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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIIP  ANNEE 

SECONDE    SÉRIE    DE    LA    NOUVELLE    PÉRIODE 


TOME  ler.  —  1er  JANVIER  1853. 


PAlirs.  -  IMPRIMERIE  J.  CLÂYE  ET  C^, 

RUE  sa'int-benoIt,  7. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXIIP   ANNEE 

SECONDE    SÉRIE    DE    LA    NOUVELLE    PERIODE 


TOME  PREMIER 


PARIS 

BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOÎT,    20 

1853 


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PROMENADE 


EN  AMÉRIQUE. 


PREMIERES  IMPRESSIONS. 

TRAVERSÉE.  —  NEW-YORK. — BOSTON. — UNIVERSITÉ  DE  CAMBRIDGE.  —  UN  POÈTE  AMÉRICAIN. 


Quand  on  a  parcouru  l'Europe  du  nord  au  midi  et  mis  le  pied 
dans  les  deux  autres  parties  de  l'ancien  monde,  quand  on  a  étudié 
l'antiquité  en  Grèce,  en  Italie,  en  Egypte,  —  le  moyen  âge  et  les 
temps  modernes  en  Scandinavie ,  en  Allemagne ,  en  Espagne  et  en 
Angleterre,  —  le  monde  musulman,  dont  le  caractère  dominant  est 
l'uniformité,  au  Caire  et  à  Constantinople,  —  si  on  veut  voir  quelque 
chose  d'entièrement  nouveau,  je  crois  qu'il  faut  aller  en  Amérique, 
du  moins  tant  que  la  Chine  ne  sera  pas  ouverte  et  que  la  lune  ne  sera 
pas  accessible.  Voilà  pourquoi  je  vais  m'embarquer  aujourd'hui  à 
Southampton  pour  les  Etats-Unis.  Ce  départ  surprendra  peut-être  un 
peu  ceux  des  lecteurs  de  cette  Revue  qui  ont  bien  voulu  me  suivre 
dans  d'autres  pérégrinations ,  dont  le  motif  se  rattachait  à  la  litté- 
rature ou  à  l'érudition  ;  à  ces  lecteurs  assez  bienveillans  pour  se 
souvenir  de  mes  travaux,  je  répondrai  qu'après  avoir  contemplé 
les  monumens  des  sociétés  du  passé,  j'ai  été  tenté  d'observer  dans 
son  progrès  une  société  nouvelle.  Il  était  curieux  sans  doute  de  cher- 
cher à  déchiffrer,  sous  des  hiéroglyphes  de  quatre  mille  ans ,  une 
civilisation  presque  effacée  ;  il  ne  l'est  pas  moins  peut-être  de  cher- 
cher à  lire  dajis  les  traits  d'une  civilisation  encore  jeune  ce  qu'elle 
sera  un  jour.  Les  prodiges  de  l'industrie  humaine,  appelée  à  changer 


b  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rapidement  la  face  du  globe ,  ne  doivent  pas  être  méprisés ,  quelque 
admiration  que  méritent  les  statues  de  Phidias  et  les  vers  de  Dante 
ou  d'Homère.  Or,  de  notre  temps,  il  s'est  formé  ou  plutôt  il  se 
forme  une  société  à  laquelle  un  immense  avenir  semble  promis. 
Nulle  part  sous  le  soleil  une  plus  grande  activité  n'est  déployée  dans 
le  champ  de  la  civilisation  nouvelle.  J'ai  été  tenté  de  donner  à  mes 
yeux  et  à  mon  esprit  ce  spectacle  après  tant  d'autres  spectacles. 
Ajouterai-je  que  le  beau  livre  de  M.  de  Tocqueville  sur  la  Démocra- 
tie en  Amérique  et  les  entretiens  de  l'illustre  auteur,  qui  veut  bien 
m' appeler  son  ami,  ont  encore  excité  mon  désir  en  l'éclairant?  Dirai-je 
enfin  que ,  sur  ce  continent  utilitaire ,  à  travers  la  fumée  des  usines 
et  des  locomotives,  j'ai  entrevu ,  pour  les  curiosités  du  savoir,  quel- 
ques antiquités  sur  les  bords  de  l'Ohio  et  sur  le  plateau  mexicain  ; 
pour  les  plaisirs  de  l'imagination  une  poétique  nature ,  la  chute  du 
Niagara,  les  palmiers  des  tropiques?  Je  m'arrête;  j'en  ai  dit  assez 
pour  m' excuser  d'écrire,  si,  en  finissant,  le  lecteur  me  pardonne 
d'avoir  écrit. 

•  27  août  1851.  Southampton. 

Hier  j'étais  à  Londres,  dans  le  palais  de  cristal.  Je  viens  d'assister 
à  Y  exposition  universelle^  le  premier  fait  vraiment  universel  dans 
l'histoire  des  hommes.  Oui,  c'est  la  première  fois,  depuis  le  commen- 
cement du  monde,  que  les  hommes  font  quelque  chose  en  commun, 
que  tous  les  peuples  se  réunissent  dans  l'unanimité  d'une  même  en- 
treprise, sans  distinction  de  patrie,  de  race  ou  de  croyance  :  événe- 
ment mémorable  et  prophétique ,  car  il  annonce  et  inaugure ,  pour 
ainsi  dire,  l'unité  future  du  genre  humain. 

Aujourd'hui  je  vais  quitter  l'Angleterre  pour  les  Etats-Unis  ;  je 
vais  aller  contempler  dans  toute  la  liberté  de  son  action  cette  puis- 
sance de  l'industrie,  dont  j'ai  admiré  à  Londres  les  résultats  cos- 
mopolites; mais  avant  de  laisser  derrière  moi  le  rivage  de  l'Europe, 
je  demande  la  permission  de  raconter  une  rencontre  que  j'ai  faite  et 
qui  a  été  pour  moi  une  piquante  et  gracieuse  anticipation  de  l'Amé- 
rique. 

Dans  le  wagon  qui  m'a  amené  de  Londres  à  Southampton ,  ainsi 
qu'un  Américain  très-distingué ,  M.  Sedgwick ,  avec  lequel  je  vais 
m' embarquer,  se  trouvait  une  dame  anglaise,  qui  accompagnait  la 
mère  et  la  sœur  de  M.  Sedgwick.  Cette  dame  me  frappa  tout  de  suite 
par  la  fermeté  de  son  langage  et  le  tour  original  de  son  esprit  :  c'était 
Fanny  Kemble,  dont  le  capricieux  et  poétique  volume  sur  les  Etats- 
Unis,  vrai  livre  déjeune  fille,  m'avait  charmé  il  y  a  bien  des  années, 
et,  bien  qu'un  peu  sévère  pour  les  mœurs  américaines,  m'avait  donné 
pour  la  première  fois  l'envie  de  faire  le  voyage  que  je  fais  aujour-^ 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE,  7 

d'hui.  La  nièce  de  M'"^  Siddons  a  sur  le  front,  dans  le  regard,  dans 
tout  l'ensemble  de  sa  personne ,  un  reflet  de  Melpomène.  Bien  des 
choses  se  sont  passées  depuis  qu'elle  écrivait  ce  qu'elle  appelle  au- 
jourd'hui ses  impertinences  sur  les  mœurs  américaines  et  ses  courses 
à  cheval  au  bord  de  l'Hudson ,  et  les  vers  charaians  que  ces  lieux  lui 
inspiraient.  Quoiqu'elle  ait  emporté  de  tristes '  souvenirs  du  pays 
qu'elle  avait  choisi ,  elle  comprend  mieux  aujourd'hui  les  avantages 
sociaux  de  ce  pays,  où,  me  disait-elle,  on  a  le  sentiment  que  per- 
sonne ne  souffre  de  la  misère  autour  de  vous;  mais  elle  paraît  refroidie 
sur  les  beautés  naturelles  qu'il  peut  offi-ir.  Pour  moi,  je  m'en  tiens, 
soiis  ce  rapport,  à  ses  impressions  de  vingt  ans. 

M.  Sedgwick,  avec  leque!  j'ai  le  bonheur  de  faire  la  traversée, 
est  un  avocat  et  un  jurisconsulte  éminent  de  New-York;  il  a  toute 
la  vivacité  d'esprit  et  tout  l'entrain  qu'on  attribue  à  nos  compa- 
triotes. Du  reste ,  en  vrai  voyageur  américain ,  il  ne  se  presse  point , 
regarde  tranquillement  sa  montre,  et  déclare  que  nous  avons  encore 
un  quart  d'heure  pour  nous  rendre  à  bord,  comme  s'il  s'a  issait 
d'aller  de  Paris  à  Saint-Cloud.  Les  dames  ne  sont  pas  plus  agitées 
que  lui.  En  efl'et,  nous  arrivons  à  temps,  et  au  bout  de  deux  heures 
nous  sommes  sur  le  Franklin^  parti  ce  matin  du  Havre,  et  qui 
attendait  à  Cowes,  dans  l'île  de  Wight,  la  correspondance  de  l'om- 
nibus à  vapeur  de  Southampton.  Nous  ne  partirons  pas  ce  soir, 
parce  qu'il  y  a  du  brouillard.  Cette  prudence  chez  un  capitaine  amé- 
ricain m'étonne;  mais  M.  Wooton  est  un  .officier  aussi  sage  que 
hardi.  Pour  tempérer  l'audace  naturelle  aux  marins  des  Etats-Unis, 
le  capitaine  d'un  bateau  à  vapeur  de  cette  compagnie  doit  avoir 
28,000  dollars  à  bord,  environ  150,000  francs. 

28  août. 

Je  me  suis  levé  avant  que  le  bâtiment  fût  en  marche.  Tout  à  coup 
les  roues  ont  commencé  à  tourner,  et  nous  voilà  en  route  pour 
l'Amérique. 

Tandis  que  nous  longions  l'île  de  Wight,  un  Américain  m'a  dit  : 
C'est  à  peu  près  comme  Long-Jsland ,  en  face  de  New-York.  Le  pre- 
mier trait  de  caractère  que  je  remarque  sur  ce  bâtiment  où  la  grande 
majorité  des  passagers  appartient  aux  Etats-Unis,  c'est  l'occupation 
constante  et  la  glorification  perpétuelle  de  la  patrie.  L'Amérique  est 
l'idée  fixe  des  Américains  :  la  conviction  de  la  supériorité  de  leur 
pays  est  au  fond  de  tout  ce  qu'ils  disent;  on  la  retrouve  même  dans 
l'aveu  de  ce  qui  leur  manque.  Ainsi  chacun  a  soin  de  me  prévenir 
qu'il  ne  faut  pas  m'attendre  à  trouver  dans  une  société  nouvelle  les 
raffinemens  des  vieilles  sociétés  de  l'ancien  monde  :  rien  de  plus 
gensé;  mais  dans  cet  empressement  à  m'avertir  de  ce  qu'il  ne  faut 


8  BEVUE    DES   DEUX  MONDES. 

pas  chercher  aux  Etats-Unis,  je  reconnais  les  précautions  d'un  pa- 
triotisme inquiet,  toujours  en  défiance  des  jugemens  de  l'étranger, 
des  précautions  ressemblent  assez  aux  avertissemens  d'un  auteur 
invitant,  dans  sa  préface,  à  ne  point  chercher  dans  son  livre  des 
qualités  qu'il  ne  serait  pas  fâché  qu'on  y  découvrît.  Les  Américains 
diraient  volontiers  de  leur  pays,  né  d'hier  :  Nous  n'avons  mis  qu'un 
qvart  d'heure  à  le  faire.  Il  est  vrai  qu'il  serait  souverainement  in- 
juste de  leur  répondre  avec  le  misanthrope  : 

....  Le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire. 

Je  n'entends  guère  articuler  de  louanges  directes  des  Etats-Unis, 
mais  je  ne  sais  comment  il  arrive  que,  dans  tout  ce  qu'on  en  dit,  ils 
se  trouvent  toujours  avoir  l'avantage.  Les  farines  françaises  sont 
excellentes ,  mais  les  farines  de  Virginie  sont  encore  meilleures  ;  les 
huîtres  qu'on  mange  aux  Etats-Unis  sont  supérieures  à  toutes  les 
huîtres.  Ce  sont  de  petits  faits  qui  viennent  se  placer  naturellement 
dans  la  conversation ,  à  titre  de  renseignement ,  et  dont  on  vous 
laisse  tirer  la  conséquence.  Je  ne  saurais  me  défendre  de  la  pensée 
que  c'est  un  chagrin  pour  les  habitans  des  Etats-Unis  de  ne  pouvoir 
prétendre  qu'un  Américain  a  découvert  l'Amérique.  Du  reste,  ce 
sentiment  de  prédilection  pour  leur  pays  n'a  jusqu'ici  rien  d'offen- 
sant ni  d'agressif;  j'ai  plaisir  à  le  voir  percer  sans  cesse.  Les  occa- 
sions qu'il  saisit  pour  se  produire  peuvent  me  faire  sourire,  mais 
en  somme  il  m'inspire  de  l'estime  pour  le  peuple  américain.  En 
France,  surtout  depuis  quelque  temps,  nous  faisons  trop  bon  mar- 
ch  de  nous-mêmes,  nous  sommes  trop  dénués  d'illusions  sur  notre 
propre  compte.  Il  vaut  mieux,  pour  une  nation,  se  respecter  et  même 
s'admirer  un  peu  trop,  que  se  dénigrer  à  plaisir  et  se  prendre  phi- 
losophiquement en  pitié. 

Sur  ce  bâtiment,  je  trouve  déjà  l'occasion  d'observer  comment  le 
principe  d'égalité  se  combine  avec  les  inégalités  que  l'éducation  et 
les  habitudes  tendent  inévitablement  à  établir  entre  les  hommes. 
Parmi  les  passagers,  nul  n'a  de  titre  ou  de  rang  fixe,  mais  il  arrive 
tout  naturellement  qu'il  se  forme  des  associations  entre  les  personnes 
dont  la  condition  sociale  est  analogue.  Il  y  a  une  table  où  se  trouvent 
réunis  le  fils  et  la  fille  du  gouverneur  de  l'état  de  New-Jersey, 
M.  Sedgwick  et  sa  famille,  un  planteur  de  Virginie  dont  les  manières 
et  la  tournure  sont  tout  à  fait  européennes,  et  qui,  avec  sa  jeune  et 
charmante  femme,  vient  de  visiter  l'Italie,  la  Grèce  et  Jérusalem.  Des 
négocians  de  la  Nouvelle-Orléans  se  sont  assis  à  une  autre  table,  dea 
Français  qui  vont  en  Californie  à  une  troisième  :  il  n'existe  aucune  sé- 
paration absolue  entre  ces  différens  groupes,  rien  n'empêcherait  ceux 
qui  font  partie  de  l'un  de  se  mêler  à  l'autre  ;  mais  cela  n'arrive  point, 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  9 

et  je  commence  à  comprendre  comment  des  mœurs  démocratiques 
peuvent  ne  pas  entraîner  nécessairement  un  pêle-mêle  universel. 

On  parle  beaucoup  politique  autour  de  moi;  j'écoute  avec  un  grand 
empressement  ces  conversations;  elles  roulent  rarement  sur  les  inté- 
rêts généraux  de  l'Union,  presque  toujours  sur  les  intérêts  particu- 
liers des  différens  états  dont  la  fédération  se  compose,  et  qui,  comme 
on  sait,  ont  chacun  leur  code  et  leur  gouvernement.  En  ma  qualité  de 
Français,  il  m'est  arrivé  de  demander  comment  tel  ou  tel  point  de 
droit,  tel  ou  tel  détail  de  l'administration  étaient  réglés  aux  Etats- 
Unis;  on  me  demandait  à  mon  tour  duquel  des  vingt-trois  états  je 
voulais  parler.  11  y  avait  quelquefois  vingt-trois  réponses  à  ma  ques- 
tion. Les  hommes,  fort  éclairés  du  reste,  que  je  consultais  me  parais- 
saient connaître  surtout  la  législation  et  l'organisation  politique  de 
leur  état;  bien  qu'un  esprit  analogue  pénètre  dans  toutes  les  parties 
de  l'Union ,  les  diversités  de  détail  sont  grandes.  L'indépendance  et 
la  vie  propre  des  états,  en  tout  ce  qui  ne  touche  point  à  l'intérêt 
universel  de  la  fédération ,  sont  un  des  premiers  traits  qui  frappe  un 
Français  dans  les  institutions  américaines. 

Un  autre  résultat  de  ces  institutions,  c'est  la  facilité  avec  laquelle 
elles  peuvent  être  modifiées  sans  secousse  et  sans  danger.  J'entendais 
sans  cesse  parler  de  conventions  et  de  révolutions  auxquelles  plusieurs 
personnages  présens  avaient  pris  une  part  active.  Chez  nous,  ces 
mots  réveillent  des  idées  terribles.  Aux  Etats-Unis,  le  jour  où  l'on 
veut  changer  quelque  article  de  la  constitution  d'un  état,  on  s'adresse 
à  la  législature,  qui  propose  la  réunion  d'une  convention.  Le  peuple 
consulté  prononce  que  la  convention  sera  convoquée.  La  constitution 
amendée  par  celle-ci  est  soumise  à  la  ratification  du  suffrage  popu- 
laire. C'est  ce  qu'on  appelle  ici  une  révolution. 

Une  de  ces  révolutions  a  changé  dans  l'état  de  New-York  l'organi- 
sation judiciaire,  et  ce  changement  a  été  imité  dans  plusieurs  autres 
états;  il  consiste  à  faire  nommer  les  juges  par  les  électeurs.  C'est 
une  application  bien  étrange  et  bien  extrême  du  principe  de  l'élec- 
tion que  de  faire  voter  ceux  qui  doivent  être  pendus  pour  la  nomina- 
tion de  ceux  qui  doivent  les  pendre ,  d'autant  plus  que  les  juges 
ainsi  élus  ne  le  sont  que  pour  un  temps  et  pour  un  temps  assez  court. 
11  me  paraît  impossible  que  cette  mesure  n'ait  de  grands  inconvé- 
niens,  ou  au  moins  n'offre  de  grands  dangers.  Voilà  le  droit  sacré  de 
rendre  la  justice,  ce  droit  qu'on  doit  s'efforcer  de  maintenir  dans 
une  région  supérieure  aux  passions  politiques,  tombé  dans  leur 
domaine  et  devenu  le  prix  du  combat,  la  proie  du  vainqueur.  On  me 
répond  par  cette  expression  transportée  du  langage  de  la  mécanique 
dans  l'idiome  politique  des  Etats-Unis  :  il  icorks  well^  cela  fonc- 
tionne bien.  On  m'assure  que  les  choix  ont  été  jusqu'ici  excellens, 


iO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  le  discernement  populaire  a  décerné  la  magistrature  aux  meil- 
leurs jurisconsultes.  Je  n'en  pense  pas  moins  que  ce  mode  d'élection 
est  un  empiétement  du  suffrage  universel  sur  ce  qu'il  serait  le  plus 
important  de  lui  soustraire,  que  cette  magistrature  précaire  n'a  ni  la 
majesté  ni  la  force  convenable,  et  que  les  états  qui  n'ont  pas  encore 
essayé  de  cette  révolution  feront  bien  de  ne  pas  l'accomplir. 

Tout  en  recueillant  ces  renseignemens  et  bien  d'autres  de  la  bouche 
des  hommes  les  plus  compétens,  en  m' initiant  par  eux  aux  secrets  de 
la  société  singulière  que  je  viens  visiter,  je  n'oublie  pas  la  mer  et  le 
ciel.  Je  passe  de  longues  heures  tantôt  à  l'avant  du  bâtiment,  m' en- 
ivrant de  la  brise,  plongeant  mon  regard  dans  cette  étendue  si  courte 
pour  les  yeux ,  mais  que  ma  pensée  déroule  devant  moi  jusqu'aux 
rivages  de  l'Amérique,  tantôt  à  l'arrière,  suivant  du  regard  l'allée 
verdoyante  que  trace  le  sillage  du  vaisseau.  Je  ne  trouve  point  que 
la  raer  offre  un  spectacle  monotone,  comme  on  le  dit  souvent  :  elle 
change  à  chaque  instant  d'aspect,  de  couleur,  de  physionomie.  Cette 
puissance  formidable  a  le  charme  du  caprice  :  tantôt  sombre  et  trou- 
blée, tantôt  calme  et  radieuse,  la  mer  est  tour  à  tour  d'azur,  d'éme- 
raude,  de  plomb  fondu,  d'huile,  d'encre  ou  d'or.  La  vie  de  bord  ne 
m'ennuie  point.  Je  vais  de  groupe  en  groupe,  comme  on  va  le  matin 
à  Paris  d'un  salon  dans  un  autre.  A  deux  pas  sont  la  solitude,  la 
rêverie,  l'immensité.  En  présence  de  cette  immensité,  les  enfans 
jouent  sur  le  pont;  la  partie  jeune  de  la  société  rit  et  danse  gaîment, 
tandis  que  le  ciel  se  rembrunit  et  que  l'Océan  commence  à  gronder. 
Enfin,  après  onze  jours  de  cette  vie  de  conversations,  de  lectures, 
de  promenades  même,  car  le  pont  du  Franklin  ferait  une  assez  belle 
allée  de  jardin,  nous  approchons  du  nouveau  continent,  ayant  fran- 
chi mille  lieues  presque  sans  nous  en  apercevoir.  Avant  d'arriver, 
un  brouillard  épais  nous  enveloppe  :  ce  sont  les  brumes  de  Terre- 
Neuve  qui  s'étendent  jusqu'ici  et  qui  sont  formées  surtout  par  la 
condensation  de  la  vapeur  de  l'eau  plus  chaude  qu'entraîne  vers  le 
nord  le  grand  courant  maritime  appelé  gulf-stream.  La  machine 
s'arrête,  et  si  elle  recommence  à  marcher,  on  sonne  une  cloche  pour 
avertir  les  bâtimens  qui  pourraient  nous  heurter.  Le  capitaine  et  le 
pilote  s'évertuent  à  percer  du  regard  ces  ténèbres;  elles  se  dissipent 
enfin.  Nous  entrons  dans  la  rade  de  New-York,  qui,  quoi  qu'on  en  dise 
autour  de  moi,  ne  ressemble  point  à  la  rade  de  Naples,  mais  qui  n'en 
est  pas  moins  une  rade  magnifique,  et  le  Franklin  vient,  à  l'embou- 
chure de  l'Hudson,  toucher  le  quai  que  borde  à  perte  de  vue  une  foule 
d'autres  bâtimens  à  vapeur.  Nous  sommes  en  Amérique. 

Avant  de  mettre  pied  à  terre ,  et  tandis  que  nous  attendons  nos 
bagages,  nous  apprenons  l'issue  de  l'expédition  deCuba;  elle  aéchoué, 
Lopez  a  été  pris  et  exécuté.  Ces  nouvelles  nous  sont  données  par 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  11 

un  jeune  cocher  de  fiacre  auquel  M.  Sedgwick  me  recommande 
après  avoir  causé  un  moment  politique  avec  lui.  Je  quitte  le  bateau , 
chargé  de  lettres  de  recommandation ,  comblé  d'invitations  cordiales 
pour  toutes  les  parties  des  Etats-Unis  ;  je  n'ai  pas  lieu  de  me  plaindre 
jusqu'ici. 

Il  est  vrai  que  je  n'ai  pas  trouvé  les  cochers  américains  aussi  aima- 
bles que  les  gentlemen.  Celui  qui  parlait  si  bien  sur  les  affaires  de 
Cuba,  et  qui  devait  me  conduire  à  fhôtel  d'Astor  pour  un  demi- 
dollar,  a  exigé  le  double.  J'ai  fait  ce  que  j'aurais  fait  en  Europe,  j'ai 
demandé  en  arrivant  ce  que  je  devais  donner.  Deux  messieurs  étaient 
au  bureau;  je  me  suis  adressé  à  l'un  d'eux  en  lui  montrant  ma  lettre 
de  recommandation  pour  le  propriétaire  de  l'hôtel.  Je  dois  dire  qu'on 
n'a  pas  eu  l'air  de  faire  la  moindre  attention  à  ma  lettre,  et  que  l'un 
des  deux  employés,  sans  me  répondre,  a  remis  un  dollar  au  cocher 
avec  une  facilité  qui  eût  été  pleine  de  bonne  grâce  s'il  eût  tiré  l'ar- 
gent de  sa  poche. 

Bientôt  le  tam-tam ,  qui  remplace  la  cloche  du  dîner  ici  comme 
à  bord ,  m'a  averti  d'aller  m'asseoir  à  une  table  d'hôte  de  deux  cents 
couverts;  je  n'ai  eu  aucune  peine  à  me  placer;  on  ne  se  précipitait 
point  sur  les  plats.  Suivant  l'usage  universel  aux  États-Unis,  on 
buvait  de  l'eau  glacée.  Un  menu  qu'on  imprime  chaque  jour  était 
placé  près  de  chaque  convive,  et,  sur  un  signe,  on  était  servi  par 
des  garçons  qui  ne  manquaient  point  d'empressement,  quoique, 
ignorant  l'usage  américain ,  j'eusse  négligé  de  stimuler  leur  zèle  en 
donnant  d'avance  un  pour-boire  à  celui  qui,  dès  lors,  se  charge 
spécialement  de  votre  personne.  En  revanche ,  on  ne  donne  rien  poiu* 
le  service  en  partant.  Le  dîner  n'a  pasété  long,  mais  il  ne  m'a  pas 
semblé  démesurément  rapide.  On  était  très  silencieux  :  ce  silence 
n'était  interrompu  que  par  les  bouteilles  de  vin  de  Champagne ,  dont 
les  bouchons  sautaient  en  l'air  ;  mais  je  n'ai  pas  un  tel  goût  pour  les 
conversations  de  table  d'hôte  que  j'en  aie  beaucoup  regretté  l'ab- 
sence. 

Je  ne  connais  pas  de  plus  grand  plaisir  en  voyage  que  d'errer 
au  hasard  dans  une  ville  inconnue.  Chaque  ville ,  en  effet ,  a  sa 
physionomie,  son  air,  et  jusqu'à  ses  bruits  particuliers.  Ici  cet 
intérêt  est  plus  vif  encore.  Arrivé  depuis  quelques  heures  en  Amé- 
rique ,  cette  nouvelle  ville  est  en  même  temps  pour  moi  un  nouveau 
monde.  Je  suis  longtemps  la  Large  Rue  [Broadway]^  et,  au  mouve- 
ment des  voitures  et  des  omnibus  ,  je  pourrais  presque  me  croire  à 
Londres ,  dans  le  Strand.  Je  marche  pendant  une  heure  entre  de 
beaux  magasins.  Broadivaij,  c'est  la  rue  Vivienne  de  New-York; 
mais  cette  rue  est  plus  longue  que  l'avenue  des  Champs-Elysées.  Ce 
vacarme,  cet  éclat,  font  un  singulier  effet  quand  depuis  onze  jours 


12  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

on  n'a  VU  que  les  flots.  Je  cherche  un  quartier  moins  étourdissant; 
je  longe  les  bords  de  l'Hudson.  Ici  c'est  une  autre  agitation,  un  autre 
bruit  :  les  ateliers  où  l'on  construit  les  machines  à  vapeur  retentissent 
du  fracas  des  marteaux.  Sur  le  fleuve  passent  et  se  croisent  les  bateaux 
à  vapeur  qui  le  montent  ou  le  redescendent.  Une  très-vive  lumière 
éclaire  cette  scène,  pour  moi  nouvelle.  Mon  premier  coucher  de 
soleil  en  Amérique  est  bien  américain  :  c'est  à  travers  des  mâts , 
et  par-dessus  des  chantiers,  que  je  vois  l'astre  étincelant  dispa- 
raître dans  un  ciel  d'or.  Suivant  alors  des  rues  silencieuses ,  je 
crois  retrouver  l'ancienne  petite  ville  hollandaise ,  aussi  calme,  aussi 
flegmatique  que  la  ville  américaine  est  active  et  ardente,  et  dont 
Washington  Irving  a  raconté  si  dr  jlement  l'histoire  imaginaire  :  les 
trottoirs  en  brique,  les  arbres  qui  bordent  les  rues,  aident  à  l'illu- 
sion de  la  Hollande.  Puis  je  rentre  dans  la  partie  animée  de  New- 
York  ;  je  m'arrête  devant  un  magasin  comme  il  n'en  existait  pas  dans 
le  Nouvel- Amsterdam,  comme  il.n'en  existe  peut-être  ni  à  Londres  ni 
à  Paris  ;  le  Petit  Saint- Thomas  est  éclipsé.  Je  viens  de  compter  cinq 
étages  et  soixante-quinze  fenêtres.  Je  n'étais  pas  seul  à  admirer;  en 
me  retournant,  que  vois-je?  deux  sauvages  en  grand  costume,  le 
visage  peint ,  des  plumes  sur  la  tête,  là,  au  milieu  de  cette  foule, 
dans  cette  rue,  devant  ce  magasin!  les  propriétaires  naturels  du 
sol ,  devenus  étrangers  sur  ce  sol ,  et  presque  aussi  dépaysés  dans  la 
patrie  de  leurs  ancêtres  que  le  serait  un  Chinois  dans  les  rues  de 
Paris  !  Toute  l'histoire  des  deux  races  est  là.  Le  plus  redoutable  chef 
indien,  dans  ses  forêts,  aurait  moins  frappé  mon  imagination  par  sa 
présence ,  m'aurait  moins  donné  à  réfléchir  et  à  rêver ,  que  ces  deux 
badauds  du  désert  flânant  dans  la  grande  rue  de  New-York. 

Je  rentre  ;  il  y  a  un  concert  dans  l'hôtel.  Je  m'endors ,  la  fenêtre 
ouverte,  au  bruit  de  la  musique,  au  murmure  d'une  eau  jaiUissante, 
par  un  clair  de  lune  napolitain. 

De  New-York  à  Boston. 

Je  reviendrai  à  New-York  ;  mais  je  suis  pressé  d'aller  voir  la  ville 
qu'on  dit  la  plus  intellectuelle  des  Etats-Unis ,  Boston ,  et  l'université 
de  Cambridge  auprès  de  Boston.  Trois  ou  quatre  steamers  partent 
aujourd'hui  ;  j'en  prends  un  au  hasard.  Un  domestique  noir,  en  me 
remettant  les  numéros  gravés  sur  de  petites  plaques  de  cuivre  qui 
doivent  me  servir  à  réclamer  mon  bagage,  a  soin  de  les  glisser  adroi- 
tement dans  ma  main  sans  la  toucher.  Ce  procédé  peut  avoir  ses 
avantages ,  mais  il  fait  faire  une  réflexion  pénible  sur  le  rapport  des 
deux  races. 

Le  bateau  à  vapeur  côtoie  une  rive  bordée  de  vaisseaux ,  couverte 
de  magasins,  d'entrepôts,  dont  l'aspect  n'a  rien  de  poétique,  mais 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  13 

(jui  parlent  à  l'imagination  parleur  étendue  et  par  leur  nombre.  Com- 
])ien  tout  cela  représente  de  volonté ,  d'activité ,  de  puissance  !  A 
droite,  je  ne  vois  d'cUtres  bâtimens  que  des  hôpitaux,  des  prisons 
aux  murs  gris,  à  l'air  triste  et  froid ,  nécessités  sévères  de  la  civilisa- 
tion. A  mon  retour ,  j'irai  visiter  ces  hôpitaux  et  ces  prisons ,  comme 
en  Italie  j'allais  visiter  des  galeries  et  des  palais.  En  attendant ,  j'ai 
ce  soir  la  nature  à  contempler.  Depuis  l'Egypte ,  je  n'ai  pas  vu  un 
semblable  coucher  de  soleil.  Même  en  Italie ,  on  ne  trouverait  point 
ces  teintes  enflammées  et  sanglantes.  A  l'horizon,  je  découvre  en 
face  de  moi  une  fournaise  d'où  jaillissent  des  traits  de  feu  et  des 
lignes  d'ombre.  Bientôt  la  fournaise  devient  un  volcan  au  cratère  de 
nuages  lézardés  de  lignes  rouges,  puis  le  cratère  semble  se  briser  et 
iaire  explosion  dans  le  ciel.  Voilà  ce  qu'est  la  lumière  à  cette  époque 
dans  l'Amérique  du  Nord. 

Ces  bords  ne  sont  pas  assez  élevés  et  assez  hardis  pour  être  pitto- 
l'esques  ;  mais  le  pittoresque  n'est  pas  tout ,  la  grandeur  est  quelque 
chose,  et  la  grandeur  n'est  pas  absente,  surtout  quand,  dépassant 
au  clair  de  lune  une  foule  de  bâtimens  à  voiles  qui  semblent  fuir 
comme  des  fantômes,  on  se  représente  les  mêmes  eaux  alors  qu'elles 
baignaient  des  forêts  séculaires ,  et  n'avaient  vu  que  la  pirogue  de 
l'Indien  glisser  à  l'ombre  de  ces  forêts,  au  lieu  d'être  labourées 
comme  aujourd'hui  par  les  roues  bruyantes  de  ce  char  triomphal  de 
l'industrie  et  de  la  civilisation.  Je  salue  cette  puissance  de  la  vapeur, 
qui  est  l'âme  de  la  société  américaine,  en  répétant  ces  vers  prophé- 
tiques de  Darwin  : 

«  Bientôt,  ô  vapeur  encore  indomptée  !  ton  bras  traînera  la  barque  pares- 
seuse ou  poussera  le  char  rapide,  ou  bien  portera  un  chariot  aérien,  déployant 
SOS  ailes  et  fuyant  à  travers  les  champs  de  l'espace.  » 

Une  partie  de  la  prédiction  reste  encore  à  accomplir  ;  mais  la  réa 
lisation  de  la  première  semble  un  ;;arant  de  l'accomplissement  de  la 
seconde. 

Sur  le  bateau ,  j'ai  remarqué ,  ce  qui  est  assez  aristocratique ,  que 
les  passagers  des  secondes  n'entrent  dans  la  salle  du  souper  que 
lorsque  les  passagers  des  premières  sont  assis.  En  revanche ,  voici 
qui  est  très  démocratique:  après  le  souper,  j'ai  demandé  un  verre 
d'eau  à  un  garçon;  celui-ci,  sans  répondre,  m'a  montré  un  verre, 
à  deux  pas ,  sur  la  table ,  avec  un  geste  d'une  incomparable  majesté. 

A  moitié  route ,  on  quitte  le  bateau  à  vapeur  pour  le  chemin  de 
1er.  Dans  cette  partie  du  trajet,  j'ai  commencé  à  faire  connaissance 
avec  le  caractère  américain.  On  a  passé  d'un  wagon  sur  un  autre. 
Moi ,  avec  le  laisser-aller  de  mes  habitudes  européennes ,  je  suis 
arrivé  sans  me  presser  au  moment  où  l'on  venait  de  détacher  les  deux 


lA  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

wagons ,  et  où  ils  commençaient  à  s'écarter  l'un  de  l'autre.  Tout  le 
monde  avait  déjà  passé  du  premier  sur  le  second;  j'ai  sauté,  mais 
dans  cette  opération ,  ma  redingote  s'est  accrochée  au  wagon  que  je 
venais  de  quitter.  L'homme  qui  les  séparait  s'est  mis  à  les  rapprocher, 
et,  parlant  vivement,  mais  sans  élever  la  voix,  m'a  commandé 
l'exercice  :  «  Sautez  en  arrière  !  —  Attendez  !  —  Sautez  en  avant!  )> 
Du  reste ,  ni  une  explication ,  ni  une  excuse ,  ni  un  reproche.  Il  me 
semble  que  ce  petit  incident  offre  un  frappant  exemple  du  sang-froid 
et  da  laconisme  des  Américains.  Plusieurs  fois  déjà  j'ai  cru  voir 
comme  une  exactitude  militaire  transportée  dans  les  hal3itudes  de  la 
vie  civile.  Souvent  les  domestiques  qui  apportent  les  plats  arrivent 
au  pas ,  les  déposent ,  à  un  signal  donné ,  sur  la  table ,  y  placent 
ensuite  les  assiettes  en  exécutant  un  mouvement  uniforme  et  mesuré, 
jDuis  les  couteaux  et  les  fourchettes ,  qui  retentissent  en  même  temps 
comme  des  crosses  de  fusil  frappant  simultanément  la  terre.  Ici  tout 
se  fait  avec  ponctualité,  précision,  rapidité;  nul  n'a  de  temps  ni  de 
mots  à  perdre. 

Boston,  10  septembre. 

Le  chemin  de  fer  qui  m'amène  à  Boston  suit  pendant  quelque 
temps  une  rue  de  la  ville.  Les  enfans  courent  près  des  portières  de 
nos  wagons,  et  les  habitans  debout  devant  leurs  portes  nous  re- 
gardent passer.  On  est  loin  des  précautions  européennes;  point 
d'hommes  sur  la  route  du  train,  le  bras  tendu,  tenant  un  signal.  Ici, 
lorsqu'un  chemin  de  fer  traverse  un  autre  chemin,  en  général  il  n'y 
a  point  de  barrière  ;  seulement  on  sonne  une  cloche  au  passage  du 
train ,  et  un  écriteau  avertit  les  passans  de  faire  attention  quand  la 
cloche  sonnera.  Si  un  passant  ne  fait  pas  attention  ou  ne  se  presse 
pas  assez ,  si  une  vache  se  trouve  sur  la  voie ,  il  arrive  un  accident. 
On  met  dans  le  journal  un  article  avec  ce  titre  en  grosses  lettres  : 
Horrible  catastrophe  !  et  il  n'en  est  que  cela.  Les  wagons  sont  très- 
peu  comfortables;  il  n'y  a  point  de  seconde  classe,  chacun  s'établit 
dans  de  longs  omnibus  attachés  à  la  suite  les  uns  des  autres,  et  qui 
communiquent  ensemble  par  une  plateforme;  de  chaque  côté  est 
une  banquette  à  deux  places ,  au  milieu  un  sentier  étroit  et  un  poêle 
de  fonte.  Les  dossiers  des  banquettes  ne  sont  pas  assez  élevés  pour 
qu'on  puisse  appuyer  la  tête.  On  n'a  ni  sécurité  ni  commodité  ;  mais 
il  Y  a  trois  mille  lieues  de  chemins  de  fer  aux  Etats-Unis.  Ces  chemins 
traversent  des  forêts  où  il  n'existait  naguère  que  des  sentiers  d'Indiens. 
Si  on  était  plus  difficile  et  plus  exigeant,  on  attendrait  encore  les  che- 
mins de  fer,  qui,  malgré  leurs  imperfections,  sont,  il  faut  en  convenir, 
plus  commodes  que  les  sentiers  d'Indiens. 

.  Boston  ressemble  plus  à  une  ville  anglaise  que  New-York  ;  on  y 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  15 

trouve  un  plus  grand  nombre  de  rues  d'un  aspect  tranquille  et  retiré , 
mais  la  ville  n'a  rien  de  sombre  ni  de  puritain.  La  brique  rouge  des 
maisons  est  plus  gaie  que  la  brique  noire  de  Londres.  L'entourage  des 
portes  et  les  marches  par  lesquelles  on  y  arrive  sont  communément 
en  granit.  Très  souvent  les  maisons  font  saillie  par  une  sorte  de 
demi-cylindre,  ce  qui  rompt  l'uniformité  des  façades.  Les  colonnes 
de  grès  rouge,  les  jalousies  vertes  et  les  cheminées  blanches  égaient 
le  regard.  Devant  la  plupart  des  maisons,  on  voit  un  peu  de  verdure, 
des  arbustes  et  quelques  fleurs.  Cependant  le  vieux  puritanisme  n'est 
pas  mort;  je  lis  dans  le  journal  d'aujourd'hui  que  deux  jeunes  gar- 
çons ont  été  condamnés  à  l'amende  pour  avoir  joué  au  bouchon  le 
dimanche. 

Dans  la  promenade  publique ,  une  affiche  avertit  que  les  infractions 
aux  règlemens  de  police  seront  punies  plus  sévèrement  le  jour  du 
Seigneur  que  les  autres  jours.  Ceci  me  semble  très  caractéristique. 
Partout  ailleurs,  les  délits  que  l'on  peut  commettre  dans  un  jardin 
public ,  contre  les  gazons  et  les  fleurs  ,  sont  punis  uniquement  pour 
empêcher  qu'ils  ne  se  multiplient  :  ici ,  ils  sont  envisagés  au  point 
de  vue  de  leur  criminalité  morale.  Il  est  naturel  alors  que  cette  cri- 
minalité soit  plus  grande  les  dimanches,  et  que,  par  suite ,  les  pu- 
nitions soient  plus  fortes. 

Cette  promenade  est  très  agréable.  C'est  un  parc  planté  sur  un 
terrain  incliné;  vers  le  milieu  est  une  petite  élévation  d'où  l'on  voit 
la  mer.  Un  jet  d'eau  énorme  s'élève  du  milieu  d'un  bassin  en  forme 
de  croissant.  Cette  pièce  d'eau  est  le  reste  d'un  petit  lac  caché  autre- 
fois dans  l'épaisseur  de  la  forêt  primitive  ,  dont  a  fait  partie  un  vieil 
orme  qui  existe  encore,  et  qu'on  entretient  religieusement.  C'est  un 
bel  arbre  que  l'orme  américain ,  avec  son  tronc  blanc  jusqu'à  une 
certaine  hauteur,  son  feuillage  élégant  qui  retombe  et  qui  rappelle  à  la 
fois  le  chêne  et  le  bouleau.  Michaux  l'appelle  le  plus  magnifique 
végétal  de  la  zone  tempérée.  Dans  la  promenade  publique  de  Boston» 
on  bat  des  tapis,  comme  dans  celle  de  New-York  oh  séchait  du  linge. 
Le  peuple  est  chez  lui,  il  fait  son  ménage.  L'autre  extrémité  de  Bos- 
ton a  un  caractère  tout  difi'érent  :  c'est  le  quartier  commercial.  Là  est 
le  mouvement,  l'activité  :  c'est  la  ville  des  Etats-Unis  à  côté  de  la 
ville  anglaise. 

Après  tout  ce  qu'on  a  écrit  sur  le  sans-gêne  des  habitudes  amé- 
ricaines, j'ai  été  surpris  qu'un  poHceman  m'ait  invité  à  éteindre 
mon  cigare.  A  Boston ,  il  n'est  pas  permis  de  fumer  dans  la  rue. 
C'était,  il  faut  bien  le  reconnaître,  le  Français  qui  était  le  barbare. 

Quoi  qu'on  en  dise,  il  y  a  des  souvenirs  en  Amérique,  au  moins 
Ton  n'y  oublie  pas  la  lutte  pour  l'hidépendance.  En  18A0,  une 
colonne  a  été  élevée  sur  l'une  des  hauteurs  de  Boston ,  avec  cette 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

noble  et  touchante  inscription  :  «  Américains ,  tandis  que  de  cette 
éminence  votre  vue  se  promène  sur  une  contrée  fertile ,  sur  les  mer- 
veilles d'un  commerce  florissant  et  sur  les  asiles  du  bonheur  social, 
n'oubliez  pas  ceux  qui,  par  leurs  efforts,  vous  ont  assuré  ce  bon- 
heur. »  Il  y  a  même  des  légendes  sur  ce  passé  encore  si  voisin.  Dans 
le  parc ,  on  montre  la  place  où  était  V arbre  de  la  liberté ,  le  père 
de  tous  ceux  du  continent ,  qui  fut  détruit  par  les  Anglais  en  1775 , 
et,  dit-on,  en  écrasa  un  en  tombant.  Cette  grande  maison,  d'un 
aspect  singulier ,  avec  son  toit  pointu ,  ses  nombreuses  fenêtres, 
son  air  d'un  autre  temps,  c'est  Faneuil-Hall,  lieu  célèbre  dans  l'his- 
toire de  la  révolution  par  les  délibérations  patriotiques  dont  il  fut 
alors  le  théâtre,  et  qu'on  appelle  le  berceau  de  la  liberté.  On  pourrait 
donner  ce  nom  à  la  ville  même  de  Boston.  C'est  d'ici  que  partirent 
les  miliciens  qui  poursuivirent  si  rudement  les  troupes  anglaises 
dans  les  prés  de  Lexington ,  premier  combat  livré  pour  la  cause  de 
l'indépendance.  La  ville  est  dominée  par  les  hauteurs  de  Bunker- 
Hill ,  sur  lesquelles  s'élève  un  monument  commémoratif  de  la  rési- 
stance que  ces  troupes  novices  y  opposèrent  aux  soldats  anglais.  On 
a  placé  dans  le  monument  l'ingénieux  appareil  imaginé  par  M.  Fou- 
caut  pour  rendre  sensible  le  mouvement  de  la  terre  ;  un  autre  appareil 
semblable  existe  près  de  Boston ,  à  l'université  de  Cambridge.  Cette 
double  reproduction  d'une  expérience  curieuse  semble  indiquer  qu'on 
cherche  à  se  tenir  ici  au  courant  des  travaux  de  l'Europe. 

On  voit  à  Boston  le  lieu  où  est  né  Franklin  ,  et  où  fut  la  boutique 
dans  laquelle  il  commença,  en  faisant  des  chandelles,  cette  carrière 
qu'il  termina  après  avoir  agrandi  le  champ  des  connaissance  hu- 
maines, après  avoir  été  à  la  mode  dans  les  salons  de  Paris,  et  con- 
couru, ce  qui  vaut  mieux  encore,  à  fonder  l'indépendance  de  son  pays. 

Franklin  est  un  personnage  à  part  dans  l'histoire  des  Etats-Unis. 
Homme  de  science ,  de  raisonnement  pratique ,  de  philosophie  posi- 
tive ,  bien  que  né  à  Boston ,  il  est  entièrement  étranger  à  l'élément 
puritain  de  la  Nouvelle-Angleterre.  Philosophe  du  xviir  siècle,  par  la 
direction  de  son  esprit  il  a  été  le  lien  de  l'Amérique  nouvelle  et  de 
l'Europe.  Les  autres  hommes  de  la  révolution,  Washington  à  leur  tête, 
avaient  beaucoup  du  type  anglais.  Il  est  moins  marqué  chez  Franklin  : 
Franklin  aurait  plutôt  quelque  chose  de  l'esprit  français,  s'il  n'était 
parfaitement  Américain. 

Je  vais  commencer  le  cours  de  mes  visites  et  de  mes  conversa- 
tions. Aux  Etats-Unis ,  ce  qui  est  intéressant,  ce  ne  sont  pas  les  mo- 
•numens,  mais  les  institutions  et  les  hommes.  J'irai  donc  étudiant 
tes  unes  et  interrogeant  les  autres.  En  ce  pays,  où  tout  change  sans 
cesse,  où  tout  se  fait  par  le  concours  des  efforts  individuels,  on  ne 
peut  trouver  rassemblés  nulle  part  les  renseignemens  dont  on  a 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  17 

besoin  ;  il  faut  s'enquérir  de  toute  chose  à  tout  le  monde.  Heureuse- 
ment les  Américains  répondent  volontiers  aux  questions  et  en  géné- 
ral avec  une  précision  remarquable.  A  propos  des  hommes  distin- 
gués dans  la  politique,  la  religion ,  les  sciences  ou  les  lettres,  que  je 
trouverai  sur  mon  chemin  ,  je  dirai  ce  que  j'aurai  observé  ou  recueilli 
sur  les  partis ,  les  sectes ,  les  travaux  scientifiques ,  les  productions 
littéraires ,  car  je  tâche  que  ma  inomenade  en  Amérique  s'accom- 
plisse à  la  fois  à  travers  le  pays  que  je  parcours  et  à  travers  les 
idées,  les  mœurs,  la  vie  sociale  et  intellectuelle  de  ce  pays.  C'est 
dans  ce  double  sens  que  j'entends  une  visite  au  Nouveau-Monde. 

Parmi  les  écrivains  renommés  de  Boston ,  il  en  est  trois  surtout 
dont  la  réputation  est  européenne,  et  que  j'étais  impatient  de>con- 
naître  :  c'étaient  M.  Prescott,  l'historien  (ï Isabelle ,  du  Mexique, 
du  Pérou;  M.  Bancroft,  qui  écrit  Y  Histoire  des  Etats-Unis .  et 
M.  Ticknor,  l'auteur  de  Y  Histoire  de  la  littérature  espagnole.  Mal- 
heureusement ,  M.  Prescott  n'est  pas  à  Boston.  Tout  le  monde  sait 
en  Europe  que  M.  Prescott  est  un  écrivain  judicieux  de  la  famille 
de  Bobertson  ;  on  ajoute  en  Amérique  qu'il  est  un  homme  aimable  et 
excellent.  Je  regrette  vivement  de  ne  l'avoir  pas  rencontré;  mais,  sî 
je  vais  au  Mexique,  j'y  retrouverai  son  histoire.  M.  Bancroft  est 
également  absent  ;  j'espère  le  rejoindre  à  New-York.  M.  Ticknor  a 
donné  la  première  histoire  complète  de  la  littérature  espagnole  ;  il 
est  assez  singulier  que  ce  livre  soit  venu  des  Etats-Unis.  M.  Ticknor 
a  résidé  longtemps  en  Espagne;  il  y  a  formé,  à  l'aide  d'un  zèle  sou- 
tenu et  d'une  assez  grande  fortune,  une  bibliothèque  espagnole, 
sans  rivale  même  dans  la  Péninsule.  Cette  bibliothèque  a  servi  de 
base  à  un  livre  remarquable  surtout  par  les  notions  variées  qu'il 
suppose  sur  une  littérature  vaste  et  en  général  peu  connue.  C'est  un 
ouvrage  que  devront  consulter  tous  ceux  qui  s'occupent  de  l'histoire 
de  la  littérature  espagnole.  M.  Ticknor  a  vécu  à  Paris;  il  connaît  tout 
le  monde  ;  il  a  les  manières  françaises ,  et  parle  notre  langue  sans  le 
plus  léger  accent,  ce  que  je  n'ai  guère  rencontré  chez- les  Anglais, 
mais  que  j'ai  remarqué  chez  plusieurs  de  ses  compatriotes.  Sa  biblio- 
thèque est  celle  d'un  dilettante,  d'un  raffiné  de  la  littérature  ;  il  a 
sur  Dante,  sur  Shakspeare  une  foule  de  raretés  et  de  curiosités  biblio- 
graphiques, et,  comme  je  l'ai  dit,  sa  collection  délivres  espagnols 
est  certainement  une  des  plus  complètes  qu'il  y  ait  au  monde. 

Encore  aujourd'hui,  en  revenant  sur  la  jetée'de  Charlestown,  j'ai 
été  stupéfait  de  ces  teintes  empourprées  et  dorées  du  couchant ,  qui 
me  rappellent  les  plus  éblouissantes  soirées  de  l'Orient.  La  ville 
avec  ses  maisons  de  briques  rouges ,  et  noyée  dans  un  reflet  rouge , 
offrait  un  spectacle  extraordinaire.  Nulle  part  je  n'ai  vu  l'atmosphère 
plus  diaphane ,  les  contours  des  objets  plus  nets.  Cette  lumière  ne 

TOME   I,  % 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diffère  q^a'en  un  point  de  la  lumière  de  l'Italie  et  de  la  Grèce  :  elle  a 
quelque  chose  de  sec  et  de  dur,  tandis  que,  dans  ces  pays  favorisés, 
la  lumière  est  à  la  fois  vive  et  moelleuse.  En  ce  pays,  tout  est,  comme 
l'homme,  énergique  et  décidé;  il  semble  qu'il  n'y  ait  place  nulle  part 
pour  la  mollesse  et  la  grâce. 

J'ai  été  aujourd'hui  entendre  un  prédicateur  unitairjen  qui  a  de  la 
réputation,  le  docteur  Walker.  11  est  assez  remarquable  que  dans 
Boston ,  qui  fut  longtemps  le  foyer  du  calvinisme  le  plus  rigide,  oii 
régnaient  avec  le  plus  d'empire  les  doctrines  de  la  nécessité  absolue 
de  la  grâce  et  de  l'impuissance  radicale  de  la  volonté  humaine  à  faire 
le  bien,  la  secte  qui  est  aujourd'hui  en  progrès,  qui  rallie  chaque 
jour  davantage  la  portion  la  plus  éclairée  de  la  société,  soit  la  moins 
mystique,  la  plus  rationaliste  des  sectes  chrétiennes,  l'unitairianisme. 
On  nomme  unitairiens  tous  ceux  qui  rejettent  le  dogme  de  la  Trinité. 
Leur  croyance  est  donc  une  sorte  d'arianisme  inclinant  au  déisme. 
Ce  changement  est  évidemment  le  produit  d'une  réaction.  Les  indé- 
pendans,  qui  furent  les  premiers  colons  de  la  Nouvelle- Angle  terre  et 
jetèrent  les  fortes  bases  de  la  nationalité  future  des  Etats-Unis, 
étaient  croyans  jusqu'à  la  férocité.  Tandis  que  les  catholiques , 
à  Baltimore,  et  Boger  William,  à  Providence,  donnaient,  avant 
Penn,  l'exemple  de  la  tolérance,  les  puritains  de  Boston  con- 
damnaient cette  tolérance  comme  un  crime;  tout  en  protestant 
de  leur  attachement  à  leur  mère  l'église  èpiscopale  d'Angleterre, 
ils  ne  permettaient  pas  qu'on  reconnût  l'autorité  de  cette  église, 
et  se  vengeaient  des  persécutions  qu'on  leur  avait  fait  subir  en 
brûlant  des  sorcières  et  en  pendant  des  quakeresses.  La  tyrannie 
qu'ils  imposaient  à  la  communauté,  au  nom  de  la  religion,  fut 
poussée  par  eux  jusqu'au  plus  minutieux  et  au  plus  ridicule  despo- 
tisme ;  il  n'était  pas  permis  d'avoir  des  cheveux  longs  et  de  porter 
perruque.  Les  femmes  ne  pouvaient  porter  des  manches  courtes  ou 
ayant  plus  d'une  demi-aune  de  largeur  dans  l'endroit  le  plus  large. 
Il  était  défendu,  sous  peine  du  fouet,  d'embrasser  sa  femme  dans  la 
rue,  et  aux  mères  d'embrasser  leurs  enfans  le  dimanche.  Il  ne  fallait 
pas  préparer  la  bière  le  samedi,  de  peur  qu'elle  ne  travaillât  pendant 
le  jour  du  sabbat.  La  Bible  était  le  code  de  cette  société,  et,  la  Bible  à 
la  main,  on  mettait  à  mort  la  femme  adultère,  oubliant  le  pardon  du 
Christ.  Deux  théologiens  signèrent  une  déclaration  par  laquelle  ils  ap- 
prouvaient qu'on  ôtât  la  vie  à  l'enfant  d'un  chef  indien  vaincu  et  tué 
par  les  puritains,  parcQ  que  la  race  de  l'impie  devait  être  exterminée. 

La  doctrine  théologique  de  ces  sectaires  impitoyables  anéantissait 
le  libre  arbitre,  elle  niait  que  l'homme  fût  capable  de  faire  et  même  de 
désirer  le  bien.  Leurs  docteurs  les  plus  célèbres ,  Jonathan  Edwards 
et  Hopkins ,  en  vinrent  à  affirmer  que  le  péché ,  là  où  il  se  rencontre , 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  19 

est,  en  somme,  meilleur  pour  le  monde  que  ne  le  serait,  à  sa  place,  la 
sainteté,  que  non  seulement  il  est  permis  par  le  père  des  lumières, 
mais,  en  son  lieu,  préféré  par  lui  à  la  sainteté  et  introduit  directement 
par  son  action.  Enfin  on  mit  en  avant  ce  dogme  étrange,  ((  que  le 
désir  d'être  damné  pour  la  gloire  de  Dieu  est  nécessaire  au  salut.  » 
A  ces  violences  dogmatiques  s'était  opposé,  dès  le  principe,  un  parti 
de  théologiens  modérés,  appelé  le  parti  des  anciennes  lumières; 
mais  les  nouvelles  lumières  prévalaient  chaque  jour  davantage.  Les 
Américains  apportent  dans  la  religion  Tardeur  et  l'impétuosité  qu'ils 
mettent  en  toute  chose;  même  aujourd'hui,  dans  l'hôpital  de  Wor- 
cester ,  le  nombre  des  fous  pour  cause  de  religion  égale  celui  des  fous 
pour  cause  d'intempérance.  Puis  vinrent  les  revivais  avec  accompa- 
gnement de  convulsions  et  de  frénésie ,  les  sermons  des  prédicateurs 
anibulans,  qui  insultaient  les  ministres  établis,  et  décrivaient  les 
tourmens  de  l'enfer  à  leur  auditoire  de  manière  à  lui  donner  des 
attaques  d'épilepsie.  Le  méthodiste  Whitefield  vint  deux  fois  d'An- 
gleterre aviver  encore  cet  enthousiasme,  qui  touchait  au  délire.  Les 
chaires,  qui  s'étaient  d'abord  ouvertes  pour  lui,  lui  furent  fermées. 
Alors  il  prêcha  sous  le  grand  orme  du  parc,  devant  trente  mille  audi- 
teurs. Toute  cette  exaltation  finit  par  révolter  le  bon  sens  des  Bosto- 
niens. La  résistance  à  ces  saturnales  du  fanatisme  religieux  est  ve- 
nue, après  plusieurs  générations,  aboutir  à  l'unitairianisme.  Repoussé 
par  une  doctrine  qui  anathématisait  la  liberté  morale ,  dégoûté  par 
des  excès  de  convulsionnaires,  on  s'est  jeté,  pour  ainsi  dire,  à  l'autre 
extrémité  du  christianisme,  sauf  à  être  tout  près  d'en  sortir.  Voilà 
comment  l'unitairianisme  a  pu  faire  des  progrès  si  considérables  à 
Boston.  Aujourd'hui  il  y  a  dans  cette  ville  vingt  églises  unitairiennes> 
et  il  n'y  en  a  que  quatorze  qui  se  rattachent  au  puritanisme,  savoir  ; 
treize  congrégationalistes  et  une  presbytérienne  ;  il  y  en  a  dix  épisco- 
pales,  dix  catholiques,  huit  baptistes;  c'est  donc  l'unitairianisme 
qui  est  en  majorité. 

En  attendant  le  sermon  de  M.  Walker,  j'ai  parcouru  le  livre  qui 
contient  les  hymnes  composées  pour  la  congrégation  unitairienne  de- 
vant laquelle  il  va  prêcher.  Ces  hymnes  sont  en  général  consacrées 
aux  vérités  de  la  religion  universelle.  On  y  trouve  la  prière  de  Pope. 
Jésus-Christ  y  est  appelé  \ homme  du  Calvaire^  le  grand  prophète. 
Cependant  deux  faits  surnaturels  sont  mentionnés  dans  ces  hymnes  : 
la  résurrection  etle  second  avènement  du  Christ.  L'unitairianisme  n'est 
donc  point  un  pur  déisme,  c'est  une  secte  chrétienne  prenant  l'Ecri- 
ture pour  base  de  sa  foi  et  l'interprétant  à  sa  manière.  La  forme 
extérieure  du  culte  est  la  même  que  dans  les  églises  calvinistes  ;  mais 
le  sermon  ne  saurait  être  accusé  de  mysticisme,  ce  sermon  me  sur- 
prend même  pour  un  sermon  unitairien.  Ce  n'est  pas  un  discours 


20  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sur  la  théologie  ou  la  morale,  ce  sont  des  conseils  sur  l'art  de  se  con- 
duire en  ce  monde,  qui  peuvent  s'appliquer  à  toutes  les  professions 
aussi  bien  qu'à  la  profession  de  chrétien.  Le  point  de  sagesse  pratique 
que  M.  Walker  s'attache  à  développer  est  celui-ci  :  «il  faut  concentrer 
ses  efforts  sur  un  objet  déterminé  et  ne  pas  les  éparpiller  sur  plu- 
sieurs ;  il  faut  avoir  un  plan  bien  arrêté  et  le  suivre  invariablement  ; 
il  faut,  dans  ce  plan,  subordonner  les  détails  à  l'ensemble.  »  Tout  cela 
me  semblait  être  dit  au  .point  de  vue  de  la  réussite  beaucoup  plus 
qu'au  point  de  vue  du  devoir.  M.  Walker  est  cependant  lui-même  un 
homme  d'une  haute  moralité  ;  mais  la  moralité  proprement  dite  man- 
quait presque  entièrement  à  son  sermon.  Pour  le  dogme,  même  phi- 
losophique ,  il  n'en  a  pas  été  question.  Je  dois  dire  que  dans  la  der- 
nière phrase  il  y  a  eu  un  mot  sur  l'éternité.  Je  ne  voudrais  pas  juger 
l'unitairianisme  sur  le  hasard  d'un  sermon.  On  me  parle  d'un  autre 
prédicateur  unitairien  de  Boston  qui  est  plein  d'onction,  et  d'ailleurs 
les  unitairiens  n'ont-ils  pas  eu  leur  Fénelon  dans  Channing? 

Je  suis  allé  voir  M.  Charles  Sumner.  Son  nom  fait  frissonner  cer- 
taines personnes,  car  il  est  free-soile?-  (1)  soupçonné  d'abolitionisme. 
Cela  ne  m'effraie  pas  trop;  du  reste  on  ne  m'en  a  point  dit  d'autre 
mal,  et  on  reconnaît  généralement  qu'il  est  un  des  plus  brillans  ora- 
teurs du  sénat.  En  attendant  M.  Sumner ,  je  remarque  dans  son  salon 
des  vues  d'Italie,  des  souvenirs  de  Rome.  Le  goût  des  arts  et  de  l'an- 
tiquité n'est  donc  pas  étranger  ici.  Allons ,  quoi  qu'on  en  dise,  je  ne 
suis  pas  tout  à  fait  en  pays  barbare.  Cette  veine  européenne  qui  pé- 
nètre la  société  des  Etats-Unis  mérite  d'être  signalée,  parce  que,  sans 
rien  changer  au  caractère  fondamental  de  cette  société,  elle  en  mo- 
difie considérablement  l'aspect.  M.  Sumner  me  montre  le  Capitole, 
car  dans  le  chef-lieu  politique  de  chaque  état  l'édifice  où  se  rassem- 
blent les  sénateurs  et  les  représentans  s'appelle  du  nom,  selon  moi 
trop  emphatique ,  de  Capitole.  Celui  de  Boston  renferme  une  belle 
statue  de  Washington  par  Ghantrey.  C'est  bien  le  héros  simple  et  ri- 
gide delà  révolution  américaine.  Tout  près,  dans  V  Athencsum ,  est 
un  buste  marqué  d'un  caractère  plus  individuel,  et  qu'on  dit  la  seule 
effigie  vraiment  ressemblante  du  plus  pur  des  grands  hommes  :  Wa- 
shington ,  extraordinaire  par  la  rectitude  et  la  simplicité,  qui  ne  fut' 
ni  un  éloquent  orateur  ni  un  subtil  diplomate,  mais  que  nul  n'a  sur- 
passé pour  la  droiture  du  cœur  et  de  l'intelligence,  et  qui  eut  le  vrai 
génie  politique ,  le  génie  de  la  vertu. 

M.  Sumner  ne  propose,  point  que  le  gouvernement  intervienne 
dans  la  constitution  des  états  à  esclaves  ;  une  pareille  pensée  serait 


(1)  On  nomme  ainsi  ceux  qui  s'opposent  à  l'introduction  dans  l'Union  d'un  nouvel  état  à 
esclaves. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  21 

trop  contraire  à  la,  politique  de  ce  pays ,  politique  dont  l'essence  est 
le  respect  du  droit  qu'a  chaque  état  de  se  conduire  comme  il  l'en- 
tend. Ce  qu'il  demande,  c'est  .que  le  gouvernement  ne  protège  point 
l'esclavage,  que  l'esclavage  soit,  comme  il  dit,  sectionnel  et  non 
national ,  que  par  exemple  le  gouvernement  fédéral  ne  prête  point 
main-forte  aux  propriétaires  d'esclaves  fugitifs,  quand  ceux-ci  vien- 
nent dans  les  états  du  nord  pour  les  réclamer.  C'est  au  nom  de  l'in- 
dépendance même  des  états  qu'il  repousse  cette  intei*vention ,  car, 
si  les  états  du  sud  ont  le  droit  d'avoir  des  esclaves,  les  états  du  nord 
ont  le  droit  de  donner  asile  à  ceux  qui  viennent  chercher  la  liberté  sur 
une  terre  libre  (1) . 

Cambridge, 

Près  de  Boston  est  l'université  de  Cambridge.  Professeur  moi- 
même,  ayant  visité  les  universités  de  l'Allemagne  et  étudié  dans 
l'une  d'elles,  j'éprouve  un  vif  désir  de  voir  ce  que  peut  être  cette 
université  américaine. 

D'abord,  il  n'y  a  rien  ici  de  pareil  à  ce  qu'en  France  on  appelle 
université.  Le  gouvernement  est  entièrement  étranger  à  la  fondation 
de  l'établissement,  qui  remonte  presque  à  l'origine  de  la  colonie 
(1636)  et  n'est  due  qu'à  des  dons  particuliers.  Le  premier  de  ses 
bienfaiteurs,  Harvard,  lui  a  donné  son  nom;  on  l'appelle  Harvard 
Collège,  collège  d'Harvard,  en  l'honneur  de  ce  théologien  de  la  Nou- 
velle-Angleterre qui  lui  légua  la  moitié  de  son  bien  et  toute  sa  biblio- 
thèque. De  même  un  particulier  nommé  Yale  fut  dans  le  Connecticut 
le  fondateur  du  collège  de  New-Haven,  et  lui  a  donné  son  nom. 
D'autres  ont  établi  des  chaires  qui  portent  également  leur  nom.  A  Cam- 
bridge, un  professeur  de  grec  s'appelle  professeur  d'Elliot,  parce 
que  c'est  à  un  M.  EUiot  qu'est  due  l'existence  de  la  chaire  qu'il  oc-, 
cupe.  On  voit  que  dès  l'origine  de  la  colonie  ,  de  simples  citoyens-ont 
fait  ici  ce  que  faisaient  en  Europe  la  royauté  et  les  aristocraties.  Il  y  à 
aux  Etats-Unis  le  collège  d'Harvard ,  le  collège  d'Yale,  comme  il  y 
avait  à  Paris  le  collège  Montaigu  et  le  collège  d'Harcourt.  Seulement 
ce  sont  des  noms  de  théologiens  et  de  commerçans ,  au  lieu  d'être 
des  noms  de  grands  seigneurs. 

Aujourd'hui ,  plus  que  jamais ,  les  particuliers  font  pour  l'instruc- 

(1)  M.  Sumner  vient  de  prononcer,  sur  cette  thèse,  dans  le  sénat  de  Washington,  un 
discours  très  hardi  et  très  brillant,  dont  le  succès  coïncide  avec  le  succès  immense  du 
roman  de  M"»  Stowe  Beecher,  My  uncle's  Tom  Cabin.  A  propos  des  esclaves  que  possédait 
Washington ,  et  que ,  par  son  testament,  il  ordonna  d'affranchir,  l'orateur  a  dit  :  «  J'en 
appelle  de  l'àme  de  Washington,  encore  engagée  dans  les  ombres  de  la  vie  terrestre, 
à  cette  àme  dé']k  illuminée  par  les  clartés  d'une  autre  sphère.  J'en  appelle  de  Washington 
sur  la  terre  à  Washington  dans  le  ciel.  » 


22  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tion  ce  que  font  en  Europe  les  gouvernemens.  M.  Lawrence,  le  mi- 
nistre actuel  des  Etats-Unis  à  Londres,  a  créé  à  Cambridge  un  en- 
semble de  chaires  scientifiques ,  une  sorte  de  faculté  des  sciences  ; 
il  a  donné  pour  cela  500,000  francs.  On  peut  citer  dans  les  annales 
du  collège  un  grand  nombre  d'autres  dons;  mais  il  n'en  est  pas  de 
plus  touchans  que  les  dons  en  nature  offerts  à  cette  institution  dans 
ses  faibles  commencemens.  C'était  peu  de  temps  après  l'établis- 
sement de  la  colonie,  l'argent  était  rare,  et  le  zèle  se  produisait 
par  des  offres  modestes.  Un  particulier  donna  pour  le  collège  une 
pièce  d'étoffe  de  coton  de  la  valeur  de  9  shillings;  un  autre,  un  pot 
d'étain  du  même  prix  ;  un  troisième ,  un  plat  à  fruit,  une  cuillère, 
une  petite  salière  et  une  grande.  Les  noms  de  ceux  qui  firent  à  la 
science  ces^imples  offrandes  ont  été  conservés  et  méritaient  de  l'être. 
Cambridge  compte  parmi  ses  bienfaiteurs  des  noms  illustres  :  le 
chronologiste  Usher,  le  célèbre  théologien  Baxter,  enfin  le  philo- 
sophe idéaliste  Berkeley,  qui  a  nié  la  matière  comme  d'autres  ont  nié 
l'esprit ,  et  qui  a  vécu  plusieurs  années  en  Amérique ,  où  il  était 
venu  dans  l'intention  de  travailler  à  l'éducation  des  colons  et  à  la 
conversion  des  Indiens.  Walpole  contraria  ses  généreux  desseins; 
quant  à  son  système,  il  n'a  pas  laissé  de  trace  en  Amérique  :  la  néga- 
tion de  la  matière  ne  pouvait  être  la  philosophie  des  Etats-Unis. 

Cambridge  a  toujours  été  un  point  lumineux  dans  la  Nouvelle- 
Angleterre.  La  première  presse  établie  en  Amérique  le  fut  à  Cam- 
bridge, en  1635,  dix-sept  ans  après  l'arrivée  des />éZerms.  Le  premier 
journal  qui  ait  paru  dans  les  colonies  fut  publié  à  Boston  en  1704. 
Comparez  à  cela  l'état  intellectuel  de  la  Virginie,  où  l'imprimerie  ne 
se  montra  que  quatre-vingt-dix  ans  après  son  apparition  à  Cam- 
bridge, et  où  en  1761  un  gouverneur  pouvait  dire  :  a  Grâce  à  Dieu, 
nous  n'avons  ni  écoles,  ni  imprimerie,  et  j'espère  que  nous  n'en 
aurons  pas  de  cent  ans,  car  la  science  a  mis  au  monde  la  désobéis- 
sance, l'hérésie,  les  sectes  et  les  intrigues  contre  le  gouvernement.  » 

En  effet ,  ce  fut  de  la  Nouvelle-Angleterre ,  affligée  du  double  fléau 
des  écoles  et  de  la  presse,  que  sortit  le  mouvement  vers  l'indépen- 
dance, suivi  bientôt,  du  reste,  parla  Virginie.  Les  idées  de  liberté 
pénétrèrent  à  Cambridge  bien  avant  l'affranchissement  des  colonies. 
Dès  le  milieu  du  xviii''  siècle,  les  thèses  qu'on  y  agitait  préludaient 
à  l'insurrection.  En  17/i3 ,  Samuel  Adams  y  posait  celle-ci  :  «  S'il  est 
légitime  de  résister  au  magistrat  suprême  lorsque  la  république  ne 
peut  pas  être  autrement  conservée,  »  et  il  soutenait  l'affirmative.  En 
17/i5 ,  Gerry  en  soutenait  une  encore  plus  explicite  et  directement 
applicable  aux  discussions  qui  s'élevaient  déjà  entre  l'Angleterre  et 
ses  colonies,  savoir  :  «  qu'à  une  innovation  dans  les  lois  financières 
qui  détruit  le  commerce  d'un  peuple ,  les  sujets  peuvent  légitime- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  ÔB 

ment  se  soustraire  sans  cesser  d'être  fidèles.  »  Presque  tous  les  ora- 
teurs de  la  révolution  ont  été  gradués  à  Cambridge. 

Le  calvinisme,  qui  a  présidé  à  la  fondation  de  cet  établissement,  y 
est  devenu  avec  le  temps  presque  entièrement  étranger.  De  là  un 
grand  soulèvement  de  l'esprit  de  secte  contre  l'esprit  tolérant  de 
Cambridge.  On  permet  aux  élèves  juifs  d'observer  le  sabbat,  aux 
catholiques  de  célébrer  toutes  les  fêtes  reconnues  par  leur  église.  Le 
collège  de  New-Haven,  dans  le  Connecticut,  et  le  collège  d'Amherst 
sont  restés  davantage  sous  l'empire  du  vieil  esprit  puritain.  Cepen- 
dant, à  Cambridge  même,  il  s'est  conservé  quelque  chose  de  cet  es- 
prit :  les  élèves  protestans  doivent  aller  tous  les  jours  une  fois  à 
l'église,  et  deux  fois  le  dimanche;  celui  d'entre  eux  qui  s'en  est  dis- 
pensé, sans  excuse  valable,  trois  fois  en  quatre  ans  est  renvoyé. 

Dans  l'université  de  Cambridge,  on  a  très  bien  combiné  avec  l'in- 
dépendance des  professeurs  la  surveillance  de  l'état  et  l'interven- 
tion du  public;  l'un  et  l'autre  sont  représentés  par  le  comité  des 
surveillans  {overseers).  Ce  comité  se  compose  du  gouverneur  de 
l'état,  du  lieutenant-gouverneur,  du  président  du  sénat  et  du  prési- 
dent de  l'assemblée  représentative ,  de  quinze  ecclésiastiques  et  de 
quinze  laïques.  Les  personnages  officiels  sont  là  pour  exercer  le  con- 
trôle de  l'état;  les  autres,  celui  de  l'opinion  publique.  En  somme, 
le  comité  surveille,  modère,  mais  ne  dirige  pas. 

La  corporation,  composée  diî  président  de  l'université,  de  cinq 
fellows  et  d'un  trésorier ,  a  une  importance  beaucoup  plus  grande  : 
c'est  entre  ses  mains  qu'est  déposée  toute  la  propriété  de  l'établis- 
sement. Les  vacances  sont  remplies  par  les  votes  des  membres  de  la 
corporation  et  des  surveillans,  ce  qui  donne  à  ceux-ci  une  large  part 
dans  cette  élection  ;  mais,  une  fois  élus,  les  membres  de  la  corpora- 
tion nomment  les  professeurs  et  les  maîtres,  et  font  tous  les  règle- 
mens  universitaires,  lesquels  doivent  être  confirmés  par  les  sur- 
veillans. 

L'application  de  ces  lois  et  de  ces  règlemens  appartient  à  la  faculté, 
composée  de  tous  les  officiers  qui  sont  employés  à  l'instruction  et  à 
la  discipline  du  collège.  C'est  la  faculté  qui  confère  les  grades,  inflige 
les  punitions,  et  gère  tout  le  département  de  l'instruction  et  de  la  dis- 
cipline. Le  président  des  facultés  veille  à  ce  que  les  lois  et  règlemens 
soient  observés,  et  dénonce  au  gouvernement  de  l'état  les  abus  qui 
peuvent  naître  de  la  violation  ou  de  la  lacune  de  ces  règlemens. 

Telle  est  l'histoire  et  l'organisation  de  la  république  littéraire  que 
je  vais  visiter. 

L'omnibus  m'a  transporté  en  une  demi-heure  à  Cambridge  :  il  m'ar- 
rête aux  collèges.  Je  vois  de  jolies  petites  maisons  de  bois  semées  au 
milieu  des  arbres  :  ce  sont  les  maisons  des  professeurs.  De  grands 


24  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bâtimens  en  briques  servent  de  demeures  aux  étudians  ;  le  tout  a  un 
aspect  recueilli  et  solitaire.  On  est  bien  loin  de  l'Amérique  industrielle, 
ou  plutôt  on  a  l'air  d'en  être  bien  loin;  mais  elle  est  à  une  demi-lieue, 
et  je  crains  que  les  préoccupations  matérielles,  le  besoin  de  s'enri- 
chir, ne  soient  également  à  la  porte  de  ce  séjour  scientifique,  et  n'at- 
tirent prématurément  les  jeunes  gens  que  je  vois  errer  sous  ces  pai- 
sibles ombrages.  Gomment  se  plaire  longtemps  ici  avec  des  livres, 
quand,  à  deux  pas  de  soi,  on  sent  l'activité  inquiète  d'un  peuple  cal- 
culateur et  entreprenant?  comment  ne  pas  être  bientôt  entraîné  par 
le  tourbillon,  et  ne  pas  quitter  de  bonne  heure  des  occupations  sans 
résultat  positif,  pour  celles  qui  donnent  la  fortune,  l'influence,  la 
considération,  le  pouvoir? 

Ma  première  visite  est  pour  M.  Sparks,  président  actuel  de  l'uni- 
versité. M.  Sparks  a  consacré  sa  vie  à  l'histoire  de  son  pays.  Il  a  publié 
des  documens  importans  sur  l'histoire  delà  révolution  américaine; 
il  en  a  recueilli  un  bon  nombre  dans  les  archives  du  ministère  des 
affaires  étrangères  à  Paris ,  et  se  loue  beaucoup  de  la  libéralité  avec 
laquelle  ces  archives  ont  été  ouvertes  à  ses  recherches.  M.  Sparks  a 
écrit  la  Vie  de  Washington,  et  donné  au  public  la  correspondance 
annotée  de  ce  grand  homme.  Il  est  auteur  de  plusieurs  biographies 
très  bien  faites  sur  les  principaux  personnages  qui  ont  figuré  dans 
l'histoire  de  son  pays.  C'est  le  Plutarque  américain. 

A  ceux  qui  douteraient  qu'on  pût  i%ncontrer  aux  Etats-Unis  le  type 
parfait  du  scholar  et  du  gentleman^  je  citerais  M.  Ed.  Everett,  qui  vit 
à  Cambridge,  où  il  a  été  président  de  l'université,  comme  il  a  été 
gouverneur  de  l'état  du  Massachusetts  et  ambassadeur  en  Angleterre. 
M.  Everett  est  surtout  renommé  pour  l'élégance  de  son  style  ;  la  col- 
lection de  ses  discours  offre  un  modèle  classique  de  la  prose  améri- 
caine. M.  Everett  a  tout  à  fait  les  manières  d'un  homme  d'état  anglais. 
Nous  parlons  des  institutions  des  Etats-Unis  ;  il  ne  voit  pour  elles 
qu'un  danger,  mais  ce  danger  lui  paraît  grand  :  c'est  la  terrible  dif- 
ficulté de  l'esclavage.  En  abordant  ce  sujet,  sa  figure  sérieuse  et 
douce  exprime  une  inquiétude  profonde ,  et  cet  homme  si  éclairé  ne 
semble  voir  aucune  solution  au  redoutable  problème.  Comment  ne 
pas  reconnaître ,  en  effet,  que  l'esclavage  est  en  soi  un  fait  monstrueux 
et  une  institution  détestable?  S'il  s'agissait  de  l'établir  aux  Etats-Unis, 
la  question  ne  serait  pas  douteuse,  et  il  faudrait  le  repousser  comme 
le  repoussèrent  à  plusieurs  reprises  les  colonies  anglaises,  quand 
la  métropole  leur  envoyait,  malgré  leurs  réclamations,  à  la  fois  des 
nègres  et  des  forçats;  mais  il  ne  s'agit  pas  d'établir  l'esclavage ,  il  s'a- 
git de  le  conserver  dans  les  états  où  il  existe ,  ou  bien  de  l'y  abohr. 
Le  conserver  est  déplorable,  l'abolir  ne  peut  se  faire  que  du  consente- 
ment de  ces  états,  aussi  complètement  maîtres  chçz  eux,  à  cet  égard, 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  2S 

vis  à  vis  les  autres  états,  que  la  France  le  serait  vis  à  vis  l'Angleterre. 
Dans  les  états  à  esclaves,  beaucoup  d'hommes  éclairés  gémissent  de 
l'esclavage.  Des  planteurs  de  la  Virginie  m'ont  dit  combien  ils  préfé- 
reraient faire  travailler  leurs  terres  par  des  mains  libres.  La  culture 
du  blé  n'a  nullement  besoin  des  noirs,  et  partout  en  reconnaît  tout 
d'abord  les  états  à  esclaves  à  ce  qu'ils  sont  moins  actifs,  moins  pros- 
pères :  —  il  me  suffirait  de  voir  le  bout  d'une  haie,  disait  un  Améri- 
cain, pour  savoir  si  je  suis  dans  un  état  à  esclaves  ou  dans  un  état 
libre;  —  mais  la  difficulté  est  de  passer  du  régime  de  l'esclavage  au 
régime  de  la  liberté.  Comment  jeter  demain  ,  au  sein  d'une  société 
dans  laquelle  la  contrainte  joue  un  si  faible  rôle,  et  qui  n'a  pour  ap- 
pui que  le  bon  sens  général  développé  par  l'éducation  universelle, 
une  population  de  trois  millions  d'esclaves  brusquement  émancipés? 
Comment  leur  condition  présente  les  aurait-elle  préparés  à  prendre 
place  dans  la  démocratie  énergique  et  intelligente  des  Etats-Unis? 
A  part  la  question  de  race,  l'esclavage  est  peu  propre  à  former  des 
citoyens,  et  quand  les  noirs  auraient  en  eux  de  quoi  devenir  tels ,  le 
préjugé  invincible  de  la  majorité  des  blancs  les  maintiendrait  dans 
une  situation  inférieure,  dans  une  humiliation  flétrissante.  Que  pour- 
raient-ils faire  alors ,  si  ce  n'est,  comme  il  arrive  déjà  trop  souvent, 
aller  grossir  d'un  chiffre  énorme  les  classes  dangereuses  de  la  so- 
ciété? Les  états  à  esclaves  défendent  avec  passion,  avec  fureur,  ce  qui 
est  à  leurs  yeux  le  droit  de  propriété  :  les  abolitionistes  sont  pour  eux 
ce  que  sont  les  communistes  pour  les  propriétaires  français.  De  plus, 
cette  odieuse  propriété  est  liée  pour  eux  à  la  possession  des  droits 
politiques,  puisque  cinq  esclaves  donnent  trois  votes  (1).  Le  sentiment 
si  profond  aux  Etats-Unis  de  l'indépendance  propre  à  chaque  état  se 
révolte  à  la  pensée  de  l'intervention  du  gouvernement  central  dans 
une  question  que  la  constitution  a  soustraite  à  l'autorité  de  ce  gou- 
vernement. D'autre  part,  l'indignation  qu'inspire  si  naturellement 
l'esclavage  gagne  tous  les  jours  du  terrain  dans  les  états  du  nord, 
et  s'y  exalte  de  plus  en  plus.  Ce  sentiment  est  fortifié  par  l'enthou- 
siasme religieux ,  et  l'enthousiasme  religieux  ne  recule  jamais. 

L'irritation  est  à  son  comble  entre  les  défenseurs  et  les  adversaires 
de  l'esclavage;  l'Union  semble  toujours  au  moment  de  se  dissoudre 
et  ne  subsiste  que  par  des  mesures  de  compromis  auxquelles  la  ma- 
jorité se  rallie  encore,  mais  qui  sont  plus  violemment  attaquées 
chaque  jour.  Si  l'on  ne  se  hâte  de  prendre  un  parti ,  la  difficulté  ne 
fera  que  s'accroître  avec  le  nombre  des  esclaves.  Il  y  en  a  en  ce  mo- 


(1)  Dans  la  Caroline  du  nord,  l'assemblée  représentative  est  élue  par  la  population 
fédérale,  dont  le  chiffre  est  déterminé  en  ajoutant  aux  personnes  libres  les  trois  cinquiè- 
mes des  esclaves.  Ainsi  cinq  personnes  de  couleur  comptent  pour  trois  blancs. 


26  BEYUE    DES   DEUX   MONDES, 

ment  trois  millions;  dans  un  certain  nombre  d'annés,  il  y  en  aura 
six  millions.  En  présence  d'une  situation  si  tendue ,  on  conçoit  les 
patriotiques  inquiétudes  de  M.  Everett. 

Mais  je  ne  suis  pas  venu  dans  une  université  pour  ne  m'occuper 
que  de  politique.  Je  vais  chercher  M.  Agassiz ,  ce  naturaliste  du  pre-^ 
mier  ordre  que  la  Suisse  a  donné  à  l'Amérique,  que  j'ai  entrevu  à 
Paris ,  et  qui  me  semble  ici  un  compatriote ,  parce  qu'il  est  Européen. 
Il  m'accueille  comme  un  ami,  et  je  crois  que  dans  peu  ce  nom  nous 
conviendra  tout  à  fait.  Certes,  la  froideur  américaine  n'a  pas  gagné 
M.  Agassiz;  il  est  impossible  d'avoir  l'esprit  plus  vif,  la  conversation 
plus  animée,  des  manières  plus  cordiales.  Les  travaux  de  M.  Agassiz 
sont  très-divers.  Une  grande  question  sur  le  rôle  des  glaciers  aux 
époques  anciennes  partageait  les  géologues.  M.  Agassiz ,  pour  la 
résoudre  en  connaissance  de  cause,  voulut  étudier  de  près  la  nature 
et  les  mouvemens  des  glaciers ,  l'action  qu'ils  exercent  sur  les  murs 
de  rochers  entre  lesquels  ils  cheminent,  sur  les  débris  qu'ils  entraî- 
nent à  leur  surface,  ou  poussent  devant  eux  en  marchant.  M.  Agassiz, 
en  véritable  enfant  des  Alpes ,  alla  camper  et  vivre  plusieurs  mois  sur 
les  glaciers.  M.  Agassiz  a  fourni  à  cette  histoire  de  la  création  avant 
l'homme,  que  de  notre  temps  l'homme  a  osé  entreprendre,  une  autre 
page  plus  considérable  par  son  grand  travail  sur  les  poissons  fossiles; 
il  a  fait  pour  les  poissons  ce  qu'avait  fait  pour  les  mammifères  et  les 
reptiles  antédiluviens  M.  Cuvier,  dont  il  se  proclame  l'élève  recon- 
naissant et  dont  il  est  le  digne  continuateur.  Avec  des  empreintes 
fugitives  et  presque  effacées,  quelquefois  avec  une  écaille  épargnée 
seule  par  les. siècles,  il  a  reconstruit  des  milliers  d'espèces;  de  plus, 
il  les  a  classées  en  groupes  naturels,  correspondant  aux  divers  âges 
de  l'apparition  de  ces  êtres.  Dans  tous  ses  travaux,  M.  Agassiz  fait 
marcher  de  front  l'anatomie,  la  géologie  et  l'embryogénie,  et,  dans 
chacun  des  grands  plans  d'organisation  établis  par  Cuvier,  les  verté- 
brés ,  les  mollusques ,  les  articulés  et  les  zoophytes,  il  fait  concourir 
à  la  classification  des  êtres  les  données  de  ces  trois  sciences ,  déter- 
minant la  supériorité  des  divers  types  d'animaux  selon  qu'ils  sont 
plus  parfaitement  organisés  et  moins  anciens  dans  l'ordre  géologique. 
M.  Agassiz  étudie  tous  les  êtres  vivans,  sous  le  triple  aspect  de  leur 
organisation  présente  et  de  leur  organisation  antérieure,  soit  dans  le 
sein  de  leur  mère,  soit  dans  l'état  de  développement  moins  avancé 
atteint  aux  époques  primitives  par  les  espèces  qui  étaient  comme  les 
embryons  des  espèces  actuelles.  On  sent  ce  que  les  harmonies  de  ces 
diverses  sciences  ont  de  grandeur;  mais,  pour  les  cultiver  et  les  ap- 
profondir simultanément ,  il  faut  l'étendue  et  l'activité  d'esprit  qui 
caractérisent  M.  Agassiz,  qui  lui  permettent  de  suivre  à  la  fois  plu- 
sieurs ordres  de  connaissances  et  plusieurs  publications  entièrement 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  St 

différentes,  et,  sous  ce  rapport,  le  rendent  très-propre,  quoique  en- 
fant de  la  vieille  Europe,  à  représenter  dans  la  science  l'énergie,  l'ar- 
deur et  l'impétuosité  de  la  jeune  Amérique. 

Comment  l'Amérique  a-t-elle  fait  une  conquête  que  les  corps  savans 
et  toutes  les  capitales  de  l'Europe  pourraient  lui  envier  ?  11  faut  faire 
ce  récit,  qui  est  à  la  louange  de  l'Amérique  autant  que  de  M.  Agassiz. 

M.  Agassiz  n'avait  point  de  fortune  personnelle.  Sa  jeunesse  a 
connu  de  mauvais  jours.  11  m'a  raconté  comment  il  s'était  trouvé,  à 
Paris,  dans  un  tel  dénuement,  qu'il  n'avait  pas  même  de  quoi 
retourner  en  Suisse,  Un  ami ,  qui  n'était  pas  plus  riche  que  lui ,  en 
ayant  parlé  devant  M.  de  Humboldt,  que  M.  Agassiz  n'avait  jamais  vu, 
le  lendemain  celui-ci  recevait,  dans  sa  petite  chambre  d'hôtel-garni, 
une  lettre  flatteuse  de  l'illustre  savant  qui  le  priait ,  de  la  manière  la 
plus  aimable,  d'accepter  l'avance  de  la  somme  dont  il  avait  besoin. 
M.  Agassiz  aime  à  raconter  cette  histoire.  Après  me  l'avoir  racontée , 
il  ajouta  :  «  J'ai  demandé  à  M.  de  Humboldt  de  ne  pas  lui  rendre 
cette  petite  somme,  alors  si  considérable  pour  moi.  Il  me  plaît  de  me 
sentir  toujours  son  obligé.  »  J'espère  que  tous  mes  lecteurs  compren- 
dront comme  moi  la  délicatesse  d'un  tel  sentiment.  Au  bout  de  quel- 
ques années ,  M.  Agassiz  s'était  fait  un  nom  dans  la  science  ;  mais 
pour  publier  son  ouvrage  sur  les  poissons  fossiles,  de  grands  frais 
avaient  été  nécessaires.  Il  devait  cent  mille  francs  à  son  frère.  Ceux- 
là,  il  ne  voulait  pas  les  devoir  toujours.  Où,  en  Europe,  aurait-il 
trouvé  à  s'acquitter  rapidement  en  faisant  des  cours?  Il  vint  aux 
Etats-Unis  et  professa  la  géologie  dans  l'institut  de  Lowell  à  Boston. 
Cet  institut  est  encore  l'œuvre  d'un  particulier,  M.  Lowell,  que  la 
passion  des  voyages  entraîna  en  Orient,  où  il  mourut,  consacrant, 
par  un  testament  daté  de  Louqsor,  sa  fortune  à  l'établissement  d'un 
ensemble  de  cours  destinés  à  montrer  l'harmonie  de  la  religion  natu- 
relle et  de  la  religion  révélée.  Ce  legs  généreux  de  M.  Lowell  rap- 
pelle celui  que  dicta  également  en  Egypte  à  un  Français,  M.  le  baron 
Gobert,  un  désir  semblable  d'être  utile  à  la  science  et  à  son  pays. 

M.  Agassiz  vint  professer  la  géologie  à  l'institut  de  Lowell;  improvi- 
sant dans  une  langue  qui  n'était  pas  la  sienne  ,  il  produisit  un  effet 
immense.  Le  public  payant  qui  venait  l'entendre  était  si  nombreux , 
qu'il  fut  obligé  de  faire  deux  fois  chaque  leçon.  Les  vastes  salles  de 
l'institut  ne  pouvaient  contenir  que  la  moitié  des  souscripteurs.  En 
deux  ans,  il  eut  gagné  ainsi  les  cent  mille  francs  qu'il  devait.  Voilà  ce 
qui  s'est  passé  dans  la  mercantile  Amérique.  Il  semble  que  parfois 
on  n'y  est  pas  indifférent  au  savoir  ,  et  que  si  l'on  aime  à  gagner  de 
l'argent ,  on  sait  le  dépenser  noblement.  La  démocratie  libre ,  qui  a 
ses  petitesses  et  ses  misères ,  peut  donc  faire  pour  les  sciences  ce  que 
faisaient  les  anciennes  aristocraties ,  et  ce  que  ne  font  pas  toujours 


28  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  goiivernemens.  L'examen  géologique  de  deux  comtés  de  l'état  dé 
New-York  a  été  exécuté  aux  frais  d'un  particulier.  Ne  vient-on  pas 
de  voir  un  simple  négociant ,  M.  Grinnel ,  équiper  deux  vaisseaux 
pour  aller  à  la  recherche  du  capitaine  Franklin  ,  perdu  dans  les  glaces 
du  pôle?  Le  capitaine  Franklin  est  Anglais,  M.  Grinnel  est  Améri- 
cain; le  sentiment  qui  l'a  inspiré  est  donc  pur  même  de  l'égoïsme  de 
la  patrie,  il  n'a  obéi  qu'à  l'humanité  en  consacrant  une  partie  de  sa 
fortune  à  aller  au  secours  d'un  homme  qui  appartient  à  une  nation  et 
à  une  marine  rivales. 

Cambridge  a  une  bonne  bibliothèque ,  un  laboratoire  de  chimie, 
d'après  les  perfectionnemens  introduits  par  MM.  Liebig  à  Giessen, 
et  un  cabinet  d'histoire  naturelle,  oîi  j'ai  vu  avec  intérêt  quelques- 
unes  de  ces  empreintes  si  curieuses  laissées  par  des  animaux  anté- 
diluviens sur  le  sable  humide,  qui  garde  aussi  des  traces  de  gouttes 
de  pluie ,  vestiges  durables  de  ce  qui  semble  le  plus  fugitif.  M.  Hitch- 
cock ,  professeur  au  collège  d'Amherst,  a  attaché  son  nom  à  l'étude 
de  ces  pas  fossiles ,  abondans  surtout  en  Amérique,  niais  dont  on  a 
trouvé  aussi  quelques  exemples  en  Ecosse  et  en  Allemagne.  M.  Hitch- 
cock a  cru,  d'après  ces  indices  si  certains  et  si  légers  tout  ensemble, 
pouvoir  déterminer  quarante-sept  espèces  d'animaux  :  douze  qua- 
drupèdes, douze  reptiles,  vingt-deux  oiseaux,  etc.;  mais  il  n'a  pas  , 
comme  un  de  ses  compatriotes,  cru  y  reconnaître  l'empreinte  de 
chaussures  defem,me. 

Nous  sommes  allés  visiter  le  cimetière  de  Mont-Auburn ,  à  une 
petite  distance  de  Cambridge  ;  je  profite  de  l'occasion  pour  interroger 
M.  Agassiz  sur  la  géologie  de  l'Amérique.  Chose  curieuse,  le  Nouveau- 
Monde  est  le  plus  ancien.  Quand  les  diverses  parties  de  l'Europe  étaient 
encore  envahies  par  la  mer,  du  sein  de  laquelle  émergeaient  seule- 
ment quelques  îles,  déjà  l'Amérique  était  un  continent.  Aussi,  dit 
M.  Agassiz ,  les  animaux  et  les  végétaux  de  cette  partie  du  monde 
ressemblent  moins  aux  êtres  organisés  existant  en  Europe,  dans 
l'époque  actuelle ,  qu'à  ceux  des  époques  antérieures  à  l'homme. 
L'Amérique  du  Nord  est  physiquement  le  pays  de  l'unité.  Les  forma- 
tions géologiques  y  ont  plus  d'étendue  et  plus  de  constance;  les 
mêmes  animaux,  les  mêmes  plantes,  y  habitent  de  plus  vastes 
espaces  que  dans  l'ancien  monde.  11  y  a  des  serpens  à  sonnettes 
depuis  le  Mexique  jusque  dans  le  Maine,  le  plus  septentrional  des 
états  de  l'Union;  les  colibris,  qui  vivent  sous  les  tropiques,  remplis- 
sent durant  l'été  les  jardins  aux  environs  de  Boston.  D'autre  part,  les 
oiseaux  du  nord  s'avancent  vers  le  midi  beaucoup  plus  loin  que  ceux 
d'Europe  ne  s'avancent  en  Afrique.  De  même,  les  races  indigènes  de 
l'Amérique  septentrionale  offrent,  sur  des  points  éloignés,  d'éton- 
nantes ressemblances.  M.  Agassiz  ne  croit  point  à  l'origine  asiatique 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  -20 

de  ces  races.  Selon  lui ,  la  pommette  saillante  de  la  joue  est  autre- 
ment placée  chez  elles  que  chez  les  races  tartares  ;  elle  n'est  point  à 
la  hauteur  de  l'œil,  mais  plus  bas. 

Nous  arrivons  au  cimetière  de  Mont-Auburn  vers  l'heure  dont 
Gray  peint  si  bien  la  mélancolie  dan§  son  élégie  sur  un  cimetière  de 
village.  Il  est  cependant  un  peu  de  meilleure  heure  que  dans  l'élégie. 
Ce  soleil  méridional ,  dont  j.e  m'émerveille  toujours,  illumine  de  l'or 
le  plus  vif  les  beaux  arbres  du  cimetière.  Ces  arbres  sont  très-variés, 
car  nulle  part  il  n'y  a  une  plus  grande  diversité  parmi  les  essences 
des  forêts  que  dans  l'Amérique  du  Nord.  M.  Agassiz  me  montre  les 
différences  des  espèces  de  pins,  de  chênes,  de  noyers;  il  me  dit  qu'il 
y  a  quarante  espèces  de  chêne  aux  Etats-Unis.  — Ce  cimetière  est  un 
lieu  trop  charmant  pour  la  mort,  mais  où  l'on  reposerait  cependant 
volontiers.  Les  tombes  sont  blanches,  simples,  espacées,  au  lieu  de 
cette  affreuse  cohue  de  sépulcres  de  nos  cimetières.  Ici  on  serait  à 
l'aise  au  frais ,  à  l'ombre  ;  c'est  à  donner  envie  d'y  rester.  De  plus , 
on  serait  en  bonne  compagnie  :  cette  statue  est  celle  de  Bovvditch,  ce 
simple  matelot  américain  qui  a  écrit  un  ouvrage  classique  dont  se 
servent  les  marins  anglais,  et  qui  plus  tard,  en  dirigeant  une  compa- 
gnie d'assurances,  traduisit  la  Mécanique  cèlesie  de  Laplace.  Ce  n'é- 
tait pas  une  simple  traduction  ;  Bowditch  a  commenté  l'ouvrage  de 
l'illustre  géomètre  français,  il  l'a  simplifié  en  quelques  parties  et  y  a 
fait  entrer  les  découvertes  plus  récentes.  Laplace  disait  :  ((  Je  suis  sûr 
que  M.  Bowditch  m'a  compris,  car  non-seulement  il  a  relevé  dans  mon 
livre  quelques  erreurs,  mais  m'a  montré  comment  j'y  étais  tombé,  » 

La  vie  de  Bowditch  est  une  des  plus  belles  vies  de  savant.  Dès  l'en- 
fance, ses  dispositions  furent  extraordinaires;  apprenti  chez  un 
ship-chandler  (fournisseur  de  navires) ,  il  traçait  sans  cesse  des  figures 
et  des  calculs  sur  une  ardoise.  Un  voisin  qui  s'en  émerveillait  assu- 
rait qu'il  ne  serait  nullement  surpris  si,  avec  le  temps,  le  jeune  ap- 
prenti arrivait  à  être  un  faiseur  d'almanachs.  Jamais  homme  n'eut 
une  âme  plus  belle  et  plus  pure.  Sensible  à  la  gloire  et  modeste  tout 
ensemble,  ses  yeux  se  mouillaient  de  larmes  quand  on  lui  disait  qu'il 
était  admiré  en  Europe,  et  rien  cependant  ne  l'avait  touché  autant 
que  de  recevoir  du  fend  des  bois  [backwoods)  l'indication  d'une  er- 
reur; car  c'était  bien  une  erreur,  ajoutait-il.  Il  disait  encore  :  «  Ce 
simple  fait  que  mon  ouvrage  eût  atteint  un  homme  vivant  aux  limites 
de  la  civilisation,  et  qui  pouvait  le  comprendre  et  l'apprécier,  m'a 
causé  plus  de  plaisir  que  les  éloges  des  savans  et  des  académies.  » 
Bowditch  fut  toujours  soutenu  par  sa  courageuse  femme.  L'ouvrage 
devait  coûter  500,000  francs  ;  elle  l'exhorta  à  tout  sacrifier  pour  l'a- 
chever; dans  sa  reconnaissance,  il  voulait  lui  dédier  ce  livre,  à  la 
production  duquel  i^Ue  avait  concouru. 


'8Ô  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bowditch  avait  préparé  un  plan  de  Salem,  sa  ville  natale.  Ce  plan 
lui  fut  dérobé,  et  l'auteur  du  larcin  en  annonça  effrontément  la 
publication.  Bowditch  fut  d'abord  furieux,  exprima  au  plagiaire  toute 
sa  colère  et  tout  son  mépris,  et  le  menaça  de  l'attaquer  en  justice; 
puis ,  ayant  appris  que  cet  homme  était  pauvre ,  il  retourna  le  len- 
demain chez  lui ,  et  lui  parla  ainsi  :  «  Je  vais  vous  dire  ce  qu'il  faut 
faire  ;  je  terminerai  le  plan,  je  corrigerai  quelques  fautes  qui  s'y  trou- 
vent maintenant ,  vous  le  publierez  à  votre  bénéfice,  et  j'écrirai  mon 
nom  en  tête  de  la  liste  des  souscripteurs.  » 

En  véritable  savant  américain ,  Bowditch  s'était  formé  lui-même, 
comme  le  cordonnier  pensylvanien  Thomas  Godfrey,  qui  apprit  tout 
seul  le  latin  pour  lire  les  Principia  de  Newton ,  —  comme  le  jeune 
Ebnezer  Mason ,  mort  à  vingt  et  un  ans  victime  de  son  ardeur  pour 
les  sciences ,  qu'il  avait  toutes  embrassées ,  et  en  particulier  de  sa 
l^assion  pour  l'astronomie,  les  veilles  ayant  achevé  de  détruire  une 
santé  usée  par  la  misère ,  la  maladie  ,  les  efforts  faits  pour  gagner  sa 
vie  dans  les  heures  qu'il  dérobait  à  l'étude  afin  d'avoir  du  pain.  L'é- 
nergie et  la  résolution  ,  si  éminentes  chez  le  peuple  américain ,  se  re- 
trouvent souvent  dans  la  carrière  des  hommes  de  science  comme  dans 
les  autres  carrières;  ils  font  eux-mêmes  leur  savoir ,  ainsi  qu'on  fait 
ici  soi-même  sa  fortune.  La  tendance  de  l'esprit  scientifique  est  mar- 
quée de  ce  caractère  d'intrépidité  et  de  confiance  en  soi  qui  signale 
toutes  les  entreprises.  Les  études  de  Franklin  sur  la  foudre  montrent 
'une  combinaison  de  sagacité,  de  courage  et  de  sang-froid  qui  est  bien 
américaine.  L'audace  poussée  jusqu'à  la  déraison  a  conduit  un  ma- 
thématicien des  Etats-Unis  à  chercher,  pour  la  géométrie,  d'autres 
élémens  que  le  point  sans  étendue  et  la  ligne  sans  largeur.  Les  tenta- 
tives de  M.  Seba  Smith  sont  un  saut  hardi  dans  l'impossible. 

Malgré  mon  goût  pour  le  cimetière  de  Mont-Âuburn,  j'aimerais 
encore  mieux  rester  à  Cambridge,  y  obtenir  une  chaire,  et  vivre 
dans  une  de  ces  petites  maisons  blanches,  au  milieu  des  arbres, 
n'était  le  climat ,  qui  ne  conviendrait  nullement  à  mon  larynx  ;  car 
dans  ce  lieu,  où  l'on  peut  maintenant  se  croire  en  Italie,  il  fait,  l'hi- 
ver, jusqu'à  vingt  degrés  de  froid,  et  on  se  chauffe  neuf  mois  de  l'an- 
née. A  cela  près,  la  vie  doit  y  être  fort  douce.  Les  professeurs  y  vivent 
en  très-bonne  intelligence.  Il  n'y  a  jamais  eu  à  cela  qu'une  exception  : 
c'est  le  professeur  de  chimie  qui  a  tué  un  de  ses  collègues ,  et  caché 
le  corps  dans  son  laboratoire;  mais  on  espère  que  la  chose  ne  se  re- 
nouvellera plus.  Sérieusement ,  les  professeurs  vivent  très  bien  en- 
semble. Tous  les  quinze  jours,  ils  se  rassemblent  chez  l'un  d'entre 
eux ,  qui  donne  un  souper  et  lit  une  dissertation. 

Aujourd'hui  nous  allons  finir  la  soirée  chez  un  autre  professeur 
étranger,  ami  de  M.  Agassiz,  Suisse  comme  lui,  et,  comme  lui,  attes- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  Bi 

tant  par  ses  fonctions  à  Cambridge  l'iiospitalité  américaine.  Dans 
son  livre  intitulé  la  Terre  et  l'Homme^  M.  Guyot  a  tenté  d'expliquer 
l'histoire  par  la  géographie.  11  voit,  dans  la  configuration  variée  des 
contrées  de  l'Europe  et  de  l'Asie  où  la  civilisation  a  fleuri  la  raison 
de  cette  civilisation ,  et  dans  la  simplicité,  l'unité  géographique  du 
continent  américain ,  la  condition  d'un  développement  commun  par 
le  principe  de  l'association.  L'ancien  monde  a  fait  l'éducation  du 
genre  humain;  le  Nouveau-Monde  est  le  théâtre  magnifique  sur  le- 
quel doivent  s'accomplir  les  destinées  progressives  de  l'humanité. 
Cette  conclusion  ne  pouvait  déplaire  à  des  auditeurs  américains.  Le 
remarquable  ouvrage  de  M.  Guyot  est  le  produit  d'un  cours  fait  à 
Cambridge.  Un  professeur  de  l'université,  M.  Felton,  avec  un  zèle 
d'obligeance  pour  l'étranger  et  une  abnégation  personnelle  qui  mé- 
ritent d'être  cités,  passait  les  nuits  à  traduire  en  anglais  les  leçons 
de  M.  Guyot. 

Les  langues  et  les  littératures  anciennes  sont  l'objet  de  l'ensei- 
gnement de  M.  Felton.  Je  trouve  chez  lui  les  travaux  les  plus  récens 
de  l'érudition  germanique.  Lui-même  a  traduit  plusieurs  traités  de 
Jacobs,  donné  une  édition  d'Homère,  et  publié  quelques-uns  des 
chefs-d'œuvre  de  la  poésie  et  de  l'éloquence  grecques.  Sur  sa  table, 
la  littérature  allemande  figure,  représentée  par  l'épopée  satirique  de 
Reinecke  Fuchs  et  par  l'épopée  nationale  des  Niehelungen.  Il  paraît 
que  les  jeunes  gens  quittent  trop  tôt  le  collège  pour  make  money,  ga- 
gner de  l'argent.  S'ils  étudient  un  peu  les  littératures  anciennes,  c'est 
dans  l'intention  d'acquérir  le  talent  de  la  parole,  talent  nécessaire  aux 
Etats-Unis,  car  la  vie  y  est  tout  oratoire  comme  dans  l'antiquité,  et  en- 
core plus;  c'est  là  le  fâcheux,  selon  moi;  Démosthène  et  Cicéron  pré-; 
paraient  et  composaient  un  discours  qui  était  un  chef-d'œuvre  d'étude 
et  d'art;  ils  n'improvisaient  pas  tous  les  jours  un  speech  à  la  fin  du 
dîner.  Malgré  cette  différence  et  bien-  d'autres ,  il  y  a  une  certaine 
analogie  entre  tous  les  pays  libres,  où  la  parole  est  la  puissance. 

Je  suis  allé  visiter  l'obsers^atoire  de  Cambridge ,  dans  lequel  se 
trouve  un  grand  télescope  qui  est  un  des  premiers  du  monde;  il  a 
coûté  100,000  francs,  et  le  support  en  granit  25,000.  Tout  est  dû  à 
des  souscriptions  volontaires.  Les  noms  des  principaux  souscripteurs 
sont  gravés  sur  une  table  de  marbre,  l'un  d'eux  a  donné  60,000  fr. 
Les  puissans  instrumens  que  l'on  a  construits  depuis  quelques  années 
ont  permis  de  pénétrer  plus  avant  et  de  mieux  voir  dans  les  profon- 
deurs du  ciel.  Les  nébuleuses  perdues  aux  plus  lointaines  extrémités 
de  l'espace,  taches  blanchâtres  qui  sont  formées  de  myriades  d'étoiles, 
dont  chacune  peut  être  le  centre  d'un  système  planétaire  pareil  à 
celui  où  la  terre  occupe  une  si  petite  place,  les  nébuleuses,  si  curieu- 
sement étudiées  par  Herschell,  ont  agrandi  l'univers.  Herschell  con- 


32  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sidérait  les  nébuleuses  comme  des  masses  d'une  matière  sidérale  eii 
voie  de  condensation;  mais,  observées  à  l'aide  des  grands  télescopes, 
ces  masses  flottantes  se  décomposent  et  se  résolvent  en  une  immense 
et  lumineuse  poussière  de  mondes.  On  conçoit  les  transports  que  fait 
éprouver  aux  astronomes  ce  triomphe  de  leurs  instrumens,  qui  leur 
permet  de  voir  les  astres  se  multiplier  pour  eux  dans  le  champ  de 
l'infini.  «Vous  partagerez  ma  joie,  écrivait  le  directeur  de  l'observa- 
toire de  Cambridge,  en  apprenant  que  la  grande  nébuleuse  d'Orion  a 
cédé  à  la  puissance  de  notre  incomparable  télescope Cette  nébu- 
leuse avait  résisté  à  l'habileté  sans  rivale  des  deux  Herschell  armés 
de  leurs  excellens  réflecteurs.  Elle  avait  défié  le  miroir  objectif  de 
trois  pieds  de  lord  Ross,  et  même  quand  son  grand  réflecteur  et  six 
forts  spéculums  de  six  pieds  furent  dirigés  vers  cet  objet,  on  ne  décou- 
vrit pas  la  plus  petite  apparence  d'une  étoile,...  et  notre  télescope  a  fait 
ce  que  n'ont  pu  faire  jusqu'ici  les  plus  grands  réflecteurs  du  monde.  » 

L'astronomie  est  une  des  sciences  qui  sont  cultivées  avec  le  plus 
de  succès  aux  Etats-Unis.  Franklin  avait  déjà  remarqué  que  cette 
pureté,  cette  transparence  de  l'atmosphère,  qui  m'a  frappé  moi- 
même  ,  y  était  très-favorable  aux  observations  astronomiques.  Le 
goût  de  cette  étude  est  si  général  en  ce  pays,  que  beaucoup  de  né- 
gocians  font  construire  de  petits  observatoires  d'où  ils  s'amusent  à 
étudier  le  ciel.  Des  travaux  plus  sérieux  ont  permis  à  M.  Lomis 
d'écrire  un  livre  sur  les  Progrès  de  l'astronomie  en  Amérique.  Dans 
cet  observatoire  de  Cambridge,  M.  Bond,  qui  en  est  directeur,  aidé 
de  son  fils ,  a  découvert  un  troisième  anneau  de  Saturne.  Le  premier 
avait  été  observé  par  Huyghens,  et  le  second  par  Cassini.  Ce  sont  des 
noms  à  la  suite  desquels  il  est  glorieux  de  placer  le  sien.  Les  deux 
observateurs  de  Cambridge  ont  ajouté  un  satellite  aux  satellites  déjà 
connus  de  la  même  planète.  Ce  peuple  ne  tire  donc  pas  seulement 
d'une  terre  vierge  toutes  les  richesses  qu'elle  peut  produire,  il  trouve 
encore  dans  ses  loisirs  le  temps  d'enrichir  la  science  et  le  ciel. 

Non  loin  de  l'observatoire  est  le  jardin  botanique.  L'étude  de  la 
botanique  n'est  pas  étrangère  aux  Etats-Unis.  La  flore  nouvelle  que 
l'Amérique  off'rait  aux  investigateurs  de  la  science  a  eu  ses  zélateurs 
passionnés.  Les  colonies  anglaises ,  avant  leur  émancipation ,  avaient 
vu  naître  ce  Bartram,  qui,  selon  le  génie  du  pays,  s'était  formé  lui- 
même  ,  que  Linné  appelait  un  botaniste  de  nature ,  et  qui  fonda  le 
premier  jardin  botanique,  bien  qu'il  fût  tellement  pauvre  qu'un  na- 
turaliste anglais,  son  ami ,  lui  envoy9,it  de  temps  en  temps  du  papier 
gris  pour  son  herbier  et  du  drap  pour  se  faire  des  habits.  Un  second 
jardin  botanique  fut  fondé  par  Marshall,  qui,  comme  Bartram,  se  bâtit 
lui-même  une  maison  sur  un  terrain  qu'il  défrichait,  et  où  s'élève 
aujourd'hui  une  ville  qui  porte  son  nom.  Le  directeur  actuel  du  jardin 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  33 

botanique  de  Cambridge,  M.  Grey,  est  connu  par  sa  Flore  des  Etats- 
Unis.  11  revient  d'Europe.  J'ai  été  heureux  de  trouver  chez  lui,  repro- 
duits par  le  daguerréotype,  les  traits  d'un  botaniste  français  qui  m'est 
bien  cher,  de  celui  qui  porte  si  honorablement  la  gloire  héréditaire 
(lu  nom  des  Jussieu. 

Tout  près  de  Cambridge,  une  belle  maison  de  bois  s'élève  au  mi- 
lieu des  arbres;  elle  a  été  habitée  par  Washington',  qui,  au  commen- 
cement de  la  guerre,  y  avait  établi  son  quartier-général.  Elle  est 
doublement  historique ,  car  elle  est  aujourd'hui  la  demeure  d'un 
poète  éminent  des  Etats-Unis,  M.  Longfellow.  Dans  ce  pays,  où  je  ne 
me  représentais  que  des  existences  tourmentées  par  l'activité  politique 
et  industrielle,  je  ne  m'attendais  pas  à  rencontrer  le  spectacle  d'une 
existence  empreinte  d'un  calme  si  noble  et  si  doux.  Dans  une  habita- 
tion élégante,  près  d'une  femme  aimable  et  belle,  entouré  de  char- 
mans  enfans,  M.  Longfellow  me  semble  l'idéal  du  poète  heureux,  et 
on  dit  que  ce  bonheur  a  été  précédé  par  un  beau  roman  plein  de  con- 
stance et  de  délicatesse.  Le  poète  américain  a  voyagé  dans  toute  l'Eu- 
rope, il  en  connaît  toutes  les  langues;  il  possède  une  foule  de  curio- 
sités littéraires ,  depuis  des  chants  populaires  danois  jusqu'à  des 
chansons  havanaises.  11  a  reproduit  des  poésies  de  presque  tous  les 
pays  :  des  ballades  allemandes  et  des  vers  de  Jasmin;  il  s'est  inspiré 
une  fois  de  M.  Augustin  Thierry.  M.  Longfellow  a  visité  les  diverses 
contrées  du  vieux  monde,  et  sa  muse  en  a  gardé  de  nombreux  souve- 
nirs. Il  a  vu  ces  mœurs  primitives  et  patriarcales  de  la  Suède  qu'il 
peint  si  bien  dans  la  préface  placée  en  tête  de  sa  traduction  d'un  gra- 
cieux poème  suédois  de  Tegner,  la  Communion  des  enfans.  Il  a  vu 
l'Italie  et  la  France;  il  a  senti  le  charme  des  vieilles  villes  d'Allemagne. 
A  Nuremberg,  l'enfant  de  l'industrielle  Amérique  a  sympathisé  avec 
cette  industrie  lettrée  du  xvi*  siècle ,  qui ,  dans  les  rangs  les  plus 
humbles,  suscitait  des  hommes  tels  que  Jacob  Bœhme,  le  cordonnier 
philosophe,  et  Hans  Sachs,  le  cordonnier  poète,  ihe  cobbler  bard.  Il 
célèbre  ces  artisans  inspirés.  «  Tandis  que  le  tisserand  maniait  sa  na- 
vette, il  tissait  les  vers  mystiques,  et  le  forgeron  frappait  ses  mètres 
de  fer  au  retentissement  de  l'enclume.  Ainsi,  ô  Nuremberg,  un  voya- 
geur venu  d'une  contrée  lointaine,  comme  il  parcourait  tes  rues  et 
tes  places,  chantait  dans  sa  pensée  son  chant  rêveur,  recueillant 
entre  tes  pavés,  comme  une  petite  fleur  de  ton  sol,  la  noblesse  du 
labeur,  la  longue  généalogie  du  travail.  » 

M.  Longfellow  a  célébré  sa  patrie  :  quel  Américain  peut  l'oublier? 
Il  a  écrit  un  Chant  de  Vie  {a  Psalm  of  Life) ,  qui  exprime  avec  force 
le  sentiment  de  l'action,  comme  il  convenait  au  fds  d'une  société  éner- 
gique et  travailleuse.  C'est  une  réponse  à  la  parole  de  Y EccUsidste  : 
«  Tout  est  vanité  !»   - 


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34  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

«  Ne  me  dis  pas  dans  tes  versets  mélancoliques  :  la  vie  est  un  vain  rêve,  car 
pour  l'àme  le  sommeil,  c'est  la  mort,  et  les  choses  ne  sont  pas  ce  qu'elles  sem- 
blent. 

«  La  vie  est  réelle,  la  vie  est  sérieuse;  le  tombeau  n'est  pas  le  but.  Tu  es 
poussière,  tu  retourneras  en  poussière,  cela  ne  fut  point  dit  de  l'âme. 

«  Ce  n'est  pas  la  jouissance,  ce  n'est  pas  la  tristesse  qui  est  notre  fin,  notre 
destinée,  notre  voie;  c'est  agir,  afin  que  chaque  lendemain  nous  trouve  plus 
avant  qu'aujourd'hui.  Sur  le  vaste  champ  de  bataille  du  monde,  dans  le  bi- 
vouac de  la  vie,  ne  sois  pas  comme  le  troupeau  muet  que  le  berger  chasse  de- 
vant lui,  sois  un  héros  dans  le  combat. 

«  Ne  te  confie  pas  à  l'avenir,  quels  que  soient  ses  charmes.  Que  le  passé  en- 
terre ses  morts.  Agis,  agis  dans  le  présent  qui  vit,  ton  cœur  dans  ta  poitrine, 
et  Dieu  sur  ta  tète. 

«  Les  vies  des  grands  hommes  nous  rappellent  toutes  que  nous  pouvons  faire 
notre  vie  sublime,  et  en  partant  laisser  derrière  nous  l'empreinte  de  nos  pas 
sur  les  sables  du  temps. 

«  Peut-être  un  autre,  naviguant  sur  la  mer  solennelle  de  la  vie,  un  frère 
égaré  et  naufragé  reprendra  cœur  en  les  voyant. 

«  Debout  donc  et  agissons,  le  cœur  prêt  à  tout  événement,  achevant  et  re- 
commençant toujours;  sachons  travailler  et  attendre.  » 

Toute  l'ardeur  de  l'activité  américaine  me  semble  concentrée  dans 
cette-  énergique  poésie  ;  mais  le  plus  souvent  M.  Longfellow  se  com- 
plaît dans  une  poésie  entièrement  désintéressée  du  présent,  amou- 
reuse de  l'idéal,  le  poursuivant  partout,  le  cherchant  à  la  manière  de 
Goethe  ou  de  Tieck.  La  plume  spirituelle  de  M.  Chasles  a  fait  con- 
naître le  charmant  poème  d' Evangeline  (1),  inspiré  par  Hermann  et 
Dorothée,  et  qui  nous  intéresse  particulièrement,  car  il  célèbre  les 
malheurs  de  quelques-uns  de  ces  habitans  d'Acadie  que  se  dispu- 
taient, se  prenaient  et  se  reprenaient  tour  à  tour  l'Anglelferre  et  la 
France,  qui.  Français  d'origine,  de  mœurs  et  de  langage,  furent  un 
jour  arrachés  violemment  et  soudainement  de  leur  village  par  un 
ordre  du  gouvernement  britannique,  séparés  les  uns  des  autres  et 
dispersés  comme  une  tribu  d'Israël.  M.  Longfellow  vient  de  publier, 
sous  le  titre  de  Légende  dorée  [Golden  Legend),  un  poème  drama- 
tique qui,  certes,  ne  se  rattache  en  rien  à  l'Amérique,  à  la  démocra- 
tie, au  présent,  mais  qui,  du  milieu  de  tout  cela,  transporte  le  lecteur 
en  plein  moyen  âge.  Rien  ne  prouve  mieux  à  quel  point  les  progrès 
naturels  de  la  civilisation  et  les  communications  toujours  plus  faciles 
et  plus  fréquentes  des  Etats-Unis  avec  l'Europe  tendent  à  les  rappro- 
cher d'elle,  que  de  voir  un  poète  favori  du  public  américain  prendre 
pour  sujet  d'une  œuvre  applaudie  une  légende  du  moyen  âge,  de 
cette  époque  des  sociétés  modernes  qui  est  si  complètement  étrangère 
aux  souvenirs  de  la  société  américaine. 

(1)  Voyez,  dans  cette  Revue,  la  livraison  du  1er  avril  1849. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  35 

Le  sujet  du  poème  de  M.  Longfellow  est  emprunté  à  un  vieux  fabliau 
français.  L'empereur  ne  sera  guéri  que  si  une  jeune  fille  donne  sa  vie 
pour  lui;  la  jeune  fille  se  trouve,  et,  au  lieu  de  mourir,  devient 
impératrice.  Cette  histoire  bizarre  et  touchante  est  devenue  entre  les 
mains  de  M.  Longfellow  comme  un  cadre  gracieux  dans  lequel  il  a 
enchâssé  une  vue  du  moyen  âge.  La  scène  dans  laquelle  la  jeune 
Elsie  apprend  à  ses  parens  qu'elle  a  résolu  de  mourir  pour  le  prince 
et  finit  par  obtenir  leur  consentement  et  leur  bénédiction,  cette  scène 
est  très  belle.  M.  Longfellow,  qui  sent  vivement  la  poésie  du  moyen 
âge,  a  aussi  un  sourire  pour  les  formes  naïves  de  sa  dévotion  et  de 
sa  croyance.  Il  connaît  les  singulières  imaginations  des  prédicateurs 
de  ce  temps.  L'un  d'eux  monte  en  chaire,  tenant  à  la  main  un  fouet 
qu'il  fait  claquer  sous  les  voûtes  de  l'église,  puis,  feignant  de  s'a- 
dresser au  courrier  dont  le  fouet  vient  de  retentir,  il  lui  demande  ce 
qu'il  y  a  de  nouveau,  a  Christ  est  ressuscité.  —  D'où  venez-vous?  — 
De  la  cour.  —  Oh!  alors  je  n'en  crois  rien;  c'est  une  plaisanterie.  »  Le 
fouet  retentit  de  nouveau  :  c'est  un  autre  courrier  qui  arrive.  ((  Cour- 
rier, quelles  nouvelles?  —  Christ  est  ressuscité.  —  D'où  venez-vous? 
— De  la  ville.  — Alors  je  ne  vous  crois  pas.  Poursuivez  votre  chemin.  » 
Le  fouet  retentit  une  troisième  fois  pour  annoncer  l'arrivée  d'un 
troisième  courrier.  Il  donne  la-même  nouvelle  :  «Christ  est  ressuscité. 
1 —  D'où  venez-vous?  —  De  Rome.  —  Ah  !  je  vous  crois  maintenant,  il 
est  ressuscité.  Allez  donc,  et  galopez  de  toute  la  vitesse  de  votre  cour- 
sier. »  Rien  n'est  plus  charmant  que  la  conversation  du  prince  et 
d' Elsie  chevauchant  ensemble  à  travers  les  forêts  de  l'Allemagne. 
La  vie  silencieuse  et  recueillie  des  religieux  fidèles  à  leur  vocation  et 
les  désordres  qui  souillaient  parfois  les  cloîtres  mal  réglés  sont  oppo- 
sés dans  ce  poème  comme  dans  l'histoire.  Quoi  de  plus  naïf,  de  plus 
pur,  de  plus  senti  que  ce  monologue  du  frère  écrivain  dans  le  Scrip- 
iorium  :  «  Que  Dieu  me  pardonne  !  il  me  semble  qu'une  certaine  satis- 
faction se  glisse  dans  mon  cœur  et  dans  mon  cerveau...  Oui,  je  pour- 
rais presque  dire  au  Seigneur  :  Voici  une  copie  de  ta  parole,  écrite 
par  moi  d'un  bout  à  l'autre  avec  beaucoup  de  labeur  et  de  fatigue; 
prends-la,  ô  Seigneur  !  et  que  ce  soit  quelque  chose  que  j'aie  fait  pour 
toi...  (Il  regarde  par  la  fenêtre.)  Que  l'air  est  doux!  que  cette  vue 
est  belle!  Je  voudrais  avoir  un  vert  aussi  charmant  pour  peindre  mes 
paysages  et  mes  feuilles.  Comme  les  hirondelles  gazouillent  sous  les 
gouttières  du  toit  !  Il  y  en  a  une  en  ce  moment  qui  est  sur  son  nid, 
justement  je  puis  saisir  une  vue  de  sa  tête  et  de  sa  poitrine.  Je  ferai 
une  esquisse  du  joli  oiseau  dans  son  tranquille  abri,  et  je  la  réserve- 
rai pour  la  marge  de  mon  évangéliaire.  »  Ce  morceau  me  semble  d'une 
naïveté  charmante.  Il  est  impossible  de  se  transporter  plus  complète- 
ment loin  de  la  vie  ardente  et  occupée  de  la  société  américaine,  dans 


36  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  calme  et  le  recueillement  de  la  vie  claustrale  du  moyen  âge;  puis 
viennent  les  orgies  des  mauvais  moines ,  et  le  terrible  comte  Hugo, 
dompté  par  la  religion  et  l'abbesse  Irmengarde,  dont  les  passions  ré- 
veillées s'endorment  de  nouveau,  bercées  par  les  sons  de  la  cloche. 

Le  prince  et  la  jeune  fille  voyagent  toujours  ensemble.  En  passant 
le  pont  de  bois  couvert  de  Lucerne,  elle  dit  :  «Le  tombeau  lui-môme 
n'est  qu'un  pont  couvert  conduisant  du  jour  au  jour  par  de  courtes 
ténèbres.  »  Cette  comparaison  est  charmante.  Un  des  mérites  que" j'ai 
remarqués  dans  les  poésies  de  M.  Longfellow,  ce  sont  des  comparai- 
sons neuves  et  ingénieuses.  Ailleurs  l'aspect  de  Bruges,  la  vieille  et  sin- 
gulière ville  flamande,  the  quaint  oldflemis/i  city,  et  le  carillon  de  son 
antique  beffroi  évoquent  pour  le  poète  étranger  les  souvenirs  du  passé, 
et  il  ajoute  :  «  Le  passé  et  le  présent  s'unissent  ici  sous  le  courant  des 
siècles  comme  des  empreintes  de  pas  cachées  par  im  ruisseau,  mais 
qu'on  voit  sur  les  deux  bords.  »  Ailleurs  encore,  en  parlant  du  charme 
d'une  lecture  faite  le  soir  par  une  bouche  adorée,  il  s'écrie  :  «  Et  le 
soir  sera  rempli  d'enchantemens,  et  les  soucis  qui  infestent  le  jour 
replieront  leur  tente,  comme  font  les  Arabes  vers  la  nuit,  et  comme 
eux  disparaîtront  en  silence.  »  Revenons  à  Elsie  :  quand  elle  approche 
de  son  sacrifice,  elle  adresse  ces  paroles  vraiment  belles  à  ceux  qui 
la  plaignent  :  n  Ne  vous  alarmez  pas  au  craquement  de  la  porte  qui 
s'ouvre  et  par  laquelle  je  vais  passer,  je  vois  ce  qui  est  par-delà.  »  Et 
au  prince  :  <(  Que  mon  souvenir  reste  dans  votre  existence,  non  pour 
la  troubler  et  la  déranger,  mais  comme  quelque  chose  qui  doit  la  com- 
pléter, en  ajoutant  une  vie  à  une  vie,  et  si  quelquefois,  le  soir,  près 
du  foyer,  vous  voyez  mon  visage  se  montrer  parmi  d'autres  visages, 
ne  le  considérez  pas  comme  un  fantôme,  mais  comme  un  hôte  qui  vous 
aime,  plus  encore,  comme  quelqu'un  de  votre  famille  dans  l'absence 
duquel  quelque  chose  vous  manquerait  autour  de  vous.  » 

L'auteur  a  créé  véritablement  l'ensemble  de  son  œuvre;  mais,  en 
lisant  ce  dernier  produit  de  la  muse  américaine,  on  ne  peut  se  dissi- 
muler que  l'Europe  a  passé  par  là. 

On  a  dit  :  La  littérature  est  l'expression  delà  société;  selon  moi,  c'est 
la  civilisation  que  la  littérature  exprime.  Or,  aux  États-Unis,  la  société 
est  démocratique,  mais  la  civilisation  est  européenne.  La  démocratie  ne 
saurait  être  littéraire,  car  la  démocratie,  c'est  la  foule.  Il  peut  sortir 
de  la  foule  des  inspirations  poétiques,  c'est  ce  qu'atteste  partout  la 
poésie  populaire;  mais  nulle  part  on  n'a  vu  la  foule  produire  ou  inspi- 
rer une  littérature  perfectionnée.  L'art  lui  est  nécessairement  étran- 
ger; aussi  en  Amérique,  où  la  multitude  règne,  on  n'écrit  point  pour 
la  multitude.  Une  littérature  peut  être  démocratique  par  les  senti- 
mens,  elle  ne  saurait  l'être  par  la  forme,  à  moins  d'être  inculte,  vio- 
lente, négligée,  c'est-à-dire  de  n'être  plus  une  littérature.  Les  masses. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  37 

aux  États-Unis,  ont  une  presse  à  leur  usage  :  c'est  la  presse  quoti- 
dienne, très  importante  au  point  de  vue  politique,  mais  qui  ne  compte 
point  dans  la  littérature.  La  presse  quotidienne  est  exclusivement 
américaine;  mais  littérairement  l'Amérique  est  en  Europe,  parce  que 
la  civilisation  lui  est  venue  d'Europe  et  lui  en  vient  chaque  jour,  sur- 
tout maintenant  que  les  deux  mondes  se  touchent;  car  si  Louis  XIV  a 
pu  dire  dans  son  orgueil  :  11  n'y  a  plus  de  Pyrénées!  — la  vapeur, 
cette  puissance  plus  conquérante  encore  et  plus  souveraine,  dit  au- 
jourd'hui :  Il  n'y  a  plus  d'Océan. 

Voilà  pourquoi  un  pays  dont  l'organisation  politique  est  si  particu- 
lière est  entré  dans  la  littérature  générale  du  monde  :  je  dis  la  litté- 
rature générale,  car  l'uniformité  toujours  croissante  de  la  civilisation 
moderne,  qui  a  effacé  presque  partout  la  diversité  des  costumes,  efface 
aussi  la  diversité  des  génies  littéraires.  Peut-être  est-ce  un  malheur, 
mais  certainement  c'est  un  fait.  Ce  rapprochement  entre  les  littéra- 
tures des  nations  européennes  a  été  d'abord  une  copie  servile  de  la 
France  par  les  autres  peuples  ou  une  contrefaçon  de  l'étranger  par 
la  France.  A  cette  période  d'imitation  outrée  a  succédé  une  ère  dedé- 
veloppemens  parallèles  qui  ne  résultent  point  d'une  reproduction 
artificielle,  mais  qui  proviennent  de  la  parité  du  développement  so- 
cial. Les  littératures  étaient  d'abord  entièrement  différentes,  puis 
elles  se  sont  ressemblé  parce  qu'elles  s'imitaient;  aujourd'hui  elles  se 
ressemblent  sans  s'imiter.  Or  ce  qui  est  vrai  des  littératures  de  l'Eu- 
rope s'applique  à  la  littérature  des  Etats-Unis.  Profondément  dis- 
tincte par  son  fonds  des  sociétés  européennes,  la  société  américaine 
tend  à  s'en  rapprocher  au  moins  dans  sa  portion  la  plus  cultivée  par 
le  progrès  naturel  de  la  vie  policée.  La  littérature  des  Etats-Unis  ne 
sera  pas  un  nouveau  monde  sans  doute,  mais  elle  sera  une  province 
de  plus  dans  le  vaste  empire  des  littératures  civilisées. 

J.-J.  Ampère. 


SOUVENIRS   D'UNE   STATION 


LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE. 


LA  DOMINATION  HOLLANDAISE  DANS  L'ARCHIPEL  INDIEN. 


Notre  long  séjour  sur  les  côtes  de  l'île  de  Luçon  (1)  ne  nous  avait  fait 
connaître  qu'une  des  faces  de  la  colonisation  européenne  dans  l'archi- 
pel indien  :  la  transformation  morale  de  la  race  malaise.  Nous  avions 
à  observer  encore  cette  action  civilisatrice  cherchant  à  se  combiner 
avec  les  exigences  d'une  habile  exploitation ,  et  appuyant  ses  progrès 
sur  le  développement  continu  d'une  admirable  prospérité  matérielle. 
C'est  dans  les  possessions  hollandaises  que  ce  grand  spectacle  devait 
nous  être  offert;  c'est  au  milieu  de  ce  groupe  d'îles  fécondes,  réunies 
par  le  génie  de  la  Hollande  en  un  vaste  faisceau,  que  la  Bayonnaise 
allait  passer  une  des  périodes  les  mieux  remplies  de  sa  longue  cam- 
pagne. 

Sur  deux  millions  de  kilomètres  carrés  et  23  millions  d'habitans 
qu'une  évaluation  approximative  attribue  à  la  totalité  de  l'archipel 
indien,  la  Hollande  revendique  la  possession  ou  la  suzeraineté  de  près 
de  quinze  cent  mille  kilomètres  et  de  16  millions  de  sujets.  Au  sud  de 
l'équateur,  elle  ne  reconnaît  pour  frontières  que  l'Océan  austral  et  la 
mer  Pacifique;  sa  suprématie  s'étend  du  3"  degré  de  latitude  nord  au 

(1)  Voyez,  dans  la  livraison  du  15  juillet  1852,  l'étude  sur  la  Domination  espagnole 
à  Luçon  et  dans  les  Philippines. 


LA   DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  39 

10"  degré  de  latitude  sud,  du  95«'  au  133"'  degré  de  longitude  orien- 
tale. Ce  cadre  immense  embrasse  près  des  trois  quarts  de  Bornéo 
et  des  quatre  cinquièmes  de  Sumatra;  il  comprend  la  majeure  partie 
de  l'île  Gélèbes,  presque  aussi  vaste  que  la  monarchie  prussienne;  — 
Java,  qui  occupe  sur  la  carte  du  monde  plus  d'espace  que  la  Bavière 
et  le  Hanovre  réunis  ;  Timor,  égale  en  étendue  au  royaume  des  Pays- 
Bas;  Florès  et  Sumbawa,  Banca  et  Sandalwood,  moindres  que  la  Sar- 
daigne,  plus  grandes  que  la  Corse  ;  Bali  et  Lombok,  dont  la  superficie 
représenterait  cinq  fois  celle  de  l'île  de  Rhodes;  les  Moluques  enfin, 
au  milieu  desquelles  la  plus  importante  des  îles  Baléares,  Majorque, 
tiendrait  à  peine  la  place  de  Waigiou,  de  Batchian  ou  de  Misole,  et  ne 
formerait  que  le  tiers  de  Bourou ,  que  la  cinquième  partie  de  Gilolo 
et  de  Géram.  La  plupart  des  îles  que  nous  venons  de  nommer  relient 
par  un  long  soulèvementvolcanique  les  rivages  de  l'Hindoustan  à  ceux 
de  l'Australie,  ou  rattachent  les  côtes  de  la  Nouvelle-Guinée  au  groupe 
des  Philippines.  Les  autres,  telles  que  Gélèbes  et  Bornéo,  se  trouvent 
enclavées  au  milieu  de  cette  partie  de  la  mer  des  Indes,  transformée 
en  lac  hollandais.  Tel  est  dans  son  ensemble  l'empire  colonial  dont 
les  traités  du  l/i  août  1814  et  du  17  mars  182Zi,  conclus  entre  l'Angle- 
terre et  le  gouvernement  des  Pays-Bas,  ont,  à  deux  reprises  diffé- 
rentes, réglé  les  limites. 

