gouvernement provisoire de servir la révolution italienne.
En appréciant d'ailleurs les actes par leurs résultats, comment mé-
connaître les heureux effets de la politique suivie en Italie pendant
le cours des dix-huit années? Si Grégoire XYI ne réalisa qu'incom-
plètement, par ses édits du 5 octobre et du 8 novembre 1831, les
réformes que lui conseilla la France dans un document solennel, il
était écrit que toutes ces réformes seraient bientôt accomplies et dé-
passées, comme pour déplacer tous les torts, en les transportant
du souverain aux sujets. Les généreux essais du successur de Gré-
goire sortirent d'une inspiration toute française. Pie IX valait pour
nous deux cent mille hommes au-delà des Alpes, et son avènement
consomma pour la France la conquête morale de l'Italie. Au moment
où tomba la monarchie de 1830, elle voyait des institutions calquées
sur les siennes établies à Turin, à Florence, à Naples, et prêtes à
s'essayer là même où elles étaient d'une application impossible; l'Au-
triche était traquée sur tous les points de la péninsule, et la fortune
de la France semblait lui préparer entre l'ordre ancien et l'ordre nou-
veau, entre les institutions décrépites et les périls révolutionnaires,
un rôle de salutaire et suprême médiation. Les populations italiennes
1080 REVUE DES DEUX MONDES.
l'imploraient contre les soldats du maréchal Radetzky, les cabinets
contre les trames de lord Minto. La paix avait fait dépasser à la France
les plus brillantes perspectives de la guerre, et sa pensée politique
avait vaincu sans combat.
Dans la principale négociation entamée et si longtemps suivie par
la France pour la conduite des affaires belges, le gouvernement de
1830 peut, avec une confiance égale, défier la controverse et arguer
des résultats. La France de juillet, profitant de la révolution consom-
mée à Bruxelles, avait déclaré qu'elle couvrirait la nationalité belge,
et que, si elle renonçait à une extension de son propre territoire, elle
ne permettrait à aucun prix le rétablissement de l'ancien royaume
des Pays-Bas, élevé contre nous au jour de nos désastres. C'était
imposer à l'Europe, sous la menace de la guerre, l'exclusion d'une
dynastie encore désirée même en Belgique par un parti fort nom-
breux, et qui tenait par les liens les plus intimes aux trois maisons
de Prusse, de Russie et d'Angleterre; c'était exiger de plus, aux lieu
et place de la barrière élevée avec tant d'art par les négociateurs de
1815, l'érection d'un état faible, satellite obligé de la France, par-
lant sa langue, vivant de sa foi, s'inspirant de sa pensée, régi par les
mêmes institutions, et manifestement appelé, en cas de collision
européenne, à lui remettre les clefs des places formidables con-
struites contre elle-même.
De tels avantages égalaient ceux qu'en d'autres temps on aurait
pu se promettre d'une guerre heureuse. Ont-ils donc perdu leur prix
parce qu'ils ont été conquis et sanctionnés par la paix? La Belgique,
liée à la France par une jeune dynastie qu'une sainte princesse avait
faite française, n'a-t-elle pas gravité durant dix-huit ans dans notre
sphère politique? N'était-elle pas, au nord, l' avant-garde du système
constitutionnel dont la France était l'âme, et sa neutralité sympa-
thique n'était-elle pas pour les éventualités de l'avenir le gage de la
sécurité de nos propres frontières? Enfin ne s'était-elle pas liée à
nous par deux conventions commerciales dont il est juste de recon-
naître que la France a plus profité qu'elle-même? Si jamais combi-
naison politiq^ue était en voie de répondre pour l'avenir aux espé-
rances conçues, c'était assurément l'érection de cette libre et sage
monarchie qui survit à celle qui l'enfanta, comme un honorable et
consolant souvenir. Que si des résultats politiques amenés par cette
combinaison elle-même on passe aux détails des longues négociations
dont elle sortit, il faudra bien reconnaître que l'intérêt de la Belgique
triompha de celui de la Hollande dans la plupart des transactions qui
s'échelonnent durant une période de six années, depuis les bases de
séparation et le traité du 15 novembre 1831 jusqu'à l'acte définitif
signé, le 19 avril 1839, entre les plénipotentiaires belges et néerlan-
LA MONARCHIE DE 1830. 1081
dais. Ceci a pu être méconnu dans l'ardeur et l'iniquité des luttes
parlementaires, mais la vérité demeure acquise à l'histoire. Les
Belges se sont plaints beaucoup, c'était peut-être leur droit; nos tri-
buns leur ont toujours donné raison, c'était certainement leur mé-
tier; mais, en dernière analyse, sur quelles bases s'est opérée la dis-
solution de cette communauté, qui soulevait tant de problèmes?
Quel a été le résultat définitif de l'intérêt si chaleureux témoigné à
la maison de Nassau par les principales dynasties de l'Europe? La
Hollande, à laquelle les anciennes provinces autrichiennes des Pays-
Bas avaient été attribuées en 1814, en échange de ses plus floris-
santes colonies, a perdu la totalité de ce riche territoire, et, relative-
ment à l'état territorial existant en 1790, elle n'a reçu que quelques
accroissemens sans importance dans le Limbourg. La Belgique a
conservé la majeure partie du Luxembourg, province de la confédé-
ration germanique attribuée en 1815 à la maison de Nassau à titre
de souveraineté particulière, en échange des quatre principautés
nassauviennes cédées à la Prusse. Elle a obtenu de plus l'ancienne
principauté ecclésiastique de Liège, à laquelle elle n'avait aucun
droit, en partant de l'état antérieur à la révolution française. Enfin,
pour prix de l'acquittement d'une portion de la dette hollandaise,
la Belgique a reçu, sur le territoire et sur les eaux intérieures de la
Hollande et dans ses colonies, des droits destinés à maintenir à son
profit une grande partie des avantages attachés pour elle à l'établis-
sement de l'ancien royaume des Pays-Bas.
A qui donc est demeuré le succès dans le cours de ces laborieuses
négociations, interrompues par l'invasion hollandaise et l'anéantisse-
ment de presque toutes les forces militaires de la Belgique? Quoique
ce pays, brusquement surpris par l'ennemi, n'ait dû son salut qu'à
l'entrée d'une armée française, décidée et accomplie en vingt-quatre
heures; quoique depuis cette funeste journée il ait vécu sous les per-
pétuelles menaces de la Hollande et par la protection de nos baïon-
nettes, a-t-il, dans la conférence de Londres, vu disparaître ses
avantages dans la proportion de ses échecs? Que l'on compare les
bases de séparation des 20 et 27 janvier 1831 acceptées sans observa-
tions par M. Laffîtte et le traité du 15 novembre 1831 négocié sous
l'administration de M. Casimir Périer, et l'on verra tout ce que la
Belgique avait gagné, malgré les malheurs de ses armes et les impru-
dences de sa tribune, par le persistant patronage du pouvoir éner-
gique et réparateur qui rassurait l'Europe depuis la date du 13 mars.
Accuser de timidité le gouvernement qui, au mois d'août 1831, lan-
çait une armée en Belgique sans consulter ses alliés, et qui la renvoyait
l'année suivante pour opérer le siège d'Anvers; accuser d'impuis-
sance le cabinet qui assura à la Belgique une situation assez favo-
1082 BEVUE DES DEUX MONDES.
rable pour que la Hollande persistât sept années à refuser d'accéder
aux vingt-quatre articles, et pour qu'elle ne s'y décidât en 1838 que
sous le coup d'une ruine imminente, — c'est assurément faire preuvej
ou de beaucoup de mauvaise foi, ou de beaucoup d'ignorance. Et;
lorsqu'on songe à la carrière diplomatique que la Providence gar-
dait aux hommes desquels émanaient alors ces reproches, on céde-
rait vraiment à la tentation de les écraser sous ce contraste, si la penr
sée de leurs malheurs ne devait les protéger contre le souvenir de
leurs injustices.
La résolution au service d'une pensée pacifique et l'audace dans
la modération, tel fut le caractère constant de la politique d'un mi-
nistre qui, sans avoir ni l'instinct ni la mission des grandes choses,
eut du moins l'inappréciable fortune de préserver son pays de grandes
calamités. La même inspiration qui jetait une armée française en
Belgique pour y prévenir un incendie européen, et qui plaçait le dra-
peau de la France à Ancône pour contenir l'Autriche sans l'attaquer,
amenait sa flotte à forcer à coups de canon la barre du Tage. En Por-
tugal, comme en Italie, la France imposait l'observation du droit
des gens et des traités, sans dépasser même contre dom Miguel, mal-
gré les incitations violentes de l'opposition, la mesure commandée
par le respect des nationalités étrangères et des gouvernemens indé-
pendans.
Mais c'était surtout dans l'administration intérieure que cette po-
litique se déployait avec une fière rudesse. Toujours renfermé dans
la légalité constitutionnelle, sachant demander néanmoins à la répres-
sion et à la loi tout ce qu'elles pouvaient donner, Casimir Périer ren-
voyait enfin aux perturbateurs du repos public la terreur qu'ils avaient
si longtemps inspirée à la France. A Lyon, il mitraillait l'émeute qu'a-
vait laissée grandir la complaisance d'une administration inspirée par
l'esprit du cabinet précédent; à Paris, il jetait résolument sa démis-
sion à la chambre qui, dans la nomination de son bureau, avait paru
hésiter entre lui et M. Laffitte; puis, sur l'annonce de l'entrée du
prince d'Orange en Belgique, il reprenait spontanément son porte-
feuille, et conquérait, par ce double témoignage de désintéressement
et d'énergie, une indestructible majorité. C'était là le gouvernement
représentatif dans sa vérité et dans sa grandeur, tel que les deux
Pitt l'ont montré à l'Angleterre, et tel qu'il nous est donné de l'y
revoir encore lorsqu'un péril public y surexcite le sentiment natio-
nal. Casimir Périer conquit l'opinion à sa pensée politique comme il
avait reconquis le territoire à l'ordre et à la loi : il ne prit des armes
que dans la constitution, mais il n'hésita pas à en faire un usage par-
fois terrible, ne redoutant point les haines et paraissant quelquefois
les rechercher. S'il mourut à la peine, il mourut vainqueur, mépri-
LA MONARCHIE DE 1830. 1083
sant dans le cours de sa lente agonie les clameurs d'une tribune qu'il
avait su dompter moins par sa parole que par ses actes, quoique les
niais y vinssent opiniâtrement faire la courte échelle aux factieux.
Aux violences de la presse et aux prédications incendiaires, il opposa
la loi sur les crieurs publics et l'action des tribunaux; aux déclama-
tions parlementaires, il opposa de grossières et perpétuelles contra-
dictions entre les discours et la conduite; il montra l'opposition con-
damnée par le sentiment public à professer le respect de la paix/,
lorsqu'elle réclamait chaque jour des mesures dont la guerre était
la manifeste conséquence, et son brusque bon sens plaça des ad-
versaires plus habiles, mais moins convaincus que lui-même, dans
l'alterriative de nier le but auquel ils tendaient pour ne pas alarmer
le pays, ou de le confesser audacieusement avec la certitude de pro-
voquer contre eux une réaction universelle.
Lorsqu'au mois de mai 1832, Casimir Périer mourut épuisé de
colère et de lutte, la monarchie de la branche cadette était fondée,
et la bourgeoisie française avait enfin pris possession incontestée de
cette puissance publique à laquelle elle aspirait avec une ardeur si
impatiente depuis la première assemblée des notables. Tenant l'an-
cienne aristocratie pour anéantie et la démocratie pour impuissante,
en pleine jouissance des formes politiques proclamées par elle comme
les meilleures, la bourgeoisie n'allait plus avoir à combattre que
contre elle-même, car l'opposition parlementaire représentait en réa-
lité les mêmes intérêts sociaux que ceux de l'opinion dominante, et il
n'y avait guère de différence entre l'éducation du parti conservateur
et celle du parti qui aspirait alors à la dénomination de progressiste.
Ici s'ouvrait donc une phase toute nouvelle dans l'existence politique
de cette classe puissante et nombreuse. La bourgeoisie allait exercer
le pouvoir avec les habitudes d'esprit que le scepticisme philoso-
phique avait imprimées à la génération antérieure, et que l'ère révo-
lutionnaire avait renforcées pour la génération présente; elle allait
tenter l'établissement d'un gouvernement libre sans croyances reli-
gieuses, sans traditions domestiques, sans indépendance person-
nelle, et aborder la vie pubhque sous l'influence des vanités jalouses
qui, chez ses chefs même les plus illustres, s'élevaient rarement jus-
qu'à la hauteur de l'ambition. A défaut d'ennemis, elle allait ren-
contrer devant elle ses propres faiblesses, épreuve nouvelle dont nous
aurons à retracer les phases diverses et les périlleuses difficultés.
Louis DE Carné.
UN ROMAN PROTESTANT
UN ROMAN CATHOLIQUE
EN ANGLETERRE.
Villette, by Currer Bell. ' — Lady-Bird, by lady Georgiana Fullerton. ■
Un critique anglais d'nn goût très délicat, sir James Mackintosh,
observait, il y a longtemps, qu'une des influences les plus intéres-
santes du roman a été d'ouvrir au génie des femmes une sphère éle-
vée dans la littérature. Gomme les romans sont lus surtout par les
femmes, il paraît d'abord fort juste qu'elles fassent un peu, pour leur
part, les frais de ce genre d'amusement. D'ailleurs les femmes sen-
tent beaucoup, ou observent beaucoup : nous sommes les prétextes
de leurs passions, ou nous leur donnons la comédie; or la sensibilité
et l'observation sont les deux principales qualités du romancier.
Enfin les femmes qui ont de l'esprit s'ennuient immensément. L'en-
nui est un des grands moteurs des actions humaines; l'ennui fait
souvent les héros. Mais que peuvent faire les femmes qui ont de l'es-
prit, qui ont connu la passion, qui ont observé et qui s'ennuient?
Et que faire en un gîte à moins que l'on ne songe?
Écrire un roman est une assez agréable songerie. Il n'est donc
point surprenant de voir aujourd'hui les femmes s'emparer du ro-
(1) 3 vol. London, Smith, Elder et C», 63, Cornliill.
(2) 2 vol. in-18, Paris, Reinwald, rue des Saints-Pères, 15.
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1085
man, et y régner en plus grand nombre au moins, sinon avec plus
d'éclat, qu'aux jours de M"" Scudéry et de M™'= de La Fayette.
Voici, par exemple, deux œuvres remarquables qui viennent de
paraître en même temps à Londres, Villette et Lady-Bird. Elles ont
pour auteurs deux femmes qui se sont placées depuis plusieurs an-
nées au premier rang parmi celles qui écrivent des romans : l'une,
la mère de Villette, se cache sous le pseudonyme de Gurrer Bell;
est-il trop indiscret de l'appeler une fois en public par son nom,
missBronty? L'autre, lady Georgiana Fullerton, fdle du comte Gran-
ville, qui a occupé si longtemps à Paris l'ambassade d'Angleterre,
était bien connue de la société en France avant d'avoir attaché à son
nom la célébrité littéraire. Gurrer Bell est l'auteur de Jane Eyre et
deShii'ley, dont nous avonsTendu compte ici même; les œuvres an-
térieures de lady Fullerton sont Ellen Middleton et Grantley Manor,
qui ont été traduits en français. Ges deux romans, Villette, Lady-
Bird, sont donc chacun le troisième ouvrage de dames dont les pro-
ductions méritent d'éveiller la curiosité; c'est là tout ce qu'ils ont de
commun.
Il ne saurait y avoir en effet de plus complet et de plus piquant
contraste que celui que présentent Villette et Lady-Bird, le talent
de Gurrer Bell et le talent de lady Fullerton. Le contraste est partout,
dans le fonds et les situations des deux romans, dans la manière,
le style, l'esprit et les tendances des deux écrivains. Gurrer Bell
affecte de placer ses romans dans la vie bourgeoise, elle recherche
les réalités arides et grises de la vie, elle retrace les accidens des
existences mal loties, médiocres, laborieuses; c'est un romancier des
classes moyennes. Sans y mettre de prétention, lady Fullerton prend
ses héros et promène ses aventures dans les régions élevées et bril-
lantes de la société; elle reste, malgré le but religieux qu'elle pour-
suit, un romancier de high life. La manière de Gurrer Bell est âpre,
tourmentée, un peu sauvage; l'auteur de Villette est minutieux dans
les détails, quoique brusque et fantasque dans la façon dont il les
groupe; son récit est haché, les scènes de son drame sont- disposées
avec une habileté qui se déguise sous le dédain du lieu commun
et du convenu, et par l'art des combinaisons, des contrastes, il sait
répandre sur les accidens les plus vulgaires de la vie réelle une cou-
leur étrange et romanesque. Lady Fullerton n'a aucune de ces sin-
gularités préméditées, aucun de ces parti-pris; elle ne court pas
après des effets nouveaux; elle se laisse aller sans effort au cou-
rant d'une imagination facile et gracieuse, échauffée d'une sensibilité
expansive. Gurrer Bell a la phrase brisée, capricieuse; sa langue,
suivant le mot anglais, est plus idiomatiqve, c'est-à-dire plus saxonne
par les mots et les tournures. Lady Fullerton a la période unie, bar-
1086 REVUE DES DEUX MONDES.
monieuse et coulante ; sa langue et sa phrase se rapprochent da-
vantage du génie français. La différence est plus saisissante encore
dans la nature et les tendances morales de ces deux femmes dis-
tinguées. Gurrer Bell a un mélange d'ardeur contenue et d'ironie,
une sorte de force virile; les luttes où elle se plaît sont celles où
l'individu abandonné à lui-même, seul, n'a pour se défendre que son
énergie intime; elle ne raconte que les combats de la volonté et les
victoires de la liberté; elle prêche avec un orgueil de Titan la force
morale de l'âme humaine; il y a dans ses livres la vigueur et l'origi-
nalité, jamais les larmes; elle étonne, elle intéresse, mais elle n'at-
tendrit pas; elle est protestante jusqu'à la dernière fibre du cœur.
Lady Fullerton est au contraire une âme féminine; elle est de celles
qui ont été transpercées par le glaive des tendresses religieuses,
cujus animani gementem pertransivii gladius. Elle connaît, on le voit
bien au charme avec lequel elle sait les peindre, les curiosités fié-
vreuses de la jeunesse et de la beauté qui aspirent en un seul désir
tous les enchantemens de la vie, et ces novices ambitions de l'âme
qui croit pouvoir conquérir ici-bas le bonheur; mais elle ne raconte
que les catastrophes tragiques de la présomption humaine : elle hu-
milie et attendrit l'orgueil, la volonté et la liberté de l'homme sous
la main de Dieu, pour relever l'homme par la religion ; les héros
superbes de ses romans, elle les brise par le malheur, elle les trans-
forme par l'aveu de leur erreur et le repentir; elle est, sans affecta-
tion et sans bigoterie, toute pénétrée de la grâce du prosélytisme
catholique.
On va suivre ce contraste dans l'analyse des deux romans. Je
commence par Villette et par Gurrer Bell.
I.
On est dans une petite ville d'Angleterre. L'héroïne de Villette,
Lucy Snowe, est venue passer quelques mois chez sa marraine,
M"" Bretton. Lucy Snowe est une jeune fille silencieuse, qui couve
en dedans ses impressions. Elle aime la calme maison de sa mar-
raine : vastes et paisibles appartemens, meubles bien en ordre et bien
tenus, grandes fenêti-es aux vitres claires et luisantes, un balcon qui
s'ouvre sur une belle rue antique, sans bruits, et dont le pavé a ce
lustre particulier de propreté qui fait qu'à voir les rues des petites
villes, on croirait qu'il y règne un perpétuel dimanche. M""= Bretton
est une veuve aisée, une matrone toujours bonne et encore fraîche
et belle; son fils unique, Graham Bretton, est un grand, robuste et
jovial garçon qui est en train de terminer ses études. Lucy Snowe
vient deux fois par an chez sa marraine, et c'est pour elle un temps
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1087
de fête, quoiqu'il soit visible à sa modeste réserve qu'elle se sent là
dans un milieu plus élevé que sa condition ordinaire. Ce tranquille
intérieur reçoit un beau jour une nouvelle hôtesse. Un M. Home, qui
a récemment perdu sa femme, une femme dissipée, folle de plaisirs,
et qui va partir pour un voyage, vient confier sa petite fille à son
amie. M""* Bretton. Curieux et intéressant petit être, cette enfant!
— Comment vous appelle-t-on?
— Missy.
— Mais vous avez un autre nom?
— Papa m'appelle Polly.
PoUy est une petite enfant jolie, délicate, frêle, une miniature.
Elle a un sérieux d'intelligence et de manières et une précocité de
sentiment qui amusent et qui touchent. C'est une charmante poupée
sentimentale, avec des airs de petite femme. Elle aime passionné-
ment son père, et l'on croit qu'elle ne se consolera jamais de son
départ; mais peu à peu elle reporte sur John Graham le trésor d'af-
fection et de sensibilité qui échauffe son petit cœur. Elle sert de jou-
jou à l'écolier rieur, qui la lutine et qui la caresse. Graham l'enlève
comme une plume, la fait pirouetter ou la balance au-dessus de sa
tête; Graham lui prête ses livres illustrés et lui fait réciter des vers;
Graham la fait monter sur son poney. Polly a mille gentilles sollici-
tudes pour Graham, auxquelles souvent l'insouciant garçon ne prend
pas garde; alors Polly est malheureuse, et, quand Graham tra-
vaille le soir au salon, elle se blottit à ses pieds comme un épa-
gneul, épiant un regard sans l'obtenir. Enfin, lorsque M. Home
vient enlever sa fille pour la conduire sur le continent, la douleur
de Polly, plus contenue, n'est pas moins vive au fond que lorsqu'on
l'a amenée dans cette maison, qui n'est plus pour elle étrangère.
Lucy Snov^^e a vu et compris seule peut-être ces scènes de senti-
mentalité enfantine. Elle n'y joue d'autre rôle que de consoler cette
singulière et gracieuse Polly; mais ces souvenirs restent dans sa
mémoire comme les plus frais tableaux de son enfance, et c'est par-
là qu'elle commence son récit, car Villette, comme la Jane Eyre du
même auteur, est une autobiographie.
Huit années après, Lucy Snowe entre dans les épreuves de la vie.
Par un accident qu'elle n'explique pas, elle se trouve réduite à se
suffire à elle-même. Elle est seule depuis longtemps; des circon-
stances indépendantes de sa volonté ont interrompu ses relations
avec M"" Bretton. Elle a d'ailleurs entendu dire que M"*' Bretton et
son fils, qui a pris une profession libérale, ont quitté leur petite
ville pour Londres. Dans sa pénurie, Lucy Snowe est forcée d'accep-
ter une place de demoiselle de compagnie ou plutôt de garde-malade
auprès d'une riche vieille fille. C'est une triste existence que mène
1088 REVUE DES DEUX MONDES.
là Lucy, attelée à la vieille demoiselle souffrante et maniaque. Une
nuit, la malade sembla comprendre ce qu'il y avait de cruel et de
misérable dans la vie de la jeune fille qu'elle faisait esclave de ses
maux : elle en eut comme un repentir et promit à Lucy d'assurer
son avenir; mais le lendemain la malade fut trouvée morte dans
son lit. Lucy resta sans place, et pour toutes ressources avec quinze
guinées, montant de ses économies. Sans parens, sans amis, que
faire? Lucy a d'abord l'idée d'aller chercher fortune à Londres. Ar-
rivée dans la grande ville, étourdie du mouvement et du bruit de
la Cité, où elle est descendue, une pensée plus audacieuse lui traverse
l'esprit. Elle a entendu dire que, sur le continent, les familles riches
prennent des bonnes anglaises pour apprendre l'anglais à leurs
enfans; Lucy ne sait que sa langue; n'importe, elle arrête sa place
sur un paquebot et se jette dans l'inconnu, confiant sa vie au hasard.
Il y a du sang de Robinson Crusoé chez tous les Anglais.
Où va Lucy Snowe? à Bouemarine : c'est le nom que Gurrer Bell
donne à Ostende. Elle appelle la Belgique Labassecour, les Belges
Labassecouriens, et Bruxelles Villette, genre de plaisanterie d'un
goût très contestable, mais accepté en Angleterre. Il faudrait passer
sur la traversée de Lucy et sur les premiers incidens de son arrivée,
si elle ne faisait sur le paquebot une rencontre qui se lie à la suite
du roman. C'est une jeune fille qui voyage seule, comme Lucy,
M"* Ginevra Fanshawe, jolie étourdie de dix-sept ans, type assez
vrai. Parmi les jeunes Anglaises qui courent le continent, il y a beau-
coup de ces Ginevras. Les jeunes Anglaises de moyenne condition
qui viennent vivre parmi nous font parfois un singulier mélange de
la liberté que les mœurs accordent aux jeunes filles en Angleterre
et des amusemens qu'off"re le continent; Ginevra en est un exemple.
Elle appartient à une famille qui, sans fortune, mène grand train
à Londres, et qui cherche à bien marier ses filles sans les doter.
Un oncle, homme du monde, M. de Bassompierre, s'est chargé de
pourvoir à l'éducation de Ginevra. La jeune évaporée a été déjà
dans je ne sais combien de maisons d'éducation étrangères. Elle a
tour à tour passé par la France, l'Allemagne, la Belgique. « Avec
tout cela, je ne sais rien, dit-elle à Lucy Snowe avec sa légèreté
ingénue, rien au monde : je joue du piano et je danse bien, voilà,
tout; ah ! je parle l'allemand et le français, mais j'écris si mal l'an-
glais! Par-dessus le marché, j'ai oublié ma religion. On m'appelle
protestante, vous savez, mais je ne suis pas sûre de l'être. Je ne
sais pas bien quelle est la différence entre le catholicisme et le pro-
testantisme; mais je m'en moque. J'étais luthérienne à Bonn, — la
chère ville, la charmante ville ! — où il y a tant de beaux étudians.
Toutes les jolies filles dans notre pensionnat avaient leurs admira-
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1089
leurs. Ils savaient les heures où nous sortions, et à la promenade,
quand ils passaient près de nous : Schônes Màdchen, disaient-ils.
J'étais excessivement heureuse à Bonn ! » Ginevra retourne, moitié
plaisantant et moitié maugréant, dans son nouveau pensionnat à
Villette. «Le pensionnat est affreux, dit-elle; mais il y a quelques
familles anglaises distinguées à Villette, et je sors tous les dimanches.
J'envoie les maîtresses et les professeurs au diable (vous savez, ça
ne se dit pas en anglais; mais en français ça fait très bien). » Elle ne
rêve que bals, soirées, grand monde et amoureux. Parmi son babil,
elle dit à Lucy Snovve qu'une dame de Villette, M™^ Beck, cherchait
dernièrement une bonne anglaise pour ses filles. Lucy Snowe a re-
tenu ce nom ; à son arrivée à Villette, elle va frapper à la porte de
M"" Beck, où elle est admise.
C'est ici que le roman commence véritablement. La maison de
M™^ Beck, qui tient un des premiers pensionnats de la ville, en est le
théâtre. Quel monde que ce pensionnat! Je n'aurais pointera, avant
de lire le roman de Currer Bell, qu'il fût possible d'intéresser pen-
dant plusieurs heures avec des salles d'étude et leur affreux parfum
de papier et d'encre, des dortoirs de pensionnaires et un jardin de
récréation pour fond de tableau, avec des sous-maîtresses et des pro-
fesseurs de littérature pour personnages.
Il faut d'abord se bien représenter le monde où vient tomber la
jeune et pauvre Anglaise, et où va se développer son âme et se heurter
son caractère. Le premier personnage de la maison est naturellement
M"° Beck : une veuve encore d'âge à prétention et de figure ave-
nante, avec des qualités de gouvernement qui en feraient une parfaite
abbesse; douce et ferme, pleine de ménagemens, de réserve et de
politique; rompue à cette diplomatie de directrice de jeunes filles qui
subordonne l'éducation des enfans qui lui sont confiées aux goûts,
aux préjugés, aux vanités des parens; vigilante et discrète, ayant
l'œil ouvert pour tout voir, l'oreille tendue pour tout écouter, le gé-
nie du mystère pour tout voiler; partout invisible et présente, appa-
raissant toujours aux momens délicats en glissant sur ses pantoufles
enchantées de la magie du silence; épiant sans cesse et ne heurtant
jamais, enveloppant et liant ses sous-maîtresses de sa surveillance,
en leur laissant les apparences de la liberté. A côté de M"^ Beck est
un de ces personnages à moitié disgracieux, attrayans à demi, à
contrastes et à surprises comme les aime Currer Bell : c'est Paul Car-
los Emmanuel, Monsieur, comme on l'appelle avec terreur ou avec
respect dans la maison. Monsieur est le cousin de madame; il est le
ministre de l'instruction publique dans le gouvernement de M"" Beck,
un vrai despote. Napoléon maître d'étude. C'est un petit homme de
quarante ans, au front large et blême, carrément dessiné par ses che-
TOUE I. 70
1090 RE^CE DES DEUX MONDES.
veux ras, à la joue amaigrie, au regard vif et plongeant, aux allures
brusques et dominatrices : nature de travail, de lutte, éclatant de feu
sous sa rude écorce, dont l'abord provoque à la révolte, et dont l'as-
cendant s'impose. Parmi les pensionnaires de M""* Beck, Lucy Snowe
retrouve sa connaissance du paquebot, la jolie et folle Ginevra Fana-
hawe. Lucy Snowe est la confidente amusée et grondeuse des caquets
et des amourettes de la mondaine pensionnaire : la coquette a deux
amans, un Anglais, bon et beau jeune homme, qui la protège de ses
sollicitudes, mais qu'elle n'aime pas parce qu'il n'est pas noble, qu'il
est médecin et s'appelle le docteur John tout court; elle lui préfère
un jeune colonel, dandy de Labassecour, qui se nomme le comte du
Hamal, et qui jette à Ginevra, par-dessus les murs du jardin, des
lettres où il appelle Lucy (cune véritable bégueule britannique, brus-
que et rude comme un vieux caporal de grenadiers et revèche comme
une religieuse. » Les vanités étourdies de sa compatriote aident Lucy
à s'acclimater dans le pensionnat de la rue Fossette. Elle a bientôt
appris le français, et M™' Beck la charge de l'enseignement de l'an-
glais, et l'élève à la dignité de sous-maîtresse.
Pendant les premiers mois de son séjour à Villette, Lucy n'a guère
le temps de retomber sur elle-même et de ressentir sa solitude mo-
rale. Elle est occupée de toutes façons : par les travaux qu'elle fait
sur elle-même pour s'instruire, par la nouveauté du petit monde si
extraordinaire pour elle où elle est obligée de vivre, par l'animation
de ces jeunes et jolies têtes qui s'ébattent autour d'elle. Elle observe
avec une curiosité surprise le gouvernement de cette communauté
enfantine et féminine; elle y découvre à mille détails l'influence d'un
esprit religieux tout opposé à celui qui a formé son âme. M. Emma^-
nuel, avec ses brusqueries impérieuses et ses interrogations sou-
daines par lesquelles il semble vouloir fouiller le secret de son cœur
protestant, lui semble représenter le génie du catholicisme domina^-
teur; la vermeille M""" Beck, avec son souriant et discret espionnage,
lui apparaît comme une émanation du génie jésuite. Tout cela étonne,
révolte et intéresse son esprit. Les coquetteries et les intrigues de
Ginevra, les visites d'un des amoureux de M"* Fanshawe, le docteur
John, qui s'introduit comme médecin dans la maison, la mission af-
fectueuse que le docteur John lui donne avec prière de veiller sur la
belle enfant et de la défendre contre ses étourderies, récréent son
imagination. Dans le jardin réservé, tout paré des verdures et des
fleurs de l'été, sous les vieux arbres et les tonnelles de jasmin et de
vignes, le long des allées sablées, qui s'arrêtent aux grands murs
couverts de plantes échevelées, elle promène ses méditations et ses
rêveries; puis sur cette maison, qui a été autrefois un couvent, plane
une légende de nonne voilée qui pique en elle le sentiment du mer-
UN ROMAN PR£>TESTANT ÇJ UN ROMAN CATHOLIQUE. lOOi
v«illeux, car elle a cru entrevoir elle-même une fois le fantôme de
la nonne. Lucy avait eu aussi son succès mondain : dans une fête,
donnée par M"^ Beck, elle a joué un rôle dans un vaudeville aux
applaudissemens d'un public d'élite; mais les vacances arrivent. Tout
ce monde se disperse : Ginevra part pour le midi de la France avec
une famille de touristes; M™^ Beck va aux eaux. Lucy reste seule dans
la maison de la rue Fossette. L'isolement la rejette dans les réflexions
ajoaèi'es sur sa destinée. Elle a peur, elle a froid au cœur; elle s'abat,
elle se désespèare. Ce liéant d'affections, cette sécheresse morale dans
lesquels ses nerfs se déchirent, et son jeune sang fermente, lui don-
nent par momens des fièvres, des délires, des frénésies. C'est une de
ces crises qu'elle décrit de k façon suivante :
« Un scàr, et ce soir-là je n'avais pas le délire, j'étais dans mon bon sens,
— - je me levai, je m'habillai moi-même, faible et chancelante. Je ne pouvais
supporter plus longtemps la soUtude et l'immobilité du long dortoir. Les lits
blancs prenaient des airs de spectres et de fantômes, les couronnes qui les
surmontaient ressemblaient à des têtes de mort énormes desséchées et blan-
chies par le soleiî, — des rêves morts d'un ancien monde et d'une race plus
puissante étaient gelés dans leurs grands orbites ouverts. Ce soir, plus for-
tement que jamais éclatait dans mon âme la conviction que le destin était
de pierre, et l'espérance une fausse idole, — aveugle, insensible, au cœur de
granit. Je sentais aussi que l'épreuve à laquelle Dieu m'avait soumise était
arrivée à sa dernière crise, et devait être renversée par mes mains brûlantes,
faibles, tremblantes qu'elles étaient. 11 pleuvait encore, et le vent soufflait,
mais avec moins de rage, il me semblait, que durant la journée. Le crépus-
cule tombait, et son influence me paraissait compatissante; de la croisée, je
voyais venir les nuages de la nuit, roulant bas comme des drapeaux dont
les plis retombent mollement gonflés; il me semblait qu'à cette heure il y
avait affection et tristesse là-haut dans le ciel pour toute peine soufferte en
bas sur la terre.^ Le poids de mon horrible rêve s'allégea; cette insupportable
pensée de n'être plus aimée, de n'être plus réclamée de personne céda presque
à l'espérance contraire. J'étais sûre que cette espérance brillerait plus claire,
si je sortais de dessous ce toit qui m'étouffait comme le couvercle d'une tombe,
et si j'allais me promener hors de la ville, dans les champs. Couverte d'un
manteau, je sortis. En passant devant une église, les cloches m'arrêtèrent;
elles semblaient m'inviter au salut, et j'entrai. Un rite solennel, le spectacle
de tout culte sincère, un appel quelconque à Dieu, venaient à moi en cet in-
stant comme la nourriture à ira affamé. Je m'agenouillai avec les autres sur
la pierre. C'était une vieille égUse dont la lumière du soir, filtrée par les
vitraux, empourprait les ombres.
« Il y avait peu de fidèles assemblés, et quand le salut fut fini, la plupart
s'en allèrent. Je m'aperçus bientôt que les autres restaient pour se confesser.
Je ne bougeai pas. Les portes de l'église furent soigneusement fermées, un
saint repos descendit sur nous, et une ombre solennelle nous entoura. Après
un moment de recueillement et de prière, une pénitente s'approcha du con-
1092 REVUE DES DEUX MONDES.
fessional. J'observais. Elle murmura son aveu, elle revint consolée. Une autre
entra, puis une autre. Une dame pâle, agenouillée près de moi, me dit à voix
basse et avec douceur : — Allez maintenant, je ne suis pas encore prête.
« lyiachinalement obéissante, je me levai et j'allai. Je savais ce que j'étais
sur le point de faire; ma pensée, rapide comme l'éclair, en vit la portée. Cette
action ne pouvait me rendre plus malheureuse, elle pouvait me soulager.
« Le prêtre dans le confessional ne tourna pas ses yeux sur moi, seulement
il inclina son oreille vers mes lèvres. Ce pouvait être un brave homme, mais
ce devoir était devenu pour lui une sorte de forme, il l'accomplissait avec le
flegme de l'habitude. J'hésitai, j'ignorais les formules de la confession. Au
lieu de commencer par le prélude ordinaire, je dis : — Mon père, je suis pro-
testante.
« Il se retourna droit vers moi. Ce n'était pas un prêtre du pays. Ceux-là
ont presque toujours quelque chose de bas dans la physionomie. Je vis à son
profil et à son front qu'il était Français. Quoique gris de cheveux et avancé
en âge, il ne manquait, me semblait-il, ni de sensibilité ni d'intelligence. Il
me demanda avec bienveillance pourquoi, étant protestante, je venais à lui.
« Je lui dis que je périssais faute d'un mot d'avis et d'un accent de consola-
tion. J'avais vécu quelques semaines presque seule; j'avais été malade; j'avais
eu un poids d'affliction sur l'âme dont je ne pouvais plus supporter l'accable-
ment.
« — Est-ce un péché, un crime? demanda-t-il en sursaut.
« Je le rassurai sur ce point, et je lui montrai aussi bien que je pus ce que
mon âme avait éprouvé.
« Il paraissait assiégé de pensées, surpris, embarrassé.
« — Vous me prenez à l'improviste, dit-il; je n'ai jamais eu à considérer de
situation comme la vôtre. Dans les cas ordinaires, nous savons notre routine
et nous sommes préparés; mais ceci fait une grande brèche dans la voie ha-
bituelle de la confession. Je n'ai pas d'avis prêt pour cette circonstance.
« Je m'attendais à cela; mais le simple soulagement d'avoir pu m'épancher
dans une oreille humaine et sensible, d'avoir pu répandre au dehors une por-
tion de la peine depuis si longtemps accumulée et fermentée dans un cœur
où elle ne pourrait plus se refouler, m'avait fait du bien. J'étais déjà consolée.
« — Dois-je m'en aller, mon père? lui demandai-je, le voyant silencieux.
« — Ma fille, me dit-il avec douceur (et je suis sûre que c'était une âme
tendre, il avait la compassion dans le regard), pour le moment, il vaut mieux
que vous alliez; mais je vous assure que vos paroles m'ont frappé. La con-
fession, comme toute chose, est exposée à devenir une formalité triviale.
Vous êtes venue et vous avez répandu votre cœur, chose rare. Je voudrais ré-
fléchir à votre position et la méditer dans la prière. Si vous étiez de notre foi,
je saurais ce que j'aurais à vous dire. Une âme si agitée ne peut trouver le
repos qu'au sein de la retraite et dans les pratiques ponctuelles de la piété.
Les saints ont conduit dans la voie de la perfection des âmes comme la vôtre
par la pénitence, le renoncement de soi et les bonnes œuvres. Les larmes
leur sont données ici-bas pour nourriture et pour breuvage, le pain et l'eau de
l'affliction. Leur récompense est après cette vie. Je suis convaincu que les
impressions qui vous torturent sont des messagers de Dieu pour vous rame-
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1093
ner à la véritable église. Vous étiez faite pour notre foi; croyez que notre foi
seule peut vous secourir et vous guérir. Le protestantisme est trop sec, trop
froid, trop prosaïque pour vous. Plus j'envisage cette affaire, mieux je vois
qu'elle sort de la règle commune des choses. Pour rien au monde, je ne vou-
drais vous perdre de vue ; allez, ma fille, quant à présent, mais revenez me
voir.
« Je me levai et le remerciai. Je me retirais, lorsqu'il me fit signe de revenir.
« — Vous ne viendrez pas dans cette église, me dit-il, je vois que vous êtes
malade, et cett« église est trop froide. Venez me voir chez moi. Je demeure
{et il me donna son adresse). Soyez-y demain à dix heures.
- « Je ne répondis à ce rendez-vous qu'en m'inclinant. Je baissai mon voile,
je rassemblai mon manteau et je partis. Avais-je l'intention, supposez-vous,
de m'aventurer encore une fois auprès du digne prêtre? Pas plus que de tra-
verser la fournaise de Babylone. Ce prêtre avait des armes qui pouvaient agir
sur moi : il était tendre d'une sentimentalité française, à la douceur de laquelle
je savais n'être point impénétrable. Il n'y avait rien en moi qui eût pu me
donner la force de résister. Si j'étais allée à lui, il m'aurait montré tout ce qu'il
y a de tendre, de consolant et de gentil dans l'honnête superstition papiste;
puis il aurait essayé de me lier, de me pousser, de m'éperonner au zèle des
bonnes œuvres. Je sais comment tout cela aurait fini. Si j'étais allée rue des
Mages, n" 10, le jour convenu, il se pourrait bien qu'aujourd'hui, au lieu d'é-
crire ce récit hérétique, je fusse à compter les grains de mon chapelet dans la
cellule d'un certain couvent de carmélites, sur le boulevard de Crécy, à
Villette.
« Le crépuscule s'était éteint dans la nuit, les réverbères avaient été allu-
més avant que je ne sortisse de la sombre église. Il m'était possible mainte-
nant de retourner à la rue Fossette; mais je m'étais engagée dans une partie
de la ville qui m'était inconnue : c'était le vieux quartier, plein de rues
étroites, bordées de maisons pittoresques, anciennes, effondrées. J'étais trpi)
faible pour réagir, trop insouciante de ma santé pour être prudente. Je m'em-
barrassai et me noyai dans un réseau de tours et retours inconnus. J'étais
perdue, et je n'avais pas assez de résolution pour demander mon chemin à
un passant.
« La tempête, qui s'était un peu ralentie au coucher du soleil, rattrapait
maintenant le temps perdu. Le vent courait et tonnait horizontalement du
nord-ouest; il emportait la pluie comme une poussière, et lançait par moment
des grêlons comme les plombs d'un fusil. Il était froid et me perçait. Je baissais
la tête pour l'affronter, mais il me repoussait. Le cœur ne me manqua pas
dans cette lutte; j'aurais voulu pouvoir voler et monter sur l'ouragan, étendre
et reposer mes ailes sur sa force, aller à sa course et m'emporter où il se pré-
cipitait. Au milieu de ce rêve, je me sentis tout à coup froidir et faiblir de plus
en plus. J'essayai d'atteindre le porche d'un grand édifice tout près de là; mais
la massive façade et la tour géante s'obscurcirent et s'évanouirent à mon re-
gard. Au lieu de tomber sur les marches, comme je voulais, il me sembla que
je plongeais, la tête en bas, au fond d'un précipice. Je ne me souviens plus
du reste. »
Lucy se réveille de son évanouissement dans une jolie chambre oti
109â REVUE DES DEUX MONDES.
tout lui rappelle, comme en un rêve, d'anciens et heureux souvenirs,
au milieu des douces visions du temps passé, auld lang syne. Elle a
été ramassée évanouie par le docteur John, qui Ta fait transporter
dans la belle maison de campagne qu'il habite à une lieue de la ville.
Or le docteur John n'est autre que Graham Bretton, le camarade
d'enfance de Lucy. ¥""= Bretton, toujours bonne, toujours fraîche, a
quitté aussi l'Angleterre, et est venue tenir la maison de son fils. La
reconnaissance a lieu à travers de gracieuses scènes. Lucy est entou-
rée de soins. La convalescence de sa santé et de son âme se fait à la
campagne entre la bonne M""^ Bretton et l'affectueux et brillant doc-
teur. Lucy renaît et reverdit, non pas comme une catholique dans le
confessionnal qui mène aux carmélites, mais dans un intérieur riant
qui réconcilie avec la vie. « Lorsque j'eus dit mes prières, dit-elle, et
lorsque je me fus déshabillée et couchée, je sentis que j'avais encore
des amis, des amis qui n'étaient pas, il est vrai, animés pour moi
d'un attachement véhément, qui ne m'offraient pas la tendre conso-
lation d'une union tout à fait assortie, desquels il ne fallait par con-
séquent attendre qu'une affection modérée, mais vers qui mon cœur
s'attendi'issait et s'emportait en élans de reconnaissance que je priais
parfois ma raison de tempérer. « Faites, la suppliais-je, que je ne
pense pas trop à eux, trop souvent, avec trop de tendresse; que je
me contente de quelques gouttes de cette onde vivante, que je ne me
plonge pas, trop altérée, vers ces eaux bien venues, que mon ima-
gination ne se trompe pas à y chercher une saveur plus douce qu'on
n'en peut trouver aux sources terrestres. Oh ! plaise à Dieu que je
puisse me sentir assez soutenue par des rapports avec eux, acciden-
tels, rares, comts, tranquilles! » Et, en répétant ce dernier mot, je
me retournai sur mon oreiller, et, en le répétant encore, j'arrosai
mon oreiller de larmes. » Curieuse résistance de cette âme souffrante
aux premières brises du bonheur! 11 y a là un singulier phénomène de
psychologie protestante que je laisse encore exposer à Currer Bell.
H Ces combats avec le caractère naturel, l'inclination forte et native
du cœur, peuvent sembler futiles et stériles, mais à la fin ils font du
bien. Ils tendent, quoique lentement, à donner aux actions, à la con-
duite le tour que la raison approuve, et auquel trop souvent le sen-
timent s'oppose; ils font certainement une différence dans la tenue
générale de la vie, et contribuent à la rendre mieux réglée, plus
égale, plus tranquille à la surface, et c'est sur la surface seule que
tombe le regard humain. Quant à ce qui est dessous, abandonnez-le
à Dieu. L'homme, votre égal, faible comme vous et qui n'est pas fait
pour être votre juge, n'a rien à y voir; portez-le à votre Créateur,
montrez-lui les secrets de l'esprit qu'il vous a donné, demandez-lui
la feiçon de supporter les peines auxquelles il vous a soumis, âge-
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1095
nouillez-vous en sa présence, et demandez-lni avec foi la lumière
dans vos ténèbres, la force dans vos pitoyables faiblesses, la patience
dans vos peines extrêmes. Il viendra certainement une heure, quoi-
que peut-être ce ne soit pas la votre, où les eaux suspendues coule-
ront, où, sous une forme qui ne sera peut-être pas celle que vous
aviez rêvée, que votre cœur aimait et pour laquelle il avait saigné,
l'ange de la guérison descendra vers vous. Le paralytique et F aveugle,
le muet et le possédé seront conduits à la sainte piscine. Messager
du ciel, viens vite! » C'est ainsi que cette jeune âme, qui veut arriver
au gouvernement d'elle-même, proteste contre l'agonie de délaisse-
ment et les spasmes de désolation qui l'ont jetée un soir haletante
et fiévreuse dans un confessionnal. Tu te trompais, vieux prêtre,
quand tu croyais à ses agitations qu'elle était de ces grandes déses^
pérées qui ne trouvent le repos que dans l'humilité et l'obéissance
catholiques : elle est pour cela trop savante à s'analyser, trop habile
à se discipliner par la raison, trop fière et trop ferme dans sa frêle
enveloppe de jeune fille; elle est protestante, elle ne peut être autre
chose.
Le roman n'est plus, à partir de ce moment, que l'histoire de la
végétation et de la floraison laborieuse de cette âme protestante.
L'époque la plus agréable de cette histoire est celle qui suit le renou^
vellement des relations de Lucy avec la famille Bretton. Lucy est
comme un gai'çon pour Graham; il la traite en camarade, la récrée, la
conduit dans les musées, au concert, au théâtre, a des entretiens virils
et fantasques avec elle; mais Lucy se laisse gagner par un sentiment
plus vif. Quand elle rentre au pensionnat de M™" Beck, elle demande
à Graham de lui écrire pour la garder contre l'isolement, de la pen-
sée et du cœur. Graham lui écrit des lettres dont Lucy se fait un tré»-
aor, — où elle court dans ses moraens de solitude et dont elle compte
et savoure les paroles affectueuses avec une sournoise passion d'avare.
Tous ces manèges se passent sous l'œil inquisiteur, pénétrant, sar-
castique de M. Paul, dont Lucy prend plaisir à braver le despotisme.
Lucy pouvait encore se laisser aller à une illusion qu'elle n'osait
pas s'avouer, tant qu'elle n'avait pour rivale dans le cœur de Graham
que la coquette et superficielle Ginevra : Graham avait reconnu le
vide de cette jolie poupée, et s'en était détaché; mais voilà qu'ar-
rive à Villette la petite PoUy du commencement, devenue une ravis^
santé fée de dix-huit ans., Graham et Polly recordent promptement
leur jeunesse à leur enfance, et sont vite amourachés l'un de l'autre.
A ce moment, Lucy ressent encore la poignante morsure de la soli-
tude morale; entre le délicat et gracieux amour de Polly et de Gra^
ham et l'amourette écervelée de Ginevra et de du Hamal, Lucy re-
tombe un instant dans l'abandon : elle enterre dans le jardin du
1096 REVUE DES DEUX MONDES.
pensionnat, scellées dans une boîte de plomb, les lettres de Graham,
et avec elles elle croit ensevelir son cœur; mais en ce moment le ca-
ractère de M. Emmanuel se dessine et s'éclaire pour elle d'une façon
étrange. Elle admire l'intelligence de M. Paul, sous l'influence de
laquelle son propre esprit se développe; elle apprend que la vie stric-
tement et fortement laborieuse de M. Paul est une vie de sacrifice,
de sacrifice au souvenir d'un amour sublime. M. Paul, avec son tra-
vail, nourrit la mère, autrefois opulente, d'une jeune fille qu'il avait
aimée, et qui est morte dans un couvent. Ces deux natures, celle de
Lucy et celle d'Emmanuel, la protestante et le catholique, la rebelle
et l'autocrate, se repoussent et pourtant s'attirent tour à tour, toutes
deux sincères, vigoureuses et originales. Lucy et Emmanuel font
une sorte de traité de fraternité. Lucy s'est accoutumée à cette
étrange amitié, lorsqu' après bien des complications qu'il serait trop
long de suivre, M. Emmanuel quitte Villette, et va aux colonies re-
cueillir un héritage pour M"* Walravens, la vieille femme à laquelle
il se dévoue. Encore une fois, Lucy se croit délaissée et se désespère;
mais l'amoureux bourru, sublime et napoléonien, a pourvu à l'avenir
de Lucy. Il a loué pour elle une charmante maison dans un fau-
bourg de Yillette; il y a installé le matériel d'un pensionnat; puis,
au moment où on le croit déjà parti, il va chercher Lucy Snowe, et
la conduit dans son petit palais de maîtresse de pension, où elle doit,
en l'absence de Paul, vivre et assurer son indépendance. Graham
Bretton et Polly, qui est la riche fille unique d'un comte, se sont ma-
riés, cela va sans dire; Ginevra s'est laissé enlever par le fringant
colonel du Hamal, et il n'y a rien là de surprenant; enfin, comme
on le devine, Paul, après trois, ans d'absence aux colonies, épouse
Lucy, qui a prospéré dans sa maison d'éducation, et qui reste An-
glaise et protestante. C'est ainsi que Lucy, demeurée maîtresse
d'elle-même, est l'artisan de son bien-être et de son bonheur. Il est
vrai que, suivant la réflexion de Currer Bell, le bonheur ne lui arrive
pas à l'heure qu'elle aurait choisi, ni sous la forme qu'elle aurait
rêvée.
Tel est le profil de ce long roman. Au point de vue littéraire, les
qualités qui le distinguent sont précisément ce qui échappe à l'ana-
lyse. Ce sont les scènes, détaillées avec minutie, qui donnent aux
caractères une vivante et piquante réalité; c'est le faire de l'auteur,
qui relève d'un trait personnel, d'une touche originale et imprévue,
les sujets qui paraîtraient les plus vulgaires. Ce sont ces ardeurs
d'esprit et de plume qui éclatent à travers le prosaïsme systémati-
quement choisi des incidens et des situations. Mais j'ai hâte de
mettre, en regard du roman de Currer Bell, l'œuvre de lady Ful-
lerton.
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1097
II.
Lifford-Grange est un de ces manoirs d'aspect féodal, demeurés
depuis plusieurs centaines d'années dans la même famille, recon-
struits d'âge en âge, et qui, ayant conservé à chaque transformation
une portion de l'ancien édifice, ressemblent à une lente pétrification
des siècles. Le corps de logis le plus récent de Lifford-Grange, celui
qu'on appelle le château neuf, mérite son nom à la façon du Pont-
Neuf de Paris. Une froide tristesse enveloppe cette antique résidence.
Les grandes salles, les immenses escaliers, les chambres dans cha-
cune desquelles on bâtirait une maison, les cheminées faites pour
chauffer des rondes de géans, tout ce vaste intérieur a des dimen-
sions de hauteur et d'étendue que peut seul remplir à son aise le
fantôme solennel de l'ennui. Rien à l'entour n'égaie les façades mas-
sives; aucune de ces végétations qui aiment les vieux murs n'attache
ses vrilles aux lourds pignons qui surplombent. Dans la cour carrée,
où la chaussée des voitures sépare deux bandes de gazon, d'un côté
se dresse un cadran solaire qui ne voit jamais le soleil, et de l'autre
une fontaine où quatre hideux tritons semblent chercher, avec une
soif et des contorsions de damnés, une eau toujours absente. On ar-
rive au château par une avenue d'arbres verts dont on a si bien
nommé le sombre feuillage la parure de l'hiver et le deuil de l'été.
Devant la façade opposée s'étend un jardin sans fleurs, bordé par
une petite rivière qui passe d'un air de mauvaise humeur à travers
ce paysage plat et morne, et s'enfuit à toute hâte vers un fourré
d'arbres à l'extrémité du parc.
L'aspect de Lifford-Grange représente fidèlement le caractère du
maître de cette maussade résidence. M. Lifford descend d'une famille
catholique aussi ancienne que le château, et qui a traversé les siècles
de persécution sans renier sa foi. L'orgueil de son vieux blason et de
son antique noblesse est son unique passion. Cet orgueil l'absorbe
et l'isole ; il vit sans relations avec les opulentes familles du voisi-
nage, hautain et obstiné dans une morgue d'hidalgo. Il a épousé
dans sa jeunesse une noble Espagnole; mais son mariage n'a fait
qu'ajouter une tristesse de plus aux tristesses de Lifford-Grange. Sa
femme, après lui avoir donné un fils et une fille, a été frappée d'une
paralysie qui la cloue pour la vie à la chaise longue. Le troisième
hôte du château n'est pas moins assorti à ces froides murailles : c'est
le père Lifford, prêtre et oncle du châtelain. Le père Lifford ne pousse
pas, comme son neveu, l'orgueil de son nom jusqu'au déhre irréli-
gieux; maisil est entaché du préjugé de sa famille, et la mansuétude
1098 KETUE DES DEUX MONDES.
du prêtre est cachée en lui sous l'écorce rébarbative de la vieillesse
et de l'austérité.