Il  ne  faudrait  point  cependant  se  laisser  éblouir  par  l'immense 
développement  de  ces  possessions.  Les  îles  de  Java  et  de  Banca  à  l'en- 
trée de  la  mer  de  Chine ,  celles  de  Banda  et  d'Amboine  dans  la  mer 
des  Moluques,  sont  encore  aujourd'hui  les  seules  portions  de  ce  vaste 
empire  sur  lesquelles  s'exerce  dans  toute  sa  plénitude  l'autorité  de 
la  métropole,  les  seules  dont  les  revenus  aient  jusqu'ici  excédé  les 
dépenses.  La  domination  de  la  Hollande  est  loin  d'offrir  l'unité  poli- 
tique qui  distingue  dans  ces  parages  les  possessions  de  l'Espagne. 
Rien  n'est  au  contraire  plus  complexe  que  les  liens  qui  rattachent  l'un 
à  l'autre  les  divers  groupes  des  Indes  néerlandaises.  Pour  comprendre 
de  quelle  façon  s'est  propagée  d'île  en  île  cette  suprématie  si  variable 
dans  ses  formes  et  dans  ses  conditions ,  pour  apprécier  la  réalité  des 
droits  et  l'étendue  des  privilèges  qu'elle  confère ,  il  faut  se  rappeler 
quelle  était,  sous  le  gouvernement  des  princes  malais,  l'organisation 
de  l'archipel  indien  :  c'est  l'histoire  même  de  cet  archipel,  avant  et 
depuis  l'arrivée  des  Européens,  qu'il  faut  interroger.  On  arrive  ainsi 
à  saisir  le  vrai  caractère  des  relations  établies  entre  la  Hollande  et  ses 
populations  coloniales;  on  embrasse,  dans  toute  la  diversité  de  ses 
combinaisons,  la  politique  appelée  à  maintenir  ou  à  étendre  sur  tous 
les  points  de  ces  lointaines  contrées  l'action  vivifiante  du  génie  hollan- 
dais. Cette  étude  du  passé  peut  seule  expliquer  les  tendances  et  les 
actes  d'une  administration  qui  n'a  point  toujours  été  bien  comprise 
en  Europe.  Nous  nous  l'étions  imposée  avant  de  songer  à  pénétrer 


40  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dans  les  colonies  dont  le  spectacle  avait  provoqué  des  jugemens  si 
divers.  Nous  devons  la  faire  servir  d'introduction  au  récit  de  nos  courses 
dans  la  partie  hollandaise  de  l'archipel  indien,  immense  arène  qui 
s'ouvrait  à  nous  éclairée  et  comme  élargie  par  les  grands  enseigne- 
mens  de  l'histoire. 

1. 

Aux  débuts  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  annales  de  l'archipel 
indien ,  nous  trouvons  deux  forces  en  présence  :  d'une  part  la  civili- 
sation hindoue,  de  l'autre  la  civilisation  musulmane.  L'île  de  Sumatra, 
voisine  de  la  presqu'île  de  Malacca,  paraît  avoir  été  le  principal  foyer 
de  la  propagande  musulmane;  la  partie  orientale  de  Java  fut  au  con- 
traire le  centre  où  vinrent  aboutir,  de  la  côte  de  Coromandel,  les  der- 
nières migrations  des  Hindous.  Les  brahmes  et  les  sectateurs  de  Boud- 
dha ont  laissé  à  Java  de  nombreux  monumens  de  leur  passage;  ils  y  ont 
fondé  des  villes,  élevé  des  temples,  institué  des  souverains.  L'empire 
de  Modjopahit ,  qui  vers  la  fin  du  xiv"  siècle  étendait  sa  domination 
jusque  sur  la  côte  méridionale  de  Bornéo  et  la  partie  orientale  de 
■  Sumatra,  était  un  empire  hindou.  C'est  à  l'influence  de  ces  migrations 
que  les  Javanais  ont  dû  probablement  leurs  allures  patientes  et  dou- 
cement résignées ,  leur  goût  pour  les  travaux  agricoles.  11  fallut  plus 
d'un  siècle  à  l'islamisme,  qui  venait  d'envahir  l'Hindoustan,  pour 
triompher  de  cette  antique  civilisation.  Enfin  en  1A76  l'invasion  ma- 
hométane  remporta  une  victoire  décisive.  Les  prifices  de  Modjopahit 
s'enfuirent  vers  l'extrémité  orientale  de  Java,  ou  cherchèrent  un  re- 
fuge dans  l'île  de  Bali.  La  destruction  de  l'empire  hindou  se  trouva 
consommée,  et  sur  les  débris  de  cet  empire  s'élevèrent  deux  domi- 
nations distinctes  :  les  provinces  de  l'est  appartinrent  au  sultan  de 
Demak,  celles  de  l'ouest  au  sultan  de  Gheribon.  Ces  deux  états  ne  tar- 
dèrent pas  eux-mêmes  à  se  morceler,  et  Bantam,  Jacatra,  eurent  ainsi 
que  Crissé,  Pajang  et  Mataram ,  leurs  princes  indépendans. 

L'époque  qui  suivit  la  destruction  de  l'empire  hindou  fut  la  période 
d'expansion  de  la  race  malaise.  Convertie  à  l'islamisme,  dirigée  par 
des  prêtres  ou  des  aventuriers  arabes,  elle  porta  le  glaive  et  le  Coran 
jusqu'aux  îles  Soulou  et  jusqu'aux  bords  lointains  de  Mindanao.  Bor- 
néo, Célèbes,  les  Moluques,  les  moindres  îles  de  l'archipel  indien  vi- 
rent ces  guerriers  fanatiques  inonder  leurs  rivages  et  y  jeter  les  fon- 
demens  de  principautés  belliqueuses.  Le  sultan  d'Achem  au  nord  de 
Sumatra,  celui  de  Ternate  au  centre  des  Moluques,  les  princes  de 
Boni  et  de  Goa  dans  l'île  de  Célèbes,  balancèrent  même  pendant  long- 
temps la  puissance  des  sultans  javanais;  ils  eurent  des  flottes  et  des 
armées ,  et  Cherchèrent  à  étendre  leur  prépondérance  sur  les  autres 
jîes  de  la  Malaisie.  Les  Portugais  se  mêlèrent  à  ces  querelles  et  s'en 


LA   DOMINATION    HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  41 

servirent  pour  hâter  les  progrès  qui,  avant  l'apparition  des  Hollan- 
dais, avaient  assis  leur  domination  sur  une  partie  de  l'archipel  indien. 

Ce  fut  en  1596  que  le  pavillon  des  Provinces-Unies  se  montra 
pour  la  première  fois  dans  les  mers  où  il  était  destiné  à  jouer  bientôt 
le  premier  rôle;  il  trouva  la  société  javanaise  se  défendant  par  la  force 
de  ses  traditions  contre  les  causes  d'affaiblissement  que  lui  créaient 
des  agitations  toujours  renaissantes.  L'empire  de  Mataram ,  consolidé 
après  de  longues  luttes  intérieures,  remplaçait  alors  à  Java  l'empire 
hindou  de  Modjopahit.  Malheureusement  la  suprématie  que  le  souve- 
rain de  Mataram,  sous  le  nom  de  sousouhounan,  exerçait  sur  les  divers 
états  du  littoral,  n'avait  point  délivré  les  Javanais  du  fléau  des  guerres 
intestines.  Les  sultans  installés  sur  les  autres  points  de  l'île  n'en  don- 
naient pas  un  moins  libre  cours  à  leurs  rivalités.  L'instinct  de  soumis- 
sion propre  aux  races  orientales  et  le  culte  des  anciennes  coutumes 
maintenaient  cependant  une  apparence  d'ordre  et  un  certain  bien- 
être  dans  cette  société  si  divisée.  L'anarchie  n'était  qu'à  la  surface. 
Les  princes  se  trahissaient,  s'égorgeaient  mutuellement  :  leur  personne 
demeurait  toujours  sacrée  pour  le  peuple.  La  société  javanaise  repo- 
sait alors  sur  cette  base  qui,  après  tant  de  siècles  et  d'événemens,  la 
supporte  encore  aujourd'hui  :  le  respect  superstitieux  des  masses  pour 
tout  homme  dans  les  veines  duquel  coulait  le  sang  des  anciens  chefs. 

La  noblesse  javanaise  ne  ressemble  en  aucune  façon  à  la  noblesse 
européenne;  celle-ci  s'est  constituée  par  la  force  des  armes,  en  dépit 
des  protestations  tacites  d'un  peuple  plus  civilisé  que  ses  vainqueurs; 
l'autre  est  moins  une  institution  politique  qu'un  dogme  religieux, 
elle  a  son  origine  dans  la  reconnaissance  et  l'étonnement  des  tribus 
primitives  arrachées  par  leurs  conquérans  à  la  barbarie.  Les  hon- 
neurs héréditaires  qu'elle  a  conférés  furent,  dans  le  principe,  le  pre- 
mier pas  de  hordes  sauvages  vers  la  civilisation.  Le  Coran  ne  fit  point 
disparaître  ces  inégalités  sociales ,  il  les  compliqua.  Les  nombreux 
descendans  des  prêtres  arabes  qui  vinrent  prêcher  l'islamisme  à  Java 
formèrent,  à.  côté  de  la  noblesse  princière,  déjà  multipliée  à  l'infini 
par  une  polygamie  féconde,  une  sorte  de  noblesse  hiératique.  Les 
titres  de  radin ^  radin  mas,  radin  mas  hario ,  indiquaient,  à  des  de- 
grés divers,  la  parenté  impériale.  Les  fils  du  sousouhounan  étaient 
des  pangherans ,  ses  filles  des  radin-hagous.  Les  mésalliances  étaient 
rares  à  Java;  on  n'y  avait  point  cependant  poussé  le  fanatisme  no- 
biliaire au  même  point  qu'à  Bali,  et  le  sousouhounan  ne  se  croyait 
point  obligé,  comme  le  prince  balinais  de  Klong-Kong,  d'épouser  une 
de  ses  sœurs  pour  perpétuer  la  pureté  de  sa  race.  La  société  javanaise 
n'avait  rien  non  plus  qui  rappelât  les  castes  de  l'Inde;  elle  ignorait 
les  élévations  subites  et  les  brusques  reviremens  de  fortune.  Le  gou- 
vernement des  provinces,  l'administration  de  la  justice,  le  comman- 


42  REVUE  DÈS  DEUX  MONDES. 

dément  des  armées,  n'appartenaient  qu'aux  hommes  dont  la  véné- 
ration publique  avait  inscrit  les  titres  de  noblesse  au  livre  d'or  de  la 
tradition.  Depuis  la  fin  du  xv*  siècle,  le  Coran  était  devenu  à  Java  la 
loi  écrite,  sans  altérer  en  rien  les  rapports  des  diverses  classes  entre 
elles.  La  loi  orale,  Yadat,  profondément  empreinte  du  caractère  im- 
muable des  coutumes  hindoues,  assignait  encore  à  chacun  des  habi- 
tans  la  limite  de  ses  droits  et  de  ses  devoirs.  Vadat  réglait,  avec 
autant  de  minutie  que  le  TcJwou-li  des  Chinois ,  les  privilèges  et  les 
attributs  de  la  souveraineté  ;  il  était  à  la  fois  un  code  judiciaire  et  un 
code  d'étiquette.  C'est  grâce  à  lui  que  la  constitution  primitive  delà 
société  javanaise  a  survécu  aux  troubles  intérieurs  et  aux  invasions 
étrangères.  Depuis  le  jour  où  elle  a  reçu  de  l'Inde  les  premiers  élé- 
mens  de  la  civilisation,  l'île  de  Java  n'a  connu  pour  ainsi  dire  que 
des  révolutions  de  palais.  La  hiérarchie  sociale  n'en  a  reçu  nulle  at- 
teinte ,  et  c'est  encore  elle  qui  préside  aujourd'hui  à  l'organisation  de 
la  propriété. 

D'après  \adat ,  la  terre  appartenait  au  souverain.  Les  communes 
ou  dessus  n'en  avaient  que  l'usufruit.  En  vertu  de  son  droit  de  pro- 
priétaire, le  prince  prélevait  le  cinquième  épi  de  la  moisson  ;  en  sa 
qualité  de  chef  politique ,  il  pouvait  exiger  que  chacun  de  ses  sujets 
employât  un  jour  sur  quatre  à  son  service;  mais  le  droit  de  propriété 
du  souverain  était  fictif;  celui  des  dessas,  établi  par  les  travaux  d'irri- 
gation et  de  défrichement  exécutés  en  commun,  était  très-réel  et  très- 
sérieusement  respecté.  La  propriété  existait  donc  à  Java;  seulement, 
au  lieu  d'être  individuelle,  elle  était  collective.  Le  terrain  arrosé,  la 
saiva,  était  un  terrain  communal.  La  commune  était  divisée  en  groupes 
ou  ijatjas  de  vingt-deux  personnes,  la  sawa  en  parcelles.  Il  fallait  être 
reconnu  membre  d'une  commune,  être  un  orang-dessa,  pour  pouvoir 
être  compris  dans  la  distribution  des  terres  que  le  chef  du  village,  le. 
/cappoula-campong,  répartissait  chaque  année  entre  les  tjafjas.  Le 
cultivateur  que  son  inconduite  ou  l'insuffisance  du  terrain  communal 
obligeait  à  quitter  la  dessa  se  trouvait ,  par  le  fait  seul  de  cet  exil , 
déclassé.  Il  cessait  d'être  un  orang-dessa  pour  devenir  un  orang- 
menoumpang ,  véritable  paria  déshérité  de  sa  part  du  territoire  et 
condamné  à  errer  de  commune  en  commune  pour  ofiiir  ses  services 
aux  usufruitiers  privilégiés  du  sol.  Au-dessous  de  la  classe  nobiliaire, 
on  rencontrait  donc  à  Java  deux  classes  distinctes  de  cultivateurs  : 
les  uns ,  fermiers  héréditaires ,  se  trouvaient  assujettis ,  en  échange 
de  leur  privilège,  au  paiement  de  l'impôt;  les  autres,  simples  jour- 
naliers, n'avaient  d'obligations  à  remplir  qu'envers  le  maître  qui  les 
admettait  à  cultiver  son  champ  et  qui  se  chargeait  de  leur  fournir  les 
instrumens  de  travail.  Le  droit  de  commercer  avec  les  étrangers  était 
encore  dans  l'archipel  indien  un  des  attributs  de  la  souveraineté.  Le 


LA   DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL   INDIEN.  A3 

Javanais  avait  la  libre  disposition  des  produits  destinés  à  sa  subsis- 
tance; les  épices,  le  poivre,  les  plantes  coloniales  étaient,  comme  au- 
jourd'hui le  coton  en  Egypte,  le  sucre  en  Cocliinchine,  l'objet  d'un 
monopole  (1). 

Les  premiers  navires  hollandais  avaient  été  expédiés  à  Java  par  une 
société  de  marchands  qui  ne  pouvait  avoir  d'autre  but  que  le  com- 
merce. Toutefois  les  transactions  commerciales  avaient  toujours  dans 
l'Inde  et  dans  la  Malaisie  un  caractère  essentiellement  politique.  La 
compagnie  néerlandaise  fut  entraînée  sur  la  pente  qui  devait,  dans 
des  circonstances  analogues,  conduire  les  marchands  anglais  à  la  con- 
quête de  l'Hindoustan.  Ce  fut  le  monopole  exercé  par  le  souverain 
javanais  qui  substitua  forcément  à  des  opérations  pacifiques  des  dé- 
monstrations militaires,  à  des  échanges  librement  consentis  les  livrai- 
sons forcées  et  les  contingens  obligatoires.  Après  avoir  fondé  des  fac- 
toreries à  Bantam  et  à  Jacatra,  ce  fut  dans  l'île  d'Amboine,  arrachée  à 
la  domination  du  sultan  de  Ternate  et  des  Portugais,  que  les  négo- 
cians  des  Provinces-Unies  jetèrent  les  premiers  fondemens  de  leur 
puissance  politique.  Bientôt  cependant,  mieux  instruits  de  l'impor- 
tance prépondérante  de  Java,  ils  cherchèrent  un  point  de  station 
plus  rapproché  de  cette  île  que  le  port  d'Amboine,  situé  à  quatre 
cent  cinquante  lieues  du  détroit  de  la  Sonde.  Après  de  longues  hési- 
tations, ils  firent  choix  de  la  factorerie  de  Jacatra,  et,  vers  la  fin  de 
l'année  1618,  ils  entourèrent  d'un  fossé  et  d'un  retranchement  l'em- 
placement sur  lequel  s'élevaient  leurs  magasins. 

Les  Portugais,  qu'il  avait  fallu  vaincre  avant  de  songer  à  commercer, 
ne  s'étaient  retirés  des  mers  de  l'Indo-Ghine  que  pour  faire  place  à  des 
rivaux  plus  redoutables.  Ce  fut  une  flotte  anglaise  qui  vint  au  secours 
des  sultans  de  Bantam  et  de  Jacatra  conjurés  contre  l'établissement 
hollandais.  L'enceinte  inachevée  de  la  factorerie  renfermait  heureu- 
sement une  garnison  héroïque.  Ces  braves  soldats  défièrent  pendant 
six  mois  tous  les  efforts  des  princes  indigènes  et  de  leurs  alliés  euro- 
péens; ils  furent  délivrés  par  les  secours  qui  leur  arrivèrent  des 
Moluques,  aussitôt  que  la  mousson  d'est  eut  rouvert  à  l'escadre 
d'Amboine  l'accès  de  la  mer  de  Java.  Sur  l'emplacement  de  la  ville 
de  Jacatra  livrée  aux  flammes,  les  Hollandais  élevèrent  la  future  capi- 
tale des  Indes,  la  ville  actuelle  de  Batavia.  Cette  célèbre  cité  ne 
grandit  point  sans  combats.  L'empereur  de  Mataram  vint  deux  fois 
l'assiéger  en  personne  ;  deux  fois  il  laissa  son  armée  sous  les  murs 
qu'il  s'était  flatté  de  détruire.  Vingt-sept  ans  après  la  fondation  de 

(1)  Ce  privilège,  les  princes  musulmans  l'exerçaient  alors  et  l'exercent  encore,  dans  les 
îles  qui  ne  sont  pas  soumises  à  la  domination  directe  de  la  Hollande,  par  l'entremise  d'un 
factotum  connu  sous  le  nom  de  sabhandar;.  c'esi  en  général  un  Chinois  que  l'on  trouve, 
de  nos  jours,  investi  de  ces  fonctions. 


Ai  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Batavia,  ce  même  souverain  acceptait  l'alliance  ou  plutôt  le  joug 
impérieux  de  la  compagnie. 

Le  trône  de  l'empereur  de  Mataram  était  sans  cesse  menacé  par 
des  insurrections  ou  par  les  attaques  des  chefs  belliqueux  de  Gélèbes. 
La  compagnie  entretint  une  armée  pour  défendre  le  prince  qu'elle 
avait  pris  sous  son  patronage.  Si  elle  avait  eu  des  idées  de  conquête, 
elle  eût  livré  l'île  de  Java  à  l'anarchie.  Elle  n'avait  alors  en  vue  que 
les  bénéfices  d'un  commerce  paisible;  elle  protégea  donc  de  tout 
son  pouvoir  l'autorité  légitime ,  comine  la  seule  garantie  de  l'ordre  et 
de  la  sécurité,  sans  lesquels  ce  commerce  ne  pouvait  prospérer.  C'est 
ainsi  que  chaque  jour  engagea  davantage  la  compagnie  dans  les 
questions  de  gouvernement  auxquelles  son  intérêt  semblait  lui  com- 
mander de  rester  étrangère.  En  1676,  quand  l'empereur,  fuyant  de- 
vant les  rebelles ,  abandonnait  sa  capitale  et  allait  mourir  au  milieu 
des  forêts  de  l'intérieur,  la  compagnie  plaçait  sur  le  trône  le  fds  du 
souverain  vaincu,  et,  après  de  longs  efforts,  réussissait  à  l'y  affermir. 
A  la  fm  du  xvii'  siècle,  elle  était  déjà  l'arbitre  des  querelles  et  des 
destinées  de  tous  les  princes  javanais.  G' était  elle  qui  choisissait  entre 
les  membres  de  la  famille  impériale  le  successeur  du  sousouhounan. 
Les  sultans  de  Bantam  et  de  Cheribon  d'alliés  incertains  étaient  de- 
venus ses  feudataires;  les  princes  de  Madura  commandaient  les 
cohortes  fidèles  qui  formaient  le  noyau  de  ses  armées.  Chaque 
révolte  étendait  sa  souveraineté  et  grandissait  sa  puissance.  Deux 
princes  du  sang  de  Mataram  résistèrent  cependant  de  17/il  à  1755 
à  cet  ascendant  victorieux.  Plus  d'une  fois  ils  mirent  en  péril  le  trône 
du  sousouhounan  et  le  pouvoir  de  la  compagnie.  Il  fallut  pactiser 
avec  ces  adversaires  trop  redoutables.  Le  sousouhounan  conserva  la 
dignité /suprême  et  sa  capitale  Sourakarta;  mais  un  des  princes  re- 
belles fut  élevé  à  la  dignité  de  sultan  ,  et  devint  à  Djokjokarta  le  chef 
d'une  dynastie  rivale  de  la  souche  antique  des  souverains  de  Mataram  ; 
le  second  prince  obtint  le  titre  de  -pangheran  et  un  riche  apanage, 
sous  la  condition  de  ne  point  quitter  la  cour  de  Sourakarta. 

On  peut  regarder  cette  époque  comme  l'apogée  du  pouvoir  de  la 
compagnie  néerlandaise.  Des  traités  successifs  l'avaient  substituée,  sur 
la  majeure  partie  du  territoire,  aux  droits  des  souverains  javanais,  et 
la  puissance  politique  était  passée  tout  entière  dans  ses  mains  ;  mais 
cette  puissance  qu'elle  avait  conquise  à  regret,  la  compagnie  n'en 
comprenait  ni  les  avantages  ni  les  obligations.  Contente  d'avoir 
assuré  par  des  contrats,  trop  empreints  de  l'esprit  mercantile  pour 
être  équitables ,  les  livraisons  qui  devaient  annuellement  remplir  ses 
magasins,  elle  abandonnait  entièrement  à  l'aristocratie  indigène  l'ad- 
ministration intérieure  de  ses  possessions.  Ce  despotisme  local  ne 
tarda  point  à  produire  ses  fruits.  Livrée  aux  caprices  des  régens  héré- 


LA    DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  /i5 

ditaires,  assujettie,  dans  la  vaste  province  des  Preangers,  premier 
apanage  de  la  compagnie ,  à  la  culture  forcée  du  café,  la  population 
javanaise  se  dégoûta  des  travaux  agricoles.  Aussi  la  dernière  moitié 
du  xviii"  siècle  fut-elle  une  époque  de  décadence  pour  la  prospérité 
de  Java  et  pour  les  finances  de  la  compagnie.  On  peut  croire  cepen- 
dant que,  s'ils  n'eussent  possédé  que  l'île  de  .lava,  les  négocians  hol- 
landais, malgré  les  fautes  qu'ils  avaient  commises ,  auraient  encore 
trouvé,  dans  les  inépuisables  ressources  de  ce  sol  fécond  et  de  cette 
])opulation  laborieuse ,  le  moyen  de  faire  face  à  leurs  embarras  pécu- 
niaires ;  mais  les  plus  grandes  entreprises  ont  leur  fatalité ,  et  celle 
de  la  compagnie  des  Indes ,  basée  sur  de  fausses  doctrines  écono- 
miques ,  était  condamnée  à  un  développement  illimité.  Le  commerce 
des  épices,  dont  la  compagnie  voulait  s'arroger  le  monopole,  devait 
la  conduire  inévitablement  à  étendre  sa  suprématie  sur  la  plupart 
(3es  îles  de  l'archipel  indien.  De  cette  piétention ,  conforme  aux  pré- 
jugés de  l'époque,  naquirent  de  longues  guerres,  des  occupations 
dispendieuses ,  une  domination  politique  dont  les  bénéfices  du  com- 
merce se  trouvèrent  impuissans  à  solder  les  frais.  C'est  cependant  à 
ce  principe  erroné ,  qui  précipita  la  ruine  de  la  compagnie ,  ({ue  la 
génération  actuelle  doit  le  magnifique  héritage  sans  lequel ,  avec  ses 
3  millions  d'habitans  et  son  territoire  à  peine  égal  à  celui  de  cinq 
départemens  français,  le  royaume  des  Pays-Bas  n'aurait  guère  plus 
d'importance  en  Europe  que  la  Suisse  ou  qu'un  des  états  secondaires 
de  l'Allemagne.  Les  droits  incontestés  de  la  Hollande  sur  les  immenses 
territoires  de  Célèbes,  de  Sumatra  et  de  Bornéo  sont  le  fruit  d'une 
politique  condamnée  à  juste  titre  par  le  philosophe  et  par  l'homme 
d'état ,  mais  presque  légitimée  aujourd'hui  par  ses  admirables  con- 
séquences. Il  importe  donc  d'indiquer  ici  rapidement  par  quel 
enchaînement  de  circonstances  ces  trois  grandes  îles ,  dont  les  princes 
malais  ou  les  aventuriers  arabes  avaient  successivement  conquis  le 
littoral,  se  trouvèrent  bientôt  enveloppées  dans  la  sphère  d'influence 
dont  le  centre  s'était  fixé  à  Batavia. 

La  partie  septentrionale  de  l'île  Célèbes  reconnaissait  la  suzerai- 
neté du  sultan  de  Ternate;  elle  accepta  sans  résistance  la  domination 
de  la  compagnie,  dès  que  la  compagnie  fut  maîtresse  aux  Moluques. 
Le  sud  de  l'île  était  divisé  en  deux  états  principaux  :  le  royaume  de  Goa 
ou  de  Macassar,  qui,  depuis  sa  conversion  à  l'islamisme,  était  consi- 
déré comme  le  plus  puissant  gouvernement  de  laMalaisie,  et  le  royaume 
de  Boni,  dont  les  sujets,  sous  le  nom  de  Bouguis,  sont  encore  au- 
jourd'hui les  plus  intrépides  navigateurs  de  l'archipel.  Avec  l'aide  des 
Bouguis,  la  compagnie  humilia  le  pouvoir  du  roi  de  Goa,  et  lui  imposa 
un  de  ces  traités  d'alliance  par  lesquels  elle  préludait  à  une  domina- 
tion plus  absolue  :  elle  fonda,  non  loin  de  la  capitale  de  ce  sultan 


/j[6  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vaincu,  le  fort  de  Rotterdam  et  la  ville  de  Ylardingen  ;  puis,  mettant 
de  nouveau  à  profit  les  rivalités  des  princes  indigènes,  elle  brisa  l'or- 
gueil des  Bouguis  avec  le  concours  des  populations  mêmes  q;ae  l'assis- 
tance du  roi  de  Boni  lui  avait  permis  de  dompter. 

A  Célèbes,  aussi  bien  qu'à  Ternate,  c'était  le  monopole  des  épices 
que  la  compagnie  poursuivait.  Ses  agens  parcoururent  les  forêts  du 
littoral  pour  en  extirper  les  girofliers  et  les  muscadiers,  et  des  croi- 
sières actives  s'occupèrent  de  mettre  un  terme  au  commerce  inter- 
lope des  bateaux  indigènes.  Dès  que  ce  but  fut  atteint ,  les  Hollan- 
dais refusèrent  de  pousser  plus  loin  leurs  avantages.  A  l'exception 
des  trois  districts  de  Maros,  de  Macassar  et  de  Bonthain,  que  les  péri- 
péties d'une  longue  guerre  avaient  mis  en  leur  pouvoir,  ils  laissèrent 
le  reste  de  l'île  sous  l'autorité  des  chefs  idolâtres,  qui,  avec  les  princes 
musulmans  de  Goa  et  de  Boni,  s'en  partageaient  la  souveraineté. 

Dans  l'île  de  Sumatra,  la  compagnie  avait  à  faire  valoir  les  droite 
que  le  sultan  de  Bantam  lui  avait  transmis  sur  le  district  des  Lam- 
pongs ,  qui  forme  un  des  côtés  du  détroit  de  la  Sonde ,  et  ceux  que 
les  empereurs  de  Mataram  s'attribuaient  sur  le  royaume  de  Palem- 
bang,  fondé  par  un  des  princes  de  la  dynastie  de  Modjopahit  à  l'em- 
bouchure du  fleuve  qui  se  jette  dans  le  détroit  de  Banca.  Ces  droits, 
d'une  légitimité  suspecte,  n'assuraient  à  la  compagnie  qu'une  auto- 
rité contestée  qu'elle  exerçait  depuis  de  longues  années  sans  profit. 
Sur  la  côte  occidentale  de  l'île  que  baigne  la  mer  des  Indes,  son  pou- 
voir était  encore  plus  limité  ;  car  il  se  faisait  à  peine  sentir  à  quelques 
milles  des  postes  fortifiés ,  sous  le  canon  desquels  les  navires  hollan- 
dais venaient  chercher ,  au  commencement  de  la  mousson  favorable, 
le  poivre  dont  le  monopole  avait  jadis  enrichi  le  roi  d'Achem.  Padang 
était  le  plus  important  de  ces  comptoirs  ;  mais  Padang ,  ville  de  cinq 
ou  six  mille  âmes,  avait  à  subir  la  rivalité  de  la  factorerie  anglaise  de 
Bencoulen,  qui  s'opposait,  par  tous  les  moyens  possibles,  à  l'exten- 
sion de  la  puissance  hollandaise  sur  la  côte  occidentale  de  Sumatra. 

Les  négocians  hollandais,  qu'un  intérêt  purement  commercial 
avait  attirés  dans  les  mers  de  l'Indo-Ghine,  semblèrent  dirigés  à  cette 
époque  par  une  sorte  d'instinct  providentiel.  Ils  n'eurent  pas  plus  tôt 
posé  à  Célèbes  et  à  Sumatra  les  pierres  d'attente  sur  lesquelles  la 
métropole  devait  appuyer  un  jour  sa  domination,  qu'ils  se  hâtèrent 
d'aborder  un  territoire  plus  important  encore  par  son  étendue,  celui 
de  Bornéo.  Dans  cette  île  comme  sur  les  autres  points  de  l'archipel, 
les  Hollandais  avaient  été  précédés  par  les  Portugais  et  par  les 
Arabes.  L'invasion  musulmane  y  avait  trouvé  une  population  douce 
et  inoffensive,  les  Dayaks,  qu'elle  avait  refoulée  dans  l'intérieur.  Ce 
peuple  opprimé ,  auquel  les  Hindous  et  les  Javanais  avaient  apporté 
les  premiers  élémens  de  la  civihsation,  conservait  tous  les  signes. 


LA    DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  47 

extérieurs  d'une  origine  mongole  :  le  front  large  et  aplati,  l'angle 
externe  des  paupières  relevé ,  les  pommettes  proéminentes ,  le  teint 
jaune  tirant  plus  ou  moins  sur  le  brun.  Depuis  que  les  chefs  malais 
s'étaient  partagé  le  littoral  de  Bornéo,  la  plupart  des  tribus  indigènes 
avaient  adopté  une  existence  nomade.  La  chasse  et  la  pêche  leur  te- 
naient lieu  des  travaux  prévoyans  de  l'agriculture.  Elles  erraient,  sans 
jamais  se  fixer  nulle  part,  au  milieu  de  ces  terrains  d'alluvion  qui 
occupent ,  dans  l'île  de  Bornéo ,  de  si  vastes  espaces ,  et  qui  rattachent 
l'un  à  l'autre  les  plateaux  élevés  de  l'intérieur;  terrains  à  demi  sub- 
]nergés  pendant  la  mousson  d'ouest,  mais  entrecoupés  en  toute  sai- 
son d'innombrables  cours  d'eau,  sur  les  bords  desquels  se  pressent 
des  forêts  impénétrables.  C'était  dans  ces  déserts  marécageux  qu'on 
rencontrait  la  population  dépossédée  par  la  race  malaise.  Quant  aux 
Malais  eux-mêmes ,  ils  s'écartaient  peu  du  rivage  de  la  mer.  Ils  oc- 
cupaient en  général  l'embouchure  des  fleuves,  vivant  agglomérés 
dans  de  grands  villages,  dont  les  maisons,  bâties  sur  pilotis, 
voyaient ,  à  la  marée  montante ,  des  pros  et  des  pirogues  circuler 
entre  leurs  longues  rangées  de  pieux ,  comme  les  noires  gondoles 
dans  les  canaux  de  Venise.  Les  Malais  de  Bornéo  n'avaient  rien  perdu 
des  instincts  féroces  de  leur  race  ;  ils  passaient  à  juste  titre  pour  les 
plus  audacieux  forbans  de  l'archipel,  et  leurs  chefs  n'avaient  guère 
d'autres  ressources  que  la  part  de  butin  et  d'esclaves  prélevée  sur  le 
produit  d'expéditions  qui  tenaient  en  émoi  toutes  les  côtes  voisines. 

Sous  la  protection  équivoque  de  ces  chefs  musulmans ,  les  Chinois 
du  Fo-Kien  étaient  venus,  vers  le  milieu  du  xviir  siècle,  exploiter  les 
richesses  minérales  que  recèle  en  abondance  le  sol  de  Bornéo.  Ces 
industrieux  émigrans  formaient  sur  divers  points  de  l'île  des  com- 
munautés populaires  dans  lesquelles  chaque  membre,  lié  par  un  ser- 
ment mystérieux,  acquérait  un  droit  égal  aux  profits  de  l'entreprise, 
et  se  tenait  prêt  à  courir  aux  armes  dès  que  les  chefs  en  donnaient 
le  signal.  Quelques-unes  de  ces  communautés  pouvaient  compter  jus- 
qu'à cinq  ou  six  mille  combattans  et  justifiaient  par  leur  turbulence 
les  inquiétudes  qu'elles  inspiraient  aux  souverains  qui  les  avaient  im- 
prudemment accueillies. 

Les  frontières  des  principautés  malaises  de  Bornéo  n'avaient  jamais 
été ,  on  le  comprendra  sans  peine,  bien  exactement  définies.  Sur  le 
littoral ,  elles  étaient  quelquefois  marquées  par  un  cap  avancé,  co- 
lonnes d'Hercule  que  n'avait  pu  dépasser  l'invasion;  le  plus  souvent 
elles  étaient  fixées  par  la  vaste  et  fangeuse  embouchure  d'un  fleuve; 
mais,  en  s' avançant  vers  le  centre  de  l'île,  on  eût  vainement  cherché 
la  ligne  de  démarcation  de  ces  états  barbares.  On  n'eût  pu  recueillir 
à  cet  égard  que  de  vagues  et  incohérentes  traditions.  Le  sultan  de 
Soulou ,  du  fond  de  son  nid  de  pirates ,  réclamait  la  possession  de 


AS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toute  la  partie  septentrionale  de  Bornéo  ;  le  sultan  de  Bruni  occupait 
sur  la  côte  du  nord-ouest  une  longue  zone  resserrée  entre  les  mon- 
tagnes et  la  mer.  A  l'ouest,  et  faisant  face  à  la  presqu'île  de  Malacca, 
s'étendaient  les  états  des  sultans  de  Sambas  et  l'empire  javanais  de 
Succadana;  — au  sud,  non  loin  de  l'entrée  du  détroit  de  Macassar,  la 
principauté  de  Banjermassing.  Livrés  à  de  perpétuelles  dissensions, 
inquiétés  par  les  migrations  indociles  des  Chinois,  habitués  d'ailleurs  à 
la  suprématie  politique  et  religieuse  des  souverains  javanais,  les 
sultans  de  Sambas  et  de  Banjermassing  imploi'èrent  plutôt  qu'ils  ne 
subirent  la  tutelle  de  la  compagnie.  La  principauté  de  Pontianak, 
qu'un  Arabe  avait  fondée,  vers  la  fin  du  xviii"  siècle,  sur  les  ruines 
de  l'empire  de  Succadana,  se  rangea  également  sous  ce  joug  pro- 
tecteur. Tels  furent  les  premiers  titres  de  la  Hollande  à  la  possession 
d'une  des  plus  vastes  et  des  plus  fertiles  portions  de  la  Malaisie.  La 
plupart  des  colonies  européennes,  à  l'est  du  cap  de  Bonne-Espérance, 
n'ont  pas  eu  de  fondemens  plus  sérieux  et  plus  respectables  (1). 

Bornéo,  Célèbes  et  Sumatra,  malgré  les  ressources  naturelles  de  leur 
immense  territoire,  étaient  loin  sans  doute  d'avoir,  aux  yeux  de  la  com- 
pagnie, la  même  importance  que  lesMoluques  :  les  îles  à  épices  lais- 
saient à  Java  le  premier  rang  et  ne  cédaient  le  second  à  aucune  des 
autres  possessions  néerlandaises.  Néanmoins,  quelque  embarrassés 
que  pussent  être  les  marchands  d'Amsterdam  de  l'étendue  de  leur  do- 
mination, ils  n'étaient  plus  libres  de  la  restreindre.  Le  soin  d'étouffer 
dans  l'archipel  toute  concurrence  commerciale  et  d'en  éloigner  toute 
influence  européenne  leur  avait  successivement  commandé  l'occupa- 
tion de  Timor,  conquête  inachevée  qu'ils  partageaient  avec  la  cou- 
ronne de  Portugal  ;  —  de  Banca,  dépendance  de  l'état  de  Palembang, 
dont  les  mines  d'étain  commencèrent  à  être  exploitées  par  les  Chinois 
à  peu  près  à  la  même  époque  que  les  mines  d'or  de  Bornéo  ;  —  de  Bin- 
tang  et  de  Linga,  situées  en  face  de  l'île  alors  déserte  de  Singapore. 

Les  princes  de  Sumbavva  et  de  Florès,  les  sultans  de  Céram,  les 
chefs  indigènes  de  Bouton  et  de  Salayer  se  trouvaient  également  liés 
envers  la  compagnie  par  des  traités  dont  le  réseau  flexible  s'était 
insensiblement  étendu  jusqu'à  eux.  La  seule  île  cependant  dont  la 
possession  eût  pu  avoir  un  intéi'êt  immédiat  pour  la  sécurité  des 
maîtres  de  Java,  Bali,  malgré  l'apparente  déférence  de  certains  hom- 


(1)  Il  suffit  d'étudier  ce  merveilleux  développement  de  la  domination  hollandaise  dans 
l'archipel  indien  pour  comprendre  combien  il  importe  à  la  France  de  ne  laisser  ni  péri- 
mer, ni  contester  les  droits  que  lui  ont  légués,  sur  un  territoire  presque  aussi  vaste  et  non 
moins  fertile  que  celui  de  Bornéo,  les  entreprises  coloniales  qui  marquèrent,  dans  la 
mer  des  Indes,  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XIV.  Ces  droits,  nous  pouvons 
eu  ajourner  l'usage;  nous  ne  devons  point  en  méconnaître  la  valeur  ni  en  accorder  le  sa- 
crifice. 


LA    DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL   INDIEN.  !l9 

mages,  conservait  en  réalité  la  plus  complète  indépendance.  Cette 
île  n'est  séparée  que  par  un  canal  étroit  de  la  province  javanaise  de 
Besouki.  Avant  de  recueillir  les  fugitifs  de  Modjopahit,  elle  avait  déjà 
subi  l'influence  de  la  civilisation  hindoue.  Un  prince  javanais  y  avait 
fondé  l'état  de  Klong-Kong,  et  les  descendans  de  ce  premier  souve- 
rain exercent  encore  aujourd'hui  une  sorte  de  suprématie  morale  sur 
les  chefs  qui  gouvernent  les  huit  autres  principautés.  Le  culte  de  Siwa 
et  l'institution  brahmanique  des  quatre  castes  se  perpétuèrent  à  Bali 
pendant  que  l'islamisme  envahissait  toutes  les  îles  voisines.  La  den- 
sité de  la  population ,  ses  mœurs  belliqueuses ,  le  dévouement  fana- 
tique qu'elle  professait  pour  des  chefs  revêtus  à  ses  yeux  d'un  ca- 
ractère sacré,  sauvèrent  sa  nationalité  de  l'irruption  étrangère. 

A  l'exception  de  ce  dernier  vestige  des  royaumes  hindous,  le  pou- 
voir de  la  compagnie  embrassait  donc ,  vers  la  fm  du  xviii"  siècle , 
la  portion  de  la  Malaisie  qui  s'étend  au  sud  de  l'équateur.  Il  avait 
suivi  pour  ainsi  dire  pas  à  pas  l'invasion  musulmane  et  les  progrès 
de  la  race  malaise;  il  avait  dû  s'arrêter  partout  où  ces  singuliers 
pionniers  de  la  civilisation  ne  lui  avaient  pas  frayé  le  chemin.  Il 
n'entre  point  dans  notre  plan  d'énumérer  toutes  les  causes  qui  fini- 
rent par  amener,  en  1795,  la  dissolution  de  cette  célèbre  compagnie. 
Depuis  près  d'un  demi-siècle,  ses  affaires  n'avaient  fait  que  décliner 
sans  que  son  influence  politique  en  eût  souflert.  Elle  remit  aux  mains 
de  l'état  une  colonie  momentanément  obérée  et  un  empire  dont  les  des- 
tinées devaient  être  désormais  unies  à  celles  de  la  nation  néerlandaise. 

Entraînée  dans  le  tourbillon  de  la  révolution  qui  venait  de  s'accom- 
plir en  France,  la  Hollande,  pendant  plusieurs  années,  ne  put  rien 
tenter  pour  améliorer  le  sort  de  ses  possessions  d'outre-mer.  Vers  la 
fm  de  1807,  le  maréchal  Daendels  fut  nommé  au  gouvernement  de 
Java.  Le  génie  de  cet  homme  énergique  eut  à  peine  le  temps  de 
déposer  dans  l'île  le  germe  des  réformes  salutaires  qui  devaient  éclore 
plus  tard.  Les  trois  années  pendant  lesquelles  il  conserva  le  pouvoir 
inaugurèrent  l'intervention  de  l'état  dans  les  affaires  des  Indes.  Ce 
fut  une  période  de  transition  marquée  par  de  grandes  choses  et  par 
de  regrettables  excès.  Les  résultats  que  nous  admirons  aujourd'hui 
ont  presque  tous  leur  source  dans  cette  vive  impulsion  d'une  dicta- 
ture que  le  relâchement  de  l'administration  avait  rendue  nécessaire. 

Le  général  Janssens  venait  de  succéder,  en  1811,  au  maréchal 
Daendels  quand  les  Anglais  débarquèrent  à  Java.  Leurs  efforts  furent 
secondés  par  l'ébranlement  moral  qu'apportaient  jusqu'au  sein  des 
colonies  les  événemens  accomplis  en  Europe.  Ils  ne  rencontrèrent 
dans  l'île  qu'une  insignifiante  résistance.  En  moins  d'un  mois,  les 
Javanais  et  leurs  souverains  passèrent  sous  un  nouveau  joug.  S'il 
faut  en  croire  des  révélations  récentes,  le  cabinet  britannique  ne 


50  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'était  proposé  de  conquérir  l'île  de  Java  que  pour  l'abandonner 
au  gouvernement  des  priïices  indigènes.  Il  reconnut  heureusement 
les  funestes  conséquences  qu'entraînerait  pour  la  population  même 
de  Java  cet  acte  de  vandalisme  politique ,  et ,  mieux  inspiré ,  il  laissa 
ses  agens  raffermir  par  quelques  mesures  vigoureuses  le  prestige  de 
l'autorité  européenne  qu'avaient  singulièrement  affaibli  les  dernières 
secousses.  En  1816,  la  Hollande  rentra  en  possession  de  ses  colonies, 
et  une  nouvelle  ère  s'ouvrit  pour  les  peuples  de  l'archipel  indien. 

II. 

La  domination  anglaise  ne  s'était  point  substituée  au  pouvoir  tra- 
ditionnel de  la  Hollande,  apportant  avec  un  nouveau  drapeau  des 
idées  nouvelles ,  une  politique  plus  libérale  et  plus  aventureuse ,  sans 
que  cette  révolution  éveillât  chez  les  peuples  de  la  Malaisie  quelques 
velléités  d'indépendance.  Le  gouvernement  de  M.  Van  der  Capellen, 
auquel  le  régime  intérieur  de  la  colonie  dut,  sous  plus  d'un  rapport, 
d'importantes  réformes,  eut  surtout  pour  mission  de  rétablir  dans 
l'archipel  la  suprématie  politique  de  Java,  et  de  ressaisir  de  tous  côtés 
les  fils  que  la  main  négligente  de  l'Angleterre  avait  laissé  échapper. 

Les  huit  années  que  M.  Van  der  Capellen  passa  dans  les  Indes 
revêtu  du  titre  de  commissaire-général  ou  de  celui  de  gouverneur, 
furent  remplies  de  séditions  et  de  soulèvemens.  Les  îles  d'Amboine  et 
de  Saparoua  dans  les  Moluques ,  la  principauté  de  Boni  à  Célèbes ,  la 
résidence  de  Pontianak  à  Bornéo,  furent  successivement  le  théâtre  des 
troubles  les  plus  graves.  L'énergie  des  autorités  néerlandaises  réprima 
sans  peine  ces  désordres  ;  mais  dans  l'île  de  Sumatra  la  lutte  fut  plus 
vive.  L'appui  secret  de  l'Angleterre  encourageait  sur  ce  point  la  résis- 
tance des  indigènes.  L'établissement  anglais  de  Bencoulen  était  pres- 
qu'en  guerre  ouverte  avec  le  comptoir  hollandais  de  Padang.  Vaincue 
en  1821  dans  l'état  de  Palembang,  où  elle  avait  soutenu  de  ses  vœux 
et  de  ses  conseils  le  sultan  révolté ,  la  politique  anglaise  revint  en  1824 
à  des  vues  plus  loyales.  Le  zèle  des  agens  de  Bencoulen  fut  désap- 
prouvé par  la  métropole,  et  la  pensée  d'éviter  de  nouveaux  contacts 
entre  les  deux  dominations  fut  accueillie  par  le  cabinet  britannique. 
Les  Hollandais  durent  se  retirer  de  l'Inde  continentale,  et  les  Anglais 
consentirent  de  leur  ,côté  à  évacuer  l'archipel  indien.  L'île  de  Banca 
avait  été  le  prix  de  l'établissement  de  Cochin,  cédé  par  le  gouverne- 
ment des  Pays-Bas  à  celui  de  la  Grande-Bretagne;  la  ville  de  Malacca 
fut  livrée  par  la  Hollande  en  échange  de  Bencoulen.  Les  Anglais  n'im- 
posèrent qu'une  condition  à  leur  retraite  :  ils  voulurent  demeurer 
garans  de  l'indépendance  de  l'état  d' Achem,  afin  d'éloigner  plus  sûre- 
ment leurs  rivaux  des  côtes  de  l'Hindoustan  et  du  détroit  de  Malacca. 


LA   DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL    INDIEN.  51 

Le  traité  du  17  mars  1824  était  la  reconnaissance  la  plus  éclatante , 
la  consécration  la  moins  équivoque  des  droits  de  la  Hollande  sur  les 
anciennes  possessions  que  s'était  attribuées  la  compagnie  des  Indes. 
Si  l'Angleterre  se  fût  montrée  aussi  fidèle  à  l'esprit  qu'à  la  lettre  de 
ce  traité,  les  côtes  de  Bornéo  n'auraient  jamais  vu  le  pavillon  de  la 
Grande-Bretagne  flotter  sur  l'île  de  Laboan,  et  un  officier  anglais  arra- 
cher à  la  faiblesse  du  sultan  de  Bruni  le  titre  de  rajah  de  Sarawak ; 
mais  au  moment  même  où  le  gouvernement  des  Pays-Bas  s'applau- 
dissait de  l'heureuse  issue  de  ces  négociations ,  sa  puissance  coloniale 
était  appelée  à  subir  une  nouvelle  crise  bien  autrement  grave  que 
toutes  celles  qui  l'avaient  précédée.  Cette  fois,  c'était  la  base  même 
de  l'édifice  qui  se  trouvait  menacée.  L'administration  anglaise,  ani- 
mée d'un  sérieux  esprit  de  bienveillance  envers  la  population  indi- 
gène, et  toute  préoccupée  des  réformes  libérales  par  lesquelles  elle 
voulait  signaler  son  passage,  s'était  peu  inquiétée  de  ménager  les 
privilèges  ou  les  moyens  d'existence  de  l'aristocratie  javanaise.  Dans 
l'orgueil  de  sa  force,  elle  avait  considérablement  restreint  le  pouvoir 
et  les  prérogatives  des  anciens  souverains.  Les  Hollandais,  remis  en 
possession  de  Java,  virent  une  nouvellejcondition  de  sécurité  dans  cet 
abaissement  des  princes ,  et  empiétèrent  eux-mêmes  hardiment  sur 
leurs  droits.  Ils  provoquèrent  ainsi  des  mécontentemens  qui  trouvèrent 
jDientôt  un  centre  et  un  chef  à  la  cour  de  Djokjokarta,  où  un  prince 
enfant  était  confié  à  la  tutelle  de  sa  mère  et  de  ses  oncles.  La  révolte 
éclata  sans  que  le  résident  hollandais  préposé  à  la  garde  du  jeune 
sultan  eût  pu  la  prévenir.  Le  chef  de  ce  mouvement  populaire  était 
un  des  tuteurs  du  prince  ;  il  s'appelait  Dipo-Negoro ,  et  cachait  sous 
des  mœurs  austères  une  ambition  effrénée.  Sous  sa  direction,  la  ré- 
volte prit  un  caractère  formidable.  C'était  une  guerre  de  cinq  années 
dont  Dipo-Negoro  avait  donné  le  signal.  La  Hollande  triompha  enfin 
de  cet  audacieux  adversaire,  dont  il  fallut  poursuivre,  de  montagne 
en  montagne,  les  bandes  insaisissables.  Dipo-Negoro  fut  déporté  à 
Amboine,  puis  à  la  forteresse  de  Botterdam,  dans  l'île  de  Macassar. 
La  victoire  était  restée  à  la  métropole;  mais  un  instant  d'erreur, — 
l'oubli  des  ménagemens  dus  à  la  personne  des  princes  et  aux  privi- 
lèges de  l'aristocratie  javanaise,  — lui  avait  coûté  quinze  mille  sol- 
dats, dont  huit  mille  Européens,  et  cinquante-deux  millions  de  francs. 
Pour  une  administration  aussi  intelligente  que  celle  de  Batavia,  la 
leçon  ne  fut  pas  perdue.  Répudiant  les  conquêtes  et  les  traditions  de  la 
domination  anglaise,  le  gouvernement  colonial  se  promit  de  prendre 
désormais  pour  base  de  sa  politique  les  préjugés  de  la  société  indi- 
gène. Le  fanatisme  religieux  et  le  fanatisme  nobiliaire  avaient  armé 
contre  son  pouvoir  la  population;  il  n'essaya  point  d'ébranler  leur 
empire,  mais  tenta  de  les  gagner  à  ses  intérêts.  Vadat  et  le  Coran 

/ 


52  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

devinrent  l'étude  constante  des  employés  hollandais,  et  tout  pro- 
grès fut  condamné  à  l'avance,  s'il  devait  heurter  par  un  point  quel- 
conque l'immobilité  des  coutumes  javanaises.  On  redoubla  d'égards 
envers  les  régens  et  les  prêtres.  Les  plus  simples  réformes  furent 
mises  sous  la  protection  de  leur  égoïsme  ;  leurs  revenus  et  ceux  de 
l'état  devinrent  solidaires.  Ce  fut  l'âge  d'or  de  l'aristocratie  et  du 
clergé  indigènes.  Les  écrivains  qui  ont  jugé  si  sévèrement  le  système 
colonial  de  la  Hollande  ont  peut-être  méconnu  combien  en  réalité  ce 
système  est  conforme  aux  idées  populaires  des  Javanais.  Ce  n'est 
point  sans  danger  qu'on  peut  troubler  dans  leur  foi  grossière  des 
masses  ignorantes.  Avertis  par  la  lutte  qu'ils  venaient  de  soutenir, 
les  Hollandais  ont  pensé  que  l'intervention  étrangère  pouvait,  dans 
la  poursuite  de  ses  desseins  les  plus  généreux ,  paraître  tyrannique 
et  devenir  odieuse.  L'état  d'abaissement  dans  lequel  vit  encore  le 
peuple  de  Java  est  donc  l'effet  de  ses  préjugés  bien  plus  que  de  la 
volonté  de  ses  vainqueurs;  les  misères  auxquelles  nous  compatissons 
témoignent  moins  de  l'âpreté  du  fisc  que  d'un  respect  exagéré  pour 
la  nationalité  javanaise. 

M.  Van  der  Capellen  et  j\I.  J)ubus  de  Ghisignies,  qui  lui  succéda  en 
1826,  avaient  eu,  l'un  à  se  défendre  contre  des  troubles  incessans, 
l'autre  à  consolider  la  domination  hollandaise  dans  l'archipel  indien. 
Le  comte  Van  den  Bosch,  nommé  au  gouvernement  de  Java  en  "1830, 
avait  une  autre  tâche  à  remplir  :  il  devait  organiser  l'exploitation 
d'une  colonie  qui,  pendant  de  longues  années,  n'avait  été  qu'une 
charge  ruineuse  pour  la  métropole.  Les  revenus  publics  se  compo- 
saient, dans  l'île  de  Java,  d'un  impôt  foncier  prélevé  en  argent  ou 
en  nature,  et  d'un  certain  nombre  de  taxes  indirectes,  dont  le 
produit  était  généralement  affermé  à  des  spéculateurs  chinois.  La 
totalité  de  ces  revenus  s'élevait  à  53  ou  54  millions  de  francs.  Dans 
les  temps  ordinaires ,  en  l'absence  de  toute  complication  ,  de  pareilles 
recettes  étaient  plus  que  suffisantes  pour  couvrir  les  dépenses  des 
Indes  néerlandaises  ;  mais  l'argent  était  rare  à  Java.  Le  gouverne- 
ment s'y  était  créé  une  funeste  source  de  bénéfices  par  l'introduc- 
tion d'une  monnaie  de  papier  et  de  cuivre.  C'était  cette  monnaie 
coloniale,  ou  du  riz  impropre  à  l'exportation  ,  que  l'état  recevait  en 
recouvrement  de  l'impôt.  L'excédant  des  recettes  ne  pouvait  donc 
se  consommer  que  dans  la  colonie.  Pour  venir  en  aide  à  la  métro- 
pole, engagée  à  cette  époque  dans  de  stériles  projets  contre  la  Bel- 
gique, il  fallait  se  procurer,  en  échange  de  cet  excédant,  des  pro- 
duits recherchés  sur  les  marchés  de  l'Europe.  M.  Van  den  Bosch  ne 
désespéra  point  d'y  parvenir. 

11  existait  à  Java  une  vaste  province ,  les  Preangers ,  dont  les  habi- 
tans ,  depuis  le  temps  de  la  compagnie ,  étaient  astreints  à  la  cul- 


LA    DOMINATION    HOLLANDAISE    DANS    L  ARCHIPEL   INDIEN.  53 

ture  forcée  du  café.  Chaque  famille  devait  planter,  récolter,  entre- 
tenir cinq  OU  six  cents  arbres  et  en  livrer  pour  un  prix  très-modique 
le  produit  total  aux  agens  hollandais.  Le  gouvernement  obtenait 
ainsi  annuellement  huit  ou  dix  millions  de  kilogrammes  de  café,  qui 
laissaient  entre  ses  mains  un  bénéfice  net  d'environ  1,200,000  francs. 
Moyennant  l'acquittement  de  cette  redevance,  l'habitant  des  Prean- 
gers  n'avait  à  supporter  aucune  taxe  territoriale.  Il  cultivait  libre- 
ment ses  rizières,  sans  avoir  rien  à  démêler  avec  le  trésor,  et,  de 
toutes  les  impositions  indirectes ,  il  ne  subissait  que  la  taxe  du  sel. 
La  condition  du  cultivateur  des  Preangers  était  loin  cependant  d'être 
un  objet  d'envie  pour  les  autres  habitans  de  Java.  On  ne  songea 
donc  point  à  soumettre  ces  derniers  au  système  des  cultures  forcées, 
mais  on  leur  proposa  [Yadat  autorisait  cet  échange)  de  s'affranchir 
d'une  partie  de  l'impôt  foncier  par  une  valeur  équivalente  de  tra- 
vail. La  journée  d'un  ouvrier  était  évaluée  à  20  centimes  environ  ; 
l'impôt  foncier,  suivant  la  fertilité  des  terres,  au  cinquième  ou  au 
quart  de  la  récolte.  Dès  que  la  contribution  moyenne  de  la  commune 
était  connue,  il  était  facile  d'établir  le  nombre  des  journées  de  tra- 
vail qui  devaient  exempter  la  «fessa  d'une  fraction  déterminée  de  l'im- 
pôt. Les  chefs  des  fractions  de  commune  appelées  tjatjas  acceptèrent 
sans  répugnance  cette  combinaison;  ils  mirent  à  la  disposition  des 
agens  hollandais  une  partie  de  leurs  terrains  et  de  leurs  journaliers, 
ne  gardant  pour  les  besoins  de  la  commune  que  le  territoire  et  les  tra- 
vailleurs qui  parurent  strictement  nécessaires.  Le  gouvernement  se 
trouva  ainsi  en  possession  d'un  certain  nombre  de  bras  qu'il  pouvait 
utiliser  à  sa  guise.  Il  voulut  les  employer  à  doter  l'île  de  .lava  de 
cultures  encore  plus  profitables  que  celle  du  café  :  il  y  transporta  la 
culture  de  la  canne  à  sucre  et  celle  de  l'indigo. 

Le  moment  était  venu  d'invoquer  le  concours  de  l'industrie  euro- 
péenne :  des  contractans  se  présentèrent;  mais  l'administration  ne  leur 
confia  point  le  soin  de  diriger  les  nouvelles  cultures.  Il  fallait,  dans 
ces  essais,  une  prudence,  un  tact  politique,  un  caractère  d'auto- 
rité qu'on  ne  pouvait  attendre  que  d' agens  officiels.  Les  employés 
hollandais  et  les  fonctionnaires  indigènes,  également  intéressés  au 
succès  du  système  qu'on  venait  de  mettre  en  vigueur  par  des  primes 
proportionnelles ,  furent  chargés  de  la  surveillance  générale  des  plan- 
tations. Sur  les  hauteurs,  on  cultiva  le  café,  le  thé  et  le  mûrier;  dans 
les  fonds  arrosés,  le  sucre,  l'indigo,  le  riz.  2  ou  3  millions  de  Java- 
nais, dirigés  par  des  conducteurs  de  travaux  chinois,  se  trouvèrent 
ainsi  destinés  à  produire  du  café;  1  million  donna  ses  soins  à  la  canne 
à  sucre;  700,000  cultivèrent  l'indigo,  25,000  le  thé,  15,000  le  mû- 
rier, tous  le  riz.  Quant  au  contrat  passé  avec  les  entrepreneurs  euro- 
péens ,  il  fut  étrangement  simplifié.  Le  gouvernement  ne  demanda 


64  •  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

point  à  l'industrie  privée  d'apporter  à  Java  des  capitaux,  il  voulut  lui 
en  faire  l'avance.  Il  s'engagea  en  outre  à  fournir  aux  contractans  la 
canne  à  sucre  et  les  bras  dont  ils  auraient  besoin  pour  faire  marcher 
leur  usine,  bornant  leur  rôle  comme  leur  responsabilité  à  la  fabrica- 
tion du  sucre,  et  réservant  pour  lui  seul  les  périls,  les  embarras  de 
l'exploitation  agricole.  Pour  prix  de  ses  avances  et  de  son  concours, 
il  stipula  qu'il  paierait  29  centimes  le  kilogramme  de  sucre  qui  en 
coûtait  25  au  fabricant,  et  qui  en  valait  communément  hà  sur  le 
marché  d'Amsterdam. 

L'adoption  de  ce  système  (1)  eut  pour  premier  avantage  de  faire 
rentrer  l'excédant  annuel  dans  les  magasins  de  l'état  sous  une 
forme  qui  en  permît  l'envoi  en  Europe;  mais  ce  fut  la  moindre  con- 
séquence de  la  transformation  de  l'impôt.  La  Hollande  dut,  en  quel- 
ques années,  à  l'heureuse  inspiration  du  général  Van  den  Bosch 
une  augmentation  considérable  dans  ses  revenus  coloniaux ,  et ,  ce 
qui  n'était  pas  moins  important,  la  création  d'une  marine  et  d'une 
industrie  nationales.  Java  ne  cessa  point  d'être  le  grenier  d'abon- 
dance de  l'archipel  indien ,  d'exporter  chaque  année  soixante-trois 
ou  soixante-quatre  millions  de  kilogrammes  de  riz.  Cette  île  pro- 
duisit en  outre  presque  autant  de  sucre  que  le  Brésil  et  plus  que 
l'Hindoustan.  Elle  devint  le  second  marché  de  café  du  monde,  balança 
la  production  d'indigo  des  états  de  l'Amérique  centrale,  exporta  de 
la  cochenille,  du  thé,  du  tabac,  de  la  soie,  —  alimenta,  grâce  à  la 
création  d'une  société  de  commerce  privilégiée,  la  Handel  Maai- 
schapp])^  la  navigation  de  cent  soixante-dix  navires  hollandais  du 
port  moyen  de  huit  cents  tonneaux,  —  et  versa  enfin  chaque  année 
dans  les  caisses  de  l'état  un  bénéfice  net  de  ho  millions  de  francs , 
de  17  millions  dans  celles  de  la  Maatschappy  (2) . 

(1)  On  peut  voir,  sur  le  système  des  cultures  et  l'organisation  du  gouvernement  colo- 
nial de  Java,  la  série  publiée  dans  cette  Revue  par  M.  de  Jancigny^  livraisons  duierno- 
vcuibre,  !<"•  décembre  1848,  et  !«'  février  1849. 

(2)  C'est  à  Java  même  qu'aidé  par  les  communications  les  plus  bienveillantes,  j'essayai 
tle  pénétrer  le  secret  de  ce  merveilleux  système  des  cultures,  car  tel  est  le  nom  désor- 
mais consacré  pour  désigner  l'œuvre  du  général  Van  den  Bosch.  Je  dus  naturellement 
remarquer  avec  une  certaine  surprise  qu'en  même  temps  que  l'état  recevait  dans  ses 
magasins  du  sucre,  du  café,  de  l'indigo  pour  une  valeur  considérable,  la  récolte  des  ri- 
zières et  le  produit  de  l'impôt  foncier,  loin  de  diminuer,  ne  faisaient  que  s'accroître.  Cette 
coïncidence  semblait  indiquer,  au  premier  abord,  le  cumul  des  anciennes  taxes  et  des 
nouvelles  cultures  plutôt  que  la  conversion  de  l'impôt  en  corvées  personnelles;  mais  c'est 
ailleurs,  si  je  ne  me  trompe,  qu'il  faut  chercher  l'explication  du  résultat  que  je  viens  de 
signaler.  On  la  trouvera  dans  l'observation  d'un  des  faits  qui  honorent  le  plus  et  qui  peu- 
vent le  mieux  justifier,  aux  yeux  de  tout  homme  impartial,  la  domination  hollandaise;  je 
veux  parler  de  la  progression  rapide  qui  s'est  manifestée,  depuis  1816,  dans  le  chiffre  de 
la  population  indigène.  De  4,600,000  habitans,  ce  chiffre  s'était  élevé,  en  moins  de  vingt 
ans,  à  plus  de  7  millions.  Le  bienfait  de  la  vaccine,  qu'une  combinaison  ingénieuse  a  su 


LA   DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  55 

A  Java ,  tout  système  qui  ménage  les  intérêts  de  l'aristocratie  et 
du  clergé  musulman  a  de  grandes  chances  de  réussite:  L'habileté 
du  gouvernement  hollandais  est  d'avoir  su,  en  toute  occasion,  s'ef- 
facer derrière  les  chefs  indigènes.  La  population,  exploitée  au  profit 
d'une  domination  étrangère,  n'est  jamais  en  contact  qu'avec  l'antique 
aristocratie  qu'elle  est  habituée  à  vénérer.  Les  souverains  de  Djokjo- 
karta  et  de  Sourakarta,  humiliés  par  l'issue  de  la  dernière  guerre, 
avaient  beaucoup  perdu  de  leur  influence  sur  l'esprit  du  peuple  java- 
nais; mais  ils  couronnaient  le  sommet  d'un  édifice  social  basé  tout 
entier  sur  les  traditions  nobiliaires.  Les  Hollandais  respectèrent  en 
eux  le  sang  des  empereurs  de  Mataram.  Ils  se  contentèrent  de  leur 
retrancher  leurs  meilleures  provinces,  et  s'engagèrent  à  leur  payer, 
à  titre  de  pension,  une  somme  égale  au  revenu  net  qu'ils  en  reti- 
raient. Le  prince  qui  réside  à  Sourakarta,  le  sousouhounan,  garde  au- 
jourd'hui Â00,000  sujets  et  une  liste  civile  de  1  million  de  francs.  La 
part  du  sultan  de  Djokjokarta  est  moins  considérable;  on  ne  l'évalue 
qu'à  7  ou  800,000  francs  et  à  325,000  sujets.  A  l'exception  de  ces 
deux  principautés  et  de  certains  districts ,  apanages  de  pangherans 
héréditaires,  le  domaine  direct,  dans  l'île  de  Java,  appartient  tout 
entier  au  gouvernement  des  Pays-Bas. 

Les  possessions  asiatiques  de  la  Hollande  sont  partagées  en  trente- 
quatre  provinces.  L'île  de  Java  seule  en  contient  vingt-trois.  Une 
résidence  ou  province  hollandaise  se  compose  de  la  réunion  de  plu- 
sieurs régences.  Les  régens  ne  sont  point  électifs.  Le  gouvernement 
les  choisit  dans  les  principales  familles  du  pays.  Bien  qu'ils  soient 
révocables,  leurs  fonctions  sont  en  quelque  sorte  héréditaires.  Il  en 
est  à  peu  près  de  même  pour  les  chefs  de  district,  dont  le  choix  est 
laissé  à  l'intelligence  du  résident.  Les  chefs  de  village  empruntent 
seuls,  comme  les  autorités  tagales  aux  Philippines,  leurs  pouvoirs  à 
l'élection.  Ces  fonctionnaires  élus,  qui  président  à  la  répartition  de 
l'impôt  et  des  corvées,  sont  en  général  assistés  d'un  conseil  de  no- 
tables. L'île  de  Java  renferme  dix-neuf  mille  de  ces  chefs  subalternes. 
Tel  est  le  mécanisme  d'une  administration  qui,  à  tous  ses  degrés,  est 
intéressée  au  progrès  des  cultures.  Le  prêtre  musulman  lui-même  pré- 
lève sa  dîme  sur  la  plupart  des  récoltes;  son  influence  s'unit  donc  à 
celle  de  l'aristocratie  pour  favoriser  l'exploitation  du  sol.  Grâce  à  ce 
concours  de  volontés  puissantes,  il  ne  reste  plus  d'autre  soin  au  gou- 
vernement hollandais  que  de  modérer,  dans  l'intérêt  du  peuple,  le 
zèle  exagéré  des  chefs  qu'il  a  pris  à  sa  solde. 

imposer  au  fatalisme  javanais  par  les  mains  des  prêtres  musulmans,  la  prospérité  maté- 
rielle qu'amène  à  sa  suite  la  paix  intérieure,  ont  soutenu  cette  progression  remarquable,  et 
la  population  javanaise  est  le  double  aujourd'hui  do  ce  qu'elle  était  en  181»),  le  quadruple 
■de  ce  qu'on  l'évaluait  en  1774. 


56  REAUE    DES   DEUX    MONDES. 

Dans  radministration  môme  de  la  justice ,  la  main  de  l'étranger 
apparaît  à  peine.  Le  Coran  est  le  code  suprême  ;  les  juridictions  infé- 
rieures sont  indiennes.  Le  régent  ou  le  chef  du  district ,  assisté  du 
djekso,  magistrat  qui  veille  au  maintien  des  lois,  du  jmnghoulou, 
premier  prêtre  mahométan  ,  et  de  quelques  mantris,  hommes  versés 
dans  la  connaissance  de  la  langue ,  des  institutions  et  des  mœurs, — 
prononce  en  premier  ressort  sur  les  querelles  légères,  les  discus- 
sions relatives  aux  irrigations ,  les  différends  dont  la  valeur  n'excède 
point  la  somme  de  cent  francs.  Ces  tribunaux  (ï arrondissement  sont 
les  justices  de  paix  du  pays.  Au-dessus  d'eux  sont  placés  les  conseils 
de  campagne ,  qui  tiennent  leurs  séances  une  fois  par  semaine  au 
chef-lieu  de  la  province.  Devant  cette  cour  de  première  instance,  le 
djekso  joue  encore  le  rôle  d'accusateur  public;  le  pangJioulou  est  éga- 
lement chargé  de  l'interprétation  du  Coran  ;  mais  le  résident  préside, 
et  le  secrétaire  de  la  résidence  remplit  les  fonctions  de  greffier.  L'in- 
struction est  orale  et  sommaire.  La  garantie  d'un  jugement  équitable 
est  dans  le  procès-verbal  dressé  séance  tenante  pour  servir  en  cas 
d'appel.  Il  existe  à  Java,  sous  le  nom  àe,  conseils  de  justice,  trois 
cours  d'appel  dont  la  composition  est  tout  européenne ,  et  dont  la 
principale  mission  est  de  déléguer  un  de  leurs  membres,  qui  prend 
alors  le  titre  adjuge  de  circuit,  pour  présider  les  assises  ou  tribunaux 
ambulatoires.  Tous  les  trois  mois,  le  juge  de  circuit  se  rend  au  chef- 
lieu  de  chaque  résidence ,  y  rassemble  les  chefs  indigènes  désignés 
par  le  gouverneur  lui-même  pour  remplir  ces  importantes  fonctions, 
et  juge  avec  leur  concours  les  crimes  que  la  loi  punit  de  la  peine  ca- 
pitale. La  haute  cour  de  Batavia,  tribunal  suprême  de  la  colonie ,  a 
seule  le  pouvoir  de  réformer  les  arrêts  que  ces  tribunaux  prononcent. 

Quand  on  étudie  de  près  cette  grande  machine  administrative, 
quand  on  la  voit  fonctionner  si  régulièrement ,  avec  si  peu  de  bruit 
et  d'efforts,  ce  n'est  point  seulement  le  génie  pratique  des  Hollandais 
qu'on  admire,  c'est  aussi  ce  besoin  instinctif  de  discipline  qui  dis- 
tingue les  Javanais  entre  toutes  les  races  orientales.  Il  ne  faut  point 
s'abuser  cependant.  Cette  société  mixte ,  qui  semble  graviter  avec  le 
calme  des  corps  célestes  dans  leurs  sphères  ,  peut  être  jetée  hors  de 
son  orbite  par  le  moindre  choc.  Il  existe  dans  ses  élémens  un  défaut 
d'équilibre  qui  ne  peut  être  racheté  que  par  l'éloignement  de  toute 
cause  perturbatrice.  Ce  n'est  que  par  un  commandement  toujours 
grave ,  par  un  exercice  ferme  et  mesuré  de  leur  pouvoir ,  que  quel- 
ques milliers  d'Européens,  disséminés  sur  un  aussi  vaste  territoire 
que  celui  de  Java ,  peuvent  tenir  en  respect  les  masses  qui  les  entou- 
rent. Il  importait  donc  de  prévenir ,  au  sein  de  cette  colonie  floris- 
sante, tout  prétexte  d'agitation.  Le  bon  sens  du  peuple  hollandais  a 
jugé  le  partage  de  l'autorité  incompatible  avec  les  nécessitée  d'une 


LA    DOMINATION   HOLLANDAISE    DANS    l'aRCHIPEL   INDIEN.  57 

tlomination  aussi  exceptionnelle.  Dans  les  Indes  néerlandaises,  l'ad- 
niinistration  repose  tout  entière  sur  ce  principe  vigoureux  :  le  gouver- 
nement d'un  seul.  Le  conseil  des  Indes  n'a,  comme  l'audience  de 
Manille,  que  des  attributions  purement  consultatives.  C'est  dans  cette 
concentration  de  pouvoirs  qu'il  faut  chercher  l'explication  des  rapides 
progrès  accomplis  à  Java  de  1830  à  1838. 

Après  avoir  administré  la  colonie  pendant  trois  années  consécu- 
tives, M.  le  comte' Van  den  Bosch  fut  appelé  dans  les  conseils  de  la 
couronne,  et  de  ce  poste  élevé  il  continua  de  présider  aux  destinées  de 
Java.  Quand  l'illustre  général  rentra  dans  la  vie  privée,  sa  tâche  était 
remplie  ;  il  avait  mis  la  dernière  main  à  son  œuvre.  La  place  de  M.  le 
comte  Van  den  Bosch  est  marquée  dans  l'histoire.  11  prendra  rang  à 
côté  des  Clive  et  des  Warren  Hastings  ;  mais ,  plus  heureux  que  ces 
fondateurs  de  l'empire  indo-britannique,  le  gouverneur  des  Indes 
néerlandaises  a  pu  jouir  en  paix  de  sa  gloire.  La  faveur  du  chef  de 
l'état  a  soutenu  M.  Van  den  Bosch  au  milieu  des  premières  difficultés 
de  son  entreprise,  et  la  reconnaissance  publique  a  devancé  le  juge- 
ment de  la  postérité.  M.  Van  den  Bosch  peut  se  présenter  sans  crainte 
devant  ce  grand  tribunal  :  la  postérité  ratifiera  l'opinion  de  ses  con- 
temporains. Comme  eux,  elle  admirera  les  vues  fécondes  et  les  fermes 
desseins  de  cet  esprit  pratique;  elle  le  louera  d'avoir  su  résister  aux 
clameurs  d'une  philanthropie  envieuse ,  et  d'avoir,  en  ouvrant  au 
commerce  de  la  métropole  des  perspectives  jusqu'alors  inconnues , 
préparé  par  le  travail  la  transformation  d'un  peuple  dont  le  fanatisme 
repousse  avec  la  même  obstination  nos  doctrines  politiques  et  notre 
foi  religieuse. 

Le  seul  reproche  qu'on  ait  pu  adresser  avec  quelque  apparence  de 
raison  à  l'habile  organisateur  de  Java,  c'est  de  s'être  consacré  trop 
exclusivement  à  cette  œuvre  capitale.  En  négligeant  d'assurer  les 
droits  de  la  Hollande  sur  les  parties  litigieuses  de  l'archipel  indien ,  le 
général  Van  den  Bosch  contribua  peut-être,  en  effet,  à  encourager  les 
empiétemens  que  méditait  déjà  l'iVngleterre.  On  ne  saurait  oublier 
cependant  sans  injustice  que  les  progrès  de  la  domination  hollan- 
daise dans  l'île  de  Sumatra  ont  été  accomplis  sous  sa  direction  et 
tiennent  dans  son  gouvernement  une  place  importante.  La  portion  de 
Sumatra  dont  les  Anglais  ne  contestent  point  la  possession  à  la  Hol- 
lande était  loin  sans  doute  d'être  conquise  et  pacifiée  quand  le 
général  Van  den  Bosch  rentra  en  Europe,  aujourd'hui  même  elle  ne 
l'est  point  encore;  mais  cet  homme  éminent  fut  le  premier  qui  substi- 
tua une  domination  politique  aux  relations  incertaines  que  les  comp- 
toirs de  la  côte  entretenaient  depuis  longtemps  avec  les  peuplades  de 
l'intérieur.  Sumatra  est  l'Algérie  des  Indes  néerlandaises.  Il  y  faut 
lutter  contrôles  élémens  épars  d'un  gouvernement  fédéral,  contre  un 
peuple  étranger  à  toute  hiérarchie.  La  sédition  ameutée  par  le  fana- 


&8  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tisme  et  par  de  longues  habitudes  d'indépendance  y  couve  toujoure 
quelque  part.  Aussi  l'occupation  de  cette  île  a-t-elle  donné  lieu  à  une 
guerre  incessante  dans  laquelle  se  sont  fondées  presque  toutes  les 
réputations  militaires  de  l'armée  des  Indes.  En  1831 ,  le  général  Yan 
den  Bosch  eut  l'honneur  de  terminer  cette  guerre  désastreuse.  Le 
dernier  retranchement  des  rebelles  fut  enlevé  d'assaut  vers  la  fin  de 
1833,  mais  ce  ne  fut  qu'en  1840  que  la  prise  de  Baros  et  celle  de 
Singkel,  situés  sur  les  confins  de  l'état  d'Achem,  vinrent  compléter 
ce  triomphe.  L'île  de  Sumatra  occupe  aujourd'hui  le  second  rang  dans 
les  possessions  néerlandaises,  et  le  port  de  Padang  sur  la  côte  occi- 
dentale est  un  des  marchés  les  plus  importans  de  l'archipel  indien. 

III. 

L'organisation  agricole  de  Java  et  la  pacification  de  Sumatra 
avaient  rempli  les  quinze  années  qui  s'étaient  écoulées  entre  le  départ 
de  M.  Dubus  de  Ghisignies  et  la  mort  du  quatrième  successeur  de 
M.  Van  den  Bosch ,  M.  Merkus.  Lorsqu'en  18A5  M.  le  comte  de  Ro- 
chussen  fut  nommé  au  gouvernement  de  Batavia ,  la  sollicitude  de  la 
Hollande  pour  ces  deux  parties  importantes  de  son  établissement 
colonial  était  déjà  moins  exclusive.  La  présence  des  Anglais  sur  la 
côte  de  Bornéo,  leurs  tentatives  pour  établir  des  relations  commer- 
ciales avec  les  habitans  de  Bali,  dont  l'attitude  altière  semblait  un  défi 
permanent  porté  à  l'influence  hollandaise,  les  provocations  réitérées 
de  la  presse  britannique,  commençaient  à  troubler  la  quiétude  dont 
le  gouvernement  des  Pays-Bas  avait  joui  depuis  1830. 

L'administration  de  M.  de  Rochussen,  si  l'on  étudie  attentivement 
la  portée  de  ses  actes,  ouvre  une  période  nouvelle  dans  l'histoire  des 
colonies  néerlandaises.  C'est  l'époque  où  l'action  gouvernementale 
se  raffermit  sur  tous  les  points  où  elle  s'était  insensiblement  relâ- 
chée. La  Hollande  semble  alors  réagir  par  un  secret  travail  d'ex- 
pansion contre  les  tendances  envahissantes  de  l'Angleterre.  M.  de 
Rochussen  n'a  point  seulement  à  défendre  la  prospérité  de  Java 
contre  les  innovations  irréfléchies  qui  la  menacent  :  il  lui  faut  aussi 
garder  de  toute  atteinte  la  suprématie  morale  sur  laquelle  repose 
l'avenir  de  ce  magnifique  établissement.  A  l'énergie  de  ses  mesures 
les  peuples  de  l'archipel  indien  reconnaissent  le  bras  de  leurs  an- 
ciens maîtres.  C'est  le  dernier  sceau  apposé  aux  traités  de  1814 
et  de  1824. 

Il  faut  bien  le  reconnaître,  les  empiétemens  successifs  qui  ont  ar- 
raché à  la  Hollande  des  plaintes  si  amères  n'ont  eu,  en  réalité,  pour 
cause  première  que  son  défaut  de  prévoyance.  Une  politique  plus  ac- 
tive et  plus  vigilante  eût  certainement  prévenu,  en  1818,  l'occupation 
de  Singapore,  et  jamais  les  Anglais  n'eussent  songé  à  s'établir  sur  la 


LA  'DOMINATION    HOLLANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL    INDIEN.  59 

côte  septentrionale  de  Bornéo ,  si  les  possesseurs  de  Java  eussent  mis 
plus  d'empressement  à  donner  aux  droits  qu'ils  tenaient  de  la  compa- 
gnie des  Indes  toute  l'extension  dont  ces  droits  étaient  susceptibles; 
mais  le  gouvernement  néerlandais  avait  une  entière  confiance  dans 
l'esprit  qui  semblait  avoir  dicté  le  traité  de  1824.  Il  croyait  les  Anglais 
résolus  à  ne  plus  mêler  dans  l'archipel  indien  les  deux  dominations, 
et  trouvait  plus  d'avantage  à  consolider  l'œuvre  de  M.  Van  den  Bosch 
qu'à  s'emparer  de  territoires  déserts  ou  improductifs.  En  un  mot,  la 
Hollande  attendait  flegmatiquement  de  meilleurs  jours  pour  étendre 
sa  domination  sur  Bornéo ,  ne  doutant  pas  que  cette  île  tout  entière 
ne  fût  destinée  à  subir  le  sort  des  états  de  Sambas  et  de  Banjermassing, 
puisque  l'Angleterre  n'avait  point  fait,  en  faveur  du  sultan  de  Bruni, 
les  réserves  qui  protégeaient  à  Sumatra  l'indépendance  du  sultan 
d'Achem.  S'il  n'eût  fallu  craindre  que  les  projets  du  gouvernement 
britannique,  cette  confiance  de  la  Hollande  n'eût  point  été  peut-être 
exagérée  :  le  cabinet  de  Saint-James  devait  avoir,  depuis  1830,  d'au- 
tres préoccupations  que  de  grossir  le  nombre  de  ses  embarras  et  le 
chiffre  de  ses  colonies;  mais  l'Angleterre  nourrit  une  race  d'agens  offi- 
cieux, touristes  enthousiastes  qui  s'en  vont  sonder  à  leurs  frais  tous 
les  coins  du  globe,  et  dont  l'ardeur,  secondée  parles  vœux  jaloux  du 
commerce  britannique  ou  par  la  fougue  du  prosélytisme  religieux ,  a 
souvent  entraîné  le  gouvernement  à  sa  suite.  La  première  tentative 
qui  vint  alarmer  la  Hollande  fut  le  fait  d'un  de  ces  esprits  aventu- 
reux. En  1835,  M.  Erskine  Murray  débarqua  en  armes  sur  .la  côte 
orientale  de  Bornéo,  à  l'embouchure  de  la  rivière  Kouti.  Cet  offi- 
cier fut  tué  par  les  indigènes,  et  son  projet  périt  avec  lui.  Sur  la 
côte  opposée,  une  entreprise  semblable  rencontra  un  meilleur  succès. 
M.  Brooke  était,  comme  M.  Murray,  capitaine  au  service  de  la  com- 
pagnie des  Indes.  Biche  et  avide  d'émotions,  il  parcourut,  pendant 
plusieurs  années,  l'archipel  indien  sur  un  yacht  de  plaisance.  En  visi- 
tant la  partie  indépendante  de  Bornéo,  il  reconnut  dans  cette  île  l'exis- 
tence d'une  race  opprimée  dont  l'affranchissement  pouvait  servir  de 
base  à  un  plan  de  colonisation.  Cette  idée  s'empara  de  son  esprit.  Il 
renonça  au  service  militaire,  vint  s'établir  dans  les  états  du  sultan 
de  Bruni ,  et  acheta  sur  les  bords  de  la  rivière  de  Sarawak ,  au  prix 
d'une  rente  d'environ  20,000  fr.,  la  propriété  perpétuelle  de  quatre 
mille  hectares  de  terre.  Il  ne  s'en  tint  point  là;  il  voulut  devenir  rajah 
de  Sarawak,  et,  au  mois  d'août  1842,  l'intervention  de  la  marine 
anglaise  obligea  la  cour  de  Bruni  à  lui  conférer  cette  dignité.  Le  misé- 
rable despote  qui  régnait  à  Bruni  avait  donné  alors  toute  la  mesure 
de  sa  faiblesse.  On  lui  imposa  la  cession  au  gouvernement  de  la  reine 
d'un  îlot  peu  important  en  lui-même,  puisqu'il  n'avait  qu'un  mille 
de  large  et  deux  milles  de  long ,  mais  qui  commandait  toute  la  baie 
de  Bruni  et  la  capitale  même  du  sultan.  Au  mois  de  juin  1846 ,  l'ami- 


60  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rai  Gochran'e  prit  possession  à  main  armée  de  cet  îlot ,  placé  comme 
un  bastion  sur  la  route  de  Singapore  à  Hong-kong.  On  n'a  point 
oublié  les  doléances  qui  accueillirent  cette  usurpation  en  Hollande,  et 
l'ardente  convoitise  qu'éveillèrent  en  Angleterre  les  pompeux  pro- 
grammes de  M.  Brooke. 

Au  milieu  de  cette  émotion,  M.  de  Rochussen  courut  au  plus  pressé. 
Il  se  bâta  de  définir  par  un  acte  administratif  les  territoires  de  Bor- 
néo dont  la  Hollande,  en  vertu  de  traités  formels,  pouvait  réclamer 
la  suzeraineté  ou  la  possession.  Le  dénombrement  des  districts  entre 
lesquels  furent  divisées  les  résidences  de  Pontianak,  de  Sambas  et  de 
Banjermassing  embrassa  plus  de  cinq  cent  mille  kilomètres  carrés, 
et  n'en  laissa  pas  deux  cent  mille  aux  souverains  indépendans.  C'était 
restreindre  à  tout  basard  la  part  qu'il  faudrait  peut-être  un  jour  aban- 
donner à  une  ambition  rivale.  L'intérieur  de  l'île  fut  en  même  temps 
exploré  par  des  commissions  scientifiques.  La  Hollande ,  qui ,  depuis 
4816,  s'était  contentée,  vis-à-vis  de  Bornéo,  d'une  suzeraineté  dédai- 
gneuse ,  ne  parut  avoir,  depuis  l'occupation  de  Laboan ,  aucune 
autre  possession  plus  à  cœur.  Cette  sollicitude ,  n' eût-elle  été  qu'ap- 
parente ,  eût  encore  eu  ses  avantages  :  la  Hollande  eût  ainsi  écarté 
le  reproche  de  mettre  en  interdit,  par  ses  prétentions,  des  territoires 
dont  elle  ne  voulait  ni  ne  pouvait  tirer  aucun  parti  ;  mais  le  zèle  de 
M.  de  Rochussen  en  faveur  de  Bornéo  était  réel.  Ce  fut  aux  explora- 
tions qu'il  encouragea  que  les  Indes  néerlandaises  durent  la  décou- 
verte ou  du  moins  la  première  exploitation  sérieuse  des  mines  de 
houille  de  Banjermassing ,  ressource  inestimable  pour  les  progrès 
pacifiques  et  pour  la  défense  militaire  de  la  colonie.  L'occupation 
de  Laboan  eut  donc  cet  heureux  effet  d'obliger  la  Hollande  à  porter 
ses  regards  et  son  action  administrative  jusqu'aux  extrémités  les 
plus  reculées  de  son  immense  empire.  L'événement,  du  reste,  ne 
justifia  ni  les  craintes  du  peuple  hollandais ,  ni  les  espérances  de  la 
presse  britannique.  Les  Anglais  ne  trouvèrent  point  «dans  Bornéo 
un  marché  insatiable  pour  consommer  leurs  produits  et  des  richesses 
intarissables  pour  charger  leurs  navires  (1) .  »  Les  Hollandais  ne 
furent  point  inquiétés  dans  leurs  possessions,  et  le  sultan  de  Bruni 
lui-même  fut  maintenu  sur  son  trône.  On  vit  alore  le  prestige  qui 
avait  un  instant  entouré  M.  Brooke  et  son  entreprise  pâlir  insensi- 
blement, puis  enfin  s'évanouir.  " 

Ce  fut  surtout  dans  la  question  de  Bali  que  M.  de  Rochussen  fit 
preuve  à  la  fois  de  prudence  et  d'audace.  Il  n'ignorait  ni  les  dépenses, 
ni  les  périls  dans  lesquels  il  allait  s'engager  :  il  alla  sans  hésitation 
au-devant  des  difficultés  de  l'avenir.  Sur  un  territoire  dont  la  su- 
perficie est  d'environ  six  mille  kilomètres  carrés,  l'île  de  Bali ,  par- 

(1)  Times  du  2  octobre  1846. 


LA   DOMINATION    HOLLANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL    INDIEN.  61 

tagée  en  neuf  principautés  distinctes ,  renferme  une  population  de 
7  ou  800,000  âmes.  Les  Balinais  appartiennent  à  la  même  race  que 
les  liabitans  de  Java.  Ils  sont  cependant  plus  forts  et  mieux  con- 
formés que  les  Javanais.  Leur  regard  a  plus  de  vivacité  ;  leur  teint 
se  rapproche  davantage  de  celui  des  Hindous.  On  retrouve  chez  eux 
l'orgueil  héréditaire  des  castes  de  l'Inde.  Les  brahmanes  et  les  ica- 
sias  de  Bali  paraissent  descendre  des  premiers  colons  de  la  côte  de 
Coromandel;  les  satrias  perpétuent  la  race  du  prince  javanais  qui, 
avant  la  chute  de  l'empire  de  Modjopahit ,  vint  fonder  à  Bali  l'état  de 
Klong-Kong.  Les  soudJaras  occupent  le  dernier  rang  de  la  hiérarchie 
nobiliaire;  ils  composent  la  classe  des  chefs  de  village.  Les  Balinais 
n'ont  point  la  férocité  des  Maures  de  SquIou;  ils  ont  le  point  d'hon- 
neur, l'obéissance  fanatique,  le  mépris  de  la  mort  qui  distinguent 
encore  aujourd'hui  les  habitans  du  Japon.   L'influence  sacerdotale 
est  prédominante  à  Bali.  La  caste  des  brahmanes  a  le  pas  sur  la  caste 
des  princes.  Le  roi  de  Klong-Kong,  bien  qu'il  ne  sorte  point  de  cette 
famille  hindoue,  est  cependant  considéré  par  elle  comme  le  chef  héré- 
ditaire de  la  religion.  Ce  prince  est  à  Bali  ce  que  le  dairi  était  au  sein 
de  l'empire  japonais,  avant  que  le  xo-goun  usurpât  ses  pouvoirs  tem- 
porels. Les  autres  souverains  reconnaissent  sa  suprématie  et  lui  ren- 
dent un  hommage  superstitieux.  L'île  de  Bali ,  comme  l'a  très-bien 
fait  remarquer  un  écrivain  hollandais,  nous  montre  ce  que  fut  l'île  de 
Java  au  temps  des  princes  hindous  de  Padjajaran  et  de  Modjopahit. 
Le  territoire  de  Bali  est  montueux  et  accidenté.  De  nombreux  ruis- 
seaux descendant  des  montagnes  favorisent  dans  cette  île  la  fécon- 
dité naturelle  du  sol.  Les  rizières  y  donnent  chaque  année  deux  ré- 
coltes, et  c'est  le  point  de  l'archipel  indien  où  la  culture  du  coton  a 
le  mieux  réussi.  Les  femmes  de  Bali  tissent  elles-mêmes  la  plupart 
des  étoffes  qui  se  consomment  dans  l'île;  les  hommes  savent  trem- 
per et  corroyer  les  lames  de  leurs  kris.  Ce  n'est  donc  que  pour  les 
armes  à  feu  et  pour  la  poudre  à  canon  que  les  Balinais  sont  demeurés 
les  tributaires  des  fabriques  indigènes  de  Banjermassing  ou  des  im- 
portations européennes  de  Singapore,  Les  Chinois  et  les  Bouguis ,  éta- 
blis sur  divers  points  de  la  côte ,  sont  les  principaux  agens  de  ce  com- 
merce ,  et  c'est  par  leur  intervention  que  les  Anglais  cherchaient  à 
nouer  entre  Bali  et  Singapore  des  relations  plus  suivies  et  plus  éten- 
dues. Dès  l'année  18^0 ,  le  gouvernement  néerlandais  avait  répondu 
à  ces  tentatives  du  commerce  britannique  par  l'établissement  d'une 
factorerie  dans  l'île  de  Bali.  La  Maaisehappy,  par  l'entremise  d'un 
de  ses  agens,  échangeait  des  étoffes  hollandaises  ou  des  produits  ja- 
vanais contre  du  riz,  du  coton ,  de  l'écaillé  de  tortue  et  de  l'huile  de 
coco.  Les  Balinais  virent,  dans  la  présence  de  ce  résident  étranger  sur 
leur  territoire ,  une  première  atteinte  portée  à  leur  indépendance.  Le 
prince  de  Bleling,  le  plus  puissant  des  rajahs  de  Bali,  prit  soin 


62  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'attiser  ces  mécontentemens  populaires.  Il  multiplia  ses  achats  d'ar- 
mes et  de  munitions  à  Singapore ,  et  se  montra  ouvertement  hostile  à 
l'influence  hollandaise.  Cette  agitation  prématurée  obligea  le  gou- 
verneur de  Batavia  à  mieux  préciser  les  rapports  de  la  Hollande 
avec  les  princes  de  Bali.  Le  rajah  de  Bleling  consentit  à  signer  un 
traité,  par  lequel  il  se  plaçait  sous  la  protection  du  gouvernement 
des  Pays-Bas;  mais  ses  menées  n'en  furent  que  plus  actives,  et  son 
attitude  n'en  devint  que  plus  offensante.  Il  fallait  mettre  un  terme  à 
cet  état  de  choses.  La  Hollande  ne  pouvait  tolérer  les  allures  hau- 
taines des  souverains  de  Bali,  sans  s'exposer  à  perdre  la  puissance 
morale  qui  maintient  sous  son  joug  16  millions  de  sujets.  M.  de  Ro- 
chussen  accepta  la  responsai^ilité  d'une  expédition  qui  pouvait  tout 
compromettre ,  mais  dont  le  succès  devait  aussi  tout  sauver. 

Le  28  juin  1846,  3,000  hommes  de  troupes  régulières,  sous  les 
ordres  du  lieutpnant-colonel  Backer,  furent  débarqués  à  l'est  du 
village  de  Bleling.  Ils  trouvèrent  30,000  Balinais  retranchés  derrière 
de  grossières  redoutes  formées  par  deux  rangées  de  troncs  d'arbres, 
dont  l'intervalle  était  rempli  de  pierres  et  de  claies  de  bambous. 
Soixante  canons  de  bronze  occupaient  les  embrasures  ménagées 
dans  ces  retranchemens  épais  de  deux  ou  trois  mètres ,  élevés  de  six 
ou  sept  au-dessus  du  niveau  du  sol.  Ce  ne  fut  point  sans  de  grands 
sacrifices  que  les  Hollandais  réusshent  à  enlever  cette  première  ligne 
de  défense;  mais,  une  fois  maîtres  de  la  plage,  ils  n'éprouvèrent 
plus  de  résistance.  Les  Balinais  s'enfuirent  jusqu'à  Singa-Radja,  capi- 
tale de  l'état  de  Bleling ,  située  à  trois  milles  dans  les  terres.  Les 
Hollandais  y  entrèrent  avec  eux ,  et  l'incendie  dévora  en  quelques 
heures  cette  ville  de  bambous.  Le  rajah  s'était  réfugié  dans  les  mon- 
tagnes; il  signa  un  nouveau  traité,  et  contracta  l'engagement  de 
payer  les  frais  de  la  guerre.  Les  autres  princes  reconnurent,  comme 
lui ,  la  souveraineté  de  la  Hollande ,  et  firent  acte  de  soumission.  Un 
fort  armé  de  huit  canons  fut  élevé  sur  la  plage  de  Bleling,  et  le  rési- 
dent de  Besouki  fut  chargé  de  remplir  auprès  des  souverains  de  Bali 
le  rôle  de  commissaire  du  gouvernement  néerlandais. 

Dix-huit  mois  s'étaient  à  peine  écoulés ,  qu'une  nouvelle  expédi- 
tion était  devenue  nécessaire.  Les  princes  de  Klong-Kong,  de  Karang- 
Assam  et  de  Bleling ,  unis  cette  fois  dans  leurs  projets  de  résistance , 
avaient  soulevé  contre  les  Hollandais  toute  la  population  balinaise. 
Le  fanatisme  religieux  prêtait  de  nouvelles  forces  au  sentiment  de  la 
nationalité.  Les  Balinais  avaient  détruit  eux-mêmes  le  village  de 
Bleling  et  la  résidence  de  Singa-Radja.  C'était  au  milieu  de  leurs 
montagnes,  à  Djaga-Raga,  dans  une  position  fortifiée  avec  le  plus 
grand  soin,  qu'ils  avaient  résolu  d'attendre  l'armée  hollandaise.  Le 
9  juin  1848,  cette  armée  se  mit  en  marche,  sous  le  commandement 
d;u  général  Yan  der  Wick.  Arrivée  sur  le  plateau  de  Djaga-Raga,  elle 


LA   DOMINATION   HOLLANDAISE   DANS   l' ARCHIPEL   INDIEN.  63 

reconnut  tous  les  avantages  de  la  position  qu'avaient  choisie  les 
princes  balinais.  Un  combat  acharné  s'engagea  entre  les  Hollandais 
et  les  insulaires ,  retranchés  au  milieu  de  ravins  presque  inacces- 
sibles. Les  Hollandais  durent  enfin  céder  au  nombre ,  surtout  à  la 
fatigue  et  à  la  soif  dévorante  qu'on  n'avait  aucun  moyen  d'étancher. 
L'armée  hollandaise  comptait  deux  cent  quarante-six  morts  ou  bles- 
sés ,  dont  quatorze  officiers  européens ,  quand  le  général  Van  der 
Wyck  donna  le  signal  de  la  retraite. 

M.  de  Rochussen  soutint  avec  fermeté  ce  fâcheux  revers,  et  sa 
contenance  assurée  en  atténua  l'effet.  La  saison  était  trop  avancée 
pour  qu'il  pût  donner  immédiatement  le  signal  d'une  troisième  cam- 
pagne; mais  il  en  commença,  sans  perdre  un  instant,  les  prépara- 
tifs. Les  Javanais  savaient  déjà  que  \es  Hollandais  n'étaient  point 
invincibles.  Plus  d'une  fois,  sous  leurs  yeux,  les  habitans  des  pro- 
vinces de  Kedou  et  de  Djokjokarta  avaient  surpris  et  dispersé  les 
troupes  envoyées  contre  Dipo-Negoro.  Ce  qu'ils  n'avaient  jamais  vu, 
c'était  un  échec  qui  eût  découragé  la  Hollande;  voilà  ce  qu'il  impor- 
tait de  ne  point  leur  montrer. 

L'armée  des  Indes  se  composait  de  seize  mille  hommes  environ , 
parmi  lesquels  on  ne  comptait  que  quatre  mille  Européens.  Dans  les 
circonstances  ordinaires ,  sept  mille  hommes  gardaient  l'île  de  Java; 
six  mille  étaient  employés  à  contenir  les  populations  turbulentes  de 
Sumatra  et  de  Banca;  le  reste  de  l'armée  était  dispersé  dans  les  autres 
possessions  de  l'archipel.  En  présence  des  complications  que  pouvaient 
amener  les  révolutions  européennes  de  18Zi8,  ces  troupes  étaient  à 
peine  suffisantes  pour  assurer  la  sécurité  du  vaste  territoire  qu'elles 
étaient  chargées  de  défendre.  Aussi,  à  la  première  nouvelle  de  l'échec 
de  Bali ,  le  gouvernement  hollandais  avait-il  fait  partir  des  renforts 
considérables  pour  les  Indes.  Vers  la  fin  du  mois  de  février  18Z|9,  une 
flotte  de  soixante  voiles  et  de  sept  navires  à  vapeur,  réunie  à  Bata- 
via et  à  Samarang,  était  prête  à  conduire  sur  la  côte  de  Bleling 
cinq  mille  soldats,  trois  cents  coulis  affectés  au  transport  des  vivres 
et  des  munitions ,  deux  obusiers ,  huit  mortiers  et  deux  batteries  de 
campagne;  il  ne  restait  plus  qu'à  faire  choix  d'un  général.  L'armée 
des  Indes  ne  manquait  pas  de  braves  officiers.  Trente-trois  années 
de  guerre  avaient  fondé  plus  d'une  renommée  éclatante.  11  en  étajt 
une  cependant  devant  laquelle  toutes  les  autres  semblaient  dispo- 
sées à  s'incliner,  et  à  laquelle  l'opinion  publique  déférait  d'avance  le 
commandement.  Le  général  Michiels  était  arrivé  à  Batavia  en  1816. 
Depuis  cette  époque,  il  avait  pris  part  à  tous  les  combats  qui  s'é- 
taient livrés  dans  les  Indes,  et  avait  conquis  ses  grades  l'un  après 
l'autre  sur  le  champ  de  bataille.  La  guerre  de  Java  l'avait  fait  major; 
celle  de  Sumatra  le  fit  général.  Ce  fut  sur  ce  dernier  théâtre  que 
grandit  sa  réputation.  Pendant  plus  de  quinze  ans,  il  avait  à  peine  connu 


Qh  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  instant  de  repos.  Intrépide ,  aventureux ,  doué  du  double  génie 
de  la  guerre  et  de  l'organisation ,  il  avait  su  entraîner  à  sa  suite  les 
gouverneurs-généraux  effrayés  et  là  diplomatie  hésitante.  Les  sol- 
dats l'adoraient,  et  les  Malais,  qui  le  trouvaient  partout  à  la  tête  des 
troupes,  soit  qu'il  fallût  protéger  les  frontières  des  possessions  hol- 
landaises, ou  forcer  dans  leurs  dernières  retraites  les  bandits  de  l'inté- 
l'ieur,  les  Malais  lui  avaient  donné  le  surnom  de  kornel  madjavg  (le 
colonel  au  cœur  de  tigre)  (i) .  M.  de  Rochussen  le  fit  venir  de  Padang, 
où  il  s'occupait  d'organiser  les  provinces  que  son  épée  avait  conquises, 
et  lui  confia  le  soin  de  venger  l'honneur  des  armes  néerlandaises. 

Les  huit  états  de  Bali  coalisés  contre  la  Hollande  pouvaient  mettre 
sur  pied  quatre  ou  cinq  mille  fusils  et  plus  de  quatre-vingt  mille 
lances;  mais,  incertains  du  point  sur  lequel  serait  dirigée  la  première 
attaque ,  ils  n'avaient  rassemblé  que  quinze  ou  vingt  mille  hommes  à 
Djaga-Raga.  Ce  fut  là  que  le  général  Michiels  résolut  de  porter  les 
premiers  coups.  Cette  position,  devant  laquelle  avaient  échoué  l'année 
précédente  tous  les  efforts  des  troupes  hollandaises ,  avait  été  ren- 
due, par  les  soins  du  chef  de  la  ligue  balinaise ,  le  goiisti  (2)  Djilantik, 
régent  de  Bleling ,  plus  redoutable  encore.  Des  bastions  et  des  retran- 
chemens  percés  de  meurtrières,  garnis  de  canons  et  de  pierriers, 
précédés  de  chausses-trappes,  ou  protégés  par  des  haies  de  bam- 
bou épineux,  s'étendaient,  sur  un  développement  de  j)lus  d'un  kilo- 
mètre, entre  deux  ravins  au  fond  desquels  coulaient  le  Sangsit  et 
le  Bounkoulan.  Le  général  Michiels  partagea  ses  troupes  en  deux 
colonnes.  Avec  la  colonne  principale,  il  marcha  droit  à  l'ennemi.  Il 
chargea  un  brave  officier,  le  lieutenant-colonel  de  Brauw,  de  tourner 
la  position  qu'il  allait  attaquer  de  front.  Le  15  avril  1849,  dès  six  heures 
du  matin,  les  deux  divisions  de  l'armée  hollandaise  se  mettent  en 
marche;  à  sept  heures  elles  s'étaient  perdues  de  vue.  Le  général 
Michiels  arrive ,  sans  avoir  été  inquiété ,  en  face  des  ouvrages  enne- 
mis; il  les  fait  canonner  par  ses  pièces  de  campagne  et  harceler 
par  un  bataillon  déployé  en  tirailleurs.  Les  Balinais  répondent  par 
un  feu  violent  de  toutes  leurs  pièces.  L'armée  hollandaise  compte 
bientôt  plus  de  cent  hommes  hors  de  combat  ;  elle  se  trouve  en  pré- 
sence d'un  ennemi  invisible  qu'elle  ne  peut  atteindre  qu'en  jetant  des 
obus  ou  des  grenades  par-dessus  les  retranchemens  derrière  lesquels 
il  se  cache.  Malgré  ses  pertes,  elle  gagne  cependant  du  terrain;  ses 
batteries  ne  sont  plus  qu'à  cent  quatre-vingts  mètres  du  bastion 
qu'elles  foudroient.  Malheureusement,  les  boulets  s'enfoncent  dans 
les  boulevards  de  terre,  que  soutient  un  double  rang  de  troncs  d'ar- 
bres, sans  y  pratiquer  la  moindre  brèche.  Le  général  Michiels  hésite 

(1)  Eu  l'ahscnce  du  lion,  inconnu  dans  la  Malaisie ,  le  tigre  est  devenu,  pour  les  po- 
piilations  de  l'archipel  indien,  l'emblème  du  courage  et  non  pas  celui  de  la  férocité. 

(2)  Gousti,  noble ,  d'origine  princière. 


LA   DOMINATION    HOLLANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL   INDIEN.  65 

à  donner  le  signal  d'un  assaut  qui  semble  impraticable,  quand  vers 
midi  une  vive  fusillade  se  fait  entendre  du  côté  de  Djaga-Raga.  Le 
colonel  de  Brauw  a  débordé  les  positions  de  l'ennemi.  Ce  jeune  et 
héroïque  officier  n'a  pas  craint,  pour  accomplir  sa  mission,  d'enga- 
ger la  colonne  qu'il  commande  dans  le  lit  du  Sangsit.  Pendant  deux 
heures  et  demie,  les  troupes  hollandaises  ont  cheminé  en  silence 
au  fond  d'un  précipice  dont  les  parois  taillées  à  pic  atteignent  une 
élévation  de  soixante-quinze  mètres.  Si  l'ennemi  eût  découvert  ce 
mouvement ,  il  eût  anéanti  la  division  du  colonel  de  Brauw  à  coups 
de  pierres;  mais  le  succès  a  couronné  une  audace  dont  les  fastes 
de  la  guerre  offrent  peu  d'exemples.  La  colonne  hollandaise  escalade 
homme  par  homme  le  bord  du  ravin ,  et  vient  se  ranger  en  bataille 
sur  le  plateau  avant  que  les  Balinais  aient  pu  soupçonner  sa  présence. 
Ils  aperçoivent  enfin  sur  leurs  derrières  ce  corps  de  troupes  qui  semble 
tombé  du  ciel.  L'action  s'engage  :  le  colonel  de  Brauw  fait  enlever 
au  pas  de  course  les  redoutes  qui  protègent  la  gauche  de  l'ennemi. 
Le  général  Michiels ,  de  son  côté ,  porte  ses  troupes  en  avant  ;  il  trouve 
les  abords  des  fortifications  hérissés  d'obstacles.  Les  Hollandais  sont 
encore  une  fois  repoussés  avec  perte.  Ce  succès  momentané  enllamme 
le  courage  des  Balinais,  qui  veulent  tenter  une  double  sortie  et  re- 
prendre les  positions  qu'ils  ont  perdues.  Ils  sont  accueillis  par  des 
charges  vigoureuses,  et  poussés,  la  baïonnette  dans  les  reins,  jusque 
dans  leurs  retranchemens.  Toutefois  ils  sont  bloqués  plutôt  que  vain- 
cus, car  on  n'a  pu  réussir  encore  à  entamer  leur  position,  et  déjà  le 
général  Michiels  redoute  les  lenteurs  d'un  siège.  Il  comptait  sans  l'in- 
timidation des  Balinais,  qui  prennent  le  parti,  dès  la  nuit  close,  de 
commencer  leur  mouvement  de  retraite.  Le  colonel  de  Brauw  croit 
distinguer  des  masses  confuses  qui,  défilant  le  long  des  lignes  enne- 
mies, se  portent  à  travers  champs  du  côté  de  Djaga-Raga.  Il  fait 
éveiller  ses  troupes,  et  marche  sur  les  redoutes  avant  qu'elles  aient 
été  complètement  évacuées.  Attaqués  à  l'improviste,  les  Balinais  se 
battent  en  désespérés;  une  centaine  d'hommes  est  passée  au  fil  de 
l'épée.  Au  bruit  de  la  fusillade ,  le  corps  du  général  Michiels  s'est 
aussi  porté  contre  les  fortifications.  L'ennemi  fuit  de  toutes  parts,  et 
les  premiers  rayons  du  jour  apprennent  aux  Hollandais  que  leur  vic- 
toire est  complète. 

Avec  les  lignes  formidables  que  l'armée  hollandaise  venait  d'en- 
lever, le  gousii  Djilantik  voyait  tomber  le  royaume  de  Bleling. 
Echappé  au  carnage,  il  avait  pris  pendant  la  nuit,  avec  le  rajah  de 
Karang-Assam,  la  route  de  cette  dernière  principauté,  où  il  se  flattait 
de  trouver  encore  les  moyens  de  prolonger  la  guerre  ;  mais  la  conster- 
nation était  générale  dans  l'île  :  les  soumissions  arrivaient  de  toutes 
parts,  et  le  succès  n'était  plus  douteux  pour  les  Hollandais.  Il  fallait 


OO  RETUE    DES   DEUX    MONDES. 

cependant  une  nouvelle  expédition  pour  briser  la  résistance  des  états 
de  Karang-Assam  et  de  Klong-Kong,  dans  lesquels  Djilantik  ne  ces- 
sait d'attiser  l'incendie.  Le  8  mai,  vingt-deux  jours  après  la  prise  de 
Djaga-Raga,  le  général  Michiels  fit  rembarquer  ses'troupes,  et  vint 
attaquer  la  partie  orientale  de  l'île.  Affaibli  par  les  pertes  qu'il  avait 
essuyées  en  secourant  le  rajah  de  Bleling ,  le  roi  de  Karang-Assam 
n'était  plus  en  état  d'arrêter  la  marche  de  cette  armée  victorieuse. 
Il  se  vit  bientôt  abandonné  par  ses  troupes  et  fut  massacré  par  ses 
propres  sujets.  Poursuivi  dans  les  montagnes  où  il  s'était  hâté  de 
chercher  un  refuge,  \e  gousti  Djilantik  tomba  également  victime  de 
la  fureur  populaire.  En  lui  périssait  le  plus  implacable  ennemi  que, 
depuis  Dipo-Negoro ,  eût  rencontré  la  domination  hollandaise. 

Gouverné  parle  chef  spirituel  de  l'île,  le  dewa-agoung ,  l'état  de 
Klong-Kong  avait  pris  une  part  moins  active  à  la  défense  de  Djaga- 
Raga;  ses  forces  étaient  presques  intactes ,  et  son  territoire  avait,  aux 
yeux  de  la  population ,  un  caractère  sacré  qui  devait  en  rendre  la 
défense  plus  opiniâtre.  Le  général  Michiels  savait  que  la  soumission 
complète  de  Bali  ne  pouvait  s'obtenir  que  sous  les  murs  de  Klong- 
Kong.  Aussi  transporta-t-il ,  sans  perdre  un  instant,  son  armée, 
épuisée  par  deux  mois  de  marches  et  de  combats ,  sur  ce  nouveau 
théâtre  d'opérations.  Il  fallut  une  lutte  acharnée  de  trois  heures 
pour  s'emparer  d'une  hauteur  qui  dominait  la  baie,  sur  le  bord  delà- 
quelle  avaient  campé  les  troupes.  Les  Balinais  défendirent  pied  à  pied 
cette  position  consacrée  par  la  superstition  publique  ;  ils  opérèrent 
leur  retraite  en  bon  ordre,  et  l'armée  hollandaise,  accablée  de  fa- 
tigue, ne  put  songer  à  les  poursuivre.  Le  général  Michiels  fit  bivoua- 
quer ses  troupes  sur  le  champ  de  bataille  ;  chaque  soldat  se  coucha 
tout  habillé,  et  se  tint  prêt  à  saisir  ses  armes  au  premier  signal  :  cette 
précaution  sauva  l'armée.  Vers  trois  heures  du  matin,  — au  milieu 
d'une  obscurité  profonde,  —  des  coups  de  feu  et  d'horribles  hurle- 
mens  se  font  entendre  aux  avant-postes.  Les  Hollandais  forment  leurs 
rangs  en  silence.  Une  troupe  de  furieux  enivrés  d'opium  se  ruent  sur 
eux  la  lance  en  arrêt.  Victimes  volontaires ,  ces  premiers  combattans 
sont  destinés  à  mourir  ;  ils  ne  cherchent  ni  n'espèrent  la  victoire,  ils 
crïentamok  (tue!  tue!)  et  n'ont  d'autre  but  que  d'ouvrir  un  passageaux 
masses  compactes  qui  les  suivent.  Leur  frénésie  vient  se  briser  contre 
les  baïonnettes  hollandaises  ;  ils  tourbillonnent  le  long  de  ce  mur  d'ai- 
rain, sans  pouvoir  en  ébranler  les  assises.  Ces  fanatiques  luttent  en 
désespérés,  l'écume  à  la  bouche,  jusqu'à  ce  qu'ils  tombent  sous  les 
coups  qu'on  leur  porte,  ou  qu'ils  s'affaissent  épuisés.  Cependant  le 
nombre  des  combattans  grossit  sans  cesse;  l'artillerie  européenne  fait 
en  vain  de  larges  trouées  dans  cette  cohue  que  les  lueurs  de  l'incen- 
die ont  rendue  visible.  Au  centre  de  la  position  occupée  par  l'armée 


LA   DOMINATION  HOILANDAISE    DANS    l' ARCHIPEL   INDI£N.  67 

hollandaise  se  tenait  le  général  Michiels,  avec  deux  bataillons  formés 
en  carré  et  une  batterie  de  campagne.  Habitué  à  de  pareils  assauts, 
il  ne  se  laissait  émouvoir  ni  par  les  cris  des  assaillans,  ni  par  les  gé- 
missemens  des  blessés.  On  l'entendait  donner  ses  ordres  avec  calme, 
et  dominer  par  son  énergie  l'horreur  de  cette  mêlée  confuse.  Sa  voix 
claire  et  brève  savait  porter  la  confiance  jusqu'au  cœur  du  moindre 
soldat;  il  était  l'âme  de  cette  bande  glorieuse,  qui,  depuis  deux  heures, 
opposait  sa  fermeté  et  sa  discipline  à  la  furie  d'une  troupe  fanatisée. 
Tout  à  coup  un  corps  de  Balinais  parvient,  à  la  faveur  des  ténèbres, 
à  se  glisser  au  milieu  des  lignes  hollandaises  :  une  décharge  à  bout 
portant  atteint  le  général  Michiels,  qui  tombe,  la  cuisse  droite  fra- 
cassée par  une  balle.  Le  jour  vient  alors  éclairer  une  scène  de  désola- 
tion et  mettre  les  Balinais  en  fuite.  Près  de  deux  mille  morts  ou 
blessés  jonchaient  le  champ  de  bataille.  La  perte  des  Hollandais  eût 
été  insignifiante  sans  le  coup  malheureux  qui  avait  atteint  leur  géné- 
ral. Ils  n'avaient  à  regretter  que  sept  morts  et  vingt-huit  blessés, 
tant  le  sang-froid  et  la  discipline  ont  d'avantage  sur  le  désordre  d'un 
courage  aveugle  !  11  fallut  amputer  le  général  Michiels  sur  le  champ 
de  bataille  ;  il  succomba  le  soir  même  aux  suites  de  cette  opération. 

L'armée  pleura  ce  soldat  intrépide,  mais  ne  songea  point  à  le 
venger.  La  perte  du  général  dans  lequel  elle  avait  mis  sa  confiance  la 
laissait  désormais  sans  ardeur.  Elle  comptait  d'ailleurs  de  nombreux 
malades.  Les  moyens  de  transport  manquaient,  car  la  plupart  des 
coulis,  saisis  d'elfroi  pendant  la  terrible  nuit  du  25  mai,  avaient  pris 
la  fuite.  Au  lieu  de  marcher  sur  Klong-Kong,  on  se  retira  sur  le  ter- 
ritoire de  Karang-Assam.  Les  pertes  de  l'ennemi  avaient  été  heureuse- 
ment trop  sérieuses  pour  que  cette  retraite  inopportune  pût  lui  rendre 
son  audace.  Après  quelques  tergiversations,  il  accepta  sans  réserve 
les  conditions  du  gouvernement  hollandais.  Les  dynasties  de  Bleling 
et  de  Karang-Assam  furent  déclarées  déchues  du  trône.  Les  autres 
princes  conservèrent  leur  couronne  et  l'administration  indépendante 
de  leurs  états ,  et  cependant ,  malgré  cet  usage  modéré  de  la  vic- 
toire, le  triomphe  des  armes  hollandaises  eut  un  immense  retentisse- 
ment dans  tout  l'archipel.  Les  velléités  d'indépendance  qu'auraient 
pu  «ntretenir  les  déclamations  perfides  des  journaux  de  Singapore 
s'éteignirent  dans  la  terreur  qui  suivit  la  troisième  expédition  deBali. 

C'était  en  ce  moment  même  qu'une  chance  inespérée  ouvrait  à 
notre  corvette  le  chemin  des  Indes  néerlandaises.  Java  dans  tout 
l'éclat  de  sa  prospérité ,  Célèbes  dans  la  ferveur  de  ses  espérances 
naissantes,  l'armée  hollandaise  dans  l'ivresse  d'une  victoire  trop 
chèrement  achetée ,  tels  furent  les  souvenirs  q^ue  nous  conservâmes 
de  notre  passage  au  milieu  de  l'empire  indo-néerlandais. 

Nous  venons  de  retracer  l'histoire  de  cet  empire  depuis  les  premiers 
progrès  de  sa  puissance  jusqu'aux  récentes  tentatives  que  lui  ontim- 


68  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

posées  d'inflexibles  nécessités.  Cette  histoire  nous  indique  la  voie  où 
tend  à  s'engager  de  plus  en  plus  la  politique  coloniale  de  la  Hollande. 
L'occupation  restreinte  vis-à-vis  de  peuples  sauvages,  il  faut  bien 
se  l'avouer,  n'est  qu'un  rêve.  Les  Hollandais  dans  la  Malaisie,  les 
Anglais  sur  le  continent  indien,  comme  au  cap  de  Bonne-Espérance, 
les  Français  en  Afrique,  se  sont  vus  également  contraints  d'étendre 
leurs  conquêtes  au  delà  de  leurs  désirs  et  de  leur  ambition.  La  domi- 
nation européenne  ne  sera  solidement  assise  dans  l'archipel  indien, 
elle  ne  portera  tous  ses  fruits  bienfaisans  que  le  jour  où  tant  de 
royaumes  divisés,  tant  de  fragmens  d'autorité  conquis  par  de  misé- 
rables pirates  qui  ne  vivent  aujourd'hui  que  d'exactions  et  de  rapines, 
auront  disparu  dans  la  grande  unité  politique  dont  Java  est  le  centre. 
C'est  vers  ce  but  que  la  Hollande  doit  marcher  et  que  tous  nos  vœux 
la  convient.  Sans  l'influence  du  gouvernement  néerlandais,  sans 
son  autorité  active,  sans  l'organisation  qui  est  son  ouvrage,  les  peu- 
ples de  Sumatra  et  de  Gélèbes  retomberaient  dans  le  chaos  de  leur 
anarchie.  La  Hollande,  il  est  vrai,  rassurée  sur  la  possession  de  Java, 
ne  croit  point  les  autres  parties  de  son  empire  si  bien  cimentées 
qu'une  guerre  maritime  ne  pût  les  détacher  de  sa  domination  au  pro- 
fit d'une  autre  puissance.  Elle  se  sentirait  donc  disposée  à  concentrer 
ses  efforts  à  Java,  comme,  en  cas  de  guerre,  elle  y  concentrerait  ses 
moyens  de  défense;  mais  cette  politique  timide,  si  elle  pouvait  un  in- 
stant prévaloir,  amènerait  un  jour  ou  l'autre  de  dangereuses  compli- 
cations. L'Europe,  encombrée  d'une  population  toujours  croissante, 
trop  à  l'étroit  dans  ses  anciennes  limites,  ne  tarderait  point  à  con- 
tester à  la  Hollande  la  possession  d'un  champ  que  cette  puissance  n'ose- 
rait défricher.  L'audace,  dans  certains  cas,  peut  donc  être  de  la  pru- 
dence; je  ne  crains  point  de  la  conseiller  à  l'Espagne  et  à  la  Hollande. 
L'héroïsme  des  siècles  passés  leur  a  ouvert  un  immense  domaine. 
Qu'elles  suivent  d'un  eflbrt  commun  cette  voie  fructueuse  !  Leur  in- 
térêt est  de  s'entendre  et  de  s'unir.  J'ajouterai  que  le  nôtre  est  de 
les  défendre.  Il  faut  prévoir  le  jour  où  la  race  anglo-saxonne,  rap- 
prochée par  ses  affinités  secrètes,  ne  fera  plus  qu'un  seul  peuple 
sous  deux  gouvernemens  divers.  Assise  d'un  côté  sur  la  rive  occi- 
dentale du  Nouveau-Monde ,  de  l'autre  sur  les  bords  du  continent 
indien,  cette  race  envahissante  régnerait  sans  partage  dans  les  mers 
de  l'extrême  Orient,  si  la  sagesse  de  l'Europe  ne  songeait  à  lui  op- 
poser comme  barrière  l'indépendance  des  Indes  néerlandaises  et  celle 
des  colonies  espagnoles.  Tout  ce  qui  se  rattache  à  l'avenir  de  ces 
riches  possessions  a  donc  un  intérêt  européen  ;  c'est  à  l'Espagne  et 
à  la  Hollande  de  juger  de  quel  côté  sont  leurs  alliés  véritables  et  leurs 
protecteurs  naturels. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


LA  PRESSE 


AU  DIX-NEUVIEME  SIECLE. 


II. 

LA  PRESSE  EN  ANGLETERRE. 

SON    ORGANISATION    INTELLECTUELLE    ET    COMMERCIALE. 

I.  The  Fourth  Eslale  :  Ccntributions  towards  a  history  of  news  papers  and  of  tlie  liberty  of  Ihe  Press, 
by  F.  Knight  Hunl;  2  vols.  London,  David  Bogue.  —  II.  Beporl  from  Ihe  sélect  Commillee  on  News 
paper  Slamps,  ordered  by  the  House  of  Commons  to  be  printed. 


Si  l'on  a  suivi  avec  quelque  attention  l'histoire  de  la  presse  périodique  en 
Angleterre,  telle  que  avons  essayé  de  l'esquisser  (1),  on  y  aura  remarqué  trois 
phases  distinctes.  A  leur  début, les  journaux  ont  pour  objet  unique  de  recueillir 
les  nouvelles  et  de  les  porter  à  la  connaissance  du  public  ;  la  surveillance  jalouse 
qui  pèse  sur  eux  ne  leur  permet  pas  d'accompagner  de  la  moindre  réflexion 
le  récit  des  événemens  ;  ils  ne  sont  qu'une  spéculation  fondée  sur  la  curiosité 
humaine.  Plus  tard,  au  contraire,  la  politique,  qui  a  voulu  les  empêcher  de 
naître,  les  multiplie;  les  partis  voient  dans  les  journaux  un  auxiliaire  indis- 
pensable, et  les  personnages  les  plus  considérables  s'imposent  des  sacrifices, 
afin  d'avoir  à  leur  service  un  instrument  dont  ils  ont  reconnu  la  puissance, 
et  qu'ils  destinent  à  défendre  leurs  doctrines  et  a  attaquer  leurs  adversaires. 
C'est  là,  pendant  toute  la  durée  du  xvup  siècle,  la  situation  de  la  presse  en 
Angleterre.  Enfin,  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de  l'époque  actuelle,  les  jour- 
naux se  soustraient  peu  à  peu  à  l'étroite  dépendance  où  les  a  tenus  jusque-là 
la  politique,  et  brisent  les  liens  qui  les  attachent  aux  partis.  Les  journaux 
qui  sont  créés  dans  cette  période  ne  doivent  plus  la  naissance  aux  combinai- 
sons de  la  politique,  mais  aux  besoins  nouveaux  qu'éprouvent  les  grands  inté- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  décembre  1852. 


7.0  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rets  mercantiles  ou  industriels.  Le  but  de  leurs  fondateurs  n'est  plus  unique- 
ment de  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  l'apologie  constante  de  certains 
hommes  ou  de  certaines  opinions,  il  est  encore  de  procurer  au  connuerce  et  à 
quiconque  en  a  besoin  les  avantages  de  la  publicité  ;  la  presse  n'est  plus  con- 
sidérée seulement  comme  un  instrument  politique,  mais  comme  un  intermé- 
diaire infatigable  et  fidèle  entre  tous  les  intérêts.  Les  journaux  ne  se  bornent 
pas  à  faire  une  place  chaque  jour  plus  considérable  aux  annonces  ;  ils  n'épar- 
gnent rien  pour  conquérir,  en  fait  d'annonces,  une  clientèle  spéciale  qui  leur 
assure  d'un  côté  un  revenu  constant,  et  de  l'autre  des  lecteurs  assidus. 

C'est  aux  derniers  jours  du  xvnr  siècle  que  nous  avons  marqué  le  commen- 
cement de  cette  troisième  période  :  c'est  à  cette  date,  en.  effet,  que  se  place  la 
naissance  ou  la  transformation  des  journaux  politiques  qui  existent  actuel- 
lement en  Angleterre  (1),  et  dont  nous  essaierons  de  faire  connaître  l'histoire 
intérieure  et  l'organisation.  On  verra  qu'aucun  de  ces  journaux  n'a  été  fondé 
sous  l'influence  et  avec  le  concours  d'un  homme  politique,  que  ce  sont  de 
pures  spéculations  privées.  Tous,  dès  le  début  ou  bientôt  après,  prennent  le 
caractère  de  feuilles  d'annonces,  qui  joignent  aux  nouvelles  du  jour  un  com- 
mentaire politique,  mais  qui  se  préoccupent  surtout  de  recueillir  le  genre  de 
renseignemens  que  le  public  recherche  le  plus;  on  peut  même  citer  des  exem- 
ples de  journaux  créés  uniquement  en  vue  d'une  catégorie  d'annonces.  Ainsi 
les  libraires  de  Londres,  mécontens  de  voir  leurs  annonces  exclues  de  la  pre- 
mière page,  reléguées  à  la  dernière  et  souvent  retardées  de  plusieurs  jours, 
fondèrent  à  la  fois  une  feuille  du  matin,  la  British  Press,  et  une  feuille  du  soir, 
le  Globe,  qui  existe  encore,  pour  faire  paraître  leurs  annonces  quand  et  com- 
ment il  leur  plairait.  Ainsi  encore,  les  restaurateurs  et  les  taverniers  de  Lon- 
dres, s'étant  avisés  qu'ils  contribuaient  puissamment  à  la  fortune  des  journaux 
par  leurs  annonces ,  et  surtout  par  les  exemplaires  qu'ils  achetaient  pour 
l'usage  de  leurs  consommateurs,  se  réunirent  pour  fonder  un  journal  qui 
aurait  seul  entrée  dans  leurs  établisseraens ,  et  ils  affectèrent  les  bénéfices 
de  l'entreprise  a  l'association  de  secours  mutuels  créée  entre  eux.  Ge  jour- 
nal existe  encore  dans  les  mêmes  conditions  ;  c'est  le  Morning  Advertiser. 
Dès  1802,  chaque  journal  avait  sa  spéciahté  en  fait  d'annonces  :  pour  le  Mor- 
ning Post  c'étaient  les  chevaux  elles  voitures;  pour  le  Public  Ledger,\es  armé- 
niens maritimes  et  les  ventes  en  gros  de  marchandises  étrangères  ;  le  Morning 
Herald  et  le  Times  se  partageaient  les  adjudications  d'immeubles;  le  Morning 
Chronicle  avait  la  pratique  des  éditeurs.  Cette  répartition  des  annonces  n'a 
presque  pas  changé.  On  ne  peut  ouvrir  le  Times  sans  y  trouver  trois  ou  quatre 
colonnes  au  moins  de  ventes  immobilières,  et  le  Public  Ledger  ne  doit  de  sub- 
sister encore  qu'à  l'habitude  contractée  par  le  commerce  de  chercher  dans  ses 
colonnes  les  annonces  et  les  nouvelles  maritimes.  ' 

Grâce  à  cette  prédominance  de  l'élément  mercantile  sur  l'élément  politique, 
on  pourrait  presque  dire  que  la  presse  anglaise  est  revenue  aujourd'hui  à  son 
point  de  départ.  Les  journaux  de  Londres,  en  effet,  sont  par-dessus  tout  des 
boutiques  à  nouvelles,  si  l'on  veut  nous  permettre  cette  expression  familière. 

(1)  Le  PvJ)lic  Ledger  date  de  1760,  le  Chronicle  de  1769,  \q  Post  de  1772,  le  Times 
de  1788,  VAdvertiser  de  1793. 


LA   PRESSE    AU   MX-NEirVTÈME    SIÈCLE.  71 

Ils  peuvent  bien  encore  avoir  leur  raison  d'être  dans  une  dissidence  politique, 
mais  c'est  le  cas  le  plus  rare.  Le  plus  important,  le  plus  prospère  des  journaux 
anglais  fait  profession  de  n'appartenir  à  aucun  parti,  et  de  n'avoir  aucuiie 
opinion  traditionnelle  ;  les  autres  représentent  ou  essaient  de  représenter  cha- 
cun une  nuance  de  l'opinion ,  mais  ils  n'espèrent  ou  n'appréhendent  rien  du 
triomphe  ou  de  la  défaite  du  parti  qu'ils  soutiennent.  L'objet  principal  de 
leurs  efforts  n'est  pas  de  renverser  du  pouvoir  les  hommes  qui  le  possèdent,  ni 
d'y  faire  arriver  le  parti  qu'ils  défendent  eux-mêmes;  ce  résultat,  qui  pour- 
rait flatter  l'amour-propre,  n'aurait  aucune  influence  sur  leur  publicité.  S'ils, 
luttent  entre  eux  et  avec  acharnement ,  c'est  à  qui  donnera  le  plus  tôt  et  le 
plus  exactement  les  nouvelles  intéressantes  :  le  journal  ministériel,  s'il  n'est 
pas  le  mieux  instruit,  est  assuré  de  n'être  pas  lu.  Pour  avoir  la  vogue,  le 
crédit,  l'influence,  les  lecteurs,  il  faut  se  procurer  des  renseignemens  que 
n'auront  pas  les  autres  journaux,  ou  devancer  ses  confrères  dans  la  publica- 
tion des  mêmes  documens.  Par  quelle  série  de  progrès  successifs  l'esprit  de 
concurrence  a-t-il  amené  la  presse  anglaise  à  cette  situation?  Quels  sont  les 
journaux  qui  ont  pu  soutenir  cette  lutte  de  tous  les  instans?  Quels  efforts  et 
quels  sacrifices  leur  impose  la  nécessité  de  vivre?  Les  détails  dans  lesquels 
nous  allons  entrer  répondront  à  ces  trois  questions ,  en  faisant  connaître  le 
développement  qu'a  pris  la  presse  quotidienne  en  Angleterre,  le  nombre  et 
l'importance  des  journaux  actuels,  enfin  leur  budget. 

L  ' 

Trois  hommes  ont  fait  les  journaux  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui  en  Angle- 
terre. Leurs  noms  méritent  assurément  d'être  mentionnés  ici.  Ce  sont  :  James 
Ferry,  du  Chronicle;  le  second  des  trois  Walter,  et  Daniel  Stuart,  du  Post  et 
du  CouTî'ier.  Remarquons  en  passant  que  deux  de  ces  hommes  étaient  Écos- 
sais, et  que  beaucoup  des  rédacteui-s  qu'ils  s'associèrent  étaient  également 
Écossais.  C'est  là  une  preuve  de  plus  de  cette  domination  intellectuelle  que 
l'Ecosse  a  exercée  sur  l'Angleterre  depuis  la  fm  du  xviii*  siècle,  et  contre  la- 
quelle Byron  a  protesté  avec  tant  d'emportement.  Cette  domination  n'a  pas 
été  moins  réelle  dans  la  presse  quotidienne  que  dans  la  littérature  des  revues, 
dans  la  philosophie,  dans  le  barreau  et  dans  toutes  les  carrières  libérales. 

Dans  les  dernières  années  du  xvui"  siècle  et  les  premières  de  celui-ci,  les 
deux  journaux  marquans  étaient  le  Times,  alors  tout  nouveau  dans  les  rangs 
de  la  presse,  et  le  Herald,  rédigé  par  Dudley,  depuis  sir  Bâte  Dudley.  Ce  der- 
nier était  un  ministre  de  l'église  anglicane,  que  son  caractère  sacerdotal  n'em- 
pêchait pas  d'être  un  auteur  dramatique  en  vogue,  qui  écrivait  fort  bien,  se 
battait  encore  mieux,  et  que  le  métier  de  journaliste,  grâce  à  la  faveur  du 
prince  de  Galles  et  du  parti  whig,  devait  conduire  aux  honneurs  et  à  la  for- 
tune. Le  Chronicle,  fondé  en  1769  et  gouverné  jusqu'en  1789  par  William 
Woodfall,  avait  la  vogue  pour  les  comptes-rendus  des  débats  parlementaires, 
que  ce  journal  passait  pour  donner  d'une  manière  plus  fidèle  et  plus  complète 
qu'aucune  autre  feuille  quotidienne.  Les  journaux,  du  reste,  étaient  en  voie 
d'amélioration,  car  Dudley,  en  prenant  possession  de  la  rédaction  du  Herald 
en  1780,  avait  cru  devoir  faire  des  promesses  d'honnêteté  qui  donnent  une  idée 


72  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  ce  qu'était  alors  la  presse  anglaise  :  «  Le  rédacteur  en  chef,  avait-il  dit  dans 
un  avis  au  public,  se  flatte  de  montrer  bientôt,  dans  le  cours  de  sa  difficile  en- 
treprise, qu'il  n'a  nés?ligé  aucune  combinaison  de  nature  à  procurer  au  lecteur 
de  l'agrément  ou  de  l'instruction.  Comme  il  a  maintenant  l'autorité  nécessaire 
pour  supprimer  toute  obscène  rapsodie  et  toute  basse  invective,  il  a  la  confiance 
qu'aucun  article  de  ce  genre  ne  se  détournera  jamais  de  sa  voie  naturelle  pour 
venir  salir  une  seule  des  colonnes  du  Morning  Herald.  Quelles  que  puissent 
être  ses  préférences  personnelles  pour  un  système  politique,  il  n'en  résultera 
aucun  préjugé  qui  le  détermine  à  sacrifier  jamais  les  lettres  modérées  et  sen- 
sées qui  lui  seront  adressées  pour  ou  contre.  Comme  il  n'a  aucun  désir  de  dis- 
simuler une  syllabe  de  ce  qu'il  écrira,  il  estime  qu'on  ne  peut  raisonnablement 
exiger  de  lui  rien  de  plus  que  d'avouer  tous  ses  écrits,  et  d'en  accepter  la  res- 
ponsabilité en  toute  occasion.  Cependant,  si  jamais  un  réel  dommage  est  causé 
à  quelqu'un,  soit  par  l'inadvertance  accidentelle  du  rédacteur,  soit  par  la  flèche 
cachée  d'un  détracteur  anonyme,  il  a  la  confiance  qu'une  réclamation  conve- 
nable ne  lui  sera  jamais  adressée  en  vain.  » 

C'est  à  ce  moment  que  James  Perry  débuta  dans  le  journalisme.  C'était  un 
Écossais,  jeune,  actif,  d'opinions  très-décidées  en  politique,  intelligent  en  af- 
faires et  d'un  esprit  inventif.  Né  à  Aberdeen,  ily  avait  fait  d'excellentes  études. 
Le  besoin  de  gagner  sa  vie  le  conduisit  d'abord  à  Manchester,  où  il  passa  deux 
ans  comme  commis  chez  un  maimfacturier,  puis  à  Londres.  Perry,  en  quête 
d'un  emploi,  composait  pour  se  distraire  de  petits  essais  en  prose  et  en  vers 
qu'il  jetait  dans  la  boîte  du  journal  the  General  Jdverfiser.  Un  jour  qu'il  se 
présentait  chez  un  libraire  auquel  il  était  recommandé,  pour  savoir  si  on  lui 
avait  trouvé  une  occupation,  le  libraire,  qui  lisait  un  journal,  se  prit  à  lui 
dire  :  «  Que  ne  savez-vous  écrire  des  articles  comme  celui-ci  !  »  11  se  trouva 
que  c'était  un  article  de  Perry,  qui  revendiqua  la  paternité  de  son  œuvre.  Le 
libraire  était  un  des  propriétaires  du  General  Jdvertiser,  il  conduisit  immé- 
diatement Perry  au  journal,  et  l'y  fit  admettre  comme  collaborateur  avec  une 
quinzaine  de  cents  francs  par  an.  Perry  fit  un  instant  la  fortune  de  ce  jour- 
nal, lors  du  célèbre  procès  de  l'amiral  Keppel.  Il  se  chargea  de  rendre  compte 
des  débats,  et  il  expédia  tous  les  jours  de  Portsmouth  de  quoi  rempUr  sept  à 
huit  colonnes.  C'était  un  tour  de  force  que  personne  n'avait  encore  fait,  et 
qui  valut  au  General  Jdoertiser  plusieurs  milliers  d'acheteurs  tant  que  dura 
le  procès.  Bientôt  après,  Perry  conçut  l'idée  d'un  nouveau  recueil  mensuel, 
YEîiropean  Magaz-ine,  qu'il  fonda  et  dont  il  fut  quelque  temps  le  rédacteur 
en  chef.  11  quitta  ce  poste  pour  la  rédaction  en  chef  du  Gaz-etteer,  dont  la 
direction  politique  et  littéraire  lui  fut  entièrement  abandonnée.  Perry  débuta 
dans  ses  nouvelles  fonctions  par  une  innovation  considérable.  Les  journrux 
n'envoyaient  à  la  chambre  des  communes  qu'un  seul  sténographe ,  qui  ne 
pouvait  recueillir  qu'un  squelette  décharné  des  débats.  Quand  ils  voulaient  pu- 
blier une  discussion  où  les  grands  orateurs  avaient  parlé,  ils  étaient  contraints 
de  prolonger  cette  publication  pendant  plusieurs  jours  consécutifs,  et  ily  avait 
même  des  journaux  qui  la  continuaient  pendant  plusieurs  semaines  après  la 
clôture  de  la  session.  Le  Chronicle  faisait  exception.  Son  propriétaire  et  ré- 
dacteur en  chef,  William  Woodfall,  doué  d'une  mémoire  extraordinaire,  et 
qu'on  avait  surnommé  Memory  Woodfall,  assistait  lui-même  aux  séances. 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  73 

et  à  l'aide  de  quelques  notes  prises  par  lui,  à  l'aide  du  maigre  sommaire  donné 
par  les  autres  journaux,  il  parvenait  à  reconstruire  un  débat  tout  entier.  Le 
Chronide  ne  paraissait  que  le  soir,  à  cause  du  travail  prodigieux  imposé  à  un 
seul  homme  ;  mais  il  donnait  seul  une  vraie  séance,  et  il  était  fort  recherché 
pendant  toute  la  session.  Perry  lui  enleva  cet  avantage  du  premier  coup;  il 
envoya  à  la  chambre  plusieurs  sténographes  qui  se  relayaient  tour  à  tour,  et, 
grâce  à  cette  combinaison,  il  publia  des  comptes-rendus  plus  complets  que  le 
Chronide,  et  il  les  pubha  dès  le  matin,  au  lieu  de  les  faire  attendre  jusqu'au 
soir.  Il  ruina  le  Chronide  dans  le  cours  d'une  seule  session,  et,  après  l'avoir 
ruiné,  il  l'acheta  en  1789,  avec  le  concours  de  quelques  amis  qu'il  s'était  faits, 
et  qui  avaient  confiance  en  sa  capacité. 

Maître  du  Chronide  Qi  disposant  librement  d'un  grand  journal,  Perry  con- 
somma la  révolution  qu'il  venait  d'opérer  dans  la  presse.  La  curiosité  du  pu- 
blic, l'amour-propre  des  orateurs,  les  passions  politiques  lui  vinrent  en  aide; 
l'étendue  et  l'exactitude  des  comptes-rendus  du  parlement  et  de  toutes  les  as- 
semblées furent  désormais  au  nombre  des  conditions  d'existence  d'un  journal. 
Non-seulement  Perry  attacha  plusieurs  sténographes  au  Chronide,  mais. pour 
ne  les  pas  voir  se  disperser  après  chaque  session  et  pour  s'assurer  le  concours 
de  collaborateurs  expérimentés,  il  les  engagea  à  l'année.  Par  ces  mesures 
habiles,  il  mit  son  journal  en  réputation  pour  la  fidélité  de  sa  sténographie, 
et  pendant  bien  des  années  le  Chronide  fit  autorité,  lorsque  l'on  voulait  citer 
les  paroles  d'un  orateur  ou  y  faire  allusion. 

Ce  n'est  pas  là  la  seule  innovation  due  à  Perry.  Jusqu'à  lui,  un  journal  avait 
été  l'œuvre  d'un  seul  homme,  et  habituellement  de  son  propriétaire.  Nous 
venons  de  voir  que  William  Woodfall  avait  été  le  propriétaire,  le  rédacteur  en 
chef  et  le  sténographe  du  Chronide.  Perry,  homme  du  monde,  mêlé  à  beau- 
coup d'entreprises,  propriétaire  et  amateur  d'agriculture,  éditeur  d'ouvrages, 
n'aurait  pu  suffire  au  fardeau.  Il  sépara  la  direction  et  la  rédaction  du  Chro- 
nide. Il  se  réserva  l'administration  du  journal,  dans  lequel  il  n'écrivit  plus  que 
rarement,  et  il  en  laissa  la  rédaction  à  un  de  ses  compatriotes  nommé  Gray. 
Après  Gray,  la  rédaction  en  chef  fut  confiée  pendant  plusieurs  années  à  Span- 
kie,  qui  est  devenu  un  des  jurisconsultes  les  plus  estimés  de  l'Angleterre, 
mais  qui  ne  répondit  pas  à  l'attente  de  Perry,  Spankie,  selon  Perry,  mécon- 
naissait le  caractère  essentiel  d'un  journal,  qui  est  la  variété.  Après  Spankie, 
le  principal  collaborateur  de  Perry  fut  encore  un  Écossais,  M.  Black,  qui  devint 
rédacteur  en  chef  du  Chronide  après  la  mort  du  propriétaire  et  conserva 
ces  fonctions  jusqu'en  1843.  M.  Black  était  un  grand  humaniste  qui  avait  dé- 
buté dans  les  lettres  par  de  nombreuses  traductions,  et  qui  se  délassait  de  ses 
travaux  quotidiens  par  l'étude  assidue  des  classiques  grecs.  Perry  lui-même 
était  plein  d'esprit  et  de  verve;  comme  journaliste,  il  avait  le  style  de  la  con- 
versation élégante,  et  s'il  ne  prenait  pas  les  questions  par  leur  côté  le  plus 
élevé,  il  les  traitait  au  point  de  vue  du  bon  sens  et  de  la  pratique  et  avec  un 
jugement  des  plus  sûrs.  Il  parlait  infiniment  mieux  qu'il  n'écrivait;  il  avait 
fait  ses  preuves  dans  les  sociétés  de  discussion,  qui  étaient  alors  à  la  mode 
et  que  hantaient  volontiers  les  hommes  politiques,  sans  excepter  William 
Pitt.  Deux  fois  on  offrit  au  journaliste  puissant  et  à  l'orateur  habile  d'entrer 
au  parlement;  mais  Perry,  qui  aimait  son  métier,  refusa  obstinément.  La 


74  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

loyauté  de  son  caractère,  la  cordialité  de  ses  manières,  la  générosité  avec  la- 
quelle il  ouvrait  sa  bourse  aux  gens  de  lettres  et  aux  malheureux,  lui  avaient 
acquis  une  légitime  popularité  parmi  les  écrivains.  On  le  savait  homme  d'hon- 
neur, d'une  discrétion  à  toute  épreuve;  il  fut  le  dépositaire  de  bien  des  secrets, 
et,  comme  il  obligeait  avec  délicatesse,  le  confident  de  bien  des  infortunes.  Il 
était  toujours  en  quête  des  gens  de  talent,  et,  outre  les  hommes  distingués 
que  nous  avons  déjà  nommés,  on  doit  citer  encore,  parmi  ses  collaborateurs, 
lord  Campbell,  qui  occupe  aujourd'hui  une  des  fonctions  les  plus  élevées  de  la 
magistrature;  le  poète  Campbell,  le  spirituel  et  incisif  Hazlitt,  et  enfin  Dic- 
kens. Ce  dernier  a  débuté  par  travailler  au  True  Sun,  concurrence  suscitée  au 
journal  actuel  le  Sun  lors  de  son  apparition;  il  passa  ensuite  au  Chronide, 
dont  il  devint  un  des  plus  habiles  sténographes,  et,  s'élevant  encore  par  de- 
grés, il  écrivit  pour  ce  journal,  sous  le  pseudonyme  de  Boz,  les  premières  es- 
quisses qui  ont  fait  sa  réputation. 

Au  moment  où  Perry  relevait  le  Morning  Chronide,  le  Morning  Post,  qui 
datait  de  1772  et  qui  avait  eu  quelques  aimées  d'une  grande  prospérité,  était 
tombé  dans  une  complète  décadence.  Ce  journal  ne  subsistait  plus  que  grâce 
aux  annonces  des  voitures  et  des  chevaux  à  vendre,  dont  il  avait  et  dont  il  a 
conservé  jus4u'à  nos  jours  le  monopole  presque  exclusif.  C'est  alors,  en  179S, 
qu'il  fut  acheté,  pour  un  peu  plus  de  1,500  francs,  par  un  Écossais  du  nom 
de  Daniel  Stuart.  Celui-ci  appartenait  à  une  famille  de  journalistes.  Son  frère 
aîné,  Pierre  Stuart,  était  depuis  longtemps  dans  la  presse  :  c'est  lui  qui,  lors 
de  la  nouvelle  organisation  des  malles-postes  par  Palmer,  profita  des  facilités 
nouvelles  de  communications  ainsi  créées  pour  fonder  le  Star,  le  premier 
journal  quotidien  du  soir  qu'on  ait  eu  à  Londres.  Comme  le  Post  ne  vendait 
alors  que  trois  cent  cinquante  exemplaires  par  jour,  Stuart  y  joignit  la  pro- 
priété d'un  autre  journal,  V Oracle,  acheté  pour  2,000  francs'. 

Daniel  Stuart  s'occupa  d'abord  de  recruter  des  rédacteurs  de  mérite,  et  ne 
recula  devant  aucun  sacrifice  pour  s'assurer  le  concours  de  gens  de  talent.  I 
demandait  à  ses  collaborateurs  de  l'application  et  de  l'exactitude,  mais  il  ré- 
munérait libéralement  leurs  services,  et  de  temps  en  temps  il  augmentait  de 
lui-même  leurs  appointemens.  Paï  son  activité,  son  application  aux  affaires 
et  l'intelligente  direction  qu'il  donna  à  son  journal,  il  ne  tarda  point  'à  lu 
rendre  son  ancienne  prospérité,  et  avec  les  lecteurs  revinrent  les  annonces. 
Stuart  avait  sur  les  annonces  une  théorie  particuhère.  Il  donnait  de  préfé- 
rence la  première  page  de  son  journal  aux  courtes  annonces,  et  il  les  encou- 
rageait de  tout  son  pouvoir,  d'après  ce  principe  que  plus  les  pratiques  sont 
nombreuses,  plus  on  est  indépendant  de  sa  clientèle,  et  plus  celle-ci  est  du- 
rable. En  outre,  plus  les  annonces  sont  nombreuses  et  variées,  plus  aussi  est 
nombreux  et  varié  le  cercle  des  gens  qu'elles  intéressent,  et  qui  cherchent 
dans  le  journal  les  emplois  vacans,  les  offres  de  service,  les  mises  en  vente^ 
les  marchés  à  conclure.  «  Les  annonces,  disait-il,  ont  leur  action  directe  et 
leur  contre-coup  :  elles  attirent  le  lecteur  et  augmentent  la  circulation  du 
journal,  et  la  grande  publicité  appelle  à  son  tour  et  retient  les  annonces.  » 

Perry  se  réglait  sur  un  principe  opposé.  11  voulait  faire  de  son  journal  une 
feuille  essentiellement  httéraire,  et  il  visait  à  lui  assurer  le  monopole  des  an- 
nonces de  librairie.  Aussi  il  accumulait  dans  sa  première  page  les  annonces 


LA   PRESSE    AU    DIX-NEUVIÊME    SIÈCLE.  75 

des  livres  nouveaux,  donnant  quelquefois  en  trois  colonnes  soixante  ou 
soixante-dix  annonces  d'une  seule  maison  de  librairie,  eit  recommençant  le 
lendemain  avec  une  autre.  Cette  tactique  profitait  à  la  fois  au  journal  et  aux 
libraires.  Les  amateurs  de  nouveautés  recberchaient  le  ChronlclejiouTse  tenir 
au  courant  des  publications  de  la  librairie,  et  le  public,  en  voyant  une  seule 
maison  faire  un  si  grand  nombre  d'annonces,  s'en  exagérait  la  puissance  et 
l'activité.  Il  y  avait  à  cela  un  inconvénient  qui  se  fit  bientôt  sentir,  c'est  que 
les  autres  industries  réclamèrent  les  mêmes  avantages.  Aujourd'hui  encore 
les  vendeurs  à  l'encan,  pour  faire  croire  à  l'importance  de  leurs  affaires  et  à 
l'étendue  de  leurs  relations,  exigent  que  toutes  leurs  annonces  paraissent 
dans  le  même  numéro  et  à  la  suite  les  unes  des  autres.  Les  journaux  eux- 
mêmes  se  sont  laissé  aller  sur  cette  pente  :  on  en  voit  qui  remplissent  leurs 
colonnes  de  matières  insignifiantes,  et  qui  accumulent  pendant  quatre  ou 
cinq  jours  les  annonces  afin  d'en  remplir  plusieurs  pages  un  beau  matin  et 
de  donner  une  haute  idée  d'une  publicité  qui  leur  vaut  une  si  nombreuse 
clientèle.  Stuart  ne  se  laissa  jamais  convertir  par  l'exemple  de  ses  confrères.  Il 
craignait,  en  adoptant  une  spécialité  d'annonces,  de  se  mettre  à  la  merci  de 
ses  propres  cliens.  Il  se  refusait  donc  à  bannir  les  petits  avis  de  sa  première 
page  et  à  laisser  envahir  cette  page  par  des  annonces  uniformes,  par  ce  qu'on 
appelait,  en  termes  du  métier,  les  nuages,  et  même,  quand  on  présentait  à  l'in- 
sertion de  longues  annonces  destinées  à  remplir  une  colonne  ou  deux,  il  les 
taxait  à  un  prix  excessif,  afin  de  les  éloigner  sans  qu'on  pût  l'accuser  de  les 
avoir  refusées. 

Stuart  surveillait  avec  le  plus  grand  soin  l'exécution  matérielle  de  son 
journal.  Il  savait  que  le  public  est  un  enfant  dont  il  faut  piquer  la  curiosité  et 
à  qui  il  faut  éviter  jusqu'à  la  peine  de  chercher  ce  qui  l'intéresse.  Stuart  ne  se 
bornait  donc  i)as  à  être  à  l'alTût  des  nouvelles  importantes  pour  être  mieux 
renseigné  que  les  feuilles  rivales  ou  pour  les  devancer,  il  avait  pour  principe 
qu'il  n'y  a  point  une  hiérarchie  invariable  entre  les  matières  du  journal,  et 
que  la  nouvelle  du  jour,  l'objet  des  préoccupations  du  moment  doit  toujours 
occuper  le  premier  plan.  Lorsque  des  émeutes  furent  causées  en  1800  par  la 
cherté  des  grains,  le  Tbnes  et  le  Herald  se  contentèrent  de  courts  paragraphes 
composés  en  petits  caractères  et  relégués  dans  un  coin  de  leurs  feuilles  avec 
les  faits  insignifians.  Stuart,  au  contraire,  pubha  jour  par  jour  des  récits 
étendus  et  complets,  rédigés  par  ses  meilleurs  collaborateurs,  et  il  imprima 
ces  récits  à  la  plus  belle  place  du  journal,  en  gros  caractères  fortement  inter- 
lignés, avec  des  titres  en  capitales  pour  appeler  immédiatement  l'attention. 
Lors  de  la  proclamation  de  la  paix  d'Amiens,  de  l'ascension  des  premiers 
ballons,  et  chaque  fois  qu'un  grand  incendie,  un  procès  retentissant,  même 
un  combat  de  boxeurs,  préoccupa  le  public  et  fit  le  sujet  des  conversations, 
Stuart  eut  recours  à  la  même  industrie,  et  il  lui  dut  la  vogue  et  la  prospérité 
de  son  journal.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  son  exemple  a  eu  tous  les 
autres  journaux  pour  imitateurs  (1). 

(1)  Les  lettres  capitales  jouent  maintenant  un  rôle  considérable  dans  les  feuilles  an- 
glaises; ce  sont  elles  qui  indiquent  les  divisions  principales  du  journal  et  qui  guident  le 
lecteur  exercé  droit  à  ce  qui  l'intéresse.  En  ouvrant  un  journal  et  du  premier  coup  d'œil. 


76  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Au  nombre  des  collaborateurs  de  Stuart  et  des  hommes  qui  contribuèrent 
au  succès  du  Morn'mg  Post,  nous  trouvons  d'abord  deux  Écossais,  George 
Lane  et  sir  James  Macklntosh,  le  propre  gendre  de  Stuart;  puis  des  noms  cé- 
lèbres dans  la  poésie  anglaise  :  Coleridge,  Southey,  Wordsworth  et  Charles 
Lamb.  Stuart  avait  essayé,  mais  inutilement,  d'attacher  Robert  Burns  au 
Post  :  nous  avons  déjà  vu  que  Campbell  collaborait  au  Chronide;  chaque 
journal  avait  alors  son  poète  et  son  faiseur  d'épigrammes  en  titre.  Une 
feuille  éphémère,  le  World,  avait  mis  à  la  mode,  pendant  sa  courte  car- 
rière, ce  que  les  Anglais  appellent  les  jokes,  c'est-à-dire  les  pointes,  les  bons 
mots,  les  facéties.  Le?,  jokes  ne  devaient  guère  excéder  six  ou  sept  lignes  et  de- 
vaient autant  que  possible  avoir  trait  aux  événemens  du  jour.  Charles  Lamb 
a  débuté  dans  les  lettres  par  être  l'épigrammatiste  en  titre  du  Morning  Post,  à 
raison  de  six  pence  ou  douze  sous  par  plaisanterie.  La  poésie  tenait  dans  les 
journaux  une  place  plus  importante  encore  que  l'épigramme.  Les  feuilles  quo- 
tidiennes ne  s'adressaient  encore  qu'à  la  classe  lettrée,  pour  qui  de  beaux  vers 
avaient  un  attrait  naturel,  et  une  partie  de  l'espace  occupé  aujourd'hui  par 
les  renseignemens  commerciaux  était  réservée  alors  à  des  pièces  de  vers  qui 
trouvaient  des  lecteurs.  On  a  conservé  le  souvenir  de  la  sensation  profonde  que 
produisirent  le  poème  de  Coleridge  intitulé  the  Devil's  Thoughts  et  le  portrait 
de  Pitt  par  le  même  auteur,  et  pourtant  ces  deux  morceaux,  lors  de  leur  publi- 
cation dans  le  Post,  n'avaient  aucun  rapport  avec  les  préoccupations  du  jour. 

Le  Morning  Post,  à  qui  Stuart  avait  donné  une  couleur  très-libérale,  était 
arrivé  au  plus  haut  degré  de  prospérité,  lorsque  la  cour,  à  qui  cette  feuille  por- 
tait ombrage,  en  lit  acheter  sous  main  presque  toutes  les  actions,  et  obligea 
Stuart  à  se  défaire  de  sa  part  de  propriété.  Stuart  se  consacra  dès  lors  tout 
entier  à  son  autre  journal,  le  Courrier,  dont  il  fît  la  plus  libérale  et  la  plus 
répandue  des  feuilles  du  soir. 

Nous  arrivons  maintenant  au  plus  puissant  des  journaux  anglais,  à  celui 
sur  lequel  tous  les  autres  ont  fini  par  se  modeler.  Le  Times  a  été  fondé  en 
178o  par  l'imprimeur  Wal ter  sous  le  nom  de  Daily  universal  Register.  Walter 
était  l'inventeur  d'un  nouveau  système  de  composition,  qu'il  appelait  logo- 
graphique,  et  qui  consistait  à  assembler  des  syllabes  et  des  mots  entiers  au 
lieu  d'assembler  des  lettres  isolées  (1).  Walter  ne  se  bornait  pas  à  imprimer  le 
Daily  universal  Register  logographiquement,  il  imprima  aussi  un  grand  nom- 
bre d'ouvrages,  et  ce  n'est  qu'après  une  longue  résistance  qu'il  se  décida  à  re- 
,  venir  au  mode  d'impression  ordinaire.  Son  journal  avait  alors  changé  de  titre 

on  voit,  à  la  disposition  des  titres  et  à  la  grosseur  des  caractères,  quelle  est  la  nouvelle  im- 
portante du  jour.  Pourtant,  dans  cet  emploi  des  lettres  capitales,  les  feuilles  américaines 
ont  laissé  bien  loin  derrière  elles  les  feuilles  anglaises.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  dans  un 
journal  de  New-York  ou  de  Boston  quinze  titres  consécutifs  en  tète  d'un  article  un  peu 
long.    . 

(1)  Les  caractères  que  Walter  employait,  et  qu^il  avait  fait  fondre  tout  exprès  à  grands 
frais,  représentaient  les  radicaux  et  les  désinences  qui  se  reproduisent  le  plus  souvent 
dans  la  langue  anglaise,  et  dont  la  liste  seule  avait  coûté  beaucoup  de  recherches  à 
.  Walter.  Il  se  flattait  de  composer  beaucoup  plus  vite  par  ce  système,  et  surtout  d'épar- 
gner les  frais  de  correction.  Les  fautes  typographiques,  les  coquilles,  devaient  être  beau- 
coup moins  fréquentes  que  par  le  procédé  usuel. 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  77 

et  pris  le  nom  qu'il  porte  actuellement.  C'est  en  1788  que  ce  changement 
s'opéra,  et  Walter  en  donna  les  raisons  dans  un  avertissement  au  public  en 
style  burlesque .  La  principale  était  que  le  ti  tre  précédent,  composé  de  trois  mots, 
Daihj  un'wersal  Register,  était  beaucoup  trop  long,  que  le  public  omettait  in- 
variablement les  deux  adjectifs,  et  qu'il  en  résultait  une  confusion  avec  tous 
les  autres  recueils  du  nom  de  Reglster.  Le  mot  Times,  au  contraire,  était  un 
monosyllabe  facile  à  prononcer;  il  arrivait  très-net  et  très-distinct  à  l'oreille, 
et  il  ne  se  prétait  à  aucune  confusion,  à  aucune  transformation  ridicule.  Cet 
avertissement,  rempli  de  jeux  de  mots  et  de  calembours,  se  terminait  par  quel- 
ques lignes  i)lus  sérieuses,  dans  lesquelles  John  Walter  promettait  de  ne  négli- 
ger rien  de  ce  que  peuvent  faire  l'activité  ou  l'industrie,  pour  donner  aux 
comptes-rendus  parlementaires  l'étendue  la  plus  complète,  l'exactitude  la  plus 
minutieuse  et  la  plus  stricte  impartialité.  Ces  promesses  montrent  quelle  im- 
portance le  public  attachait  aux  débats  du  parlement,  et  expliquent  le  succès 
que  Perry  avait  obtenu  au  Gazetteer,  ensuite.au  Chronide,  en  attachant  à 
ses  journaux  des  relais  de  sténographes. 

Cependant  le  véritable  fondateur  du  Times,  l'auteur  de  sa  prodigieuse  for- 
tune, n'est  pas  John  Walter;  c'est  son  fils,  qui  prit  la  direction  du  journal  en 
1803,  et  la  conserva  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  juillet  18i7.  L'idé  fixe  du  se- 
cond Walter  fut  de  bien  étabhr  aux  yeux  de  tous  la  complète  indépendance  de 
son  journal  :  il  eut  sans  cesse  pour  objet  de  faire  de  la  presse  l'organe  et 
comme  la  représentation  eiîective  de  l'opinion  publique,  et  de  la  constituer 
comme  une  puissance  rivale  à  côté  du  gouvernement,  d'en  faire,  en  un  mot, 
un  quatrième  pouvoir  dans,l'état.  Il  a  lui-même,  en  1810,  exposé  dans  son 
journal  les  principes  qui  dirigèrent  sa  conduite  dès  le  jour  où  il  prit  en  main 
la  direction  du  Times.  «  Le  propriétaire  actuel,  dit-il,  avait  donné  dès  le  pre- 
mier jour  son  appui  consciencieux  et  désintéressé  au  ministère  d'alors,  celui 
de  lord  Sidmouth.  Le  journal  continua  de  soutenir  les  hommes  au  pouvoir, 
mais  sans  leur  permettre  de  s'acquitter  envers  lui  par  des  communications 
de  nature  à  diminuer  en  rien  les  dépenses  de  l'entreprise.  L'éditeur  sentait 
trop  bien  qu'en  acceptant  cette  compensation,  il  aurait  sacrifié  le  droit  de  con- 
damner un  acte  qu'il  aurait  regardé  comme  préjudiciable  au  bien  public.  Le 
ministère  Sidmouth  eut  donc  son  appui,  parce  qu'il  le  croyait,  comme  c'est 
encore  son  opinion ,  une  administration  honnête  et  digne  ;  mais,  ne  sachant 
si  cette  administration  persévérerait  dans  la  môme  voie,  l'éditeur  ne  crut  pas 
devoir  aliéner  son  droit  de  libre  jugement  en  acceptant  aucun  service,  môme 
offert  de  la  façon  la  plus  irrépréhensible.  » 

Quand  lord  Sidmouth  eut  été  renversé  par  M.  Pitt,  le  Times  ne  tarda  point 
à  se  prononcer  contre  le  nouveau  ministère.  11  en  coûta  au  père  de  Walter  la 
clientèle  des  douanes  dont  il  était  l'imprimeur  depuis  dix-huit  ans.  Walter  ne 
voulut  accepter  d'aucune  des  administrations  suivantes  ni  la  restitution  de  ce 
privilège  ni  une  compensation  quelconque,  de  peur  de  contracter  une  obliga- 
tion. La  perte  de  ce  privilège  ne  fut  pourtant  pas  la  seule  conséquence  de  son 
hostilité  pour  le  gouvernement  :  le  ministère  de  M.  Pitt  ne  négligea  rien  pour 
traverser  dans  son  entreprise  le  publiciste  indépendant.  C'était  le  moment  des 
grandes  guerres  du  continent,  et  Walter,  désireux  d'établir  la  supériorité  de 
son  journal,  avait  organisé  un  vaste  système  de  correspondances,  dans  leque 


7S  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

il  avait  aventuré  une  partie  de  sa  fortime.  Le  gouvernement  faisait  retenir 
aux  ports  de  débarquement  les  paquets  à  l'adresse  du  Times,  tandis  qu'on 
laissait  passer  la  correspondance  des  feuilles  ministérielles.  Les  journaux 
étrangers  à  l'adresse  du  Times  étaient  invarial)lement  saisis  ou  retardés  à  Gra- 
vesend,  et  quand  Walter  porta  ses  réclamations  jusqu'au  ministère,  il  lui  fut 
deux  fois  offert  de  laisser  toute  latitude  à  sa  correspondance,  s'il  voulait  ac- 
cepter cette  concession  comme  une  faveur  du  gouvernement,  et  la  reconnaître 
en  modifiant  la  direction  de  son  journal.  Walter  refusa  de  s'engager  et  d'a- 
liéner ainsi  son  indépendance,  quoiqu'il  eût  souteim  spontanément  le  minis- 
tère sur  quelques  questions  importantes,  et  il  préféra  continuer  à  lutter  contre 
le  mauvais  vouloir  de  l'administration. 

Cette  lutte,  du  reste,  lui  fut  profitable.  En  lui  interdisant  en  quelque  sorte  la 
voie  régulière  des  paquebots  et  de  la  poste,  on  le  mit  dans  la  nécessité  d'orga- 
niser un  service  pour  le  Times  seul  :  il  eut  ses  navires,  ses  malles-postes,  ses 
courriers.  Il  en  résulta  pour  lui.  des  dépenses  excessives,  mais  aussi  une  corres- 
pondance plus  régulière  et  plus  active  même  que  celle  du  gouvernement. 
Très-souvent  il  lui  arriva  d'être  plus  vite  et  mieux  renseigné  que  le  ministère. 
C'est  ainsi  que  le  Times  annonça  la  capitulation  de  Flessingue  quarante-huit 
heures  avant  que  la  nouvelle  en  fût  connue  de  personne  en  Angleterre.  Walter 
mit  fin  du  même  coup  à  un  abus  qui  se  pratiquait  à  l'administration  des 
postes,  et  qui  consistait  à  retarder  la  distribution  des  lettres  et  des  journaux 
de  l'étranger,  afin  de  permettre  aux  employés  de  faire  imprimer  et  de  vendre 
sur  la  voie  publique  les  nouvelles  du  continent. 

C'est  donc  à  Walter  qu'il  faut  rapporter  l'initiative  de  cette  organisation  si 
vaste  qui  fait  d'un  journal  anglais  une  véritable  puissance,  disposant  de  moyens 
d'action  étendus,  et  aussi  bien  renseignée  qu'aucun  gouvernement.  L'homme 
qui  s'imposait  de  si  grands  sacrifices  pour  la  partie  matérielle  de  son  journal 
et  qui  dépensait  en  courriers  et  en  estafettes  un  revenu  princier  ne  devait 
pas  hésiter  à  rémunérer  libéralement  tous  ceux  qu'il  associait  à  son  entre^ 
prise.  11  avait  imité  l'exemple  de  Perry  en  rétribuant  à  l'année  les  nombreux 
sténographes  attachés  au  Times,  et,  désireux  à  la  fois  de  ne  pas  violer  la  pro- 
messe que  s'étaient  faite  mutuellement  les  propriétaires  de  journaux  de  ne 
pas  dépasser  un  certain  taux  dans  le  salaire  des  sténographes,  et  cependant 
de  s'assurer  le  cojicours  des  plus  habUes,  il  leur  faisait  de  riches  présens,  ou 
leur  allouait  des  gratifications  qui  équivalaient  à  un  supplément  de  salaire. 
En  outre,  il  était  toujours  en  quête  des  gens  d'esprit  et  de  mérite  pour  les 
attacher  à  la  rédaction  du  Times.  11  publiait  en  partie  et  il  lisait  en  totalité 
les  articles  anonymes  adressés  au  Times  ou  jetés  dans  la  boîte  du  journal,  et 
quand  quelqu'un  de  ces  articles  attestait  du  talent,  Walter  se  mettait  en  quête 
de  l'auteur  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  déterré  et  enrôlé  parmi  ses  rédacteurs.  C'est 
ainsi  qu'il  mit  la  main  sur  Thomas  Barnes,  qui,  après  avoir  fait,  comme 
boursier,  les  plus  brillantes  études  à  Cambridge,  était  venu  faire  son  droit  à 
Londres,  et  qui  se  délassait  de  la  jurisi^rudence  en  adressant  au  Ti7nes  des  ar- 
ticles anonymes.  Walter  le  découvrit  dans  son  galetas  d'étudiant,  l'employa 
d'abord  comme  rédacteur  des  chambres,  et  finit  par  lui  confier  la  rédaction 
en  chet,  lorsque  l'éloquent  et  fougueux  docteur  Sfoddart  eut  rompu  avec  le 
Times.  A  côté  de  Stoddart  et  de  Barnes,  il  faut  plaucer  au  nombre  des  hommes 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  79 

qui  ont  contribué  à  la  fortune  du  T'mies  le  capitaine  Sterling,  dont  le  talent 
d'amplification  est  demeuré  célèbre.  Walter  envoyait  à  Sterling  im  sujet  avec 
les  deux  ou  trois  argumens  à  employer,  et  il  en  recevait  en  retour  un  de 
ces  articles  pleins  d'éclat,  de  vigueur  et  d'entraînement  qui  ont  donné  lieu 
à  cette  locution  proverbiale  :  Les  coups  de  tojmerre  du  Times.  N'oublions 
pas  non  plus  Henry  Brougham,  qui  a  pris  plus  d'une  fois  une  part  active  à  la 
rédaction  du  Thms.  La  médisance  prétend  même  que  lord  Brougham,  devenu 
lord-chancelier  d'Angleterre  et  assis  sur  le  sac  de  laine,  se  défendait  dans  le 
Times  et  s'attaquait  dans  le  Morning  Chronicle  afin  d'avoir  à  se  défendre. 

Thomas  Barnes  est  mort  en  1841,  et  la  rédaction  en  chef  du  Times  est  en  ce 
moment  entre  les  mains  de  M.  John  Joseph  Lawson,  sous  la  direction  suprême 
du  troisième  des  Walter. 

€  est  à  M.  Walter  que  revient  l'honneur  d'avoir  mis  la  vapeur  au  service  de 
l'imprimerie.  Dès  1804,  il  s'était  convaincu  de  la  possibilité  de  substituer  cet 
agent  infatigable  aux  bras  des  pressiers,  et  de  donner  au  tirage  du  Times  une 
régularité  et  surtout  une  rapidité  que  la  prospérité  croissante  du  journal  ren- 
dait nécessaires.  Les  presses  du  Times  tiraient  à  l'heure  250  feuilles  impri- 
mées d'un  seul  côté  :  avec  beaucoup  d'effort  et  d'habileté,  et  en  relevant  plu- 
sieurs fois  les  pressiers,  on  arrivait  à  doubler  ce  tirage.  On  se  voyait  quelquefois 
obligé  de  faire  deux,  trois  et  jusqu'à  quatre  compositions  pour  ne  point  pa^ 
ra:ître  plus  tard  que  les  autres  journaux;  trois  mille  exemplaires  en  etfet 
eussent  exigé'douze  heures  de  travail.  Walter  ouvrit  les  ateliers  du  Times  à 
un  mécanicien  nommé  Martyn,  qui  y  travaillait  dans  le  plus  grand  mystère, 
parce  que  les  pressiers  avaient  déclaré  hautement  qu'ils  feraient  un  mauvais 
parti  à  celui  qui  voulait  leur  ôter  leur  gagne-pain ,  et  qu'ils  mettraient  en 
pièces  ses  inventions.  Après  des  dépenses  considérables,  Walter  dut  renon- 
cer à  son  entreprise,  parce  que  ses  ressources  personnelles  étaient  éi)uisées  et 
que  son  père  lui  refusa  de  nouvelles  avances.;  mais  avec  la  persévérance  et  le 
ferme  vouloir  qui  était  le  fond  de  son  caractère,  il  n'en  poursuivit  pas  moins 
la  solution  du  problème  qu'il  s'était  imposé,  provoquant  et  récompensant  avec 
hbéralité  toutes  les  inventions  qui  pouvaient  le  conduire  au  but.  Enfin  en  1814 
il  accueillit  les  offres  de  deux  Allemands  nommés  l>.œiiig  et  Bauer,  et  leur 
livra  une  vaste  pièce  adjacente  aux  ateliers  du  Times,  où  ils  purent  construire 
leur  machine  sans  éveiller  les  soupçons  des  pressiers.  Au  moment  de  termi- 
ner leur  œuvre,  Kœnig  et  Bauer  perdirent  courage  et  disparurent.  On  les  re- 
trouva au  bout  de  quelques  jours ,  on  les  ramena,  et  ils  mirent  la  dernière 
main  à  leur  machine.  11  s'agissait  ensuite  d'en  faire  usage.  Les  pressiers  du 
Times  étaient  venus  à  l'atelier  à  l'heure  ordinaire  :  on  ne  descendit  point 
les  formes,  et  on  dit  aux  ouvriers  que  l'on  attendait  des  nouvelles  importantes 
du  continent.  Il  était  six  heures  du  matin  quand  M.  Walter  entra  dans  l'ate- 
lier, un  exemplaire  du  Times  à  la  main,  et  annonça  aux  ouvriers  étonnés 
que  leur  besogne  était  faite  par  une  presse  à  vapeur.  C'est  le  29  novembre  1814 
que  fut  tiré  le  premier  journal  imprimé  à  la  vapeur.  Les  presses  du  Times 
devinrent  aussitôt  une  des  curiosités  de  Londres;  les  premières  tiraient  seu- 
lement de  douze  à  treize  cents  feuilles  à  l'heure;  des  perfectionnemens  ne 
tardèrent  pas  à  porter  ce  tirage  à  2,000  et  même  à  2,500  en  fatiguant  un  peu 
la  machine;  les  presses  actuelles,  dues  à  M.  Applegath,  tirent  10,000  feuilles 


80  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

à  l'heure,  et  au  besoin  12,000;  ce  sont  les  plus  grandes  et  les  plus  actives  que 
Ton  connaisse  en  Angleterre. 

C'est  encore  M.  Walter  qui  a  introduit,  il  y  a  une  quinzaine  d'années,  dans 
la  presse  anglaise  le  sommaire  des  débats  du  parlement.  Par  suite  de  la  lutte 
engagée  entre  tous  les  journaux,  le  compte-rendu  des  deux  chambres  a  acquis 
l'ampleur  de  notre  Moniteur  :  il  n'occupe  pas  moins  de  huit  ou  dix  colonnes, 
et  souvent  plus,  imprimées  dans  un  caractère  très-lin,  et  qui  équivalent  pour 
la  matière  à  un  volume  in-18  ordinaire.  Walter  comprit  que  ces  comptes- 
rendus,  fort  utiles  aux  hommes  politiques  et  aux  lecteurs  de  loisir^  n'étaient 
d'aucun  service  aux  gens  occupés  et  pressés,  qui  ne  les  pouvaient  jamais  lire 
et  qui  avaient  cependant  besoin  de  voir  en  quelques  minutes  ce  qui  s'était 
passé  la  veille  au  parlement.  11  imagina  donc  de  donner  en  tête  de  la  partie 
politique  du  journal  un  sommaire  des  débats  qui  contiendrait  en  une  co- 
lonne la  substance  de  toute  la  discussion.  Il  fallait  une  plume  exercée  pour 
résumer  dans  ce  court  espace  tout  un  débat,  en  faisant  connaître  les  i>oints 
principaux  touchés  par  les  orateurs.  Walter  confia  ce  travail  à  l'un  des  écri- 
vains les  plus  distingués  de  l'Angleterre,  M.  Horace  Twiss,  qui  avait  été  lui- 
même  membre  de  la  chambre  des  communes.  Tel  fut  le  succès  de  ce  sommaire, 
que  tous  les  journaux  furent  contraints  d'en  donner  un  semblable,  et  le  soin 
de  le  rédiger  est  devenu  un  des  postes  importans  de  chaque  journal. 

Le  Times,  le  Post  et  le  Clironicle  sont  des  journaux  du  matin  :  quelques 
mots  suffiront  pour  expliquer  la  naissance  des  journaux  du  soir.  La  poste  ne 
partant  de  Londres  qu'à  la  lin  de  la  journée,  l'idée  devait  venir  facilement  à 
un  homme  du  métier  de  retarder  jusqu'à  ce  moment  la  publication  d'un 
journal,  afin  de  pouvoir  donner  les  nouvelles  reçues  dans  la  matinée  et  d'ar- 
river cependant  en  province  en  même  temps  que  les  feuilles  du  matin.  On 
avait,  par  le  fait,  sur  celles-ci  une  avance  d'une  demi-journée.  La  publication 
de  ces  journaux  fut  nécessairement  réglée  sur  les  jours  de  la  poste.  Aussi 
est-ce  à  la  fin  de  1727  qu'on  trouve  pour  la  première  fois  en  Angleterre  un 
journal  du  soir  paraissant  trois  fois  par  semame,  et  c'est  à  la  fin  du  xviir  siè- 
cle seulement,  quand  la  poste  partit  tous  les  jours,  que  Pierre  Stuart  fonda  le 
Star,  le  premier  journal  quotidien  du  soir.  Un  second  journal  parut  en  1791, 
et  le  nombre  s'en  est  successivement  accru  jusqu'à  cinq.  La  guerre  continen- 
tale fut  l'époque  la  plus  prospère  des  feuilles  du  soir,  parce  que  la  curiosité 
publique  était  toujours  en  éveil.  Nous  avons  vu  que  Daniel  Stuart,  en  aliénant 
le  Morning  Post,  avait  gardé  le  Courrier.  Avec  l'aide  de  son  associé  Strutt, 
il  en  fit  bientôt  le  journal  du  soir  le  plus  en  vogue  et  une  entreprise  des  plus 
lucratives.  Stuart  était  en  bonnes  relations  avec  le  ministère  Percival,  et  grâce 
à  ces  relations,  il  était  toujours  bien  informé.  Ce  n'est  pas  qu'il  tirât  parti  de 
son  dévouement,  car  un  jour  le  premier  ministre  lui  ayant  demandé  la  sup- 
pression d'un  article  qui  pouvait  avoir  des  conséquences  fâcheuses,  Stuart  mit 
au  pilon  3,300  exemplaires  déjà  tirés,  et  exigea  de  son  associé  la  promesse  de 
n'accepter  aucun  dédommagement  pécuniaire,  de  peur  que,  le  fait  venant  à 
s'ébruiter,  on  ne  prétendît  que  l'article  avait  été  fait  pour  extorquer  de  l'ar- 
gent au  ministère.  Les  journaux  du  soir  étaient  alors  fort  recherchés,  parce 
qu'ils  pubhaient  le  cours  des  fonds  pubhcs  aussitôt  après  la  clôture  de  la 
Bourse,  parce  qu'ils  contenaient  toutes  les  nouvelles  des  feuilles  du  matin,  et 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  81 

Cil  outre  les  nouvelles  arrivées  dans  la  journée.  Stuart  imagina  de  faire  une 
seconde  et  une  troisième  éditions  lorsqu'il  recevait  trop  tard  des  nouvelles  im- 
portantes. Les  crieurs  de  son  journal  remplissaient  alors  de  leurs  clameurs 
les  rues  de  Londres.  Lui-même  a  raconté  que  le  jour  de  l'assassinat  de  M.  Per- 
cival  par  Bellamy,  deux  éditions  ayant  à  peine  satisfait  l'avide  curiosité  du  pu- 
blic, on  entendit  crier  tout  à  coup  une  troisième  édition  du  Courriei;  avec  de 
nouveaux  détails  sur  l'assassin  du  premier  ministre.  Le  public  s'arracha  aus- 
sitôt les  exemplaires  de  cette  troisième  édition,  et  y  trouva  pour  toute  pâture 
à  sa  curiosité  les  deux  lignes  suivantes  :  «  Nous  suspendons  à  l'instant  notre 
tirage  pour  annoncer  que  ce  sanguinaire  scélérat  a  refusé  de  se  laisser  raser.  » 

Les  journaux  du  soir  perdirent  beaucoup  de  leur  importance  après  la 
guerre;  néanmoins  le  Courrier  demeura  une  spéculation  très-profitable  jus- 
qu'au jour  où,  Stuart  s'en  étant  défait,  les  nouveaux  propriétaires  le  vendirent 
au  parti  tory.  Ce  changement  de  politique  fut  fatal  au  journal,  qui  déclina  ra- 
pidement et  finit  par  .périr.  Tous  les  journaux  du  soir,  du  reste,  sont  aujour- 
d'hui en  baisse;  l'établissement  des  chemins  de  fer  leur  a  porté  un  coup  dont 
ils  ne  se  relèveront  pas.  Leur  grand  avantage  était  de  partir  le  soir  par  la 
jyoste  en  même  temps  que  les  journaux  publiés  le  matin,  et  d'arriver  en  même 
temps  que  ceux-ci  en  province,  tout  en  donnant  des  nouvelles  plus  fraîches; 
mais  comme  la  poste  n'a  pas  le  monopole  des  transports  en  Angleterre,  les 
journaux  du  matin  ont  renoncé  au  bénéfice  du  transport  gratuit  que  leur  assure 
le  timbre;  ils  s'expédient  par  les  premiers  convois  du  matin,  de  façon  à  être 
distribués  dans  toutes  les  grandes  villes  de  province  pour  l'heure  du  déjeuner. 
Ce  sont  eux  par  conséquent  qui  ont  aujourd'hui  l'avance  sur  les  journaux  du 
soir,  et  ils  ont  à  peu  près  expulsé  ceux-ci  de  la  province.  A  mesure  que  le  ser- 
vice des  chemins  de  fer  s'étendra,  les  journaux  du  soir  verront  se  resserrer 
leur  clientèle  jusqu'au  jour  où  ils  seront  réduits  à  Londres  et  à  sa  banlieue. 

Les  dix  années  qui  se  sont  écoulées  de  1813  à  1825  ont  été  l'époque  la  plus 
prospère  des  journaux  anglais.  On  portait  alors  à  10  millions  le  capital  engagé 
dans  les  treize  feuilles  quotidiennes,  savoir  :  7  millions  dans  celles  du  matin, 
et  3  millions  dans  celles  du  soir;  mais  il  aurait  fallu  doubler  ce  cliifFre  pour 
avoir  la  valeur  réelle  des  actions.  La  propriété  du  Times  était  déjà  évaluée  à 
elle  seule  à  près  de  3  milhons,  celle  du  Courrier  à  2  milhons,  celle  du  Globe  à 
1,230,000  francs.  Aucun  journal  ne  se  vendait  à  cette  époque  à  plus  de  7  ou 
8,000  exemplaires,  la  plupart  ne  dépassaient  pas  3,000,  et  quelques-uns  n'at- 
teignaient même  pas  ce  chiffre,  puisque  le  tirage  total  de  la  presse  quotidienne 
n'était  que  de  40,000.  Leur  revenu  était  cependant  beaucoup  plus  considérable 
qu'aujourd'hui.  Le  ^eraW  valait  alors  200,000  francs  à  son  propriétaire,  et  le 
Times  300,000;  le  Star,  journal  du  soir,  rapportait  150,000  francs,  et  le  Cour- 
rier presque  le  double.  En  1820,  Perry  retira  du  Chronide  300,000  francs 
nets.  Aucun  journal,  le  Times  excepté,  ne  donne  aujourd'hui  un  revenu  sem- 
blable, malgré  le  développement  qu'a  pris  la  publicité.  Les  frais  des  journaux 
se  sont  en  effet  accrus  dans  une  proportion  bien  plus  considérable  que  la  vente 
et  que  le  produit  des  annonces.  A  l'époque  dont  nous  parlons,  le  format  était 
beaucoup  moins  grand  que  maintenant;  les  journaux  paraissaient  avec  cinq 
colonnes  tant  que  le  parlement  siégeait,  et  ils  se  réduisaient  à  quatre  colonnes 
dans  l'intervalle  des  sessions;  en  outre,  les  frais  de  rédaction  étaient  alors  bien 

TOME   I.  6 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  onéreux.  L'augmentation  des  dépenses  date  de  la  lutte  engagée  vers 
1826  par  le  Herald  contre  le  Times.  M.  Thwaites,  devenu  copropriétaire  et 
gérant  du  Herald,  voulait  demeurer  seul  maître  du  journal  :  pour  contraindre 
son  associé  à  lui  vendre  sa  part,  il  absorba  pendant  plusieurs  années  tous  les 
bénéiices  en  dépenses  d'amélioration.  C'est  lui  qui  imagina  d'établir  des  cor- 
resp;  ndans  à  poste  fixe  dans  les  grandes  villes  d'Europe.  Il  envoya  un  de  ses 
rédacteurs  en  Espagne  pour  y  suivre  jour  par  jour  la  lutte  engagée  par  les 
certes  contre  le  pouvoir  royal  et  les  mouvemens  de  l'armée  française.  Quand  le 
roi  George  IV  fit  un  voyage  en  Hanovre,  le  Herald  expédia  encore  un  de  ses 
rédacteurs  à  la  suite  du  monarque,  pour  rendre  un  compte  quotidien  du 
voyage  royal.  Il  n'est  point  de  journal  anglais  qui  n'en  fasse  autant  aujour- 
d'hui en  pareille  circonstance;  mais  c'étaient  alors  des  innovations,  et  tous  les 
journaux  durent  suivre  le  Herald  et  le  Times  dans  cette  voie  dispendieuse. 

H. 

Les  journaux  quotidiens  du  matin  sont  aujourd'hui  au  nombre  de  sept  en 
Angleterre.  Tous  se  publient  à  Londres  :  ce  sont  le  Public  Ledger,  Y Âdvertiser, 
le  Daily  News,  le  Post,  le  Herald,  le  Chronicle  et  le  Times.  Le  Ledger  est  mi 
petit  journal  qui  a  conservé  le  format  d'autrefois,  et  qui  subsiste  depuis  quatre- 
vingts  ans  du  produit  de  ses  annonces.  Quelques  tentatives  ont  été  faites  pour 
l'agrandir  et  le  transformer  en  un  journal  complet,  sur  le  modèle  des  autres 
feuilles  du  matin;  elles  ont  échoué,  et  après  chaque  essai  le  Ledger  est  revenu 
à  son  mode  habituel  de  publication,  qui  assure  à  ses  propriétaires  un  revenu 
fixe  et  assez  brillant.  Telle  est  la  puissance  d'une  clientèle  solide,  qu'il  ne  serait 
au  pouvoir  d'aucun  des  grands  journaux  de  Londres  de  faire  concurrence  à 
cette  feuille  en  apparence  insigniliante,  dont  la  rédaction  politique  est  à  peu 
près  nulle,  et  qui  ne  tente  aucun  effort  pour  se  procurer  cette  riche  variété  de 
renseignemens  qui  fait  le  riiérite  des  autres  journaux  du  matin.  Mais  depuis 
quatre-vingts  ans  les  armateurs,  les  commissionnaires  en  marchandises,  les 
négocians  à  l'importation  sont  habitués  à  trouver  dans  le  Public  Ledger  les 
nouvelles  de  mer,  la  liste  des  arrivages,  les  annonces  des  cargaisons  et  des  par- 
ties de  marchandise  à  vendre,  et  ils  sont  tous  obligés  de  recevoir  ce  journal; 
précisément  aussi  parce  qu'ils  le  reçoivent  tous,  tous  les  gens  qui  ont  un  navire 
ou  des  marchandises  à  vendre  sont  obligés  de  mettre  leurs  annonces  dans  le 
Ledger.  Voilà  pourquoi  une  spécialité  reconnue  et  consacrée  par  de  longues 
années  assure  à  une  feuille  des  plus  médiocres  une  vente  quotidienne  qui  suffit 
à  ses  frais,  et  des  annonces  qui  lui  donnent  un  assez  beau  revenu. 

Nous  avons  dit  comment  YAdvertiser  fut  fondé  en  1793  avec  le  concours 
des  restaurateurs  et  des  taverniers  de  Londres.  Ce  journal  s'est  maintenu 
depuis  sans  s'élever  jamais  à  une  prospérité  bien  haute,  mais  aussi  sans  voir 
décroître  sa  clientèle  en  quelque"  sorte  forcée.  En  politique,  il  soutient  les 
opinions  du  parti  radical,  et,  sans  aller  jusqu'au  chartisme,  il  fait  une  rude 
guerre  à  l'aristocratie  anglaise  et  à  l'église  anglicane.  Depuis  que  M.  Cobden 
et  M.  Bright  n'ont  pas  dédaigné,  dans  un  meeting,  de  réclamer  publiquement 
l'appui  de  leurs  auditeurs  pour  le  Daihj  News,  ce  journal,  qui  est  de  beau- 
coup le  plus  jeune  des  grands  journaux  anglais,  doit  être  considéré  comme 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  8S 

l'organe  de  ce  qu'on  appelle  en  Angleterre  l'école  de  Manchester.  Ce  patronage 
ne  semble  pas  avoir  porté  bonheur  au  Daily  Neivs.  On  ne  saurait  imaginer 
de  débuts  plus  brillans  que  ceux  de  ce  journal.  Dickens  y  a  publié  des  Lettres 
stir  l'Italie  et  diverses  séries  d'articles,  et  les  autres  écrivains  n'étaient  point 
indignes  d'un  tel  collaborateur.  Les  opinions  du  journal  étaient,  eu  poMtique 
et  en  religion,  d'un  hbéralisme  très-décidé,  mais  qui  n'avait  rien  d'exagéré; 
elles  étaient  défendues  avec  vivacité  et  avec  esprit,  mais  en  même  temps  avec 
une  modération  de  langage  et  un  bon  goût  qui  ne  sont  pas  ordinaires  à  la 
presse  anglaise.  Des  articles  de  critique  littéraire  distingués,  des  travaux 
remarquables  sur  les  classes  laborieuses  et  sur  les  districts  manufacturiers  ré- 
pandaient beaucoup  de  variété  sur  ce  journal,  et  en  rendaient  la  lecture  inté- 
ressante. Soit  épuisement  des  écrivains,  soit  économie,  toute  cette  partie  du 
Daily  News  a  disparu  pour  faire  place  aux  comptes-rendus  de  l'association 
pour  la  réforme  électorale  et  parlementaire  et  à  d'autres  remplissages.  Dickens 
s'est  séparé  du  Daily  News  pour  fonder  et  rédiger  une  revue  populaire ,  et 
l'on  est  tenté  de  croire  que  de  nombreux  changemens  ont  eu  lieu  dans  le 
personnel  de  la  rédaction ,  car  le  Daily  News  a  beaucoup  perdu  de  sa  va- 
leur littéraire,  et  le  ton  habituel  du  journal  est  tout  à  fait  changé.  Le  libé- 
ralisme du  Daily  News  aurait  pu  prendre  une  teinte  radicale  assez  prononcée 
sans  que  la  forme  s'en  ressentît  ;  mais  ce  journal  ne  se  borne  plus  à  censurer 
l'aristocratie  et  l'église  établie,  il  les  diffame  :  à  des  satires  fines  et  spirituelles 
ont  succédé  des  philippiques  violentes  et  exagérées  ;  la  brutalité  et  la  gros- 
sièreté ont  trop  souvent  remplacé,  dans  la  polémique,  la  vivacité  et  la  verve. 
Depuis  le  jour  où  il  est  sorti  des  mains  de  Daniel  Stuart,  le  Post  est  toujours 
demeuré  fidèle  au  parti  tory.  Ce  journal  a  été  l'organe  spécial  de  la  sainte- 
alliance,  et  il  est  encore  l'avocat  inflexible  de  toutes  les  légitimités  déchues  : 
il  est  carUste  en  Espagne  et  miguéliste  en  Portugal;  il  a  été  le  partisan  déclaré 
de  l'alliance  russe,  même  aux  jours  où  florissaient  la  quadruple  alliance  et 
l'entente  cordiale;  aussi  ses  adversaires  ne  se  faisaient  pas  faute  de  l'appeler 
le  journal  de  la  Russie.  11  est  assurément  le  journal  de  prédilection  de  l'aris- 
tocratie et  du  monde  élégant,  et  il  reçoit  le  premier  confidence  des  fêtes  et  des 
mariages  de  haut  parage;  aussi  une  partie  de  l'espace  réservé  par  les  autres 
journaux  à  la  politique  est-elle  consacrée  par  le  Post  aux  nouvelles  du  monde 
fashionable,  aux  allées  et  aux  venues  de  la  cour  et  des  familles  aristocratiques, 
au  compte-rendu  des  courses  et  des  chasses,  à  l'analyse  des  livres  et  des  re- 
cueils à  l'adresse  du  grand  monde.  Ces  relations  avec  le  grand  monde  et  la 
chancellerie  russe  ont  été  très-profitables  pour  le  Post,  qui  est  longtemps  de- 
meuré dans  les  meiheurs  termes  avec  les  représentans  des  puissances  à  Lon- 
dres; c'est  à  lui  naturellement  que  la  diplomatie  continentale  s'est  adressée 
chaque  fois  qu'elle  a  eu  besoin  de  faire  démentir  un  bruit,  ou  de  livrer  à  la 
publicité,  sans  qu'on  en  sût  l'origine,  une  nouvelle  ou  un  document.  Ces  com- 
munications précieuses  étaient  un  des  élémens  de  la  prospérité  du  Post;  nous 
ne  savons  s'il  en  conserve  aujourd'hui  le  privilège.  En  effet,  un  changement 
singulier  s'est  opéré  au  sein  de  ce  journal  il  y  a  maintenant  deux  ans.  Le  Post 
était  l'adversaire  des  whigs,  et  par  suite  de  lord  Palmerston;  néanmoins  on 
apprit  un  matin  que  son  rédacteur  en  chef  était  nommé  à  un  poste  diploma- 
tique très-lucratif.  Cette  nomination  inattendue  a  eu  pour  résultat  incontes- 


84  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

table  un  revirement  dans  les  opinions  du  Post.  Ce  journal  est  demeuré  tory 
en  politique  et  protectioniste  en  économie;  mais  il  a  pris  assidûment  et  avec 
éclat  la  défense  de  lord  Palmerston  et  de  toute  sa  politique  extérieure,  et  il 
est  aujourd'hui  considéré  comme  l'organe  de  cet  homme  d'état  érainent. 

Le  Herald  a  été  whig  à  ses  débuts  :  patroné  par  le  prince  de  Galles,  depuis 
prince-régent,  et  ensuite  roi  sous  le  nom  de  George  IV,  il  a  suivi  ce  prince  dans 
toutes  ses  variations,  et  il  a  fini  par  être  conservateur  quand  son  protecteur 
porta  la  couronne.  Le  Herald  est  demeuré  fidèle  jusqu'au  bout  à  sir  Robert 
Peel,  et  lorsque  cet  homme  d'état  eut  rompu  avec  son  propre  parti,  le  Herald 
se  trouva  pendant  quelques  mois  le  seul  journal  du  matin  qui  soutînt  le  gou- 
vernement. Le  Standard,  journal  du  soir,  qui  appartient,  comme  le  Herald, 
à  M.  Balduin ,  suivait  naturellement  la  même  ligne  :  aussi  la  presse  oppo- 
sante ne  manquait  pas  de  comparer  ses  deux  adversaires  à  Castor  et  Pollux, 
et  ne  tarissait  pas  en  plaisanteries  sur  le,?,  jumeaux  ministériels.  A  l'avéne- 
ment  des  whigs,  en  1846,  le  Herald  se  rangea  de  nouveau  sous  la  bannière 
conservatrice  et  lirotectioniste;  il  a  soutenu  avec  habileté  et  persévérance  lord 
Derby  et  M.  Disraeli  dans  leurs  campagnes  contre  lord  John  Russell,  et  il  était 
l'organe  avoué  du  ministère  qui  vient  de  tomber. 

Le  Chronide  a  été  pendant  cinquante  ans  l'organe  des  whigs,  et  il  a  dû  à 
ses  relations  avec  ce  parti  une  longue  prospérité.  La  popularité  de  ce  journal 
subit  une  éclipse  momentanée  vers  1822,  à  l'époque  du  procès  de  la  reine  Ca- 
roline, parce  que  Perry  montra  quelque  hésitation  à  prendre  parti,  et  tarda 
trop  à  se  prononcer  pour  la  reine,  en  faveur  de  qui  l'opinion  des  masses  s'é- 
tait déclarée  avec  éclat.  Le  Chronide  arriva  à  son  apogée  vers  1834,  après  la 
conquête  de  l'émancipation  des  catholiques  et  de  la  réforme  électorale,  lors- 
que le  Times  abandonna  quelques  mois  le  parti  libéral  pour  le  premier  et 
éphémère  cabinet  de  sir  Robert  Peel.  Beaucoup  de  lecteurs  du  Times  passèrent 
alors  au  Chronide,  qui  vit  s'accroître  considérablement  sa  clientèle.  Cette 
grande  prospérité  fut  de  courte  durée,  et  le  Chronide  déclina  peu  à  peu  avec 
le  parti  whig,  malgré  d'énergiques  efforts  pour  ressaisir  la  prééminence.  En 
4847,  les  propriétaire,  alarmés  d'une  baisse  graduelle  et  constante  dans  la 
vente  du  journal,  baisse  qui  était  déjà  d'un  tiers  sur  la  moyenne  des  quatre  ou 
cinq  années  précédentes,  firent  une  tentative  qu'ils  croyaient  décisive  :  ils 
abaissèrent  le  prix  du  Chronide  de  Î50  à  40  centimes  le  numéro.  Cet  essai 
n'eut  point  de  succès  :  il  diminua  le  produit  du  journal  sans  ramener  les  lec- 
teurs. Un  changement  eut  lieu  alors  dans  la  propriété.  Les  anciens  collègues 
de  sir  Robert  Peel,  tombé  du  ministère  en  1846,  n'avaient  pas  renoncé,  comme 
leur  chef,  à  tout  avenir  politique.  Cette  brillante  phalange  d'hommes  de 
talent  pouvait  alors  faire  pencher  la  balance  du  pouvoir  par  les  voix  dont  elle 
disposait  encore  dans  une  chambre  des  communes  très-divisée  :  l'éloquence, 
le  savoir,  l'expérience  des  affaires,  lui  donnaient  droit  de  demander  que  l'on 
comptât  avec  elle.  Elle  n'avait  pas  d'organe  dans  la  presse  :  le  Chronide  fut 
acquis  et  fut  placé  sous  l'influence  spéciale  de  M.  Gladstone  et  de  M.  Sidney 
Herbert.  Il  revint  à  son  ancien  prix.  Depuis  1849,  leChronide,  de  défenseur  des 
whigs,  est  devenu  insensiblement,  comme  les  hommes  qu'il  représente  au- 
jourd'hui, l'adversaire  le  plus  vif  de  ce  parti.  11  a  fait  une  guerre  acharnée  à 
lord  John  Russell,  et  dans  cette  session  même,  tout  en  combattant  avec  acri- 


LA    PRESSE    AU    D1X-NEUV]ÈME    SIÈCLE.  85 

monie  le  ministère  tory,  il  a  soutenu  contre  lord  John  Russell  les  droits  de  §ir 
James  Graham  à  la  direction  de  l'opposition.  Le  Chronide  défend  donc  en 
politique  les  principes  des  hommes  qui  s'intitulent  conservateurs  libéraux, 
pour  se  distinjj:uer  à  la  fois  des  tories  et  des  whigs.  En  économie  pohtique,  ce 
journal  est  le  libre-échangiste  le  plus  décidé  de  la  presse  anglaise.  En  reli- 
gion enfin,  le  Chronide,  comme  M.  Gladstone,  est  le  défenseur  ardent  de 
cette  fraction  de  l'église  anglicane  qui  voudrait  affranchir  l'église  de  la  tutèle 
spirituelle  de  l'état,  qui  revient  à  la  réforme  d'Henri  YIII,  qui  tend  à  renoue:- 
la  trc!,dition  ancienne,  et  par  là  se  rapproche  de  l'église  romaine,  et  qu'on  ap- 
pelle l'école  puseyite. 

Aujourd'hui  le  Chronide  a  pour  rédacteur  en  chef  M.  Henri  Williams  Wills. 
On  doit  reconnaître  que  la  transformation  que  ce  journal  a  subie  lui  a  été  fa- 
vorable. Depuis  1849,  il  a  fait  une  place  plus  grande  et  plus  régulière  à  la  litté- 
rature, et  il  a  publié  sur  la  question  religieuse,  sur  l'éducation,  sur  l'état  des 
classes  agricoles  et  laborieuses  en  Angleterre,  sur  l'agriculture  des  diverses 
parties  du  continent  des  séries  d'articles  du  plus  grand  mérite  et  du  plus  haut 
intérêt.  Une  partie  de  sa  polémique  trahit  une  plume  d'un  talent  élevé  et 
flexible  et  d'une  aisance  toute  mondaine.  Si  même  il  pouvait  nous  être  per- 
mis d'assigner  des  rangs  après  des  années  de  lecture  assidue  et  de  commerce 
quotidien  avec;  la  presse  anglaise,  nous  n'hésiterions  pas  à  dire  que  le  Chro- 
nide est  le  journal  anglais  dont  la  rédaction  est  la  plus  variée,  et  offre  au  lec- 
teur l'intérêt  le  plus  constant.  Les  correspondances  étrangères  sont  la  partie 
faible  de  ce  journal,  surtout  la  correspondance  parisienne,  qui  fait  tache  avec 
le  reste  de  la  rédaction;  il  est  impossible  de  rien  imaginer  de  plus  ridicule,  de 
plus  niais  et  de  plus  ignare  que  ce  recueil  de  commérages  qui  trahit  une  com- 
plète ignorance  des  hommes  et  des  choses  de  notre  pays. 

Le  Times  occupe  dans  la  presse  anglaise  une  place  à  part.  Il  n'est  enrôlé  sous 
la  bannière  d'aucun  parti,  et  il  n'a  de  relations  habituelles  et  avouées  avec 
aucun  homme  politique.  11  a  été  longtemps  le  défenseur  des  lois  sur  les  cé- 
réales, il  est  aujourd'hui  libre-échangiste,  mais  il  a  accepté  le  libre-échange 
sous  toutes  réserves,  comme  un  fait  accompli  et  irrévocable  plutôt  que  comme 
un  principe  infaillible  qu'on  doive  appliquer  partout.  Il  est  de  fait  l'adversaire 
du  parti  protectionniste,  et  pourtant  il  ne  perd  pas  une  occasion  de  maltraiter 
M.  Cobden,  M.  Bright  et  toute  l'école  de  Manchester,  qu'il  poursuit  incessam- 
ment de  ses  sarcasmes.  En  politique,  le  Times  n'a  pas  davantage  d'opinions 
arrêtées  :  il  use  largement  du  droit  de  changer  d'avis  et  du  droit  de  se  contre- 
dire. Après  les  orateurs  de  la  ligue,  la  fraction  radicale  de  la  chambre  des 
communes  est  l'objet  favori  de  ses  attaques,  et  pourtant  il  vient  de  se  déclarer 
récenmient  partisan  d'une  nouvelle  réforme  parlementaire,  et  il  a  attaqué 
comme  insuffisante  la  loi  proposée  l'an  dernier  par  lord  John  Russell.  Le 
Times  a  combattu  avec  acharnement  la  politique  de  lord  Palmerston  comme 
trop  tracassière  et  trop  guerroyante  :  aujourd'hui  il  est  le  plus  belliqueux  des 
journaux  anglais.  Chacune  de  ces  contradictions  semble  augmenter  son  au- 
torité au  lieu  de  l'affaiblir,  et  aucun  journal  au  monde  n'exerce  sur  son  pays 
une  influence  qui  approche  de  celle  du  Times  sur  l'opinion  publique  en  An- 
gleterre. 
La  grande  fortune  du  Times  est  du  reste  toute  récente.  11  y  a  quinze  ans, 


8o  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

après  l'élan  considérable  que  l'abaissement  des  droits  de  timbre  avait  donné 
aux  journaux,  la  vente  quotidienne  du  Tbnes  ne  s'élevait  pas  tout  à  fait  à 
10,000  numéros.  11  était  déjà  le  journal  le  plus  répandu,  mais  sa  circulation 
n'était  pas,  comme  aujourd'hui,  hors  de  proportion  avec  celle  des  autres 
feuilles  quotidiennes.  L'activité  de  ses  propriétaires,  le  mérite  incontestable 
de  sa  rédaction,  le  nombre  et  la  valeur  de  ses  correspondances,  ne  suffiraient 
pas  à  expliquer  sa  rapide  prospérité  :  deux  faits  y  ont  contribué,  et  les  raconter 
fera  comprendre  quel  rôle  l'opinion  publique  en  Angleterre  attribue  à  la 
presse. 

Au  printemps  de  1841,  le  correspondant  que  le  Times  avait  alors  à  Paris, 
M.  O'Reilly,  reçut  secrètement  avis  d'un  plan  formé  par  des  escrocs  habiles  pour 
dépouiller  simultanément  les  banquiers  des  principales  places  d'Euroi.)e.  Au 
moment  même  où  il  était  révélé  à  M.  O'Reilly,  ce  plan,  <lont  le  succès  paraissait 
infaillible  et  qui  devait  rapi^rter  à  ses  auteurs  une  vingtaine  de  millions, 
recevait,  par  manière  ^'essai,  un  commencement  d'exécution.  Un  peu  plus  de 
250,000  francs  étaient  escroqués  avec  la  plus  grande  facilité  à  une  maison  de 
Florence.  La  position  des  auteurs  du  complot,  qui  avaient  su  se  faire  admettre 
dans  le  plus  grand  monde,  le  secret  extrême  et  l'habileté  qui  avaient  présidé 
à  toutes  leurs  opérations,  le  soin  avec  lequel  ils  faisaient  disparaître  à  mesure 
toute  preuve  matérielle,  rendaient  fort  hasardeuse  toute  tentative  individuelle 
pour  dénoncer  et  faire  échouer  leur  entreprise.  Le  Times  n'hésita  pas  cepen- 
dant à  publier  tous  les  renseignemens  recueillis  par  son  correspondant;  seu- 
lement il  data  ses  lettres  de  Bruxelles,  afin  de  dépister  les  conjurés  et  de  mettre 
M.  O'Reilly  à  l'abri  d'une  tentative  d'assassinat.  Le  plan  fut  dévoilé  dans  tous 
ses  détails,  et  son  exécution  devint  impossible,  tous  les  banquiers  d'Europe 
étant  désormais  sur  leurs  gardes    L'entreprise  abandonnée,  on  aurait  pu 
traiter  de  roman  toutes  les  révélations  du  Times,  sans  le  commencement 
d'exécution  qu'attestait  l'escroquerie  commise  à  Florence,  escroquerie  que 
l'on  comptait  bien  renouveler  avec  tactique,  et  dont  les  auteurs  sont  de- 
meurés absolument  inconnus.  Le  Times  n'avait  à  sa  disposition  aucune  preuve 
valable  en  justice,  et  un  certain  Bogie,  qui  avait  été  désigné  dans  une  des 
lettres  de  M.  O'Reilly  comme  jouant  un  rôle  tout  à  fait  secondaire  dans  le 
complot,  se  prétendit  calomnié  et  intenta  au  Times  un  procès  en  diffamation. 
Ce  procès  fut  jugé  aux  assises  de  Croydon  en  août  1841 .  Par  suite  de  l'impos- 
sibilité où  le  Times  était  de  prouver  contre  Bogie  un  délit  matériel,  et  en  pré- 
sence du  texte  fonnel  de  la  loi,  les  jurés  durent  condamner  le  journal,  mais 
ils  n'allouèrent  à  son  adversaire  qu'un  farthing,  c'est-à-dire  un  liard  pom* 
tous  dommages-intérêts.  Les  frais  du  procès,  qui  s'élevaient  à  123,000  francs, 
demeurèrent  à  la  charge  du  journal,  comme  partie  condamnée.  Mais  les  dé- 
bats et  les  plaidoiries  avaient  fait  connaître  les  recherches  patientes  auxquelles 
s'était  livré  le  correspondant  du  Times,  et  les  dépenses  considérables  que  le 
journal  s'était  imposées  pour  se  rendre  maître  de  tous  les  fils  de  l'intrigue, 
enfin  les  précautions  infinies  qu'il  avait  fallu  prendre  pour  faire  usage  des 
renseignemens  rexiueillis.  Le  commerce  de  Londres  s'émut.  On  proclama  d'une 
voix  unanime  que  le  Times  avait  rendu  un  grand  service  public,  et  qu'il 
n'était  pas  juste  de  lui  laisser  supporter  les  charges  d'un  procès  encouru  pour 
l'utilité  générale.  Une  souscription  fut  ouverte  pour  rembourser  le  journal  de 


LA.   PRESSE    AU   DIX-NEUYIÈME    SIÈCLE.  87 

toutes  ses  dépenses.  Les  propriétaires  du  Times  déclarèrent  qu'ils  ne  pour- 
raient rien  accepter,  parce  qu'ils  n'avaient  fait  que  remplir  leur  devoir  de 
journalistes.  La  souscription  s'élevait  déjà  à  plus  de  60,000  fr.;  une  réunion 
fut  convoquée  sous  la  présidence  du  lord-maire,  pour  décider  de  l'emploi  de 
cet  ar,i?ent  et  chercher  les  moyens  de  rendre  au  Times  un  hommage  puhlic.  IL 
fut  arrêté  que  deux  tahlettes  de  marbre  portant  une  inscription  commémora- 
tive  seraient  posées,  l'une  dans  la  Bourse  de  Londres,  l'autre  dans  les  ateliers 
du  Times,  et  que  le  produit  de  la  souscription  serait  placé  en  fonds  de  l'état 
et  consacré  à  la  création  de  deux  bourses  appelées  bourses  du  Times,  pour 
entretenir  perpétuellement  à  Oxford  ou  à  Cambridge  un  élève  sorti  de  Christ's 
Hospital  et  un  élève  de  l'école  de  la  Cité  de  Londres. 

Dans  cette  circonstance,  la  Cité  de  Londres  s'est  reconnue  la  débitrice  du 
Times.  Le  soin  qu'a  toujour&  mis  le  puissant  journal  à  prendre  en  main  et  à 
soutenir  les  réclamations  du  commerce,  et  la  facilité  avec  laquelle  il  accueille 
même  les  plaintes  individuelles  lorsqu'elles  sont  fondées,  et  leur  donne  l'ap- 
pui de  sa  retentissante  publicité,  ont  habitué  peu  à  peu  le  public  anglais  à 
considérer  la  presse,  le  Times  en  particulier,  comme  le  défenseur  naturel 
de  tous  les  intérêts  lésés.  Aussitôt  qu'un  particulier  croit  avoir  à  se  plaindre 
d'un  fonctionnaire,  ou  d'un  employé  de  chemin  de  fer,  ou  d'une  entreprise 
privée,  son  premier  mot,  pour  se  faire  rendre  justice  ou  pour  traduire  son 
mécontentement,  est  de  menacer  d'en  écrire  au  Times,  comme  si  ce  journal 
était  le  redresseur  de  tous  les  torts,  et  avait  un  droit  de  censure  universelle. 

Le  second  fait  que  nous  choisirons  entre  tous  ceux  qui  ont  contribué  à  lai 
popularité  du  Times  est  d'une  nature  toute  différente  du  premier.  C'était  au 
temps  de  la  grande  controverse  sur  le  libre-échange  ;  le  Ti?nes,  qui  avait  long- 
temps et  habilement  défendu  la  législation  sur  les  céréales,  venait  de  se  pro- 
noncer un  peu  brusquement  contre  elle,  et  l'opinion  publique  n'était  pas  en- 
core remise  de  l'étonnement  causé  par  cette  conversion  inattendue,  lorsque 
ce  journal  annonça  un  matin  que  le  sort  des  lois  sur  les  céréales  était  décidé,, 
que  les  ministres  alors  au  pouvoir  en  demanderaient  l'abrogation.  Sir  Robert 
Peel  et  ses  collègues  n'étaient  entrés  au  ministère  que  pour  défendre  cette 
législation;  la  déclaration  du  Times  excita  donc  une  incrédulité  universelle.. 
Le  Times  ne  se  défendit  pas,  laissa  rire  les  railleurs,  et  soutint  sans  mot  dire 
les  attaques  et  les  dérisions  de  toute  la  presse.  Six  mois  après,  à  la  veille  de  la 
convocation  du  parlement,  une  crise  ministérielle  éclatait,  et,  sur  le  refus  fait 
par  les  whigs  de  prendre  le  pouvoir,  sir  Robert  Peel  gardait  son  portefeuille 
et  projwsait  à  la  chambre  des  communes  l'âbrogration  des  corri-laws.  La  pré- 
diction du  Times  se  trouvait  complètement  justifiée.  Ce  fait  a  acquis  à  ee. 
journal,  aux  yeux  du  public  anglais,  le  prestige  d'une  sorte  d'infaillibilité  :. 
quoi  que  dise  le  Times,  et  quelque  étranges  que  puissent  sembler  ses  affirma- 
tions, on  n'ose  plus  révoquer  absolument  en  doute  rien  de  ce  qu'il  imprime. 
Par  cela  seul  qu^elle  est  dans  ses  colonnes,  une  opinion  acquiert  un  certain, 
degré  de  probabilité.  Il  plairait  demain  au  Times  d'annoncer  que  l'empereur 
^u  Japon  a  envoyé  une  flotte  pour  conquérir  l'Angleterre,  qu'il  se  trouverait 
de  bons  Anglais  pour  prendre  peur  et  pour  réclamer  des  mesures  de  précau- 
tion. Dans  toute  crise,  chaque  fois  qu'un  fait  grave  se  produit,  qu'une  ques- 
tion difficile  est  soulevée,  la  première  idée  qui  vienne  au  public  est  de  s'in- 


88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

former  de  l'opinion  du  Times.  Que  dit  ou  que  va  dire  le  Times?  se  demande 
immédiatement  toute  la  Cité.  On  ne  saurait  imapriner,  pour  un  journal,  de 
situation  plus  forte  que  celle  que  font  au  Times  cette  portée  attribuée  à  toutes 
ses  paroles  et  cette  autorité  attachée  à  chacun  de  ses  jugeraens  ;  mais  cette 
situation  a  un  danger  auquel  le  Times  n'a  point  échappé  :  c'est  de  faire  naître 
chez  les  écrivains  la  tentation  d'éblouir  sans  cesse,  de  frai)per  chaque  matin 
l'esprit  du  lecteur.  Il  ne  suffit  pas  au  Times  que  son  opinion  soit  plus  comptée 
que  celle  des  autres  journaux,  il  faut  qu'il  fasse  et  qu'il  pense  au  rebours  des 
autres.  Depuis  plusieurs  années,  il  cherche  perpétuellement  à  se  singulariser. 
Lorsqu'on  voit  les  journaux  anglais  tomber  d'accord  sur  un  fait  ou  sur  une 
question,  on  peut  être  assuré  que  le  Times  prendra  le  contre-pied  de  leur  opi- 
nion. La  révolution  du  2  décembre  en  fournit  un  exemple  frappant  :  la  plu- 
part des  feuilles  anglaises  ayant  aj)plaudi  les  premiers  jours  aux  événement 
de  Paris,  le  Times,  qui  jusque-là  avait  été  très-favorable  au  président  de  la 
république,  se  prononça  immédiatement  contre  lui  avec  une  âpreté  et  une 
violence  extrêmes. 

Le  Times  se  prétend  libre  de  tout  engagement;  il  répudie  très-haut  toute 
relation  avec  les  hommes  politiques  ;  il  refuse  d'être  l'organe  d'un  parti  parce 
qu'il  veut  être  l'organe  de  l'opinion  tout  entière.  Il  se  donne  comme  le  tra- 
ducteur attentif  et  fidèle  de  la  pensée  populaire  ;  il  se  place  volontairement 
dans  la  position  où  se  trouvent  forcément  les  journaux  américains;  il  prend 
le  rôle  d'un  miroir  destiné  à  refléter  toutes  les  impressions  du  public.  En  réa- 
lité, il  ne  revendique  son  indépendance  vis-à-vis  des  hommes  politiques  que 
pour  l'abdiquer  devant  la  multitude,  dont  il  est  à  la  fois  le  pourvoyeur  de 
nouvelles  et  l'écho.  Nous  allons  laisser  le  Times  définir  lui-même  sa  situation. 
Au  commencement  de  la  session  dernière,  tous  les  chefs  de  parti,  y  compris 
lord  John  Russell  et  le  comte  de  Derby,  blâmèrent  le  langage  tenu  par  la 
presse  anglaise  sur  les  événemens  de  France,  comme  excessif,  imprudent  et 
de  nature  à  créer  des  embarras  à  l'Angleterre.  Le  Times  répondit  à  ces  repro- 
ches de  la  façon  suivante  :  «  La  dignité  et  la  liberté  de  la  presse  cessent  d'exis- 
ter dès  que  la  presse  accepte  une  position  subalterne  [ancillary).  Pour  pouvoir 
remplir  ses  devoirs  avec  une  entière  indépendance,  et  par  conséquent  au  plus 
grand  avantage  du  public,  il  ne  faut  pas  que  la  presse  contracte  d'alliance  ni 
intime  ni  assujettissante  avec  les  hommes  politiques,  et  elle  ne  saurait  non 
plus  sacrifier  ses  intérêts  permanens  aux  convenances  du  pouvoir  éphémère 
d'un  cabinet. 

-  «  Le  premier  devoir  de  la  presse  est  de  se  procurer  la  connaissance  la  plus 
exacte  et  la  plus  prompte  possible  des  événemens  contemporains,  et,  par  une 
révélation  immédiate,  de  faire  entrer  tous  ces  faits  dans  le  domaine  public. 
L'homme  d'état  recueille  ses  informations  en  silence  et  par  des  moyens  se- 
crets; il  tient  en  réserve  avec  un  luxe  risible  de  précautions  même  le  courant 
des  faits  de  chaque  jour  jusqu'à  ce  que  la  diplomatie  soit  vaincue  dans  cette 
tentative  par  la  publicité.  La  presse  vit  au  contraire  d'indiscrétions;  tout  ce 
qui  tombe  en  sa  possession  prend  place  aussitôt  dans  la  science  et  dans  l'his- 
toire du  temps.  La  presse  chaque  jour  et  à  tout  instant  fait  appel  à  la  lorce 
éclairée  de  l'opinion  publique  :  elle  devance  autant  qu'il  lui  est  possible  la 
marche  des  événemens;  elle  se  tient  sur  la  brèche  qui  sépare  le  présent  de  l'a- 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  89 

venir,  et  de  là  elle  étend  son  regard  vigilant  jusqu'à  l'horizon  du  monde.  Le 
rôle  de  l'homme  d'état  est  précisément  tout  l'opposé  du  sien.  » 

C'est  sans  doute  une  position  très-forte  pour  un  journal  que  d'être  l'organe 
de  l'opinion  publique.  On  peut  faire  tête  à  bien  des  adversaires  lorsqu'on  sent 
derrière  soi  tout  un  peuple;  mais  le  miroir  n'est  fidèle  qu'autant  qu'il  repro- 
duit toutes  les  variations  de  son  modèle  :  de  même  on  ne  saurait  se  trouver  tou- 
jours en  accord  parfait  avec  le  courant  des  idées  populaires,  à  moins  de  suivre 
la  foule  dans  toute  la  mobilité  de  ses  impressions.  C'est  une  servitude  diffé- 
rente de  celle  contre  laquelle  le  Times  proteste,  mais  qui  a  aussi  ses  mauvais 
côtés  et  ses  dangers.  Cette  perpétuelle  mobilité  qu'on  est  contraint  de  subir 
et  d'absoudre  chez  la  multitude,  la  pardonnera-t-on  à  un  journal?  L'autorité 
du  Times  sur  les  classes  élevées  et  intelligentes  n'a-t-elle  pas  déjà  souffert  des 
brusques  évolutions  que  ce  journal  ne  justifie  que  par  le  besoin  de  demeurer 
en  communion  d'idées  avec  le  public?  Pour  nous  mettre  à  un  point  de  vue  plus 
élevé,  la  foule  a-t-elle  toujours  raison,  et  faut-il  la  suivre  jusque  dans  ses  er- 
reurs? Ce  sont  là  des  questions  qui,  pour  être  résolues,  nécessiteraient  une 
comparaison  étendue  de  la  presse  anglaise  avec  la  presse  française,  qui  a  tou- 
jours été  essentiellement  une  presse  de  partis.  Nous  devons  donc  les  ajourner, 
car  il  nous  faut  achever  avant  tout  de  faire  connaître  l'organisation  intérieure 
et  les  moyens  d'existence  des  journaux  de  Londres. 

IIL 

0.1  ne  connaît  encore  en  France  que  bien  imparfaitement  ce  qu'on  nous 
permettra  d'ai)peler  le  mécanisme  de  la  presse  anglaise.  Un  journal  du  matin 
se  compose  de  huit  pages  grand  in-folio  divisées  chacune  en  six  colonnes, 
soit  en  tout  quarante-huit  colonnes;  c'est  presque  le  double  des  plus  grands 
journaux  français.  La  première  et  la  huitième  pages,  c'est-à-dite  la  surface 
extérieure  du  journal,  sont  consacrées  aux  annonces;  la  seconde  et  la  troi- 
sième contiennent  les  débats  des  deux  chambres  et,  à  leur  défaut,  les  extraits 
des  enquêtes  parlementaires,  les  assemblées  générales  des  compagnies  de  che- 
mins de  fer,  ou  bien  encore  les  prix  courans  des  marchés,  les  documens  com- 
merciaux ou  industriels  qui,  pendant  la  session,  passent  à  la  sixième  page. 
Les  matières  importantes  sont  réservées  pour  la  quatrième  et  la  cinquième 
pages,  qui  forment  la  surface  intérieure  du  journal  :  la  quatrième  contient  les 
annonces  des  théâtres,  le  sommaire  des  séances  des  chambres  et  les  articles 
politiques,  au  nombre  de  quatre  au  plus,  de  la  longueur  d'une  colonne  en 
moyenne.  La  cinquième  page  est  occupée  i)ar  les  nouvelles  du  jour,  le  bul- 
letin de  la  cour,  les  audiences  ou  les  réceptions  ministérielles,  la  malle  des 
Indes,  celle  des  Antilles  ou  celle  des  États-Unis,  selon  la  date  du  mois,  et  la 
correspondance  de  France  ou  celle  d'Irlande  suivant  leur  importance.  La 
sixième  page  est  consacrée  aux  correspondances  étrangères  et  à  l'analyse  rai- 
sonnée  de  la  Bourse,  et  quand  la  place  est  }ibre,  à  l'analyse  des  pièces  de  théâ- 
tres et  des  livres  nouveaux.  La  septième  est  remplie  par  les  comptes-rendus 
des  tribunaux. 

Telle  est  invariablement  la  composition  d'un  journal  du  matin.  On  sera 
sans  doute  frappé  du  peu  d'espace  qu'y  occupe  la  politique  proprement  dite, 


^©0  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

et  de  la  j>art  considérable  qui  est  faite  aux  renseignemens  utiles.  Les  articles 
de  fond  eux-mêmes  ne  sont  souvent  que  des  résumés  où  sont  analysés  en  sub- 
stance et  appréciés  les  documens  publiés  ailleurs  par  le  journal.  Près  d'mi  bui- 
tième  de  l'espace  total  est  consacré  aux  tribunaux,  non  pas,  comme  en  France, 
pour  satisfaire  la  curiosité  publique  :  le  côté  pittoresque  et  dramatique  est  an 
contraire  presque  toujours  sacrifié  au  côté  juridique  ;  mais  en  Ang-Ieterre  la 
législation  n'est  pas  fixée  comme  chez  nous,  beaucoup  est  laissé  à  l'arbitraire 
des  tribunaux  et  à  l'autorité  des  précédens  :  les  opinions  et  les  décisions  des 
juges,  les  considérans  des  arrêts,  sont  donc  d'une  extrême  importance  pour  les 
gens  de  loi  et  pour  les  plaideurs.  Un  autre  trait  caractéristique  de  la  presse 
anglaise  est  l'importance  extrême  attachée  à  l'article  sur  la  Bourse,  ou,  ix>ur 
prendre  le  terme  consacré,  «  aux  nouvelles  du  marché  à  l'argent.  »  On  peut 
dire  que  c'est  là  l'article  capital,  celui  qui  est  le  plus  lu  et  qui  peut  exercer 
l'influence  la  plus  décisive  sur  l'autorité  d'un  journal.  11  ne  s'agit  pas,  comme 
en  France,  de  résumer  en  quelques  lignes  les  variations  des  fonds  et  de  rai>- 
porter  les  bruits  qui  ont  couru;  il  faut  recueillir  et  donner  en  substance  l'opi- 
nion des  marchands  d'argent  et  de  crédit  sur  les  éyénemens  du  jour,  et  ana- 
lyser tous  les  mouvemens  des  fonds  en  rapportant  les  effets  aux  causes;  il 
faut  apprécier  à  sa  valeur  chaque  affaire  à  mesure  qu'elle  se  présente  sur  la 
place,  savoir  invoquer  et  rappeler  à  propos  les  faits  matériels,  les  renseigne- 
mens  statistiques,  les  documens  diplomatiques  qui  peuvent  éclairer  sur  la 
condition  présente  ou  l'avenir  d'une  entreprise  ou  d'un  fonds  étranger.  C'est 
donc  une  des  fonctions  importantes  d'un  journal  que  la  tâche  d'y  écrire  cha- 
que jour  l'article  sur  la  Bourse.  M.  Alsager,  qui  avait  su  s'acquérir  la  notoriété 
en  ce  genre,  et  dont  les  articles  faisaient  autorité  dans  le  monde  commer- 
çant, recevait  du  Chronide  un  traitement  annuel  de  40,000  francs. 

Les  annonces  commencent  et  finissent  le  journal  anglais  :  elles  occupent 
au  moins  le  quart  de  sa  superficie,  et  le  Times  publie  plusieurs  fois  par  se- 
maine des  supplémens  de  quatre  et  même  de  huit  pages  remplis  tout  entiers 
d'avis  au  public.  Rien  de  ce  que  nous  voyons  dans  les  journaux  français  ne 
peut  nous  donner  une  idée  de  la  quantité  d'annonces  publiées  journellement 
par  les  feuilles  anglaises  ou  américaines.  Les  commerçans  en  France  ne  se 
rendent  pas  un  compte  suffisant  de  l'utilité  des  annonces  :  ils  s'effraient  d'une 
dépense  qui  doit  se  renouveler  souvent  et  dont  l'effet  est  lent  à  se  produire; 
ceux  même  qui  regardent  la  publicité  comme  une  nécessité  croient  y  satis- 
faire en  s'imposant  un  sacrifice  unique ,  et  recourent  à  l'affiche,  c'est-à-dire 
à  l'annonce  la  moins  efficace  et  la  plus  dispendieuse.  L'affiche  est  éphémère, 
et  si  passager  que  soit  le  journal,  il  dure  encore  plus  qu'elle.  11  est  rare  que 
l'affiche  échappe  plus  de  deux  ou  trois  jours  au  crochet  du  chiffonnier;  le 
journal  ne  figure  que  vingt-quatre  heures  sur  la  table  du  café  ou  du  cabinet 
de  lecture,  mais  de  là  il  part  pour  la  province  ;  il  passe  successivement  dans 
les  mains  de  cinq  ou  six  familles,  et  huit  jours  après  sa  pubUcation  il  trouve 
encore  des  lecteurs.  Tant  qu'un  fragment  en  subsiste,  les  quelques  bgnes  im- 
primées sur  ce  fragment  peuvent  être  un  avertissement  ou  une  tentation  pour 
celui  dont  le  regard  se  pose  avec  le  plus  d'indifférence  sur  ce  qui  n'est  qu'un 
chiffon  sans  valeur.  L'affiche  en  outre  est  immobile,  et  son  action  est  toute 
locale;  la  sphère  d'influence  du  journal  estilUmHée,  il  pénètre  partout.  Le 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  91 

commerçant  anglais  n'ignore  pas  cette  universalité  du  journal,  et,  à  mesure 
■que  les  chemins  de  fer  augmentent  la  masse  des  acheteurs  qui  veulent  se 
pourvou"  dans  la  capitale,  U  multiplie  lui  même  ses  annonces  atin  de  ré- 
pandre le  nom  de  sa  maison.  L'annonce  est  pour  lui  le  principal  et  presque 
l'miique  moyen  de  publicité.  Par  contre-coup,  le  chaland  qui  n'a  pas  d'habi- 
tudes faites  et  qui  veut  être  assuré  de  trouver  du  premier  coup  ce  dont  il  a 
besoin,  ne  se  met  guère  en  route  pour  une  emplette  sans  avoir  vérifié  si  son 
journal  ne  contient  pas  l'adresse  de  quelque  maison  spéciale  et  l'indication 
du  prix  courant  de  la  marchandise. 

La  presse  anglaise  a  proclamé  l'égalité  des  annonces.  Dans  les  journaux 
français,  l'annonce  tient  encore  beaucoup  de  l'affiche,  elle  recherche  la  singu- 
larité dans  la  rédaction  et  dans  les  caractères,  elle  prend  volontiers  des  propor- 
tions immenses.  Rien  de  semblable  ne  se  rencontre  dans  les  journaux  anglais. 
Toutes  les  annonces  sont  imprimées  dans  le  même  caractère  et  en  la  même 
forme,  avec  des  titres  de  la  même  dimension;  il  est  rare  qu'elles  dépassent  dix 
«u  douze  lignes,  hormis  pour  les  propriétés  à  vendre  dont  la  description  est 
quelquefois  donnée  avec  d'amples  détails.  Ces  annonces  sont  classées  métho- 
diquement, de  sorte  que  toutes  celles  qui  sont  de  même  nature  se  trouvent  à 
côté  les  unes  des  autres.  C'est  là  encore  une  des  causes  qui  multii)lient  les  an- 
nonces, car  les  maisons  dont  les  noms  se  trouvent  souvent  répétés  acquièrent, 
par  l'habitude  que  l'on  contracte  de  les  voir  à  la  même  jjlace,  une  notoriété 
qui  constitue  peu  à  peu  dans  l'esprit  du  public  mie  certaine  prééminence.  U 
en  est  résulté  une  autre  conséquence,  la  spécialité  des  annonces  dont  nous 
avons  déjà  parlé  ;  par  cela  seul  que  le  public  s'est  habitué  à  chercher  dans  un 
journal  les  annonces  d'une  certaine  nature,  tous  les  gens  qui  ont  des  annonces 
semblables  à  faire  ont  intérêt  à  s'adresser  à  ce  même  journal,  et  cela  finit  par 
être  indispensable.  Le  môme  fait  s'est  produit  pour  les  mêmes  causes  aux 
États-Unis.  Le  Times,  pour  sa  part,  a  deux  spécialités,  ou  plutôt  il  a  le  mo- 
nopole absolu  de  deux  sortes  d'annonces.  C'est  à  lui  que  s'adressent  tous  les 
gens  qui  cherchent  un  emploi  et  tous  ceux  qui  cherchent  un  employé.  Tous 
les  jours  deux  cents  laquais,  valets  de  chambre,  domestiques,  bonnes,  cuisi- 
nières, etc.,  demandent  une  place  par  la  voie  du  Times,  et  tous  les  jours  aussi 
deux  cents  personnes  demandent  dans  les  colonnes  parallèles  un  domestique, 
une  bonne,  un  commis,  une  institutrice.  Ces  annonces,  qui  n'ont  chacune  que 
deux  lignes,  trois  au  plus,  constituent  un  des  plus  beaux  revenus  du  Times, 
parce  qu'elles  doivent  approcher  du  chiffre  de  cent  mille  par  an.  L'autre  spé- 
cialité est  plus  étrange  encore.  La  quatrième  colonne  de  la  première  page  du 
Times  est  en  quelque  sorte  une  poste  aux  lettres  supplémentaire.  C'est  un 
moyen  de  correspondre  sans  rompre  l'anonyme  et  sans  savoir  l'adresse  des 
gens.  11  ne  se  passe  guère  de  jours  sans  que  quelque  femme  abandonnée  ou 
quelque  famille  attristée  n'adresse,  par  la  voie  du  Times,  mi  appel  à  un  époux 
fugitif,  à  un  fils  indocile,  à  une  fille  en  route  pour  quelque  Gretna-Green  con- 
tinental. Toutes  les  lettres  de  l'alphabet  s'appellent,  se  supplient  et  se  mena- 
cent réciproquement  par  la  voie  de  cette  quatcième  colonne.  L'an  dernier, 
pendant  près  de  trois  mois,  nous  y  avons  vu  chaque  semaine  «  une  colombe 
qui  n'avait  plus  qu'une  aile  »  implorer  à  grands  cris  le  a  retour  du  ramier  qui 
devait  la  protéger.  »    • 


/ 


92  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  journaux  anglais  ont  à  supporter  des  frais  énormes  :  il  serait  trop  long 
de  les  énumérer  tous,  et  nous  devrons  nous  borner  à  en  indiquer  les  princi- 
paux. Nous  rencontrons  en  premier  lieu  les  fra^s  préalables,  et  d'abord  le  droit 
sur  le  papier,  qui,  tout  modique  qu'il  soit  en  apparence,  n'en  constitue  pas 
moins  un  impôt  fort  lourd  pour  les  journaux,  à  cause  des  quantités  de  pa- 
pier considérables  qu'ils  consomment.  Ce  seul  droit  sur  le  papier  est  pour  le 
Times  une  charge  de  1,500  francs  par  jour  ou  deJtOOjOOO  francs  par  an.  Vient 
ensuite  le  timbre,  qui  fait  oftice  de  droit  de  poste  et  qui  s'élève  à  d  penny,  c'est- 
à-dire  à  10  centimes  par  numéro.  Comme  ces  deux  impôts  s'acquittent  en 
quelque  sorte  journellement  et  d'avance,  ils  exigent  de  la  part  des  journaux 
un  fonds  de  roulement  considérable  qui  est  un  premier  obstacle  à  la  multipli- 
cation des  feuilles  quotidiennes.  Il  est  juste  cependant  de  remarquer  que  le 
Times  est  presque  seul  à  faire  timbrer  directement  son  jjapier,  et  que  les  au- 
tres journaux  achètent  habituellement  leur  papier  tout  timbré,  en  sorte  que 
c'est  le  marchand  de  papier  qui  fait  les  avances.  Le  droit  sur  les  annonces,  qui 
est  de  1  shilling  six  pence  ou  1  franc  80  centimes  par  annonce,  ne  pèse  en 
apparence  que  sur  le  public  qui  l'acquitte;  mais  il  n'en  est  pas  moiïis  funeste 
aux  journaux,  parce  qu'il  porte  à  2  shillings  et  demi,  c'est-à-dire  à  plus  de 
3  francs  le  prix  d'une  annonce  de  deux  lignes,  et  qu'il  empêche  ainsi  les  petites 
bourses  de  recourir  fréquemment  à  la  publicité.  En  outre,  quand  les  annonces 
sont  si  coûteuses,  le  public  ne  se  borne  pas  à  en  faire  moins  souvent,  il 
cherche  avec  raison  à  tirer  le  meilleur  parti  possible  de  sa  dépense,  et  il  ne 
porte  ses  annonces  qu'aux  journaux  qui  sont  le  plus  répandus  et  où  il  est 
assuré  qu'elles  seront  lues  par  un  plus  grand  nombre  de  personnes.  11  en  ré- 
sulte qu'un  journal  qui  se  fonde  ne  doit  compter  sur  aucune  annonce  avant 
d'avoir  prouvé  sa  vitalité  par  plusieurs  années  d'existence,  et  d'avoir  acquis 
une  certaine  popularité;  encore  ne  doit-il  espérer  que  le  superflu  des  autres 
journaux.  Il  ne  faut  pas  être  grand  calculateur  en  effet  pour  s'apercevoir 
qu'une  annonce  de  3  francs  mise  dans  un  journal  où  elle  a  chance  d'être  lue 
par  cinq  mille  personnes,  et  dans  un  journal  qui  a  trente  mille  lecteurs, 
coûte  en  réalité  six  fois  plus  cher  dans  le  premier  que  dans  le  second.  Par 
conséquent,  toute  personne  qui  n'aura  qu'une  seule  annonce  à  faire  la  por- 
tera au  journal  qui  a  la  cUentèle  la  plus  nombreuse.  C'est  ainsi  que  le  droit 
sur  les  annonces  a  contribué  puissamment  à  créer  l'espèce  de  monopole  dont 
le  Times  est  investi.  Les  journaux  sont  tenus  d'acquitter  jour  par  jour  le  droit 
sur  les  annonces;  ils  doivent,  en  faisant  leurs  versemens,  remettre  aux  em- 
ployés du  bureau  du  Revenu  deux  exemplaires  de  leur  numéro,  pour  servii* 
de  moyen  de  vériiication  et  de  pièces  de  conviction  en  cas  de  fraude. 

L'inconvénient  le  plus  grave  des  charges  que  nous  venons  d'énumérer  est 
de  nécessiter  une  mise  de  fonds  considérable;  mais  ce  que  le  journal  verse 
chaque  matin  au  trésor,  sous  la  forme  de  droit  de  timbre  et  de  taxe  sur  le 
papier  et  sur  les  annonces,  lui  est  remboursé  dans  la  journée  par  le  pubhc. 
U.est  d'autres  frais  bien  plus  onéreux,  qui  sont  invariables  de  leur  nature,  et 
que  le  journal  doit  supporter  également,  soit  qu'il  n'imprime  qu'un  seul 
numéro,  soit  qu'il  ait  plusieurs  milliers  d'acheteurs  :  ce  sont  les  frais  de  ré- 
daction et  d'impression.  Ces  frais  se  sont  démesurément  accrus  depuis  quel- 
ques années.  Nous  savons  ce  que  le  Public  Advertiser  coûtait  de  rédaction 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  9.^ 

en  1773,  un  an  après  la  dernière  lettre  de  Juniusj  la  dépense  totale,  en  y 
comprenant  bien  des  faux-frais,  ne  s'élevait  pas  tout  à  fait  à  20,000  francs  par 
an,  dont  2,500  pour  frais  de  traduction  des  nouvelles  étrangères,  350  francs 
d'abonnemens  aux  journaux  étrangers,  et  5  à  600  francs  d'al)onnemens  aux 
journaux  anglais.  Cependant  le  Public  Jdvertiser  était  un  journal  bien  fait 
pour  le  temps  et  en  grande  réputation.  Cinquante  ans  plus  tard,  en  1821,  les 
seuls  frais  d'impression  et  de  tirage  du  Chronide  montaient  à  1,500  francs 
par  semaine,  c'est-à-dire  au  quadruple  des  dépenses  de  toute  sorte  du  Public 
Jdvertiser  de  1773.  A  la  même  époque,  les  dépenses  annuelles  d'une  feuille 
du  soir  étaient  de  150,000  francs;  celles  d'une  feuUle  du  matin,  même  avec  la 
plus  stricte  économie,  ne  pouvaient  se  réduire  au-dessous  de  225,000  francs, 
et  un  journal  de  premier  ordre,  désireux  de  conquérir  ou  de  garder  la  faveur 
publique,  devait  compter  sur  une  dépense  de  350,000.  Les  déboursés  pour  les 
nouvelles  extérieures  se  réduisaient  pourtant  alors  à  un  abonnement  de 
3,000  francs,  payé  aux  employés  de  la  poste,  qui  recevaient  en  avance  les 
feuilles  étrangères,  et  en  fournissaient  à  chaque  journal  l'analyse  et  des  ex- 
traits tout  traduits.  Tous  ces  chiffres  sont  aujourd'hui  de  beaucoup  dépassés. 
Un  journal  du  matin  emploie  maintenant  un  premier  et  un  second  prote,  un 
metteur  en  pages  spécial  pour  les  annonces,  trois  premiers  et  trois  seconds  cor- 
recteurs, de  45  à  50  comi)Ositeurs  en  titre  (le  Times  en  a  110)  et  8  ou  10  sup- 
pléans,  un  mécanicien  en  chef,  un  aide-mécanicien,  15  ou  18  personnes  pour 
le  service  de  la  machine  à  vapeur  et  des  presses.  La  composition,  l'impression, 
le  tirage,  en  un  mot  la  préparation  matérielle  du  journal,  reviennent  en 
moyenne  à  5,000  francs  par  semaine,  c'est-à-dire  à  plus  de  250,000  francs 
par  an. 

Nous  devons  ranger  au  nombre  des  dépenses  éventuelles  dont  il  n'est  pas 
possible  d'indiquer  le  chiffre  aijproximatif  l'acquisition  des  publications  of- 
ficielles et  les  abonnemens  aux  feuilles  de  l'étranger,  des  colonies  et  de  la  pro- 
vince. M.  Hunt  évalue  à  cent  cinquante  le  nombre  des  feuilles  qu'un  jour- 
nal est  obligé  de  recevoir,  et  comme  nous  pourrions  citer  tel  journal  français 
qui  en  reçoit  trois  ou  quatre  fois  autant,  ce  chiffre  est  loin  d'être  exagéré. 
Les  frais  de  poste  pour  les  lettres  et  les  missives  des  correspondans,  les  dé- 
pêches télégraphiques,  s'élèvent  chaque  mois  à  une  somme  importante.  Sou- 
vent il  est  nécessaire  d'employer  un  courrier  pour  devancer  la  poste  ou  pour 
l'atteindre.  Un  rédacteur  du  Times,  en  février  1848,  a  traversé  le  détroit  dans 
une  barque  non  pontée,  pour  porter  plus  tôt  à  Londres  la  nouvelle  de  la  ré- 
volution accomplie  à  Paris.  Lorsqu'une  réunion  imijortante  a  lieu  en  pro- 
vince, lorsqu'un  personnage  politique  de  premier  ordre  doit  prendre  la  parole, 
on  est  obligé  de  recourir  à  un  train  spécial.  Lors  de  l'élection  de  M.  Hudson  à 
Sunderland,  le  rédacteur  de  l'un  des  journaux  de  Londres  traversa  deux  fois 
l'Angleterre  en  quinze  heures,  pour  aller  entendre  et  sténographier  le  discours 
du  roi  des  chemins  de  fer.  La  dépense  d'un  train  spécial,  quand  elle  doit  être 
supportée  par  un  seul  journal,  s'élève  à  1,200  francs.  Ce  sont  là  de  lourdes 
charges,  et  nous  n'avons  encore  rien  dit  du  personnel  de  la  rédaction. 

A  la  tête  de  la  rédaction  est  l'éditeur  ou  rédacteur  en  chef,  qui  est  respon- 
sable vis-à-vis  de  la  loi  de  tout  ce  qui  s'imprime,  qui  représente  le  journal 
dans  ses  relations  avec  les  hommes  politiques  et  avec  le  public,  et  qui  seul  est 


94  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  rapport  immédiat  avec  les  propriétaires,  quand  il  n'est  pas  propriétaire 
lui-même.  Sa  fonction  est  de  régler  chaque  jour  la  composition  du  journal,  de 
décider  des  matières  qui  seront  traitées  et  de  désigner  les  écrivains  qui  les 
traiteront,  de  revoir  les  articles  politiques,  rarement  d'écrire  lui-même.  Le 
traitement  d'un  éditeur  varie  de  23  à  40,000  francs,  selon  l'importance  et  les 
ressources  des  journaux.  Au  second  rang  vient  le  sous-éditeur,  qui  est  chargé 
de  tous  les  détails,  qui  lit  et  dépouille  les  journaux  de  la  capitale  et  de  la  pro- 
vince, qui  fait  pour  le  gros  du  journal  ce  que  fait  l'éditeur  pour  les  articles 
politiques,  c'est-à-dire  qui  revoit  la  copie,  la  corrige,  l'abrège,  s'il  y  a  lieu,  et 
la  classe.  Dans  plusieurs  journaux,  cette  tâche  laborieuse  est  partagée  entre 
deux  personnes.  Un  rédacteur  spécial,  sous  le  titre  de  sovs-éditeur  étranger, 
est  chargé  de  parcourir  et  d'extraire  les  journaux  étrangers,  de  lire  et  de  ré- 
viser les  dépêches  des  correspondans ,  et  de  les  classer  par  ordre  d'impor- 
tance en  élaguant  tout  ce  qui  est  dépourvu  d'intérêt.  Le  traitement  du  sous- 
éditeur  varie  de  J2  à  15,000  francs.  C'est  là  l'état-major  du  journal;  mais 
l'éditeur  seul  connaît  les  écrivains  auxquels  il  demande  les  articles  politiques, 
leur  nom  n'est  jamais  prononcé  dans  les  bureaux  ni  écrit  sur  les  livres,  ils 
sont  rétribués  à  tant  par  article,  et  la  dépense  de  ce  seul  chapitre  ne  peut  s'é- 
valuer à  moins  de  40  à  50,000  fr.  par  an.  Les  comptes-rendus  des  deux  cham- 
bres exigent  un  chef  de  la  sténographie  à  12,000  francs,  et  quinze  sténo- 
graphes à  8,000.  Les  comptes-rendus  des  douze  ou  quinze  juridictions  de 
l'Angleterre,  confiés  d'ordinaire  à  autant  d'avocats,  coûtent  un  millier  de 
francs  par  semaine,  hormis  pendant  les  vacances  des  cours.  11  y  a  encore  les 
assises  de  province  et  les  quinze  tribunaux  de  simple  police.  Quelques  jour- 
naux y  attachent  des  rédacteurs  spéciaux;  d'autres  se  contentent  de  ce  qui 
leur  est  apporté  par  les  coureurs  de  nouvelles  à  deux  sous  la  ligne.  On  voit 
que  la  partie  judiciaire  du  journal  exige  à  elle  seule  toute  une  armée.  La  plu- 
part des  jurisconsultes  célèbres  de  l'Angleterre  ont  commencé  par  être  atta- 
chés comme  rédacteurs  à  l'un  des  grands  journaux.  Le  dernier  rédacteur  im- 
portant que  nous  rencontrions  est  le  rédacteur  de  la  Bourse,  qui  a  au  moins 
10,000  francs  de  traitement.  Deux  rédacteurs  spéciaux  sont  en  outre  attachés 
aux  deux  grands  marchés  de  Mark-Lane  et  de  Mincing-Lane,  et  une  petite 
dépense  est  aussi  nécessaire  pour  se  procurer  exactement  et  de  bonne  heure 
les  relevés  des  marchés  secondaires,  c'est-à-dire  des  marchés  aux  bestiaux, 
aux  fourrages^  à  la  viande,  au  poisson,  aux  légumes,  au  charbon.  Mentionnons 
en  dernier  lieu  les  rédacteurs  tout  à  fait  subalternes  qui  sont  chargés  des  théâ- 
tres, des  concerts,  des  courses  et  des  expositions  artistiques. 

Cette  liste  formidable  du  personnel,  et  par  conséquent  des  dépenses  d'un 
journal,  est  loin  d'être  épuisée,  car  nous  n'avons  pas  dit  encore  un  mot  des 
correspondances.  La  malle  de  l'Inde  a  été  une  des  plus  lourdes  charges  des 
journaux  anglais,  à  qui  elle  a  coûté  jusqu'à  250,000  francs  par  an.  Il  y  a  quel- 
ques années,  le  Times,  outre  un  traitement  annuel  de  2,500  francs,  donnait 
plus  de  2,000  francs  par  voyage  à  un  courrier,  à  la  condition  de  faire  en 
soixante-seize  heures  le  trajet  de  Marseille  à  Calais,  et  d'apporter  ainsi,  avec 
quelques  heures  d'avance  sur  la  poste,  un  sommaire  en  dix  hgnes  de  la  malle 
de  l'Inde.  Cette  dépense  se  renouvelait  tous  les  mois,  et  s'ajoutait  à  toutes  celles 
qu'entraînait  le  courrier  ordinaire.  L'achèvement  des  chemins  de  fer  fi-an- 


LA   PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  Ô6 

çais  et  l'établissement  du  télégraphe  électrique  auront  pour  effet  de  dimi- 
nuer beaucoup  tous  ces  frais.  Au  premier  rang  par  l'importance,  après  la 
malle  de  l'Inde,  est  la  correspondance  de  Paris,,  qui,  avec  toutes  les  dépenses 
accessoires,  coûte  de  20  à  23,000  francs  par  an.  Outre  le  correspondant  ordi- 
naire, chaque  journal  avait  autrefois  à  Paris  une  personne  chargée  de  recueil- 
lir jusqu'à  l'heure  de  la  poste  les  débats  des  chambres  françaises.  Des  corres- 
pondans  sédentaires  sont  établis  à  Berlin,  à  Vienne,  à  Naples,  à  Rome,  à 
Madrid  et  à  Lisbonne.  Ils  sont  envoyés  d'Angleterre  aux  lieux  où  ils  doivent 
résider,  et  leur  traitement  varie  de  4  à  6,000  francs  par  an.  Un  journal  doit  en 
outre  se  procurer  un  correspondant  dans  chacmie  des-  localités  suivantes  : 
Hambourg,  Malte,  Athènes,  Constantinople,  Bombay,  Hong-kong,  Singapore, 
New-York,  Montréal,  la  Jamaïque.  Il  faut  également  entretenir  un  agent  à 
Boulogne  pour  les  dépêches  françaises,  à  Alexandrie  pour  la  malle  de  l'Inde,  à 
Boston  et  à  Halifax  pour  les  nouvelles  des  États-Unis  et  du  Canada.  Comme 
la  malle  des  États-Unis  part  de  New-York  et  fait  escale  à  Boston  et  à  Halifax, 
on  expédie  dans  ces  deux  villes,  par  le  télégraphe  électriqpie,  les  nouvelles  ar- 
rivées après  son  départ.  Malgré  ce  grand  nombre  de  correspondans,  chaque 
fois  qu'mie  révolution  ou  une  guerre  éclate  dans  un  pays,  qu'un  événement 
considérable  doit  s'accomplir  dans  unç  ville,  que  des  fêtes  extraordinaires  ou 
de  grandes  manœuvres  sont  annoncées,  on  ne  manque  jamais  d'y  envoyer  un 
correspondant  spécial.  Enfln,  pour  avoir  promptement  les  nouvelles  de  tous 
les  arrivages  et  des  sorties  des  bâtimens,  les  mouvemens  des  escadres,  les  pro^ 
motions  dans  la  marine,  les  journaux  ont  un  correspondant  attitré  dans  les 
douze  ou  quinze  ports  principaux  d'Angleterre,  et  spécialement  à  Douvres,  à 
Southampton  et  à  Liverpool.  En  résumé,  on  ne  saurait  évaluer  à  moins  de 
150,000  francs  la  dépense  totale  des  correspondances;  ajoutez-y  230,000  francs 
pour  frais  d'impression  et  de  tirage,  et  de  230,000  à  300,000  francs  pour  la  ré- 
dacti(jn  proprement  dite,  et  vous  arriverez  au  chiffre  énorme  de  700,000  fr., 
indépendamment  du  droit  sur  le  papier,  du  timbre  et  du  droit  sur  les  an- 
nonces. 

En  présence  de  pareils  chiffres,  on  cesse  de  s'étonner  du  petit  nombre  des 
journaux  anglais.  La  nécessité  de  réunir  un  capital  de  plus  d'un  million  avant 
de  songer  à  la  imblication  d'un  seul  numéro,  la  perspective  de  voir  la  plus 
grande  partie  de  ce  capital  absorbée  en  quelques  mois  par  les  frais  de  premier 
établissement  et  les  dépenses  courantes,  la  difficulté  de  rassembler  un  per- 
sonnel qui  ne  soit  point  au-dessous  de  sa  tâche,  sont  autant  d'obsta(;les  de  na- 
ture à  arrêter  ceux  qui  voudraient  s'aventurer  dans  la  carrière  périlleuse  du 
journalisme.  On  peut  regarder  les  journaux  actuellement  existans  comme  en 
possession  d'un  véritable  monoi>ole,  jusqu'au  jour  où  la  suppression  du  timbre 
et  du  droit  sur  le  papier  viendra  modifier  cet  état  de  choses.  Aussi  est-ce  à 
peine  si,  depuis  le  commencement  du  siècle,  deux  ou  trois  tentatives  ont  été 
faites  pour  créer  des  journaux  politiques  nouveaux.  De  1823  à  1830,  on  vit  un 
journal,  fondé  dans  la  pensée  de  faire  concurrence  au  Times,  se  transformer 
plusieurs  fois  et  devenir  successivement  le  Jour  [the  Day),  le  Nouveau  Times, 
le  Journal  du  Matin,  sans  obtenir,  sous  aucun  de  ces  titres,  la  faveur  publique 
et  les  moyens  d'exister.  Vers  la,mcme  époque,  Murray,  le  célèbre  libraire,  qui 
était  en  relations  avec  tous  les  littérateurs  du  teirips,  crut  qu'avec  le  concours 


96  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  auteurs  les  plus  en  vogue  il  ne  pouvait  manquer  d'éclipser  tous  les  jour- 
naux :  il  fonda  à  grands  frais  leliepresentative,  qui  comptait  M.  Disraeli  parmi 
ses  actionnaires  et  sans  doute  parmi  ses  écrivains.  M.  Murray  abandonna  la 
partie  au  bout  de  quelques  mois,  après  avoir  perdu  près  de  400,000  francs. 
Quelques  années  plus  tard,  vers  1836,  des  écrivains  radicaux  essayèrent  de 
transformer  le  Public  Ledger  en  un  journal  politique  à  grand  format  auquel 
ils  donnèrent  le  nom  de  Constitutionnel.  Au  bout  de  quelques  mois,  il  fallut  re- 
noncer à  cette  tentative,  qui  coûta  130,000  francs  à  ses  auteurs.  Depuis  l'appa- 
rition du  Morning  Jdvertiser  en  1793,  un  seul  journal  a  su  triompher  de  tous 
les  obstacles  et  se  faire  une  place  dans  la  presse  :  c'est  le  Daily-Neivs,  qui 
date  de  1846,  et  qui  a  par  conséquent  six  années  d'existence. 

Plusieurs  des  écrivains  qui  ont  fondé  le  Daily  News  avaient  appartenu 
précédemment  au  Chronicle  :  ils  avaient  donc  la  pratique  du  métier,  et,  mal- 
gré quelques  erreurs  coûteuses,  ils  évitèrent  la  plupart  des  fautes  qui  font 
échouer  les  entreprises  nouvelles.  Le  Daily  News,  à  ses  débuts,  parut  sur 
huit  pages,  et  tout  à  fait  sur  le  même  pied  que  les  journaux  du  matin  :  seu- 
lement, comme  il  avait  besoin  de  se  faire  connaître  et  de  conquérir  la  popu- 
larité, il  déploya  une  grande  activité  et  fit  de  véritables  tours  de  force.  Ainsi, 
lors  de  la  fameuse  séance  dans  laquelle  sir  Robert  Peel  développa  son  plan 
financier  et  proposa  l'abolition  des  corn-laws,  le  ministre  ne  finit  de  parler 
qu'entre  deux  heures  et  demie  et  trois  heures  du  matin,  et  à  cinq  heures  le 
Daily  Neivs  se  vendait  dans  Londres ,  contenant  m  extenso  le  discours  du 
premier  ministre;  à  huit  heures,  il  arrivait  à  Bristol  et  à  Liverpool  par  des 
convois  spéciaux;  à  raidi,  il  était  en  Ecosse,  et  le  lendemain,  à  dix  heures  du 
matin,  il  arrivait  à  Paris  :  le  chemin  de  fer  du  Nord  ne  marchait  pas  encore. 
Une  pareille  célérité  dans  l'impression  et  la  distribution  d'un  journal  était 
encore  sans  exemple.  Au  bout  de  six  mois,  quand  le  Daily  News  eut  constaté 
sa  vitalité  et  montré  ce  qu'il  pouvait  faire,  il  se  réduisit  tout  d'un  coup  à 
quatre  pages  très-compactes,  et  il  se  vendit  deux  pence  et  demi  ou  cinq 
sous.  C'était  tout  ce  qu'il  en  coûtait  pour  lire  les  autres  journaux  dans  les 
cabinets  de  lecture  de  la  Cité.  Le  Daily  News  prétendait  donner  à  moitié  prix 
un  journal  complet  :  il  essayait  d'accomplir  en  Angleterre  la  révolution  qui 
s'était  opérée  dans  la  presse  française  douze  ans  auparavant.  Ce  dessein,  hau- 
tement avoué,  souleva  contre  le  nouveau  journal  une  véritable  tempête  qui 
servit  à  le  populariser.  Le  Tiines  entreprit  de  démontrer,  par  des  calculs,  que 
la  tentative  du  Daily  News  devait  conduire  promptement  ce  journal  à  la 
ruine.  Le  Daily  News  sembla  le  reconnaître  lui-même  lorsque ,  le  27  jan- 
vier 1847,  il  se  mit  à  trois  pence  ou  six  sous.  11  lutta  courageusement  à  ce  prix 
pendant  deux  ans,  et,  par  l'attrait  du  bon  marché,  il  arriva  à  avoir  un  moment 
jusqu'à  vingt-trois  mille  lecteurs  ;  mais  il  ne  put  se  soutenir  plus  longtemps, 
faute  d'une  clientèle  d'annonces  suffisante,  et  il  dut  renoncer  à  sa  tentative. 
Une  circonstance  qui  avait  servi  ses  débuts  contribua  à  sa  défaite.  Au  moment 
où  naissait  le  nouveau  journal,  une  lutte  acharnée  était  engagée  entre  le  Times 
et  le  Herald.  A  la  suite  d'explorations  laborieuses,  par  des  sacrifices  d'argent 
considérables  et  à  force  de  persévérance,  le  Times  avait  réussi  à  accomphr  ce 
que  le  gouvernement  anglais  n'avait  pu  faire  :  il  avait  organisé  un  service 
mensuel  de  dépèches  entre'l'hide  et  l'Angleterre  par  la  voie  de  Suez  et  d'A- 


LA   PRESSE   AU   DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  97 

lexandrie.  Pour  alléger  le  poids  d'une  dépense  qui  s'élevait  à  250,000  francs 
par  an,  le  Thnes  s'engagea  à  communiquer  ses  nouvelles  en  temps  utile  au 
Chronide  et  au  Post,k\di  condition  qu'ils  supporteraient  leur  quote-part  des 
frais.  Le  Herald  fut  exclu  de  cet  arrangement.  Le  propriétaire  du  Herald, 
homme  entreprenant  et  actif,  résolut  non-seulement  d'avoir  des  courriers 
comme  le  Times,  mais  même  de  gagner  de  vitesse  ses  rivaux.  Assuré  de  la  bien- 
veillance du  gouvernement  français,  il  organisa  de  Marseille  à  Boulogne  un 
service  de  relais  de  poste;  il  acheta  en  outre  à  la  compagnie  commerciale  de 
la  navigation  à  vapeur  le  meilleur  de  ses  bateaux  à  vapeur,  VOndine,  qui  eut 
ordre  de  stationner  dans  le  port  de  Boulogne,  de  sortir  en  rade  à  marée  basse 
et  de  chauffer  jour  et  nuit,  afin  d'être  toujours  prête  à  transporter  en  Angle- 
terre, contre  vent  et  marée,  les  dépêches  de  l'Inde  dix  minutes  après  leur  arri- 
vée à  Boulogne.  Grâce  à  ces  moyens  extraordinaires,  le  Herald  eut  plusieurs 
fois  la  bonne  fortune  de  devancer  le  Times  pour  les  nouvelles  de  l'Inde;  mais 
comme  une  seule  administration  ne  pouvait  supporter  de  si  lourdes  charges, 
il  avait  mis  le  Daily  Neios  de  moitié  dans  la  dépense.  Ce  fut  un  grand  avan- 
tage pour  le  nouveau  journal  de  trouver  une  organisation  toute  prête,  et  les 
victoires  du  Herald  lui  profitèrent  autant  qu'à  son  allié;  mais  le  Times,  qui 
avait  surtout  à  cœur  de  détruire  le  Daily  Neios,  comme  représentant  du  jour- 
nalisme à  bon  marché,  ouvrit  des  négociations  avec  le  Herald.  Un  jour,  le 
Daily  Netcs  reçut  les  éi)reuves  de  la  malle  de  l'Inde  trop  tard  pour  en  faire 
usage,  et  trouva  le  lendemain  dans  le  Times  et  le  Chronide  les  mêmes  nou- 
velles que  dans  son  associé.  Le  mois  suivant,  les  courriers  du  Times  ayant  eu 
l'avantage,  le  Times  communiqua  fraternellement  une  épreuve  au  Herald, 
et  le  Daily  News  parut  seul  sans  nouvelles  de  l'Inde.  La  défection  du  Herald 
était  manifeste;  elle  eut  pour  conséquence  une  rupture.  Le  Daily  Netos,  au 
lieu  de  lutter  à  deux  contre  trois,  se  trouvait  désormais  seul  contre  quatre. 
Dans  ces  conditions,  il  lui  fut  impossible  de  conserver  ses  prix  :  le  1"  février 
1849,  il  reprit  le  format  de  huit  pages  et  se  mit  à  dix  sous  comme  les  autres 
journaux.  Dès  lors,  la  coalition  qui  s'était  formée  contre  lui  n'avait  plus  d'ob- 
jet ;  ses  adversaires  lui  ouvrirent  leurs  rangs  et  cessèrent  une  guerre  onéreuse 
pour  tous.  Aucune  tentative  pour  fonder  un  journal  n'a  eu  lieu  depuis  le  Daily 
News.  L'année  dernière,  nous  avons  vu  annoncer  pendant  assez  longtemps 
un  journal  qui  devait  porter  le  nom  du  Politician;  mais  nous  ne  croyons  pas 
qu'un  seul  numéro  ait  paru. 

Non-seulement  le  nombre  des  journaux  ne  semble  pas  devoir  s'accroître  sous 
l'empire  de  la  législation  actuelle,  mais  on  peut  dire  qu'il  tend  plutôt  à  se  res- 
treindre. Si  après  l'abaissement  du  timbre,  en  1836,  tous  les  journaux  sans 
exception  ont  vu  le  cercle  de  leurs  lecteurs  s'étendre,  cette  augmentation  n'a 
pas  tardé  à  faire  place  à  un  mouvement  en  sens  contraire,  ainsi  que  cela  ré- 
sulte du  tableau  suivant,  qui  présente  le  nombre  des  feuilles  que  chacun  des 
journaux  quotidiens  de  Londres  a  fait  timbrer  de  1837  à  1850.  Ces  chiffres, 
puisés  aux  sources  officielles,  établissent  qu'à  partir  des  années  1843  ou  1844, 
tous  les  journaux,  à  deux  exceptions  près,  ont  vu  décroître  régulièrement  leur 
publicité.  h'Jdcertiser,  qui  n'a  point  perdu,  doit  ce  privilège  à  sa  position 
toute  spéciale,  qui  lui  ouvre  tous  les  restaurans  et  toutes  les  tavernes.  Quant 
au  Times,  il  a  vu  quadrupler  sa  clientèle. 

TOME  I.  7 


m 


BE^XE    DES    DEUX    MONDES. 


u 

SCN. 

>r. 

TIMES. 

ADVERTISER 

DAILY  KEWS 

UERALD. 

CHRONICLE. 

POST. 

GLOBE. 

TOTAL. 

< 

STA.NDARD. 

«837 

3,065,000 

1,380.000 



1,928,000 

1,940,000 

733,000 

2,988,000 

12,036,000 

1838 

3,065,000 

1,56,5,223 

— 

1,92.>,000 

2,730,000- 

873,000 

3,339,000 

13,519,220 

1839 

4,300,000 

1,533,000 

— 

1,820,000 

2,028,0(10 

1,006,000 

3,161,000 

13,8.30,000 

1840 

5,060,000 

1,5,30,0(10 

— 

1 ,956,000 

2,073,  .500 

1,1-25,000 

3,318,800 

1.5,084,.500 

1841 

5.650,000 

1,470,000 

— 

1,630,000 

2,079,000 

1,163,210 

3,319,000 

1.5,313,210 

1812 

6,303.000 

1,445,000 

— 

1,. 559, 500 

1,918,300 

1,193,025 

3,27i,0.30 

15,697,075 

1843 

«,230,000 

1,. 334, 000 

— 

1,.>1 6,000 

1.784,000 

1,900,000 

2,966,123 

15,9.jO,000 

1844 

6,9(0,000 

1,413,000 

— 

1, 608,07  (K 

1,6-28,000 

1,002,000 

2,610,000 

1.3,163,070 

1845 

8,100,000 

1,440,000 

— 

2,018,023 

1,554,000 

1,200,  .300 

2,796,500 

16,709,025 

1846 

8,9.50,000 

1,480,000 

3,320,500 

1,752,.30O 

1 ,336,000 

1,4  30,. 500 

2,648.000 

21,067,500 

1847 

9,203,230 

1 ,300,000 

3,477,000     1,510,00(J 

1 ,233,000 

990,100 

2,2.58,.5(!0 

20,173,830 

1848 

11,025,000 

1,338,000 

3,530,638     1,3:  5,000 

1,1.Ï0,3()4 

96.'<,.500 

2,265.812 

21,809,234 

•1849 

11, ,301», 000 

1,. 5-28, 200 

1,375,000     1,147,000         937,.500 

903,000 

2,042,000 

19.234,700 

1830 

11,900,000 

1,349,843 

1,132,000  1  1,139,000 

912,347 

828,000 

1,911,300 

19,391,843 

Ce  tableau  prouve  irrécusablement  deux  faits  :  le  premier,  c'est  que  les 
feuilles  annuellement  envoyées  au  timbre  se  sont  élevées  de  douze  millions  à 
dix-neuf,  et  que  la  publicité  générale  s'est  par  conséquent  accrue  de  SO  pour 
iOO;  le  second,  c'est  que  le  nombre  total  des  lecteuï-s  ayant  augmenté,  et  tous 
les  journaux,  sauf  un  seul,  ayant  perdu  des  leurs,  le  journal  favorisé  a  dû 
bénéficier  non-seulement  de  l'accroissement  régulier  des  lecteurs,  mais  aussi 
de  tout  ce  que  ses  confrères  ont  perdu.  On  peut  donc  dire  que  le  Times, 
qui  a  déjà  la  plus  grosse  part  des  annonces,  tend  à  absorber  graduellement 
toute  la  masse  abonnable,  et  prévoir  qu'il  demeurera  seul  le  jour  où  ses  em- 
piétemens  ne  laisseront  plus  aux  autres  journaux  qu'une  clientèle  insuffi- 
sante à  cou\Tir  leurs  frais.  Cette  hypothèse  serait  déjà  un  fait,  si  les  journaux 
anglais  ne  pouvaient  compter  que  sur  la  vente  de  leurs  numéros,  et  si  les  an- 
nonces ne  leur  donnaient  les  moyens  d'exister.  Aussi  le  principal  sujet  d'a- 
larme des  concurrens  du  Times  est-il  moins  la  diminution  du  nombre  de 
leurs  lecteurs  que  le  dépérissement  de  leurs  annonces.  11  suffit  de  feuilleter  la 
collection  d'un  journal  anglais  pour  se  convaincre  que  l'espace  occupé  par  les 
annonces  est  moindre  que  par  le  passé.  On  peut  tirer  encore  de  tous  ces  faits 
cette  conclusion,  bonne  à  méditer  pour  les  législateurs  et  les  écrivains,  que 
partout  où  des  taxes  comme  l'impôt  sur  les  annonces  et  le  timbre  rendent  la 
publicité  coûteuse,  les  annonces,  et  avec  elles  les  recettes,  les  moyens  d'amélio- 
ration, la  possibihté  des  sacrifices,  vont  où  se  trouve  la  pubhcité  la  plus  grande, 
que  par  contre-coup  les  abonnés  prennent  le  même  chemin  que  les  annonces, 
et  qu'il  en  résulte,  au  profit  du  journal  dominant,  un  monopole  que  chaque 
jour  fortifid.  Supposez  le  droit  sur  les  annonces  établi  en  France,  ce  qui  arrive 
en  Angleterre  au  Times  serait,  entre  des  mains  habiles,  arrivé  soit  au  Consti- 
tutionnel, soit  au  Siècle. 

Il  importe  d'ajouter  que  le  timbre  met  obstacle  aux  envahissemens  du  Times 
en  rendant  onéreux  pour  ce  journal  l'excès  de  la  prospérité.  Pour  suffire  aux 
annonces  qui  affluent  de  toutes  parts,  le  Times  s'est  mis  à  publier  régulière- 
ment des  supplémens,  de  quatre  et  même  de  huit  pages,  entièrement  remplis 
d'annonces;  mais  ces  supplémens  sont  assujettis  au  timbre  comme  le  journal 
lui-même  :  il  en  résulte  que  la  dépense  croit  avec  le  nombre  des  exemplaires  ; 
au  delà  d'un  certain  chiffre,  les  frais  croissans  de  papier,  de  tirage  et  de  timbre 


LA    PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  99 

dépassent  le  produit  des  annonces,  qui  demeure  invariable,  et  les  supplémens 
cessent  de  donner  des  bénéfices  et  donnent  même  de  la  perte.  Le  Thnes  en  est 
là  depuis  qu'il  a  plus  de  35,000  abonnés.  Pour  ne  pas  décourager  sa  clientèle 
d'annonces  et  ne  pas  la  faire  refluer  vers  les  autres  journaux,  il  n'a  pas  voulu 
renoncer  à  ses  supplémens;  mais  il  s'est  astreint  à  n'en  pu])lier  que  trois  fois 
par  semaine.  Ces  supplémens  qui,  tirés  à  10,000  exemplaires,  représenteraient 
un  revenu  énorme,  coûtent  au  journal  plus  qu'ils  ne  lui  rapportent. 