Une fleur sauvage s'épanouit dans ce lugubre manoir et dans cette
morose famille : Gertrude, la fille de M. Lifford et de cette mère de
douleurs qui portait dans son nom, Angustia, les pâles désolations
de sa vie. Gertrude s'éleva seule : son père avait toujours été négli-
gent et dur pour elle; son oncle l'effarouchait; sa mère, éteinte par
la souffrance et la résignaiion, n'avait pu la réchauffer de sa ten-
dresse, la couver de sa vigilance et de ses sollicitudes. Gertrude était
une vivante révolte contre ce qui l'entourait. Elle avait les fermen-
tations du sang espagnol et l'obstination inflexible des Liffords. La
prison où s'étouffait sa jeunesse lui soufilait de fougueux désirs de
liberté; la solitude où bouillonnaient ses pensées allumait en elle des
curiosités infinies. Pendant une maladie de son enfance, ses parens,
pour unique distraction, la rapprochèrent d'une modeste famille ca-
tholique du village voisin. La maison de M"'^ Redmond fit un suave
contraste aux tristesses de Lifford-Grange. C'était un petit cottage
posé sur une corbeille de fleurs. M"* Redmond, veuve une première
fois, avait eu une fille de l'âge de Gertrude, Mary Grey. Son second
mari, qui la laissa veuve encore, avait eu, d'un premier mariage
avec une cantatrice italienne, un fils, Maurice Redmond, pour lequel
M"*' Redmond fut une autre mère. Gertrude ne toucha au inonde que
par ses jeux d'enfant et ses longs entretiens déjeune fille avec Mary
et avec Maurice, passant avec bonheur de ses insatiables lectures
dans la vaste bibliothèque du château, de ses ardentes rêveries au
chevet de sa mère, à la cabane verdoyante des R^dmonds. Ses jeunes
amis aimaient et admiraient la belle, pétulante, fantasque et bonne
prisonnière de Lifford-Grange, et c'est pour la consoler d'une mutinerie
charmante que Maurice lui donna un nom devenu bientôt populaire
dans le pays, le nom de l'insecte aimé qu'on appelle en anglais Lady-
Bird, l'oiseau de la Yierge, et en français la bête à bon Dieu, l'oi-
seau du bon Dieu.
Maurice avait suivi la carrière de son père, la musique. Un Fran-
çais, le comte d'Arberg, séduit par son talent, l'avait entraîné avec
lui dans un voyage en Italie. Les lettres que le jeune artiste écrivait
à sa sœur d'adoption, et que celle-ci montrait à son amie, étaient
pour l'imagination excitée de Gertrude d'intarissables poèmes. Mau-
rice était une de ces natures incomplètement organisées, avides d'é-
motions, mais manquant de force, qui sont les plus faciles à se laisser
éblouir par la première vue du monde qui scintille et poudroie autour
d'elles. Quand il fut revenu en Angleterre, ses conversations, ses récits
enflammaient davantage encore les rêves de Gertrude. « Le monde
doit être une chose si belle et si émouvante! disait-elle à Mary; le
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1099
monde que Dieu a fait, que l'homme a orné, que le génie décrit et
que l'imagination rêve! Londres, non tel que vous l'avez vu, Mary,
de la fenêtre d'une petite maison écartée, dans une rue solitaire,
dans son habit de travail, mais Londres avec son luxe, sa richesse,
sa cour, son parlement et ce que Charles Lamb appelle sa poésie;
Paris avec son brillant éclat; l'Italie avec son ciel lumineux, ses ta-
bleaux et ses ruines; les Alpes avec leurs neiges, la mer avec ses
tempêtes; la politique, la littérature, les théâtres, là société, et tout
ce qui change, vit, respire, s'agite; ce monde — que j'entrevois dans
mes lectures, que je poursuis de mes désirs, et dont, hélas! je ne
jouirai jamais! »
Maurice avait payé sa bienvenue dans les châteaux par des leçons
de chant et de piano. Grâce à l'intercession de sa mère, Gertrude
avait obtenu de recevoir des leçons de Maurice. Pour Gertrude, l'ar-
tiste était un poète à l'aide duquel elle remplissait et colorait les
esquisses qui flottaient sur son imagination ambitieuse. Pour Maurice,
âme amoureuse de la beauté, Gertrude était une forme idéale qu'il
contemplait et caressait comme un motif de poésie, (c Est-ce que je
t'aime? se demandait-il dans des vers familiers. Non, j'éprouve pour
la terre et le ciel et la mer, et pour tout ce qui est beau dans la vie,
le sentiment que j'ai pour toi. Est-ce que je t'aime? Non, je contem-
ple une rose, un lis, du même regard d'enchantement que je jette
sur toi. Est-ce que je t'aime? Non, mes oreilles au printemps sont
aussi charmées du chant des oiseaux que de la musique de ta voix.
Est-ce que je t'aime? Non, les étoiles, le murmure des vents, le bruis-
sement des vagues le soir, — les bosquets de citronniers embaumés
ont pénétré mon âme d'un sentiment de beauté et d'amour aussi vif
que celui que m'inspirent tes yeux! » Maurice était indécis entre
Thumble et douce Mary, cette sœur qu'il s'était accoutumé à regar-
der comme celle qui devait être un jour sa femme, et ce farouche et
capricieux oiseau du bon Dieu que la société plaçait au-dessus de ses
désirs; mais un jour que Gertrude chantait avec passion au piano
une bravura italienne devant son maître, qui l'admirait, M. LifFord
parut à la porte, jeta son regard froid et vitreux sur les deux jeunes
gens, et le lendemain le professeur de musique fut congédié. Ger-
trude dévora cette mortification avec une sourde colère. L'heure de
l'émancipation sonna bientôt pour elle.
Une des châtelaines du voisinage, M™^ Âpley, allait donner une
fête en l'honneur de la majorité de son fils. Toute la gentry du voisi-
nage y serait. Maurice et Mary Grey devaient s'y trouver. Gertrude,
qui n'avait jamais vu de fête, résolut d'y aller. M. LifTord reçut une
invitation. Gertrude le supplia de la conduire; il lui répondit par un
refus ironique. Gertrude, désespérée, eut l'idée de recourir à sa mère.
1100: REVUE DES DEUX MONDES.
La chambre de sa mère était au rez-de-chaussée du château; avec ses
tableaux, ses draperies et ses crucifix, elle avait presque l'air d'une
chapelle. Une croisée était entr' ouverte devant le lit de repos de la
malade, et laissait venir avec un vent tiède les parfums des champs.
Gertrude entra sans être entendue de sa mère, et s'assit au pied de
la couche sur un tabouret.
« EDe leva la tête et regarda le visage de sa mère et s'aperçut pour la pre-
mière fois qu'il était beau et ressemblait au sien; que le sien fût beau, elle
ne le savait que trop. Elle pensait, comme si c'était pour la première fois,
qu'elle était l'enfant de cette mère, que le même sang coulait dans leurs
veines, que leurs traits avaient été formés dans le même moule. Leurs cœurs
ne se ressemblaient-ils pas? Leurs âmes étaient-elles donc différentes? La
main de fer de la souffrance avait-elle écrasé la puissance d'émotion dans ce
cœur? Sa mère avait-elle éprouvé jamais un désir au-delà de cette couche où,
aussi loin que remontaient ses souvenirs, elle l'avait toujours vue attachée?
Ses yeux n'avaient-ils jamais étincelé de colère ou de joie, ses lèvres n'avaient-
elles jamais prononcé que ces paroles brisées qui en tombaient maintenant?
« 0 mère, mère, avez-vous jamais été jeune, jamais irréfléchie, jamais indo-
cile comme moi? Avez-vous jamais eu des désirs pour le bonheur de la terre,
comme vous en avez maintenant pour les félicités du ciel ? »
« Ces paroles n'avaient été qu'un murmure, mais les derniers mots arri-
vèrent à l'oreille de M"^ Lifford. Elle ouvrit les yeux et sourit, ce qui lui
arrivait rarement. « Le ciel, dit-elle languissamment, le ciel est lent à venir. »
Alors, s'éveillant comme d'un rêve, elle étendit la main et fit signe à Ger-
trude de venir plus près d'elle. Elle la regarda fixement, et il sembla qu'elle
lût des choses nouvelles sur la figure de son enfant et qu'elle fût étonnée de
ce qu'elle y voyait, car son regard l'interrogea avec anxiété. Gertrude dé-
tourna la tête et dit : « Vous allez beaucoup mieux aujourd'hui, maman. Je
ne vous "ai jamais vu si bon air; — vous avez des couleurs. » Sa mère sou-
rit tristement. Elle sentait les taches rouges marquées sur ses joues et savait
que c'était le feu de la maladie et non de la santé. Mais un redoublement de
fièvre lui donnait plus de force que d'ordinaire, et pour cette fois elle pa-
rut disposée à parler; elle avait si peu l'habitude de soutenir une conver-
sation avec sa fille au-delà des cajoleries maternelles, qu'elle ne put que
presser la main de Gertrude dans la sienne en l'appelant de noms de ten-
dresse en espagnol, — jusqu'à ce que, se soulevant tout à coup et s'appuyant
sur le coude, elle dit : — Gertrude, tu es heureuse, j'espère?
« Gertrude rougit, cacha son visage dans ses mains, et des larmes brûlantes
débordèrent à travers ses doigts. C'était le moment de parler et de mettre sa
mère dans ses intérêts; mais il y avait dans sa nature quelque chose qui la
rendait prompte à la résistance, lente à la plainte. Cependant, après une
lutte d'un instant, elle dit :
«— Maman, je me souviens qu'il y a douze ans j'avais une telle envie d'une
poupée de cire, que je n'en dormais pas la nuit et que je pleurais en passant
devant la boutique du marchand; mais je ne voulais pas la demander, par
un sentiment d'orgueil et de dépit en pensant que personne n'avait songé à
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1101
me faire ce cadeau. Je parlai au père Lifford de ce dépit, et il me dit de venir
vous demander la poupée. Ce fut à contre-cœur, mais je fus obligée d'obéir.
J'ai souffert quand vous m'avez demandé si j'étais heureuse. Il m'en coûtait
de dire que je ne le suis pas; mais je dirai la vérité : non, je no suis pas
heureuse.
« — Non! s'écria la mère, pas heureuse avec la jeunesse et la santé et la
vie devant toi ! 0 mon enfant, que ne puis-je t'enseigner à être heureuse! »
Après une pause, elle ajouta avec une émotion touchante en mettant la main
sur son front : « Mais il y a là tant de confusion ! — Ici, dans mon cœur, je
sens tout. 0 mon Dieu, apprends à mon enfant ce qu'est le bonheur ! » Elle
s'arrêta encore, et avec un léger sourire elle dit : « Qu'est-ce qui te rendrait
heureuse, Gertrude? Ce n'est plus une poupée de cire à présent? »
« Gertrude se pencha sur sa mère et lui dit tout bas à l'oreille, comme si
elle avait peur d'être entendue : « Si j'allais à la fête de Woodlands, j3 serais
heureuse. J'y ai mis mon cœur autant qu'à la poupée de cire quand j'étais
petite fille. »
« M"" Lifford parut surprise, perplexe. Elle pressa ses tempes dans ses
mains comme pour recueillir ses idées. — Une fête, chérie! mais qui t'y con-
duirait? Ma Gertrude, c'est impossible.
«. — Maman, on a invité le père Lifford : persuadez-lui d'y aller et de me
mener.
« L'audace de cette idée frappa d'étonnement la mère muette; mais Ger-
trude continua : — Maman, il me faut du changement, des distractions. Je
ne peux supporter plus longtemps la vie que je mène. Je suis sûre que papa
me déteste.
« — Ma fille, ma fille, demande pardon à Dieu d'une telle pensée; il n'y a
de refuge contre ces pensées que dans la prière. Mais que t'a fait ton père?
C'est horrible! » Elle fit le signe de la croix sur le front de sa fille et poussa
un profond soupir.
« — Ne vous effrayez pas, maman. Je n'ai pas dit que je le déteste. Dieu m'en
préserve! J'ai tort peut-être, et il ne me déteste pas; mais il ne se soucie pas
de moi, c'est certain. Personne ne s'intéresse à moi, excepté vous, maman,
vous peut-être. Je ne l'ai pas toujours cru, mais aujourd'hui je ne sais com-
ment je sens que vous vous intéressez à moi.
« — As- tu réellement supposé que ta mère?... Oh! mes longues et cruelles
souffrances, mes membres engourdis, ma mémoire obscure et confuse, ma
langue embarrassée, êtes-vous cause de cela? C'est juste, il devait en être
ainsi ; mais aujourd'hui je te remercie, mon Dieu, d'avoir écarté le voile et
de lui avoir montré ce qu'il y a dans ce cœur qui bat sous le fardeau qu'il
est obligé de porter, oui, qu'il aime à porter ! s'écria-t-elle avec une énergie
croissante et en parlant espagnol, comme elle faisait toujours quand elle
était fortement émue. Elle retomba épuisée, et Gertrude fut obligée d'appeler
la fille de chambre qui soignait sa mère. »
La pauvre mère gagna auprès de M. Lifford et du revêche abbé
la cause de sa fille. Gertrude alla, sous la garde du père Lifford, à
la matinée de M""* Apley, à Woodlands. Le grand souci de Ger-
4lOè REVUE DES ÛEUX MONDES,
tnide fut sa toilette : elle ne connaissait rien des modes du jour. Sa
mère voulut la parer. Elle ouvrit ses vieux écrins ; elle lui mit aux
oreilles des boutons de diamans, aux bras des bracelets moresqu«s,
à la main un précieux éventail richement colorié, et lui donna une
leçon d'éventail à l'espagnole; elle plaça sur sa gracieuse robe de
mousseline de l'Inde une mantille de dentelle, et ne la laissa partir
qu'après l'avoir admirée dans sa pittoresque beauté. Mais le goût de
sa mère, depuis si longtemps morte au monde, ne rassurait pas Ger-
trude. Je ne sais plus quelle est la femme qui aurait donné la moitié
de sa vie pour la joie de se trouver belle devant sa glace. Gertrude
aurait donné la moitié de sa beauté pour se savoir mise comme les
autres. Enfin elle arriva moitié palpitante, moitié défiante. Elle fut
vite rassurée : sa toilette, il est vrai, ne ressemblait pas aux autres,
mais elle était dans l'harmonie de sa grâce. Gertrude sentit son âme
fleurir dans cette élégante réunion de jeunes hommes et de jeunes
filles. Le héros de la journée, le jeune Apley, s'empara de cette ro-
mantique sauvage comme du plus beau bouquet de sa fête. Les
grands chanteurs italiens étaient venus de Londres pour le concert;
Gertrude s'enivra de musique. Elle rendit le courage, par une de ces
irrésistibles cajoleries, magie féminine dont le talent timide a sou-
vent besoin, à Maurice, qui fut couvert d'applaudissemens. Pour
comble de bonheur, le vieil abbé, appelé au lit d'un malade, fut
obligé de confier Lady-Bird à la maîtresse de la maison, et par consé-
quent laissa la cage ouverte à l'oiseau du bon Dieu. Apres le concert,
le bal allait commencer. Apley papillonnait autour d'elle.
« — Voulez-vous valser avec moi, miss Lifford?
« La rougeur monta aux joues de la jeune Espagnole, et en colora les
riches teintes olivâtres.
« — Je ne peux pas valser, dit-elle, je ne sais pas.
« — Quoi ! n'avez-vous jamais essayé ?
« — Non. Croyez- vous que l'on danse à Lifford-Grange?
« — Oh! vous danserez naturellement, j*en suis sûr, tout comme vos che-
veux ondulent naturellement. Je le vois bien, car le vent, en les frappant,
ne fait que les friser davantage. Ces boucles qui se sont échappées des nattes
derrière votre tête n'étaient pas faîtes pour onduler; avouez-le.
« — Oh ! rien ne va comme il faut en moi , répondit- elle, et saisissairt les
deux boucles^rebelles, elle les tira comme pour les punir de leur inconduite,
et les rejeta en arrière, les laissant flotter sur son cou. Allez danser, mon-
sieur Apley. Je vous regarderai, et peut-être j'apprendrai.
« — Venez avec moi, lui dit-U avec vivacité ; il n'y a personne dans la gale-
rie. Je vous donnerai une leçon, ce sera l'affaire d'une minute.
« Il lui donna le bras, et ils s'envolèrent plutôt qu'ils n'allèrent à travers
les salons jusqu'à celui où avait eu lieu le concert. Sur l'appui d'une croi-
sée, Maurice était assis dans une attitude rêveuse. II tressaillit quand ils
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1103
taortrèFent daaas leaalon, etsereiMt sur ses pieds. Gertmde abandonna le bras
de M, Aple^ et lui cria :
« — Ah! vous êtes ici. Vous vous rejposez de vos succès, vous jouissez de
votre triomphe.
« — Croyez-vous qu'il voudrait nous jouer une valse? dit Mark à voix
basse; cela vous ferait apprendre deux fois plus vite.
« — Maurice, dit-elle d'un air pressé, jouez-moi cette valse allemande que
J'aimais tant; M. Apley va m'apprendre à valser.
« — Il va? répondit froidement Maurice. Je ne sais si je pourrai me rappe-
ler ce que vous me demandez.
— Oh! jouez n'importe quoi... seulement dépêchez-vous, parce que nous
n'avons pas de temps à perdre.
« S'il y avait quelque chose d'impérieux dans son ton, c'était seulement
Kétourderie d'un enfant gâté qui ne veut pas être contredit par quelqu'un
^'il a toujours vu céder à ses moindres désirs; mais Maurice était suscep-
tible en ce moment : il fut blessé au fond du cœur. Il lui semblait que le
inonde agissait déjà sur la jeune fille, et qu'elle lui parlait d'un ton de
supériorité offensante. 11 rougit jusqu'aux tempes en s'asseyant devant le
piano, et joua d'une façon brusque et rapide. Le motif n'était pas riant, ou,
s'il l'était, il l'exécutait étrangement. Elle l'interpellait de temps en temps.
— Pas si vite! — ou : — Vous ne jouez pas aussi bien que d'habitude, Mau-
rice ! — Et il se mordait les lèvres de colère.
« Et il est vrai qu'il ne jouait pas bien. Il y avait un accompagnement qui
le mettait singuUèrement hors de lui : le bruit des pas rapides, le frôlement
de la robe de mousseline, les notes joyeuses du rire, le son de ces deux voix
échangeant de gais reproches et des instructions. Une fois une exclamation :
— Oh ! arrêtez- vous, je suis si étourdie ! — et la réponse : — Oh ! non, non,
ne vous arrêtez pas. — Mais la musique cessa tout à coup, et le musicien
s'élança de sa place pour s'en aller. Qu'avait-il donc à faire? 11 le sentit, et
revenant aussi précipitamment il joua un air emporté de Strauss avec une
véhémence fiévreuse, et puis la valse de Rohert-le-Dîahle, qui entremêle des
notes d'mie douceur désespérante aux accens discordans de l'enfer. — « C'est
bien, Maurice, je vous remercie beaucoup. J'ai appris ce que je voulais. » Et
elle sortit de son pas léger, avec sa belle figure et ses yeux jaillissant de ,
lumière, aajis se douter de la douleur qu'elle laissait derrière elle. »
Maurice quitte la fête le cœur navré, emmenant Mary, dont la
douce tendresse cherche à le consoler. Gertrude valse à corps perdu.
Pendant la soirée, la chaleur devient étouffante dans les salons. Elle
sort et se promène dans les allées du jardin avec ses nouvelles amies;
elle pousse par curiosité jusqu'à une grotte au fond d'un bosquet et
va y entrer, invitée par la fraîcheur et le bruit d'une fontaine, lors-
qu'une voix l'arrête : <( Pardonnez-moi cette liberté; mais, je vous en
prie, vous avez chaud, n'entrez pas là. C'est dangereux. » Ces sim-
ples paroles étaient prononcées par nne voix dont le timbre émut
Gerti'ude. Elle se retourna. Elle n'avait jamais vu d'homme comme
1104 ' RETUE DES DEUX MONDES.
celui qui était devant elle. Parmi les tableaux de la chambre de sa
mère, il y avait une toile de Velasquez, le portrait du duc de Gan-
dia, ce jeune soldat de Charles-Quint, qui abandonna le monde avant
son maître et fut saint François Borgia. Depuis son enfance, cette tête
du duc de Gandia, majestueuse et bienveillante, pleine d'expression
et de calme, avait été pour elle le type de la beauté virile. Elle
retrouvait l'image animée du héros pieux de Velasquez dans le jeune
homme qui l'avait arrêtée : c'était la même élégance dans la taille,
la môme pureté dans la forme de la tête, un front pensif, un sourire
étrange et beau, une attitude digne et aisée, la tête légèrement reje-
tée en arrière, la main gauche posée sur la hanche. « Je vous
remercie, répondit-elle en s'inclinant avec une soumission instinc-
tive. — J'espère, reprit l'inconnu, que vous ne m'aurez pas trouvé
impertinent. » Elle sourit en lui répondant : « Oh ! non. » Elle rentra
dans la salle du bal, et alla s'asseoir rêveuse dans un coin. Elle ne
revit plus de la soirée ce mystérieux personnage, dont personne, sur
ses indications, ne put lui apprendre le nom. Elle quitta Woodlands
à minuit, et il lui semblait qu'elle avait vécu toute une vie depuis le
matin. Mark Apley lui donna la main pour monter en voiture. Elle
s'aperçut que Mark, debout sous le portique du château, la suivit du
regard tant qu'elle fut en vue; mais au moment où elle posa sa tête
sur son oreiller, une seule idée lui vint à l'esprit : <( Demain je regar-»
derai le portrait du duc de Gandia. » Le lendemain, après avoir
regardé le portrait, elle prit le livre de Luigi da Porto, le roman de
Pioméo et de Juliette, et courut s'asseoir sous les grands arbres du
parc; mais elle laissa tomber le volume sur ses genoux, quand elle
lut ce beau salut, ce cri adorable de l'amour à première vue ; Bene-
delta sia la vostra venuta qui pressa me, messer Romeo.
Le nom qui manquait à son rêve, ce fut le vieil abbé qui le lui
apprit. Le mystérieux personnage de Woodlands était le comte
Adrien d'Arberg, un gentilhomme français dont la mère était Irlan-
daise, qui avait des propriétés en Angleterre, et qui était parent des
Apleys. M. d'Arberg consacrait sa fortune aux nobles dévouemens de
la charité chrétienne, et son talent à la défense des vérités catholi-
ques. Le père Lifford avait le livre que venait de publier M. d'Ar-
berg : Gertrude voulut le posséder, le lire. Elle le dévora avec
enthousiasme. C'était de M. d'Arberg que Maurice avait été le com-
pagnon en Italie. Elle se fit conter par Maurice mille détails sur son
héros; elle se composait une légende d'Adrien, dont elle dessinait
la tête d'après le portrait de Yelasquez. Un accident la rapprocha
une seconde fois du comte d'Arberg,
Un jour, Gertrude était montée à cheval avec son frère Edgar. Sé-
parée de son frère, son cheval l'emporta. Renversée, évanouie, elle
UN EOMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1105
se réveilla dans un château voisin de LiiFord-Grange. Elle se trouvait
à Audley-Park. C'était une riche et charmante résidence, placée dans
un beau paysage, ornée et animée par une femme que M. Lifford
avait voulu épouser dans sa jeunesse. Lady Clara Âudley, imposante
et belle personne, était de ces femmes que la passion n'a jamais
émues, qui portent toute leur vie dans les amusemens mondains une
sérénité innocente et superficielle, qui ont le don naturel de tourner
en agrémens tout ce qu'elles effleurent, qui unissent la légèreté à la
bonté, mêlent l'art au luxe, dispensent la grâce aux riens, et pour
lesquelles ce monde serait resté un vrai paradis terrestre, s'il était
possible que le bonheur des âmes ne fût qu'une sensation à fleur de
peau. Il y a une petite colonie d'hommes et de femmes du monde
à Audley-Park, et M. d'Arberg est du nombre. Gertrude, légère-
ment blessée, se remet et passe plusieurs jours au milieu de cette
société élégante, heureuse, amusée. Lady Fullerton décrit avec un
très spirituel enjouement ces jolis et honnêtes décamérons de société
qui se groupent gracieusement, dans les salons et dans les avenues
d'un château, autour d'une hôtesse aimable. Gertrude voit et respire
enfin un de ces parterres du monde qu'elle a tant rêvés. Elle passe
des heures lumineuses, elle s'abandonne avec espérance aux flatte-
ries qui la bercent; elle laisse monter vers celui qui occupe ses pen-
sées ces admirations muettes qui sont l'encens du cœur. D'Arberg a
pour elle des attentions réservées et tendres qui l' élèvent et qui la
protègent. Elle ne prend pas garde, absorbée dans sa joie, aux tris-
tesses de Maurice, qui l'épie et murmure à l'écart dans son âme les
vers de Métastase :
Di gelosia mi moro
E non lo posso dire.
M. Lifford aVait été appelé en Espagne par des affaires de famille.
Gertrude, plus libre, avait obtenu de sa mère la permission de faire
un second séjour à Audley-Park. Elle s'oubliait dans ces mille petits
incidens de la vie heureuse par lesquels se fait le mystérieux entre-
lacement des âmes, lorsqu'une lettre de son oncle la rappela à Lif-
ford-Grange, d'où le vieil abbé allait partir pour prendre la place de
M. Lifford, qui revenait. Il fallait quitter Audley-Park et se séparer
d'Adrien. Elle le chercha pour lui dire adieu. Il écrivait dans un
salon.
« Lorsque Adrien leva la tête et vit Gertrude qui regardait jjar la porte
entrebâillée, il se leva en sursaut et alla vers elle : — Venez un moment, lui
dit-il; voulez-vous? — Sa voix était émue; elle vint, et lui donna la lettre du
père Lifford. Il la lut deux fois, et lui dit :
« — Je suis très heureux que votre père revienne si tôt.
TOMS I. 71
REVUE DES DEUX MONDES.
« — Réellemeirt? dit-etle d'uu air abattu.
.« — 'Gela ne vous fait pas plaisir? demanda-t41.
«"Elle ne répondit pas au premier moment, et fixa ses yeux sur le parquet,
puis elle murmura à voix basse:
x( — .Je suis si triste de me séparer du père Lifford.
« —I>es séparations sont toujours des choses tristes, reprit-il, et il sembla
lire encore la lettre comme pour gagner du temps et la retenir. — Gertrude !
commença-t-il enfin, et il s'assit près de la jeune fille tremblante; Gertrude,
aussitôt que votre père sera de retour, je demanderai à le voir, et alors mon
sort sera entre ses mains et dans les vôtres.
« Elle se retourna pâle comme la mort. Il y avait à la fois trop de joie et
trop de crainte dans son cœur. Son sort entre les mains de son père, elle fris-
sonnait à cette idée! mais elle n'osa exprimer ce qu'elle sentait, et ne répon-
dit rien. Adrien fut embarrassé de sa pâleur et de-son silence.
« — Gertrude, s'écria-t-il, me suis-je trompé? Ai-je trop espéré?
« Elle leva lentement les yeux vers lui. Son regard disait plus de choses
que les paroles les plus éloquentes.
« — Comment pourriez-vous vous tromper? dit-elle faiblement. Oh! Adrien,
est-ce bien vrai que vous m'aimez?
« — Tendrement, murmura-t-il, et il pressa la main de Gertrude sur ses
lèvres.
« — Alors, s'écria-t-elle avec un mélange d'exaltation et d'émotion, alors
la vie n'a pas de bonheur plus grand à me donner. Adrien, je ne mérite pas
d'être votre femme. Je voudrais mourir à présent. N'est-ce pas assez pour
moi d'avoir entendu ee que vous venez de dire? J'ai été heureuse. Adrien,
mon âme est contente. Je n'ose rien esj^érer de plus dans l'avenir.
« — i Chérie, cette mépris© n'est-elle qu'un mouvement nerveux, ou prévoyez-
vous des obstacles à mon désir?
« — Non, non, pourquoi des obstacles? Il ne peut pas en exister.
« — Je crois qu'au point de vue du monde il ne s'en élèvera point. Pour ce
qui regarde ce dont vous et moi ne nous soucions pas, je pourrai satisfaire
votre père. Gertrude, ma chère Gertrude, vous ne paraissez pas heureuse.
Dites-moi ce que vous sentez et ce que vous craignez.
« — Je ne sais ce que je sens, ce que je crains. Je ne sens qu'une chose,
c'est que je vous aime; je ne crains qu'une chose, c'est de vous quitter. Je le
sens plus que je ne devrais ou du moins plus que je ne devrais le dire. — Elle
avait prononcé ces derniers mots avec un tel mélange de tendresse et d'anxiété,
qu'Adrien eai f ut profondément ému. Elle s'en aperçut et s'écria : — Il y a
des larmes dans vos yeux, Adrien! cela vous fait-U de la peine que je vous
aime tant? Vous apitoyez-vous sur moi dans votre cœur? Vous avez raison,
si ce rêve ne doit être qu'un rêve de bonheur. Si vous n'étiez pas ce que vous
êtes, j'aurais honte d'avoir été si tôt vaincue; mais je n'ai pas honte, je suis
iière de vous aimer, fière de voir v.os yeux me regarder avec tendresse, flère
d'être quelque chose pour vous, qui êtes tout pour moi. Que le ciel me par-
donne si je vous aime trop!
« Adrien prit ses mains et les baisa avec feu. Elle ne les retira pas, mais
tourna ses yeux vers le ciel, et, pour un instant, parut ne pas l'entendi'e, tan-
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1107
dis qu'il lui parlait de son amour avec d^ mots qui vibraient pourtant dans
son cœur. Jamais il ne l'avait vue aussi belle; jamais il n'avait éprouvé pour
une créature humaine un intérêt aussi profond, aussi absorbant, aussi pé-
nible. Peut-être en ce moment un doute, léger comme l'ombre d'un nuage
à la surface d'un lac, traversa son esprit : était-ce la femme telle qu'il
l'avait autrefois rêvée? Mais ce qu'il ressentait n'était ni un désenchantement
ni un regret. L'étrangeté de son caractère ne faisait que la lui rendre plus
chère. Il y avait dans le ton dont il lui parlait du respect autant que de la
gentillesse; il pressentait dans cette nature des vertus latentes et des dangers
inconnus; il ne se demandait pas si c'était pour son bonheur à lui qu'il avait
pris une telle influence sur ce cœur de feu et cette âme fougueuse. Son propre
l)onheur était toujours la dernière de ses pensées; il ne voyait qu'un nouveau
devoir dans sa vie.
« — Il faut que je parte, dit-elle, et que je triomphe de cette folle crainte de
l'avenir.
« — Puis-je, demanda-t-il, passer un autre dimanche à Lifford-Grange et
voir votre mère une fois encore? J'irai ensuite en Irlande et serai de retour à
l'arrivée de votre père.
« — Oui, oh ! oui, un autre dimanche, une autre petite vie de huit heures.
Adieu. Je vois lady Clara dans le jardin. »
Mais l'heure des orages qu'avait pressentis instinctivement Ger-
trude allait sonner. M. Lifibrd était revenu. Gertrucle porta légère-
ment les premières semaines de l'absence d'Adrien. L'espoir, l'at-
tente d'un événement si proche, d'un bonheur si enivrant, étaient
assez pour occuper les bouillonnemens de son cœur et de son ima-
gination, sans irriter encore son impatience. Un soir, elle entendit
le roulement d'une voiture dans la cour du château; il y eut du
mouvement dans la chambre de son père; une heure après, la voi-
ture repartit. C'était Adrien sans doute. Gertrude alla frapper à la
porte de M. Lifford, et, affrontant sa froideur ordinaire, le supplia
de lui dire quelle visite il venait de recevoir. M. Lifford lui montra
une carte sur laquelle elle ne lut qu'un nom indifférent. A partir de
ce moment, l'anxiété, le doute, la terreur, le martyre des espoirs
conçus à toutes les minutes et à chaque instant trompés torturèrent
Gertrude. La maladie de sa mère s'aggrava. Elle saisit quelques mots
du dernier entretien de la mourante et de M. Lifford. « Non, disait sa
mère, non, ce n'est pas possible; dites-moi que vous n'avez pas fait
cela. )> Ou encore : a Je vous dis, Henri, que vous avez eu tort, très
grand tort. » Puis elle entendit un long cri, arraché comme par une
souffrance intérieure. La porte s'ouvrit : M. Lifford sortit pâle, et lui
dit : « Allez vers votre mère, Gertrude, elle se meurt. «Elle mourut
quelques instans après.
Gertrude restait seule avec ce père qui la détestait : sa mère
était morte; d'Arberg la délaissait; le vieux prêtre était en Espa-
1108 REVUE DES DEUX MONDES.
gne; la bonne M"^ Redmond et sa fille allaient partir pour Londres
avec Maurice. Il semblait que rien ne manquait à sa désolation,
lorsque, moins d'un mois après la mort de sa mère, M. Lifïbrd fit
appeler Gertrude dans sa chambre. Il s'excusa légèrement sur la
nature de la communication qu'il avait à lui faire si peu de temps
après le malheur qui les avait frappés; mais des intérêts majeurs et
pressans l'y obligeaient. Puis il lui annonça, de son ton sec et im-
périeux, qu'il avait accordé sa main à un noble espagnol, lequel
arriverait le lendemain. Gertrude ne répondait pas. M. Lifford l'in-
terrogea des yeux. « Voulez-vous avoir la bonté, lui dit-elle en le re-
gardant fixement, de répondre à une seule question? N'avez-vous reçu
pour moi aucune autre proposition de la même nature? — Aucune;
répondit-il après avoir hésité un instant, qui méritât d'être prise en
considération. — Vous avez donc reçu une demande, dit-elle avec le
même calme affecté, d'Adrien d'Arberg? » M. Lifford l'avoua. Le
cœur de Gertrude ne l'avait pas trompée; la voiture qu'elle avait
entendue était bien celle d'Adrien, et M. Lifford eut la confusion de
se voir forcé d'avouer qu'il avait trompé sa fille. Mî^is à quoi sert à
Gertrude cette victoire qu'elle remporte sur M. Lifford? à quoi lui sert
d'écraser un moment d'un regard de révolte et presque de dédain
un père dénaturé par des calculs de vanité et d'intérêt? M. Lifford
se venge d'elle, a Cet homme, lui dit-il, n'était pas digne de vous,
et la preuve, c'est qu'au mépris des promesses dont vous parlez, il
vous a abandonnée, » et il lui montre un passage d'un journal fran-
çais qui annonce qu'Adrien d'Arberg est entré dans un séminaire.
Gertrude ne prononce pas un mot. Foudroyée par la douleur, une
seule pensée survit en elle : fuir cette maison odieuse. Après une
nuit d'insomnie, aux premiers bruits du matin elle croit entendre
l'arrivée de l'homme auquel on veut l'enchaîner. Elle sort; elle court
à la maison de M""" Redmond. La veuve était déjà partie pour Lon-
dres avec Mary Grey; il n'y restait que Maurice, sur le point de par-
tir aussi. Au lieu des consolations protectrices qu'elle allait y cher-
cher, elle ne trouve dans le cottage à moitié abandonné que l'amour
de Maurice, qui accueille son malheur avec des larmes de tendresse,
des spasmes de passion, des supplications ardentes. Maurice veut
l'emmener à Londres. Si Gertrude part avec 3Iaurice, il faudra qu'elle
l'épouse. Abîmée dans l'angoisse du délaissement, elle se laisse aller
à ce cœur malheureux qui l'a toujours aimée; puis, ce qu'il lui faut
en ce moment, c'est une vengeance de la tyrannie de son père, c'est
une rupture éclatante, éternelle, outrageante avec ces préjugés aux-
quels M. Lifford la sacrifie. La fille d'une race des croisades devenir
la femme d'un artiste! quelle tache à l'écusson des Liffords! A moitié
entraînée par l'amour de Maurice, à moitié emportée par la révolte,
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1109
elle se laisse conduire au chemin de fer. Elle arrive en quelques
heures à Londres, non dans le Londres poétique de son imagination,
mais dans le Londres lugubre de l'hiver, dans le Londres enseveli
sous les brouillards et noyé dans la boue. Maurice la conduit à sa
mère, à sa sœur, muettes de consternation et d'attendrissement,
comme s'il l'avait enlevée. La triste famille, le fiancé fiévreux et
troublé, la fiancée dévastée et inerte, montent dans une voiture de
place et vont à la chapelle catholique, où se fait le mariage furtif.
« Maurice, je tâcherai d'être pour vous une bonne femme. » C'est
tout ce que Gertrude eut la force de dire au jeune homme à qui elle
venait de donner le cadavre de son cœur.
Cette union, marquée dès le premier jour par la fatalité, fut une
fièvre lente. Gertrude, lorsque le temps et la réflexion eurent passé
sur son coup de tête, ne fut pas sévère envers Maurice. Elle ne se
montra pas irritée de la surprise qu'il avait faite à sa douleur en
délire; elle s'efforçait d'être bonne, mais elle portait en elle ce som-
nambulisme de l'âme, cette hallucination de l'idée fixe que laissent
après eux les grands désespoirs. Maurice, nature faible et inquiète,
sentait l'obstacle dressé entre Gertrude et lui. Parfois il se soulevait
contre cette infranchissable barrière, et il s'y meurtrissait; parfois
il s'apitoyait sur Gertrude comme sur sa victime. A la suite de ces
torturantes alternatives de désirs et de colères refoulés et d'atten-
drissemens débordés, un jour, Maurice fit à Gertrude un effrayant
aveu. Le matin même où il avait épousé Gertrude, avant le mariage,
il avait reçu une lettre d'Adrien d'Arberg : les faux bruits répandus
sur son compte y étaient démentis, et Adrien demandait avec sollici-
tude à Maurice des nouvelles de Gertrude. Après avoir eu la coupable
faiblesse de cacher cette lettre à celle qui n'était pas encore sa
femme, Maurice >eut la cruelle imprudence de la montrer à Gertrude
pour voir si le souvenir d'Adrien vivait encore en elle. L'impassibi-
lité à laquelle la jeune femme avait, par l'héroïsme de sa volonté, plié
son âme depuis un an ne put résister à cette affreuse révélation. Elle
resta résignée à sa chaîne, mais se crut affranchie vis-à-vis de Mau-
rice de la fidéhté de ses pensées. Entre elle et lui, la séparation mo-
rale était irrévocable. Maurice désespéré ne fit plus dans sa maison
que des apparitions courtes et silencieuses. Il avait abandonné peu
à peu les leçons de musique au moyen desquelles il répandait autour
de sa femme un dernier vestige d'aisance. Il voulut se créer des res-
sources plus faciles à son découragement et à sa morose indolence :
il engagea son petit avoir dans des spéculations qui furent malheu-
reuses et ne lui laissèrent que des dettes. Il fut arrêté. Gertrude,
pour le tirer de la prison, donna presque tout le petit héritage que
lui avait laissé en mourant le père Lifford. Quand il fut libre, elle
1110 REVUE DES DEUX MONDES.
voulut quitter l'Angleterre, où ils ne pouvaient plus vivre, et elle
décida Maurice à partir pour l'Amérique.
Ils s'embarquèrent sur un de ces immenses navires qui portent les
émigrans par centaines aux États-Unis; mais au moment du départ,
quand il était impossible de revenir en arrière, Gertrude, confuse,
rencontra à bord son ancienne amie, lady Clara Audley, qui venait
faire ses adieux à un passager monté sur le même navire : ce pas-
sager était Adrien d'Arberg. Adrien, en apprenant l'étrange ma-
riage de Gertrude, avait abandonné sa fortune à son frère et à des
fondations charitables; il était venu en Irlande, s'était mis à la tête
d'une troupe d' émigrans, et allait la conduire et en diriger l'établisr
sèment dans le far icest.
La crise inévitable était arrivée. Ces cœurs naufragés trouvaient
le danger sur le vaisseau même où ils le fuyaient. Adrien restait avec
ses Irlandais et ne venait pas sur la partie du navire réservée aux
passagers aisés. Cependant Adrien et Gertrude se rencontrèrent.
L'explication fut véhémente, quoique contenue de la part de Gertrude,
tendre, douloureuse, résignée du côté d'Adrien. Gertrude en sortit
non moins triste, mais plus calme. Maurice s'était aperçu plus tard
de la présence d'Adrien. Il y eut en lui des combats déchirans entre
la jalousie et le remords, entre l'amour et le repentir, des luttes qu'il
ensevelit dans son sein, mais auxquelles succomba sa frêle constitu-
tion; il tomba malade. Gertrude, comme pour expier l'idée involon-
taire qui avait traversé un moment son esprit, qu'entre Arberg et elle
la réunion était encore possible dans l'avenir, soignait Maurice avec
une vigilance empressée et inquiète. Un soir, elle attendait le méde-
cin du navire :
« Les heures s'écoulaient, et le médecin ne venait pas. Il était tard, Maurice
allait plus mal. Ses douleurs augmentaient, sa respiration était oppressée.
Elle était alarmée; mais elle n'osait le quitter pour aller chercher du secours.
Un instant elle sortit à la hâte, aperçut un domestique et lui dit d'aller sup-
plier le docteur de venir sur-le-champ. Quand elle rentra, Maurice l'appela à
voix basse et la lit asseoir à son chevet.
« — Écoutez-moi, Lady-Bird, car à présent je peux parler, et c'est peut-être
la dernière fois que je vous appellerai de ce nom. Pardonnez-moi tout ce que
je vous ai fait souffrir. 11 aurait mieux valu pour vous que je ne fusse pas
né; mais si je meurs maintenant, alors ma vie ne vous aura pas fait beau-
coup de mal, n'est-ce pas, Gertrude? Vous êtes très jeune encore, et vous
pouvez être longtemps heureuse. Vous me pardonnerez, quand vous serez
heureuse, de vous avoir tant aimée pendant ma courte vie, vous pardonnerez
à mon amour de m'avoir rendu égoïste, méchant et fou. Ne pleurez pas,
Lady-Bird; ne détournez pas votre face de moi. Voulez-vous me donner un
baiser?
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1111
« Elle passa le bras autour de son cou, et, sur ses lèvres fiévreuses, elle lui
donna un baiser comme il en avait rêvé, mais comme il n'en avait jamais
reçu, n fut saisi d'une soudaine faiblesse. Il ouvrit la bouche pour respirer.
« — Une de ces potions, dit-îl, "vite, j'étouffe.
« Elle avait les yeux pleins de larmes; un brouillard lui couvrait la vue. Elle
versa la médecine dans un verre. Il l'avala et s'écria : — Quel goûi. étrange!
« Quelle horrible vision était passée devant elle? Quelle terreur subite blan-
chit ses joues, quand, agenouillée devant la lampe, elle lut sur l'étiquette de
la bouteille : Laudanum, j^oisonl II y a une force miraculeuse dans l'effroi et
dans l'angoisse, car elle ne trembla pas, elle ne s'évanouit pas; mais, se pré-
cipitant vers la porte, elle demanda le docteur avec un tel accent d'agonie,
que deux ou trois personnes sautèrent de leur lit pour aller le chercher. Elle
s'assit à côté du lit étroit, mit la tête de Maurice sur sa poitrine, et le con-
templa avec des yeux pétrifiés et le cerveau en feu. « S'il allait mourir, je
serais libre. » Y eut-il dans l'enfer un démon assez féroce pour lui souffler en
ce moment à l'esprit ces mots qui l'avaient fait trembler hier, et qui ressem-
blaient aujourd'hui au cri de désespoir du condamné entendant sa sentence?
C'était une affreuse chose que son visage incliné sur celui de Maurice, de façon
pourtant qu'il ne pût pas la voir. Il se plaignait de sensations étranges; elle
sentait la mort dans son propre cœur, mais elle parlait avec calme, car elle
^prouvait une puissance inconnue de souffrir. Elle sentait que, s'il mourait,
sa vie, à elle, serait une incessante torture de remords, mais que, tant qu'il
vivait, il y avait une espérance pour elle, et que la merci de Dieu était
immense et infinie comme sa douleur.
Le docteur vint en homme dérangé, vexé. Il y avait beaucoup de malades
et de mourans sur ce misérable navire, et l'on avait crié après lui toute la nuit.
« — M. Redmond, dit-il en entrant dans la cabine, ne peut aller beaucoup
plus mal que la dernière fois que je l'ai vu.
« Elle avait pris le flacon; elle le plaça entre elle et lui et lui dit à l'oreille :
« — Je lui ai donné cela.
« Il fait mi mouvement en arrière et mâche un juron entre ses dents :
« — Alors, pardieu, tout est fini pour lui.
« Elle ne s'évanouit pas, mais joignit ses mains crispées et lui dit :
« — Sauvez-le! sauvez-le! Essayez au moins!
« Elle est à côté de lui, tandis qu'il emploie tous les moyens et tous les
expédiens auxquels on a recours en pareil cas; elle suit tous ses mouvemens
en silence, retenant sa respiration entrecoupée, avec l'anxiété de la mort.
« — Je ne peux faire davantage, dit-il enfin, et je ne peux rester plus long-
temps •: on a besoin de moi ailleurs. 11 faut que vous le teniez éveillé, si vous
pouvez; tout dépend de là. Faites comme vous pourrez. Parlez-lui, remuez-le.
11 faut que je m'en aille.
« Elle lui prit Je bras, et, avec un regard gui émut même cette durenature,
elle lui dit :
« — Dites à Adrien d'Arberg de venir ici à l'instant. Dites-lui que Maurice
Redmond se meurt, et que c'est sa femme qui l'a tué.
« EUe s'agenouilla devant son mari; elle ne lui cachait plus son visage.
EUe lui parla avec une voix, elle le regarda avec des yeux qui semblaient
1142 REVUE DES DEUX MONDES.
l'éveiller de la stupeur croissante qui engourdissait ses sens. Elle l'appelait à
haute voix, elle soulevait ses mains et les pressait dans les siennes.
« La porte s'ouvrit : Adrien était à côté d'elle, pâle, ferme, maître de lui-
même. Elle murmura sans tourner ses regards vers lui : « Que deviendrai-je
s'il meurt? » Les yeux de Maurice se fermaient, il ne semblait plus entendre
ni sentir. EUe se retourna alors du côté d'Adrien et jeta sur lui un regard si
horriblement désespéré, qu'il devint encore plus pâle. Il lui mit la main sur
l'épaule et lui dit :
« — Gertrude, priez, priez de toute la force de votre désespoir, et laissez-moi
veiller à côté de ce lit. Cette nuit-ci, nous la passerons ensemlile, et puis,
quelle que soit la volonté de Dieu, quoi qu'il arrive...
« — Nous nous séparerons pour jamais, dit-elle lentement.
« — Ainsi soit-il.
« — C'est un vœu, ajouta-t-elle.
« — Aussi solennel que cette heure, répliqua-t-il. Maintenant allez, et priez
Dieu d'avoir pitié de vous et de moi. »
Ce vœu, cette immolation à Dieu de son amour que fait cette
femme qui croit avoir frôlé un crime, la métamorphose. Maurice est
sauvé par les soins d'Adrien et de Gertrude. Quand il revient à lui,
il voit devant lui sa femme et son ancien ami. Il indique d'un regard
effaré Adrien à Gertrude. — « Autrefois, mais plus à présent, lui
dit-elle à voix basse en répondant à sa pensée. Croyez-moi , cher
Maurice, par tout ce que j'ai souffert cette nuit, par tout ce que nous
avons souffert depuis notre mariage, vous pouvez me croire main-
tenant. Mon amour est à vous désormais, à vous seul. Je vous l'ai '
donné, Maurice, dans une heure terrible, et je n'ai pas traversé en
vain la plus effrayante épreuve qui ait été infligé'e, pour l'écraser, à
une âme endurcie. » Et Maurice voit dans Içs yeux de sa femme la
vérité de ses paroles. Gertrude, épurée par le renoncement absolu et
dévoué de la passion, qui était l'orgueil de sa volonté et la volupté
de son cœur, se réconcilie avec le devoir et avec la vie. Elle est
sereine, elle est pieuse, elle est heureuse. J'avoue qu'au point de vue
du mouvement des passions autant qu'au point de vue religieux, ce
miracle de la grâce me paraît une très belle et très émouvante péri-
pétie.
Là est le dénoûment moral du roman; en voici la conclusion en
deux mots. Maurice meurt à son arrivée en Amérique; Gertrude,
laissée veuve, est bientôt mère; Adrien se fait missionnaire. Quelques
années après, Gertrude reçut une lettre de son frère Edgar. Depuis
les malheurs de sa maison, M. Lifford avait longtemps voyagé avec
son fds, ensuite il était revenu à Lifford-Grange. Le vieil orgueilleux
commençait à plier sous les catastrophes amenées par ses préjugés
obstinés. Il reparlait de Gertrude, dont il n'avait plus prononcé le
nom depuis sa fuite. Edgar pensait que le retour de Gertrude ren-
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE. 1113
tirait la paix de l'âme au triste vieillard. Gertrude rentra donc comme
le pardon avec son fils Maurice dans la maison de son père. Edgar
voulut se marier et craignit de blesser par son choix les vieilles pré-
ventions de M. Lifford. Ce fut Gertrude qui demanda le consentement
de son père. M. Lifford lui montra le portrait de sa mère et le sien
à elle. « Vous parlez à un homme dont l'orgueil a fait leur misère,
lui dit-il. Edgar croit-il que j'adore encore les idoles qui les ont
détruites? » Gertrude se jeta à son cou pour le remercier; mais
M. Lifford la repoussa un instant avec un regard d'inquiétude et de
défiance. « Croyez-vous que je ne sois pas heureuse? » lui dit-elle
avec un de ces sourires persuasifs, expression d'une paix intérieure
que le monde ne peut ni donner ni retirer. Alors il la pressa sur son
cœur et la bénit. « Depuis ce temps, il y eut des fleurs dans les jar-
dins et du bonheur dans le vieux château de Lifford-Grange. »
111.
J'ai peu d'observations à faire sur ces deux ouvrages. Analyser
des romans, c'est presque s'enlever le droit de les juger. Quand on
résume des volumes en quelques pages, quand on remplace l'action
qui se déroule avec ses gradations naturelles par une analyse qui
efface ce qu'on pourrait appeler le modelé de l'œuvre, et n'en rend
tout au plus qu'un trait sec et cru, on aurait mauvaise grâce à signa-
ler des défauts que l'on a soi-même nécessairement aggravés. L'abré-
viateur doit des excuses à l'auteur, car c'est surtout lui qui court le
danger d'être plus iraditore que traduttore.
Seulement, s'il y a une préférence à exprimer entre le roman de lady
Fullerton et celui de Currer Bell, je n'hésite pas. Il a fallu peut-être
plus de vigueur'de talent pour écrire un roman comme Villeiie que
pour composer Lady-Bird. L'avantage reste pourtant à lady Ful-
lerton. Le sujet de Villeiie est terne et froid; l'action de Lady-Bird
est émouvante, ou du moins lady Fullerton a dans le style une cha-
leur pénétrante qui se communique au sujet du récit, en redouble
l'intérêt, et gagne la sympathie du lecteur. Quoique Currer Bell
veuille ennoblir, en les amenant sous le jour de l'imagination, les
incidens vulgaires des existences médiocres, son livre n'a guère
chance d'intéresser la classe même à laquelle il est consacré; il n'y a
que les lecteurs cultivés, les malins, qui prendront la peine d'étu-
dier et d'apprécier le talent dépensé dans les détails de Villeiie. Le
roman de lady Fullerton a sur celui de Currer Bell une supériorité
décisive pour les ouvrages de ce genre : il est plus attachant.
Mais ce qui donne une valeur très haute à ces romans, c'est leur
1114 REVUE DES DEUX MONDES.
inspiration morale. Ici encore, il va sans dire que je place Lady-Bh^
au-dessus de Villette. J'admire sans doute cette fière apologie de
l'énergie intérieure de l'âme humaine dont Villette est remplie.. S'il
y a dans le monde beaucoup de natures qui se suffisent ainsi à elles-
mêmes pour arriver à l'accomplissement du devoir et au. repos du
cœur, j'en suis bien aise pour elles, mais je ne leur porte pas envie.
Je crains d'ailleurs que ces héroïsmes de la conscience individuelle,
ces victoires stoïques soient fort rares, et que, sauf un très petit
nombre d'exceptions, l'on ne puisse attribuer ces vertus-là qu'au
tempérament et aux circonstances. La morale de lady Fullerton me
paraît, dans son humilité, bien plus universelle et bien plus humaine.
Les douleurs, les douleurs infinies où aboutissent l'orgueil et le désir,
voilà le critérium de la vérité morale qui force les vrais romanciers
et les grands poètes, et tous ceux qui ont étudié la pathologie des
passions humaines, à conduire l'homme suppliant et humilié aux
pieds de Dieu. Telle est la conclusion que lady Fullerton dégage de
son œuvre avec une sincérité, une conviction, une ferveur entraî-
nantes, et il me semble impossible de l'en louer suffisamment.
Je me trompe. Je me rappelle, dans Lady-Bird, une juste et fine
réflexion sur les éloges, qui ne saurait venir plus à propos : (tll y a,
dit lady Fullerton, une joie inspirée par l'éloge qui n'a rien à démê^
1er avec la vanité; c'est une sorte de sympathie réclamée impérieu-
sement par tous ceux qui sont doués de quelque génie : c'est la
brise qui évente la flamme, l'huile qui nourrit la lampe. L'éloge, lorsr
q^u'il est sincèrement donné et gracieusement reçu, produit souvent
une sorte de bonheur humble et timide aussi éloigné de la vanité
que l'exaltation d'une mère à la beauté de son enfant diffère du sen.-
timent orgueilleux qu'elle aurait de la sienne. » Ce bonheur humble
et timide, lady Fullerton doit l'avoir souvent éprouvé depuis la pu-
blication de Lady-Bird, car chacun de ses lecteurs serait heureux,
j'en suis sûr, de pouvoir, comme moi, lui témoigner publiquemenl
la sympathie reconnaissante qui suffit à sa modestie.
Eugène Forcaûe.
LA PHILOSOPHIE
ET
LÀ REMISSAT^CE RELIGIEUSE.
On répète volontiers partout que la philosophie s'en va. S'agit-il de
savoir si elle est plus ou moins coupable, on discute un peu; mais on
ne discute pas pour déclarer qu'elle est désormais parfaitement inu-
tile. Juste ou non, l'arrêt est spécieux pour qui n'observe l'esprit gé-
néral de notre temps que dans ses manifestations les plus éclatantes.
Quels sont en effet, depuis un demi-siècle, les phénomènes sociaux
qui frappent tous les esprits? Le premier que je veux signaler, c'est
l'immense développement des intérêts matériels, phénomène d'au-
tant plus remarquable qu'il a sa racine dans les élémens mêmes de la
société moderne, telle que l'a faite la révolution de 89. Oui, qu'on
s'en afflige ou qu'on s'en réjouisse, il faut dire avec un illustre ora-
teur de la restauration que la démocratie coule à pleins bords. A tous
les degrés de la vie sociale, c'est une aspiration ardente, unanime,
infatigable, vers le bien-être et l'aisance, vers la richesse et le luxe,
,vers l'influence et le pouvoir, en un mot vers tous les biens de ce
monde. Voilà un premier fait, aussi manifeste que la clarté du jour,
et q^ii semble indiquer dans l'âme de notre société moderne des dis-
positions peu philosophiques. Que faut-il à une société éprise de bon-
heur matériel, passionnée pour les travaux et les avantages de l'in-
dustrie? Des ingénieurs, des physiciens, des chimistes, tout au plus
quelques mathématiciens : elle n'a que faire de philosophes. Youlez-
vous vous enrichir? défiez-vous de la métaphysique. A quoi bon lire
Platon? il ne vous apprendrait pas l'art d'amasser des richesses, et
puis, prenez garde à cet enchanteur, il pourrait bien vous les faire
Hïépriser,
1116 REVUE DES DEUX MONDES.
Le second phénomène que j'ai dessein, non plus seulement de
constater, mais d'approfondir, c'est ce besoin impérieux qui se ma-
nifeste surtout dans les âmes éprouvées par les mécomptes de la
vie, — le besoin de trouver au-delà du monde visible l'objet d'une
adoration sans trouble et d'un amour sans illusion, d'y chercher le
secret de la destinée humaine, ou tout au moins de donner quelque
pâture à l'imagination, saisie de curiosité et d'effroi en face des mys-
tères de la mort. Qui ne connaît de telles inquiétudes? Elles se ren-
contrent dans les hommes de tous les temps, parce qu' elles sont la vie
même de l'humanité; mais le sentiment qu'elles produisent a pris
de nos jours un développement si puissant, qu'il n'y a pas un philo-
sof)he, pas un homme d'état, pas une tête pensante, qui n'en ait fait
le sujet de ses réflexions. Ce phénomène social a pris un nom : il
s'appelle la renaissance religieuse.