Les  journaux  du  soir  sont  dans  des  conditions  toutes  différentes  de  celles  des 
journaux  du  matin.  Les  plus  importans  sont  le  Globe,  le  Stin  et  \e  Standard. 
Le  Globe  date  de  1811;  il  fut  fondé  en  même  temps  qu'un  journal  du  matin 
intitulé  tke  British  Press,  et  par  les  mêmes  personnes,  qui  voulaient  faire  à 
la  fois  concurrence  au  Morning  Post  et  au  Courrier.  Le  journal  du  matin  ne 
tarda  pas  à  périr;  le  Globe  fut  sauvé  par  l'habileté  et  l'activité  de  son  rédac- 
teur en  chef,  George  Lane,  et  la  persévérance  de  son  principal  propriétaire, 
M.  Thomas  Chapman.  En  1824,  le  Globe  s'unit  à  un  autre  journal  du  soir,  le 
Traveller,  dont  le  nom  est  encore  joint  au  sien  comme  sous-titre,  et  dans  les 
quatre  années  qui  suivirent,  il  absorba  successivement  cinq  autres  journaux 
du  soir,  le  Statesman,  le  True  Briton,  VEvening  Chronide,  la  Nation  et  Y  Ar- 
gus, dont  quelques-uns  n'ont  eu  que  quelques  mois  d'existence.  Depuis  que  le 
Chronide  a  changé  de  mains,  le  Globe  est  le  seul  représentant  du  parti  whig 
dans  la  presse;  -il  est  l'organe  reconnu  de  lord  John  Russell  et  de  lord  Grey. 
Le  Sun,  qui  date  de  1792,  a  langui  longtemps;  de  1828  à  1830,  il  dépensa 
400,000  francs  en  améliorations  et  s'acquit  bientôt  une  grande  réputation  pour 
l'abondance,  la  variété  et  la  promptitude  de  ses  nouvelles.  Aujourd'hui  en- 
core, c'est  le  journal  le  mieux  renseigné  pour  les  courses  :  il  donne  chaque 
jour  avec  une  merveilleuse  exactitude  la  liste  des  chevaux  engagés,  les  prévi- 
sions des  connaisseurs  et  l'état  des  paris,  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  cote  de 
la  bourse  hippique.  En  politique,  le  Sun  soutient  les  opinions  radicales  ex- 
trêmes; il  touche  même  par  certains  côtés  aux  écoles  socialistes.  En  religion, 
il  est  partisan  du  système  volontaire;  il  est  par  conséquent  l'adversaire  de  toute 
subvention  au  clergé,  de  tout  lien  matériel  entre  l'église  et  l'état.  En  économie 
politique,  il  est  l'organe  de  l'école  qui  s'intitule  anti-bullionisfe,  qui  poursuit 
l'abolition  de  la  monnaie  métallique  et  l'emploi  exclusif  du  papier-monnaie. 
Le  mieux  fait  et  le  plus  intéressant  des  journaux  du  soir,  celui  dont  la  rédac- 
tion est  la  plus  littéraire,  est  le  Standard,  fondé  en  1827  pour  combattre  l'é- 
mancipation des  catholiques  et  la  réforme  électorale.  Il  est  encore  dirigé, 
comme  au  premier  jour,  par  un  écrivain  à  idées  très-arrêtées,  mais  d'un  re- 
marquable talent,  le  docteur  Giffbrd.  Les  journaux  du  soir  ont  à  supporter 
beaucoup  moins  de  frais  que  les  journaux  du  matin ,  parce  qu'ils  sont  néces- 
sairement primés  par  ceux-ci  pour  une  grande  partie  des  nouvelles.  Les  réu- 
nions électorales,  les  banquets  politiques,  ayant  lieu  dans  la  seconde  partie  de 
la  journée,  les  feuilles  du  soir  se  bornent  à  résumer  le  lendemain  les  comptes- 
rendus  que  les  journaux  du  matin  se  sont  procurés  dans  la  nuit  par  l'emploi 
de  rédacteurs  et  de  courriers  spéciaux.  Il  en  est  de  même  pour  les  séances  de 
nuit,  pour  les  nouvelles  de  l'Inde  et  du  continent.  Les  journaux  du  soir  n'ont 
donc  besoin  que  d'un  petit  nombre  de  sténographes,  et  ils  n'ont  point  cette 
armée  de  correspondans  qui  surcharge  le  budget  des  journaux  du  matin.  Il 


100  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

leur  suffit  d'avoir  un  ou  deux  correspoudans  en  Irlande,  et  d'eûtretenir  un 
agent  dans  chacun  des  ports  qui  sont  le  point  d'arrivée  des  malles,  et  spéciale- 
ment à  Liverpool  et  à  Southampton.  Cet  agent  n'attend  pas  qu'une  malle  entre 
dans  le  port;  dès  qu'elle  est  signalée  à  l'aide  de  puissans  télescopes,  il  va  au- 
devant  d'elle  en  rade,  se  fait  remettre  les  lettres  et  journaux  à  son  adresse,  les 
jiarcourt  chemin  faisant,  et,  en  abordant  au  port,  il  expédie  à  Londres  par  le 
télégraphe  électrique  un  sommaire  des  nouvelles  apportées  de  la  Péninsule, 
des  États-Unis,  du  Brésil  ou  des  colonies.  Souvent,  avant  que  les  passagers  aient 
pu  débarquer,  les  nouvelles  venues  avec  eux  sont  imprimées  et  criées  dans 
les  rues  de  Londres,  et  commentées  à  la  Bourse,  Quand  le  général  Parédès, 
chassé  du  Mexique,  se  rendit  en  Angleterre,  il  prit  passage  incognito  sur 
la  malle  des  Antilles  qui  aborde  à  Southampton.  L'état  de  la  marée  n'étant 
pas  favorable,  la  malle  dut  attendre  quelques  heures  avant  d'entrer  dans  les 
docks  et  de  débarquer  ses  i)assagers.  Parédès  croyait  que  son  incognito  n'a- 
vait pas  été  pénétré;  quel  ne  fut  pas  son  étonuement  en  mettant  pied  à  terre 
d'entendre  les  vendeurs  de  journaux  crier  à  l'envi  :  «  Les  nouvelles  impor- 
tantes du  Mexique!  L'arrivée  de  Parédès  à  Southampton  !  »  Pendant  que  la 
malle  remontait  la  Soient,  les  nouvelles  qu'elle  apportait  avaient  eu  le  temps 
d'aller  à  Londres,  d'y  être  imprimées  et  de  revenir  à  Southampton.  Ce  som- 
maire des  nouvelles,  dont  le  détail  sera  dans  les  journaux  du  lendemain,  et  les 
dépêches  électriques  expédiées  le  matin  de  Paris  après  l'apparition  du  Moni- 
teur,  de  Bruxelles  après  l'arrivée  de  la  poste  de  Berlin,  constituent  aux  yeux 
des  hommes  d'affaires  et  des  spéculateurs  l'intérêt  des  journaux  du  soir.  Pen- 
dant la  durée  des  sessions,  on  cherche  en  outre  dans,  ces  journaux  la  pre- 
mière partie  des  séances  de  la  chambre  des  communes  qui  commencent  à 
midi;  et  le  Sun,  grâce  à  l'habileté  de  ses  sténographes  et  à  la  célérité  de  ses 
compositeurs,  s'est  acquis  une  incontestable  supériorité  sur  ses  rivaux  :  il  par- 
vient à  donner  les  débats  parlementaires  presque  jusqu'à  l'heure  de  la  poste; 
il  ne  s'écoule  pas  vingt  minutes  entre  le  moment  où  le  dernier  sténographe 
quitte  la  plume  et  celui  où  le  journal  tout  imprimé  part  pour  la  province. 
Dans  sa  troisième  édition  qui  paraît  à  dix  heures  du  soir,  il  donne  les  débats 
jusqu'à  neuf  heures  et  demie.  Mais  l'apogée  des  journaux  du  soir,  ce  sont  les 
temps  de  crise  ministérielle  où  ils  font  des  éditions  d'heure  en  heure  pour  en- 
registrer les  allées  et  venues  des  hommes  politiques. 

Les  emprunts  perpétuels  que  les  journaux  du  soir  sont  dans  la  nécessité  de 
faire  à  leurs  confrères  du  matin  devaient  naturellement  suggérer  l'idée  d'une 
combinaison  qui  rattacherait  l'une  à  l'autre  une  feuille  du  matin  et  une 
feuille  du  soir.  Nous  avons  dit  que  le  Standard  appartient  au  même  proprié- 
taire que  le  Herald,  et  cette  union,  qui  d'un  concurrent  fait  un  auxiliaire, 
n'est  peut-être  pas  étrangère  à  la  supériorité  du  Standard.  La  réunion  de  deux 
états-majors  en  un  doit  entraîner  .une  économie  considérable  dans  les  frais 
généraux,  et  les  propriétaires  peuvent  utiliser  pour  le  journal  du  soir  les  nou- 
velles dont  ils  n'ont  pu  faire  usage  le  matin,  et  qui  risquent  d'être  défraîchies. 
Ces  avantages  sont  si  bien  appréciés,  que  le  Globe  et  le  Sun  sont  les  seuls  jour- 
naux du  soir  qui  soient  complètement  indépendans.  L'Express,  fondé  en  18  i(i, 
est  vis-à-vis  du  Daily  News  dans  la  même  situation  que  le  Standard  vis-à-vis 
du  Herald.  Le  Times  est  propriétaire  de  VEvening  Mail,  qui  se  pubhe  de  deux 


LA   PRESSE   AU   DIX-NEUVIÈME   SIÈCLE.  101 

jours  l'un,  et  qui  n'est  que  la  réimi)ression,  moins  les  annonces,  des  deux  n  -cy 
méros  du  Times,  auxquels  il  correspond.  C'est  une  combinaison  imaginée  en 
faveur  des  petites  bourses  qui  ne  peuvent  faire  la  dépense  d'un  journal  quo- 
tidien. Dans  le  même  but  le  Herald,  outre  le  Standard,  possède  encore  le 
Saint-James  Chronide,  avec  lequel  s'est  fondu  le  General  Evening  Post,  et 
qui  no  paraît  également  que  trois  fois  par  semaine.  Le  Chronide  a  publié 
longtemps  un  journal  quotidien  du  soir  qui  portait  son  nom  :  après  une  in- 
terruption de  deux  ou  trois  ans,  il  a  fondé,  sous  le  nom  d: Evening  Journal, 
une  feuille  du  soir  qui  paraît  de  deux  jours  l'un,  et  qui  n'est  chaque  fois  que 
la  reproduction  des  deux  numéros  précédens  du  Chronide.  Le  prernier  nu- 
méro de  Y  Evening  Journal  a  été  publié  le  6  octobre  1851. 

Les  annonces  des  journaux  du  soir  sont  généralement  peu  nombreuses;  elles 
peuvent  se  décomposer  ainsi  :  quelques  ventes  immobilières,  les  livres  nou- 
veaux, et  spécialement  les  romans,  les  revues  et  les  brochures  politiques,  les 
annonces  des  gens  qui  en  mettent  partout,  débitans  de  pilules  ou  de  remèdes 
secrets,  montreurs  de  curiosités,  marchands  d'objets  confectionnés.  Ce  petit 
nombre  d'annonces  permet  aux  journaux  du  soir  de  ne  paraître  que  sur 
quatre  pages  au  lieu  de  huit,  et  leur  format,  en  exceptant  celui  du  Sun,  est 
un  peu  inférieur  à  celui  des  grands  journaux  français.  La  distribution  des 
matières  est  à  peu  près  la  même  que  dans  les  journaux  du  matin.  La  pre- 
mière page  est  consacrée  partie  aux  annonces,  partie  à  la  reproduction  des  ar- 
ticles principaux  des  journaux  du  matin  ou  à  l'analyse  de  leurs  correspon- 
dances. Les  articles  politiques,  les  nouvelles  du  jour,  la  bourse,  les  nouvelles 
d'Irlande  ou  du  continent,  remphssent  la  seconde  page.  La  troisième  et  la 
quatrième  sont  dévolues  aux  débats  du  parlement  ou,  en  l'absence  des  cham- 
bres, aux  comptes-rendus  des  réunions  politiques.  Les  courses,  les  régates,  les 
tribunaux  occupent  l'espace  qui  demeure  libre.  Le  mode  de  publication  de  ces 
journaux  nécessite  une  extrême  rapidité  dans  la  mise  en  pages  :  aussi  chaque 
matière  commence-t-elle  en  haut  d'une  colonne,  et,  quand  elle  ne  suffit  pas 
à  remplir  la  colonne,  le  vide  qui  reste  est  comblé  avec  des  historiettes,  des 
citations  de  liwes,  des  sentences  morales  composées  d'avance  à  cet  effet.  Les 
journaux  du  matin  ont  également  recours  à  ce  procédé  quand  les  séances  de 
la  chambre  des  communes,  en  se  prolongeant  dans  la  nuit,  leur  font  craindre 
de  manquer  les  convois  du  matin. 

Avant  de  parler  des  recettes  des  journaux  anglais,  citons  encore  quelques 
chiffres  qui  donneront  une  idée  des  dépenses  que  ces  recettes  doivent  couvrir. 
Le  Times  a  paru  le  26  mai  1851  avec  un  supplément;  ce  jour-là  il  a  versé  au 
trésor  public  6,100  francs  pour  timbre,  1,600  francs  pour  droit  sur  le  papier, 
et  2,200  francs  pour  droit  sur  les  annonces,  en  tout  9,900  francs.  En  1850, 
le  même  journal  a  acquitté  400,000  francs  pour  droit  sur  le  papier,  500,000  fr. 
pour  droit  sur  les  annonces,  et  1,670,000  francs  pour  timbre,  en  tout  2  mil- 
lions 570,000  francs,  soit  en  moyenne  8,210  francs  par  jour  de  pubhcation. 
Quelles  recettes  ne  faut-il  pas  à  un  journal  pour  supporter  des  charges  sem- 
blables! Mais  le  jour  où  le  Times  acquittait  2,000  francs  de  droit  d'annonces, 
il  contenait  de  douze  à  treize  cents  annonces  distinctes,  et  le  supplément  seul 
représentait  une  recette  de  6,750  francs.  Tous  les  journaux  de  la  Grande-Bre- 
tagne, pris  ensemble,  publient  annuellement  un  peu  plus  de  deux  millions 


102  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

(l'annonces  ou  advertisements.  C'est  un  chiffre  considérable  et  fort  supérieur 
au  nombre  des  annonces  françaises,  mais  ce  n'est  guère  que  le  cinquième  des 
annonces  publiées  aux  États-Unis,  et  qu'on  ne  saurait  évaluer  à  moins  de  dix 
millions  par  an.  Sur  ces  deux  millions  d'annonces,  la  presse  de  Londres  peut 
en  revendiquer  900,000,  dont  le  tiers  à  peu  près  appartient  au  Thnes.  En  effet, 
le  droit  attribué  au  trésor  étant  de  1  franc  80  centimes,  les  300,000  fr.  payés 
par  le  Times  en  1830  représentent,  en  nombres  ronds,  273,000  annonces,  et  à 
ne  prendre  que  10  francs  pour  prix  moyen  de  chacune,  on  trouve  encore  que 
les  recettes  du  Thnes,  de  ce  seul  chapitre,  ont  dû  s'élever  à  près  de  3  millions. 
L'année  1843,  tous  frais  payés,  y  compris  l'intérêt  du  capital,  a  donné  au 
Times  730,000  francs  de  bénéiices  nets;  nous  avons  expliqué  pourquoi  ces  bé- 
néfices ont  dû  diminuer  plutôt  que  s'accroître  avec  le  développement  exces- 
sif qu'a  pris  la  circulation  de  ce  journal. 

La  vente  des  exemiilaires  est  la  seconde  source  du  revenu  des  journaux. 
Nous  disons  la  vente,  parce  que  l'abonnement  n'est  point  entré  dans  les  ha- 
bitudes anglaises.  C'est  une  dernière  trace  de  la  condition  première  des  jour- 
naux, qui  étaient  faits  pour  être  criés  et  vendus  dans  la  rue.  Plus  d'un  An- 
glais répugne  à  l'idée  de  s'astreindre  à  recevoir  toujours  le  même  journal,  et 
à  s'interdire  de  jjrendre  au  jour  le  jour  la  feuille  qui  se  trouvera  la  mieux 
renseignée  ou  la  plus  intéressante.  Joignez-y  l'instabilité  d'une  partie  de  la 
population,  sans  cesse  en  voyage,  et  que  le  journal  ne  peut  suivre  dans  toutes 
ses  pérégrinations.  En  France,  les  abonnés  sont  servis  directement  par  l'ad- 
ministration de  chaque  journal  ;  en  Angleterre,  le  public  est  obligé  de  s'a- 
dresser à  un  intermédiaire,  le  courtier  ou  vendeur  de  nouvelles  [netvs  vendor). 
Le  Daily  Neivs,  à  sa  naissance,  a  essayé  d'introduire  le  système  de  l'abonne- 
ment, en  accordant  aux  personnes  qui  s'adressaient  directement  au  journal 
une  légère  remise  ;  mais  cette  tentative  n'a  point  eu  de  résultat  assez  satisfai- 
sant pour  engager  à  y  persévérer.  Chaque  administration  renvoie  à  quelqu'un 
des  courtiers  toutes  les  demandes  qui  lui  arrivent  directement.  Ce  système  a 
ses  avantages  et  ses  inconvéniens.  Le  public,  habitué  à  ne  traiter  qu'avec  les 
courtiers,  peut  subir  dans  une  certaine  mesure  leur  influence,  et  le  journal 
peut  être  rendu  responsable  d'exigences,  d'irrégularités  ou  d'exactions  qui  ne 
sont  pas  de  son  fait.  En  outre,  le  journal  ne  connaît  jamais  le  chiffre  exact 
de  sa  clientèle,  et  ne  peut  asseoir  sur  elle  des  calculs  certains.  11  vit  un  peu 
au  jour  le  jour,  exposé  à  tirer  un  trop  grand  nombre  d'exemplaires  et  à  perdre 
timbre  et  papier,  ou  à  ne  faire  qu'un  tirage  insuffisant  un  jour  où  la  vente 
dans  les  rues  et  aux  stations  des  chemins  de  fer  aura  pris  un  développement 
inaccoutumé;  mais  d'un  autre  côté  l'interve  .tion  des  courtiers  dispense  les 
journaux  de  frais  de  bureaux  onéreux,  simplifie  considérablement  leur  comp- 
tabilité, et  les  garantit  contre  les  non-valeurs.  L'abonnement,  qui,  en  France, 
se  paie  d'avance,  ne  s'acquitte  en  Angleterre  qu'à  l'expiration  du  trimestre, 
et  le  courtier  est  responsable  vis-à-vis  du  journal,  avec  lequel  il  règle  d'ail- 
leurs chaque  jour  ou  plutôt  chaque  semaine.  Les  maîtres  de  postes  faisaient 
autrefois  l'office  de  courtiers,  et  la  législation  leur  assurait  même  certains 
privilèges  :  leurs  journaux  étaient  reçus,  par  exemple,  jusqu'à  la  limite  du  dé- 
part. Les  chemins  de  fer  ont  mis  toute  cette  industrie  de  la  commission  entre 
les  mains  d'un  certain  nombre  de  maisons  dont  quelques-unes  sont  fort  con- 


LA   PKESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  103 

sidérables,  et  placent  annuellement  jusqu'à  cent  millions  de  journaux,  de 
revues  et  de  brochures.  Ces  maisons  se  chargent  de  distribuer  les  journaux 
dans  Londres,  elles  les  font  vendre  au  besoin  dans  la  rue,  elles  les  expédient 
en  province.  Le  timbre  de  dix  centimes  qui  frappe  les  journaux  anglais  sert 
.en  même  temps  de  droit  de  poste  :  il  leur  donne  le  droit  de  circuler  gratis. 
Cependant  le  transport  par  la  poste  est  l'exception  au  heu  d'être  la  règle,  l'ad- 
ministration des  postes  ayant  eu  l'habileté  de  ne  point  contraindre  le  public  à 
l'employer.  Comme  la  poste  n'apporterait  les'  journaux  du  matin  que  dans  la 
•soirée  à  Liverpool,  à  Manchester,  à  Birmingham,  où  les  négocians  tiennent 
beaucoup  à  les  recevoir  avant  déjeuner,  les  maisons  de  commission  expédient 
les  journaux  par  les  convois  du  matin,  et  les  font  distribuer  à  domicile  par 
leurs  employés.  Le  chemin  de  fer  transporte  de  Londres  à  Manchester  pour 
2  shilhugs  (2  francs  50  centimes)  cent  livres  pesant,  qui  représentent  dix- 
sept  cents  numéros  des  feuilles  hebdomadaires  et  cinq  cents  numéros  du  Ti- 
mes; les  courtiers  peuvent  donc  prendre  le  transport  et  la  distribution  à  leur 
charge,  sans  être  obligés  d'augmenter  considérablement  le  prix  de  l'abonrie- 
ment.  Dans  les  petites  villes,  où  le  nombre  des  personnes  qui  prennent  des 
journaux  est  moins  grand,  il  n'en  est  plus  ainsi,  et  les  courtiers  sont  souvent 
obUgés  d'ajouter  un  penny  ou  dix  centimes  au  prix  de  chaque  numéro,  ce  qui 
élève  l'abonnement  d'mi  sixième. 

.  Le  Times  possède  un  brevet  d'imprimeur,  et  il  cède  aux  courtiers  au  prix 
uniforme  de  40  centimes  ses  numéros,  qui  sont  cotés  à  50.  Les  autres  journaux 
sont  imprimés  et  publiés  sous  la  responsabilité  d'un  imprimeur  patenté  qui 
prend  le  nom  de  piiblîsher,  ou,  comme  nous  dirions  en  français,  d'éditeur  ou 
de  gérant  du  journal.  Le  publîsher  n'a  d'autres  fonctions  que  d'être  respon- 
sable aux  yeux  de  la  loi,  de  compte  à  demi  avec  Veditor  ou  rédacteur  en  chef. 
.Outre  la  location  de  son  brevet,  il  trouve  la  rémunération  du  risque  qu'il 
court  dans  une  retenue  sur  la  remise  faite  aux  courtiers,  qui  ne  traitent  qu'a- 
vec lui.  Le  journal  passe  au  puhlisher  chaque  quire  ou  rouleau  de  vingt-sept 
■exemplaires  aux  trois  quarts  du  prix  fort  de  50  centimes.  Le  publîsher  gagne 
donc  un  quart  sur  chaque  numéro  vendu  isolément  dans  les  bureaux  du 
ournal,  il  gagne  un  exemplaire  par  qicire  sur  les  numéros  vendus  aux  librai- 
res, aux  papetiers,  aux  petits  courtiers  qui  en  prennent  moins  de  vingt-sept 
et  auxquels  il  ne  fait  pas  la  remise  entière;  enfin  il  prélève  une  légère  rete- 
nue sur  les  grands  courtiers  qui  prennent  plusieurs  rouleaux.  Ceux-ci  lui 
font  à  leur  tour  une  remise  sur  les  demandes  d'abonnement  qui  arrivent  di- 
rectement à  l'administration  et  qu'il  leur  renvoie.  En  somme,  chaque  numéro 
€St  passé  au  publîsher  à  raison  de  3  pence  trois  quarts,  il  est  cédé  aux  cour- 
tiers aux  environs  de  4  pence,  et  il  est  vendu  5  pence  au  public.  La  remise 
de  20  à  25  pour  100  faite  aux  courtiers  ne  paraîtra  pas  trop  considérable,  si 
l'on  songe  que  ceux-ci  prennent  à  leur  charge  toutes  les  non-valeurs,  qu'ils 
font  l'avance  de  toutes  les  sommes  représentées  par  la  vente  des  numéros, 
puisqu'ils  ne  rentrent  dans  leurs  fonds  qu'à  la  fin  du  trimestre;  qu'en  outre 
ils  sont  obligés  de  faire  prendre  à  leurs  frais  le  journal  aux  bureaux ,  de  le 
plier,  de  le  mettre  sous  bande,  de  faire  écrire  ou  imprimer  l'adresse  que  porte 
la  bande,  et  de  faire  transporter  le  journal  ainsi  préparé  à  la  poste  ou  au 
€hemin  de  fer. 


104  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Voici,  du  reste,  comment  se  décompose  le  prix  d'un  journal  anglais. — Avant 
la  diminution  du  timbre,  le  prix  était  pour  le  public  de  7  pence  ou  70  cen- 
times. Le  timbre,  fixé  nominalement  à  40  centimes,  n'en  représentait  en  réa- 
lité que  32  à  cause  de  la  remise  de  20  pour  100  qu'accordait  le  trésor;  le  pa- 
pier, à  raison  de  70  shillings  les  mille  feuilles,  revenait  à  8  centimes  la  feuille, 
en  tout  40  centimes.  Le  rouleau  était  vendu  aux  courtiers  13  shillings  ou 
53  centimes  l'exemplaire,  il  restait  donc  i  3  centimes  par  numéro  pour  cou- 
vrir l'intérêt  du  capital  engagé  et  toutes  les  dépenses  du  journal.  La  loi  de 
1836  abaissa  le  timbre  de  4  pence  à  un,  mais  en  supprimant  toute  remise. 
On  ne  tarda  point  à  essayer  d'étabhr  des  journaux  à  3  pence  ou  trente  cen- 
times. De  ces  30  centimes,  si  on  déduit  10  centimes  de  timbre,  10  centimes 
de  papier  à  cause  de  la  dimension  plus  grande  des  journaux  et  de  la  rapidité 
du  tirage,  qui  exige  l'emploi  d'un  papier  solide  et  fortement  collé,  enfin 
8  centimes  pour  la  remise  des  courtiers,  on  voit  qu'il  reste  2  centimes  par 
numéro  pour  couvrir  des  dépenses  que  nous  avons  évaluées  à  700,000  francs 
pour  un  journal  établi.  A  un  million  de  feuilles  par  an,  cela  ne  donnerait  que 
20,000  francs,  et  nous  avons  vu  que  la  plupart  des  journaux  ne  vendaient 
pas  même  un  million  de  feuilles  dans  une  année.  Un  journal  est  donc  im- 
possible, soit  à  3  pence,  soit  même  à  4.  Au  prix  actuel  de  5  pence,  la  vente 
d'un  million  d'exemplaires  ne  produit  encore  que  120,000  francs  à  un  journal, 
et  l'oblige  à  demander  600,000  francs  aux  annonces  pour  aligner  les  recettes 
et  les  dépenses. 

Nous  avions  besoin  d'entrer  dans  ce  détail  pour  faire  comprendre  pourquoi 
dans  un  pays  où  la  presse,  est  libre  et  honorée,  où  le  besoin  de  s'occuper  des 
affaires  publiques  est  universel,  où  l'agitation  politique  est  dans  les  mœurs, 
les  journaux  ont  une  clientèle  très-restreinte.  Un  journal  ne  peut  se  donner, 
nous  venons  de  le  démontrer,  à  moins  de  30  centimes  le  numéro.  A  ce  prix, 
l'abonnement  d'un  an  revient  à  136  francs  à  Londres  et  à  170  en  province  : 
or  il  a  été  dit  dans  l'enquête  parlementaire  dé  1831  qu'il  n'y  avait  pas  en 
Angleterre  une  personne  sur  mille  en  état  de  s'imposer  une  pareille  dépense. 
C'est  donc  merveille  que  les  journaux  quotidiens  de  Londres,  les  seuls  quoti- 
diens de  la  Grande-Bretagne,  soient  arrivés  à  publier  entre  eux  tous  60,000  nu- 
méros par  jour,  ce  qui  donne  un  abonné  par  300  âmes  sur  toute  la  population 
des  îles  britanniques.  On  peut  évaluer  à  38,000  la  part  du  Times,  à  12,000 
celle  des  autres  feuilles  du  matin,  et  à  10,000  celle  des  feuilles  du  soir.  Ces 
chiffres  ne  sont  point  à  comparer  au  tirage  des  feuilles  importantes  de  New- 
York  ou  de  Paris.  Les  journaux  quotidiens  distribuent  dans  Londres  les  deux 
tiers  ou  même  les  trois  quarts  de  leurs  exemplaires.  Ce  fait  s'explique  par  le 
nombre  des  établissemens  publics,  hôtels,  restaurans,  cafés,  cabinets  de  lec- 
ture, clubs,  qui  sont  dans  l'obligation  de  recevoir  des  journaux;  mais  la  pres- 
que totalité  de  ces  exemplaires  part  le  soir  pour  la  province.  Un  nombre  très- 
considérable  de  personnes  ne  reçoit  les  journaux  de  Londres  que  de  seconde, 
de  troisième  et  même  de  quatrième  main.  Quarante-huit  heures  après  sa  pu- 
blication, le  Times  se  place  encore  à  raison  de  10  centimes  le  numéro.  L'im- 
possibilité de  se  procurer  à  prix  réduit  une  feuille  de  Londres  peut  seule 
déterminer  les  gens  à  s'abonner  aux  journaux  reproducteurs.  Après  avoir 
passé  de  main  en  main,  et  circulé  de  Londres  à  la  petite  ville  et  de  celle-ci  au 


LA   PRESSE    AU    DIX-NEUVIÈME    SIÈCLE.  105 

village,  les  journaux  ne  sont  pas  encore  au  terme  de  leurs  pérégrinations. 
Comme  la  législation  accorde  la  transmission  gratuite  aux  colonies  des  feuilles 
timbrées  qui  n'ont  pas  plus  de  huit  jours  de  date,  les  courtiers  reprennent  ou 
rachètent  ces  journaux  fatigués  pour  les  expédier  au  Canada,  aux  Antilles 
ou  en  Australie,  où  s'achève  leur  destinée. 

Les  journaux  anglais ,  par  cette  voie  lente  et  détournée,  pénètrent  dans 
toutes  les  classes  et  arrivent  à  la  portée  de  toutes  les  bourses  :  il  ne  faudrait 
donc  pas  calculer  le  nombre  de  leurs  lecteurs  par  le  nombre  de  leurs  souscrip- 
teurs cUrects.  On  doit  reconnaître  cependant  qu'à  l'inverse  de  tout  ce  qui  a 
lieu  dans  les  autres  pays,  la  grande  publicité  n'appartient  pas  en  Angleterre 
à  la  presse  politique  quotidienne;  elle  est  le  privilège  des  journaux  hebdoma- 
daires à  trois  pence,  comme  le  'Lloyd's  TVeekly  Paper,  qui  a  50,000  abonnés, 
le  yVeeklij  Times,  qui  en  a  40,000,  les  Neios  of  the  IVorld,  qui  en  ont  60,000, 
et  surtout  des  feuilles  non  politiques  à  2  et  à  4  sous,  dont  il  se  vend  toutes 
les  semaines  plusieurs  centaines  de  mille.  Le  Family  Herald,  qui  tire  à 
147,000  exemplaires  par  semaine,  et  le  London  Journal,  qui  tire  à  130,000, 
sont  à  la  tète  de  ces  sortes  de  publications.  C'est  là  un  côté  curieux  et  peu 
connu  de  la  presse  anglaise  qui  mérite  que  nous  nous  y  arrêtions  quelque  jour, 
mais  dont  l'étude  n'entre  pas  dans  le  cadre  que  nous  nous  sommes  tracé. 

Nous  avons  essayé  de  faire  connaître  l'organisation  des  journaux  anglais, 
et  de  montrer  au  prix  de  quels  elforts  et  de  quels  sacrifices  ils  se  disputent  les 
lecteurs.  Au  fond,  l'idée  qui  anime  les  écrivains  anglais,  c'est  qu'un  journal 
est  avant  tout  le  serviteur  du  public,  et  qu'il  ne  mérite  de  vivre  qu'à  la  condi- 
tion d'être  utile.  Éclairer  et  renseigner  ceux  dont  il  a  obtenu  la  confiance, 
rassembler  avec  exactitude  et  activité  tout  ce  qui  peut  instruire,  distraire  ou 
servir  le  lecteur;  porter  à  sa  connaissance  toutes  les  nouvelles,  tous  les  faits,  ' 
tous  les  documens  qui  peuvent  le  guider  dans  ses  plaisirs  ou  ses  affaires  :  tels 
sont  les  devoirs  qu'un  journal  anglais  s'impose  vis-à-vis  du  public.  Ce  n'est 
donc  point  à  tort  que  le  peuple  anglais  aime  et  honore  la  presse,  et  met  sa 
liberté  au  rang  d'un  besoin  national.  L'estime  et  l'influence  qu'il  lui  accorde 
sont  le  prix  mérité  d'incontestables  services.   , 

Cucheval-Clarigny. 


LA 


GUERRE  DE  CHINE 


D'APRES  LES  DOCUMENS  CHINOIS, 


China  diiring  the  war  and  since  the  peace,  by  sir  John  Francis  Davis.  London,  1852. 


La  guerre  que  la  Grande-Bretagne  a  entreprise  en  1840  contre  la  Chine,  et 
qui  s'est  terminée  le  26  août  1842  par  la  signature  du  traité  de  Nankin, 
comptera  assurément  parmi  les  actes  les  plus  mémorables  du  xix"  siècle.  Une 
nation  de  trois  cents  millions  d'âmes  vaincue  par  une  poignée  d'Européens,  le 
plus  grand  empire  de  l'Asie  ouvert  au  commerce  et  à  la  civilisation  de  l'Occi- 
dent, tels  sont  les  résultats  de  cette  lutte,  qui  tient  une  place  à  part  dans  l'iiis- 
toire  contemporaine.  La  campagne  de  Chine  a  été  souvent  racontée.  Les  rap- 
ports des  chefs  de  l'expédition  figurent  dans  la  collection  des  blue-hooks,  si 
libéralement  distribués  au  parlement.  Plusieurs  officiers,  de  retour  en  Angle- 
terre, se  sont  hâtés  d'écrire,  pour  l'amusement  de  leurs  compatriotes,  les  im-. 
pressions  de  voyage  d'une  armée  anglaise  en  pays  ennemi.  Ici  même  on  a 
plus  d'une  fois  raconté  les  événemens  dont  les  côtes  de  Chine  ont  été  le 
théâtre  de  1840  à  1842  (1).  Tout  n'est  pas  dit  encore  cependant  sur  la  ques- 
tion anglo-chinoise,  et  une  publication  récente  est  venue  réveiller  l'inté- 

'  (1)  A  l'époque  même  où  les  hostilités  étaient  ouvertes  entre  l'Angleterre  et  la  Chine, 
la  Revue  publiait,  sur  la  question  anglo-chinoise,  dans  ses  livraisons  du  15  février, 
l^r  mars,  l^r  et  15  juin  1842,  xme  série  de  lettres  àe  M.  Adolphe  Barrot,  alors  consul- 
général  de  France  à  Canton.  Plus  récemment,  dans  ses  Souvenirs  d'une  station  sur  les 
côtes  de  l' Indo-Chine,  M.  Jurien  de  La  Gravière  a  eu  l'occasion  de  retracer  les  événemens 
que  la  Chine  a  vu  s'accomplir  depuis  1842,  notamment  dans  les  livraisons  du  l«f  sep- 
tembre 1851  et  du  15  mars  1852. 


LA   GUERRE   DE    CHINE    d' APRÈS   LES    DOGUMENS    GHINOIS.  107 

rèt  qui  s'attache  aux  relations  de  l'Angleterre  avec  le  Céleste  Empire.  Sous 
ce  titre  :  China  durhig  the  war  and  s'mce  the  peace,  sir  John  Francis  Da- 
vis, ex-gouverneur  de  la  colonie  de  Hong-kong  et  plénipotentiaire  de  sa 
majesté  hritannique  en  Chine,  nous  montre  sous  un  jour  nouveau  les  grandes 
affaires  auxquelles  il  a  pris  part  depuis  le  traité  de  Nankin  ;  il  nous  fait 
toucher  du  doigt,  par  des  révélations  curieuses,  quelques-unes  des  causes 
qui  ont  laissé  la  société  chinoise  dans  un  état  d'infériorité  si  marqué  vis-à-vis 
de  l'Europe. 

Les  mœurs  politiques  et  administratives  de  l'Angleterre  permettent  à  cer- 
tains personnages  éminens  de  rendre  compte  des  événemens  au  milieu  des- 
quels ils  ont  joué  un  rôle.  Le  gouvernement  anglais  ne  redoute  pas  ces  confi- 
dences personnelles,  destinées  à  jeter  la  lumière  sur  des  faits  généralement 
peu  connus.  Il  sait  que  les  agens  investis  de  sa  confiance  observeront  dans 
l'exposé  ou  dans  la  défense  de  leurs  actes  la  discrétion  et  la  mesure  que  com- 
mande le  patriotisme.  Grâce  a  cette  tolérance,  qui  s'accorde  avec  les  institu- 
tions d'un  peuple  libre,  la  politique  extérieure  de  la  Grande-Bretagne,  discu- 
tée chaque'  jour  au  parlement  et  dans  les  meetings,  possède  de  nombreux 
historiens  dont  nous  pouvons  dès  à  présent  recueillir  le  témoignage  et  que 
l'avenir  consultera  avec  fruit.  C'est  dans  les  rapports  adressés  ainsi  à  l'opi- 
nion pubhque  que  se  rencontre  l'explication  fidèle  des  incidens  qui  se  sont 
produits  dans  les  régions  les  plus  lointaines  où  s'exerce  l'infatigable  action 
de  la  diplomatie  anglaise.  A  ce  titre,  le  livre  de  sir  John  Davis  présente  un 
attrait  particulier  :  il  nous  transporte  à  l'extrémité  de  l'Asie,  au  milieu  des 
armées  chinoises,  au  sein  même  du  cabinet  impérial,  sur  un  théâtre  entière- 
ment neuf,  dont  l'Europe,  hier  encore,  devinait  à  peine  les  scènes  étranges 
et  les  aspects  infiniment  variés. 

Quelle  opinion  le  gouvernement  chinois,  avant  la  guerre  de  18i0,  s'était-il 
formée  de  ces  barbares  avec  lesquels  il  se  préparait  à  entrer  en  lutte?  Quelle 
impression  produisaient,  à  Pékin  et  dans  les  provinces,  les  événemens  dont 
chaque  courrier  apportait  la  nouvelle?  En  quels  termes  étaient  rédigées  les 
instructions  transmises  aux  mandarins  et  les  dépêches  que  ceux-ci  envoyaient 
à  l'empereur?  En  un  mot,  que  se  passait-il  à  l'intérieur  de  Tempire  pendant 
que  l'escadre  et  l'armée  anglaises  promenaient  si  aisément  leurs  drapeaux 
victorieux  des  rives  duChou-kiang  au  golfe  de  Petchili?  Voilà,  à  vrai  dire,  le 
point  de  vue  le  plus  intéressant,  le  plus  nouveau  surtout,  à  étudier  dans 
riiistoire  de  la  campagne  de  Chine.  Les  correspondances  saisies  dans  le  cours 
de  l'expédition  et  traduites  par  le  docteur  Gutzlaff  ont  fourni  à  sir  John  Davis 
les  tableaux  et  les  personnages  du  drame  singulier  qui  se  jouait  derrière  le 
champ  de  bataille.  Il  faut  suivre  les  péripéties  de  ce  drame  parfois  comique, 
dont  le  dénoûment  amena  l'union  forcée  et  médiocrement  assortie  du  Céleste 
Empire  et  de  l'Europe.  Il  y  a  là  des  enseignemens  qu'il  est  utile  aujourd'hui 
de  méditer,  en  présence  du  mouvement  qui  rapproche  de  plus  en  plus  les  in- 
térêts de  l'Europe  et  ceux  de  l'extrême  Orient. 

La  Cliine  passe  avec  raison  pour  un  pays  de  lettrés.  L'instruction  y  est  en 
grand  honneur  :  chaque  village  possède  une  école  où  les  enfans  de  la  condition 
la  plus  humble  vont  recevoir  le  premier  enseignement.  Dans  les  chefs-lieux  de 
districts  et  dans  les  capitales  de  provinces,  les  docteurs  sortis  victorieux  des 


108  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

concours  expliquent  et  commentent  devant  une  jeunesse  nombreuse  les 
œuvres  sacrées  de  Confucius  et  de  Mencius.  La  quantité  de  livres  qui  s'imprime 
et  se  vend  dans  le  Céleste  Empire  est  immense.  Comment  donc  se  fait-il  que 
les  Chinois  n'aient  aucune  notion  sur  les  j^euples  étrangers?  Un  lettré,  un 
membre  de  la  célèbre  académie  des  Han-lin,  pourra  aisément  réciter  de  mé- 
moire toutes  les  sentences  des  Sse-chou  et  remonter,  de  dynastie  en  dynastie, 
aux  époques  fabuleuses  de  la  mythologie  chinoise,  mais  sa  science  ne  fran- 
chira jamais  les  frontières  et  ne  cherchera  point  à  s'enquérir  des  événemens 
qui  se  sont  accomplis  dans  le  monde  des  barbares.  Singulière  nation,  chez 
laquelle  l'ignorance  des  choses  du  dehors  n'est,  pour  ainsi  dire,  qu'un  trait 
d'orgueil!  Pour  les  politiques,  pour  les  poètes,  pour  le  vulgaire,  il  ne  saurait 
y  avoir  d'autre  pays  que  l'Empire  du  Milieu,  l'Empire  des  Fleurs,  l'Empire 
du  Ciel  :  qu'importe  le  reste?  Voyez  sur  la  carte  chinoise  l'immense  étendue  de 
territoire  que  s'adjuge  la  patrie  de  Confucius  et  l'avare  portion  qui  est  laissée, 
comme  par  grâce,  aux  principautés  d'Europe!  Rien  n'est  plus  sérieux  que 
cette  flère  confiscation  du  globe  au  profit  de  la  race  chinoise.  Les  mission- 
naires jésuites  admis  pendant  le  dernier  siècle  à  la  cour  de  l'empereur 
Kang-hi  ont  dressé  quelques  cartes  où  l'Europe  et  l'Amérique  sont  dessinées 
avec  plus  d'exactitude;  mais  leurs  travaux  ne  sont  pas  descendus  à  la  portée 
de  l'enseignement  populaire,  qui  se  complaît  dans  l'ignorance  classique  des 
géographes  nationaux. 

A  la  veille  de  combattre  les  Anglais,  Lin,  vice-rçi  de  Canton,  voulut  se 
rendre  compte  des  ressources  de  l'ennemi.  Il  savait  bien  que  l'orgueil  chinois 
se  faisait  de  grandes  illusions  sur  la  prétendue  supériorité  du  Céleste  Empire, 
et  le  sentiment  de  la  responsabilité  qui  pesait  sur  lui  (il  avait  ordre  de  châtier 
les  barbares)  lui  inspira  le  désir  très-naturel  d'étudier  avec  quelque  attention 
la  situation  respective  des  peuples  européens.  C'était  s'y  prendre  un  peu  tard. 
Lin  se  mit  bravement  à  l'œuvre;  il  lit  recueillir  en  toute  hâte  les  documens 
étrangers  qu'il  put  se  procurer  en  Chine  ou  dans  l'Inde;  il  consulta  des  Amé- 
ricains ou  des  Russes  qu'il  pensait  être  fort  peu  intéressés  dans  le  démêlé 
anglo-chinois,  et,  à  force  de  recherches  et  d'études,  il  parvint  à  réunir  les 
matériaux  d'une  vaste  compilation  qui  fut  imprimée  en  douze  volumes,  sous 
le  titre  de  Notes  statistiques  sur  les  royaumes  de  l'Ouest.  Les  extraits  de  cet 
ouvrage  cités  par  sir  John  Davis  contiennent  de  singulières  révélations. 
Après  avoir  établi  que  les  Anglais  ont  dans  l'Ouest  trois  ennemis  puissans,  la 
Russie,  les  États-Unis  et  la  France,  le  document  chinois  découvre  que  laCochin- 
chine,  Siam,  Ava  et  le  Népaul  inspirent  à  la  Grande-Bretagne  de  vives  inquié- 
tudes. Cela  posé,  le  savant  compilateur  indique  très-sérieusement  deux  plans 
de  campagne  :  il  propose,  soit  d'expédier  à  travers  le  territoire  russe  une 
armée  chinoise  qui  s'emparerait  de  l'Angleterre,  soit  d'envoyer  une  flotte  de 
jonques  à  la  conquête  du  Bengale. — C'était  un  personnage  éminent,  un  lettré, 
un  vice-roi,  qui  écrivait  ou  dictait  de  pareilles  extravagances  à  l'usage  de  la 
cour  de  Pékin  :  voilà  les  renseignemens  qui  devaient  servir  de  base  aux  opé- 
rations stratégiques  des  armées  chinoises!  Est-il  besoin  de  démontrer  quelle 
influence  désastreuse  cette  ignorance  des  faits  les  plus  simples  exerça  sur  les 
destinées  du  Céleste  Empire,  sur  la  conduite  de  ses  négociateurs  et  de  ses  gé- 
néraux? 


LA   GUERRE    DE    CHINE    d' APRÈS   LES   DOCUMENS    CHINOIS.  109 

Toutefois  ce  qui  paraît  le  plus  extraordinaire,  c'est  que,  pendant  tout  le  cours 
de  la  lutte,  le  gouvernement  chinois,  qui  recevait  à  chaque  rencontre  de  si 
rudes  leçons,  s'opiniâ trait  de  plus  en  plus  dans  ses  vieux  préjugés  et  repoussait 
comme  une  lumière  importune  les  enseignemens  que  lui  prodiguaient  de 
continuelles  défaites.  Il  y  avait  entre  les  différentes  classes  de  mandarins  mili- 
taires et  civils  une  complicité  de  mensonge  qui  endormait  dans  une  sécurité 
fatale  la  cour  de  Pékin  et  transformait  en  victoires  signalées  les  déroutes  les 
plus  éclatantes.  Les  généraux  chinois  ne  voulaient  absolument  pas  être  battus; 
ils  racontaient  avec  un  superbe  aplomb  leurs  fuites  triomphales;  dans  les  pro- 
clamations qu'ils  adressaient  au  peuple,  dans  les  bulletins  qu'ils  envoyaient 
à  l'empereur,  ils  annonçaient  en  style  pompeux  la  prochaine  extermination 
des  barbares.  Qui  eût  osé  ne  pas  les  croire  sur  parole?  La  nation  chinoise  est 
élevée  dans  le  respect  du  langage  officiel  :  elle  accueillait  volontiers  ces  com- 
munications, qui  lui  paraissaient  d'ailleurs  très-vraisemblables  et  fort  natu- 
relles, car  il  lui  eût  été  bien  difficile  de  s'imaginer  que  les  troupes  impériales 
pussent  être  vaincues  par  une  poignée  d'étrangers.  Aujourd'hui  encore,  le  fait 
est  certain,  les  provinces  intérieures  demeurent  convaincues  que  l'empereur 
a  triomphé  de  tous  ses  ennemis,  et  que  les  Européens  ne  doivent  qu'à  son 
inépuisable  clémence  la  faculté  de  résider  et  de  trafiquer  sur  quelques  points 
de  la  côte.  Dans  la  relation  si  intéressante  de  son  voyage  en  Tartarie  et  au 
Thibet,  M.  Hue  rend  compte  d'une  conversation  qu'il  eut  avec  deux  Tartares 
appartenant  aux  bannières  de  Tchakar,  c'est-à-ihre  à  l'armée  de  réserve,  qui 
est  convoquée  seulement  dans  les  grandes  occasions  :  «  Les  Anglais,  disaient 
naïvement  ces  Tartares,  ayant  appris  que  les  invincibles  milices  approchaient, 
ont  été  effrayés  et  ont  demandé  la  paix.  Le  saint  maître,  dans  son  immense 
miséricorde,  la  leur  a  accordée,  et  alors  nous  sommes  revenus  dans  nos  prai- 
ries veiller  à  la  garde  de  nos  troupeaux.  » 

Ce  fut  dans  le  port  de  Tinghae  (Chusan)  qu'eut  lieu  le  premier  engagement 
entre  les  Anglais  et  les  Chinois.  Située  en  face  de  l'embouchure  du  fleuve 
Yang-tse-kiang,  qui  traverse  le  Céleste  Empire  de  l'est  à  l'ouest,  et  qui  baigne 
les  murailles  de  Nankin,  l'île  Chusan  est  un  point  militaire  et  commercial  de 
la  plus  haute  importance.  Lorsque  le  chef  de  l'escadre  fit  sommer  l'amiral  chi- 
nois de  livrer  la  place,  celui-ci  parut  fort  étoni^é  de  voir  que  les  Anglais  fus- 
sent venus  de  si  loin  lui  chercher  querelle  :  «  C'est  avec  les  gens  de  Canton 
qu£  vous  êtes  en  mésintelligence;  allez  donc  attaquer  Canton,  et  laissez-nous 
en  repos.  »  Lalogique  de  cetargumenttouchamédiocrementsirGordonBremer: 
en  neuf  minutes,  toutes  les  jonques  rangées  le  long  du  rivage  étaient  détruites, 
et  le  lendemain  les  troupes  anglaises  entraient  à  Tinghae.  On  trouva  sur  les 
parapets  des  provisions  de  chaux  pilée  destinée  à  aveugler  les  barbares  qui 
essaieraient  d'escalader  les  murs.  Le  gouverneur  du  Che-kiang  ne  pouvait 
guère  dissimuler  ce  grave  échec.  Dans  son  rapport,  il  parle  assez  légèrement 
de  quelques  jonques  coulées  et  de  Tinghae  prise,  ou  plutôt  surprise  par  la  faute 
de  l'amiral;  mais  il  se  hâte  d'ajouter  :  «  Attendons  que  notre  grande  armée 
soit  réunie,  nous  attaquerons  les  Anglais  et  nous  les  aurons  tous  vivans.  »  Le 
gouverneur  du  Kiang-sou,  Yu-kien,  déploya  dans  son  style  plus  de  bravoure 
encore  que  son  collègue  du  Che-kiang.  Voici  en  quels  termes  il  rassurait  ses 
administrés  :  «  Chassés  de  Canton  et  de  Macao,  où  ils  faisaient  le  commerce  de 


410  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ropiura,  les  Anglais  sont  venus  au  Fo-kien,  d'où  ils  ont  été  expulsés.  Ils  ont 
profité  d'un  vent  favorable  pour  remonter  dans  le  nord.  Us  n'ont  d'autres 
ressources  que  leurs  navires,  qui  tirent  soixante  pieds  d'eau,  et  qui  ne  peuvent 
par  conséquent  approcher  de  nos  côtes...  Que  chacun  de  vous  dorme  tran- 
quille !  Moi,  qui  depuis  ma  jeunesse  ai  lu  une  foule  de  livres  sur  l'art  de  la 
guerre,  et  qui  ai  répandu  la  terreur  de  mon  nom  dans  le  Turkestan,  je  consi- 
dère ces  ennemis  comme  de  faibles  joncs.  Malheur  à  eux  s'ils  osent  venir  à 
nous  !...  »  Un  autre  mandarin,  adressant  un  long  rapport  à  l'empereur  à  la 
suite  des  mêmes  événemens,  annonçait  qu'il  suffirait  de  lancer  quelques  brû- 
lots pour  incendier  la  flotte  anglaise,  et  qu'alors  on  pourrait  «  ouvrir  sur  les 
navires  le  feu  des  batteries,  déployer  la  terreur  céleste  et  exterminer  l'ennemi 
sans  perdre  un  seul  homme.  »  C'est  ainsi  que  les  documens  officiels  écrivaient 
l'histoire  ! 

-  Cependant  l'empereur  Tao-kw^ang  fut  un  moment  tenté  d'ouvrir  les  yeux, 
lorsque  l'escadre  anglaise,  ayant  à  bord  le  plénipotentiaire  Elliot,  entra  réso- 
lument dans  le  golfe  de  Pctcliili,  et  vint  -mouiller  à  l'embouchure  du  Pei-ho. 
Jamais  armée  ennemie  ne  s'était  aventurée  si  près  de  la  capitale.  Les  projets 
d'extermination  furent  ajournés.  Le  mandarin  Kichen,  qui  remplissait  alors 
les  fonctions  de  premier  ministre,  et  qui  s'était  toujours  montré  hostile  aux 
mesures  de  violence  prises  par  le  vice-roi  de  Canton,  voyait  enfin  triompher 
sa  politique,  et  il  fut  écouté  avec  empressement  lorsqu'il  s'offrit  à  éloigner 
les  Anglais  par  les  voies  de  la  conciliation.  11  fallait  à  tout  prix  délivrer  l'em- 
pereur d'un  voisinage  incommode.  Kichen  réussit.  Ce  résultat" doit  être  assu- 
rément compté  au  nombre  des  plus  beaux  succès  diplomatiques  que  la  ruse  et 
le  mensonge  aient  jamais  remportés.  Le  mandarin  se  garda  bien  de  faire  con- 
naître à  l'empereur  les  exigences  des  Anglais,  et  à  M.  Elliot  les  décisions  su- 
perbes que  la  cour  de  Pékin  se  croyait  encore  le  pouvoir  de  formuler  en  face 
des  barbares.  Il  supprima  de  part  et  d'autre  les  correspondances  qu'il  avait 
mission  d'échanger;  il  arrangea  à  son  gré  les  demandes  et  les  réponses,  — 
laissant  croire  au  plénipotentiaire  anglais  que  ses  réclamations  étaient  favo- 
rablement accueilhes,  et  qu'il  y  serait  fait  droit  à  Canton, — i)ersuadant  à  l'em- 
pereur que  les  barbares  étaient  repentans  et  soumis,  et  qu'ils  sollicitaient 
humblement  la  faveur  de  rentrer  en  grâce.  En  un  mot,  il  sut  mentir  tant  et  si 
bien,  que  les  Anglais  commirent  la  faute  de  quitter  le  Petchili,  et  que  l'empe- 
reur, charmé  de  la  fuite  de  ses  ennemis,  s'empressa  de  conférer  à  Kichen  ges 
pleins  pouvoirs  pour  continuer  à  Canton  l'œuvre  de  paix  si  heureusement 
commencée. 

Cependant  sur  les  rives  du  Chou-kiang  les  affaires  changèrent  de  face.  Le 
rusé  mandarin  comptait  traîner  les  négociations  en  longueur,  et  il  espérait 
que  tout  se  passerait  en  conférences.  11  avait  vu  l'escadre  anglaise  d'assez  près 
pour  n'être  point  désireux  de  faire  parler  la  poudre.  Par  malheur  pour  Kichen, 
les  dispositions  de  la  populace  de  Canton  étaient  bien  différentes  :  la  décou- 
verte d'un  complot  tramé  contre  les  Anglais  amena  l'attaque  et  la  destruction 
des  forts  de  Chuenpi,  et  Kichen,  pour  conjurer  de  plus  grands  malheurs,  se 
vit  obligé  de  signer  avec  le  capitaine  Elliot  une  convention  par  laquelle  il  ac- 
cordait aux  Anglais  une  indemnité  de  six  millions  de  dollars  et  la  cession  de 
l'île  de  Hong-kong,  en  échange  de  l'abandoij  de  Chusan. 


LA   GUERRE    DE  CHINE    ])' APRÈS    LES    DOGUMENS   GHINOIS.  111 

Comment  annoncer  à  l'empereur  ces  tristes  nouvelles?  La  situation  était 
délicate.  En  partant  de  Pékin,  Kichen  n'avait-il  pas  pris  l'engagement  de 
mettre  l'ennemi  à  la  raison?  Aussi  rien  de  plus  curieux  que  ses  dépèches  : 
«  Canton  ne  se  trouvant  pas  encore  eu  état  de  défense,  écrit-il  d'abord,  j'ai  dû 
consentir  à  un  arrangement  provisoire  ;  mais  ces  barbares  m'ont  causé  tant 
d'ennui,  que  je  veux  les  exterminer  à  tout  prix,  et  j'attends  mon  heure  !  »  — 
a  En  vérité,  dit-il  dans  un  autre  rapport,  ces  barbares  n'écoutent  rien  !  leurs 
officiers  n'ont  pas  pu  les  empêcher  de  s'emparer  des  forts  de  Chuenpi.  Depuis 
ce  moment,  ils  ont  montré  un  vif  repentir  et  ils  sont  pleins  de  crainte. . .  »  Enfin 
la  vérité  parvint  aux  oreilles  de  l'empereur.  Tao-kwang,  qui  avait  ordonné  à 
Kichen  «  de  lui  envoyer  dans  des  paniers  les  têtes  des  Anglais,»  fut  naturelle- 
ment fort  indigné  de  ne  recevoir  qu'un  projet  de  convention  qui  lui  enlevait 
son  argent  et  Hong-koug.  Voici  comment  il  répondit  aux  dépèches  de  Kichen , 
on  ne  saurait  vraiment  trop  admirer  un  pareil  langage  dans  la  bouche  d'un 
vaincu  :  «  Les  Anglais  devenant  chaque  jour  plus  extravagans,  j'avais  pres- 
crit à  Kichen  de  se  tenir  sur  ses  gardes  et  de  profiter  de  la  première  occasion 
pour  ouvrir  l'attaque.  Au  lieu  de  cela,  il  s'est  laissé  circonvenir  et  corrompre 
par  les  Imrbares.  Livrer  Hong-kong  aux  Anglais,  leur  permettre  de  trafiquer  à 
Canton  !  Est-ce  que  chaque  parcelle  de  terre,  chaque  sujet  chinois,  n'est  point 
la  propriété  exclusive  et  inahénable  de  l'état?  Honte  sur  Kichen!  Qu'il  soit 
dégradé,  couvert  de  chaînes  et  amené  sous  escorte  à  la  capitale  ;  que  ses  biens 
soient  confisqués!  )  Et  l'infortuné  Kichen,  qui  la  veille  possédait  une  fortune 
évaluée,  d'après  les  documens  chinois,  à  plus  de  deux  cents  milUons,  n'avait 
plus  que  quelques  pièces  de  cuivre  lorsqu'il  fut  jeté  en  prison,  la  chaîne  au 
coul 

11  y  a  pourtant  des  juges  à  Pékin.  Kichen  fut  cité  devant  leur  tribunal,  et 
il  eut  à  se  défendre  sur  treize  chefs  d'accusation.  Son  plus  grand  crime  est 
de  n'avoir  pas  vaincu  l'escadre  anglaise  :  on  lui  reproche  d'avoir  invité  le 
capitaine  Elliot  à  dîner,  de  s'être  avili  par  la  signature  d'un  traité,  etc.  Ki- 
chen répond  fort  humblement  qu'il  a  été  victime  de  son  ignorance;  —  qu'il 
n'a  pas  invité  à  dîner  le  chef  des  barbares,  mais  que,  celui-ci  a^-ant  faim  après 
une  longue  conférence,  on  lui  a  fait  servir  une  collation;  —  que  le  traité  con- 
clu n'était  qu'une  feinte  pour  tromper  les  Anglais  jusqu'à  l'arrivée  des  troupes, 
et  que  lui,  Kichen,  se  proï>osait  bien  de  ne  pas  tenir  sa  parole,  etc.  On  voit, 
par  les  pièces  de  ce  singulier  procès,  quels  sont,  en  matière  de  droit  des  gens, 
les  principes  des  mandarins  chinois.  Kichen  fut  condamné  à  mort,  comme 
coupable  de  trahison;  mais  l'empereur  daigna  lui  faire  grâce.  MM.  Hue  et 
Gabet  l'ont  retrouvé  au  Thibet;  aujourd'hui  il  exerce  les  hautes  fonction^ 
de  gouverneur  dans  la  province  du  Sse-tchouen,  et  il  a  de  nouveau  amassé 
d'immenses  richesses  (1). 

(1)  Voici  un  extrait  de  la  conversation  fort  curieuse  que  MM.  Hue  et  Gabet  eurent  à 
Lhasa  avec  Kichen  :  «  Kichen  nous  demanda  des  nouvelles  de  Palmerston,  s'il  était  tou- 
jours chargé  des  affaires  étrangères...  — Et  Ilu  (Elliot),  qu'est-il  devenu?  Le  savez-vous? 
—  Il  a  été  rappelé  :  ta  chute  a  entraîné  la  sienne.  —  C'est  dommage.  Ilu  avait  un  cœur 
excellent,  mais  il  ne  savait  pas  prendre  de  résohxtion.  A-t-il  été  mis  à  mort  ou  exilé?  —  Ni 
l'un  ni  l'autre.  En  Europe,  oii  n'y  va  pas  si  rondement  qu'à  Pékin. — Oui,  c'est  vrai  :  vosman- 
darins  sont  l)ien  plus  heureux  que  nous.  Votre  gouvernement  vaut  mieux  que  le  nôti'»; 


112  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

En  môme  temps  que  Kichen,  on  voit  figurer  au  premier  plan,  sur  le  théâtre 
de  la  lutte  anglo-chinoise,  le  mandarin  Elipou,  qui  avait  passé  de  longues 
années  dans  le  gouvernement  du  Yunnan,  province  située  au  sud  de  la  Chine, 
sur  les  frontières  de  l'empire  birman.  11  avait  donc  plus  d'une  fois  entendu 
parler  de  la  puissance  des  Anglais  dans  l'Inde,  et  il  devait  apprécier  les  pé- 
rils sérieux  qui  menaçaient  son  pays,  lorsque  la  confiance  de  la  cour  le  plaça 
à  la  tête  des  deux  Kiang.  Elipou  se  rendit  à  son  nouveau  poste.  11  ne  parta- 
geait pas  les  illusions  de  Pékin;  il  n'avait  point  le  feu  sacré  qui  animait  la 
plupart  de  ses  collègues,  et  cependant  il  avait  reçu,  selon  l'usage,  les  instruc- 
tions les  plus  énergiques.  11  devait  protéger  la  côte  des  deux  provinces  qui 
étaient  le  plus  exposées  aux  attaques  de  l'ennemi,  chasser  les  Anglais  de  Chu- 
san,  et  soutenir,  sur  terre  comme  sur  mer,  l'honneur  du  drapeau  impérial. 
On  s'empressait  d'ailleurs  de  lui  indiquer  les  moyens  d'obtenir  une  victoire 
signalée  :  il  ne  s'agissait  que  de  construire  des  canons  de  fort  calibre  et  de 
remplacer  les  jonques  chinoises,  dont  on  reconnaissait  un  peu  tard  l'infério- 
rité, par  des  navires  de  guerre  semblables  à  ceux  des  Anglais.  Les  mandarins 
à  bouton  rouge,  qui  tenaient  conseil  auprès  de  l'empereur,  croyaient  avoir 
trouvé  le  secret  infaillible.  Peut-être  éprouvaient-ils  quelques  remords  en 
s'abaissant  à  imiter  les  constructions  navales  de  leurs  ennemis,  et  eu  aban- 
donnant les  formes  traditionnelles  de  la  jonque;  mais  la  gravité  des  circon- 
stances justifiait  cette  dérogation  temporaire  aux  habitudes  de  l'empire.  Le 
sage  Elipou  se  mit  en  devoir  d'exécuter  les  ordres  qu'il  avait  reçus.  Une  im- 
mense fonderie  fut  établie  à  Chinhae,  on  y  fabriqua  de  gigantesques  pièces 
de  canon;  malheureusement  la  plupart  éclatèrent  au  milieu  des  artilleurs 
improvisés  que  l'on  avait  fait  venir  du  Fokien.  Quant  aux  vaisseaux  de  ligne 
qui  étaient  destinés  à  lutter  avec  tant  de  succès  contre  la  flotte  anglaise,  il 
fut  impossible  d'en  dresser  le  plan.  L'ingénieur  que  l'on  avait  chargé  de  cette 
honorable  commande  ne  put  se  tirer  d'aiïaire  qu'en  se  suicidant.  Accusé  par 
ses  ennemis  d'incapacité  et  de  tiédeur,  Elipou  se  vit  obligé,  à  son  tour,  d'en- 
fler le  style  de  ses  rapports  et  de  chanter  victoire  avec  les  autres  mandarins. 
D'après  la  convention  provisoire  signée  à  Canton,  le  capitaine  Elliot  s'enga- 
geait à  abandonner  l'île  Chusan.  Dès  que  les  troupes  anglaises  eurent  évacué 
Ting-hae,  le  gouverneur  général  des  deux  Kiang  se  hâta  d'écrire  à  l'empereur 
qu'à  l'approche  de  l'escadre  chinoise,  composée  de  cent  trente  jonques  et  for- 
mant trois  divisions  sous  les  ordres  de  trois  généraux,  les  barbares  étaient 
partis  de  l'île  «  dans  le  plus  grand  désordre.  »  Cet  innocent  mensonge  ne  sauva 

notre  empereur  ne  peut  tout  savoir,  et  cependant  c'est  lui  qui  juge  tout,  sans  que  personne 
ose  jamais  trouvera  redire  à  ses  actes.  Notre  empereur  nous  dit  : — A'oilàqui  est  blanc... 
Nous  nous  prosternons,  et  nous  répondons  :  Oui,  voilà  qui  est  blanc.  —  Il  nous  montre 
ensuite  le  même  objet,  et  nous  dit  :  Voilà  qui  est  noir...  Nous  nous  prosternons  de  nou- 
veau, et  nous  répondons  :  Oui,  voilà  qui  est  noir.  —  Mais  enfin  si  vous  disiez  qu'mi 
objet  ne  saurait  être  à  la  fois  ])lanc  et  noir?  —  L'empereur  dirait  peut-être  à  celui  qui 
aurait  ce  courage  :  Tu  as  raison;....  mais  en  même  temps  il  le  ferait  étrangler  ou  déca- 
piter. Oh  !  nous  n'avons  pas,  connue  vous,  une  assemblée  de  tous  les  chefs  (  tchoung- 
ieou-y;  c'est  ainsi  que  Kichen  désignait  la  chambre  des  députés).  Si  votre  empereur 
voulait  agir  contrairement  à  la  justice,  votre  tchoung-teou'-y  serait  là  pour  arrêter  sa 
volonté.  » 


LA   GUERRE    DE    CHINE    I)' APRÈS   LES    DOGUMENS   CHINOIS.  113 

point  Elipou.  Le  pauvre  vieillard  fut  mandé  à  Pékin  pour  y  rendre  compte 
de  sa  conduite;  pendant  trois  jours,  il  attendit  à  genoux,  à  la  porte  du  palais 
impérial,  la  faveur  d'une  audience.  Jugé  comme  Kichen,  il  fut  condamné  à 
la  déportation  sur  les  rives  du  fleuve  Amoor,  où  l'on  exile  les  criminels  de 
la  plus  vile  espèce.  Second  exemple  de  la  grandeur  et  de  la  décadence  des 
mandarins  ! 

Kichen  avait  été  remplacé  à  Canton  par  un  triumvirat  de  généraux  ayant 
à  sa  tète  Yhshan,  parent  de  l'empereur.  Les  Anglais  remontèrent  le  Chou- 
kiang  et  mirent  le  siège  devant  la  ville  (mai  1841).  Bien  qu'il  eût  écrit  à  Pékin 
dépêches  sur  dépêches  pour  annoncer  la  défaite  des  rebelles,  Yhshan  fut 
obligé  de  capituler.  Voici  enfin  un  rapport  assez  modeste;  il  n'est  pas  sans 
intérêt  de  voir  comment  un  général  chinois  s'y  prend  pour  avouer  qu'il  n'a 
point  triomphé  de  tous  ses  ennemis  :  «  Nos  décharges  d'artillerie  se  succé- 
daient sans  interruption;  mais  il  était  impossible  de  repousser  tous  les  navires 
des  barbares.  L'ennemi  finit  par  débarquer  :  il  attaqua  les  forteresses  situées 
au  nord  de  la  ville,  et  il  lança  tant  de  boulets  et  d'obus,  qu'une  foule  de  sol- 
dats et  d'officiers  furent  tués  ou  blessés.  Les  habitans  encombraient  les  rues, 
criant,  se  lamentant,  nous  suppliant  de  les  sauver.  A  cette  vue,  le  cœur  me 
manqua.  J'allai  demander  aux  barbares  ce  qu'ils  voulaient.  Ils  me  répondi- 
rent tous  qu'ils  n'avaient  pas  encore  reçu  l'indemnité  pour  l'opium  saisi,  dont 
la  valeur  s'élevait  à  plusieurs  millions  de  iaëls.  Ils  ne  réclamaient  que  le  paie- 
ment de  cette  somme;  après  quoi  ils  promettaient  de  se  retirer  aiT-delà  du 
Bogue.  J'insistai  alors  pour  qu'ils  nous  rendissent  Hong-kong;  mais  ils  dirent 
que  cette  île  leur  avait  été  réguUèrement  cédée  par  Kichen,  et  qu'ils  pouvaient 
en  fournir  la  preuve  écrite.  Considérant  que  Canton  courait  le  i>lus  grand 
danger  et  que  tout,  autour  de  moi,  n'était  plus  que  confusion  et  misère,  j'ac- 
cédai provisoirement  à  leur  requête...  Cependant  je  me  mettrai  plus  tard  en 
mesure  de  reprendre  Hong-kong.  En  ce  moment,  il  me  reste  à  vous  supplier 
de  me  punir,  ainsi  que  mes  collègues,  pour  les  fautes  dont  nous  nous  sommes 
rendus  coupables,  et  je  vous  conjure  en  tremblant,  au  nom  du  peuple  tout 
entier,  d'approuver  les  conditions  de  la  paix.  » 

Lorsque  les  Anglais  s'en  furent  allés  (avec  6  millions  de  dollars,  prix  de  la 
rançon),  Yhshan  changea  immédiatement  de  style.  Il  envoya  à  Pékin  la  tête 
d'un  soldat  anglais  en  la  présentant  comme  celle  de  l'amiral  sir  Gordon  Bre- 
mer.  Un  tel  cadeau  devait  plaire  à  l'empereur.  «  J'ai  reçu,  dit  Tao-kwang,  une 
dépêche  de  Yhshan  annonçant  que  les  barbares,  après  avoir  attaqué  la  ville, 
ont  été  deux  fois  repoussés.  Notre  courage  a  réduit  l'ennemi  à  la  dernière  ex- 
trémité. Les  susdits  barbares  ont  demandé  humblement  que  l'on  implorât  en 
leur  faveur  la  grâce  impériale.  Votre  sagesse  a  pensé  qu'il  ne  fallait  point  leur 
refuser  la  faculté  de  faire  le  commerce;  mais  en  même  temps  vous  auriez  dû 
leur  ordonner  de  gagner  immédiatement  la  pleine  mer...  Que  les  forts  soient 
remis  en  état  de  défense...  Si  les  Anglais  montrent  la  moindre  velléité  de  ré- 
bellion, vous  les  taillerez  en  pièces  avec  votre  armée.  »  Peu  de  temps  après 
cette  expédition  sur  le  Chou-kiang,  l'escadre  anglaise  fut  assaillie  par  un  af- 
freux typhon.  Tao-kwang,  apprenant  par  les  récits  de  ses  mandarins  que  la 
mer  était  couverte  de  cadavres ,  exprima  sa  satisfaction  et  ordonna  que  l'on 
brûlât  dans  les  pagodes  de  Canton  vingt  bâtons  d'encens;  il  fit  accomplir  la 

TOME  I.  8 


IIA  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

même  cérémonie  à  Pékin  par  quatre  princes  de  la  maison  impériale.  Il  pul)lia 
ensuite  plusieui  s  édits  annonçant  au  peuple  que  les  Anglais  étaient  anéantis, 
leurs  soldats  noyés  et  leurs  navires  coidés.  En  réalité,  l'escadre  avait  réparé 
très-promptement  ses  avaries .  et  le  cabinet  de  Londres  venait  de  placer  à  la 
tête  de  l'expédition  un  nouveau  chef,  sir  Henry  Pottinger,  qui  devait  causer 
aux  mandarins  et  à  l'empereur  tant  de  cruelles  insomnies  ! 

Les  récits  qui  précèdent  ne  nous  ont  laissé  voir  que  les  correspondances 
échangées  entre  les  généraux  chinois  et  l'empereur  Tao-kwang  :  au-dessous 
de  ces  nobles  personnages,  qui,  par  ignorance  ou  par  calcul,  composaient  des 
narrations  si  divertissantes,  que  disait  et  que  pensait  le  peuple?  On  admet  à  la 
rigueur  que  Tao-kwang,  relégué  dans  sa  capitale  au  fond  d'un  palais  entouré 
de  plusieurs  murailles ,  ait  été  plus  ou  moins  longtemps  dupé  par  ses  plus 
fidèles  serviteurs,  et  qu'il  ait  ajouté  foi  aux  bulletins  de  victoire  qu'on  lui 
adressait  de  si  loin;  mais  les  Chinois,  les  soldats  qui  étaient  si  rudement  menés 
par  les  troupes  anglaises,  les  habitans  du  littoral,  qui  voyaient  passer  et  re- 
passer à  l'horizon  l'escadre  des  barbares  ;  les  citoyens  de  Canton,  qui  avaient 
entendu  le  canon  de  l'ennemi  et  qui  venaient  de  payer  argent  comptant  leur 
dernière  défaite;  en  un  mot  ces  millions  d'hommes,  acteurs  ou  témoins  dans 
les  différens  épisodes  de  la  lutte,  pouvaient-ils  conserver  la  moindre  illusion 
et  croire  encore  à  l'invincible  majesté  du  Céleste  Empire?  Eh  bien!  tous  les 
documens  établissent  que  les  masses  populaires,  si  promptes  à  fuir  devant  les 
forces  anglaises,  ne  perdaient  rien  de  leur  imperturbable  confiance.  Ces  dé- 
sastres matériels  dont  il  eût  été  bien  difficile  de  contester  les  déplorables  effets, 
on  les  attribuait  à  l'incapacité  des  chefs,  à  la  faiblesse  de  Kichen,  qui  n'avait 
pas  su  rassembler  à  temps  les  troupes  impériales ,  à  la  trahison  d'un  grand 
nombre  de  Chinois  qui  s'étaient  glissés  dans  les  rangs  ennemis.  Ce  dernier 
motif  se  trouvait  reproduit,  par  une  préférence  singulière,  dans  la  plupart  des 
manifestes  que  les  lettrés  de  Canton  adressaient  à  la  populace,  en  parajihra- 
sant  les  maximes  de  Confucius.  Les  Chinois  demeuraient  ainsi  persuadés  qu'ils 
n'avaient  pu  être  vaincus  que  par  des  Chinois ,  et  ils  prenaient  volontiers  à 
eur  compte  des  triomphes  déshonorés  par  la  trahison.  L'escadre  britannique 
avait  à  peine  -quitté  les  eaux  du  Chou-kiang,  que  les  murailles  de  Canton  fu- 
rent couvertes  de  placards  où  l'orgueilleux  pinceau  des  lettrés  vengeait  en  ces 
termes  l'honneur  national  :  «  Nous -sommes  les  eufans  de  l'Empire  Céleste,  et 
nous  sommes  assez  forts  pour  défendre  notre  pays.  Nous  n'avons  pas  besoin 
de  nos  mandarins  pour  vous  exterminer,  et  vous  avez  comblé  la  mesure  de 
vos  crimes.  Si  le  traité  signé  par  nos  chefs  n'avait  point  mis  obstacle  à  nos 
projets,  vous  auriez  éprouvé  la  puissance  de  nos  bras.  N'ayez  plus  l'audace 
de  nous  offenser,  car  nous  sommes  décidés  à  faire  un  exemple.  Vous  ne  pour- 
riez cette  fois  nous  échapper.  »  Ces  déclamations  ridicules,  avidement  lues  et 
chaudement  applaudies  par  la  populace,  n'expliquent-elles  pas  les  mensonges 
officiels  que  les  mandarins  entassaient  dans  leurs  dépêches?  Dès  que  l'ennemi 
n'était  plus  là,  les  habitans  de  Canton  se  croyaient  sincèrement  victorieux. 
Comment  les  chefs  auraient-ils  tenu  un  autre  langage?  Ils  écrivaient  pour 
ainsi  dire  sous  la  dictée  de  l'enthousiasme  populaire,  et  ils  annonçaient  sur 
la  foi  des  placards  que  les  Anglais  allaient  être  foudroyés. 

Investi  du  commandement  supérieur  de  l'expédition  britannique,  sir  Henry 


LA   GUERRE    DE    CHINE    d' APRÈS   LES   DOCUMENS    CHINOIS.  115 

Pottlnger  comprit  que  le  moment  était  venu  de  pousser  vigoureusement  les 
opérations  et  d'en  finir  avec  ce  système  de  conventions  provisoires  qui  aurait 
dû  lasser  plus  tôt  la  patience  du  capitaine  Elliot.  La  campagne  qu'il  entreprit 
immédiatement,  avec  la  ferme  résolution  de  ne  déposer  les  armes  que  devant 
ime  capitulation  régulif>re,  aboutit,  en  peu  de  mois,  à  la  signature  du  traité  de 
Nankin.  L'île  deChusan  fut  occupée  de  nouveau;  Amoy,  Koolongsou,  Cliinhae, 
Ningpo,  Changhai,  Chapon,  tombèrent  successivement  au  pouvoir  des  troupes 
que  les  steamers  de  l'escadre  transportaient  de  victoire  en  victoire,  à  la 
grande  stupéfaction  des  Chinois,  émerveillés  de  voir  des  navires  sans  voiles 
marcher  contre  le  vent  ou  remonter  le  courant  des  fleuves.  Les  mandarins  ne 
se  faisaient  aucun  scrupule  de  placer  sous  les  yeux  de  l'empereur  le  récit  de 
leurs  prétendus  triomphes;  leur  style  nous  est  connu.  Cependant,  à  mesure 
que  l'ennemi  pénètre  au  cœur  de  l'empire ,  les  généraux  ne  paraissent  plus 
aussi  sûrs  d'eux-mêmes;  on  peut  en  juger  par  les  stratagèmes  étranges  à  l'aide 
desquels  ils  comptent  avoir  raison  des  Anglais  et  qu'ils  laissent  discuter  sérieu- 
sement dans  leur  camp.  11  faut,  dit  l'un,  envelopper  les  barbares  dans  des 
nuages  de  fumée  et  les  attaquer  à  l'improviste.  Un  autre  propose  d'expédier 
une  troupe  de  plongeurs  qui  brisera  les  gouvernails  et  pratiquera  des  voies 
d'eau  en  perçant  les  coques  des  navires.  Celui-ci  demande  que  l'on  prohibe 
l'exjtortation  du  soufre  et  du  salpêtre,  afin  d'enlever  aux  Anglais  les  moyens 
de  fabriquer  de  la  poudre.  Le  vertige  s'emparait  ainsi  de  toutes  les  têtes,  et 
il  enfantait  les  idées  les  plus  grotesques.  On  trouva  un  placard  qui  engageait 
les  Anglais  à  retourner  dans  leur  pays  pour  y  avoir  soin  de  leurs  vieux  pa- 
rens.  Ce  conseil  était  sincère,  car  les  Chinois  pratiquent  religieusement  les 
devoirs  de  la  piété  filiale.  Dans  une  autre  proclamation,  le  général  Yiking 
garantissait  aux  cypayes  la  vie  sauve,  s'ils  s'abstenaient  de  tirer  sur  les  Chi- 
nois, et  ib  promettait  le  bouton  de  mandarin  à  ceux  qui  livreraient  un  offi- 
cier. Il  avait  appris  que  les  cypayes,  les  hommes  noirs,  comme  il  les  appelait, 
appartenaient  à  une  race  conquise  par  les  Anglais  ;  il  pensait  donc  qu'ils  sai- 
siraient avec  empressement  l'occasion  de  se  débarrasser  de  leurs  maîtres. 
—  Enfin,  dit  sir  John  Davis ,  on  ramassa,  dans  un  camp  que  les  Chinois  ve- 
naient d'abandonner,  la  copie  d'une  lettre  adressée  au  général  anglais  pour 
l'inviter  à  remettre  son  armée  entre  les  mains  de  Yiking,  lequel,  en  retour 
d'un  si  grand  service,  le  recommanderait  très-vivement  aux  bonnes  grâces 
du  fils  du  ciel  (l'empereur),  —  Voilà  où  en  étaient  réduits  ces  infortunés  man- 
darins ;  ils  ne  savaient  plus  comment  éloigner  les  barbares  :  menaces,  prières, 
conseils,  mensonges,  tout  échouait  contre  les  progrès  de  l'invasion;  il  fallait 
donc  affronter  le  courroux  impérial,  plus  redoutable  mille  fois  que  l'armée 
ennemie.  On  vit  alors  les  généraux,  et  même  les  autorités  civiles,  préférer  le 
suicide  à  l'aveu  d'une  défaite.  Ces  incidens  devinrent  de  plus  en  plus  fréquens. 
Ajoutons  cependant  que  les  suicides,  en  Chine,  ne  sont  pas  toujours  mortels. 
Après  l'assaut  de  Tinghae  (  Chusan  ),  le  magistrat  civil  prit  la  fuite  avec  la 
caisse,  et  se  réfugia  dans  une  île  voisine;  mais,  au  sortir  de  la  ville,  il  eut 
soin  de  déposer  sur  le  bord  d'un  canal  son  costume  de  cérémonie  et  ses  grandes 
bottes  de  mandarin.  On  crut  qu'il  s'était  noyé  de  désespoir,  et  il  passa  natu- 
rellement pour  un  héros!  ÎN'était-ce  pas  bien  joué?...  Par  malheur,  au  bout 
de  quelque  temps,  l'espièglerie  fut  découverte,  et  notre  mandarin,  convaincu 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  n'être  pas  noyé ,  se  vit  condamner  à  mort  pour  crime  de  désertion;  il  eut 
l'esprit  de  faire  commuer  sa  peine  en  celle  de  bannissement,  puis  il  en  fut 
quitte  pour  une  forte  amende  ;  enfin  il  rentra  tout  à  fait  en  grâce,  et  il  fut 
nommé  gouverneur  civil  de  Chusan  inpartibus,  pour  reprendre  ses  anciennes 
fonctions  le  jour  où  les  barbares  auraient  évacué  l'île.  Il  dut  attendre  cinq  ans. 
Dans  l'intervalle ,  comme  il  s'était  montré  généreux  à  l'égard  des  prisonniers 
anglais  et  qu'il  pouvait  ainsi  rendre  d'utiles  services  dans  les  négociations, 
il  fut  adjoint  aux  plénipotentiaires  chargés  de  conclure  le  traité  de  Nankin. 
Telles  sont,  en  Chine,  les  vicissitudes  d'une  carrière  de  mandarin. 

Elipou  lui-même  nous  est  rendu.  Nous  l'avons  laissé  tout  à  l'heure  déchu 
de  tous  ses  grades  et  condamné  à  terminer  sa  longue  carrière  sur  les  frontières 
de  la  Sibérie,  il  était  encore  en  route  pour  ce  lointain  exil,  lorsqu'un  exprès 
le  rappela  à  Pékin,  où  l'empereur,  effrayé  de  la  tournure  que  prenaient  les 
événemens,  lui  confia  pour  la  seconde  fois  la  direction  des  affaires.  Après  avoir 
si  longtemps  écouté  le  parti  qui,  dans  son  conseil,  prêchait  la  guerre  à  ou- 
trance, Tao-kwang  s'était  enfin  rallié  à  la  politique  de  paix  et  de  conciliation 
dont  les  mandarins  Kichen  et  Elipou  avaient,  dès  l'origine,  démontré  rimi)é- 
rieuse  nécessité.  11  était  las  (et  cela  se  conçoit)  de  recevoir  chaque  jour  un 
pompeux  récit  des  victoires  remportées  par  son  armée  et  d'apprendre  en  même 
temj^g  que  chaque  jour  les  Anglais  gagnaient  du  terrain  et  se  rapprochaient 
de  sa  capitale.  11  ne  songea  donc  plus  qu'à  arrêter  à  tout  prix  la  marche  des 
barbares.  Tel  fut  le  sens  des  instructions  données  à  Ehpou,  qui  devait  être 
secondé,  dans  cette  volte-face  de  l'orgueil  chinois,  par  les  lumières  et  la  sa- 
gesse du  mandarin  Kying,  destiné  à  jouer  un  rôle  si  éminent  dans  la  politique 
extérieure  du  Céleste  Empire. 

Les  deux  messagers  auxquels  Tao-kwang  confiait  ainsi  la  branche  d'oli- 
vier, Elipou  et  Kying,  étaient  d'origine  tartare.  Il  convient  de  placer  ici  une 
curieuse  remarque  qui  jette  un  nouveau  jour  sur  le  caractère  des  deux  races 
établies  en  Chine.  Pendant  tout  le  cours  de  la  lutte,  les  mandarins  qui  repré- 
sentaient, soit  à  Pékin,  soit  dans  les  provinces,  l'élément  tartare,  c'est-à-dire 
la  race  conquérante,  semblaient  pencher  vers  la  paix.  Les  plus  ardens  con- 
seillers de  la  guerre,  les  fanatiques,  les  sanguins,  ceux  qui  ne  voulaient  jamais 
entendre  parler  de  transaction  ni  de  trêve,  c'étaient  les  mandarins  de  la  race 
conquise,  les  Chinois  de  la  vieille  roche,  toujours  prêts  à  s'indigner  de  l'indul- 
gence qui  épargnait  les  barbares.  Ces  lettrés  à  plumes  de  paon  s'épuisaient  à 
rédiger  de  fières  proclamations  et  à  venger  par  des  phrases  le  territoire  violé; 
mais,  sur  le  champ  de  bataille,  les  autorités  chinoises,  si  éloquentes  dans  le 
conseil,  ne  se  distinguaient  le  plus  souvent  que  par  la  prudence  exagérée  de 
leurs  promptes  retraites  ;  les  chefs  tartares,  au  contraire,  se  défendaient  avec 
résignation ,  et  ils  déployèrent  parfois  une  noble  intrépidité,  à  laquelle  les 
officiers  anglais  se  sont  empressés  de  rendre  hommage.  Il  n'y  eut  jamais  de  lutte 
sérieuse  que  là  où  les  troupes  tartares  étaient  engagées. 

L'escadre  anglaise  a  jeté  l'ancre  devant  Nankin.  Toute  résistance  est  impos- 
sible :  les  Tartares  viennent  de  s'ensevelir  bravement  sous  les  ruines  de  Chin- 
kiang-fou;  les  Chinois,  mandarins  et  soldats,  se  sentent  perdus;  une  éclipse 
de  soleil,  sinistre  augure,  leur  a  prédit  l'inévitable  défaite.  Elipou  et  Kying 
rempUssent  alors  leur  mission;  ils  subissent  la  loi  du  vainqueur,  et,  dans  une 


LA    GUER^IE    DE    CHINE    I)' APRÈS    LES    DOCUMENS    CHINOIS.  117 

longue  dépêche,  ils  annoncent  à  l'empereur  la  triste  nouvelle  :  «  Nous  propo- 
sons, disent-ils  (pour  notre  crime  la  mort  serait  un  châtiment  trop  faible), 
nous  proposons  d'accueillir  les  demandes  des  Anglais.  Nous  savons  bien  que 
leurs  exigences  accusent  une  avidité  insatiable;  elles  n'ont  toutefois  pour  objet 
que  l'intérêt  du  commerce,  et  elles  excluent  pour  l'avenir  toute  pensée  hostile. 
Aussi,  afin  de  sauver  la  province  et  de  mettre  fin  aux  calamités  de  la  guerre, 
nous  sommes-nous  déterminés  à  accepter  ces  conditions.  Nous  avons  promis 
aux  Anglais,  sur  la  foi  du  serment,  que  s'ils  montraient  quelque  repentir  pour 
le  mal  qu'ils  nous  ont  fait,  et  s'ils  concluaient  un  armistice,  leurs  proposi- 
tions seraient  agréées...»  Par  un  autre  rapport,  les  plénipotentiaires  chinois 
rendent  compte  du  progrès  des  négociations,  dont  Tao-kwang  avait  approuvé 
l'ensemble,  sauf  quelques  réserves.  Il  s'agit  d'obtenir,  pour  les  Européens,  la 
faculté  de  résider  avec  leurs  familles  dans  les  ports  qui  doivent  être  ouverts  au 
commerce.  «  Nous  avons  remarqué  que  les  barbares  subissent  l'influence  de 
leurs  femmes  et  qu'ils  obéissent  à  la  voix  de  l'affection.  La  présence  des  femmes 
dans  les  ports  adoucirait  donc  leur  caractère  et  nous  donnerait  plus  de  sécu- 
rité. Si  les  barbares  ont  auprès  d'eux  tout  ce  qui  leur  est*her  et  s'ils  voient 
leurs  magasins  abondamment  garnis  de  marchandises,  ils  seront  en  notre 
pouvoir,  et  nous  les  gouvernerons  plus  aisément. — Tout  bien  considéré,  disait 
Kying,  nous  avons  placé  notre  sceau  au  bas  du  traité;  au  risque  d'encourir  le 
mécontentement  du  grand  empereur  et  d'attirer  sur  nos  têtes  les  plus  sévères 
chàtimens,  nous  osons  solliciter  de  nouveau  la  ratification  de  nos  actes...»  Et 
le  traité  de  Nankin,  signé  le  26  août  1842,  fut  en  effet  ratifié  par  l'empereur 
Tao-kwang! 

L'issue  de  la  guerre  de  Chine  ne  pouvait  être  un  instant  douteuse.  La  civi- 
lisation européenne  et  la  discipline  devaient  infailliblement  triompher.  Ce- 
pendant l'empereur  ne  possédait-il  pas  d'immenses  ressources?  Maître  absolu 
d'un  vaste  territoire,  il  disposait  à  son  gré  d'une  population  nombreuse  et 
fidèle  :  les  impôts  ordinaires  et  extraordinaires,  les  ventes  de  titres,  les  dons, 
les  exactions  alimentaient  son  trésor,  et  l'on  a  calculé  que  les  dépenses,  du- 
rant les  deux  années  de  lutte,  s'étaient  élevées  à  230  millions.  Les  approvi- 
sionnemens  d'armes  répondaient  à  tous  les  besoins,  puisque  les  Anglais  pri- 
rent et  enclouèrent,  dans  les  villes  et  sur  les  champs  de  bataille,  deux  mille 
trois  cent  cinquante-six  pièces  de  canon;  enfin,  même  dans  les  proclamations 
ridicules  dont  nous  avons  cité  quelques  fragmens,  il  y  avait  un  vif  sentiment 
de  patriotisme,  une  foi  profonde  dans  l'inviolabilité  du  sol,  une  haine  ar- 
dente de  l'invasion  étrangère.  Devant  une  escadre  anglaise  et  quelques  régi- 
mens  bien  commandés,  tous  ces  élémens  de  résistance  demeurèrent  stériles. 
L'empei-eur,  tremblant  dans  son  palais,  dut  capituler.  L'histoire  du  monde 
ne  présente  en  aucun  temps  le  spectacle  d'une  humiUation  pareille.  Jamais 
non  plus  elle  n'a  démontré  plus  éloquemment  la  loi  providentielle  qui  im- 
pose à  toutes  les  nations,  à  toutes  les  races,  le  devoir  de  se  rapprocher,  de  s'u- 
nir, d'échanger  leurs  idées  et  leurs  richesses,  et  d'apporter  en  quelque  sorte  à 
la  masse  commune  le  contingent  de  leur  génie.  Pourquoi  la  Chine  fut-elle  si 
honteusement  battue?  Suffit-il  d'accuser  de  lâcheté  une  nation  entière?  L'ex- 
plication paraît  simple,  mais  elle  serait  aussi  injuste  qu'injurieuse  pour  l'hon- 
neur du  Céleste  Empire.  Les  Chinois,  et  surtout  les  Tartares,  savent  braver 


118  ■    REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  péril  et  sacrifier  au  besoin  leur  vie.  Bien  qu'ils  placent  les  dignités  civiles 
au-dessus  des  dignités  militaires,  ils  honorent,  comme  tous  les  peuples,  le  cou- 
rage déployé  dans  le  combat  :  ils  ont  souvent  fait  la  guerre,  ils  ont  remporté 
des  victoires,  ils  conservent  dans  leurs  annales  le  souvenir  de  princes  con- 
quérans  et  de  généraux  glorieux.  Cherchons  donc  ailleurs  le  motif  de  leurs  ré- 
centes défaites.  Ce  ne  sont  point  les  soldats  de  l'Angleterre,  ce  sont  les  armes 
de  l'Occident  qui  les  ont  vaincus  :  ils  sont  tombés  victimes  de  leur  ignorance, 
non  de  leur  lâcheté.  Quelle  résistance  pouvaient-ils  opposer  avec  leurs  sabres 
•à  double  lame,  leurs  fusils  à  mèche  et  leurs  canons  inofîensifs,  à  ces  troupes 
disciplinées  dont  chaque  décharge  lançait  la  mort  dans  leurs  rangs?  Dès  que 
le  vent  avait  dissipé  la  fumée  de  leur  artillerie  qu'ils  croyaient  si  formidable, 
ils  voyaient  s'ébranler  en  bon  ordre  des  bataillons  intacts  qui  les  mitraillaient 
à  coup  sûr.  Les  Chinois  fuyaient  donc,  quel  que  fût  leur  nombre,  et  la  panique 
leur  donnait  des  ailes.  A  leurs  yeux,  les  Anglais  n'étaient  plus  des  hommes, 
mais  des  démons  !  Comment  la  lutte  n'eût-elle  pas  été  inégale?  La  Chine,  qui, 
durant  tant  de  siècles,  avait  persisté  à  se  séparer  de  la  grande  famille  hu- 
maine, devait  expier  tôt  ou  tard  son  isolement  orgueilleux.  Pendant  qu'elle 
demeurait  stationnaire  et  se  fiait  à  la  solidité  de  ses  vieilles  armures,  les  peuples 
de  l'Occident  forgeaient  le  fer  destiné  à  la  conquérir;  ils  dérobaient  à  la  science 
les  secrets  de  la  guerre.  En  dédaignant  de  prendre  part  à  cet  enseignement 
qui  se  transmet  par  le  contact  et  se  développe  au  foyer  de  la  civilisation  com- 
mune, l'Empire  Céleste  se  préparait  d'éternels  remords,  car  il  en  est  des  peu- 
ples comme  des  hommes  :  malheur  à  ceux  qui  vivent  seuls  ! 

La  Chine  a  toujours  vécu  seule.  Étrangère  aux  progrès  accomplis  dans 
l'art  de  la  guerre,  elle  ignorait  également  les  moyens  de  se  ménager  des  al- 
hances  qui  auraient  pu,  au  jour  du  péril,  lui  venir  en  aide,  et  le  caractère  de 
sa  politique  lui  interdisait  tout  appel  aux  intérêts  ou  aux  sympathies  des 
autres  nations.  Méprise  grossière,  dont  les  mandarins  les  plus  éclairés  du  ca- 
binet impérial  reconnurent  trop  tard  les  funestes  c&nséquences  !  Dans  la  lutte 
•engagée  contre  l'Angleterre,  le  Céleste  Empire  ne  représentait-il  pas,  en  dé- 
finitive, la  race  asiatique  attaquée  par  la  race  européenne?  Et  dès  lors  ne  de- 
vait-il point  rattacher  à  sa  cause  tous  les  peuples  de  l'extrême  Orient?  Si  les 
alliés  n'avaient  point  envoyé  de  troupes  à  Canton  ou  à  Nankin,  ils  auraient 
du  moins  opéré  d'utiles  diversions  sur  les  frontières  de  l'Inde,  et  peut-être  la 
Grande-Bretagne  eût-elle  sérieusement  réfléchi  devant  la  perspective  d'une 
conflagration  générale.  En  outre,  est-il  bien  sûr  que  certaines  nations  de  l'Eu- 
rope et  les  États-Unis  aient  applaudi  sans  réserve  à  l'inîtiative  prise  par  l'An- 
gleterre pour  forcer  à  coups  de  canon  les  portes  de  la  Cliine?  L'événement  a 
prouvé  que  le  commerce  du  monde  entier  avait  largement  profité  du  triomphe 
obtenu  par  les  armes  britanniques;  mais,  à  l'époque  où  la  guerre  fut  déclarée, 
on  craignait  que  l'Angleterre  ne  s'attribuât,  après  la  victoire,  des  privilèges 
•exclusifs,  et  ne  se  fît,  suivant  son  habitude,  la  part  du  bon.  Ces  appréhen- 
sions, qui  furent  complètement  démenties,  il  faut  le  reconnaître,  par  les 
clauses  libérales  du  traité  de  Nankin,  devaient  exciter  de  vives  défiances,  que 
l'habileté  la  plus  vulgaire  se  fût  empressée  d'exploiter  au  profit  de  la  cause 
cliinoise.  Enfin  les  conseillers  de  Tao-kwang  pouvaient-ils  ignorer  à  quel 
point  la  Russie  et  les  États-Unis  sont  jaloux  des  progrès  de  l'invasion  anglaise 


LA   GUERRE    DE    CHINE    I)' APRÈS    LES    DOCUMENS   CHINOIS.  119 

■dans  l'Asie  orientale?  Il  y  avait  là,  pour  eux,  les  élémcns  d'une  imposante 
médiation  qui  eût  été  en  mesure  de  prévenir  ou  de  pallier  la  honte  des  der- 
niers désastres.  Malheureurement  le  cabinet  de  Pékin  ne  songeait  guère  à  ces 
détails  de  politique  extérieure,  et  sa  diplomatie  n'allait  pas  si  loin. 

Dès  1840,  les  Ghorkas ,  tribu  puissante  qui  touche  à  la  fois  aux  J^ontières 
de  la  Chine  et  à  celles  de  l'Inde,  s'abouchèrent  avec  le  ministre  chinois  qui 
réside  à  Lhasa  (Thibet),  et  lui  offrirent  leur  concours  contre  les  Anglais:  ils 
auraient  pu,  dit  le  ministre  de  Lhasa,  envahir  l'Inde,  s'emparer  du  pays  qui 
produit  l'opium,  et  tarir  ainsi  la  principale  ressource  de  l'ennemi;  mais  les. 
(ihorkas  demandaient  qu'on  leur  envoyât  d'abord  des  canons  et  des  hommes, 
et  plus  tard  ils  jugèrent  prudent  de  demeurer  neutres.  Les  empires  d'Ava  et 
de  Cochinchine  gardèrent  la  même  réserve,  en  sorte  que,  par  son  impré- 
voyance et  par  suite  du  peu  de  confiance  qu'elle  inspirait,  la  cour  de  Pékin 
perdit  ses  alliés  naturels  et  resta  seule  exposée  aux  coups  des  barbares. 

D'après  les  documens  chinois  consultés  par  sir  John  Davis,  un  officier  russe, 
accompagné  d'un  détachement  de  Cosaques,  serait  arrivé  dans  le  Turkestan, 
au  commencement  de  1841,  en  sollicitant  la  permission  d'entrer  en  Chine. 
L'empereur  aurait  répondu  par  un  ordre  d'expulsion  et  fait  ramener  l'officier 
russe  et  ses  Cosaques  de  brigade  en'  brigade  jusqu'à  l'extrême  frontière.  On 
suppose  que  le  but  de  cette  mission  était  d'enseigner  aux  troupes  chinoises  le 
maniement  du  fusil  et  la  manœuvre  du  canon.  Comment  vérifier  l'exactitude 
d'un  pareil  récit?  Les  historiens  du  Céleste  Empire  ne  sauraient  être  crus  sur 
parole,  et  cette  apparition  subite  d'un  officier  russe  à  la  frontière,  ce  refus 
dédaigneux  de  rem])ereur,  cet  escadron  de  Cosaques  expulsé  si  cavalièrement 
et  reconduit  entre  les  rangs  de  gendarmes  chinois,  tout  cela  n'est  probable- 
ment qu'une  fable  sortie  de  l'imagination  des  mandarins.  D'ailleurs,  si  le  tsar 
avait  eu  la  pensée  très-ambitieuse  d'apprendre  l'exercice  aux  Chinois,  il  lui 
eût  été  fort  aisé  de  connaître  à  l'avance  les  dispositions  de  la  cour  de  Pékin 
par  l'intermédiaire  du  collège  russe  établi  dans  cette  capitale.  Les  relations 
avantageuses  que  la  Russie  entretient  avec  la  Chine  sur  le  marché  de  Kiakhta, 
aux  confins  de  la  Sibérie,  permettent  jusqu'à  un  certain  point  de  croire  que  le 
tsar,  désireux  d'étudier  de  plus  près  la  politique  suivie  à  l'égard  de  l'Angle- 
terre, aurait  envoyé  dans  les  provinces  du  nord,  des  émissaires  chargés  de  lui 
rendre  compte  des  événemens.  Peut-être  encore  quelque  officier  de  fortune, 
s'ennuyant  au  fond  d'une  garnison  de  Sibérie,  sera-t-il  venu  offrir  son  épée 
et  ses  services,  à  l'exemple  de  ces  .nombreux  officiers  français,  italiens,  espa- 
gnols, que  l'on  retrouve  au  milieu  des  armées  asiatiques.  En  tout  cas,  mal- 
gré le  secret  dépit  que  devait  inspirer  au  gouvernement  russe  le  triomphe  des 
Anglais,  il  n'est  point  présumable  que  les  faits  se  soient  passés  officiellement 
ainsi  que  le  rapportent  les  documens  chinois. 

La  France  n'était  point  aussi  directement  intéressée  que  la  Russie  aux  con- 
séquences de  la  guerre.  Depuis  longtemps  nous  avons  à  peu  près  renoncé  à  dis- 
puter à  la  Grande-Bretagne  le  rôle  prépondérant  en  Asie  :  nous  avons  perdu 
l'Inde;  notre  navigation  et  notre  commerce  sont  presque  nuls  dans  les  mers  de 
l'extrême  Orient.  Fatale  abdication  que  nous  ont  imposée  les  secousses  révo- 
lutionnaires et  la  triste  issue  de  nos  luttes  européennes!  La  France  devait 
donc  envisager  avec  une  certaine  indifférence  les  événemens  qui  mettaient 


120  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  prises,  à  l'autre  bout  du  monde,  l'Angleterre  et  le  Céleste  Empire.  Peut- 
être  eût-elle  vu  sans  déplaisir  l'ambition  démesurée  de  sa  rivale  se  briser 
contre  la  grande  muraille,  car  il  arrive  souvent  que  le  patriotisme,  égaré  par 
d'aveugles  haines,  se  complaît  dans  les  désastres  d'autrui  ;  mais  il  faut  laisser 
au  vulgaire  ces  préjugés  étroits  et  stériles.  Si  l'on  observe  les  choses  de  plus 
haut,  on  reconnaîtra  qu'il  ne  s'agissait  point  seulement  d'une  querelle  sur- 
venue entre  l'Angleterre  et  la  Chine  à  l'occasion  de  quelques  caisses  d'opium  : 
la  civilisation,  l'honneur  même  du  nom  européen,  combattaient  dans  les  rangs 
de  l'expédition  britannique;  c'était  le  génie  de  la  vieille  Europe  qui  se  décidait 
à  demander  raison  d'injurieux  dédains  et  d'humiliations  trop  longtemps  su- 
bies. Du  jour  où  la  Grande-Bretagne  commençait  le  feu,  les  autres  nations  de 
l'Occident  étaient  tenues  de  respecter,  sinon  d'appuyer,  cette  initiative  qui 
leur  ouvrait  les  portes  du  plus  vaste  empire  de  l'Asie.  Le  gouvernement  fran- 
çais prit,  dès  l'oi'igine,  cette  louable  attitude.  Il  garda  la  plus  stricte  neutralité; 
mais  il  eut  soin  d'entretenir  constamment  sur  les  côtes  de  Chine  un  navire  de 
guerre  qui  suivait,  sans  les  contrarier,  tous  les  mouvemens  de  l'escadre  an- 
glaise. La  Danaide,  la  Favoi'ite,  l'Érigone,  commandées  par  des  officiers 
du  plus  haut  mérite,  MM.  Ducampe  de  Rosamel,  Page  et  Cécille,  remplirent 
tour  à  tour  cette  mission  délicate.  En  outre,  un  agent  spécial,  M.  de  Jancigny, 
fut  envoyé  en  Chine  à  bord  de  la  frégate  l'Érigone,  pour  étudier  particulière- 
ment les  ressources  que  pouvaient  offrir  au  commerce  les  marchés  conquis  par 
les  armes  de  l'Angleterre. 

Il  est  assez  curieux  de  connaître  l'effet  produit  sur  les  Chinois  par  la  pré- 
sence de  nos  navires  de  guerre.  Tantôt  on  nous  supposait  de  sinistres  projets, 
et  les  mandarins  donnaient  ordre  de  se  défier  de  nous,  vu  notre  qualité  de 
barbares;  tantôt,  au  contraire,  notre  paviUon  apparaissait  comme  une  menace 
contre  les  Anglais.  Yhking,  qui,  après  l'occupation  de  Ningpo,  fut  placé  à  la 
tête  des  troupes  duChekiang,  avec  le  titre  de  «général  inspirant  la  terreur,» 
crut  devoir  un  jour  rassurer  ses  compatriotes  en  leur  disant,  dans  une  procla- 
mation, que  les  ennemis,  réduits  à  la  dernière  extrémité,  avaient  été*  obligés 
d'implorer  l'appui  des  Français,  «peuple  qui  leur  ressemble  par  le  costume.» 
On  se  figure  aisément  toutes  les  suppositions  auxquelles  l'imagination  si  fé- 
conde des  mandarins  et  des  lettrés  pouvait  se  livrer  sur  notre  compte.  Sir  John 
Davis  a  recueilli  à  ce  sujet  une  pièce  fort  intéressante  qui  mérite  d'être  re- 
produite textuellement  :  c'est  un  rapport  adressé  à  l'empereur  par  Yshan,  l'un 
des  généraux  de  l'armée  de  Canton. 

«Pendant  la  douzième  lune  de  l'année  dernière  (janvier  1842),  les  chefs 
Jancigny  et  Cécille  arrivèrent  à  Hong-kong  à  bord  d'un  bâtiment  de  guerre, 
en  annonçant  que  d'autres  navires  ne  tarderaient  pas  à  les  joindre.  Tandis 
que  nous  prescrivions  une  enquête  sur  cet  incident,  on  nous  apprit  que  Cécille 
était  venu  à  Canton  dans  une  barque,  et  les  marchands  hanistes  nous  dirent 
qu'il  désirait  avoir  une  entrevue  avec  les  mandarins.  Nous  dûmes  considérer 
que  les  Français  avaient  été  respectueux  et  dociles  dans  leurs  relations  de  com- 
merce, tandis  que  les  Anglais,  en  se  montrant  rebelles  et  en  faisant  la  guerre, 
avaient  entravé  le  négoce  des  autres  nations  et  provoqué  ainsi  de  vifs  ressen- 
tiniens.  Comme  les  chefs  français  ne  demandaient  qu'un  entretien  purement 
officieux,  nous  avons  cédé  aux  circonstances  et  nous  nous  sommes  relâchés  de 


LA   GUERRE    DE    CHINE    d' APRÈS   LES    DOCUMENS    CHINOIS.  121 

notre  dignité,  afin  de  combiner  nos  plans  et  de  semer  la  division  entre  les 
barbares.  Pendant  la  conférence,  Cécille  déclara  que  son  souverain  avait  eu 
connaissance  de  la  guerre  engagée  avec  les  Anglais  et  qu'il  l'avait  envoyé  en 
Chine  pour  protéger  les  navires  français,  et,  au  besoin,  pour  offrir  sa  mé- 
diation. Nous  avons  répondu  :  «  Votre  souverain  a  toujours  été  obéissant  et 
dévoué,  nous  nous  plaisons  à  le  reconnaître.  Les  Anglais  sont  pervers,  cruels, 
incorrigibles;  aussi  ont-ils  offensé  toutes  les  nations.  Puisque  votre  roi  vous  a 
envoyé  ici  avec  un  navire  de  guerre,  déployez  votre  vaillance,  et  alors  nous 
nous  empresserons  d'en  référer  au  grand  empereur,  qui  vous  accordera,  n'en 
doutez  pas,  des  faveurs  extraordinaires.  —  Cécille  répliqua  que,  si  les  Anglais 
étaient  en  guerre  avec  la  Chine,  ils  étaient  en  paix  avec  la  France,  et  qu'il 
n'avait,  quant  à  lui,  aucun  motif  pour  commencer  les  hostilités.  — Si  je  les 
attaquais  sans  raison,  ajouta-t-il,  les  autres  peuples  en  seraient  indignés;  il 
vaut  bien  mieux  que  l'Empire  du  Milieu  cesse  de  faire  la  guerre  et  qu'il  arrive 
à  conclure  une  paix  honorable!  —  Nous  lui  avons  alors  demandé  comment  il . 
croyait  possible  d'obtenir  un  arrangement.  Il  nous  dit  qu'il  s'adresserait  aux 
Anglais,  que  si  ses  propositions  étaient  accueillies,  toute  difficulté  disparaî- 
trait, mais  que  si  elles  étaient  rejetées,  la  guerre  était  inévitable.  Comme  à 
cette  époque  les  Anglais  avaient  encouru  la  juste  indignation  de  votre  ma- 
jesté en  s'emparant  de  Ningpo  et  de  plusieurs  villes,  et  que  d'ailleurs  le  gé- 
néral qui  répand  la  terreur  (Yhking)  avait  déjà  reçu  l'ordre  de  les  exterminer, 
nous  ne  pouvions  autoriser  Cécille  à  leur  porter  des  paroles  de  conciliation. 
L'officier  français  nous  dit  alors  qu'il  allait  voir  le  général  anglais,  et  que, 
s'il  obtenait  quelque  nouvelle,  il  se  hâterait  de  nous  la  communiquer.  Pour 
répondre  à  ce  bon  procédé,  nous  résolûmes  de  lui  décerner  une  récompense.  » 
Si  l'on  dégage  de  ce  récit  l'emphase  chinoise,  sur  laquelle  nous  devons  être 
maintenant  fort  édifiés,  il  faut  avouer  que  le  sens,  sinon  le  texte,  des  paroles 
rapi)ortées  par  le  mandarin  de  Canton  paraît  assez  vraisemblable.  Le  cabinet 
de  Pékin  eût  été  très-désireux  d'employer  à  l'égard  des  Européens  les  moyens 
de  répression  dont  il  fait  usage  à  l'égard  des  pirates.  On  sait  que  les  côtes  de 
Chine  sont,  de  temps  immémorial,  exposées  aux  déprédations  d'une  piraterie 
parfaitement  organisée.  Lorsque  le  pillage  devient  trop  scandaleux,  le  gou- 
vernement prend  le  parti  d'offrir  à  l'un  de  ces  forbans  une  bonne  somme  et 
un  bouton  d'or  ou  de  cristal,  à  condition  que  le  nouveau  mandarin  donnera 
la  chasse  à  ses  anciens  complices.  Cette  politique  est  la  seule  qui  obtienne 
quelque  succès,  la  marine  impériale  étant  tout  à  fait  incapable  de  se  mesurer 
avec  l'ennemi.  Les  gouverneurs  du  littoral  s'estiment  très-heureux  et  se  mon- 
trent très-fiers  de  battre  les  pirates  avec  les  pirates.  De  même  ils  avaient  ima- 
giné de  battre  les  barbares  avec  les  barbares,  et  la  proposition  que  le  général 
chinois  adressait,  en  janvier  1842,  à  l'honorable  commandant  de  VÉrUjone 
était  aussi  sérieuse  que  naïve.  Quant  aux  réponses  de  M.  Cécille,  elles  ne  lais- 
sèrent aucun  doute  sur  l'attitude  que  la  France  entendait  garder  entre  les 
deux  puissances  belligérantes.  Les  mandarins  en  furent  satisfaits  au  point 
de  les  juger  dignes  d'une  récompense  impériale  ;  cependant  elles  ne  pou- 
vaient nous  compromettre  aux  yeux  des  Anglais,  et  elles  refusaient  formelle- 
ment aux  Chinois  l'appui  matériel  que  ceux-ci  se  croyaient  en  droit  de 
réclamer. 


122  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Il  y  a  encore  dans  le  rapport  d'Yshan  un  autre  passage  bon  à  citer.  «  Pen- 
dant la  seconde  lune  (mars  1842),  Jancigny  nous  fit  remettre  une  dépêche 
dans  laquelle  il  traitait  également  de  la  paix,  en  exprimant  l'espoir  que  l'île 
de  Hong-kong  serait  laissée  aux  mams  des  rebelles.  Après  avoir  examiné  avec 
plus  d'attention  la  conduite  de  ces  Français,  nous  reconnûmes  qu'ils  étaient 
amis  de  l'Angleterre,  qu'ils  voulaient  tirer  parti  de  leur  médiation,  et  qu'ils 
songeaient  à  partager  nos  dépouilles.  Alors  nous  ne  les  avons  plus  considérés 
que  comme  des  gens  rusés  et  imbus  des  principes  barbares.  Nous  avons  re- 
poussé leurs  offres,  en  leur  conseillant  de  ne  point  aider  les  rebelles,  de  peur 
que  les  pierres  précieuses  et  les  pierres  brutes  ne  fussent  broyées  dans  le 
même  mortier.  Toutefois  nous  leur  avons  promis  une  récompense,  s'ils  vou- 
laient s'employer  au  service  de  la  Chine,  et  en  même  temps  nous  avons  recom- 
mandé à  nos  officiers  d'avoir  toujours  l'œil  sur  eux...  »  Ce  rapjwrt,  dont  le 
début  décorait  presque  un  officier  français  de  la  plume  de  paon,  et  dont  la  fin 
.  nous  remet  si  brusquement  à  notre  place  de  barbares,  ne  fut  communiqué 
à  l'empereur  qu'au  mois  d'août  1842,  c'est-à-dire  au  moment  où  EUpou  et 
Kying  signaient  le  fatal  traité  de  Nankin.  M.  le  commandant  Cécille,  ainsi 
que  M.  Page,  qui  avait  intrépidement  remonté  le  Yang-tse-kiang  avec  sa  cor- 
vette, étaient  conviés  à  assister  à  ce  grand  acte,  et  dans  la  suite  les  mandarins 
regrettèrent  plus  d'une  fois  de  n'avoir  point  compris  les  paroles  sincères  et 
désintéressées  que  leur  apportaient  les  agens  de  la  France. 

Par  la  conclusion  du  traité  de  Nankin,  les  Chinois  s'engageaient  à  rem- 
bourser une  forte  indemnité,  21  millions  de  dollars',  représentant  les  frais  de 
l'expédition  (les  peuples  battus  j^ar  les  Anglais  paient  toujours  l'amende).  L'île 
de  Hong-kong  était  cédée  en  toute  propriété  à  la  couronne  britannique;  les 
étrangers  obtenaient  la  permission  de  résider  et  de  trafiquer  dans  cinq  ports, 
sous  la  protection  de  consuls  investis  d'attributions  et  de  privilèges  fort  éten- 
dus; le  monopole  des  marchands  hanistes  était  aboli,  et  le  commerce  devenait 
complètement  libre;  les  droits  d'entrée  et  de  sortie  sur  les  marchandises 
étaient  fixés  par  un  tarif  spécial;  l'opium  ne  figurait  pas  dans  ce  tarif,  il  de- 
meurait officiellement  prohibé.  —  En  garantie  du  paiement  de  l'indemnité, 
les  Anglais  retenaient  l'île  de  Chusan,  où  deux  fois  le  sort  d£s  armes  avait  été 
si  contraire  aux  troupes  impériales. 

Les  termes  de  l'amende  furent  versés,  à  chaque  échéance,  avec  une  exacti- 
tude irréprochable.  Le  commerce  légal  suivit  son  cours  régulier,  et  les  man- 
darins fermèrent  les  yeux  sur  la  contrebande  de  l'opium  (1).  Les  Chinois  at- 
tendaient trop  impatiemment  le  jour  où  les  barbares  évacueraient  Chusan, 
ils  étaient  trop  désireux  de  purger  l'hypothèque  et  de  rentrer  en  possession 
de  leur  territoire  pour  ne  pas  éviter  avec  soin  toute  discussion  qui  eût  déter- 
miné l'Angleterre  à  s'approprier  le  gage.  Chusan  est  placé  dans  une  situation 

(1)  «  Kying,  dit  M.  Davis,  m'adressa  en  1844  nne  note  par  laquelle  il  proposait  ouver- 
tement de  laisser,  d'un  coimnun  accord,  toute  latitude  au  commerce  de  l'opium.  En  con- 
séquence, il  n'y  a  pas  eu,  depuis  Ja  paix,  un  seul  édit  contre  l'opium,  et  lorsque  le  consul 
anglais  de  Changlmi,  se  conformant  aux  clauses  du  traité,  signalait  aux  mandarins  les 
navires  qui  se  livraient  à  la  contrelDande,  les  autorités  locales  paraissaient  peu  empres- 
sées de  recevoir  ces  sortes  d'avis.  Il  ne  manquait  plus  au  commerce  de  l'opium  que  la 
sanction  d'un  édit  impérial,  mais  cette  sanction  ofticielle  ne  put  jamais  être  obtenue.  » 


LA   GUERRE    DE    CHINE    d'aPRÈS    LES    DOCUMENS    CHINOIS.  123 

si  favorable,  que  le  cabinet  de  Londres  eût  été  ravi  de  trouver  un  prétexte 
pour  ne  s'en  point  dessaisir.  Sir  John  Davis,  qui  exerçait  à  cette  époque  les 
fonctions  de  gouverneur  de  Hong-kong  et  de  plénipotentiaire  de  sa  majesté 
Ijritannique  en  Chine,  ne  fait  point  mystère  des  intentions  de  son  gouverne- 
ment. Il  déclare  qu'il  reçut  l'autorisation  de  négocier  l'achat  de  l'île;  mais, 
ayant  acquis  la  certitude  que  les  Chinois  ne  se  prêteraient  à  aucune  transac- 
tion sur  ce  point  et  qu'ils  n'écouteraient  pas  davantage  les  propositions  des 
États-Unis  ou  de  la  France,  considérant  d'ailleurs  que  l'importance  commer- 
ciale de  Hong-kong  s'accroissait  de  jour  en  jour,  et  que  dès  lors  il  était  moins 
urgent  d'obtenir  la  cession  d'une  autre  colonie  sur  la  côte  de  Chine,  sir  John 
Davis  ne  jugea  point  à  propos  de  faire  usage  de  ses  pleins  pouvoirs.  Le 
7  juillet  1846,  il  restitua  solennellement  aux  quatre  commissaires  délégués 
par  l'empereur  l'île  de  Chusan  et  le  port  de  Tinghae. 

A  partir  de  ce  moment,  les  relations  diplomatiques  entre  le  gouvernement 
de  Hong-Kong  et  le  vice-roi  de  Canton  devinrent  moins  cordiales.  Kying,  qui 
avait  si  ardemment  défendu  les  idées  de  paix,  au  risque  de  compromettre  son 
autorité  à  Pékin  et  sa  popularité  à  Canton,  Kying  lui-même,  l'ami  des  bar- 
bares, se  refroidit  tout  à  coup.  Diverses  tentatives  furent  faites  pour  reconsti- 
tuer, sous  une  forme  indirecte,  le  monopole  des  hanistes  :  le  gouvernement 
chinois  établit,  à  l'intérieur  de  l'empire,  des  droits  de  transit  sur  les  produits 
destinés  aux  cinq  ports,  afin  de  neutraliser,  par  un  simple  déplacement  de 
perception,  les  avantages  de  tarif  stipulés  en  1842;  la  cité  de  Canton  continuait 
d'être  fermée  aux  étrangers,  contrairement  au  texte  formel  du  traité.  Enfin 
la  populace,  dans  un  délire  de  sauvage  patriotisme,  attaqua  les  factoreries,  où 
les  Européens,  privés  de  la  protection  des  autorités,  furent  obligés  de  se  dé- 
fendre eux-mêmes.  A  ces  divers  griefs  venaient  s'a'outer  plusieurs  attentats 
isolés,  commis  dans  les  environs  de  la  ville  contre  des  sujets  anglais.  Les  con- 
suls et  le  gouverneur  de  Hong-kong  adressèrent  sucessivement  à  Kying  des 
représentations  officielles,  en  invoquant  le  droit  des  gens  ainsi  que  les  clauses 
du  traité  de  Nankin.  Évasives  d'abord,  les  réponses  du  vice-roi  devinrent  in- 
solentes. 11  fallut  recourir  aux  grands  moyens.  Au  mois  de  mars  1847,  sir 
John  Davis,  se  conformant  aux  instructions  de  lord  Palmerston,  fit  embar- 
quer sur  les  steamers  les  troupes  dont  il  pouvait  disposer,  entra  dans  le  Chou- 
kiang,  s'empara  des  forts,  encloua  ou  jeta  à  l'eau  huit  cent  vingt-sept  pièces 
de  canon,  et  ne  s'arrêta  que  devant  Canton.  Ce  coup  de  vigueur,  qui  aurait 
pu  rallumer  la  guerre  et  créer  à  la  politique  anglaise  de  graves  embarras,  fut 
frappé  si  à  propos,  que  les  Chinois,  mal  préparés  à  la  résistance,  se  confon- 
dirent immédiatement  en  excuses,  et  souscrivirent,  sans  hésiter,  aux  condi- 
tions imposées  par  le  représentant  de  la  Grande-Bretagne.' 

Eu  rendant  compte  des  incidens  qui  se  rattachent  aux  principaux  actes  de 
son  administration ,  sir  John  Davis  envisage  l'avenir  de  la  question  anglo- 
chinoise  :  il  exprime  l'avis  que,  jusqu'en  18oo,  époque  fixée  pour  la  révision 
facultative  des  traités  que  le  Céleste  Empire  a  conclus  avec  la  France  et  les 
États-Unis,  il  ne  saurait  être  apporté  aucun  changement  à  la  situation  ac- 
tuelle. Dans  trois  ans,  si  les  négociations  sont  reprises,  on  pourra  solliciter 
l'ouverture  d'un  plus  grand  nombre  de  ports  et  provoquer  le  règlement  défi- 
nitif de  certains  pomts  demeurés  en  litige.  Nous  avons  déjà  essayé  de  démon- 


12Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trer  ici  (i)  que  les  Anglais  et  les  Chinois  sont  également  intéressés  à  vivre  en 
bonne  intelligence,  et  qu'ils  doivent,  au  besoin,  pratiquer  la  politique  des  con- 
cessions plutôt  que  de  se  lancer  dans  les  aventures  d'une  nouvelle  guerre. 
La  même  opinion  est  exposée  et  défendue  avec  beaucoup  plus  d'autorité  par 
l'ancien  gouverneur  de  Hong-kong.  Toutes  les  idées  ne  sont-elles  pas  aujour- 
d'hui tournées  vers  la  paix?  La  paix  n'est-elle  pas  en  quelque  sorte  le  mot 
d'ordre  de  tous  les  empires?  Plus  qu'aucun  autre,  l'empire  chinois,  épuisé 
d'argent  et  déchiré  par  des  révoltes  intérieures,  doit  se  montrer  conciliant  à 
l'égard  des  puissances  étrangères  et  prévenir  les  éventualités  d'une  seconde 
lutte,  qui  ne  serait  pour  lui  qu'une  seconde  humiUation,  car  il  ne  paraît  pas 
que,  depuis  1842,  il  ait  amélioré  ses  moyens  de  défense  ni  fait  apprendre  l'exer- 
cice à  son  armée. 

On  pourrait  croire  que  le  gouvernement  impérial,  à  peine  déhvré  des  An- 
glais, s'empressa  de  mettre  à  profit  la  rude  leçon  qui  venait  de  lui  être  infli- 
gée, qu'il  comprit  la  nécessité  de  se  ménager  des  alhances  et  de  réformer  l'or- 
ganisation de  ses  troupes.  Plusieurs  mandarins  osèrent  en  effet  appeler  l'at- 
tention de  la  cour  sur  les  mesures  de  salut  public  que  réclamait  l'avenir  des 
relations  désormais  établies  avec  les  nations  européennes.  Malheureusement 
la  guerre  a  partout  en  Chine  introduit  le  désordre,  et  le  jeune  successeur  de 
Tao-kwang  a  hérité  d'une  bien  lourde  tâche!  Pendant  que  les  Anglais  en- 
vahissaient le  territoire,  les  généraux  chinois  imaginèrent  de  distribuer  dans 
les  villes  et  jusque  dans  les  moindres  villages  une  grande  quantité  de  fusils, 
qui  furent  particulièrement  recherchés  par  les  pirates  et  les  voleurs.  Le  brigan- 
dage a  pris,  depuis  cette  époque,, un  développement  inouï,  et  il  est  probable 
que  les  armes  ainsi  gaspillées  en  iSil  et  1842  se  trouvent  aujourd'hui  entre 
les  mains  des  rebelles  du  Kwang-si.  A  Canton,  Kying  eut  l'idée  malencon- 
treuse de  créer  une  sorte  de  garde  nationale  qui  ne  tarda  pas  à  écouter  la  voix 
des  démagogues,  à  ouvrir  des  clubs  et  à  menacer  le  gouvernement.  N'est-il 
pas  permis  de  sourire  à  la  lecture  de  ces  curieux  détails,  qui  peignent  trop 
fidèlement  la  situation  intérieure  de  la  Chine?  Mais,  au  fond,  que  penser  d'un 
pays  où  les  autorités  ne  savent  pas  même  arrêter  les  voleurs?  Peuple  étrange, 
qui  conserve  toujours  à  nos  yeux  son  caractère  grotesque,  et  qui  ne  peut 
échapper  à  notre  gaieté,  alors  même  qu'il  apparaît  au  milieu  de  ses  désastres  ! 
—  Nous  venons  de  lire  quelques  pages  de  son  histoire,  écrite  en  quelque  sorte 
par  lui-même;  nous  avons  vu  les  proclamations  victorieuses  des  mandarins, 
les  éloquentes  colères  des  lettrés,  la  majestueuse  sérénité  de  l'empereur;  nous 
avons  assisté  aux  scènes  à  la  fois  tristes  et  ridicules  qui  se  sont  succédé  ])en- 
dant  le  cours  de  ce  long  drame  où  se  jouaient  les  destinées  du  Céleste  Em- 
pire. Eh  bien  !  cette  nation,  si  naïve  en  apparence,  est  douée  d'une  intelli- 
gence supérieure  :  elle  est  lettrée,  délicate,  polie;  elle  a  reçu  depuis  des  siècles 
les  lumières  de  la  civiUsation,  mais  elle  n'est  point  sociable.  Yoilà  son  erreur, 
voilà  le  crime,  qu'elle  expie  cruellement.  Yoilà  l'explication  de  sa  honteuse 
défaite.  Jamais  Dieu  n'a  consacré  en  caractères  plus  éclatans  les  droits  et  les 
devoirs  sur  lesquels  repose  la  société  humaine. 

C.  Lavollée. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  février  1851,  In  Politique  européenne  en  Chine. 


BEAUX-ARTS. 


LA  CHAPELLE  DE  L'EUCHARISTIE  A  NOTRE-DAME  DE  LORETTE. 


Je  ne  voudrais  proposer  à  personne  l'exemple  de  M.  Périn,  car  cet 
exemple  est  trop  difficile  à  suivre,  et  le  courage  manquerait  aux 
plus  hardis  pour  s'engager  dans  la  voie  qu'il  a  choisie.  11  y  a  vingt  ans 
que  M.  Périn  est  chargé  de  décorer  à  Notre-Dame-de-Lorette  la  cha- 
pelle de  l'Eucharistie,  et  depuis  vin^t  ans  il  n'a  pas  perdu  un  seul 
jour.  11  a  voulu  accomplir  la  tâche  qui  lui  était  échue  avec  un  dé- 
vouement sans  limites.  Tous  les  artistes,  tous  les  amis  de  l'art  doi- 
vent le  remercier  de  sa  persévérance,  mais  je  n'oserais  inviter  per- 
sonne à  marcher  sur  ses  traces,  car  pour  suivre  un  tel  conseil  il  faut 
ne  pas  attendre  le  prix  de  son  travail,  et  bien  peu  d'artistes  se  trou- 
vent placés  dans  une  telle  condition.  M.  Périn  s'est  enfermé  dans  son 
œuvre  avec  la  ferme  résolution  de  donner  dans  cette  œuvre  unique 
la  mesure  complète  de  ses  facultés,  et  je  dois  dire  que  cette  résolu- 
tion lui  a  porté  bonheur.  11  a  fait  sa  chapelle  comme  les  poètes  d'au- 
trefois faisaient  leur  livre,  et  ne  s'est  pas  inquiété  des  succès  bruyans 
dont  le  monde  s'occupe  un  jour  pour  n'y  plus  songer  le  lendemain; 
or,  pour  s'isoler  ainsi,  il  faut  un  singulier  respect  pour  la  tâche  accep- 
tée, une  estime  profonde  pour  les  juges  à  qui  l'on  veut  offrir  son 
œuvre,  et  en  même  temps  une  sincère  défiance  de  soi-même.  C'est 
f)ar  ces  trois  motifs  que  j'explique  la  persévérance  de  M.  Périn. 

Le  dirai-je  cependant?  je  crois  que  M.  Périn  a  dépassé  le  but  en 
prodiguant  toutes  ses  forces  pour  l'atteindre  plus  sûrement.  11  n'a  rien 
négligé  pour  réunir  tous  les  élémens  d'information  dont  il  avait  besoin, 
mais  je  crois  qu'il  ne  s'est  pas  arrêté  à  temps.  Au  lieu  de  s'en  tenir 


126  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

au  texte  des  Evangiles,  qui,  du  xni"  au  xvi"  siècle,  a  fourni  aux  pein- 
tres les  plus  éminens  de  l'Italie  tant  de  compositions  émouvantes,  il 
a  pensé  qu'après  avoir  épuisé  cette  source  primitive,  il  devait  s'adres- 
dresser  à  une  source  plus  récente,  interroger  les  pères  de  l'église.  A 
mon  avis,  c'est  une  méprise.  Si  M.  Périn,  au  lieu  de  manier  le  pin- 
ceau, eût  entrepris  de  nous  expliquer  la  formation  du  dogme  catho- 
lique, j'approuverais  sa  méthode  comme  excellente,  car  il  y  a  certai- 
nement dans  le  catéchisme  de  Meaux,  signé  du  nom  de  Bossuet,  bien 
des  idées  qui  ne  se  trouvent  pas  dans  les  Evangiles;  mais  puisqu'il  ne 
voulait  aborder  ni  l'histoire  ni  la  philosophie,  puisqu'il  ne  se  pro- 
posait pas  de  scruter  le  développement  du  dogme  catholique,  et  de 
comparer  les  croyances  décrétées  par  le  concile  de  Trente  aux  tra- 
ditions du  Nouveau-Testament,  il  eût  agi  plus  sagement  en  prenant 
pour  thème  unique  de  ses  compositions  les  évangélistes.  Sa  tâche 
ainsi  comprise  eût  été  singulièrement  shnplifiée;  saint  Matthieu,  saint 
Marc  et  saint  Luc  rapportent  l'institution  de  l'eucharistie  d'une  ma- 
nière uniforme;  il  est  vrai  que  saint  Jean  n'en  dit  pas  un  mot,  et  de 
la  part  du  disciple  bien-aimé ,  ce  silence  est  au  moins  étrange  ;  mais 
comme  le  récit  de  saint  Jean  s'accorde  sur  les  autres  points  avec  le 
récit  des  autres  évangélistes,  son  silence  sur  l'institution  de  l'eucha- 
ristie ne  suffit  pas  à  dérouter  la  foi  chrétienne.  Ce  que  je  tiens  à  éta- 
blir, ce  qui  demeure  évident  pour  tous  les  esprits  habitués  à  comparer 
la  tâche  du  philosophe  et  de  l'historien  avec  la  tâche  de  l'artiste, 
c'est  que  le  texte  des  Evangiles  convient  beaucoup  mieux  à  la  pein- 
ture que  les  commentaires  les  plus  éloquens  des  pères  de  l'église. 
Utiles  à  consulter  dès  qu'il  s'agit  d'étudier  le  développement  histo- 
rique des  croyances,  les  pères  de  l'église  ne  sauraient  lutter  d'au- 
torité avec  le  texte  des  Evangiles,  et  cette  vérité  si  évidente  pour  les 
philosophes  n'est  pas  moins  évidente  pour  les  peintres  et  les  sta- 
tuaires. La  tradition  des  évangélistes  nous  oflre  des  scènes  très  sim- 
ples, et  qui  se  prêtent  naturellement  au  travail  du  pinceau  et  de  l'é- 
bauchoir,  tandis  que  les  commentaires  prodigués  par  les  pères  des 
églises  grecque  et  latine,  souvent  très  remarquables  comme  preuve 
de  finesse  et  de  subtilité,  n'ajoutent  rien  à  l'évidence  de  la  tradition, 
et  souvent  même  réussissent  à  en  troubler  le  sens  à  force  de  vouloir 
l'expliquer.  C'est  pour  avoir  méconnu  cette  différence,  si  facile  pour- 
tant à  signaler,  que  M.  Périn  n'a  pas  obtenu  tout  d'abord  les  sympa- 
thies et  les  applaudissemens  qu'il  mérite.  Les  qualités  les  plus  solides 
de  son  talent  sont  trop  souvent  masquées  par  un  raffinement  de  pen- 
sée que  les  pères  de  l'égHse  peuvent  expliquer,  mais  que  l'Evangile 
n'accepte  pas. 

Cependant  je  ne  voudrais  pas  insister  trop  longtemps  sur  cette  mé- 
prise, car  je  ne  crains  pas  qu'elle  devienne  contagieuse.  Si  M.  Périn 


LA    CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  127 

a  dépassé  le  but  par  excès  de  persévérance,  la  plupart  de  ses  con- 
frères demeurent  en-deçà  du  but  par  excès  d'indolence.  Il  suffit  donc 
d'indiquer  la  faute  sans  essayer  d'en  démontrer  toutes  les  consé-' 
quences.  ïoute  tradition  prise  à  son  origine  offre  un  caractère  poé- 
tique, et  se  prête  volontiers  à  toutes  les  tentatives  de  l'imagination, 
peinture,  statuaire  ou  poésie.  Expliquée,  commentée  par  les  docteurs, 
philosophes,  théologiens,  elle  se  dérobe  bientôt  à  tous  les  eflbrts 
de  la  fantaisie;  à  mesure  qu'elle  devient  plus  intelligible  et  plus  pré- 
cise, elle  perd  une  partie  de  sa  splendeur  et  de  sa  majesté.  On  dirait 
que  la  discussion ,  après  l'avoir  ébranlée ,  la  réduit  en  poussière,  et 
en  effet  tous  ceux  qui  ont  étudié  l'histoire  des  religions  sont  en  me- 
sure d'affirmer  que  les  croyances  ont  plus  d'une  fois  succombé  sous  la, 
défense  même  des  docteurs,  qui  prétendaient  étayer  leurs  croyances 
par  l'argumentation,  et  fournissaient  trop  souvent  à  leurs  adversaires 
'des  armes  terribles.  Au  lieu  d'affermir  le  dogme  qu'ils  défendaient, 
ils  en  montraient,  sans  le  savoir,  les  parties  lézardées,  et  leur  apo- 
logie aggravait  le  danger.  M.  Périn  a  donc  eu  tort  d'attribuer  aux 
pères  de  l'église  une  trop  grande  autorité;  toutefois,  malgré  ces  ré- 
serves, son  travail  mérite  une  étude  attentive. 

Le  sujet  de  cette  chapelle,  l'institution  de  l'eucharistie,  devrait 
être  placé  au-dessus  de  l'autel;  mais  l'architecte  en  a  décidé  autre- 
ment. Que  mettra-t-on  au-dessus  de  l'autel?  Je  l'ignore.  Ce  que  je 
sais,  c'est  qu'il  n'a  pas  dépendu  de  M.  Térin  de  peindre  la  Cène 
dans  un  endroit  mieux  éclairé  que  l'espace  demi-circulaire  qui  do- 
mine la  porte  de  la  sacristie.  Il  ne  faut  donc  pas  imputer  au  peintre 
la  faute  qui  ne  lui  appartient  pas.  M.  Lebas,  lorsqu'il  achevait  son 
église,  croyait  avoir  très  heureusement  imité  Sainte-Marie-Majeure; 
il  doit  comprendre  maintenant  qu'il  s'est  trompé.  Si  Sainte-Marie- 
Majeure  n'est  pas  un  chef-d'teuvre,  ce  qui  me  paraît  facile  à  démon- 
trer, du  moins  la  lumière  n'y  est  pas  distribuée  d'une  main  avare; 
il  ne  manque  aux  peintures  qui  la  décorent  qu'un  solide  mérite  pour 
être  admirées.  Dans  Notre-Dame-de-Lorette,  la  lumière  est  mesurée 
avec  tant  de  parcimonie,  que  le  regard  le  plus  attentif  découvre  à 
grand' peine  ce  que  le  peintre  a  voulu  exprimer.  Les  deux  coupoles 
placées  à  droite  et  à  gauche  de  la  porte  principale,  plus  généreu- 
sement traitées  que  les  coupoles  du  fond,  laissent  pourtant  beau- 
coup à  désirer  sous  le  rapport  de  la  lumière.  Quant  aux  coupoles 
échues  à  MM.  Orsel  et  Périn,  il  est  impossible  d'imaginer  une  dispo- 
sition plus  hostile  à  la  peinture.  La  nature  des  lieux  ne  pouvant  être 
changée,  à  moins  qu'il  ne  plaise  au  conseil  municipal  d'obliger  l'ar- 
chitecte à  réparer  sa  faute  en  ouvrant  à  la  lumière  un  nouvel  accès, 
force  nous  est  d'étudier  la  chapelle  de  M.  Périn,  comme  si  nos  yeux 
pouvaient  sans  effort  en  embrasser  toutes  les  parties. 


128  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Je  reviens  donc  à  la  Cène.  Il  y  a  dans  cette  composition  une  gra- 
vité qui  rappelle  les  meilleurs  temps  de  la  peinture.  L'auteur  a  com- 
pris toutes  les  difficultés  de  sa  tâche  et  les  a  franchement  abordées. 
Ce  que  j'aime  surtout  dans  cet  ouvrage,  c'est  que,  tout  «n  respec- 
tant la  tradition,  il  est  empreint  cependant  d'une  véritable  origina- 
lité. Aussi  religieux  dans  l'expression  queGiottoetFra  Angelico,  M.  Pé- 
rin  ne  s'est  pas  permis  de  copier  les  têtes  inventées  par  ces  deux 
maîtres  éminens  :  il  a  senti  la  nécessité  de  créer  des  types  nouveaux, 
et  non-seulement  il  a  donné  pleine  carrière  à  son  imagination,  non- 
seulement  il  a  conçu  en  pleine  liberté  tous  les  convives  assis  à  la  table 
du  Christ,  mais  il  n'a  pas  oublié  un  seul  instant  qu'il  devait,  tout  en 
restant  fidèle  au  sentiment  chrétien,  tenir  compte  de  toutes  les  con- 
quêtes, de  tous  les  progrès  de  son  art.  Il  n'y  a  pas  dans  la  Cène  m\ç, 
seule  figure  qui  mérite  le  reproche  d'archaïsme,  et  c'est  à  mon  avis 
un  mérite  digne  des  plus  grands  éloges.  Le  Christ,  debout  au  milieu 
de  ses  disciples,  prononce  les  paroles  rapportées  par  l'Evangile  : 
<(  Buvez,  ceci  est  mon  sang;  mangez,  ceci  est  ma  chair.  »  Ce  thème 
difficile,  déjà  traité  par  tant  de  mains  habiles,  M.  Périn  a  su  le  dé- 
velopper dans  un  style  sévère  et  sans  copier  personne.  Il  ne  s'est  pas 
contenté  d'éviter  avec  un  soin  respectueux  tout  ce  qui  aurait  pu  re- 
porter la  pensée  du  spectateur  vers  le  réfectoire  de  Sainte-Marie- 
des-Grâces.  Il  n'a  pas  montré  moins  de  discrétion  envers  Rome  et  Flo- 
rence, de  telle  sorte  que  la  Cène  de  Notre-Dame-de-Lorette  lui  appar- 
tient tout  entière.  L'expression  de  chaque  physionomie  est  tellement 
arrêtée,  qu'elle  doit  être  née  d'une  pensée  profonde.  Il  est  probable 
que  M.  Périn,  avant  de  choisir  ses  modèles,  s'est  donné  la  peine  de 
les  prévoir  et  de  les  concevoir;  puis,  une  fois  en  possession  de  ces 
types  gravés  au  fond  de  sa  conscience,  il  s'est  mis  en  quête,  et  n'a 
pas  tardé  à  rencontrer  l'image  vivante  de  sa  pensée.  Grâce  au  tra- 
vail préliminaire  dont  je  viens  de  parler,  il  lui  a  suffi,  pour  exprimer 
fidèlement  sa  volonté,  de  modifier  ou  d'interpréter  les  modèles  qu'il 
avait  sous  les  yeux.  Si  cette  méthode  n'est  pas  la  plus  rapide,  c'est 
du  moins  la  plus  sûre,  et  je  sais  bon  gré  à  M.  Périn  de  l'avoir  choi- 
sie. Il  aurait  pu,  comme  tant  d'autres,  copier  de  vieilles  gravures  ou 
reproduire  littéralement  les  modèles  que  la  nature  lui  offrait  :  les 
peintres  archaïstes,  qui  prétendent  posséder  seuls  le  secret  de  l'ex- 
pression religieuse,  l'auraient  applaudi  à  outrance,  ou  bien  les  réa- 
listes l'auraient  vanté  comme  un  homme  vraiment  sage,  désabusé  de 
toutes  les  traditions,  et  revenu  au  véritable  but  de  l'art  tel  qu'ils  le 
comprennent,  à  l'imitation.  M.  Périn  connaissait  de  longue  main  ce 
double  'écueil,  et,  pour  passer  entre  l'archaïsme  servile  et  le  réa- 
lisme vulgaire,  il  n'a  eu  qu'à  demeurer  lui-même.  Nourri  des  leçons 
de  l'école  italienne,  il  l'embrasse  et  la  conçoit  tout  entière,  depuis  ses 


LA   CHAPELLE    DE    l'eUCHARISTIE.  129 

premiers  bégaiemens  jusqu'à  sa  corruption,  depuis  Florence  jusqu'à 
Bologne.  11  ne  croit  pas,  Dieu  merci,  que  Raphaël  soit  un  païen;  aussi, 
tout  en  s' efforçant  d'atteindre  à  l'expression  fervente  des  fresques  de 
Saint-Marc,  il  n'oublie  jamais  que  les  fresques  du  Vatican  doivent  être 
consultées  à  toute  heure,  comme  l'idéal  de  la  beauté.  Ce. que  je  dis 
n'est  point  une  conjecture  capricieuse  qui  doive  s'écrouler  sous  les 
premiers  argumens  d'une  discussion  sérieuse.  Il  suffit,  pour  vérifier 
ce  que  j'affirme,  d'étudier  une  à  une  toutes  les  têtes  de  la  Cène.  Fer- 
veur d'expression,  beauté  des  contours,  harmonie  des  lignes,  tout 
révèle  chez  M.  Périn  l'intelligence  complète  de  son  art  et  la  connais- 
sance approfondie  de  tous  les^monumens  que  le  passé  nous  a  légués. 
11  est  fâcheux  que  M.  Lebas  n'ait  pas  éclairé  plus  généreusement  la 
porte  de  la  sacristie. 

Les  sujets  traités  dans  la  coupole,  dans  les  pendentifs  et  dans  les 
pieds-droits  sont  destinés  à  développer  la  pensée  de  l'Eucharistie. 
Chacune  de  ces  trois  séries  mérite  un  examen  spécial.  Le  soin  scrupu- 
leux avec  lequel  sont  rendues  toutes  les  parties  de  ces  diverses  com- 
positions tantôt  profondes,  tantôt  ingénieuses,  commande  le  respect 
à  ceux  mêmes  qui  ne  partagent  pas  les  idées  de  l'auteur.  Commençons 
par  la  coupole.  M.  Périn  a  choisi  pour  thème  cinq  lignes  d'une  prose 
chantée  par  l'église  le  jour  de  la  fête  du  Saint-Sacrement,  prose  écrite 
par  saint  Thomas  d'A([uin.On  sait  que  ces  hymnes,  qui  n'ont  rien  à 
démêler  avec  les  lois  de  la  versification,  sont  écrites  en  latin  rimé.  <(  La 
chair  du  Christ  est  l'aliment,  son  sang  est  le  breuvage.  Les  bons  et 
les  méchans  reçoivent  le  Christ  avec  un  sort  différent,  de  vie  ou  de 
mort.  Le  Christ  est  la  mort  pour  les  méchans,  la  vie  pour  les  bons.  » 
Dans  l'arc  placé  au-dessus  de  l'autel,  le  Christ  sort  du  tombeau. 
Vainqueur  de  la  mort,  il  donne  la  vie  et  le  ciel  à  qui  suivra  ses  traces. 
Les  anges  descendent,,  présentant  l'eucharistie  sous  les  deux  espèces. 
Il  est  impossible  de  méconnaître  la  majesté  de  cette  composition.  La 
figure  du  Sauveur,  tout  en  rappelant  le  type  du  maître  au  milieu  de 
ses  disciples  que  nous  avons  admiré  dans  la  Cène,  a  cependant  quel- 
que chose  de  plus  solennel.  En  se  dégageant  des  étreintes  de  la  mort, 
il  a  pris  une  austérité  qu'il  n'avait  pas  dans  le  dernier  banquet  avec 
les  apôtres.  Les  anges  qui  descendent  du  ciel  expriment  très  bien  la 
ferveur  et  l'humilité.  Dans  l'arc  opposé  au  précédent,  nous  voyons 
le  Christ  sur  son  trône  déchirant  les  sceaux  du  livre  de  vie.  Messa- 
gers de  sa  colère  contre  les  pécheurs,  deux  anges  descendent  avec  la 
trompette  et  le  feu  de  l'encensoir.  Ici  M.  Périn  emprunte  à  l'Apoca- 
lypse l'interprétation  de  la  pensée  tracée  par  saint  Thomas  d'Aquin. 
Ce  troisième  Christ  n'est  assurément  ni  moins  beau  ni  moins  impo- 
sant que  les  deux  premiers.  C'est  le  même  type  renouvelé,  agrandi. 
Le  Christ  de  la  Cène  exprime  la  mansuétude;  le  Christ  sortant  du 

TOME    I.  9 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tombeau  exprime  tout  à  la  fois  l'enseignement  et  la  promesse;  le 
Christ  jugeant  lesméchans  a  quelque  chose  de  terrible.  Pour  moi,  je 
ne  me  lasse  pas  d'admirer  cette  prodigieuse  variété.  Pourquoi  les  deux 
anges  ne  sont-ils  pas  traités  plus  hardiment?  C'est  à  coup  sûr  grand 
dommage.  J'ai  peine  à  comprendre  que  M.  Périn,  qui  semble  posséder 
tous  les  secrets  de  son  art,  ait  reculé  devant  les  difficultés  du  raccourci. 
Les  deux  anges  n'offrent  au  spectateur  que  deux  figures  incomplètes; 
les  membres  inférieurs  sont  cachés  derrière  le  Christ.  C'est,  à  mon 
avis,  une  faute  grave.  Le  raccourci  pouvait  seul  laisser  aux  anges 
le  caractère  surnaturel  qui  leur  appartient.  Tels  que  les  a  représentés- 
M.  Périn,  ils  forment  aux  pieds  du  Christ  une  sorte  de  croissant  qui 
est  loin  de  contenter  le  regard.  Toutefois ,  cette  faute  que  je  signale 
à  cause  du  respect  même  que  m'inspire  l'auteur  passera  sans  doute 
à  peu  près  inaperçue,  grâce  à  l'avarice  avec  laquelle  M.  Lebas  a  dis- 
tribué la  lumière  ;  aussi  je  crois  inutile  d'insister  plus  longtemps. 
Au-dessus  de  la  Cène,  saint  Pierre  debout  tient  et  montre  les  clés. 
Saint  Jean  et  saint  Matthieu,  tenant  chacun  son  Evangile,  sont  assis. 
à  ses  côtés.  En  regard  de  cet  arc,  saint  Paul  debout  montre  la  pre- 
mière épître  aux  Corinthiens.  Près  de  lui,  saint  Marc  et  saint  Luc 
tiennent  leur  Evangile.  Dans  ces  deux  compositions,  l'auteur  a  voulu 
exprimer  les  bons  récompensés.  Quoique  saint  Pierre,  saint  Paul  et 
les  quatre  évangélistes  soient  traités  dans  un  style  très  élevé,  j'a- 
vouerai sans  détour  que  je  préfère  aux  bons  récompensés  —  le  Chnst 
sortant  du  tombeau  et  le  Christ  jugeant  les  méchans.  L'élégance  et  la 
grandeur  de  l'exécution  ne  sauraient  dissimuler  tout  ce  qu'il  y  a  d'in- 
complet dans  l'expression,  comparée  à  la  volonté  de  l'auteur.  Que 
saint  Pierre  et  saint  Paul  par  leurs  prédications,  comme  les  évangé- 
listes par  leurs  écrits,  aient  porté  témoignage  de  l'eucharistie,  c'est  ce 
qui  est  acquis  à  l'histoire;  qu'ils  soient  les  soutiens  de  l'église,  per- 
sonne ne  songe  à  le  contester,  mais  je  n'aperçois  pas,  je  ne  réussis 
pas  à  deviner  comment  ces  deux  faits  expriment  les  bons  récompen- 
sés. Il  est  vrai  que  M.  Périn  ajoute  dans  le  programme  de  sa  cha- 
pelle :  «  Dieu  leur  prépara  des  trônes  dans  le  ciel.  »  S'il  était  donné 
à  la  peinture  de  rendre  cette  dernière  pensée,  je  me  déclarerais  sa- 
tisfait. Malheureusement  le  pinceau  le  plus  habile  ne  mènera  jamais 
à  bonne  fin  une  pareille  tentative.  La  peinture  n'arrive  à  l'intelli- 
gence que  par  les  yeux,  et  toute  idée  qui  ne  peut  pas  être  vue  dans 
le  sens  matériel  du  mot  doit  être  bannie  du  domaine  de  la  peinture. 
Je  m'étonne  que  M.  Périn,  qui  a  montré  tant  de  sagacité  dans  le 
Christ  sortant  du  tombeau  et  dans  le  Christ  déchirant  les  sceaux  du 
livre  de  vie,  ait  pu  tenter  d'exprimer  une  pensée  qui  échappe  à  la 
peinture,  ou  plutôt,  pour  parler  plus  nettement,  qu'il  ait  sous-en- 
tendu cette  pensée  et  se  soit  fié  à  la  pénétration  du  spectateur.  Je 


LA   CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  131 

ne  crois  pas  d'une  manière  absolue  qu'il  soit  interdit  à  la  peinture 
de  traiter  un  tel  sujet,  je  me  borne  à  croire  que  pour  le  traiter  il 
faudrait  choisir  une  autre  méthode.  Que  signifie  en  effet  cette  double 
composition  réduite  à  elle-même,  c'est-à-dire  à  ce  que  nos  yeux 
voient?  Elle  nous  rappelle  les  services  éclatans  rendus  à  la  foi  chré- 
tienne par  les  quatre  évangélistes  et  par  les  deux  plus  illustres  apô- 
tres; mais  je  n'aperçois  nulle  part  l'idée  complémentaire  :  «Dieu  leur 
préparades  trônes  dans  le  ciel.  »  Or  cette  idée,  que  j'appelle  complé- 
mentaire parce  qu'elle  nous  révélerait  le  sens  intime  de  ces  deux  com- 
positions, si  elle  trouvait  une  forme  visible,  n'est  pas  moins  que  l'idée 
mère  de  l'œuvre.  J'aperçois  clairement  le  mérite  des  évangélistes  et 
des  apôtres;  quant  à  la  récompense,  l'esprit  peut  la  prévoir,  mais 
l'œil  ne  la  voit  pas.  C'est  pourquoi  je  n'hésite  pas  à  condamner  la 
méthode  adoptée  par  M.  Périn  pour  traduire  l'idée  de  rémunération 
exprimée  par  saint  Thomas  d'Aquin. 

Cette  méprise  s'explique  parle  désir  immodéré  de  bien  faire.  L'au- 
teur, après  avoir  sondé  toute  la  profondeur  du  sujet  qu'il  avait  ac- 
cepté, a  voulu  rendre  toutes  les  faces  de  sa  pensée;  il  a  résolu  de 
transcrire  sur  les  murailles  d'une  chapelle  toutes  les  conséquences 
prochaines  et  lointaines  d'une  idée  première  aperçues  par  la  réflexion. 
Vivant  loin  de  la  foule,  seul  avec  sa  conscience,  avec  le  souvenir  de  ses 
lectures,  il  a  perdu  de  vue  pendant  quelques  jours  la  limite  qui  sé- 
pare la  pensée  parlée  de  la  pensée  peinte.  Il  a  cru  naïvement  que 
tout  le  monde  associerait  comme  lui  l'idée  de  récompense  à  l'idée  de 
mérite.  L'événement  nous  a  prouvé  ([u'il  s'était  trompé.  Bien  des 
spectateurs  qui  rendent  d'ailleurs  à  son  talent  pleine  justice  se  de- 
mandent de  très  bonne  foi  ce  que  signifient  dans  la  chapelle  de  l'Eu- 
charistie ces  personnages,  groupés  trois  par  trois,  qui  ne  prennent 
part  à  aucune  action  déterminée.  Il  est  probable  que  M.  Périn  recon- 
naît aujourd'hui  sa  méprise.  Malgré  la  persévérance  avec  laquelle 
il  a  poursuivi  l'achèvement  de  son  œuvre,  il  doit  comprendre  que  les 
esprits  les  plus  bien veillans,  et  j'ajouterai  les  plus  éclairés,  ne  saisis- 
sent pas  toujours  sans  eflbrt  ce  qu'il  a  voulu  dire.  J'attribue,  sans  hé- 
siter, à  l'excès  de  la  méditation  l'obscurité  ou  du  moins  l'ambiguité 
dont  je  me  plains.  C'est  pour  avoir  trop  longtemps  réfléchi  avant  de  se 
mettre  en  route  que  l'auteur  a  dépassé  le  but.  Si,  au  lieu  d'analyser 
avec  la  patience  d'un  solitaire  toutes  les  parties  de  son  sujet,  au  lieu 
de  le  décomposer,  de  l'épeler  ligne  par  ligne,  il  se  fût  contenté  d'in- 
terroger la  tradition  chrétienne  dans  sa  forme  primitive,  il  n'eût  pas 
manqué  de  nous  offrir  des  compositions  très  simples  et  très  faciles  à 
comprendre. 

Je  sais  que  son  exemple  ne  sera  pas  contagieux;  je  sais  que,  dans 
le  temps  où  nous  vivons,  l'abus  de  la  méditation  n'est  pas  à  craindre. 


132  REVUE    DES    DEUX    MONDES.     • 

Pour  éviter  l'abus  plus  sûrement,  le  plus  grand  nombre  s'interdit 
jusqu'à  l'usage.  Cependant  je  ne  crois  pas  inutile  de  signaler  le  dan- 
ger d'une  telle  méthode,  car  s'il  arrive  à  quelques  esprits  d'élite  de 
marcher  sur  les  traces  de  M.  Périn,  il  faut  qu'ils  connaissent  d'avance 
le  sort  qui  les  attend.  S'ils  ne  consentent  pas  à  s'arrêter  dans  leur 
travail  d'analyse,  s'ils  s'acharnent  à  sonder  leur  pensée,  une  partie 
de  leur  énergie  se  trouvera  dépensée  en  pure  perte.  Les  intentions 
les  plus  excellentes,  les  idées  les  plus  vraies  se  présenteront  couvertes 
d'un  voile  que  la  foule  ne  prendra  pas  la  peine  de  soulever.  L'aver- 
tissement n'est  pas  à  négliger. 

Je  passe  maintenant  aux"  pendentifs  qui  nous  offrent  la  pensée  de 
jVI.  Périn  sous  un  nouvel  aspect.  Si  la  coupole,  malgré  les  réserves 
que  j'ai  cru  devoir  faire,  est  à  mes  yeux  une  des  œuvres  les  plus 
considérables  de  notre  temps,  sous  le  double  rapport  delà  composi- 
tion et  de  l'exécution,  les  pendentifs  ne  sont  pas  conçus  moins  habi- 
lement que  la  coupole,  ni  rendus  dans  un  style  moins  élevé.  C'est 
.plaisir  de  suivre  sur  la  pierre  le  développement  d'une  pensée  mûrie 
à  loisir,  d'assister  à  l'accomphssement  d'une  volonté  précise,  devoir 
se  dérouler  toutes  les  parties  d'une  œuvre  où  le  hasard  ne  joue  au- 
cun rôle,  où  la  mémoire  n'est  appelée  qu'à  titre  d'auxiliaire  et  ne 
prend  jamais  la  place  de  l'imagination.  C'est  de  nos  jours  une  joie 
trop  rare  pour  que  la  critique  oublie  de  remercier  les  hommes  qui 
lui  offrent  cet  imposant  spectacle.  C'est  pour  la  pensée  un  salutaire 
exercice  que  d'étudier  dans  leurs  moindres  détails  une  série  ûe  com- 
positions où  rien  ne  relève  du  caprice,  où  la  ligne  et  la  couleur  s'u- 
nissent dans  une  fraternelle  obéissance  pour  dire  clairement  ce  que 
l'auteur  a  voulu  dire. 

Ayant  à  couvrir  quatre  pendentifs,  M.  Périn  ne  pouvait  se  dispen- 
ser de  peindre,  outre  la  Foi,  l'Espérance  et  la  Charité,  une  quatrième 
vertu;  il  a  choisi  la  Force  morale,  et  voici  dans  quel  ordre  sont  dis- 
tribuées ces  compositions  :  l'Espérance,  la  Foi,  la  Force,  la  Charité. 
Ce  parti,  qui  semblerait  singulier  si  l'artiste  se  fût  borné  à  représen- 
ter les  vertus  par  des  figures  symboliques,  s'explique  très-bien  par 
les  compositions  mêmes  qui  expriment  ces  quatre  vertus.  Pour  l'Es- 
pérance, en  effet,  nous  avons  la  naissance  du  Christ;  pour  la  Foi,  le 
Christ  guérissant  les  aveugles  et  les  sourds;  pour  la  Force,  le  Christ 
couronné  d'épines,  et,  pour  la  Charité,  le  Christ  au  tombeau.  Le 
Christ  naît  dans  l'étable  entre  le  bœuf  et  l'âne.  La  sainte  Vierge  et 
saint  Joseph  adorent  sa  divinité.  Derrière  le  fils  de  Marie,  un  ange 
tient  un  lys,  symbole  de  pureté.  M.  Périn  n'a  méconnu  aucune  des 
conditions  que  lui  imposait  un  sujet  si  simple  en  apparence,  mais 
pourtant  si  difficile,  quand  on  reporte  sa  pensée  vers  les  maîtres  émi- 
nens  qui  l'ont  traité.  La  Yierge  est  pleine  de  grâce  et  de  chasteté;  un 


LA    CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  133 

divin  sourire  anime  le  visage  de  l'enfant;  quant  à  saint  Joseph,  il  ex- 
prime à  la  fois  l'étonnement  et  l'humilité;  c'est  dire  assez  que  l'au- 
teur a  très-bien  rendu  ce  dernier  personnage.  M.  Périn  donne  au 
Christ  guérissant  les  aveugles  et  les  sourds  le  nom  de  Christ  ensei- 
gnant. Quoique  les  miracles  soient  un  moyen  de  persuasion  dans 
les  questions  de  foi  religieuse,  je  crois  qu'il  eût  mieux  valu  nous  of- 
frir le  Christ  au  milieu  des  docteurs.  Il  me  semble  qu'un  tel  choix 
eût  été  plus  conforme  aux  traditions  évangéliques.  La  foule  ne  com- 
prend qu'à  grand' peine  comment  une  guérison  miraculeuse  est  un 
enseignement.  Cette  objection  une  fois  soumise  à  l'auteur,  il  est  juste 
de  reconnaître  qu'il  a  tiré  de  son  sujet  un  excellent  parti.  Le  Sau- 
veur et  les  malades  qu'il  convertit  en  les  guérissant  sont  d'un  beau 
dessin  et  d'un  grand  caractère.  Expression  des  visages,  ajustement 
des  draperies,  tout  est  conçu,  tout  est  rendu  selon  l'esprit  du  sujet. 
—  Le  Christ  couronné  d'épines  ne  soulève  aucune  objection.  C'est  en 
effet  la  représentation  éloquente  de  la  force  morale.  Un  bourreau 
couronne  le  Christ  d'épines;  un  autre  lui  donne  le  roseau;  ils  rient  et 
l'injurient.  Le  visage  du  personnage  principal  respire  le  courage  et 
la  résignation.  Quant  aux  bourreaux,  M.  Périn  a  su  donner  à  leur 
physionomie  l'accent  de  la  brutalité  en  évitant  pourtant  de  des- 
cendre jusqu'à  la  laideur.  En  somme,  c'est  une  c^iposition  très-digne 
d'éloges.  Enfin,  dans  le  dernier  pendentif,  nous  voyons  le  Christ  près 
du  tombeau,  soutenu  par  saint  Joseph  d'Arimathie  et  saint  Nicodème. 
De  l'autre  côté  sont  la  sainte  Vierge  et  sainte  Magdeleine;  debout, 
derrière  le  Christ,  le  disciple  bien-aimé  montre  la  couronne  d'épines 
et  les  clous.  11  est  permis  de  se  demander  si  le  Christ  sur  la  croix  n'ex- 
primerait pas  la  Charité  plus  vivement  que  le  Christ  mort.  Cependant 
je  n'oserais  blâmer  le  parti  adopté  par  M.  Périn,  car  la  couronne  d'é- 
pines et  les  clous  rappellent  assez  clairement  le  supplice  du  Sauveur. 
La  Vierge,  la  Magdeleine,  saint  Jean,  sont  empreints  d'une  douleur 
profonde;  je  dirai  même  que  leur  douleur  a  quelque  chose  de  pas- 
sionné. Saint  Joseph  d'Arimathie  et  saint  Nicodème  semblent  contenir 
leur  affliction  par  pitié  pour  Marie. 

Ainsi  les  pendentifs  ne  sont  pas  inférieurs  à  la  coupole.  C'est  la 
même  grandeur  de  conception,  la  même  élévation  de  style.  En  con- 
templant ces  murailles  animées  par  la  pensée  religieuse,  il  n'est  pas 
difficile  de  comprendre  que  toutes  ces  figures  ont  été  créées  lente- 
ment, qu'il  n'y  a  pas  dans  ces  compositions  un  seul  personnage  im- 
provisé. Chaque  mouvement  paraît  nécessaire,  il  ne  semble  pas  pos- 
sible de  le  concevoir  autrement;  mais  pour  atteindre  à  cette  simplicité, 
à  cette  évidence,  il  a  fallu  passer  par  de  nombreux  tâtonnemens.  Aux 
yeux  des  improvisateurs,  c'est  un  signe  de  faiblesse;  aux  yeux  des 
hommes  sensés,  c'est  une  preuve  de  respect  pour  l'art  et  pour  le  pu- 


134  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

blic.  Qu'importent  les  ratures,  puisque  nous  avons  la  page  mise  au 
net?  Les  œuvres  qui  durent  s'achèvent  lentement.  C'est  une  nécessité 
que  les  artistes  ne  méconnaissent  guère  sans  s'exposer  à  l'oubli.  M.  Pé- 
pin, dont  la  persévérance  même  révèle -toute  la  modestie,  a  pris  le 
moyen  le  plus  sûr  de  résister  aux  injures  du  temps  :  il  s'est  défié  de 
lui-même,  et  n'a  rien  livré  aux  hasards  de  la  fantaisie.  Aussi  le  pu- 
blic récompense  son  labeur  par  une  respectueuse  sympathie,  et  parmi 
les  hommes  du  métier,  ceux  mêmes  qui  ne  partagent  pas  les  doctrines 
de  l'auteur,  ceux  qui  préfèrent  Venise  et  Anvers  à  Rome  et  à  Florence, 
ne  peuvent  se  lasser  d'admirer  la  coupole  et  les  pendentifs  de  cette 
chapelle.  Ils  regrettent  que  le  coloris  n'ait  pas  plus  d'éclat,  mais  ils 
sont  obligés  de  s'incliner  devant  la  grandeur  du  style,  devant  l'har- 
monie et  la  simplicité  qui  recommandent  toutes  ces  compositions. 

Par  la  fei"veur,  par  la  persévérance,  M.  Périn  appartient  au  passé; 
par  son  respect  constant  pour  les  progrès  de  la  science,  il  se  place  au 
premier  rang  de  ses  contemporains.  Comme  la  mode  n'est  pour  rien 
dans  les  nombreux  suffrages  qu'il  a  recueillis,  je  ne  crois  pas  que  la 
mode  entame  la  valeur  de  son  nom.  Il  vient  d'achever  une  œuvre  de 
conscience,  et  de  telles  œuvres  sont  traitées  avec  déférence  par  les 
artistes  même  qui  n'oseraient  les  entreprendre.  J'ai  la  ferme  confiance 
que  dans  dix  ans,  *ns  vingt  ans,  la  chapelle  de  l'Eucharistie  ne  sera 
pas  étudiée  avec  moins  de  sympathie  qu'elle  ne  l'est  aujourd'hui. 
Bien  des  peintures  plus  séduisantes  au  premier  aspect,  qu'on  applau- 
dit comme  des  prodiges  d'habileté,  seront  alors  oubliées  depuis  long- 
temps. Les  prôneurs  les  plus  empressés  s'étonneront  de  leur  engoue- 
ment, et  peut-être  même  ne  s'en  souviendront  plus.  La  chapelle  de 
l'Eucharistie,  traitée  dans  un  style  sobre  et  contenu,  qui  n'attire  pas 
le  regard  par  le  prestige  de  la  couleur,  mais  qui  offre  aux  yeux  une 
combinaison  harmonieuse  de  tons  fins  et  vrais,  gardera  toute  sa  valeur, 
parce  que  l'approbation  ainsi  conquise  n'est  pas  sujette  à  repentir. 

M.  Périn  a  complété  le  développement  de  sa  pensée  en  peignant  sur 
les  quatre  pieds-droits  de  la  chapelle  des  sujets  purement  humains  qui 
se  distinguent  nettement  des  compositions  précédentes.  II  y  a  dans 
toute  cette  série  de  scènes  chrétiennes  une  simplicité  naïve  qui  étonne 
"bien  des  spectateurs.  Pour  les  juges  peu  éclairés,  c'est  une  suite  d€ 
tableaux  de  genre.  Telle  n'est  pas  la  pensée  des  artistes  qui  ont  pris 
la  peine  de  pénétrer  le  dessein  de  l'auteur.  La  simplicité  n'exclut  pas 
l'élévation.  Si  le  doute  était  permis,  il  suffirait  pour  le  résoudre  de 
contempler  les  pieds-droits  de  la  nouvelle  chapelle.  Au-dessous  de  la 
Naissance  du  Christ,  c'est-à-dire  au-dessous  du  pendentif  de  l'Espé- 
rance, nous  retrouvons  l'expression  de  cette  vertu  sous  quatre 
formes  diverses.  Une  mère  au  pied  d'un  crucifix  apprend  à  son  fils 
à  espéi'er  et  à  se  résigner;  un  prisonnier  garrotté  voit  la  liberté 


LA    CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  135 

dans  le  ciel  en  recevant  l'hostie  des  mains  du  prêtre;  un  évêque  par- 
tage le  pain  divin  entre  le  pauvre  et  le  roi,  tous  deux  chargés  de  . 
soucis  et  de  misère;  abandonné  de  tous,  un  mourant  se  réfugie  en 
Dieu.  Pour  ma  part,  je  loue  sans  réserve  l'élégance  et  l'accent  presque 
familier  de  ces  quatre  scènes.  M.  Périn  a  suivi  très  heureusement 
l'exemple  des  peintres  florenthis  qui,  après  avoir  représenté  une  ac- 
tion importante  sur  le  panneau  qui  leur  était  confié,  peignaient  dans 
la  predella,  c'est-à-dire  dans  une  bande  placée  au  bas  du  panneau, 
une  suite  d'épisodes  qui  expliquaient  l'origine  et  les  conséquences  de 
l'action  principale.  11  y  a  d'ailleurs  dans  toutes  les  figures  une  pré- 
cision, une  pureté,  qui  contentent  les  yeux  les  plus  sévères.  Sous  le 
pendentif  de  la  Foi,  le  prêtre  élève  l'hostie  et  la  consacre;  les  aco- 
lytes soutiennent  ses  vêtemens  et  s'inclinent.  —  Plus  loin  le  pape,  te- 
•nant  dans  ses  mains  les  saints  Evangiles,  élève  ses  regards  vers  le 
ciel  et  y  puise  ses  inspirations  et  ses  décrets.  Le  passage  provisoire 
de  la  sacristie  n'a  pas  permis  de  peindre  les  deux  compositions  qui 
doivent  occuper  la  partie  inférieure  de  ce  pied-droit.  —  Sous  le  pen- 
dentif de  la  Force,  l'auteur  a  figuré  la  confession  des  fautes,  le  mé-. 
pris  des  richesses,  le  mépris  des  douleurs,  et  la  table  des  martyrs. 
Yoici  comment  sont  exprimées  ces  quatre  pensées.  Agenouillé  près 
du  tribunal  de  la  pénitence,  un  pécheur  attend  avec  anxiété,  tandis 
que  le  prêtre  remet  à  celui  qui  s'est  confessé  et  repenti  la  discipline 
dont  il  doit  se  frapper.  Plus  loin,  un  chrétien  plein  de  confiance  dans 
l'Evangile  refuse  les  richesses  que  le  mahométan  lui  oflre  avec  le 
Coran.  Un  jeune  martyr  sur  le  bûcher  lève  les  yeux  au  ciel^et  n'en- 
tend plus  la  voix  du  prêtre  des  gentils,  qui  lui  présente  la  statue  de 
Jupiter.  Enfin,  au  sommet  du  pied-droit,  le  tombeau  du  martyr  de- 
vient l'autel  sur  lequel  Dieu  lui-même  s'offre  en  sacrifice.  Toutes 
ces  pensées  sont  très  fidèlement  rendues  et  dans  un  style  fort  élevé.- 
Parmi  les  plus  habiles,  bien  peu  seraient  capables  de  pénétrer  aussi 
avant  dans  la  foi  chrétienne  et  d'en  traduire  les  préceptes  avec  au- 
tant d'élégance. 

Reste  le  pied-droit  de  la  Charité.  Accueillir  le  pèlerin,  secourir  le 
pauvre,  pardonner  à  son  ennemi,  ensevelir  les  morts,  telles  sont  les 
maximes  que  le  peintre  a  douées  de  vie.  Le  riche  reçoit  le  pèlerin, 
prépare  son  lit  et  lui  lave  les  pieds.  Un  jeune  homme  donne  au  vieil- 
lard pauvre  sa  seconde  tunique,  le  pauvre  donne  son  morceau  de 
pain  à  l'estropié,  et  regarde  l'hostie  qui  est  sur  l'autel.  Un  homme 
amène  devant  l'autel  celui  qui  voulait  l'assassiner,  et  qui  s'est  re- 
penti. Le  prêtre  partage  entre  eux  le  pain  sacré  comme  gage  de  ré- 
conciliation. Un  jeune  homme  soutient  le  mort,  tandis  que  le  prêtre 
prie  le  Seigneur,  au  bord  de  la  fosse  qu'il  a  creusée  lui-même. 

Après  cette  série  de  compositions,  on  devrait  croire  la  pensée  de 


1^6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'auteur  complètement  épuisée,  et  pourtant  il  n'en  est  rien  ,  car  sur 
les  revers  de  ces  mêmes  pieds-droits,  il  y  ajoute  de  nouveaux  déve- 
loppemens.  Je  les  passe  sous  silence,  malgré  le  charme  et  la  vérité  qui 
les  recommandent,  parce  qu'ils  m'obligeraient  à  répéter  purement  et 
simplement  les  éloges  que  j'ai  donnés  aux  faces  des  pieds-droits. 

Quant  aux  couleurs  adoptées  pour  les  fonds  de  la  coupole,  des  pen- 
dentifs et  des  pieds-droits,  il  me  suffit  qu'elles  s'harmonisent  parfai- 
tement avec  la  décoration  générale  de  la  chapelle,  et  je  ne  tiens  pas 
à  savoir  que  le  fond  d'or  signifie  la  lumière  céleste,  le  fond  rouge  le 
sang  du  Christ,  et  le  fond  vert  V esjjérance  du  chrétien;  toutes  ces 
distinctions  sont,  à  mon  avis,  de  purs  enfantillages,  et  je  croirais 
perdre  mon  temps,  si  j'essayais  de  les  discuter.  Ce  qui  est  vrai,  ce 
qui  frappe  tous  ceux  qui  ont  visité  l'Italie,  c'est  que  le  fond  d'or  de 
la  coupole  rappelle  très  heureusement  les  œuvres  de  l'art  byzantin  * 
et  les  mosaïques  de  plusieurs  églises  de  Rome.  11  n'en  faut  pas  da- 
vantage pour  justifier  pleinement  le  parti  adopté  par  M.  Périn. 
Quant  aux  tons  rouge  et  vert,  abstraction  faite  de  leur  valeur  symbo- 
lique, il  est  facile  d'invoquer  en  leur  faveur  de  nombreux  précédens. 

Si  j'essaie  maintenant  de  résumer  l'effet  général  de  ce  travail,  je 
crois  pouvoir  affn-mer  qu'il  laisse  dans  l'esprit  du  spectateur  une 
émotion  tendre  et  pieuse,  et  comme  c'est  là,  sans  nul  doute,  le  but 
que  l'auteur  s'est  proposé,  il  reste  démontré  qu'il  a  réussi.  Cepen- 
dant, malgré  la  sympathie  qui  s'est  attachée  tout  d'abord  à  cette  cha- 
pelle, malgré  l'approbation  de  la  foule  qui  se  laisse  aller  au  plaisir 
que  lui  donnent  les  belles  choses,  et  l'approbation  réfléchie  d'un  grand 
nombre  d'esprits  habitués  à  s'interroger  avant  de  battre  des  mains, 
les  objections  ne  manqueront  pas,  et  déjà  même  nous  en  avons  re- 
cueilli plusieurs.  Dans  le  domaine  purement  esthétique,  on  reproche 
à  M.  Périn  d'avoir  traité  avec  trop  de  dédain  l'éclat  et  la  variété  des 
couleurs  qui  réjouissent  les  yeux  et  préparent  le  spectateur  à  l'indul- 
gence. Reproche  vulgaire  et  qui  ne  mérite  pas  d'être  relevé  !  Si  Rome 
et  Florence  ont  traité  la  peinture  religieuse  avec  plus  de  gravité  que 
Venise  et  Anvers,  le  bon  sens  ne  conseillait-il  pas  de  consulter  Rome 
et  Florence  plutôt  qu'Anvers  et  Venise?  On  ajoute  qu'il  y  a  dans  cette 
chapelle  un  caractère  mystique  dont  notre  temps  ne  saurait  s'accom- 
moder. Exprimé  dans  ces  termes  généraux,  l'argument  n'est  pas  sou- 
tenable,  car  il  n'y  a  pas  de  religion  sans  mystères.  Il  ne  sera  jamais 
donné  à  personne  d'identifier  la  religion  à  la  philosophie.  Dans  la 
chapelle  de  l'Eucharistie,  le  surnaturel  est  de  droit,  et  je  ne  com- 
prends pas  qu'on  puisse  contester  une  vérité  tellement  évidente. 
Mais  je  crois,  et  je  l'ai  déjà  dit,  que  M.  Périn  n'a  pas  toujours  choisi, 
pour  l'expression  de  sa  pensée,  la  forme  la  plus  accessible;  en  d'au- 
tres termes,  il  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois  d'interroger  les  pères  de 


LA    CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  137 

l'église  au  lieu  de  s'en  tenir  au  texte  même  de  l'Evangile.  Or  les  pères 
de  l'église,  excellensà  consulter  dans  les  questions  théologiques,  ne 
sont  d'aucun  secours  lorsqu'il  s'agit  de  représenter  un  épisode  du 
Nouveau-Testament.  Les  explications  qu'ils  prodiguent  n'ajoutent 
rien  à  l'évidence  du  fait,  et  la  peinture  ne  peut  tirer  aucun  profit  de 
ces  commentaires,  quelque  lumineux  qu'ils  soient.  Heureusement  la 
plupart  des  compositions  qui  décorent  la  chapelle  de  l'Eucharistie 
échappent  à  ce  reproche.  Si  l'obscurité  s'y  rencontre,  c'est  comme 
un  défaut  accidentel. 

Ainsi  les  deux  objections  principales  que  j'ai  notées  ne  résistent 
pas  à  la  discussion.  La  sobriété  de  la  couleur  n'est  pas  un  signe  de 
faiblesse,  mais  une  preuve  de  sagacité.  Les  ornemens  ingénieux  dis- 
tribués par  l'auteur  sous  les  voussures  attestent  qu'il  possède  le  sen- 
timent de  la  couleur.  Si  dans  la  peinture  des  figures  il  a  réagi  contre 
son  instinct,  loin  de  le  blâmer,  nous  devons  lui  en  savoir  gré.  Quant 
au  caractère  mystique,  dont  l'esprit  de  notre  temps  ne  s'accommo- 
derait pas,  si  l'argument  était  vrai,  il  n'entamerait  pas  la  valeur  de 
cette  chapelle,  car  dans  ce  cas  l'auteur  se  serait  trouvé  obligé  de 
choisir  entre  deux  partis  :  omettre  le  côté  surnaturel  de  son  sujet 
pour  se  plier  au  goût  de  son  temps,  ou  respecter  toutes  les  conditions 
de  la  donnée  acceptée,  sans  tenir  compte  des  idées  qui  régnent  au- 
jourd'hui. La  question  ainsi  posée  ne  me  semble  pas  difficile  à  ré- 
soudre. M.  Périn  a-t-il  trop  compté  sur  le  bon  sens  public?  Je  ne  le 
crois  pas.  Il  a  eu  raison  de  mettre  la  nature  même  de  son  sujet  au- 
dessus  des  caprices  de  la  mode.  Si,  tandis  que  les  archaïstes  essaient 
de  nous  reporter  au  delà  de  Fra-Angelico,  au  delà  même  de  Giotto, 
jusqu'à  Cimabue,  jusqu'à  Giunt'a,  jusqu'aux  Byzantins,  et  que  des  es- 
prits non  moins  étourdis  voient  dans  Rubens  et  dans  Paul  Véronèse 
les  seuls  modèles  dignes  d'étude,  —  il  a  choisi  pour  guides  les  grands 
maîtres  du  xv"  siècle,  s'il  s'est  efforcé  de  concilier  l'expression  de  la 
foi  avec  la  beauté  de  la  forme,  pouvons-nous  sans  folie  lui  jeter  la 
pierre?  Il  a  négligé  la  mode  pour  chercher  l'idéal,  c'est-à-dire  qu'il 
est  demeuré  fidèle  à  la  mission  suprême  de  son  art. 

Il  serait  à  désirer  que  le  succès  obtenu  par  M.  Périn  décidât  le 
conseil  municipal  de  Paris  à  multiplier  les  peintures  murales  dans 
nos  églises,  car  il  n'y  a  pas  de  travaux  qui  développent  plus  sûre- 
ment le  talent  d'un  peintre  préparé  à  cette  épreuve  par  des  études 
sérieuses.  11  n'y  a  pas  de  sujets  plus  difficiles  à  traiter  que  les  sujets 
religieux,  et  cela  se  conçoit  sans  peine.  Pris  en  eux-mêmes,  abstrac- 
tion faite  des  précédens,  ils  offrent  à  résoudre  un  double  problème, 
l'expression  des  sentimens  les  plus  élevés  et  la  représentation  de  la 
forme  humaine  dans  les  meilleures  conditions,  c'est-à-dire  nue  ou 
traduite  par  quelques  draperies  largement  disposées;  et  comme  ils 


138  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ont  déjà  été  traités  mainte  et  mainte  fois  par  les  artistes  les  plus  émi- 
nens,  ils  offrent  aux  survenans  l'occasion  d'une  lutte  glorieuse.  J'en- 
tends dire  qu'il  serait  temps  de  renoncer  à  cette  lutte,  plus  souvent 
stérile  que  féconde,  et  qu'on  devrait  abandonner  les  sujets  déjà  trai- 
tés par  les  maîtres.  Ce  serait  à  mes  yeux  une  grossière  bévue.  Les 
plus  belles  œuvres,  les  plus  savantes,  étudiées  de  bonne  foi,  ne  mè- 
nent pas  au  découragement.  La  Cène  de  Léonard,  la  Transfigura- 
tion de  Raphaël,  l'Assom-ption  de  Titien,  la  Descente  de  Croix  de 
Rubens,  malgré  les  mérites  éclatans  qui  les  recommandent,  peuvent 
suggérer  à  des  esprits  ingénieux  ou  hardis  des  pensées  que  ces  grands 
hommes  n'avaient  pas  entrevues  quand  ils  ont  pris  en  main  le  pin- 
ceau. Sans  doute,  il  y  a  moins  de  danger  à  choisir  un  sujet  vierge, 
on  évite  ainsi  toute  comparaison;  mais  n'y  a-t-il  pas  quelque  chose 
de  plus  glorieux  à  réussir  en  s'exposant  à  la  comparaison? 

Si  je  préfère  pour  le  développement  du  talent  les  sujets  religieux 
aux  sujets  historiques,  c'est  que  trop  souvent  dans  ces  derniers  l'ar- 
mure ou  le  vêtement  masquent  la  forme,  et  permettent  de  sous-en- 
tendre  plus  d'un  détail  ou  d'escamoter  plus  d'une  difficulté.  Dans  les 
sujets  religieux,  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  accuser  nettement  la 
limite  de  son  savoir.  En  peignant  Job  ou  Abraham,  comment  ne  pas 
trahir  son  insuffisance,  sa  maladresse,  si  l'on  n'a  pas  fait  une  étude 
complète  de  la  forme  humaine?  Les  sujets  empruntés  au  moyen  âge 
ou  aux  temps  modernes  n'offrent  pas  le  même  danger.  Une  cuirasse, 
un  pourpoint  habilement  traités  éblouissent  parfois  les  yeux  de  la 
foule,  et  permettent  au  demi-savoir  de  triompher.  Ainsi,  au  point  de 
vue  purement  technique,  les  sujets  religieux  mériteraient  la  préfé- 
rence; mais,  en  dehors  même  de  la  pratique  du  métier,  il  se  présente 
d'autres  argumens.  Depuis  la  Genèse  jusqu'aux  Machabées,  quelle 
prodigieuse  variété  d'épisodes!  Quel  livre  a  jamais  offert  à  l'imagi- 
nation une  moisson  aussi  abondante!  La  Rible  est  pour  la  peinture 
une  source  inépuisable  d'inspirations.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit 
de  consulter  l'histoire- de  l'art  depuis  le  berger  prédestiné  qui  dessi- 
nait l'ombre  de  ses  moutons  avant  de  recevoir  les  leçons  de  Gimabue 
jusqu'au  divin  Sanzio.  Quelle  histoire  purement  humaine  a  jamais 
trouvé  de  si  nombreux,  de  si  éloquens  interprètes?  Il  faut  donc,  bon 
gré,  mal  gré,  accepter  la  suprématie  de  la  peinture  religieuse;  mais 
pour  que  cette  peinture  soit  vraiment  féconde,  pour  que  la  généra- 
tion recueille  et  mette  à  profit  tous  les  enseignemens  qu'elle  contient, 
il  faut  que  l'autorité  municipale  distribue  les  travaux  de  décoration 
de  nos  églises  avec  plus  de  discernement.  Si  les  amis  de  l'art  se  rap- 
pellent avec  reconnaissance  que  M.  Hippolyte  Flandrin  a  donné  à 
Saint-Germain-des-Prés  des  preuves  éclatantes  de  son  savoir,  ils  n'ou- 
blient pas,  ils  ne  peuvent  oublier  que  M.  LépauUe  a  barbouillé  sur 


LA   CHAPELLE    DE    l'eUCHARISTIE.  139 

les  murailles  de  Saint-Merry  de  véritables  caricatures.  Comment  et 
pourquoi  M.  Lépaulle  a-t-il  été  chargé  de  travestir  et  d'enluminer 
Saint-Vincent-de-Paul?  Le  devine  qui  pourra.  Quant  à  moi,  j'y  re- 
nonce; mais  il  importe  au  développement  de  la  peinture  qu'une  bé- 
vue aussi  grossière  ne  se  renouvelle  pas.  On  peut  à  la  rigueur  relé- 
guer un  mauvais  tableau  dans  une  cave  ou  dans  un  grenier  :  que 
faire  d'une  chapelle  barbouillée  en  dépit  du  goût  et  du  bon  sens?  Il 
faudrait  la  gratter,  et  souvent  la  fabrique  n'y  consent  pas,  car  il  peut 
se  trouver  parmi  les  fabriciens  des  esprits  forts  qui  aiment  la  pein- 
ture de  M.  Lépaulle. 

Les  peintures  murales  de  nos  églises  ne  devraient  être  confiées 
qu'à  des  hommes  qui  auraient  déjà  donné  des  gages.  Je  n'entends 
pas  exclure  ceux  qui  entrent  dans  la  carrière,  pourvu  qu'ils  aient 
montré  ce  qu'ils  peuvent  faire.  Ce  n'est  pas  tout.  Il  ne  faudrait  pas 
abandonner  aux  paroisses  le  choix  des  sujets,  car  elles  sont  trop  sou- 
vent disposées  à  s'exagérer  la  valeur  des  faits  les  plus  obscurs,  dès 
que  ces  faits  se  sont  accomplis  dans  un  rayon  donné.  Dans  ce  cas,  il 
arrive  aux  plus  habiles  de  s'acharner  inutilement  contre  un  sujet 
ingrat.  Tous  les  saints  du  calendrier  ne  fournissent  pas  des  sujets  de 
tableau,  et  malheureusement  ceux  qui  distribuent  les  travaux,  dans 
les  bureaux  de  la  ville,  paraissent  animés  d'une  conviction  contraire. 
Ils  mettent  volontiers  Godescard  sur  la  même  ligne  que  l'Ancien  et 
le  Nouveau  Testament.  Tout  patron  de  paroisse  a  droit  aux  honneurs 
de  la  peinture.  Tant  que  l'autorité  municipale  ne  suivra  pas  d'autres 
erremens,  elle  courra  le  risque  de  gaspiller  la  moitié  des  fonds  qu'elle 
consacre  à  la  décoration  de  nos  églises.  Et  non-seulement  il  est  pué- 
ril d'obliger  le  pinceau  à  s'exercer  sur  des  sujets  ingrats,  mais  il  est 
dangereux  d'émietter  en  parcelles  trop  nombreuses  les  travaux  d'un 
même  monument.  Je  ne  demande  pas  qu'on  fasse  pour  toutes  les 
églises  ce  qu'on  a  fait  pour  Saint-Germain-des-Prés  :  un  tel  parti  se- 
rait souvent  d'une  application  difficile;  et  voyez  pourtant  comme 
M.  Flandrin  a  dignement  récompensé  la  confiance  du  conseil  muni- 
cipal !  Croyez-vous  que  ses  peintures  derrière  le  maître-autel  seraient 
d'un  aussi  bel  eflet,  si  une  autre  main  eût  été  chargée  de  décorer  le 
chœur?  Je  souhaite  sans  l'espérer  qu'il  s'accommode  du  voisinage  de 
M.  Picot  à  Sain t-Yincent-de-Paul;  mais,  sans  confier  à  un  seul  homme 
la  décoration  d'une  église  entière,  il  est  toujours  permis  d'assortir 
les  artistes  qu'on  veut  associer  pour  l'accomplissement  de  cette  tâche. 
Or  le  conseil  municipal  ne  tient  pas  compte  de  cette  donnée  :  il  réunit 
pêle-mêle  les  talens  qui  ne  sont  unis  entre  eux  par  aucun  lien  de 
parenté  lointaine  ou  prochaine.  Ainsi,  par  exemple,  à  Notre-Dame- 
de-Lorette,  M.  Blondel  fait  pendant  à  Roger,  c'est-à-dire  qu'un  pra- 
ticien vulgaire,  qui  de  sa  vie  n'a  conçu  une  composition  religieuse, 


illO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui  ne  connaît  pas  la  forme  du  corps,  bien  qu'il  l'enseigne  officielle- 
ment, se  trouve  mis  en  regard  d'un  artiste  nourri  de  fortes  études, 
comme  Orsel  et  comme  M.  Périn.  Non-seulement  Roger  montre  tout 
le  néant  de  M.  Blondel,  ce  qui  n'est  pas  un  malheur;  mais  la  coupole 
de  M.  Blondel  gâte  le  plaisir  que  nous  a  donné  la  coupole  de  Roger. 

Je  sais  tout  ce  qu'on  pourra  dire  contre  l'application  de  mes  con- 
seils. On  me  répondra  que  l'autorité  municipale  a  bien  plus  à  cœur 
d'encourager  les  artistes  que  d'encourager  l'art.  Cette  distinction 
n'est  à  mes  yeux  qu'un  pur  enfantillage.  C'est  grâce  à  cette  distinc- 
tion, dont  Kscobar  serait  jaloux,  que  souvent  les  plus  dignes  se  voient 
écartés,  tandis  que  les  incapables  sont  appelés.  Quoi  qu'on  fasse  et 
qu'on  dise,  la  distribution  des  travaux  de  peinture  ne  saurait  être  as- 
similée aux  largesses  d'un  bureau  de  bienfaisance.  Quand  il  s'agit 
de  décorer  les  monumens  civils  ou  religieux  d'une  ville  telle  que 
Paris,  il  faut  s'adresser  aux  plus  habiles,  et  venir  en  aide  à  ceux  qui 
n'ont  pas  encore  fait  leurs  preuves,  sans  livrer  à  leur  inexpérience 
les  murailles  de  nos  chapelles  ou  de  nos  palais. 

Je  reviens  à  M.  Périn,  qui  m'a  suggéré  toutes  ces  réflexions.  Il  y 
a  vingt  ans,  il  n'était  connu  que  d'un  petit  nombre  d'amis.  Il  avait 
surtout  porté  son  attention  vers  le  paysage  historique,  et  s'était  in- 
struit à  l'école  de  Nicolas  Poussin.  Aujourd'hui  nous  avons  sa  mesure, 
nous  savons  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'énergie  et  de  sagacité,  d'in- 
vention ingénieuse  et  de  pénétration  savante.  Il  devait  au  hasard 
l'indépendance  et  le  loisir  qui  permettent  les  œuvres  de  longue  ha- 
leine. 11  a  dignement  profité  de  ces  dons  précieux.  Placé  dans  une 
autre  condition,  il  eût  été  forcé  d'abandonner  sa  tâche  ou  de  l'ac- 
complir imparfaitement.  Quatorze  mille  francs  pour  un  travail  de 
vingt  ans,  c'est  un  salaire  insignifiant  sans  doute,  mais  personne 
n'est  à  blâmer,  car  personne  ne  pouvait  prévoir  la  durée  du  travail, 
et  je  crois  volontiers  que  M.  Périn  ne  songe  pas  à  se  plaindre,  car  il 
lui  a  été  donné  sinon  de  se  contenter,  ce  qui  est  bien  rare  parmi 
les  artistes. éminens,  du  moins  d'épuiser  pour  réaliser  son  rêve  tous 
les  moyens  dont  il  pouvait  disposer.  Parmi  les  hommes  qui  ont  voué 
leur  vie  à  l'expression  de  leur  pensée,  combien  peuvent  se  vanter 
d'un  pareil  bonheur? 

Si  j'insiste  avec  tant  de  prédilection  sur  la  chapelle  de  l'Eucha- 
ristie, ce  n'est  pas  seulement  parce  qu'elle  se  recommande  à  l'atten- 
tion publique  par  de  solides  mérites,  c'est  aussi  et  surtout  parce  que 
j'y  vois  une  protestation  éloquente  contre  les  tendances  réalistes  de 
notre  école.  Dût-on  m' accuser  d'imiter  ce  vieux  Romain  qui  termi- 
nait toutes  ses  harangues  en  demandant  la  destruction  de  Carthage, 
je  ne  me  lasserai  pas  de  répéter  en  toute  occasion  que  la  forme  sans 
l'idée,  la  forme  réduite  à  elle-même  dans  les  arts  mêmes  du  dessin, 


LA   CHAPELLE    DE    l' EUCHARISTIE.  141 

qu'on  est  convenu  d'appeler  arts  d'imitation,  ne  saurait  enfanter  de 
belles  œuvres.  Rubens  et  Paul  Véronèse  ne  sont  pas  aussi  matéria- 
listes que  le  prétendent  leurs  disciples  infidèles.  Il  y  a  dans  ces  deux 
maîtres  une  part  d'idéal  facile  à  démêler.  Seulement,  au  lieu  de 
poursuivre  l'idéal  dans  l'harmonie  des  lignes,  ils  le  poursuivent  dans 
la  splendeur  de  la  lumière,  dans  l'exubérance  delà  vie  :  on  aura  beau 
dire,  ils  agrandissent  leurs  modèles,  ils  inventent  à  leur  manière,  et 
ne  se  bornent  pas  à  transcrire  ce  qu'ils  ont  sous  les  yeux.  Or  les 
réalistes  de  nos  jours  n'aperçoivent  rien  au  delà  de  l'imitation  litté- 
rale, et  malheureusement  une  partie  de  la  foule  accepte  comme  vraie 
cette  doctrine  répudiée  par  l'histoire  tout  entière.  Il  faut  donc  saisir 
avidement  toutes  les  occasions  qui  s'offrent  à  nous  de  rajeunir  et  de 
raviver  tous  les  argumens  déjà  produits  contre  l'imitation  pure.  A  ce 
titre,  la  chapelle  de  l'Eucharistie  ne  saurait  être  louée  en  termes  trop 
sympathiques.  Supposez  un  instant  qu'une  pareille  tâche  fût  échue 
au  pinceau  d'un  peintre  franchement  réaliste,  non  pas  à  la  manière 
de  Rubens  ou  de  Paul  Véronèse,  mais  à  la  manièie  de  M.  Courbet  : 
qu'aurions-nous  maintenant?  Une  suite  d'épisodes  où  la  tradition 
évangélique  se  trouverait  défigurée  par  la  fidélité  même  de  l'imita- 
tion. Et  pour  que  cette  conjecture  ne  ressemble  pas  à  un  jeu  de 
mots,  je  me  hâte  de  l'expliquer.  Il  y  a  cent  manières  de  comprendre, 
le  crayon  ou  le  pinceau  à  la  main,  la  tradition  évangélique,  depuis 
Albert  Durer  jusqu'à  Titien,  c'est-à-dire  depuis  l'austérité  jusqu'à 
la  splendeur;  mais  l'imitation  littérale  de  tous  les  élémens  de  la  réa- 
lité ne  dissimulera  jamais  l'absence  de  l'esprit  évangélique.  Et,  dans 
VAssimta  même  qui  se  voit  à  Venise,  il  y  a  quelque  chose  de  plus 
que  le  mérite  de  l'imitation. 

Je  vois  dans  la  chapelle  de  l'Eucharistie  un  argument  nouveau  à 
l'appui  de  la  doctrine  que  j'ai  soutenue  bien  des  fois  déjà,  et  qui  me 
paraît  seule  féconde.  M.  Périn  n'eût-il  prouvé  qu'une  intention  ex- 
cellente, je  me  croirais  obligé  de  lui  venir  en  aide  et  d'appeler  sur 
lui  la  sympathie  de  la  foule;  mais  il  ne  s'en  est  pas  tenu  à  l'excel- 
lence de  l'intention,  il  a  conçu,  il  a  composé,  il  a  mené  à  bonne  fin 
une  œuvre  que  signeraient  avec  joie  les  plus  habiles,  une  œuvre 
pleine  d'enseignemens  pour  la  génération  nouvelle.  Puissé-je  trouver 
bientôt  l'occasion  de  louer  aussi  franchement  une  œuvre  qui  se  re- 
commande par  la  même  profondeur  de  pensée,  par  la  même  élévation 
de  style;  car  la  louange  ne  réjouit  pas  seulement  l'oreille  qui  la  re- 
cueille, mais  bien  aussi  la  bouche  qui  la  prodigue  :  une  belle  œuvre 
console  des  œuvres  mesquines;  l'expression  d'un  sentiment  généreux 
efface  le  souvenir  des  sentimens  vulgaires.  C'est  pourquoi  je  remercie 
cordialement  M.  Périn. 

Gustave  Planche. 


BEAUMARCHAIS 


SA  VIE,  SES  ECRITS  ET  SON  TEMPS. 


V- 

LE  PROCÈS  GOËZMAN. 


I.  —  LES    PARLEMEKS   ET   LA    ROYAUTÉ   AU   DIX-HUITIÈME   SIÈCtE.  * 

Le  procès  Goëzman  ouvre  la  période  éclatante  de  la  vie  de  Beau- 
marchais. Tour  à  tour  homme  de  cour,  spéculateur,  dramaturge,  le 
fils  de  l'horloger  Caron,  sur  ces  chemins  divers,  n'avait  encore  ren- 
contré que  des  succès  douteux,  contestés,  et  des  inimitiés  ardentes; 
il  allait  enfin  maîtriser  la  fortune,  conquérir  pour  longtemps  la  popu- 
larité et  associer  son  nom  à  un  fait  considérable  dans  l'histoire  de 
notre  pays. 

De  quoi  s'agissait-il  dans  ce  fameux  procès  de  Beaumarchais  contre 
le  conseiller  Goëzman?  Il  s'agissait  de  savoir  si  la  femme  d'un  juge 
avait  gardé  ou  non  quinze  louis  reçus  d'un  plaideur.  Pour  com- 
prendre qu'un  débat  si  peu  important  en  lui-même  ait  pu  passionner 
un  instant  la  France  entière,  prendre  les  proportions  d'un  événe- 
ment historique,  contribuer  à  la  chute  d'un  parlement  et  à  l'avorte- 
ment  d'un  coup  d'état,  il  faut  d'abord  se  rendre  compte  de  la  situa- 
tion des  affaires  au  moment  où  ce  procès  s'empare  de  l'attention 
publique. 

L'histoire  du  gouvernement  en  France  au  xvin''  siècle  présente  avec 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  i^^  et  15  octobre,  i"  et  15  novembre  1852. 


BEAUMARCHAIS,    SA    AIE    ET    SON    TEMPS.  1^8 

la  vie  de  Beaumarchais  cette  similitude,  qu'elle  n'est  aussi  qu'une 
longue  série  de  procès.  Soixante  ans  d'anarchie  officielle  et  de  con- 
flits de  pouvoirs  ont  précédé  et  préparé  l'état  révolutionnaire  dans 
lequel  la  France  s'agite  depuis  soixante  ans.  Le  règne  si  brillant, 
mais  si  absorbant  de  Louis  XIV  avait  arrêté  l'éducation  politique  de 
notre  pays.  «  En  établissant  pour  lui-même,  comme  l'a  dit  un  sage 
historien  (1) ,  un  gouvernement  que  lui  seul  était  capable  de  mainte- 
nir, »  le  grand  roi  léguait  à  ses  successeurs  un  fardeau  difficile  à 
porter.  Il  avait  reçu  des  mains  de  Henri  lY  et  de  Richelieu  une  na- 
tion dégagée  du  chaos  féodal ,  et  dont  la  tête  au  moins  était  mûre 
pour  des  institutions  nouvelles;  il  donna  à  cette  nation  tous  les  genres 
de  gloire,  il  sut  lui  faire  accepter  et  aimer,  en  l'entourant  du  prestige 
le  plus  séducteur,  le  pouvoir  le  plus  absolu  qui  eût  figuré  jusque-là 
dans  notre  histoire;  il  accomplit  de  grandes  et  utiles  réformes  dans 
toutes  les  branches  de  l'administration  publique  i,  mais,  en  même 
temps  qu'il  faisait  faire  un  pas  immense  à  la  civilisation,  il  ne  pré- 
parait rien  pour  la  satisfaction  d'un  besoin  que  la  civilisation  en- 
traîne avec  elle  et  qui  allait  éclater  après  lui.  Il  ne  faisait  rien  pour 
organiser  sous  une  forme  quelconque  un  contrôle  normal  du  pou- 
voir, une  intervention  régulière  du  pays  dans  ses  propres  destinées. 
Après  avoir  détruit  le  peu  qui  restait  des  institutions  anciennes, 
concentré  en  lui  toute  autorité,  il  disait  :  (c  L'état,  c'est  moi,  »  et 
vivait  comme  s'il  eût  dû  être  immortel,  oubliant  que  la  dictature  est 
personnelle  et  disparaît  avec  le  dictateur.  Par  l'irrésistible  ascendant 
de  sa  gloire,  par  la  durée  et  l'éclat  d'un  règne  de  soixante-douze  ans, 
par  la  suppression  de  tout  élément  hostile,  nul  monarque  ne  fut, 
comme  lui,  à  portée  de  résoudre  ce  problème  impérieux  .qui  épuise 
et  dévore  nos  générations  démoralisées  :  créer  des  institutions  qui 
survivent  aux  hommes.  Malheureusement  la  tendance  des  pouvoirs 
illimités  n'est  pas  de  se  limiter  eux-mêmes,  et  l'histoire  attend  encore 
ce  miracle  d'un  souverain  tout-puissant  usant  de  sa  puissance  en- 
vers son  peuple  à  la  façon  d'un  père  qui  prépare  son  fils  à  se  passer 
de  lui. 

Louis  XIYest  à  peine  descendu  dans  la  tombe,  que  déjà  commence 
la  dissolution  de  ce  gouvernement  dont  il  était  l'âme.  Les  trois  grandes 
influences  sociales  d'alors,  —  noblesse,  clergé,  parlemens,  —  qui, 
formées  à  la  vie  politique  par  une  main  ferme  et  investies  d'attribu- 
tions déterminées,  eussent  pu  diriger  l'esprit  pubhc,  présider  à  la 
transformation  sociale  qui  se  préparait,  conjurer  l'aveugle  et  violente 
irruption  des  masses,  —  ces  trois  grandes  corporations,  au  sortir 
d'un  régime  où  elles  n'avaient  appris  qu'à  obéir  en  silence,  se  re- 

(1)  DroZ;,  Histoire  du  règne  de  Louis  XVI,  introduction. 


4 
Ihhr  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trouvent  étrangères  à  l'esprit  de  gouvernement  et  livrées  à  l'antago- 
nisme le  plus  mesquin,  le  plus  tracassier,  le  plus  turbulent.  Leurs 
jalousies  et  leurs  discordes  implantent  l'anarchie  au  sommet  de  la 
société  en  attendant  qu'elle  descende  dans  les  couches  inférieures. 
«  11  y  a,  écrivait  à  cette  époque  Montesquieu,  il  y  a  en  France  trois 
sortes  d'états,  l'église,  l'épée  et  la  robe.  Chacun  a  un  mépris  souve- 
rain pour  les  deux  autres.  »  Tel  est  en  efiét  le  lien  des  trois  classes 
qui  à  cette  époque  composent  l'aristocratie  française.  Tantôt  c'est  la 
noblesse  d'épée  qui  triomphe  de  voir  les  prétentions  des  parlemens 
momentanément  réprimées  par  des  lits  de  justice,  et  il  faut  lire  avec, 
quelle  exaltation  de  haine  et  de  dédain  le  duc  de  Saint-Simon  célèbre 
ce  triomphe  (1)  ;  tantôt  c'est  la  morgue  parlementaire  qui  s'étale 
dans  toute  sa  splendeur  et  s'efforce  de  courber  toutes  les  têtes  sous 
la  suprématie  qu'elle  s'arroge  (2).  Toutefois  cette  lutte  sourde,  in- 
invétérée, du  patriciat  et  de  la  robe,  cette  lutte  entremêlée  d'alliances 
passagères  contre  l'arbitraire  ministériel  n'est  rien  auprès  du  conflit 
éclatant,  acharné,  permanent  du  parlement  et  du  clergé  :  conflit  sans 
issue,  car  chacun  des  contendans  se  prétend  juge  suprême  dans  la 

(1)  «  Ce  fut  là,  dit-il,  où  je  savourai,  arec  toutes  les  délices  qu'on  ne  peut  exprimer, 
le  spectacle  de  ces  fiers  légistes  qui  osent  nous  refuser  le  salut,  prosternés  h  genoux  et 
rendant  à  nos  pieds  un  hommage  au  trône,  tandis  que  nous  étions  assis  et  couverts 
sur  les  hauts  sièges  aux  côtés  du  même  trône.  Ces  situations  et  ces  postures  si  grande- 
ment disproportionnées  plaident  seules  avec  tout  le  perçant  de  l'évidence  la  cause  de 
ceux  qui  véritablement  et  d'effet  sont  latérales  régis  contre  ce  vas  electum  du  tiers- 
état.  Mes  yeux,  lichés,  collés  sur  ces  bourgeois  superbes,  parcouraient  tout  ce  grand  banc 
à  genoux  ou  debout,  et  les  amples  replis  de  ces  fourrures  ondoyantes  à  chaque  génu- 
flexion longue  et  redoublée...  vil  petit-gris  qui  voudrait  contrefaire  l'hermine  en  pein- 
ture, et  ces  tètes  découvertes  et  hiimiliées  à  la  hauteur  de  nos  pieds...  Pendant  l'enre- 
gistrement, je  promenais  mes  yeux  doucement  de  toutes  parts,  et  si  je  les  contraignis 
avec  constance,  je  ne  pus  résister  à  la  tentation  de  m'en  dédoimnager  sur  le  premier 
président  :  je  l'accablai  donc  à  cent  reprises  dans  li  séance  de  mes  regards  assénés  et 
forlongés  avec  persévérance.  L'insulte,  le  mépris,  le  dédain,  le  triomphe,  lui  furent 
lancés  de  mes  yeux  jusqu'en  ses  moelles;  souvent  il  baissait  la  vue  quand  il  attrapait 
mes  regards.  Une  fois  ou  deux  il  fixa  le  sien  sur  moi,  et  je  me  plus  à  l'outrager  par  des 

ÀBourires  dérobés,  mais  noirs,  qui  achevèrent  de  le  confondre.  Je  me  baignais  dans  sa 
rage,  et  je  me  délectais  à  le  lui  faire  sentir.  »  Mémoires  du  duc  de  Saint-Simon,  édit. 
in-8»,  t.  XVII,  p.  140  et  suiv. 

(2)  Voici  comment  le  parlement  de  Toulouse  traite  un  duc  et  pair,  gouverneur  du  Lan- 
guedoc, et  cxéciîtant  les  ordres  du  roi  :  «  La  cour,  toutes  les  chaml)res  assemblées,  con- 
sidérant que  le  duc  de  Fitz-James,  parvenu  aux  derniers  excès  de  l'audace  et  du  délire, 
oubliant  sa  qualité  de  sujet,  aurait  osé  parler  en  souverain  aux  meml^res  de  la  cour, 
mettre  à  leur  liberté  des  conditions  insensées,  etc.,  ordonne  que  ledit  duc  de  Fitz-James 
sera  pris  et  saisi  au  corps  en  la  part  où  il  sera  trouvé  dans  le  royaume,  conduit  et  amené 
sous  bonne  et  sûre  garde  dans  les  prisons  de  la  conciergerie  de  la  cour,  et,  ne  pouvant 
être  appréhendé,  ses  biens  seront  saisis,  etc.  »  Il  va  sans  dire  que  l'arrêt  ne  fut  point 
exécuté,  mais  le  duc"  de  Fitz-James  fut  rappelé,  quoique  le  roi  déclarât  expressément 
qu'il  n'avait  fait  qu'obéir  à  ses  ordi'es. 


BEAUMARCHAIS,  SA  VIE  ET  SON  TEMPS.  145 

cause.  Décrets  de  prise  de  corps  contre  les  curés  qui  refusent  la  sé- 
pulture aux  jansénistes,  excommunication  des  parlemens  par  les  évo- 
ques; des  prêtres  tonnant  du  haut  de  la  chaire  contre  des  magistrats, 
ceui-ci  contraignant  par  huissier  des  prêtres  à  porter  les  sacremens; 
le  parlement  de  Paris  faisant  brûler  le  même  jour,  par  le  bourreau, 
le  Dictionnaire  philosophique  de  Voltaire  et  une  instruction  pastorale 
de  l'archevêque  de  Paris,  et  cela  au  milieu  de  controverses  ridicules 
dont  profitent  les  philosophes  du  temps  pour  déconsidérer  la  religion  : 
tel  est  le  spectacle  qui  compose  la  plus  grande  partie  de  l'histoire 
de  France  sous  Louis  XV. 

Au  milieu  de  ces  querelles,  que  devient  la  royauté?.  Absolue  de 
nom,  impuissante  de  fait,  elle  s'irrite,  sévit,  ou  cède  sans  autre  règle 
que  l'accident  de  chaque  jour  et  la  fortune  momentanée  du  combat. 
Si  elle  agit  contre  les  évêques,  ils  ferment  les  portes  des  églises  et 
suspendent  l'administration  des  sacremens;  si  elle  veut  réprimer  les 
parlemens,  ils  suspendent  l'action  de  la  justice  et  infligent  à  la  société 
une  paralysie  périodique.  L'embarras  de  la  royauté  est  bien  rendu 
dans  ce  tableau  d'intérieur  que  nous  a  laissé  M'""  du  Hausset  dans  ses 
Mémoires,  (c  Un  jour,  dit-elle,  le  maître  (Louis  XV)  entra  tout  échauffé. 
Je  me  retirai,  mais  j'écoutai  de  mon  poste.  —  Qu'avez-vous?  lui  dit 
Madame  (M'"*"  de  Pompadour).  —  Ces  grandes  robes  et  le  clergé,  ré- 
pondit-il, sont  toujours  aux  couteaux  tirés;  ils  me  désolent  par  leurs 
querelles;  mais  je  déteste  bien  plus  les  grandes  robes.  Mon  clergé,  au 
fond,  m'est  attaché  et  fidèle  :  les  autres  voudraient  me  mettre  en  tu- 
telle. —  La  fermeté,  lui  dit  Madame,  peut  seule  les  réduire.  —  Ro- 
bert de  Saint-Vincent  est  un  boute-feu  que  je  voudrais  pouvoir  exiler, 
mais  ce  sera  un  train  terrible.  D'un  autre  côté,  l'archevêque  est  une 
tête  de  fer  qui  cherche  querelle.  —  M.  de  Gontaut  entra. . .  Le  roi  se 
promenait  agité;  puis  tout  d'un  coup  il  dit  :  —  Le  régent  a  eu  bien 
tort  de  leur  rendre  le  droit  de  faire  des  remontrances  :  ils  finiront  par 
perdre  l'état.  —  Ah!  sire,  dit  M.  de  Gontaut,  il  est  bien  fort  pour  que 
de  petits  robins  puissent  l'ébranler.  —  Vous  ne  savez  ce  qu'ils  font  et 
ce  qu'ils  pensent,  reprit  le  roi  :  c'est  une  assemblée  de  républicains.  En 
voilà  au  reste  assez;  les  choses  comme  elles  sont  dureront  autant  que 
moi...  »  Les  choses  dureront  aidant  que  moi,  tel  était  déjà  le  nec  plus 
ultra  de  l'ambition  d'un  souverain  en  France.  Aujourd'hui  un  gou- 
vernement qui  durerait  la  vie  d'un  homme  est  un  phénomène  que  nous 
ne  connaissons  plus.  Du  reste  Louis  XV  ne  se  trompait  pas  en  consi- 
dérant l'opposition  des  parlemens  comme  bien  plus  dangereuse  que 
celle  du  clergé  :  par  son  caractère,  sa  forme,  ses  accidens,  ses  ca- 
prices, cette  opposition  fut  au  xviii"  siècle  le  dissolvant  le  plus  actif 
de  la  monarchie. 

On  sait  généralement  comment  se  passaient  les  choses  à  Paris  quand 

TOME    I.  10 


146  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

le  parlement  entrait  en  lutte  avec  le  pouvoir  royal  :  refus  d'enregis- 
trement,  lit  de  justice,  persistance  du  parlement,  exil  ou  emprison- 
nement des  magistrats,  concessions  réciproques,  soumission  ou  vic- 
toire du  parlement  suivant  les  circonstances,  réconciliation  d'un  jour 
bientôt  suivie  de  nouveaux  combats,  telles  étaient  les  phases  ordi- 
naires de  la  lutte  à  Paris.  En  province,  le  conflit  d'autorité  entre  la 
royauté  et  le  parlement  prenait  un  caractère  beaucoup  plus  grave  et 
plus  dangereux.  L'éloignement  du  pouvoir  central,  l'obligation  d'em- 
ployer des  intermédiaires,  le  mépris  de  chaque  parlement  pour  tout 
ce  qui  n'était  pas  la  royauté  elle-même  en  personne,  et,  d'un  autre 
côté,  la  brutalité  des  agens  militaires  chargés  de  faire  triompher  la 
volonté  du  roi,  tout  cela  provoquait  journellement  des  scènes  qui  dé- 
moralisaient les  populations.  Un  remarquable  et  consciencieux  ouvrage 
publié  de  nos  jours  (1)  nous  met  à  même  d'apprécier  ce  côté  moins 
connu  de  l'anarchie  officielle  au  xvii*  siècle.  On  y  voit  la  royauté 
s'eflbrçant  en  vain  de  faire  reconnaître  l'autorité  du  conseil  d'état  ou 
grand  conseil,  par.  lequel  elle  fait  casser  les  arrêts  des  parlemens; 
ceux-ci  refusant  de  livrer  leurs  registres  aux  huissiers  du  grand  con- 
seil chargés  de  biffer  leurs  arrêts.  Souvent  un  huissier  du  grand  con- 
seil et  un  huissier  du  patlement  de  la  province  viennent  intimer  aux 
habitans  d'une  même  commune  deux  ordres  diamétralement  con- 
traires, et  celui  des  huissiers  qui  a  des  gendarmes  fait  arrêter  l'au- 
tre. Plus  loin,  on  voit  le  roi  envoyant  un  officier-général  avec  des 
troupes  pour  dompter  le  parlement.  Les  magistrats  le  reçoivent  sur 
leurs  sièges  et  refusent  de  livrer  leurs  registres.  Des  officiers  de  dra- 
gons s'emparent  des  registres,  et,  la  plume  à  la  main,  bâtonnent  les 
sentences  de  la  justice.  Les  magistrats  décrètent  d'accusation  les  exé- 
cuteurs des  ordres  du  roi  et  font  proclamer  leur  jugement  sur  les  mar- 
ches mêmes  du  palais,  devant  la  population  émue.  Le  gouverneur  de 
la  province  fait  saisir  toutes  les  presses  pour  empêcher  la  publication 
de  l'arrêt  des  magistrats.  Le  procureur-général,  sommé  à  la  fois  par 
les  deux  autorités  en  conflit  de  faire  transmettre  à  tous  les  juges  du 
ressort  deux  arrêts  contradictoires  et  n'osant  résister  à  personne,  se 
met  en  devoir  de  promulguer  en  même  temps  le  oui  et  le  non.  Le  par- 
lement suspend  l'administration  de  lajustice  pendant  quatre  mois,  jus- 
qu'à ce  que  le  roi  ait  fait  droit  à  ses  remontrances.  Tous  les  autres  par- 
lemens prennent  fait  et  cause  pour  celui  qui  résiste.  Le  roi  irrité  mande 
les  magistrats  à  Versailles,  les  réprimande,  les  exile,  puis  finit  tou- 
jours par  céder  et  par  révoquer  ses  propres  actes  avec  les  formes  les 
plus  impératives,  tandis  que  les  magistrats,  toujours  victorieux  avec 

(1)  L'Histoire  du  Parlement  de  Normandie,  par  M.  Floqiiet.  Il  serait  bien  à  désirer 
qiie  chacun  des  douze  parlemens  de  l'ancienne  France  fût  l'objet  d'un  travail  aussi  dis- 
tiofnié. 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON   TEMPS.  147 

les  formes  du  respect,  remontent  sur  leurs  sièges  au  milieu  des  ap- 
plaudissemens  de  la  population,  des  illuminations,  des  feux  de  joie, 
des  Te  Deum  et  des  députations  de  toute  la  province  qui  viennent  les 
féliciter  de  leur  énergie. 

C'est  sous  ce  régime  pernicieux  des  conflits  de  pouvoirs  qu'ont  été 
élevés  nos  pères,  c'est  ainsi  que  la  France  se  préparait  peu  à  peu  à 
l'anarchie;  c'est  ainsi  qu'en  voyant  chaque  jour  sur  tous  les  points 
du  pays  l'église  en  lutte  avec  la  magistrature,  la  magistrature  en  lutte 
avec  la  royauté,  le  peuple  contractait  de  plus  en  plus  le  mépris  de  l'au- 
torité et  l'idolâtrie  de  la  force.  Certes,  les  parlemens,  fondés  d'abord 
spécialement  pour  rendre  la  justice,  eussent  été  embarrassés  pour 
démontrer  la  légitimité  du  droit  qu'ils  s'arrogeaient  de  représenter  la 
nation  et  de  contrôler  l'autorité  royale.  «L'n  des  plus  éclairés,  dit 
Duclos ,  et  des  plus  zélés  parlementaires,  à  qui  je  demandais  de  me 
marquer  précisément  les  bornes  qui  séparent  l'usurpation  d'avec  le 
droit  des  parlemens,  me  répondit  :  Les  principes  en  cette  matière 
sont  fort  obscurs  ;  mais,  dans  le  fait,  le  parlement  est  fort  sous  un  roi 
faible  et  faible  sous  un  roi  fort.  —  Un  ministre  de  bonne  foi  donnerait 
peut-être  la  même  réponse,  s'il  était  obligé  de  s'expliquer  sur  la  puis- 
sance royale  relativement  à  la  nation.  )>  On  voit  que  le  droit  des  par- 
lemens était  douteux,  mais  celui  de  la  royauté  ne  l'était  pas  mohis; 
sur  la  terre  de  France,  le  despotisme  pur  et  simple  a  pu  être  accepté 
quelquefois  comme  un  fait,  il  n'a  jamais  été  reconnu  comme  un  droit. 
Fatiguée  des  sanglantes  convulsions  du  xvi"  siècle  et  des  troubles  de 
la  fronde,  la  France  s'était  courbée  docilement  sous  le  sceptre  glo- 
rieux de  Louis  XIV;  mais  ce  sceptre,  tombé  aux  mains  de  Louis  XV, 
ne  lui  inspirait  plus  de  respect;  la  prétention  d'un  roi  gouverné  par 
des  femmes  avilies  et  des  favoris  méprisés — de  disposer  d'elle  à  son 
gré  et  de  ne  rendre  compte  de  ses  actes  qu'à  Dieu — la  blessait  dans  sa 
fierté.  L'esprit  de  résistance  à  l'arbitraire  était  l'esprit  général,  les 
parlemens  se  présentaient  comme  l'unique  barrière  qu'on  pût  oppo- 
ser aux  caprices  d'un  pouvoir  déréglé,  et  quels  que  fussent  les  vices 
particuliers  de  ces  corps  amphibies,  à  la  fois  judiciaires  et  politiques, 
malgré  leur  morgue,  leur  fanatisme  du  statu  quo,  leur  opposition 
systématique  à  toutes  les  réformes,  môme  les  plus  justes  et  les  plus 
sages,  chaque  fois  qu'ils  entraient  en  lutte  avec  la  royauté,  ils  avaient 
pour  eux  les  sympathies  de  l'opinion.  - 

Appuyés  sur  cette  faveur  de  l'opinion,  les  parlemens  voyaient  leur 
ascendant  grandir  chaque  jour.  Etroitement  unis  les  uns  aux  autres, 
ils  se  déclaraient  les  membres  d'un  seul  et  même  corps  indivisible, 
inhérent,  disaient-ils,  à  la  monarchie,  organe  de  la  nation,  déposi- 
taire essentiel  de  sa  liberté,  de  ses  intérêts  et  de  ses  droits,  et  cha- 
cun de  leurs  combats  contre  la  royauté  se  terminait  par  une  victoire, 


iA8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lorsqu'un  homme  sorti  de  leur  sein,  le  chancelier  Maupeou,  caractère 
audacieux  et  obstiné,  entreprit  de  les  soumettre  ou  de  les  briser. 

Appuyé  sur  la  faveur  de  M"""  Du  Barry,  qui  gouvernait  le  roi  et 
qu'animait  le  ressentiment  du  duc  d'Aiguillon  flétri  par  un  arrêt  du 
parlement  de  Paris ,  le  chancelier  Maupeou  arrache  à  l'hésitation  de 
Louis  XV  l'édit  du  7  décembre  1770,  qui  changeait  toute  l'organi- 
sation des  parlemens;  celui  de  Paris  proteste  et  repousse  l'édit.  Le 
chancelier,  au  lieu  de  suivre  la  marche  ovdinaire,  casse  le  parlement, 
confisque  les  charges  des  magistrats,  les  exile,  et  installe  un  nouveau 
parlement  composé  des  membres  du  conseil  d'état.  Les  onze  parle- 
mens de  province  adressent  au.  roi  les  remontrances  les  plus  véhé- 
mentes ;  celui  de  Normandie  va  jusqu'à  rendre  un  arrêt  qui  déclare 
intrus ,  parjures  et  traîti'es  les  membres  du  nouveau  parlement ,  et 
nuls  tous  les  actes  émanés  de  ce  tribunal  bâtard.  Tous  les  princes  du 
sang,  à  l'exception  d'un  seul ,  refusent  de  reconnaître  le  parlement 
établi  par  Maupeou;  treize  pairs  adhèrent  à  cette  protestation.  La 
cour  des  aides  proteste  également  par  la  voix  éloquente  de  Males- 
herbes.  Le  chancelier  fait  tête  à  l'orage;  il  fait  interdire  l'entrée  de 
la  cour  aux  princes  dissidens  ;  il  casse  la  cour  des  aides ,  casse  suc- 
cessivement tous  les  parlemens  de  province,  et  les  remplace  au  milieu 
d'une  fermentation  inouïe,  a  Ce  n'est  pas  un  homme,  écrit  M'"''  Du- 
deffand ,  c'est  un  diable  ;  tout  est  ici  dans  un  bouleversement  dont 
on  ne  peut  prévoir  quelle  sera  la  fin...  c'est  le  chaos,  c'est  la  fin  du 
monde.»  Briser  ces  corps  antiques  et  redoutables  dont  l'existence  sem- 
blait inséparable  de  la  monarchie,  c'était  en  effet  une  entreprise  des 
plus  hasardeuses.  Le  chancelier  avait  eu  soin  de  la  colorer,  aux  yeux 
des  masses,  en  y  mêlant  quelques  réformes  importantes  depuis  long- 
temps réclamées  par  l'opinion  :  l'abolition  de  la  vénalité  des  charges, 
l'abolition  des  épices  payées  aux  juges,  la  distribution  gratuite  de 
la  justice,  l'établissement  de  cours  souveraines  plus  nombreuses,  la 
diminution  des  ressorts  trop  étendus ,  de  manière  à  rapprocher  les 
justiciables  des  tribunaux  chargés  de  les  juger.  Ce  sont  sans  doute 
ces  réformes  qui,  combinées  avec  la  rancune  qu'il  gardait  aux  an- 
ciens parlemens,  déterminèrent  Voltaire  à  se  ranger  du  côté  du  chan- 
celier ;  mais  il  ne  fut  pas  suivi  dans  ce  mouvement,  et  si  la  masse  du 
peuple  resta  assez  indifférente  au  coup  d'état,  toute  la  partie  éclairée 
de  la  nation  refusa  d'accepter  quelques  avantages  de  détail  achetés 
au  prix  d'une  servitude  honteuse  et  se  prononça  avec  énergie  pour 
la  magistrature  détruite.  Ce  fut  bientôt  un  déchahiement  de  fureurs, 
de  sarcasmes  et  de  pamphlets  (1)  contre  le  roi,  sa  maîtresse,  Mau- 

(1)  On  trouve  dans  Bachaumont  la  mention  ou  la  reproduction  de  la  plupart  de  ces 
innombrables  pamphlets  en  prose  et  en  vers. 


BEAUMARCHAIS,    SA    ME    ET    SON    TEMPS.  149 

peoii  et  le  nouveau  parlement.  Celui-ci,  composé  à  la  hâte  d'élémens 
hétérogènes  et  dans  lequel  on  avait  fait  entrer  des  hommes  peu  es- 
timés, n'avait  trouvé  au  début  ni  avocats,  ni  procureurs,  ni  plaideurs 
qui  voulussent  paraître  devant  lui.  Cependant  Maupeou,  comptant 
sur  la  mobilité  française,  opposait  la  persistance  aux  clameurs;  au 
bout  d'un  an,  la  plus  grande  partie  des  avocats  s'étaient  fatigués  du 
silence,  et,  sous  l'influence  du  célèbre  Gerbier  et  de  ce  même  Caillard 
que  nous  avons  vu  si  violent  contre  Beaumarchais,  ils  avaient  con- 
senti à  reprendre  leurs  fonctions  (1) .  Les  princes  dissidens  deman- 
daient à  rentrer  en  grâce,  les  magistrats  dépossédés  consentaient  à  la 
liquidation  de  leurs  charges ,  les  pamphlets  diminuaient,  les  choses 
reprenaient  leur  cours  ordinaire,  tout  semblait  calmé;  Maupeou  se 
tenait  pour  assuré  du  triomphe  et  se  vantait  d'avoir  retire  la  cou- 
ronne du  greffe  :  il  se  trompait.  Quand  l'esprit  public  d'une  nation 
est  profondément  blessé,  la  blessure  paraît  quelquefois  se  fermer, 
mais  ne  se  guérit  pas;  ce  qui  a  été  d'abord  une  flamme  devient  un  feu 
latent  qui  couve  sous  la  cendre  et  que  la  moindre  étincelle  suffit  pour 
ranimer.  Il  était  réservé  à  Beaumarchais  de  rallumer,  avec  un  procès 
de  quinze  louis ,  la  flamme  qui  devait  dévorer  Maupeou  et  son  parle- 
ment. 

On  se  souvient  de  la  situation  de  Beaumarchais  au  moment  où  s'in- 
struisait en  appel  son  procès  contre  le  comte  de  La  Blache.  Prison- 
nier au  For-1'Evêque,  il  avait  obtenu,  aux  approches  du  jugement, 
la  permission  de  sortir  pendant  la  journée  pour  aller  solliciter  ses 
juges.  L'affaire  avait  été  mise  en  délibéré,  et  devait  être  décidée  sur 
le  rapport  d'un  conseiller  du  nouveau  parlement  nommé  Goëzman. 
Ce  Goëzman,  d'abord  conseiller  au  conseil  souverain  d'Alsace,  avait 
vendu  sa  charge,  et  en  1765  était  venu  s'établir  à  Paris.  C'était  un 
jurisconsulte  assez  érudit;  entre  autres  ouvrages,  il  avait  publié,  en 
1768,  un  Traité  du  droit  commun  des  fiefs  qui  n'était  pas  sans  mé- 
rite. Seulement,  à  en  juger  par  une  foule  de  renseignemens  que  je 
trouve  dans  les  papiers  de  Beaumarchais,  soit  que  le  prix  de  sa 
charge  en  Alsace  ne  lui  appartînt  pas,  soit  qu'il  eût  été  dissipé  par 
lui,  il  paraît  qu'il  menait  à  Paris  une  existence  assez  aventureuse  et 

(1)  C'est  à  ce  sujet  qu'on  fit  circuler  le  vaudeville  suivant  : 

L'honneur  des  avocats, 
Jadis  si  délicats , 
N'est  plus  qu'une  fumée; 
Leur  troupe  diffamée 
Subit  le  joug  enfin, 
Et  de  Gaillard  avide 
La  prudence  décide 
Qu'il  vaut  bien  mieux  mourir  de  honte  que  de  faim. 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  moralité  équivoque,  lorsque  le  chancelier  Maupeou  le  fit  entrer, 
en  1771,  dans  le  parlement  décrié  qu'il  venait  d'établir  pour  rem- 
placer l'ancien  parlement.  Ce  juge  avait  épousé  en  secondes  noces 
une  femme  jeune,  jolie,  mais  peu  scrupuleuse,  et  dont  les  propos 
étaient  de  natm-eàfaire  peu  d'honneur  à  la  probité  de  son  mari  et  à 
la  sienne,  car  il  fut  démontré  dans  le  cours  du  procès  qu'elle  avait  dit 
devant  plusieurs  témoins  :  «  Il  serait  impossible  de  se  soutenir  honnê- 
tement avec  ce  qu'on  nous  donne;  mais  nous  avons  l'art  de  plumer  la 
poule  sans  la  faire  crier.  »  On  voit  que  si  le  chancelier  Maupeou  avait 
supprimé  les  épices,  quelques-uns  des  nouveaux  magistrats  trouvaient 
le  secret  de  les  remplacer  avantageusement.  Des  propos  de  ce  genre 
étaient  fréquemment  tenus  par  M""  Goëzman  chez  un  libraire  nommé 
Lejay ,  qui  vendait  les  ouvrages  du  mari  et  recevait  de  temps  en  temps 
la  visite  de  la  femme.  Ce  libraire  ne  connaissait  point  Beaumarchais; 
mais,  apprenant  par  un  ami  commun  que  ce  dernier  se  désespérait  de 
ne  pouvoir  trouver  accès  auprès  de  son  rapporteur,  il  lui  fit  dire  que  le 
seul  moyen  d'obtenir  des  audiences  et  de  s'assurer  de  l'équité  du  juge 
était  de  faire  un  présent  à  sa  femme,  et  il  demanda  pour  elle  200  louis. 
Beaumarchais  donna  100  louis,  plus  une  montre  enrichie  de  diamans 
d'une  valeur  égale.  La  dame  fit  demander  encore  15  louis,  qu'elle 
disait  destinés  au  secrétaire  de  son  mari.  Les  15  louis  furent  envoyés; 
la  dame  fit  dire  en  même  temps  que,  si  Beaumarchais  perdait  son 
procès,  tout  ce  qu'il  donnait  lui  «erait  restitué,  excepté  les  15- louis, 
qui  resteraient  acquis  au  secrétaire;  le  lendemain,  Beaumarchais 
obtint  une  audience  du  rapporteur  Goëzman;  deux  jours  après,  ce 
juge  conclut  contre  lui,  et  il  perdit  son  procès.  La  dame  renvoya 
fidèlement  les  100  louis  et  la  montre;  mais  Beaumarchais,  s'étant  in- 
formé auprès  du  secrétaire,  à  qui  dans  le  cours  du  procès  il  avait 
déjà  donné  10  louis,  s'il  avait  reçu  en  plus  de  M"'"  Goëzman  15  louis, 
apprit  que  cette  dame  n'avait  rien  donné  au  secrétaire,  et  que  les 
15  louis  étaient  restés  dans  sa  poche.  Irrité  déjà  de  la  perte  d'un 
procès  aussi  important  pour  sa  fortune  et  son  honneur,  il  trouva  mau- 
vais que  M™*' Goëzman  se  permît  cette  spéculation  détournée,  et  il  se 
décida  à  lui  écrire  pour  lui  réclamer  les  15  louis.  Cette  démarche 
était  grave,  car  si  cette  dame,  refusant  la  restitution,  niait  l'argent 
reçu,  si  Beaumarchais  insistait,  si  la  chose  faisait  du  bruit,  il  pou- 
vait en  surgir  un  procès  dangereux.  Ses  amis  cherchèrent  à  l'en  dé- 
tourner; mais  la  démarche,  offrant  des  périls,  offrait  aussi  des  avan- 
tages. Persuadé  à  tort  ou  à  raison  qu'il  n'avait  perdu  son  procès  que 
parce  que  son  adversaire  avait  donné  plus  d'argent  que  lui  au  juge 
Goëzman,  Beaumarchais,  en  affrontant  le  danger  d'une  lutte  person- 
nelle avec  ce  magistrat,  pouvait  espérer  de  le  convaincre  de  vénalité 
et  de  faciliter  d'autant  la  cassation  du  jugement  rendu  sur  son  rap- 


BEAUMARCHAIS,    SA    ME    ET    SON    TEMPS,  151 

port.  L'éventualité  qu'il  avait  prévue  arriva.  M™"  Goëzman,  obligée 
d'avouer  le  détournement  des  15  louis  en  les  restituant  ou  de  nier 
qu'elle  les  eût  reçus,  prit  ce  dernier  parti  :  elle  déclara  qu'on  lui  avait 
€n  ellet  offert  de  la  part  de  Beaumarchais  des  présens  dans  l'intention 
de  gagner  le  suffrage  de  son  mari,  mais  qu'elle  les  avait  rejetés  avec 
indignation.  Le  mari  intervint  et  dénonça  Beaumarchais  au  parle- 
ment comme  coupable  d'avoir  calomnié  la  femme  d'un  juge  après 
avoir  vainement  tenté  de  la  corrompre. 

Le  fait  des  présens  acceptés  et  des  15  louis  gardés  par  M'""  Goëz- 
man ayant  été  démontré  jusqu'à  l'évidence  par  l'information  judi- 
ciaire, on  s'explique  difficilement  que  le  mari  ait  eu  l'imprudence 
d'intenter  un  pareil  procès.  En  supposant  qu'il  ignorât  d'abord  le 
trafic  auquel  s'était  livrée  sa  femme,  il  était  trop  bon  criminaliste  pour 
admettre,  sur  la  simple  dénégation  de  celle-ci,  que  Beaumarchais  pût 
être  assez  téméraire  ou  mieux  assez  insensé  pour  lui  réclamer  15  louis 
qu'elle  n'aurait  pas  reçus.  11  dut  donc  se  convaincre  facilement,  et 
dès  le  premier  jour,  de  la  réalité  d'un  fait  auquel  avaient  pris  part  plu- 
sieurs personnes.  Je  vois  dans  les  papiers  remis  à  Beaumarchais  par 
M.  de  Sartines  qu'avant  de  recourir  au  parlement,  Goëzman  essaya  de  se 
débarrasser  de  ce  plaideur  incommode  au  moyen  d'une  lettre  de  ca- 
chet, et  qu'il  espéra  un  instant  qu'on  lui  rendrait  ce  petit  service,  car 
il  écrit  à  M.  de  Sartines,  en  date  du  5  juin  1773,  le  billet  suivant  : 

«  Je  vous  supplie  que  la  punition  ait  pour  cause  d'une  manière  ostensible 
pour  moi  l'injure  faite  à  ma  femme  et  par  contre-coup  à  moi.  Vous  voudrez 
bien  m'informer  demain  du  parti  qui  aura  été  pris  et  compter  sur  mon  éter- 
nel dévouement.  » 

Le  gouvernement  n'ayant  point  osé  risquer  cette  iniquité  et  Beau- 
marchais continuant  à  réclamer  ses  15  louis,  le  juge  Goëzman  prend 
ses  précautions  pour  le  perdre  :  il  fait  venir  le  libraire  Lejay,  qui  a 
été  l'agent  de  sa  femme,  et,  après  l'avoir  épouvanté  par  des  menaces 
et  rassuré  en  même  temps  sur  les  conséquences  de  l'acte  qu'il  exige 
de  lui,  il  lui  fait  copier  la  minute  d'un  faux  témoignage  qu'il  a  rédigé 
lui-même,  dans  lequel  Lejay,  appuyant  le  mensonge  de  M™"  Goëz- 
man, déclare  que  Beaumarchais  l'a  poussé  à  tenter  de  corrompre  cette 
dame  en  lui  faisant  offrir  des  présens,  mais  que  celle-ci  a  tout  rejeté 
avec  indignation.  Armé  de  ce  faux  témoignage,  il  se  décide  enfin  à 
appeler  la  vengeance  du  parlement  sur  la  tête  d'un  homme  décrié 
qu'il  espère  écraser  facilement. 

La  situation  de  Beaumarchais  était  en  effet  déplorable.  Le  procès 
LaBlache,  perdu  sous  l'influence  de  ce  même  Goëzman,  avait  détruit 
sa  réputation  et  jeté  le  désordre  dans  sa  fortune;  l'adversaire  triom- 
phant avait  fait  saisir  tous  ses  biens  et  ne  lui  laissait  pas  un  instant 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  repos.  Au  milieu  de  ce  trouble,  Beaumarchais  se  voyait  maintenant 
poursuivi  en  corruption  et  en  calomnie  par  un  juge  devant  des  juges 
intéressés  à  le  trouver  coupable.  Le  procès,  étant  crimiiiel,  devait,  sui- 
vant l'usage  du  temps,  être  instruit  dans  le  secret  et  décidé  à  huis  clos. 
Le  parlement  ne  pouvait  que  s'empresser  de  punir  avec  la  dernière 
rigueur  un  homme  traduit  devant  lui  pour  des  faits  qui  compromet- 
taient l'honneur,  l'existence  même  de  ce  corps  judiciaire,  et  la  juris- 
prudence criminelle  était  d'une  latitude  effrayante,  car  elle  permet- 
tait d'infliger  à  Beaumarchais,  pour  le  fait  dont  on  l'accusait,  la  peine 
la  plus  dure  après  la  peine  de  mort  :  omnia  dira  mortem. 

Beaumarchais  était  donc  arrivé  à  cette  période  extrême  où  le  poète 
a  dit  :  Una  salus  victis  millam  sperare  saiutem.  Placé  entre  deux 
chances  à  peu  près  égales,  d'être  perdu  s'il  se  défendait  régulière- 
ment par  devant  ses  juges,  et  d'être  au  moins  ménagé  s'il  se  plaçait 
avec  éclat  sous  la  protection  de  l'opinion  publique,  il  n'hésite  pas. 
Alors  que  les  esprits  les  plus  clairvoyans  doutaient  encore  de  ce 
pouvoir  naissant  de  l'opinion,  Beaumarchais  n'en  doute  pas  et  s'y 
confie  hardiment.  Aucun  avocat  n'ose  le  défendre  contre  un  adver- 
saire aussi  redoutable  que  Goëzman;  il  sera  à  lui-même  son  propre 
avocat,  c'est  lui  qui  plaidera  sa  cause,  et  il  la  plaidera  par  la  fenêtre. 
Il  foulera  aux  pieds  tous  les  règlemens  qui  ordonnent  le  secret  des 
procédures  criminelles,  qui  empêchent  la  nation  de  juger  les  juges, 
et  tandis  qu'on  se  prépare  à  le  sacrifier  dans  l'ombre,  il  introduira 
la  lumière  partout,  et  appellera  l'opinion  à  son  aide;  mais  pour  que 
l'opinion  réponde  à  l'appel  d'un  homme  qu'elle  ne  connaît  pas  ou 
qu'elle  ne  connaît  que  défavorablement,  il  faut  que  cet  homme  saclie  at- 
tirer les  lecteurs,  les  retenir,  lespassionner,  les  indigner,  les  attendrir, 
et  surtout  les  amuser.  La  situation  de  Beaiyuarchais  est  telle  qu'il  est 
obligé,  on  pourrait  presque  dire  sous  peine  de  mort,  de  déployer  un 
merveilleux  talent  pour  donner  à  une  affaire  peu  intéressante  par  elle- 
même  tout  l'intérêt  d'un  drame,  d'une  comédie  et  d'un  roman.  S'il 
se  contente  de  se  défendre  convenablement,  s'il  se  renferme  dans  les 
faits  de  sa  cause,  s'il  ne  sait  pas  rattacher  à  cette  cause  de  piquans 
détails  de  mœurs  et  de  grandes  questions  d'intérêt  public,  s'il  n'est 
pas  à  la  fois  très  émouvant  et  très  amusant,  si  en  un  mot  il  n'a  pas 
un  succès  de  vogue,  il  est  perdu;  le  parlement  se  montrera  d'autant 
plus  sévère  envers  lui,  qu'il  s'est  montré  plus  défiant  de  la  justice  à 
huis  clos  du  parlement,  et  il  a  en  perspective...  omnia  dira  mortem. 

Cette  situation,  bien  faite  pour  démoraliser  un  esprit  ordinaire,  est 
précisément  ce  qui  aiguillonne  l'esprit  de  Beaumarchais,  et  lui  donne 
comme  une  sorte  de  fièvre,  reconnaissable  au  mouvement  rapide  et 
continu  de  son  style,  même  dans  les  parties  d'argumentation. 

Au  point  de  vue  du  droit,  sa  cause  n'est  pas  aussi  facile  que  le  dit 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  153 

La  Harpe,  qui  a  examiné  un  peu  légèrement  le  fond  des  choses.  Pour 
repousser  l'accusation  de  calomnie,  il  est  obligé  de  prouver  qu'il  a 
donné  de  l'argent  à  M'"'  Goëzman;  mais  alors  comment  repoussera-t-il 
l'accusation  de  corruption?  En  s' attachant  à  démontrer  qu'il  n'a  pas 
voulu  acheter  le  suffrage  du  mari  en  payant  la  femme,  qu'il  a  seule- 
ment voulu  obtenir  des  audiences  indispensables,  qu'il  avait  le  droit 
de  réclamer  de  la  justice  du  conseiller  et  que  sa  femme  mettait  à  prix 
d'argent.  Mais  le  juge,  au  début  du  procès,  persuadé  que  sa  femme 
ne  sera  point  compromise,  croit  avoir  intérêt  à  prouver  l'intention  de 
corrompre;  aussi  ne  manque-t-il  pas  de  faire  observer  qu'il  est  peu 
vraisemblable  qu'un  plaideur,  à  la  veille  d'un  jugement,  offre  à  la 
femme  de  son  rapporteur  100  loiys,  une  montre  de  même  valeur  et 
15  louis,  c'est-à-dire  plus  de  5,000  francs,  uniquement  pour  obtenir 
la  faveur  de  présenter  quelques  observations  à  un  rapporteur  impar- 
tial. A  cela,  Beaumarchais  répond  qu'il  n'a  rien  offert,  qu'on  a  tout 
exigé,  qu'il  n'a  jamais  été  question  entre  lui  et  M"*'  Goëzman  que 
d'audiences,  que  la  justice  prononce  sur  des  faits  et  non  sur  des  pro- 
babilités; puis,  retournant  avec  une  dangereuse  adresse  sur  l'accusa- 
teur lui-même  l'arme  des  probabilités,  il  le  montre  complice  de  sa 
femme,  très  suspect  d'avoir  vendu,  dans  le  procès  La  Blache,  la  jus- 
tice au  plus  offrant,  et  cherchant  à  réduire  au  silence,  en  l'écrasant, 
celui  des  deux  plaideurs  qu'il  a  déjà  sacrifié.  L'intention  de  Beau- 
marchais, en  payant  M'"''  Goëzman,  pouvait  paraître  douteuse;  ce  qui 
toutefois  résultait  clairement  du  débat,  c'est  ce  que,  s'il  y  avait  eu 
corruption,  elle  venait  non  de  Beaumarchais,  mais  de  la  maison  Goëz- 
man; que  Beaumarchais,  qui  ne  connaissait  ni  la  femme  du  juge  ni  le 
libraire  qui  avait  parlé  en  son  nom,  n'avait  fait  que  subir  les  condi- 
tions qu'on  lui  imposait.  Ce  qui  ressortait  enfin  du  débat,  c'est  que 
la  vénalité  sordide  de  la  femme  rendait  très  suspecte  l'intégrité  du 
mari,  et  par  suite  l'intégrité  du  parlement  Maupeou  tout  entier.  Ce 
dernier  point  était  la  question  brûlante  du  procès;  c'est  en  y  tou- 
chant avec  une  habileté  audacieuse  et  prudente  à  la  fois,  mêlée  d'al- 
lusions transparentes  et  de  réticences  meurtrières,  que  Beaumarchais 
se  trouvait  tout  à  coup  l'organe  des  colères  et  le  ministre  des  ven- 
geances de  l'opinion  contre  le  coup  d'état  qui  avait  détruit  l'ancienne 
magistrature. 

A  cet  intérêt  général  se  joignait  l'intérêt  mêlé  de  surprise  qu'exci- 
tait un  homme,  dont  les  précédens  ouvrages  semblaient  médiocres, 
se  montrant  doué  du  talent  le  plus  original,  le  plus  varié,  et  donnant 
à  des  factums  judiciaires  tous  les  genres  de  beauté  et  d'agrément. 
Tout  a  été  dit  sur  le  mérite  littéraire  des  Mémoires  de  Beaumarchais 
contre  Goëzman,  et  nous  n'avons  pas  l'intention  d'insister  beaucoup 
sur  ce  point  du  sujet  qui  nous  semble  épuisé.  jNous  voulons  surtout 


154  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nous  attacher  à  mettre  en  lumière  les  faces  les  moins  connues  de  cette 
polémique  célèbre. 

Quand  nous  lisons  aujourd'hui  à  distance  les  Mémoires  contre  Goëz- 
man,  nous  sommes  parfois  choqués  de  ce  qu'ils  offrent  d'excessif  et 
d'injurieux  dans  l'attaque  et  dans  la  riposte.  Un  maître  éminent,  ap- 
préciateur exquis  en  matière  de  goût,  M.  Yillemain,  dans  la  brillante 
analyse  qu'il  a  faite  de  cet  ouvrage,  ne  peut  s'empêcher  de  se  ré- 
crier contre  certames  parties,  qui  révoltent,  dit-il,  quelquefois  en 
nous  un  sentiment  de  décence  et  de  vérité.  Le  public  -contemporain 
de  Beaumarchais  était  beaucoup  moins  frappé  que  nous  du  caractère 
violent  de  cette  polémique,  et  cela  tient  à  deux  causes  :  l'une  géné- 
rale, l'autre  particulière. 

A  cette  époque,  la  publicité  n'était  point  réglée,  mais  en  général 
prohibée  par  les  lois  ;  elle  se  produisait ,  malgré  les  lois,  sous  l'in- 
fluence d'un  besoin  d'esprit  plus  puissant  qu'elles  et  par  conséquent 
avec  des  allures  nécessairement  désordonnées.  Quand  on  parcourt  la 
masse  des  ouvrages  licencieux  et  effrénés  dans  tous  les  genres  qui 
circulent  partout  aux  temps  dont  nous  parlons,  on  ne  se  douterait 
guère  qu'on  vivait  alors,  en  fait  de  publicité,  sous  le  régime  légal  d'une 
certaine  ordonnance  de  1769,  qui  ne  badinait  pas,  puisqu'elle  con- 
damnait tout  simplement  à  mort  tout  auteur  d'écrits  tendant  à  émou- 
voir les  esprits.  On  en  concluait  que  les  écrivains  plats  et  ennuyeux 
avaient  seuls  quelques  chances  de  n'être  pas  pendus,  et  chacun  écri- 
vait sans  faire  plus  de  compte  de  la  loi  que  si  elle  n'eût  jamais  existé. 
Les  lois,  on  l'a  dit  avec  raison,  qui  sont  en  contradiction  flagrante  avec 
les  idées  et  les  mœurs  d'un  peuple,  deviennent  bientôt  pour  lui  des 
mots,  et  rien  de  plus. 

Le  même  régime  légal  du  secret  vainement  imposé  sur  les  affaires 
publiques  n'était  pas  moins  vainement  établi  en  principe  dans  les 
débats  judiciaires.  Les  tribunaux  prétendaient  s'entourer  de  mystère 
comme  le  gouvernement,  et  à  aucune  époque  on  ne  vit  plus  de  pro- 
cès scandaleux  engendrer  plus  d'écrits  injurieux  et  envenimés.  Au- 
jourd'hui que  le  régime  de  la  publicité  tend  de  plus  en  plus  à  préva- 
loir, aujourd'hui  qu'il  est,  en  général,  sanctionné  par  une  législation 
qui  le  règle  sans  l'étouflèr,  il  se  tempère  par  l'habitude,  et  trouve 
dans  l'opinion  un  contrôle  salutaire  et  permanent.  Quand  les  portes 
des  tribunaux  sont  ouvertes  à  tous,  quand  tout  plaideur,  quand  tout 
accusé  peut  dire  ou  faire  dire  publiquement  par  son  avocat  tout  ce  qui 
est  utile  à  sa  cause,  quand  les  journaux  existent  pour  reproduire  les 
débats,  \esfactu7ns  judiciaires  échangés  entre  des  adversaires  furieux 
deviennent  rares,  inutiles,  et  quand  ils  se  produisent,  ils  gardent 
presque  toujours  une  certaine  mesure.  Toute  polémique  imprimée  au 
xviii<=  siècle  tirait  au  contraire  de  son  caractère  clandestin  quelque 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  155 

chose  d'indécent,  d'excessif,  qui  n'étonnait  point  et  semblait  comme 
excusé  par  la  prohibition  même. 

Une  autre  cause  qui  rendait  le  public  très  indulgent  pour  la  viva- 
cité de  Beaumarchais,  c'est  que,  s'il  était  parfois  violent,  ses  adver- 
saires l'étaient  beaucoup  plus  que  lui;  leurs  mémoires,  aujourd'hui 
oubliés,  étaient  lus  en  même  temps  que  les  siens  ;  on  admirait  d'au- 
tant, plus  l'énergie  et  l'habileté  de  sa  défense,  qu'on  la  voyait  tou- 
jours proportionnée  à  la  violence  de  l'attaque,  et  par  bonheur  pour 
lui  tous  ses  adversaires  étaient  non-seulement  très-ridicules,  mais 
aussi  très  emportés  et  très  méchans  au  moins  d'intention  «On  riait, 
dit  justement  La  Harpe,  de  les  voir  écorchés,  parce  qu'ils  avaient  le 
poignard  à  la  main.  » 

II.  —  LES   ADVERSAIRES   DE   BEAUMARCHAIS   ET   LEURS   MÉMOIRES. 

Les  mémoires  des  antagonistes  de  Beaumarchais  sont  devenus  fort 
rares;  je  me  les  suis  procurés  afin  de  bien  saisir  la  physionomie  de 
ce  combat.  En  les  lisant,  on  voit  mieux  à  quel  point  l'homme  qu'ils 
attaquaient  était  doué  du  génie  comique,  et  avec  quelle  puissance  de 
pénétration  il  saisit  et  reproduit  fidèlement  la  nuance  de  platitude 
et  de  méchanceté  qui  distingue  chacun  de  ses  ennemis.  On  recon- 
naît aussi  qu'à  tout  prendre,  la  modération  est  de  son  côté,  et  qu'il 
ne  commence  à  attaquer  à  outrance  que  lorsqu'il  a  été  lui-même  at- 
taqifé  sans  mesure  et  sans  pudeur.  Ainsi,  dans  son  premier  Jfémoere, 
il  se  contente  d'exposer  les  faits  avec  clarté  et  précision;  il  discute  la 
question  de  droit,  repousse  la  dénonciation  du  juge  Goëzman,  mais 
se  montre  réservé  dans  son  langage  et  très-sobre  de  personnalités. 
A  peine  avait-il  publié  ce  ])remïer  Mémoire ,  que  cinq  adversaires  fu- 
rieux fondent  presque  en  même  temps  sur  lui.  Alors  seulement  il  en- 
gage le  fer  et  prend  l'offensive  avec  une  vigueur  toujours  croissante 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  mis  sur  le  carreau  les  cinq  champions  qu'il  nous 
reste  à  passer  rapidement  en  revue. 

Le  premier  qui  paraît,  c'est  M"*"  Goëzman,  qui  écrit  sous  la  dictée 
de  son  mari,  et  lance  à  la  tête  de  Beaumarchais  un  mémoire  hérissé 
de  termes  de  procédure  et  de  citations  latines.  Rien  de  plus  lourd,  de 
plus  hétéroclite  que  ce  langage  d'un  légiste  prenant  le  masque  d'une 
femme  et  écrivant  :  «  Je  me  suis  remplie  de  cette  cause  autant  qu'il 
est  au  pouvoir  d'une  femme;  »  ou  bien  :  «  Sa  récrimination  doit  donc 
être  repoussée  conformément  à  cette  loi  qu'on  m'a  citée,  neganda 
est  accusât is  licencia  criminandi.  »  Beaumarchais  résume  spirituelle- 
ment la  profonde  bêtise  de  ce  mémoire,  quand  il  s'écrie  :  «  On  m'an- 
nonce une  femme  ingénue,  et  l'on  me  présente  un  publiciste  alle- 
mand. »  Mais  si  le  mémoire  est  ridicule  dans  la  forme,  il  est,  quant 


156  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

au  fond,  d'une  violence  extrême  :  «  Mon  âme,  —  c'est  ainsi  que 
débute  M""=  Goëzman,  —  a  été  partagée  entre  l'étonnement,  la  sur- 
prise et  l'horreur  en  lisant  le  libelle  que  le  sieur  Caron  vient  de  ré- 
pandre. L'audace  de  l'auteur  étonne,  le  nombre  et  l'atrocité  de  ses 
impostures  excitent  la  surprise,  l'idée  qu'il  donne  de  lui-même  fait 
horreur...  »  Quand  on  songe  que  l'honnête  dame  qui  parle  ainsi  a 
dans  son  tiroir  les  quinze  louis  dont  la  réclamation  excite  en  elle 
Yètonnement,  la  surjjrise  et  Y Jiorreur,  on  est  porté  à  excuser  Beau- 
marchais d'avoir  pris  à  son  égard  quelques  libertés  de  langage.  On 
sait  du  reste  avec  quel  mélange  de  politesse  ironique  et  d'argumen- 
tation pressante  il  réfute,  irrite,  embarrasse,  complimente  et  confond 
M""*  Goëzman.  Tout  le  monde  a  lu  l'excellente  scène  de  comédie  où  il 
se  peint  dialoguant  avec  elle  par-devant  le  greffier.  La  scène  est  si 
plaisante,  qu'on  serait  tenté  de  la  prendre  pour  un  tableau  de  fan- 
taisie. Il  n'en  est  rien  cependant.  Le  second  mémoire  par  lequel 
M""'  Goëzman  répond  à  l'exposé  de  Beaumarchais  confirme  pleine- 
ment l'idée  qu'il  nous  a  donnée  d'elle.  Ici  ce  n'est  plus  le  mari  qui 
parle,  c'est  la  dame  elle-même;  on  reconnaît  facilement  le  ton  d'une 
femme  en  colère  :  n  J'ai  reproché,  dit-elle,  le  sieur  Caron  lors  de  ma 
confrontation  comme  un  homme  atroce,  reconnu  pour  tel.  L'épithète 
a  paru  l'oflenser,  il  faut  donc  la  justifier.  »  Elle  divise  son  mémoire 
%\\  première,  seconde,  troisièrre  atrocité,  et  après  cette  belle  division 
elle  conclut  ainsi  :  «  Cela  ne  vous  a  pas  suffi ,  homme  atroce  !  vous 
avez  osé,  en  présence  du  commissaire,  du  greffier  et  d'une  autre  per- 
sonne, me  proposer  de  me  ranger  de  votre  parti,  chercher  à  rendre 
mon  mari  odieux  à  mes  propres  yeux.  Vous  avez  poussé  l'impudence 
plus  loin  encore,  vous  avez  osé  ajouter  (pourquoi  suis-je  obligée  de 
rapporter  des  propos  aussi  insolens  qu'ils  sont  humilians  pour  moi?) 
vous  avez  osé  ajouter,  dis-je,  que  vous  finiriez  par  vous  faire  écouter, 
que  vos  soins  ne  me  déplairaient  pas  un  jour,  que Je  n'ose  ache- 
ver, je  n'ose  vous  qualifier.  » 

Cette  préoccupation  de  coquetterie  féminine  dans  une  affaire  aussi 
grave  donne  une  idée  de  la  force  de  tête  de  M""'  Goëzman.  C'est  par 
une  réponse  amusante  et  légère  que  Beaumarchais  la  rassure,  se 
défend  de  lui  avoir  tenu,  par  devant  un  austère  greffier,  la  plume 
à  la  main,  des  propos  de  nature  à  ne  pouvoir  être  indiqués  que  par 
des  points,  et  lui  rappelle  que,  si  elle  l'a  d'abord  en  effet  qualifié 
ôi! homme  atroce,  elle  a  fini  par  le  trouver  seulement  un  peu  malin,  à 
la  suite  d'une  interpellation  ainsi  conçue  :  «  Je  vous  interpelle,  ma- 
dame, de  nous  dire  à  l'instant,  sans  réfléchir  et  sans  y  être  préparée, 
pourquoi  vous  accusez  dans  tous  vos  interrogatoires  être  âgée  de 
trente  ans,  quand  votre  visage,  qui  vous  contredit,  n'en  montre  que 
dix-lmit?  » 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  157 

Le  juge  Goëzman,  le  dénonciateur  de  Beaumarchais,  qui  conduit 
toute  l'aflaire,  n'entre  personnellement  en  scène  qu'au  milieu  du  pro- 
cès. Il  avait  cru  à  un  triomphe  rapide  et  facile,  et  voilà  que  la  ques- 
tion se  complique  d'incidens  fâcheux  pour  lui.  Beaumarchais,  poussé 
à  bout  par  les  insinuations  atroces  d'empoisonnement  et  de  faux  que 
ce  magistrat  se  permet  dans  les  mémoires  de  sa  femme,  use  de  re- 
présailles, et  scrute  à  son  tour  la  vie  de  Goëzman.  Après  avoir  prouvé 
que  dans  le  procès  actuel  il  a  induit  le  libraire  Lejay  en  faux  témoi- 
gnage, il  découvre  que  quelque  temps  auparavant,  pour  cacher  une 
conduite  déréglée,  il  a  signé  sous  un  faux  nom  dans  un  acte  de  bap- 
tême, et  il  le  dénonce  de  son  côté  comme  faussaire  devant  le  parle- 
ment. Un  cri  public  s'élève  contre  lui,  le  parlement  est  obligé  de  dé- 
créter d'ajournement  personnel  un  de  ses  membres,  et  voilà  le  juge 
Goëzman  qui  cumule  l'état  d'accusateur  et  celui  d'accusé.  Le  début  de 
son  .mémoire  donne  une  idée  très  nette  de  la  situation  :  <(  Une  voix 
s'est  élevée,  dit-il;  le  malheur  des  circonstances,  le  plaisir  méchant 
d'inculper  un  magistrat  dans  les  conjonctures  actuelles,  ont  fait  ans-- 
sitôt  une  infinité  d'échos.  La  persuasion  s'est  communiquée  comme 
par  une  contagion  secrète;  il  s'est  formé  un  orage  qui  s'est  fixé  sur 
ma  tète,  etc.  )>  Si  Goëzman  continuait  à  se  défendre  de  ce  ton,  il  pour- 
rait inspirer  quelque  intérêt;  mais  on  le  voit  bientôt  s'emporter  avec 
autant  de  rage  que  de  mauvaise  foi  contre  un  homme  qui  n'a  fait  que 
se  défendre  de  sa  propre  attaque.  Dans  un  moment  où  il  est  évident 
pour  Goëzman  que  sa  femme  a  gardé  les  quinze  louis,  et  que  Beau- 
marchais n'a  employé  pour  les  lui  transmettre  d'autre  artifice  que 
d'accepter  l'intervention  d'un  homme  à  elle,  d'un  agent  inconnu  jus- 
qu'alors à  Beaumarchais  lui-même,  —  dans  un  tel  moment,  le  juge 
persiste  plus  que  jamais  à  noircir  son  adversaire,  et  cependant, 
comme  il  voit  que  sa  dénonciation  (une  fois  que  la  vénalité  de  sa 
femme  est  avérée)  lui  fait  jouer  un  rôle  odieux,  il  termine  par  des 
protestations  d'hypocrite  douceur  que  dément  toute  sa  conduite,  et 
qui  prouvent  seulement  qu'il  se  sent  compromis. 

L'influence  des  Mémoires  de  Beaumarchais  se  reconnaît  même 
dans  les  réponses  du  juge  Goëzman.  A  l'exemple  de  son  adversaire, 
auquel  il  a  tant  reproché  de  dévoiler  au  public  les  mystères  du  greffe, 
le  juge  viole  à  son  tour  les  règles  établies.  On  sait  combien  Beaumar- 
chais excelle  à  faire  ainsi  dialoguer  devant  un  greffier  deux  accusés 
alternativement  confrontés  l'un  à  l'autre  et  interpellés  l'un  par  l'autre. 
Goëzman  se  pose  interpellant  Beaumarchais  :  <(  Je  l'ai  interpellé,  dit- 
il,  de  déclarer  pourquoi  le  lendemain  il  a  fait  offrir  à  ma  femme  un 
bijou  précieux;  —  il  a  battu  la  campagne.  — Interpellé  pourquoi  il 
s'est  servi  du  mot  traiter  dans  sa  lettre  écrite  à  ma  femme;  —  a  battu 
la  campagne.  »  Et  c'est  par  ce  mot  a  battu  la  campagne  que  Goëzman 


158  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

remplace  habilement  les  réponses  de  Beaumarchais.  Le  procédé  était 
commode  et  le  dispensait  de  se  mettre  en  frais;  mais  le  public  se  per- 
mettait de  douter  que  Beaumarchais  battît  si  facilement  la  campagne, 
et  il  se  moquait  du  juge  Goëzman  en  attendant  que  Beaumarchais  pu- 
bliât sa  confrontation  avec  lui.  Cette  confrontation  devait  composer 
un  sixième  mémoire  (1)  qui  ne  fut  point  rédigé ,  le  jugement  inter- 
venu bientôt  après  l'ayant  rendu  inutile;  mais  on  peut  deviner  qu'il 
eût  été  fort  comique,  d'après  le  mémoire  même  de  Goëzman,  car 
lorsqu'il  s'agit  de  peindre  Beaumarchais  l'interpellant  à  son  tour, 
Goëzman  se  dispense  d'aller  plus  loin,  pour  n'avoir  pas  à  retracer,  dit- 
il,  une  scène  révoltante  de  hardiesse  et  d'insolence;  il  nous  en  donne 
cependant  une  idée  par  le  petit  trait  suivant  :  a  II  (Beaumarchais) 
me  montra,  en  portant  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre,  un  espace 
vide  assez  considérable  qu'il  pourrait,  dit-il,  remplir  avec  les  jour- 
naux qu'il  s'est  clandestinement  procurés  sur  ma  conduite  depuis 
que  mon  existence  est  devenue  intéressante  pour  lui.  Je  me  suis  con- 
tenté de  lui  dire  en  riant  que  je  voyais  bien  que,  dans  un  pays  d'in- 
quisition, il  aurait  de  l'aptitude  à  devenir  un  excellent  familier^  et 
qu'il  est  étonnant  que  le  saint-office  ne  l'eût  pas  retenu  en  Espagne, 
où  il  a  fait  un  si  glorieux  voyage,  mais  qu'en  France,  où  l'espion- 
nage des  citoyens  est  un  crime  public,  ce  petit  métier-là  pourrait  le 
conduire  quelque  jour  à  quelques  cents  lieues  de  Paris,  vers  les  cô-" 
tes.  »  C'est  assez  spirituel  pour  le  juge  Goëzman,  mais  ce  n'est  peut- 
être  pas  très  magistral,  et  on  dirait  d'un  homme  qui  a  quelque  motif 
de  redouter  Yinqvisition. 

Les  trois  autres  adversaires  de  Beaumarchais  ne  lui  sont  pas  moins 
utiles  que  les  deux  premiers.  L'un  est  une  espèce  de  banquier  agio- 
teur nommé  Bertrand,  qui  a  été  l'intermédiaire  entre  Beaumarchais 
et  le  libraire  ami  de  M""'  Goëzman.  Effrayé  de  se  voir  compromis  par 
la  dénonciation  du  juge  et  persuadé  d'avance  que  Beaumarchais  était 
un  homme  perdu,  après  avoir  d'abord  déclaré  la  vérité,  il  s'était 
rangé  du  côté  qui  lui  paraissait  le  plus  fort,  et  inclinait  à  charger 
Beaumarchais  au  profit  de  M™^  Goëzman.  Le  premier  mémoire  de  ce- 
lui-ci le  redressait  assez  doucement  et  assez  poliment.  Bertrand  lui 
décocha  en  réponse  un  mémoire  avec  cette  épigraphe  tirée  des  psau- 
mes :  Judica  me,  Deus,  et  discerne  causam  meam  de  gente  non  sancia, 
et  ah  homme  iniquo  et  doloso  crue  me.  Beaumarchais  ne  se  vengea  du 
grand  Bertrand  qu'en  lui  infligeant  l'immortalité  du  ridicule.  Ici 
comme  toujours  la  nuance  des  physionomies  est  parfaitement  saisie. 
C'est  en  vain  que  Bertrand  s'eiïorce  d'être  excessivement  méchant, 

(1)  On  ne  compte  en  général  que  quatre  mémoires  de  Beaumarchais  dans  l'affaire 
Goëzman;  mais  il  y  en  a  cinq  en  y  comprenant  le  supplément  au  premier,  qui  est,  après 
le  quatrième,  le  plus  intéressant  de  tous. 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON   TEMPS.  159 

c'est  en  vain  qu'il  écrit  des  phrases  comme  celle-ci  :  «  Orateur  cy- 
nique, bouffon,  sophiste  effronté,  peintre  infidèle  qui  puise  dans  son 
âme  la  fange  dont  il  ternit  la  robe  de  l'innocence,  méchant  par  be- 
soin .et  par  goût,  son  cœur  dur,  vindicatif,  implacable,  s'étourdit  de 
son  triomphe  passager  et  étouffe  sans  remords  la  sensible  humanité.  » 
Son  spirituel  adversaire  ne  s'irrite  pas  trop  contre  lui  :  il  nous  le 
peint  vulgaire,  âpre  au  gain,  indécis,  timide  à  la  fois  et  emporté, 
mais  plus  sot  que  méchant,  tel  en  un  mot  qu'il  se  montre  lui-même 
dans  les  quatre  mémoires  grotesques  qu'il  a  écrits  contre  Beaumar- 
chais. 

Le  quatrième  adversaire  qui  se  précipite  sur  Beaumarchais  tête 
baissée  et  se  fait  transpercer  du  premier  coup  est  un  romancier  du 
temps  assez  célèbre  dans  le  genre  sombre,  qui  se  piquait,  disait-il, 
d'avoir  l'embonpoint  du  sentiment.  C'est  d'Arnaud-Baculard,  qui,  pour 
être  agréable  au  jugeGoëzman,  lui  écrit  une  lettre  contenant  un  ren- 
seignement faux,  et  qui,  redressé  très  pohment  aussi  dans  le  premier 
mémoire  de  Beaumarchais,  lui  répond  dans  le  style  que  voici  :  «  Oui, 
j'étais  à  pfed  et  je  rencontrai  dans  la  rue  de  Gondé  le  sieur  Caron  en 
carrosse,  dans  son  carrosse  !n  Et  comme  Beaumarchais  avait  dit  que 
d'Arnaud  avait  l'air  sombre,  d'Arnaud  s'indigne  et  s'écrie  :  «J'avais 
l'air  non  pas  sombre,  mais  pénétré.  L'air  sombre  ne  va  qu'à  ces  gens 
qui  ruminent  Je  crime,  qui  se  travaillent  pour  étouffer  le  remords  et 

pour  faire  le  mal On  vous  suit  pas  à  pas  dans  votre  mine,  vous 

marchez  à  l'éruption...  Il  y  a  des  cœurs  dans  lesquels  je  frémis  de 
lire;  j'y  mesure  toutes  les  sombres  profondeurs  de  l'enfer.  C'est  alors 
que  je  m'écrie  :  Tu  dors,  Jupiter!  A  quoi  te  sert  donc  ta  foudre?  » 

On  voit  que  si  d'Arnaud,  de  son  côté,  n'est  pas  méchant,  ce  n'est  pas 
faute  de  bonne  volonté.  11  est  peut-être  intéressant  de  reproduire  ici  la 
réponse  de  Beaumarchais;  on  y  verra  avec  quelle  justesse  d'esprit  il 
fait  la  part  de  tout  le  monde  et  quelle  sérénité  gaie  il  apporte  dans 
ce  combat.  Il  commence  par  reproduire  la  phrase  de  d'Arnaud  sur 
le  carrosse  : 

«  Daus  son  carrosse!  répétez-vous  avec  un  gros  point  d'admiration.  Qui  no 
croirait,  après  ce  triste  oui,  j'étais  à  pied,  et  ce  gros  point  d'admiration  qui 
court  après  mon  carrosse,  que  vous  êtes  l'envie  même  personnifiée?  Mais  moi, 
qui  vous  connais  pour  un  bon  humain,  je  sais  bien  que  cette  phrase  dans  son 
carrosse  ne  signifie  pas  que  vous  fussiez  fâché  de  me  voir  dans  mon  carrosse, 
mais  seulement  de  ce  que  Je  ne  vous  voyais  pas  dans  le  vôtre. 

ft  Mais  consolez-vous,  monsieur,  le  carrosse  dans  lequel  je  courais  n'était 
déjà  plus  à  moi  quand  vous  me  vîtes  dedans.  Le  comte  de  La  Blache  l'avait 
fait  saisir  ainsi  que  tous  mes  biens  :  des  hommes  appelés  à  limites  armes,  ha- 
bits bleus,  bandoulières  et  fusils  menaçans,  le  gardaient  à  vue  chez  moi  ainsi 
que  tous  mes  meubles,  et  pour  vous  causer  malgré  moi  le  chagrin  de  me  mon- 


160  REVUE    DES   DEUX    .MONDES. 

trer  à  vous  dans  mon  carrosse,  il  avait  fallu  ce  jour-là  même  que  j'eusse  celui 
de  demander,  le  chapeau  dans  une  main,  le  f^ros  écu  dans  l'autre,  permission 
de  m'en  servir  à  ces  compag-nons  huissiers,  ce  que  je  faisais,  ne  vous  déplaise, 
tous  les  matins;  et  pendant  que  je  vous  parle  avec  tant  de  tranquillité,  la 
même  détresse  subsiste  encore  dans  ma  maison. 

«  Qu'on  est  injuste!  On  jalouse  et  l'on  hait  tel  homme  qu'on  croit  heureux, 
qui  donnerait  souvent  du  retour  pour  être  à  la  place  du  piéton  qui  le  déteste 
à  cause  de  son  carrosse.  Moi,  par  exemple,  y  a-t-il  rien  de  si  propice  que  ma 
situation  actuelle  pour  me  désoler?  mais  je  suis  un  peu  comme  la  cousine 
d'Héloïse,  j'ai  beau  pleurer,  il  faut  toujours  que  le  rire  s'échappe  par  quelque 
coin  (1).  Voilà  ce  qui  me  rend  doux  à  votre  égard.' Ma  pliilosophie  est  d'être, 
si  je  puis,  content  de  moi,  et  de  laisser  aller  le  reste  comme  il  plaît  à  Dieu.  » 

C'est  par  de  tels  passages,  qui  abondent  dans  les  Mémoires  contre 
Goëzman,  que  Beaumarchais  savait  détruire  dans  le  public  les  pré- 
ventions répandues  contre  lui,  désarmer  les  envieux,  ramener  les 
malveillans,  se  faire  aimer  des  indifférens,  et  intéresser  tout  le  monde 
à  sa  cause.  Cette  page  que  je  viens  de  citer  me  semble  une  de  ses 
meilleures  sous  le  rapport  du  naturel,  de  la  facilité  et  da  la  variété 
des  nuances,  surtout  si  l'on  y  ajoute  ces  quelques  lignes  qui  com- 
plètent sa  réponse  à  d'Arnaud,  et  offrent  après  le  miel  l'aiguillon  : 
((  Pardon,  monsieur,  si  je  n'ai  pas  répondu,  dans  un  écrit  exprès  pour 
vous  seul,  à  toutes  les  injures  de  votre  mémoire;  pardon  si,  vous 
voyant  mesurer  dans  mon  cœur  les  sombres  profondeurs  de  l'enfer, 
et  vous  écrier  :  Tu  dors,  Jupiter,  à  quoi  te  sert  donc  ta  foudre?  j'ai 
répondu  légèrement  à  tant  de  bouffissure;  pardon,  vous  fûtes  écolier 
sans  doute,  et  vous  savez  qu'au  ballon  le  mieux  soufflé  il  ne  faut  qu'un 
coup  d'épingle.  » 

De  tous  les  adversaires  de  Beaumarchais,  celui  qu'il  a  le  plus  mal- 
traité dans  ses  Mémoires,  celui  contre  lequel  sa  plume  s'emporte 
souvent  jusqu'à  l'excès,  c'est  le  gazetier  Marin;  mais  il  faut  dire 
aussi  que,  de  tous  ses  adversaires,  celui-là  est  sinon  le  plus  violent 
en  paroles,  au  moins  le  plus  sournois,  le  plus  perfidement  venimeux 
dans  l'insinuation,  et  par  conséquent  le  plus  dangereux.  Quand  on 
a  lu  ses  factums,  on  comprend  et  on  excuse  facharnement  de  Beau- 
marchais. Marin  était  un  de  ces  littérateurs  sans  talent  (2),  qui, 
ne  pouvant  devenir  quelqu'un,  s'attachent  opiniâtrement  à  devenir 
quelque  chose,,  et  arrivent  parfois,  en  se  remuant  beaucoup,  à  con- 

(1)  Beaumarchais  affectioime  cette  comparaison;  on  se  souvient  qu'il  l'a  déjà  employée 
dans  ime  lettre  à  son  père. 