S'il s'agissait ici d'un accident fugitif, d'une de ces fièvres ardentes
et passagères, trop communes en notre mobile pays, il n'y aurait
pas à s'en préoccuper; mais non, le mouvement religieux n'est pas
un événement d'hier : il ne date pas de la fin du dernier règne, il ne
date pas de la restauration, il ne date même pas du concordat. Quand
les mains du premier consul entreprirent de relever l'autel, il s'était
déjà relevé tout seul dans le cœur des peuples, et du jour où la
France put faire entendre une voix que la terreur avait glacée, elle
invoqua Dieu.
Nous savons ce qu'on peut objecter; nous ne perdons pas de
vue les oppositions que la foi renaissante a soulevées et les intermit-
tences qu'elle a subies. L'empire, d'abord si favorable à l'influence
religieuse et tant caressé par elle, finit par la traiter assez rude-
ment, et après les ivresses et les folies des ultramontains de la res-
tauration, un retour d'opinion très énergique parut envelopper la
religion même dans le décri de quelques-uns de ses ministres; mais
que signifient ces temps d'arrêt et ces déviations apparentes? 11 en
est du mouvement religieux de la société nouvelle comme de son
mouvement démocratique. Quand vous voyez un fait se produire au
sein d'une grande société, durer tandis que tout passe, croître alors
que tout décline, survivre à dix révolutions politiques, tour à tour
favorisé ou combattu par le gouvernement et les partis, mais tou-
jours debout, et après les tempêtes les plus formidables reparaissant
avec une puissance, une sève et une vitalité nouvelles, — tenez pour
certain qu'un tel fait a sa cause plus haut que la volonté de l'homme,
et qu'en nier la portée, c'est nier une loi du monde moral et s'inscrire
en faux contre un arrêt de la Providence.
Nous aurions moins de peine à comprendre l'aveuglement de cer-
tains esprits, si le mouvement religieux était concentré dans les limites
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1117
d'un certain pays; mais point du tout : il ne se produit pas seulement
en France et chez les nations catholiques; c'est un mouvement euro-
péen. Il change de noms suivant la diversité des peuples ou des com-
munions religieuses; c'est le piétisme à Berlin, le puseysme à Oxford
et à Londres, le méthodisme à Genève, et c'est trop souvent l'ultra-
montanisme à Paris. Toutefois, sous ces formes changeantes, vous
trouvez le même esprit intérieur; je veux dire un retour général des
âmes vers une autorité surnaturelle et infaillible, et par suite un es-
pace de plus en plus étroit laissé à la raison et à la liberté humaines.
Je crois avoir décrit le mouvement religieux avec une parfaite sin-
cérité. Reste à le comprendre.
Si on voulait en croire certains écrivains célèbres, rien ne serait
plus simple : ils y voient la sentence capitale de la philosophie,
et comme ces esprits ingénieux joignent à tous les dons brillans de
l'imagination et de l'éloquence une remarquable force de logique,
ils ont compris qu'étant si sévères pour la philosophie, ils ne pou-
vaient pas l'être moins pour la société moderne, qui en est l'ouvrage.
De proche en proche, ils en sont venus à répudier en bloc les trois
derniers siècles, de sorte qu'à les en croire, du jour où l'esprit nou-
veau a produit Raphaël et Michel-Ange, Shakspeare et Milton, Pascal
et Bossuet, Corneille et Molière, Descartes et Leibnitz, le monde est
entré en pleine décadence. Dans cette conviction commune, les uns,
ne voyant pas de remède naturel au mal, ont pris le parti de déses-
pérer de la civilisation et de soutenir qu'en ce monde de ténèbres,
Satan, c'est-à-dire l'esprit philosophique, doit être vainqueur de
Dieu. D'autres, d'une humeur moins chagrine, d'une logique moins
inflexible, d'un esprit plus ouvert et plus généreux, se souvenant
que leur ardeur pour la religion fut contemporaine de leur jeune
enthousiasme pour la liberté, se sont détournés de ce pessimisme de
théorie : inconséquence généreuse à laquelle nous ne pouvons qu'ap-
plaudir, en attendant avec patience qu'un goût si noblement persé-
vérant pour la discussion ramène ces ennemis de la philosophie à
des sentimens plus doux.
Au surplus, nous n'avons dessein de discuter avec aucun de ces
esprits extrêmes, surtout quand l'éblouissement du paradoxe et les
fumées de la passion les emportent jusqu'à soutenir par exemple que
toute vérité philosophique est dans saint Thomas, qui, dans sa mo-
destie, croyait la tenir d'Aristote, ou quand, plus mal inspirés encore,
ils engagent une croisade burlesque contre les pères de la civilisation
humaine, Homère, Pindare, Platon, Virgile, et travestissent en fléaux
dévorans ces chantres divins dont le peintre de l'École d'Athènes asso-
ciait les images aux plus sublimes symboles du culte chrétien dans les
fresques immortelles du Vatican. Mais laissons ces enfans perdus de
1118 REVUE DES DEUX MONDES.
la polémique s'acharner dans l'ombre sur les restes d'un scandale
épuisé; laissons-les se mettre en règle, comme ils le pourront, avec
leurs supérieurs, dont la sagesse sait au besoin les avertir et les châ-
tier : aussi bien des plumes habiles et non suspectes de complaisance
pour les philosophes ont récemment fait justice de ces témérités pué-
riles avec une force de raison qui nous dispense de rien ajouter.
La renaissance religieuse a des interprètes plus traitables. Ce.
sont des esprits initiés par l'étude philosophique de l'histoire mo-
derne ou par le gouvernement des grandes affaires airx besoins de
notre société. Ils la connaissent trop bien pour ne pas savoir qu'en
matière de croyances religieuses, la philosophie, sous le nom de
liberté de conscience, s'est incorporée pour jamais à nos institutions
et à nos mœurs. Ce ne sont pas eux qui regrettent que Luther et Cal-
vin n'aient pas eu le sort de Jean Huss, ou Descartes la destinée de
Giordano Bruno, et cependant à la suite de nos récentes agitations ces
graves observateurs, épouvantés sans doute de la puissance de disso-
lutian qui a été donnée aux abus de l'esprit, se sont laissés aller à
penser et à dire que la philosophie, livrée à elle-même, n'enfante
guère que doute, orgueil et anarchie, qu'inutile au service du vrai,
désastreuse au service du faux, elle doit céder la place à la foi, seule
capable de régénérer la société. A leurs yeux, la question se pose net-
tement aujourd'hui entre deux influences contraires, le surnaturalisme
et le rationalisme : — d'un côté, toutes les communions religieuses,
que ces vastes esprits couvrent d'une égale sollicitude, jusqu'au point
même de paraître les envelopper (je demande pardon du mot à leur
orthodoxie) dans une sorte d'éclectisme supérieur; — de l'autre côté,
toutes les influences philosophiques, pyrrhonieus, athées, panthéistes,
déistes, tout cela volontiers confondu, ou du moins condamné à une
commune stérilité. Voilà où le spectacle des ravages de l'esprit de
doute et de négation a conduit ces intelligences attristées, ces maîtres
de la parole et de la science, qui formaient il y a vingt ans notre jeu-
nesse au mâle exercice de la pensée libre. D'au vient donc l'ascendant
mystérieux de ce courant qui entraîne et qui dompte les plus fermes
esprits? Pour en apprécier le caractère et la portée, il faut en chercher
l'origine.
Le principe de la renaissance religieuse n'est pas difficile à décou-
vrir : il est dans le matérialisme et le scepticisme du siècle dernier.
A Dieu ne plaise que je vienne faire le procès à une grande époque
de l'esprit humain ! Aussi bien, avant de dire mon avis sur la phi-
losophie du xviii* siècle, je demande à la définir. Est-elle tout entière
dans Helvétius, d'Holbach et Lamettrie? Évidemment non. Joignez à
ces pauvres esprits des hommes déjà bien supérieurs, David Hume et
Condillac, Diderot, D'Alembert, Gondorcet; vous n'avez encore qu'une
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1119
certaine école et qu'un certain parti. Voltaire lui-même, malgré l'éten^
due et la variété de son génie, n'exprime pas tout son siècle, et j'ajoute
qu'il en répudie quelques-unes des meilleures inspirations. C'est ail-
leurs qu'il faut les aller recueillir, dans l'auteur ô^ Emile, et mieux
encore dans Montesquieu et dans Turgot; c'est aussi dans ces sages ai-
mables d'Edimbourg et de Glasgow, Hutcheson, Adam Smith, Thomas
Reid, et dans le puissant méditatif de Kœnigsberg, Emmanuel Kant.
Or il est certain, et on ne peut assez le répéter, que ces grands esprits
ont passé leur vie à combattre le matérialisme et le scepticisme. Com-
ment donc n'en ont-ils pas triomphé? C'est, hélas ! qu'ils avaient laissé
des otages entre les mains de l'ennemi : je veux dire que, tout en dé-
testant les conséquences de la philosophie des sens, ils n'en rejetaient
pas, faute de les bien connaître, tous les principes, et il a suffi, pour
corrompre les bonnes semences, de ce mauvais levain. Kant com-
mence sa célèbre Critique par protester contre l'empirisme de Locke
avec autant de force qu'avait pu le faire Reid, et comme Reid encore,
c'est du scepticisme de Hume qu'il veut affranchir la philosophie.
Allez jusqu'au bout. Son dernier mot, c'est que toute affirmation spé-
culative sur l'âme et sur Dieu est une hypothèse arbitraire, c'est-à-
dire que la religion naturelle et la théodicée n'ont aucun solide fon-
dement. Écoutez le vicaire savoyard lançant contre Helvétius et
d'Holbach ses apostrophes véhémentes, vous croyez entendre les
accens du spiritualisme le plus pur. Regardez-y de près, ce grand
adversaire des encyclopédistes n'est bien souvent qu'un de leurs dis-
ciples qui s'ignore. Il a appris à leur école à nier l'idée de l'infini, à
déclarer inaccessible à l'esprit humain toute existence absolue, et s'il
répudie la sensation, ce n'est point à l'autorité lumineuse et précise
de la raison, mais aux vagues inspirations du cœur, qu'il demande
sa théodicée, — mal fidèle encore à son principe, puisqu'il aboutit à
fonder sur la souveraineté du nombre, c'est-à-dire sur la force, une
politique pleine de chimères, après avoir fondé sur le sentiment une
morale bien chancelante.
C'est ainsi que tout se mêle dans cette époque étrange, le bien avec
le mal, la vérité avec l'erreur, le doute avec la foi, la revendication
légitime de réformes durables et de droits sacrés avec les rêves de
l'utopie et les menaces brutales de la force, le plus noble enthousiasme
pour la tolérance, l'humanité, la justice, avec des doctrines qui sem-
blent faites tout exprès pour la tyrannie. Et de là, vers la fin du siè-
cle, quand tous ces principes contraires, venant à fermenter ensemble,
amenèrent cette explosion terrible de la révolution française, alors
surtout que les idées de Montesquieu reculèrent devant les doctrines
de Rousseau, dépassées à leur tour par celles de Condorcet et de Ma-
bly, et que le déisme sentimental du vicaire savoyard fut aux prises
1120 BEVUE DES DEUX MONDES.
avec le scepticisme des uns et l'athéisme déclaré des autres, de là
tant d'excès lamentables, tant de scènes d'une impiété licencieuse et
. bouffonne, souvenirs pénibles que je voudrais écarter, mais qui ob-
scurciront de leur ombre la grande cause de la philosophie et de 89
jusqu'au jour où, pleinement dégagée de tout alliage de violence et
d'impiété, elle apparaîtra aux yeux les plus aveuglés dans sa splen-
deur sans tache, et deviendra pour jamais l'étoile brillante et pure
de la civilisation moderne.
La période la plus orageuse de la révolution s'écoula, celle des
renversemens. Quand la société put se recueillir en elle-même après
la tempête, deux grandes vérités saisirent les consciences, parce
qu'elles sortaient toutes vivantes du sein même des faits. La pre-
mière, c'est que la raison n'est pas tout l'homme. Chose étrange! le
xviii^ siècle, qui ne croyait qu'à la puissance de l'esprit, à la force
illimitée de la raison, semblait se complaire en même temps à rétré-
cir le cercle de leur développement légitime; mais, eût-il donné à la
raison son domaine le plus étendu, elle n'est après tout que la maî-
tresse partie de l'homme. A côté d'elle, il y a l'imagination et le cœur,
il y a l'habitude et la force de la tradition, élémens tout aussi réels
de la nature humaine, tout aussi pleins de fécondité et de vie. Que
la raison aspire à en prendre le gouvernement, rien de plus légitime;
mais elle n'a ni le droit ni la puissance de les supprimer.
M. Hegel ne voit rien de plus beau à louer dans la constituante
que le dessein de refondre la société dans un moule entièrement nou-
veau, et de la construire en quelque sorte a priori, un peu comme
M. Hegel constiuit ses systèmes. Cet éloge m'est suspect. Dieu seul,
ce me semble, a pu concevoir et faire le monde a priori, et je me
défie des hommes , même de génie , qui se mettent à la place de
Dieu. S'il faut tout dire, j'ai toujours soupçonné M. Hegel, quand il
fait ce pompeux éloge de la méthode des constituans de 89, d'avoir
voulu indirectement glorifier la sienne ; mais, de même qu'en phi-
losophie, la raison n'est d'aucun usage, séparée de l'expérience, on
ne fait rien de bon en politique, quand on rompt en visière aux
mœurs et aux traditions.
Platon raconte que lorsque son illustre aïeul. Sol on, se rendit à
Sais pour consulter la sagesse égyptienne, un des prêtres les plus
âgés lui dit : a 0 Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez tou-
jours des enfans; il n'y a pas de vieillards parmi vous. — Et pourquoi
cela? répondit Solon. — Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d'intel-
ligence, vous ne possédez aucune vieille tradition... »
Mais voici une leçon d'une portée plus haute encore que nos
pères ont reçue à la dure école des événemens : c'est que la société
humaine n'a pas son dernier but en elle-même, ou, en d'autres
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1121
termes, la vie humaine ne se suffît pas. Et d'abord il est assez clair
que ce monde, où l'homme s'agite, n'est pas le théâtre de la justice
parfaite et de la parfaite félicité. Le mal y lutte contre le bien, la
violence contre le droit; la laideur, la faiblesse et la misère s'y ren-
contrent avec la richesse, la force et la beauté. Ce n'est rien toute-
fois ; adoucissez les souffrances humaines, améliorez les institutions
et les lois, donnez aux sciences leur plus puissant essor et leurs plus
utiles découvertes, en un mot couvrez le monde des créations de
l'industrie, de la parure des arts, des bienfaits de la philanthropie, —
l'homme n'est pas satisfait. Vous pouvez développer toutes ses facul-
tés, vous ne changerez pas sa nature. La perfectibilité indéfinie, si
chère au xviii" siècle, est un rêve. Réalisez l'utopie de Condorcet,
prolongez la vie humaine pendant plusieurs siècles : vous ne ferez
jamais de l'homme autre chose qu'un être fini par ses organes, infini
par ses désirs et par sa raison, qui vit sur la terre et qui pense au ciel.
Là est la racine de la religion. Tant que la vie terrestre ne don-
nera pas le parfait bonheur, tant qu'il y aura dans l'homme, avec
la raison qui médite sur les mystères de l'éternité, l'imagination
qui en anticipe la connaissance, le cœur qui tressaille en présence
de l'inconnu, et cette inquiétude mystérieuse et profonde qu'au-
cun raisonnement ne peut complètement satisfaire, — la religion
sera le sentiment le plus sublime du cœur humain et le ressort le
plus puissant de la vie sociale. Ce sont là des vérités de tous les temps
et de tous les lieux; pour qui se reporte maintenant à la situation
morale de la France après les orages de la révolution, et considère
les habitudes séculaires du culte violemment interrompues, le sen-
timent religieux, plus indestructible encore que les habitudes, com-
primé par la tyrannie, un clergé — que le scepticisme avait amolli —
retrouvant au sein des persécutions les vertus de la primitive église
et la sympathie dès peuples, tant d'illusions évanouies, tant d'espé-
rances trompées, tant de sang répandu, tant de deuils imprévus et
irréparables; pour qui rassemble toutes ces causes, j'ose dire que ce
grand mouvement de renaissance religieuse, qui a laissé sa date lit-
téraire dans le Génie du Chrisiianisme et sa date politique dans le
concordat, n'a plus rien qui puisse étonner.
On se plaît à dire que les amis de la philosophie sont à la fois sur-
pris et désespérés de ce retour universel des âmes vers la religion.
D'abord, ce ne serait vraiment pas la peine d'être un peu philosophe,
c'est-à-dire observateur de la nature humaine, pour être surpris en
la voyant se développer suivant ses lois, aller d'un matérialisme
impie à l'extrémité opposée, exagérer la défiance à l'égard de la pure
spéculation après s'y être confiée sans mesure, encourager les fai-
blesses, les violences, les puérilités qui se couvrent du manteau de
TOME I. 72
1122 REVUE DES DEUX MONDES.
la religion, après avoir applaudi pendant soixante ans aux railleries
de l'incrédulité et aux sarcasmes de l'ironie. Mais oublions ces excès
en sens contraire, et dans le mouvement religieux de notre siècle
ne regardons que son principe essentiel et son développement légi-
time. Eh bien ! j'affirme que s'il est peu digne d'un philosophe de
s'étonner d'un phénomène si naturel, il le serait moins encore de
s'en affliger. Pour peu, en efTet, qu'on réfléchisse à cette impulsion
irrésistible qui emporte les nations modernes dans les voies de la
démocratie, comment ne pas comprendre que le sentiment religieux,
indispensable à toute société, est devenu plus particulièrement néces-
saire à la nôtre? Dans un temps et dans un pays où toutes les an-
ciennes barrières sont renversées, où chaque individu, pouvant tout
espérer, désire tout, la société a besoin, pour ne pas tomber en pous-
sière, de ce ciment spirituel que le christianisme établit entre les
âmes, et c'est pourquoi son action tutélaire sera respectée et bénie
de tous, à cette seule condition de n'être intolérante ni oppressive
pour personne.
Reste à expliquer maintenant que des esprits accoutumés à regar-
der au fond des choses se soient persuadé qu'il y a une opposition
radicale entre le mouvement religieux de la société et son mouve-
ïnent philosophique. Pour achever de confondre cette hypothèse,
examinons quel a été depuis soixante ans le caractère de la philo-
sophie contemporaine. L'Europe a vu naître et se développer de nos
jours deux grands systèmes de spéculations philosophiques, celui de
l'Allemagne et celui de la France. Je les distingue fortement l'un de
l'autre, et en même temps je soutiens qu'à des titres différens et
à des degrés divers ils expriment tous deux un même phénomène
moral : — savoir, la renaissance du spiritualisme en philosophie.
Le mouvement germanique a parcouru toutes ses phases; on en
connaît le commencement, le milieu et la fin; il est possible de l'em-
brasser dans son ensemble et de le juger. Je dis que c'est un mou-
vement d'origine spiritualiste, et j'avoue que l'assertion paraîtra
contestable, si on regarde où il vient d'aboutir; mais voyons d'abord
par où il a commencé. Plaçons-nous par la pensée aux premières
années du xix* siècle, au moment où disparaît Kant. En quel état
laissait-il la philosophie? Il faut, pour le savoir, comparer ce qu'il
avait fait avec ce qu'il avait voulu faire. Son ambition était immense.
Il niait sans réserve toute la philosophie du passé. Pour lui, Aristote
et Platon, Descartes et Leibnitz, n'avaient pas sur le système général
des êtres des idées plus justes que celles des meilleurs astronomes
avant Copernic sur le système particulier du monde physique. Kant
croyait avoir découvert le vrai rapport, jusqu'à lui inconnu, de l'es-
prit humain avec les choses. L'esprit humain dans sa théorie était
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1123
le soleil : au lieu de tourner autour des choses, il les faisait tourner
devant lui.
Telle fut l'idée première de l'entreprise philosophique de Kant,
Elle devait aboutir, dans sa pensée, à terminer la lutte étemelle de
l'empirisme et de l'idéalisme, des dogmatiques et des pyrrhoniens,
en fixant à la fois les droits certains et les limites infranchissables de
l'humaine raison. Kant avait-il atteint son but? Nullement. Dégagez
en efletson système de tout ce qui n'y tient pas logiquement, ôtez les
remaniemens, les correctifs et les inconséquences; quelle est la con--
clusion finale? c'est que l'homme, enfermé dans sa pensée comme
dans une prison obscure et sans issue, ne peut tirer de ses notions
les plus élevées aucune lumière sur les objets qui l'intéressent essen-
tiellement; pas la plus faible conjecture sur l'existence de l'esprit,
rien sur l'existence de la matière, rien, à plus forte raison, sur celle
de Dieu, de sorte que les lois universelles et nécessaires de la raison
n'ont d'autre usage que de guider la pensée dans l'exploration de
l'univers sensible.
La philosophie allemande en était là vers la fin du siècle der-
nier; c'est dire assez qu'elle retombait, en dépit d'elle-même, sous le
joug de l'empirisme et du scepticisme. L'honneur de l'y avoir arra-r
chée se partage entre trois hommes supérieurs, Fichte, Schelling,
Hegel, Ces grands esprits ont bien des différences, mais dans la va^
riété de leurs systèmes il y a un point commun : c'est un effort géné-
reux et puissant pour retrouver par la science ce qu'on appelle en
Allemagne l'objectif et l'absolu, c'est-à-dire la certitude et Dieu.
Fichte s'attache au principe de Kant, — au sujet de la pensée, et il
s'efforce de démontrer par une déduction subtile et originale que le
moi ne peut pas être la seule existence, qu'elle implique non-seule-
ment un terme opposé qui la limite et la ramène sur soi, mais aussi
un principe supérieur, un principe absolu, une existence pleine et
sans limite, qui explique, enfante, domine toutes les oppositions.
On a pu appeler Fichte le philosophe du moi; mais il est si éloigné
d'un égoïsme vulgaire, que, dans sa morale, il est stoïcien, et que sa
métaphysique, de plus en plus pénétrée d'un souffle religieux, est
venue aboutir au mysticisme.
C'est dans l'homme, c'est par la psychologie, que le disciple de
Kant trouvait Dieu. M. Schelliiig, sortant brusquement de l'enceinte
étroite de la philosophie critique, chercha Dieu dans l'histoire de la
nature et dans celle de l'humanité. L'idée générale de son système,
c'est l'analogie profonde des lois de la matière et des lois de la pen-
sée. La nature à ses yeux n'est point l'empire d'une fatalité aveugle;
elle est toute pénétrée d'intelligence, mais d'une intelligence qui ne
se dégage que par degrés d'une espèce de sommeil. Et d'un autre
côté, l'humanité, bien que libre, a des lois, et la vie spu-ituelle, en-
1124 RETUE DES DEUX MONDES.
tée sur la vie organique, en reproduit le mouvement sur une échelle
plus vaste et plus complète. Or, si l'univers et l'homme manifestent
sous des formes différentes une même pensée , comment expliquer
cette harmonie autrement que par une unité suprême qui se mani-
feste à des degrés divers dans la série infinie des existences? De là
un système plein de hardiesse, où M. Schelling a répandu les trésors
de son érudition de savant et de son imagination de poète, système
resté toujours un peu vague, qui associe de grandes vérités à de
grandes erreurs, mais qui, dans son ensemble, est tout pénétré d'une
inspiration religieuse; c'est au point que l'école de Munich, dont
M. Schelling est la gloire, et d'où sont sortis tant de physiciens idéa-
listes, tant d'artistes purs et sévères, n'a pas tardé à glisser, avec
Baader et Gôrres, sur les pentes de la mysticité. Et maintenant,
faut-il déclarer sans détour ma pensée sur le système célèbre qui a
succédé en Allemagne à celui de M. Schelling? Je commencerai, afin
d'être juste, par rappeler que, de l'aveu de tout le monde, la phi-
losophie de Hegel est une des plus vastes combinaisons d'idées qui
soient sorties de l'esprit humain; je ferai remarquer ensuite que son
trait distinctif est de chercher en toutes choses une loi nécessaire et
absolue, de sorte que confondre la théorie hégélienne avec le sen-
sualisme, c'est une criante injustice. Cela dit, je conviendrai que le
système de Hegel me paraît reposer, comme celui de Spinoza, sur
une illusion trop familière aux génies doués d'une grande puissance
d'abstraction : c'est que l'esprit humain est capable de reproduire en
ses spéculations l'ordre universel et absolu des choses, prétention
exorbitante qui ne serait légitime que si l'intelligence de Dieu et la
conscience humaine pouvaient s'identifier. Et voilà comment ce sys-
tème audacieux, que le génie du maître maintenait à uûe certaine
hauteur spéculative, ayant eu le malheur de tomber dans des esprits
violons et médiocres, la philosophie allemande, si pure dans Fichte,
si noble dans M. Schelling, si imposante encore dans M. Hegel, s'est
précipitée aux derniers excès de l'athéisme, et a soulevé contre toute
philosophie la plus violente et la plus injuste réaction.
J'arrive au mouvement philosophique de la France, à celui qui
nous est le mieux connu et qui nous touche de plus près. Ici la pure
lumière du spiritualisme brille avec une telle évidence, que, pour la
méconnaître, il ne faut certes pas un aveuglement ordinaire. On l'a
pourtant niée avec intrépidité. La philosophie française a été accusée
de scepticisme, et comment oublier qu'une inculpation si injuste a
troublé les derniers momens et outragé la tombe à peine ouverte du
noble Jouffroy? Mais le mot de scepticisme n'est pas celui qui a le
plus retenti et trouvé le plus d'oreilles crédules. Cette fortune était
réservée au mot panthéisme.
Scepticisme, panthéisme, nous aurions le droit de dire sans mena-
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1125
gement que ce sont là deux calomnies; mais nous aimons mieux sup-
poser la bonne foi dans nos adversaires, et nous croyons savoir ce
qui a pu tromper des esprits même sincères et excellens.
Quand on parle de la philosophie française au xix" siècle, deux
noms se présentent à l'esprit : le nom de Royer-Gollard et celui de
M. Cousin. Or il est d'abord parfaitement certain que Royer-Collard,
si original par le tour et la qualité de son esprit, n'a pas eu en phi-
losophie des idées originales : il n'a été, il n'a voulu être qu'un Écos-
sais. D'un autre côté, il est également certain que M. Cousin, après
avoir été initié par l'enseignement de Royer-Collard à la philosophie
écossaise, s'aperçut bientôt qu'excellente pour réfuter Condillac, ex-
cellente aussi pour commencer la science, elle ne suffisait pas à tous
les besoins de la pensée humaine, que sa circonspection allait jusqu'à
la timidité, et que, passant du vigoureux génie de M. Royer-Collard
en des esprits moins naturellement dogmatiques, elle pourrait incliner
à une discrétion spéculative, à un esprit de réserve et de défiance
qui n'est pas le doute, mais qui pourrait bien être la stérilité.
A ces deux faits certains, il faut en ajouter un troisième, c'est que
M. Cousin est coupable d'avoir étudié avec intérêt et discuté le pre-
mier d'une manière approfondie les principaux systèmes de la philo-
sophie allemande, celui de Kant, pour en donner une admirable réfu-
tation, ceux de Schelling et de Hegel, pour leur emprunter des vues
pleines de grandeur, les unes aussi solides que neuves et hardies, les
autres plus contestables, et finalement pour s'en séparer sur les
points essentiels.
Yoilà le vrai; vienne maintenant l'esprit de parti avec son cortège
ordinaire : la légèreté qui croit sur parole, la haine qui envenime tout,
la prévention qui obscurcit le jugement et la colère qui l'aveugle;
unissez toutes ces puissances conjurées, et vous verrez apparaître ce
monstre formidable dont on efiraie l'imagination des faibles, sous le
nom de panthéisme de la philosophie française.
Pour se délivrer de ce fantôme, il eût suffi à des esprits calmes et
de bonne foi de faire quelques remarques bien simples. ït d'abord,
l'origine de la nouvelle philosophie française remonte plus loin que
M. Cousin, plus loin que M. Royer-Collard; elle est dans un penseur
moins célèbre, mais d'une originalité et d'une profondeur singulières;
je veux parler de Maine de Biran. Je n'ai pas entendu dire qu'on l'ait
encore accusé de panthéisme ; mais si cela n'a pas été dit, cela se
dira, car enfin, puisque la philosophie française est coupable, com-
ment Maine de Biran serait-il innocent, lui qui a donné à cette phi-
losophie la méthode qui la constitue, la méthode psychologique?
Depuis Maine de Biran, le premier principe de la philosophie fran-
çaise, c'est la séparation profonde des phénomènes extérieurs et des
1126 REVUE DES DEUX MONDES.
phénomènes de conscience. Pour qui sait voir dans un germe tous
ses développemens à venir, le spiritualisme est là. En effet, qui a
posé les principes d'une réfutation radicale de Gondillac et de Caba-
nis, avant que M. Royer-Collard n'engageât avec tant d'éclat contre
le sensualisme sa polémique éloquente et victorieuse? C'est celui
que Royer-Collard appelait son maître, c'est Maine de Biran.
Le second principe de la philosophie française, c'est que le type
primitif de toute existence nous est fourni dans le sentiment de l'ac-
tivité personnelle. C'est par là que Maine de Biran arrêtait à son pre-
mier pas le système qui fait sortir tout l'homme de la sensation pas-
sive, vainement transformée en intelligence et en volonté par une
analyse artificielle. Par là, il rattachait le spiritualisme nouveau à
celui de Leibnitz, et coupait une des racines du panthéisme, puis-
qu'il est logiquement impossible — aune philosophie qui pose la per-
sonnalité humaine comme un principe fondamental — de la réduire à
une forme accidentelle et passagère de l'être en soi. Enfin, si la phi-
losophie française, partie de la psychologie profonde, mais un peu
étroite de Maine de Biran, a pris en un génie plus vaste un vol plus
libre vers les sublimes régions, quel a été son caractère propre, son
principe toujours proclamé et fermement maintenu? C'est de rester
fidèle à l'observation, et, dans ses inductions les plus lointaines sur
le principe mystérieux des choses, de ne jamais perdre de vue la
conscience; c'est de ne s'élever de l'homme à Dieu que pour revenir
sans cesse de Dieu à l'homme, de peur de se laisser séduire à cette
ontologie ambitieuse et vaine qui se perd en ses abstractions, loin
de l'humanité, de la nature et de la vie.
Nous croyons avoir le droit de conclure que la philosophie fran-
çaise est dans son origine, dans sa méthode, dans son caractère gé-
néral une philosophie spiritualiste, et par conséquent qu'il n'y a rien
de plus superficiel et de plus factice que cet antagonisme imaginé
entre les besoins religieux et les besoins philosophiques de notre
société, laquelle n'a pas apparemment deux âmes contraires, mais
une seule, également avide de science et de foi. Est-ce à dire qu'il
n'y ait eu, dans le développement de la philosophie française à tra-
vers le demi-siècle agité qui est derrière nous, aucun écart, aucune
déviation? Nous n'entendons pas soutenir cela, et pourquoi aurait-
on le moindre embarras à s'en expliquer? Une école de philosophie
n'est pas une église, et je ne connais, pour un homme usant libre-
ment de sa raison, qu'un seul moyen d'être infaillible : c'est de se
taire. Peut-être est-ce là le genre d'innocence que nos adversaires
nous souhaiteraient; mais le conseil n'est pas assez désintéressé pour
qu'on y souscrive. Pour moi, convaincu que la philosophie française
est dans les grandes voies du sens commun et de la vérité, mais con-
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1127
vaincu aussi que le terrain où elle marche est glissant, entouré d'é-
cueils et de précipices, je voudrais, avant de terminer, indiquer avec
franchise quelle idée je me forme des périls de la situation présente
et des besoins de l'avenir. Toute ma pensée se résumerait volontiers
en un seul vœu : c'est que la philosophie française se sépare chaque
jour davantage de la dernière philosophie allemande.
C'est une habitude enracinée au-delà du Rhin de considérer la
philosophie comme une spéculation transcendante, se déployant dans
je ne sais quelle carrière illimitée d'abstractions, et se proposant pour
but, non pas des connaissances proportionnées à notre raison impar-
faite, mais l'explication universelle des choses. Il faut que cette ex-
plication soit conçue ajyriori, sous peine d'empirisme; il faut qu'elle
ne s'appuie pas sur la conscience, sous peine de subjectivité; il faut
qu'elle embrasse l'ensemble du réel et du possible, pour être, comme
ils disent, adéquate; il faut enfin qu'elle parte d'un principe unique
et en déduise tout le reste, pour être simple, homogène, rigoureuse,
en un mot scientifique.
Nous dirons en deux mots qu'imposer à la science de telles condi-
tions, c'est de deux choses l'une, — la rendre impossible ou la con-
damner à l'erreur. Si l'homme, en effet, n'est que l'homme, cette
science le surpasse infiniment. Pour en être capable, il faudrait que
l'homme fût Dieu.
Cette illusion de l'Allemagne sur la nature de la science en a en-
fanté une autre touchant son objet le plus élevé, et toutes deux abou-
tissent aux mêmes erreurs. Suivant les disciples de Hegel, on ne
construit une théodicée digne de vrais'philosophes qu'à la conditioa
d'écarter sévèrement de l'idée de la Divinité toute analogie, toute
détermination empruntées à l'observation de l'univers physique et
moral. Quiconque se représente Dieu comme un principe distinct de
l'univers, vivant en soi de la vie de l'intelligence, de la liberté, de
l'amour, est déclaré suspect de superstition et d'anthropomorphisme.
Voilà donc un Dieu absolument indéterminé, un Dieu sans attributs,.
un Dieu dont on ne peut rien dire; mais sous cette réserve apparente
se cache un immense orgueil. Ce même Dieu, si parfait qu'il semble
inaccessible, si loin de nous que toute analogie le défigure, rAlle"
magne prétend le saisir a 'priori , décrire exactement son essence et
y trouver la clé de toutes les énigmes de l'univers.
Ces doctrines, je le dis nettement, seraient la mort du spiritua^
lisme; mais, en vérité, il est permis de ne pas s'en effrayer à l'excès,
quand on les pèse d'une main ferme et d'un esprit libre de préven-
tion. Les métaphysiciens de l'Allemagne le prennent de très haut, je
le sais, avec notre méthode psychologique, avec notre respect du
sens commun et de la foi du genre humain; mais, <ïa;s discuter le
1128 REVUE DES DEUX MONDES.
fond des choses, qu'il nous suffise d'adresser une ou deux questions
à leur érudition et à leur bonne foi.
Je leur demanderai qui a mis au monde la philosophie moderne?
C'est apparemment Descartes. Or l'auteur du doute méthodique était-il
par hasard un esprit esclave des préjugés? Reprocherait-on un excès
de timidité à l'homme qui, avec de l'étendue et du mouvement, se
chargeait de faire le monde? Eh bien! ce Descartes, ce novateur intré-
pide, ce spéculatif audacieux, sur quel principe a-t-il établi toute sa
métaphysique? Sur un fait de conscience : je pense, donc je suis. Et
quel est le fondement de sa théodicée? Encore un fait de conscience :
cette idée de l'être tout parfait que chacun de nous trouve au fond
de soi, dans le sentiment de son imperfection et de ses limites. Où
aboutit enfin cette méthode? A un Dieu profondément distinct de
l'univers, à un Dieu créateur, à un Dieu intelligent et bon qui a fait
l'homme, comme parle Descartes, à son image et semblance, et dont
la contemplation, comme il dit encore, nous fait jouir du plus grand
contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie.
Dira-t-on que Descartes vivait dans une société chrétienne, au
siècle de la règle et de l'autorité? Je consens à reculer de deux mille
ans, bien au-delà du christianisme, et je demande aux idéalistes de
l'Allemagne s'ils veulent bien consentir à reconnaître Platon pour
maître, Platon, le père de l'idéalisme et le type des libres génies. Or
ce grand métaphysicien avait appris à l'école de Socrate que le pre-
mier pas en philosophie, c'est de confesser son ignorance, et le se-
cond, de s'étudier soi-même. Est-ce lui qui se serait flatté de saisir
dans toutes les profondeurs de son essence ce principe premier dont
il n'ose parler qu'en tremblant au vi* livre de la République, <( ce
Bien que toute âme poursuit, en vue duquel elle fait tout, — ce Bien
dont elle soupçonne l'existence, mais avec beaucoup d'incertitudes,
et dans l'impuissance de comprendre nettement ce qu'il est?... »
Et puisque le principe des choses est plein de mystères, comment
se flatter d'apercevoir sans voile la génération de l'univers? Écoutez
Timée : (( . . . J'essaie de parler des dieux et de la formation du monde,
sans pouvoir vous rendre mes pensées dans un langage parfaitement
exact et sans aucune contradiction. Et si mes paroles n'ont pas plus
d'invraisemblance que celles des autres, il faut vous en contenter et
bien vous rappeler que moi qui parle et vous qui jugez, nous sommes
tous des hommes... (1). »
Si maintenant je continuais à citer le Timée pour y trouver l'idée
que Platon s'est formée du principe de l'univers; si je décrivais ce
Dieu dont l'attribut suprême est la bonté, qui fait le monde non par
(1) Ptaton, trad. fr., t. XI, p. 126.
LA PHILOSOPHIE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. 1129
nécessité, mais par amour, ce Dieu qui compose le plan de l'univers
l'œil fixé sur l'exemplaire éternel de la beauté et de la justice, ce
Dieu qui, en voyant s'agiter le monde fait à son image, se réjouit,
et dans sa joie veut le rendre encore plus semblable à son modèle, je
sais ce que me diraient les hégéliens, que Platon se joue et qu'il
paie tribut aux préjugés du vulgaire. Mais Platon se jouait-il lors-
que, dans un de ses plus sévères et de ses plus profonds dialogues,
il engageait contre les èlèates (c'étaient les hégéliens du temps) une
polémique si vigoureuse, quand il démontrait que leur unité abso-
lue, sans attribut, sans pensée, sans vie, n'est qu'un abîme de con-
tradictions, quand il s'écriait enfin : (( Mais quoi, par Jupiter ! nous
persuadera-t-on si facilement que, dans la réalité, le mouvement,
la vie, l'âme, l'intelligence, ne conviennent pas à l'Être absolu; que
cet Être ne vit ni pense, et qu'il demeure immobile, immuable, sans
avoir part à l'auguste et sainte intelligence? »
Voilà le Dieu qu'enseignent Platon et Descartes, ces maîtres pré-
férés de la philosophie française, et voilà aussi le Dieu que toute
créature humaine entrevoit et adore au fond de son cœur; car enfin
faites la différence si grande qu'il vous plaira entre l'intelligence
d'un Leibnitz et celle du plus ignorant des hommes, — la raison
leur est commune, et c'est mal s'en servir que de ne pas savoir com-
prendre et partager la foi des humbles d'esprit. Oui, sans doute,
l'Être infini est infiniment au-dessus de toute formule et de toute
image; mais ce n'est point profaner son nom que d'adorer en lui le
type accompli de l'intelligence, de l'amour et de la liberté. Et dès
lors l'homme n'est plus un mode nécessaire et fugitif de l'existence
universelle, sorti d'un abîme et destiné à y rentrer : il est l'ouvrage
d'un dessein profond et d'une Providence attentive ; il a un but, un
idéal; il a des devoirs et des droits, il est ferme dans la vie et tran-
quille dans la mort. Armée d'une telle doctrine, je ne redoute pour la
philosophie ni l'ardeur industrielle de notre temps, ni son mouve-
ment démocratique, ni son retour à la religion. Sûre d'elle-même
et de son principe, qui est celui de la société tiouvelle, la philoso-
phie regarde avec calme et sans jalousie l'influence bienfaisante des
sentimens et des vertus qu'inspire le christianisme. Les conquêtes
de l'industrie sont à ses yeux le triomphe éclatant de l'esprit sur la
matière, et dans les progrès légitimes de la bonne démocratie elle
voit le mouvement ascendant des nations modernes vers un idéal de
liberté, de lumière et de justice que sa mission propre est de pour-
suivre sans cesse pour le purifier et l'agrandir.
Emile Saisset.
L^ÉCONOMIE RURALE
EN ANGLETERRE.
III.
CONSTITUTION DE LA PROPRIÉTÉ ET DE LA CULTURE. '
I.
On attribue assez généralement la supériorité de l'agriculture
anglaise à la grande propriété; cette opinion est vraie à certains
égards, mais il ne faut pas la pousser trop loin. D'abord il n'est pas
exact que la propriété soit aussi concentrée en Angleterre qu'on se
l'imagine communément. 11 y a sans doute dans ce pays d'immenses
fortunes territoriales; mais ces fortunes, qui frappent les regards de
l'étranger et même du régnicole, ne sont pas les seules. A côté des
colossales possessions de la noblesse proprement dite se trouvent les
domaines plus modestes de la gentry. Dans la séance de la chambre
des communes du Jd9 février 1850, M. Disraeli a affirmé, sans être
contredit, qu'on pouvait compter dans les trois royaumes 250,000
propriétaires fonciers. Or, comme le sol cultivé est en tout de 20 mil-
lions d'hectares, c'est une moyenne de 80 hectares par famille, et,
en y ajoutant les terrains incultes, de 120. Le même orateur, en éva-
luant, comme nous, à 60 millions sterling ou 1,500 millions de francs
le revenu net de la propriété rurale, a trouvé, à raison de 250,000
copartageans, une moyenne de 6,000 fr. de rente, soit A, 800 fr. en
valeur réduite.
Il est vrai que, comme toutes les moyennes, celle-ci ne donne
(1) Voyez les livraisons des 15 janvier et !«' mars.
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1131
qu'une idée fort incomplète des faits. Parmi ces 250,000 proprié-
taires, il en est un certain nombre, 2,000 tout au plus, qui ont à eux
seuls un tiers des terres et du revenu total, et, dans ces 2,000, il en
est 50 qui ont des fortunes de princes. Quelques-uns des ducs an-
glais possèdent des provinces entières et ont des millions de revenu.
Les autres membres de la pairie, les baronnets d'Angleterre, d'Ecosse
et d'Irlande, les grands propriétaires qui ne font pas partie de la
noblesse, s'échelonnent à leur suite. En partageant entre ces 2,000
familles 10 millions d'hectares et 500 millions de revenu, on trouve
5,000 hectares et 250,000 francs de rente par famille.
Mais plus la part de l'aristocratie est considérable, plus celle des
propriétaires du second ordre se trouve réduite. Ceux-là cependant
possèdent les deux tiers du sol, et jouent conséquemment dans la
constitution de la propriété anglaise un rôle deux fois plus impor-
tant. Leur lot moyen tombe à 80 hectares environ, et leur revenu
foncier à 4,000 francs; en appliquant à ce revenu la réduction de 20
pour 100, il n'est plus que de 3,200. Comme il y a nécessairement
beaucoup d'inégalité parmi eux, on doit en conclure que les pro-
priétés de 1,000, 2,000, 3,000 francs de rente ne sont pas aussi
rares en Angleterre qu'on le croit, et c'est en effet ce qu'on trouve
quand on y regarde de près.
Un autre préjugé qui repose également sur un fait vrai, mais exa-
géré, c'est la persuasion où l'on est généralement que la propriété
foncière ne change pas de mains en Angleterre. Cependant, si la pro-
priété y est beaucoup moins mobile que chez nous, elle est loin d'être
absolument immobilisée. Ici encore c'est un fait spécial qui a été gé-
néralisé outre mesure. Certaines terres sont frappées de substitu-
tions ou autres droits, mais le plus grand nombre est libre. Il ne faut
que parcourir les immenses colonnes d'annonces des journaux quo-
tidiens, ou entrer un moment dans un de ces offices pour les ventes
des immeubles si nombreux à Londres et dans toutes les grandes
villes, et on restera convaincu de ce fait, que les propriétés rurales
de 50 à 500 acres, c'est-à-dire de 20 à 200 hectares, ne sont pas
rares en Angleterre, qu'il s'en vend même journellement.
Dans les journaux, ces annonces sont généralement rédigées ainsi :
— A vendre, une propriété de tant d'acres d'étendue louée à un fer-
mier solide, subsiantial, avec une résidence élégante et comfortable,
un bon ruisseau à truites, une belle chasse, des jardins potagers et
d'agrément, à proximité d'un chemin de fer et d'une ville, dans un
pays pittoresque, etc. — Dans les offices, on vous montre en outre un
plan de la terre et une vue peinte assez bien faite de la maison et
de ses alentours. C'est toujours un joli bâtiment presque neuf, par-
faitement entretenu, avec des ornemens extérieurs d'assez mauvais
1132 REVUE DES DEUX MONDES.
goût, mais d'une disposition intérieure simple et commode, situé au
milieu d'une pelouse plus ou moins grande, avec des bouquets
d'arbres à droite et à gauche, et quelques vaches qui paissent sur le
premier plan. Il y a deux cent mille résidences de ce genre réparties
sur la verte surface des îles britanniques.
Malgré le goût très vif des Anglais pour la possession de la terre,
■qui les porte tous à devenir landlords dès qu'ils le peuvent, le prix
des propriétés rurales n'est pas plus élevé qu'en France proportion-
nellement au revenu. On achète généralement à raison de trente fois
la rente, c'est-à-dire sur le pied d'environ 3 pour 100. Dès qu'un
homme un peu enrichi dans les affaires a quelques milliers de livres
sterling à mettre dans une maison de campagne, dix domaines d'une
valeur de 100,000 francs àl million se disputent son choix. Dans un
pays où l'hectare de terre vaut en moyenne 2,500 francs, il ne faut
pas plus de 20 hectares pour constituer une propriété de 100,000 fr. ,
il n'en faut pas plus de 300 pour faire 1 million, en y comprenant la
valeur de l'habitation et de ses dépendances.
Assurément la terre est, en France, beaucoup plus divisée : tout
le monde connaît le chiffre célèbre des onze millions et demi de cotes
foncières qui semble indiquer le même nombre de propriétaires; mais
tout le monde doit savoir aussi maintenant, depuis les recherches
de M. Passy, à quel point ce chiffre est trompeur. Non-seulement il
arrive souvent qu'un seul contribuable paie plusieurs cotes, ce qui
suffit déjà pour mettre une incertitude à la place d'un fait en appa-
rence si positif; mais les propriétés bâties des villes figurent au nom-
bre des recensées, ce qui réduit le nombre réel des propriétés rurales
à 5 ou 6 millions au plus.
Ce n'est pas tout. Le taux des cotes a bien aussi sa valeur, et de
"même qu'il faut écarter en Angleterre, pour connaître l'état le plus
général de la propriété, ces vastes possessions de quelques grands
seigneurs qui font illusion pour le reste, de même il faut en France
réduire à leur rôle véritable cette multitude de petits propriétaires qui
abaisse tant la moyenne. Sur onze millions et demi de cotes, cinq mil-
lions et demi sont au-dessous de 5 francs, deux millions sont de 5 à
10 francs, trois millions de 10 à 50 francs, six cent mille de 50 à 100,
cinq cent mille seulement sont au-dessus de 100 fr.; c'est dans ce
demi-million que réside la propriété de la plus grande partie du sol.
Les onze millions de cotes au-dessous de 100 fr. peuvent s'appliquer
à un tiers environ de la surface totale, ou 18 millions d'hectares; les
deux autres tiers, ou 32 millions d'hectares, appartiennent à quatre
cent mille propriétaires, déduction faite de ceux qui ne sont qu'ur-
bains, ce qui donne une moyenne de 80 hectares par propriété.
Ainsi, en retranchant d'une part les très grandes propriétés et de
l'économie rurale en ANGLETERRE. 113?{
l'autre les très petites, qui occupent dans les deux pays un tiers en-
viron du sol, la moyenne serait en France, pour les deux autres tiers,
égale en étendue à la moyenne anglaise. Cette égalité apparente cache
une disproportion, en ce que le revenu est, à surface égale, bien
plus élevé en Angleterre que chez nous; mais, tout compte fait, la
différence réelle n'est pas ce qu'on suppose. Il y a en France environ
400,000 propriétaires ruraux qui paient au-delà de 300 francs de
contributions directes, et dont les fortunes sont égales en moyenne
à celles de la masse des propriétaires anglais; 50,000 d'entre eux
paient 500 francs et au-dessus. Des terres de 500, 1,000, 2,000 hec-
tares se rencontrent encore assez souvent, et les fortunes territoriales
de 25 à 100,000 fr. de rente et au-delà ne sont pas tout à fait incon-
nues. On peut trouver environ un millier de propriétaires par dépar-
tement qui rivalisent, pour l'étendue de leurs domaines, avec la
seconde couche des landlords anglais, celle qui est de beaucoup la
plus nombreuse. Ce qui est vrai, c'est que nous en avons proportion-
nellement moins que nos voisins, et qu'à côté des châteaux de notre
gentry fourmille l'armée des petits propriétaires, tandis que la gentry
anglaise a derrière elle les immenses fiefs de l'aristocratie. Dans cette
mesure, mais dans cette mesure seulement, il est exact de dire que
la propriété est plus concentrée en Angleterre qu'en France.
Cette concentration est favorisée par la loi de succession, qui, à
défaut de testament, fait passer les immeubles du père de famille
sur la tête du fils aîné, — tandis qu'en France les immeubles se divi-
sent également entre les enfans; mais l'application de ces deux légis-
lations, si opposées en principe, n'a pas dans la pratique des effets
aussi radicalement contraires. Le père de famille peut, dans les deux
pays, changer par sa dernière volonté les dispositions de la loi, et il
profite quelquefois de cette liberté; d'autres causes plus puissantes
et plus générales agissent aussi. En France, les mariages refont en
partie par la dot des filles ce que la loi de succession défait; en An-
gleterre, si les immeubles ne sont pas partagés, les biens meubles
le sont, et dans un pays où la fortune mobilière est si considérable,
cette division ne peut manquer d'exercer, par des ventes et achats,
son influence sur la répartition de la propriété immobilière. Le pro-
grès de la population, beaucoup plus rapide chez nos voisins que
chez nous, est à son tour, quoi qu'on fasse, un élément de division.
En fait, beaucoup de propriétés se divisent en Angleterre, et tous
les jours de nouvelles résidences de campagne se construisent pour
de nouveaux country- gentlemen; en même temps, beaucoup de pro-
priétés se recomposent en France, et on a remarqué, dans le mou-
vement des cotes foncières, que les grosses s'accroissaient plus vite
que les petites.
1134 REVUE DES DEUX MONDES.
De même qu'on s'exagère en général la concentration de la pro-
priété en Angleterre, de même on s'exagère l'influence que la grande
propriété y exerce sur le développement de l'agriculture. Cette in-
fluence est réelle comme l'existence même de la concentration; mais,
comme elle aussi, elle a ses limites. Qui dit grande propriété ne dit
pas toujours grande culture. Les plus grandes propriétés peuvent se
diviser en petites exploitations. 11 importe assez peu que 10,000 hec-
tares soient possédés par un seul, s'ils se partagent, par exemple,
en 200 fermes de 50 hectares chacune. Nous verrons tout à l'heure,
en traitant de la culture proprement dite, que c'est en effet ce qui
arrive le plus souvent; l'influence de la grande propriété est alors à
peu près nulle. Reconnaissons cependant qu'à prendre les choses
dans leur ensemble, la grande propriété est favorable à la grande
culture, et que sous ce rapport elle a une action directe sur une par-
tie du sol anglais; cette action est-elle aussi féconde que l'ont cru
quelques publicistes? et tout ce qui n'est pas elle est-il aussi nuisible
qu'ils l'ont affirmé? Voilà la question.
Nous avons vu que dans le royaume-uni il y a en quelque sorte
deux catégories de propriétés : les grandes et les moyennes. Les
grandes ne s' étendant que sur un tiers du sol, et une portion de ce
tiers étant divisée en petites fermes, il s'ensuit que l'action de la
grande propriété ne se fait sentir que sur un quart environ. Ce
quart est-il le mieux cultivé? Je ne le crois pas. Les terres immenses
de l'aristocratie britannique se trouvent principalement dans les
régions les moins fertiles. Le plus gi-and propriétaire foncier de la
Grande-Bretagne, le duc de Sutherland, possède d'un seul bloc plus
de 300,000 hectares dans le nord de l'Ecosse, mais ces terres valent
50 francs l'hectare; un autre grand seigneur, le marquis de Bread-
albane, possède dans une autre partie du même pays presque au-
tant de terres qui ne valent guère mieux. En Angleterre, les vastes
propriétés du duc de Northumberland sont situées en grande partie
dans le comté de ce nom, un des plus montueux et des moins pro-
ductifs; celles du duc de Devonshire, dans le comté de Derby, et
ainsi de suite. C'est surtout dans de pareils terrains que la grande
propriété est à sa place; elle seule peut y produire de bons eflêts.
Les parties les plus riches du sol britannique, les comtés de Lan-
caster, de Leicester, de Worcester, de Warwick, de Lincoln, sont un
mélange de grandes et de moyennes propriétés. Dans le plus riche
de tous, même au point de vue agricole, celui de Lancaster, c'est la
moyenne et presque la petite propriété qui dominent. En somme, on
peut affirmer, surtout si l'on fait entrer l'Irlande dans le calcul, que
les terres les mieux cultivées des trois royaumes ne sont pas celles
qui appartiennent aux plus grands propriétaires. Il y a sans doute
l'économie rurale en ANGLETERRE. ;1135
des exceptions éclatantes, mais telle est la règle. On peut môme
trouver, non pas précisément en Angleterre, mais dans une posses-
sion anglaise, l'île de Jersey et ses annexes, un pays pu fleurit exclu-
sivement la petite propriété. Les lois normandes sur la succession,
qui prescrivent le partage égal des terres entre les enfans, n'ont
pas cessé d'y être en vigueur. « L'effet inévitable de cette loi, dit
David Low, agissant depuis plus de neuf cents ans dans les étroites
limites de cette petite île, a été de réduire tout le sol du pays en
petites possessions. A peine pourrait-on trouver dans l'île entière
une seule propriété de 40 acres (16 hectares) ; beaucoup varient de
5 à 15, et le plus grand nombre a moins de 15 acres (6 hectares). »
L'agriculture en est-elle plus pauvre? Non assurément. La terre ainsi
divisée est cultivée comme un jardin; elle est affermée en moyenne
de ii à 5 livres sterling par acre (de 250 à 300 fr. par hectare) , et,
dans les environs de Saint-Héher, jusqu'à 8 et 12 livres (de 500
à 750 francs par hectare) .