(2)  Il  existe  de  lui  une  Histoire  du  sultan  Saladin,  que  nous  n'avons  pas  lue,  mais 
pour  affirmer  sans  scrupule  qu'il  n'avait  aucun  talent,  il  suffit  de  lire  les  mémoires 
contre  Beaumarchais,  qui  sont  détestables,  et  quelques-uns  de  ses  articles  de  Ja  Gazette 
de  France,  que  les  recueils  du  temps  citent  souvent  avec  raison  comme  des  modèles  de 
platitude. 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON    TEMPS.  161 

quérir  une  sorte  de  situation.  Toutefois,  comme  leur  crédit  n'a  au- 
cune base,  ni  littéraire  ni  morale,  il  s'ébranle  et  s'écroule  à  la  pre- 
mière secousse.  Sorti,  comme  dit  Beaumarchais,  du  préceptorat, 
il  avait  obtenu  le  privilège  lucratif  de  la  Gazette  de  France ,  où  il 
avait  perfectionné  ce  genre  de  nouvelles  auxquelles  on  donne  aujour- 
d'hui le  nom  d'un  oiseau  de  basse  cour,  et  qu'on  nommait  alors  des 
marinades  (1) .  Il  était  de  plus  censeur,  chef  du  bureau  de  la  librai- 
rie, agent  du  chancelier  Maupeou  pour  la  confection  et  la  distribu- 
tion des  brochures  destinées  à  soutenir  les  nouveaux  parlemens.  On 
assurait  de  plus  que,  comme  il  aimait  à  manger  à  plusieurs  râteliers, 
il  faisait  également  circuler  sous  le  manteau  les  brochures  très  recher- 
chées et  très  prohibées  des  adversaires  du  chancelier.  Il  passait  aussi, 
à  tort  ou  à  raison,  pour  prêter  de  l'argent  à  gros  intérêts  et  pour  diri- 
ger des  bureaux  de  iiouv elles  à  la  main  où  l'on  vendait  la  diffamation 
au  plus  juste  prix.  En  un  mot,  c'était  un  de  ces  publin'stes  dont  l'es- 
pèce n'est  peut-être  pas  absolument  perdue.  Il  n'en  était  pas  moins 
une  manière  de  personnage  assez  influent  pour  que  Voltaire,  dans  un 
jour  de  bonne  humeur,  ait  eu  l'idée  de  le  patroner  comme  candidat 
à  l'Académie.  «Les  Gaillard,  écrit-il  à  Duclos  le  22  décembre  1770, 
les  Delille,  les  La  Harpe  sont  sur  les  rangs,  et  ils  ont  des  droits  vé- 
ritables; mais  s'il  est  vrai  qu'il  y  ait  des  difficultés  pour  l'un  d'eux, 
je  vous  recommande  très  instamment  M.  Marin,  qui  joint  à  ses  talens 
le  mérite  de  rendre  continuellement  service  aux  gens  de  lettres.  » 

Les  petits  services  que  Marin  rendait  à  Voltaire  consistaient  à  faire 
arriver,  sous  son  couvert  de  chef  du  bureau  de  la  librairie,  les  ou- 
vrages prohibés  du  philosophe,  qu'il  colportait  lui-même  dans  les 
grandes  jnaisons,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  faire,  pour  l'exemple, 
envoyer  de  temps  en  temps  aux  galères  de  pauvres  diables  de  col- 
porteurs coupables  du  même  délit  que  lui.  l)u  reste,  il  est  instruc- 
tif d'étudier  Voltaire  dans  ses  rapports  avec  Marin  :  on  y  voit  com- 
bien il  épousait  peu  les  causes  perdues,  car  il  le  renie  et  le  bafoue  à 

(1)  Marin  poitait  le  goût  de  l'invention  jusque  dans  les  documens  semi-officiels.  C'est 
ainsi  que  dans  un  prétendu  recensement  de  la  population  il  avait  presque  doublé  les 
chiffres.  On  fit  sur  lui,  à  ce  sujet,  l'épigramme  suivante  : 

D'une  gazette  ridicule 
Rédacteur  faux,  sot  et  crédule, 
Qui,  bravant  le  sens  et  le  goût. 
Nous  racontes  sans  nul  scmpule 
Des  contes  à  dormir  debout, 
A  ton  dénombrement  immense, 
Pour  que  l'on  put  ajouter  foi. 
Il  faudrait  qu'à  ta  ressemblance 
Chaque  individu  fût  en  France 
Soudain  aussi  double  que  toi. 

TOME    I.  11 


162  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

outrance  aussitôt  que  les  mémoires  de  Beaumarchais  ont  fait  de  lui 
une  sorte  de  brebis  galeuse. 

Marin  vivait  d'abord  en  assez  bons  termes  avec  l'auteur  à' Eugénie  ; 
en  apprenant  le  procès  criminel  que  lui  intentait  le  juge  Goëzman,  il 
s'était  entremis  sous  prétexte  d'arranger  l'affaire;  mais,  dans  l'espé- 
rance sans  doute  de  plaire  au  chancelier  Maupeou,  il  ne  visait  à  rien 
moins  qu'à  dégager  Goëzman  aux  dépens  de  Beaumarchais,  et  voici 
comment.  — On  se  souvient  que  toute  la  force  de  Goëzman  était  dans 
la  fausse  déclaration  imposée  par  lui  au  libraire  Lejay.  Pour  obliger 
le  libraire  à  avouer  la  vérité,  Beaumarchais  s'appuyait  sur  le  témoi- 
gnage du  banquier  Bertrand,  qui  avait  traité  en  son  nom  avec  Lejay; 
or  Bertrand,  qui  avait  d'abord  contredit  Lejay,  était  l'ami  intime  de 
Marin ,  et  c'était  sous  son  influence  que,  redoutant  les  suites  d'une 
lutte  contre  un  membre  du  parlement,  il  commençait  à  tergiverser 
sur  la  question  capitale  des  15  louis  reçus  et  gardés  par  M""  Goëz- 
man. En  même  temps  que  Marin  poussait  Bertrand  à 'se  rétracter,  il 
disait  à  Beaumarchais  :  «Ne  parlons  pas  de  ces  15  louis,  j'assoupirai 
l'affaire.  Il  n'y  aura  que  Lejay  de  sacrifié.  »  Mais  le  sacrifice  de  Lejay  et 
la  rétractation  de  Bertrand  laissaient  Beaumarchais  à  la  discrétion  du 
juge,  et  tel  était,  suivant  lui,  le  but  de  Marin.  ((  Cette  manoeuvre,  dit-il 
en  empruntant  le  langage  de  Babelais,  était  le  joli  petit  coutelet  avec 
lequel  l'ami  Marin  entendait  tout  doucettement  m'égorgiller.  » 

Dans  son  premier  mémoire,  Beaumarchais  s'était  contenté  de  pa- 
rer le  coup  porté  par  Marin;  il  ne  mêlait  à  son  exposé  du  fait  au- 
cune personnalité,  aucune  injure.  Marin,  persuadé  comme  Bertrand, 
comme  d'Arnaud,  que  l'homme  était  perdu,  et  que  le  meilleur  moyen 
de  lui  imposer  silence,  c'était  de  l'effrayer,  répond  par  un  mémoire 
des  plus  outrageans.  Tandis  que  l'agioteur  Bertrand  emprunte  des 
épigraphes  aux  psaumes,  le  gazetier  Marin,  qui  a  écrit  une  Histoire 
de  Baladin  et  qui  se  pique  d'être  orientaliste,  arbore  en  tête  de  son 
mémoire  une  maxime  persane  du  poète  Saadi  :  «  Ne  donne  pas  ton 
riz  au  serpent,  parce  que  le  serpent  te  piquera.  »  C'est  Beaumarchais 
qui  est  le  serpent;  mais  Beaumarchais  prouvera  bientôt  à  sa  manière 
que  c'est  Marin  «  qui,  dit-il,  au  lieu  de  donner  son  riz  à  manger  au 
serpent,  en  prend  la  peau,  s'en  enveloppe,  et  rampe  avec  autant  d'ai- 
sance que  s'il  n'eût  fait  autre  métier  de  sa  vie.  » 

Pour  signer  en  même  temps  que  lui,  comme  le  voulait  la  règle,  son 
premier  mémoire,  Beaumarchais  n'avait  trouvé  qu'un  pauvre  avocat 
obscur  nommé  Malbête.  Marin,  qui  vise  à  l'esprit,  profite  de  cette 
circonstance,  et  débute  ainsi  :  «  On  a  distribué  à  toutes  les  portes 
de  Paris  et  l'on  vend  publiquement  un  libelle  signé  Beaumarchais- 
Malbête.  )>  C'était  assez  joli,  mais  c'était  imprudent,  car  le  gazetier 
provoquait  Beaumarchais  à  un  genre  de  combat  dans  lequel  tout  l'a- 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  163 

vantage  était  du  côté  de  l'auteur  des  mémoires.  Aussi  la  réponse  ne 
se  fait  pas  attendre  :  «  Le  gazetier  de  France,  dit  Beaumarchais,  se 
plaint  de  la  fausseté  des  calomnies  répandues  dans  un  libelle  signé, 
dit-il,  Beaumarchais-Malbête,  et  il  entreprend  de  se  justifier  par  un 
petit  manifeste  signé  Marin,  qui  n'est  pas  Malbête.  )> 

Si  les  mémoires  de  Marin  n'étaient  que  plats,  on  pourrait  trouver 
cruelles  les  réponses  de  Beaumarchais;  mais  ils  sont  d'une  méchan- 
ceté vile  et  sournoise  qui  irrite  et  indigne.  Marin  prend  l'air  d'un 
homme  sensible  déplorant  l'ingratitude  de  Beaumarchais.  Faisant 
allusion  au  procès  La  Blache,  il  s'écrie  :  «Il  le  perdit,  ce  procès  qui 
compromettait  si  singulièrement  son  honneur  et  sa  fortune;  il  me  fit 
part  de  ce  malheur,  j'en  fus  touché,  et  je  courus  lui  porter  dans  sa 
prison  le  seul  secours  qui  fût  en  mon  pouvoir  :  celui  de  le  plaindre 
et  de  le  consoler.  Il  obtint  enfin  sa  liberté,  vint  me  remercier  de 
mes  soins,  et,  quoi  qu'il  y  eût  chez  moi  plusieurs  personnes,  il  se 
livra  à  son  indiscrétion  ordinaire,  et  se  permit  des  propos  plus  qu'im- 
prudens  et  contre  son  rapporteur,  et  contre  sa  partie,  et  contre...  )> 
(L'honnête  Marin  met  ici  plusieurs  points  :  cela  veut  dire  contre 
le  parlement  et  contre  le  gouvernement  ;  puis  il  continue)  :  ce  J'en  fus 
affligé  par  l'amitié  dont  je  le  croyais  digne,  et  je  lui  en  fis  des  re- 
proches. »  C'est  la  délation  politique,  on  le  voit,  pratiquée  basse- 
ment, par  insinuation  et  avec  réticence.  Les  passages  de  ce  genre 
abondent  dans  ses  mémoires  :  <(  Ah  !  si  j'étais  capable,  s'écrie-t-il 
ailleurs,  d'abuser  de  ces  effusions  que  l'amitié  motive,  pardonne  et 

oublie! (Ici  encore  des  points.)  Il  ne  se  souvient  donc  pas  des 

propos  qu'il  a  tenus  et  chez  moi  et  ailleurs  en  présence  de  plusieurs 
témoins,  et  qui  lui  attireraient  une  peine  un  peu  plus  grave  que  celle 
qu'il  pourra  encourir  par  le  jugement  à  intervenir.  »  Honnête  et  sen- 
sible Marin  !  la  peine  qui  menace  Beaumarchais,  c'est  omnia  citrà 
mortem^  et  cela  ne  suffit  pas  au  gazetier! — En  effet,  dans  un  autre 
mémoire,  il  écrit  fort  naïvement  :  «  Quand  la  calomnie  répandue 
dans  un  libelle  déchire  la  réputation  d'un  citoyen  honnête,  ceux  qui 
en  sont  les  auteurs  doivent  être  soumis  à  des  peines  afflictives,  sou- 
vent même  à  la  peine  capitale.  »  Aussi  a-t-il  soin  de  répéter  sans 
cesse  que  Beaumarchais  parle  des  ministres  et  des  personnes  en  place 
avec  une  hardiesse  punissable;  qu'il  attaque  la  religion  et  le  gouver- 
nement, que  si  lui,  Marin,  n'était  pas  trop  doux  pour  abuser  de 
ses  avantages,  il  pourrait  prouver  jusqu'à  l'évidence  que  son  ad- 
versaire a  commis  des  crimes  atroces  et  qu'il  est  le  dernier  des,  scé- 
lérats; «mais  il  n'est  pas,  dit-il,  dans  mon  caractère  de  faire  du  mal 
à  mes  propres  ennemis.  »  Ce  ton  hypocrite  d'un  homme  qui  cherche 
à  poignarder  les  gens  par  derrière  en  ayant  l'air  de  les  ménager 
révoltait  à  bon  droit  les  consciences,  et  lorsqu'on  voyait  Beaumar- 


16h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chais  poussé  à  bout  s'avancer  gaiement  et  résolument  contre  ce  syco- 
phante,  l'aborder  de  face,  l'accabler  de  coups  pressés  et  vigoureux, 
on  applaudissait  avec  fureur;  on  lui  pardonnait  même,  après  l'avoir 
terrassé,  de  le  fouler  aux  pieds  sans  miséricorde. 

Tout  le  monde  a  lu  ce  beau  début  du  quatrième  mémoire,  le  plus 
remarquable  de  tous,  où  l'auteur,  trouvant  le  secret  de  rajeunir  un 
sujet  qui  semblait  épuisé,  se  suppose  engagé  dans  un  colloque  avec 
Dieu  même,  qui  lui  dit,:  «  Je  suis  celui  par  qui  tout  est;  sans  moi 
tu  n'existerais  point;  je  te  douai  d'un  corps  sain  et  robuste,  j'y  pla- 
çai l'âme  la  plus  active  :  tu  sais  avec  quelle  profusion  je  versai  la 
sensibilité  dans  ton  cœur  et  la  gaieté  sur  ton  caractère  ;  mais,  pénétré 
que  je  te  vois  du  bonheur  de  penser,  de  sentir,  tu  serais  aussi  trop 
heureux  si  quelques  chagrins  ne  balançaient  pas  cet  état  fortuné  : 
ainsi  tu  vas  être  accablé  sous  des  calamités  sans  nombre,  déchiré  par 
mille  ennemis,  privé  de  ta  liberté,  de  tes  biens,  accusé  de  rapines, 
de  faux,  de  corruption,  de  calomnie,  gémissant  sous  l'opprobre  d'un 
procès  criminel,  garrotté  dans  les  liens  d'un  décret,  attaqué  sur  tous 
les  points  de  ton  existence  par  les  plus  absurdes  on  dit^  et  ballotté 
longtemps  au  scrutin  de  l'opinion  pour  décider  si  tu  n'es  que  le  plus 
vil  des  hommes  ou  seulement  un  honnête  citoyen.  »  Beaumarchais 
se  prosterne,  accepte  sa  destinée,  et  demande  à  Dieu  de  lui  accor- 
der au  moins  des  ennemis  tels  qu'ils  puissent  seulement  exercer  son 
courage  sans  l'abattre,  et  il  part  de  là  pour  les  passer  tous  encore 
une  fois  en  revue  et  les  peindre  au  complet.  Nous  ne  citerons  que 
le  paragraphe  où  il  demande  à  Dieu  de  lui  donner  Marin  :  (c  Je  dési- 
rerais, dit-il,  que  cet  homme  fût  un  esprit  gauche  et  lourd,  que  sa 
méchanceté  maladroite  l'eût  depuis  longtemps  chargé  de  deux  choses 
incompatibles  jusqu'à  lui  :  la  haine  et  le  mépris  public;  je  deman- 
derais surtout  qu'infidèle  à  ses  amis,  ingrat  envers  ses  protecteurs, 
odieux  aux  auteurs  dans  ses  censures,  nauséabond  aux  lecteurs  dans 
ses  écritures,  terrible  aux  emprunteurs  dans  ses  usures,  colportant 
les  livres  défendus,  espionnant  les  gens  qui  l'admettent,  écorchant 
les  étrangers  dont  il  fait  les  affaires,  désolant  pour  s'enrichir  les  mal- 
heureux libraires,  il  fût  tel  enfin,  dans  l'opinion  des  hommes,  qu'il 
suffît  d'être  accusé  par  lui  pour  être  présumé  honnête,  son  protégé 
pour  être  à  bon  droit  suspect  :  donne-moi  Marin.  » 

On  ne  sera  peut-être  pas  fâché  de  savoir  comment  Marin  apprécie 
ce  morceau.  Il  demande  au  parlement  la  tête  de  Beaumarchais,  non 
pas  précisément  pour  l'avoir  insulté,  lui.  Marin,  —  il  est  trop  dés- 
intéressé pour  s'occuper  de  sa  propre  injure,  —  mais  pour  avoir  in- 
sulté la  Divinité  par  une  imprécation  scandaleuse  et  un  badinage  im- 
pie. A  la  fin  de  sa  requête,  il  insiste  encore  sur  cette  prière  sacrilège 
que  le  sieur  Caron  fait  à  la  Divinité  en  lui  demandant  de  coopérer 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON   TEMPS.  165 

avec  lui  à  des  crimes.  «  C'est  une  licence,  dit  Marin,  dont  il  n'y  a  pas 
d'exemple  depuis  le  commencement  de  la  monarchie.  »  C'est  ainsi 
que  Marin  justifie  l'application  que  lui  fait  Beaumarchais  des  deux 
vers  de  Boileau  sur  Cotin  : 

Qui  méprise  Marin  n'estime  point  son  roi, 
Et  n'a,  selon  Marin,  ni  Dieu,  ni  foi,  ni  loi. 

.  Le  second  portrait  de  Marin,  qui  se  trouve  dans  le  même  mé- 
moire, est  encore  plus  coloré;  mais  il  est  aussi  beaucoup  plus  chargé, 
et  en  quelques  points  il  touche  au  mauvais  goût.  Beaumarchais  se 
laisse  entraîner  par  les  applaudissemens,  et  il  abuse  (1).  Le  fait  est 
que  l'infortuné  gazetier  de  France  sortit  de  ce  combat  blessé  à  mort; 
il  ne  s'en  releva  plus.  Il  ne  pouvait  se  montrer  nulle  part  sans  se  voir 
assailli  de  quolibets.  Tous  les  petits  théâtres  exploitaient  la  vogue  du 
ridicule  attaché  à  son  nom  (2).  Bientôt  le  ministère,  éclairé  appa- 
remment sur  quelques  méfaits,  lui  ôta  toutes  ses  places,  et  sa  chute 
fut  aussi  rapide  que  l'avait  été  son  élévation.  Cependant,  comme 
il  avait  su  gagner  de  l'argent,  il  prit  le  parti  philosophique  de  se 
retirer  dans  son  pays  natal,  à  La  Ciotat,  oii  il  acheta  une  charge  de 
lieutenant-général  de  l'amirauté.  Après  la  révolution ,  quand  le  sou- 
venir de  ses  disgrâces  eut  été  effacé  par  d'autres  événemens  beau- 
coup plus  importans,  il  revint  à  Paris,  où  il  mourut  en  1809,  à  quatre- 
vingt-neuf  ans,  doyen  des  gens  de  lettres.  Il  eut  encore  le  temps 

(1)  On  sait  que  Tinterrogation  provençale,  quesaco?  (qu'est-ce  que  cela?)  qui  termine 
le  second  portrait  du  provençal  Marin,  parut  si  plaisante  à  la  dauplrine,  depuis  Marie- An- 
toinette, que,  comme  elle  la  répétait  souvent,  sa  marchande  de  modes  eut  l'idée  de  donner 
ce  nom  à  une  coiffure  nouvelle  composée  d'un  panache  en  plumes,  que  les  femmes  por- 
taient sur  le  sommet  de  la  tète.  «  Cette  coiffure,  dit  Bachaumont,  perpétue  l'opprobre  du 
Marin  hafoué  jusqu'aux  toilettes.  » 

(2)  Citons,  à  ce  sujet,  un  docimient  inédit,  émané  d'une  célébrité  du  xvnie  siècle  dans 
le  genre  burlesque,  c'est  ce  qui  m'engage  à  lui  donner  place  dans  une  note.  C'est  une 
lettre  du  fameux  Taconnet,  auteur  et  acteur  du  théâtre  de  Nicolet,  qui,  envoyant  à  Beau- 
marchais une  de  ses  pièces,  lui  écrit  la  lettre  suivante,  où  se  peint  bien,  en  même  temps 
que  la  licence  des  petits  théâtres  d'alors,  lu  sensation  très  vive  que  produisait  le  procès 
Goëzman  dans  toutes  les  classes  de  la  société.  «  Voici,  monsieur,  le  motif  qui  m'engage  à 
prendre  la  liberté  de  vous  offrir  ma  petit(3  pièce.  L'acteur  qui  jouait  le  cocher  dans  ma 
pièce,  étant  arrivé  à  l'interrogat  :  En  veau?  page  8,  ajouta  à  son  rôle  :  En  veau  marin, 
ce  qui  fut  très  applaudi,  et  il  le  fut  de  même,  quand  il  continua  par  dire  au  mot  vache  : 
En  vache  Goëzman,  affectant  de  parler  allemand  pour  faire  allusion  aux  vaches  suisses, 
dont  le  lait  est  devenu  en  grande  réputation,  surtout  depuis  que  les  gazetiers  en  parlent. 
La  pièce  continua  j  usqu'à  la  scène  iv,  où  Lisette  dit  :  Mon  cher  Guillot,  laissons  ces  mau- 
vais caractères;  l'actrice  ajouta  :  Les  marins  ne  sont  pas  faits  pour  être  sur  terre,  La 
pensée  n'est  pas  mauvaise;  quant  à  la  rime,  elle  n'est  pas  exacte,  à  une  lettre  près.  Au 
surplus,  on  ne  trouve  pas  d's  dans  Marin;  par  conséquent,  comme  a  dit  un  homme  cé- 
lèbre, tout  est  bien.  J'espère,  monsieur,  (pie  vous  pardonnerez  mon  importiuiité,  je  n'ai 
pas  d'autre  intention  que  celle  de  me  dire  très  respectueusement,  etc. 

«  Taconnet.  » 


166  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  voir  paraître  la  première  édition  générale  des  œuvres  de  son  rude 
adversaire.  Il  ne  méritait  sans  doute  pas  toute  la  mauvaise  réputa- 
tion que  lui  valut  son  démêlé  avec  Beaumarchais;  il  faut  toujours 
faire  la  part  de  l'excès  dans  ces  sortes  de  polémiques  personnelles, 
qui  heureusement  ne  sont  plus  guère  dans  nos  mœurs;  mais  il  est 
très  certain  que  c'est  lui  qui  avait  pris  l'initiative,  non  pas  de  l'at- 
taque, mais  de  l'outrage,  —  et  si  la  polémique  de  Beaumarchais  est 
parfois  choquante  pour  le  goût,  la  sienne  a  des  allures  obliques  de 
délateur  et  de  tartufe  qui  le  rendent  très  peu  intéressant. 

Parmi  tous  les  témoignages  défavorables  pour  Marin  qui  se  ren- 
contrent dans  les  papiers  de  Beaumarchais,  je  n'en  citerai  qu'un,  qui 
emprunte  quelque  prix  au  nom  de  l'auteur.  Dans  son  troisième  mé- 
moire, Beaumarchais,  opposant  aux  éloges  que  Marin  se  donne  à  lui- 
même  le  témoignage  de  diverses  personnes  qui  ont  à  se  plaindre  de 
lui,  s'exprime  ainsi  :  ((  Os^riez-vous  compter  sur  le  témoignage  de 
M.  de  Saint-P. ,  qui  depuis  cinq  ans  gémit  du  malheur  de  vous  avoir 
confié  ses  pouvoirs  pour  un  arbitrage,  et  qui  ne  cesse  de  demander 
vengeance  au  ministère  contre  vous?  »  Ce  Saint-P.  n'est  autre  que 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  qui  végétait  alors  à  Paris,  pauvre,  in- 
connu, et  qui,  ayant  eu  à  se  plaindre  de  Marin,  répond  à  Beaumar- 
chais, qui  l'interroge,  par  une  lettre  dont  j'extrais  le  passage  sui- 
vant, peu  flatteur  pour  le  gazetier  : 

«  Je  vous  plains,  monsieur,  d'avoir  trouvé  dans  votre  chemin  un  homme 
aussi  dangereux,  aussi  profondément  pervers,  et  qui  peut  emprunter  des 
forces  particulières  d'un  inspecteur  de  police,  son  ami,  nommé  d'Hémery... 
Je  souliaite  pour  le  bien  public,  pour  mon  repos  et  pour  l'avantage  de  la  Ut- 
térature,  que  votre  affaire  puisse  donner  lieu  à  éclairer  la  marche  de  ces  gens- 
là.  II  me  semble  que  l'on  voudrait  que  je  concourusse  à  servir  de  vengeur; 
mais  je  le  répète,  monsieur,  je  me  suis  livré  à  la  justice  et  aux  effets  de  l'exact 
honneur  de  M.  de  Sartines.  Le  jour  où  il  m'ouvrira  la  bouche,  je  parlerai 
dans  les  termes  les  moins  obscurs,  et  l'on  ne  pourra  méconnaître  les  carac- 
tères du  galant  homme  et  du  bon  citoyen.  Vous  pouvez  juger,  monsieur,  par 
mes  détails,  que  je  n'ai  nulle  intention  de  vous  désobliger.  Je  vous  prie  même 
d'être  bien  persuadé  que  je  vous  rends  tout  ce  que  je  dois  à  un  homme  de 
lettres  fait  pour  atteindre  à  la  réputation  de  Mohère,  et  que  c'est  avec  ces  sen- 
timens  que  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 

«  DE  Saint-Pierre, 
«  Quai  des  Miramioues,  le  12  décenil)re  1773.  » 

Indépendamment  de  l'intérêt  qu'offre  ici  ce  témoignage  sur  Ma- 
rin, la  fin  de  cette  lettre  prouve  la  sagacité  de  Bernardin  de  Saint- 
Pierre,  qui,  à  une  époque  où  Beaumarchais  n'a  encore  publié  que 
des  drames,  devine,  à  la  seule  lecture  de  ses  mémoires  qu'il  est 
avant  tout  né  pour  réussir  dans  la  comédie. 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON    TEMPS.  167 

Marin  n'avait  épargné  à  Beaumarchais  aucun  genre  de  mauvais 
procédés;  car,  non  content  de  lui  imputer  vaguement  les  crimes  les 
plus  noirs,  c'est  lui  qui  le  premier  a  cherché  à  insinuer  qu'il  n'était 
pas  même  l'auteur  des  mémoires  publiés  en  son  nom,  qu'il  fournissait 
seulement  les  malices,  et  que  d'autres  fournissaient  les  idées  et  le 
style.  A  cette  absurde  hypothèse,  Beaumarchais  répondait  gaiement 
à  sa  manière  :  «  Puisque  c'est  un  autre,  disait-il,  qui  écrit  mes  mé- 
moires ce  maladroit  de  Marin  devrait  bien  lui  faire  rédiger  les  siens.  » 
Gudin  affirme  que  Jean-Jacques  Rousseau  disait  à  ce  sujet  :  u  Je  ne 
sais  pas  qui  écrit  les  mémoires  de  Beaumarchais;  mais  ce  que  je  sais 
bien,  c'est  qu'on  n'écrit  pas  de  tels  mémoires  pour  un  autre.  »  En 
effet,  la  personnalité  de  l'auteur  perce  à  chaque  ligne  de  ce  singuMer 
ouvrage,  dont  la  lecture  suffit  pour  réduire  à  néant  la  ridicule  hypo- 
thèse de  Marin;  mais,  puisque  cette  hypothèse  a  été  reproduite  quel- 
quefois, et  puisque  j'ai  sous  les  yeux  les  brouillons  mêmes  des  mé- 
moires, on  aimera  peut-être  à  trouver  ici  quelques  détails  nouveaux 
sur  la  manière  dont  ils  ont  été  composés.  On  lit  avec  plaisir,  dans 
le  Port-Royal  de  M.  Sainte-Beuve,  les  détails  qu'il  a  recueillis  sur 
la  composition  des  Provinciales.  Les  mémoires  contre  Goëzman  sont 
peut-être  d'un  ordre  moins  élevé,  mais  ils  ne  sont  pas  sans  quelque 
analogie  avec  le  célèbre  ouvrage  de  Pascal  sous  le  rapport  de  la  ré- 
daction, de  la  publication  et  de  l'effet  produit.  Us  embrassent,  comme 
les  Provinciales^  peut-être  même  plus  que  les  Provinciales^,  une 
grande  variété  de  sujets.  Indépendamment  des  tableaux  de  mœurs, 
des  portraits  et  de  la  polémique  personnelle,  on  y  trouve  des  discus- 
sions de  droit,  des  détails  de  procédure,  des  critiques  voilées  de  l'or- 
ganisation judiciaire  d'alors,  des  aperçus  historiques;  on  y  lit  même 
une  dissertation  sur  le  baptême,  où  Beaumarchais  cite  Marc-Aurèle  et 
Tertullien,  et  prend  le  ton  austère  du  sujet  en  s' excusant  d'être  obligé 
de  consacrer,  dit-il,  sa  plume  inégale  et  profane  à  une  question  si 
imposante;  il  y  a  de  tout  enfin  dans  les  mémoires  contre  Goëzman, 
il  y  a  même  un  peu  de  chirurgie,  ne  serait-ce  que  l'énoncé  du  plai- 
sant problème  sur  le  cerveau  de  Bertrand,  dont  les  deux  lobes  ne  sont 
pas  également  sains.  La  souplesse  du  talent  de  l'auteur  lui  permet- 
tait de  prendre  facilement  tous  les  tons;  mais,  pour  le  fond  des  idées, 
il  était  nécessairement  obligé  de  recourir  parfois  à  autrui,  et  de  même 
que  Pascal  mettait  à  profit  l'érudition  d'Arnauld,  de  Nicole,  et  luttait 
contre  les  jésuites  entouré  d'un  groupe  de  jansénistes  très-vivement 
mêlés  à  tous  les  incidens  du  combat,  de  même  Beaumarchais  livrait 
bataille  à  Goëzman,  Marin,  Bertrand,  et  par  suite  au  parlement  tout 
entier,  assisté  d'une  petite  phalange  d'amis  moins  austères  que  les 
jansénistes,  mais  non  moins  ardens,  qui  se  montraient  empressés  à 
lui  fournir  tous  les  renseignemens,  tous  les  conseils  dont  il  pouvait 


168  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avoir  besoin.  Cliacun  lui  apportait  des  idées,  des  notes,  ([iielquefois 
même  des  morceaux  ;  il  changeait,  transformait,  fondait  tout  cela, 
imprimant  à  tout  le  cachet  de  son  esprit  facile,  animé,  flexible  et 
mordant. 


111.  — LES  AMIS  DE  BEAUMARCHAIS.  —  LA  SENTENCE. 

Ce  ne  sont  point,  à  l'exception  de  Gudin,  des  littérateurs  de  pro- 
fession qui  viennent  en  aide  à  Beaumarchais  dans  sa  lutte  contre  Goëz- 
man;  ces  collaborateurs  sont  ses  parens  et  ses  amis  les  plus  intimes. 
C'e^  d'abord  le  père  Garon,  qui,  avec  ses  soixante-seize  ans,  donne 
encore  son  avis  sur  les  mémoires  de  son  fils;  c'est  sa  sœur  Julie,  dont 
on  connaît  maintenant  la  vocation  littéraire,  et  dont  nous  allons  mon- 
trer l'intervention  dans  les  mémoires  contre  Goëzman;  c'est  M.  de 
Miron,  le  beau-frère  de  Beaumarchais,  homme  d'esprit  dont  nous 
avons  parlé  ailleurs,  et  qui  fournit  des  notes  pour  la  partie  satirique; 
c'est  Gudin,  qui,  très-fort  sur  l'histoire  ancienne,  aide  à  composer 
quelques  morceaux  d'érudition,  et  dont  la  prose  lourde  et  pâle  s'as- 
souplit et  se  colore  sous  la  plume  de  son  ami  ;  c'est  un  jeune  avocat 
très-distingué,  nommé' Falconnet,  qui  surveille  la  rédaction  de  l'au- 
teur quand  il  s'agit  de  questions  de  droit;  c'est  enfin  un  médecin  pro- 
vençal, nommé  Gardanne,  qui  dirige  spécialement  la  dissection  des 
deux  Provençaux,  ses  compatriotes.  Marin  et  Bertrand. 

Telle  est  la  petite  phalange  que  M""=  Goëzman,  dans  ses  mémoires, 
appelle  une  clique  infâme,  et  que  le  grand  Bertrand,  moins  féroce  et 
plus  sensé,  nomme  tout  simplement  la  bande  joyeuse.  Ils  sont  en 
eifet  assez  joyeux,  tous  ces  bourgeois  spirituels,  groupés  autour  de 
Beaumarchais,  combattant  avec  lui  contre  une  foule  d'ennemis,  et 
non  sans  courir  quelques  dangers  personnels,  car  Julie  notamment 
fut  dénoncée  en  forme  par  le  conseiller  Goëzman  :  il  y  a  une  requête 
imprimée  de  ce  juge  dirigée  spécialement  contre  elle,  mais  qui  n'eut 
pas  de  suite.  Tous,  du  reste,  ont  subi  interrogatoires,  confronta- 
tions et  récolemens  ;  ils  ne  s'en  portent  pas  plus  mal,  et  leur  gaieté 
entretient  le  courage  et  l'ardeur  de  l'homme  auquel  ils  sont  dé- 
voués corps  et  âme.  Le  quartier-général  n'est  pas  chez  Beaumar- 
chais. Depuis  la  perte  du  procès  La  Blache,  il  a  rompu  sa  maison  : 
il  a  placé  sa  sœur  Julie  comme  pensionnaire  libre  à  l'abbaye  Saint- 
Antoine  ;  son  père  est  en  pension  chez  une  vieille  amie  ;  deux  autres 
sœurs  sont  dans  un  couvent  de  Picardie.  Quoique  ses  affaires  soient 
très-dérangées,  il  n'en  continue  pas  moins,  comme  toujours,  à  pen- 
sionner toute  sa  famille.  Quant  à  lui,  il  vit  en  camp  volant,  aux 
prises  avec  les  huissiers  du  comte  de  La  Blache  et  les  décrets  d'ajour- 
nement personnel  du  juge  Goëzman.   Toujours  courant,  toujours 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON   TEMPS.  169 

luttant,  il  vient  préparer  et  concerter,  avec  ses  amis,  ses  moyens  de 
défense  et  d'attaque  dans  la  maison  de  celle  de  ses  sœurs  qui  a  épousé 
le  célèbre  horloger  Lépine,  et  qui  demeure  précisément  dans  le  voi- 
sinage du  Palais-de-Justice.  C'est  dans  cette  maison  qu'on  se  réunit, 
c'est  là  qu'on  apporte  les  renseignemens,  les  notes,  et  qu'on  discute 
les  élémens  de  chaque  mémoire.  Tous  les  brouillons  sont  écrits  de 
la  main  de  Beaumarchais;  tous  les  morceaux  brillans  sont  refaits  par 
lui  trois  ou  quatre  fois.  S'il  n'exécute  pas  à  la  lettre  le  précepte  de 
Boileau  :  vingt  fois  sur  le  métier,  etc.,  c'est  qu'il  n'a  pas  le  temps; 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  comme  tous  ceux  qui  veulent  bien 
écrire,  il  corrige  beaucoup  et  recommence  souvent.  Son  premier  jet, 
tracé  d'une  écriture  rapide,  est  presque  toujours  trop  abondant,  trop 
prolixe ,  il  offre  souvent  des  constructions  incorrectes ,  des  expres- 
sions trop  fortes  et  de  mauvais  goût.  A  la  seconde  rédaction ,  Beau- 
marchais coupe,  amende,  resserre,  épure  le  tout.  S'il  lui  arrive  par- 
fois de  se  contenter  trop  facilement,  il  a  des  amis  prompts  à  le 
censurer  et  qui  ne  lui  ménagent  pas  les  critiques ,  à  en  juger  par 
cette  note  que  je  trouve  écrite  de  la  main  de  son  beau-frère,  M.  de 
Miron,  au  sujet  du  manuscrit  du  troisième  mémoire  qu'on  avait  sans 
doute  examiné  en  l'absence  de  Beaumarchais  avant  l'impression. 

«  Bovine,  dit  M.  de  Miron,  déplaît  à  tout  le  monde. 

«  Ce  qui  est  rayé  au  bas  de  la  quatrième  page  parait  absolument  de  trop 
et  dégoûtant  (1). 

«  Ce  qui  l'est  dans  la  cinquième  semble  être  de  Baculard.  On  trouve  l'exorde 
trop  long.  Les  avis  se  réunissent  pour  raccourcir  au  moins  ce  paragraphe. 

«  Le  premier  paragraphe  de  la  septième  page  ne  paraît  pas  clair,  à  moins 
qu'on  ne  retranche  pour  bien  prouver  ce  que  je  n'ai  fait  qu'avancer,  et  qu'on 
ne  mette,  en  ce  cas,  ne  plus  revenir  au  lieu  de  me  taire.  Voici  comme  sera  la 
phrase  :  Que  me  reste- t-il  à  faire?  ne  plus  revenir  sur  ce  que  J'ai  prouvé, 
prouver  ce  que  je  n'ai  fait  qu'avancer,  et  répliquer  en  bref  à  une  foule  de 
mémoires,  etc.  » 

Beaumarchais  fait  très-docilement  son  profit  de  toutes  ces  criti- 
ques ;  aussi  les  Mémoires  contre  Goëzman,  s'ils  ne  présentent  pas,  à 
cause  même  de  la  nature  du  sujet,  tout  l'intérêt  du  Barbier  de 
Sévil/e  et  du  Mariage  de  Figaro,  n'en  sont  pas  moins  le  plus  remar- 
quable de  tous  les  ouvrages  de  Beaumarchais  sous  le  rapport  du 
style,  celui  où  les  belles  qualités  de  l'écrivain  sont  le  moins  mê- 
lées de  défauts.  Il  y  a  des  morceaux  d'une  perfection  achevée.  Plus 
tard,  après  le  grand  succès  des  mémoires,  l'auteur  devint  plus  rétif 
aux  observations;  nous  en  verrons  la  preuve  et  la  conséquence  aux 

(1)  On  voit  que  ses  amis  poussaient  la  liberté  jusqu'à  rayer  provisoirement  sur  son 
manuscrit  ce  qui  leur  déplaisait. 


170  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

temps  du  procès  Kornmaii.  A  l'époque  où  nous  sommes,  Beaumar- 
chais tire  parti  de  tout ,  même  de  la  prose  de  sa  sœur  Julie  ;  c'est 
ainsi  qu'ils  ont  rédigé  à  deux  un  des  passages  des  mémoires  contre 
Goëzman  que  l'on  cite  quelquefois  avec  raison  comme  un  des  plus 
gracieux  :  c'est  celui  où  Beaumarchais  répond  à  M""  Goëzman ,  qui 
lui  reprochait  d'être  le  fils  d'un  horloger;  le  texte  primitif  était  bref 
et  un  peu  sec.  ((  J'avoue,  répondait  Beaumarchais,  que  rien  ne  peut 
me  laver  du  très-grave  reproche  que  vous  me  faites  d'être  le  fils  de 
mon  père;  en  vérité,  je  n'en  vois  aucun  autre  contre  qui  je  voulusse 
le  troquer,  mais  je  connais  trop  bien  le  prix  du  temps  qu'il  m'ap- 
prit à  mesurer  pour  le  perdre  à  relever  de  pareilles  fadaises.  » 

Julie,  trouvant  sans  doute  ce  passage  trop  dépourvu  de  couleur, 
propose  une  autre  rédaction ,  qu'elle  écrit  de  sa  main  à  deux  re- 
prises sur  une  feuille  détachée;  la  voici  : 

«  Vous  entamez,  dit  Julie,  ce  chef-d'œuvre  par  me  reprocher  l'état  de  mon 
j)ère,  qu'il  était  horloger  :  oh!  la  bonne  gaieté!  et  vous  vous  êtes  battus,  dit- 
on,  avec  Marin  pour  lui  voler  ce  trait  dont  il  s'était  paré  (1).  Eh  bien!  mon- 
sieur et  madame,  il  est  trop  vrai  qu'à  plusieurs  branches  de  commerce,  il 
avait  réuni  une  assez  grande  célébrité  dans  l'art  de  l'horlogerie  :  forcé  de 
passer  condamnation  sur  cet  article,  j'avoue  avec  douleur  que  rien  ne  peut 
me  laver  du  très  grave  reproche  que  vous  me  faites  d'être  le  fils  de  mon 
père;  mais  je  m'arrête,  car,  tenez,  je  le  sens  derrière  moi  qui  lit  ce  que  j'é- 
cris, et  rit  en  m'embrassant,  comme  s'il  était  charmé  que  je  lui  appartienne.» 

Il  est  visible  que  l'esquisse  primitive  s'est  colorée  et  animée  sous 
le  pinceau  de  Julie;  son  frère  n'a  plus  qu'à  retoucher,  et  c'est  ce 
qu'il  fait  avec  une  parfaite  justesse  d'esprit  et  de  goût,  car  voici  le 
texte  définitif  et  tel  qu'il  a  été  publié  : 

«  Vous  entamez  ce  chef-d'œuvre  par  me  reprocher  l'état  de  mes  ancêtres; 
hélas!  madame,  il  est  trop  vrai  que  le  dernier  de  tous  réunissait  à  plusiem's 
branches  de  commerce  une  assez  grande  célébrité  dans  l'art  de  l'horlogerie. 
Forcé  de  passer  condamnation  sur  cet  article,  j'avoue  avec  douleur  que  rien 
ne  peut  me  laver  du  juste  reproche  que  vous  me  faites  d'être  le  flls  de  mon 
père...  Mais  je  m'arrête,  car  je  le  sens  derrière  moi  qui  regarde  ce  que  j'écris 
et  rit  en  m'embrassant.  0  vous,  qui  me  reprochez  mon  père,  vous  n'avez  pas 
l'idée  de  son  généreux  cœur.  En  vérité,  horlogerie  à  part,  je  n'en  vois  aucun 
contre  qui  je  voulusse  le  troquer;  mais  je  connais  trop  bien  le  prix  du  temps, 
qu'il  m'apprit  à  mesurer,  pour  le  perdre  à  relever  de  pareilles  fadaises.  » 

Le  tableau  ainsi  complété  et  retouché  est  parfait  de  ton  et  de 
nuances,  mais  il  est  incontestable  que  l'idée  la  plus  heureuse  vient 
de  Julie.  Peut-être  aussi  cette  idée  lui  avait-elle  été  inspirée  par  le 

(1)  On  reconnaît  tout  de  suite  le  tour  leste  de  la  phrase  de  Julie  ;  mais  le  ton  ici  était 
trop  familier,  et  l'on  va  voir  Beaumarchais  supprimer  très  justement  cette  phrase. 


BEAUMARCHAIS,    SA    \IE    ET   SON    TEMPS.  171 

père  Caron  lui-même,  qu!on  se  figure  tout  naturellement  assistant  à 
cette  rédaction  et  passant  sa  tête  blanche  par  dessus  l'épaule  du 
frère  et  de  la  sœur.  Ce  passage  est  d'ailleurs  le  seul  où  la  rédaction 
d' autrui  entre  pour  une  aussi  forte  part  dans  celle  de  Beaumarchais. 
Les  mémoires  sont  donc  bien  de  lui,  entièrement  de  lui.  L'emprunt 
fait  à  Julie  ne  compte  même  pas,  car,  en  utilisant  l'esprit  de  sa  sœur, 
Beaumarchais  pouvait  dire  :  Cela  ne  sort  pas  de  la  famille. 

Il  ne  me  reste  plus  maintenant  qu'à  essayer  de  peindre  exacte- 
ment l'effet  produit  par  cette  lutte  entre  un  simple  particulier  et 
un  parlement  détesté,  que  le  public  identifiait  avec  la  personne 
de  Goëzman.  Cet  effet  fut  immense  et  entretenu  par  la  durée  du 
combat,  dont  l'issue,  retardée  de  jour  en  jour  par  divers  incidens, 
se  fit  attendre  sept  mois  ,  depuis  août  1773  jusqu'au  26  février 
177Zi.  Durant  ces  sept  mois,  en  l'absence  d'événemens  plus  impor- 
tans,  Paris  tout  entier,  la  France,  et  on  peut  même  dire  l'Europe, 
eurent  les  yeux  fixés  sur  Beaumarchais  et  son  procès. 

On  sait  avec  quelle  ardeur  de  curiosité  et  d'intérêt  Voltaire  sui- 
vait ce  combat  des  hauteurs  de  Ferney.  Bien  qu'il  eût  d'abord  écrit 
en  faveur  du  chancelier  Maupeou,  il  désertait  maintenant  sa  cause  et 
subissait  l'influence  des  mémoires  de  Beaumarchais.  «  Quel  homme  ! 
écrivait-il.  11  réunit  tout ,  la  plaisanterie ,  le  sérieux ,  la  raison ,  la 
gaieté ,  la  force,  le  touchant,  tous  les  genres  d'éloquence,  et  il  n'en 
recherche  aucun,  et  il  confond  tous  ses  adversaires,  et  il  doniîe  des 
leçons  à  ses  juges.  Sa  naïveté  m'enchante,  je  lui  pardonne  ses  im- 
prudences et  ses  pétulances.  »  —  «J'ai  peur,  dit-il  ailleurs,  que  ce 
brillant  écervelé  n'ait  au  fond  raison  contre  tout  le  monde.  Que  de 
friponneries,  ô  ciel!  que  d'horreurs!  que  d'avihssement  dans  la  na- 
tion! qael  désagrément  pour  le  parlement!  » 

Le  flegmatique  Horace  Walpole,  quoique  moins  ému  que  Voltaire, 
cède  également  à  l'attrait  des  mémoires.  «J'ai  reçu,  écrit-il  à  M™*  du 
Defland,  les  mémoires  de  Beaumarchais;  j'en  suis  au  troisième,  et 
cela  m'amuse  beaucoup.  Cet  homme  est  fort  adroit,  raisonne  juste, 
a  beaucoup  d'esprit;  ses  plaisanteries  sont  quelquefois  très-bonnes, 
mais  il  s'y  complaît  trop.  Enfin  je  comprends  que,  moyennant  l'es- 
prit de  parti  actuel  chez  vous ,  cette  aft'aire  doit  faire  grande  sensa- 
tion. J'oubliais  de  vous  dire  l'horreur  qui  m'a  pris  des  procédés  en 
justice  chez  vous.  Y  a-t-il  un  pays  au  monde  où  l'on  n'eût  puni 
sévèrement  cette  M"*  Goëzman?  Sa  déposition  est  d'une  impudence 
aflreuse.  Permet-on  donc  chez  vous  qu'on  mente,  qu'on  se  coupe, 
qu'on  se  contredise  ^  qu'on  injurie  sa  partie  d'une  manière  si  effré- 
née? Qu'est  devenue  cette  créature  et  son  vilain  mari?  Répondez, 
je  vous  prie.  » 

En  Allemagne,  l'effet  n'était  pas  moindre  qu'en  Angleterre.  Goethe 


172  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nous  a  raconté  lui-même  comment,  à  Francfort,  dans  une  société  où 
on  lisait  tout  haut  les  mémoires  de  Beaumarchais,  une  jeune  fille  lui 
donna  l'idée  de  transformer  en  drame  l'épisode  de  Glavijo.  A  Paris, 
l'impression  était  naturellement  plus  vive  encore;  l'adversaire  de 
Goëzman  avait  pour  lui  non-seulement  les  jeunes  gens  et  les  femmes, 
mais  tous  les  magistrats  de  l'ancien  parlement  et  tout  ce  qui  tenait 
à  eux.  Bien  plus,  telle  était  l'inconsistance  des  esprits,  que  Louis  XV 
lui-même  s'amusait  de  cet  ouvrage;  M™"  Du  Barry  en  riait,  elle  fai- 
sait jouer  chez  elle  des  proverbes  où  l'on  mettait  en  scène  la  confron- 
tation de  M™"  Goëzman  et  de  Beaumarchais.  Maupeou  seul  ne  riait 
pas.  L'enthousiasme  excité  par  les  mémoires  de  Beaumarchais  me 
paraît  vivement  vendu  dans  les  deux  lettres  suivantes,  qui  sont  de  la 
femme  d'un  président  de  l'ancien  parlement.  M"*  de  Meinières  (1)  ; 
elles  contiennent  de  plus  une  spirituelle  analyse  du  quatrième  mé- 
moire, et  c'est  ce  qui  me  détermine  à  les  citer  presque  tout  entière. 

«  Je  l'ai  fini,  monsieur,  cet  étonnant  mémoire.  Je  maudissais  hier  les  visites 
qui  interrompaient  cette  déhcieuse  lecture,  et,  quand  elles  étaient  sorties,  je 
les  remerciais  d'avoir  prolongé  mes  plaisirs  en  les  interrompant.  Bénis  soient 
au  contraire  et  à  jamais  le  grand  cousin,  le  sacristain,  le  publiciste  et  tous  les 
respectables  qui  nous  ont  valu  la  relation  de  votre  voyage  en  Espagne  !  Vous 
devez  des  récompenses  à  ces  gens-là.  Vos  meilleurs  amis  ne  pouvaient  vous 
l'aire  aussi  bien  valoir  par  leurs  éloges  et  leur  attachement  que  vos  ennemis 
ont  fait  en  vous  forçant  de  parler  vous-même  de  vous-même.  Grandisson,  le 
héros  de  roman  le  plus  parfait,  ne  vous  vient  pas  à  la  cheville  du  pied.  Quand 
on  vous  suit  chez  ce  M.  Glavijo,  chez  M.  Whall,  dans  le  parc  d'Aranjuès,  chez 
l'ambassadeur,  chez  le  roi,  on  palpite,  on  frémit,  on  s'indigne  avec  vous. 
Quel  pinceau  magique  que  le  vôtre,  monsieur  !  quelle  énergie  d'âme  et  d'ex- 
pressions !  quelle  prestesse  d'esprit  !  quel  mélange  incroyable  de  chaleur  et 
de  prudence,  de  courage  et  de  sensibilité,  de  génie  et  de  grâce!  J'eus  l'hon- 
neur de  voir  liier  M"*"  d'Ossun  (2),  et  nous  parlâmes  de  vous,  de  votre  mémoire; 
peut-on  parler  d'autre  chose?  Elle  me  dit  que  vous  aviez  passé  à  sa  porte.  Si 
vous  aviez  besoin  de  la  rencontrer,  elle  vient  assez  exactement  les  dimanches 
aux  Pavillons  (3),  et  je  vous  offre  de  vous  y  rassembler.  G'est  mie  fille  du  pre- 
mier mérite  dont  le  cœur  et  la  tête  sont  excellens;  mais,  à  propos  de  cœur  et 
de  tête,  qu'en  faisiez-vous  chez  M™"  de  Saint-Jean?  Vous  m'y  paraissiez  ai- 
mable comme  un  joli  homme,  et  ce  n'est  pas  la  façon  de  l'être  la  plus  at- 
trayante pour  une  vieille  femme  teUe  que  moi.  J'ai  bien  vu  que  vous  aviez  de 
l'esprit,  des  talens,  de  la  confiance,  des  agrémens  dans  le  commerce;  mais  je 
n'aurais  jamais  deviné  en  vous,  monsieur,  un  vrai  père  de  famille  et  l'auteur 
subhme  de  vos  quatre  mémoires  (4);  il  faut  que  je  sois  bien  bête,  et  que  les 

(1)  Mme  de  Meinières  avait  une  certaine  réputation  littéraire;  elle  avait  traduit  V His- 
toire d'Angleterre  de  Hume. 

(2)  La  sœur  du  marquis  d'Ossun,  ambassadevu-  de  Franco  en  Espagne. 

(3)  Aux  Pavillons  de  Chaillot. 

(4)  Cette  phrase  donne  une  idée  très  nette  de  l'impression  de  surprise  que  produisaient 


REAUMARCHAIS,    SA    YTE    ET   SON   TEMPS.  178 

points  qui  forment  un  cercle  brillant,  comme  était  celui  de  cette  femme  char- 
mante, éblouissent,  fatiguent  une  sauvage  de  mon  espèce  jusqu'à  l'empêcher 
de  les  distinguer. 

«  Recevez  mes  remerciemens  de  l'enthousiasme  où  vous  entraînez  vos  lec- 
teurs et  les  assurances  de  la  véritable  estime  avec  laquelle  j'ai  l'honneur  d'être, 
monsieur,  etc. 

«  GUICIIARD  DE  MEINIÈRES.  » 
«  Ce  18  février  1774.  » 

•  «  Quel  que  soit  l'événement  de  votre  querelle  avec  tant  d'adversaires,  je- vous 
félicite,  monsieur,  de  l'avoir  eue;  il  en  résultera  toujours  que  vous  êtes  le 
plus  honnête  homme  du  monde,  puisqu'on^n'a  pu,  en  feuilletant  votre  vie, 
démontrer  que  vous  étiez  un  scélérat,  et  assurément  vous  vous  êtes  fait  con- 
naître pour  l'homme  le  plus  éloquent  dans  tous  les  genres  d'éloquence  qu'il 
y  ait  dans  notre  siècle.  Votre  prière  à  l'Être  suprême  est  un  chef-d'œuvre  de 
sublime  et  de  comique,  dont  le  mélange  étonnant,  ingénieux,  neuf,  produit 
le  plus  grand  effet.  J'avoue  avec  M"""  Goëzman  que  vous  êtes  un  peu  malin, 
et,  à  son  exemple,  je  vous  le  pardonne;  car  vos  maUces  sont  délicieuses.  J'es- 
père, monsieur,  que  vous  n'avez  pas  assez  mauvaise  opinion  de  moi  pour  me 
l^laindre  d'une  lecture  de  cent  huit  pages  quand  vous  les  avez  écrites.  Je  com- 
mence par  les  dévorer,  et  puis  je  reviens  sur  mes  pas;  je  m'arrête  tantôt  sur 
un  endroit  digne  de  Démosthène,  tantôt  sur  un  autre  supérieur  à  Cicéron,  et 
enfin  sur  mille  aussi  plaisans  que  Mohère;  j'ai  tellement  peur  d'achever  et  de 
ne  pouvoir  jjIus  rien  lire  ensuite,  que  je  recommence  chaque  alinéa  pour  vous 
donner  le  teriips  de  produire  votre  cinquième  mémoire,  où  l'on  trouvera  sans 
doute  votre  confrontation  avec  M.  Goëzman;  je  vous  demanderai  volontiers 
en  grâce  de  m'avertir  seulement  par  la  petite  poste  la  veille  que  le  libraire 
en  enverra  des  exemplaires  à  la  veuve  Laraarche;  c'est  elle  qui  me  les  a  tou- 
jours fournis.  J'en  prends  plusieurs  à  la  fois  pour  nous  et  pour  vos  amis  [{),  et 
je  suis  furieuse  lorsque,  faute  de  savoir  qu'ils  paraissent,  j'y  envoie  trop  tard, 
et  qu'on  me  rapporte  qu'il  faut  attendre  au  lendemain.» 

C'était  à  qui  enverrait  à  Beaumarchais  des  renseignemens ,  des 
conseils,  des  félicitations  et  des  encouragemens.  Plusieurs  même 
poussent  la  bienveillance  jusqu'à  lui  adresser  modestement  des  mé- 
moires tout  faits ,  comme  si  son  esprit  ne  pouvait  se  passer  de  leur 
concours.  Voici  un  de  ces  correspondans  qui  ne  signe  pas ,  mais  qui 
me  fait  tout  l'effet  d'être  un  membre  de  l'ancien  parlement;  il  envoie 
un  mémoire,  recommande  instamment  le  secret,  et  termine  ainsi  : 
((  La  machine  se  détraque ,  on  vous  en  a  l'obligation ,  ne  serait-ce 
pas  le  moment  le  frapper  les  grands  coups?  Je  m'en  rapporte  à  votre 
prudence  pour  le  tout.  D'après  vos  écrits,  je  vous  crois  aussi  hon- 
nête homme  que  moi ,  ce  que  je  ne  dirais  pas  de  tout  le  monde  ;  je 

les  mémoires  sur  ceux  qui  ne  comiaissaient  Beaumarchais  que  comme  un  homme  du 
monde  très  gai  et  un  peu  fat,  ayant  (pour  employer  l'expression  fine  et  polie  de  M"»»  de 
Meinières)  de  la  confiance, 
(1)  Nos  amis,  c'étaient  les  membres  de  l'ancien  parlement. 


'17 h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  crains  rien.  »  La  lettre  est  sans  signature.  Quel  Bayard  que  ce 
correspondant!  Le  monde  est  ainsi  plein  de  gens  héroïques  qui 
exhortent  les  autres  à  l'audace  sous  le  voile  de  l'anonyme. 

Beaumarchais  ne  manquait  pas  d'audace,  mais  il  ne  voulait  point 
pousser  le  parlement  à  bout ,  il  savait  que  la  faveur  publique  est 
fragile  et  inconstante.  Le  prince  de  Gonti ,  son  plus  chaud  protec- 
teur, lui  avait  dit  :  «Si  vous  avez  le  malheur  d'être  touché  par  le 
bourreau,  je  serai  forcé  de  vous  abandonner.  »  Il  s'agissait  donc  de 
conserver  et  d'entretenir  la  puissance  qu'il  empruntait  à  l'opposition 
sans  exaspérer  des  juges  déjà  irrités,  de  proportionner  toujours  son 
ton  à  la  qualité  des  personnes,  et  de  savoir  au  besoin,  comme  on  l'a 
dit  très-spirituellement,  donner  des  soufflets,  mais  à  genoux.  C'est 
ce  qu'il  fit  surtout  avec  une  merveilleuse  souplesse  à  la  suite  d'un 
incident  qui  augmenta  encore  l'intérêt  qu'il  inspirait.  Un  colonel  de 
cavalerie  dont  Maupeou  a  fait  ex  abrupto  un  magistrat,  le  président 
de  Nicolaï,  très-lié  avec  Goëzman  et  furieux  contre  Beaumarchais,  le 
rencontre  dans  la  salle  des  Pas-Perdus  et  l'irisulte  en  ordonnant  aux 
huissiers  de  le  faire  sortir.  Beaumarchais  porte  plainte  contre  ce  ma- 
gistrat. Le  premier  président  le  fait  venir,  l'invite  à  retirer  sa  plainte. 
Beaumarchais  obéit,  et  dans  son  dernier  mémoire  il  consigne  avec  res- 
pect le  dédaigneux  pardon  qu'il  accorde  à  M.  de  Nicolaï.  Bientôt  son 
influence  est  telle  que  cet  homme  si  méprisé  par  ses  juges  au  début 
du  combat  et  qui  sollicitait  vainement  des  récusations  par  la  voie  ju- 
diciaire, n'a  plus  qu'à  désigner  dans  ses  mémoires  ceux  des  magis- 
trats qu'il  considère  comme  ses  plus  violons  ennemis,  pour  leur  ar- 
racher cette  récusation.  C'est  un  de  ceux-là,  un  conseiller  de  grand'- 
chambre,  nommé  Gin ,  qui  lui  adresse  une  sorte  de  mémoire  de  six 
grandes  pages,  dont  j'extrais  quelques  passages  où  l'on  voit  la  fierté 
du  juge  s'effacer  devant  la  popularité  toujours  croissante  de  l'accusé. 

«  J'ai  lu  votre  dernier  mémoire,  monsieur,  écrit  ce  conseiller;  je  cède  à  vos 
instances  en  cessant  d'être  votre  jug'e;  mais,  pour  éviter  toute  équivoque  sur 
les  motifs  qui  m'ont  empêché  jusqu'ici  de  prendre  ce  parti  et  sur  ceux  qui 
m'y  déterminent  aujourd'hui,  je  crois  devoir  vous  faire  part  et  au  public  de 
ces  motifs » 

Et  après  une  longue  apologie  de  sa  conduite ,  ce  juge,  jusque-là 
ennemi  déclaré  de  Beaumarchais ,  termine  ainsi  : 

«  Je  crois  vous  avoir  prouvé,  monsieur,  que  j'ai  encore  dans  cet  instant 
toute  l'impartialité  nécessaire  pour  juger  M.  et  M""  de  Goëzman  et  vous-même; 
mais  vos  attaques  se  multiplient  au  point  que  j'aurais  lieu  de  craindre,  en 
vous  jugeant,  que  le  public  ne  soupçonnât  mon  âme  de  quelque  émotion  qui 
vous  fût  peu  favorable.  C'est  à  cette  délicatesse  que  je  sacrifie  mes  scntimens 
particuliers,  et,  pour  vous  donner  une  nouvelle  preuve  de  mon  impartialité, 
je  vQus  déclare,  monsieur,  que  je  n'exige  d'autre  réparation  des  imputations 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  175 

contenues  dans  vos  mémoires  que  de  rendre  piihlique  cette  lettre  que  je  remets 
en  même  temps  à  M.  le  premier  président. 

«  Je  suis,  monsieur,  avec  les  sentimens  qui  vous  sont  dus,  votre  très- 
humble,  etc.  « 

«  Gin.  (1)  » 
«  Ce  15  juin  1774.  » 

A  travers  la  morgue  parlementaire,  on  sent  dans  cette  lettre  la  pres- 
sion exercée  par  l'ascendant  de  Beaumarchais;  c'est  lui  qui  mainte- 
nant va  donner  une  leçon  de  dignité  à  ce  juge,  son  ennemi,  en  écri- 
vant à  son  tour  au  premier  président  une  lettre  dont  j'extrais  ces 
quelques  lignes  : 

«  Monseigneur, 
«  J'ai  l'honneur  de  vous  adresser  une  copie  de  la  lettre  apologétique  que  j'ai 
reçue  de  M.  Gin.  Mon  profond  respect  pour  la  cour  m'empêche  de  donner  à 
cette  lettre  la  publicité  que  ce  magistrat  semblait  d'abord  désirer  qu'elle  re- 
çût, persuadé  qu'en  y  réfléchissant  mieux  il  me  saura  gré  de  renoncer  au  pro- 
jet de  l'imprimer  avec  mon  commentaire.  » 

Quoi  de  plus  étrange,  en  effet,  pour  le  temps  que  devoir  un  juge 
demander  lui-même  à  un  accusé  dont  les  mémoires  sont  en  contra- 
vention avec  la  loi  et  seront  tout  à  l'heure  condamnés  à  être  brûlés, 
de  lui  accorder  dans  ces  mémoires  une  place  pour  sa  justification  au- 
près du  public?  Je  ne  connais  rien  qui  donne  une  idée  plus  nette  que 
cette  lettre  du  conseiller  Gin  de  la  situation  de  Beaumarchais  à  la  fin 
de  ce  fameux  procès. 

Cependant ,  si  la  peur  agissait  sur  quelques  magistrats  du  parle- 
ment Maupeou,  la  colère  subsistait  chez  le  plus  grand  nombre  à 
l'état  latent ,  et  ils  voyaient  avec  joie  approcher  l'heure  de  la  ven- 
geance. Le  jour  du  jugement  arriva  enfin,  le  26  février  1774,  au 
milieu  de  l'attente  universelle.  «  Nous  attendons  aujourd'hui,  écrit 
M™"  du  Deffand  à  Walpole ,  un  grand  événement  :  le  jugement  de 
Beaumarchais...  M.  de  Monaco  l'a  invité  ce  soir  pour  nous  faire 
la  lecture  d'une  comédie  de  sa  façon  qui  a  pour  titre  le  Barbier 

de  Séville Le  public  s'est  affolé  de  l'auteur,  on  le  juge  tandis 

que  je  vous  écris.  On  prévoit  que  le  jugement  sera  rigoureux ,  et 
il  pourrait  arriver  qu'au  lieu  de  souper  avec  nous  il  fût  condamné 
au  bannissement  ou  même  au  pilori;  c'est  ce  que  je  vous  dirai  de- 
main. » 

Voilà  bien  la  dose  d'intérêt  que  M™"  du  Deffand  prenait  aux  gens. 
Quel  dommage  pour  elle  si  Beaumarchais  eût  été  condamné  au  pilori! 

(1)  C'est  ce  magistrat  qui  avoue  à  Beaumarchais  l'influence  qu'ont  exercée  les  bruits 
pulilics  sur  son  jugement  dans  le  procès  La  Blache.  L'aveu  est  précieux  à  recueillir.  — 
«  Soit  raison,  écrit-il,  ou  suite  des  impressions  que  les  bruits  publics,  même  calomnieux, 
laissent  dans  les  esprits,  je  ne  vous  dissimule  pas,  etc.  » 


176  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  eût  perdu  sa  lecture  du  Barbier.  Elle  la  perdit  néanmoins; 
la  délibération  des  juges  se  prolongeant  (elle  dura  douze  heures), 
Beaumarchais  adresse  au  prince  de  Monaco  le  billet  inédit  suivant 
qui  répond  à  la  lettre  de  M'""  du  Deffand  : 

«  Beaumarchais,  infiniment  sensible  à  l'honneur  que  veut  bien  lui  faire 
M.  le  prince  de  Monaco,  répond  du  palais,  où  il  est  cloué  depuis  six  heures 
du  matin,  où  il  a  été  interrogé  à  la  barre  de  la  cour,  et  où  il  attend  le  juge- 
ment qui  se  fait  bien  attendre;  mais,  de  quelque  façon  que  tournent  les  choses, 
Beaumarchais,  qui  est  entouré  de  ses  proches  en  ce  moment,  ne  peut  se  flat- 
ter de  leur  échapper,  qu'il  ait  à  recevoir  des  complimens  de  félicitation  ou  de 
condoléance.  Il  supplie  donc  M.  le  prince  de  Monaco  de  vouloir  bien  lui  réser- 
ver ses  bontés  pour  un  autre  jour.  Il  a  l'honneur  de  l'assurer  de  sa  très-res- 
pectueuse reconnaissance. 

«  Ce  samedi  26  lévrier  1774.  » 

Au  moment  où  il  écrivait  ce- billet,  Beaumarchais,  après  s'être 
rendu  au  palais,  où  il  avait  vu  passer  devant  lui  tous  ses  juges,  ve- 
nait de  subir,  selon  l'usage,  son  dernier  interrogatoire.  La  nuit  pré- 
cédente avait  été  consacrée  par  lui  à  régler  ses  affaires  :  il  paraît 
qu'il  était  décidé  à  se  tuer,  s'il  eût  été  condamné  au  pilori.  Voyant 
que  la  délibération  se  prolongeait  et  vaincu  par  la  fatigue,  il  se 
rendit  chez  M""  Lépine,  sa  sœur,  se  coucha,  et  s'endormit  d'un  pro- 
fond sommeil. 

«  Il  dormait,  dit  Gudin  dans  son  manuscrit,  et  ses  juges  veillaient,  tour- 
mentés par  les  furies,  divisés  entr'eux.  Ils  délibéraient  dans  le  tumulte,  opi- 
naient avec  rage,  voulaient  punir  l'auteur  des  Mémoires,  prévoyaient  les 
clameurs  du  public  prêt  à  les  désavouer,  et  remplissaient  la  saUe  de  leurs  cris 
contentieux.  » 

Ils  s'arrêtèrent  enfin  à  une  sentence  par  laquelle  ils  espéraient 
donner  satisfaction  au  public  en  se  vengeant  eux-mêmes.  Ils  condam- 
nèrent M""^  Goëzman  au  hlâme,  son  mari  fut  mis  hors  de  cause,  sen- 
tence équivalente  au  blâme  pour  un  magistrat  et  qui  le  force  à  quitter 
sa  charge;  enfin  ils  condamnèrent  Beaumarchais  également  au  blâme. 

La  peine  du  blâme  était  une  peine  infamante  qui  répondait  à  peu 
près  à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  dégradation  civique;  elle  ren- 
dait le  condamné  incapable  d'occuper  aucune  fonction  publique,  et 
il  devait  recevoir  cette  sentence  à  genoux,  devant  la  cour,  tandis  que 
le  président  lui  disait  :  <(  La  cour  te  blâme  et  te  déclare  infâme.  »  On 
éveilla  Beaumarchais  pour  lui  annoncer  ce  résultat;  il  se  leva  tran- 
quillement, maître,  dit  Gudin,  de  tous  ses  mouvemens  comme  de  son 
esprit. 

«  Voyons,  dit-il,  ce  qui  me  reste  à  faire.  Nous  sortîmes  ensemble  de  chez  sa 
sœur.  J'ignorais  si  on  ne  veillait  pas  autour  de  la  maison  pour  l'arrêter;  j'igno- 


BEAUMARCHAIS,    SA    \IE    ET   SON   TEMPS.  177 

rais  ses  desseins,  je  ne  voulais  point  le  quitter.  Après  avoir  fait  assez  de  che- 
min pour  nous  être  assurés  qu'on  ne  le  cherchait  pas  où  il  était,  il  me  con- 
gédia et  me  donna  rendez-vous  pour  le  lendemain  dans  l'asile  qu'il  s'était 
choisi,  car  il  était  à  craindre  qu'en  exécution  de  l'arrêt  on  n'allât  le  chercher 
dans  sa  propre  maison;  mais  cet  arrêt  avait  été  si  mal  reçu  de  la  multitude  as- 
semhlée  aux  portes  de  la  chamhre,  les  juges  avaient  été  si  conspués  en  levant 
l'audience,  quoique  plusieurs  se  fussent  évadés  par  de  longs  corridors  in- 
connus du  public,  qu'on  appelle  les  détours  du  palais;  ils  voyaient  tant  de 
marques  de  mécontentement,  qu'ils  ne  furent  pas  tentés  de  mettre  à  exécution 
une  sentence  qui  ne  leur  attirait  que  le  blâme  universel.  » 

On  connaît  le  triomphe  éclatant  qui  suivit  ce  jugement,  dont  l'exé- 
cution s'arrêtait  devant  la  popularité  de  Beaumarchais  :  tout  Paris  se 
faisant  inscrire  chez  lui,  le  prince  de  Gonti  et  le  duc  d'Orléans  lui 
donnant  une  fête  brillante  le  lendemain  même  du  jour  où  un  tribunal 
avait  tenté  de  le  flétrir;  M.  de  Sartines  lui  disant  :  u  Ce  n'est  pas  as- 
sez que  d'être  blâmé,  il  faut  encore  être  modeste.  »  Quand  de  telles 
discordances  se  produisent  dans  une  société,  elle  est  bien  malade. 
Ajoutons  à  ces  détails  connus  un  détail  intime  et  délicat  que  j'em- 
prante  au  manuscrit  inédit  de  Gudin. 

«  Il  eut,  dit  Gudin,  des  consolations  plus  touchantes  encore  que  celles  de 
l'amitié.  Sa  célébrité  attira  sur  lui  les  regards  d'une  femme  douée  d'un  cœur 
sensible  et  d'un  caractère  ferme,  propre  à  le  soutenir  dans  les  combats  cruels 
qu'il  avait  encore  à  Uvrer.  Elle  ne  le  connaissait  point;  mais  son  âme,  émue 
par  la  lecture  de  ses  mémoires,  appelait  celle  de  cet  homme  célèbre.  Elle  brû- 
lait du  désir  de  le  voir.  J'étais  avec  lui  lorsque,  sous  le  prétexte  de  s'occuper 
de  musique,  elle  envoya  un  homme  de  sa  connaissance  et  de  celle  de  Beaumar- 
chais le  prier  de  lui  prêter  sa  harpe  x)0ur  quelques  minutes.  Une  telle  demande 
dans  de  telles  circonstances  décelait  son  intention.  Beaumarchais  la  comprit; 
il  y  fut  sensible,  et  il  répondit  :  —  Je  ne  prête  jwint  ma  harpe;  mais  si  elle 
veut  venir  avec  vous,  je  l'entendrai,  et  elle  pourra  m'entendre.  Elle  vint;  je 
fus  témoin  de  leur  première  entrevue.  J'ai  déjà  dit  qu'il  était  difficile  de  voir 
Beaumarchais  sans  l'aimer.  Quelle  impression  ne  devait-il  pas  produire  quand 
il  était  couvert  des  applaudissemens  de  tout  Paris,  quand  on  le  regardait 
comme  le  défenseur  de  la  liberté  opprimée,  le  vengeur  du  public!  11  était  en- 
core plus  difficile  de  résister  aux  regards,  à  la  voix,  au  maintien,  aux  dis- 
cours de  cette  jeune  femme,  et  cet  attrait  que  l'un  et  l'autre  inspiraient  à  la 
première  vue  augmentait  d'heure  en  heure  par  la  variété  de  leurs  agrémens 
et  la  foule  des  excellentes  qualités  qu'on  découvrait  en  eux  à  mesure  qu'on  les 
connaissait  davantage.  Leurs  cœurs  furent  unis  dès  ce  moment  d'un  lien  que 
nulle  circonstance  ne  put  rompre,  et  que  l'amour,  l'estime,  la  confiance,  le 
temps  et  les  lois  rendirent  indissoluble  (1).  » 

(1)  La  charmante  personne  dont  parle  ici  Gndin,  et  qni  devint  la  troisième  femme  de 
Beaumarchais,  se  nommait  Marie-Thérèse-Émilie  Willermawlaz.  Elle  était  d'origine  suisse 
et  appartenait  à  une  famille  distinguée  du  pays  de  Charmey.  J'ai  vu  un  grand  portrait 
d'elle  où  elle  est  représentée  avec  la  toilette  qu'elle  avait  sans  doute  le  jour  de  l'entre,- 
vue,  car  elle  porte  le  fameux  panache  en  plumes;  à  la  quesaco,  et  sous  cette  coiffure 

TOME  I.  12 


178  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Ces  ovations  populaires  et  princières,  ces  félicités  de  cœur  plus 
douces  encore,  dédommageaient  sans  doute  Beaumarchais  du  coup  que 
le  parlement  venait  de  lui  porter;  cependant  le  coup  était  cruel.  A  la 
vérité,  le  parlement  Maupeou  ne  devait  pas  survivre  longtemps  à  cet 
acte  de  colère  et  de  vengeance.  En  frappant  de  mort  civile  un  homme 
que  l'opinion  portait  en  triomphe,  il  s'était  lui-même  frappé  à  mort. 
L'opposition  se  déchaîna  contre  lui  avec  un  redoublement  de  fureur, 
les  pamphlets  en  prose  et  en  vers  prirent  une  vivacité  nouvelle  (1). 

elle  est  ravissante.  Quelques  lettres  d'elle  que  nous  citerons  en  leur  lieu  prouveront 
qu'elle  était  de  plus  mie  femme  très  remarquable  par  rintelligence,  l'esprit  et  le  caractère. 
(1)  Par  un  de  ces  jeux  de  mots  dans  le  goût  des  Parisiens^  on  disait^,  en  faisant  allu- 
sion au  procès  Goëzman  :  «Louis  XV  a  détruit  le  parlement  ancien,  15  louis  détruiront 
le  nouveau.  »  Bachaumont  parle  sans  le  citer  d'un  uoël  satirique  très  couni  où  figuraient 
tous  les  personnages  et  tous  les  incidens  du  procès  de  Beaumarchais.  Je  trouve  ce  noël 
dans  les  papiers  de  Julie,  et  comme  il  y  en  a  deux  exemplaires  écrits  de  sa  m-jin  avec 
des  variantes,  comme  elle  aimait  beaucoup  à  se  livrer  à  ce  genre  de  poésie  un  peu  bur- 
lesque, je  serais  porté  à  croire  qu'elle  est  l'auteur  du  noèl  en  question,  dont  voici  quel- 
ques couplets;  il  est  sur  l'air  des  Bourgeois  de  Chartres. 

D'une  vierge  féconde 
L'enfantement,  dit-on. 
Attira  bien  du  monde 
A  Jésus  et  l'ànon. 
'  Nous  étouffons  ici,  dit  l'enfant  à  sa  mère. 
Renvoyez-moi  ce  parlement. 
Non,  dit  Maupeou  tout  doucement, 
A  l'àne  il  pourra  plaire. 

C'est  devant  l'àne,  ,en  effet,  que  comparaissent  successivement  tous  les  persormages 
immortalisés  par  les  mémoires  de  Beaumarchais,  depuis  le  conseiller  et  sa  fename  jus- 
qu'à Marin  et  Baculard.  Le  premier  président  lui-même,  M.  Berthier  de  Sauvigny,  n'est 
pas  oublié,  comme  on  en  jugera  par  ces  couplets,  qui  terminent  le  noël: 

Le  président  suprême, 

Avec  SCS  yeux  de  bœuf 

Et  son  esprit  de  même. 

Porte  un  édit  tout  neuf. 
Donnez-le,  dit  l'ànon,  j'en  veux  un  exemplaire. 
Il  suffit  qu'il  n'ait  pas  de  sens. 
Je  le  lirai  de  temps  eu  temps 

Pour  m'exciter  à  braire... 

Certain  ex-militaire  (*) 

Dont  on  sait  la  valeur. 

De  Goëzman  le  faussaire 

Digne  solliciteur. 
Voyant  près  du  Sauveur  Beaumarchais  à  sa  place, 
Dit  en  jurant  comme  un  païen  : 
«  Gens  du  guet,  prenez  le  coquin. 

Il  me  fait  la  grimace.  » 

Jésus  s'écrie  :  «  Arrête, 
Modère  ton  ardeur  : 
Capitaine  tempête, 
Surtout  de  la  douceur; 

("*)  Le  président  de  Nicolaï. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE    ET   SON   TEMPS.  179 

Il  se  traîna  encore  quelques  mois  au  milieu  du  mépris  public  ;  la  fin 
du  règne  de  Louis  XV  hâta  sa  chute ,  et  un  des  premiers  actes  de 
Louis  XVI  fut  de  rétablir  l'ancien  parlement;  mais  en  attendant  cet 
événement,  qui  pouvait  être  encore  éloigné,  la  terrible  sentence  ren- 
due contre  Beaumarchais  subsistait  avec  toutes  ses  conséquences.  Il 
voyait  sa  carrière  brisée  :  deux  procès  perdus  à  la  fois,  dont  l'un 
l'avait  ruiné  dans  sa  fortune  et  son  honneur,  et  dont  l'autre ,  en  le 
relevant  dans  l'estime  publique,  l'avait  tué  légalement,  pesaient  sur 
lui  de  tout  leur  poids.  Il  avait  à  poursuivre  la  révision  de  ces  deux 
procès;  il  fallait  d'abord  faire  casser  le  dernier  jugement.  Deman- 
der sans  bruit  cette  cassation  au  conseil  d'état,  c'était  s'exposer  à 
un  échec  presque  certain  ;  publier  de  nouveaux  écrits  était  impos- 
sible. Louis  XV,  bien  qu'il  se  fût  amusé  parfois  des  mémoires  contre 
Goëzman,  était  cependant  irrité  de  tout  le  bruit  qui  s'était  fait  au- 
tour de  Beaumarchais  ;  il  lui  avait  ordonné  par  M.  de  Sartines  de 
garder  un  silence  absolu;  mais  les  délais  prescrits  pour  le  recours  en 
cassation  s'écoulaient,  et  le  jugement  allait  devenir  irrévocable. 
Heureusement  pour  Beaumarchais  que  sa  destinée,  toujours  un  peu 
singulière,  voulut  que  Louis  XV,  le  jugeant  sur  l'habileté  même 
qu'il  venait  de  déployer  dans  l'affaire  Goëzman,  crut  avoir  besoin  de 
lui.  Comme  les  rois  pouvaient  alors ,  au  moyen  de  lettres  de  relief, 
relever  du  laps  de  temps  écoulé  pour  la  révision  d'un  procès ,  il 
promit  à  Beaumarchais  de  le  mettre  à  même  de  reconquérir  son  état 
civil,  s'il  remplissait  avec  zèle  et  avec  succès  une  mission  difficile  à 
laquelle  il  attachait  une  grande  importance, — et  le  triomphateur  du 
parlement  Maupeoa  partit  pom*  Londres  en  qualité  d'agent  secret! 

L.    DE    LOMÉNIE. 

Pour  tes  concitoyens  sois  aussi  (lél)onnake. 
Aussi  doux  sm-  les  fleurs  de  lys 
Qu'on  te  vit  pour  les  ennemis 
Quand  tu  fus  militaire. 

Joseph,  avec  colère, 

Dit  à  tous  de  sortir. 

Et  qu'après  cette  affaire 

L'enfant  voulait  dormir. 
Ak!  c'est  donc  sur  ce  ton  ([u'on  nous  met  à  la  porte  ? 
Quoi  !  Beaumarchais  seul  restera; 
Mais  son  mémoire  on  brûlera.  — 

L'auteur  dit  :  Peu  m'importe. 

0  troupe  incorruptible. 

Retournez  à  Paris  : 

Ce  coup  sera  sensilde 

A  tous  les  bons  esprits. 
La  bêtise  chez  vous  a  passé  la  mesure. 
Peut-être  que  cet  accident  ' 
Nous  rendra  l'ancien  parlement; 

On  dit  la  chose  sûre. 


.y 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  décembre  1852. 

,  Encore  une  année  qui  finit,  encore  une  année  nouvelle  qui  commence.  La 
dernière  heure  de  cette  période  expirante  est  là  et  déjà  nous  échapjje,  mar- 
quant la  fuite  mélancolique  des  choses  :  heure  mystérieuse  et  solennelle,  car 
elle  rappelle  aussitôt  à  l'esprit  et  ce  qu'on  a  fait  et  ce  qu'on  a  manqué  de  faire, 
et  les  tentatives  irréparables,  et  les  espoirs  trompés,  et  les  illusions  déçues,  et 
tout  ce  qu'on  a  laissé  en  chemin  de  soi-même.  Ainsi  les  années  s'écoulent  et 
tombent  en  tourbillon  dans  l'abîme  du  temps;  chacune  a  son  irrévocable 
part  dans  l'histoire,  chacune  aura  son  stigmate  ou  son  signe  glorieux,  et  au 
bout  de  chacune  d'elles  revient  périodiquement  cet  instant  suprême  où  on 
s'arrête,  comme  au  terme  d'un  voyage,  pour  mesurer  encore  du  regard  cet 
espace  qu'on  vient  de  parcourir,  pour  embrasser  cet  ensemble  de  choses  où  on 
ne  peut  plus  rien  changer.  L'homme  dans  sa  faiblesse  a  besoin  de  ces  haltes 
auxquelles  la  tradition  et  l'usage  ajoutent  un  caractère  particulier;  il  aime 
à  poser  devant  lui  sur  sa  route  ces  bornes  milliaires,  sortes  de  frontières  du 
temps  :  frontières  que  l'imagination  seule  fixe,  car  en  réalité,  qu'est-ce  qui 
nous  sépare  du  passé?  qu'est-ce  qui  nous  sépare  de  l'avenir?  Rien;  quelque 
chose  d'insaisissable,  un  voile  mystérieux  et  invisible  que  nous  sommes  sans 
cesse  occupés  à  déchirer,  et  qui  se  reforme  sans  cesse  devant  nous.  C'est  le 
lot  de  la  destinée  humaine  de  marcher  toujours  vers  l'inconnu,  souvent  dans 
l'inconnu;  c'est  la  dignité  de  l'homme  de  le  savoir  et  d'y  pourvoir.  Il  en  a 
toujours  été  ainsi;  mais  depuis  un  demi-siècle  il  semble  que  chaque  moment 
ait  contribué  à  épaissir  le  voile  devant  nos  yeux.  Les  révolutions  et  les  ébran- 
lemens  nous  ont  enlevé  la  faveur  des  horizons  étendus,  des  persi>ectives  cer- 
taines, des  choses  durables,  en  détruisant  ou  altérant  les  principes,  faute  des- 
quels les  sociétés,  sans  sécurité  et  sans  ressort,  deviennent  le  jouet  de  ])erpétuels 
hasards  ;  ils  nous  ont  fait  cette  atmosphère  épaisse,  lourde  et  brûlante  où  il 
nous  est  arrivé  souvent  de  ne  voir  qu'à  la  lueur  des  éclairs  et  où  chaque  phase 
de  notre  existence  a  été  marquée  par  des  coups  de  foudre,  de  telle  sorte  que 


REVUE.  CHRONIQUE.  181. 

plus  que  jamais  pour  le  monde  contemporain  il  y  a  quelque  chose  de  saisis- 
sant dans  cette  dernière  heure  jetée  entre  une  période  qui  s'achève  et  une 
période  qui  recominence.  , 

Il  a  dix-huit  mois,  toute  cette  ombre,  toutes  ce§  ténèbres  qu'amassent  et 
condensent  les  révolutions,  enveloppaient  ranné(?t8.3t2.  Tous  les  regards  se 
tournaient  avec  anxiété  vers  cette  date  comme  vers  un  point  noir  et  mena- 
çant. Plus  on  approchait,  plus  le  trouble  universel  augmentait.  La  France 
pressentait  pour  elle-même  une  catastrophe  qui  n'aurait  point  eu  d'égale.  Les 
partis  en  lutte  se  mesuraient  de  l'œil,  ne  sachant  à  quoi  se  résoudre.  L'Europe 
émue  et  inquiète  attendait.  Le  pire  de  tout,  c'est  qu'on  était  arrivé  à  croire 
que  le  droit  et  la  justice  ne  pouvaient  triompher  par  eux-mêmes  et  régulière- 
ment. Aussi  tout  s'organisait-il  pour  le  combat  depuis  les  régions  politiques 
supérieures  jusqu'au  dernier  village  :  —  triste  conséquence  des  situations 
faussées!  Enfm  que  devait  contenir  dans  ses  flancs  obscurs  cette  année  1832? 
Qui  aurait  pu  répondre  à  cette  question  universellement  posée  par  l'effroi 
public?  La  voilà  maintenant  tombée  à  son  tour  dans  le  passé,  cette  année 
redoutée  et  mémorable  !  Elle  a  dit  son  dernier  mot  ;  elle  a  révélé  tout  ce  qu'elle 
contenait.  Rien  de  ce  qu'on  entrevoyait  avec  le  plus  de  terreur  n'est  arrivé, 
et  ce  qui  s'est  réalisé  était  bien  sans  doute  dans  la  logique  mystérieuse  des 
choses,  mais  ne  pouvait  être  dans  le  pressentiment  de  la  foule,  qui  ignore  cette 
loi  secrète  du  monde  moral  en  vertu  de  laquelle  les  révolutions  sont  condam- 
nées à  périr  par  la  force,  comme  elles  naissent  le  jjIus  souvent.  C'est  l'épée, 
en  effet,  qui  a  crevé  l'outre  pleine  de  tempêtes  et  de  terreurs;  c'est  l'épée  qui 
a  dompté  le  sphinx  et  lui  a  imposé  une  réponse  plus  favorable  à  la  paix  pu- 
blique. Au  lieu  du  triomphe  du  socialisme,  nous  avons  assisté  à  la  plus  im- 
mense réaction  d'autorité;  nous  avons  vu  se  reconstituer  les  pouvoirs  les  plus 
entiers,  et  les  révolutions  de  1848  ne  se  survivre  que  par  les  tendances  qu'il 
était  dans  leur  nature  d'enfanter.  Partie  de  la  France  comme  du  grand  et 
unique  foyer  du  mouvement  européen,  la  réaction  s'est  communiquée  par- 
tout, à  l'Allemagne,  à  l'Italie,  à  l'Espagne,  qui  avait  cependant  échappé  aux 
commotions  révolutionnaires.  Si  on  parcourait  tous  les  pays  en  interrogeant 
cette  énigmatique  année  sur  ce  qu'elle  a  produit,  partout  elle  pourrait  ré- 
pondre :  affaissement  de  l'esprit  libéral  d'autrefois,  transformation  radicale  du 
pouvoir,  redevenu  l'unique  régulateur  de  la  vie  et  de  la  pensée  des  peuples. 
Déjà  le  1"  janvier  1852  éclairait  une  société  violemment  rassise,  mais  étonnée 
encore  et  incertaine  de  l'issue  de  l'entreprise  du  2  décembre  1851.  Le  i"  jan- 
vier 1853  se  lève  sur  les  dernières  conséquences  de  cette  évolution  qui  a  changé 
l'avenir,  sur  la  restauration  impériale  qui  date  d'hier  à  peine,  du  moins  de 
nom;  il  vient  éclairer  une  société  chez  qui  la  fatigue  de  tout  tient  lieu  de  foi 
politique,  et  qui,  sans  regret  à  coup  sûr  pour  les  institutions  républicaines, 
assiste  à  la  renaissance  des  institutions  et  des  usages  monarchiques,  unique- 
ment préoccupée  de  voir  les  intérêts  se  raffermir,  son  foyer  sauvegardé,  l'ac- 
tivité publique  reprendre  peu  à  peu  son  cours,  le  goût  des  choses  durables 
retrouver  sa  puissance. 

Est-ce  à  dire  que  tous  les  problèmes  soient  épuisés,  et  que  l'avenir,  —  cet 
avenir  de  demain  qui  s'annonce,  —  soit  sans  mystère?  Non  sans  doute  :  les 
questions  d'un  certain  ordre  vidées,  d'autres  se  lèvent  et  naissent  de  cette 


182  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

transformation  même  qui  s'opère  dans  la  vie  des  peuples.  L'heure  qui  sonne 
nous  avertirait  au  besoin  que  l'inconnu  recommence  sans  cesse,  et  de  même 
qu'aujourd'hui,  en  rejetant  un  coup  d'œil  vers  ce  passé  d'un  an,  il  y  a  lieu 
de  nous  demander  :  Qu'avons-nous  fait?  qu'avons-nous  conquis?  qu'avons- 
nous  perdu?  quels  gages  avons-nous  donnés  dans  nos  actions  à  la  vérité  et 
à  la  justice? — Nous  pouvons  aussi  nous  demander,  au  seuil  de  cette  période 
nouvelle  qui  s'inaugure  :  Que  ferons-nous?  quelle  destinée  nous  attend?  que 
laissera  dans  l'histoire  cette  année  qui  va  s'écouler  encore?  1852  a  dévoilé 
tous  ses  secrets;  que  porte  dans  ses  flancs  1833?  Nous  ne  sommes  point  les 
maîtres  des  événemens;  nous  ne  pouvons  pas  pénétrer  l'avenir,  même  le  plus 
rapproché,— l'avenir  de  l'heure  ou  de  la  minute  qui  va  suivre;  mais  ce  qui  est 
en  notre  pouvoir,  c'est  de  demeurer  fidèles  au  vrai  et  au  bien  :  c'est  la  seule 
manière  qui  nous  soit  donnée  de  disposer  de  notre  avenir.  Entrons  donc  dans 
cette  année  qui  s'ouvre  avec  un  cœur  libre  et  une  volonté  droite,  avec  un  es- 
prit éclairé  par  l'expérience  et  une  pensée  dégagée  des  passions  d'autrefois. 
Heur  ou  malheur,  ce  sera  alors  la  bonne  année.  La  bonne  année  pour  tous! 
Nous  souhaitons  au  bon  sens  et  à  la  vérité  plus  de  bonheur  qu'ils  n'en  ont 
eu  en  mainte  rencontre  dans  ces  dernières  années.  Nous  souhaitons  aux  peu- 
ples la  modération  qui  fait  qu'ils  supportent  leurs  gouvernemens,  et  aux  gou- 
vernemens  la  modération  qui  fait  qu'ils  supportent  les  peuples  tels  qu'ils  sont. 
Aussi  bien  il  en  coûte  trop  de  tenter  de  supprimer  les  uns  ou  les  autres.  Il  faut 
qu'ils  s'accoutument  à  vivre  ensemble  avec  leurs  conditions  mutuelles,  avec 
leurs  besoins  et  leurs  instincts  légitimes.  Nous  souhaitons  à  la  littérature  de 
meilleurs  jours,  aux  écrivains  un  public  et  au  public  des  écrivains.  Nous  sou- 
haitons à  notre  pays,  si  ingénieux  à  se  tourmenter,  de  savoir  toujours  ce  qu'il 
veut,  et  quand  il  finit  par  l'avoir,  de  ne  point  l'échanger  pour  ce  qvi'il  n'au- 
rait point  voulu.  Nous  souhaitons  enfin  à  cette  civilisation  européenne,  qui 
suint  par  momens  de  si  terribles  éclipses,  de  triompher  dans  ce  qu'elle  a  de 
bon,  de  juste,  de  sensé  et  d'intelligent.  C'est  au  point  de  vue  de  cette  civili- 
sation moderne  que  seront  définitivement  jugés  tous  les  événemens,  toutes 
les  périodes  qui  se  succèdent. 

Maintenant,  aux  derniers  bruits  de  cette  année  qui  finit  et  qui  se  rattache 
par  tant  de  liens  au  mouvement  général  de  ce  siècle,  les  choses  ordinaires 
n'en  suivent  pas  moins  leur  cours.  Par  quels  faits,  par  quels  incidens  se  ca- 
ractérisent ces  derniers  jours?  L'année  18.^2  ne  s'est  point  terminée  sans  un 
nouveau  succès  de  notre  armée  en  Afrique.  Il  y  a  deux  ans  à  peu  près,  à  pa- 
reille époque,  c'était  Zaatcha  emportée  d'assaut;  aujourd'hui  c'est  la  prise  de 
Laghouat.  Dirons-nous  que  c'est  un  pas  de  plus  de  la  civilisation  dans  ce 
monde  barbare?  Sans  doute  il  reste  beaucoup  à  faire  :  il  reste  à  peupler  cette 
terre,  à  la  coloniser,  à  la  conquérir  au  travail  et  à  l'industrie,  comme  le  di- 
sait.le  prince  Louis-Napoléon  à  la  veille  de  ceindre  la  couronne.  11  reste  sur- 
tout à  faire  en  sorte  que  l'Algérie  se  suffise  à  elle-même,  et  qu'elle  devienne 
de  moins  en  moins  une  charge  pour  la  France;  mais  n'est-ce  point  cette  œuvre 
même  que  préparent  depuis  si  longtemps  nos  soldats  avec  un  infatigable  cou- 
rage? N'est-ce  point  pour  servir  ce  grand  dessein  que  vont  se  dévouer  quel- 
quefois' obscurément  tant  de  brillans  officiers,  dont  l'un,  le  général  Bousca- 
rin,  vient  de  périr  encore  sous  Laghouat?  Tandis  que  la  France  s'épuise  en 


KEVUE.  CHRONIQUE,  183 

dissensions  qui  énervent  les  âmes,  obscurcissent  la  mâle  et  simple  notion  du 
devoir,  et  risquent  si  souvent  de  donner  aux  courages  une  fausse  impulsion, 
nos  soldats  en  Afrique  poursuivent  la  plus  difficile  des  œuvres,  celle  aussi  qui 
est  le  plus  remplie  d'héroïsme  sans  mélange,  ils  n'ont  point  de  ces  momens 
de  doute  si  fréquens  dans  les  révolutions,  où  il  faut  un  effort  prodigieux 
pour  distinguer  ce  que  le  patriotisme  commande.  Pour  eux,  il  n'y  a  point  de 
choix  à  faire;  la  route  est  droite  et  simple,  et  ils  peuvent  tomber  au  bout  avec 
cette  héroïque  sérénité  du  général  Bouscarin,  faisant  crier  à  ses  soldats,  au 
moment  où  la  balle  l'atteignait  :  «  Vive  la  France!  »  Laghouat  violemment 
emportée,  Abd-el-Kader  au  même  instant  faisant  route  vers  Brousse,  où  il 
doit,  comme  on  sait,  vivre  interné,  —  ne  sont-ce  pas  là  des  gages  de  sécurité 
que  l'année  18o2  laisse  à  l'Algérie?  En  réahté,  cette  conquête  de  l'Afrique  est 
une  des  plus  grandes  entreprises  auxquelles  la  France  se  soit  attachée  depuis 
longtemps.  Elle  y  aura  trouvé  un  champ  d'activité,  une  pépinière  de  soldats, 
un  empire  nouveau  qu'elle  donnera  plus  tard  à  la  civiUsation.  Le  doute  n'est 
plus  permis  aujourd'hui,  en  effet,  sur  la  convenance  de  la  civilisation  de  l'A- 
frique. L'œuvre  actuelle,  comme  nous  le  disions,  c'est  de  faire  fructifier  tous 
les  sacrifices  faits  sur  cette  terre,  et  c'est  aussi  ce  qui  nous  reste  à  accomplir. 
La  conquête  par  les  armes,  c'est  déjà  le  passé;  la  conquête  par  l'instruction 
religieuse  et  morale,  par  le  travail,  par  le  commerce  et  l'industrie,  c'est  l'a- 
venir et  l'inconnu.  Combien  de  générations  s'y  useront  encore  et  quel  sera 
le  résultat?  C'est  là  le  mystère;  mais  nulle  part  n'éclate  mieux  à  coup  sûr  la 
nécessité  d'une  action  suivie,  persistante,  émanant  d'un  gouvernement  stable. 
Eh  bien!  au  point  de  vue  de  cette  stabilité  intérieure  du  gouvernement, 
comme  sous  le  rapport  de  la  situation  matérielle  et  financière  du  pays,  que 
laisse  encore  après  elle  l'année  1852?  Dans  Tordre  politique,  rien  ne  peut 
mieux  dessiner,  à  ces  derniers  instans,  le  mouvement  réel  accompli  en  France 
que  les  récens  sénatus-consultes  venus  à  l'appui  du  rétablissement  de  l'em- 
pire et  le  rapport  de  M.  Troplong  qui  accompagne  l'un  d'eux.  D'une  part,  l'em- 
pereur a  choisi  dans  sa  famille  l'héritier  éventuel  qui  lui  doit  succéder  en  cas 
d'absence  d'héritier  direct;  le  successeur  désigné  est  le  prince  Jérôme,  qui  fut 
roi  de  Westphalie.  D'un  autre  côté,  un  second  sénatus-consulte  résume  et  con- 
sacre les  changemens  apportés  à  la  constitution  du  1 3  janvier  1 852.  Ces  change- 
mens  ne  modifient  pas  sensiblement  sans  doute  le  mécanisme  et  les  ressorts 
de  la  loi  politique  qui  régit  la  France;  cette  constitution  elle-même  n'était 
autre  chose  que  l'organisation  et  la  forme  de  l'empire,  moins  le  nom.  Les  mo- 
difications actuelles  ne  font  évidemment  que  développer  la  même  pensée,  en 
Investissant  l'autorité  souveraine  de  plus  hautes  prérogatives.  Ces  modifica- 
tions touchent  principalement  à  trois  points  essentiels  :  l'une  d'elles  attribue 
au  chef  de  l'état  le  droit  de  signer  des  traités  diplomatiques  ou  commerciaux, 
et  même  de  changer  les  tarifs  de  douane  sans  la  ratification  législative.  Jus- 
qu'ici, depuis  la  fondation  du  régime  constitutionnel  en  France,  les  cham- 
bres avaient  eu  le  droit  d'intervenir  en  ces  matières,  —  droit  contesté  par  te 
gouvernement  sous  la  restauration,reconnu  après  1830,  démesurément  étendu 
par  la  république,  et  aboli  aujourd'hui  par  une  interprétation  nouvelle, 
comme  cela  existait  d'ailleurs  sous  le  premier  empire.  Une  autre  disposi- 
■  tion  du  sénatus-consulte  fait  passer  dans  le  domaine  du  décret  l'exécution 


184  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  travaux  d'utilité  publique,  en  réservant  ceux  qui  emportent  un  subside 
ou  une  dépense  de  l'état,  et  qui  devront,  à  ce  titre,  recevoir  préalablement 
la  sanction  législative.  Enfin  désormais  le  budget  continuera  d'être  présenté 
par  chapitres  au  corps  législatif,  mais  celui-ci  ne  pourra  le  voter  que  par 
département  ministériel,  laissant  au  pouvoir  exécutif  la  liberté  de  se  mouvoir 
dans  les  limites  d'un  ministère  pour  l'affectation  des  fonds.  Tels  sont  quel- 
ques-uns des  changemens  les  plus  graves  destinés  à  coordonner  la  législation 
française  avec  les  institutions  actuelles.  M.  Troplong,  dans  son  rapport,  ex- 
pose les  motifs  de  ces  changemens  sans  déguiser  les  questions  qu'ils  soulè- 
vent, lesquelles  ont  paru  suffisamment  tranchées  par  l'esprit  même  de  la  con- 
stitution. Nous  exposons  à  notre  tour  le  résultat  des  délibérations  du  sénat. 
Ce  qui  nous  frappe  dans  le  rapport  de  M.  Troplong,  c'est  que  ce  travail  res- 
semble par  momens  à  un  bulletin  racontant  un  long  combat  entre  le  prin- 
cipe des  pouvoirs  sans  partage  et  le  principe  des  pouvoirs  pondérés,  mitigés 
par  l'intervention  et  le  contrôle  des  assemblées  politiques.  La  bataille  s'en- 
gage sur  toute  chose  :  sur  les  finances,  sur  les  travaux  publics,  sur  la  moindre 
prérogative.  Chacun  a  la  victoire  à  son  tour,  selon  le  vent  qui  souffle.  Mal- 
heureusement dans  cette  lutte,  quel  que  soit  le  vaincu,  n'est-il  point  vrai  que 
c'est  toujours  un  élément  essentiel  de  toute  organisation  publique?  Et  cela 
ne  démontre-t-il  pas  qu'il  a  dû  y  avoir  depuis  longtemps  quelque  vice  se- 
cret dans  notre  vie  politique  pour  qu'elle  se  soit  si  souvent  résumée  dans  cet 
antagonisme  ardent  entre  deux  forces  appelées  à  agir  ensemble,  à  concourir, 
chacune  dans  sa  sphère,  au  bien  commun,  à  l'administration  commune  de  la 
société  et  du  pays?  Puissions-nous,  à  la  lumière  des  expériences  de  ce  deni'- 
siècle,  nous  apercevoir  que  la  meilleure  manière  d'entendre  la  liberté  ce  n'est 
point  de  contester,  de  harceler  sans  cesse  le  pouvoir  jusqu'à  ce  qu'il  succombe, 
et  que  le  meilleur  moyen  de  fonder  l'autorité,  c'est  de  l'asseoir  sur  des  garan- 
ties libérales  et  justes!  Dans  l'ordre  politique,  il  n'est  pas  d'enseignement 
plus  éclatant.  Quant  à  la  situation  matérielle  et  financière  du  pays,  on  sait 
le  degré  d'activité  qui  régnait  depuis  quelques  mois  dans  ce  domaine  des  af- 
faires et  des  intérêts.  Il  semble  que  cette  activité  se  soit  un  moment  suspen- 
due, ou  du  moins  que  ce  qui  n'était  qu'une  ardeur  fiévreuse  se  soit  un  peu 
apaisé,  pour  ne  laisser  place  qu'au  mouvement  ordinaire  de  cette  époque  de 
l'année.  On  n'en  peut  douter,  il  s'est  manifesté  depuis  un  an  une  réelle  amé- 
lioration dans  le  domaine  matériel.  Pour  donner  une  mesure  de  cette  amé- 
lioration, le  gouvernement  publiait,  il  y  a  peu  de  jours,  un  exposé  financier 
de  l'exercice  courant.  Les  revenus  indirects,  qui  avaient  été  évalués  pour  1852 
à  37  millions  de  plus  que  pour  1831,  ont  déjà  dépassé  le  chiffre  des  évalua- 
tions primitives.  L'augmentation  est  jusqu'ici  de  51  milhons.  Quelque  réel 
que  soit  cependant  le  progrès  des  recettes  publiques,  il  n'y  en  aura  pas  moins 
un  déficit  que  le  gouvernement  fixe  à  40  millions,  mais  dont  l'importance 
diminue  à  ses  yeux  devant  la  renaissance  de  l'activité,  de  l'industrie,  du  com- 
merce et  de  la  richesse  nationale.  Ainsi  donc,  au  point  de  vue  politique  comme 
au  point  de  vue  matériel,  l'année  1852  laisse  la  France  calme  sous  l'empire 
de  ses  institutions  nouvelles,  oubhant  dans  le  repos  les  préoccupations  d'au- 
trefois, ayant  encore  des  déficits,  mais  faisant  ses  affaires  et  ne  demandant  pas 
mieux  que  de  goûter  les  bienfaits  d'une  prospérité  retrouvée.  Elle  laisse  le  gou- 


REVUE.  CHRONIQUE.  185 

vernement  reconstitué  et  agrandi,  aussi  libre  que  possible  de  faire  le  bien  et 
aussi  dégagé  que  possible  de  tous  les  embarras  de  la  lutte  des  partis. 

La  résurrection  de  la  monarchie  impériale  sera,  à  n'en  pas  douter,  dans 
l'avenir,  le  fait  capital  de  l'histoire  de  la  France  en  1852,  ce  qui  s'explique 
par  le  déplacement  qu'elle  entraîne  dans  toutes  les  conditions  de  notre  exis- 
tence politique  intérieure.  Quant  à  la  situation  de  la  France  en  Europe,  au 
moment  où  cette  année  s'achève,  où  faut-il  en  chercher  les  symptômes? 
Est-ce  dans  la  promptitude  d'acquiescement  à  l'empire  de  certaines  puissances? 
Est-ce  dans  la  lenteur  de  certaines  autres?  Est-ce  dans  la  réduction  de  l'armée 
autrichienne,  dont  on  parlait  récemment,  ou  bien  dans  le  voyage  du  jeune 
empereur  à  Berlin,  dans  ses  toasts  et  dans  ses  discours?  11  est  évident  à  coup 
sûr  que  chaque  mouvement  de  la  France  a  un  profond  retentissement  en  Eu- 
rope, et  a  pour  résultat  de  réveiller  une  multitude  de  questions  qui  touchent 
à  la  grandeur  même  et  au  rôle  de  notre  pays  dans  le  monde,  à  l'équilibre 
des  puissances,  à  l'ordre  européen.  Par  une  coïncidence  étrange  ou  plutôt 
assez  naturelle  peut-être,  il  se  trouve  qu'en  ce  moment  même  il  se  publie 
plusieurs  ouvrages  où  se  retrouve  quelque  chose  de  ces  grandes  questions  de 
politique  générale,  de  ces  ijréoccupations  qui  naissent  perpétuellement  des 
évolutions  où  notre  pays  est  entraîné.  M.  de  Ficquelmont  continue  un  livre 
qu'il  commençait  l'an  dernier  sous  le  titre  de  Lord  Pabnerston,  l'Angleterre 
et  le  Continent.  Une  autre  brochure  vient  traiter  aujourd'hui  des  limites  de 
la  France.  Le  titre  seul  dit  la  pensée  de  l'ouvrage.  On  connaît  déjà  le  pre- 
mier volume  du  livre  de  M.  de  Ficquelmont.  L'honorable  homme  d'état  au- 
trichien avait  jeté  dans  ces  premières  pages  plus  d'une  vue  ingénieuse  et 
sensée,  plus  d'un  trait  net  et  juste.  Peut-être,  pour  plus  de  fidélité  à  son  titre, 
s'est-il  cru  trop  obligé  de  poursuivre  incessamment  l'Angleterre  et  lord  Pal- 
raerston  pour  ce  qu'ils  ont  fait  et  pour  ce  qu'ils  n'ont  point  fait.  M.  de  Ficquel- 
mont reconnaît  deux  grands  coupables  des  désordres  de  l'Europe  dans  ce  siè- 
cle :  Napoléon  avec  son  ambition,  lord  Palmerston  avec  ses  principes.  Il  voit 
ces  désordres  naissant  du  trouble  moral  qui  s'est  introduit  dans  les  relations 
entre  les  grands  gouvernemeiis;  mais  n'en  peut-on  pas  aussi  placer  la  source 
dans  le  règlement  des  alîaires  du  continent  à  l'issue  de  l'empire?  S'il  y  a  des 
coupables,  ne  peuvent-ils  pas  être  de  diverse  sorte?  Quelle  a  été  la  politique 
de  l'Europe  en  1813  et  durant  les  trente-quatre  années  qui  ont  suivi?  Chose 
étrange,  deux  gouvernemens  se  sont  succédé  en  France  dans  cet  intervalle, 
celui  des  Bourbons  et  celui  du  roi  Louis-Philippe.  L'un  était  aimé  de  l'Eu- 
rope, et  elle  lui  a  fait  à  sa  naissance  des  conditions  insupportables,  en  iden- 
tifiant en  quelque  sorte  son  avènement  avec  les  humiliations  du  pays,  dont  il 
n'était  pas  coupable,  en  irritant  contre  lui  tous  les  ressentimens  du  patrio- 
tisme déçu,  en  livrant  à  ses  ennemis  l'arme  la  plus  meurtrière  peut-être  sous 
laquelle  il  ait  succombé.  L'autre,  qu'une  partie  du  continent  ne  pouvait  point 
aimer  sans  doute,  mais  qui  avait  fait  de  grands  et  véritables  sacrifices  pour 
le  maintien  de  la  paix,  l'Europe  l'environnait  de  difficultés  et  de  pièges;  elle 
le  mettait  en  suspicion  et  se  plaisait  parfois  à  l'afifaiblir;  elle  était  heureuse 
quand  elle  pouvait  le  jeter  dans  un  périlleux  isolement,  et  peut-être  même 
les  déboires  personnels  n'étaient-ils  point  épargnés.  L'Europe  ne  voyait  pas 
que  la  France,  étant  nécessairement  appelée  par  sa  position,  par  son  passé, 


186  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

par  son  génie,  par  ses  instincts,  à  exercer  une  grande  influence  sur  le  conti- 
nent, il  fallait  qu'elle  occupât  son  rang  par  la  puissance  territoriale,  qui  ne 
s'obtient  que  par  les  armes,  ou  par  l'ascendant  moral,  par  le  prosélytisme  de 
rintelligence.  La  seule  manière  de  faire  oublier  les  traités  de  1815,  c'était  l'ac- 
tion de  ce  prosélytisme  qui  supprimait  en  quelque  sorte  les  frontières.  Louis- 
Philippe  semblait  avoir  résolu  ce  problème  par  le  développement  de  la  liberté 
politique  et  de  tous  les  moyens  d'influence  pacifique.  Sa  politique,  pour  bien 
des  causes,  entre  lesquelles  il  faut  compter  à  coup  sur  la  malveillance  d'une 
partie  de  l'Europe,  a  été  emportée.  C'est  ce  qui  fait  que  les  mêmes  questions 
renaissent  après  lui,  et  qu'on  fait  encore  des  brochures  sur  les  limites  de  la 
France. 

Ce  petit  livre  des  Limites  de  la  France  d'ailleurs,  à  part  toute  considéra- 
tion actuelle,  est  loin  d'être  sans  mérite.  Il  met  notamment  en  relief  deux 
ou  trois  points  des  plus  importans  de  la  vie  politique  de  notre  pays.  Ce  qu'il 
montre  surtout,  c'est  que  la  révolution,  bien  loin  de  servir  la  France  dans  son 
développement  légitime,  dans  la  formation  de  sa  puissance  territoriale,  n'a 
fait  que  l'arrêter  au  contraire  dans  cette  œuvre,  en  brisant  ces  traditions  mo- 
narchiques auxquelles  se  liait  son  agrandissement  progressif,  en  mettant  l'in- 
stabilité à  la  place  des  gouvernemens  durables,  en  rendant  impossibles  les 
pensées  suivies  et  persistantes,  les  desseins  longuement  conçus,  en  énervant 
enfin  le  sentiment  national.  Vous  souvenez-vous  de  ce  cri  éloquent  de  M.  Cou- 
sin dans  une  de  ses  pages  sur  W"  de  Longue\'ilIe  :  «  C'est  la  fronde  qui  a 
commis  l'inexpiable  crime  d'avoir  suspendu  l'élan  de  Condé  et  de  la  grandeur 
française  ?  »  Au  fond,  la  révolution,  dans  des  circonstances  différentes,  a  pro- 
duit le  même  résultat.  De  ses  victoires  et  de  ses  conquêtes  éphémères,  il  ne 
reste  rien,  —  rien  que  le  souvenir  d'une  sombre  et  inutile  énergie,  et  des  ex- 
cès de  génie  de  celui  qui  la  mena  tambour  battant  sur  tous  les  champs  de 
bataille.  Ce  que  l'auteur  montre  encore,  c'est  que  dans  le  mouvement  des 
peuples  contemporains,  tandis  que  la  plupart  des  puissances  européennes  se 
sont  agrandies,  la  France  seule  est  restée  stationnaire,  ouverte  et  sans  défense 
par  tout  im  côté  de  son  territoire.  11  ne  faut  pas  s'étonner  que  les  esprits  se 
tournent  quelquefois  vers  ces  questions  où  est  engagé  le  problème  de  la  des- 
tinée européenne,  qu'ils  les  agitent  comme  s'il  était  aussi  facile  de  les  résou- 
dre pratiquement  qu'en  théorie.  Il  est  moins  aisé  à  coup  sûr  de  fixer  des  fron- 
tières véritables  sur  le  terrain,  et  surtout  de  les  garder,  que  de  les  tracer  sur 
le  papier;  mais  ce  n'est  point,  dans  tous  les  cas,  une  étude  vaine  que  de  se  pé- 
nétrer, par  le  spectacle  de  l'histoire  de  la  France,  des  conditions  de  son  exis- 
tence et  de  sa  grandeur,  de  rechercher  de  quel  côté  sont  ses  alliances  natu- 
relles, de  s'instruire  sur  les  causes  qui  ont  pu,  en  certaines  heures,  amener  de 
si  prompts  et  si  terribles  revers  après  des  tentatives  qui  excédaient  toute 
proportion.  C'est  là  l'objet  de  la  littérature  politique.  Autrefois  on  dissertait  sur 
la  pondération  des  poijvoirs;  à  la  fin  de  1832,  on  écrit  des  essais  sur  les  fron- 
tières naturelles  de  la  France.  Les  livres  ne  peignent-ils  pas  les  temps? 

Mais  dans  la  littérature  proprement  dite  n'y  a-t-il  point  autre  chose  en- 
core? Quelle  œuvre  éloquente  se  produit  ou  se  prépare?  De  quelle  merveille 
l'imagination  contemporaine  nous  a-t-elle  comblés  dans  ces  derniers  jours? 
Quel  signe  de  vie  l'esprit  littéraire  vient-il  de  donner  comme  pour  saluer  l'an- 


BEVUE.  CHRONIQUE.  187 

née  qui  s'en  va?  C'est  à  lui  surtout  qu'il  faut  souhaiter  de  voir  se  relever  les 
jours  de  l'inspiration  et  de  la  fécondité  au  seuil  de  cette  période  nouvelle. 
Que  l'année  1853  ait  de  riches  moissons  pour  compenser  celles  que  nous  n'a- 
vons pas  cueillies  jusqu'ici!  Et  cependant  voici  un  des  plus  rares  esprits  de 
ce  temps  qui  vient  de  s'enfoncer  tout  exprès  dans  les  curiosités  historiques 
de  la  Russie  pour  nous  retracer  la  romanesque  destinée  d'un  de  ces  aventu- 
riers mystérieux  qui  arrivent  à  tout,  même  au  trône.  Cet  esprit,  c'est  M.  Mé- 
rimée, et  son  histoire  est  celle  des>faux  Démétrius.  Dans  la  peinture  de  cette 
existence  asritée  et  hasardeuse,  M.  Mérimée  se  retrouve  avec  cette  sobriété  et 
ce  nerf  d'un  talent  accoutumé  à  se  mesurer  avec  les  réalités  les  plus  étran^^es. 
N'en  voyait-on  pas  l'autre  jour  un  exemple  ici  même  dans  ces  scènes  rapides 
et  fortes  où  revit  l'aventurier  russe?  Le  prétendu  fils  d'Ivan-le-Terrible  est  son 
héros,  cette  fois,  comme  Colomba  ou  Carmen ,  seulement  avec  l'exactitude 
.historique  de  plus.  Une  chose  bizarre  d'ailleurs  et  qu'il  est  facile  de  remar- 
quer, c'est  que  M.  Mérimée  semble  être  un  aussi  bon  historien  dans  ses  récits 
d'imagination  que  dans  ses  histoires  véritables;  il  met  autant  de  relief  et  de 
vie  réelle  dans  les  personnages  qu'il  invente  et  qu'il  crée  que  dans  ceux  dont 
il  recueille  les  traits  éparsdans  lesdocumens  poudreux.  A  quoi  cela  tient-il, 
si  ce  n'est  à  la  nature  spéciale  d'un  talent  merveilleusement  doué  pour  le 
récit  ou  le  conte?  M.  Mérimée  a  surtout  dans  ses  tableaux  la  fermeté,  la  netteté, 
la  précision  du  trait,  qualités  plus  rares  que  jamais  aujourd'hui,  et  qui  ne  se 
retrouvent  ni  au  théâtre,  ni  dans  le  roman,  ni  en  rien  de  ce  que  l'imagina- 
tion enfante. 

Pour  peu  qu'on  observe  en  elTet  la  littérature  actuelle,  il  est  facile  de  le  re- 
marquer, ce  qui  manque  le  plus,  c'est  une  certaine  mesure  dans  l'invention 
comme  dans  le  langage,  c'est  cette  force  secrète  qui  se  contient  et  ne  se  répand 
qu'à  moitié,  c'est  un  certain  art  de  composition  qui  proportionne  les  faits,  les 
passions,  les  sentimens,  les  nuances  diverses  d'un  caractère,  et  fasse  vivre  cela 
d'une  vie  nette,  réelle  et  logique.  Ce  qui  fait  défaut  dans  notre  siècle,  ce  n'est 
point  certes  l'art  du  développement  :  c'est  l'art  du  développement  juste.  Avec 
quelques-unes  de  ces  qualités  de  plus,  la  comédie  jouée  l'autre  jour  au  Théâtre- 
Français,  le  Cœur  et  la  Dot,  n'eût-elle  point  été  infiniment  moins  contes- 
table? Il  y  avait  là  des  germes,  sans  nul  doute;  il  y  avait  une  idée,  bien 
qu'assez  peu  nouvelle;  il  y  a  des  ébauches  de  caractères  et  des  échappées  sur 
les  mœurs.  Aux  premières  scènes  du  drame,  il  semble  que  tout  se  dispose 
pour  ne  rej)résenter  qu'un  monde  vivant  et  vrai;  mais  bientôt  l'auteur  laisse 
échapper  le  lil,  la  logique  va  où  elle  peut,  le  factice  se  mêle  à  tout,  l'action 
n'est  plus  qu'une  série  de  complications  puériles,  et  on  ressent  cet  indicible 
malaise  que  vous  cause  toute  œuvre  où  le  comique  vous  laisse  sérieux  et  dis- 
trait. 11  faut  bien  pourtant  que  cette  pauvre  année  finissante  et  cassée  se  dé- 
ride un  peu  et  nous  réserve  du  moins  quelque  réjouissante  aventure  litté- 
raire. Kous  tenons  le  Monde  des  Oiseaux  de  M.  Toussenel  pour  très  supérieur 
en  ce  genre  à  toute  comédie.  Quoi!  la  comédie,  direz-vous,  dans  une  étude 
ornithologique,  dans  la  peinture  des  oiseaux,  de  leurs  lois  et  de  leurs  mœurs? 
Oui,  vi-aiment.  0  puissance  de  la  magie  phalanstérienne  et  de  l'accord  de  la 
tonique  avec  la  dominante  !  le  monde  des  oiseaux  n'est-il  point  en  réalité  la 
plus  invincible  démonâtration  de  la  loi  du  progrès  humanitaire  par  le  pha- 


188  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lanstère?  La.  formule  du  gerfaut,  telle  que  la  révèle  l'auteur,  ne  résume-t-elle 
pas  la  prochaine  évolution  de  l'humanité  qui  doit  faire  succéder  le  règne  de 
la  femme  au  règne  de  l'homme?  Nous  ne  pouvons  nier  au  surplus  que  l'au- 
teur n'ouvre  des  aperçus  historiques  d'une  véritable  nouveauté.  Savez-vous, 
par  exemple,  pourquoi  la  révolution  française  a  si  fastueusement  échoué  à 
deux  reprises?  C'est  parce  que  les  assemblées  ont  négligé  de  décréter  l'éga- 
lité de  la  femme  et  même  sa  supériorité,  si  nous  ne  nous  trompons.  Tout  est 
là  en  effet  :  prééminence  de  la  femme.  Savez-vous  à  quoi  tiennent  les  mal- 
heurs de  la  France?  C'est  à  l'iniquité  de  la  loi  sahque.  Et  savez-vous,  au  con- 
traire, à  quoi  tient  la  grandeur  de  l'Angleterre?  C'est  que  les  Anglais  font  le 
plus  d'efforts  possibles  pour  ressembler  à  des  femmes  eji  se  rasant  sans  cesse. 
Nous  n'inventons  rien  à  coup  sûr,  et  nous  trouvons  qu'il  serait  amusant  de 
suivre«encore  l'auteur.  Gageons  que  l'autre  soir,  quand  lord  Derby  et  M.  Dis- 
raeli sont  tombés  du  ministère,  c'est  qu'ils  avaient  oublié  de  se  raser  de  frais, 
en  quoi  la  destinée  anglaise  et  la  loi  du  progrès  humanitaire  étaient  égale- 
ment en  défaut. 

Heureusement  pour  elle  l'Angleterre  s'occupe  de  choses  plus  sérieuses,  et 
ses  crises  ministérielles  rappellent  à  un  monde  plus  réel. 

Le  cabinet  présidé  par  lord  Derby  vient  de  tomber  du  pouvoir,  comme  on 
sait;  il  aura  à  peine  existé  quelques  mois;  l'année  1852  l'aura  vu  naître  et 
mourir.  Le  ministère  anglais  est  tombé  justement  sous  le  poids  de  ce  plan  de 
finances  de  M.  Disraeli,  qui  était  certainement  une  des  œuvres  les  plus  remar- 
quables et  les  plus  habiles,  et  qui  au  point  de  vue  politique  semblait  le  mieux 
combiné  pour  diviser,  neutraliser  et  annuler  les  oppositions.  Que  reste-t-il 
maintenant  du  passage  de  lord  Derby  et  de  M.  Disraeli  aux  alTaires?  Il  reste 
au-dessus  de  tout  un  fait  important,  c'est  l'acquiescement  des  chefs  du  parti 
tory  à  la  liberté  commerciale  et  aux  grandes  réformes  économiques  de  sir 
Robert  Peel;  mais  cette  adhésion  même  n'a  pu  les  sauver  du  naufrage.  Le  der- 
nier cabinet  n'avait  point  sans  doute  une  grande  force  dans  les  communes: 
sa  majorité  était  numériquement  peu  considérable  et  il  avait  contre  lui  la  plu- 
part des  illustrations  parlementaires;  mais  cette  majorité  était  compacte  en 
face  d'adversaires  divisés,  et  il  pouvait  vivre  à  la  faveur  de  ces  divisions  :  il 
tirait  sa  raison  d'être  de  l'impuissance  de  chacune  des  fractions  parlementaires  à 
former  par  elles-mêmes  un  gouvernement.  La  force  des  oppositions  était  dans 
une  coalition  possible,  qui  s'est  elTectivement  réalisée  au  dernier  moment 
sur  les  propositions  financières  de  M.  Disraeli,  et  il  en  est  résulté  cette  situa- 
tion, unique  peut-être  en  Angleterre,  qui  a  fait  monter  au  pouvoir  tout  en- 
semble lord  Aberdeen  et  lord  John  Russell,  lord  Palmerston  et  M.  Gladstone, 
sir  James  Graham  et  sir  Charles  Wood,  en  un  mot  tous  les  chefs  de  partis, 
tories,  whigs,  peelites,  et  jusqu'aux  radicaux,  représentés  dans  le  nouveau 
cabinet  par  sir  W.  Molesworth.  Chose  étrange,  lord  Aberdeen  et  lord  John 
Russell  se  sont  combattus  toute  leur  vie,  et  les  voilà  réunis  dans  un  même 
ministère.  Il  y  a  quelques  mois  à  peine,  lord  John  Russell  évinçait  aigrement 
du  cabinet  dont  il  était  le  chef  lord  Palmerston,  lequel  peu  après  à  son  tour 
renversait  lord  John  Russell  dans  le  parlement,  et  tous  deux  aujourd'hui  se 
retrouvent  ensemble  au  pouvoir.  Par  une  anomalie  nouvelle,  c'est  lord  Rus- 
sell qui  passe  au  Foreign-Office,  et  lord  Palmerston  est  à  l'intérieur.  Au  fond 


REVUE.  CHRONIQUE.  189 

d'ailleurs,  ce  n'est  point  une  aussi  grande  anomalie  qu'il  peut  le  sembler  au 
«premier  abord;  c'est  une  combinaison  ingénieuse  ou  plutôt  patriotique  quia 
l'avantage  de  n'éveiller  aucune  suceptibilité  en  Europe,  de  laisser  libres  les 
relations  de  la  Grande-Bretagne  avec  les  puissances  continentales  et  de  i^lacer 
lofd  Palmerston  à  la  tête  de  la  plus  grande  force  nationale  de  l'Angleterre, 
la  milice  qu'il  a  contribué  à  former  l'an  dernier.  Le  nouveau  cabinet  britan- 
nique par  sa  composition  réunit  donc  bien  des  élémens  de  force  et  de  gran- 
deur? C'est  peut-être  le  plus  considérable  qui  ait  existé  en  Angleterre.  La 
seule  chose  qu'on  puisse  dire  de  lui,  c'est  qu'il  est  trop  considérable.  11  n'est 
point  aisé  de  faire  sortir  d'une  coalition  un  pouvoir  durable;  il  est  difficile 
que  tant  de  chefs  de  partis  vivent  longtemps  ensemble  sans  que  les  diffi- 
cultés et  les  impossibilités  ne  s'élèvent.  Oui,  il  en  pourrait  être  ainsi,  si  depuis 
bien  des  années  il  ne  s'opérait  en  Angleterre  une  réelle  transformation  des 
partis,  si  les  nuances  ne  tendaient  à  s'effacer.  Quelle  différence  y  a-t-il,  par 
exemple,  entre  les  tories  et  les  wighs,  entre  les  vues  de  lord  Aberdeen  et  les 
vues  de  lord  Russell  en  beaucoup  de  points  de  la  politique  intérieure?  Reste 
,  la  politique  étrangère,  l'action  de  l'Angleterre  au  dehors,  et  c'est  ici  qu'éclate 
véritablement  le  patriotisme  anglais.  C'est  devant  ce  grand  intérêt  que  plient 
toutes  les  prétentions  personnelles,  c'est  lui  qui  règle  toutes  les  combinaisons. 
On  ne  saurait  se  dissimuler  que  le  nouveau  cabinet  britannique  semble  sur- 
tout formé  en  vue  de  la  situation  de  l'Europe.  Seulement  on  peut  se  demander 
quelle  circonstance  nouvelle  a  pu  rendre  faciles  tous  ces  rapprochemens  qui 
paraissaient  hier  impossibles,  comme  si  l'Angleterre  voulait  réunir  toutes  ses 
forces.  Quel  conflit  s'est  élevé?  Quelle  lutte  est  imminente?  Que  le  nouveau 
ministère  anglais  réunisse  bien  des  élémens  de  force,  cela  n'est  point  douteux. 
Durera-t-il  néanmoins?  Telle  est  la  question  à  laquelle  le  parlement  seul  peut 
répondre.  Le  nouveau  cabinet  va  se  trouver  en  présence  de  la  phalange  com- 
pacte des  tories  dont  lord  Derby  et  M.  Disraeli  restent  les  chefs,  l'un  dans  la 
chambre  des  lords,  l'autre  dans  les  communes,  et  l'ancien  et  très  spirituel 
chancelier  de  l'échiquier,  qui  a  été  l'objet  de  nombreuses  attaques,  est  très 
certainement  homme  à  les  rendre  avec  usure.  Lord  Derby  de  son  côté  a  pres- 
que ouvert  la  guerre.  Le  parlement  au  reste  s'est  ajourné  après  la  première 
déclaration  du  chef  du  ministère,  de  lord  Aberdeen,  et  c'est  à  l'issue  des  va- 
cances de  Noël  que  se  rouvriront  les  grandes  discussions.  Peut-être  aussi 
quelques-uns  des  mystères  de  cette  crise  s'éclairciront-ils.  Dans  tous  les  cas,  mi 
intérêt  nouveau  vient  s'attacher  aujourd'hui  à  la  marche  de  l'Angleterre. 

Ce  n'est  point,  au  surplus,  en  Angleterre  seulement  que  la  fin  de  l'année 
se  signale  par  des  crises  politiques,  et  tous  les  pays  ne  sont  point  assez  vi- 
goureusement organisés  pour  n'y  rien  laisser  d'eux-mêmes.  Le  ministère  espa- 
gnol à  son  tour  vient  de  succomber  devant  la  gravité  de  la  tâche  qu'il  avait 
assumée.  On  n'a  point  oublié  que  M.  Bravo  Murillo  avait  présenté  aux  cortès 
un  ensemble  de  projets  dont  l'effet  était  d'introduire  plusieurs  changemens 
essentiels  dans  la  législation  politique  de  la  Péninsule.  Nous  avons  parlé  de 
ces  changemens,  qui  s'effacent  aujourd'hui  devant  la  péripétie  nouvelle  dont 
l'Espagne  est  le  théâtre.  Il  y  a  souvent  quelque  difficulté,  on  le  sait,  à  péné- 
trer le  secret  des  crises  qui  éclatent  au  delà  des  Pyrénées.  Toujours  est-il  que 
la  cause  la  plus  apparente  de  la  chute  de  M.  Bravo  Murillo,  c'est  qu'il  était 


1-90  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

arrivé  à  une  situation  extrême  sans  s'être  préparé  peut-être  les  moyens  d'y 
pourvoir  et  sans  être  en  mesure  de  dénouer  avec  autorité  les  difficultés  qui 
l'environnaient;  il  est  tombé  au  dernier  moment,  ne  trouvant  pas  un  géné- 
ral pour  en  faire  un  ministre  de  la  guerre.  Le  principal  caractère  du  nou- 
veau ministère,  c'est  d'être  venu  pour  détendre  cette  situation,  pour  apaiser 
l'irritation  des  partis.  La  reine-mère  ne  paraît  point  avoir  été  étrangère  à  ce 
résultat/Qu'on  nous  permette  seulement  une  remarque  :  c'est  que  cela  crée 
pour  la  reine  Isabelle  une  situation  qui  n'est  pas  sans  péril  entre  une  consti- 
tution imprudemment  ou  non  déclarée  défectueuse  par  la  couronne  —  et  une 
réforme  devenue  aujourd'hui  plus  difficile  à  c(3up  sûr.  Quoi  qu'il  en  soit,  le 
cabinet  de  M.  Bravo  Murillo  n'existe  plus;  mais,  par  une  étrange  bizarrerie, 
ce  n'est  point  à  ses  adversaires  les  plus  naturels  et  les  plus  éminens  du  parti 
constitutionnel  conservateur  que  le  pouvoir  vient  de  passer.  On  peut  même 
observer  un  certain  soin  apporté  à  éloigner  les  hommes  politiques  qui  ont 
figuré  dans  le  comité  modéré  formé  en  vue  des  élections  prochaines. 

Quels  sont  les  membres  du  nouveau  cabinet?  Le  président  du  conseil,  le 
général  Roncah,  est  un  des  officiers  qui  ont  grandi  dans  la  dernière  guerre 
de  succession.  Il  était,  il  y  a  quelques  années,  gouverneur  de  Cuba,  lors  de  la 
première  expédition  de  Lopez.  Une  sorte  d'inimitié  personnelle  semble  exister 
entre  lui  et  le  général  Narvaez.  C'est  à  l'influence  de  la  reine  Christine  que 
le  général  Roncali  doit  la  position  de  président  du  conseil.  L'homme  le  plus 
politique  peut-être  du  cabinet  est  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Llorente.  Pu- 
bliciste  distingué,  orateur  facile,  M.  Llorente  était  autrefois  de  cette  fraction 
puritaine  qui  marchait  sous  les  ordres  de  M.  Pacheco.  Plus  récemment,  il 
était  avec  M.  Bravo  Murillo.  Les  autres  ministres  sont  des  hommes  spéciaux 
ou  des  généraux.  Il  est  difficile  évidemment  que  de  cette  composition  et  des 
circonstances  actuelles  il  puisse  ressortir  pour  le  nouveau  cabinet  de  Madrid 
un  caractère  bien  précis  et  bien  saillant.  Il  cherche  précisément  à  se  créer 
ce  caractère  que  son  origine  ne  lui  donne  pas;  il  s'efforce  de  vivre  et  de  se 
tracer  une  ligne  i^olitique.  Comme  nous  l'indiquions,  son  principal  mérite 
a  été  de  tempérer  et  d'adoucir  ce  qu'il  y  avait  d'extrême  dans  la  situation  de 
l'Espagne.  Si  on  y  regardait  d'un  peu  près,  bien  des  complications  se  retrou- 
veraient dans  toute  cette  crise.  Quant  au  côté  politique,  il  est  aisé  de  le  pres- 
sentir :  c'est  la  question  même  de  la  réforme  constitutionnelle.  Cette  réforme 
s'accomplira- t-elle  maintenant?  Le  nouveau  ministère  n'a  point  hésité  à  se 
prononcer  sur  son  utilité,  et  la  meilleure  raison  qu'il  put  donner,  c'est  toute 
l'histoire  contemporaine  de  l'Espagne,  d'où  il  résulte  qu'il  n'est  point  de  ca- 
binet qui  n'ait  été  forcé  de  suppléer  par  des  moyens  dictatoriaux  aux  moyens 
que  lui  donnait  la  constitution.  Les  conservateurs  espagnols  qui  repoussent 
absolument  cette  réforme  ne  songent  point  qu'il  est  des  heures  où  il  faut  que 
des  institutions  se  modèrent  pour  vivre.  Seulement  l'essentiel  est  que  cette 
œuvre  s'accomplisse  mûrement ,  librement,  qu'elle  soit  éclairée  par  des  dis- 
cussions réflécliies,  et  qu'elle  évite  toute  apparence  de  réaction  excessive, 
comme  le  dit  M.  le  marquis  de  Miraflorès  dans  une  brochure  instructive  qu'il 
vient  de  publier  sur  ces  matières.  Ainsi,  on  le  voit,  l'année  1833  se, lève  en 
Espagne  sur  une  crise  ministérielle  à  peine  dénouée  et  sur  des  difficultés 
C[ui  peuvent  n'être  i>oint  vidées  encore. 