Malgré ces fermages énormes, les cultivateurs vivent dans une
abondance modeste sur des étendues qui seraient insuffisantes par-
tout ailleurs pour faire subsister le laboureur le plus pauvre. Ajou-
tons que le sol de Jersey est granitique et maigre, et qu'il a fallu
beaucoup d'industrie pour le rendre aussi productif. L'aspect de l'île
a quelque chose de charmant : on dirait une forêt d'arbres fruitiers,
entrecoupée de prairies et de petits champs cultivés, avec une foule
d'habitations élégantes tapissées de vignes et de myrtes, et des
sentiers qui serpentent sous les ombrages. David Low remarque en
même temps que le morcellement du sol, qui semblerait devoir être
infini à la suite de tant de générations, dans une île aussi petite et
aussi populeuse, s'est limité de lui-même en vertu d'arrangeraens
pris dans les familles pour l'arrêter quand il devient onéreux. Cet
exemple doit rassurer de plus en plus ceux qui craignent de voir le
sol français tomber en poussière.
En France, il y a aussi deux catégories de propriétés, les moyennes
et les petites. Les pays où la culture est le plus avancée sont en gé-
néral ceux où dominent les petites. Tels sont les départemens du
Nord et du Bas-Rhin, et presque tous les cantons riches des autres
départemens. C'est par la di\ ision des propriétés que le progrès se
manifeste habituellement chez nous. Ainsi le veut le génie national.
Le même fait se reproduit dans d'autres pays, en Belgique, dans
l'Allemagne rhénane, dans la Haute-Italie, et jusqu'en Norvège.
Partout ailleurs qu'en Angleterre, c'est-à-dire en Espagne, en Alle-
magne, en Hongrie, les très grandes propriétés ont fait plus de mal
que de bien à l'agriculture. Le seigneur féodal vit en général loin
de ses domaines; il ne les connaît que par les revenus qu'il en re-
llâë REVUE DES DEUX MONDES.
tire, et qui, avant d'arriver jusqu'à lui, passent par les mains d'une
foule de domestiques et d'intendans, plus occupés de leurs propres
îiffaires que de celles du maître. La terre, dépouillée sans relâche par
des mains avides, ne recevant jamais les regards qui pourraient la
féconder, abandonnée à des tenanciers aussi pauvres qu'ignorans,
languit dans l'inculture, ou ne donne que les maigres produits qu'elle
ne peut s'empêcher de livrer. En Angleterre, il n'en est pas tout à
fait ainsi ; beaucoup de grands seigneurs tiennent à honneur de
gérer eux-mêmes leurs domaines, et de consacrer à l'amélioration
du sol la plus grande partie de ce qu'ils en retirent; mais le vice
essentiel des très grandes propriétés n'est pas absolument détruit,
et pour ceux qui remplissent admirablement leur devoir de landlonl,
combien en est-il qui négligent leur héritage !
Est-il donc à propos, comme on l'a fait, de vanter exclusivement
la grande propriété, de vouloir la transporter partout, et de pros-
crire la petite? Évidemment non. En ne considérant la question
qu'au point de vue agricole, le seul qui doive nous occuper ici, les
résultats généraux plaident beaucoup plus en faveur de la j^etite
propriété que de la grande. Ce n'est pas d'ailleurs chose facile que
de changer artificiellement la condition de la propriété dans un pays.
Cette condition tient à un ensemble de causes anciennes, essen-
tielles, qu'on ne détruit pas à volonté. Attribuer à la grande pro-
priété en Angleterre un rôle exclusif, en faire le principal et presque
le seul mobile du progrès agricole, prétendre l'imposer à des nations
qui la repoussent, c'est s'exposer à se donner tort quand on peut
avoir raison, et poser en principe que le développement de la culture
ne peut avoir lieu qu'à la condition d'une révolution sociale impos-
sible, ce qui est heureusement faux.
Je n'en reconnais pas moins que l'état de la propriété en Angle-
terre est plus favorable en général à l'agriculture que l'état de la
propriété française; je n'ai voulu combattre que l'exagération.
La question a été mal posée par suite d'une confusion. Ce qui im-
porte à la culture, ce n'est pas que la propriété soit grande, mais
qu'elle soit riche, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La
richesse est relative : on peut être pauvre avec une grande propriété
et riche avec une petite. Entre les mains de mille propriétaires qui
n'ont chacun que 10 hectares et qui y dépensent 1,000 fr. par hectare,
la terre sera deux fois plus productive qu'entre les mains d'un homme
•qui possède à lui seul 10,000 hectares et qui n'y dépense que 500 fr.
Tantôt c'est la grande propriété qui est la plus riche, tantôt c'est la
petite, tantôt c'est la moyenne; tout dépend des circonstances. La
meilleuTe organisation de la propriété rurale est celle qui attire vers
le sol le plus de capitaux, soit parce que les détenteurs sont plus
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1137
riches relativement à l'étendue de terre qu'ils possèdent, soit parce
qu'ils sont naturellement entraînés à y dépenser une plus grande par-
tie de leurs revenus. Or il n'est pas douteux que, dans l'état actuel
des choses, nos propriétaires français sont moins riches en général
que les propriétaires anglais, et conséquemment moins disposés à
faire des avances au sol. Les plus petits sont parmi nous ceux qui trai-
tent le mieux la terre, et c'est une des raisons qui ont fait prendre tant
de faveur à la petite propriété. En Angleterre, au contraire, si ce n'est
pas précisément la très grande propriété, c'est du moins la meilleure
riîoitié de la propriété moyenne qui peut être et qui est en effet la
plus généreuse envers le sol. Les terres les mieux cultivées et les plus
productives sont celles dont les possesseurs jouissent en moyenne
de 1,000 livres st. de revenu. Là en effet se rencontrent habituelle-
ment à la fois et le capital, qui manque trop souvent aux proprié-
taires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l'intelligence
dés intérêts ruraux, qui manquent quelquefois aux trop grands pro-
priétaires, faute de communications suffisantes avec les champs.
Quand cet amour des intérêts ruraux se rencontre chez un très
grand propriétaire, c'est la perfection. Toute l'Angleterre se souvient
avec reconnaissance des immenses services que le duc de Bedford,
le duc de Portland, lord Leicester, lord Spencer, lord Yarborough
et plusieurs autres ont rendus à l'agriculture nationale. Dès que la
volonté de faire le bien est unie à la puissance que donnent le rang
le plus élevé et la plus colossale fortune, de véritables merveilles de-
viennent possibles. La famille de Bedford, entre autres, a doté son
pays de magnifiques entreprises agricoles. Par elle, des comtés
entiers ont été conquis sur les eaux de la mer, d'autres qui n'offraient
que dévastes landes sont devenus riches et productifs. L'héritier de
cette noble maison jouit de 100,000 livres sterling ou 2 millions et
demi de revenu en biens-fonds, et il est digne, par l'usage qu'il en
fait, de succéder au grand agronome, son ancêtre, dont la statue
orne un des squares de Londres, appuyée sur un soc de charrue.
Il est sans doute regrettable que cet élément nous manque, et les
causes qui ont détruit chez nous la très grande propriété sont plus
regrettables encore que cette destruction même; mais il faut sa-
voir se résigner aux faits irréparables, il faut éviter surtout de se
grossir la gravité du mal. Les avantages de la très grande propriété
peuvent être en partie remplacés par l'action de l'état, par une bonne
administration des impôts locaux, par l'esprit d'association; c'est ce
qui arrive déjà sur beaucoup de points. Même en Angleterre, où l'a-
ristocratie a tant fait pour la gloire et la prospérité nationales, sous
tous les rapports, ce n'est pas elle qui a le plus fait, et, si éclatans
que soient ses services, ils ne doivent pas rendre injustes pour ceux
TOME I. 73
1138 REVUE DES DEUX MONDES.
plus nombreux et plus efficaces que rend tous les jours le corps hono-
rable de la gentry.
En France, où les habitudes d'économie sont plus générales qu'en
Angleterre, une moyenne de 25,000 fr. de rente n'est pas néces-
saire. Pour que la propriété bourgeoise soit chez nous dans de bonnes
conditions, il suffit que le possesseur jouisse de 5 à (5,000 fr. de re-
venu au moins. Sur ce revenu, une famille de propriétaires ruraux
peut vivre convenablement dans l'état actuel de nos mœurs, et mettre
de côté tous les ans pour des dépenses productives. Au-dessous com-
mencent les embarras, à moins que l'économie ne s'accroisse en pro-
portion. Quant à la petite propriété, comme le possesseur est en
même temps cultivateur, elle prospère dans des conditions beaucoup
plus humbles. Une famille de paysans peut très bien vivre d'ordi-
naire avec un revenu de 1,200 francs, et pourvu qu'elle ait un excé-
dant de quelques centaines de francs, la terre ne souffre pas entre
ses mains, au contraire; nulle part elle n'est l'objet de soins plus
assidus, nulle part elle ne rend avec plus d'usure les embrassemens
aifectueux qu'elle reçoit.
Il n'est pas nécessaire d'ailleurs, et c'est là une des principales
causes de l'erreur où tombent les partisans exclusifs de la grande
propriété, que le revenu du détenteur lui vienne tout entier de la
terre elle-même. Une portion notable de ce revenu peut sortir de
toute autre source, d'une fonction quelconque ou d'une rente mobi-
lière chez le bourgeois, d'un salaire extérieur chez le paysan. Dans
ce cas, plus la propriété rurale est petite relativement au revenu,
plus elle peut recevoir l'infusion féconde du capital. Presque tou-
jours la propriété n'est négligée que parce qu'elle est trop grande
pour le revenu du possesseur. C'est ce qui arrive surtout quand celui-
ci est endetté; dans ce cas, plus la propriété est étendue, plus sa
condition est mauvaise; ce n'est plus alors qu'une fausse apparence,
une illusion funeste.
Le grand fléau de la propriété, c'est la dette, non celle qui a été
contractée pour faire valoir son bien et qui est presque toujours avan-
tageuse, quoique rare, mais celle beaucoup plus commune qui porte
sur le fonds lui-même, et qui laisse le propriétaire nominal sans res-
sources pour l'entretenir en bon état. Voilà le mal réel de la pro-
priété française, non la division du sol proprement dite. 11 se peut
même que le remède à ce mal soit, dans beaucoup de cas, une plus
grande division. La plupart de nos plus grands propriétaires gagne-
raient à posséder moins de terre et plus d'argent. En même temps,
ceux qui ont au-dessous de 5 à 6,000 francs de revenu net auraient
presque tous avantage à renoncer au sol, et parmi les petits, il en est
un grand nombre aussi qui feraient mieux de ne plus s'acharner à
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1139
résoudre un problème insoluble. Que cette liquidation, si elle avait
lieu, dût profiter à la grande, à la moyenne ou à la petite propriété,
c'est ce qu'on ne pourrait dire d'avance et ce qui importe en réalité
fort peu.
La dette du sol fait moins de mal en Angleterre qu'en France, non
qu'elle y soit précisément moindre, elle y est au contraire supé-
rieure, puisqu'on l'évalue à la moitié de la valeur totale, mais parce
qu'elle porte en général sur des familles plus riches. L'intérêt de la
dette payé, il reste encore aux propriétaires anglais un revenu net
plus élevé qu'aux nôtres. L'immense quantité de valeurs mobilières
qu'ils possèdent pour la plupart contribue, avec la plus grande va-
leur du sol, à accroître considérablement leur richesse moyenne.
Cependant l'attention publique a été attirée aussi, de l'autre côté du
détroit, sur les inconvéniens de la dette hypothécaire; on commence
à s'en préoccuper sérieusement, et si jamais on prend des mesures
pour en diminuer le poids, la révolution qui en sortira sera plutôt dé-
favorable qu'avantageuse à la grande propriété. C'est en effet la plus
grande propriété qui est la plus obérée, et une liquidation, en appe-
lant plus largement à la possession du sol les fortunes commerciales et
industrielles, diminuerait d'autant la part actuelle des fortunes exclu-
sivement territoriales. Cette révolution a déjà commencé en Irlande,
et elle y marche à grands pas, en vertu d'une législation spéciale.
Je reconnais que le droit d'aînesse est pour quelque chose dans la
supériorité de richesse des propriétaires anglais, en ce qu'il empêche
la division forcée des terres; mais la substitution, qu'on présente
aussi comme favorable à la culture, n'a que de mauvais effets, parce
qu'elle met obstacle à la libre transmission. Il est sans doute fâcheux
qu'une propriété sorte des mains qui la possèdent héréditairement,
et la mobilité de la propriété en France, surtout avec les lois fiscales
qui grèvent chaque changement, est un de ses plus grands vices;
mais ce qui est déplorable, c'est la cause qui pousse le propriétaire
à vendre, ce n'est pas la vente elle-même. Dès qu'un propriétaire est
endetté, appauvri, il est à désirer, pour le bien commun, que sa pro-
priété sorte de ses mains le plus tôt possible : elle ne peut plus y
prospérer. Sous ce rapport, la loi française, qui ne met que peu
d'obstacles à la transmission, vaut mieux que la loi anglaise. Quant
aux successions, c'est différent. La division obligatoire des immeu-
bles est un mal réel, et le jour viendra, je l'espère, où, dans un
intérêt économique, on corrigera ce qu'elle a d'excessif. De leur
côté, les Anglais seront probablement conduits, par le progrès de la
richesse rurale, à supprimer la substitution; ils en ont déjà beaucoup
atténué dans la pratique les fâcheux embarras, et il n'est nullement
impossible de s'en affranchir quand on le veut bien. Telles qu'elles
sont, les qualités et les défauts des deux législations se balancent à
llZiO REVUE DES DEUX MONDES.
peu de chose près, et la supériorité du système anglais, bien que
réelle, n'est pas très sensible. Ce n'est pas là la cause la plus puis-
sante du progrès agricole.
Cette question méritait d'être posée dans ses véritables termes;
elle a été obscurcie par trop de passions et de préjugés qui n'ont rien
de commun avec l'économie rurale. Si jamais il doit être question
en France de donner au père de famille plus de latitude dans ses
dispositions testamentaires, ou de faciliter l'indivision des immeubles
dans les successions ab intestat, on fera bien de ne pas y mêler des
considérations sur la grande propriété, qui ne sont d'aucune appli-
cation. Ce n'est pas la loi qui a réduit en France la grande propriété,
c'est la révolution, et non-seulement tout retour artificiel à la grande
propriété est impossible, mais, avec le cours qu'ont pris les choses,
il serait fort douteux qu'il fût utile.
II.
La seconde cause qu'on donne généralement à la prospérité agri-
cole de l'Angleterre, c'est la grande culture. Cette cause a, comme
la première, quelque réalité; mais là encore il y a dans les esprits
beaucoup d'exagérations.
Le sol britannique n'est pas plus partagé en fermes immenses
qu'en immenses propriétés. Il y a sans doute de très grandes exploi-
tations, comme il y a de très grands domaines; mais ce n'est pas la
majorité. On y trouve en même temps une foule de fermes plus que
modestes, qui passeraient pour telles en France même, et le nombre
des petits tenanciers y est infiniment plus grand que celui des petits
propriétaires. On ne compte pas moins de 200,000 fermiers dans la
seule Angleterre, ce qui donne une moyenne de 60 hectares par
ferme. Dans certaines parties, comme les plateaux de Wilts, de Dorset,
de Lincoln et d'York, les fermes de plusieurs centaines et même de
plusieurs milliers d'hectares ne sont pas rares; mais dans certaines
autres, comme les districts manufacturiers en général, celles de 10
à 12 hectares sont les plus communes. Dans le comté de Chester, on
en trouve beaucoup au-dessous de 10 acres ou h hectares. Sur ces
200,000 fermiers, la moitié environ cultivent par leurs propres bras
et ceux de leur famille.
En Ecosse, le nombre des fermiers dépasse 50,000. La Haute-
Ecosse contient des fermes de 10,000 hectares; mais dans les loic-
lands, leur étendue moyenne n'est pas plus grande qu'en Angleterre.
Quant à l'Irlande, c'est un pays de petite culture si jamais il en fut.
11 n'y avait pas moins de 700,000 fermiers avant 1848 ; la moyenne
des fermes était de 7 à 8 hectares seulement, et on en comptait
300,000 au-dessous de 2 hectares.
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1141
Nous avons en France l'équivalent de l'Irlande dans nos cinq ou six
millions de petites exploitations au-dessous de 7 ou 8 hectares, mais
nous avons en même temps l'équivalent de la Grande-Bretagne dans
les quatre ou cinq cent mille qui ont une étendue moyenne de 50
à 60. Les fermes de plusieurs centaines d'hectares ne sont pas chez
nous tout à fait sans exemple; on en trouve notamment dans les en-
virons de Paris qui présentent le plus beau et le plus complet spé-
cimen de la grande culture. Il ne nous manque que ces fermes im-
menses peu nombreuses en Angleterre, qui ne se rencontrent que
dans les parties les plus stériles, comme les déserts de la Haute-
Écosse ou les plateaux crayeux du sud, uniquement bons à servir de
pâturages à moutons. Ce n'est donc pas précisément par l'étendue
des fermes que la culture anglaise l'emporte sur la nôtre. Le rappro-
chement est même plus grand sous ce rapport que sous celui de la
propriété. La véritable supériorité de cette constitution agricole, au
moins pour la Grande-Bretagne, car l'Irlande demande à être exa-
minée à part, se manifeste par deux signes principaux : 1° l'usage
à peu près universel du bail à ferme, qui fait de l'agriculture une
industrie spéciale; 2° la quantité de capital que possèdent les fer-
miers et qu'ils ne craignent pas d'engager dans la culture.
Les avantages du bail à ferme sur les autres modes d'exploitation
du sol, et en particulier sur le métayage, se font sentir dans les par-
ties de la France où il est usité. C'est le grand principe de la clivi-
sion du travail appliqué à l'agriculture. Une classe particulière
d'hommes voués de bonne heure au métier des champs, y consa-
crant leur vie entière, se forme par-là. Ces hommes ne sont pas pré-
cisément des ouvriers; ils sont plus aisés, plus éclairés, et ils por-
tent le poids d'une responsabilité plus grande. Pour eux, la culture
est une profession, avec toutes les chances de perte et de gain, et
si les chances de perte sont suffisantes pour tenir leur attention
éveillée, les chances de gain suffisent aussi pour exciter leur émula-
tion. L'Angleterre est pleine de fortunes faites dans la culture; ces
exemples font de cette carrière une des plus recherchées pour le
profit en même temps qu'elle est une des plus agréables, des plus
honorées, des plus saines pour l'esprit et pour le corps.
Les partisans exclusifs de la grande propriété ont prétendu que
c'était elle qui était la cause déterminante du bail à ferme; c'est une
erreur. Le bail à ferme ne se trouve pas partout où est la grande
propriété, et il se rencontre où elle n'est pas. En Bussie, en Espa-
gne, en Hongrie, il y a de grands propriétaires qui ont des métayers,
des paysans de corvée, et point de fermiers; en France, dans les dé-
partemens qui avoisinent Paris, c'est la propriété moyenne qui do-
mine, et il y a des fermiers. Le bail à ferme se concilie plus aisé-
ment avec la grande propriété qu'avec toute autre, mais il est possible
iih2 REVUE DES DEUX MONDES.
avec toutes les espèces de propriété, même avec la petite. On dit
que les longs baux sont nécessaires pour faire fleurir le fermage, et
que la grande propriété peut seule en faire de pareils : c'est encore
une erreur. Les longs baux sont utiles sans doute, mais ils ne sont
pas nécessaires. En Angleterre, ils sont à peu près inconnus, ou, pour
mieux dire, il arrive assez souvent qu'on n'ait pas de bail du tout. Les
trois quarts des fermiers sont ce qu'on appelle at will, à volonté,
c'est-à-dire que de part et d'autre on peut se quitter en se prévenant
six mois d'avance. Je ne dis pas que ce soit là le meilleur contrat,
je sais qu'il n'est praticable que dans certains cas, je sais même que
dans ce moment-ci la tendance est en Angleterre à faire des baux et
de longs baux ; mais je dis, ce qui ne saurait être contesté, que la
prospérité agricole de ce pays a été obtenue avec des fermiers qui
n'avaient pour la plupart que des baux annuels.
On sait déjà quel est le capital dont ces fermiers disposent. On
évaluait en Angleterre, avant 18/i.8, à 8 liv. sterl. par acre ou 500 fr.
par hectare le capital nécessaire à un bon fermier. Beaucoup sans
doute n'en avaient pas autant, mais quelques-uns en avaient davan-
tage. Tous font des avances à la terre avec une confiance absolue.
Dans ce pays où l'industrie et le commerce sollicitent de tous côtés
les capitaux et leur promettent une brillante rémunération, il en est
un grand nombre qui aiment mieux se porter sur l'agriculture. Pen-
dant que nos cultivateurs tondent, comme ils le disent eux-mêmes,
sur un œuf, et considèrent ce qui est épargné comme le premier
gagné, c'est à qui mettra en Angleterre le plus d'argent sur le soL
Cette confiance tient bien par quelque chose à la grande culture.
C'est surtout par la grande culture que les dépenses considérables
ont commencé, c'est elle qui donne tous les jours les plus frappans
exemples de l'esprit d'industrie appliqué à l'exploitation du sol ;
mais la moyenne et la petite la suivent de près. Le petit fermier qui
n'a que quelques milliers de francs pour patrimoine n'hésite pas plus
que le grand capitaliste qui en a dix fois, cent fois davantage. Les
uns et les autres se lancent en même temps, et le plus souvent sur
la foi d'un simple bail annuel, dans des dépenses qui paraîtraient
énormes chez nous et que des propriétaires seuls voudraient entre-
prendre; quand on demande de longs baux, c'est pour pouvoir se
livrer avec sécurité à ces avances toujours croissantes.
On attribue généralement à la grande culture le remplacement des
bœufs par les chevaux et des bras par les machines pour le travail
des champs. Il en est de même des grands achats d'engrais et d'a-
mendemens, des dépenses pour l'établissement et l'entretien des che-
mins et des clôtures, des travaux de nivellement, de défoncement,
d'assainissement, d'irrigation, etc. Nouvelle confusion. L'usage de
ces procédés perfectionnés, c'est-à-dire l'emploi intelligent du capi^
l'économie rurale en ANGLETERRE. 11Û3
tal, est un signe de culture riche et éclairée plutôt que de grande
culture. Petits et moyens fermiers en comprennent les avantages tout
aussi bien que les grands, soit en Angleterre, soit partout où la cul-
ture est aussi avancée; on ne les trouve méconnus que par les cultiva-
teurs pauvres et ignorans. Or, si la culture anglaise est riche, elle
n'est pas moins éclairée et habile. Les fermiers anglais, môme les plus
petits, ont toute sorte de moyens de se tenir au courant des moin-
di'cs progrès qui se font dans leur art. Ils mettent volontiers leurs
enfans en apprentissage chez ceux d'entre eux qui se distinguent
par une habileté particulière, et ils ne craignent pas de payer pour
eux des pensions qui feraient reculer les nôtres bien loin. Ils tien-
nent de fréquens meetings où ils se communiquent mutuellement
le résultat de leurs réflexions et de leurs expériences. Ces concours
d'animaux et de charrues, que le gouvernement est obligé d'in-
stituer et de défrayer en France, sont établis depuis longtemps sur
une foule de points du royaume-uni au moyen de souscriptions par-
ticulières. Les plus grands seigneurs, à commencer par les princes
du sang et par le mari même de la reine, tiennent à honneur de pré-
sider ces concours et ces assemblées agricoles, de prendre part aux
discussions et de disputer les prix. Une foule de journaux spéciaux
en rendent compte, et les grands journaux eux-mêmes enregistrent
avec soin toutes les nouvelles qui peuvent intéresser la première des
industries. Pas plus que la pauvreté, l'ignorance n'est considérée
dans ce pays-là comme l'attribut de la profession agricole.
En France, la culture n'est pas une industrie à proprement parler;
on y compte peu de fermiers, et la plupart de nos cultivateurs, qu'ils
soient propriétaires, fermiers ou métayers, n'ont qu'un capital insuf-
fisant. Voilà nos vrais maux. On peut, avec quelque apparence de
raison, en accuser la petite propriété. Un cultivateur qui possède
quelque chose aime mieux en général, chez nous, être propriétaire
que fermier. C'est le contraire qui arrive en Angleterre. Il y avait
autrefois beaucoup de petits propriétaires dans ce pays; ils formaient
une classe importante dans l'état; on les appelait les yeomen, pour
les distinguer des gentilshommes campagnards, qu'on appelait des
squires. Ces yeomen ont disparu à peu près complètement, et il faut
bien se garder de croire que ce soit une révolution violente qui les
ait détruits. Ils se sont transformés volontairement, un à un, sans
que le moment précis de leur disparition puisse être indiqué nulle
part. Ils ont vendu leurs biens pour se faire fermiers, parce qu'ils
ont trouvé qu'ils y avaient plus d'avantage, et comme ils ont pres-
que tous réussi, la plupart de ceux qui survivent ne tarderont pro-
bablement pas à faire de même.
Pourquoi beaucoup de nos petits propriétaires ne prennent-ils pas
le même parti? C'est qu'ils n'y ont pas encore un intérêt immédiat.
lliZl REVUE DES DEUX MONDES.
Les yeomen anglais ont, eux aussi, attendu longtemps avant de se
décider. Cette transformation a besoin de circonstances favorables
qui ne se sont pas encore généralement présentées, et il ne suffit pas
de désirer les révolutions agricoles pour les accomplir. Aussi bien est-
ce moins l'extension du bail à ferme proprement dit que celle du
capital d'exploitation qui est désirable parmi nous. La supériorité du
bail à ferme n'est sensible que dans le cas où les propriétaires qui
cultivent par eux-mêmes n'ont pas un capital suffisant. Là où la cul-
ture est une profession pour les propriétaires et où ils possèdent tout
ce qu'il leur faut, leur action vaut bien celle des fermiers : ils ont
un intérêt direct, permanent, héréditaire, à l'amélioration du sol.
Seulement ils ont besoin d'un double capital qui se rencontre rare-
ment, un premier comme propriétaires, et un second comme culti-
vateurs. Quand cette double condition est remplie, et qu'elle vient
se joindre à l'expérience traditionnelle, à l'activité qu'excitent l'es-
prit de famille et ce qu'on a justement appelé le démon de la pro-
priété, il n'y a pas de mode d'exploitation qui puisse lutter contre
celui-là, en même temps il n'y a pas pour un état de classe d'hommes
plus morale et mieux trempée, ce qui n'est pas à dédaigner. Tout
est donc dans ces deux mots : le capital et l'habileté. La grande cul-
ture sans habileté et sans capital vaut moins que la petite avec l'un et
l'autre, et réciproquement. Il peut y avoir des cas où le capital et l'ha-
bileté se rencontrent surtout avec la grande culture, et d'autres où ils
se rencontrent surtout avec la petite. Ces différences doivent décider.
Il viendra certainement un moment où bon nombre de petits et
même de moyens propriétaires français comprendront qu'il y a avan-
tage pour eux à sortir plus ou rnoins de la propriété pour s'adonner
davantage à la culture. Le capital placé en terre rapportant tout au
plus 2 ou 3 pour 100, et le capital placé dans la culture devant
rapporter de 8 à 10, quand il est bien employé, le calcul est facile à
faire. Ce jour-là disparaîtront une foule de petites et de moyennes
propriétés qui sont aujourd'hui dans des conditions déplorables;
mais cette révolution ne sera jamais générale, et il n'est pas utile
qu'elle le soit. La petite culture est, comme la petite propriété, plus
conforme à notre génie. Les capitaux étant plus divisés chez nous
qu'en Angleterre, il est nécessaire, pour que le capital d'exploita-
tion soit suffisant, que les exploitations soient plus petites. Beaucoup
de nos propriétaires aimeront mieux diviser leurs propriétés que s'en
séparer tout à fait, et même, en supposant la transformation com-
plète, bien peu d'entre eux pourront réaliser assez d'argent pour
exploiter convenablement de grandes fermes.
L'étendue des fermes se détermine d'ailleurs par d'autres causes,
comme la nature du sol ou du climat et les espèces de cultures
dominantes. La France est encore destinée par ces causes à être,
l'économie rurale en ANGLETERRE. ' 11^5
plus que l'Angleterre, un pays de petite culture. Beaucoup de ses
industries agricoles exigent un grand nombre de bras et rendent la
division des exploitations nécessaire. La grande ressource du pâtu-
rage est moins généralement à notre portée. Presque partout la terre
de France peut répondre au travail de l'homme, et presque partout il
est avantageux à la communauté que le travail de l'homme la remue
avec énergie. Je connais des parties de notre pays où la petite culture
est un fléau; j'en connais d'autres où c'est un bien inestimable, que
la grande ne pourrait jamais suppléer.
Plaçons-nous au centre de la France, dans les montagnes du Li-
mousin. Nous y trouvons un sol pauvre, granitique, un climat plu-
vieux et froid; les céréales y viennent mal et ne paient pas leurs
frais de culture; toutes les cultures industrielles sont impossibles :
c'est le seigle qui domine, et il ne donne que de faibles produits. Les
herbes et les racines prospèrent au contraire. Les irrigations sont
rendues faciles par l'abondance des sources, la qualité fécondante des
eaux et les pentes du terrain; l'élève et l'engraissement des animaux
peuvent se faire dans d'excellentes conditions. C'est, à peu de chose
près, le sol et le climat de la plus grande partie de l'Angleterre. Tout
y appelle la grande culture : malheureusement, par suite de circon-
stances étrangères à la question agricole, c'est la petite qui règne;
elle y est nécessairement peu productive. Les céréales épuisent le sol
que ne répare pas un engrais insuffisant. La main-d'œuvre est exces-
sive pour le résultat obtenu; les bestiaux, mal nourris et exténués par
le travail, ne donnent aucun profit; la rente est presque nulle, le sa-
laire misérable.
Transportons-nous, au contraire, dans les grasses plaines de la
Flandre, sur les bords du Rhin, de la Garonne, de la Charente, du
Rhône; nous, y retrouvons la petite culture, mais bien autrement
riche et productive. Toutes les pratiques qui peuvent féconder la
terre et multiplier les effets du travail y sont connues des plus
petits cultivateurs et employées par eux , quelles que soient les
avances qu'elles supposent. Sous leurs mains, des engrais abondans,
recueillis à grands frais, renouvellent et accroissent incessamment
la fertilité du sol, malgré l'activité de la production; les races de
bestiaux sont supérieures, les récoltes magnifiques. Ici c'est le fro-
ment et le maïs, là c'est le tabac, le lin, le colza, la garance, ailleurs
c'est la vigne, l'olivier, le prunier, le mûrier, qui demandent, pour
prodiguer leurs trésors, un peuple de travailleurs industrieux. N'est-
ce pas aussi à la petite culture qu'on doit la plupart des produits
maraîchers obtenus à force d'argent autour de Paris?
On a vu que, même en Angleterre, elle n'a pas tout à fait cédé le
terrain. Tout cependant paraît contribuer à la proscrire; elle n'a pas,
comme en France, le point d'appui de la petite propriété et de la di-
1146 REVUE DES DEUX MONDES.
vision des capitaux; elle a contre elle les théories des agronomes et
le système général de cultm'e. Depuis Arthur Young, elle est en baisse,'
et les progrès modernes de l'agriculture nationale ont été obtenus
par des voies opposées. Elle persiste cependant, et tout porte à croire
que, sur quelques points au moins, elle persistera. L'industrie des
fromages, par exemple, s'en accommode parfaitement. C'est une in-
dustrie toute domestique : le soin de dix à douze vaches suffit pour
occuper avec fruit une famille de cultivateurs qui se servent rare-
ment de secours étrangers. Rien n'est charmant comme l'intérieur
de ces humbles cottages, si propres, si bien tenus, où respirent la
paix, le travail et la bonne conscience, et on aime à s'imaginer qu'ils
ne sont pas menacés de périr.
Même dans les conditions les plus favorables à son développement,
la grande culture a des bornes, posées parla nature même des choses.
Les trop grandes fermes anglaises sont sujettes à des inconvéniens
reconnus, à moins qu'elles ne soient exclusivement en pâtures. Dès
que les céréales font partie de l'exploitation, les distances à parcou-
rir par les hommes, les chevaux et les instrumens, même avec les
moyens perfectionnés inventés de nos jours, deviennent des pertes
notables de temps et de force. Un seul chef peut difficilement porter
son attention sm^ tous les points à la fois. J'ai vu de ces fermes ap-
partenant à des grands seigneurs, et conduites directement par leurs
agens, qu'on appelle des fermes de réserve, homefarms, et qui frap-
pent l'imagination par leur caractère grandiose, mais où le gaspil-
lage atteint aussi des proportions homériques. Les possesseurs atta-
chent un orgueil héréditaire à ces gigantesques établissemens,
monumens de richesse et de puissance; mais le plus souvent ils ga-
gneraient beaucoup à les réduire pour en louer une partie à de véri-
tables fermiers.
Si la nécessité d'employer tous les jours un capital plus considé-
rable à la culture, pour répondre par l'accroissement de la produc-
tion à l'accroissement de la consommation, doit certainement dimi-
nuer encore le nombre des petites fermes, elle ne peut manquer
d'avoir aussi pour effet de réduire l'étendue des plus grandes. On
commence à parler couramment en Angleterre de 1,000 francs de ca-
pital d'exploitation par hectare, et ce n'est pas trop pour les procé-
dés nouveaux que le progrès de l'art agricole suggère tous les jours.
Or, s'il est difficile à beaucoup de cultivateurs qui exploitent par eux-
mêmes de fournir une pareille somme, il ne l'est pas moins, même
en Angleterre, de trouver des entrepreneurs de culture qui aient un
capital de plusieurs centaines de mille fiancs. Il est donc probable
que le nombre des grandes et des petites fermes diminuera à la fois,
et que les moyennes, celles de 50 à 100 hectares, 125 à 250 acres,
les plus répandues déjà, se multiplieront. Cette dimension paraît la
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1147
meilleure pour le genre de culture le plus généralement adopté,
mais ce n'est pas là de la grande culture, à proprement parler.
Il est probable aussi qu'en France une révolution du même genre
se produira, à mesure qu'il deviendra possible de consacrer à la cul-
ture un plus grand capital. Les petites exploitations disparaîtront là
où elles supposent la pauvreté, et il s'en formera de nouvelles là où
elles indiquent la richesse. En somme, l'étendue moyenne pourra
être, sans inconvénient, inférieure de beaucoup à la moyenne an-
glaise; dans l'organisation de la culture, comme dans celle de la pro-
priété, une transformation radicale n'est pas à désirer. Encore un
coup, là n'est pas la véritable question. Pourquoi la culture et la
propriété sont-elles, non pas précisément plus grandes, mais plus
riches en Angleterre qu'en France? Yoilà ce qu'il faut rechercher.
m.
Selon moi, cette richesse agricole dérive de trois causes princi-
pales. Celle qui se présente la première, et qui peut être considérée
comme le principe des deux autres, est le goût de la portion la plus
opulente et la plus influente de la nation pour la vie rurale.
Ce goût ne date pas d'hier; il remonte à toutes les origines histo-
riques, et ne fait qu'un avec le caractère national. Saxons et Nor-
mands sont également enfans des forêts. Avec le génie de l'indépen-
dance individuelle, les races barbares dont le mélange a formé la
nation anglaise avaient toutes l'instinct de la vie solitaire. Les peu-
ples latins suivent d'autres idées et d'autres habitudes : partout où
l'influence du génie romain s'est conservée, en Italie, en Espagne,
et jusqu'à un certain point en France, les villes l'ont de bonne heure
emporté sur les campagnes. Les campagnes romaines avaient été
abandonnées iiux esclaves; tout ce qui aspirait à quelque distinction
affluait vers la ville. Le nom seul de campagnard, mllicus, était un
terme de mépris, et le nom de la ville se confondait avec celui de
l'élégance et de la politesse, urbanitas. Dans les sociétés néo-latines,
ces préjugés ont survécu. De nos jours encore, la campagne est pour
nous, et encore plus pour les Italiens et les Espagnols, une sorte
d'exil. C'est à la ville que tous veulent vivre; c'est là que sont les
plaisirs de l'esprit, les belles manières, la vie en commun, les moyens
de faire fortune. Chez les peuples germains, et surtout en Angleterre,
ce sont les mœurs contraires qui régnent : l'Anglais est moins sociable
que le Français; il a toujours en lui quelque chose des sauvages dont
il est descendu; il répugne à s'enfermer dans les murs des villes, et
le grand air est son élément naturel.
Quand les peuplades barbares tombèrent de tous côtés sur l'em-
pire romain, elles se répandirent dans les campagnes, où chaque chef,
llZlS REVUE DES DEUX MONDES.
presque chaque soldat essaya de se fortifier à part. C'est de cette
disposition universelle que naquit le régime féodal, et il n'est pas de
pays qui ait reçu plus fortement que l'Angleterre l'empreinte de ce
régime. Le premier soin des conquérans fut de s'assurer de grandes
étendues de terres où ils pussent vivre sans contrainte, comme dans
leurs forêts natales, ajoutant aux plaisirs de la chasse l'abondance
des biens que donne la culture. Les rois barbares ne se distinguaient
de leurs vassaux que par l'étendue de leurs domaines. Môme en
France, les rois des deux premières races n'étaient que de grands
propriétaires, vivant dans de vastes fermes, aussi fiers du nombre
de leur bétail et de la quantité de leurs récoltes que de la foule des
hommes d'armes qui marchaient à leur voix. Le plus grand de tous,
Gharlemagne, n'a pas été moins remarquable comme administrateur
de ses propriétés rurales que comme chef d'un immense empire.
En Angleterre, cette tendance, commune à toutes les races du
Nord, se donna d'autant plus carrière, que le pays était moins peu-
plé, moins civilisé, moins modifié par la domination romaine. Comme
il n'y avait pas dépopulations savantes et lettrées qui pussent lutter
en faveur de la vie policée, comme les villes bretonnes n'étaient que
des villages pauvres qui n'ofiraient rien à piller, la possession des
campagnes fut seule enviée. Ces peuplades n'avaient que le sol pour
tout bien, et ne pouvaient lutter que pour l'usage du sol. « Non,
chantaient les poètes cambrions en se réfugiant dans les montagnes
galloises contre les attaques des Saxons, nous ne céderons jamais à
nos ennemis les terres fertiles qu'arrose la Wye. » A leur tour, c'est
pour la défense de leurs terres que les Saxons combattirent contre
les Normands, et le premier effet de la grande conquête du xi^ siècle
fut le partage des terres des vaincus entre les vainqueurs.
L'importance exclusive attachée par les Normands à la propriété
du sol se révèle par ce monument extraordinaire du génie des con-
quérans, qui est resté unique, propre à l'Angleterre, et qui a exercé
une si grande influence sur le développement ultérieur de ce pays.
Je veux parler du relevé général des propriétés exécuté, vers 1080,
par ordre de Guillaume, et qui a reçu des Saxons dépossédés le nom
de livre du dernier jugement [Domesday-Book) ^ parce qu'il consacrait
définitivement l'expropriation à peu près universelle de leur race.
Ce livre, conservé jusqu'à nos jours à l'échiquier, est devenu le point
de départ de la propriété foncière anglaise; aujourd'hui encore il
n'y a de propriété absolue, véritablement légale, que celle qui peut
remonter incontestablement à cette souche commune. Aucune nation
ne peut se vanter de posséder un cadastre aussi ancien, aussi détaillé,
aussi authentique.
Quinze ans environ s'étaient écoulés depuis la bataille d'Hastings,
quand le Domesday-Book fut entrepris. Les nouveaux propriétaires
l'économie rurale en ANGLETERRE. llZi9
s'étaient depuis plusieurs années établis sur leurs domaines, et la
plupart d'entre eux s'occupaient déjà d'agriculture. Us élevaient en
grand nombre des chevaux et du bétail ; muliùm agriculturœ deditiis,
dit la vieille chronique en parlant de l'un d'eux, ac injumejitorum et
pecoruni muUiiudine j)lurimùni delectaius. Le travail ordonné par le
roi avait pour but, non-seulement de recueillir les noms des posses-
seurs, mais de faire connaître avec détail le nombre des mesures de
terre ou hydes^ comme on les appelait alors, la quantité des animaux
domestiques et des charrues, etc. L'enquête dura six ans, et con-
stata un développement agricole assez avancé. Elle comprit tous les
pays véritablement soumis à la domination normande, c'est-à-dire
l'Angleterre entière jusqu'au-delà d'York. Les montagnes du Nor-
thumberland furent seules exceptées.
Toute l'histoire d'Angleterre au moyen âge est remplie des luttes
des barons pour s'assurer la possession de leurs terres, contestée par
la couronne. Une première fois, en 1101, ils obtiennent de Henri l"
un édit ainsi conçu : (( Je concède en don propre à tous les chevaliers
qui se défendent par le casque et l'épée la possession sans redevances
des terres cultivées par leurs charrues seigneuriales, afm qu'ils se
munissent d'armes et de chevaux pour notre service et la défense
du royaume. » Un siècle après, en 1215, ils profitent de la faiblesse
du roi Jean pour lui arracher la grande charte, qui confnme leur
droit de propriété et leur donne le moyen de le défendre dans des
assemblées souveraines. Forcés de s'appuyer, pour vaincre la résis-
tance des rois, sur la population tout entière, ils avaient dû stipuler
en même temps quelques droits en faveur des communes, et c'est
ainsi que l'origine de la liberté politique s'est confondue en Angle-
terre avec la consécration de la propriété féodale.
Depuis le roi Jean jusqu'à nos jours, c'est toujours dans les cam-
pagnes que se ^trouve la nation véritable, la nation armée ; les villes
ne sont rien. Les rois eux-mêmes, cédant à l'esprit national, cher-
chent moins qu'ailleurs à diminuer la puissance des seigneurs féo-
daux. Quand Henri \III supprime les couvens, il se croit obligé,
malgré l'autorité absolue dont il jouit, de distribuer entre les nobles
une partie des dépouilles des moines. C'est de là que tirent leur
origine les immenses propriétés de quelques maisons. Quand sa fdle
Elisabeth voit les mêmes nobles sortir de leurs châteaux pour affluer
à sa cour, elle les engage elle-même à revenir dans leurs terres, où
ils auront plus d'importance : « Voyez, leur dit-elle, ces vaisseaux
accumulés dans le port de Londres; ils y sont sans majesté, sans
utilité, les voiles abattues et les flancs vides, confondus et pressés
les uns contre les autres; supposez qu'ils enflent leurs voiles pour
se disperser sur l'immensité des mers, chacun d'eux sera libre,
puissant et superbe. » Comparaison pittoresque et vraie, mais que
1150 REVUE DES DEUX MONDES.
Henri IV, contemporain d'Elisabeth, et son petit-fils Louis XIV n'au-
raient jamais faite.
Dans les révolutions du xvii'= siècle et les agitations politiques
du xviii^, la noblesse de campagne ne cesse pas de tenir la tête;
c'est elle qui fait l'établissement de 1688, qui maintient la maison
de Hanovre sur le trône, qui soutient la lutte contre la révolution
française; c'est elle qui forme à peu près à elle seule les deux cham-
bres du parlement, jusqu'au moment où le bill de réforme donne une
plus large place aux représentans des villes, devenues riches et po-
puleuses; c'est encore elle qui, dans ce moment même, travaille avec
énergie à maintenir sa suprématie menacée, et tient en échec les
nouveaux réformateurs. Tous les grands et glorieux souvenirs de
l'histoire nationale se rattachent à cette classe. De là le respect sécu-
laire dont elle jouit; non-seulement la vie rurale est recherchée pour
elle-même, pour la liberté, l'aisance, l'activité paisible, le bonheur
domestique, ces biens si chers aux Anglais, mais elle donne encore
la considération, l'influence, le pouvoir, tout ce que désirent les
hommes quand leurs premiers besoins sont satisfaits.
A la possession des propriétés rurales se rattachent certains pri-
vilèges. Le plus riche propriétaire d'un comté est en général lord-
lieutenant, titre plus honorifique qu'utile, mais qui donne à qui-
conque en est revêtu un reflet de l'éclat paisible et incontesté de la
royauté anglaise. Les plus riches après le lord-lieutenant sont juges
de paix, c'est-à-dire les premiers et presque les seuls magistrats
administratifs et judiciaires, les représentans de l'autorité publique.
En France, les fonctionnaires sont presque tous étrangers au dépar-
tement qu'ils administrent, ils ne tiennent par aucun lien aux intérêts
locaux. En Angleterre, ce sont les propriétaires eux-mêmes qui sont
fonctionnaires dans leur pays, et quoique la, couronne les nomme en
apparence, ils sont fonctionnaires par ce seul fait qu'ils sont proprié-
taires. 11 n'y a peut-être pas d'exemple qu'une commission déjuge de
paix ait été refusée à un propriétaire riche et considéré.
On comprend quelle importance une pareille organisation donne à
la résidence. En France, quand un propriétaire a l'ambition de jouer
un rôle, il faut qu'il quitte sa terre et son manoir; en Angleterre, il
faut qu'il y reste. Aussi, dans ce pays de commerce et d'industrie,
tout tend vers la propriété rurale; quiconque a fait fortune achète
une terre; quiconque travaille à s'enrichir n'aspire qu'à suivre un
jour le même chemin. Le préjugé va si loin sous ce rapport, que,
quand on a eu le malheur de naître à la ville, on le cache tant qu'on
peut; tout le monde veut être né à la campagne, parce que la vie de
campagne est la marque d'une origine aristocratique, et quand on n'y
est pas né, on veut au moins y mourir, pour transmettre à ses en-
fans le noble baptême. Lisez la liste des membres de la chambre des
l'ÉCONOI»IE rurale en ANGLETERRE. 1151
lords dans les publications officielles : ce n'est jamais leur adresse à
Londres qui suit l'indication de leur nom, c'est leur résidence à la
campagne. Le duc de Norfolk est porté comme résidant à Arundel-
Castle, dans le comté de Sussex; le duc de Devonshire, à Chatsworth-
Palace, dans le comté de Derby; le duc de Portland, à Welbeck-
Abbey, dans le comté de Nottingham, et ainsi de suite. Chaque
Anglais connaît au moins le nom de ces habitations seigneuriales
aussi illustres que les noms mêmes des grandes familles qui les pos-
sèdent. Outre la magnificence qu'y déploient leurs propriétaires,
quelques-unes d'entre elles ont une origine qui se lie à la gloire na-
tionale. Le nom du duc de Marlborough est inséparable de celui de
Blenheim, magnifique château donné par l'Angleterre au vainqueur
de Louis XIV, et une même origine associe le manoir de Strathfield-
saye au souvenir des victoires du duc de Wellington.
Il en est des membres des communes comme des lords. Quiconque
possède une habitation rurale ne manque pas de l'indiquer comme
sa résidence habituelle. Personne n'ignorait, par exemple, le nom de
la maison de campagne de sir Robert Peel, — Drayton-Manor. L'ap-
parence est ici parfaitement d'accord avec la réalité. Les membres
des deux chambres n'ont guère à Londres qu'un pied à terre, où ils
ne viennent que pour la saison du parlement. Ils passent le reste de
leur temps à la campagne ou en voyage. C'est pour la campagne que
chacun réserve son luxe; c'est là surtout qu'on se visite, qu'on se
donne des fêtes, des rendez-vous de plaisir.
La littérature nationale, expression des mœurs et des habitudes,
porte partout les traces de ce trait distinctif du génie anglais. L'An-
gleterre est le pays de la poésie descriptive, presque tous ses poètes
ont vécu aux champs et ont chanté les champs. Même au temps où
la poésie anglaise essayait de se modeler sur la nôtre. Pope célébrait
la forêt de Windsor et écrivait des pastorales; si son style était peu
rural, ses sujets l'étaient. Avant lui, Spencer et Shakspeare avaient
eu des élans admirables de poésie champêtre; le chant de l'alouette
et du rossignol retentit encore, après des siècles, dans les ravissans
adieux de Juliette à Roméo. Milton, le sectaire Milton, a consacré
ses plus beaux vers à la peinture du premier jardin, et au milieu des
révolutions et des affaires, ses rêves le portaient vers la campagne
idéale du Paradis perdu. Mais c'est surtout après la révolution de
1688, quand l'Angleterre, devenue libre, peut être tout à fait elle-
même, que l'amour de la vie rurale pénètre profondément tous ses
écrivains. Alors paraissent Gray et Thompson. Le premier dans ses
élégies célèbres et entre autres dans le Cimetière de Campagne, le
second dans son poème des Saisons, font résonner avec délices cette
corde favorite de la lyre britannique. Les Saisons abondent en descrip-
tions admirables; il suffit de citer la fenaison, la moisson, la tonte des
1152 REVUE DES DEUX MONDES.
moutons, qui était déjà une grande affaire pour l'Angleterre au temps
de Thompson, et parmi les plaisirs de la campagne la pêche de la
truite. Les membres actuels du club des pêcheurs peuvent trouver
dans ce petit tableau de genre tous les détails de leur art chéri. Par-
tout on sent l'impression vive et spontanée, l'enthousiasme réel et
profond pour les beautés de la nature et les joies du travail. Thomp-
son y joint cette douce exaltation religieuse qui accompagne presque
toujours la vie solitaire et laborieuse en présence du prodige éternel
de la végétation. Son poème tout entier en est imprégné, surtout dans
cette éloquente conclusion où il assimile le réveil de l'âme humaine
après la mort au réveil de la nature après l'hiver.
Thompson chantait ainsi les charmes et les vertus de la vie cham-
pêtre vers 1730, c'est-à-dire au moment où la désertion des cam-
pagnes avait atteint en France ses dernières limites. Les grands sei-
gneurs, attirés à la cour par Richelieu et Louis XIV, avaient fini de
perdre dans les orgies de la régence tout souvenir des terres pater-
nelles. L'agriculture, exténuée par les exigences insensées du luxe de
Versailles, perdait peu à peu toute âme et toute vie, et la littérature
française, occupée d'autre chose, n'avait encore consacré aux culti-
vateurs que cette terrible page de La Bruyère qui restera comme un
cri de remords du grand siècle : (( On voit certains animaux farouches,
des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides
et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils
remuent avec une opiniâtreté invincible; ils ont comme une voix arti-
culée, et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face
humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans
des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et.de racines; ils épar-
gnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de re-
cueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain
qu'ils ont semé. »
On a dit avec raison que, dans la Henriade, qui parut vers le
même temps que les Saisons, il n'y avait même pas d'herbe pour les
chevaux. Cet oubli complet de la nature physique s'est maintenu jus-
qu'au moment où l'imitation des idées anglaises fit irruption de toutes
parts dans la littérature et dans la société, c'est-à-dire jusqu'aux
vingt-cinq années qui précédèrent la révolution de 1789.
Les romans anglais du xv!!!** siècle touchent tous par quelque côté
à la vie rurale. Pendant que la France en était aux contes de Vol-
taire et aux romans de Crébillon fils, l'Angleterre lisait le Vicaii-e de
WakefieJd, Tom Jones et Clarisse, u Le héros de cette histoire, disait
Goldsmith lui-même de M. Primrose, réunit en lui les trois caractères
les plus respectables de la société : il est prêtre, agriculteur et père
de famille. » Cette phrase résume tout un ordre d'idées particulier à
l'Angleterre protestante et agricole. Le roman tout entier n'en est que
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1153
le commentaire; c'est le tableau d'un intérieur de famille au fond d'un
pauvre presbytère de campagne. Le ministre protestant, ayant une
femme et des enfans, a d'autres devoirs que le prêtre catholique; il
faut qu'il fasse vivre les siens, et cette nécessité le force à mêler
quelques travaux temporels à ses occupations spirituelles. La ferme
que M. Primrose a louée n'est pas bien grande, elle n'a que vingt acres
ou huit hectares; mais elle suffit à son ambition. Il la cultive avec
amour et avec fruit, aidé de son fds Moïse, pendant que sa femme,
qui n'a j^as sa pareille pour le vin de groseilles, pi'épare le modeste
repas du ménage. Le dimanche, quand le temps est beau, la famille
va s'asseoir, après l'office divin, sur un banc ombragé d'aubépine et
de chèvrefeuille; on met la nappe sur un tas de foin, et on dîne gaie-
ment en plein air, pendant que deux merles se répondent en chantant
d'une haie à l'autre, et que le rouge-gorge familier vient becqueter
des miettes de pain dans les belles mains des fdles du vicaire. C'est
au milieu d'une de ces scènes heureuses que vient tomber le cerf
poursuivi par les chiens, et qu'apparaît sur son cheval de chasse le
gentilhomme du manoir voisin.
Les héros des autres romans vivent tous à la campagne. M. Wes-
tern, entre autres, est le type du squire, grand chasseur et grand
buveur, tel que toutes les traditions nous l'ont conservé. A mesure
qu'on se rapproche de notre temps, l'amour de la nature champêtre
devient de plus en plus un lieu commun. Tous les arts s'en emparent.
Les poètes ne chantent plus que les beautés du paysage anglais; les
peintres ne représentent que des intérieurs de ferme. Une école spé-
ciale, celle des lacs, s'inspire des scènes les plus agrestes. Plus la
guerre déploie ses fureurs sur le continent, plus l'imagination natio-
nale aime à se transporter, par un de ces contrastes naturels à
l'homme, dans le calme et la sécurité de la vie rurale. C'est surtout
quand les révolutions balaient le monde que l'âme cherche à respirer
la fraîcheur de l'éternelle idylle. L'Angleterre savoure à longs traits ce
bonheur; un même sentiment de protestation et de salut la ramène
vers les idées conservatrices et vers les habitudes agricoles.
Écoutez, entre autres, les vers de Coleridge, qui expriment si bien
cette félicité nationale, défendue par l'Océan :
G Albion! o my native isle! etc.
Fille des mers, dans tes riches vallons,
Un doux soleil éclaire tes gazons;
Sur tes coteaux aux peutes ondulées
L'écho ne dit que la voix des troupeaux;
Tout rit et dort, tes monts et tes vallées ,
Sous le rempart des rochers et des eaux ;
Et l'immense Océan, dans son fracas sauvage ,
Ne parle que de paix à ton calme rivage.
TOME I. 74
11 54 REVUE DES DEUX MONDES.
Un homme d'esprit disait en parcourant l'Angleterre il y a qua-
rante ans : (( Je ne conseille pas aux chaumières de s'insurger ici
contre les châteaux, elles seraient bien vite écrasées, car les châteaux
sont vingt contre un.» Il le dirait bien plus encore aujourd'hui, car
le nombre des habitations aisées s'est toujours accru. Le même obser-
vateur remarquait qu'en Angleterre a on balaie les pauvres comme
des ordures, pour les mettre en tas dans un coin. » Ce mot, d'un pit-
toresque brutal, mais vrai , peint parfaitement l'aspect des campa-
gnes anglaises, où la pauvreté ne paraît à peu près nulle part. On l'a
balayée vers la ville, qui est le coin où on la dépose. Comme on soigne
partout ailleurs les beaux quartiers des grandes cités, ainsi on soigne
la campagne en Angleterre; on la nettoie de tout ce qui peut blesser
l'œil et l'âme, on ne veut y trouver que des tableaux de paix et de
contentement.
Quand on voyage dans l'intérieur, on est frappé à chaque pas de
ce contraste entre la ville et la campagne, si opposé à celui que pré-
sentent la France et le continent en général. Les plus grandes villes,
comme Birmingham, Manchester, Shefîield ou Leeds, ne sont habi-
tées que par des ouvriers et des comraerçans ; leurs immenses quar-
tiers ont pour la plupart un aspect pauvre et triste. Peu ou point de
monumens, peu ou point de luxe; on n'entend que le bruit des mé-
tiers, on ne voit que des gens affairés. L'étranger comme l'habitant
a hâte de sortir de cette fumée et de cette boue, pour respirer au
dehors un air plus pur et pour échapper au spectacle de ce travail
incessant qui ne conjure pas toujours la misère. Même à Londres,
on cherche plus à travailler qu'à jouir, et c'est ce qui dépayse si
fort nos bons Parisiens quand, ils y vont : ils n'y retrouvent plus leurs
habitudes.
Je n'ai jamais si bien senti cette différence qu'un jour où je quit-
tai Ghatsworth pour me rendre à Sheffield. Chatsworth est la plus
belle de ces fastueuses résidences où les chefs de l'aristocratie an-
glaise déploient un luxe de roi. Un parc immense, de plusieurs
lieues de tour, tout peuplé de cerfs, de daims, de moutons et de
vaches qui paissent pêle-mêle, entoure de ses pelouses et de ses om-
brages un palais magnifique. Des eaux jaillissantes, des cascades
artificielles, des bassins ornés de statues, qui rivalisent avec les dé-
corations célèbres de Versailles et de Saint-Cloud; une serre immense
en fer et en verre, qui a servi de modèle pour le palais de l'exposi-
tion universelle, et où les arbres des tropiques forment une haute
forêt; un village entier construit par le maître pour loger ses ouvriers,
et composé d'élégans cottages pittoresquement groupés; une véri-
table rivière, la Derwent, traversant le parc avec dés contours gra-
cieux qu'on dirait dessinés par l'art, et autour.de ce tableau déjà si
l'économie RURAI.E EN ANGLETERRE. 1155
grand, les montagnes du Derbyshire, formant comme à souhait une
ceinture de merveilleux horizons:— tout dans ce lieu respire le loisir
opulent et la puissance satisfaite. Vous franchissez le faîte aride qui
vous sépare du comté d'York, et vous arrivez à la ville voisine; tout
change : ce ne sont que fourneaux allumés, marteaux frappant sur
l'enclume, cheminées vomissant des flots épais ; un peuple de forge-
rons noirs et ruisselans s'agitent comme des spectres au milieu de
ces flammes; on dirait l'enfer à la porte du paradis.
Ce que le château du duc de Devonshire est en grand, toutes les
résidences des gentilshommes campagnards le sont en petit. Il n'est
pas de propriétaire un peu aisé qui ne veuille avoir son parc; le parc,
diminutif de l'ancienne forèt^ est le signe de la possession féodale,
l'accessoire obligé de l'habitation. Le nombre des parcs est énorme en
Angleterre, depuis ceux qui embrassent plusieurs milliers d'hectares
jusqu'à ceux qui n'en comprennent que quelques-uns. Les plus grands,
les plus anciens, ceux qui méritent seuls légalement le nom de^arc.9,
sont marqués sur toutes les cartes. Dans ces enceintes closes, même
les plus modestes, on entretient du gibier de toute espèce, on nour-
rit des animaux au pâturage. De sa fenêtre et de son perron, l'heu-
reux propriétaire a sous les yeux une scène pastorale; il peut, quand
il lui plaît, galoper dans ses allées ou se donner le plaisir de la chasse
à quelques pas de son manoir. C'est là qu'il aime à vivre avec sa
famille, loin des agitations vulgaires, imitant l'existence du grand
seigneur, comme le fermier imite à son tour celle du gentilhomme.
On connaît la passion des Anglais pour les exercices qui s'allient
naturellement à la vie rurale, et qu'on appelle le s'port^ l'élégance
suprême. Ceux des country gentlemen qui ne peuvent pas avoir de
meute à eux se réunissent pour en entretenir une par souscription.
Le jour où doit avoir lieu la chasse à courre est indiqué d'avance
dans les journaux; les souscripteurs arrivent à cheval au rendez-vous.
A des époques précises de l'année, la mode appelle sur certains
points de l'Angleterre ou de l'Ecosse des milliers de chasseurs en
habit rouge qui courent de véritables dangers pour se livrer à cet
amusement. Tantôt c'est le renard qu'on va poursuivre à Melton-
Mowbray, dans le comté de Leicester; tantôt ce sont les grouses qu'on
va chercher sur les sommets les plus inaccessibles des highlands.
Toute l'Angleterre s'en occupe; les journaux insèrent les noms des
plus adroits tireurs et des plus habiles cavaliers, ainsi que le nombre
des pièces tuées. Quand vient le temps des grandes chasses, le par-
lement vaque. Les femmes elles-mêmes préfèrent ces plaisirs à tous
les autres; donnez à une jeune fdle anglaise le choix entre une pro-
menade à cheval et une soirée au bal, son choix ne sera pas douteux;
elle aussi aime à franchir les haies et à courir comme le vent.
Quand on a le malheur de n'avoir pas de campagne à soi, on veut
1156 REVUE DES DEUX MONDES.
au moins en avoir l'apparence. Toutes les villes ont des parcs publics,
qui sont tout simplement de grandes prairies avec de beaux arbres.
On voit à Londres des vaches et des moutons pâturer librement sur
les pelouses de Green-Park et de Hyde-Park, au bruit incessant des
voitures qui roulent dans Piccadilly. Celui que ses aflaires entraî-
nent sans relâche peut au moins apercevoir en passant un coin de
l'Éden. Chacun cherche à se loger le plus loin possible du centre de
la ville, pour être plus près des champs. L'été, on s'échappe dès
qu'on peut pour visiter un ami dans sa ferme ou pour passer quel-
ques jours en voyage dans une contrée renommée pour ses beautés
naturelles. Tous les sites un peu pittoresques du pays sont parcounis
tous les ans par une foule qui en jouit avec cette joie sereine et silen-
cieuse particulière aux Anglais. Le grand bonheur est d'aller jusqu'en
Ecosse, pour respirer à l'aise la senteur des bruyères et rêver de la
vie vagabonde des caterans de Walter Scott.
Les monarques anglais donnent les premiers l'exemple de cette
prédilection universelle; ils n'habitent la ville que lorsqu'ils ne peu-
vent pas faire autrement. Ce qui ne fut qu'un jeu gracieux et court
pour Louis X¥I et Marie-Antoinette, dans la ferme artificielle de
Ti ianon , est une douce réalité pour la reine Victoria et le prince Albert.
Le prince dirige à Windsor une vraie ferme où naît et s'engraisse le
plus beau bétail des trois royaumes. Ses produits gagnent ordinaire-
ment les premiers prix dans les concours. A Osborne, qù elle passe
la plus grande partie de l'année, la reine surveille elle-même une
basse-cour dont elle est fière, et tous les journaux ont annoncé der-
nièrement qu'elle venait de découvrir un remède à la maladie des
dindonneaux quand ils prennent le rouge. Ce qui chez nous prêterait
au ridicule est pris très au sérieux par nos voisins, et ils ont cent
fois raison. Heureuse et sage entre toutes la nation qui aime à voir
ses princes se livrer à ces utiles délassemens!
On devine sans peine ce que peut avoir d'effets pour la ri-
chesse des campagnes ce séjour habituel des premières familles du
pays. Tandis qu'en France le travail des champs sert à payer le luxe
des villes, en Angleterre le travail des villes sert à payer le luxe des
champs. Là se dépensent presque tous les trésors que le plus in-
dustrieux des peuples sait produire. 11 en revient une bonne partie
à la culture. Plus le propriétaire touche de près sa terre, plus il est
disposé à l'entretenir en bon état. L'amour-propre, ce grand sti-
mulant, est sans cesse en jeu. On ne veut pas montrer à ses voi-
sins des bâtimens en ruines, des chemins impraticables, des attelages
défectueux, des animaux chétifs, des champs négligés; on met son
orgueil à des dépenses productives, comme ailleurs à des dépenses
frivoles, par la contagiou de l'exemple. On a une terre bien tenue,
comme à Paris un bel hôtel et un riche mobilier.
l'économie rurale en ANGLETERRE. 1157
L'impôt lui-même, qui est en France une machine à épuisement
pour les campagnes, n'a pas du tout en Angleterre le même carac-
tère. Tout l'impôt direct se dépense sur les lieux mêmes où il est
payé. La taxe des pauvres, la dîme de l'église, sont à peine sorties
des mains du cultivateur, qu'elles y rentrent par l'achat de ses den-
rées. Les autres taxes servent uniquement à des travaux d'intérêt
local. La moitié des impôts indirects étant absorbée par le paiement
de la dette publique, qui appartient en grande partie aux proprié-
taires du sol, il en revient encore beaucoup à la vie rurale. Quand
un tiers au moins du budget français se condense à Paris et un autre
tiers dans les grandes villes de province, les trois quarts des dépenses
publiques se répandent en Angleterre sur les campagnes et contri-
buent, avec les revenus des propriétaires et fermiers, à y répandre
l'abondance et la vie.
Nous sommes, hélas ! bien loin de ces mœurs ; espérons que nous
nous en rapprocherons peu à peu. Depuis quelques années, tout
semble y conspirer. L'encombrement de la classe aisée dans les
villes, l'incertitude des carrières qu'on venait y chercher, l'air fié-
vreux qu'on y respire, tendent à rejeter vers la vie rurale les ambi-
tions déçues et les imaginations lassées. Quiconque a de quoi vivre
honorablement à la campagne est bien près de comprendre que le plus
sûr, comme le plus digne, est d'y rester, et ceux qui ne le compreur
nent pas encore sont bien près d'y être contraints par la difficulté
toujours croissante de trouver à la ville un débouché. Une circon-
stance nouvelle vient d'ailleurs changer complètement les conditions
de la vie champêtre; le perfectionnement continu des communica-
tions, et surtout l'extension des chemins de fer, en rapprochant les
distances les pfus éloignées, font que le séjour habituel des champs
devient conciliable avec les plaisirs de la société, l'importance poli-
tique, la culture de l'esprit et tous les agrémens de la civilisation.
Là est le principe d'une révolution salutaire pour nos campagnes
délaissées. Nous ne serons probablement jamais aussi ruraux que
les Anglais, nos villes ne deviendront jamais autant que les leurs
de simples ateliers de commerce et d'industrie; mais, pourvu qu'une
portion toujours plus grande de la société aisée vienne repeupler nos
manoirs déserts, ce sera toujours un bienfait.
Quant à l'impôt, il ne sera pas moins difficile de détourner le cou-
rant qui le porte vers Paris et les grandes villes; mais, si quelque
chose peut atténuer cette perpétuelle aspiration, c'est la résidence à
la campagne des propriétaires influens, qui défendraient un peu plus
leurs intérêts, s'ils les voyaient habituellement de plus près.
Léonce de Lavergne.
ADELINE PROTAT
TROISIÈME PARTIE.*
I. — lesfinessesd'adeline.
Pareil à ce conscrit bravement parti pour la bataille, et qui, revenu
sain et sauf d'une chaude affaire, se laissait choir en défaillance en
voyant tomber les balles restées dang son habit, l'apprenti- du sabo-
tier avait laissé voir une grande terreur, lorsque, revenu à lui, il avait
compris à quel sérieux danger on venait de l'arracher. En rouvrant
les yeux pour la première fois. Zéphyr avait aperçu penché sur lui
le bonhomme Protat, épiant avec angoisse un souffle, un mouvement,
un regard, qui vinssent le rassurer sur le sort de son apprenti. Le
jeune garçon pensa que c'était son maître qui l'avait été chercher au
fond de la rivière. Il voulut d'abord remercier Protat, et regarda avec
une hésitation embarrassée celui qu'il croyait être son sauveur. Puis,
ne sachant que dire sans doute, il enlaça le bonhomme par le cou et
l'étreignit avec une fureur d'embrassement qui en disait plus long que
les plus belles protestations. Protat fut touché par ce sauvage élan,
qui trouvait la parole impuissante pour traduire le sentiment qui
l'inspirait. Lui aussi voulait parler, mais sa langue était embarrassée.
Il semblait craindre à la fois de dire trop ou de n'en pas dire assez.
Il ne se sentait pas la conscience bien nette de cette tentative de
suicide. La voix intérieure qui ne parle aux hommes que dans les
circonstances solennelles, et qui leur parle impérieusement alors, lui
demandait tout bas s'il avait bien réellement accompli le vœu fait
(1) Voyez les livraisons du 15 février et du l^^ mars.
ADELINE PROTAT. 1159
un jour au pied de l'autel, et si, en adoptant un orphelin pour con-
jurer le danger qui menaçait sa fille, il n'avait pas, une fois le dan-
ger conjuré, méconnu le caractère de cette adoption, en habituant
l'enfant qu'il avait recueilli à ne voir en lui qu'un maître, alors que
le besoin d'affection, plus fort chez cet enfant que le sentiment de la
reconnaissance, le poussait à souhaiter un père. Cette pensée, qui
traversa brièvement l'esprit du sabotier, eut un contre-coup dans
son cœur. En tenant dans ses bras l'apprenti, dont le visage portait
encore les traces des contractions causées par l'asphyxie, Protat
éprouva aussi une terreur rétrospective. Il songea que Zéphyr au-
rait pu ne point échapper au trépas, et il vit passer devant lui
comme le fantôme d'un remords qui s'enfuyait sans doute, chassé
par le souffle plus régulier que le retour de la vie ramenait aux
lèvres de l'apprenti. En écoutant battre dans le cœur du jeune gar-
çon cette reconnaissance dont il doutait encore le matin, et qui ne
s'était dissimulée que parce qu'il en avait comprimé les élans, au
lieu de les attirer, Protat se sentit soudainement émouvoir par un
tressaillement de paternité. 11 appuya la tête de Zéphyr sur sa poi-
trine, et, appelant d'un geste Adeline, qui se trouvait près de lui, il
ajouta, en frappant sur son large buste : — Viens donc, ma fille; il y
a place pour deux.
Pendant la rapide minute où les deux jeunes gens se trouvèrent
réunis dans les bras du sabotier, si rapprochés l'un de l'autre que
leurs deux visages se touchaient presque, Lazare observa silencieu-
sement cette scène. Cédant à un besoin familier à tous les artistes
sérieux que leur préoccupation n'abandonne jamais, et qui les pousse
à établir par comparaison un rapport perpétuel entre l'art et la nar-
ture, source véritable de toute inspiration, il se disait à lui-même:
^ — Parbleu î voilà un motif qui ferait un joli tableau, si on ne le gâ-
tait pas en voulant trop l'arranger. C'est un sujet de Greuze, moins
la recherche de naïveté. La bonne tête grisonnante du sabotier au
milieu de ces deux enfans, la Madelon qui souffle le feu, accroupie
dansl'âtre, ces grosses solives jaunies par la fumée, ce rustique dres-
soir où s'étalent les faïences joyeusement enluminées, et ce grand
coup de soleil qui crève le cul du chaudron, feraient bien l'affaire
d'un peintre de genre. Je suis fâché que mon ami Boijvin ne soit pas
là avec une toile de douze.
Cependant, après cette minute accordée à l'étude, l'artiste donna
un autre cours à ses observations, et se préoccupa de deviner quels
sentimens divers animaient dans ce moment les trois personnes com-
posant le groupe qui semblait en effet poser devant lui.
Comme toutes les franches natures qui ne sauraient sans étouffer
attacher sur leur visage un masque de dissimulation, Protat laissait
1160 REVUE DES DEUX MONDES.
voir la joie qu'il éprouvait. Zéphyr, dont la figure pâlie s'était subi-
tement colorée au voisinage d'Adeline, regardait celle-ci avec l'extase
muette d'un dévot qui voit s'animer sa madone. Pour lui, le matin
encore, paria de cette maison à qui on ne parlait que le bâton à la
main et le juron à la bouche, la dure main de son maître devenait
caressante, et sa grosse voix lui parlait avec douceur. Bouleversé par
ce brusque changement et mal remis des émotions violentes qu'il
venait de traverser, sa tête était encore si faible, que le pauvre gar-
çon ne savait pas au juste s'il était au milieu de la réalité ou bien
dans un rêve; mais songe ou vérité, il se trouvait heureux ainsi, tel-
lement heureux qu'il n'osait pas dire une parole ou faire un mouve-
ment, tant il avait peur de déranger son bonheur. Quant à la jeune
fdle, sous le repos menteur de sa physionomie, Lazare, qui l'exami-
nait avec curiosité, devinait les confuses pensées qui l'agitaient inté-
rieurement. Adeline, en effet, n'était pas à l'heure présente dans les
bras de son père. Réunie à ce garçon qui venait de risquer la mort,
une fois que la compassion éveillée par l'idée du péril avait été
épuisée en elle, sa pensée était retournée en arrière de cette tenta-
tive de suicide. Une seule impression lui restait, c'était l'impression
que lui avait causée la découverte faite dans le sac attaché au cou de
l'apprenti des objets qu'elle avait un instant cru dérobés par la mère
Madelon. La servante n'avait pas fait le coup, c'était Zéphyr qui était
coupable : telle était la seule idée dont se préoccupait alors la jeune
fille, idée obsédante qui la remplissait d'inquiétude et d'alarmes.
Zéphyr lui avait volé les souvenirs de Lazare. Comment? pourquoi?
Elle ne devinait rien et ne sentait rien. Intelligente de cœur et d'es-
prit, troublée néanmoins par l'égoïsme de sa passion, elle ne cher-
chait pas les causes et ne se donnait point la peine de rapprocher
entre eux toutes sortes de faits, de menus détails, qui pouvaient iso-
lément n'avoir aucune signification , mais dont la réunion dans la
circonstance aurait pu servir de fil conducteur à son incertitude.
Quant à Zéphyr, si engourdi qu'il fût dans son enchantement, il ne
tarda point à s'inquiéter de son côté en s' apercevant de la façon sin-
gulière avec laquelle il était regardé par Adeline. Toujours bienveil-
lante pour lui, dans ce moment où pour la première fois il se trou-
vait aussi près d'elle, souffle à souffle, au lieu de cette sympathie
qu'elle lui témoignait quotidiennement, elle le regardait avec une du-
reté d'expression qu'il ne lui avait jamais connue. Il y avait presque
de la menace dans ce regard qui semblait /ouiller dans son âme. Que
s'était-il donc passé? C'était le père Protat, toujours brutal et gron-
deur, qui lui témoignait de l'amitié, et c'était Adeline, pour lui ca-
ressante et douce, qui lui montrait... Quel nom donner à cet étrange
sentiment qui changeait si brusquement la jeune fille à son égard?
%
ADELINE PROTAT. 1161
le pauvre garçon n'en savait rien; mais il en éprouva une souffrance
plus vive encore que toutes celles qu'il avait endurées pendant sa
lutte avec la mort. Tout à coup il revint en même temps de cœur et
d'esprit au sentiment de la réalité; il se rappela! et le premier sou-
venir qui s'offrit à sa mémoire le porta à chercher autour de son
cou un objet qu'il ne trouva plus. Ses idées lui revinrent alors lu-
cides et complètes, et la disparition du petit sac lui expliqua le chan-
gement opéré dans les manières d'Adeline.
Le mouvement fait par le jeune garçon quand il avait porté la
main à son cou n'avait pas échappé à la fille du sabotier. Au moment
où Zéphyr retirait sa main, Adeline s'en empara vivement, et, la pres-
sant avec dureté, elle lui dit brièvement, en se penchant à l'oreille,
si bas qu'elle ne pouvait être entendue que de lui seul : — Pourquoi
m'as-tu volée, Zéphyr?
Et comme elle lui disait ces deux mots avec un accent qui lui causa
plus d'effet qu'un violent reproche. Zéphyr ne sut que pâlir et fermer
les yeux. Il lui fallut toute sa force pour contenir un cri qu'il étouffa
dans sa gorge. La main d'Adeline, cette petite main frêle, avait ac-
quis tout à coup cette force nerveuse qui donne une puissance pas-
sagère et factice aux natures les plus délicates. Cette main mignonne
serrait les doigts de l'apprenti comme s'ils eussent été pris dans des
tenailles, et il sentait les ongles s'enfoncer dans sa chair. La douleur
était si vive, que le cœur lui en manqua presque. En le voyant pâlir,
Adeline l'avait lâché. Surexcitée un moment et inhabituée jusqu'ici
aux chocs violens, la jeune fille, brisée par l'excès même de ses émo-
tions, retomba dans une calme immobilité.
Le jeu muet de ces sentimens, que le jeune peintre tâchait d'étu-
dier sur le visage de ceux qui les éprouvaient, avait complètement
échappé au bonhomme Protat et s'était accompli en dix fois moins
de temps qu'il n'en a fallu pour le raconter.
— Eh bien! s'écria tout à coup le bonhomme en dégageant Ade-
line et Zéphyr de l'étreinte pleine d'effusion dans laquelle il les avait
confondus un moment, comment te trouves-tu, mon garçon?
Et il regarda Zéphyr, qui n'osait lever les yeux, tant il craignait
de rencontrer le regard courroucé d'Adeline : celle-ci s'était retirée
dans un coin avec la Madelon. Zéphyr répondit avec une contenance
embarrassée qu'il se trouvait tout à fait bien.
— Et voilà tout? continua le sabotier. Tu ne dis pas seulement
merci à celui qui a été te chercher dans la rivière, au risque d'y res-
ter avec toi!
Et le sabotier, tirant Lazare par le bras, le voulut amener devant
l'apprenti; mais le peintre se recula, en faisant au bonhomme un
signe négatif dont Protat, après une courte hésitation, parut com-
1162 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre le sens, non point cependant sans que sa physionomie eût
manifesté un profond étonnement.
— C'est la seconde fois que vous me sauvez, monsieur Protat,
répondit Zéphyr... C'est vrai que vous avez pu croire, en voyant ma
conduite, que j'avais oublié ce que vous avez fait pour moi. A comp-
ter d'aujourd'hui, vous verrez du changement, ajouta le jeune gar-
çon. Autant j'ai été serviteur indocile et paresseux ouvrier, autant
vous m' allez voir obéissant et actif, prêt à bien vouloir et disposé à
bien faire. Nous ne nous étions pas bien connus, continua-t-il plus
lentement et avec une demi-intention de reproche qui n'échappa point
au sabotier; mais c'est ma faute, reprit vivement Zéphyr... oui, ma
faute... je n'ai pas su montrer... mais on verra que je ne suis pas,
comme on a pu le croire, un mauvais et un ingrat.
Et, en disant ces derniers mots, Zéphyr avait regardé Adeline iso-
lée dans ses réflexions.
— Ne parlons plus du passé, mon garçon; d'abord tu n'es pas ici
un serviteur ni un ouvrier, comme tu as cru l'être, fit le sabotier en
baissant la tête; tu es à peu près comme l'enfant de la maison. Je veux
que tu t'habitues à me regarder comme si j'étais ton père, et comme
la confiance est le premier devoir d'un enfant et que nous voilà en
famille, tu vas commencer par nous dire en l'honneur de quel saint
tu allais te jeter dans le Loing avec des pierres aux jambes.
A ce commencement d'interrogatoire, Adeline parut se réveiller
et prêta l'oreille à la réponse de Zéphyr. Une grande inquiétude se
peignit sur le visage de la jeune fille. Quant à l'apprenti, il demeura
tout interdit et semblait chercher une réponse qui ne venait sans
doute pas. L'inquiétude d' Adeline et l'embarras de Zéphyr avaient été
remarqués par l'artiste. Maître du secret de ces deux enfans, il crai-
gnit que cet interrogatoire n'arrachât au jeune garçon quelque révéla-
tion qui pût, si aveuglé qu'il était, guider le bonhomme Protat sur
la cause réelle de son suicide. Dans l'espérance qu'il était peut-être
temps encore de faire renoncer Adeline à sa chimère et Zéphyr à sa
folie, il se décida à brouiller le jeu, pour empêcher toute autre per-
sonne que lui d'y voir clau\
— Père Protat, dit-il brusquement au sabotier, déjà carré dans son
fauteuil et méditant son instruction, il est tard ce soir, et il fera jour
demain. Quand on est revenu d'où revient Zéphyr, ça peut passer
pour un bon voyage. On est fatigué, et on aime mieux dormir que
causer. Laissez-le en repos pour ce soir. Vous jaserez demain, si
cela vous semble nécessaire de jaser. — Allons, mon garçon, fit l'ar-
tiste en regardant l'apprenti, dis bonsoir à la compagnie, et va-t-en
au lit.
— Est-ce qu'il ne soupera pas avant? dit Protat
ADELINE PROTAT. 1163
— Il a assez bu comme ça aujourd'hui, répliqua le peintre en
riant; cependant que Madelon lui donne un bouillon, et qu'il s'en-
dorme par là-dessus. Demain il aura meilleur appétit. Quant à nous,
qui n'avons pas fait comme lui le voyage de l'autre monde, les vivres
ne peuvent pas nous faire de mal, au contraire; aussi, Madelon, le
souper, et vivement. En attendant qu'on le seiTe, je vais mener Zé-
phyr dans la plume, — et je vais l'enfermer, glissa-t-il à l'oreille
de Protat. — Tout à l'heure je vous dirai pourquoi, ajouta l'artiste.
L'apprenti se laissa emmener par Lazare. Quand ils furent arrivés
au cabinet dans lequel couchait Zéphyr, Lazare lui dit très vite : —
Demain matin, avant que tout le monde soit levé, je frapperai à ta
porte; habille-toi, et sois prêt; j'aurai à te parler.
— A moi? fit l'apprenti étonné.
— Oui, à toi, et je pourrai peut-être te donner des nouvelles de
quelque chose que tu as perdu. — Ce n'est pas la peine de chercher,
ajouta l'artiste en voyant Zéphyr, qui, tout étonné, portait machinale-
ment la main à sa poitrine. Tu vois bien que ton petit sac n'y est pas.
— C'est vous qui l'avez trouvé? s'écria Zéphyr avec un regard
presque agressif.
Lazare ne fit pas semblant d'entendre et continua : — Si demain,
au premier coup, tu n'es pas sur pied, j'instruis Protat de ce qui se
passe. Te voilà prévenu, dors bien.
— Ah ! monsieur Lazare, dit Zéphyr, est-ce que vous croyez réelle-
ment que je vais dormir?
— Peut-être pas si bien que si on t'avait laissé dans les roseaux
du Loing; mais tu dormiras. Bonsoir. Tâche de faire de jolis rêves.
Et Lazare sortit en enfermant le jeune garçon à clé. Quand il ren-
tra dans la salle à manger, il trouva le couvert mis. Adeline et son
père occupaient leur place ordinaire. Adeline était toujours aussi agi-
tée malgré son apparence de calme. — Allons, se dit tout bas Lazare,
j'ai donné un peu de tranquillité au petit Zéphyr, donnons un peu
de calme à Adeline. — Et avisant un petit bout de ficelle qui sortait
de la poche de la jeune fille, il lui dit très tranquillement : — Mi-
gnonne Adelinette, nous allons perdre quelque chose.
Adeline porta la main à sa poche. Elle sentit sous ses doigts quel-
que chose d'humide. C'était le sac qu'on avait trouvé au cou de
Zéphyr; c'était ce sac qui contenait son secret, son secret, qu'elle
croyait tombé entre les mains de Lazare, qu'elle n'osait plus regar-
der. Ces souvenirs, qu'elle pensait perdus pour elle et retournés aux
mains de celui à qui elle les avait dérobés, comme une dénonciation,
comme un aveu même des sentimens qu'elle éprouvait pour lui, ils ne
l'avaient donc pas quittée, son secret lui appartenait donc encore! Mais
tout à coup son inquiétude, un instant apaisée, lui revint pluspersis-
1164 REVUE DES DEUX MONDES.
tante. Comme un coupable qui se croit déjà libre, et à qui une dernière
interrogation du juge vient rendre son épouvante, Adeline se trouva
en face d'un nouveau soupçon : comment le sac était-il dans sa poche?
Tout était remis en question par ce seul fait. Procédant avec minutie
à leur examen, Adeline chercha à se rappeler les faits. Lazare, en
trouvant le sac au cou de l'apprenti, le lui avait-il jeté de loin pour
qu'elle le visitât? En l'ouvrant, et à la vue, des objets qu'il conte-
nait, elle avait poussé un cri et était tombée évanouie. Cet évanouis-
sement rompait la chaîne de ses souvenirs. Que s'était-il passé pen-
dant qu'elle gisait sans connaissance sur un banc du jardin? La
pensée d' Adeline s'arrêtait au bord de cette lacune; mais, faisant trêve
à cette nouvelle anxiété, elle poursuivit la recherche d'une conviction
rassurante. Ce ne fut qu'après un formidable travail qu'elle réussit
à jeter hors d'elle-même le poids qui l'oppressait. Oh! la bonne
bouffée d'air qu'elle respira, quand elle se fut ainsi persuadée! De
tremblante qu'elle était, comme elle devint subitement audacieuse,
et se dédommagea de n'avoir point, depuis tant de longues heures,
osé lever les yeux sur l'artiste, en le regardant avec cette hardiesse
ingénue qui serait l'extrême effronterie, si elle n'était pas l'extrême
innocence! — Étais-je folle, insensée? pensait-elle pendant que sa
main serrait convulsivement dans sa poche le petit sac. Si M. Lazare
avait vu ce qu'il y a dedans, est-ce qu'il n'aurait pas deviné tout de
suite, en se rappelant que j'étais dans sa chambre le jour où il n'a
plus retrouvé la lettre qu'il écrivait à son ami de Paris? Et s'il avait
deviné, est-ce qu'il ne serait pas changé un peu dans ses manières
avec moi ? — Et, en faisant en sourdine toutes ces réflexions, elle pres-
sait toujours le petit sac d'une main, et Lazare, qui entendait bruire
les papiers au fond de sa poche, se disait à lui-même : — Voilà mon
baume tranquille qui opère.
Adeline, en effet, complètement rassurée du côté de Lazare, com-
mençait à s'inquiéter à propos de Zéphyr. Et, s'il faut le dire, elle
se préoccupa beaucoup moins de rechercher la cause qui avait pu
le pousser à la tentative de l'après-midi qu'à deviner comment il
avait surpris l'existence des objets contenus dans le tiroir mystérieux
et la raison qui avait pu le pousser à s'en emparer. Aucune lueur,
aucune remarque, ne venaient la guider et mettre ses suppositions
confuses sur une trace aboutissant à un prétexte. Elle ne pouvait
croire à un sentiment d'hostilité de la part du jeune garçon à qui elle
avait toujours accordé une protection bienveillante dont Zéphyr s'ef-
forçait de se montrer reconnaissant par tous les moyens qui étaient
en son pouvoir, se trouvassent-ils même en contradiction avec ses
défauts les plus coutumiers. Il était vrai cependant que depuis quel-
que temps Zéphyr avait paru se relâcher dans ses complaisances;
ADELINE PROTAT. 1165
mais Adeline se ressouvint que c'était elle-même qui la première, et
préoccupée par le prochain retour de Lazare, s'était montrée un peu
plus tiède dans ses relations avec l'apprenti. Indifférente à tout ce
qui ne se rattachait pas à cette pensée qu'elle allait revoir l'artiste,
elle se rappela qu'elle n'était point intervenue quelquefois avec sa
sympathie ordinaire entre les fautes commises par Zéphyr et la bru-
talité de son père. — Serait-ce donc, se demandait Adeline, que Zé-
phyr m'a gardé rancune? mais comment a-t-il pu songer à se venger
par un tel moyen ? Gomment a-t-il pu deviner ?
Un détail qu'il n'est peut-être pas inutile de faire connaître, c'est
que depuis son retour à Montigny la fdle du sabotier avait toujours
considéré et traité Zéphyr comme elle-même était traitée et consi-
dérée par Lazare, c'est-à-dire comme un enfant. On ne s'étonnera
■donc pas si elle n'avait point pris garde à une foule de petits faits de
nature à éclairer ses doutes et à diriger ses soupçons. Familière avec
l'apprenti ainsi que Lazare l'était avec elle-même, quand elle lui don-
nait par ci par là une petite tape amicale en passant, elle n'avait
jamais remarqué que le jeune garçon tremblait et pâlissait à la fois,
comme elle-même devenait pâle et tremblante lorsqu'il arrivait à
Lazare de la prendre par la taille et de la faire sauter en l'embras-
sant. Lorsque le bonhomme Protat employait la famine comme moyen
de correction avec son apprenti, plus paresseux que de coutume, si
Adeline allait porter en cachette à celui-ci son souper retranché, dans
le remerciement de Zéphyr elle ne voyait qu'un remerciement; mais
l'accent avec lequel il lui manifestait sa reconnaissance, son regard,
son geste, le peu de souci qu'il semblait avoir d'échapper à la diète
à laquelle il avait été condamné pour ne voir qu'elle, n'entendre
qu'elle; ses brusques mouvemens à son entrée, l'animation passagère
qui montait à son visage, et, quand elle lui disait de sa voix douce
et traînante : — Tiens, mon mignon, je t'apporte à souper avec du
bon pain tendre; — la lueur rapide qui illuminait l'œil de l'apprenti
comme une étincelle jaillissant d'un feu couvert : — ces mille symp-
tômes trahissant le trouble intérieur éprouvé par le jeune garçon
quand il se trouvait mis en contact avec la fdle de son maître, échap-
paient toujours à Adeline, ce qui expliquera comment elle n'en avait
conservé aucun souvenir. Aussi elle regrettait que Lazare eût em-
pêché son père de poursuivre l'interrogation de Zéphyr. Que celui-ci
eût avoué ou non la véritable cause qui l'avait porté à cette tenta-
tive, il aurait parlé sans doute, et, dans quelques-unes de ses ré-
ponses, elle aurait pu surprendre peut-être un indice qui l'eût aidée
à pénétrer l'inexplicable mystère de sa conduite, ou qui tout au
moins aurait pu servir de point de départ à son incertitude. Ce-
pendant, comme elle savait instinctivement posséder une grande in-
1166 REVUE DES DEUX MONDES.
fluence sur l'esprit de l'apprenti, tout en reconnaissant bien que cette
influence avait un peu diminué, particulièrement depuis l'époque où
le retour de Lazare avait été annoncé dans la maison de Montigny,
Adeline se tranquillisa encore de cet autre côté. Elle pensa qu'elle
n'en aurait point pour longtemps à reconquérir le terrain perdu dans
la confiance de Zéphyr, et ne douta point qu'elle parviendrait mieux
que personne, et avant personne, à voir clair dans la pensée de Zéphyr,
à tirer de lui tout ce qu'elle en voulait savoir. Ce fut dans cette dis-
position , le souper étant achevé , que la fille du sabotier se retira
après avoir embrassé son père et souhaité le bonsoir au pensionnaire.
Comme elle était déjà sur le seuil de la porte, Lazare se retourna
de son côté en faisant pirouetter son tabouret.
— A propos, mignonne Adeline, lui demanda l'artiste avec l'accent
d'une curiosité sincère, qu'est-ce que vous avez donc trouvé dans la
bourse de Zéphyr? En voilà un gaillard égoïste, qui va se noyer avec
son trésor pour ne pas faire d'héritiers! ajouta Lazare en riant.
A cette question, dont elle ne pouvait comprendre le motif, Adeline
resta un moment interdite.
• — Une bourse! intervint le bonhomme Protat; comment! Zéphyr
a de l'argent, et il allait se noyer avec !
— Gomme le vieil avare du Déluge de Girodet, continua l'artiste.
— Qu'est-ce que vous me dites là? reprit le bonhomme, revenu à
son état normal. Où diable Zéphyr a-t-il pris cet argent? Il ne l'avait
pas gagné pour sûr, il est trop fainéant, le petit gredin !
— Rassurez-vous, dit Lazare, c'était de la monnaie de sauvage,
de petits cailloux du Loing, qu'il s'amuse à ramasser quand ils sont
d'une jolie couleur et d'une forme bizarre. C'est une manie qu'il a; il
est plein de manies, ce garçon-là. L'an dernier, lorsque nous allions
en course tous les deux, il s'arrêtait tous les vingt pas pour fouiller
dans le sable, et quand je l'ai repêché tantôt, il avait au cou une
espèce de bourse ou de sac que j'ai donné à votre fille pour qu'elle
l'examinât. J'ai présumé que c'était l'écrin où Zéphyr cachait ses
pierres précieuses.
— Eh bien ! demanda le bonhomme Protat en interrogeant à son
tour Adeline, à qui les paroles de l'artiste prouvaient une fois de plus
que le jeune homme ignorait ce qu'elle avait tant craint qu'il n'eût
découvert; eh bien! petiote, qu'est-ce que tu as trouvé dans le sac
de Zéphyr?
— Ce que M. Lazare avait présumé, — des cailloux, répondit Ade-
line avec une grande assurance. Et elle ajouta, comme pour con-
vaincre l'artiste : Ce n'est pas étonnant; l'autre join\ en allant chan-
ger les draps au lit de Zéphyr, la Madelon a trouvé un tas de ces
petites pierres sous son ti-aversin.
ADELINE PBOTAT.
1167'
Le fait était vrai, et Adeline le citait parce que la Madelon aurait
pu le confirmer. Seulement il y avait plus de six mois que cet autre
jour était passé.
Lazare n'avait pu s'empêcher de remarquer la présence d'esprit
d' Adeline, et pour la première fois il s'étonna du sang-froid, de l'in-
telligence dont avait fait preuve cette jeune fille, dans laquelle il
n'avait vu jusqu'ici qu'un enfant.
— Bonsoir, monsieur Lazare, lui dit-elle en se retirant; bonsoir,
papa.
— Bonsoir, mignonne, répondit Lazare en la suivant des yeux.
— Dors bien, petite, ajouta le sabotier en lui adressant un geste
caressant.
— Soyez tranquille, dit Lazare quand Adeline eut fermé la porte
derrière elle. . . elle dormira bien maintenant.
La réticence de ce dernier mot passa inaperçue à l'oreille du sa-
botier.
II. — LA DIPLOMATIE DE LAZARE.
— Ah çà! demanda tout à coup Protat à son pensionnaire en s' ac-
coudant devant lui et en le regardant avec curiosité, pourquoi diable
m'avez-vous empêché d'interroger mon apprenti?
— N'a-t-il pas été décidé, dit le peintre, que vous me l'abandon-
neriez entièrement pendant tout le temps que je dois rester ici?
— C'est vrai, et je ne vais pas contre, répliqua le bonhomme,
mais ça n'empêche pas que j'aurais bien voulu savoir comment cette
idée de se noyer lui est venue. Ça m'inquiète pour de bon... savez-
vous, monsieur Lazare! Et vous, ajouta-t-il, est-ce que vous n'êtes pas
curieux de savoir ça?
— Aussi curieux que vous, répondit l'artiste; mais je suis patient.
— Vous ne l'avez donc pas questionné tout à l'heure en montant
là-haut avec lui?
— Je ne lui ai pas dit un mot qui rappelât les événemens de la
journée. Je suis monté avec lui pour l'enfermer.
— Ah! c'est vrai, et vous m'avez même promis de me dire pour-
quoi vous preniez cette précaution.
— J'ai mis Zéphyr sous clé pour qu'il ne puisse communiquer
avec personne et raconter ce qui s'est passé à tout le village.
— Mais tout le village le sait! s'écria le sabotier, qui trouvait la
précaution inutile.
— On sait que Zéphyr a manqué se noyer, dit Lazare; mais on
ignore que c'était volontairement. — Dame! continua le peintre, j'é-
tais le seul parmi vous qui eût conservé du sang-froid; je m'en suis
1168 REVUE DES DEUX MONDES.
servi. J'ai pensé qu'il n'était pas nécessaire que la vraie vérité fût
connue, parce que chacun dans le pays se serait livré aux supposi-
tions, et qu'il aurait pu en résulter du désagrément pour vous.
— Vous avez pensé ça, monsieur Lazare? fit le sabotier, dont le
front se rembrunit tout à coup.
— Sans doute, reprit l'artiste. Ces sortes d'événemens excitent tou-
jours des commentaires, et dans le nombre il peut s'en trouver de
fâcheux.
— Fâcheux ! répéta le sabotier, qui écoutait attentivement les pa-
roles de Lazare et semblait intérieurement les assimiler à sa propre
pensée; fâcheux, dites-vous?
— Vous devez bien me comprendre. Supposez que nous n'eus-
sions pas été là pour sauver votre apprenti, et qu'on l'eût un matin
tiré de l'eau une pierre aux pieds! Croyez-vous qu'on n'aurait pas
jasé dru dans ce pays? Il y a des mauvaises langues partout, et ici
plus qu'ailleurs, si je m'en rapporte à ce que vous m'avez raconté de
vos histoires d'autrefois.
— Eh bien!... fit vivement le sabotier, qu'est-ce qu'on aurait pu
dire au cas où Zéphyr serait mort?... On ne m'aurait peut-être pas
accusé de l'avoir jeté à l'eau !
— Non, du moins je le crois; mais...
— Mais quoi?... s'écria Protat en frappant du poing sur la table.
— Eh parbleu! répliqua Lazare en imitant le bonhomme, un mé-
chant drôle qui vous en aurait voulu aurait pu dire : Ce n'est pas
étonnant que l'apprenti se soit noyé, quand ce ne serait que pour se
sauver de son méchant maître !
— On aurait dit ça!... Mais, monsieur Lazare, savez-vous que j'au-
rais étranglé le premier qui se serait permis...
— C'est possible, continua tranquillement l'artiste, mais vous
auriez couru le risque de vous faire étrangler vous-même par ceux
qui auraient entendu ce propos. Eh bien! père Protat, ce qu'on aurait
dit si Zéphyr était malheureusement mort, on le dirait de même
Zéphyr vivant, si nous ne prenions pas toutes les précautions qui
pussent faire croire que l'événement de tantôt était le résultat d'un
accident, et non pas un suicide bel et bien prémédité. Voilà pour-
quoi j'ai déjà commencé à détourner les soupçons, voilà pourquoi il
faut que, dans la maison, tout le monde, c'est-à-dire vous, la Ma-
delon et votre fille, achève ce que je crois avoir heureusement com-
mencé. J'ai fait la leçon à Madelon; d'après mon conseil, elle doit
être en train de la faire à Adeline, et moi je prends actuellement la
permission de vous la faire, parce qu'étant comme je suis étranger
à l'événement, je puis juger les choses avec sagacité et prévoir de
plus loin que vous les conséquences qu'elles pourraient avoir. Si je
ADELINE PROTAT. 1169
VOUS ai fait signe de vous taire tantôt, quand vous disiez à votre
apprenti que c'était moi qui l'avais secouru, c'est qu'il était néces-
saire de lui laisser cette croyance que c'était à vous qu'il était rede-
vable de ce secours. Vous avez pu voir de quelle façon il vous a mon-
tré sa reconnaissance, et vous n'avez pas oublié les promesses qu'il
vous a faites sur sa conduite future. Il ne les oubliera pas, j'en suis
certain, pas plus que vous n'oublierez vous-même celles que vous
faisiez tantôt.
— A qui ai-je promis quelque chose, et qu'est-ce que j'ai pro-
mis? demanda le sabotier, un peu étonné ou du moins feignant de
l'être.
— Cette promesse, reprit Lazare sans s'émouvoir, c'est à vous-
même que vous la faisiez, quand vous avez pensé que vous n'étiez
peut-être pas étranger à la tentative de Zéphyr, et que vous vous
êtes senti oppressé comme par une espèce de remords qui s'est
éloigné de vous à mesure que le gamin revenait à la vie. Si j'ai de-
viné ce qui se passait dans votre pensée, père Protat, c'est que vous
avez plus de franchise que vous ne le supposez, et que si vous taisez
quelquefois vos impressions, sans que vous ayez besoin de parler,
qui veut les connaître peut les lire couramment dans votre physio-
nomie'. C'est précisément à cette lecture que je me livrais tantôt quand
vous teniez Zéphyr entre vos bras, et c'est alors que j'ai pu com-
prendre que vous vous promettiez à l'avenir d'être plus patient,
plus doux que par le passé avec ce pauvre garçon, dont le chagrin
devait être bien lourd, puisqu'il ne se sentait pas la force de le porter
plus longtemps. Etait-ce bien cela? demanda Lazare en terminant.
Protat ne répondit pas à haute voix, mais il inclina deux ou trois
fois la tête en signe d'assentiment. Après un court silence, relevant
les yeux qu'il avait tenus baissés, il dit au peintre : — Alors, mon-
sieur Lazare, c'est aussi votre avis que Zéphyr...
— Quoi? demanda celui-ci.
— Eh bien donc! dit le sabotier en faisant le geste d'un plongeon,
que c'est à cause... enfin parce qu'il se trouvait mal à la maison?....
— Eh parbleu! en doutez-vous maintenant?... Quel autre motif lui
supposeriez-vous donc?
— C'est vrai... Aussi je le ménagerai, bien vrai.
— Ce qui vous sera d'autant plus facile, reprit Lazare, rappelant
avec insistance les conventions de la matinée, que, pendant deux ou
trois mois qu'il va m' appartenir, je le maintiendrai dans les bonnes
dispositions qu'il paraît avoir de son côté, et que je vous le rendrai
parfaitement assoupli.
— Mais, demanda tout à coup le sabotier en abordant une autre
idée, ne trouvez-vous pas un peu drôle que ce soit justement le jour
TOME I. 75
1170 REVUE DES DEUX MONDES.
de votre arrivée, et après vous avoir quitté, qu'il ait été se mettre
des pierres aux jambes et la tête à l'eau?
— Diable! pensa Lazare, pourquoi le bonhomme va-t-il s'aviser
de me rattacher à l'événement? Me serais-je inutilement donné tant
de mal pour le maintenir dans l'erreur qu'il s'était créée lui-même?
— Et puis, continua le père Protat, comment ça se fait-il que ce
soit aussi précisément le jour où nous avons reçu la nouvelle de votre
retour que Zéphyr est encore devenu plus maussade que de coutume ?
Il se trouvait là justement quand Adeline a lu votre lettre, et comme
la petiote dansait de joie, il est devenu tout pâle, et sa mauvaise hu-
meur n'a fait qu'empirer depuis ce moment-là.
— Ah çà! père Protat, fit Lazare en riant forcément, quelle ma-
nœuvre faites-vous là? Sans que personne vous en ait soufflé l'idée,
vous avez imaginé que vous êtes peut-être bien pour quelque chose
dans l'aventure de Zéphyr; vous en êtes même tombé d'accord avec
moi, et voilà que vous essayez maintenant de vous décharger de cette
responsabilité en la rejetant sur le compte de ma présence parmi
vous! Voyons, est-ce raisonnable? je vous le demande. Quand je suis
ici, j'emmène Zéphyr courir avec moi toute la journée; or, si pares-
seux qu'il puisse être, il doit encore j^référer ma société à la vôtre,
puisque, à part la peine qu'il a de porter mes outils, une fois que j'ai
piqué mon parasol dans un coin. Zéphyr peut s'endormir à l'ombre,
rêver à son aise ou ramasser des cailloux qu'on trouve sous son lit.
Encore une fois, pourquoi serait-il fâché de mon retour, lorsque j'ai
pour habitude de l'emmener régulièrement tous les jours à trois ou
quatre lieues de votre établi de sabotier et de votre bâton, ce qui fait
pour sa paresse comme sept dimanches par semaine? Mais au lieu
d'être fâché de mon arrivée, il aurait dû danser de joie.
' — Eh bien! oui; mais voilà précisément ce qui m aguiche : c'est
qu'il n'a pas dansé, au contraire; c'est Adeline qui dansait de joie,
et plus elle était joyeuse, plus elle s'occupait de vous et de tout
mettre en ordre là-haut, plus il était sombre.
— Aïe ! aïe ! pensa Lazare; voilà ses soupçons qui sonnent la, piste,
tout à l'heure ils vont sonner la vue.
— C'est-à-dire, reprit le bonhomme, qu'à le voir faire la grimace
chaque jour qu'on parlait de vous, et Adeline en parlait du matin au
soir, on aurait dit que Zéphyr était jaloux...
— A votre santé ! père Protat, s'écria Lazare, et il poussa bruyam-
ment son verre contre celui du sabotier, espérant que le bruit causé
par le choc, uni à l'éclat de la voix, étoufferait la dernière parole du
bonhomme, et empêcherait peut-être que ce mot, échappé machi-
nalement, n'arrêtât sa pensée et n'y répandît une lumière soudaine;
mais le sabotier, ayant vidé son verre, le posa sur la table et reprit
ADELINE PROTAT. 1171
comme s'il n'avait pas été interrompu : — -Oh ! mon Dieu, oui; on
aurait pu penser ça, que Zéphyr était jaloux de vous. . .
Ce qui rassura heureusement Lazare, c'est que le bonhomme disait
cela tout simplement, et que dans son attitude, dans sa voix, dans
son regard, il n'y avait aucune intention, aucune arrière-pensée.
Il comprit cependant qu'en faisant une plus longue opposition à
l'idée nouvelle de Protat il courrait le risque d'augmenter ses doutes
et de l'engager dans un soupçon de traverse aboutissant à la vérité.
— Au fait, dit-il à Protat, vous pouvez avoir raison. Au motif que
vous supposiez d'abord, il est possible que Zéphyr en ait ajouté un
autre, et c'est peut-être pour ça qu'il avait mis deux pierres à ses
jambes, dit Lazare en essayant de tourner la chose en plaisanterie.
— Ah! vous voyez donc bien que vous voilà de mon avis, s'écria
Protat; il y a une autre raison.
— C'est plus que probable, et c'est même, j'en suis sûr, celle-là
qui, avant toute autre, aura poussé Zéphyr à faire ce qu'il a fait.'
— Vous croyez? continua Protat, heureux de cet aveu, qui lui cau-
sait un soulagement. Eh bien! mais quel rapport voyez-vous entre ce
motif-là et la tristesse que votre arrivée a causée à Zéphyr?
— Il y revient, se dit Lazare, et tout haut il reprit : — Pas grand
rapport à première vue; mais, quand on cherche, il faut chercher
partout.
— Ça, c'est vrai, dit le sabotier avec un geste approbateur. Eh
bien?"
— Eh bien! en cherchant, voici ce que je trouve. Écoutez-moi.
— J'y suis, fit Protat, la tête appuyée sur les mains et les coudes
sur la table.
— Vous savez que c'est dans quinze jours la fête de Montigny. Or,
parmi les divertissemens autorisés par M. le maire, vous savez aussi
qu'il y a un certain tir à l'oie qui, outre la bête devenue le prix du
vainqueur, rapporte encore une grande considération à celui-ci dans
tout le village.
— Parfaitement. Zéphyr, qui pendant toute l'année était si mala-
droit de sa main, était même très malin à ce jeu-là. Pendant trois
années de suite, c'est lui qui a gagné l'oie, et le violon venait lui
jouer une aubade.
— Ce qui lui donnait par-dessus le marché le droit de choisir sa
danseuse.
• — Et, fit le père Protat en riant, le gaillard n'était pas bête : il
allait tout droit aux plus beaux brins de fille et aux plus belles toi-
lettes, aux joues les plus roses, aux rubans les plus rouges; mais il
faut être juste, quand ma fille est revenue à Montigny, Zéphyr a été
poli, il lui a fait cadeau de l'oie, et il l'a invitée, comme c'était son
117:2 REVUE DES DEUX MONDES.
droit. Cependant elle était un peu pâle encore, et elle n'avait pas de
rubans rouges.
— Pardi ! fit Lazare en appuyant sur cette insinuation, Adeline
était toujours la plus belle et la mieux mise : si elle n'avait pas de
rubans, elle avait des bijoux, un bracelet.
— En or, dit Protat avec orgueil, en vrai or.
— Et des boucles d'oreilles, continua l'artiste.
— En diamans, dit Protat, en vrais diamans, et elle en a comme ça
la valeur de trois arpens, prés ou vignes, dans une petite boîte rouge.
— Ce qui explique pourquoi Zéphyr tenait tant à la faire danser.
Avec son bracelet. Zéphyr croyait que votre fille le faisait reluire. 11
est plein d'amour-propre, ce petit bonhomme!
— Revenons à nos moutons, dit le sabotier à Lazare. Quel rapport
ces histoires-là peuvent-elles avoir avec ce qui nous intéresse?
— Attendez donc! fit le peintre; tout se tient dans la vie, comme
vous venez de vous le rappeler tout à l'heure. Pendant plusieurs
années, c'est Zéphyr qui a remporté le prix de l'oie à la fête du pays,
et chaque fois votre apprenti a joui des honneurs attachés à cette vic-
toire. Eh bien! rappelez-vous maintenant que l'an dernier c'est un
certain Lazare de votre connaissance et de la mienne qui a eu l'avan-
tage de l'apporter triomphalement à votre tourne-broche, et que
nous avons eu le plaisir de la déguster ensemble, au grand dépit et
déplaisir de votre apprenti, qui, par orgueil, n'a point même voulu
accepter une part de la conquête que je lui offrais en rival généreux.
— C'est parbleu vrai, fit le père Protat en joignant les mains.
— Et voilà comment vous aviez raison tout à l'heure, quand vous
disiez que Zéphyr était jaloux de moi. Zéphyr, battu par moi dans
le champ-clos de l'oie l'an dernier, par moi dépossédé des avantages
sus-mentionnés, n'a pas subi cet échec sans rancune. 11 espérait
peut-être rétablir cette année sa réputation d'adresse sur le carreau
à la pointe du coupe-chou municipal ; mais il apprend mon retour :
il se désole, c'est tout naturel. Et notez bien encore qu'en arrivant à
Bourron, où vous l'aviez envoyé me joindre, j'ai commencé, — fatale
imprudence! — par lui rappeler l'aventure de l'an dernier, en le
prévenant que je comptais bien encore concourir cette fois-ci!
— Vous croyez que ce serait à cause de ça?...
— Écoutez donc! vous m'avez dit : Cherchons ensemble quelle rai-
son Zéphyr avait pour être fâché de mon retour. Je vous donne celle-
là, non point qu'elle soit suffisante et me paraisse peser autant que
la pierre qu'il avait aux jambes; mais c'est la seule que je trouve, et
c'est la seule probable. Que cela vous surprenne, je le comprends;
mais moi je m'en étonne moins que vous. L'amour-propre a fait
faire à des gens plus graves que Zéphyr des folies du genre de la
ADELINE PROTAT. 1173
sienne, et pour des causes plus futiles en apparence. Une fois par
an, lui chétif , mal venu, mal mené par vous et par tout le monde,
une fois par an il était triomphant, flatté, recherché. Cette journée-
là, c'était la seule dans l'année où il respirât avec bonheur. Ce mo-
ment d'orgueil balançait toutes les humiliations des autres jours.
Arrive un étranger, un flâneur, qui, sans raison , pour se distraire,
enlève à ce pauvre diable cette heure unique de contentement qu'il
découpait en autant de parts qu'il y a de jours dans l'année. Eh bien!
il a souflert, et souffert cruellement. Le pauvre qui n'a qu'un sou et
à qui on vole son sou souffre autant et perd autant que le million-
naire à qui on vole un million. Cette malheureuse oie, si maigre et si
dure, que j'ai passée, je n'ose pas dire au fil de mon sabre, car c'était
une scie, — cette oie était le trésor de Zéphyr, c'était le capital an-
nuel de sa pauvre joie, et le souvenir lui en payait la rente. Pendant
toute l'année, elle charmait ses rêveries, il ne pouvait pas rencon-
trer une volaille sans se dire en lui-même : Yoilà ma conquête future
qui s'engraisse. 11 comptait peut-être sur mon absence cette année;
mais me voici de retour. C'est dans quinze jours la fête de Montigny :
Zéphyr a perdu la tête. Et avec l'autre raison que vous avez pri-
mitivement... supposée,... supposition que j'ai partagée avec vous,
celle que je vous révèle fait bien la paire, et nous avons compte.