REVUE.  CHROiVIQUE.  491 

C'est  la  bonne  fortune  du  Piémont  d'échapper  à  ces  soubresauts  de  l'his- 
toire contemporaine.  Malgré  plus  d'une  crainte  légitime  qui  pomait  s'éveil- 
ler il  y  a  un  an,  le  régime  constitutionnel  est  resté  debout  à  Turin,  et  le  Pié- 
mont jouit  en  paix  de  ses  institutions  libres.  Le  parlement  continue  la  session 
♦  à  cette  heure  même  et  discute  les  aiTaires  du  pays.  Deux  questions  essentielles 
ont  surtout  attiré  l'attention  publique  dans  ces  derniers  temps  :  l'une  est  la 
discussion  de  la  loi  sur  le  mariage  civil,  qui  a  eu  lieu  au  sénat;  Fautre  est  la 
présentation  du  budget,  qui  a  fourni  au  président  du  conseil,  M.  de  Cavour, 
l'occasion  d'exposer  la  situation  financière  du  Piémont  dans  la  chambre  des 
députés.  L'afTaire  du  règlement  du  mariage  civil  est  sans  aucun  doute  la  plus 
grave  et  celle  qui  pèse  le  plus  sur  l'état  moral  du  jeune  royaume  constitu- 
tionnel. 11  est  également  difficile  aujourd'hui  de  l'éluder  et  de  la  résoudre. 
La  question  est  toujours  de  savoir  dans  quelle  mesure  le  pouvoir  spirituel  et 
le  pouvoir  temporel  doivent  concourir  à  cet  acte  de  la  vie.  Aux  yeux  de  l'église, 
le  mariage  est  un  sacrement,  et  il  ne  vaut  que  par  la  consécration  religieuse; 
aux  yeux  de  la  loi  civile,  c'est  un  contrat  ayant  par  lui-même  toute  sa  force. 
11  s'agit  de  concilier  ces  deux  interprétations  pour  imprimer  tout  ensemble 
au  mariage  la  double  sanction  religieuse  et  civile.  On  peut  s'en  souvenir,  une 
loi  a  été  votée  à  ce  sujet  l'an  dernier  par  la  chambre  des  députés  piémontaise. 
Cette  loi  est  passée  au  sénat,  qui  vient  de  la  soumettre  à  une  élaboration  nou- 
velle, en  y  introduisant  des  modifications  de  nature  à  désarmer  les  scrupules 
du  pouvoir  spirituel.  Le  sénat  de  Turin  avait-il  réussi  à  concilier  les  intérêts 
divers  engagés  dans  cette  délicate  question?  Nous  ne  savons  jusqu'à  quel  point 
il  ne  serait  pas  résulté  des  inconvéniens  graves  du  moyen  imaginé  par  le  sé- 
nat, et  qui  consistait  à  se  marier  en  quelque  sorte  provisoirement  devant  l'état 
civil,  le  mariage  étant  nul  s'il  n'était  suivi  de  la  cérémonie  religieuse.  Tou- 
jours est-il  que  l'article  l""'  de  la  loi  a  été  rejeté,  et  que  la  loi  tout  entière  a 
été  emportée,  de  telle  sorte  que  le  gouvernement  piémontais  se  retrouve  en- 
core en  présence  de  cette  épineuse  difficulté.  Quant  à  la  situation  financière 
du  pays,  le  budget  de  1853  en  offre  le  plus  exact  résumé;  malheureusement 
elle  ne  se  présente  pas  sous  un  aspect  des  plus  brillans.  M.  de  Cavour  au  reste 
sonde  la  plaie  avec  franchise;  il  montre  le  déficit  pesant  sur  les  finances  pié- 
montaises.  Ce  déficit  sera,  pour  1 853,  de  25  millions  sur  un  budget  total  de 
125  millions.  Pour  le  combler,  M.  de  Cavour  compte  faire  quelques  écono- 
mies et  demander  à  l'impôt  de  nouvelles  ressources.  Les  réformes  qu'il  pro- 
pose portent  sur  les  gabelles,  sur  la  taxe  personnelle  et  mobilière,  sur  la  taxe 
du  commerce  et  de  l'industrie.  Un  impôt  est  ajouté  sur  les  voitures  publi- 
ques. Ces  charges  nouvelles  devront  nécessairement  froisser  bien  des  intérêts 
déjà  en  souffrance.  C'est  un  malheur  assurément,  pour  un  régime  qui  se  fonde 
à  peine,  de  faire  payer  sa  bienvenue  aux  peuples  par  des  aggravations  d'im- 
pôt. C'est  à  la  sagesse  et  à  la  prudence  du  gouvernement  piémontais  d'allé- 
ger le  plus  possible  le  fardeau  sous  lequel  ploient  les  populations  pauvres  et 
laborieuses  de  certaines  parties  du  pays. 

La  Turquie  continue  d'occuper  assez  vivement  l'opinion  dans  tous  les  grands 
états  de  l'Europe.  On  ne  saurait  dire  quel  tort  a  causé  au  gouvernement  de  la 
Porte  le  refus  de  ratifier  ce  malheureux  emprunt,  qui  était  cependant  si  in- 
génieusement combiné  pour  lui  fournir  les  moyens  de  sortir  d'mie  crise  ef- 


192  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

froyable  et  mettre  dans  ses  intérêts  les  petits  capitalistes  de  France  et  d'An- 
gleterre, ainsi  que  les  cabinets  de  Paris  et  de  Londres.  Cette  résolution,  que 
l'on  ne  saurait  comment  qualifier,  a  soudainement  ouvert  les  yeux  aux  plus 
conflans  sur  les  plaies  de  l'empire  ottoman.  Jusqu'alors,  l'esprit  de  civilisa- 
tion avait  eu  la  laveur  du  sultan,  et  si  cet  esprit  ne  pénétrait  que  lentement 
dans  cette  société  si  rebelle  à  toute  pensée  de  réforme,  au  moins  il  était  à 
l'ordre  du  jour  et  pouvait  faire  illusion.  Ceux  même  qui,  frappés  de  l'indo- 
lence des  hommes  chargés  de  le  représenter,  doutaient  du  plein  succès  de 
l'entreprise,  se  sentaient  portés  à  l'indulgence  dans  les  jugemens  qu'ils  for- 
mulaient sur  l'état  et  l'avenir  de  la  Turquie.  Si  désireux  que  l'on  fût  aujour- 
d'hui de  trouver  matière  à  l'éloge  dans  la  politique  de  la  Subhme-Porte,  on 
ne  pourrait  que  blâmer  la  voie  fâcheuse  où  ce  gouvernement  s'engage  de 
plus  en  plus.  La  défense  intimée  aux  paquebots  étrangers  de  faire  le  service 
du  Bosphore  et  l'interdit  qui  frappe  la  circulation  des  monnaies  étrangères 
en  Turquie  sont  venus  ajouter  des  fautes  nouvelles  aux  fautes  qui  s'enchaî- 
nent depuis  quelques  mois  dans  ce  malheureux  pays.  C'est  dans  les  plus 
hautes  régions  et  sous  toutes  les  formes  que  règne  l'influence  funeste  qui 
entraine  le  gouvernement  turc  dans  une  série  de  mesures  fatales,  et  les  intri- 
gues qui  ont  renversé  les  derniers  ministères  assiègent  le  sérail  lui-même. 

On  sait  que,  contrairement  à  l'usage,  contrairement  à  la  loi  fondamentale 
de  l'empire,  Abdul-Medjid  a  laissé  vivre,  au  détriment  de  ses  fils,  son  frère, 
Abdul-Azis,  héritier  présomptif  du  pouvoir.  Cet  acte  de  générosité,  que  l'on 
ne  saurait  trop  louer  du  point  de  vue  de  l'humanitéj  n'aura  pas  eu  cependant 
de  brillantes  conséquences  politiques.  Le  frère  du  sultan  est  devenu  le  centre 
de  toutes  les  manœuvres  qui  mettent  aujourd'hui  en  danger  le  peu  de  bien 
accompli  durant  les  dernières  années.  Pendant  que  le  jeune  prince  s'attache 
volontiers  par  goût  et  par  politique  à  flatter  les  préjugés  des  vieux  Turcs ,  à 
réveiller  le  fanatisme  et  à  remettre  en  pratique  celles  des  vieilles  mœurs  qui 
semblent  le  moins  conformes  à  la  morale  des  temps  modernes,  le  sultan  tremble 
pour  sa  vie  dans  le  palais,  où  il  tend  de  plus  en  plus  à  se  tenir  enfermé.  Chaque 
nuit,  sa  mère,  la  sultane  Vahdé,  croit  devoir,  dans  sa  tendre  sollicitude,  cou- 
cher en  travers  de  la  porte  d'Abdùl-Medjid,  pour  mieux  le  garantir  contre 
quelque  tentative  coupable  des  amis  d' Abdul-Azis. 

,  Pendant  que  les  intrigues  du  sérail  jjrennent  cette  attristante  gravité,  l'in- 
surrection des  Druses  et  celle  des  Monténégrins  ne  perdent  rien  de  leur  im- 
jjortance.  Il  est  désormais  bien  constaté  que  les  troupes  impériales  ont  été 
battues  dans  l'expédition  qu'elles  ont  dirigée  contre  les  rebelles  du  Liban. 
Seulement  le  général  turc  a  voulu  colorer  sa  défaite  d'un  semblant  de  dignité; 
il  a  accordé  aux  insurgés  un  armistice  sous  prétexte  de  leur  donner  le  temps 
de  revenir  à.  de  meilleurs  sentimens.  Cela  signifie  qu'il  leur  laisse  tout  l'hiver 
pour  préparer  une  résistance  plus  formidable  encore,  et  qu'au  printemps  les 
troupes  ottomanes  tenteront  quelque  nouvelle  attaque,  qui  aura  moins  de 
chance  encore  d'être  heureuse.  C'est  à  cette  triste  condition  que  les  Turcs 
gouvernent  une  partie  du  vaste  empire  qu'ils  possèdent  ;  plutôt  nominale  que 
réelle,  leur  domination  est  à  chaque  moment  contestée  sur  divers  points. 

Les  Druses  toutefois  font  moins  de  bruit  que  les  Monténégrins.  Ceux-ci 
occupent  chaque  jour  les  cent  voix  de  la  presse  allemande  sous  toutes  les 


REVUE.  -7-  CHRONIQUE.  193 

formes.  L'histoire,  la  géographie,  les  mœurs  du  Monténégro  sont  l'un  des 
intérêts  du  moment.  Dans  les  études  approfondies  dont  ce  pays  est  l'objet 
de  l'autre  côté  du  Rhin,  nous  reconnaissons  avec  une  satisfaction  particu- 
lière le  fruit  qu'ont  porté  les  travaux  si  nombreux  publiés  depuis  dix  ans 
par  la  Revue  sur  les  Slaves  du  midi,  dans  une  juste  prévision  de  l'avenir 
réservé  à  ces  peuples  (1).  Les  Turcs,  de  leur  côté,  prennent  fort  au  sérieux  la 
question  du  Monténégro.  L'armée  de  Bosnie  reçoit  depuis  quelque  temps  tous 
les  renforts  que  l'on  peut  lui  envoyer  de  Constantinople;  mais  cette  armée  a 
d'immenses  difficultés  à  vaincre  pour  arrêter  les  progrès  audacieux  des  Mon- 
ténégrins. Non-seulement  ceux-ci  lui  opposent  tout  l'entrain  de  leur  patrio- 
tisme et  de  leur  courage  du  haut  de  cette  forteresse  naturelle  que  forme  la 
Montagne-Noire:  les  Bosniaques,  encore  mal  soumis  après  une  longue  guerre, 
menacent  de  lui  créer  des  difficultés  en  tombant  sur  ses  derrières.  Aussi, 
n'est-ce  point  sans  de  grandes  précautions  que  les  troupes  turques  s'avancent 
au  milieu  de  populations  déliantes  contre  un  ennemi  belliqueux  protégé  par 
une  position  presque  inaccessible.  La  population  du  Monténégro  est  tout  en- 
tière sous  les  armes;  les  vieillards  et  les  enfans  gardent  les  maisons;  les 
hommes  valides  courent  en  masse  à  la  frontière.  Dans  ces  contrées,  où  l'état 
de  guerre  règne  presque  en  permanence,  tout  citoyen,  si  pauvre  soit-il,  est 
armé  au  moins  de  deux  pistolets,  qui  ne  quittent  point  sa  ceinture  le  jour, 
et  qui  chaque  nuit  reposent  à  côté  de  lui  soigneusement  chargés.  Si  les  fusils 
sont  moins  nombreux,  la  Russie  et  l'Autriche  sont  là  pour  en  fournir.  L'ar- 
tillerie, à  la  vérité,  fart  presque  entièrement  défaut  aux  Monténégrins  :  ce 
n'est  point  l'arme  favorite  des  peuples  primitifs  ;  mais  si  les  Turcs  sont  à  cet 
égard  très  supérieurs  aux  Monténégrins,  cette  supériorité  ne  peut  avoir,  dans 
les  défilés  où  l'action  se  concentrera,  les  conséquences  qu'elle  entraînerait  en 
rase  campagne.  Les  Monténégrins  recherchent  surtout  la  guerre  de  surprises, 
dans  laquelle  ils  excellent,  et  où  l'artillerie  est  souvent  une  gêne,  presque 
toujours  un  appareil  inutile.  Malgré  les  avantages  incontestables  que  possè- 
dent les  Turcs  sous  le  rapport  de  l'armement  et  du  matériel  de  guerre,  les 
chances  ne  paraissent  donc  point  leur  être  favorables,  et  il  est  malheureuse- 
ment à  craindre  que  la  Turquie  ne  donne  à  cette  occasion  une  nouvelle  preuve 
de  faiblesse. 

Que  si  de  ces  points  divers  de  l'Europe  nous  jetons  les  yeux  au  delà  des 
mers,  vers  le  Nouveau-Monde,  là  s'agitent  encore  des  questions  d'un  ordre 
souvent  différent,  mais  qui  n'en  ont  pas  moins  de  portée.  Pour  en  saisir  toute 
la  grandeur,  il  faut  pénétrer  le  mystère  de  cette  vie  d'une  race  puissante 
comme  la  race  anglo-américaine,  de  cette  conquête  permanente,  de  cette  lutte 
avec  toutes  les  forces  de  la  nature,  de  ce  travail  gigantesque  qui  a  pour  ré- 
sultat de  porter  la  civilisation  dans  les  contrées  les  plus  reculées.  Chaque  an- 
née qui  s'en  va  éclaire  quelque  nouveau  progrès  de  cette  prodigieuse  puis- 
sance. Comme  on  le  sait,  les  États-L^nis  sont  aujourd'hui  dans  une  sorte  d'in- 
terrègne politique  entre  un  président  dont  les  pouvoirs  vont  bientôt  expirer 
et  un  président  déjà  élu  qui  entrera  bientôt  en  fonctions.  M.  Fillmore  vient 

(1)  Voyez  plusieurs  articles  de  M.  Cyprien  Robert  et  de  M.  Desprez,  notamment  dans 
les  livraisons  du  15  décembre  1842,  1"  mars  1843  et  1"  juin  1848. 

TOME    I.  13 


19ll  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

d'adresser  au  congrès  de  Washin^on  son  dernier  message,  prêt  à  descendre 
du  pouvoir  où  il  n'est  monté  que  par  une  circonstance  fortuite,  par  suite  de 
la  mort  du  général  Taylor.  Certes  il  y  a  toujours  une  grandeur  véritable  dans 
ce  spectacle  d'un  simple  citoyen  quittant  un  poste  suprême  pour  rentrer  dans 
la  vie  privée ,  En  constatant  les  progrès  qu'a  faits  encore  cette  année  l'Union 
américaine,  M.  Fillmore  peut  s'attribuer  légitimement  une  part  dans  ces  ré- 
sultats. Le  message  du  président  des  États-Unis  touche  à  bien  des  points  de 
politique  intérieure  et  extérieure  qui  ont  nécessairement  un  moindre  intérêt 
aujourd'hui  en  présence  du  changement  prochain  de  la  direction  suprême 
de  ce  puissant  état.  Seulement  M.  Fillmore  rappelle  avec  autorité  et  non 
certes  sans  à-propos,  au  moment  où  le  parti  démocrate  va  monter  au  pou- 
voir, cette  grande  doctrine  de  la  non-intervention  qui  a  été  toujours  un  des 
premiers  dogmes  des  hommes  d'état  de  l'Union.  Le  message  de  M.  Fillmore 
ne  peut  que  constater  les  bonnes  relations  des  Etats-Unis  et  de  l'Europe,  et  il 
est  même  modéré  dans  le  passage  qui  concerne  l'Espagne  et  Cuba.  Au  fond  ce- 
pendant, ce  n'est  point  sans  laisser  percer  la  véritable  pensée  des  États-Unis 
dans  le  refus  qu'a  fait,  il  y  a  quelques  mois,  le  gouvernement  de  Washington 
d'accéder  à  une  proposition  de  l'Angleterre  et  de  la  France.  Cette  proposition 
tendait  à  signer  une  convention  par  laquelle  les  trois  gouvernemens  désa- 
voueraient, pour  le  présent  et  pour  l'avenir,  toute  intention,  d'obtenir  par 
une  voie  quelconque  la  possession  de  l'île  de  Cuba.  Le  gouvernement  de  Was- 
hington désavoue  tout  projet  pour  faire  honneur  au  droit  public,  et  il  refuse 
de  s'engager,  réservant  ainsi  le  droit  de  l'ambition  et  de  la  conquête  popu- 
laire. 11  sait  bien  que  c'est  une  question  dont  il  n'a  pas  à  se  mêler  et  où  il  ne 
peut  non  plus  se  lier  les  mains. 

Ainsi  marche  et  se  développe  l'Union  américaine,  tandis  qu'à  côté  d'elle  le 
Mexique  tombe  de  plus  en  plus  chaque  jour  dans  l'anarchie.  Sur  tous  les 
points,  l'insurrection  éclate,  toutes  les  provinces  sont  en  feu,  et  on  ne  peut 
plus  prévoir  où  s'arrêtera  cette  dissolution.  Au  milieu  de  toutes  ces  scènes, 
un  des  épisodes  les  plus  curieux,  n'est-ce  point  cette  conquête  de  la  province 
mexicaine  Sonora,  faite  par  un  Français,  M.  de  Raousset-Boulbon,  à  la  tête 
d'une  centaine  de  nos  compatriotes?  M.  de  Raousset-Boulbon  a  bel  et  bien  battu 
déjà  un  corps  d'armée  mexicain,  et  il  ne  semble  point  homme  à  s'arrêter  là. 
Étrange  destinée  du  xix*  siècle,  de  voir  se  renouveler  quelques-uns  de  ces 
hasards  et  de  ces  coups  d'audace  qui  font  la  fortune  des  premiers  explora- 
teurs de  l'Amérique! 

Tels  sont  quelques-uns  des  traits  mobiles  et  caractéristiques  de  l'histoire  de 
l'Europe  et  du  Nouveau-Monde  en  cet  instant  où  l'année  18o2  va  se  perdre 
dans  le  passé.  Crises  ministérielles,  réforme  de  constitutions,  insurrections, 
discussions  parlementaires,  tout  cela,  c'est  la  surface  ;  au  fond,  ce  qui  l'agite, 
c'^est  la  destinée  humaine,  c'est  la  liberté  morale,  c'est  la  civilisation  univer- 
selle. Tous  ces  intérêts  nous  ont  précédés,  ils  nous  survivront;  ils  étaient 
d*hier,  ils  seront  de  demain,  mais  ils  ont  leurs  épreuves  et  leurs  éclipses. 
Cest  à  ces  grands  intérêts  qu'il  faut  souhaiter  que  la  dernière  heure  de  1853 
les  trouve  florissans  et  prospères.  C'est  à  eux  qu'il  faut  répéter  encore  :  la 
bonne  année  !  ch.  de  mazade. 


RJE VUE.  CHRONIQUE.  195 

REVUE  MUSICALE. 

Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  vient  enfin  de  trouver  ce  qu'il  cherche  de- 
puis si  longtemps,  un  succès.  Marco  Spada,  opéra  en  trois  actes,  dû  à  la  col- 
laboration antique,  mais  fort  peu  solennelle,  de  MM.  Scribe  et  Auber,  a  réussi, 
et  ce  mot-là  est  un  talisman  qui,  en  France,  ouvre  toutes  les  portes  et  tous 
les  cœurs.  Réussissez,  n'importe  comment,  et  il  vous  sera  beaucoup  i)ardonné 
par  le  peuple  malin  qui  a  créé  le  vaudeville.  Le  sujet  de  Marco  Spada  est  tiré 
de  cette  légende  inépuisable  de  célèbres  aventuriers  qu'affectionne  M.  Scribe, 
et  qui  forme  à  peu  près  le  fonds  de  son  théâtre  lyrique.  C'est  une  nouvelle 
édition,  considérablement  affaiblie,  de  Fra  Dlavolo,  des  Diamans  de  la  Cou- 
ronne, de  la  Sirène  et  de  Zampa,  dont  le  libretto,  pour  avoir  été  écrit  par 
M.  Mélesville,  n'en  appartient  pas  moins  à  l'épopée  héroï-comique  que  la  France 
doit  au  plus  ingénieux  de  ses  dramaturges.  Quel  beau  thème  de  méditations 
ce  serait,  pour  un  vrai  critique,  que  le  théâtre  de  M.  Scribe!  Au  milieu  d'une 
société  paisible  et  tout  heureuse  de  vivre  sous  un  régime  d'égalité  civile  qui 
protège  les  personnes  et  les  choses ,  au  milieu  d'une  bourgeoisie  flère  de  sou 
bien-être  et  de  sa  récente  émancipation,  au  milieu  d'une  nation  guerrière  et 
conquérante  qui  vient  de  subir  le  plus  grand  des  malheurs,  l'invasion  de  l'é- 
tranger, survient  un  homme  d'esprit  qui  chante  les  héros  qui  vivent  du  bien 
d'autrui,  qui  narguent  la  loi  et  le  gendarme  protecteur  de  l'innocence,  ces 
aventuriers  de  bonne  humeur  enfin  qui  ne  se  plaisent  que  sur  les  grandes 
routes  et  dans  les  montagnes  escarpées,  où,  une  escopette  à  la  main,  ils  con- 
sacrent leur  vie  à  redresser  les  torts  de  la  justice  et  la  mauvaise  politique  des 
gouvernemens  établis.  Le  bon  bourgeois,  assis  commodément  dans  sa  stalle 
et  tranquille  sur  l'avenir  de  sa  soirée  en  apercevant  à  la  porte  de  l'orchestre 
le  gendarme  qui  lui  permettra  de  rentrer  chez  lui  sans  mésaventure,  écoute 
de  toutes  ses  oreilles  le  récit  des  x>lus  terribles  événemens  ;  il  se  laisse  char- 
mer par  la  poésie  de  la  vie  sauvage  et  les  chansons  agrestes,  en  s'écriant 
avec  Lucrèce  : 

Suave,  mari  magno,  turbantibus  œquora  ventis, 
E  terra  magnum  alterius  spectare  laborem  ! 

A  côté  d'une  littérature  audacieuse  qui  visait  aux  grands  effets  lyriques,  et 
qu'on  pourrait  qualifier  la  littérature  des  fils  des  croisés,  pour  nous  servir  du 
mot  spirituel  de  M.  de  Montalembert,  se  trouvait  aussi  la  littérature  des  pe- 
tits-fils de  Voltaire,  qui  se  moquait  volontiers  des  grands  mots  et  des  grands 
sentimens,  et  monétisait  la  malice  exquise  de  son  aïeul  en  railleries  qui 
s'adressaient  aux  moindres  intelligences.  Or  M.  Scribe  n'est  pas  sans  quel- 
que parenté  avec  cette  nombreuse  descendance  du  grand  patriarche  de 
Ferney,  et  c'est  à  un  filon  réel  de  gaieté  et  de  malice  françaises  que  l'auteur 
de  la  Camaraderie  et  de  Bertrand  et  Raton  doit  ses  nombreux  succès. 

Sous  le  pseudonyme  du  bai  on  de  Torrida,  un  de  ces  héros  de  grande  route 
gui  ont  été  chantés  si  souvent  par  M.  Scribe,  Marco  Spada,  vit  dans  les  envi- 
rons de  Rome,  où  depuis  quinze  ans  il  répand  la  terreur.  Né  en  France,  où 
il  a  vu  massacrer  toute  sa  famille  dans  une  guerre  civile  dont  on  ignore  la 
date,  Marco  Spada  s'est  expatrié,  a  levé  l'étendard  de  la  révolte  contre  la 


196  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

société  en  général,  et  particulièrement  contre  le  gouvernement  des  états  de 
l'église,  dont  il  maltraite  les  fonctionnaires  et  dépouille  les  caisses.  Riche, 
aimant  le  luxe  et  les  superfluités  de  la  vie,  Marco  Spada  habite  un  château 
somptueux  et  inexpugnable,  où  il  cache  à  tous  les  yeux  le  plus  précieux  tré- 
sor, une  fille  unique  et  charmante.  En  efTet,  Angela  est  toute  la  joie  de  son 
père.  C'est  i)0ur  elle  qu'il  brave  la  sévérité  des  lois,  et  qu'il  s'expose  chaque 
jour  à  tomber  sous  les  coups  de  la  vindicte  publique.  Élevée  avec  le  plus  grand 
soin,  douée  de  talens  aimables,  Angela,  qui  est  loin  de  se  douter  quelles  sont 
les  occupations  de  son  père,  et  d'où  lui  vient  le  luxe  vraiment  insolent  qui 
l'environne,  Angela,  disons-nous,  qui  vit  dans  la  plus  complète  solitude,  n'en 
a  pas  moins  le  cœur  rempli  de  l'image  d'un  jeune  inconnu.  Pendant  les  lon- 
gues absences  de  Marco  Spada,  qui  s'adonne  avec  fureur  aux  plaisirs  de  la 
chasse,  dit-il,  pour  ne  point  éveiller  les  soupçons  de  sa  fille  qu'il  adore,  un 
voyageur  égaré  est  entré  dans  le  château  du  baron  de  Torrida,  où  il  a  reçu 
l'hospitalité.  Angela  n'a  pu  voir  le  comte  Fredericci,  le  propre  neveu  du 
gouverneur  de  Rome,  sans  en  être  touchée,  et  le  sentiment  qu'eUe  éprouve  est 
également  partagé  par  le  jeune  inconnu.  Telle  est  la  situation  des  principaux 
personnages  lorsque  le  rideau  se  lève,  en  laissant  apercevoir  l'intérieur  du 
château  du  baron  de  Torrida,  où  l'on  voit  arriver  pendant  la  nuit  le  gouver- 
neur de  Rome,  la  marchesa  sa  nièce,  et  le  comte  Pepinelli  son  cisisbeo,  que 
le  hasard  a  conduits  dans  cette  habitation  singulière.  Étonnés  de  trouver 
tant  de  luxe  dans  un  château  isolé  et  loin  de  Rome,  ils  le  sont  bien  davan- 
tage lorsqu'ils  voient  apparaître  tout  à  coup  une  jeune  fille  qui,  avec  la  meil- 
leure grâce  du  monde,  les  prie  d'accepter  l'hospitahté.  Après  de  nombreux 
incidens  amenés  avec  plus  ou  moins  de  vraisemblance  par  la  baguette  ma- 
gique de  M.  Scribe,  il  est  décidé  que  le  baron  de  Torrida,  qui  ne  sait  rien 
refuser  à  sa  fille,  ira,  au  péril  de  sa  vie,  au  bal  que  le  gouverneur  de  Rome 
doit  donner  le  lendemain. 

Le  second  acte  tout  entier  se  passe  donc  dans  le  palais  du  gouverneur  qui 
a  juré  d'illustrer  son  administration  par  la  prise  de  Marco  Spada.  Cela  lui 
paraît  d'autant  plus  facile  qu'il  vient  d'apprendre,  par  trahison,  que  le  ter- 
rible bandit  a  conçu  le  projet  audacieux  de  venir  exercer  son  industrie  dans 
le  palais  même  du  gouverneur  de  Rome,  Au  moyen  d'un  frère  quêteur  qui 
a  été  jadis  au  service  de  IVIarco  Spada ,  mais  qui  est  revenu  à  de  meilleurs 
sentimens ,  le  gouverneur  espère  découvrir  le  fourbe  caché  au  milieu  de  la 
foule.  La  scène  où  le  frère  Borromée  présente  sa  requête  successivement  à 
chacun  des  invités  est  très  adroitement  conduite,  et  la  manière  dont  Marco 
Spada  échappe  au  danger  qui  le  menaçait  forme  un  coup  de  théâtre  tout  à 
fait  piquant.  Le  drame  se  dénoue,  au  troisième  acte,  d'une  manière  assez 
vulgaire,  par  la  mort  de  Marco  Spada,  qui,  pour  sauver  l'honneur  de  sa  fille 
et  rendre  possible  son  mariage  avec  le  neveu  du  gouverneur,  désavoue  son 
propre  enfant  par  un  jiieux  mensonge.  Comme  cela  arrive  à  presque  toutes 
les  pièces  de  M.  Scribe,  ce  n'est  ni  par  la  vraisemblance  des  évéïiemens,  ni 
par  la  vérité  des  caractères  que  se  recommande  l'imbroglio  dont  nous  venons 
d'esquisser  le  canevas.  Il  est  à  présumer  que  l'auteur  aura  été  gêné  par  la 
censure  dans  le  développement  de  sa  fable,  qui  se  passe  à  Rome  dans  les 
dernières  années  du  XYiii"  siècle,  et  où  il  n'est  pas  plus  question  du  pape  que 


REVUE.  CHRONIQUE.  197 

(lu  grand  Turc.  Quelques  scènes  plus  spirituelles  que  neuves,  une  complication 
(le  mise  en  scène  qui  tient  l'esprit  en  éveil,  la  musique  de  M,  Auber  et  la 
grâce  de  M"''  Duprez  ont  sauvé  la  fortune  de  Marco  Spada. 

L'école  française,  dont  l'origine  ne  remonte  pas  au  delà  de  la  seconde  moi- 
tié du  xvni«  siècle,  est  un  enfant  de  l'école  italienne.  La  France  et  l'Italie,  qui 
se  touchent  par  les  Alpes  et  qui  se  tiennent  par  tant  de  liens  historiques, 
s'unissent  encore  plus  étroitement  par  la  similitude  des  penchans,  qui  ont 
.produit  une  civilisation  à  peu  près  uniforme.  Filles  toutes  deux  de  la  race 
latine,  dont  elles  parlent  la  langue,  l'Italie  et  la  France  ne  se  distinguent  entre 
elles  que  par  des  nuances.  Dans  la  littérature  et  dans  les  arts,  qui  sont  la  ma- 
nifestation la  plus  essentielle  des  caractères  et  de  l'individualité  nationale,  la 
France  se  fait  remarquer  par  la  supériorité  de  son  goût,  par  la  finesse  des 
aperçus,  par  la  clarté  des  idées,  par  l'élégance  des  détails,  la  sobriété  du  lan- 
gage, et  toutes  les  qualités  qu'on  pourrait  dire  secondaires,  et  qui  appar- 
tiennent plus  à  la  logique  de  l'esprit  qu'à  l'intuition  de  l'àme.  L'Italie 
brille  surtout  par  la  sublimité  des  conceptions,  par  l'élévation  de  la  pensée, 
par  la  force  des  passions  qui  s'épurent  en  s'épanouissant,  et  vont  aboutir  à  des 
formes  grandioses,  d'une  sérénité  admirable.  Dante,  Palestrina,  Raphaël,  le 
Tasse,  Michel- Ange,  Palladio,  Titien,  Cimarosa,  Rossini,  sont  des  génies 
différens  qui  tous  révèlent  les  propriétés  du  sol,  de  la  race  et  de  la  civi- 
lisation italiennes.  Rabelais,  Molière,  La  Fontaine,  Voltaire,  Poussin,  Jean 
Goujon,  Corneille,  Racine,  Lebrun,  Greuze,  Puget,  Rameau,  Méhul,  expriment 
aussi  d'une  manière  saisissante  les  divers  aspects  du  génie  littéraire  et  esthé- 
tique de  la  France.  Veut-on  saisir  le  trait  par  lequel  ces  deux  peuples  se  res- 
semblent le  plus?  Qu'on  étudie  la  comédie  et  toutes  les  manifestations  de  la 
gaieté  ou  de  la  malice  de  l'esprit;  car  le  rire  étant  un  éclat  involontaire  de  la 
raison  qui  aperçoit  une  dissonance  de  mœurs,  dissonance  qui  la  blesse  sans 
l'indigner,  il  n'y  a  pas  de  preuve  plus  certaine  qu'on  appartient  à  la  même 
civilisation  que  lorsqu'on  se  voit  rire  des  mêmes  contrastes  et  des  mêmes  ri- 
dicules. Dis-moi  de  quoi  fu  ris,  a  dit  un  philosophe,  et  je  te  dirai  qui  tu  es  et 
dans  quel  milieu  social  tu  vis.  L'Arioste  ne  faisait-il  pas  les  délices  de  Vol- 
taire? Voilà  pourquoi  aussi  l'opéra  comique  français  doit  l'existence  à  l'opéra 
buffa  des  Italiens.  Monsigny,  Philidor,  Grétry,  ces  charmans  musiciens 
qui  ont  créé  la  comédie  lyrique,  sont  des  imitateurs  heureux  et  spirituels  des 
Pergolèse,  des  Vinci,  des  Léo  et  des  Piccini.  Qu'on  lise  ces  agréables  partitions, 
—  les  Chassetirs  et  la  Laitière,  la  Fée  Urgéle,  le  Déserteur,  le  Roi  et  le  Fer- 
mier, le  Maréchal  ferrant,  le  Tableau  parlant,  Zémire  et  Jzor^  etc.,  et  l'on 
sera  frappé,  comme  l'a  été  en  1770  le  docteur  Burney,  d'y  trouver  plus  qu'un 
souvenir  de  la  Serva  padrona,  de  la  Cecchina,  et  autres  opéra  buffe  des  pre- 
miers maîtres  de  l'école  napolitaine.  Cimarosa,  Païsiello,  Anfossi  et  leurs  suc- 
cesseurs ont  eu  également  une  influence  directe  sur  Dalayrac,  Berton,  Boïel- 
dieu  et  Nicolo,  compositeurs  distingués  qui  remplissent  toute  la  période  qui 
s'écoule  depuis  la  révolution  jusqu'à  l'avènement  de  Rossini,  Boïeldieu  surtout 
encore  tout  imprégné  de  la  grâce  de  Cimarosa,  lorsque  dans  la  Dame  blanche, 
qui  est  son  vrai  chef-d'œuvre,  il  accuse  d'une  manière  sensible  que  l'auteur 
du  Barbier  de  Séville  est  arrivé  depuis  longtemps.  Toutefois  les  deux  compo- 
siteurs français  qui  sont  pour  ainsi  dire  les  fils  légitimes  du  grand  maître  de 


198  REYUl'    DES    DEUX    MONDES. 

Pesaro,  ce  sont  Hérold  et  M.  Auber.  On  le  voit  donc,  le  genre  prétendu  natio- 
nal de  l'opéra  comique  a  constamment  subi  les  influences  de  la  musique  ita- 
lienne depuis  le  milieu  du  xvin'"  siècle  jusqu'à  nos  jours. 

M.  Auber  est  entré  assez  tard  dans  la  carrière  de  compositeur  dramatique. 
Homme  du  monde,  brillant  cavalier  qui  se  plaisait  aux  doux  loisirs  de  la  vie 
de  dilettante,  il  avait  étudié  la  musique  par  goût  et  s'était  môme  acquis  une 
certaine  réputation  parmi  les  artistes,  lorsqu'un  triste  événement  de  famille 
le  força  à  tirer  parti  de  ses  talens.  Élève  de  Cherubiui  et  disciple  de  Mozart^ 
M.  Auber,  après  un  ou  deux  essais  sans  importance,  débuta  au  théâtre  de 
l'Opéra- Comique,  en  1820,  par  la  Bergère  châtelaine,  opéra  en  trois  actes,  qui 
obtint  un  succès  de  bon  augure.  Emma  ou  la  Promesse  împrxidente,  opéra  en 
trois  actes,  qui  fut  donné  l'année  suivante,  en  1821,  confirma  la  bonne  opi- 
nion qu'on  avait  déjà  conçue  du  nouveau  compositeur.  La  Neige,  opéra  en 
trois  actes  qui  fut  représenté  en  1823,  le  Concert  à  la  Cour,  qui  est  de  l'année 
1824,  annoncèrent  que  l'esprit  vif  de  M.  Auber  avait  été  touché  par  la  grâce 
du  grand  rénovateur  de  la  musique  dramatique.  Depuis  lors  l'ingénieux  et 
charmant  compositeur  n'a  cessé  de  marcher  dans  la  même  voie  et  de  produire 
des  ouvrages  qui  témoignent  surabondamment  que  l'auteur  de  la  Muette  de 
Porfici  et  du  Domino  noir  est  bien  le  fils  de  Voltaire  et  de  Rossini.  Tel  est  en 
effet  le  double  caractère  de  l'œuvre  de  M.  Auber,  où  l'esprit,  la  finesse  et  le 
sentiment  dramatique  de  l'école  française  s'allient,  dans  de  justes  proportions, 
au  coloris  et  à  la  mélodie  lumineuse  du  grand  maestro.  C'est  dans  la  Muette, 
grand  opéra  en  cinq  actes  représenté  en  1828,  et  dans  le  Domino  noir,  opéra 
comique  en  trois  actes  qui  a  vu  le  jour  en  1837,  qu'on  trouve  les  qualités  les 
plus  saillantes  du  talent  et  de  la  manière  de  M.  Auber.  L'Enfant  prodigue, 
grand  opéra  en  cinq  actes,  et  Zerline,  opéra  en  trois  actes,  qui  a  été  composé 
jDOur  l'admirable  voix  de  M""  A'boni,  loin  d'ajouter  à  la  réputation  de  M.  Au- 
ber, auraient  pu  en  ternir  l'éclat  devant  un  public  moins  respectueux  que  le 
public  parisien.  M.  Auber,  qui  a  trop  d'esprit  pour  confondre  la  poUtesse  avec 
le  véritable  succès,  n'a  pas  voulu  rester  sous  le  coup  de  cette  double  disgrâce, 
et  voilà  pourquoi  il  vient  de  reparaître  sur  le  théâtre  de  sa  fortune  par  un 
opéra  en  trois  actes,  Marco  Spada. 

L'ouverture  débute  par  un  andante  d'une  harmonie  soutenue  et  remplie 
de  modulations  incidentes  qui  fuient  devant  Toreille  comme  ces  vers  luisans 
qu'on  aperçoit  de  loin  dans  une  nuit  obscure.  M.  Auber  excelle  à  vous  bercer 
ainsi  dans  un  flou  harmonique  qui  n'est  plus  le  jour  et  n'est  pas  encore  la 
nuit  et  vous  procure  tour  à  tour  la  sensation  de  la  tonalité  majeure  et  mi- 
neure sans  que  le  maître  daigne  les  caractériser  par  une  phrase  bien  arrêtée. 
L'allégro,  formé  d'une  tarentelle  bien  connue,  en  ramène  plusieurs  fois  le 
thème  d'une  manière  ingénieuse,  et  la  symphonie  se  termine  par  une  cha- 
leureuse i>éroraison  qui  n'apprend  rien  de  nouveau  à  ceux  qui  connaissent 
les  charmantes  ouvertures  du  répertoire  de  M.  Auljer.  La  romance  ne  gron- 
dez pas,  qu'Angela  chante  tout  d'abord  en  croyant  s'adresser  à  son  père, 
dont  elle  ne  peut  discerner  les  traits,  puisqu'il  fait  nuit  et  qu'elle  ignore  qu'elle 
a  devant  elle  le  gouverneur  de  Rome,  la  marchesa,  sa  nièce,  et  le  comte  Pe- 
pinelli,  cette  romance  en  deux  couplets  est  agréable  et  fort  bien  écrite  pour 
la  voix  délicate  de  M"*  Duprez.  Le  quatuor  qui  suit,  entre  les  quatre  person- 


REVUE.  CHRONIQUE.  199 

liages  que  nous  venons  de  nommer,  est  moins  un  morceau  d'ensemble  pro- 
prement dit  qu'un  air  de  soprano  avec  accompagnement  de  voix.  C'est  rapide 
et  conduit  avec  esprit.  La  romance  de  ténor  que  l'inconnu  Fredericci  chante . 
derrière  la  coulisse,  et  qui  se  termine  par  une  coda  à  deux  voix,  n'a-t-elle  pas 
quelque  analogie  avec  la  jolie  sérénade  de  l'Amant  jaloux  de  Grétry?  L'air 
de  basse  dans  lequel  Marco  Spada  exprime  à  sa  ilUe  toute  la  tendresse  qu'il 
ressent  pour  elle,  renferme  une  première  partie,  un  adagio  sostenuto,  que 
M.  Bataille  chante  avec  goût.  Dans  l'allégro,  où  l'on  remarque  une  forte  ré- 
miniscence des  formes  rossiniennes,  M.  Bataille  ajoute  un  point  d'orgue  de 
sa  façon  peut-être,  qui  achève  de  donner  à  ce  morceau  tout  le  piquant  d'un 
lieu  commun.  Le  duo  pour  basse  et  soprano  entre  Marco  Spada  et  sa  flUe  est 
encore  écrit  dans  un  style  tout  italien,  et  le  finale  du  premier  acte  n'est 
pas  autrement  remarquable,  si  ce  n'est  qu'il  se  termine  par  de  joUes  vocaUses 
pour  deux  voix  de  soprano  accompagnées  en  accords  plaqués-  par  la  masse 
chorale.  Les  couplets  du  second  acte  : 

Vous  pouvez  soupirer, 
Vous  pouvez  espérer, 

que  la  marchesa  laisse  échapper  de  ses  lèvres  moqueuses,  et  qui  exhalent 
toute  la  7norbidezza  de  la  coquetterie  fémmine,  sont  délicieux,  et  M"^  Favel 
les  dit  avec  esprit.  L'entrée  des  invités  au  bal  du  gouverneur  est  annoncée 
par  un  fort  joli  chœur  qui  est  répété  lorsque  la  noble  compagnie  quitte  la 
scène  pour  aller  souper.  Dans  l'intervalle,  et  pendant  que  le  gouverneur  est 
renfermé  dans  son  cabinet,  où  il  reçoit  l'avis  important  que  Marco  Spada  est 
au  nombre  de  ses  convives,  —  les  dames  et  les  seigneurs  réunis,  n'ayant  rien 
de  mieux  à  faire,  prient  la  fille  du  baron  de  Torrida  de  vouloir  bien  chanter 
quelque  chose.  C'est  alors  que  M""  Duprez  chante  une  déclaration  d'amour  en 
quatre  langues,  en  russe,  en  anglais,  en  itahen  et  en  français,  sorte  de  pro- 
verbe que  la  jeune  actrice  joue  avec  beaucoup  d'esprit  et  dont  elle  aura  pro- 
bablement suggéré  l'idée.  La  prière  du  moine,  qui  vient  quêter  pour  son  cou- 
vent en  servant  la  politique  du  gouverneur,  est  d'un  bon  caractère,  ainsi  que 
l'air  de  basse  que  chatite  Marco  Spada  pendant  que  sa  fille  Angela  s'est  éva- 
nouie en  apprenant  pour  la  première  fois  le  véritable  nom  de  celui  qui  lui  a 
donné  le  jour.  Le  trio  sans  accompagnement  entre  Marco  Spada,  sa  fille  et  le 
comte  Fredericci  est  un  morceau  très  difficile,  ingénieusement  agencé,  et  qui 
conviendrait  mieux  à  un  concert  d'instrumens  à  vent  qu'à  la  peinture  d'une 
situation  dramatique.  Au  troisième  acte,  on  peut  encore  signaler  un  bel  air 
de  soprano  dont  l'andante  surtout  est  remarquable,  mais  dont  l'allégro  exige 
de  M"^  Duprez  des  efforts  au  moins  imprudens,  et  puis  un  charmant  trio  pour 
soprano,  ténor  et  basse. 

L'opéra  de  Marco  Spada,  sans  contenir  rien  d'entièrement  nouveau,  est 
une  production  agréable  qui  n'est  pas  indigne  du  charmant  et  délicieux 
compositeur  qui  depuis  trente  ans  amuse  la  France.  La  romance  de  soprano, 
l'air  de  basse  du  premier  acte,  les  jolis  couplets  que  chante  M"*^  Favel  au 
commencement  du  second  acte,  la  déclaration  d'amour  en  quatre  langues, 
le  trio  sans  accompagnement  et  l'air  de  basse  dans  lequel  Marco  Spada  im- 
plore le  pardon  de  sa  fille,  l'air  de  soprano  et  le  trio  du  troisième  acte. 


200  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont  des  morceaux  qui  n'ont  pas  sans  doute  un  caractère  bien  tranché  et  qui 
rappellent  un  grand  nombre  de  souvenirs,  mais  qu'on  écoute  avec  plaisir, 
parce  qu'ifs  sont  adroitement  écrits  pour  les  voix  et  les  virtuoses  qui  les  chan- 
tent. L'instrumentation,  toujours  élégante,  fourmille  de  Jolis  détails,  de 
rhythmes  piquans  et  guillerets  où  l'on  reconnaît  l'esprit  et  la  dextérité  de 
l'auteur  du  Domino  noir,  génie  aimable  qui  vise  moins  à  la  profondeur  qu'à 
la  justesse  de  l'expression,  musicien  facile  et  vrai  qui  ne  se  paie  pas  de  grands 
mots  et  dont  l'harmonie,  très  fine  et  scintillante  de  modulations,  est  toujours 
subordonnée  à  l'idée  mélodique  dont  elle  relève  l'éclat.  L'œuvre  entière  de 
M,  Auber  est  un  mélange  heureux  de  gaieté,  de  finesse  et  d'élégance. 

«  Tenez,  tous  vos  discours  ne  me  touchent  point  l'âme,  » 

dit  Agnès  dans  l'École  des  Femmes, 

«  Horace  avec  deux  mots  en  ferait  plus  que  vous.  » 

C'est  ce  qu'on  pourrait  dire  aussi  à  ces  compositeurs  qui  fatiguent  le  public 
de  leurs  savantes  combinaisons,  mais  qui  n'ont  pas  reçu  comme  M.  Auber  le 
don  de  charmer. 

M"^  Caroline  Duprez  a  beaucoup  contribué  au  succès  de  Mai'co  Spada.  Fille 
d'un  artiste  incomparable,  dont  le  nom  restera  dans  l'histoire  de  la  musique 
de  notre  temps,  jeune,  jolie  et  spirituelle,  elle  porte  avec  elle  un  parfum  de 
bonne  compagnie,  qui  n'est  pas  la  moins  précieuse  de  ses  qualités.  Musi- 
cienne, comme  on  dit,  jusqu'au  bout  des  ongles  et  toute  remplie  de  ce  fluide 
divin  qui  tourmente  et  consume  ceux  qui  le  possèdent.  M""  Caroline  Duprez 
est  du  petit  nombre  des  élus.  Nous  aurions  bien,  sans  doute,  à  lui  soumettre 
quelques  observations  et  à  lui  demander  compte  de  certains  points  d'orgue 
hasardeux,  de  certaines  inflexions  de  voix,  de  certains  mots  empruntés  à 
M""^  Rachel,  et  qui  ne  sont  pas  mieux  dans  la  bouche  de  la  célèbre  tragé- 
dienne que  dans  celle  de  la  jeune  cantatrice,  car  notre  temps  est  fertile  en 
contrefaçons  de  la  simple  nature;  mais  à  Dieu  ne  plaise  que  nous  imitions 
l'exemple  de  cette  méchante  fée  qui  mettait  dans  le  berceau  des  enfans  les 
mieux  doués  des  mots  cabalistiques  et  de  mauvais  augure!  Que  M"*  Caroline 
Duprez  jouisse  donc  de  son  beau  succès,  mais  qu'elle  ménage  cette  voix  fra- 
gile qui  nous  inquiète  parfois,  car,  en  l'écoutant  franchir  certains  intervalles 
scabreux,  comme  dans  son  grand  air  du  troisième  acte,  nous  serions  tenté 
de  nous  écrier  avec  M'""  de  Sévigné  :  Oh!  ma  fille,  j'ai  mal  à  votre  poitrine. 
M.  Bataille,  qui  ne  manque  pas  de  mérite,  mais  qui  porte  dans  tous  ses  rôles 
une  sorte  de  grognement  de  vieux  Cassandre  dont  il  ne  ijeut  se  dépêtrer,  se 
tire  avec  assez  de  bonheur  du  rôle  de  Marco  Spada,  et  M.  Couderc  le  seconde 
bien  dans  le  personnage  ridicule  du  patito  PepinelU.  il  y  a  de  l'ensemble 
dans  l'exécution,  et  l'orchestre  surtout  est  conduit  avec  intelUgence  par  M.  Til- 
lemann. 

L'opéra  de  Marco  Spada,  qui  est  comme  une  anthologie  de  l'œuvre  de 
M.  Auber,  devrait  clore,  ce  nous  semble,  la  carrière  si  brillante  de  l'illustre 
compositeur.  Il  "serait  peut-être  dangereux  d'exiger  davantage  de  cette  muse 
coquette  et  parlant  capricieuse  qui  vient  de  vous  sourire  encore  une  fois  avec 
tant  de  grâce,  mais  qui  pourrait  se  fatiguer  de  vos  importunités.  Si  Boïeldieu 


REVUE.  CHRONIQUE.  201 

se  fût  arrêté  à  la  Dame  Blanche,  il  n'aurait  pas  écrit  les  Deux  Nuits,  dont  la 
mésaventure  a  dû  attrister  ses  derniers  jours. 

Si  vous  voulez  que  j'aime  encore, 
Rendez-moi  l'âge  des  amours, 

a  dit  admirablement  Voltaire,  qui  n'a  eu  garde  d'oublier  ce  sage  précepte 
dicté  par  la  nature.  M.  Auber  a  suffisamment  travaillé  pour  sa  gloire;  qu'il 
se  repose  et  qu'il  jouisse  en  paix  de  la  position  éminente  qu'il  s'est  acquise  et 
que  personne  ne  lui  conteste.  Un  ouvrage  de  plus  n'ajoutera  rien  à  sa  répu- 
tation et  pourrait  troubler  le  plaisir  que  vient  de  nous  procurer  le  dernier 
écho  d'une  muse  qui  restera  chère  à  la  France. 

Le  Théâtre-Lyrique  vient  aussi  d'obtenir  un  succès  qu'il  cherchait  depuis 
assez  longtemps.  Tabarin,  opéra-comique  en  deux  actes,  a  réussi  malgré  les 
longueurs,  les  invraisemblances  et  les  lieux  communs  dont  la  pièce  est  rem- 
plie. La  musique  en  est  vive,  claire,  distinguée  et  toujours  en  situation,  si  ce 
n'est  très  originale.  Nous  y  avons  remarqué  une  agréable  ouverture  écrite 
avec  soin,  et  qui  rappelle  la  manière  de  M.  Auber,  les  couplets  en  style  syl- 
labique,  je  suis  Tabarin,  qui  ont  du  mordant;  un  joli  quatuor  chanté  pen- 
dant la  scène  de  la.  prédiction,  et  qui  gagnerait  à  être  moins  long;  un  trio 
entre  Tabarin,  Francisquine,  sa  fiancée,  et  petit  Pierre,  trio  dont  la  première 
partie  à  deux  voix  a  beaucoup  de  grâce.  La  fin  de  ce  morceau  se  prolonge 
trop  en  récits  dialogues  qui  manquent  d'intérêt.  L'allégro  du  duo  entre  Ta- 
barin et  Francisquine,  devenue  sa  femme,  est  bien  rhythmé,  ainsi  que  les 
couplets  Cent  écris  que  chante  le  cabaretier  Pansarot,  et  qui  ont  été  rede- 
mandés par  le  pubhc.  Nous  pourrions  encore  signaler  la  scène  où  Tabarin 
raconte  au  public  du  Pont-Neuf  sa  mésaventure  matrimoniale,  scène  qui  pro- 
duirait de  l'effet,  si  elle  était  bien  rendue,  et  puis  de  très  jolis  chœurs.  En 
somme,  Tabarin,  sans  être  une  œuvre  bien  originale,  est  la  meilleure  parti- 
tion qui  ait  été  exécutée  au  Théâtre-Lyrique  depuis  la  Perle  du  Brésil  de 
M.  Félicien  David.  On  voit  que  l'auteur  procède  de  l'école  italienne  tempérée 
par  l'esprit  et  les  allures  de  M.  Auber,  et  on  est  heureux  de  constater  un  suc- 
cès qui  va  trouver  un  musicien  de  mérite,  un  artiste  modeste  et  un  honnête 
homme,  M.  George  Bousquet. 

A  l'Opéra,  où  les  nouveautés  sont  encore  plus  rares  que  les  beaux  jours, 
on  vient  de  représenter  un  ballet  en  deux  actes,  Orfa,  pour  la  rentrée  de 
M"""  Cerrito.  La  scène  se  passe  en  Islande,  au  milieu  de  la  sombre  mythologie 
Scandinave.  Orfa,  une  jeune  Islandaise,  voudrait  épouser  Lodbrog,  chasseur 
intrépide  qui  est  déjà  son  fiancé;  mais,  au  moment  de  conclure  l'hyménée,  le 
tonnerre  se  fait  entendre  et  semble  annoncer  que  ce  mariage  est  contrarié 
par  une  puissance  supérieure.  En  efiet,  Loki,  le  dieu  du  feu,  enlève  Orfa  et 
la  transporte  dans  le  cratère  du  mont  Hécla,  siège  de  son  empire.  Odin,  le  dieu 
qui  règne  au  Walhalla,  vient  délivrer  Orfa,  qui  épouse  enfin  son  fiancé  Lod- 
brog. Ce  ballet,  qui  ne  brille  pas  précisément  par  l'invention  ni  par  l'intérêt, 
a  le  mérite  d'être  court  et  d'offrir  le  prétexte  à  quelques  beaux  décors,  Celui 
du  second  acte,  qui  représente  l'intérieur  du  mont  Hécla,  est  assez  beau.  La 
musique,  fort  commune,  est  de  M.  Adolphe  Adam,  qui  n'a  pu  trouver  un  seul 
motif  original  pour  aider  la  charmante  M'"^  Cerrito  à  bondir  sur  la  scène.  La 


202  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

danseuse,  qui  paraît  avoir  perdu  quelque  chose  de  son  audace,  a  été  fort 
bien  accueillie  par  le  public,  qui  aime  son  talent. 

Les  concerts  sont  en  pleine  floraison.  M.  Yieuxtemps  en  a  donné  deux  où 
11  a  fait  entendre  un  nouveau  concerto  de  sa  composition  qui  est  tout  à  fait 
remarquable.  M.  Sivori,  un  autre  célèbre  violoniste,  se  dispose  à  se  faire 
entendre  aussi  du  public  parisien  dans  un  concert  qui  aura  lieu  bientôt. 
M""  Clauss,  ce  talent  si  exquis  et  qui  joue  du  piano  comme  une  fée  chaste  et 
inspirée,  a  exécuté  dernièrement  un  concerto  de  Mendelssohn  avec  accompa- 
gnement de  grand  orchestre  où  elle  a  été  admirable.  M"^  Clauss  doit  patrir 
pour  SaintrPétersbourg,  où  l'art  musical  fait  tous  les  jours  des  progrès,  car  le 
théâtre  italien  de  cette  grande  métropole  est  aujourd'hui  le  premier  de  l'Eu- 
rope. Aussi  la  maison  Brandus  de  Paris  vient-elle  de  fonder  à  Saint-Péters- 
bourg une  succursale  qui  sera  l'entrepôt  musical  du  Nord  et  où  l'on  pourra 
se  procurer  tous  les  chefs-d'œuvre  des  écoles  française  et  allemande  soigneu- 
sement édités.  p.  scuDO. 


Le  18  janvier  prochain,  on  doit  vendre,  à  l'hôtel  de  la  rue  des  Jeûneurs, 
la  galerie  de  tableaux  du  feu  prince  royal,  monseigneur  le  duc  d'Orléans. 
Cette  collection,  formée  par  le  prince  dans  les  dernières  années  de  sa  trop 
courte  vie,  est  justement  célèbre  et  précieuse  à  plus  d'un  titre.  Nous  ne  par- 
lons pas,  on  le  comprend,  de  ce  prix  d'affection  qui,  pour  l'auguste  veuve  du 
prince,  pour  tous  les  siens,  et  nous  pouvons  ajouter  pour  tous  ceux  qui  l'ont 
connu  et  aimé,  rend  à  jamais  regrettable  la  perte  de  cette  galerie  ;  nous  par- 
lons des  tableaux  eux-mêmes  :  ils  sont  d'une  rare  et  incontestable  valeur.  Le 
goût  du  prince,  délicat  et  exercé,  le  guidait  presque  toujours  heureusement 
et  dans  le  choix  des  sujets  et  dans  le  choix  des  maîtres.  Cette  collection  cor- 
respond par  sa  date  à  une  des  plus  brillantes  périodes  de  notre  école  moderne, 
et  en  est  peut-être  l'expression  la  plus  complète  et  la  plus  élevée.  Presque 
tous  nos  artistes,  aussi  bien  ceux  qui  dès  lors  étaient  dans  l'éclat  de  leur  re- 
nommée que  ceux  dont  le  nom  perçait  à  peine,  y  sont  représentés  par  quel- 
que morceau  d'élite  propre  à  caractériser  la  nature  de  leur  talent.  Le  prince, 
comme  tous  ceux  qui  aiment  et  qui  sentent  la  peinture,  avait  ses  prédilec- 
tions, ses  penchans;  mais  une  certaine  impartialité,  commandée  par  son 
rang,  lui  faisait  rechercher  toute  production  où  brillait  le  talent  même  au 
travers  du  système.  Peu  d'amateurs  si  haut  placés  ont  donné  aux  arts  et  aux 
artistes  une  plus  intelhgente  protection. 

Parcourez  le  catalogue  de  cette  vente  :  pas  un  nom  justement  célèbre  n'a 
manqué  à  l'appel,  et  chacun  y  figure  dignement,  à  commencer  par  l'illustre 
doyen  de  nos  peintres.  Son  OEdipe  et  sa  Stratonice  sont  là  comme  deux 
nobles  témoins  de  deux  des  phases  principales  de  sa  belle  vie  d'artiste.  Dans 
V  OEdipe,  il  s'est  déjà  frayé  sa  route;  soumis  en  apparence  à  ses  maîtres  et  à 
son  temps,  il  les  devance  et  les  abandonne;  il  peint  comme  eux  le  bas-rehef, 
mais  poiu"  y  introduire  la  vie  et  l'expression  ;  dans  la  Stratonice ,  c'est  le 
maître  donnant  un  délicieux  exemple  de  perfections  qui  semblent  s'exclure,  la 
jvérité  du  costume  poussée  jusqu'au  scrupule  ai'chéologique,  et  le  trouble,  les 
combats,  les  violences  de  la  passion  rendus  par  les  traits  les  plus  fugitifs  et 
les  plus  inspirés. 


REVUE.  CHRONIQUE.  203 

A  côté  de  ces  deux  toiles,  nous  en  trouvons  trois  autres  qui  feraient  aussi 
à  elles  seules  l'honneur  d'une  iralerie,  la  Françoise  de  Rimini  et  le  Christ  con- 
solateur de  M.  Ary  SchefTer,  puis  la  Mort  du  duc  de  Guise  de  M.  Delaroche, 
tableau  qui,  malgré  sa  dimension,  est  une  des  œuvres  capitales  de  ce  talent 
souple  et  élevé,  de  cet  intelligent  pinceau.  La  scène  est  largement  conçue;  les 
effets  épisodiques ,  les  vérités  de  détail ,  malgré  leur  fini  merveilleux,  ne  dé- 
tournent pas  l'attention  :  ce  bijou  qu'aurait  signé  Terburg  produit  une  impres- 
sion solennelle  et  terrible.  Quant  à  la  Françoise  de  Rimini  et  au  Christ  con- 
solateur, la  gravure  les  a  rendus  populaires.  Il  semblerait,  tant  la  pensée 
tient  de  place  dans  les  compositions  de  M.  Ary  SchefTer,  que  le  burin  d'un 
Calaraata  et  d'un  Henriquel  dût  toujours  réussir  à  les  traduire  tout  entières; 
mais  on  voit  qu'il  n'en  est  rien  devant  ce  Christ  et  surtout  devant  cette  Fran- 
çoise de  Rimini.  C'est  un  tableau  qui  vivra,  aussi  bien  par  la  qualité  de  la  pein- 
ture que  par  le  charme  indéfinissable  de  la  composition,  rêverie  pleine  de 
larmes  et  de  délices,  si  chaste  et  si  voluptueuse  à  la  fois. 

N'oublions  pas  cinq  tableaux  ou  études  de  M.  Eugène  Delacroix.  Tous  les 
trésors  de  cette  riche  palette,  toute  la  fantaisie  de  cette  libre  pensée,  sont  pro- 
digués et  dans  l'Assassinat  de  l'évéqne  de  Liège  et  dans  VHamlet  et  le  Fos- 
soyeur. Nous  devons  signaler  aussi  trois  des  plus  hardies  et  des  plus  fou- 
gueuses compositions  de  M.  Decamps,  la  Bataille  des  Cimhres,  Joseph  vendu 
par  ses  Frères  et  Samson  combattant  les  Philistins.  Pour  ceux  même  qui  n'ad- 
mettent pas  sans  réserve  cette  manière  de  peindre,  ces  trois  tableaux  sont 
d'un  prix  inestimable  et  par  l'éblouissante  magie  de  la  couleur,  et  par  l'ac- 
cent vraiment  original  du  dessin  et  de  la  composition. 

Citons  encore  les  noms  si  justement  aimés  du  public,  de  Granet,  de  Bo- 
nington,  de  Marilhat,  de  Tony  Johannot, — tous  quatre  enlevés  déjà  par  la 
mort;  citons  enfin  MM.  Aligny,  Cabat,  Corot,  Gudin,  Paul  Huet,  Isabey,  Jadin, 
Lehmann,  Lepoitevin,  Meissonier,  Robert  Fleury,  Roqueplan,  Rousseau,  Henri 
SthefTer,  etc.,  qui  tous  avaient  travaillé  pour  le  prince,  parfois  même  sous  ses 
yeux  et  sous  son  inspiration. 

Telles  étaient  les  richesses  de  cette  galerie.  Le  dimanche  16  et  le  lundi 
17  janvier,  l'exposition  en  sera  pul)lique;  on  pourra  une  fois  encore  voir  ces 
tableaux  réunis,  puis  ils  iront,  comme  tous  les  biens  de  cette  royale  maison, 
se  disperser  en  des  mg.ins  étrangères.  l.  yitet. 


REVUE  LIITERAIRE. 

Le  Danemark,  dont  nous  retracions,  il  y  a  quelques  semaines,  le  mouve- 
ment littéraire  depuis  cinquante  ans  (1),  a  donné,  dans  le  cours  de  l'année  qui 
vient-  de  s'écouler,  de  nouvelles  preuves  de  cette  activité  intellectuelle  déjà 
révélée  par  tant  d'importans  travaux.  C'est  surtout  dans  la  voie  des.  études 
archéologiques  et  ethnographiques  que  le  mouvement  a  été  sensible,  c'est 
dans  quelques  publications  récentes  qu'il  est  curieux  de  l'observer.  L'ethno- 
graphie et  l'archéologie  sont  devenues  des  sciences  populaires  en  Danemark. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  novembre. 


204  •   REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  sait  ce  qu'a  produit  dans  d'autres  pays  l'accord  de  l'esprit  d'entreprise  et 
de  l'érudition;  ou  n'a  pas  oublié  quelles  magnifiques  révélations  ont  été  arra- 
chées aux  siècles  passés  par  les  fouilles  de  MM.  Lajard  et  Botta  en  Assyrie,  par 
les  découvertes  de  M.  Fellower  en  Cilicie  et  par  l'ouverture  de  tant  de  tombeaux 
étrusques.  La  science  archéologique  a  obtenu,  depuis  trente  ans  environ,  les 
plus  beaux  triomphes;  elle  a  ramené  au  jour  des  inscriptions  et  des  monumens 
tels  que  sans  l'interprétation  de  l'historien  ils  étaient  à  eux  seuls  et  à  la  pre- 
mière vue  des  pages  d'histoire  admirables  et  tout  à  fait  inattendues.  L'impul- 
sion avait  sans  aucun  doute  été  donnée  par  l'école  historique  moderne,  à  qui 
la  France  a  fourni  quelques-uns  de  ses  plus  grands  noms.  On  conçoit  que  le 
Danemark,  notre  dernier  et  notre  plus  fidèle  allié  dans  les  guerres  de  l'empire, 
et  qui  avait,  comme  toute  l'Europe,  applaudi  au  glorieux  et  paisible  essor  de 
notre  littérature  nouvelle,  ait  été  épris  comme  nous  et  avec  nous  des  grandes 
découvertes  faites  en  Orient  et  destinées  à  renouveler  la  science.  Il  s'appli- 
qua comme  nous  à  l'étude  féconds  des  langues  et  des  littératures  orientales; 
Lassen  et  Westergaard  furent  associés  aux  nobles  travaux  d'Eugène  Burnouf. 
Retrouver  les  origines  de  l'Europe  moderne,  suivre  la  filiation  et  les  migra- 
tions diverses  des  races  qui  la  peuplent  aujourd'hui,  tel  fut,  tel  est  encore, 
il  faut  le  dire,  le  problème  à  résoudre.  D'une  solution  complète  dépendront 
et  la  connaissance  plus  entière  du  caractère  et  des  institutions  de  chaque  peu- 
ple et  l'inteUigence  meilleure  de  toute  son  histoire. 

Parmi  les  rares  ouvrages  qui  ont  abordé  la  question  dans  toute  son  éten- 
due, il  faut  citer  celui  dont  M.  Schiern,  jeune  professeur  d'histoire  à  l'uni- 
versité de  Copenhague,  a  publié,  il  y  a  quelques  mois,  le  premier  volume  (1). 
M.  Schiern  ne  s'est  pas  contenté  d'étudier  scrupuleusement  les  anciens  titres 
des  races  dont  il  veut  retrouver  les  vicissitudes  et  constater  l'identité  :  il  a  de 
plus  observé  avec  une  profonde  attention  leur  physionomie  actuelle,  leurs 
traits  originaux,  leurs  coutumes  nationales,  et,  remontant  du  connu  à  l'in- 
connu, il  a  découvert  par  cette  recherche  plus  d'une  trace  curieuse  du  passé. 
Après  un  long  chapitre  sur  la  race  finnoise,  dont  il  croit  l'immigration  fort 
ancienne,  M.  Schiern  étudie  les  destinées  des  races  ibérique  et  italique,  puis 
celles  des  Hellènes;  il  n'a  fait  dans  ce  premier  volume  que  raconter  l'histoire 
de  quelques  populations  aujourd'hui  fort  mêlées;  l'ordre  chronologique  qu'il 
a  adopté  amènera  dans  les  volumes  suivans  les  races  Scandinave,  germanique 
et  slave,  qui  ont  mêlé  à  la  civilisation  romaine  leur  génie  particulier. 

M.  Schiern  est  à  peu  près  le  seul  des  écrivains  modernes  du  Nord  qui 
ait  étendu  si  loin  le  cercle  de  ses  études  ethnographiques.  Les  autres  ont 
limité  leur  sujet;  négligeant  l'archéologie  qu'on  peut  appeler  classique,  ils 
ont  étudié  de  préférence  celle  des  peuples  que  n'a  point  touchés  l'infiuence 
des  civilisations  grecque  et  latine,  et  en  particulier  celle  des  nations  Scandi- 
naves. C'était  à  leurs  yeux  une  œuvre  de  patriotisme  autant  que  d'érudition 
pure,  et  les  attaques  récentes  de  l'Allemagne  n'ont  fait  que  raviver  les  sou- 
venirs de  la  nationalité  Scandinave  qu'il  s'agissait  de  ne  pas  laisser  confon- 
dre avec  la  nationaUté  germanique.  M.  Worsaae,  inspecteur  des  monumens 

(1)  Europas  Folkestammer.  Historiske  Undersogelser  og  Omrids,  af  Fred.  Scliiern. 
1  voL  in-8,  Copenhague. 


REVUE.  CHRON[QUE.  205 

historiques  du  Danemark,  s'est  montré  le  plus  ardent  des  archéologues  du 
Nord  pour  revendiquer  envers  l'Allemagne  les  titres  de  son  pays  à  l'indépen- 
dance et  pour  restituer  à  l'histoire,  par  l'interprétation  des  monumens  du  pa- 
ganisme, des  époques  jusqu'à  présent  inconnues.  Venu  à  une  époque  où  l'étude 
des  antiquités  Scandinaves  et  de  l'écriture  runique  avait,  il  est  vrai,  séduit 
les  imaginations,  mais  sans  obtenir  de  résultats  réels,  M.  Worsaae  pensa 
qu'une  critique  sévère,  seule  capable  de  faire  avancer  la  science,  devait  rem- 
placer désormais  un  enthousiasme  dangereux;  il  osa,  en  1844,  contester  la 
découverte  que  le  savant  Finn-Magnussen  avait  cru  faire  à  propos  de  la  fa- 
meuse inscription  de  Runamo  (1).  Les  érudits  du  Nord  avaient  pendant  long- 
temps cherché  l'explication  de  certains  caractères  qu'on  croyait  apercevoir 
sur  le  rocher  de  Runamo,  dans  la  province  de  Bleking,  au  sud  de  la  Suède,  et 
qui  semblaient  se  rapporter  à  une  ancienne  inscription  mentionnée  par  Saxo 
Grammaticus.  En  1833,  le  roi  de  Danemark  chargea  Finn-Magnussen,  de  con- 
cert avec  MM.  Forchhammer  et  Molbech,  d'examiner  de  nouveau  et  de  ré- 
soudre, s'il  était  possible,  la  question.  Finn-Magnussen,  après  un  an  d'études, 
annonça  qu'il  avait  enfin  déchiffré  cette  inscription  runique  en  la  Usant  de 
droite  à  gauche,  et,  construisant  sur  sa  découverte  un  système  ou  tout  au 
moins  des  inductions  nouvelles,  il  crut  avoir  obtenu  des  résultats  inatten- 
dus, soit  pour  la  science  historique  en  général,  soit  en  particulier,  pour  la 
connaissance  de  l'ancienne  écriture  runique.  Cependant,  tandis  que  Finn- 
Magnussen  était  occupé  à  rédiger  un  long  et  savant  rapport,  qui  devint  un 
ouvrage  important  (2),  le  célèbre  chimiste  suédois  Berzélius  et  M.  le  profes- 
seur Nilsson,  de  l'université  de  Lund,  le  premier  en  1838,  et  le  second  en  1841, 
publièrent  des  mémoires  dont  les  conclusions,  tout  à  fait  contraires  à  celles 
de  la  commission  danoise,  tendaient  à  établir  que  ce  qu'on  avait  pris  pour  des 
runes  n'était  que  les  accidens  d'un  filon  de  trapp  dans  le  rocher  granitique. 
L'attention  des  savans  de  l'Europe  était  vivement  excitée  par  cette  singulière 
polémique,  lorsque  M,  Worsaae,  après  deux  voyages  en  Suède,  apporta  dans 
la  discussion  de  nouveaux  argumens,  et  ruina  la  découverte  prétendue  de  ses 
savans  compatriotes.  Toutefois,  comme  un  grand  esprit  ne  descend  jamais 
dans  un  débat  sans  l'agrandir  et  le  féconder,  il  se  trouva  que  la  science  pro- 
fonde de  Finn-Magnussen  avait  découvert,  chemin  faisant,  des  aperçus  qu'il 
n'avait  pas  jusqu'alors  soupçonnés;  M.  Worsaae  s'est  plu  à  reconnaître  lui- 
même  cet  heureux  résultat;  il  a  pu  se  consoler  ainsi  d'une  lutte  inévitable- 
ment pénible  contre  un  tel  adversaire.  —  La  seconde  période  des  travaux  ar- 
chéologiques de  M.  Worsaae  s'est  inspirée  du  sentiment  patriotique  qui  ani- 
mait tout  le  Danemark  en  1848  et  1849.  Contre  l'Allemagne  envahissant  les 
duchés,  tout  Danois  devint  soldat,  de  la  plume  ou  de  l'épée,  et  pendant  que 
se  gagnaient  les  journées  de  Fredericia  et  d'idstedt,  les  poètes  et  les  érudits 
danois  entretenaient  l'amour  de  la  patrie  en  évoquant  ses  plus  glorieux  sou- 
venirs. M.  Holst  écrivait  un  poème  devenu  populaire  au  milieu  des  camps,  le 

(1)  Runamo  et  les  Runes,  avec  trois  dissertations  concernant  les  lettres  runiqnes,  l'in- 
scription  de  Runamo  et  quelques  autres  monumens  anciens,  Copenhague,  1841,  in-4». 

(2)  Ce  mémoire  parut  en  1844,  sous  le  titre  de  Runamo  et  la  bataille  de  Braavalla, 
1  vol.  in-4o  avec  flg.  Une  traduction  allemande  en  a  été  publiée  en  1847  à  Leipzig. 


206  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Petit  trompette.  M.  Wegener,  suivant  les  armées,  pénétrait  dans  chaque 
place  ennemie,  et  trouvait  dans  chacune  des  archives  la  matière  de  quelque 
factum  d^une  logique  pressante  qui,  après  la  bataille,  éclatait  au  milieu  des 
Aug-ustenbourg  et  complétait  leur  déroute.  M.  Worsaae  crut  que  l'archéologie 
avait  aussi  son  rôle  à  remplir  dans  l'œuvre  commune;  il  rappela  la  glorieuse 
histoire  de  ce  rempart  national,  le  Danevirke,  élevé  par  des  maûis  danoises 
contre  les  attaques  de  Charlemagne,  un  peu  au  nord  de  l'Eyder,  et  limite  con- 
stante, malgré  les  prétentions  allemandes  de  1848,  des  deux  nationalités  ger- 
manique et  Scandinave  (1).  Les  Danois  du  xix"  siècle  avaient  le  droit  de  faire 
respecter  la  frontière  que  n'avait  pu  franchir  la  conquête  romaine  elle-même, 

Eidora  romani  terminus  imperii. 

Avec  le  Danevirke,  M.  Worsaae  célébra  aussi,  en  retraçant  minutieusement 
son  histoire,  l'étendard  sacré,  le  Danebrog,  qui  tomba  du  ciel  au  milieu  de  la 
bataille  de  Wolmar,  et  apporta  aux  Danois  ébranlés  un  secours  divin  qui  ra- 
mena la  victoire  (2).  L'archéologue  a  développé  avec  une  érudition  complai- 
sante cette  monographie  qu'un  chant  devenu  national  a  résumée  et  gravée 
dans  les  souvenirs  du  peuple  :  «  Flotte  fièrement  sur  la  Baltique,  Danebrog 
rouge  comme  le  sang!...  Ta  croix  blanche  a  porté  jusqu'aux  cieux  le  nom  du 
Danemark...  Frémis  vaillamment  au  bruit  du  combat,  frémis  en  l'honneur 
d'Juul  (c'est  le  fameux  amiral  danois);  chante  le  brave  Tordenskjold  et, parle 
devant  les  étoiles  du  courageux  Hvitfeld...  mais  pas  un  héros  n'efface  ton 
grand  Christian  IV...  » 

La  lutte  est  finie  dans  le  Nord;  elle  s'est  terminée  à  la  gloire  du  peuple  da- 
nois; grâce  à  elle,  non-seulement  il  a  revendiqué  dignement  sa  nationalité, 
mais,  en  étudiant  de  nouveau  son  histoire,  il  a  conçu  un  orgueil  légitime  pour 
les  graves  destinées  qu'ont  accomplies  dans  le  passé  les  races  Scandinaves  et 
pour  le  grand  rôle  qui  leur  a  été  assigné  dans  les  origines  et  la  formation  de 
l'Europe  moderne.  Il  a  donc  chargé  ses  archéologues  et  ses  historiens  de  re- 
chercher avec  soin  toutes  les  traces  de  la  civihsation  Scandinave  et  de  l'in- 
fluence qu'elle  a  exercée  sur  les  autres  peuples  de  l'Europe.  C'est  pour  accom- 
plir cette  mission  que  l'habile  antiquaire  M.  Thomsen  a  fondé  les  deux  beaux 
musées  ethnographique  et  Scandinave  que  les  gens  du  peuple  de  Copenhague 
visitent  et  admirent  autant  que  les  étrangers,  et  c'est  aussi  pour  contribuer  à 
cette  tâche  patriotique  que  M.  Worsaae  a  publié,  après  d'autres  écrits  moins 
importans,  mais  tous  curieux  (3),  un  livre  intitulé  les  Danois  et  tes  Norvégiens 
en  Angleterre,  en  Ecosse  et  en  Irlande  (4).  Cet  ouvrage  a  paru  cette  année 

(1)  Danevirke,  der  alte  Grœnzwall  Dœnemarks  gegen  Siiden,  aus  dem  dœnischen 
iibersetzt:  Kopenhagen,  in-8o,  1848,  avec  carte. 

(2)  Om  Danebrog,  af  J.  J.  A.  Worsaae.  Kjœb,  in-8%  1849,  avec  figrires. 

(3)  Die  nationale  Alterthumskunde  in  Deutschland  (De  la  Connaissance  des  Antiquités 
nationales  en  Allemagne,)  in-t2,  Copenhague.  —  The  Antiquities  of  Ireland  and  Den- 
mark,  in-S",  Dublin.  —  Dœnemarks.  Vorzeit  durch  Alterthumer  und  Grabhugel  be- 
leuchtet  (le  Passé  du  Danemark  éclairé  par  les  antiquités  et  les  tombeaux),  iu-S»,  Go- 
peuliague,  avec  gravures. 

(4)  An  Account  of  the  Danes  and  Norwegians  in  England,  Scotlandand  Ireland,  m-S", 
Londres,  1852,  avec  de  nombreuses  gravures. 


REVUE.  CHRONIQUE.  ■  207 

en  même  temps  en  danois  à  Copenhag^ue  et  en  anpflais  à  Londres.  C'est  une 
enquête  scrupuleuse  de  tous  les  vestiges  Scandinaves  conservés  dans  les  mo- 
numens,  dans  les  tombeaux,  dans  les  traditions,  dans  la  langue  et  les  mœurs 
des  îles  britanniques,  des  Shetland,  des  Hébrides  et  des  Fœroë.  Quiconque  a 
lu  le  Pirate  de  Walter  Scott  et  son  recueil  de  chants  du  Border  écossais  sait 
quelle  empreinte  particulière  le  contact  et  la  domination  des  peuples  du  Nord 
ont  laissée  sur  le  caractère  anglais.  Walter  Scott  eût  encouragé  avec  bonheur 
le  jeune  archéologue  danois  recueillant  avec  piété  sur  les  inscriptions  tumu- 
laires  et  dans  les  chansons  ou  les  récits  du  peuple  tous  les  souvenirs,  toutes 
les  syllabes  Scandinaves.  Grand  archéologue  lui-même  par  la  science  et  sur- 
tout par  le  sentiment  du  passé,  il  avait  commencé,  on  peut  le  voir  dans  les 
notes  savantes  qui  accompagnent  presque  toutes  ses  œuvres,  ce  travail  d'éru- 
dition que  M.  Worsaae  vient  d'achever  avec  des  connaissances  plus  spéciales. 
M.  Worsaae  parcourt  avec  zèle,  afin  de  mener  à  bonne  lin  son  enquête,  tous 
les  pays  de  l'Europe  du  nord.  11  recommence  les  courses  des  anciens  vikings 
Scandinaves;  il  voudrait  reconnaître  leurs  sillons  sur  les  mers  qu'ils  ont  tra- 
versées. Après  avoir  visité  l'Angleterre,  l'Ecosse  et  l'Irlande  en  184G  et  1847,  il 
est  venu  cette  année  même  explorer  notre  Normandie,  et  nous  attendons  de 
lui  pour  l'année  prochaine  un  livre  qui  ajoutera  une  page  intéressante  non- 
seulement  à  l'histoire  d'une  de  nos  plus  grandes  provinces,  mais  à  celle  de 
notre  moyen  âge. 

A  côté  des  antiquaires  qui  scrutent  le  passé,  se  rencontrent  les  statisticiens 
qui  vérifient  et  enregistrent  les  faits  du  présent.  Depuis  quelques  années,  le 
Danemark  s'est  élevé  au  rang  des  états  de  l'Europe  qui  sont  le  mieux  pourvus 
à  cet  endroit,  et  la  statistique  y  est  devenue  une  science  bien  ordonnée.  Un  bu- 
reau spécial  de  statistique  a  été  créé  auprès  de  l'administration  centrale,  et 
M.  Bergsoe,  chef  de  ce  bureau,  lui  a  imprimé  une  direction  qui  a  déjà  pro- 
duit des  résultats  excellens.  Parmi  les  meilleures  publications  de  la  statis- 
tique officielle,  il  faut  signaler  les  Tableaux  (1)  dressés  par  ordre  du  gou- 
vernement pour  obtenir  un  compte  exact  des  résultats  qu'avait  amenés  en 
Danemark  le  suffrage  universel  en  1849  et  18o0.  Ces  tableaux  offrent  un  singu- 
lier spectacle,  qui  doit  être  une  leçon,  en  montrant  par  diverses  colonnes  que 
les  électeurs  les  plus  jeunes  et  les  moins  instruits  votaieut  constamment  et 
avec  ensemble  pour  ceux  des  candidats  qui  offraient  le  moins  de  garanties 
politiques  et  morales,  et  qu'ils  étaient  en  majorité.  11  serait  certainement  cu- 
rieux et  utile  qu'un  pareil  travail,  divisé  selon  les  âges  elles  professions,  fût 
dressé  pour  la  France;  il  intéresserait  toute  l'Europe  et  serait  du  moins  une 
pièce  importante  pour  qui  veut  étudier  sérieusement  l'expérience  du  suffrage 
universel.  Doué  d'une  rare  activité,  M.  Bergsoe,  en  dehors  de  ces  travaux  mi- 
nutieux et  difficiles  à  diriger,  a  conduit  cette  amiée  même  à  bonne  fin  sa 
grande  Statistique  du  Danemark  (2),  ouvrage  consciencieux,  judicieusement 
mêlé  d'exposés  historiques  nets,  précis,  intéressans,  et  d'aperçus  économiques 
tout  à  fait  dignes  de  la  science  moderne. 

Telle  est  la  vigueur  du  génie  danois.  11  apporte  dans  l'archéologie  et  la  sta- 

(1)  Statistik  Tabelvœrk,  in-40. 

(2)  Den  Danske  Stats  Statistik,  in-S»,  4  vol.,  1846-52. 


208  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tistique  une  exactitude  et  une  critique  qui  le  distinguent  profondément  de 
l'esprit  germanique.  Les  résultats  qu'ont  obtenus  sur  ce  terrain  quelques  écri- 
vains danois  font  bien  augurer  de  l'avenir  d'un  mouvement  d'études  si  digne 
de  l'attention  et.  des  encouragemens  de  l'Europe.  a.  geffroy. 

Souvenirs  de  voyages  et  d'études,  par  M.  Saint-Marc  Girardin  (1).  —  En 
recueillant  ces  Souvenirs,  M.  Saint-Marc  Girardin  ne  fait  pas  seulement  une 
chose  agréable  au  public,  il  fait  aussi  un  acte  de  fidélité.  Pourquoi  ne  le  di- 
rions-nous ims  sans  détour?  Dans  ce  livre  adressé  aux  lecteurs  de  1852,  ils 
trouveront  à  chaque  page  un  homme  de  1828  et  de  1830.  Cela  s'entend  :  un 
homme  de  1830,  c'est  un  partisan  de  la  hberté  honnête  et  réglée,  de  la  phi- 
losophie sans  libertinage,  de  la  religion  sans  fanatisme  et  sans  hypocrisie, 
un  ami  de  toutes  les  choses  généreuses,  enfin,  pour  trancher  le  mot,  un  es- 
prit libéral.  Oui,  c'est  en  esprit  libéral  et  en  philosophe  que  M.  Saint-Marc  Gi- 
rardin a  visité  l'Europe,  jugé  les  hommes,  les  lieux,  les  institutions.  Soit  qu'il 
voyage  aux  enfers  de  Virgile,  l'Enéide  à  la  main  ;  soit  qu'il  aille  à  Munich 
s'entretenir  de  métaphysique  avec  Schelling,  de  mysticisme  avec  Baader  et 
Goerres,  de  statuaire  avec  Cornélius;  soit  qu'il  descende  le  Danube  de  Vienne 
à  Galatz,  pour  étudier  sur  place  la  question  d'Orient  et  observer  les  princi- 
pautés qui  en  sont  le  nœud,  partout  il  se  plaît  à  recueillir  les  traces  des  idées 
françaises  de  89,  se  répandant  à  travers  tous  les  obstacles  par  les  livres  de  nos 
grands  écrivains  mieux  encore  que  par  les  conquêtes  de  nos  soldats. 

Ce  que  nous  aimons  en  M.  Saint-Marc  Girardin,  c'est  qu'il  est  un  des  rares 
esprits  qui,  de  notre  temps,  ont  conservé  une  foi.  Quelle  est  donc,  dira  quel- 
qu'un, la  foi  de  cet  impitoyable  et  charmant  railleur  qui  médit  si  volontiers 
de  son  siècle,  de  son  pays  et  du  genre  humain,  qui  souffle  sur  nos  chimères, 
se  joue  de  nos  exaltations,  perce  à  jour  nos  vanités  et  nos  ridicules?  S'il  croit 
au  vrai  et  au  bien,  quel  est  son  système?  Nous  répondrons  avec  candeur  que 
le  système  de  M.  Saint-Marc  Girardin  nous  est  complètement  inconnu.  Quand 
il  nous  vante  les  secrètes  beautés  de  l'ontologie  transcendante  de  M.  Hegel, 
nous  nous  défions  de  lui.  11  a  beau  nous  citer  ses  deux  saints  de  prédilec- 
tion, saint  Paul  et  saint  Augustin,  nous  ne  le  croyons  pas  janséniste  pour 
cela.  En  fait  de  systèmes,  nous  le  soupçonnons  d'être  de  l'école  de  Micro- 
mégas.  Mais  n'allez  pas  confondre  sa  raillerie  avec  celle  de  Candide.  Elle  est 
vive,  légère,  charmante,  j'en  conviens,  mordante  quelquefois,  mais  amère, 
mais  cruelle,  jamais.  Sous  ce  ton  de  moquerie  enjouée,  on  sent  l'amour  et  le 
respect  de  la  dignité  humaine.  Ce  doute,  qui  pénètre  ou  effleure  tant  de  choses, 
s'arrête  toujours  à  propos.  Son  contrepoids  n'est  pas  seulement  dans  la  raison, 
.  il  est  dans  le  cœur.  M.  Saint-Marc  Girardin  nous  raille,  mais  il  nous  aime.  II 
nous  croit  faibles,  non  incorrigibles.  11  nous  tient  en  garde  contre  l'exalta- 
tion, il  ne  nous  jette  pas  dans  l'inditTérence.  Cette  foi  morale  qui  jamais  ne 
l'abandonne,  il  sait  la  répandre  et  la  communiquer.  De  là  cette  chaleur  douce 
et  pénétrante  qui  vient  animer  sa  raison  et  la  préserver  de  la  sécheresse;  de 
là,  le  caractère  d'honnête  homme  empreint  à  toutes  les  pages  de  son  livre. 

E.  SAISSET. 
(1)  1  vol.  in-12,  chez  Amyot,  rue  de  la  Paix. 

V.  DE  Mars. 


BURKE 


SA  VIE  ET  SES  ECRITS. 


PREMIERE     PARTIE. 


De  tous  les  hommes  célèbres  de  l'Angleterre,  il  n'en  est  pas  dont 
le  nom  me  semble  avoir  dans  ces  derniers  temps  plus  grandi  que  celui 
de  Burke.  Il  est  rare  qu'il  soit  cité  dans  son  pays  sans  quelque  magni- 
fique éloge  par  les  écrivains  les  plus  graves,  et  son  autorité  n'est  ja- 
mais, invoquée  sans  déférence.  On  peut  s'étonner  de  ce  retour  de 
faveur  envers  sa  mémoire;  car,  dans  les  années  qui  suivirent  sa  mort, 
il  semblait  n'avoir  laissé  qu'une  de  ces  réputations  de  parti  qui  n'ex- 
cluent pas  des  talens  supérieurs,  mais  qui  atteignent  rarement  à  la 
gloire  incontestée.  Depuis  lors,  il  ne  s'est  accompli,  dans  les  opinions 
ni  dans  les  faits,  aucune  de  ces  révolutions  qui  donnent  tout  d'un 
coup  raison  et  crédit  à  un  homme  d'état  longtemps  méconnu,  à  un 
penseur  longtemps  mal  compris.  Rien  ne  s'est  passé  en  Angleterre 
qui  puisse  être  regardé  comme  l'ouvrage  de  Burke.  La  France  a  quel- 
quefois justifié,  plus  souvent  démenti  ses  prédictions.  Les  hommes 
(jui  illustrent  depuis  vingt  ou  trente  ans  le  gouvernement  britannique 
ne  se  proclament  ni  ses  disciples  ni  ses  continuateurs.  A  mes  yeux, 
cette  renaissance  de  renommée  est  surtout  littéraire.  Elle  est  due  au 
grand  écrivain  dont  le  talent  a  fait  école.  Quoique  ce  soit  malheureu- 
sement le  mérite  dont  nous  osions  le  moins  juger,  quoique  celui  de 
Burke  en  général  nous  semble  un  peu  au-dessous  du  rang  qu'on  lui 

TOME   I.    —  15   JANVIER.  14 


210  RETUE  DES  DEUX  MONDES. 

assigne,  il  nous  a  paru  intéressant  de  chercher  £(, peindre,  même  après 
de  plus  habiles,  un  homme  éminent,  dont  chacun  sait  le  nom,  dont 
peu  connaissent  les  traits.  Aussi  bien,  diverses  circonstances  se  réu- 
nissent pour  donner  de  l'à-propos  à  l'histoire  de  l'un  des  juges  les 
plus  cités  et  les  plus  sévères  de  la  révolution  française.  Ceux-là  qui 
auraient,  en  d'autres  temps,  accueilli  avec  impatience  ou  dédain  les 
rudes  avertissemens  d'un  publiciste  ennemi,  laissent  voir  des  dispo- 
sitions différentes,  et  il  ne  serait  pas  impossible  que  Burke  reprît  fa- 
veur. En  cela  du  moins,  nous  suivrons  le  courant,  dans  le  choix  du 
sujet  bien  entendu,  car  pour  le  fond  des  idées  nous  ne  promettons 
rien.  Nous  sommes  du  parti  des  hommes  sans  progrès  et  que  les  évé- 
nemens  n'éclairent  pas. 

On  doit  chercher  Burke  dans  ses  actions,  ou  plutôt  dans  ses  écrits 
et  ses  discours,  qui  furent  ses  principales  actions.  Puis,  il  faut  s'en- 
quérir de  .ce  qu'on  a  dit  de  lui  et  de  ce  qu'on  a  publié  sur  son  compte. 
Outre  les  deux  grandes  revues,  Quarterkj  et  Edinbxircj h ,  qu'on  doit 
consulter  toujours,  de  quelque  sujet  qu'il  s'agisse  intéressant  l'île 
fameuse,  il  y  a  encore  des  mémoires  sur  Burke,  publiés  par  James 
Prior,  Anglais  conservateur  du  commencement  du  siècle,  et  qui  pro- 
fessait exactement  les  opinions  dans  lesquelles  Burke  a  fini  sa  vie.  En 
tête  d'une  édition  de  ses  œuvres  (1845) ,  un  écrivain  qui  nous  paraît 
plus  habile,  M.  Henry  Rogers,  a  placé  une  introduction  biographique 
et  critique  où  il  y  a  beaucoup  à  profiter.  En  1827,  une  correspon- 
dance intéressante  entre  Burke  et  le  docteur  Laurence  a  été  impri- 
mée. Enfin,  il  y  a  huit  ans,  lord  Fitzwilliam  et  sir  Richard  Bourke, 
l'un  fils  d'un  ami  de  Burke,  l'autre  membre  de  sa  famille,  ont  publié 
en  quatre  volumes  le  recueil  de  ses  lettres,  un  de  ces  recueils  qui, 
avec  le  temps,  ne  manquent  jamais  en  Angleterre  et  qui  sont  si  utiles 
à  fire,  s'ils  ne  sont  très  agréables.  Nous  avons  ainsi  un  ensemble  de 
matériaux  à  peu  près,  complet  pour  apprendre  à  connaître  et,  s'il,  se 
peut,  à  peindre  le  light  honovrahh  Edmund  Burke. 

Il  était  Irlandais.  Quoique  l'on  hésite  en  Angleterre  à  désigner 
ainsi  tout  protestant  né  en  Irlande,  et  que  généralement  on  réserve 
ce  titre  peu  favorisé  au  descendant  de  la  race  celtique  resté  fidèle  au 
christianisme  selon  saint  Patrick,  il  nous  semble  que  le  fils  d'un 
avocat  de  Dublin  peut,  encore  qu'il  ne  fût  pas  catholique,  être  con- 
sidéré comme  un  enfant  de  la  verte  Erin,  et  son  origine  d'ailleurs  se 
trahissait  par  quelques-uns  des  traits  du  caractère  national.  La  puis- 
sance et  la  vivacité  de  l'imagination,  la  haine  de  la  tyrannie  jointe 
au  respect  de  la  tradition,  une  indépendance  personnelle  qui  résistait 
à  l'opinion  commune  et  au  commun  exemple,  une  raison  plus  haute 
que  sûre,  un  esprit  fécond,  vigoureux,  mais  rarement  calme  et  tem- 
péré, une  tendance  constante  à  l'exagération,  ne  sont  pas  les  traits 


BURKE,    SA   VIE    ET    SES   ÉCRITS.  211 

ordinaires  d'un  Anglais  de  race,  mais  plutôt  les  signes  distinctifs 
d'une  riche  nature  irlandaise.  A  diverses  reprises,  on  l'a  même  soup- 
çonné de  dissimuler  des  croyances  catholiques  pour  lui,  pour  sa  fa- 
mille, pour  sa  femme,  ainsi  que  les  souvenirs  d'une  éducation  reçue 
chez  les  jésuites  à  Saint-Omer.  Aucun  fait  réel  ne  justifiait  ce  soup- 
çon; il  est  vrai  seulement  qu'il  soutint  constamment  les  intérêts  ou 
plutôt  les  droits  des  catholiques  irlandais,  et  que  la  naissance  seule 
l'avait  fait  protestant.  Il  était  fidèle  au  culte  de  ses  pères  plutôt  qu'à 
l'esprit  du  protestantisme,  et  peut-être  eût-il  été  plus  à  l'aise  dans 
la  foi  catholique  s'il  y  fût  né,  car  il  était  de  ceux  qui  reconnaissent 
la  vérité  à  l'antiquité;  mais  la  foi  anglicane  était  pour  lui  la  tradition; 
elle  faisait  partie  de  ces  institutions  nationales,  toutes  sacrées  à  ses 
yeux.  Il  faut  même  le  louer  de  ne  s'y  être  pas  attaché  jusqu'à  l'into- 
lérance, car  ce  qui  le  caractérisait,  c'était  d'unir  les  idées  d'un  An- 
glais de  1688  au  génie  d'un  Irlandais. 

Né  le  12  janvier  1728,  d'une  famille  qui,  malgré  une  différence 
d'orthographe,  est  la  même  que  celle  de  Bourke  ou  Burgh,  race  nor- 
mande établie  depuis  longtemps  dans  le  Galway,  Burke  avait  une 
sœur  et  deux  frères  qui  n'étaient  pas  sans  mérite.  L'aîné  demeura  à 
Dublin,  simple  attorney  comme  son  père,  et  Richard,  le  troisième, 
suivit  Edmund  de  loin  dans  la  carrière  des  lettres  et  de  la  politique. 
La  faiblesse  de  sa  santé  détermina  son  père  à  le  faire  élever  à  la  cam- 
pagne, et,  d'une  école  de  village  à  Castletovvn-Roche,  il  passa,  avec 
ses  frères,  à  une  école  de  Dublin,  puis  à  l'Académie  de  Ballitore, 
collège  estimé  dans  le  comté  de  Kildare  et  dirigé  par  le  chef  d'une 
famille  du  nom  de  Shaclileton.  C'étaient  des  quakers,  et  près  d'eux 
sans  doute  Burke  enfant  contracta  la  simplicité  de  goûts  et  même 
une  certaine  sévérité  de  mœurs  qui  ne  l'abandonna  jamais.  Il  ne  cessa 
de  porter  aux  quakers  une  bienveillance  qu'il  accordait  rarement  aux 
autres  sectes  dissidentes.  Le  fils  du  principal  du  collège,  Richard 
Shackleton,  demeura  pendant  plus  de  cinquante  ans,  et  jusqu'à  sa 
mort,  l'ami  de  celui  dont  il  avait  été  le  camarade  d'études.  Les  lon- 
gues amitiés  sont  aussi  respectables  que  des  vertus. 

Le  jeune  Burke  était  un  écolier  plus  remarquable  par  sa  facilité, 
sa  mémoire,  son  ardeur  à  s'instruire,  que  par  des  talens,  précoces. 
On  remarquait  l'indépendance  de  ses  penchans  et  son  goût  pour  le 
genre  de  domination  qui  s'obtient  en  enseignant  aux  autres  ce  qu'ils 
ignorent.  On  a  de  lui  des  lettres  de  17^4  adressées  à  son  ami  Shac- 
kleton ;  l'une  contient  des  vers  descriptifs  passables  pour  un  écolier; 
l'autre  exprime  des  sentimens  vivement  chrétiens,  un  peu  quakers. 
Il  avait  seize  ans;  c'est  l'âge  où  il  entra  à  Trinity  Collège,  de  l'uni- 
versité de  Dublin.  Il  s'y  distingua  bientôt  assez  pour  gagner  successi- 
vement, avec  plus  de  travail  que  d'éclat,  tous  les  grades  académiques. 


212  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Cependant  son  imagination  s'était  éveillée  :  son  premier  goût  pour  la 
poésie  se  montrait  par  quelques  traductions  d'un  assez  bon  style.  En 
même  temps  il  se  portait,  avec  une  curiosité  qu'il  appelle  de  la  fu- 
reur, vers  les  études  les  plus  diverses,  mais  surtout  vers  l'histoire, 
vers  la  philosophie  morale  et  politique.  Quoiqu'il  cultivât  la  logique 
et  la  métaphysique,  c'est  le  spectacle  de  la  nature  humaine  sur  le 
théâtre  de  là  société  qu'il  aimait  à  contempler.  A  tous  les  poètes  et 
à  tous  les  philosophes  il  dit  qu'il  préférait  Plutarque. 

Il  avait  dix-neuf  ans,  lorsqu'il  publia  sa  première  composition,  et 
l'on  a  remarqué  qu'il  commença  comme  il  devait  finir.  Il  combattit 
à  Dublin  l'opposition  démocratique,  y  réfutant  un  docteur  obscur 
qui  avait  gagné  une  certaine  importance  locale  en  s' attirant  les  ri- 
gueurs de  l'administration.  Mais  il  se  destinait  au  barreau  anglais; 
il  était  inscrit  à  Middle-Temple,  et,  dans  l'intention  d'y  prendre  ses 
grades,  il  vint  à  Londres  en  1750.  Une  lettre  qu'il  écrivit  peu  après 
son  arrivée  est  remplie  d'une  sorte  d'enthousiasme.  Voici  pourtant  ce 
qu'il  dit  de  la  chambre  des  communes,  déjà  brillante  de  la  rivalité 
du  premier  Pitt  et  du  premier  Fox  :  a  II  s'y  produit  souvent  des  ex- 
plosions d'une  éloquence  qui  s'élève  plus  haut  que  la  Grèce  et  Rome, 
même  dans  leurs  jours  de  plus  grand  orgueil.  Cependant  un  homme 
après  tout  y  fera  plus  par  les  figures  de  l'arithmétique  que  par  les 
figures  de  la  rhétorique.  »  Yoilà  comme  sous  Walpole  ou  Pelham  on 
jugeait  l'assemblée  du  peuple. 

Le  jeune  étudiant  s'attacha  médiocrement  à  la  loi,  et  ne  poussa- 
pas  jusqu'au  bout  son  apprentissage.  L'étendue  de  son  esprit  et  la 
diversité  de  'ses  facultés  ne  lui  permettaient  guère  de  se  renfermer 
dans  une  étude  exclusive.  Sa  poitrine  déhcate  lui  faisait  redouter  les 
fatigues  de  la  profession  d'avocat.  11  y  renonça  et  se  jeta  dans  cette 
situation  indécise,  dans  cet  état  de  disponibilité  universelle  qui  tente 
souvent  les  jeunes  gens,  et  qui  peut  satisfaire  également  l'amour 
comme  l'aversion  du  travail,  attirer  ceux  qui  peuvent  beaucoup 
comme  ceux  qui  ne  peuvent  rien.  C'est  une  phase  que  les  uns  tra- 
versent pour  préparer  et  découvrir  leur  aptitude  ;  les  autres  y  de- 
meurent sous  prétexte  d'attendre  leur  jour,  et  tout  en  se  réservant 
pour  un  avenir  qui  ne  vient  pas,  ils  s'habituent  au  désœuvrement  et 
ne  se  disposent  qu'à  la  stérilité.  La  vanité  des  uns  et  des  autres  peut 
s'y  complaire;  mais  là  elle  vit  d'espérances  ambitieuses,  ici  elle  se 
nourrit  des  dégoûts  de  l'impuissance.  A  ce  moment  de  la  vie,  pour 
les  esprits  doués  d'activité,  nos  sociétés  modernes  oflrent  une  res- 
source, c'est  la  presse  périodique.  Quand  on  a  de  l'esprit  dans  la  jeu- 
nesse, on  pense  à  tout;  point  de  sujet  sur  lequel  on  n'ait  son  mot  à 
dire  et  sa  leçon  à  donner.  Or  les  journaux  parlent  de  tout  et  font 
l'éducation  de  tout  le  monde,  même  de  ceux  qui  les  rédigent.  Burke 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES   ÉCRITS.  213 

écrivit  donc  dans  les  journaux;  mais  ces  premiers  essais  de  sa  plume 
sont  restés  inconnus. 

On  sait  aussi  qu'il  fréquentait  les  théâtres,  qu'il  recherchait  les 
gens  de  lettres,  mais  ne  négligeait  pas  les  études  les  plus  sérieuses. 
La  philosophie,  qu'il  appelle  «  la  reine  des  sciences  et  la  fille  du 
ciel,  »  l'occupa  quelque  temps,  quoiqu'il  ne  fût  point,  par  la  nature 
de  son  esprit,  destiné  à  y  faire  de  grands  progrès.  Deux  ou  trois  ans 
après  son  arrivée  à  Londres,  il  se  porta  candidat  à  la  chaire  de  logi- 
que de  l'université  de  Glasgow,  et  composa,  pour  se  donner  des  titres, 
une  réfutation  du  système  de  Berkeley  qui  n'a  pas  été  conservée. 
C'est  vers  le  même  temps  qu'il  fit  en  France  un  premier  voyage  dont 
il  n'est  pas  resté  de  traces.  Peut-être  alors  visita-t-il  la  maison  des 
jésuites  de  Saint-Omer  où  beaucoup  de  jeunes  Irlandais  étaient  élevés, 
et  c'est  cette  relation  momentanée  que  la  malignité  aura  exploitée 
plus  tard.  Ses  premières  années  de  jeunesse  furent  tellement  obscures, 
qu'il  a  été  facile  d'y  semer  des  fables.  Ce  n'est  qu'à  vingt-huit  ans 
qu'il  put  enfin  se  faire  un  peu  connaître,  en  publiant  sa  Défense  de 
la  société  naturelle. 

Il  ne  faut  pas  se  méprendre  au  titre  :  ce  n'est  pas  l'exposition  d'un 
système,  ni  la  démonstration  de  cette  thèse  qu'il  y  a  un  ordre  social 
fondé  sur  la  nature;  c'est,  sous  une  apparence  sérieuse,  une  disser- 
tation étendue,  trop  étendue,  où  l'on  prouve  que  tous  les  maux  de 
l'humanité  lui  viennent  de  la  société  artificielle,  c'est-à-dire  des  gou- 
vernemens  et  des  lois.  D'où  put  naître  cette  conception  singulière  si 
peu  d'accord  avec  les  opinions  générales  de  Burke,  qui  toute  sa  vie 
fit  profession  de  mépriser  les  abstractions  politiques?  Etait-ce  un 
paradoxe  adopté  légèrement  par  un  jeune  écrivain  qui  veut  un  dé- 
but brillant  et  cherche  à  surprendre  pour  être  admiré?  iNullement; 
l'ouvrage  est  d'un  bout  à  l'autre  ironique.  C'est  une  thèse  soutenue 
avec  l'art  d'un  sophiste  à  dessein  de  montrer  qu'il  faut  se  défier  du 
talent  et  du  raisonnement,  et  qu'il  est  aisé  de  rendre  l'erreur  plau- 
sible et  l'absurdité  persuasive. 

Les  ouvrages  philosophiques  de  Bolingbroke  avaient  paru  quelque 
temps  après  sa  mort  (1754).  Cette  publication  fit  du  bruit  et  même 
du  scandale.  De  son  vivant,  la  liberté  de  ses  opinions  en  matière  re- 
ligieuse était  connue;  ses  écrits  sur  ce  sujet  ne  l'étaient  pas.  Or,  dans 
ces  essais  adressés  à  Pope  et  qui  sont  peu  lus  aujourd'hui,  il  insistait 
tant  sur  les  tristes  effets  de  la  superstition  et  de  l'intolérance,  qu'il 
semblait  conclure  à  la  condamnation  de  la  religion  même.  Sa  répu- 
tation d'écrivain  était  telle,  que  les  gens  d'esprit  se  croyaient  obli- 
gés d'exalter  son  génie  malgré  son  caractère,  et  ses  ouvrages  malgré 
ses  principes.  On  proclamait  sa  manière  inimitable.  Le  jeune  Burke 
entreprit  de  l'imiter,  et  il  y  réussit  tellement,  que  Mallett,  l'éditeur 


21Ù  -   RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

de  Bolingbroke,  jugea  nécessaire  de  désavouer  la  nouvelle  publica- 
tion. Le  novice  auteur,  en  reproduisant  avec  adresse  les  artifices  et 
les  beautés  d'un  style  admiré,  avait  adopté  une  thèse  manifestement 
fausse  comme  fondement  ruineux  d'une  déduction  puissante  et  peut- 
être  irrésistible,  espérant  ainsi  prémunir  les  esprits  contr  ■  la  trom- 
perie possible  de  toute  dialectique  éloquente.  Nous  devons  convenir 
que  l'ouvrage,  est  bien  écrit,  le  raisonnement  spécieux,  les  preuves 
exposées  avec  suite  et  clarté,  et  qui  le  lirait  sans  être  averti  pourrait 
croire  l'auteur  de  bonne  foi,  ou  lui  attribuer  la  sincérité  relative  d'un 
esprit  paradoxal  dont  les  opinions  sont  des  caprices  ou  des  moyens 
de  briller.  On  imaginerait  aisément  lire  quelque  chose  comme  le  dis- 
cours de  Rousseau  sur  les  sciences  et  les  arts,  comme  un  de  ces  ou- 
vrages que  l'auteur  commence  sans  conviction  et  qui  finissent  par  le 
persuader  à  mesure  qu'il  les  écrit. 

Il  paraît  que  le  premier  effet  fut  équivoque,  et  l'idée  mal  comprise, 
preuve  au  reste  que  l'auteur  avait  réussi,  car  l'illusion  était  son  but. 
Dans  la  préface  d'une  nouvelle  édition,  il  expliqua  sa  pensée,  et  l'on 
sut  enfin  que  ce  débutant,  qui  se  montrait  déjà  maître  des  secrets  du 
métier,  promettait  un  défenseur  de  plus  aux  conventions  et  aux 
croyances  générales  de  l'humanité.  Ce  point  nous  frappe  dans  ce  pre- 
mier essai.  Burke  y  paraît  déjà  ce  qu'il  fut  toujours,  même  au  temps 
où  il  brillait  au  premier  rang  des  défenseurs  de  la  liberté  politique, 
l'adversaire  déclaré  des  nouveautés  hasardeuses  et  des  utopies  sub- 
versives qui  furent  de  vogue  au  dernier  siècle,  et-  qui  ne  manquent 
jamais  de  se  produire  à  la  veille  des  transformations  sociales.  Burke 
était  un  écrivain  hyperbolique  plutôt  qu'un  écrivain  paradoxal;  ses 
opinions  étaient  d'ordinaire  pratiques  et  modérées,  bien  qu'exprimées 
souvent  sans  modération.  Ce  n'est  pas  son  esprit,  mais  son  talent  qui 
était  original  et  hardi.  Pensem'  sage,  avec  un  cœur  passionné  et  une 
ardente  imagination,  il  a  dû  plus  d'une  fois  donner  le  change  à  ses 
amis  et  à  ses  eimemis,  et  c'est  un  contraste  dont  il  faut  tenir  compte, 
si  l'on  veut  le  bien  juger. 

Nous  regardons  d'ailleurs  comme  assez  puérile  la  supercherie  lit- 
téraire de  son  premier  écrit.  Il  est  trop  long  pour  n'être  pas  sérieux. 
Qxiand  on  le  croit  sincère,  il  impatiente;  quand  on  le  sait  ironique, 
il  ennuie. .  Son  plus  grand  mérite  est  de  manifester  dans  un  début 
l'habileté  savante  d'un  écrivain  expérimenté. 

La  réputation  de  Burke. pouvait  commencer  alors;  mais,  la  même 
année  1756,  il  l'établit,  autant  que  le  peut  faire  un  auteur  qui  ne 
signe  pas  ses  ouvrages,  en  publiant  ses  Recherches  philosophiques 
sur  l'origine  de  nos  idées  du  sublime  et  du  beau.  C'est  un  pendant 
de  l'ouvrage  d'Hutcheson  sur  l'origine  des  idées  de  beauté  et  de 
vertu.  On  sait  que  Hutcheson,  Irlandais  comme  Burke,  devint  pro- 


BURKE,    SA   VIE    ET    SES    ÉCRITS.  215 

fesseur  à  Glasgow,  et  fut  le  fondateur  de  l'école  écossaise.  Burke, 
ayant  songé  à  lui  succéder,  avait  étudié  ses  écrits,  et  il  se  sentit 
excité  à  marcher  sur  ses  pas.  De  là  le  seul  livre  qu'il  ait  fait,  ou  du 
moins  le  seul  de  ses  ouvrages  qui  ne  soit  pas  de  circonstance,  et 
dont  on  cite  encore  le  titre  plus  qu'on  n'en  connaît  le  contenu.  Le 
sujet  était  assez  à  la  mode.  Hogarth,  le  peintre  spirituel,  avait  récem- 
ment publié  son  Analyse  de  la  heaulè,  ouvrage  médiocre  de  mé- 
taphysique et  d'art,  dont  l'une  des  belles  Gunning,  célébrées  par 
H.  Walpole,  lady  Coventry,  disait  avec  ennui  :  «Encore  un  ou- 
vrage sur  moi!  c'est  insupportable.  »  Le  livre  de  Burke  pouvait  dif- 
ficilement donner  lieu  à  la  même  méprise,  quoique  Dugald  Stevvart 
lui  reproche  d'avoir,  en  le  composant,  trop  exclusivement  eu  devant 
les  yeux  pour  exemple  du  beau  la  beauté  des  femmes. 

Dans  une  dissertation  préliminaire  sur  le  goût,  Burke  appelle  ainsi 
la  faculté  ou  les  facultés  de  l'esprit  qui  sont  affectées  par  les  ou- 
vrages d'art  ou  d'imagination,  ou  qui  servent  à  en  porter  un  juge- 
ment. Quoiqu'on  accuse  ces  affections  de  varier  sans  aucunes  règles, 
l'identité,  chez  tous  les  hommes,  des  moyens  de  communication  avec 
les  objets  extérieurs  ne  permet  pas  d'admettre  que  cette  diversité  soit 
infinie.  Tous  trouvent  que  l'amer  est  amer  et  que  le  doux  est  doux;  pour 
tous,  la  lumière  est  plus  agréable  que  l'obscurité.  Quoique  le  degré 
de  plaisir  ou  de  peine  attaché  aux  sensations  puisse  varier  d'un 
homme  à  un  autre,  l'imagination  est  soumise  à  une  certaine  unifor- 
mité comme  les  sensations  mêmes.  C'est  par  une  loi  générale  de  sa 
nature  qu'elle  se  plaît  aux  images,  aux  comparaisons,  aux  méta- 
phores. Point  d'homme  qui ,  la  première  fois  qu'il  voit  une  statue, 
n'éprouve  un  plaisir  qui  ne  diffère  qu'en  raison  de  l'éducation,  des 
études  et  des  souvenirs.  Nous  aimons  de  la  même  manière  les  ou- 
vrages d'esprit,  sans  aimer  également  les  mêmes  ouvrages,  parce 
que  les  intelligences  ne  sont  pas  douées  de  la  même  puissance,  de 
la  même  délicatesse,  et  n'ont  pas  reçu  la  même  culture.  Nos  passions 
ajoutent  à  ces  différences,  dès  qu'au  lieu  d'images  qui  parlent  aux 
sens  il  s'agit  des  choses  morales.  Au  fond,  le  goût  ne  varie  en  ces 
matières  que  parce  que  la  sensibilité  et  le  jugement  ne  sont  pas  con- 
stamment parfaits,  et  cela  même  prouve  qu'il  y  a  une  telle  chose 
qu'une  sensibilité  vive,  qu'un  jugement  droit.  Or  les  causes  qui  al- 
tèrent la  sensibilité  ou  le  jugement  sont  accidentelles;  viennent-elles 
à  suspendre  leur  action,  le  goût  se  redresse  et  reprend  son  unifor- 
mité. Tout  le  monde  alors  juge  de  même  en  matière  de  goût,  quoi- 
que tout  le  monde  ne  goûte  pas  le  même  genre  de  beauté  avec  le 
même  plaisir.  Il  y  a  donc  une  logique  du  goût. 

Mais  si  le  goût  n'est  pas  arbitraire,  s'il  n'est  pas  une  pure  affec- 
tion individuelle,  il  faut  que  nous  ayons  tous  des  idées  de  beau  et 


216  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  sublime.  Quelle  est  l'origine  de  ces  idées?  Digne  sujet  d'une  re- 
cherche philosophique. 

La  curiosité  est  la  première  émotion  de  l'âme  humaine.  Nous  cher- 
chons d'abord  la  nouveauté;  mais  quoiqu'une  certaine  nouveauté  soit 
une  des  conditions  de  l'attrait  des  choses,  elles  nous  affectent  direc- 
tement par  le  plaisir  ou  la  peine,  qu'il  ne  faut  pas  tenter  de  définir. 
Cependant  on  peut  distinguer  le  plaisir  qui  ne  résulte  pas  de  l'ab- 
sence d'une  peine,  et  qui  est  conséquemment  un  plaisir  par  lui- 
même,  et  le  plaisir  mixte,  qui  se  compose  ou  s'accroît  de  la  cessation 
d'une  peine,  de  la  disparition  d'un  danger,  et  que  l'auteur  appelle 
du  nom  bizarre  de  délice.  Les  sentimens  qui  suivent  ou  accompagnent 
le  plaisir  et  la  peine  sont  la  joie  et  la  douleur. 

Les  passions  qu'engendrent  le  plaisir  et  la  peine  tendent  à  la  con- 
servation de  l'individu  ou  à  celle  de  la  société.  Les  premières,  princi- 
palement excitées  par  la  peine  et  le  danger,  sont  les  plus  puissantes 
de  toutes.  Tout  ce  qui  est  fait  pour  provoquer  ces  idées  de  peine  et 
de  danger,  tout  ce  qui  est  terrible,  est  une  source  de  sublime  ou  de 
la  plus  forte  émotion  que  l'âme  soit  capable  de  ressentir.  Parmi  les 
passions  qui  intéressent  la  société,  celles  qui  regardent  la  société  des 
sexes  admettent  immédiatement  l'idée  de  beauté;  mais  une  idée  de 
volupté  s'y  mêle,  et  cette  dernière  idée  est  étrangère  aux  autres  pas- 
sions sociales,  à  la  sympathie,  à  l'imitation,  à  l'ambition.  On  peut 
dire  en  général  que  l'amour  a  pour  objet  la  beauté.  Le  plaisir  que 
nous  donne  l'imitation  est  la  source  de  notre  goût  pour  les  arts,  où 
sous  une  nouvelle  forme  trouvent  place  le  sublime  et  le  beau. 

Quoi  qu'on  pense  de  cette  métaphysique  (et  il  est  facile  d'en  aper- 
cevoir à  la  première  vue  l'insuffisance,  l'inexactitude  et  la  confusion), 
on  prendra  plus  de  plaisir  à  suivre  l'auteur  dans  l'analyse  particu- 
lière des  passions  ou  pour  mieux  dire  des  affections  qu'excite  le  su- 
blime. Ici  encore  manquent  la  clarté  et  la  méthode,  les  divers  genres 
de  sublime  sont  confondus  avec  leurs  effets  divers,  et  les  causes  de 
nos  affections  avec  nos  affections  même;  mais  pourtant  ce  qu'il  dit 
de  l'étonnement,  de  la  terreur  et  du  respect,  de  l'obscurité,  de  la 
puissance,  de  la  grandeur,  de  l'infini,  fera  penser,  et  s'il  est  diffi- 
cile de  rencontrer  quelque  part  dans  ce  livre  une  théorie  satisfaisante, 
même  une  vue  large  et  lumineuse,  on  trouvera  une  constante  élé- 
vation d'idées  et  des  remarques  détachées  qui  frappent  par  la  jus- 
tesse ou  par  l'expression.  Les  rapports  de  certaines  causes  de  pure 
sensation  avec  la  sublimité  des  objets  naturels  et  artificiels,  par 
exemple  les  effets  de  la  lumière,  de  la  couleur,  du  son,  de  l'odeur, 
de  la  saveur,  de  la  soudaineté  et  de  l'intermittence,  sont  étudiés 
avec  une  sagacité  ingénieuse,  et  les  vérités  se  rencontrent  là  pêle-mêle 
avec  les  singularités. 


BURKE  ,    SA    VIE    ET    SES   ÉCRITS.  217 

La  troisième  partie,  qui  roule  sur  la  beauté,  est  certainement  beau- 
coup mieux  traitée  et  mérite  plus  le  titre  de  recherche  philosophique. 
L'auteur,  discutant  les  idées  de  Locke,  de  Shaftesbury,  d'Hutcheson, 
établit  avec  développement  que  la  beauté  n'est  ni  la  proportion,  ni 
la  convenance,  ni  la  perfection,  et,  après  avoir  indiqué  avec  quelle 
réserve  l'idée  de  beauté  doit  être  appliquée,  soit  aux  qualités  de 
l'âme,  soit  surtout  à  la  vertu,  si  l'on  ne  veut  pas  confondre  le  goût 
avec  la  morale,  il  prétend  que  la  beauté  se  réalise  à  sept  conditions, 
petitesse  comparative,  douceur  de  l'ensemble,  diversité  dans  la  di- 
rection des  parties,  gradation  de  ces  mêmes  parties,  qui  ne  doivent 
pas  être  anguleuses,  mais  se  fondre  les  unes  dans  les  autres,  délica- 
tesse de  la  forme,  éclat  du  coloris,  ou  couleurs  claires  et  brillantes, 
enfin  mélange  de  celle  qui  domine  par  son  éclat  avec  d'autres  qui 
la  diversifient  et  la  tempèrent.  Dans  la  pensée  de  Rurke,  tout  ce  qui 
est  proprement  beau  est  sensible,  et  il  n'admet  qu'indirectement  et 
par  extension  ce  qu'on  appelle  la  beauté  morale. 

Dans  la  quatrième  partie,  il  revient  sur  l'objet  des  deux  pre- 
mières en  se  proposant  de  rechercher  la  cause  efiiciente  du  sublime 
et  du  beau.  L'association  des  idées  et  certains  mouvemens  des  nerfs 
qu'il  affirme  plutôt  qu'il  ne  les  prouve  donnent,  selon  lui,  naissance 
à  ces  émotions,  ^  ces  affections  que  nous  rapportons  au  beau  et  au 
sublime.  Reste  à  savoir  pourquoi  certains  objets  sont  ainsi  qualifiés. 
On  trouve  ici  tantôt  de  la  psychologie,  tantôt  de  la  physique;  mais  ni 
l'une  ni  l'autre  ne  satisfait  aux  conditions  rigoureuses  de  la  science. 
Il  vaut  mieux  passer  au  dernier  livre,  qui  traite  des  mots  et  qui  ap- 
partient à  la  métaphysique  de  la  littérature.  Ici  l'homme  de  lettres 
se  retrouve.  La  puissance  de  la  langue  et  surtout  de  la  langue  poé- 
tique est  exposée  par  un  critique  capable  de  la  sentir,  et,  quoiqu'il 
soit  difficile  de  rattacher  solidement  cette  partie  à  l'ensemble,  on  ne 
peut  regretter  de  la  rencontrer. 

Cet  ouvrage,  qu'il  serait  oiseux  d'examiner  au  fond,  n'a  fait  faire 
aucun  progrès  à  cette  science  du  beau  que  les  Allemands  nous  ont 
forcés  d'appeler  l'esthétique.  Le  mérite  est  plutôt  dans  le  choix  du 
sujet  que  dans  la  manière  dont  il  est  traité.  Quelques  vérités  parti- 
culières, quelques  observations  neuves,  quelques  pensées  finement 
justes,  plus  rarement  brillantes,  ne  suffisent  point  pour  faire  un  hvre, 
et  l'essai  de  Burke  n'est  qu'une  suite  de  discours  qui  auraient  par- 
faitement réussi  dans  l'improvisation  de  l'enseignement,  ou  plutôt 
d'une  sérieuse  conversation  entre  Reynolds  et  Johnson.  On  dit  que, 
plus  avancé  dans  la  vie,  Burke  riait  parfois  de  quelques-unes  des 
théories  hasardées  dans  cette  œuvre  de  sa  jeunesse;  mais  nous  dou- 
tons, avec  un  de  ses  biographes,  qu'à  aucune  époque  il  les  eût  rem- 
' placées  par  des  doctrines  mieux  liées,  plus  approfondies,  plus  con- 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cluantes.  Son  esprit  n'était  pas  philosophique,  à  prendre  ce  mot  dans 
le  sens  propre;  la  dialectique  dans  l'abstraction  ne  lui  allait  pas.  Il 
€st  remarquable  que  dans  une  matière  qui  touche  par  tant  de  points 
aux  choses  d'imagination,  son  style  n'offre  pas  cette  vivacité  de  cou- 
leur qui  brille  dans  ses  autres  écrits.  On  dirait  que,  gêné  par  son 
sujet  ou  par  son  plan,  mal  à  l'aise  dans  la  déduction,  il  cherche  avant 
tout,  et  cherche  vainement  la  clarté,  l'exactitude  et  la  précision.  Evi- 
demment, en  abordant  les  recherches  spéculatives,  il  manquait  sa 
vocation  et  forçait  son  talent. 

Cependant  son  ouvrage  eut  un  certain  succès,  et  a  conservé  quel- 
que réputation.  Il  dut  placer  l'auteur  dans  ce  monde  littéraire  où  il 
n'avait  jusqu'alors  aucun  rang,  et  il  lui  donna  crédit  parmi  les  ar- 
tistes, qui  firent  toujours  cas  de  son  jugement.  On  a  conservé  de  ses 
lettres,  qui  sont  d'intéressantes  dissertations  sur  la  peinture  et  la 
sculpture.  11  jugeait  beaucoup  mieux  l'art  dans  ses  productions  que 
dans  ses  principes.  On  raconte  que,  quelques  années  plus  tard,  le 
peintre  irlandais  Barry  l'avait  invité  à  visiter  son  atelier.  Burke,  en 
discutant  le  mérite  d'un  tableau,  amena,  sans  y  penser,  le  peintre  à 
lui  opposer  quelque  règle  de  goût  empruntée  à  ces  recherches  sur  le 
beau,  dont  il  ne  le  savait  pas  l'auteur;  car  l'ouvrage  était  anonyme. 
Burke  contesta,  récusa  la  citation  comme  sans  autorité,  et  indigna 
tellement  son  contradicteur,  qu'il  fallut  enfin  pour  le  calmer  lui  ré- 
véler le  nom  qu'il  ignorait,  et  l'artiste  transporté  lui  sauta  au  cou. 
Barry  devint  le  protégé  et  l'ami  de  Burke,  qui  le  présenta  dans  le 
monde,  le  fit  connaître  de  Beynolds,  et  même  le  décida,  par  ses  con- 
seils et  ses  secours,  à  faire  un  voyage  en  Italie.  Les  lettres  qu'il  lui 
écrivit  pendant  ce  voyage  sont  remplies  de  bons  avis  pour  l'homme 
et  d'idées  précieuses  pour  l'artiste.  Pendant  longtemps  Barry,  qui 
lui-même  écrivait  assez  bien  sur  les  arts,  trouva  chez  Burke  un  utile 
protecteur,  et  s'il  finit  par  perdre  sa  bienveillance,  c'est  que  le  carac- 
tère vain,  inquiet,  irritable  du  peintre  lui  rendait  impossible  une 
éternelle  reconnaissance. 

Mais  avant  de  pouvoir  patroner  personne ,  Burke  eut  pendant  des 
années  besoin  lui-même  de  protection.  Ses  premiers  ouvrages  ne 
l'enrichirent  pas,  et  son  père,  mécontent  de  ne  lui  voir  aucune  pro- 
fession, venait  peu  à  son  aide.  En  1757,  Burke  rencontra  à  Bath  la 
fille  presbytérienne  d'un  docteur  irlandais  et  catholique  établi  à 
Bristol.  Il  aima  Jane  Mary  INugent ,  et  il  l'épousa;  mais  cette  union, 
qui  fit  son  bonheur,  ne  lui  donna  pas  de  fortune.  Bientôt  la  nais- 
sance d'un  fils,  sur  lequel  il  fit  longtemps  reposer  de  douces  espé- 
rances, et  dont  la  perte  devait  désoler  les  dernières  années  de  sa 
vie,  lui  rendit  encore  plus  nécessaire  la  prévoyance  qui  assure  l'ave- 
nir. De  tous  temps,  en  Angleterre,  le  talent  littéraiie  a  été  un  moyen 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES   ÉCRITS.  219 

des  meilleurs  de  se  faire  une  position  dans  le  monde.  Les  liaisons  nom- 
breuses que  Burke  avait  formées  à  Londres  commençaient  la  sienne. 
Elisabeth  Montagu,  qui  dans  le  genre  épistolaire  a  renouvelé  sans 
l'égaler  la  réputation  du  nom  qu'elle  portait,  écrivait  à  propos  de 
l'ouvrage  sur  le  beau  :  <(  L'auteur  est  dans  ses  écrits  et  sa  conversa- 
tion un  homme  ingénieux  et  ingénu ,  modeste  et  délicat ,  et  sur  les 
grands  et  sérieux  sujets,  rempli  de  ce  respect,  de  cette  vénération 
qu'une  âme  bonne  et  grande  est  assurée  de  ressentir,  tandis  que  des 
insensés  sautent  par  dessus  l'autel  devant  lequel  les  sages  s'age- 
nouillent et  paient  leur  mystérieux  tribut.  »  La  graye  jeunesse  de 
Burke  devait  produire  cette  impression.  Des  hommes  dont  le  suf- 
frage est  une  autorité  se  portaient  déjà  caution  de  la  distinction  de 
son  esprit.  Dès  le  commencement  de  son  séjour  à  Londres,  il  avait 
formé  des  relations  assez  étroites  avec  Garrick,  qui  était  presqu'un 
homme  de  lettres  et  un  homme  du  monde.  Une  liaison  plus  intime, 
et  qui  devint  une  intime  amitié,  l'unissait  à  sir  Joshua  Reynolds,  cet 
habile  artiste  et  cet  habile  critique  qui  marquait  dans  la  société, 
grâce  à  son  talent,  dont  les  œuvres  sont  chaque  jour  plus  estimées, 
grâce  à  sa  conversation,  dont  ses  écrits  portent  plus  d'un  brillant  té- 
moignage. Samuel  Johnson,  ce  juge  difficile  qui  gouvernait  l'opi- 
nion dans  les  matières  d'esprit,  et  dont  l'influence  et  la  renommée 
ont  surpassé  les  ouvrages,  avait  connu  Burke  à  dîner  chez  Garrick, 
et  il  aperçut  de  bonne  heure  sa  supériorité  naissante.  Il  prisait  très 
haut  sa  conversation ,  quoiqu'il  lui  refusât  l'esprit  de  mots.  Cette 
conversation,  en  effet,  était  admirée  de  tous  les  contemporains.  Elle 
frappait  à  la  première  vue.  «  Un  homme  de  sens,  disait  Johnson ,  ne 
j)ourrait  rencontrer  Burke  par  hasard ,  en  s' arrêtant  sous  une  porte 
pour  éviter  une  averse,  sans  partir  convaincu  que  c'est  le  premier 
homme  de  l'Angleterre.  » 

A  trente  ans  néanmoins,  le  premier  homme  de  l'Angleterre  était  en- 
core obligé  de  travailler  pour  vivre.  M.  Prior,  qui  met  beaucoup  de  soin 
aie  disculper,  comme  d'une  faute,  de  la  gêne  toujours  honorable  dans 
laquelle  il  vécut,  dit  que  son  père,  enfin  touché  de  ses  succès,  lui 
donnait  alors  deux  cents  livres  sterling  par  an.  Gela  n'empêcha  pas 
qu'il  ne  formât  le  projet  de  passer  en  Amérique,  pour  essayer  du 
commerce,  et  peu  s'en  fallut  que  l'Angleterre  ne  perdît  un  des 
hommes  qui  l'ont  le  plus  honorée.  Il  aurait  brillé  certainement  parmi 
les  fondateurs  de  la  liberté  des  Etats-Unis  ;  cette  révolution-là  était 
dans  son  génie  ;  mais  il  resta  à  Londres,  et  il  écrivit.  C'est  en  1757 
qu'il  publia,  avec  l'aide,  dit-on,  d'un  collaborateur  inconnu,  un  ta- 
bleau des  établissemens  européens  en  Amérique,  ouvrage  qui  lui  fut 
suggéré  par  le  livre  de  Raynal ,  et  que  Dugald  Stewart  appelait  une 
esquisse  de  maître.  C'est  ainsi  qu'un  an  après  il  fonda,  avec  le  libraire 


220  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Dodsley,  une  publication  périodique ,  dont  l'idée  était  heureuse, 
et  dont  l'existence  a  contribué  à  répandre  utilement  en  Angleterre, 
la  connaissance  des  faits  de  l'histoire  contemporaine.  On  doit  à 
Burke  VAnnual  Register.  On  sait  que  ce  recueil,  qui  paraît  tous  les 
ans,  rend  compte  des  événemens  écoulés  dans  l'intervalle  d'un  vo- 
lume à  l'autre,  et  donne  les  documens  qui  servent  à  les  éclaircir. 
Les  trois  ou  quatre  premiers  volumes  passent  pour  être  en  grande 
partie  de  la  main  de  Burke,  et  en  tout  temps  il  continua  de  s'inté- 
resser à  l'ouvrage  et  d'y  contribuer  quelquefois.  Cette  histoire  an- 
nuelle du  monde  se  publie  tantôt  depuis  un  siècle ,  et  forme  une 
collection  d'un  grand  prix.  Nulle  composition  n'était  plus  propre  à 
former  un  homme  public.  On  ne  peut  trop  bien  savoir  les  faits , 
quand  on  veut  diriger  les  hommes. 

Cependant  sa  situation  restait  précaire.  L'agrément  de  son  com- 
merce multipliait  ses  relations.  George,  lord  Lyttleton,  dont  les  ou- 
vrages historiques  sont  encore  estimés,  Fitzherbert,  un  membre 
du  parlement  qui  aimait  les  lettres,  Pulteney,  comte  de  Bath ,  dès 
longtemps  hors  de  la  politique,  cité  pour  sa  conversation  piquante, 
Anne  Pitt ,  la  sœur  du  grand  Pitt ,  et  dont  Burke  admirait  l'esprit 
très  original.  Hume,  qui  lui  fit  connaître  Adam  Smith,  et  dont  il 
trouvait  l'histoire  trop  peu  libérale  et  la  philosophie  trop  peu  reli- 
gieuse, goûtaient  tous  son  entretien ,  louaient  son  esprit,  mais  n'ai- 
daient point  à  sa  fortune.  Heureusement  dans  le  nombre  de  ses  amis 
était  son  compatriote  lord  Charlemont ,  dont  il  parla  toujours  avec 
l'enthousiasme  de  la  reconnaissance.  C'est  ce  seigneur,  l'ami  de 
Montesquieu,  le  généreux  défenseur  de  l'Irlande,  qui  présenta  Burke 
à  Gerrard  Hamilton ,  nommé  principal  secrétaire  du  lord-lieutenant 
de  cette  île,  quand  en  1761  ce  gouvernement  fut  donné  à  lord 
Halifax. 

Hamilton  avait  débuté  avec  beaucoup  d'éclat  à  la  chambre  des 
communes.  On  raconte  que  son  premier  discours  pamt  si  beau,  qu'il 
désespéra  de  l'égaler  et  ne  parla  plus.  Aussi  l'appelait-on  Hamilton 
au  seul  discours,  singlespeech.  La  vérité  est  qu'il  parla  rarement, 
parce  qu'il  apprenait  par  cœur  des  discours  écrits,  et  qu'ayant  quitté 
la  chambre  des  communes  pour  l'Irlande,  il  sembla  renoncer,  en 
Angleterre  du  moins,  aux  succès  parlementaires.  L'union  n'était  pas 
alors  établie  par  la  loi  entre  les  deux  îles.  Le  principal  secrétaire 
accompagnait  le  lord-lieutenant,  dont  il  était  comme  le  ministre  dans 
le  parlement  de  Dublin.  Burke  partit  avec  Hamilton  sur  le  pied  mal 
défini  de  secrétaire,  de  conseil  et  d'ami.  Dans  cette  position  ambi- 
guë, un  collaborateur  de  cette  vigueur  d'esprit  dut  prendre  une 
grande  part  au  gouvernement  de  son  pays  ;  mais  cette  part  est  res- 
tée secrète.  On  sait  seulement  que  ses  services  lui  valurent  la  troi- 


BURKE,    SA   VIE    ET   SES   ÉCRITS.  221 

sième  année  une  pension  de  trois  cents  livres  sterling  sur  le  fonds  de 
l'établissement  de  l'Irlande,  souvent  grevé  de  dons  plus  abusifs.  A 
ce  prix,  Hamilton  crut  apparemment  acheter  un  dévouement  absolu 
et  s'acquérir  envers  un  subordonné  le  droit  de  disposer  à  la  fois  de 
ses  opinions,  de  son  jugement,  de  son  travail  et  de  son  temps;  mais 
Burke  ne  pouvait  renoncer  au  droit  de  penser  et  de  dire  sa  pensée. 
Il  n'approuvait  pas  toute  l'administration  de  lord  Halifax  ;  son  indé- 
pendance se  heurtait  souvent  à  l'orgueil  de  Hamilton;  il  brisa  le 
joug,  et  rendit,  avec  une  dignité  un  peu  hautaine,  un  bienfait  que 
le  bienfaiteur  ne  dédaigna  pas  de  reprendre  pour  son  compte,  sous 
le  nom  d'un  de  ses  agens.  Tous  les  liens  furent  rompus,  et  Burke 
revint  à  Londres  avec  de  nouveaux  titres  à  l'estime  et  à  l'intérêt  de 
ses  amis. 

11  avait  mis,  pour  ainsi  dire,  le  pied  dans  la  politique.  Le  mouve- 
ment était  donné,  et  ne  devait  plus  s'arrêter  qu'avec  sa  vie.  Ses  re- 
lations et  ses  études  n'eurent  plus  qu'un  objet.  Histoire  constitu- 
tionnelle, précédens  parlementaires,  faits  économiques,  il  voulait 
tout  connaître.  Assidu  à  suivre  les  travaux  de  la  chambre  des  com- 
munes, il  se  formait  à  la  parole  dans  une  société  de  discussion  [de- 
bafing  society  )  connue  sous  le  nom  de  Société  de  Robin-Hood.  En 
même  temps,  il  ne  négligeait  pas  le  Club  littéraire,  institution  dont 
il  fut  un  des  fondateurs  avec  Reynolds  et  Johnson. 