— Bien possible, bien possible ! fit le sabotier en secouant la tête.
■ — Ce n'est pas bien possible, c'est bien sûr qu'il faut dire, insista
Lazare.
— Oui, oui, c'est comme ça que j'entends, reprit le bonhomme
avec un air et un accent également convaincus.
— Ah! pensa Lazare en lui-même, j'ai eu assez de mal à le con-
vaincre. — Et voyant que Protat s'efforçait de dissimuler un bâille-
ment, il ajouta : En voilà encore un qui va dormir tranquille.
Cette conversation s'était prolongée assez tard; la demie de dix
heures venait de sonner à l'église de Montigny. Le bonhomme Protat,
qui avait laissé passer l'heure habituelle de son coucher, semblait
avoir grand besoin de dormir. Quanta Lazare, s'il ne souhaitait point
le repos, il désirait au moins la solitude. Le sabotier s' étant levé, l'ar-
tiste l'imita, prit au clou la clé de sa chambre, et alluma son bou-
geoir, où, par une précaution d'Adeline, la bougie avait remplacé la
chandelle, pour laquelle la répugnance de l'artiste était connue.
Avant de se séparer, et comme s'il eût voulu se débarrasser d'une
dernière inquiétude en recevant de la bouche de Lazare une dernière
confirmation de sécurité, Protat dit à l'artiste : — Comme ça, mon-
sieur Lazare, vous pensez bien que l'événement n'aura pas de suite,
et que tout est fini là?
— Les précautions sont prises, et je vous les ai fait connaître, ré-
1174 REVUE DES DEUX MONDES.
pondit le peintre. Madelon a le mot d'ordre, et Adeline l'a reçu
d'elle. Yous êtes sûr de moi comme de vous : l'affaire de Zéphyr
restera donc un secret entre nous; ce n'est pas lui qui parlera. En
eût-il l'idée d'ailleurs, il ne le pourrait pas, puisque je l'ai enfermé.
. —Bon pour ce soir... mais demain? fit Protat.
— J'ai pensé à cela. Aussi demain, et sous le prétexte d'éviter la
chaleur du soleil, dès la petite pointe du jour, j'emmène Zéphyr avec
moi à la Mare aux Fées, où je compte faire une étude. Les gens de
Montigny ne rôdent guère de ce côté-là, et si Zéphyr était disposé à
se laisser tirer les vers du nez par les curieux à propos de son bain,
j'aurai toute la journée pour le détourner de cette idée-là et le dis-
poser au contraire, si on l'interroge, à parler comme nous allons
faire tous, afin que les soupçons rentrent dans leur trou; mais je crois
que c'est là un luxe de précautions, et que le petit bonhomme ne songe
pas à nous démentir. 11 pense vous devoir la vie une seconde fois,
il vous l'a dit lui-même, et le petit discours qu'il vous a adressé tantôt
indique qu'il est, d'intention au moins, prêt à racheter par sa conduite
future tout ce que vous étiez en droit de trouver répréhensible dans
ses anciennes façons d'agir, ou plutôt de ne pas agir. De votre côté,
vous êtes, je crois, disposé à lui tenir compte de tout ce qu'il fera?
— Ah! tout prêt, dit le sabotier. Je n'ai pas besoin de vous le ca-
cher, puisque vous vous en êtes aperçu ; mais tantôt, quand je l'ai
tenu tout mouillé et tout froid... ça m'a donné un coup... sacrebleu!
Je n'avais rien éprouvé de pareil depuis le temps où les gens d'ici
m'appelaient mauvais père. Il me semblait déjà les entendre m' ap-
peler mauvais maîlre et bourreau d'enfans, et puis d'ailleurs ce gar-
çon est un peu mon enfant au fait, puisque je l'ai adopté. Aussi,
voyez-vous, je n'ai pas attendu qu'il m'ait promis de se bonifier pour
me promettre à moi-même de devenir meilleur.
— J'ai vu cela, fit Lazare, quand vous le teniez dans vos bras et
que vous avez appelé Adeline auprès de lui. . . Savez-vous de quoi
vous aviez l'air? continua l'artiste en étudiant fixement le visage du
sabotier.
— De quoi avais-je l'air? lui demanda celui-ci.
— Vous aviez l'air de lui donner votre fille en mariage.
L'artiste avait lancé cette parole comme on jette une pierre dans
un abîme pour en sonder la profondeur. Le sabotier ne se doutait
pas qu'en mettant sous forme de comparaison, et brusquement, cette
idée en contact avec lui, c'était tout simplement une interrogation
anonyme que lui adressait l'artiste, qui, sa phrase achevée, redoubla
d'attention pour lire dans les traits du bonhomme les impressions
qu'elle allait éveiller dans son esprit. Protat tomba dans le piège avec
toute la naïveté désirable.
ADELINE PROTAT. 1175
— Ah! ah! ah! fit-il en ouvrant la bouche pour un immense éclat
de rire; ah! ah! ah! quelle idée vous avez là! Oh! que c'est donc drôle!
Ah! ajouta le sabotier en se tenant les côtes, ça fait mal de rire
comme ça! mais c'est plus fort que moi, voyez- vous? Zéphyr, Ade-
line... Où diable allez-vous donc chercher vos comparaisons, vous
autres artistes?
— Bon, pensa Lazare, voilà pour l'étonnement : je m'y attendais
bien. — Et il répondit : — Nous prenons nos comparaisons dans
notre métier. Il y a au Louvre un tableau intitulé : les Accordailles ,
où un honnête paysan comme vous donne sa fdle en mariage à un
brave garçon de l'endroit; le groupe que vous formiez tantôt avec
la petiote et Zéphyr m'a rappelé ce tableau, et de là est venue natu-
rellement ma comparaison.
— Est-ce que le père me ressemble? demanda Protat.
— C'est une bonne tête de brave homme comme la vôtre. 11 a
l'air de dire en regardant son gendre : J'en aimerais mieux un
autre; mais puisque ma fdle préfère celui-là, ma foi, ça la regarde :
c'est elle qui épouse après tout, et pas moi.
— Il pense bien, ce père-là, reprit Protat; s'il y a une inclination
entre les deux jeunes gens, faut jamais se mettre en travers. C'est
mauvais, ça.
— Ainsi, dit Lazare avec un mouvement de vivacité aussitôt ré-
primé, vous ne contrarieriez pas le choix de votre fille, quel qu'il
fût?
— Quel qu'il soit... fit le bonhomme en hésitant, c'est encore à
savoir. Avec la brillante éducation qu'elle a reçue, vous pensez bien
que ma fille ne pourra jamais penser qu'à épouser un homme très
distingué.
— Enfin, poursuivit l'artiste, si Adeline vous disait un beau matin :
Tu ne sais pas? il m' arrive une drôle de chose. . . j'ai une inclination. . .
pour... Zéphyr?
— Oh! oh! oh! quelle farce, dit le sabotier, qui recommença à
rire; — puis, redevenant insensiblement sérieux, il répondit : — • Je
dirais à ma fille : Va-t-en faire un tour dans ta chambre, et, pendant
qu'elle irait, je prendrais Zéphyr par les oreilles et je lui... — Protat
acheva sa pensée par un geste énergique.
— C'est bon, pensa Lazare; je sais ce que je voulais savoir.
— Ah çà! mais, demanda le sabotier, de quoi parlons-nous là, au
fait?
— Pardi ! fit Lazare, nous parlons peinture à propos d'un tableau,
qui est au Louvre. — Et l'artiste se mit à rire lui-même d'une façon
si bruyante, que le sabotier étonné lui en demanda la raison.
— Eh! vous ne voyez donc pas que je m'amuse, et que cette idée.
1176 REVUE DES DEUX MONDES.
du mariage de votre fille avec... ce gamin... me fait étouffer de rire
moi-même...
— Adeline et Zéphyr! fit Protat en se mettant à l'unisson de la
gaieté du jeune homme.
— Votre fille, qui a l'air d'une dame...
— D'une grande dame... ajouta le sabotier.
— Une demoiselle qui a au moins... mille écus de dot...
— Qu'est-ce que vous dites donc là, mille écus? dit le sabotier
comme humilié par cette évaluation ; mais rien que de ses propres
elle a dix mille francs, qui sont en train de lui faire des petits à Fon-
tainebleau, à Nemours, à Montereau... et jusqu'à Paris... Ajoutez ce
que je lui donne. . . et comptez. . .
— C'est vrai... fit Lazare; Adeline aura une quinzaine de mille
francs en mariage.
— Ptch! exclama Protat. Tenez, mon cher... voilà la dot de ma
fille.— -Et le sabotier, avec un indéfinissable orgueil, ouvrit six fois
de suite, en la refermant chaque fois, sa large main, dont il écartait
les cinq doigts en éventail.
— Diable! dit le peintre, faisant à la fois claquer sa langue et ses
doigts, comme s'il eût voulu flatter par ces signes d'étonnement le
sentiment d'amour-propre qui avait gonflé le sabotier énumérant
cette fortune. — Eh bien! ce que vous me dites là, père Protat, rend
ma supposition de tout à l'heure encore plus comique. Voyez-vous
votre fille, une riche héritière enfin, épousant Zéphyr! Voyez-vous
d'ici l'apprenti sabotier déclarant au contrat ses économies de pa-
resse, un sac de cailloux!... Zéphyr en marié, disant au maire : Je
ne sais pas mon nom !
Le bonhomme se tordait sur la table en écoutant ce parallèle entre
sa fille, belle, riche, heureusement douée, avec cet être malingre,
orphelin et pauvre, avec Zéphyr réunissant dans sa chétive per-
sonne les deux plus grandes plaies sociales : sans nom et sans le sou.
Ce n'était point un méchant homme que le père Protat; mais de ce
tableau évoqué devant ses yeux il ne vpyait qu'un côté, et ce n'était
pas le côté pitoyable, c'était l'aspect grotesque.
— 0 vanité! pensait l'artiste en observant le sabotier; mauvaise
graine qui germe en tout terrain, aussi bien dans les meilleures que
dans les pires natures! Mettez un écu dans la poche d'un gueux, et
il crachera sur son ombre. — Et, après cette réflexion philosophique,
Lazare frappa sur le ventre du sabotier, qui fit un brusque sou-
bresaut.
— Oh! fit Protat, je n'en peux plus!...
— C'est bon de rire comme ça, dit l'artiste; ça purge des idées
noires. — Puis, comme onze heures sonnaient au même instant, ils
ADELINE PROTAT. 1177
se séparèrent en échangeant une poignée de main, Protat pour aller
dormir, Lazare pour aller rêver.
— Et maintenant, dit Lazare en se jetant tout habillé sur son lit,
récapitulons. — Et il repassa brièvement dans sa mémoire tous les
faits qui avaient précédé et suivi l'événement dont son retour à Mon-
tigny avait hâté la péripétie. — Si étrange que cela paraisse, pensait
Lazare, il n'y a pas à douter, les faits sont là. Cette enfant m'aime.
Une enfant! eh! parbleu, non, elle ne l'est plus, quoique j'aie bien
de la peine à me la figurer autrement; c'est bien une fdle, et une
jolie fille. Adeline a dix-huit ans; elle n'est donc ni en avance, ni en
retard pour aimer; elle est à l'heure. Mais pourquoi cette ingénue
a-t-elle songé à moi? Ah! pourquoi? Ce n'est pas difficile à com-
prendre, et le bonhomme Protat me l'a expliqué lui-même tout à
l'heure en me disant qu'une fille si bien élevée n'aimerait jamais
qu'un homme distingué. Eh bien ! il me semble que je rentre com-
plètement dans les conditions du programme, et tous les hemix qui
composent la fleur des pois de Montigny ne me vont pas seulement
à la cheville comme distinction. Peut-être que cette demoiselle de
village eût songé en mon absence à quelqu'un d'entre ces messieurs;
mais je suis venu : veni, vidi, vici. C'est la première fois qu'il m' ar-
rive de réaliser complètement la devise césarienne; il est vrai que je
n'y tâchais guère, et que nous sommes à Montigny. Enfin je ne me
dédis pas. Elle est jolie, cette enfant-là, et ça me fait tout de même
quelque chose de savoir qu'elle m'embrasse en effigie depuis un an.
Avec cela qu'elle est rusée à ajouter des ruses au dictionnaire du
genre : une vraie Rosine rustique dont je suis le Lindor. Quelle idylle
à promener sous les étoiles, dans ces chemins creusés comme tout
exprès pour les faux pas, au milieu de cette nature favorable aux
Oarystis! Quel charme de faire bégayer à cette innocente l'alphabet
amoureux depuis a jusqu'à y! Seulement, mon ami Lazare, inter-
rompit brusquement l'artiste en s' apercevant qu'il ne laissait pas
d'éprouver une certaine douceur à descendre la pente de cette rêverie,
vous êtes un drôle. Avoir seulement cette idée-là pour le plaisir de
l'avoir, c'est déjà coupable. Songez que cette petite Adeline est comme
votre sœur, que vous l'avez fait danser cent fois sur vos genoux, et
que vous aviez même ce matin, en partant de Paris, l'intention de
lui apporter une poupée et des dragées, ce que vous avez, 'heureu-
sement pour son amour-propre de grande demoiselle, complètement
oublié de faire , comme vous oubliez toujours, parce que vous êtes
un étourdi, tellement étourdi, mon bon ami, qu'il ne vous est pas
venu à l'idée. un instant que le petit cœur de cette enfant-là sautait
plus fort que ses jambes quand vous la faisiez danser à la corde. Or
donc je vous conjure et au besoin vous ordonne de guérir au plus
tôt le mal que vous avez apporté céans, en y développant toutes
1178 . REVUE DES DEUX MONDES.
les grâces de votre personne et les agréraens de votre esprit. Eh!
au fait, s'écria Lazare en faisant un saut qui fit bondir sa pantoufle
au plafond, je suis encore bien bon de me donner tant de mal que
ça. Cette petite ne m'aime pas sérieusement, et il n'y a aucunement
péril en la demeure. Ce qu'elle éprouve pour moi, c'est l'habituelle
amourette des petites filles, c'est la première fermentation de l'ima-
gination éveillée par des lectures de romans. Je suis sûr que sa cer-
velle est une bibliothèque de fadaises sentimentales. Romans et
rubans, c'est avec ça qu'on amuse les fillettes dans le beau monde
où son père est si fier de l'avoir fait élever. Le premier joli garçon
qui se présente est habillé en Galaor par l'innocent caprice d'une
innocente. C'est là mon histoire avec Adeline. J'ai été trop prompt à
m' alarmer, et, sans doute parce que nia vanité y trouvait son compte,
je me suis trop dépêché de crier au feu — pour une étincelle. Eh bien !
non, reprit Lazare après avoir secoué la tête en manière de doute,
non, je ne me trompe pas, et il n'y a point de quoi rire dans tout
cela. C'est mieux qu'une fantaisie passagère, ou plutôt c'est pis :
Adeline m'aime pour de bon; c'est bien l'allure de la passion qui va
droit devant elle, et sans savoir où elle va; tous mes souvenirs du
passé, toutes mes observations d'aujourd'hui l'attestent. A cause de
moi, cette enfant va soufirir beaucoup. Il faut au moins qu'elle ne
souffre pas longtemps; il faut que, le jour où la porte de cette maison
se refermera derrière moi, Adeline ne pleure pas mon départ et n'es-
père plus mon retour. Comment opérer cette conversion? Les moyens
sont à trouver, et c'est en cherchant qu'on trouve.
Quant à Zéphyr, continua Lazare, j'avoue que celui-là m'étonne
et m'intrigue encore davantage, non point que ce soit précisément la
précocité de sa passion qui me surprenne, — on en a vu des exem-
ples, — mais il est rare qu'à cet âge la passion procède avec ces vio-
lences. Zéphyr amoureux d' Adeline et jaloux de moi! à quinze ans!
cela peut faire rire d'abord ; mais Zéphyr allant se jeter à l'eau,
cela fait songer, et j'y songe. Qui diable aurait deviné cela sous cette
lourde enveloppe? — Étrange, tout à fait étrange! murmurait Lazare.
Heureusement, poursuivit- il, que le père Protat est déjà mieux dis-
posé pour lui, et qu'il me l'abandonne : je pourrai étudier ce mysté-
rieux gamin qui a les passions d'un homme, car, pour choisir un
remède 'et l'appliquer utilement, il ne suffit pas de connaître le mal,
il faut en découvrir l'origine. Oui, mais Zéphyr voudra-t-il me don-
ner sa confiance? J'en ai besoin, et tout entière. Son bain de tantôt
paraissait avoir un peu refroidi sa jalousie, il était moins farouche
avec moi ce soir; mais demain sera-t-il dans les mêmes dispositions?
Youdra-t-il croire à mon intérêt? Il est rusé sous son air bête. Bon,
fit Lazare, j'ai un moyen de lui prouver que je suis son ami.
Et l'artiste, ayant sauté à bas de son lit, s'approcha de la table qui
ADEIINE PROTAT. 1179
était dans l'atelier, tira d'un buvard une feuille de papier à lettre
sur laquelle il écrivit quelques lignes, fit sécher l'écriture à la flamme
de la bougie, cacheta la lettre en hésitant un moment à choisir le
pain à cacheter; puis, du. ton d'un homme qui en appelle à un sou-
venir, il murmura tout bas : — 11 était bleu. — Et la lettre fut fermée
d'un cachet bleu. Ce travail achevé, Lazare s'en fut décrocher la
glace qui était sur la cheminée, l'appuya sur la table où il vint s'as-
seoir, disposa la lumière d'une certaine façon, et commença, d'après
lui-même, un dessin sur un feuillet d'album déjà plein de croquis.
Ce travail lui prit une demi-heure.
Le dessin terminé, Lazare le mit auprès de sa lettre, et, débou-
clant son sac de voyage, il parut y chercher quelque chose qu'il ne
put trouver sur-le-champ, sans doute à cause du désordre qui avait
présidé à la confection de sa valise. Drôle de fille! murmurait le
peintre en fourrageant dans son sac avec impatience; me voler mon-
lorgnon, et encore il était cassé ! Après ça, l'amour fait relique de
tout. Diable de paquet, où l'ai-je fourré? Ah! voilà! — Et il ouvrait
une petite boîte dans laquelle étaient renfermés une demi-douzaine
de lorgnons dits monocles pareils à celui qu'il portait au cou. — Dh-e,
continua Lazare, qu'il y a des êtres qui portent ça comme un orne-
ment! c'est bien gai d'être myope! Si on laisse tomber son lorgnon
par terre, il faut en acheter un second pour retrouver le premier.—
Et tout en parlant il cassait la queue d'un des monocles pris dans sa
boîte. — Et maintenant, dit-il en ajoutant le lorgnon à la lettre et au
portrait, avec ces trois choses-là, j'aurai le secret de Zéphyr... Oui...
mais il est malin, et serait capable de ne pas les reconnaître : j'ai eu
l'imprudence de me faire plus joli dans cette seconde édition de mon
image que je ne l'étais clans la première; la seconde lettre est toute
fraîche, l'autre était coupée par les plis. Zéphyr ne croira pas...
Attends un peu. Zéphyr. — Et Lazare, ayant décacheté la lettre,
la frippa légèrement, la frotta sur le carreau, dont la poussière vint
adhérer au papier, et finit par la tremper dans une cuvette d'eau.
Le portrait fut soumis à la même opération.
— A présent, dit Lazare en se mirant, comme on dit, dans son
ouvrage, lettre et portrait sont méconnaissables, raison de plus pour
que Zéphyr les reconnaisse. Résumons la situation et le plan de con-
duite à tenir. Me rendre indifférent à Adeline, elle ignore que je suis
instruit de ce qui se passe dans son cœur et n'attribuera pas mes fa-
çons d'agir à une ruse; rendre Adeline indifférente à Zéphyr, et, tout
en travaillant à rendre la paix à ces deux cœurs troublés, empêcher
que Protat n'évente le secret de sa fille et celui de son apprenti; de
plus, empêcher que les curieux de ce pays-ci soupçonnent un seul
instant tout ce que le sabotier était en chemin de soupçonner tout h
1180 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure, si je ne l'avais pas arrêté à temps. Tout orphelin et tout pau-
vre qu'il est, si Zéphyr, au lieu d'être plus jeune qu'Adeline, était
au contraire plus vieux, il y aurait bien à manœuvrer autrement, si-
non pour le présent, au moins pour l'avenir. Adeline, ne songeant
plus à moi, aurait pu se retourner du côté de Zéphyr, — du bon côté;
— Protat eût fait de l'opposition, mais il aurait bien fallu qu'il
voulût ce qu'aurait souhaité sa fdle. Malheureusement il ne faut pas
songer à cela. Eh bien mais ! me voilà de la besogne taillée, sur la-
quelle je ne comptais pas. Je croyais être venu ici pour faire du pay-
sage, et c'est au contraire pour faire de la diplomatie. Si j'avais
prévu cela, j'aurais apporté une douzaine de toiles en moins et une
douzaine de cravates blanches en plus.
Minuit sonna à l'église de Montigny.
— Allons, dit Lazare en se déshabillant tout à fait, c'est moi qui
dois réveiller le soleil demain matin. 11 est temps de dormir.
III. — LA MARE AUX FÉES.
Le lendemain matin à la pointe du jour, Lazare sortait discrète-
ment de sa chambre-atelier, n'emportant avec lui qu'un grand car-
ton à dessin, son parasol et sa chaise de campagne. En passant de-
vant la porte de Zéphyr, l'artiste y gratta légèrement pour lui dire
de s'apprêter à le suivre.
— Monsieur Lazare, monsieur Lazare, murmura tout doucement
Zéphyr, qui était déjà levé, ne faites pas de bruit et surtout n'ouvrez
pas ma porte.
— Pourquoi ça? demanda Lazare, un peu surpris et baissant la
voix.
— C'est que mamz'elle Adeline m'a iapè hier au soir et m'a dit au
travers du mur que j'aille l'attendre au jardin ce matin. Elle veut
me parler avant tout le monde. Ah ! je sais bien à propos de quoi. —
Et la voix de l'apprenti trahissait une crainte. — Si vous ouvrez la
porte, ça va la réveiller parce que ça secoue son mur, et bien sûr elle
m'empêchera d'aller avec vous.
— Il préfère venir avec moi, c'est bon signe, pensa l'artiste. Et il
répondit doucement : Mais pour que tu puisses sortir, il faut bien
ouvrir la porte.
— Ce n'est pas la peine, dit Zéphyr. J'ai laissé ma fenêtre ouverte
exprès hier; vous me mettrez l'échelle, et je descendrai comme ça.
Allez-vous-en doucement; ôtez vos souliers pour ne pas faire crier l'es-
calier. Je vais vous attendre à la fenêtre.
La précaution conseillée par Zéphyr était bonne, car l'escalier de
bois criait et ébranlait toute la maison. Lazare retira ses chaussures,
ADELINE PROTAT. 1181
et en descendant chaque marche il prit tant de précautions, que c'é-
tait à peine s'il se sentait descendre lui-même. Une fois dans le jar-
din, il trouva l'échelle, l'appliqua au mur et fit descendre l'apprenti.
— INous allons? demanda celui-ci, qui était déjà chargé du carton
et de la chaise de Lazare.
— Nous allons à la Mare aux Fées.
. — Deux lieues, répliqua Zéphyr, et il fit la grimace.
— Bon, pensa Lazare, il n'a pas laissé sa paresse au fond de l'eau.
Et il répondit : — Si tu n'es pas content, je t'emmène à la Mare aux
Corneilles.
— Quatre lieues alors ! fit Zéphyr avec un mouvement d'effroi.
— Et si tu n'es pas encore content, ajouta Lazare, nous pousse-
rons jusqu'à Arbonne.
Zéphyr leva le nez en l'air comme s'il eût cherché à calculer les-
distances.
Lazare montra cinq doigts d'une main et trois de l'autre.
— Huit lieues, dit Zéphyr en laissant tomber le carton et la chaise.
— r Ramasse-moi ça bien vite. Comment, tu te plains déjà, drôle,
pour deux méchantes lieues?
— Oh ! d'ici à la mare, fit Zéphyr, il y a bien une borne en plus.
— - Mais tu n'as que le carton et la chaise à porter, ça ne pèse rien.
— Oui, mais il y a le bissac qui est lourd, le bissac, continua Zé-
phyr en inclinant la tête du côté de la cuisine.
Lazare ne put s'empêcher de sourire; il avait compris. L'apprenti
faisait allusion au grand sac dans lequel les artistes emportent leurs
provisions de vivres quand ils vont travailler dans un endroit éloigné
de la forêt.
— L'appétit revient, dit Lazare en lui-même, et il ajouta en re-
gardant l'apprenti : Tu as déjà faim?
— Déjà! répondit Zéphyr, voilà quasiment plus de trois jours que
je n'ai ni mangé ni bu.
— Ah ! fit Lazare, je croyais que tu avais bu hier, et un bon coup
encore.
Zéphyr feignit de n'avoir pas entendu l'allusion, et se dirigea vers
la salle à manger, qui ouvrait sur le jardin.
— Oh! fit Lazare en le suivant, le cri de la nature... Mais, dit-il
à Zéphyr, je n'ai point prévenu Madelon que j'allais en forêt ce matin;
/elle n'aura point préparé le sac.
— Je vais le préparer donc, répondit Zéphyr.
— Mais les clés pour ouvrir l'armoire? Tu sais bien que Madelon
les retire, dit Lazare.
— Oui, mais il y a un an Madelon a perdu une clé. Je ne sais pas
comment ça se fait, dit Zéphyr en baissant la tête, mais...
1182 REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu l'as trouvée? dit Lazare, qui devina.
— Oui, répliqua Zéphyr en fouillant dans sa poche, d'où il retira
une clé. — Dame, continua l'apprenti, quand on vous fait jeûner les
trois quarts du temps... — Et ayant ouvert l'armoire, il commença à
tirer un plat dans lequel restait un appétissant morceau de viande
du souper de la veille.
— Brûlé, fit-il avec dépit en tournant le gigot dans tous les sens.
— C'est ta faute; la Madelon ne pouvait pas être hier à la broche
et à te faire chauffer des serviettes pour te secourir.
— C'est vrai, dit Zéphyr en enveloppant le gigot dans un journal
et en le glissant dans le bissac; puis il se remit à l'inventaire de l'ar-
moire. Il amena l'un des deux brochets que l'on n'avait pas entamés
la veille. Avant de le mettre dans le sac, il le flaira avec soin, et se-
coua la tête d'un air à demi satisfait. Il se décida à l'emporter en
murmurant : — Pas frais ! Enfin, avec de la sauce...
— Tu vas emporter de la sauce? fit Lazare, étonné de tous ces
préparatifs; dans quoi? s'il te plaît.
— Dans ça, répondit Zéphyr avec le même laconisme. Et il se mit
à verser dans une petite bouteille de l'huile et du vinaigre, en ayant
soin d'ajouter le sel et le poivre, très minutieusement divisés. Ceci
achevé, il mit la bouteille dans sa poche et retourna à l'armoire.
— Que cherches-tu encore? demanda Lazare.
— Yin, dit Zéphyr tranquillement, et il monta sur une chaise pour
atteindre à un rayon supérieur de l'armoire, où l'on apercevait trois
ou quatre bouteilles cachetées.
— Ce n'est pas le vin d'ordinaire, fit l'artiste.
L'apprenti secoua la tête, montra le cachet et murmura : — Meil-
leur. Puis, ayant enveloppé deux bouteilles séparément dans un tor-
chon, pour qu'elles ne se brisassent point au choc, il les fit couler
dans le grand sac, où il ajouta encore la moitié d'un pain et des cou-
verts, ainsi que deux gobelets. Ensuite il ferma l'armoire et laissa la
clé dessus.
— Tu vas donc dire à Madelon que tu as retrouvé la clé? demanda
Lazare.
— Non, vous direz que c'est vous qui l'aviez emportée l'an passée
— Pourquoi donc l'aurais-je emportée?
— Pour lui faire une niche. — Et s'étant chargé du bissac, Zéphyr
sortit de la salle à manger. On était déjà sur le seuil de la porte,,,
quand l'apprenti parut frappé d'une idée et retourna au jardin.
— Où vas-tu encore? demanda Lazare.
— Dessert, répondit Zéphyr avec son même laconisme, et il se
mit en devoir de cueillir trois ou quatre beaux fruits qui pendaient
à l'espalier, et dont il avait eu grand soin d'examiner le degré de ma-
ADELÏNE PROTAT. 11S3
turité. Il ouvrit le bissac et mit le dessert dans une double poche.
— Tu oublies le café et les liqueurs, lui dit Lazare en riant quand
ils furent dehors.
Zéphyr leva les bras au ciel en ayant l'air de dire : A la guerre
comme à la guerre! et il commença à cheminer.
— Quel logogriphe que cet être-là! pensait Lazare.
Lazare, ayant rejoint Zéphyr, qui marchait plus allègrement que
de coutume, lui dit en plaisantant: — Mais j'y songe. Maintenant que
tu as rendu la clé de l'armoire aux vivres, comment feras-tu pour
t'en procurer quand le père Protat te rognera ta portion?
— Il ne me la rognera plus, répondit Zéphyr avec un accent de
conviction.
— C'est selon, fit Lazare. Protat est bon homme au fond; ton acci-
dent d'iiier l'a, sur le moment, rendu plus doux avec toi que tu n'étais
accoutumé à le voir; mais de ton côté tu lui as promis de changer de
conduite. Si tu tiens parole, ton maître te tiendra aussi compte de tes
efforts; si au contraire, à peine séché de ton bain d'hier, tu reprends
tes mauvaises habitudes, il est à peu près certain que Protat essaiera
encore de t'en corriger, et alors gare les coups, le pain sec et le reste !
Protat n'a pas la main tendre, mais tu as la tête dure.
— A quoi ça lui a-t-il servi d'être conmie ça avec moi?
— Pas à grand' chose, je le veux bien, mais ce n'est pas à ta
louange. Entre nous, voyons, n'est-il pas honteux pour un garçon
de ton âge de n'être bon à rien? Gomment, voilà je ne sais combien
de temps que le bonhomme Protat essaie de t' apprendre son métier, et
tu n'es pas encore en état, il le dit lui-même, de mettre une paire de
sabots sur talon! C'est donc bien long et bien difficile d'apprendre à
faire des sabots, hein ?
— Est-ce que ça vous amuserait, vous, monsieur Lazare, d'appren-
dre à faire des sabots? demanda l'apprenti.
— Je ne suis pas sabotier, moi, et d'ailleurs on n'a pas un état
pour s'amuser. C'est au contraire pour travailler, pour s'assurer des
moyens de vivre, et acquérir plus tard, selon l'état qu'on a choisi,
la fortune, ou l'aisance, ou tout au moins l'indépendance.
— Oui, murmura Zéphyr, faire ce qui vous plaît, être libre !
— Mais ce qui te plaît à toi, c'est de ne rien faire, à ce qu'il paraît,
dit l'artiste. Réfléchis donc un peu que nous sommes tous au monde
pour faire quelque chose, et utiliser nos bras ou notre intelligence,
quand le bon Dieu a oublié de nous donner des rentes. Et d'ailleurs,
si tu ne t'en doutes pas, je t'apprendrai qu'il y a beaucoup de gens
riches qui travaillent...
— A s'amuser, fit Zéphyr, sans qu'il y eût pourtant dans cette pa-
role aucune intention d'amertume ou d'envie.
1184 REVUE DES DEUX MONDES,
— Eh ! mon ami, c'est plus fatigant que tu ne ci'ois, cette occupà-
tion-là, répliqua Lazare.
— Vous vous êtes donc bien fatigué, monsieur Lazare? demanda
Zéphyr.
Cette façon de l'interroger surprit beaucoup le peintre, déjà étonné
par l'interrogation elle-même. — Marchons, répondit-il très sérieuse-
ment. J'ai tout à l'heure le double de ton âge : eh bien ! tel que tu me
vois, à dix ans, je savais combien il fallait de jours pour gagner un
.écu, et j'étais déjà devenu un homme, que j'ignorais encore qu'on
pût le dépenser en une heure. Or, comme je n'ai jamais été assez
riche pour acheter du plaisir, ce qui est la plus chère denrée de ce
monde, j'ai dû tirer mon amusement de mon propre travail, et comme
j'ai beaucoup travaillé, pour ne pas dire toujours, je me suis effecti-
vement beaucoup fatigué — en m' amusant, si c'est ce que tu veux
savoir.
— Ah ! vous faisiez déjà des peintures à dix ans? demanda naïve-
ment Zéphyr.
— Je ne t'ai pas dit ça. Comme j'étais trop jeune pour travailler
d'esprit, si faibles qu'ils fussent, je travaillais des membres. Tu te
plains que l'état de sabotier ne soit pas amusant ; celui que je faisais
ne l'était guère non plus, et à la fm du jour j'étais bien aussi fatigué
que pourrait l'être la roue du moulin de Montigny, si elle était une
force vivante, car, moi aussi, je faisais un travail de mécanique, Mais
pourquoi me demandes-tu tout ça?
— C'est pour savoir, monsieur Lazare... et puis, tenez... voulez-
vous me permettre de vous demander encore quelque chose ?
— Va, mon garçon, répondit l'artiste, qui étudiait sur la physio-
nomie de l'apprenti à quel but tendaient ses questions, en même
temps qu'il observait quel effet produisaient ses réponses.
— Eh bien ! monsieur Lazare, continua Zéphyr, quand -ça vous a
ennuyé d'être roue de moulin, vous avez fait autre chose?
— Oui ; c'est alors que j'ai commencé à faire des peintures, comme
tu dis.
— Mais pour en faire, il faut qu'on vous ait appris encore?...
— J'ai d'abord commencé à m'apprendre tout seul, du moins tout
ce qu'on peut apprendre sans maître.
— On peut donc apprendre quelque chose tout seul? demanda
Zéphyr, feignant la niaiserie.
— Sans doute, quand on aime la chose que Ton entreprend, et
qu'au désir d'apprendre on ajoute encore le goût et l'intelligence.
— C'est égal, poursuivit Zéphyr, il faut tout de même un maître.
— Oui , parce que les dispositions naturelles ont toujours besoin
du secours de l'étude.
ADELINE PROTAT. 1185
— Et il y a longtemps que vous étudiez ? continua Zéphyr.
— Il y a quinze ans.
— Alors vous devez être quasiment comme maître, et parfait
maître dans votre partie ?
— Un apprenti, Zéphyr, un modeste apprenti. Ainsi juge un peu
où tu serais, si on t'avait mis dans ma partie, toi qui en sept ou huit
ans n'as point pu apprendre à faire une paire de sabots !
— Ah ! fit Zéphyr en rétablissant sur son épaule l'équilibre de son
fardeau d'un port plus léger que commode, il y a beau temps que
je sais les faire, les sabots.
— Ah! bah! exclama Lazare en s' arrêtant au milieu du chemin.
— Mais, oui, reprit l'apprenti en s' arrêtant aussi et en examinant
quel effet cette révélation venait de produire sur son compagnon.
Au même instant, ils étaient arrivés à la croix qui est au bout du
pays. Tout droit devant eux commençait la route sablée qui traverse
les Longs-Rochers; à gauche, le pavé qui conduit à Bourron et à
Marlotte. Par ce chemin, en traversant ce dernier village, on trou-
vait au bout un sentier qui en se raidissant aboutit à la Mare aux
Fées. Par les Longs-Rochers, route plus courte, mais rendue fati-
gante par les pulvérisations de grès qui ont fini par s'ensabler, on
pouvait également arriver à la mare ou au plateau, comme on la
désigne encore à cause de sa situation élevée. — Quel chemin voulez-
vous prendre? demanda Zéphyr en s' arrêtant à la croix et en regar-
dant Lazare, encore abasourdi par le dernier mystère que l'apprenti
venait d'ajouter à tous ceux qu'il s'était donné la mission de pénétrer.
— Prenons le plus court, dit l'artiste, voulant, par cette concession
faite à la paresse de son compagnon, le disposer favorablement à
subir la question qu'il méditait de lui appliquer.
Zéphyr, à qui le choix de la route était abandonné, parut hésiter
un instant. — 11 y a du vent, dit-il en regardant un peuplier qu'une
brise assez fraîche inclinait en face de lui.
— Petit vent, fit Lazare; c'est bon le matin, ça réveille. Et il ajouta
en voyant que l'apprenti hésitait toujours : — Qu'est-ce que ça peut
nous faire que le vent souffle d'un côté ou d'un autre? Nous ne mar-
chons pas à la voile.
— Ça peut nous faire, répliqua tranquillement Zéphyr, que si nous
prenons par-là, — et il montrait les gorges des Longs-Rochers, — nous
aurons du sable jusqu'aux genoux, et que le vent nous en soufflera
plein les yeux; mais par ici, dit-il en regardant l'autre route, c'est
le plus long.
— Quand il y aurait encore deux cents pas de plus, fit Lazare im-
patienté.
— Eh monsieur! reprit Zéphyr, deux cents pas de plus ou de
TOME I. . 76
1186 REVUE DES DEUX MONDES.
moins, ça se sent dans les jambes et sur le dos, quand on est chargé.
— Mais, malheureux, si le bissac est lourd, c'est toi qui l'as rem-
pli. Je ne demandais pas à emporter des vivres, puisque je comptais
revenir de la mare à onze heures, pour déjeuner à la maison.
— C'est ça, fit Zéphyr, à onze heures, en plein soleil, n'est-ce pas?
— Ah ça ! tu as donc peur de te faner le teint? Ah ! mon ami, quand
tu seras conscrit, tu feras un aussi mauvais soldat que tu fais un
mauvais sabotier. Tu aimes trop tes aises, mon garçon.
— Mais je ne serai pas soldat, dit Zéphyr.
— Tu crois donc qu'on te laissera choisir ton numéro dans le sac?
ou espères-tu que le père Protat t'achètera un remplaçant, si tu
tombes au sort?
— Ah ! le pauvre cher homme ! je lui coûte déjà assez comme ça.
Tenez, décidément, dit l'apprenti en détournant à gauche, prenons le
pavé; ça fait qu'en passant à Marlotte, nous pourrons boire la goutte.
— Mais, dit Lazare en renouant l'entretien, tu conviens que tu
coûtes gros au père Protat; ce n'est pas le tout d'en convenir; puis-
que tu sais ton état, ce serait bien plus honnête d'essayer de t' ac-
quitter envers lui par ton travail. Et, si tu avais commencé pl'us tôt à
prouver ta reconnaissance, Protat, qui t'a élevé et qui est riche, au-
rait pu te venir en aide quand tu tireras à la conscription.
— On se passera de lui, dit Zéphyr, et puis d'ici ce temps-là!
— En attendant, reprit Lazare, je dois te prévenir que j'avertirai
Protat, et que ce soir même il saura que tu es un excellent ouvrier.
— 11 s'en apercevra bien lui-même, fit Zéphyr. Je veux, ajouta-t-il
en frappant sur le pavé, qu'avant trois mois on n'entende pas sonner
sur ce chemin-là une paire de sabots qui ne soit de ma façon;
je veux que le père Protat n'ait pas seulement le temps de caresser
sa fille ou de fumer sa pipe, tant je vais l'occuper à me débiter des
frênes, des châtaigniers et des ormes. Puisqu'il faut qu'il tape, cet
homme, il tapera sur du bois. Tiens donc, au fait, ça ne me fera plus
de bleus aux épaules.
— Et la cause de ce brusque changement? demanda Lazare.
*— Ah! la cause, fit Zéphyr avec un peu de tristesse, la cause...
et, après une courte hésitation, il murmura entre ses dents : C'est im
secret.
— Et ce secret, poursuivit Lazare, on ne peut pas le connaître,
mon garçon?
— ISon, monsieur, fit l'apprenti assez sèchement.
— Hé! pensa l'artiste, on dirait qu'il pousse le verrou. Puis il re-
prit : Mais si je te l'achetais ton secret, hein?
— Il n'est pas à vendre, monsieur, continua l'apprenti avec le même
laconisme.
ADELINE PROTAT. 1187
— Pourtant, si je t'en offrais un bon prix?
— Tenez, monsieur Lazare, reprit Zéphyr en regardant fixement
son compagnon, je ne suis pas si endormi que j'en ai l'air. Vous vou-
lez me faire jaser, je sens ça. C'est pourquoi vous m'emmenez avec
vous ce matin ; mais, voyez-vous bien, ajouta-t-il en se frappant le
front, quand je me suis mis quelque chose là, ça y est.
— Je n'en doute pas, fit Lazare.
— Et quand ça y est, reprit Zéphyr, le diable ne me l'ôteraitpas.
— Eh bien ! mon pauvre Zéphyr, une drôle de chose, je m'en vais
te l'ôter, ce que tu as là! dit l'artiste en se frappant le front par le
même geste que venait de faire l'apprenti, et il ajouta : Je tâcherai
même de t'ôter ce que tu as ici, — en se frappant la poitrine à l'en-
droit du cœur.
Zéphyr devint un peu pâle, et un demi-sourire railleur courut sur
ses lèvres.
— Écoute, mon garçon, reprit le peintre, je suis plus ton ami que
ta ne le crois. Ton secret, je le connais ,en partie; si je veux le sa-
voir entièrement, ce n'est point pour te nuire. Au contraire, je t'ai
proposé tout à l'heure de te l'acheter, je me suis trompé; je ne veux
pas te l'acheter, je veux seulement l'échanger avec toi, et, quand tu
sauras ce que je veux t'offrir en échange, je suis sûr que tu toperas
au marché.
— Et qu'est-ce que vous me donnerez donc, monsieur Lazare? fit
l'apprenti avec curiosité.
— Des conseils d'abord.
— Des conseils... dit Zéphyr avec méfiance, et puis encore?
— Et puis encore. . . ce qui est renfermé dans ce petit paquet, ré-
pondit Lazare en tirant de sa poche un papier enveloppé qu'il secoua
dans sa main. Quoique tu ne m'aimes pas beaucoup, puisque tu
semblés te défier de moi, j'ai découvert que tu avais mon portrait;
j'ai découvert aussi que tu possédais de mon écriture, et que, pour
mieux la lire sans doute et pour mieux examiner mon image, tu t'étais
procuré, je ne sais comment, un petit instrument pareil à celui-ci,
dit Lazare en montrant le lorgnon qui lui dansait autour du cou. Tu
as donc la vue basse? acheva l'artiste.
— Et vous me rendrez tout ça! s'écria Zéphyr avec impétuosité.
— Tout est là-dedans, reprit Lazare en faisant passer rapide-
ment le petit paquet qu'il tenait à la main devant les yeux de l'ap-
prenti; je te le rendrai... si tu me dis tout. Tu entends bien? tout!
— Donnez! fit Zéphyr.
— Donnant, donnant, répliqua Lazare.
— C'est bon, dit l'apprenti ; nous causerons quand nous aurons
déjeuné.
1188 REYUE DES DEUX MONDES.
Par une espèce de convention tacite, ils demeurèrent alors muets
l'un et l'autre jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à leur destination.
Lazare prit un côté du chemin et marcha en méditant sans doute le
programme de ses interrogations, et Zéphyr suivit l'autre côté,-
occupé probablement à préparer les explications qu'il venait de s'en-
gager à fournir. Au bout][de trois quarts d'heure de marche, ils gra-
vissaient, l'un suivant l'autre et tous les deux un peu essoufflés, le
raidillon par lequel on arrive de Marlotte à la Mare aux Fées.
Le plateau, qui doit sans doute son nom à quelque superstition
légendaire dont la tradition n'a pas été conservée, domine d'un côté
toute l'étendue du pays dont nous avons donné la description au
premier chapitre de ce récit. Souvent reproduit par la peinture, c'est
assurément l'un des lieux les plus remarquables que renferme la
forêt. Aussi, l'on comprend que tous les artistes, non-seulement y
viennent, mais encore y reviennent, car à la vingtième visite on peut
encore découvrir une beauté nouvelle, un aspect nouveau, dans les
mille tableaux, d'un caractère différent, qui d'eux-mêmes se dessi-
nent à l'œil, et peuvent à loisir se rattacher au tableau principal
ou s'en isoler, comme dans ces merveilleux chefs-d'œuvre épiques
où l'abondance des épisodes apporte de la variété sans répandre de
la confusion dans la grandeur et dans la simplicité de l'ensemble.
Peu de sites offrent en effet autant de variété, et surtout dans un es-
pace aussi restreint, car le plateau se développe sur une superficie de
moins de quatre hectares. De dix pas en dix pas, l'aspect se méta-
morphose comme par un brusque changement à vue, et d'une heure
à l'autre, suivant l'élévation ou la déclinaison du soleil, le tableau se
modifie, dans son ensemble et dans ses accidens, comme une toile
dioramique exposée successivement aux différons jeux de la lumière.
Toutes les écoles de paysage peuvent rencontrer là des sujets d'é-
tude. A ceux qui aiment les gras pâturages normands, où les trou-
peaux se noient jusqu'au poitrail dans les hautes vagues d'une herbe
odorante et drue, que la brise fait bouler comme une onde, le pla-
teau offrira le dormoir où viennent les vaches de Marlotte. A ceux qui
préfèrent les lointains lumineux baignés de vapeurs violettes ou
dorées, et les collines aux croupes boisées, et les vallons creux d'où
s'élève un brouillard bleu, le plateau échancrera par un côté son
cadre de verdure, et par une brusque échappée, après les premiers
plans de la forêt, océan de cimes éternellement agité comme une mer
de flots, déroulera les plaines tranquilles qui s'enfuient vers la Brie
et que limite aussi loin que peut atteindre le regard la bande immo-
bile de l'horizon. Ceux qui manient la brosse enragée de Salvator,
le plateau les fera descendre par un ravineux escarpement au milieu
des profondeurs solitaires de la Goi-ge au Loup, qu'il domine dans
ADELINE PROTAT. 1189
son extrémité occidentale. Là, comme si la lutte du sol avec les élé-
mens était encore récente, on peut suivre dans toutes les traces qu'il
a laissées le passage du cataclysme qui dut ébranler des carrières et
pousser devant lui les blocs arrachés de leurs entrailles, comme un
ouragan soulève à son approche la poussière du chemin. En pénétrant
dans cette gorge, on croirait visiter les débris de quelque Ninive
inconnue. Les masses gigantesques de rochers semblent encore rece-
voir l'impulsion du bouleversement, et se poursuivre, s'escalader
comme une armée de colosses en déroute. Les uns, inclinés dans
un angle de vingt degrés, paraissent prendre un nouvel élan pour
continuer leur course; les autres, penchés au bord d'un ravin dans
une attitude menaçante, inquiètent le regard par leur immobilité
douteuse. Les arbres, comme s'ils étaient encore tourmentés par un
vent de fin du monde, se courbent avec des mouvemens qui les font
ressembler à des êtres en péril et faisant des signaux de détresse;
les uns agitent leurs rameaux avec des torsions et des contorsions
épilep tiques; les autres, comme des athlètes qui se provoquent à la
lutte, avancent l'un contre l'autre une branche dont l'extrémité
noueuse ressemble à un poing fermé. Les grands chênes séculaires,
qui plongent peut-être leurs racines dans les limons diluviens et
jadis ont fourni la moisson du gui aux faucilles druidiques, ont seuls
conservé leur apparence de force et de beauté primitives. Tassés sur
leurs troncs formidables, ils ressemblent à des Hercules au repos
qui, ramassés sur leur torse, développent puissamment leur vigou-
reuse musculature.
C'est au point central du plateau que se trouve la mare, ou plutôt
les deux mares formées sans doute par l'accumulation des eaux plu-
viales qu'ont retenues les bassins naturels creusés dans les rochers.
Ce roc immense règne en partie dans toute l'étendue du plateau.
Disparaissant à des profondeurs irrégulières, il reparaît à chaque pas,
éventrant le sol par une brusque saillie. Aux fantastiques rayons de la
lune, on se croirait encore sur quelque champ de bataille olympique
où des cadavres de Titans mal enterrés pousseraient hors de terre
leurs coudes ou leurs genoux monstrueux. Ce qui permet de sup-
poser que cet endroit est situé au-dessus de quelque crypte formée
par une révolution naturelle, c'est que le sabot d'un cheval ou seu-
lement la course d'un piéton éveille des sonorités qui paraissent se
prolonger souterrain ement. A l'entour des deux mares, et profitant
des accidens de terre végétale, ont crû les herbes aquatiques et ma-
récageuses, où les grenouilles chassent les insectes, où les couleu-
vres chassent les grenouilles. Dans toutes les parties que les eaux de
la double mare ne peuvent atteindre par leurs irrigations, les terrains
1190 REVUE DES DEUX MONDES.
se couvrent à peine d'une végétation avare : gazon ras et clair-semé
où la cigale ne peut se cacher à l'oiseau qui la poursuit; pâles lichens
couleur de soufre, qui semblent être une maladie du sol plutôt qu'une
production; créations éphémères d'une flore appauvrie; plantes mala-
dives sans grâce et sans couleur, dont la racine est déjà morte quand
la fleur commence à s'ouvrir, qui redoutent à la fois le soleil et la
pluie, qu'une seule goutte d'eau noie, qu'un seul rayon dessèche.
Au bord de la grande mare, deux énormes buissons, surnommés les
Buissons-aux-Vipères, enchevêtrent et hérissent leurs broussailles
hargneuses, mêlant aux dards envenimés des orties velues l'épine
de l'églantier sauvage et les ardillons de la rose grimpante, qui va
tendre sournoisement parmi les pierres les lacets de ses lianes dan-
gereuses aux pieds nus. Terrains lépreux ou fondrières, eaux crou-
pissantes, arbustes agités incessamment par des hôtes venimeux, —
tel est l'aspect de la mare qui donne son nom à l'endroit; mais cette
aridité et cette désolation même prêtent un relief puissant aux splen-
deurs du cadre qui les environne. Qu'une vache se détache du trou-
peau et vienne boire à cette eau croupie; qu'une paysanne s'age-
nouille au bord, pour laver son linge ou plutôt pour le salir; qu'un
bûcheron vienne aiguiser sa cognée sur le roc, et ce seront autant
de tableaux tout faits, que le peintre n'aura qu'à copier. Aussi la
Mare aux Fées est-elle de préférence le lieu choisi par les artistes
qui vont à Fontainebleau dans la belle saison : ceux qui habitent les
confins éloignés de la forêt y viennent souvent, ceux qui résident
dans les environs y viennent toujours.
Lorsque Lazare et son compagnon débouchèrent sur le plateau, le
soleil commençait à cribler de flèches lumineuses les futaies des
Ventes à la Reine^ qui le bordent d'un côté, et l'on entendait, dans
les profondeurs d'un chemin creux, les clochettes d'un troupeau
que le vacher matinal amenait au dormoir du pays.
— Ne restons pas là, dit Lazare à Zéphyr, dans une heure tous les
rapins des environs vont venir planter leur parasol autour de la
mare, et le plateau aura l'air d'un carré de champignons.
Gomme pour justifier les craintes qu'il venait de manifester, au
même instant où Lazare achevait de parler, un groupe de jeunes gens
arrivaient sur le plateau par un autre chemin. Un âne, guidé par un
paysan, était chargé de chevalets, de boîtes de couleurs et de havre-
sacs. Au milieu de ce groupe marchait un personnage qui paraissait
plus âgé que ses compagnons, et à qui ceux-ci semblaient témoigner
une respectueuse attention. Lazare s'aperçut de loin que le monsieur
qui semblait conduire les autres portait la décoration rouge sur son
paletot d'été. Le groupe passa bientôt devant Lazare, qui s'était ar-
ADELINE PROTAT. 1191
rêté; il observa que tous les jeunes gens étaient généralement mieux
mis que ne le sont les peintres pour courir la forêt : ils avaient des
chaussures vernies, quelques-uns même-portaient des gants.
— Quels sont ces messieurs? demanda-t-il à Zéphyr, qui s'était
tourné d'mi autre côté, au passage du groupe.
— C'est les désigneux de Marlotte, qui vont prendre leur leçon
avec leur maître.
Au même instant, celui que Zéphyr désignait ainsi se retournait
vers la petite troupe, et Lazare put l'entendi-e dire à ses élèves, aux-
quels il montrait l'effet produit sur le paysage : — Messieurs, il est
six heures; c'est l'heure où le jaune de Naples règne dans la nature.
— Ah ! fit Lazare, je veux assister à la leçon.
— Oh ! monsieur, répondit Zéphyr en regardant le sac aux provi-
sions d'une façon si piteuse...
— C'est vrai, dit le peintre, nous avons à déjeuner d'abord et à
causer après. — Et ils continuèrent dans une direction opposée à
celle que venaient de suivre les paysagistes.
IV. — LA CONFESSION DE ZÉPHTR.
La place où l'on devait s'arrêter fut complaisamment abandonnée
par Lazare au choix de Zéphyr. Après beaucoup d'hésitation, l'ap-
prenti sabotier finit par découvrir un lieu qui réunissait toutes les
recherches de sybaritisme désirables, telles que frais ombrages au-
dessus de la tête, terrain d'une inclinaison propice à la paresse et
douillettement revêtu d'un épais gazon. Quand le repas fut achevé,
Lazare adressa à son compagnon un avertissement amical pour
l'exhorter à se montrer confiant. Avec le langage qui devait le mieux
frapper l'apprenti, l'artiste lui fit comprendre qu'en s' étant fait vo-
lontairement son allié, il avait au moins le droit d'être son confi-
dent, et que pour l'avenir il était urgent qu'il fût instruit de tout
ce que sa conduite renfermait de mystérieux. — Bref, lui dit-il pour
conclusion, je suis déjà intervenu entre toi et ton maître, que j'ai à
mon retour trouvé si mal disposé, qu'il ne parlait pas moins que de te
renvoyer de la maison. — Zéphyr devint pâle à cette révélation. —
Rassure-toi, reprit Lazare; j'ai ramené Protat à l'indulgence et à la
patience. Le changement que tu as déjà remarqué dans ses manières
n'est pas dû seulement à ton aventure d'hier; mon influence y est
pour quelque chose. Tu ne peux donc raisonnablement avoir aucune
prévention contre moi, qui ne t'ai donné que des preuves d'intérêt.
Hier encore, continua l'artiste en montrant à l'apprenti le paquet
qui renfermait le /ac simile des souvenirs d'Adeline, quand j'ai trouvé
ces objets sur toi, je me suis empressé de les cacher pour qu'ils ne
1192 REVUE DES DEUX MONDES.
pussent pas te compromettre, et je les ai conservés avec l'intention
de te les rendre; je te les rendrai en effet. Comme j'ai fait déjà, je
continuerai à te servir dans l'esprit de ton maître; mais pas de demi-
sincérité. Zéphyr, pas de dissimulation, ou bien j'agis tout autre-
ment que je n'ai fait jusqu'ici : je déclare par exemple à ton maître
qu'il n'a pas à compter sur toi. Je parlerai à Protat, non pour te
défendre, mais pour reconnaître avec lui qu'il a recueilli un mauvais
sujet dont la présence dans sa maison ne peut apporter que le trouble
et le désordre, et ce sera seulement quand tu l'auras perdue que tu
t'apercevras combien ma protection pouvait t'être utile.
Zéphyr se montra sensible encore plus aux protestations amicales
de Lazare qu'à l'espèce de menace qui les terminait; mais ce qui pa-
rut, mieux que tout le reste, le convaincre et le décider à montrer
toute la confiance que l'on désirait de lui, ce fut la présence des sou-
venirs que l'artiste lui mit sous les yeux, et qu'il reconnut en effet,
justement parce qu'ils étaient méconnaissables.
— Et vous me les rendrez, bien sûr? demanda Zéphyr.
— Je vais faire mieux, répliqua l'artiste en lui mettant le paquet
dans la main, je vais te les rendre tout de suite; mais rappelle-toi
bien ce que je viens de te dire.
— Oh! monsieur Lazare, s'écria Zéphyr avec une véritable effu-
sion, oh! que oui, que je vais tout vous dire, car j'en ai long, et ça
me pèse là, ajouta-t-il en se frappant la poitrine du poing. Au fait,
je peux bien parler avec vous; vous êtes mon ami, n'est-ce pas? Si
vous ne l'étiez point, vous ne m'auriez pas rendu ça.
— Oui, mon garçon, je suis ton ami; je t'en ai déjà donné des
preuves, et je suis tout disposé à t'en donner de nouvelles.
— Eh bien! fit Zéphyr, que je sois piqué d'un aspic, si ce n'est
toute la vraie vérité que vous allez savoir !
Lazare n'eut pas besoin d'écouter longtemps pour être convaincu
que Zéphyr était véridique, comme il venait de le promettre. L'a-
nimation qu'il donna à son récit, l'abondance de ses paroles, cette
persistance complaisante qui l'amenait à revenir sur certains faits,
son émotion, tour à tour empreinte d'attendrissement ou d'amer-
tume, avaient effectivement le cachet de la vérité. On ne pouvait nier
qu'elles vinssent d'une source sincère, les larmes échappées de ses
yeux, quand ses souvenirs renouvelaient, avec les paroles qui les
traduisaient, les souffrances qui les avaient pendant si longtemps
fait couler dans son isolement.
Cette confession dura plus de deux heures, pleine de confusion
et de répétitions. Aussi nous ne la reproduirons pas telle que la fit
Zéphyr avec une vivacité d'expressions qui élevait quelquefois la rus-
ticité du langage à la hauteur de l'éloquence; nous n'en donnerons
ADELINE PROTAT. 1193
que le résumé succinct, dans lequel on trouvera cependant ce que
voulait y trouver celui qui la provoquait, c'est-à-dire l'explication
du mystérieux caractère de notre petit personnage.
On se souvient dans quelles circonstances Zéphyr avait été recueilli
par le bonhomme Protat, qui, on a pu le voir assez souvent dans ce
récit, laissait passer peu d'occasions sans se plaindre du méchant
cadeau que lui avait fait la Providence en lui mettant sur les bras
un enfant chétif et mal venu, ainsi que l'était en réalité l'abandonné
qu'il avait trouvé dans la neige au milieu de la route. La beauté
ou la grâce, chez les enfans comme chez les grandes personnes, est
un aimant naturel qui attire la sympathie même des étrangers, même
des passans. La piteuse apparence de l'orphelin lui nuisit tout d'a-
])ord dans l'esprit de son père adoptif. Dès le premier jour où il
l'avait confié à une paysanne qui nourrissait et gardait les enfans, le
sabotier s'était senti mortifié par la mauvaise grâce avec laquelle
cette femme avait consenti à prendre ce petit monstre. Son amour-
propre était froissé de i'éloignement que Zéphyr paraissait causer
aux autres enfans du pays, et chaque fois qu'il lui arrivait de faire
une dépense pour l'entretien de l'orphelin, en lâchant ses écus il ne
manquait jamais de dire entre ses dents : — Yoilà un marmot qui
me coûte gros et qui ne me fait guère honneur.
Le père Protat était de cette nature d'honnêtes gens qui, à leur
insu, résument tout dans un total, qu'un premier mouvement géné-
reux pousse à faire une bonne action, mais qui, l'action faite, consi-
dèrent ensuite quel profit ils en pourront retirer. Sans qli'il s'en
aperçût lui-même, il arriva que Protat traita le petit Zéphyr comme
l'enfant était traité par les gens du pays, sans dureté cependant,
mais aussi sans aucune attention qui pût faire établir dans les pre-
mières réflexions de l'orphelin une diflerence entre la maison de son
père adoptif et la rue. Doué nativement d'un grand fonds de sensi-
bilité à laquelle s'unissait une grande timidité. Zéphyr éprouvait ce
besoin de caresses et de soins naturel aux enfans. Si ignorant qu'il
fût de sa position, un vague pressentiment lui disait que ce n'était
point l'air de la famille qu'il respirait dans cette maison. Les rares
tentatives qu'il avait faites pour quêter quelque cajolerie de son père
adoptif avaient été accueillies par celui-ci avec indifférence, pour ne
pas dire repoussées. Aussi Zéphyr s'était-il abstenu de toute démon-
stration caressante, et se tenait-il dans son coin, les yeux dans les
cendres quand il était au logis, les yeux au ciel quand il était de-
hors. Sans comprendre que c'était sa froideur qui causait le silence
du petit garçon, Protat l'accusait alors du soin qu'il prenait à cher-
cher l'isolement.
— C'est un sournois, disait-il : tout petit qu'il est, il devrait déjà
TOME I. 77
Il9i REVUE DES DEUX MONDES.
comprendre ce que je fais pour lui, et essayer de se rendre utile dans
la maison, selon son âge et sa force; mais il aime mieux se ^'clutrer
dans les coins. Patience, patience !
Enfin, sans qu'il eût un seul moment la pensée de s'en préoccu-
per et si peu loin que les événemens fussent derrière lui, le sabotier
recommençait à être avec Zéphyr ce qu'il avait été avec Âdeline. Dès
que l'orphelin eut l'âge, Protat le mit à l'école. — Apprenez-lui vite
tout ce qu'il faut savoir pour n'être point un âne, avait dit le sabo-
tier au viagister^ et dare, dare! que je puisse lui mettre un outil à ia
main. S'il ne me fait pas honneur, au moins qu il me fasse profit;
c'est bien le moins après tout ce que j'ai fait pour lui. — Et il avait
ajouté : Je crains qu'il n'ait l'entendement un peu dur; mais ne vous
gênez pas, vous pouvez taper.
La recommandation allait d'autant mieux à son adresse, que le
magisier de Montigny ne pratiquait point la patience comme vertu
scolaire. Quand il faisait une explication à ses écoliers, si elle n'é-
tait pas comprise du premier coup, ce n'était pas lui qui la recom-
mençait, c'était la, palette, et il frappait comme un sourd qu'il était.
Zéphyr, aussi bien doué du côté de l'intelligence qu'il l'était peu
physiquement, aurait pu, sans doute, apprendre vite et bien ; mais
le maître d'école, habitué à l'opacité têtue des marmots confiés à ses
soins, confondit de confiance le nouvel écolier avec les autres, et ne
remarqua point ou ne voulut pas remarquer les heureuses disposi-
tions dç Zéphyr, il le mit au régime commun : la brutalité et les
coups. L'orphelin, s' apercevant qu'il n'y avait dans le résultat au-
cune différence entre bien faire et ne rien faire, prit le parti de sui-
vre la pente naturelle qui le portait à l'indolence. Un vague senti-
ment de justice et de fierté froissées commencèrent à développer en
lui des instans de rébellion. A l'active brutalité du maître, l'écolier
opposait une obstination passive ; maltraité en outre par ses petits
camarades, qui avaient repoussé ses avances, ses instincts d'expan-
sion refoulés commencèrent à déposer en liii les 'germes d'une mi-
santhropie qui lui donnèrent une apparence farouche. <)uant à Pro-
tat, les renseignemens du maître d'école ne firent, comme on le pense,
qu'augmenter encore les fâcheuses dispositions qu'il avait à l'égard
de Zéphyr, et cette fois elles se montrèrent d'autant plus agressives,
qu'elles semblaient puiser dans les mauvaises notes du maître d'é-
cole une apparence de justification.
— Mauvais écolier, mauvais ouvrier, avait dit Protat en retirant
Zéphyr de l'école pour le mettre à son établi de sabotier; mais nous
allons voir! J'aurai Zéphyr sous ma main, et ma main a son poids,
ajoutait Protat avec un geste significatif. Cependant Zéphyr, éclairé
sur sa situation réelle dans la maison du sabotier, comprit que c'était
ADELINE PROTAT. 1195
diose juste qu'il aidât par son travail l'homme qui l'avait recueilli
et avait eu soin de lui pendant longtemps. N'ayant pu, quoi qu'il
eût fait, trouver un père véritable en lui, l'enfant le reconnut pour
maître et s'efforça de le contenter comme tel, moitié par reconnais-
sance et moitié par un sentiment d'honorable fierté.
Protat s'aperçut que son apprenti avait bonne envie de bien faire,
il lui en sut gré, mais sans le lui témoigner, sans qu'une parole
ou un geste d'encouragement vînt dire au pauvre garçon : Je suis
content, continue. Protat pensait intérieurement, en voyant Zéphyr
actif au travail : (( 11 ne fait que son devoir. » Cet aveu mental fait,
il- croyait que tout était dit. Par exemple, s'il anivait à Zéphyr de
ne pas comprendre du premier coup une explication, mal entendue
ou mal donnée quelquefois; s'il mettait un peu plus que le temps
nécessaire à ébaucher un sabot; s'il enlevait un copeau de plus,
qui obligeait Protat à jeter un morceau de frêne ou de châtaignier
au rebut, il poussait alors des cris qui retentissaient dans toute
la maison : Zéphyr le ruinait, Zéphyr était un ingrat, un fainéant,
un bon à rien faire! et si l'apprenti essayait de se justifier douce-
ment, la colère du maître tonnait avec plus de violence : — C'est
bien fait, s'écriait-il; ça m'apprendra à recueillir dans ma maison
des gueux, des mendians! Pourquoi ne l'ai-je pas laissé au coin de
la borne?
Un jour, en entendant ces paroles. Zéphyr s'était levé de son établi,
avait regardé son maître en face, et lui avait dit tranquillement : —
Monsieur Protat, je m'en vais. — Et où vas-tu? répliqua le maître
exaspéré. — Où vous m'avez pris, dit l'apprenti. — Ah ! tu crois ça,
que je vais te laisser partir! Ah ! tu crois que tu m'auras coûté plus
d'écus que tu n'es gros, que je t'aurai élevé, instruit comme mon
enfant, et que tu n'as qu'à t'en aller en me souhaitant le bonjour!
mais je suis ton maître, sais-tu? La loi me donne tous les droits sur
toi, et tu ne t'en iras que loi'sque je voudrai, et je ne le voudrai que
lorsque tu m'auras regagné tout ce que tu m'as dépensé depuis que
tu es entré dans ma maison pour mon malheur. — Zéphyr secoua la
tête et se remit à la besogne.
Cependant, ces violentes scènes se reproduisant tous les jours, la
colère du sabotier faisant explosion à propos du plus petit prétexte
qui lui était fourni, Zéphyr commença à se montrer indifl'érent. Les
récriminations du sabotier étaient pour ainsi dire ponctuées de coups;
l'apprenti entendait les unes sans les écouter, recevait les autres sans
les sentir. Ne sachant plus distinguer lui-même quand il faisait bien
ou mal, ahuri par l'éternel ouragan qui grondait au-dessus de sa
tête. Zéphyr tournait presque à l'idiotisme. Ce fut alors qu'Adeline
revint à Montigny. Zéphyr, assez indiflérent à ce retour, parut d'à-
1196 REVUE DES DEUX MONDES.
bord étonné lorsqu'il entendit parler Adeline. C'était chose si nou-
velle pour lui qu'une voix humaine qui ne fût ni aiguë, ni bruyante,
ni querelleuse, que ce frais et sonore organe le surprit comme le
mouvement d'une montre surprenait jadis les sauvages. Il fallut
même quelque temps à la jeune fdle pour apprivoiser l'apprenti,,
que l'habitude des mauvais traitemens et de l'isolement avait rendu
farouche; mais peu à peu le charme de cette douce voix, les câline-
ries de ces gentilles façons, les harmonieux mouvemens de ces gestes,
cette distinction de manières qui avait d'abord éveillé la curiosité
du jeune garçon, attirèrent sa sympathie. Adeline, se rappelant son
enfance effrayée par les brutalités paternelles, et pensant que Zé-
phyr l'avait peut-être remplacée, sembla, comme nous l'avons dit,
pi'endre à tâche de faire oublier le passé à ce frère adoptif. Recueilli
pour accomplir un vœu fait à cause d'elle, elle ne fut pas longtemps
à deviner de quelle façon son père avait compris l'accomplissement
de ce vœu, et c'est alors qu'elle avait essayé, dans les bons soins
qu'elle témoignait à l'apprenti, de donner à son père une leçon de
paternité adoptive. Quant à Zéphyr, son besoin d'affection, jusque-là
refoulé, ayant trouvé une issue, s'y précipitait avec la violence d'un
torrent qui a rompu sa digue. Sevré de caresses, ou plutôt ne les
ayant jamais connues, le premier baiser qu' Adeline lui mit au front
lui causa une émotion telle qu'il faillit chanceler. Il aima Adeline,
amour d'enfant sans doute, mais d'enfant plus vieux que son âge, et
mûri par les méditations : sentiment étrange, si l'on veut, mais dont
la précocité même avait sa cause dans des souffrances précoces qui
avaient avancé moralement l'heure de la virilité; amour qui faisait
explosion comme un cri de reconnaissance, et dans lequel se résol-
vaient toutes les tendresses méconnues d'une enfance orpheline. Si
Adeline était revenue trois ans plus tôt, Zéphyr, en recevant son
baiser, l'aurait peut-être appelée : Ma mère; mais elle venait déjà
trop tard pour qu'il l'appelât : Ma sœur. La fraternité lui semblait
un sentiment trop étroit pour contenir tout ce qu'il sentait vague-
ment remuer dans son cœur.
Ce fut à compter de ce moment que s'opéra dans Zéphyr cette mé-
tamorphose que le bonhomme Protat avait remarquée dans son ap-
prenti. Autant Zéphyr, avant l'arrivée d' Adeline, avait hâte de sortir
de la maison, autant il était devenu, après son retour, casanier, triste,
quand on l'envoyait en course, et prompt à revenir au logis. Puis
tout à coup l'apprenti était retombé dans sa paresse, dans sa len-
teur, dans son insouciance des remontrances, si doucement qu'elles
lui fussent adressées d'ailleurs. Ce changement coïncidait avec le
deuxième séjour que Lazare était venu faire à Montigny. C'était alors
que l'amour d' Adeline pour le peintre avait commencé. Avec le flair
ADELINE PROTAT. 1197
que donne la passion, l'apprenti avait deviné celle qui commençait à
troubler le cœur d'Adeline, avant que celle-ci y songeât peut-être.
Il avait remarqué, si doucement qu'elle lui parlât toujours, que la
jeune fille trouvait à mettre une autre douceur dans ses paroles,
quand elle s'adressait à Lazare. 11 la voyait trembler sous l'innocent
baiser du jeune homme, comme il avait lui-même pâli et tremblé
sous le sien. 11 s'aperçut en outre qu'Adeline s'occupait moins de lui
depuis que le peintre résidait à Montigny, qu'habituée à dormir la
grasse matinée, elle se levait avant tout le monde pour rencontrer
Lazare avant qu'il ne partît pour l'étude. Il la voyait dans le jardin,
cueillant les plus beaux fruits pour les glisser dans le bissac de l'ar-
tiste. Enfin, quand celui-ci était parti pour Paris, la tristesse d'Ade-
line n'avait point échappé à Zéphyr, qui, tout en haïssant Lazare, ne
lui laissait rien voir de cette haine. Le jour du départ de ce der-
nier, l'apprenti ne l'avait pas quitté d'un instant. Après avoir mis le
peintre en voiture à Bourron, Zéphyr était revenu plus joyeux à Mon-
tigny. Il pensait que, son rival parti, il allait, comme autrefois, avoir
part entière aux bons soins et aux caresses de la jeune fille; mais
il l'avait, au contraire, trouvée plus triste et plus indifl'érente à son
égard. Le jour, elle passait des heures entières dans sa chambre; la
nuit, à travers sa cloison, il l'entendait se relever et fouiller dans les
meubles.
Ce fut alors qu'un soupçon traversa l'esprit de Zéphyr, rapide et
brûlant comme une flèche de feu. Il avait fait un trou dans la porte
et avait espionné Adeline; il l'avait surprise pressant sur son cœur et
portant à ses lèvres des objets qu'elle prenait dans le tiroir de son
petit meuble. Longtemps la jalousie l'avait porté à violer ce 'secret,
longtemps aussi un sentiment d'honnêteté l'avait retenu; puis était
arrivée tout récemment l'annonce du retour de Lazare. La joie qu'Ade-
line avait témoignée avait rendu Zéphyr fou de douleur et de jalou-
sie. Pendant trois nuits, il n'avait pas dormi; pendant trois jours, il
était allé errer sur les bords du Loing; trois fois il s'était attaché des
pierres aux jambes en regardant l'eau. Enfin, le matin du retour de
l'artiste, et avant d'aller au-devant de lui. Zéphyr avait profité du
voyage qu'Adeline avait fait à Moret; il avait forcé la porte condam-
née qui séparait les deux chambres; il avait trouvé la clé du meuble;
il avait ouvert le tiroir et emporté les objets qu'il contenait.
— Quand j'ai été au-devant de vous, monsieur Lazare, dit Zéphyr
en terminant son récit, je m'étais condamné à mort; je ne pouvais
plus vivre. Le père Protat m'aurait battu avec des barres de fer rouge ,
que je n'aurais rien senti. Oh ! tenez, quand je vous ai vu sur l'im-
périale de la voiture au père Orson, il y a eu un moment où le timon-
1198 REVUE DES DEUX MONDES.
nier de droite a manqué s'abattre pendant la descente, vous avez
même fait un mouvement en arrière sous le cabriolet. . .
— C'est vrai, dit Lazare; j'ai eu peur de verser. — Eh bien! Zé-
phyr?
— Eh bien! monsieur Lazare, moi, j'ai fermé les yeux, j'ai joint
les mains, et j'ai prié le bon Dieu.
— Ta prière m'a porté bonheur, fit l'artiste; nous n'avons pas
versé.
— Ce n'est pas cette prière-là que j'avais faite, — dit Zéphyr en
baissant les yeux. — Dame, reprit-il, monsieur Lazare, vous m'avez
dit de tout vous dire, je vous dis tout; je n'ai pas besoin de vous
dire le reste; vous savez ce qui est arrivé.
— • Et tu sais que, si Protat se doutait que tu songes à sa fille, il te
renverrait?
— Aussi ne le lui apprendrez-vous pas, répliqua Zéphyr. Vous
m'avez dit que vous étiez mon ami.
— Mais, après les bonnes intentions que vous aviez à mon égard,
je ne sais pas si je dois vous conserver mon amitié, fit l'artiste en
riant.
— Oh! monsieur, dit Zéphyr, hier j'étais fou!... fou, voyez-vous!
ajouta-t-il en frappant du pied.
— Et depuis hier, tu as donc laissé ta passion au fond de l'eau?
— Non, monsieur, dit Zéphyr fermement, et il ajouta en montrant
son cœur : — Elle est là, toujours! Seulement, au lieu d'en mourir,
j'en vivrai.
Par le récit qui venait de lui être fait et surtout dans des termes
qui l'avaient souvent ému, Lazare s'était convaincu qu'il pouvait
parler, av€c la certitude d'être compris, à l'apprenti- du sabotier.
Comme il l'avait présumé la veille, ce n'était point à un enfant ni à
une amourette qu'il avait affaire. Il raisonna donc l'apprenti comme
il eût raisonné un ami de son âge et de sa condition, se faisant à. la.
fois persuasif et affectueux. Zéphyr lui répondit que toutes ses re-
montrances, il se les était lui-même cent fois adressées.
— Mais, mon pauvre ami, lui dit Lazare, songe donc qu'Adeline
est la fille la plus riche du pays, et que son père ne la donnera qu'à
un homme au moins aussi riche qu'elle.
— Et vous, monsieur Lazare, êtes-vous iTlche?
— A peu près comme toi, répondit le peintre en allant au-devant
de là crainte que l'apprenti semblait manife'ster dans cette interro-
gation. Sois tranquille, je n'épouserai pas Adeline, et toi ou moi
nous sommes des gendres trop gueux pour le père Protat. Et puis je
n'aime pas Adeline. — Mais ce n'est pas tout, reprit Lazare, il te reste
ADELINE PROTAT. 1199
encore quelque chose à m' apprendre. Tu me disais en venant que tu
coTinaissais ton état de sabotier depuis longtemps; sais-tu que ce n'est
pas honnête de ta part de ne pas avoir fait profiter ton maître de ce
qu'il t'avait appris, et que ta paresse était comme un vol, puisque
ton travail était un moyen de t' acquitter envers lui?
— Je m'acquitterai plus tard, dit Zéphyr avec fierté.
— Temps passé, temps perdu, dit Lazare ; tu as été bien long-
temps paresseux pour devenir laborieux !
■ — Mais, dit Zéphyr, parce que je ne faisais pas de sabots, je ne
restais pas à rien faire. J'ai fait comme vous, monsieur Lazare, quand
vous avez quitté un état qui vous déplaisait pour en apprendre un
autre. Moi aussi, j'en ai appris un tout seul, parce qu'il me plaisait,
et qu'on apprend bien quand on a du goût, et qu'on a envie de réus-
sir, comme vous me le disiez tantôt. Si je faisais semblant de ne pas
savoir mon métier, c'est que ça fatiguait M. Protat, et qu'il aimait
encore mieux me savoir loin de son établi qu'occupé à lui gâcher du
bois. Je recevais des coups et je mangeais du pain sec, c'est vrai,
mais j'étais libre deux ou trois heures par jour, et pendant ce temps-là
je travaillais en cachette de tout le monde.
— Mais à quoi? à quoi? demanda Lazare.
Au moment où Zéphyr allait répondre, des abois se firent enten-
dre auprès d'eux, et au même instant un chien, qui venait déjà de
passer devant eux, se dirigeait de nouveau vers l'un des paysagistes,
qui était venu, sans que Lazare et son compagnon s'en fussent aper-
çus, piquer son parasol aune vingtaine de pas de l'arbre sous lequel
ils avaient déjeuné. Un de ses compagnons, qui se trouvait à une
égale distance, mais du côté opposé, lui cria : Théodore, donne les
allumettes à Lydie.
— Voilà! cria le paysagiste. — Et Lazare s'aperçut que son con-
frère mettait un objet dans la gueule du chien qui se disposait à re-
joindre son maître.
— Parbleu! dit Lazare, voilà une jolie bête, et commode!
Et pour voir le chien de plus près, au moment où il passait devant
eux, l'artiste lui montra l'os du gigot. Lydie parut hésiter un mo-
ment, puis se rapprocha de Lazare; mais, pour prendre l'os, la
chienne fut obligée de lâcher l'objet qu'elle tenait dans la gueule.
Lazare fit un geste d'admiration en ramassant le porte-allumettes
que la bête avait laissé échapper.
— Ah ! la charmante chose! fit-il en tournant et retournant dans
ses mains ce petit meuble de bois de houx sculpté, ciselé, fouillé
avec une grâce à la fois naïve et élégante. Gela vient peut-être de la
Forêt-Noire.
1200 REVUE DES DEUX MONDES.
— Ça vient de la forêt de Fontainebleau, dit Zéphyr en se levant.
Si vous en voulez un pareil, venez à ma boutique;... vous n'aurez
qu'à choisir... Vous en verrez bien d'autres, monsieur Lazare!..
Et voyant que Lazare demeurait tout interdit comme un homme
qui ne comprend pas, Zéphyr ajouta avec une petite pointe d'or-
gueil : — C'est moi qui ai fait ça!
— Avec quoi?... demanda machinalement Lazare.
— Avec un couteau, du bois et de la patience. . . Mais ce n'est qu'un
cliètit échantillon; allons un peu à mon atelier, vous en verrez bien
d'autres!
— Attends, dit Lazare, que j'aille reporter ceci au voisin.
Celui-ci accepta très gracieusement les excuses que lui présenta
Lazare en lui remettant son porte-allumettes : — Yous avez là une
bien jolie chose, monsieur, lui dit l'artiste.
— Oui, reprit le paysagiste; j'ai trouvé cela à Fontainebleau, chez
un marchand de curiosités.
— Ça coûte cher? demanda Zéphyr.
— Assez, répondit le jeune homme; il faut faire venir cela d'Alle-
magne; j'ai payé cette boîte-là vingt francs.
— Eh bien ! moi, monsieur Lazare, dit tout bas Zéphyr à son com-
pagnon, je l'ai vendue vingt sous.
, Comme Lazare et l'apprenti traversaient le plateau, ils aperçurent
de nouveau, au milieu de ses élèves, le professeur décoré; d'une
main il tenait sa montre, et de l'autre main il indiquait autour de
lui le paysage rendu incandescent par l'ardeur du soleil.
— Messieurs, dit-il, il est midi; c'est l'heure où le jaune de chrome
règne dans la nature.
Au bout de trois quarts d'heure. Zéphyr amenait Lazare devant
une grotte située dans la partie la plus solitaire des Longs-Rochers^
et y faisait pénétrer l'artiste. Dans le creux d'une excavation mas-
quée par une pierre étaient cachés une vingtaine d'objets de fantai-
sie en bois sculpté applicables à plusieurs usages. Lazare les examina
les uns après les autres très soigneusement et très silencieusement;
quand il eut achevé, il prit Zéphyr par la main et lui dit : — A l'a-
venir, je te défends de faire une seule paire de sabots.
— Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse, puisque M. Protat. . . ?
— Il faut acheter des outils, — et faire ta fortune.
Henry Murger.
{La dernière partie au prochain n").
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
14 mars 1833.
11 règne en Europe un souffle singulier qui ne saurait rien changer sans
doute, du moins d'un instant à l'autre, au fond de la situation générale du
continent, mais qui court à la surface, suscite les incidens, modifie incessam-
ment l'aspect des choses, et tient les esprits en suspens par la rapidité même
avec laquelle se déplacent ou se renouvellent les questions. Un jour, les symp-
tômes d'une certaine gravité s'accumulent, les complications se multiplient
et semblent prendre une intensité presque redoutable; le lendemain, ces
symptômes s'évanouissent ou diminuent tout au moins; ces complications
entrent dans une voie de tranquille arrangement, la paix reprend le dessus,
et l'esprit public se calme. Il y a peu de temps encore, à peu de jours de dis-
tance, l'insurrection de Milan et l'odieuse tentative dont l'empereur François-
Joseph a failli être victime venaient révéler le secret et opiniâtre ravage des
passions révolutionnaires. Tandis que l'Autriche infligeait à la Suisse les sé-
vérités d'un blocus pour sa participation présumée au soulèvement lombard,
une démarche collective des grandes puissances continentales semblait im-
minente pour demander à l'Angleterre d'éteindre ce foyer permanent de pro-
pagande que la liberté de ses institutions entretient et développe. Au milieu
de ces complications, déjà assez sérieuses par elles-mêmes, se réveillait, au
sujet du Monténégro ou des lieux saints, cette grande et éternelle question
de l'intégrité ou de la dissolution de l'empire ottoman. Ajoutez à la réalité ce
que l'imagination invente si aisément; il y avait assurément de quoi ne point
envisager un avenir tout prochain sans quelque anxiété. Aujourd'hui raffaire
de Milan s'assoupit au milieu des répressions et des représailles de FAutriche.
Le jeune souverain de Vieime se rétablit d'une blessure plus grave peut-être
qu'elle n'a paru au premier abord. Une note officielle, en retirant la France
de ce concert supposé entre les cabinets du continent pour agir auprès de la
Grande-Bretagne, ôte du moins quelque gravité à cette démarche, si elle a
1202 REVUE DES DEUX MONDES.
lieu; enfin les différends autrichiens avec la Turquie viennent de s'apaiser.
11 n'y a nullement à s'y méprendre au surplus. Cela peut témoigner des ten-
dances et des dispositions des gouvernemens. Les difficultés elles-mêmes, en
ce qu'elles ont d'essentiel, ne laissent point de survivre sous plus d'un rap-
port. En observant de près quelques-uns des plus récens incidens, la manière
dont ils naissent, dont ils sont conduits et dont ils se dénouent, peut-être
pourrait-on arriver à une autre conclusion encore : c'est que les gouverne-
mens ne sont point, à coup sûr, sans savoir sur quel terrain ils marchent.
Ils sont dominés i>ar toutes ces grandes questions qui sont en quelque sorte
dans l'air en Europe, et qui se représentent sous toutes les formes. A chaque
occasion nouvelle de résolutions décisives, ils sentent ce qu'il y a au bout de
ces résolutions; ils sont moins puissans pour agir que pour se neutraliser
mutuellement.
Que reste-t-il donc des complications diverses qui ont un moment surgi?
Il reste indulîitablement vrai, au point de vue de l'ordre public européen,
qu'il y a eu la i>ré méditation, l'espérance d'un mouvement dont les ramifi-
cations étaient loin de se borner à une seule ville, à un seul pays. Il suffi-
rait pour le prouver de cette étrange simultanéité entre l'échauffourée de
Milan, l'attentat de Vienne et l'agitation qm s'est tout à coup manifestée à
Pesth ou sur d'autres points. Maintenant, après l'insuccès, nous voyons se
dérouler l'édifiant épisode des récriminations démagogiques, bouffonne co-
médie après la tragédie sanglante. Les Jupiters olympiens de la révolution
se querellent et se foudroient dans leur défaite; que serait-ce donc après la
victoire ! Ils échangent d'assez aigres paroles enveloppées de déclamations
fraternelles. Dans le fait, il y a là un curieux spécimen des procédés révolu-
tionnaires. M. Kossuth, il y a quelque deux ans ou plus, pendant qu'il était
à Kutaya, signe un manifeste quelconque. Changez la date, ajoutez ou sup-
primez quelques mots de circonstance, laissez cette creuse emphase qui est
toujours la même : c'est le manifeste de l'insurrection de Milan. M. Kossuth,
qui paraît n'avoir point été consulté sur ces transformations de son éloquence,
trouve le procédé léger, à quoi M. Mazzini répond en se couvrant la tête de
cendres : — Et vous aussi, mon frère, et vous aussi vous faites comme le pre-
mier bourgeois venu, comme les conser\'ateurs et les réactionnaires; vous
dites : Malheur aux vaincus ! — Pour réclamer ainsi le bénéfice de cette jïitié et
de ce respect qui s'attachent au malheur, M. Mazzini semble oublier qu'il y
a de son fait et du fait de tous les siens bien d'autres victimes, bien d'autres
vaincus dans le monde auxquels le sentiment public a bien assez à faire de
s'intéresser. Il y a la sécurité universelle, l'ordre social; il y a la liberté elle-
même qui n'a jamais été plus vaincue que dans ces dernières années, à Vienne,
à Berhn, à Paris, à Francfort et à Rome par la répubhque mazziuienne. L'ex-
triumvir romain oublie que ses triomphes sont la déroute des sociétés, et que
ses défaites sont la victoire de l'ordre général, victoire parfois chèrement
achetée; c'est ce qui fait que cet intérêt réclamé pai- M. Mazzini po«r lui-
même, il est permis de le réserver pour des occasions meilleures et de plus
illustres victimes, et qu'il est en même temps du devoir de l'Europe de se
prémunir contre ces tentatives d'où la liberté et la justice sortent chaque fois
plus meurtries.
REVUE. — CHRONIQUE. 1203
Si, d'un autre côté, au point de vue du mouvement des influences et des
intérêts internationaux, l'aspect de l'Europe semble s'éclaircir; si quelques-
unes des difficultés récentes semblent s'apaiser, il reste évidemment encore
le germe de bien d'autres complications. Telle est, à n'en point douter, la
question d'Orient, suprême pierre de touche peut-être de la paix européenne.
Aujourd'hui, il est vrai, la Turquie s'est rendue à l'ultimatum de l'Autriche,
porté récemment à Constantinople par le comte de Leiningen; mais on pour-
rait se demander combien il faudrait de soumissions de ce genre pour que
l'indépendance de l'empire turc ne fût plus qu'un mot. Il y a des esprits qui
pensent que les choses ont duré longtemps ainsi pour l'empire ottoman et
dureront longtemps encore. C'est justement parce qu'elles ont duré beaucoup
que le dénoûment doit être plus prochain; c'est justement parce qu'on a
essayé de tout que le doute s'accroît et se propage sur l'intégrité et l'indépen-
dance de la Turquie. Le vieux parti ottoman et ce qu'on a nommé le parti
réformiste ont été vus à l'œuvre, et il n'est pas facile de dire s'il y a eu beau-
coup moins d'impuissance et de corruption d'un côté que de l'autre. La
France une fois a cru voir en Egypte un moyen de rajeunissement pour le
vieil empire, et il s'est trouvé que ce n'était qu'un mirage, l'artifice puis-
sant d'un homme énergique qui a emporté avec lui son secret. Il est peu pré-
sumable au reste que les gouvernemens de l'Europe abordent de front cette
terrible et inévitable question; mais il ne serait point impossible qu'ils ne
marchassent au même but d'une manière détournée, en favorisant, comme
on le fait aujourd'hui, la création de principautés à demi indépendantes,
semblables à celles du Monténégro. Quelle peut être dans ces complications
la politique de la France? C'est une politique toute tracée, dira-t-on : elle
consiste dans le maintien de l'intégrité et de l'indépendance de l'empire
ottoman. Oui, c'est toujours le mot officiel qui est dans la bouche des cabi-
nets; mais si cette indépendance arrive insensiblement à n'être plus qu'une
fiction par une série de démembremens indirects, il s'ensuivra que la ques-
tion aura été résolue en dehors de toute participation de 'notre pays. Le
malheur pour la France, c'est que depuis longtemps les révolutions sont ve-
nues fausser sa politique extérieure ou la réduire à l'impuissance; elles ont
créé à notre pays cette situation singulière et anormale où l'action isolée
serait la plus périlleuse des tentatives, outre son impossibilité même, et où il
n'est pas moins difficile de fonder une politique efficace sur des alliances
Traies, sincères et durables. Et cependant plus que jamais aujourd'hui il y a
pour la France une invincible nécessité de porter un regard ferme et prudent
sur ces crises qui se préparent, que la sagesse peut ajourner encore, mais
qui viendront infailliblement, à un instant donné, faire subir à l'équilibre de
l'Europe la plus solennelle et la plus décisive des épreuves.
A travers cet ensemble de faits et d'incidens de nature à affecter la situa-
tion générale de l'Europe, chaque peuple conserve sans doute son existence
individuelle; mais, même dans cette existence, il est encore plus d'un trait
commun à tous les pays. Il n'est personne qui n'ait pu observer le singulier
développement qu'ont pris depuis quelques années les questions religieuses.
En Angleterre, ces questions se retrouvent partout dans la politique; elles ont
excité plus d'une fois les passions populaires et elles les exciteront probable-
1204 REVUE DES DEUX MONDES.
ment encore. Dans le Piémont, on sait quels sérieux et pénibles conflits se
sont élevés entre l'église et le pouvoir temporel sur les points les plus délicats
de la législation. Notre pays n'est point le dernier, on le pense, où se soit
réveillée l'ardeur des discussions religieuses. Voici quelques années déjà que
cette lutte se prolonge, passant par des alternatives diverses, alimentée par
toute sorte de sujets; dans ces derniers mois particulièrement, elle a pris un
degré nouveau de vivacité. Ce n'est plus même dans les journaux et sous la
forme des polémiques ordinaires qu'elle s'agite, c'est dans des mandemens,
dans des actes émanés de l'autorité ecclésiastique. 11 semble que l'esprit de
discorde se soit glissé dans l'épiscopat. Quel a été le point de départ de cette
phase nouvelle? C'est l'interdiction lancée par M*' l'archevêque de Paris sur
le journal l'Univers. La majeure partie de l'épiscopat français, d'après tous
les indices, a approuvé la mesure prise par le prélat parisien. Il y a eu cepen-
dant des dissidences, et de là est né un nouvel incident plus grave que le
premier sans nul doute. W' l'archevêque de Paris a cru devoir déférer au
saint-siége un mandement par lequel M?' l'évêque de Moulins se constituait
en quelque sorte le juge d'un acte de sa juridiction, et opposait doctrine à doc-
trine. Nous n'avons point le dessein, on le conçoit, d'entrer ici dans un débat
de cette nature. A travers tout, c'est toujours la guerre des doctrines galli-
canes et des doctrines ultramontaines; c'est la vieille lutte entre ceux qui
reconnaissent et observent les traditions d'une église de France et ceux qui
remonteraient aisément au-delà du concordat, au-delà même de Bossuet. En
représentant dans cette mêlée l'intérêt gallican, Ms' l'archevêque de Paris ne
faisait rien que de simple et de naturel. Chose étrange cependant, et comme
il est vrai que l'air de notre temps exerce partout son influence! N'est-il point
remarquable que M. Sibour cède justement lui-même à cette ardeur de polé-
mique qu'M reproche à M. de Dreux-Brézé? N'est-il point bizarre que sa cor-
respondance avec Rome arrive au public français avant de parvenir au saint-
siége? Maintenant tous ces incidens sont portés devant le souverain pontife;
quelques-unes des personnes qui ont figuré dans ces polémiques ont même
été déjà reçues, assure-t-on, par Pie IX, qui aurait gardé une attitude de ré-
serve dont il ne se départira pas probablement. Et dans le fait, quelle déci-
sion pourrait-on lui demander? Il est infiniment présumable qu'il répondra
aux uns et aux autres par ce mot que citait récemment un prélat : Pax vobisl
C'est la meilleure réponse qu'il puisse faire, il nous semble. N'y a-t-il pas en
effet dans ces déchiremens quelque chose de nature à affaiblir l'action de
l'église elle-même? Il pourrait bien, au surplus, ressortir de tout ceci une
moralité : c'est que, si les journalistes n'ont point à se transformer en docteurs
et en évêques, les évêques et les ecclésiastiques doivent à leur tour le moins
possible se faire journahstes, c'est qu'en un mot chacun doit rester à sa place
et à son rôle. 11 arrive trop souvent que les journalistes sont d'assez mauvais
évêques sans que les abbés soient de très bons journalistes.
Tels sont les déplacemens qui s'opèrent parfois dans le mouvement de la
vie. L'agitation est aujourd'hui dans les sphères reUgieuses; elle est bein loin,
on le sait, d'être à un égal degré dans les régions politiques. Ici au contraire
la paix règne, les polémiques sont rares, les conflits de pouvoirs ne sont
guère possibles. Tandis que le corps législatif, réuni déjà depuis un mois.
REVUE. CHRONIQUE. 1205
poursuit une session dont les alimens n'ont pas été nombreux jusqu'ici, le
irouvernement continue à asrir, à administrer, à appliquer ses Idées dans les
divers services publics; il nomme des sénateurs, il institue par un décret
une exposition universelle de l'industrie pour 18oo; il s'occupe surtout du
budget, qui vient d'être élaboré et discuté par le conseil d'état sous les yeux
même de l'empereur, avant d'être soumis au corps législatif. Il ne faut pas
s'étonner que l'intérêt, se détachant des luttes politiques, se reporte vers les
affaires matérielles et financières. En définitive, c'est le dernier ordre de
questions auxquelles un pays cesse de s'intéresser; c'est celui où il éprouve
toujours le besoin de voir clair. Un budget n'est-il point, à vrai dire, le livre
de la fortune publique? Chacun de ces chiffres qu'il contient ne va-t-il pas
toucher aux plus intimes ressorts de l'existence nationale? Le prochain bud-
get d'ailleurs, à ce qu'il paraît, doit atteindre un but depuis longtemps pour-
suivi sans succès : il doit réaliser pour 1854 l'équilibre entre les recettes et les
dépenses. Ainsi du moins l'annonce une communication officielle. Certes on
ne saurait demander mieux, à la condition qu'aucun intérêt considérable
n'en souffre, et que rien ne vienne déranger cet équilibre souhaité. Dans tous
les cas, on peut toujours y voir l'influence du retour vers l'ordre et vers la
sécurité. La communication dont nous parlions disait qu'il était dans l'inten-
tion de l'empereur que le budget fût désormais une vérité. A la bonne heure,
que cet équilibre existe en effet, qu'il soit une vérité mieux que cette charte
dont les révolutions seules ont fait un mensonge, et le résultat sera d'au-
tant plus remarquable, qu'il coïncidera avec le maintien des réductions opé-
rées dans i^lusieurs impôts depuis quelques années : réduction de l'impôt
du sel et de la taxe des lettres, réduction de 27 millions sur la propriété
foncière, abandon du dixième appartenant à l'état dans le produit des oc-
trois. Dans leur ensemble, ces réductions ne s'élevaient à rien moins qu'à
96 millions. L'état a retrouvé un peu plus de 50 millions par le remanie-
ment de l'impôt des boissons et de certains impôts indirects, par l'augmen-
tation de certains droits d'enregistrement. Il reste donc pour le pays un
dégrèvement réel de près de 45 milHons. Le gouvernement a le soin de mul-
tiplier les exposés où se retrouvent les élémens de notre situation financière,
et il n'a pas tort assurément. Les discussions prochaines du corps législatif
ne feront sans nul doute qu'éclairer de lumières nouvelles ce progrès dans les
finances publiques.
Si le gouvernement voulait répondre à un désir, à un besoin du pays, il
n'en pouvait rencontrer un plus réel et plus vif que celui de voir s'accomplir
des améliorations de ce genre. Ce n'est pas qu'il n'y en ait bien d'autres éga-
lement légitimes qui doivent être le souci d'une administration juste et vigi-
.lante; mais comment arrivera-t-elle à les découvrir pour les satisfaire? Là
est la question. Peu après le 2 décembre, on s'en souvient, le chef de l'état,
en créant le ministère de la police, avait attaché au nouveau ministère des
inspecteurs-généraux dont les attributions étaient peut-être un peu difficiles
à définir. Ces nouveaux fonctionnaires, outre une mission de sécurité publi-
que, étaient chargés d'une sorte d'enquête permanente sur les besoins, les
intérêts, les tendances des populations; mais il était aisé de voir qu'ils pou-
vaient n'être qu'une superfétation ou un embarras, leur action risquait de se
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confondre avec celle des préfets ou de s'en trop séparer. 11 faut bien que quel-
ques-uns de ces inconvéniens se soient manifestés, puisqu'un décret vient de
supprimer les inspecteurs-généraux, en ne laissant subsister que des commis-
saires départementaux placés sous les ordres des préfets. Cela suffit bien
d'ailleurs. Il est seulement à souhaiter que cette vaste et vigoureuse surveil-
lance organisée dans le pays fasse moins sentir ce qu'il y a en elle d'étroit
et de vexatoire que ce qu'elle a d'utile et de salutaire. On ne pourrait se
plaindre certainement qu'elle s'appliquât à purger le pays de ces influences
occultes qui vont ravager les âmes simples dans les campagnes. Nous tenons,
quant à nous, pour une juste et morale mesure celle qui vient d'interdire la
circulation par le colportage de tous ces récits de procès criminels et de
causes prétendues célèbres. N'admire-t-on point en effet quelle saine et sub-
stantielle nourriture peuvent trouver des intelligences ignorantes dans toutes
ces perversités? Nous ne savons même jusqu'à quel point est utile la publi-
cité donnée par la presse aux causes criminelles, du moins dans tous leurs
détails. C'est là après tout un goût de décadence que ce .besoin de voir à nu
les hontes, les scandales, les infamies secrètes de la vie sociale, ce penchant
à s'intéresser aux meurtres romanesques. Il y a eu cependant un jour où les
savans artifices d'une empoisonneuse ont réussi à tenir l'attention univer-
selle en suspens, tandis que l'Europe était sur le point de s'enflammer! Et
qu'a-t-il fallu en 1848, si l'on s'en souvient, pour balancer l'mtérèt de cette
seconde et minutieuse profanation de la publicité imprimée au corps vierge
d'une jeune flUe, pour secouer l'opinion occupée à éjner les gestes et les
pâleurs d'un accusé? Il n'a fallu rien moins qu'une révolution : digne réveil
d'un plaisir de bas empire !
Voilà donc avec quel genre de récits prétend Mter une certaine litté-
rature qui se dit populaire, parce qu'elle se vend bon marché, — plus encore
qu'elle ne vaut. Heureusement ce n'est point là qu'il faut chercher les véri-
tables symx)tômes littéraires, et, quelle que soit l'incertitude qui se fasse par-
fois sentir, l'esprit conserve un domaine inaccessible à de telles influences. U
vit par lui-même et pour lui-même. Nous parlions l'autre jour des tendances
qui se dégagent du chaos contemporain, des écoles qui tendent à se former,
des talens nouveaux qui s'élèvent et mûrissent. Soit, entrons donc dans cette
région des tentatives nouvelles. Aussi bien il est on ne peut plus vrai qu'il
existe une littérature différente de celle d'il y a vingt ans. Fit-elle les mêmes
choses, elle les fait d'une autre manière. On la voit tour à tour s'inspirer de
la réalité, de la fantaisie ou du bon sens; elle réunit même parfois la finesse
d'une observation pénétrante et une certaine grâce idéale de l'imagination,
et ce qui prouve que ce sont là des qualités qui conservent encore 1cm' attrait
et leur empire, c'est le succès obtenu par les Scènes et Proverbes de M. Octave.
Feuillet, qui viennent d'être pubhés de nouveau. M. Feuillet est une de. ces
rares natures auxquelles la vulgarité répugne, et qui portent dans les choses
littéraires une distinction charmante. U a su être original dans ses proverbes
après M. Alfred de Musset. Si la Crise, le Pour et le Contre, la Clé d'or, sont
des fruits cueillis au même arbre que le Caprice, ils gardent du moins leur
propre et intime saveur. Ce qu'il y a de singuher, c'est qu'aucun théâtre n'ait
songé encore à transporter sur la scène quelques-unes de ces esquisses où une
REVUE. — CHRONIQUE. 1207
juste et délicate moralité s'enveloppe d'esprit et de bonne grâce. N'y aurait-il
point là une épreuve des plus curieuses et qui serait certainement favorable
à l'auteur? Le public y trouverait de son côté une de ces fêtes du bon goût
auxquelles ne l'ont point accoutumé les mille inventions vulgaires dont Ja
scène se remplit tous les jours. C'est donc un succès légitime et consacré
aujourd'hui que celui des Scènes et Proverbes, — succès qui indique à
M. Feuillet la voie qu'il doit suivre : il n'a qu'à demeurer fidèle à son talent
et à écouter cette ingénieuse et délicate inspiration qui fait l'attrait et la vie
de ses élégantes études.
Quant à M. Cliampfleury, qui apparaît au pôle littéraire opposé et dont le
talent assurément n'est point ordinaire, c'est un réaliste d'instinct et de sys-
tème; c'est là son malheur. Le réalisme, qu'est-ce autre chose en définitive
que l'absence complète de l'art? Ceux qui ont fait cette belle découverte dans
la littérature, comme dans la peinture, ne remarquent point que tel détail
observé dans un paysage ou dans la vie peut exister bien réellement et
n'être point vrai cependant dans un sens général, parce qu'il n'est qu'une
étrangeté, une bizarrerie, une discordance. Or le but essentiel de l'art, c'est
de rechercher et de reproduire une certaine vérité générale dans la nature
physique comme dans la nature morale, dans la combinaison des lignes
<iomme dans la combinaison des sentimens et des caractères. Qu'importe que
l'être auquel l'imagination rend la vie ait existé ou non, s'il est vrai humai-
nement, moralement, dans les conditions où il se trouve placé? Maintenant
que dirons-nous des Contes du Printemps de M. Champfleury et des Aven-
tures de mademoiselle Mariette^ C'est une étude faite sur le vif de ce monde
interlope peuplé d'artistes au chapeau pointu et de femmes qui pratiquent le
communisme sans l'avoir inventé. M. Champfleury est très certainement per-
suadé que ce qui fait l'intérêt de son histoire, c'est ce monde qu'il peint et le
soin qu'il met à reproduire la réalité nue et sans voiles, comme il dit. Il se
trompe singulièrement cependant. La vérité est que, pour s'intéresser aux
aventures de M"^ Mariette, il faut surmonter un certain dégoût. Le côté re-
marquable de cette étude, c'est qu'il y a réellement, en dépit de tout, une
rare faculté d'observation. Gérard et Mariette peuvent être des héros très
authentiques de la Bohème; mais on sent en même temps, à travers toute
cette corruption, palpiter en eux quelque chose de vrai et d'humain. Pour
être un si bon réaliste d'ailleurs, il est toute une face de cette histoire de la
Bohême qjie M. Champfleury ne peint pas, et qui nous était révélée l'autre
jour par ce navrant récit qu'on a pu hre. C'étaient deux pauvres jeunes geils
envoyés peut-être à Paris pour faire des études sérieuses. Ils écrivaient ou ils
faisaient de l'art, eux aussi. Chaque soir, ils allaient s'étabUr dans un café; ils
y trouvaient un abri contre le froid, ils buvaient un peu d'eau-de-vie et dé-
voraient à la dérobée cette râpure qu'on répand sur les tables de jeu : c'était
là toute leur nourriture! Un jour, le maître du lieu s'aperçoit de ce triste
manège, et, touché de leur détresse, il les engage à prendre part à son repas.
H les engage une seconde fois, puis ils ne reviennent pas, honteux d'avoir
été découverts, — et quand on se met à leur recherche, on les trouve l'un et
l'autre sur un grabat achevant de mourir de misère et d'inanition. Si l'his-
toire n'est point vraie, eUe n'en a pas moins son prix. Voilà bien aussi de la
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réalité, et qui a de plus le mérite de jeter un jour sinistre sur toute une
région de la vie littéraire, de cette Bohême où la jîauvreté n'est pas toujours
aussi gaie et aussi facile à supporter que dans les romans de M. Champfleurj'î
Slisère ou non, au surplus, ce n'est point là, à coup sûr, une atmosphère où
le talent puisse trouver un aliment salutaire et fortifiant,
Savez-vous où le talent peut gagner? C'est quand il se mêle au monde,
quand il ne horne point son horizon à ces régions malsaines, quand il se
retrempe dans l'action. Il est rare que l'action, dans ce qu'elle a de plus viril^
n'exerce point une influence heureuse sur l'esprit, même sur l'esprit appli-
qué aux choses littéraires; elle lui donne une allure plus nette, plus précise
et plus ferme. Le talent de M. de Molènes a certainement grandi dans une
épreuve de ce genre. Les révolutions ont parfois d'étranges résultats; il semble
qu'elles viennent mettre chacun en demeure de recommencer une nouvelle
vie. Quand vint 1848, M. de Molènes était simplement un écrivain; la révo-
lution en fit un soldat, un volontaire de la garde mobile, de cette garde dont
il a retracé l'existence avec une mâle et poétique vigueur, après avoir eu fa
part dans les luttes de juin et avoir été gravement blessé. Bientôt la garde
mobile perdit la faveur publique, et alors M. de Molènes embrassait la véri-
table carrière du soldat; il entrait dans l'armée, où il est encore. Les Carac-
tères et récits du temps ne sont autre chose que le fruit de cette phase nou-
velle de son talent retrempé dans la vie active. Et en effet, dans beaucoup
de ces pages, dans bien des analyses de passions féminines ne sent -on pas
comme une main hardie et cavalière? Il passe à chaque instant comme
imc vision de la vie militaire; on a pu lire ici la plupart de ces esquisses : la
Garde mobile, la Comédienne, la Légende mondaine, les Soirées du Bordj.
Ce qui fait le mérite de ces récits, c'est encore l'observation, mais l'obser-
vation appliquée à un certain monde, à une certaine espèce de natures élé-
gantes et fières, nerveuses et ardentes. L'auteur a certainement des types
qui n'appartiennent qu'à lui, et où on retrouve un mélange singuUer de pas-
sion, de poésie, d'ironie, de voluptueuses ardeurs. C'est un monde tout à la
fois plein de réalité et de fantaisie. Poursuivons encore ce domaine, où l'ob-
servation se mêle à la fantaisie capricieuse. C'est une chose à observer : de-
puis quelque temps, la nouvelle fleurit avec une merveilleuse abondance.
Tout prend la forme de la nouvelle et se plie à ce cadre léger et facile. D'un
côté, ce sont les Sorcières blondes, de M. Emmanuel de Lerne; de l'autre, ce
sont les Femmes de vingt-cinq ans, de M. Xavier Aubryet, et ce qu'il y a de
particulier, c'est qu'aucun de ces livres n'est sans talent. Ce qui manque, c'est
la vive originalité, cette originalité qui se retrouve après tout dans M. Champ-
fleury. Il serait difficile de classer avec précision les Sorcières blondes aussi
bien que les Femmes de vingt-cinq ans. L'un de ces recueils est empreint
d'une certaine distinction élégante; l'autre 'est une lointaine et subtile imi-
tation de l'analyse de Balzac : ce n'est point du réalisme, ce n'est point tout
à fait de la fantaisie; mais il y a encore plus loin de là à l'école du bon sens,
qui avait l'autre soir sa fête à l'Odéon par la représentation de la comédie
nouvelle de M. Ponsard.
Nul écrivain n'est assurément plus digne que l'auteur de Lucrèce d'inté-
resser les esprits sérieux à ses tentatives. Aussi n'est-ce point sans une curie-
REVUE. CHRONIQUE. 1209
site singulière qu'on voyait la toile se lever sur ce tableau nouveau de la vie
humaine que M. Ponsard a essayé sous le titre de l'Honneur et l'Argent.
Lorsque le bruit s'est répandu que l'auteur à! Ulysse travaillait à une comé-
die, il a pu, certes, très légitimement s'élever un doute assez grave, doute
fondé sur la nature même du talent du poète, sur les habitudes de son es-
prit, sur ce qu'il a essayé, sur ce qu'il a fait jusqu'ici. Avec la meilleure vo-
lonté du monde, en effet, après Lucrèce comme après le poème à.' Homère,
après Charlotte Corday comme après Horace et Lydie, on ne saurait trou-
ver dans M. Ponsard l'invention, la verve, le don de vive observation, le trait
rapide et ferme, et moins encore cette libre et puissante humeur qui élève
un Molière au-dessus de tous les génies, et pourtant ne faudrait-il point tout
cela pour tenter la forte et saisissante comédie du xix"" siècle? Toutes ces qua-
lités ne seraient-elles pas nécessaires surtout là où la nouveauté est loin
d'être dans le sujet? L'honneur et l'argent! c'est une vieille histoire, c'est le
contraste éternel entre l'existence laborieuse et difficile et les honneurs faci-
lement acquis, entre la probité indigente et le vice fastueux, entre les inso-
lens dédains de la richesse et les pudeurs de la pauvreté, entre l'instinct qui
nous dit d'aller là où le bien nous appelle, et l'instinct qui nous pousse là où
sont le luxe, la fortune, l'influence, le pouvoir, et avec eux l'hommage uni-
versel. Quelque vieille que soit cette histoire, nous ne disons point qu'elle
n'ait sa nouveauté et son à-propos. De tous les dieux en honneur de notre
temps, l'argent est assurément celui qui a le plus de sectateurs; mais enfin
cette histoire, il faut la rajeunir, la rendre plus saisissante par la forme, par
les caractères, par l'action. Or l'action est justement ce qui manque le plus
à la comédie de M. Ponsard. C'est ce qui fait qu'on ne sait pas trop parfois
ce que sont ces personnages qui s'agitent, d'où ils viennent et où ils vont.
Les effets les plus saillans naissent moins de l'action elle-même que d'un
laborieux artifice. Tenez, il y a là un homme d'état, il n'a point d'autre
nom : c'est un type, sans doute; à quel propos vient-il? — Pour offrir au
héros de la pièce, tombé dans la misère, une place d'expéditionnaire ! On ne
saurait certainement employer de plus grands moyens pour amener un
petit effet. En réalité, l'œuvre nouvelle de M. Ponsard est moins encore une
comédie qu'une satire dialoguée, qui tombe parfois dans l'épître morale. C'est
un cadre commode où l'auteur développe sous ses faces diverses l'idée de ce
contraste perpétuel de l'honneur et de l'argent. Il y a sans nul doute dans les
dôveloppemens de M. Ponsard des traits heureux, des accens élevés, une cer-
taine verve d'honnêteté contre toutes les capitulations intéressées de la con-
science, contre la mollesse des âmes que l'appât du bien-être corrompt; mais
en ceci même, par malheur, M. Ponsard ne s'élève point au-dessus du niveau
d'une nature peu inventive par elle-même. Il va souvent droit contre l'écueil
habituel de son talent, le lieu commun. M. Ponsard, il faut le dire d'ailleurs,
porte en ce genre une certaine naïveté qui lui fait remplir ses ouvrages d'une
foule de vérités qu'on est à coup sûr charmé de retrouver, mais qu'on con-
naissait depuis longtemps. L'Honneur et l'Argent contient une infinité de
ces vérités trop vraies et auxquelles la poésie de l'auteur n'ajoute aucun attrait
nouveau. Que si on compare au surplus l'Honneur et l'Argent à bien d'autres
comédies contemporaines, l'œuvre de M. Ponsard est assurément supérieure,
TOME I. 78
1210 RE\UE DES DEUX MONDES.
tout en étant loin de réaliser encore l'idée d'une comédie originale et puis-
sante. — Chose étrange cependant ! nous en étions tout à l'heure à l'état de
l'Europe, aux luttes du monde religieur, et nous voici au théâtre, à ses ten-
tatives, à ses popularités éphémères. N'est-ce point là la vie sociale dans sa
diversité, embrassant tous les intérêts, s'étendant à toutes les préoccupations,
passant d'une impression à l'autre, faisant sans cesse marcher ensemble les
plaisii's intellectuels et l'observation de tous ces pays qui ont aussi, comme la
France, leur existence et leurs intérêts propres?
Le mouvement général suit son cours en effet : il ne change point dans
son essence, la forme seule varie. Chaque pays a son rôle et son attitude dans
cette mêlée contemporaine. Un des traits les plus caractéristiques peut-être
de la situation actuelle de l'Angleterre, c'est la discussion qui a eu lieu dans
le parlement au sujet de l'intervention possible des gouvernemens de l'Eur
rope auprès du cabinet anglais pour réclamer des mesures contre les réfugiés.
Lord Aberdeen dans la chambre des lords, lord Palmerston dans la chambre
des communes ont eu à répondre sur ce point à des interpellations parlemen-
taires. Le fond des déclarations des deux ministres est le même sans doute; mais
c'est la réponse de lord Palmerston qui est, on le pense bien, la plus nette et la
plus décisive. Cette réponse, facilement prévue, c'est que l'Angleterre n'avait
aucune mesure à prendre contre les réfugiés, qu'elle n'avait point à s'occur
per delà sécurité intérieure des autres états. Aucune loi d'ailleurs ne permetr
trait ces mesures, et le cabinet anglais n'est nullement dans l'intention de
réclamer du parlement de nouveaux moyens d'action contre les réfugiés. Le
seul correctif apporté par lord Palmerston dans sa déclaration, c'est que les
réfugiés, à leur tour, ne doivent point abuser de la libérale hospitalité qui
leur est offerte, et qu'il est de leur honneur de ne ix)int faire du sol britan-
nique un foyer de permanentes hostihtés contre les alliés de l'Angleterre. De-
puis quelque temps déjà, au reste, l'opinion publique s'était émue de cette
question. L'inviolabilité du droit d'asile est un de ces privilèges dont le peuple
anglais est jaloux. Et ici, qu'on le remarque, l'mtervention de la presse et de
la tribune, de l'opinion publique en un mot dans les affaires de diplomatie,
est souvent périlleuse ; elle risque de nuire aux intérêts qu'elle prétend ser-
Tir; elle refroidit les relations des cabinets et embarrasse leur action. N'ad-
mire-t-on pas cependant ce que l'opinion publique, avertie et éclairée, peut
prêter de force, quand elle se tient, en quelque sorte, derrière un gouverne-
ment et lui sert de permanent auxiliaire ! L'Angleterre a réalisé plus d'une
fois ce rare et puissant phénomène, qui est dans ses habitudes. Maintenant
^elle sera la décision de l'Autriche en présence de ces fins de non-recevoir
opposées par anticipation à ses réclamations? S'arrêtera-t-elle, ou poursui-
vra-t-eile la démarche diplomatique dont on lui prête la pensée? Dans tous
les cas, on sait déjà la réponse. Tel est donc, vis-à-vis de l'Angleterre, l'état
de la question en ce qui concerne les réclamations possibles de l'Autriche.
Mais ce n'est point, on le sait, le seul côté par où cette triste échauffourée
de Milan ait soulevé des difficultés; il vient même d'en surgir une nouvelle
qui n'est pas la moins grave peut-être. Après la dernière tentative qui a en-
sanglanté la Lombardie, au milieu du calme de la masse des populations, on
a pu se demander si la modération n'était pas, pour le gouvernement autri-
REVUE. — CHRONIQUE. 1211
chien, le meilleur moyen de pacification. Malheureusement l'Autriche est
comme conquérante en Lombardie; elle sent bien que dans tout soulèvement
il y a quelque chose de plus qu'une émeute ordinaire : il y a le péril perma-
nent d'une explosion de l'instinct national; de là ce besoin ardent de détruire
tous les élémens de résistance, d'atteindre et de frapper tout ce qui peut lui
créer un danger, et dans cette voie les rigueurs engendrent les rigueurs. Aux
sévères mesures que l'Autriche a déjà prises, elle vient d'en ajouter mie, bien
faite pour tendre encore plus cette situation critique : elle vient de mettre
sous le séquestre les biens de tous les émigrés lombards répandus aujour-
d'hui soit dans les autres pays de l'Italie, soit dans le reste de l'Europe. Mais
c'est ici que s'élève une complication nouvelle. Beaucoup de ces réfugiés, et
les plus éminens, notamment le comte Borromeo, le duc de Litta, sont au-
jourd'hui sujets sardes; ils sont sous la protection du gouvernement piémon-
tais, et ne sont plus même émigrés, à vrai dire. Le cabinet de Turin peut-il
laisser violer dans leur personne les privilèges de la nationahté piémontaiae?
Il y a là, on le comprend, une des questions les plus délicates, non point
qu'elle soit douteuse en droit, mais en raison de la situation réciproque de
l'Autriche et du Piémont en Italie. C'est ainsi que le gouvernement de Turin,
après avoir agi avec une énergique loyauté dans l'affaire de Milan, se trouve
engagé dans une complication inattendue. Déjà on a dit qu'il s'était adressé
à l'Angleterre comme puissance médiatrice. Ce ne serait peut-être pas en ce
moment le meilleur moyen d'arriver à un facile dénoùment. Cela suffit dans
tous les cas pour faire sentir une fois de plus combien de périlleux élémens
peuvent se retrouver dans les relations de l'Autriche et du Piémont. Quant à
la Suisse, le blocus du Tessin n'a point cessé, et rien ne démontre que les
mesures rigoureuses qui semblent être dans la pensée du gouvernement
autrichien ne doivent, jusqu'au bout, recevoir leur exécution. Le conseil
fédéral a espéré un moment désarmer l'Autriche en prescrivant l'internement
de tous les réfugiés; mais cela n'a point suffi, et la question se trouve au-
jourd'hui plus compliquée que jamais. Le conseil fédéral a essayé, après une
vaine tentative de conciliation, de protester tant contre le blocus du Tessin
que contre l'expulsion de ses nationaux de la Lombardie, il a même distribué
une somme de 10,000 francs aux expulsés tessinois, comme pour confirmer
ses protestations; mais cela évidemment ne résout rien. La question reste
entière. Aujourd'hui c'est aux gouvernemens européens, et particulièrement
à l'Angleterre et à la France, que le conseil fédéral fait appel, assure-t-on.
La Suisse a par malheur réussi à se rendre suspecte, depuis que les gou-
vernemens révolutionnaires l'ont en quelque sorte subjuguée, et c'est ce
sentiment de défiance qui est indubitablement le plus efficace auxiliaire de
l'Autriche.
L'Espagne est heureusement à l'abri de ces agitations où se trouve engagée
jusqu'à un certain point la paix, ou du moins les bons rapports de plusieure
pays; mais elle en a qui lui sont propres. La crise où elle est entrée depuis
quelque temps n'est point arrivée à son terme; elle continue au contraire. Il
est seulement permis d'espérer aujourd'hui qu'une politique ferme et modérée
à la fois réussira à ôter à la situation du pays ce qu'elle a eu un moment de
critique et de périlleux. Des élections ont eu lieu récemment, comme on sait,
et la majorité qui en est sortie en faveur du ministère n'est point douteuse.
1212 REVUE DES DEUX MONDES.
Les oppositions réunies dans le congrès ne forment point un corps assez
compacte pour tenir en écliec le cabinet. Elles ne dépassent point d'ailleurs,
dans leur ensemble, le chiffre de quatre-vingts voix, et ce qu'on a pu remar-
quer, c'est la défaite électorale de quelques-uns des membres les plus émi-
nens du parti progressiste, de M. Olozaga, de M. Escosura notamment. Par
contre, le ministre de l'intérieur de l'ancien cabinet, M. Bertran de Lis, a éga-
lement échoué dans les élections. C'est, à ce qu'il paraît, une chose passée en
usage, que cette mésaventure des ministres de l'intérieur quand ils quittent
le pouvoir. Déjà, il y a deux ans, après la retraite du cabinet Narvaez, dont
il faisait partie, M. le comte de San-Luis avait subi le même sort, et il est
aujourd'hui rentré au congrès. C'est le l" mars que se sont réunies les cham-
bres, et la session est maintenant en pleine activité. Le premier acte du con-
grès a été la nomination à la présidence de M. Martinez de la Rosa, qui était
le candidat du ministère, et qui d'ailleurs a réuni à peu près l'unanimité des
voix. Aujourd'hui le congrès est absorbé par le lent et ingrat travail de la
vérification des pouvoirs. Chose étrange, quelque vivacité qui éclate parfois
dans ces discussions, ce n'est point cependant au congrès qu'ont eu lieu jus-
qu'ici les débats les plus ardens et les plus animés, c'est dans le sénat. Le
sénat semble être plus particulièrement le foyer d'une opposition active et
impatiente, et c'est pour cela probablement que le cabinet a pris soin de
nommer un certain nombre de nouveaux sénateurs qui viendront heureuse-
ment rétablir l'équihbre. Déjà deux graves discussions ont eu lieu au sénat,
l'une au sujet d'une proposition de M. Pena-Aguayo, touchant le dernier dé-
cret sur la presse, l'autre à l'occasion d'une réclamation adressée à la haute
chambre par le maréchal Narvaez sur les mesures dont il a été récemment
l'objet. La première de ces discussions a été résolue dans un sens favorable
au ministère; l'autre a amené simplement, avec l'adhésion du gouvernement,
la nomination d'une commission chargée d'approfondir la question. Dans
tous ces débats, au surplus, on peut le remarquer, il y a de la part des oppo-
sitions une certaine impatience ardente et mal contenue, un penchant per-
pétuel à multiplier les discussions irritantes. Il semble que les partis sont
sous l'obsession de ces projets de réformes constitutionnelles dont il a été si
souvent question. Ces projets, en effet, paraissent devoir être prochainement
présentés. Les principales modifications, assure-t-on, doivent consister dans
la prérogative accordée à la reine de nommer des sénateurs héréditaires, et
dans un changement de la loi électorale, qui étendrait le droit d'élection dans
la classe des propriétaires et le restreindrait dans les autres classes. Il est aisé
de voir que, même dans ces conditions nouvelles, le régime constitutionnel
subsisterait tout entier. Le meilleur moyen, au reste, de recommander ce
genre de. gouvernement et de le préserver de tout danger, ce n'est point de
consumer des séances entières, comme semblent vouloir le faire les opposi-
tions de l'Espagne, en stériles débats, tels que celui de savoir comment il
faut introduire une interpellation; c'est de le pratiquer avec modération,
avec prudence, et surtout avec un esprit de juste et féconde conciUation.
Au milieu des alternatives de notre temps et des chances diverses des ré-
gimes politiques, on pourrait se demander, sans trop de prétention, s'il n'est
point (les pays qui, par leur caractère, semblent plus spécialement propres
à cette vie constitutionnelle que l'Espagne travaille péniblement à main-
REVUE. CHRONIQUE. 1213
tenir et à r?giilariser chez elle. La Hollande serait assurément un de ces pays.
Les chambres de La Haye poursuivent leurs travaux sérieux et pratiques. Un
nouveau projet sur le régime des pauvres vient d'être soumis à la seconde
chambre par le ministre de l'intérieur. La charité individuelle ou particu-
lière ne tombe pas sous le régime de la loi, qui est appelée seulement à régir
les institutions destinées à secourir les pauvres d'une manière permanente
au nom de l'état. La loi nouvelle ne s'applique à aucune des manifestations
isolées ou collectives de la charité privée, non plus qu'aux institutions de
secours d'une communion religieuse ayant pour but de venir en aide aux
pauvres de cette communion. Ces institutions ont leur administration propre.
Le projet actuel, qui s'applique aux maisons de charité dirigées par l'état, les
provnices et les communes, tend moins au reste à instituer de nouvelles
règles qu'à réunir en une seule loi des dispositions jusqu'ici éparses. Il ne
crée rien véritablement; mais il donne plus de force et d'unité à la surveil-
lance publique, et il permet au gouvernement, d'après les communications
qui devront lui être faites par les administrations de charité, de constater
avec exactitude l'état du paupérisme dans le pays.
Ce n'est pas d'ailleurs sur ce seul point que le gouvernement fait un utile
et fructueux appel à la statistique et à la publicité. Les documens sur les
finances, sur le commerce, se succèdent et témoignent tous d'un progrès
remarquable. D'après l'une de ces publications, les recettes de l'état en 1852
se sont élevées au-dessus de celles de 1851 et ont dépassé de 1,943,000 florins
les prévisions budgétaires, résultat d'autant plus notable qu'il coïncide avec
des dégrèvemens d'impôts qui ont eu lieu dans la même période. Le com-
merce, depuis trois années surtout, est dans la même voie d'agrandissement
régulier. Tout vient ainsi attester un mouvement matériel qui ne peut né-
cessairement que s'accroître et recevoir une impulsion nouvelle des plans que
médite en ce moment même l'esprit d'entreprise. Il s'agite, en effet, en Hol-
lande, divers projets qui ont tous pour but d'étendre les relations du com-
merce. L'un, qui s'est produit à Rotterdam, a pour objet de multiplier et
d'activer les communications par la vapeur avec l'Angleterre et la France, la
Baltique, Copenhague et Saint-Pétersbourg, la Méditerranée et les Indes. A
Amsterdam, une commission vient d'élaborer un projet pour rapprocher
cette capitale de l'Océan par un canal à travers les dunes jusqu'à Wyck, où
seraient exécutés de grands travaux hydrauliques, et où un port de mer
serait établi. Bien que ce projet grandiose ne soit encore que sur le papier,
on voit comment dans ce pays les idées prennent une direction d'utilité
publique, et tendent à s'élever au niveau des progrès contemporains de
toutes les nations commerciales et industrielles. Ne sont-ce pas là les signes
de ce développement modéré et paisible qui semble si bien dans le caractère
néerlandais? D'un autre côté, le gouvernement vient de mener à bonne fin
une négociation d'un assez sérieux intérêt : il vient de conclure un nouveau
traité avec la Société de Commerce au sujet de la dette de dix raillions de flo-
rins contractée par l'état envers cette société et de la vente de produits colo-
niaux. L'intérêt de la dette est diminué. Le bénéfice de la société sur la vente
des produits dont elle a le monopole sera de 2 1/2 pour 100 au lieu de 2 3/4.
En 18oo, cet intérêt ne sera plus que de 2 pour 100. En outre, une grande
quantité de produits coloniaux devra être vendue aux Indes même, ce qui
1214 REVUE DES DEUX MONDES.
amènera nécessairement mie plus grande affluence de capitaux à Java. C'est
la solution d'une question qui était depuis longtemps pendante.
La Hollande, qui n'est pas seulement un pays d'industrie et de commerce,
vient de perdre coup sur coup quelques-uns de ses hommes politiques et de
ses écrivains les plus distingués. C'est d'abord M. Van Lennep, ix)ète octo-
génaire qui, pendant un demi-siècle, avait été professeur de littérature an-
cienne à l'athénée de La Haye. Poète latin, poète national d'une rare élégance,
doué d'un patriotisme éclairé, d'un esprit reUgieux et plein de tolérance, Van
Lennep a exercé longtemps une réelle influence. Son Chant des Dunes mar-
que dans la poésie hollandaise moderne. Ses recherches archéologiques et lin-
guistiques lui assignent une place parmi les savans^de son pays, où il a con-
tribué à propager l'amour des études classiques. Un autre de ces hommes
éminens que la Hollande a récemment perdus, c'est M. le baron Van Doom.
M. Van Doom avait été gouverneur des Flandres avant la révolution belge,
et il avait su jusqu'au dernier moment maintenir l'autorité hollandaise. U
fut depuis successivement ministre de l'intérieur et vice-président du conseil
d'état. Ce n'est qu'en 1848 qu'on lui enleva ces dernières fonctions par un
acte qui entre peu dans les habitudes hollandaises, et le roi, pour lui témoi-
gner sa confiance, le nomma grand maréchal de sa maison. M. Van Doom
joignait à une grande activité dans les affaires un goût remarquable pour
les sciences et les lettres ; c'est à ce dernier titre qu'il était un des curateurs
de l'université de.Leyde.
La Turquie vient de traverser une crise délicate, malheureusement elle
n'en est pas sortie à son avantage. L'Autriche a pris une revanche de l'échec
qu'elle avait éprouvé dans l'affaire des réfugiés hongrois. Il y avait long-
temps que cette puissance cherchait à se relever d'une humiliation qui Lui
tenait au cœur; les fautes de la Turquie sont venues à propos lui en fournir
l'occasion. Il faut convenir, en effet, que, parmi les exigences récemment for-
mulées à Constantinople par le comte de Leiningen, toutes n'étaient pas sans
fondement. Sans doute, l'Autriche a profité de la circonstance pour articuler
des griefs d'une légitimité au moins contestable; mais, sur d'autres points^ la
Turquie avait des torts graves, et elle s'était ainsi exposée à voir la diplomatie
iiutrichienne blessée répondre à quelques dénis de justice par des réclama-
tions exorbitantes. Les entraves imposées par Omer-Pacha au commerce au-
trichien en Bosnie, la présence de réfugiés hongrois et polonais dans l'armée
ottomane lancée contre le Monténégro, enfin cette expédition elle-même, qui
était de nature à créer quelque agitation sur les'^frontières de l'Autriche, don-
naient assurément quelque apparence de raison à la plupart des représenta-
tions portées à Constantinople par le comte de Leiningen. Il nous paraît, à la
vérité, beaucoup plus difficile de justifier les prétentions de l'Autriclie sur les
deux petits ports de Kleck et de Sotorino, dont elle réclame la possession, ou
du moins dont elle voudrait régler l'usage, dans le cas où ils resteraient aux
mains delà Turquie. Ces ports ont toujours passé, jusqu'à présent, pour être
la propriété incontestée de la Porte-Ottomane. Cette situation est assurément
gênante pour l'Autriche, car ces deux ports coupent en deux points différens
le territoire de la province autrichienne de Dalmatie. C'est une anomalie, sans
nul doute, et l'on conçoit sans peine que l'Autriche cherche à y remédier.
Cette anomalie cependant est un fait consacré par les traités, et qui ne peut
REVUE. CHRONIQUE. 1215
être l'objet d'un ultimatum. L'Autriche peut ouvrir des négociations pour
acquérir la possession de Kleck et de Sotorino, nécessaire à ses communica-
tions avec l'extrémité de la Dalmatie, et c'est ce qu'elle paraît avoir essayé
de faire à d'autres époques; mais aucune considération de droit des gens ne
l'autorise à sommer la Porte de renoncer à une possession sur laquelle il ne.
s'était élevé aucune incertitude jusqu'à ce jour. Quelle a été, à cet égard, la.
réponse de la Porte aux injonctions du cabinet autrieliien? C'est ce qui reste
encore incertain après les explications données par la presse autrichienne sur
le résultat de la mission extraordinaire du comte de Leiningen. 11 n'est pas
douteux toutefois que la Turquie n'ait cédé sur tous les autres points, et.
notamment sur l'expédition du Monténégro. C'est cette expédition fâcheuse
qui a évidemment fourni à l'Autriche ses meiUeurs prétextes, et la Turquie
doit comprendre aujoiu-d'hui pourquoi ceux qui lui souhaitent delà stabilité.
et de l'avenir s'aJ armaient de cette guerre si imprudemment entrepi'ise. En-
core n'est-elle pas au bout de tous les chagrins que la guei're du Monténégro
lui vaudra. Voici que la Russie va venir à son tour réclamer non plus seule-
ment la suspension des hostilités, mais l'indépendance des Monténégrins.
Tel semble du moins être le principal objet de la mission du prince Mens-
chikof à Constantinople. Voilà des difficultés d'où la Turquie est lom d'être
sortie, et qu'elle eût évitées avec plus de prévoyance.
Il y a ceci d'étrange et de saisissant dans cette revue des choses contem-
poraines, que, pour peu qu'on ne se contente pas d'observer automv de soi et
qu'on étende le regard au loin, il y a toujours à faire la part des révolutions.
Quand ce n'est pas en Em'ope, c'est au-delà des mers; quand ce n'est pas nousr
qui imitons le Mexique, c'est le Mexique qui nous imite. Les révolutions
mexicaines passent en peu de temps par bien des phases, qui ne conduisent
toutes malheureusement qu'à un résultat, la décomposition du pays. On a vu
déjà que le président, le général Ariata, avait donné sa démission et avait été
remplacé par M. Cevallos, qui a fait un coup d'état en supprimant le con-
grès. M. CevaUos, à son tour, n'a pas duré longtemps. A peine l'un des chefs
de l'insurrection, le général Uraga, a-t-n été arrivé à Mexico, que M. Cevallos,
déjà discrédité et impuissant, a été obligé d'abdiquer le pouvoir au profit
d'un dictateur provisoire, le général Lombardine; maintenant c'est le géné»-
ral Santa-Anna qu'on attend. Des députations sont parties de la Vera-Cruz
pour aller le chercher, à New-York. Santa-Anna est d'habitude l'homme dea^
situations extrêmes au Mexique. Le malheur est que quand il a le jMJuvoir
depuis six mois, il ne sait plus qu'en faire. Sa dernière dictature n'a pas
laissé de bons souvenirs; elle date de 1846, de la guerre avec les États-Unis,
et on sait comment cette guerre se termina. Santa-Anna aurait beaucoup à
faire pour être plus heureux cette fois. Bien des esprits, nous le savons, au-
delà de l'Atlantique et en Europe, trouvent qu'il n'y a qu'un remède à cette
incommensurable anarchie : c'est la création d'une monarchie au Mexique.
Oui, sans doute, la monarchie eût été une ancre, une garantie de stabilité et
de durée pour ce monde hispano-américain, si on eût tenté de l'y établir à
l'issue de la guerre de l'indépendance : la meilleure preuve, c'est que le Bré-
sil, qui s'est trouvé dans ces conditions, est parvenu à s'asseoir sur des bases
solides et fortes; mais, depuis plus de trente ans, les anciennes colonies espa-
gnoles, la plupart, du moins, sont en proie aux bouleversemens, .aux révolu-
1216 REVUE DES DEUX MONDES.
tioiis, à la dissolution. Entre le moment où la monarchie eût été possible et
raisonnable — et aujourd'hui, il y a un intervalle pendant lequel les esprits
se sont désaccoutumés de toute autorité, de toute règle, de tout frein. Au
Brésil, au contraire, il n'y a eu nulle interruption, nul interrègne, entre la
royauté ancienne et la royauté nouvelle. C'est ce qui fait que le Brésil pros-
père, paisible et calme, sous le juste et libéral gouvernement d'un souverain
intelligent; c'est ce qui fait que, indépendamment de l'immensité de son ter-
ritoire, il jouit d'une supériorité réelle, comme état régulier, dans l'Amérique
du Sud. Depuis trois ans, le Brésil a eu moins de changemens de ministères
qu'il n'y a eu de révolutions au Mexique ou dans la République Argentine,
par exemple.
Nous laissions, il y a peu de jours encore, la guerre allumée entre le géné-
ral Urquiza et le nouveau gouvernement formé à Buenos-Ayres à la suite du
mouvement révolutionnaire, opéré au mois de septembre. Maintenant c'est
au sein même de ce gouvernement que la discorde a éclaté. Les rues de Bue-
nos-Ayres ont été ensanglantées au point que les résidens étrangers ont dû
s'armer pour leur sûreté. Le gouverneur de la province, le docteur Valentin
Alsina, s'est vu contraint de donner sa démission, et a été remplacé par le
général Pinto, président de la salle des représentans. Les chefs de l'insurrec-
tion n'étaient autres que le ministre de la guerre lui-même, le général José-
Maria Florès, et le colonel Lagos. C'est le 1" décembre qu'a éclaté ce nouveau
mouvement. Le général Florès était sorti de Buenos-Ayres pour organiser des
forces qui devaient aller rejoindre le général Paz, envoyé contre Urquiza. La
réalité est qu'il se mettait à la tête de ces forces pour proclamer la déchéance
du gouvernement et assiéger la ville de Buenos-Ayres. Les conditions posées
par lui se résumaient en ceci : envoi de députés au congrès de Santa-Fé, éloi-
gnement de tout emploi public^ pendant un an, du docteur Alsina et du co-
lonel Mitre, ministre de l'intérieur et des affaires étrangères; déclarer glo-
rieux, comme d'habitude, le soulèvement du 1" décembre, payer les frais du
soulèvement par-dessus tout, renouveler par moitié la chambre des repré-
sentans et élire un nouveau gouverneur. Les négociations engagées dans ces
termes entre les chefs insurgés et les autorités restées à Buenos-Ayres n'ont
en définitive abouti à rien, et divers combats livrés aux environs de la ville
lie semblent pas avoir eu plus de résultat jusqu'ici. Que peut-il maintenant
sortir de ces complications nouvelles, qui ne sont qu'un accès nouveau d'a-
narchie ajouté aux accès précédens? Nul ne saurait le dire. Ce qui semble le
plus probable, c'est que toute cette impuissance et ces violens déchiremens
pourraient bien rendre des chances au général Urquiza.
Il s'en faut, en effet, que le général Urquiza fût aussi près de sa ruine qu'on
le disait. Les nouvelles qui le représentaient comme vaincu et désarmé par
les généraux Madariaga et Hornoz venaient de Buenos-Ayres. Voici cepen-
dant que le jour vient du côté opposé. D'après d'autres témoignages et d'au-
tres journaux de l'Amérique, ce n'est point Urquiza qui aurait été battu, c'est
lui, au contraire, qui aurait dispersé les forces de Madariaga et Hornoz, les-
quels se seraient enfuis, l'un vers Corrientes, l'autre vers Buenos-Ayres. Le
général Paz lui-même, envoyé contre Urquiza, aurait complètement échoué
dans sa mission. En même temps, le congrès général, réuni à Santa-Fé le
20 novembre, sanctionnait la politique du directeur provisoire. Cette poli-
REYUE. CHRONIQUE. 1217
tique, au reste, est loin d'avoir été malhabile depuis quelques mois. IJrquiza
semble s'être proposé d'éloigner la guerre civile, d'empêcher la révolution de
s'étendre aux autres provinces, et d'abandonner Buenos- Ayres à son propre
sort. 11 paraît avoir voulu laisser la révolution de Buenos-Ayres se consumer,
s'épuiser, se dévorer elle-même. C'est ce qui est arrivé à peu près. L'insur-
rection du 1" décembre, si elle réussit, ne peut avoir d'autre résultat que de
rattacher Buenos-Ayres à d'autres provinces, et de favoriser la politique du
général Urquiza. D'ailleurs, ce pouvoir d'Urquiza régularisé était sans doute
à l'origine la meilleure condition pour ce malheureux pays. A l'abri de cette
autorité nouvelle, on eût pu travailler sérieusement, activement, au déve-
loppement matériel de ces contrées ; on eût pu suivre la voie tracée par l'in-
telligente mesure qui avait déjà ouvert au commerce les rivières argen-
tines. Aujourd'hui cela est plus diflicile, car toute autorité qui s'élèvera à
Buenos-Ayres se trouvera au milieu de partis divisés, déchirés, envenimés.
C'est ainsi que chaque révolution vient retarder encore malheureusement la
civihsation de ces pays, qui attendent le travail de l'homme, et à qui on donne
sans cesse le sang versé dans les guerres civiles. ch. de mazade.
ASTRONOMIE DESCRIPTIVE. '
L'astronomie, ainsi que plusieurs des sciences d'observation qui sont sus-
ceptibles d'applications mathématiques, peut être étudiée ou exposée à trois
degrés divers de difficulté, D'abord on peut faire connaître, ou pour ainsi
dire raconter les résultats de cette belle science en exigeant du lecteur une
confiance aveugle dans les calculs et les observations des savans. C'est propre-
ment alors la science descriptive, qui enregistre toutes les conquêtes de l'esprit
humain et connaît l'univers par ouï-dire. Suivant le précepte d'Horace, celui
qui entreprend cette exposition difficile doit avoir principalement pour but
la clarté du sujet qu'il veut développer, et abandonner les objets sur lesquels
il désespère de jeter de l'éclat. Sous ce point de vue, les célèbres leçons de
M. Arago et le Cosmos de M. de Humboldt sont des modèles parfaits. Une se-
conde manière bien plus sérieuse d'étudier l'astronomie exige l'emploi des
formules mathématiques, en général assez simples, au moyen desquelles
les astronomes praticiens enchaînent les observations pour en déduire les
lois des mouvemens célestes. Ici on peut vérifier soi-même, en partant des
observations consignées dans les registres des grands établissemens, toutes
les déductions précédemment admises, et même tirer de ces observations les
conséquences nouvelles qui auraient échappé à ceux qui les premiers ont eu
ces registres à leur disposition. L'astronomie est tout entière dans cette union
de calculs suffisamment élevés pour utiliser les données de l'expérience avec
les observations portées par la sagacité, l'habileté et la persévérance des
astronomes au plus haut point de précision qu'il soit donné à l'homme d'at-
teindre.
Le troisième degré d'études astronomiques est pour ainsi dire tout à fait
(1) Voyez un premier article, VAsironomie en 1852 et 1853, dans la Revue du 15 janvier.
1218 REVUE DES DEUX MONDES.
mathématique. Les Newton, les d'Alembert, les Lagrange, les Laplace sont
partis des lois établies par la méthode précédente, et dans leurs calculs trans-
<;endans ils ont embrassé l'état passé, présent et futur du monde, pesé la
stabilité de son organisation, reconnu les actions mutuelles de tous les corps
célestes, déterminé leurs formes, et enfin prédit leur avenir, toujours vérifié
jusqu'ici par l'observation directe. Quant aux brillans résultats de ces hautes
spéculations par rapport au but que la puissance créatrice paraît avoir voulu
atteindre dans le balancement de toutes les causes de perturbation qui a.^s-
sent sans cesse dans notre système solaire, rien ne peut surpasser métaphy-
siquement, aussi bien que mathématiquement, ces chefs-d'œuvre de l'esprit
humain, aussi accessibles à l'intelligence de celui qui en Ut l'exposition qu'ils
étaient pour ainsi dire introuvables pour tout autre que le génie mathéma-
tique qui les a tirés des mystères de la nature.
A ce point de vue, les conquêtes de l'astronomie mathématique la plus
transcendante rentrent dans le domaine de la science d'exposition pure et
shnple, que j'appellerai astronomie descriptive ; celle-ci est la seule qui puisse
, être mise sous les yeux des gens du monde, et quand Ptolémée, à la on
d'une longue vie consacrée à la science des astres, grava dans le temple de
Sérapis, à Canope, les principaux résultats de ses longues recherches, il
énonça descriptivement les élémens du système du monde. Si, pour les es-
prits orgueilleux, la science perd de son prix en devenant accessible à tous
par le sacrifice qu'elle fait de ses théories transcendantes, la considération
d'utilité publique, actuellement si bien appréciée, doit encourager, ou, si l'on
veut, excuser ceux qui visent à une exposition élémentaire des vérités scien-
tifiques. Aux mécontens qui demandent l'impossible, c'est-à-dire d'étudier à
fond, sans le secours des mathématiques, la science la plus mathématique
^e toutes, il faut dire comme Euclide au tyran de Syracuse : Étudiez les
théories comme elles sont; il n'y a point ici de chemin privilégié pour les
rds !
Quelques assertions, quelques idées émises par nous dans cette Revue (1) ont
suscité des questions importantes à traiter, — et d'abord la coopération des
amateurs d'astronomie aux progrès de la science. Plus tard peut-être nous
traiterons avec détail ce sujet si fécond en belles conséquences. Contentons-
nous ici de quelques indications rapides. Voici donc les observations qu'on
peut recommander à la curiosité des amateurs : — "vérifier à l'œil nu le nom-
bre des étoiles visibles et leur éclat relatif, — bien établir la couleur de celles
qui ne sont pas blanches, — observer les étoiles variables d'éclat et leur période
de variation, — découvrir de nouvelles étoiles variables par des comparaisons
suivies, — faire les mêmes observations avec une petite lorgnette d'opéra
grossissant deux ou trois fois, — faire la même revue avec une bonne lunette
de voyage comme celle que nous avons décrite dans un premier article sur
l'astronomie, — observer la scintillation d'après la théorie de M. Arago dans
les diverses circonstances atmosphériques, — voir l'influence de l'illumination
du ciel, — trouver les comètes dans les locaUtés où le ciel est très pur, en
(1) Livraison du 15 janvier. — La première occultation de l'étoile du Scorpion, que
nous annoncions dans cotte livraison, aura lieu dans la nuit du 28 au 29 mars, de
jninuit 44 mioutes à une heure 50 minutes, temps de Paris.
REVUE. CHRONIQUE. 1219
passant en revue avec un chercheur tout le ciel occidental le soir, et le ciel
oriental le matin, — compter et observer les étoiles filantes pour déterminer
les variations horaires de leur nombre, — noter Tapparition des aurores bo-
réales et leur effet sur l'aiguille aimantée, — suivre les apparitions de la
lumière zodiacale au printemps et à l'automne, et son étendue dans le ciel, —
même chose pour la voie lactée afin d'avoir la mesure de la transparence de
l'atmosphère, — observer et photographier les taches du soleil et les divers
accidens de sa surface, — comparer entre elles avec précision les diverses
étoiles, quant à leuF éclat, au moyen des procédés exacts de M. Arago, — en
supposant l'observateur en iK>ssession d'une lunette suffisamment forte, faire
la géographie de la lune, — observer les taches, les phases et les particula-
rités physiques des planètes, — étudier en détail diverses parties de la voie
lactée, et compter les étoiles dans chaque espace qu'embrasse le champ de la
lunette pour connaître leur distribution jusqu'à un certain ordre de grandeur,
— voir passer les ombres des satellites sur les planètes et en tirer des résul-
tats divers, — suivre le mouvement des taches de ces planètes et la chute
des neiges aux deux pôles de Mars, — observer les curieuses variations de
l'anneau de Saturne, — veiller à la réapparition des comètes périodiques (celle
de Brorsen a passé sans être aperçue, en 1851, et a été ajournée à 1837);
— en générai, suivre toutes les observations qui n'entrent pas dans le plan
régulier des travaux des grands observatoires, surtout si l'on peut porter des
lunettes à de grandes hauteurs où l'atmosphère opposerait moins d'obstacles
à la vision parfaite dés corps célestes.
Enfin, si l'on suppose un amateur en possession d'un seul bel instrument
spécial, comme cela a lieu dans les observatoires privés d'Angleterre, il pourra
pousser plus loin qu'aucun autre astronome la partie de la science pour
laquelle il aura mstallé son instrument spécial; mais le prix toujours très
étevé d'un pareil instrument, et surtout le zèle et la persévérance qu'il faut
avoir pour l'utiliser, ne permettent pas d'espérer que le nombre des travail-
leurs bénévoles soit de longtemps au niveau des besoins de la science. Là
cependant est une perspective certaine de gloire pour l'amateur habile, d'u-
tilité pour la science et d'honneur pour notre pays.
Passons à une réclamation en faveur des comètes qui a été faite à l'occasion
de ce qui a été dit sur le peu d'influence physique des comètes sur la terre.
On nous accuse d'avoir trop déprécié ces astres curieux. Réparation d'hon-
neur, pourvu qu'il soit bien constaté qu'ils ne peuvent exercer aucune action
ici-bas, et que la terre, dût-elle traverser une comète tout au travers, ne s'en
apercevrait pas plus que si elle traversait un nuage qui serait cent mille mil-
lions de fois plus léger que notre atmosphère, et qui ne pourrait pas plus se
faire jour au travers de notre air que le souffle d'un soufflet ordinaire ne pour-
rait traverser une enclume.
Certainement, lorsque Nevrton appliqua les lois de l'attraction aux comètes,
lorsque lui et Haliey trouvèrent la forme de Forbite de ces corps, ce fut une
belle vérification de la plus grande découverte de l'esprit humain; — lorsque,
en 1838 et en 1848, la comète de Encke nous donna la mesure de Mercure,
dont la masse était inconnue jusque-là, ce fut un beau résultat scientifique;
mais le monde non-astronomique s'en émut-il? En 1833, la belle comète de
Hâltey, qwi revient tous les soixante-seize ans, fit-elle grande sensationTÉvi-
1220 REVUE DES DEUX MONDES.
demment non. On ne pouvait engager les gens du monde à sacrifier, sur le
Pont-des-Arts, quelques minutes pour regarder ce bel astre suspendu au-
dessus de l'occident, astre dont ils savaient le retour prédit par les calcula-
teurs, dont ils n'attendaient ni bien ni mal, et qui ne parlait pas même à
l'instinct naturel de curiosité inhérent à tous les esprits. Mais remontons la
chaîne historique des vingt-cinq apparitions de cette comète, depuis 1835
jusqu'à l'an 13 avant notre ère, en suivant les auteurs européens et les obser-
vateurs chinois qui nous ont transmis de si précieux documens. Ces réap-
paritions, constatées par Halley, M. Laugier et M. Hind, font pour nous un
beau tableau scientifique; mais que signifiait pour les contemporains l'appa-
rition de cette même comète en 1456? (Je cite exprès les paroles de M. Hind
et non celles de Laplace, dont on a contesté la précision rigoureuse.) «Cette
comète fut vue en juin, et elle est décrite par les liistoriens de l'époque comme
immense, terrible, d'une étendue démesurée, traînant à sa suite une queue
qui couvrait deux signes célestes, c'est-à-dire soixante degrés; elle fut regar-
dée avec la même terreur par les Turcs sous les ordres de Mahomet II et par
'armée chrétienne, les uns et les autres considérant la comète comme un pré-
sage de défaite et un signe de la colère céleste. »
Remontons à l'apimrition de la même comète en 1066. Tout le monde sait
que c'est l'année de la conquête de l'Angleterre par les Normands, et c'est de
cette année que la dynastie actuelle date son avènement à la royauté d'An-
gleterre. Le fameux duc de Normandie, Guillaume le Conquérant ( TVilliam
the Conqueror placé en tête de tous les almanachs anglais), avait rassemblé
des hommes d'armes français et flamands, lesquels étaient d'acier pour enta-
mer les Anglais, qui étaient de fer; mais un de ses plus puissans auxiliaires,
ce fut la comète qui porte maintenant le nom de Halley. Elle fut considérée
en Angleterre comme le pronostic de la victoire des Normands, et inspira
une terreur universelle qui contribua à la soumission du pays après la ba-
taille d'Hastings, comme elle avait servi à décourager les Anglais avant la
bataille. La comète est représentée sur la fameuse tapisserie de Bayeux,
ouvrage de la reine Mathilde, femme du conquérant. Voilà des occasions où
les préjugés donnaient une véritable importance aux comètes. Toutefois, après
la brillante comète de 1811, qui inspira encore au peuple quelques craintes
superstitieuses, les comètes, autrement que pour les savans, sont tombées
dans le pire discrédit, l'indifférence.
Je saisis l'occasion de rectifier une assertion qui, je le crains, n'aura pas
troublé beaucoup le calme d'âme des lecteurs de cette Revue. J'ai dit que la
grande comète qui met à peu près trois cents ans dans sa course, qui avait
paru la dernière fois en 1556, et qui devait reparaître en 1848, manq^iait
depuis lors au rendez-vous. On peut se tranquilliser. Nous aurons la comète,
mais en temps convenable. D'abord établissons qu'il ne s'agit pas d'une de
ces petites comètes visibles seulement au télescope, dont la première moitié
de ce siècle nous a déjà donné quatre-vingts et les dix dernières années
seules trente-huit. Combien pensez-vous qu'il y ait de comètes dans le ciel?
demandait-on à Kepler. Il répondit : Autant que de poissons dans la mer, sicut
pisces inoceano. La comète de 1556 et de 1264 est une des plus grandes dont
les historiens européens et cliinois fassent mention. Elle a été vue en 975, en
683, en l'an 104, et toujours avec un éclat extraordinaire. Reconnue comme
REVUE. CHRONIQUE. 1221
périodique par Dunthorne, calculée par lui et par Pingre, elle était annoncée
partout comme devant reparaître en 1848. Je substitue à mes inquiétudes
sur la perte de cette belle comète les inquiétudes de sir John Herschel, qui ont
bien une autre autorité. Voici comment il s'exprime dans son admirable
ouvrage anglais intitulé Esquisses d'astronomie {Outlines of Astronomy),
dont la préface est datée de 1849 : « Une autre grande comète dont le retour
dans Tannée 1848 a été considéré comme hautement probable par plusieurs
éminentes autorités dans le département de l'astronomie est celle de 1 356,
qui, par la terreur qu'inspirait son aspect, détermina, suivant quelques his-
toriens, l'abdication de l'empereur Charles-Quint Quoique, au moment
où ces lignes sont écrites, une telle comète n'ait point encore été observée,
il faut attendre au moins qu'une seconde année s'écoule avant de prononcer
que le retour de cette comète est une chose désespérée. »
Cependant 1849, 1850, 1851 et 1852 s'étaient écoulés, et la comète, cette
grande comète, ne reparaissait pas ! En voici enfin des nouvelles que je prends
dans l'excellent traité de M. Hind que je viens de recevoir : nous les devons à
un savant calculateur de Middelbourg, dans la Zélande, M. Bomme, qui sem-
ble avoir résolu la question dans toute sa rigueur. Inquiet comme tous les
astronomes de la non-arrivée de la comète, M. Bomme a repris tous les cal-
culs et évalué toutes les actions de toutes les planètes sur cette comète de trois
cents ans de révolution. Mois par mois, semaine par semaine, et jour par jour
quand cela était nécessaire, M. Bomme, aidé du travail préparatoire de
M. Ilind, avec une patience tout à fait hollandaise, et surtout avec une de ces
passions froides que l'on dit les plus énergiques de toutes, a calculé, au prix
d'une vaste dépeîise de temps et de travail, toute la marche de la comète. Le
résultat, complètement rassurant, de ce beau travail donne l'arrivée de cet
astre en août 1838, avec une incertitude de deux ans en plus ou en moins, en
sorte que de 1856 à 1860 nous aurons la grande comète qui a fait mourir le
pape Urbain IV en 1264 et fait abdiquer Charles-Quint en 1336! A part toute
idée relative aux progrès de l'esprit humain, quelle admirable science que
celle des astres, et quels nobles travaux que ceux dont le travail de M. Bomme
est un type! « Si l'astronomie, a dit avec raison M. Arago, assigne inévita-
blement à l'homme une place imperceptible dans le monde matériel, elle lui
décerne, d'autre part, une place immense dans le monde des idées (1). »
Quoique mon dessein ne soit pas de sortir des limites de la science propre-
ment dite, je ne puis m'empècher de remarquer combien, au point de vue
de nos idées actuelles, nous jugeons mal les événemens qui se sont produits
sous l'influence d'autres opinions tout à fait opposées. On s'excuse mainte-
nant de prêter aux hommes des anciens temps des croyances dont la futilité
fait rougir notre siècle plus éclairé. On a voulu faire du pape Calixte III, qui
en 1456 conjura la comète et les Turcs, un profond politique qui mettait en
œuvre les moyens qu'il avait à sa disposition pour arrêter devant Belgrade
les progrès du conquérant de Constantinople. Nous n'avons aucun motif de
ne pas admettre la sincère persuasion de ce pape au sujet des pernicieuses
influences des comètes dont personne ne doutait alors, pas plus qu'on n'en ,
doutait, même un siècle plus tard, du temps de Charles-Quint. Devant Bel-
(i) Annuaire du Bureau des Longitudes pour 1853, p. 388.
1222 REVUE DES DEUX MONDES.
grade, dans la sanprlante mêlée de vingt-quatre heures prolongée pendant
deux jours, et qui coûta quarante mille hommes à Mahomet II, des moines
désarmés, le crucifix à la main, bravaient le danger pour encourager les cora-
battans chrétiens, en répétant à haute voix l'exorcisme et l'anathème lancés
par le pape sur la comète et sur les musulmans. C'est à la même époque,
pour la même cause et par le même papefrappé de terreur [territus Calixtus
papa), que fut établi l'usage encore subsistant de sonner les cloches au milieu
du jour pour la prière dite Angélus de midi. Il n'y avait pour les comètes pas
plus de sceptiques parmi les chefs de nations que parmi les plus humbles
hommes dans tous les peuples de cette époque.
Et de même un siècle plus tard, en 1556, Charles-Quint ne douta nullement
que la grande comète que nous attendons maintenant de 1856 à 1860, et qui
était une comète de premier ordre, n'adressât ses menaces à celui qui tenait
le premier rang parmi les souverains. Foilà donc, dit-il dans un vers latin,
mes destinées qui m 'appellent par ces présages !
His ergo iadiciis me mea fata vocant.
Il cessa d'être souverain, pour éviter ainsi la fatalité qui s'adressait à une
tête couronnée et qui devait ou pouvait épargner un homme sans autorité.
C'est donc à tort que Kepler l'accuse de s'être trompé sur les pronostics de
cette comète, parce qu'il y survécut plus de deux ans : son abdication fut la
suite du préjugé alors universel. « Voilà bientôt deux ans que votre père a
abdiqué, disait-on à Philippe II, son fils. — Voilà bientôt deux ans qu'il s'en
repent, » répondit41. Il n'y a pas à douter que la comète ne l'ait fait des-
cendre du trône.
Ce sont les théories astronomiques de Newton, de Halley et de leurs suc-
cesseurs qui ont véritablement détruit l'empire imaginaire des comètes. Elles
nous ont montré ces astres assujettis à des mouvemens réguliers, calculables
d'avance, et aussi infaillibles que le lever et le coucher du soleil. Ces théories
ont fait ce que n'avaient pu faire tous les raisonnemens des philosophes, des
moralistes et des théologiens. Sénèque, avec les pythagoriciens, admettait
comme nous que les mouvemens des comètes n'avaient rien de fortuit. La
postérité, dit-il, s'étonnera que nous ayons méconnu des vérités si palpables!
Belles paroles qui, pendant seize siècles, ne furent point entendues! Eu fait
de superstititions cométaires, nous sommes la postérité, non point du siècle
de Sénèque, mais seulement du siècle qui a précédé Newton.
J'aurais bien des choses à ajouter, si je voulais suivre toutes les questions
et les demandes qui m'ont été adressées de vive voix ou par écrit; mais ce
n'est pas la dernière fois que j'aurai à m'occuper ici d'astronomie et de géo-
graphie physique. Voici un fait qui n'est pas moins étonnant, quoique re-
produit tous les jottrs; iT répondra à une question sur le télégraphe électrique
dont j'ai dit un mot dans un article précédent. Avant-hier un de mes amis
entre an bureau de la poste télégraphique. 11 écrit à Marseille; il reçoit une
réponse. Il était resté dix-sept minutes dans le bureau de poste! Voilà la
science usuelle en 18o3. Babinet, de l'iustuut.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES DU PREMIER VOLUME.
SECONDE SÉRIE DE LA NOUVELLE PÉRIODE. — JANVIER. — FÉVRIER. — MARS 1853.
PROMENADE EN AMÉRIQUE. — LES HOMMES ET LES CHOSES AUX ETATS-
UNIS. — I. — Premières Impressions, par M. J.-J. Ampéhk. 5
SOUVENIRS D'UNE STATION DANS LES MERS DE L'INDO-GHINE. — La
Domination lioUandaise dans l'ArchipÊl indien,, par M. le capitaine de vais-
seau E. JuRiEN DE La Gkavière 38
HISTOIRE ET STATISTIQUE MORALE DE LA PRESSE AU XIX^ SIÈCLE.
— IL — La Presse anglaise, son organisation intellectuelle et commerciale,
par M. Cucueval-Clarigny 69
LA GUERRE DE CHINE D'APRÈS LES DOCUMENS CHINOIS, par M. Lavollée. 106
'UEAUX-ARTS. — La Chapelle de l'Eucharistie à Notre-Dame-de-Lorette, par
M. Gustave Planche 125
BEAUMARCHAIS, SA VIE, SES ÉCRITS ET SON TEMPS, d'après des papiers
DE FAMILLE INÉDITS. — Procès dc Goëzmau, par M. L. de Loménie 142
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. — HISTOIRE POLITIQUE ET lilTTÉRAIRE. 180
REVUE MUSICALE. — Marco Spada, de M. Auber, par M. P. Scudo 195
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS, première partie, par M. Charles de Rémusat,
de l'Académie Française. 209
L'ÉCONOMIE RURALE EN ANGLETERRE. — I. — Les Animaux domestiques,
par M. L. de Lavergne 262
PROMENADE EN AMÉRIQUE. — LES HOMMES ET LES CHOSES AUX ÉTATS-
UNIS. — II. — La Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France, ^par M. J.-J.
Ampère, de l'Académie Française 292
DU MOUVEMENT INTELLECTUEL PARMI LES POPULATIONS OUVRIÈRES
EN FRANCE. — Les Ouvriers de la Loire, par M. Audigan-ne 320
SOUVENIRS DE LA SORBONNE EN 1825. — Démosthènes et le général Foy,
par M. ViLLEMAiN , de l'Académie Française 346
L'ASTRONOMIE EN 1852 et 1853, par M. Babinet, de l'Institut 376
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. — HISTOIRE POUTIQUE ET LITTÉRAIRE. 388
PAYSAG-ES, POÉSIES, par M. Charles Reynaud 405
SOUVENIRS D'UNE STATION DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE. — Célèbes
et les Hollandais à Menado et Macassar, par M. E. Jurien de La Gravière. 409
BURKE, SA VIE ET SES ÉCRITS, dernière partie, par M. Charles de Rémusat,
de l'Académie Française ' 435
MOBY DICK, LA CHASSE A LA BALEINE, par M. E.-D. Forguïs 491
MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE L'ALLEMAGNE. — I. — Le Roman et les Ro-
manciers allemands, par M. Saint-René Taillandier 516
1224 TABLE DES MATIÈRES.
CARACTÈRES ET RÉCITS DU TEMPS. — Les Solitudes de Sidi-Pontrailles ,
par M. Paul de Molènes 543
PROMENADE EN AMÉRIQUE. — LES HOMMES ET LES CHOSES AUX ÉTATS-
UNIS. — III. — Les Lacs et les nouvelles Villes de l'ouest, par M. Ampère. 568
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. — HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE. 591
LE NOUVEAU PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS. — LE GÉNÉRAL FRANKLIN
PIERCE, par M. Emile Montégut 605
POÈTES ANGLAIS DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. — Thomas Moore, sa Vie et
ses Mémoires, par M. Eugène Forcade 617
SOUVENIRS D'UNE STATION DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE. — La
Bayonnaise à Batavia et la vie coloniale des Hollandais, par M. le capitaine
de vaisseau E. Jurien de La Gravière 649
LE CAMP DU MARÉCHAL RADETZKY, SOUVENIRS ET PORTRAITS, par
M. H. Blaze de Bury CC7
DES NOUVELLES VOIES MARITIMES POUR LA FRANCE. — Les Paquebots
transatlantiques , par M. Charles Lavollée 708
PROMENADE EN AMÉRIQUE. — LES HOMMES ET LES CHOSES AUX ÉTATS-
UNIS. — IV. — La Reine de l'ouest et les Antiquités de l'Ohio, par M. J.-J.
Ampère , de l'Académie Française 737
ADELINE PROT AT, première partie, par M. Henry MuIiger 756
CHRONIQUE DE LX QUINZAINE. — HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE. 790
REVUE MUSICALE, par M. P. Scudo 804
LE PÈRE VENTURA ET LA PHILOSOPHIE, par M. Charles de Remusat. . . 817
ADELINE PROT AT, seconde partie, par M. Henry Murger 859
L'ÉCONOMIE RURALE EN ANGLETERRE. — II. — Les Cultures anglaises com-
parées à celles de la France, par M. Léokce de Lavergne 903
BEAUMARCHAIS, SA VIE, SES ÉCRITS ET SON TEMPS. —VI. — Histoire de
ses Missions secrètes, Beaumarchais et le chevalier d'Éon, par M. Louis de
LOMÉNIE 931
SOUVENIRS D'UNE STATION DANS LES MERS DE L'INDO-CHINE. — Les Ré-
gences javanaises, par M. le capitaine de vaisseau E. Jurien de La Gravière. 971
LA CHASSE EN AFRIQUE, par M. le général E.Daumas 1001
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. — HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE. 1012
PROMENADE EN AMÉRIQUE. — V. — New-York, par M. J.-J. Ampère. . . . 1025
LA MONARCHIE DE 1830, première partie, par M. L. de Carné lOoO
UN ROMAN PROTESTANT ET UN ROMAN CATHOLIQUE EN ANLETERRE,
par M. Eugène Forcade 1084
LA PHILOSOPHIE SPIRITUALISTE ET LA RENAISSANCE RELIGIEUSE, par
M. Emile Saisskt , 1115
L'ÉCONOMIE RURALE EN ANGLETERRE. — II. — La Constitution de la Pro-
priété et de la Culture, par M. Léonce de Lavergne 1130
ADELINE PROT AT, troisième partie, par M. Henry Murger. ........ l»o8
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE. — HISTOIRE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE. 1201
SCIENCES. — ASTRONOMIE DESCRIPTIVE, par M. Babinet, de l'Institut. . 1217
FIN de la table.
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Revue des deux mondes
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