Malgré  sa  liaison  avec  le  célèbre  docteur,  il  n'était  nullement  de 
son  école  en  politique.  A  cette  époque,  le  court  passage  de  lord  Bute 
au  pouvoir,  la  rude  manière  de  gouverner  de  George  Grenville  avaient 
soulevé  l'opinion  contre  le  favoritisme  de  cour  et  l'arbitraire  minis- 
tériel. Diverses  questions  constitutionnelles,  comme  les  droits  des 
colonies  en  matière  d'impôt,  comme  la  légalité  des  mandats  géné- 
raux d'arrestation  qui  intéressait  la  liberté  individuelle,  comme  la 
destitution  des  membres  militaires  du  parlement  pour  un  vote  indé- 
pendant sur  cette  question  même,  avaient  vivement  agité  la  tribune 
et  la  presse.  Un  mouvement  d'opinion  chaque  jour  plus  prononcé  lais- 
sait chaque  jour  le  pouvoir  plus  isolé  et  plus  affaibli.  L'esprit  ardent 
et  généreux  de  Burke  ne  pouvait  que  suivre  ce  mouvement,  ou  plutôt 
il  le  devançait.  On  a  dit  qu'il  n'avait  été  whig  que  par  accident;  cela 
est  vrai,  si  l'on  veut  dire  qu'il  ne  pouvait  l'être  que  dans  un  temps 
où  le  débat  n'était  pas  ouvert  entre  l'esprit  de  conservation  et  l'es- 
prit de  révolution,  mais  entre  une  cour  justement  soupçonnée  de 
prétentions  usurpatrices  et  un  parti  populaire  jaloux  de  sauver  ou 
de  revendiquer  les  principes  de  la  constitution  établie  ;  le  torisme 
était  alors  à  peu  près  le  synonyme  d'absolutisme;  c'est  lui  qui  mena- 
çait les  institutions;  être  whig,  c'était  les  défendre.  En  aucun  temps, 
Burke  n'a  eu  ni  les  goûts,  ni  les  mœurs,  ni  les  principes  d'un  gout- 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tisan.  Eli  aucun  temps  non  plus,  malgré  l'étendue  de  son  esprit,  il 
ne  s'est  beaucoup  soucié  de  l'abus  qu'on  pouvait  faire  de  ses  idées; 
jamais  il  n'a  embrassé  une  opinion  à  demi  pour  la  soutenir  faible- 
ment. Ce  fut  donc  sans  hésitation  ni  scrupule,  ce  ne  fut  ni  par  inté- 
rêt ni  par  imitation,  mais  avec  conviction,  mais  avec  feu,  qu'il  se 
jeta  dans  le  parti  du  pays,  comme  s'appelait  alors  l'opposition.  Il  ne 
crut  pas  un  moment  faire  ainsi  preuve  d'infidélité  ou  d'indiiférence  à 
la  cause  de  la  monarchie  ni  de  l'ordre,  qui  ne  lui  semblait  nullement 
en  question.  Ce  sont  là  des  craintes  d'un  autre  temps,  et  c'était  dès 
lors  l'heureux  privilège  de  l'Angleterre  qu'on  pouvait  y  combattre 
pour  la  liberté  sans  avoir  les  allures  d'un  tribun  ni  les  passions  d'un 
novateur. 

En  1765,  sans  que  la  majorité  eût  changé  dans  le  parlement,  le 
ministère  changea.  Il  se  sentait  miné  à  la  cour  et  dans  le  public.  Cette 
retraite  honora  Grenville  sans  le  rendre  populaire  ;  mais  ses  adver- 
saires prirent  sa  succession,  et  lorsque  le  marquis  de  Rockingham 
eut  formé  son  ministère,  M.  Fitzherbert  lui  présenta  Burké,  qu'il  choi- 
sit pour  son  secrétaire  particulier. 

Il  suffit  de  s'approcher  du  pouvoir  pour  rencontrer  la  délation. 
Presque  aussitôt  on  dénonça  (il  paraît  que  ce  fut  le  duc  de  New- 
castle) ,  on  dénonça  au  premier  ministre  Burke  comme  un  jacobite  et 
un  papiste  déguisé.  Il  donna  à  l'instant  sa  démission  ;  mais  Rocking- 
ham était  un  homme  juste  et  bienveillant,  capable  de  reconnaître 
la  loyauté;  il  voulut  garder  Burke,  qui  devait  être  un  si  fidèle  ami. 
Bientôt  même  le  nouveau  secrétaire  entra  dans  la  politique  pour  son 
propre  compte.  Par  un  arrangement  avec  lord  Yerney ,  qui  fut  nommé 
membre  du  conseil  privé,  il  siégea  au  parlement  pour  le  bourg  de 
Wendover,  Buckinghamshire.  De  ce  jour,  sa  destinée  fut  accomplie. 
L'homme  de  lettres,  dont  la  conversation  était  déjà  éloquente,  pa- 
raissait sur  le  théâtre  où  le  talent  n'a  d'égal  que  le  talent,  là  où  il  ne 
devait  relever  que  de  lui-même.  Burke  est  du  petit  nombre  de  ceux 
qui,  n'étant  rien,  sont  arrivés  à  tout,  car  c'est  être  tout  que  se  faire 
écouter  d'un  peuple  libre.  «  Burke  a  la  grandeur  naturelle,  disait 
Johnson;  il  lui  faut  la  grandeur  civile.  » 

La  question  pour  laquelle  avait  été  formé  le  cabinet  était,  pour 
employer  les  désignations  abréviatives  de  la  langue  parlementaire, 
la  question  américaine.  Elle  fut  l'occasion  du  premier  discours  de 
Burke  (janvier  176(3)  :  il  n'en  reste  pas  de  traces,  ni  d'aucun  de  ceux 
qu'il  prononça  jusqu'en  novembre  1767;  mais  son  début  fut  très  bril- 
lant; Pitt  lui  adressa  un  de  ces  éloges  que  l'on  regardait  comme  des 
passeports  pour  la  renommée.  Lord  Chai'lemont,  son  ami,  Richard 
Burke,  son  frère,  William,  son  cousin,  qui  venait  d'être  élu  et  qui 
était  sous-secrétàire  d'état  sous  Conway,  virent  leurs  plus  présomp- 


«LRKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  223 

tueuses  espérances  dépassées.  «  Probablement  aucun  homme  avant 
lui,  écrivait  Johnson,  ne  s'était,  à  son  premier  coup  d'essai,  fait  au- 
tant de  réputation.  »  11  prit  une  part  active  à  tous  les  débats.  On  sait 
que  l'abolition  de  l'impôt  du  timbre  aux  colonies  et  l'interdiction  de 
tout  mandat  d'arrêt  conçu  en  termes  généraux  furent  les  deux  me- 
sures capitales  qui  signalèrent  la  session  et  caractérisèrent  le  minis- 
tère. Mais  ce  ministère  était  sans  force,  et  presque  aussitôt  que  les 
chambres  furent  dispersées,  il  disparut  (juillet  1766).  On  doit  louer 
en  lui  le  désintéressement,  cette  honnêteté  de  libéralisme  que  les 
gens  du  monde  trouvent  puritaine,  un  des  mérites  assurément  qu'il 
est  le  plus  difficile  de  soutenir;  car,  dédaigné  des  prétendus  habiles, 
il  est  détesté  des  prétendus  honnêtes.  La  pruderie  politique,  comme 
on  l'appelle,  a  besoin,  pour  se  faire  accepter,  de  se  couvrir  de  l'éclat 
du  talent,  de  s'armer  de  la  puissance  du  caractère.  A  ces  deux  con- 
ditions le  ministère  Rockingham  était  loin  de  pleinement  satisfaire. 
L'opinion  lui  tenait  trop  peu  compte  de  sa  probité  pour  lui  passer  la 
modestie  et  l'indécision.  Il  avait  contre  lui  les  hautes  ambitions  et  les 
sordides  intérêts,  ceux  qui  concevaient  dans  le  pouvoir  plus  de  gran- 
deur, et  ceux  qui  ne  l'appuyaient  qu'à  la  condition  de  ses  abus.  Il 
tomba,  et  le  tableau  de  ses  principaux  actes,  tous  marqués  du  sceau 
de  l'équité  et  de  la  modération,  devait,  pourvu  qu'on  distinguât  ses 
œuvres  de  sa  manière,  devenir  sa  meilleure  apologie.  Burke  l'écrivit 
en  deux  pages,  qui  furent  remarquées,  sous  ce  titre  :  a  Compte  som- 
maire de  la  dernière  administration.  » 

Pitt  ou  plutôt  lord  Chatham  avait  cependant  formé  ce  cabinet  in- 
cohérent, dont  la  politique,  obscure  dès  sa  formation,  est  encore  un 
problème  pour  l'histoire.  Burke  eut  à  refuser  plus  d'un  emploi;  mais 
il  jugea  le  ministère  dès  le  premier  jour  avec  une  parfaite  sagacité. 
Elle  se  montre  dans  sa  correspondance  avec  lord  Rockingham,  que 
dans  aucun  cas  l'honneur  ni  l'amitié  ne  lui  permettaient  d'abandonner. 
Jamais,  au  reste,  il  ne  goûta  la  personne  ni  le  talent  de  lord  Cha- 
tham. L'inégalité  impérieuse,  la  confiance  hautaine,  les  variations 
que  l'imagination,  le  tempérament  et  l'intérêt  imprimaient  à  la  con- 
duite de  ce  singulier  homme  d'état,  une  supériorité  qui  se  manifes- 
tait plutôt  par  des  inspirations  soudaines  et  des  coups  de  génie  que 
par  des  conceptions  méditées  avec  profondeur,  poursuivies  avec  mé- 
thode, accomplies  avec  persévérance,  devaient  effaroucher  ou  inti- 
mider l'esprit  vif  mais  réfléchi,  étendu  mais  sévère,  régulier  dans  sa 
verve,  opiniâtre  avec  enthousiasme,  d'un  homme  de  lettres  scrupu- 
leux et  irritable,  simple  dans  sa  vie,  consciencieux  dans  ses  études, 
et  qui  n'agissait  ni  ne  parlait  que  laborieusement  préparé.  Décidé  à 
n'entrer  point  dans  l'administration,  Burke  quitta  même  à  dessein 
l'Angleterre.  A  son  retour  d'Irlande,  il  s'occupa  de  régler,  suivant  ses 


224  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

goûts,  sa  vie  future.  Il  avait  perdu  son  père  et  son  frère  aîné,  et,  joi- 
gnant à  leur  héritage  ce  qu'il  dut  à  la  générosité  du  marquis  de 
Rockingham,  il  acheta  dans  le  Buckinghamshire  le  domaine  de  Gre- 
gories,  près  de  Beaconsfield.  Ce  bien  devint  pour  lui  un  séjour  de 
prédilection.  Il  y  fit  des  travaux  utiles  et  des  travaux  d'agrément. 
Il  se  prit  de  goût  pour  l'agriculture,  et  l'on  assure  qu'il  y  devint 
habile;  mais  il  ne  devint  jamais  riche,  et,  quoi  qu'en  dise  son  bio- 
graphe Prior,  il  parait  avoir  eu  bien  souvent  à  lutter  contre  de  sérieux 
embarras  de  fortune. 

Le  général  Gonway  était  resté  dans  le  nouveau  ministère;  Burke 
devint  donc  le  leader  ou  le  guide  dans  le  parlement  du  parti  de  l'an- 
cien cabinet.  Pitt  était  retiré  dans  la  chambre  des  lords,  et  Charles 
Fox  n'était  pas  encore  dans  celle  des  communes;  Burke  s'en  trouva 
le  premier  talent.  Son  opposition  fut  vive  et  brillante.  Le  ministère, 
que  ne  gouvernait  pas  son  chef  apparent,  le  duc  de  Grafton,"  cher- 
chait des  alliances,  et  Gonway,  qui  voulait  n'être  resté  au  pouvoir 
que  pour  rapprocher  les  partis,  essaya  une  conciliation  que  Burke, 
dans  ses  lettres,  loue  Rockingham  d'avoir  refusée  (!"'  avril  1767). 
L'abandon  que  fit  alors  Gonway  des  fonctions  de  secrétaire  d'état, 
la  séquestration  étroite  à  laquelle  Ghatham  malade  se  condamnait, 
la  mort  soudaine  du  chancelier  de  l'échiquier,  Gharles  Townshend, 
vinrent  ajouter  à  la  nécessité  d'une  recomposition  ministérielle.  Lord 
North  succéda  à  Townshend,  et  l'accession  des  amis  du  duc  de  Bed- 
ford,  ancien  collègue  de  Gren ville,  acheva  d'altérer  le  caractère  plus 
franchement  libéral  que  le  nom  et  la  présence  de  Ghatham  auraient  dû 
conserver  à  cette  administration.  Burke  se  prévalait  de  tous  ces  avan- 
tages, et  contre  un  cabinet  flottant  et  faible,  il  fit  d'énergiques  appels 
à  l'opinion  publique,  qui  commença  à  reconnaître  sa  voix. 

Pas  plus  que  l'orateur,  l'écrivain  ne  manqua  à  sa  cause.  George 
Grenville  avait  publié  ou  fait  publier  une  défense  du  ministère  de 
lord  Bute  et  du  sien.  George  Grenville  était  ce  qu'on  appelle  dans  le 
monde  politique  un  homme  d'afïaires.  Il  en  avait  toutes  les  qualités, 
excepté  celles  qui  d'un  homme  d'affaires  feraient  un  homme  d'état. 
Exact,  laborieux,  passionné  pour  le  bien  public,  indifl'érent  aux  plai- 
sirs du  monde  et  aux  jouissances  de  l'esprit,  il  ne  se  plaisait  que  dans 
le  maniement  et  la  discussion  des  intérêts  positifs  du  gouvernement. 
Les  yeux  constamment  fixés  sur  la  balance  de  -fin  d'année,  il  était 
consterné  et  scandalisé  toutes  les  fois  que  l'équilibre  du  doit  et  de 
l'avoir  était  sacrifié  à  la  politique.  Persuadé  que  lui  seul  comprenait 
le  danger  et  pouvait  le  conjurer,  il  soutenait  audacieusement  que  tout 
était  perdu.  A  lire  le  pamphlet  qu'il  avait  écrit  ou  signé,  la  guerre 
de  sept  ans  était  la  ruine  de  l'Angleterre.  Par  un  éclat  trompeur,  elle 
avait  fasciné  l'Europe  et  humilié  la  France,  qui  ne  savait  pas  combien 


BURKE,    SA    \IE    ET   SES    ÉCRITS.  225 

elle  avait  au  fond  gagné  à  ses  défaites.  On  n'avait  pu  trop  se  hâter  de 
conclure  la  paix,  et  le  ministère  de  lord  Bute,  en  se  pressant  de  la 
signer,  s'était  dévoué  pour  arrêter  le  pays  sur  le,  penchant  de  sa 
perte.  Une  dette  écrasante,  un  commerce  en  déclin,  des  colonies  en 
souITrance,  des  finances  en  désordre,  tels  sont  les  maux  que  par  des 
mesures  énergiques  le  cabinet  Grenville  commençait  à  réparer,  et, 
après  que  le  cabinet  Rockingham  les  avait  ramenés,  augmentés,  ils 
s'accroissaient  encore  sous  ses  successeurs.  L'état  était  en  péril,  si 
l'on  n'appelait  pas  ceux  qui,  seuls  ayant  prévu  le  mal,  seuls  le  pou- 
vaient guérir. 

Burke  entreprit  une  réfutation  complète.  Contre  un  antagoniste  fort 
par  les  faits  et  les  chiffres,  il  ne  s'en  tint  pas  à  des  considérations 
générales;  il  le  suivit  sur  souterrain,  et,  discutant  les  questions  tech- 
niques avec  une  clarté  supérieure,  il  détruisit  pièce  à  pièce  tout  l'é- 
chafaudage d'une  spécieuse  argumentation.  Un  écrit  de  ce  genre  ne 
saurait  être  analysé,  et  l'on  admettra  aisément,  je  pense,  que  l'au- 
teur réussit  à  montrer  qu'une  guerre  qui  donne  à  un  grand  pays  de 
la  gloire  et  des  conquêtes  ne  le  ruine  pas,  quoi  qu'elle  lui  coûte,  et 
qu'inévitablement  la  paix  après  la  victoire  amène  la  richesse  et  la 
prospérité.  Si  le  présent  a  ses  dangers,  tels  que  la  crise  du  commerce 
et  des  colonies,  ces  dangers  sont  dus  aux  mesures  ijTéfléchies  et  rudes 
auxquelles  Grenville  a  attaché  son  nom.  Or,  loin  de  les  désavouer,  il 
ne  propose  que  de  les  renouveler  en  les  aggravant  encore.  La  pire  de 
toutes  avait  été  l'établissement  du  droit  de  timbre.  Jusque-là,  le  par- 
lement d'Angleterre,  sans  douter  de  son  droit  de  taxer  les  colonies, 
avait  toujours  douté  qu'il  fût  sage  d'en  user  pour  accroître  le  revenu 
public.  Les  colonies,  sans  contester  un  droit  dont  elles  ne  ressentaient 
pas  l'atteinte,  jouissaient  en  paix  de  leurs  institutions  propres,  qui 
pour  leurs  affaires  intérieures  leur  assuraient  tous  les  droits  d'un 
peuple  libre.  Aucun  débat  inutile  ne  s'élevait  sur  les  limites  des  deux 
prérogatives,  «  sur  des  questions  qui  sont  plus  du  ressort  de  la  mé- 
taphysique que  de  la  politique,  et  qui  ne  peuvent  jamais  être  renmées 
sans  ébranler  les  fondemens  des  meilleurs  gouvernemens  qu'ait  pu 
instituer  la  sagesse  humaine.  »  C'est  en  rompant  ce  compromis,  cette 
conciliation  suffisante  et  toute  pratique,  qu'on  a  comme  à  plaisir  al- 
lumé les  passions  d'un  peuple  sensible  et  fier.  En  trouvant  la  que- 
relle ouverte  entre  la  métropole  et  les  colonies,  le  cabinet  Rockin- 
gham n'avait  pour  la  calmer  qu'une  conduite  à  tenir  :  abandonner 
l'exercice  malencontreux  du  droit  de  taxer,  sans  abandonner  le  droit 
lui-même.  Il  était  fâcheux  sans  doute  de  paraître  céder;  il  l'était  da- 
vantage, en  persistant  dans  une  faute,  de  perdre  et  le  commerce  et 
les  colonies.  Dans  cette  alternative,  deux  actes  avaient  été  rendus, 
l'un  qui  déclarait  la  prérogative  de  la  métropole,  l'autre  qui  révoquait 

TOME  I.  15 


226  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'acte  du  timbre.  Ces  mesures,  comme  toutes  celles  du  ministère,  ne 
tendaient  qu'à  réparer  le  mal  par  un  retour  aux  principes  de  conduite 
que  l'administration  précédente  avait  abandonnés.  Le  premier  et  le 
plus  moral  de  tous  ces  principes,  c'est  que  les  hommes  et  les  partis 
soient  fidèles  à  eux-mêmes,  c'est  que,  sous  le  prétexte  de  faire  les 
affaires  avant  tout,  on  ne  brise  pas  tous  les  liens  de  l'honneur  poli- 
tique. 

Quoique  cet  ouvrage  de  Burke  soit  excellent  et  qu'il  puisse  même 
se  lire  avec  intérêt,  si  l'on  veut  bien  connaître  les  affaires  anglaises 
à  cette  époque,  on  devra  chercher  encore  ailleurs  la  plus  haute  me- 
sure du  talent  de  l'écrivain.  Les  Pensées  sur  les  Causes  des  mécon- 
tentemens  actuels,  qu'il  publia  en  1770,  sont  à  nos  yeux  le  premier 
de  ses  écrits  qui  l'ait  classé  à  son  véritable  rang.  Le  cabinet  était 
changé;  lord  North  était  premier  ministre;  la  haine  publique,  ne 
poursuivait  spécialement  aucun  de  ses  collègues.  Les  atteintes  por- 
tées du  temps  de  Wilkes  à  la  liberté  des  citoyens  avaient  vieilli.  Lord 
Bute  était  sorti  du  pouvoir  depuis  sept  ans.  L'aveuglement  obstiné 
qui  devait  conduire  le  roi  et  son  conseil  à  la  perte  des  colonies  amé- 
ricaines n'inquiétait  pas  f  opinion  et  flattait  même  f  orgueil  national. 
Cependant  l'Angleterre  était  mécontente.  Une  vague  inquiétude  s'é- 
levait sur  la  vertu  même  de  ses  institutions  :  répondaient-elles  bien 
à  la  confiance  qu'elles  inspiraient?  n'avaient-elles  pas  souffert  de 
l'action  du  temps,  des  atteintes  de  la  corruption?  quelque  révolution 
ne  les  menaçait-elle  pas,  qu'elle  vînt  d'un  complot  de  la  cour  ou 
d'une  explosion  populaire?  Il  régnait  dans  les  esprits  beaucoup  de 
défiance,  d'irritation,  d'anxiété,  de  découragement.  La  division  des 
partis,  et  surtout  de  leurs  chefs,  semblait  rendre  impossible  à  f  oppo- 
sition le  succès,  au  pouvoir  le  gouvernement.  Ce  moment  de  fhistoire 
parlementaire  mérite  d'être  étudié.  Voici  comment  on  pourrait,  d'a- 
près Burke,  rendre  raison  de  la  situation. 

Tout  le  monde  en  effet  était  mécontent.  Le  gouvernement  accusait 
les  partis,  le  public  s'en  prenait  au  pouvoir;  cependant  le  pays  était 
riche  et  prospère.  On  ne  saurait  prétendre  qu'en  de  tels  conflits 
d'opinion  jamais  la  nation  n'ait  tort;  mais  la  présomption  est  en  sa 
faveur.  La  nation  n'est  pas  intéressée,  par  système  ou  par  amour- 
propre,  à  persister  dans  une  erreur;  elle  ne  peut  avoir  de  mauvaise 
intention;  son  intérêt  est  le  bien  public;  elle  se  plaint  parce  qu'elle 
souffre.  Toutefois,  si  elle  se  plaignait  en  1770,  ce  n'est  pas  que  ses 
griefs  fussent  les  mêmes  que  ceux  qui  l'avaient  irritée  dans  le  siècle 
précédent,  et  les  défenseurs  du  pouvoir  prenaient  ou  donnaient  lé 
change,  lorsqu'ils  s'évertuaient  à  prouver  qu'il  n'y  avait  rien  à  crain- 
dre de  ce  qu'on  avait  justement  craint  sous  les  Stuarts.  Les  temps 
étaient  changés,  et  avec  les  temps  les  abus  et  les  dangers.  Si  l'on 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  227 

avait  dû,  au  xvir  siècle,  s'alarmer  pour  les  droits  et  l'existence  du 
parlement,  aujourd'hui  le  parlement  n'était  plus  menacé,  au  moins 
de  la  même  manière;  mais  il  ne  s'ensuivait  pas  que  la  prérogative 
de  la  couronne  ne  fût  pas  à  redouter,  et  n'eût  point  puisé  dans  des  cir- 
constances nouvelles  une  nouvelle  manière  d'altérer  la  constitution. 
La  royauté,  placée  par  la  révolution  dans  l'impuissance  de  reprendre 
les  vieilles  luttes,  avait  été  forcée  d'entrer  en  partage  d'influence, 
en  communauté  d'action  avec  les  hommes  ou  les  familles  qui  avaient 
vu  en  1688  triompher  leurs  principes  et  leur  cause.  Le  parti  whig 
était  devenu  le  parti  gouvernemental  et  presque  le  gouvernement. 
Pendant  plus  d'un  demi-siècle  la  couronne  était  demeurée,  sauf  de 
courts  intervalles,  liée  étroitement  et  comme  solidaire  avec  les  au- 
teurs ou  les  représentans  de  la  révolution.  Sous  Walpole,  la  cour  et 
le  ministère  ne  faisaient  qu'un.  Les  Pelham  avaient  fini  par  en  arri- 
ver au  même  point.  Le  roi  George  II  s'était  de  bonne  grâce,  ou  plu- 
tôt avec  conviction,  soumis  à  l'association;  on  peut  dire  qu'il  était  le 
roi  des  whigs.  Cependant  il  naquit  bientôt  une  secte  de  courtisans 
qui  appelèrent  cette  association  politique  un  assujettissement.  Ou 
commença  à  dire  que  la  royauté  était  subjuguée  par  une  aristocratie. 
Les  tories,  d'anciens  tories,  ne  manquèrent  pas  de  répéter  le  repro- 
che, attestant  ainsi  leur  vieille  aversion  pour  la  dynastie  comme  ja- 
cobites,  leur  zèle  pour  la  royauté  comme  cavaliers,  dénonçant  l'une 
comme  faible,  plaignant  l'autre  comme  opprimée.  Jusque  dans  le 
parti  populaire  il  s'était  rencontré  des  mécontens  qui,  par  tactique 
ou  par  haine,  avaient  tenu  un  langage  analogue.  Il  n'est  pas  sans 
exemple,  même  en  Angleterre,  que  la  minorité  essaie  de  grandir  le 
pouvoir  exécutif  contre  la  majorité,  et  une  opposition,  pour  si  peu 
qu'elle  soit  démocratique,  n'est  pas  incapable  de  chercher  contre  le 
parti  qui  gouverne  l'alliance  de  l'absolutisme.  Cela  s'est  vu  plus  d'une 
fois  depuis  l'époque  où  Burke  écrivait,  même  aujourd'hui  le  haut 
torisme  ne  s'interdit  pas  de  spéculer  sur  cette  faiblesse  des  partis 
populaires,  et  le  brillant  et  insidieux  écrivain  qui  en  est  devenu  dans 
ce  moment  le  plus  véhément  orateur  a  plus  d'une  fois  accusé  le  gou- 
vernement anglais  de  n'être  qu'une  copie  de  l'aristocratie  vénitienne, 
espérant  convier  par  là  la  démocratie  à  se  jeter  dans  les  bras  de  la 
monai'chie  administrative.  Puisse  ce  conseil  de  Sinon  n'être  jamais 
écouté  ! 

Au  vrai ,  les  cours  seules  sont  le  sol  naturel  de  cette  dangereuse 
politique,  et  sous  le  règne  du  second  roi  de  la  maison  d'Hanovre, 
c'est  dans  la  petite  cour  de  la  princesse  de  Galles  que  se  forma  une 
coterie  qui  ne  rêvait  pas  moins  que  de  pervertir  la  constitution  bri- 
tannique. Tant  que  le  prince  avait  vécu,  il  avait  intrigué  et  souvent 
avec  l'opposition.    Sa  veuve  continua  religieusement  de   faire  de 


228  RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

Carlton  House  un  monde  à  part  et  l'asile  des  disgraciés  de  la  fortune 
parlementaire.  Lord  Bute,  qui  à  tous  les  titres  régnait  dans  ce  pa- 
lais, était  d'une  race  écossaise,  et  comme  tel  il  avait  au  moins  con- 
servé l'ancien  loyalisme  de  sa  race.  11  ne  connaissait,  et  même  n'am- 
bitionnait que  l'influence  attachée  par  la  faveur  occulte  à  un  dé- 
vouement et  à  une  habileté  plus  domestique  que  politique.  C'est  au 
point  que  lorsque  l'avènement  de  George  111  le  fit  chef  du  minis- 
tère, il  s'y  trouva  bientôt  mal  à  l'aise  et  renonça  sans  nécessité  et 
presque  sans  prétexte  au  gouvernement.  Mais  la  politique  qu'il  sem- 
blait personnifier,  et  qui  continua  à  rendre  son  nom  odieux,  persista 
après  lui  et  domina  en  son  absence.  Elevé  dans  ces  idées,  le  mé- 
diocre et  obstiné  George  Ilï  se  fit  toujours  un  devoir  (car  les  bigots 
appellent  devoirs  leurs  passions)  de  mettre,  comme  on  disait  alors, 
la  royauté  hors  de  page.  S'il  n'eût  pas  échangé  sa  stupidité  contre 
la  folie,  son  règne  aurait  pu  devenir  funeste  à  la  constitution  et  se 
terminer  dans  une  crise  révolutionnaire.  Dès  les  premiers  temps, 
il  donna  les  mains  à  tous  les  efforts  pour  séparer  la  cour  et  le  mi- 
nistère. Tandis  que  constitutionnellement  c'est  le  roi  qui  possède  le 
pouvoir  et  les  ministres  qui  l'exercent,  les  nouveaux  Strafford  ren- 
versèrent les  rôles.  11  fut  entendu  que  sous  le  nom  d'influence, 
il  fallait  assurer  au  roi  et  à  sa  coterie  permanente  une  force  en  de- 
hors de  son  gouvernement  avoué,  force  qui  paralysât  l'autorité  de 
ses  ministres,  c'est-à-dire  son  pouvoir  officiel,  lors  même  qu'elle  ne 
parviendrait  pas  à  le  soumettre  et  à  fabriquer  un  cabinet  de  courti- 
sans. Pour  atteindre  ce  but,  il  fallait  le  concours  ou  la  tolérance  du 
parlement.  Le  premier  soin  fut  de  dissoudre  ces  associations  puis- 
santes qui  y  avaient  exercé  une  si  grande  autorité,  d'entretenir  ou 
de  susciter  la  division  dans  l'ancien  parti  du  gouvernement,  défaire 
même  appel  à  l'indépendance  jalouse  ou  à  l'envieuse  versatilité, 
pour  briser  le  joug  de  ces  guides  dont  le  talent  impérieux  pèse  tou- 
jours un  peu  à  ceux  qu'ils  conduisent.  On  s'efforça  de  persuader, 
soit  par  la  critique  toujours  facile  des  partis  et  de  leurs  chefs, 
soit  par  la  puissance  corruptrice  des  faveurs  innombrables  dont  la 
liste  civile  disposait  en  maîtresse,  aux  gens  intéressés  ou  faibles, 
qu'il  y  avait  plus  de  sûreté  à  s'attacher  à  la  royauté  qui  dure 
qu'aux  ministères  qui  changent;  on  tendit  enfin  à  former  un  parti 
de  la  cour  qui  fût  l'appoint  nécessaire  et  bientôt  peut-être  le  corps 
de  bataille  de  la  majorité  gouvernementale.  Cette  intrigue  avait, 
dès  1761 ,  forcé  à  la  retraite  Pitt  au  milieu  de  ses  triomphes.  Par 
elle ,  le  duc  de  Newcastle ,  suspect  à  raison  non  de  son  caractère , 
mais  de  la  force  de  sa  clientèle ,  avait  été  bientôt  sacrifié  à  la  vieille 
rancune  des  hôtes  de  Carlton  House  contre  les  Pelham.  George  Gren- 
ville,  choisi  parce  qu'il  ne  pouvait  arriver  seul  au  pouvoir  sans  rom- 


RURKE,    SA    ME    ET    SES    ÉCRITS.  229 

pre  tous  ses  liens  de  famille,  n'avait  pu  se  maintenir  malgré  sa  ma- 
nière presque  absolue  de  gouverner,  quand  on  vit  que ,  plus  jaloux 
de  servir  que  de  plaire,  il  préférait  l'état  à  la  cour,  et  voulait  do- 
miner dans  le  cabinet  comme  dans  le  parlement.  Abandonnés  par 
la  couronne,  les  deux  ministères  suivans  n'avaient  pu  se  soutenir, 
ou  du  moins  l'administration  du  duc  de  Grafton  n'avait  été  qu'une 
suite  inconsistante  de  remaniemens ,  et  une  déviation  graduelle  de 
l'esprit  apparent  et  primitif  de  son  institution.  Toutes  ces  circon- 
stances qui  n'étaient  point  uniquement  créées  de  mains  de  courti- 
sans, et  auxquelles  contribuèrent  inconsidérément,  par  leurs  riva- 
lités ,  leurs  exigences  et  leurs  variations,  les  premiers  hommes  des 
deux  chambres,  étaient  de  nature  à  seconder  la  propagation  des 
nouvelles  doctrines  inconstitutionnelles,  à  discréditer  les  principes 
mêmes  qui  sont  comme  le  droit  des  gens  de  la  guerre  parlementaire. 
Ainsi  l'exclusion  avait  été  successivement  donnée  à  tous  les  hommes 
grands  par  la  situation ,  le  talent  et  la  renommée ,  et  un  ministère 
était  venu  au  monde  qui ,  sans  être  formé  de  purs  favoris ,  ne  pou- 
vait* se  passer  de  la  faveur  royale ,  qui ,  sans  renfermer  aucun  des 
maîtres  de  la  tribune ,  était  assez  rompu  aux  affaires  et  aux  débats 
pour  suffire  aux  besoins  de  chaque  jour;  un  ministère  qu'il  eût  été 
impossible  de  classer  dans  aucun  parti,  quoiqu'il  ne  fût  l'adversaire 
déclaré  d'aucun,  prêt  à  les  combattre  tous  au. nom  de  la  prérogative 
qui  faisait  sa  force  et  son  appui;  un  ministère  enfin  qui,  par  néces- 
sité au  moins  autant  que  par  conviction,  devait  s'appuyer  sur  la 
cour  et  convenir  au  goût  du  roi ,  grâce  à  la  modestie  de  ses  talens , 
à  la  petitesse  de  ses  vues  et  à  la  fermeté  de  son  attitude.  On  peut 
supposer,  en  effet,  que  George  III  n'eut  jamais  de  ministre  qui  fût 
plus  selon  son  cœur  que  lord  North.  Lorsque,  beaucoup  plus  tard,  le 
grand  torisme  conservateur  eut  été  créé ,  comme  une  arme  de  dé- 
fense forgée  au  feu  de  la  révolution  française ,  il  put  trouver  que  si 
la  monarchie  n'en  souffrait  pas,  le  monarque,  rengagé  dans  les  liens 
d'un  parti,  y  perdait  en  indépendance  propre  et  en  influence  person- 
nelle. Aussi,  tant  qu'il  fut  capable  de  penser  et  de  vouloir,  accepta- 
t-il  M.  Pitt  comme  un  sauveur,  et  jamais  comme  un  favori. 

Mais,  à  l'époque  où  Burke  écrivait,  cet  avenir  était  au-delà  de  toute 
humaine  prévoyance.  Il  ne  savait  qu'une  chose,  c'est  qu'en  dehors 
de  tous  les  ministères  il  existait  une  cabale  qui  doublait  en  quelque 
sorte  le  cabinet.  Il  y  avait,  outre  le  parti  du  gouvernement,  un  parti 
des  hommes  du  roi,  des  amis  du  roi ,  dissolvant  ou  négation  de  tous 
les  partis,  coterie  d'intrigans  et  de  docteurs,  professant  en  principe 
que  le  choix  des  ministres  était  libre,  que  les  ministres  étaient  d'au- 
tant plus  au  roi  qu'ils  avaient  moins  d'amis,  et  qu'enfin  les  cham- 
bres leur  devaient  aide  et  confiance  par  cela  seul  qu'ils  étaient  les 


230  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ministres  du  roi.  Ce  système,  sans  violer  la  lettre  de  la  constitution, 
pouvait  la  vicier  dans  son  essence.  «  Cette  infusion  du  favoritisme 
agissait  dans  le  gouvernement  comme  un  poison,  dans  le  public 
comme  un  ferment.  »  De  là  tout  le  mal  de  la  situation,  de  là  le  dis^ 
crédit  du  pouvoir  et  le  soulèvement  de  l'opinion.  Il  y  avait  urgence 
de  raffermir  sur  ses  véritables  bases  la  constitution  ébranlée. 

La  royauté  pouvait  la  menacer  par  Ig,  corruption  comme  par  l'usur- 
pation. Le  parlement  pouvait  se  dénaturer  en  se  subordonnant.  Si 
la  révolution  l'avait  associé  au  gouvernement,  ce  n'était  pas  pour 
qu'il  cessât  d'être  un  pouvoir  de  contrôle.  C'est  à  mieux  régler  l'em- 
ploi des  ressources  abandonnées  à  la  couronne,  c'est  à  relever,  à  ra- 
nimer dans  le  parlement  le  sentiment  de  sa  responsabilité  que  Burke 
concluait,  après  avoir  admirablement  décrit  la  situation  que  nous  ve- 
nons d'esquisser.  11  espérait  peu  des  réformes  dont  on  parlait  alors. 
Abréger  la  durée  des  parlemens  lui  paraissait  un  moyen  certain,  en 
multipliant  des  réélections  ruineuses,  de  donner  au  pouvoir  l'avan- 
tage sur  les  particuliers;  car,  entre  eux  et  lui,  la  partie  serait  de  moins 
■en  moins  égale.  Augmenter  le  nombre  des  places  incompatibles  avec 
les  fonctions  parlementaires,  c'était  écarter  des  influences  avouables, 
sans  détruire  les  pratiques  occultes  et  les  marchés  clandestins  pai* 
lesquels  on  achète  ceux  qu'on  n'oserait  récompenser.  Ce  qu'il  réclame, 
c'est  «  l'interposition  du  peuple;  le  remède  aux  maux  du  parlement 
-n'est  pas  dans  le  parlement  même.  »  Que  le  peuple  veille  et  agisse  sur 
ses  représentans,  et  pour  cela  qu'il  les  connaisse;  que,  dans  toutes  les 
questions  importantes,  la  liste  exacte  des  votans  soit  mise  sous  les 
yeux  de  tous.  Burke  se  fie  à  cette  publicité  pour  perdre  à  la  fois  et 
ceux  qui  trahissent  leur  parti,  et  ceux  qui  soutiennent  tous  les  pou- 
voirs. Ainsi  il  espère  rétablir  la  fidélité  politique.  Il  faut  voir  avec 
quelle  force  de  raison,  avec  quelle  profonde  connaissance  des  con-  ' 
ditions  d'un  état  libre,  il  explique,  il  justifie  l'existence  des  partis,  et 
montre  que,  sans  les  liens  qui  les  unissent,  les  citoyens  désarmés 
laissent  périr  entre  leurs  mains  la  liberté  publique.  Point  de  parti  de 
l'opposition,  point  d'obstacle  à  l'arbitraire.  Un  pouvoir  sans  parti  est 
faible,  s'il  n'est  tyrannique.  Cette  formule  dès  lors  inventée  :  «  Noh 
les  hommes,  mais  les  mesures,  »  est  pour  Burke  une  profession^d'in- 
différence  politique;  elle  affranchit  les  individus  de  tout  engagement; 
elle  rabaisse  au  même  niveau  tous  les  talens  et  tous  les  caractères; 
«lie  pousse  à  l'anarchie,  si  elle  ne  mène  au  despotisme. 

Telle  est  en  gros  l'idée  de  ce  pamphlet,  un  des  chefs-d'œuvre  de 
la  littérature  politique.  Je  ne  sais  si  l'on  a  fait  aussi  bien;  on  n'a  pas 
fait  mieux.  Encore  aujourd'hui,  cet  ouvrage  de  circonstance  est  cité 
comme  un  ouvrage  de  principes.  C'est  un  livre  classique;  c'est,  a-t-on 
dit,  le  Credo  des  lohigs  de  l'Angleterre.  11  faut  le  lire,  si  l'on  veut  com- 


BURKE ,    SA   VIE    ET    SES    ÉCRITS.  231 

prendre  le  fond  du  gouvernement  représentatif,  curiosité  innocente! 
On  y  trouvera  toute  la  solidité  et  tout  le  piquant,  toute  l'élévation  et 
toute  la  vivacité  que  ce  genre  d'écrit  peut  réunir,  tout  ce  que  la  mé- 
ditation de  l'histoire  et  l'expérience  des  afl'aires  peuvent  enseigner 
sur  un  sujet  donné  à  un  esprit  fécond  et  pénétrant,  tout  le  vrai  et 
rien  que  le  vrai.  Burke  ne  s'était  pas  encore  élevé  aussi  haut;  il  a 
déjà  toutes  ses  qualités,  et  ne  laisse  encore  apercevoir  aucun  de  ses 
défauts.  Les  premières  ont  pu  grandir,  mais  alors  les  seconds  ont 
paru.  Gomme  il  est  un  des  hommes  qui  ont  le  mieux  prouvé  que 
l'imagination  est  une  des  facultés  qui  vieillissent  le  moins,  qu'elle 
peut,  au  contraire,  devenir  avec  l'âge  et  plus  vive  et  plus  riche,  il  a 
pu  faire  depuis  des  choses  plus  brillantes,  mais  non  de  meilleures 
choses;  il  a  écrit  avec  encore  plus  de  mouvement,  avec  encore  plus 
d'éclat,  mais  il  s'est  quelquefois  ébloui,  quelquefois  emporté;  son  ta- 
lent n'a  été  parfait  qu'une  fois. 

Johnson  lui-même  répondit  indirectement  à  Burke.  C'est  alors  du 
moins  qu'il  publia  la  Fausse  Alarme,  écrit  mesquin  d'un  tory  lettré, 
qui  vous  enseigne  que  la  liberté  n'a  pas  de  meilleure  garantie  qu'un 
bon  roi.  Cela  est  digne  de  sa  réponse  à  Junius,  dont  les  lettres  pa- 
raissaient alors  et  produisaient  une  vive  sensation,  encore  accrue  par 
le  mystère  de  leur  origine.  Ce  moment  est  cité  comme  celui  où  la 
presse  politique  a  pris  son  rang.  Burke  et  Junius  ont  doté  leur  pays 
d'une  branche  de  littérature  nouvelle.  Jamais  avant  eux  le  talent 
oe  s'était  immortalisé  par  un  pamphlet.  Leurs  deux  noms  se  rap- 
prochent si  naturellement,  qu'on  a  même  essayé  de  n'en  faire  qu'un, 
et  dès  le  temps  où  il  parut,  le  succès  de  l'écrit  de  Burke  fut  tel  qu'il 
donna  crédit  au  bruit  déjà  répandu,  qu'il  pouvait  bien  être  le  ter- 
rible et  impénétrable  anonyme.  Quoique,  à  mon  avis,  la  supposition 
ne  soit  pas  soutenable,  elle  fit  fortune  alors  et  depuis,  et  sir  Philip 
Francis  lui-même  renvoyait  quelquefois  à  Burke  l'honneur  qu'il  re- 
fusait d'accepter. 

Burke  et  Junius  ont  tous  les  deux  un  rare  talent,  mais  chacun  un 
talent  bien  différent.  Celui  de  Junius  est  dur  et  orné,  travaillé  dans 
sa  violence,  et  la  passion  qui  l'échaulTe  ne  dissimule  pas  l'art  qui  le 
guide.  Il  mêle  la  logique  et  l'invective;  il  aiguise  ses  mots  et  con- 
centre une  idée  dans  chaque  phrase,  mais  répète  l'idée  en  variant  la 
phrase,  car  il  a  plus  d'invention  dans  le  style  que  dans  la  pensée. 
Quand  il  raisonne,  il  se  serre  davantage,  il  devient  sec  et  nerveux; 
mais  sa  dialectique  est  plus  forte  que  sa  raison  n'est  puissante.  Il  est 
élevé,  mais  étroit,  et  l'on  ne  sent  pas  en  lui  un  de  ces  riches  esprits 
qui  se  prodiguent  et  ne  s'épuisent  pas.  Burke  assurément  ne  manque 
ai  de  vivacité  ni  de  chaleur,  et,  quoique  de  fortes  convictions  l'ani- 
ment, il  se  souvient  en  écrivant  des  secrets  du  métier.  Telle  est  cepen- 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dant  son  abondance  naturelle,  que  ses  écrits  ressemblent  à  l'impro- 
visation d'un  homme  qui  a  beaucoup  pensé  :  ses  idées  se  pressent 
et  le  débordent;  il  a  peine  à  choisir  dans  le  nombre,  et  il  lui  faut 
quelque  effort  pour  leur  donner  de  l'ordre  et  de  la  clarté.  L'éclat 
même  du  style  lui  vient  tout  naturellement.  Il  est  brillant,  il  est  co- 
loré, non  parce  qu'il  s' efforce  de  l'être,  mais  parce  que  son  imagi- 
nation l'est  pour  lui.  11  expose  plutôt  qu'il  ne  discute,  et  il  a  plus  à 
cœur  d'entraîner  ses  lecteurs  que  de  désoler  ses  adversaires.  Sans 
leur  épargner  les  traits  piquans  et  dédaigneux,  il  s'abstient  en  géné- 
ral de  l'insulte,  fuit  les  noms  propres,  et  son  indignation  n'est  pas 
de  la  rage.  A  ce  temps  surtout  de  la  force  de  l'âge  et  de  la  maturité 
du  talent,  il  conserve  jusque  dans  le  feu  de  la  polémique  cette  séré- 
nité d'âme  qui  laisse  à  l'esprit  toute  sa  grandeur.  Se  convictions  peu- 
vent lui  donner  de  la  colère,  mais  la  colère  ne  lui  a  pas  donné  ses 
convictions,  et  son  regard  s'étend  bien  au-delà  des  intérêts  d'un  mo- 
ment, bien  au-dessus  de  la  foule  qui  l'environne.  Même  en  écrivant 
.  sur  les  circonstances,  il  tend  à  là  vérité  durable.  Aussi,  tandis  que  les 
lettres  de  Junius  ne  seront  un  jour  qu'une  curiosité  littéraire  et  anec- 
dotique,  et  ne  devront  être  étudiées  que  comme  des  invectives  bien 
faites,  les  Pensées  sur  les  Causes  des  mècontenLemens  actuels  conti- 
nueront de  mériter  l'attention  des  hommes  d'état  des  pays  libres,  et 
resteront  un  des  monumens  de  l'histoire  du  gouvernement  britan- 
nique. 

Pour  identifier  d'ailleurs  Burke  et  Junius,  il  faudrait  braver  des 
invraisemblances  qui  deviennent  de  solides  objections.  Et  d'abord  le 
caractère  moral  de  Burke  proteste.  Il  était  franc  et  loyal;  il  attaquait 
les  doctrines  et  les  hommes  à  visage  découvert.  Ses  haines,  qui  ne 
connaissaient  pas  les  déguisemens,  ne  descendaient  pas  à  la  calomnie; 
elles  se  fondaient,  même  les  plus  injustes,  sur  des  motifs  généraux 
et  élevés,  et  ne  l'auraient  jamais  abaissé  aux  indignes  détours  d'une 
noire  vengeance  ou  d'une  venimeuse  envie.  C'est  dire  qu'il  n'eût  pas 
écrit  les  lettres  de  Junius.  Enfin,  si  la  colère  ou  l'esprit  de  parti  avaient 
pu  jamais  l'emporter  jusque  là,  au  moins  n'aurait-il  commis  de  pa- 
reils excès  de  plume  que  pour  soutenir  ses  opinions  et  ses  affections 
les  plus  chères,  et  que  Junius  ne  partageait  pas.  Dédaigneux  pour 
l'administration  du  marquis  de  Rockingham,  Junius  n'a  d'égards,  il 
n'a  d'admiration  que  pour  George  Grenville,  et  son  homme  d'état  de 
prédilection  est  celui  même  que  Burke  venait  de  traiter  en  adversaire 
déclaré.  Sur  la  question  des  colonies,  Junius  suit  le  préjugé  métro- 
politain, et  Burke  le  brave.  Des  premiers,  il  a  professé  à  l'égard  de 
l'Amérique  le  système  des  concessions  libérales,  et  il  en  a  fait  le  thème 
habituel  de  ses  discours  et  le  trait  saillarrt  de  sa  politique.  Et  l'on 
voudrait  qu'il  eût  trahi  ses  amitiés  et  ses  opinions  pour  mieux  cacher 


nURKE,    SA   VIE    ET   SES    ÉCRITS.  233 

une  œuvre  de  perfidie  et  se  donner  les  émotions  d'un  libelliste  élo- 
quent ! 

Cependant  il  faut  convenir  que  ce  soupçon,  qui  nous  semble  inju- 
rieux, fut  accrédité  par  l'admiration  même  qu'il  inspirait.  11  eut  sou- 
vent à  s'en  défendre,  et,  chose  singulière,  il  n'en  est  pas  fort  énergi- 
quement  défendu  par  M.  Prior,  qui  est  pourtant  un  biographe  bien 
dévoué.  M.  Prior  admet  que  si  Burke  n'a  pas  écrit  les  fameuses  lettres, 
il  doit  en  avoir  assisté  l'auteur.  Il  donne  en  preuves  des  analogies 
sans  importance;  mais  il  cite  un  fait  qui  en  aurait  davantage  :  c'est 
que  Burke  aurait  dit  à  Reynolds  qu'il  savait  le  grand  secret,  en  le  priant 
de  ne  le  point  presser  là-dessus.  Il  ajoute  que  Reynolds  et  Malone 
croyaient  qu'on  faisait  faire  un  premier  canevas  par  un  certain  Dyer, 
un  ami  de  Chamier,  mort  en  1772,  l'année  où  Junius  a  cessé  d'écrire. 
Ce  premier  jet  était  soumis  à  Burke,  qui  retouchait  l'œuvre  et  lui 
donnait  ainsi  cette  forme  étudiée,  si  dilïerente  de  son  style  ordinaire. 
On  prétend  qu'à  la  mort  de  Dyer,  William  Burke,  un  cousin  d'Edmund, 
entra  dans  sa  chambre  et  y  détruisit  beaucoup  de  papiers.  Enfin  on 
ne  manque  pas  de  remarquer  que  l'éditeur  des  lettres  de  Junius  reçut, 
par  une  voie  secrète  et  avec  un  billet  qui  lui  parut  de  sa  main,  quoi- 
que signé  d'initiales  différentes,  le  texte  d'un  discours  de  Burke, 
prononcé  le  2û  novembre  1767,  dans  un  temps  où  la  chambre  des 
communes  n'admettait  pas  de  journalistes  dans  la  galerie.  Ce  dis- 
cours, d'un  ton  très  vif,  fut  publié  dans  le  Public  Advertiser,  et  il  a 
été  placé,  avec  le  billet  d'envoi,  par  le  fds  de  l'imprimeur  de  Junius, 
dans  le  recueil  authentique  de  ses  lettres. 

Mais  on  ne  dit  pas  sur  quelle  autorité  on  répète  l'anecdote  de  Rey- 
nolds. Où  est  la  preuve  que  Burke  ait  lui-même  noté  son  discours, 
ou  que,  l'ayant  rédigé,  il  l'ait  transmis  au  journal,  et  non  pas  donné 
à  des  amis,  à  des  écrivains  de  l'opposition,  pour  le  répandre  et  le 
faire  publier  au  besoin?  Malone,  que  l'on  cite,  a  écrit  pour  prouver 
que  Junius  était  Gerrard  Hamilton.  Si  ce  Dyer  dont  on  parle  était 
l'ami  de  Chamier,  il  a  indignement  outragé  son  ami  en  se  couvrant 
du  redoutable  pseudonyme.  Puis,  s'il  est  incontestable  que  Burke 
ut  soupçonné  dès  l'origine,  si,  comme  on  le  dit,  c'était  l'avis  de  lord 
Mansfield  et  de  Blackstone,  un  des  premiers  adversaires  de  Junius, 
sir  William  Draper,  qui  partageait  ses  soupçons  entre  lord  George 
Sackville  et  Burke,  interrogea  formellement  ce  dernier  et  obtint  pour 
réponse  une  dénégation  catégorique,  dont  il  se  déclara  satisfait. 
Johnson  a  raconté  que  Burke  non  provoqué  lui  avait  spontanément 
tenu  le  même  langage.  Enfin,  répondant  à  un  des  Townshend,  qu'on 
avait  aussi  soupçonné,  Burke  lui  écrivait  dans  une  lettre  du  24  no- 
vembre 1771,  qui  a  été  conservée  :  «Je  vous  donne  maintenant  ma 
parole  d'honneur  que  je  ne  suis  pas  l'auteur  de  Junius  et  que  je  ne 


234  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connais  pas  l'auteur  de  ce  papier.  »  En  voilà  plus  qu'il  ne  faut  pour 
prouver  qu'il  n'a  point  écrit  des  lettres  où  ne  se  reconnaissent  ni  ses 
opinions,  ni  son  caractère,  ni  ses  passions,  ni  ses  intérêts,  ni  sons 
style. 

C'est  dans  la  chambre  des  communes  que  nous  devons  chercher 
Burke,  ai  nous  voulons  le  retrouver.  Pour  tracer  l'histoire  parlemen- 
taire d'un  chef  d'opposition,  il  faudrait  raconter  toute  celle  de  son 
pays,  et,  passant  avec  les  assemblées  d'un  débat  à  un  autre,  traiter 
successivement  les  questions  dans  l'ordre  où  elles  se  produisent,  les 
abandonner  quand  elles  font  place  à  d'autres,  y  revenir  quand  elles 
reparaissent,  multiplier  les  détails  et  les  redites,  porter  dans  le  récit 
toute  la  confusion  des  affaires  humaines.  On  sait  quelle  multitude  de 
griefs  et  quelle  variété  de  débats  éleva  l'opposition  à  cette  époque. 
Burke  la  suivit  ou  la  guida  dans  presque  toutes  les  voies  qu'elle  s'ou- 
vrit. Presque  aucun  discours  de  la  couronne  ne  passa  sans  qu'il  en 
fît  la  libre  et  sévère  critique.  Toutes  les  mesures  pour  garantir  la 
pureté  des  élections  eurent  son  appui.  Comme  pour  attester  qu'il 
n'était  pas  Junius  lui-même,  il  défendit  Junius  et  avec  lui  la  liberté 
de  la  presse,  en  s'efibrçant  de  faire  régler  les  accusations  d'office 
pour  libelle,  et  d'assurer  au  jury,  dans  ces  sortes  de  procès,  la  juste 
latitude  de  sa  compétence.  C'est  dans  un  de  ces  derniers  débats  qu'il 
rencontra  sur  son  chemin  un  jeune  homme  qui  venait  à  dix-neuf  ans 
d'entrer  au  parlement,  et  qui  cherchait  encore  la  voie  où  il  devait 
glorieusement  marcher.  Charles  Fox  était  le  fils  de  Henri,  premier 
lord  Holland.  Elevé,  pour  ainsi  dire,  dans  le  giron  du  gouvernement^ 
il  ne  se  doutait  pas  qu'il  deviendrait  l'orateur  populaire  que  chacun 
sait.  En  avril  1769,  il  avait  débuté  par  soutenir  une  des  énormités 
de  la  chambre  des  communes  contre  Wilkes.  «  Il  a  parlé,  dit  Horace 
Walpole,  avec  insolence,  mais  avec  une  infinie  supériorité  de  talent.» 
Le  sergent  Glynn  ayant  proposé  une  enquête  sur  l'administi-ation 
de  la  justice  criminelle,  accusée  communément  de  violence  et  d'arbi- 
traire dans  les  affaires  politiques.  Fox  s'éleva  vivement  contre  cet 
appel  à  l'opinion  du  dehors,  quand  la  pensée  de  la  majorité  devait 
seule  être  regardée  comme  la  pensée  de  la  nation  (6  décembre  1770). 
Burke  traita  cette  doctrine  avec  un  assez  rude  dédain,  et  rien  alors 
ne  semblait  préjuger  que  ces  deux  hommes  dussent  bientôt  s'unir 
dans  la  plus  libérale  des  oppositions,  puis  se  séparer  un  jour  encore, 
mais  en  sens  inverse,  Burke  pour  se  ranger  sous  le  drapeau  conser- 
vateur, Fox  pour  agiter  la  bannière  des  révolutions. 

Pour  le  moment.  Fox  devint  lord  junior  de  l'amirauté  dans  l'ad- 
ministration de  lord  North.  Il  paraît  cependant  que  des  relations  bien- 
veillantes l'avaient  déjà  rapproché  de  Burke.  Du  moins  celui-ci  rap- 
pelait-il, au  temps  de  leur  grande  rupture,  que  Fox  ava;it  été  comme 


BURKE,    SA   VIE    ET    SES   ÉCRITS.  235 

son  élève,  qu'on  le  lui  avait  amené  à  l'âge  de  quatorze  ans,  et  qu'il 
avait  formé  sa  jeunesse  à  la  politique. 

Mais  il  faut  retracer  avec  de  plus  grands  détails  les  débats  mé- 
morables où  Burke  porta  au  plus  haut  degré  sa  renommée  d'o- 
rateur. 

Le  premier,  qui  occupa  treize  sessions,  est  le  débat  sur  les  affaires 
d'Amérique.  Le  second  des  discours  de  Burke  conservés  dans  les  re- 
cueils est  celui  qu'il  prononça  sur  ce  sujet  dans  la  discussion  de  l'a- 
«Iresse  de  1770,  et  peu  après  il  proposa,  dans  la  même  question,  la 
censure  de  la  conduite  du  cabinet  Les  colonies  anglaises  étaient  dans 
l'usage  de  faire  suivre  leurs  affaires  auprès  de  la  métropole  par  des 
mandataires  de  leur  choix.  Quoique  cette  position,  dont  l'analogue 
existait  en  France  il  y  a  quelques  années,  m'ait  toujours  paru  peu 
compatible  avec  l'indépendance  du  membre  d'une  assemblée  repré- 
sentative, Burke  accepta  en  1771  le  titre  d'agent  de  l'état  de  New- 
York,  avec  un  traitement  annuel  de  1,000  livres  sterling.  Ces  fonc- 
tions, qu'il  ne  garda  qu'un  temps,  purent  lui  ôter  de  son  autorité, 
mais  servirent  à  lui  donner,  touchant  les  affaires  d'outre-mer,  des 
connaissances  encore  plus  approfondies,  (c  Cet  homme  est  surprenant, 
disait  en  1774  un  ami  de  Franklin,  il  en  sait  plus  sur  l'Amérique 
que  toute  la  chambre  ensemble.  »  Franklin  lui-même,  pendant  tout 
le  temps  qu'il  resta  à  Londres  comme  délégué  du  Massachusets,  eut 
de  fréquentes  entrevues  avec  Burke.  On  sait  que  l'habile  docteur  di- 
sait que  dans  tout  le  cours  de  sa  mission  il  n'avait  trompé  le  con- 
seil privé  qu'en  lui  disant  la  vérité;  mais  la  vérité  qui  trompait  les 
ministres  éclairait  Burke.  Il  voyait  grossir  l'orage,  et  dans  la  con- 
versation de  Franklin  il  puisait  les  moyens  de  le  conjurer.  C'est  ainsi 
qu'il  ne  parlait  que  bien  instruit.  Une  étude  complète  de  son  sujet, 
c'était  sa  manière  de  se  préparer.  Aussi  la  âolidité  est-elle  un  des 
mérites  de  ses  discours.  Quoique  très  étendus,  il  sont  remplis;  par- 
fois ils  ressemblent  trop  à  des  traités  sur  la  matière,  composés  pour 
l'éducation  de  son  auditoire.  Ses  qualités  brillent  éminemment  dans 
son  discours  du  19  avril  1774  sur  la  taxation  américaine,  discours 
comparable  aux  plus  beaux  qu'il  ait  prononcés,  le  premier  qu'il  ait 
jugé  digne  de  l'impression,  et  qui  doit  nous  arrêter  quelques  instans. 

On  se  rappelle  que  Grenville  avait  établi  un  droit  de  timbre  aux 
colonies,  et  que  Rockingham  l'avait  aboli.  Le  ministère  de  lord  Cha- 
tham  ou  plutôt  Charles  Townshend,  son  chancelier  de  l'échiquier, 
fit  adopter  six  taxes  nouvelles ,  dont  une  sur  le  thé,  et  celle-ci  resta 
seule,  quand  en  1769  le  parlement  eut  révoqué  les  cinq  autres.  En 
1774,  M.  Rose  Fuller  proposa  de  supprimer  la  sixième.  Ce  débat  re- 
mettait en  présence  les  deux  systèmes,  la  résistance  et  la  concilia- 
tion. Tous  les  cabinets  étaient  remis  en  scène,  et  Burke  ne  pouvait 


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236  ,  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

défendre  Rockingham  sans  rencontrer  devant  lui  Grenville  et  Towns- 
hend,  dont  une  mort  récente  consacrait  la  mémoire,  lord  Chatham 
si  redouté,  et  enfin  Conway,  qui  avait  été  le  collègue  de  Rockingham 
et  de  Townshend.  On  va  voir  comment  il  se  tira  de  cette  difficulté. 
La  citation  est  longue,  mais  c'est  un  fragment  d'histoire. 

«  Personne  ne  peut  croire  qu'à  cette  heure  je  songe  à  charger  la  vénérable 
mémoire  d'un  grand  homme  dont  nous  déplorons  la  perte  en  commun..  Nos 
petits  différends  de  parti  ont  été  dès  longtemps  apaisés,  et  j'ai  depuis  lors  mar- 
ché plus  avec  lui,  et  certes  de  meilleur  cœur  avec  lui,  que  jamais  je  n'avais 
marché  contre  lui.  Sans  aucun  doute,  M.  Grenville  était  un  personnage  de 
premier  ordre  dans  ce  pays.  Avec  un  esprit  mâle,  un  cœur  ferme  et  résolu, 
il  avait  une  application  que  rien  ne  pouvait  distraire  ou  lasser.  Il  prenait  les 
affaires  publiques  non  comme  un  devoir  à  remplir,  mais  comme  un  plaisir  à 
goûter;  il  ne  semblait  trouver  nulles  délices  hors  de  cette  chambre,  si  ce  n'est 
aux  choses  qui  se  rapportaient  par  quelque  endroit  à  l'affaire  qui  s'y  devait 
traiter.  S'il  était  ambitieux,  je  dirai  ceci  pour  lui,  son  ambition  était  de  race 
noble  et  généreuse.  11  voulait  s'élever,  non  par  la  politique  à  vil  prix  des  cours, 
mais  pour  se  frayer  une  voie  au  pouvoir  par  les  laborieux  degrés  du  service 
public,  et  pour  s'assurer  un  rang  loyalement  gagné  dans  le  parlement,  par 
la  connaissance  approfondie  de  sa  constitution,  par  la  pratique  parfaite  de 
toutes  ses  affaires. 

«  Monsieur,  si  un  tel  homme  a  pu  tomber  dans  quelques  erreurs,  ce  doit  être 
nécessairement  l'effet  de  défauts  qui  n'étaient  pas  dans  sa  nature.  11  faut  les 
chercher  plutôt  dans  les  habitudes  particulières  de  sa  vie,  dans  ces  habitudes 
qui,  si  elles  n'altèrent  pas  le  fond  du  caractère,  le  teignent  cependant  de  leurs 
propres  couleurs.  11  avait  été  élevé  dans  une  profession;  il  avait  été  élevé  pour 
la  loi,  une  des  premières  et  des  plus  nobles  sciences,  à  mon  avis,  parmi  les 
sciences  humaines,  une  science  qui  fait  plus  pour  aiguiser  et  fortifier  l'intel- 
ligence que  toutes  les  autres  sortes  d'études  mises  ensemble,  mais  une  science 
qui  n'est  pas  tout  à  fait  propre,  hormis  chez  les  hommes  bien  heureusement 
nés,  à  ouvrir  et  à  libéraliser  l'esprit  à  un  égal  degré.  Sortant  de  cette  étude, 
il  ne  s'était  pas  largement  répandu  dans  le  monde,  mais  il  s'était  plongé  dans 
les  affaires,  j'entends  dans  les  affaires  de  bureau,  avec  toutes  les  méthodes  et 
toutes  les  formes  inflexibles  et  limitées  qui  dominent  là.  11  y  a  beaucoup  à  ap- 
prendre, sans  aucun  doute,  à  cette  école,  et  il  n'est  point  de  connaissances 
qui  ne  soient  précieuses;  mais  on  peut  dire  avec  vérité  que  les  hommes  trop 
versés  dans  les  matières  de  bureau  sont  rarement  des  esprits  d'une  remar- 
quable largeur.  Leurs  habitudes  officielles  les  inclinent  à  penser  que  le  fond 
d'une  affaire  n'est  pas  beaucoup  plus  important  que  la  forme  dans  laquelle 
elle  est  conduite.  Ces  formes  sont  adaptées  aux  circonstances  ordinaires,  et 
partant  les  personnes  nourries  dans  l'office  administratif  font  admirable- 
ment bien  aussi  longtemps  que  les  choses  vont  leur  train  accoutumé;  mais 
lorsque  les  grandes  routes  sont  coupées  et  que  le  torrent  déborde,  lorsqu'une 
scène  nouvelle  et  orageuse  s'ouvre,  lorsque  la  pratique  ne  fournit  aucun  pré- 
cédent, c'est  alors  qu'il  faut  une  plus  grande  connaissance  de  la  nature  hu- 
maine, une  plus  vaste  compréhension  des  choses  que  jamais  l'officiel  ne  l'a 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES   ÉCRITS.  237 

donnée,  que  l'officiel  ne  la  peut  donner  jamais.  M.  Grenville  pensait  mieux 
de  la  sagesse  et  de  la  puissance  des  législations  humaines  qu'elles  ne  le  mé- 
ritent réellement.  Il  supposait,  et  beaucoup  ont  à  ses  côtés  supposé  avec  lui, 
que  le  florissant  commerce  de  ce  pays  devait  grandement  à  la  loi,  à  la  régle- 
mentation, et  pas  autant  à  la  liberté;  car  il  n'y  a  que  trop  de  gens  disposés  à 
croire  que  les  règlemens  sont  du  commerce  et  que  les  taxes  sont  du  revenu.  » 

Après  avoir  montré  comment  un  aveugle  attachement  aux  prin- 
cipes de  l'acte  de  navigation  avait  conduit  Grenville  aux  mesures 
financières  et  législatives  qui  avaient  soulevé  l'Amérique,  l'orateur 
rappelle  comment  il  a  fallu  les  révoquer.  Or  on  avait  soutenu  que 
cette  révocation  avait  été  arrachée  à  la  faiblesse  du  ministère  Roc- 
kingham  et  proposée  à  regret  par  Conway,  alors  secrétaire  d'état. 

«  Mais  je  veux,  mais  je  dois  rendre  justice  à  l'honorable  gentleman  qui  nous 
guidait  dans  cette  chambre.  Bien  loin  de  cette  duplicité  qu'on  lui  a  indigne- 
ment imputée,  il  jouait  son  rôle  avec  entrain  et  résolution.  Nous  nous  sentions 
tous  inspirés  par  l'exemple  qu'il  nous  donnait,  tous  jusqu'à  moi,  le  plus  faible 
de  la  phalange.  Je  le  déclare  pour  mon  compte,  je  connaissais  assez  bien  à 
qui  l'aurait-on  pu  cacher?  le  véritable  état  des  choses;  mais  de  ma  vie  je  ne 
suis  venu  le  cœur  si  animé  dans  cette  chambre.  C'était  pour  un  homme  le  mo- 
ment de  s'y  montrer.  Nous  avions  des  ennemis  puissans,  mais  nous  avions 
des  amis  fidèles  et  déterminés,  et  une  glorieuse  cause.  Nous  avions  un  grand 
combat  à  rendre,  mais  nous  avions  les  moyens  de  combattre;  ce  n'était  pas 
comme  aujourd'hui  où  nous  avons  les  bras  liés  derrière  le  dos.  Nous  sûmes 
combattre  ce  jour-là,  combattre  et  vaincre. 

«  Je  me  rappelle  avec"  un  plaisir  mêlé  de  tristesse  la  situation  de  l'honorable 
gentleman  qui  fit  la  motion  du  rappel  (le  général  Conway),  dans  cette  crise 
où  tout  le  commerce  de  cet  empire  inondait  nos  vestibules,  dans  une  attente 
inquiète  et  tremblante,  à  l'heure  presque  où  paraît  l'aurore  d'un  jour  d'hiver, 
espérant  leurs  destinées  de  vos  résolutions.  Et  lorsque  enfin  vous  eûtes  pro- 
noncé en  leur  faveur  et  que  vos  portes,  en  s'ouvrant,  laissèrent  voir  la  figure 
de  leur  libérateur  dans  le  triomphe  bien  mérité  de  cette  importante  victoire, 
il  s'éleva  de  toute  cette  grave  multitude  une  explosion  involontaire  de  recon- 
naissance et  de  transport.  Ils  coururent  vers  lui  comme  des  enfans  vers  un 
père  longtemps  absent;  ils  se  pressaient  autour  de  lui  comme  des  captifs  au- 
tour de  leur  rédempteur.  Toute  l'Angleterre,  toute  l'Amérique,  s'unirent  à 
leurs  applaudissemens.  Et  il  ne  paraissait  pas  insensible  à  la  meilleure  des  ré- 
compenses de  la  terre,  l'amour  et  l'admiration  de  ses  concitoyens,  l'espérance 
dressait  et  la  joie  faisait  briller  son  panache.  J'étais  auprès  de  lui,  et  son 
visage,  pour  employer  l'expression  de  l'Écriture  parlant  du  premier  martyr, 
son  visage  était  "comme  celui  d'un  ange.  J'ignore  comment  les  autres  sentent, 
mais,  si  j'avais  une  fois  connu  une  semblable  situation,  jamais  je  ne  l'aurais 
échangée  contre  tout  ce  que  les  rois  peuvent  donner  dans  leur  munificence. 
J'espérais  que  le  danger  et  l'honneur  d'un  pareil  jour  seraient  un  lien  qui  nous 
tiendrait  unis  pour  jamais,  mais,  hélas!  avec  bien  d'autres  rêves  heureux 
cet  espoir  est  dès  longtemps  évanoui 


/ 


238  RETUE    DES   DEUX    MONDES. 

«.  J'en  ai  fini  avec  la  troisième  période  de  votre  politi(jue,  celle  de  la  révo- 
cation des  actes  et  du  retour  ù  votre  ancien  système,  à  votre  ancienne  tran- 
quillité et  à  votre  concorde.  Monsieur,  cette  période  n'a  pas  été  aussi  longue 
qu'elle  a  été  heureuse;  une  autre  scène  s'est  ouverte  et  d'autres  acteurs  ont 
paru  sur  le  théâtre.  L'état,  dans  la  situation  que  j'ai  décrite,  fut  confié  aux 
mains  de  lord  Chatham,  nom  grand  et  illustre,  nom  qui  rend  celui  de  ce  pays 
respectable  à  tous  sur  le  globe,.  On  peut  dire  de  lui  avec  vérité  : 

Clarum  et  venerabile  nomen 
Gentibus,  et  multum  nostrae  quod  proderat  urbi. 

«  Monsieur,  l'âge  vénérable  de  ce  grand  hompae,  son  rang  mérité,  son  élo- 
quence supérieure,  ses  éclatantes  qualités,  ses  émineus  services,  la  place  im- 
mense qu'il  remplit  aux  yeux  du  genre  humain,  et,  plus  que  tout  le  reste,  sa 
chute  du  pouvoir  qui,  telle  que  la  mort,  canonise  et  sanctifie  un  grand  ca- 
ractère, ne  me  permettraient  de  censurer  aucune  partie  de  sa  conduite.  Je 
puis  craindre  de  le  flatter;  je  suis  sur  de  n'être  pas  disposé  à  le  blâmer.  Que 
ceux  qui  l'ont  trahi  par  leurs  adulations  l'insultent  aujourd'hui  dans  leur  mal- 
veillance. Mais  ce  que  je  n'oserais  censurer,  il  peut  m'étre  permis  de  le  déplo- 
rer. Pour  un  homme  de  cette  sagesse,  il  m'a  paru  se  trop  gouverner  à  cette 
époque  par  des  maximes  générales.  Je  parle  avec  la  liberté  de  l'histoire,  et,  je 
l'espère,  sans  ofTense.  Une  ou  deux  de  ces  maximes  inspirées  par  une  opinion 
qui  n'était  pas  des  plus  indulgentes  pour  notre  malheureuse  espèce,  et  sûre- 
ment un  peu  trop  générales,  l'ont  conduit  à  des  mesures  qui  sont  devenues 
bien  funestes  à  lui-même,  et,  pour  cette  raison  entre  autres,  fatales  peut-être 
à  son  pays,  mesures  dont  les  effets,  j'en  ai  peur,  sont  à  jamais  irréparables.  11 
a  formé  une  administration  si  divisée,  si  bigarrée,  il  a  composé  une  pièce  de 
marqueterie  si  bizarre  dans  ses  entrecroisemens,  si  changeante  dans  ses  cou- 
leurs, un  cabinet  si  diversement  parqueté,  une  mosaïque  si  variée,  un  pavé 
de  carreaux  sans  ciment,  ici  un  morceau  de  pierre  noire,  là  de  pierre  blanche, 
patriotes  et  courtisans,  amis  du  roi  et  républicains,  whigs  et  tories,  traîtres 
amis  et  ennemis  déclarés,  que  c'était  véritablement  un  curieux  spectacle,  mais 
quelque  chose  de  peu  solide  au  toucher^  de  peu  sûr  pour  qui  voulait  y  poser 
le  pied.  Les  collègues  qu'il  avait  appareillés  dans  les  mêmes  bureaux  étaient 
surpris  de  se  rencontrer  et  obligés  de  se  demander  :  «  Monsieur,  votre  nom? 
—  Monsieur,  vous  êtes  mon  supérieur. — Monsieur  un  tel.  —  Je  vous  demande 
mille  pardons.  »  J'oserai  dire  qu'il  est  arrivé  que  des  personnes  eussent  cha- 
cune moitié  du  même  office  sans  s'être  parlé  de  leur  vie,  jusqu'au  jour  où  elles 
se  rencontraient  ainsi,  sans  savoir  comment,  couchant  ensemble  tout  de  leur 
long  dans  le  même  lit. 

«  Monsieur,  lorsque,  par  suite  de  cet  arrangement,  il  a  eu  en  bloc  une  ma- 
jorité d'ennemis  et  d'opposaris  dans  le  pouvoir,  la  confusion  a  été  telle  que 
ses  propres  principes  ne  pouvaient  plus  avoir  d'effet  ni  d'influence  sur  la  con- 
duite des  affaires.  S'il  venait  à  être  atteint  d'une  attaque  de  goutte  ou  si  quel- 
que autre  cause  l'arrachait  aux  soius  publics,  des  principes  directement  op- 
posés aux  siens  étaient  assurés  de  prédominer.  A  peine  son  plan  a-t-il  été  mis 
en  vigueur  qu'il  ne  lui  est  plus  resté  un  pouce  de  terrain  pour  se  tenir  debout. 
Sa  comhinaison  ministérielle  était  à  peine  achevée  qu'il  a  cessé  d'être  ministre. 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES   ÉCRITS.  239 

Sa  face  se  voilait-elle  un  moment,  tout  le  système  flottait  en  pleine  mer  sans 
carte  ni  boussole.  Ceux  de  ses  amis  parlementaires  qui,  pourvus  des  titres  de 
divers  départemens  ministériels,  avaient  été  admis  à  paraître  jouer  un  rôle 
sous  lui,  avec  une  modestie  qui  sied  à  tous  les  hommes,  et  avec  une  confiance 
en  lui  dont  l'excès  même  était  justifié  par  ses  talens  supérieurs,  n'osaient  en 
aucune  circonstance  avoir  une  opinion  de  leur  chef.  Privés  de  l'influence  qui 
les  guidait,  ils  étaient  tournés  en  tout  sens,  livrés  en  jouets  à  tout  coup  de 
vent,  et  se  laissaient  aisément  entraîner  dans  tous  les  ports.  Et  comme  ceux 
qui  leur  étaient  associés  dans  le  maniement  du  vaisseau  étaient  les  plus  direc- 
tement opposés  à  ses  mesures,  à  ses  opinions,  à  son  caractère,  et  de  beaucoup 
les  plus  habiles  et  les  plus  puissans  de  la  bande,  ils  l'emportaient  facilement 
et  s'emparaient  des  esprits  vacans,  inoccupés,  délaissés,  de  ses  amis,  et  tout 
aussitôt  ils  faisaient  virer  le  vaisseau  tout  à  fait  hors  de  la  direction  de  sa  po- 
litique. Comme  pour  l'insulter  aussi  bien  que  pour  le  trahir,  longtemps  môme 
avant  la  clôture  de  la  première  session  de  son  administration,  lorsque  toutes 
les  affaires  étaient  publiquement  réglées,  et  avec  un  grand  étalage,  en  son 
nom,  ils  ont  fait  passer  un  acte  portant  déclaration  qu'il  était  hautement  juste 
et  utile  de  tirer  un  revenu  de  l'Amérique;  car  même  alors,  monsieur,  même 
avant  que  cet  astre  éclatant  se  fût  couché  et  tandis  que  l'horizon  de  l'Occident 
étincelait  des  feux  de  sa  gloire  descendante,  du  côté  opposé  du  ciel  un  autre 
astre  se  levait  qui  devait  à  son  tour  dominer  en  maître  la  situation. 

«Cette  lumière  aussi  a  passé,  et  elle  s'est  éteinte  pour  jamais.  Vous  com- 
prenez, j'en  suis  sûr,  que  je  parle  de  Charles  Townshend,  le  reproducteur 
officiel  de  ce  plan  fatal,  lui  dont  je  ne  saurais  même  aujourd'hui  rappeler  le 
souvenir  sans  quelque  émotion.  En  effet,  monsieur,  il  était  les  délices  et  l'or- 
nement de  cette  chambre;  il  était  le  charme  de  toutes  les  sociétés  qu'honorait 
sa  présence.  Peut-être  ne  s'est-il  jamais  élevé  dans  ce  pays,  ni  dans  aucun 
pays,  un  homme  d'un  esprit  plus  perçant  et  plus  accompli,  et,  quand  ses  pas- 
sions n'étaient  pas  intéressées,  d'un  jugement  plus  fin,  plus  exquis,  plus  pé- 
nétrant. S'il  n'avait  pas,  comme  ceux  qui  florissaient  avant  lui,  un  aussi 
grand  fonds  de  savoir  longtemps  amassé,  il  savait,  bien  mieux  qu'aucun 
homme  à  moi  connu,  comment  rassembler  en  un  moment  tout  ce  qui  était 
nécessaire  pour  établir,  éclairer,  décorer  le  côté  de  la  question  qu'il  voulait 
soutenir.  Il  dominait  sa  matière  en  maître  habile  et  puissant  ;  il  excellait  par- 
ticulièrement dans  l'exposition  la  plus  lumineuse  et  le  développement  de  son 
sujet;  son  mode  d'argumentation  n'était  ni  usé  et  vulgaire,  ni  abstrait  et 
subtil.  11  touchait  cette  chambre  au  point  juste,  entre  le  vent  et  l'eau ,  et, 
n'étant  troublé  par  un  zèle  passionné  pour  aucune  question  en  débat,  jamais  il 
n'était  ni  plus  fatigant  ni  plus  pressant  que  ne  le  demandaient  les  opinions 
préconçues  et  l'humeur  actuelle  de  ses  auditeurs,  avec  lesquels  il  était  toujours 
à  l'accord  parfait.  Il  se  conformait  exactement  au  tempérament  de  la  chambre, 
et  il  paraissait  la  guider,  parce  qu'il  était  toujours  assuré  de  la  suivre. 

«  Je  demande  pardon,  monsieur,  si,  lorsque  je  parle  de  lui  et  d'autres  grands 
hommes,  je  tombe  dans  l'apparence  d'une  digression  en  disant  quelque  chose 
de  leur  caractère.  Dans  cette  histoire  si  bien  remplie  des  révolutions  de  l'Amé^ 
rique,  le  caractère  de  pareils  hommes  est  d'une  grande  importance.  Les 
grands  hommes  sont  dans  l'état  comme  les  poteaux  qui  montrent  le  chemin 


2ii0  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

OU  marquent  la  frontière.  Leur  crédit  à  la  cour  ou  dans  le  pays  est  la  seule 
cause  de  toutes  les  mesures  de  gouvernement.  Ce  serait  une  œuvre  d'envie 
bien  étrangère^  je  m'en  assure,  aux  dispositions  que  vous  attendez  de  moi, 
que  de  signaler  les  eiTeurs  dans  lesquelles  l'autorité  de  ces  grands  noms  a 
entraîné  la  nation,  sans  rendre  justice  en  même  temps  aux  grandes  qualités 
qui  donnaient  naissance  à  cette  autorité.  Le  sujet  est  instructif  pour  tous  ceux 
qui  désirent  se  former  sur  tout  ce  qui  les  a  précédés  d'excellent.  Il  y  a  beau- 
coup de  jeunes  membres  dans  cette  chambre,  tant  a  été  rapide  dans  ces  der- 
niers temps  la  succession  des  hommes  publics,  qui  n'ont  jamais  vu  ce  pro- 
dige, Charles  Townshend,  et  qui  ainsi  ne  savent  pas  quelle  fermentation  il 
savait  exciter  en  toute  chose  par  l'ébuUition  violente  du  mélange  de  ses  ver- 
tus et  de  ses  émotions.  Des  émotions,  il  en  avait  sans  doute,  beaucoup  d'entre 
nous  se  le  rappellent,  nous  en  contemplons  aujourd'hui  les  effets;  mais  il. 
n'avait  point  d'émotions  qui  ne  dussent  leur  origine  à  une  noble  cause,  à  une 
ardente,  généreuse,  peut-être  immodérée  passion  pour  la  renommée,  une 
passion,  l'instinct  des  grandes  âmes.  11  rendait  hommage  à  sa  déesse  partout 
où  elle  se  montrait;  mais  il  l'adorait  surtout  dans  son  asile  favori,  dans  son 
temple  de  choix,  la  chambre  des  communes.  Outre  les  caractères  individuels 
qui  composent  le  corps  de  cette  assemblée,  il  est  impossible,  monsieur  l'ora- 
teur, de  ne  pas  remarquer  que  cette  chambre  a  pour  son  propre  compte  un 
caractère  collectif.  Ce  caractère  aussi,  sans  être  parfait,  n'est  pas  de  ceux  qu'on 
pourrait  haïr.  Comme  toutes  les  grandes  réunions  publiques  d'hommes,  vous 
avez  un  amour  marqué  pour  la  vertu  et  l'horreur  du  vice;  mais,  parmi  les 
vices,  il  n'en  est  aucun  que  cette  chambre  abhorre  autant  que  l'obstination. 
L'obstination,  monsieur,  est  certainement  un  grand  vice,  et,  dans  le  cours 
changeant  des  affaires  politiques,  elle  est  une  cause  fréquente  de  grandes  ca- 
lamités. Il  arrive  toutefois,  et  bien  malheureusement,  que  toute  la  série  des 
grandes  et  mâles  vertus,  la  constance,  la  gravité,  la  magnanimité,  le  courage, 
la  fidélité,  la  fermeté,  sont  étroitement  voisines  de  cette  odieuse  disposition 
dont  vous  avez  une  horreur  si  juste,  et,  dans  leur  excès,  toutes  ces  vertus  n'y 
aboutissent  que  trop  aisément.  Celui  qui  étudiait  avec  une  attention  si  minu- 
tieuse tous  vos  sentimens  prenait  assurément  grand  soin  de  ne  pas  les  cho- 
quer par  ce  vice  qui  vous  déplaît  plus  que  tout  autre.  La  crainte  de  déplaire 
à  ceux  à  qui  il  fallait  le  plus  plaire  l'a  entraîné  quelquefois  dans  un  autre 
extrême.  Il  avait  voté,  et  dans  l'année  1765  il  avait  parlé  pour  l'acte  du  tim- 
bre. Les  choses  et  la  disposition  des  esprits  vinrent  à  changer;  bref,  l'acte  du 
timbre  commença  à  n'être  plus  en  faveur  dans  cette  chambre;  il  assista  en 
conséquence  à  la  réunion  privée  où  furent  préparées  les  résolutions  tendantes 
à  révoquer  l'acte.  Le  jour  suivant,  il  vota  pour  le  rappel,  et  il  aurait  aussi  parlé 
pour  le  soutenir,  si  une  maladie,  non  pas  politique,  comme  on  le  dit  alors, 
mais  à  ma  connaissance  une  maladie  bien  réelle,  ne  l'en  avait  empêché.  A  la 
session  prochaine,  la  mode  avait  changé  encore;  ce  rappel  commençait  à  être 
en  aussi  mauvaise  odeur  dans  cette  chambre  que  l'acte  du  timbre  dans  la  ses- 
sion précédente.  Pour  obéir  à  la  disposition  qui  commençait  à  dominer,  et  à 
dominer  surtout  parmi  les  plus  puissans,  il  déclara  de  très-bonne  heure,  dans 
l'hiver,  qu'il  fallait  tirer  un  revenu  de  l'Amérique.  Aussitôt  il  est  enchaîné 
aux  engagemens  qu'il  vient  de  prendre  par  des  gens  qui  n'avaient  pas  d'ob- 


BURKE  ,    SA   VIE    ET   SES    ÉCRITS.  241 

jections  à  ces  nouvelles  expériences,  dès  qu'elles  se  faisaient  aux  dépens  de 
personnes  pour  qui  ils  n'avaient  pas  de  considération  particulière.  Tout  le 
corps  des  courtisans  le  pousse  alors  dans  l'abîme.  11  semblait,  à  les  entendre, 
que  le  roi  fût  dans  une  situation  d'humiliation,  tant  qu'on  n'aurait  rien  fait 
de  ce  genre 

«  Ici  cet  homme  extraordinaire,  le  chancelier  de  l'échiquier,  se  trouva  dans 
de  prrands  embarras.  Plaire  universellement  était  l'objet  de  sa  vie;  mais  taxer 
et  plaire  n'est  pas  plus  donné  aux  hommes  qu'unir  la  sagesse  et  l'amour  ;  ce- 
pendant il  le  tenta.  Pour  faire  goûter  la  taxe  aux  partisans  du  revenu  améri- 
cain, il  fit  un  préambule  où  la  nécessité  d'un  tel  revenu  était  établie.  Pour  se 
rapprocher  d'une  distinction  faite  par  les  Américains,  ce  revenu  fut  assis  sur 
un  imp(5t  à  l'extérieur,  un  droit  de  port;  mais  aussi,  pour  le  rendre  plus  doux 
à  l'autre  parti,  ce  fut  un  droit  de  subsides.  Pour  être  agréable  au  parti  colo- 
nial, ce  droit  fut  établi  sur  les  produits  des  manufactures  anglaises.  Pour  sa- 
tisfaire les  négocians  de  la  Grande-Bretagne,  le  droit  fut  insignifiant,  et,  hor- 
mis celui  sur  le  thé  qui  touchait  uniquement  la  dévouée  compagnie  des  Indes, 
l'impôt  ne  portait  sur  aucun  des  grands  objets  de  commerce.  Pour  neutralissr 
la  contrebande  américaine,  le  droit  sur  le  thé  fut  réduit  d'un  shilling  à  3  de- 
niers; mais  pour  s'assurer  la  faveur  de  ceux  qui  voulaient  taxer  l'Amérique, 
le  lieu  de  la  perception  fut  changé,  et,  comme  les  i;iutres  taxes,  c'est  dans  les 
colonies  que  celle-ci  fut  levée.  Qu'ai-je  besoin  d'en  dire  davantage?  Le  plan 
filé  si  fin  eut  le  sort  ordinaire  à  toute  politique  raffinée;  mais  la  conception 
originaire  de  ces  droits  et  le  mode  d'exécution  sont  nés  purement,  exclusive- 
ment, de  la  passion  de  vos  applaudissemens.  Il  était  en  vérité  l'enfant  de  cette 
chambre,  car  il  n'a  jamais  pensé,  fait  ni  dit  aucune  chose,  si  ce  n'est  en  son- 
geant à  vous.  Chaque  jour,  il  s'accommodait  à  votre  disposition  et  s'ajustait 
devant  elle  comme  devant  un  miroir.  Il  avait  observé,  et  cela  ne  pouvait  ef- 
fectivement lui  échapper,  que  plusieurs  personnes,  infiniment  inférieures  à 
lui  sous  tous  les  rapports,  s'étaient' antérieurement  rendues  considérables  dans 
cette  chambre  par  cette  unique  méthode.  C'était  une  race  d'hommes  (j'espère 
de  la  bonté  de  Dieu  qu'elle  est  éteinte)  tels  que  s'ils  se  levaient  de  leurs  pla- 
ces, homme  vivant  n'aurait  pu  deviner,  d'après  une  adhésion  connue  à  des 
partis,  des  opinions  ou  des  principes,  d'après  un  ordre  ou  système  quelcon- 
que dans  leur  politique,  ou  d'après  une  suite  ou  liaison  quelconque  dans  leurs 
idées,  de  quel  côté  ils  allaient  se  ranger  dans  le  débat.  Il  est  surprenant  com- 
bien cette  incertitude  môme,  principalement  dans  les  momens  critiques,  appe- 
lait l'attention  de  tous  les  partis  sur  ces  sortes  de  gens.  Tous  les  yeux  étaient 
fixés  sur  eux,  toutes  les  oreilles  ouvertes  pour  les  entendre.  Chaque  parti  at- 
tendait bouche  béante,  comptant  tour  à  tour  sur  leur  voté  presque  jusqu'à  la 
fin  de  leur  discours.  Tandis  que  la  chambre  flottait  dans  cette  incertitude,  les 
écoute':^!  écoutez!  [thehear  /i«w«.s)  tantôt  s'élevaient  d'un  côté,  tantôt  réson- 
naient de  l'autre,  et  le  parti  vers  lequel  ils  tombaient,  à  la  fin  de  cette  danse 
en  équilibre,  les  accueillait  toujours  avec  une  tempête  d'applaudissemens.  La 
fortune  de  pareils  hommes  était  une  tentation  trop  grande  pour  qu'il  y  pût 
résister,  lui  à  qui  l'on  ne  pouvait  retirer  une  seule  boulTée  d'encens,  sans  lui 
.  faire  plus  de  peine  qu'il  n'éprouvait  de  plaisir  à  en  respirer  les  nuages  amon- 
celés journellement  autour  de  lui  par  la  superstition  prodigue  de  ses  innom- 

TOME     I.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brables  admirateurs.  11  était  candidat  à  des  honneurs  contradictoires,  et  son 
grand  but  était  de  réunir  dans  une  commune  admiration  i)our  lui  ceux  qui 
n'étaient  jamais  réunis  en  aucune  autre  chose.  De  là  naquit  cet  acte  malheu- 
reux, sujst  du  débat  de  ce  jour,  fruit  d'une  disposition  sinj^ulière,  qui,  après 
avoir  créé  pour  plaire  à  l'un  un  revenu  américain,  l'abolit  j^our  plaire  à  d'au- 
tres, et  le  ressuscite  dans  l'espérance  de  plaire  à  un  troisième,  et  de  cueillir 
qiielque  chose  dans  les  idées  de  tous.  » 

La  politique  de  Burke  n'avait  pas  la  majorité.  La  nouvelle  Angle- 
terre irritait  la  vieille  Angleterre  et  ne  l'intimidait  pas;  mais  cette  lutte 
ruinait  le  commerce.  Eclairée  par  ses  intérêts,  la  ville  de  Bristol,  qui 
était  le  Liverpool  du  temps,  voulut  offrir  à  Burke  l'honneur  gratuit 
de  la  gjeprésenter  au  parlement  (177/i).  Séparé  par  quelque  différend 
de  lord  Verney  et  par  suite  du  bourg  de  Wendover,  il  recherchait 
les  suffrages  des  électeurs  de  Malton,  lorsqu'à  l'appel  de. ceux  de 
Bristol  il  se  rendit  dans  leur  ville  et  les  harangua  par  deux  fois.  Un 
de  ses  discours  a  été  souvent  cité  jadis  à  la  tribune  française.  En 
se  présentant  comme  le  défenseur  également  dévoué  de  la  liberté  et 
de  l'ordre,  il  y  réclame  avec  franchise  la  liberté  de  l'élu  après  l'élec- 
tion. La  confiance  oblige,  l'opinion  des  commettans  est  d'un  grand 
poids;  il  faut  toujours  la  consulter,  mais  non  là  suivre  toujours.  Celui 
qu'ils  ont  choisi  leur  doit  le  sacrifice  de  ses  plaisirs,  de  son  repos, 
de  son  bonheur;  mais  son  jugement,  mais  sa  conscience,  ne  sont  à 
personne;  il  ne  peut  aliéner  ces  dons  de  la  Providence.  Le  gouver- 
nement n'est  point  une  affaire  de  goût,  mais  de  raison.  Le  parlement 
n'est  pas  une  conférence  de  mandataires  liés  par  des  instructions; 
c'est  une  assemblée  politique  où  doit  régner  un  seul  intérêt,  l'inté- 
rêt général.  L'élu  de  Bristol  n'est  pas  un  membre  de  Bristol,  mais  un 
membre  du  parlement.  Ainsi,  en  acceptant  la  mission,  il  s'engageait 
à  l'indépendance. 

A  l'ouverture  de  la  session,  la  crise  américaine  s'était  aggravée.  Les 
mesures  prises  pour  fermer  le  port  de  Boston  avaient  engagé  la  lutte. 
Le  premier  congrès  s'était  assemblé  à  Philadelphie.  La  fusillade  de 
Lexington  annonçait  la  guerre  civile.  Des  deux  côtés  de  l'Atlantique, 
les  esprits  étaient  diversement  émus.  Des  pétitions  demandant  un 
accommodement  commençaient  à  affluer  sur  le  bureau  de  la  cham- 
bre des  communes.  Ce  mot  de  conciliation,  lord  North  lui-même  était 
forcé  de  le  faire  entendre,  tout  en  renouvelant  les  actes  de  rigueur 
contre  le  commerce  colonial.  La  majorité  semblait  ébranlée  dans  sa 
confiance  au  système  jusqu'alors  suivi.  Après  quelques  variations, 
lord  Ghatham  se  prononçait.  Il  parut  qu'un  plan  de  pacification  lar- 
gement conçu  pouvait  encore  réussir  :  Burke  se  chargea  de  le  pro- 
poser (22  mars  1775). 

Son  discours  est  une  œuvre  de  méditation  et  d'art.  Il  se  fonde  sur 


BURKE,    SA   \IE    ET    SES    ÉCRITS.  2^3 

cette  idée  qu'avec  un  peuple  de  même  race,  avec  des  concitoyens,  la 
paix  ne  peut  être  obtenue  par  la  guerre;  les  moyens  doivent  être  aussi 
pacifiques  que  le  but.  11  faut  beaucoup  céder,  parce  que  le  temps  a 
marché  et  rend  insuffisant  ce  qui,  peu  d'années  auparavant,  eût  été 
efficace.  Il  faut  beaucoup  céder,  parce  que  le  peuple  américain  est 
un  peuple  fier.  «  L'Angleterre,  monsieur,  est  une  nation  qui,  je  l'es- 
<(  père,  respecte  encore,  qui  autrefois  adorait  la  liberté.  »  Les  colons 
ont  quitté  cette  première  patrie,  alors  que  cette  passion  était  le  plus 
vivement  allumée.  La  taxation  a  toujours  été  une  question  décisive 
pour  les  droits  du  peuple.  Cette  question,  on  peut  ne  pas  la  résou- 
dre, mais  c'est  à  condition  de  ne  point  la  poser  et  d'assimiler  autant 
que  possible,  comme  la  principauté  de  Galles  ou  le  comté  palatin  de 
Chester,  les  colonies  à  la  métropole.  Qu'on  leur  donne  une  représen- 
tation régulière,  elles  useront  de  leurs  droits  pour  la  grandeur  du 
pays  qui  les  aura  reconnues. 

Traduire  ce  discours  est  impossible.  L'analyser  c'est  l'éteindre. 
Fox  disait  vingt  ans  après  en  plein  parlement  :  «  Que  les  jeunes  mem- 
bres lisent  ce  discours  le  jour  et  qu'ils  le  méditent  la  nuit;  qu'ils  le 
repassent  et  le  repassent  encore,  qu'ils  l'étudient,  le  gravent  dans 
leur  esprit,  l'impriment  dans  leur  cœur;  c'est  là  qu'ils  apprendront 
que  la  représentation  est  le  souverain  remède  à  tous  les  maux.  » — ■ 
Il  n'y  parut  pas  cependant  cette  fois,  et  les  treize  propositions  conci- 
liatrices furent  écartées  par  la  question  préalable  à  270  voix  contre  78. 

L'histoire  de  la  sibylle  est  souvent  celle  des  gouvernemens.  Au  dé- 
but des  grandes  affaires,  ils  croient  avoir  bien  des  feuillets  à  lire  avant 
d'arriver  au  dernier.  Gonfians  dans  l'avenir,  fiers  de  leurs  forces,  ils 
refusent  ou  dédaignent  de  céder;  c'est  le  pis,  disent-ils,  qui  puisse 
arriver,  et  il  sera  toujours  temps.  Mais  l'occasion  n'est  pas  si  com- 
plaisante, et  qui  la  renvoie  quand  elle  s'offre  s'expose  à  la  pour- 
suivre en  vain  lorsqu'elle  a  fui.  Ce  qui  était  décisif  d'abord  devient 
insignifiant,  ce  qui  était  facile  devient  impraticable,  et  l'on  risque 
d'appeler  la  sibylle,  lorsqu'elle  a  déchiré  jusqu'à  la  dernière  page  du 
livre  qui  renfermait  le  secret  de  l'avenir. 

Ainsi  le  ministère  opposa  une  résistance  opiniâtre  soit  aux  instan- 
ces répétées  de  l'opposition,  soit  aux  leçons  des  événemens.  La  guerre 
avait  commencé  au  combat  de  Bunker' shill;  Washington  commandait 
une  armée;  les  Américains  avaient  proclamé  leur  indépendance.  Aussi 
les  motions  parlementaires  se  succédaient-elles  rapidement.  A  l'ou- 
verture de  la  session  de  1777,  Burke  éclata  avec  la  dernière  véhé- 
mence, et,  dans  un  discours  que  l'on  n'a  plus,  éleva  aux  nues  l'hé- 
roïsme de  ces  nouveaux  soldats  de  la  liberté.  «  Est-ce  aux  vieux; 
Bretons,  disait-il,  d'insulter  une  telle  vertu?  Persisteront-ils  à  l'oppri- 
mer? »  Et  les  débats  atteignirent  un  tel  degré  de  violence,  que  la  par- 


244  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tie  de  l'opposition  qui  suivait  le  drapeau  de  lord  Rockingham  forma 
le  projet  de  quitter  la  scène  et  de  s'abstenir  de  discuter  plus  long- 
temps. Cette  retraite,  qui  ressemble  à  un  acte  de  découragement 
quand  elle  n'est  pas  la  tactique  de  la  sédition,  n'eût  été  justifiée  ni 
par  les  principes  ni  par  les  circonstances.  Deux  adresses  explicatives 
furent  cependant  écrites  par  Burke  et  au  nom  du  parti,  l'une  au  roi, 
l'autre  aux  colonies,  et  il  envoya  pour  son  compte,  aux  shérifTs  de 
Bristol,  une  longue  apologie  qui  fut  rendue  publique.  L'argument 
principal  est  celui-ci  :  les  lois  proposées  contre  l'Amérique  sont  ina- 
mendables,  et,  contre  des  mesures  qui  violent  les  principes  de  la  con- 
stitution, l'absence  est  une  protestation  expressive  et  permise.  Nous 
préférerons  à  ces  hasardeux  raisonnemens  qui  pourraient  trop  sou- 
vent autoriser  soit  l'inaction  du  représentant,  soit  la  résistance  du  re- 
présenté, une  nouvelle  et  frappante  exposition  de  l'état  de  la  question 
américaine,  et  surtout  une  réponse  très  élevée  et  très  éloquente  à 
ceux  qui,  ne  voyant  dans  la  politique  qu'une  lutte  d'intérêts  et  d'am- 
bitions privées,  mettent  sur  la  même  ligne  tous  les  systèmes,  toutes 
les  conditions,  tous  les  hommes.  Ce  lieu  commun  de  la  sottise  déni- 
grante ou  de  la  perversité  sceptique  sert  trop  souvent  de  sagesse  à 
une  partie  du  public  qui  croit  faire  preuve  d'esprit  en  ne  distinguant 
ni  le  bien  du  mal  ni  le  vrai  du  faux.  Burke  proteste  énergiquement 
contre  cette  incrédulité  politique  qui  ne  saurait  engendrer  que  la 
servitude.  Que  devient  en  effet  la  liberté,  si  la  corruption  est  univer- 
selle? A  quoi  bon  la  résistance  ou  même  la  simple  opposition?  C'est 
pour  décrier  un  peuple  généreux  luttant  pour  ses  droits  que  l'on  ruine 
ainsi  les  fondemens  de  la  cause  qu'il  défend.  On  ne  craint  pas  de 
mettre  en  poudre  les  principes  même  qui  ont  dans  le  passé  sauvé  et 
grandi  l'Angleterre,  depuis  qu'il  s'en  prévaut  contre  elle  et  la  menace 
de  ses  propres  armes.  Pour  qu'elle  conserve  sa  tyrannie  sur  une  moi- 
tié de  son  empire,  on  est  prêt  à  sacrifier  sa  liberté.  L'artifice  est  bien 
digne  d'une  cour,  diffamer  une  nation  pour  l'asservir,  et  remettre 
l'Amérique  sous  le  joug,  en  rendant  l'Angleterre  digne  de  le  recevoir! 
Pour  suivre  Burke  dans  la  pratique  de  ses  idées,  pour  le  voir  cinq 
ans  encore  débattre  tous  les  incidens  successifs  d'une  guerre  perpé- 
tuée par  les  mêmes  passions  et  les  mêmes  fautes,  il  faudrait  copier 
les  pages  quelquefois  décolorées  des  recueils  parlementaires,  car 
tous  ses  discours  n'ont  pas  été  imprimés  avec  une  égale  exactitude. 
On  ne  connaît  même  que  par  un  extrait  de  quatre  pages  la  mémorable 
philippique  où,  pendant  trois  heures  et  demie,  il  dénonça  au  monde 
l'emploi  des  tribus  sauvages  comme  auxiliaires  dans  la  guerre  de 
l'indépendance  (6  février  1778).  Aucun  sujet  ne  prêtait  plus  à  la 
déclamation  passionnée,  et  l'on  sait  par  quels  mouvemens  d'élo- 
quence impétueuse  Chatham  émut  la  chambre  des  lords.  Les  pa- 


BURKE,    SA.    VIE    ET   SES   ÉCRITS.  245 

rôles  de  Burke  produisirent  un  effet  égal.  Un  membre  demanda 
qu'elles  fussent  imprimées  et  affichées  à  la  porte  de  toutes  les  églises. 
Un  autre  membre  félicita  les  ministres  que  le  public  fût  exclu  de  la 
galerie,  car  ni  leur  maison  ,  ni  leur  vie  n'aurait  été  en  sûreté.  ((  Qui 
n'a  pas  entendu  Burke  ce  jour-là,  écrivai't  sir  George  Savile,  ne  con- 
naît pas  le  plus  éclatant  triomphe  que  puisse  remporter  l'éloquence 
humaine.  )>  Mais  le  ministère  avait  encore  plus  de  cent  voix  de  ma- 
jorité. Chaque  jour,  les  faits  donnaient  plus  raison  à  \U  politique  de 
l'opposition ,  et  rendaient  plus  difficile  d'y  revenir;  car  à  mesure 
qu'elles  étaient  plus  nécessaires,  les  concessions  devenaient  plus  hu- 
miliantes et  moins  efficaces.  Les  revers  engageaient  l'honneur,  l'or- 
gueil du  moins,  à  la  plus  funeste  persistance.  La  hauteur  provocante 
du  gouvernement  affaiblie  par  des  retours  de  modération  sans  à-pro- 
pos et  d'indulgence  sans  sincérité,  la  prétention  de  pousser  vive- 
ment la  lutte  en  laissant  une  porte  ouverte  à  l'accommodement,  la 
confiance  dans  la  force,  sans  l'art  de  l'employer,  l'insolence  et  l'in- 
suffisance des  moyens,  la  raideur  et  l'inertie,  tout  devait  amener  la 
défaite  comme  un  dénouement  naturel.  L'insurrection  triompha;  la 
guerre  civile  aboutit  à  une  révolution,  et  l'opposition  fut  au  pouvoir. 

Mais,  avant  de  l'y  suivre  et  pour  mieux  juger  de  la  situation  de 
Burke  quand  ses  amis  devinrent  ministres,  voyons,  en  revenant  sur 
nos  pas,  par  quels  autres  actes  il  l'avait  fondée,  illustrée,  et  un  peu 
compromise. 

L'Irlande,  traitée  comme  une  colonie,  était  condamnée  au  mono- 
pole de  l'Angleterre,  et  ne  pouvait  recevoir  que  d'elle  les  produits 
des  établissemens  britanniques  dans  les  autres  parties  du  monde.  Un 
bill  fut  proposé  pour  lever  en  partie  ces  iniques  restrictions,  et  cette 
fois  d'accord  avec  le  ministère,  Burke  l'appuya  avec  autant  de  fran- 
chise que  de  raison.  On  a  remarqué  qu'en  toute  occasion,  à  une 
époque  où  l'économie  politique  naissait  à  peine,  il  en  professa  les 
plus  saines  maximes.  Supérieur  aux  préjugés  du  temps,  il  paraissait 
avoir  pressenti  les  vérités  de  la  science.  Sur  ce  point,  les  précédens 
ne  lui  imposaient  pas,  et  la  tradition  le  touchait  peu.  Son  esprit, 
guidé  par  ses  principes  généraux  de  liberté,  devançait  l'opinion  et 
tendait  à  la  liberté  du  commerce.  C'est  un  des  éloges  qu'on  aime  le 
plus  à  lui  décerner  maintenant;  mais  les  armateurs  de  Bristol  étaient 
moins  éclairés  :  ils  lui  cherchèrent  querelle,  et  l'accusèrent  de  re- 
présenter l'Irlande  plutôt  que  leur  cité.  Il  répondit  par  deux  lettres 
qui  attestent  à  la  fois  les  lumières  de  son  esprit  et  l'indépendance 
de  son  caractère,  et  fidèle  à  ses  principes  sur  la  liberté  de  conscience 
parlementaire,  il  sift  déplaire  à  ses  commettans  plutôt  que  de  leur 
sacrifier  la  politique  et  la  justice. 

Avant  de  comparaître  de  nouveau  devant  eux,  il  acquit  cependant 


246  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

de  nouveaux  titres  à  la  popularité.  Le  15  décembre  1779,  il  annonça 
et  le  11  février  suivant  il  proposa  son  célèbre  bill  pour  la  réforme 
économique.  C'était  une  attaque  aux  sinécures,  à  l'abus  des  pen- 
sions, à  l'irrégularité  des  dépenses  de  la  liste  civile.  Disons  mieux, 
c'était  le  feu  porté  dans  l'arsenal  de  la  corruption. 

C'est  une  des  premières  fois  que  nous  rencontrons  ce  mot  de  ré- 
forme destiné  à  une  telle  fortune  dans  l' histoire  du  gouvernement 
anglais.  Une  néforme  sérieuse  est  une  des  entreprises  les  plus  diffi- 
ciles que  puisse  former  un  homme  d'état.  Rien  n'est  plus  simple 
pour  un  parti.  Le  plus  souvent  il  part  d'une  idée  absolue,  et  une 
idée  absolue  conduit  d'ordinaire  à  un  changement  radical.  Qu'il  y  ait 
des  pays  et  surtout  des  temps  où  l'on  ne  puisse  guère  procéder  au- 
trement, il  serait  téméraire  de  le  nier  contre  le  témoignage  de  l'his- 
toire ;  mais  c'est  avouer  qu'il  y  a  des  pays  et  surtout  des  temps  faits 
pour  les  révolutions.  Idée  absolue  et  suppression  radicale  sont  géné- 
ralement des  moyens  révolutionnaires.  Excellent  pour  la  destruction, 
l'emploi  de  ces  moyens  ne  rend  pas  facile  de  remplacer  ce  qu'on  a 
retranché,  de  rebâtir  après  avoir  démoli.  Peut-être  est-ce  une  tâche 
au-dessus  de  la  sagesse  humaine  que  celle  de  refaire  intégralement 
de  quoi  remplir  le  vide  qu'elle  a  creusé,  car  cette  tâche  ressemble  à 
de  la  création.  La  réforme  est  au  contraire  le  triomphe  du  véritable 
homme  politique.  Elle  demande  autant  de  courage,  quoiqu'elle  sup- 
pose moins  de  témérité.  Elle  doit  être  entreprise  au  nom  d'une  idée 
générale,  quoiqu'elle  n'émane  pas  d'une  idée  absolue,  car  il  faut 
qu'elle  se  rattache  à  un  système,  et  qu'elle  ait  un  autre  but  qu'elle- 
même.  Autrement,  elle  se  réduirait  à  une  simple  amélioration  admi- 
nistrative. Elle  exige  dans  son  auteur  une  sûreté  de  jugement  qui 
en  marque  le  but  et  le  moment,  qui  en  détermine  la  portée,  —  im 
esprit  pratique  qui  tienne  compte  des  faits  et  ne  s'y  asservisse  pas, 
une  raison  ferme  que  ne  troublent  ni  les  difficultés  apparentes,  ni 
les  obstacles  réels,  ni  les  objections  bruyantes,  ni  les  objections  spé- 
cieuses,—  la  persévérance  et  l'autorité  du  caractère  qui  surmontent 
sans  trouble  et  sans  emportement  la  résistance  opiniâtre  des  intérêts, 
des  préjugés  et  des  passions;  car  il  faut  qu'une  réforme  vienne  à 
propos,  qu'elle  devance  la  nécessité  sans  être  prématurée,  qu'elle 
soit  mesurée  et  non  timide,  efficace  et  non  perturbatrice,  et  que,  fon- 
dée sur  une  grande  idée  et  un  intérêt  public,  elle  satisfasse  l'expé- 
rience et  la  raison,  en  ne  blessant  que  la  routine  et  l'égoïsme.  L'hon- 
neur d'un  homme  public  est  d'attacher  son  nom  à  une  réforme  heu- 
reuse. 

Burke  était  propre  à  cette  noble  tâche.  Ses  convictions  une  fois 
faites,  elles  le  passionnaient  assez  pour  qu'il  les  servît  avec  vigueur. 
Peu  fait  pour  les  spéculations  philosophiques,  il  aimait  cependant  ces 


BURKE,    SA    \IE    ET   SES   ÉCRITS.  247 

généralités  moyennes,  ces  axiomata  média  dont  parle  Bacon,  que  les 
Anglais  affectionnent,  et  qui  sont  comme  les  règles  naturelles  de  la 
politique.. Il  était  excessivement  laborieux,  et  sa  sagacité  puissante, 
aidée  d'une  puissante  mémoire,  embrassait  toutes  les  difficultés  d'une 
question,  tous  les  détails  d'une  affaire.  Dans  l'étude  des  faits,  il  ne  se 
contentait  pas  à  demi;  il  n'omettait  rien,  il  épuisait  tout.  S'il  était  peu 
propre  à  traiter  avec  les  hommes,  à  ménager  et  à  manéger  les  esprits, 
à  désarmer  des  opposans,  à  diriger  des  auxiliaires,  la  force  de  sa  con- 
viction, la  hauteur  de  son  talent,  l'abondance  de  ses  idées,  sa  confiance 
dans  la  vérité  et  en  lui-même,  son  émotion  communicative,  le  ren- 
daient propre  à  braver  tous  les  obstacles  et  à  marcher  résolument 
au  but. 

La  pensée  générale  de  sa  proposition  était  d'assurer  par  de  nou- 
velles garanties  l'indépendance  du  parlement;  le  moyen  était  une  ré- 
forme économique.  On  sait  combien  de  dons  pécuniaires,  de  profu- 
sions autorisées  par  l'usage,  motivées,  soit  par  des  circonstances  dès 
longtemps  oubliées,  soit  par  des  institutions  ou  des  prérogatives  qui 
n'existaient  plus  ou  qui  n'existaient  que  de  nom,  combien  de  droits, 
d'offices  ou  de  pouvoirs  qui  n'avaient  plus  leur  raison  d'être,  consti- 
tuaient à  la  royauté  un  véritable  approvisionnement  de  moyens  d'in- 
fluence permis  ou  tolérés,  et  ces  abus  avaient  une  origine  historique 
qui  semblait  en  faire  des  conditions  organiques  de  la  monarchie. 

La  réforme  de  Burke,  et  qui  devait  être,  il  le  dit  lui-même,  sub- 
stantielle et  systématique,  se  fonde  sur  un  certain  nombre  de  prin- 
cipes qu'il  établit  en  commençant  et  qui  aboutissent  à  cinq  bills  spé- 
ciaux. J'aurais  voulu  en  donner  une  idée  et  analyser  un  plan  qui 
dévoile  tout  l'intérieur  d'une  curieuse  administration;  mais,  pour 
faire  accepter  ces  détails  arides,  il  faudrait  y  joindre  l'exposition 
lucide  et  piquante  qui  gagna  au  discours  de  Burke  la  faveur  de  la 
chambre.  Lord  Brougham  appelle  ce  discours  le  manuel  du  réfor- 
miste, «  Le  projet,  dit  quelque  part  Gibbon,  qui  était  alors  membre  du 
parlement,  a  été  conçu  avec  habileté,  présenté  avec  éloquence,  sou- 
tenu par  de  nombreux  suffrages.  Je  ne  pourrai  jamais  oublier  le 
plaisir  avec  lequel  le  fécond  et  ingénieux  orateur  a  été  écolité  par 
tous  les  côtés  de  la  chambre  et  même  par  ceux  dont  il  supprimait 
l'existence.  »  On  peut  en  croire  l'illustre  historien,  car  il  était  du 
nombre.  Il  figurait  parmi  les  lords  commissaires  du  commerce  et 
des  colonies.  Aussi,  quand  le  bill  eut  été  pris  en  considération  et 
qu'on  débattit  la  clause  de  la  suppression  d'un  bureau  où  Locke, 
Prior,  Addison  avaient  précédé  Gib]3on,  Burke  lui  rendit-il  un  juste 
hommage,  et  il  demanda  qu'on  ouvrît  aux  giands  écrivains  une 
autre  académie  des  belles  lettres  que  le  bureau  du  commerce.  Ce  fut 
en  effet  la  seule  clause  qu'on  adopta;  les  autres  succombèrent  sous 


2/i8  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  faibles  majorités,  et  le  projet  échoua  pour  cette  fois;  mais  bientôt 
d'autres  motions  plus  générales  et  qui  tendaient  au  même  but  vinrent 
prouver  de  nouveau  que  la  question  était  mûre.  Dunning,  appuyé 
par  Burke,  obtint  de  la  chambre  quelques  résolutions  contre  ceux  de 
ses  membres  qui  accepteraient  de  la  liste  civile  des  pensions  ou  des 
sinécures,  et  proposa  de  déclarer  que  l'influence  de  la  couronne  avait 
augmenté,  qu'elle  augmentait  et  qu'elle  devait  être  restreinte. 

C'est  de  cette  époque,  on  peut  le  dire,  que  l'esprit  de  réforme  de- 
vint en  Angleterre  sérieux  et  puissant.  Jusque-là,  les  institutions  de 
1688  s'étaient  maintenues  sans  changement  essentiel.  Peu  d'abus 
graves  avaient  été  supprimés;  quelques  abus  nouveaux  s'étaient  in- 
troduits. La  proposition  d'abréger  la  durée  du  parlement  ou  de  mo- 
difier la  composition  de  la  chambre  élective  avait  été  mise  en  avant 
comme  l'expression  des  griefs  plutôt  que  des  vœux  publics.  On  sen- 
tait qu'il  manquait  quelque  chose  à  l'indépendance,  à  la  pureté,  à  la 
responsabilité  des  assemblées,  et,  sans  bien  s'expliquer  le  mal,  on  y 
cherchait  un  remède.  Burke,  qui  innova  dans  la  politique  par  une 
morale  plus  sévère,  contribua  puissamment  à  déterminer  un  mouve- 
ment qu'il  ne  devait  pas  suivre  dans  toutes  ses  directions.  Quoiqu'il 
exaltât  en  théorie  l'utilité  des  partis  et  la  valeur  des  engagemens  qui 
les  unissent,  toute  solidarité  lui  pesait,  et  il  n'acceptait  pas  indistinc- 
tement tous  les  nouveaux  mots  d'ordre  que  se  donnait  l'opposition. 
Ainsi  il  avait  refusé  son  concours  à  un  comité  du  Buckinghamshire 
pour  la  réforme  parlementaire  :  elle  touchait,  disait-il,  au  fondement 
de  la  constitution,  et  il  la  combattit  même  en  plein  parlement,  mais 
il  avait  appuyé  la  motion  présentée  en  faveur  des  catholiques  par  sir 
George  Savile,  un  des  défenseurs  les  plus  respectés  des  idées  de  gé- 
néreuse justice.  Un  bill  avait,  en  1778,  aboli  quelques-unes  des  inca- 
pacités qui  pesaient  sur  ces  moins  populaires  de  tous  les  dissidens. 
Ce  bill  devint  le  prétexte  et  le  cri  des  émeutes  menaçantes  qui,  sous 
les  auspices  de  lord  George  Gordon,  troublèrent  Londres  en  1780. 
Burke,  dans  ces  jours  de  désordre,  se  vit,  au  moment  où  il  voulait 
entrer  à  Westminster,  entouré  par  un  attroupement,  et,  sommé  vio- 
lemment de  rendre  compte  de  sa  participation  à  des  actes  hostiles  à 
la  religion  protestante,  il  répondit  sans  détour  ni  faiblesse.  Cependant, 
lorsqu'au  mois  de  septembre  il  fallut  se  faire  réélire,  il  eut  à  s'ex- 
pliquer, devant  les  électeurs  de  Bristol,  sur  l'accusation  de  n'être 
qu'un  Irlandais  en  matière  religieuse  comme  en  matière  de  com- 
merce. Le  cri  de  la  passion  :  No  popery,  retentissait  autour  de  Guild- 
hall,  où,  devant  un  meeting  nombreux,  il  se  défendit  noblement.  Le 
vrai  protestantisme,  disait-il,  n'était  point  l'oppression  d'une  église 
par  une  autre  :  si  tel  avait  été  le  premier  pas  de  la  réformation,  un 
second  restait  à  faire,  et  le  protestantisme  ne  serait  réellement  victo- 


BURKE,    SA    VJE    ET    SES   ÉCRITS.  2Zi9 

rieux  que  lorsque  toutes  les  consciences  seraient  libres.  Il  fut  toujours 
bien  inspiré  devant  les  électeurs.  Il  leur  parla  toujours  un  langage 
mâle  et  hardi,  et  n'acheta  jamais  leurs  suffrages  au  prix  d'une  seule 
vérité.  Cette  fois,  il  semblait  d'abord  qu'on  l'eût  compris,  et  il  se 
rendit  le  front  levé  au  lieu  de  l'élection;  mais  trois  jours  après,  il  vit 
le  résultat  douteux;  la  lutte  s'annonçait  très-vive,  et,  en  quelques 
mots  brefs  et  sévères,  il  déclara  qu'il  se  retirait.  Le  bourg  de  Malton 
lui  offrit  un  humble  asile  pour  tout  le  reste  de  sa  vie  publique. 

A  l'ouverture  du  nouveau  parlement,  l'opposition  se  sentit  plus 
forte,  Burke  renouvela  sa  motion  de  la  réforme  économique,  et  trouva 
un  auxiliaire  nouveau  dans  le  jeune  Pitt,  qui  parlait  pour  la  première 
fois  (février  1781).  Ainsi  Fox  en  commençant  l'avait  combattu,  et 
Pitt  à  son  début  l'appuyait.  Mais  les  réformes  ne  s'accomplissent 
guère,  si  le  pouvoir  n'est  aux  mains  de  ceux  qui  les  proposent.  Ce 
n'est  qu'en  1782,  sous  l'admijiistration  du  marquis  de  Rockingham, 
que  plusieurs  bills  successifs  réalisèrent  les  vues  de  Burke  et  aboli- 
rent deux  cent  seize  places  inutiles.  S'il  eut  l'honneur  d'ouvrir  cette 
voie  de  réforme  où  quelques-uns  des  derniers  ministères  de  la  Grande- 
Bretagne  ont  de  nos  jours  marché  à  si  grands  pas,  n'oublions  point 
que  de  ce  premier  et  grand  essai  date  un  notable  progrès  d'indépen- 
dance et  de  dignité  parlementaire.  Jusqu'alors,  en  matière  de  places 
et  de  pensions,  il  régnait  un  relâchement  de  principes  incroyable.  A 
dater  de  cette  époque,  les  mœurs  politiques  se  sont  épurées,  enno- 
blies, et  c'est  aujourd'hui  à  de  tout  autres  conditions  qu'au  dernier 
'Siècle  qu'en  Angleterre  un  homme  public  peut  se  dire  un  honnête 
homme.  Le  mouvement  naturel  de  la  société  portait  dans  ce  sens; 
mais  la  sévérité  et  l'élévation  d'esprit  de  Burke  y  fut  aussi  pour  quel- 
que chose.  Ses  discours  et  ses  écrits  ont  le  caractère  d'un  historien 
moraliste,  et  son  influence  eut  le  caractère  de  son  talent. 

Il  put  appuyer  le  succès  de  ses  idées  par  l'exemple  du  désintéres- 
sement personnel,  car  au  mois  de  mars  1782  il  était  payeur-général 
des  forces,  poste  très-lucratif  qu'avaient  occupé  Robert  Walpole,  lord 
Holland,  lord  Ghatham.  Il  fit  sur  cet  emploi  des  réformes  qui  rendi- 
rent au  trésor  /ii7,000  livres  sterling  par  an  et  qui  réduisirent  de 
25,300  les  émolumens  auxquels  il  avait  droit. 

Mais  comment  Burke  n'était-il  pas  ministre?  Gomment  ne  siégeait-il 
pas,  dans  le  même  cabinet,  avec  Rockingham  dont  il  s'était  montré 
l'ami  si  fidèle,  avec  Fox,  auquel  l'unissait  alors  tant  de  confiance  et 
d'affection?  Burke  avait  été  dix-sept  ans  un  des  chefs  et  pendant 
quelques  années  le  chef  de  l'opposition  dans  les  communes.  Son  talent 
était  du  premier  ordre,  sa  considération  égalait  son  talent.  M.  Prior 
convient  que  trois  ans  plus  tôt  il  eût  été  un  ministre  influent;  mais, 
en  qualité  de  tory  très-décidé,  le  biographe  s'en  prend  à  l'esprit  ex- 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

clusif  et  aristocratique  des  whigs.  Cette  raison  ne  peut  s'admettre  : 
le  parti  de  Rockingham  et  de  Fox  n'était  pas  alors  ce  noyau  du  parti 
whig  auquel  on  a  depuis  adressé  ce  reproche.  Le  duc  de  Bedford  et  ~ 
tous  les  siens  n'y  figuraient  pas,  et  Fox  en  particulier  était  bien  loin 
d'appartenir  à  l'aristocratie  de  1688,  ni  d'être  lié  par  d'invariables 
antécédens  de  famille  au  côté  libéral  de  fopinion  whig.  M.  Prior  con- 
vient que  la  position  de  Burke  avait  baissé.  Mo'ûk  qui  est  plus  vrai. 
Nous  avons  nous-même  indiqué  quelques  circonstances  qui  avaient 
pu  diminuer  son  influence.  On  voit  dans  ses  lettres  qu'il  était  accusé 
d'avoir  conduit  l'opposition  avec  trop  de  violence.  Il  consultait  peu, 
il  se  concertait  peu;  il  agissait  sous  l'empire  de  pensées  formées  par 
la  méditation  et  par  l'étude.  Son  talent,  littérairement  oratoire,  était 
plus  propre  à  illustrer  un  parti  qu'à  le  sei^vir,  et  ne  satisfaisait  pas 
aux  nécessités  journalières  dm  débat.  Il  s'inquiétait  trop  peu  des  dis- 
positions de  ses  adversaires  ou  de  ses  amis  ;  il  ne  savait  pas  mener 
les  hommes,  et  l'on  peut  conjecturer  que  l'opinion  s'était  établie 
qu'il  ne  devait  pas,  peut-être  qu'il  ne  voulait  pas  être  ministre.  A 
raison  même  de  son  importance  et  du  genre  de  son  esprit,  on  devait 
le  redouter  dans  l'intérieur  d'an  conseil,  et  il  me  semble  entendre 
les  raisons  que  les  hommes  d'expérience  et  d'habileté,  que  tous  les 
médiocres  qui  prétendent  à  ce  titre,  donnaient  apparemment  pour 
prouver  qu'il  n'était  pas  propre  aux  affah'es.  M.  Royer-Collard,  à 
qui  l'on  pourrait  d'ailleurs  découvrir  des  points  de  ressemblance  avec 
Burke,  a  eu  quelque  chose  de  cette  situation  parmi  ses  amis,  et,  quoi- 
qu'il fût  incontestablement  le  premier  d'entre  eux,  on  les  a  vus  rai^e-* 
ment  disposés  à  l'avouer  pour  chef,  encore  moins  à  le  porter  au  pou- 
voir. Au  reste,  Burke  lui-même  ne  painjt  pas  se  regarder  comme 
appelé  au  ministère.  Peut-être  avait-il  trop  attaqué  la  cour,  c'est-à- 
dire  le  roi,  pour  ignorer  que  sa  présence  dans  le  conseil,  difficile  à 
obtenir,  aflaiblirait  le  crédit  du  cabinet.  Peut-être  même  les  circon- 
stances qui  l'en  éloignaient  et  tout  ce  qui  l'isolait  parmi  les  siens, 
son  indépendance,  sa  sévérité,  le  ton  de  ses  opinions,  le  portaient  à 
éviter  de  paraître  ambitieux,  et  moitié  naturel,  moitié  aflectation,  il 
secondait,  par  un  puritanisme  d'orgueil  et  de  désintéressement,  la 
timidité  ou  l'ingratitude  de  ses  amis,  en  les  autorisant  à  n'être  pas 
ambitieux  pour  lui.  Toutefois  il  est  difficile  que  Burke  n'ait  pas  res- 
senti ce  procédé  avec  quelque  amertume.  Il  ne  le  montra  pas,  il 
essaya  même  de  ne  pas  se  l'avouer,  et  rien  dans  sa  conduite,  rien 
dans  sa  correspondance  ou  dans  ses  conversations  ne  semble  avoir 
trahi  la  mauvaise  humeur  ou  le  désappointement.  Nous  ne  disons  pas 
cela  pour  justifier  les  ministres  de  1782  :  un  parti  doit  se  défendre 
de  ces  jalousies,  de  ces  pruderies,  de  ces  défiances,  et  soutenir,  et 
entourer,  et  grandir  toujours  ce  qui  le  décore  et  l'ennoblit.  Fox  sur- 


BURKE,    SA    AIE    ET    SES    ÉCRITS.  251 

tout  nous  paraît  peu  excusable;  sans  doute  il  avait  pris  la  tête  de 
l'opposition,  mais  il  y  avait  présomption  ou  négligence  à  ne  pas  en- 
trer au  pouvoir  mieux  accompagné.  D'ailleurs  sa  place  de  leader  de 
la  chambre  des  communes  était  si  bien  marquée,  que  Burke  lui-même 
ne  la  lui  eût  pas  disputée,  et  pour  Fox  aucune  rivalité  n'était  à  craindre. 

On  sait,  au  reste,  que  cette  administration  ne  dura  qu'un  mo- 
ment. Une  mort  soudaine  lui  enleva  son  chef.  De  tous  ceux  qui  pou- 
vaient aspirer  à  sa  succession,  le  secrétaire  d'état  des  affaires  étran- 
gères, lord  Shelburne,  parut  presque  aussitôt  appelé  à  la  recueillir. 
C'est  lui  qui  est  mort  avec  le  titre  de  marquis  de  Lansdowne,  et  ce 
nom  réveille  aujourd'hui  de  tels  sentimens  de  respect  et  d'affection, 
que  l'on  a  peine  à  concevoir  que  celui  qui  l'a  porté  le  premier  in- 
spirât la  défiance  et  l'antipathie.  Il  est  certain  cependant  que  lord 
Shelburne,  qui  avait  de  l'esprit,  de  l'expérience,  des  opinions  libé- 
rales et  philosophiques ,  qui  a  fourni  dans  les  affaires  une  carrière 
honorable  et  joui  d'une  sorte  de  faveur  dans  la  société  française , 
était  un  des  hommes  avec  qui  l'association  dans  le  pouvoir  rencon- 
trait le  plus  de  difficultés  et  de  répugnances.  Fox,  qui  proposait  le 
duc  de  Portland  pour  la  première  place,  déclara  qu'il  ne  restait  pas 
sî  son  collègue  Shelburne  l'obtenait,  et  il  se  retira.  Burke  le  suivit, 
on  a  même  dit  que  cette  scission  était  principalement  son  ouvrage. 
Quoi  qu'il  en  soit,  elle  fut  peut-être  un  grand  événement;  elle  sépara 
Fox  de  Pitt,  qui  resta  du  côté  du  ministère  et  y  entra  même  comme 
chancelier  de  l'échiquier.  Qui  sait  quelle  influence  exerça  cette  sépa- 
ration sur  les  destinées  de  la  Grande-Bretagne  ? 

Dès  le  mois  de  juillet,  Burke  attaqua  vivement  lord  Shelburne,  en 
défendant  la  démission  de  Fox ,  et  tous  deux  réunis  mirent  le  cabi- 
net en  minorité  (février  1783).  Pitt  fut  député  à  Fox  pour  négocier 
un  rapprochement;  mais  il  fallait  accepter  la  primauté  de  Shel- 
burne. Inflexible  sur  ce  point ,  Fox  se  condamnait  à  l'impuissance' 
dans  sa  victoire,  s'il  ne  se  donnait  des  alhés.  Le  ministère  conser- 
vait dans  ses  rangs  une  partie  de  l'ancienne  opposition.  Il  avait  pour 
ennemis  naturels  lord  North  et  ses  amis,  encore  nombreux.  Fox  ne 
voulait  pas  se  réconcilier  avec  Shelburne;  il  ne  pouvait  détacher  Pitt; 
une  seule  alliance  lui  restait,  celle  de  North.  Il  osa  s'y  résoudre  et  fit 
le  ministère  de  la  coalition.  Le  duc  de  Portland  en  était  le  chef;  North, 
secrétaire  d'état  pour  l'intérieur;  Fox,  pour  les  affaires  étrangères; 
Burke  redevint  payeur  général. 

A  peine  sorti  du  gouvernement,  Pitt  proposa  la  réforme  parlemen- 
taire et  le  rencontra  pour  antagoniste.  Cette  question  fameuse,  qui 
avait  commencé  à  s'agiter  dans  les  premières  années  de  l'adminis- 
tration de  lord  North ,  n'était  pas  encore  devenue  une  permanente 
question  de  cabinet,  ni,  en  des  sens  divers,  le  mot  de  ralliement  des 


252  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

partis.  Chatham,  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  avait  accueilli 
l'idée  d'une  réforme;  mais  il  l'avait  conçue  à  sa  manière.  11  ne  vou- 
lait qu'augmenter  le  nombre  des  membres  sérieusement  élus,  de 
ceux  qui  représentaient  les  comtés,  mais  sans  dépouiller  aucun  bourg 
de  la  franchise  électorale.  Junius  avait  également  résisté  à  tout  des- 
sein de  porter  atteinte  aux  droits  acquis.  Burke ,  chez  qui  le  pro- 
fond respect  de  la  tradition  constitutionnelle  s'unissait  aux  idées 
d'amélioration,  pouvait  donc  sans  inconséquence  repousser  des  pro- 
jets d'innovation  que,  sans  inconséquence  également,  le  jeune  Pitt 
pouvait  appuyer  avec  ce  ton  d'autorité  qu'il  avait  naturellement. 

Ce  n'est  pas  à  propos  de  cette  question  que  sa  conduite  nous 
étonne.  Une  autre  question  était  à  l'ordre  du  jour  et  devait  amener 
de  graves  conséquences.  La  compagnie  des  Indes  orientales,  en 
possession  plus  que  séculaire  d'un  monopole  commercial,  avait  été 
conduite  à  se  créer  un  empire  ;  mais  elle  en  avait,  dans  les  derniers 
temps ,  reculé  si  loin  les  limites ,  le  pouvoir  politique  de  ses  agens 
avait  pris  de  si  grandes  proportions ,  ses  actes  avaient  fini  par  inté- 
resser à  si  haut  point,  non-seulement  la  richesse  et  le  négoce,  mais 
la  puissance  et  l'honneur  de  l'Angleterre,  que  les  chambres,  enga- 
gées souvent  par  les  conséquences  de  sa  conduite,  avaient  dû  s'en 
enquérir  plus  sévèrement,'  et  que  tous  les  ministères  avaient  projeté 
de  réviser  les  principes  de  son  organisation ,  de  régler  son  action  et 
de  la  soumettre  plus  directement  à  la  surveillance  de  l'état.  Dans 
ces  vastes  et  riches  contrées ,  où  tout  offrait  une  proie ,  où  rien  ne 
mettait  un  frein  aux  passions  du  plus  fort,  où  l'on  ne  connaissait  ni 
la  loi,  ni  la  publicité,  ni  l'opinion,  une  compagnie  dont  le  pouvoir 
se  mesurait  aux  nécessités  de  son  commerce ,  dont  l'ambition  était 
excitée  par  la  cupidité ,  qui  soutenait  ses  spéculations  par  sa  diplo- 
matie et  sa  diplomatie  par  la  guerre,  qui  faisait  enfin  sa  fortune  par 
la  conquête,  avait  dû  tout  permettre  à  ses  lointains  délégués  pour  la 
servir,  et  n'interdire  qu'au  malhabile  ou  au  malheureux  la  violence, 
la  fraude ,  la  rapacité ,  la  tyrannie.  Lord  Clive  avait  couvert  de  la 
gloire  des  armes  des  perfidies  que  l'Orient  seul  pouvait  souffrir.  Lord 
Chatham  le  protégeait,  car  il  aimait  les  victorieux;  mais  le  pouvoir 
delà  compagnie  lui  semblait  exorbitant,  et  en  1767  il  avait  pensé  à 
lui  enlever  le  droit  de  possession  et  d'agrandissement  territorial.  En 
1773,  on  reconnut  la  nécessité  de  lui  poser  des  limites.  Un  emprunt, 
pour  lequel  elle  avait  besoin  d'une  autorisation  législative ,  la  met- 
tait à  la  discrétion  du  parlement,  et  un  acte  de  régularisation,  regu- 
laiing  act,  plaça  toutes  les  présidences  de  l'Inde  anglaise  sous  un 
gouverneur-général  résidant  à  Calcutta,  en  établissant  dans  cette  ville 
une  cour  de  justice  à  la  nomination  de  la  coiTronne.  En  même  temps 
les  directeurs  furent  tenus  de  communiquer  au  gouvernement  toute 


lîURKE,    SA   VIE    ET   SES   ÉCRITS.  253 

la  partie  de  leur  correspondance  qui  avait  rapport  aux  questions  ter- 
ritoriales. Le  gouverneur-général  et  quatre  conseillers  associés  à  son 
administration  étaient  nommés  pour  cinq  ans  par  l'acte  même  qui  les 
instituait.  La  première  place  fut  donnée  à  Warren  Hastings,  simple 
agent  de  la  compagnie ,  placé  par  elle  à  la  tête  de  la  présidence  du 
Bengale,  et  lord  iNorth  fit  entrer  dans  son  conseil  Philip  Francis,  qui 
peut-être  vendit  à  ce  prix  le  silence  de  Junius. 

Cette  administration  n'avait  pas  marché  paisiblement.  Bientôt  ses 
divisions  intérieures  et  la  conduite  de  son  chef  firent  souhaiter  aux 
ministres  le  rappel  de  Hastings;  mais  il  ne  pouvait  être  révoqué  que 
sur  une  demande  de  la  cour  des  directeurs  qui  représentaient  la 
compagnie.  Celle-ci  soutenait  son  agent ,  et  quand  on  vit  approcher 
la  rupture  avec  la  France,  on  ne  put  regretter  d'avoir  laissé  la 
garde  de  l'Inde  à  un  homme  habile  et  entreprenant,  dont  l'esprit 
plein  de  ressources  n'était  entravé  dans  ses  hardies  combinaisons, 
ni  par  la  faiblesse  du  caractère,  ni  par  la  sévérité  de  la  conscience. 
(Cependant,  vers  la  fin  de  la  guerre  d'Amérique,  la  chambre  des 
communes,  dont  l'attention  était  éveillée  par  les  plaintes  du  parti 
opposé  au  gouverneur-général ,  avait  formé  pour  l'examen  de  ces 
affaires  deux  comités  :  l'un  sous  la  conduite  de  Henry  Dundas,  l'autre 
de  Burke,  et  ce  dernier  s'était  plongé  dans  ce  nouveau  travail  avec 
son  ardeur  accoutumée.  Déjà  souvent  l'Inde  l'avait  occupé  dans  le 
parlement.  Jamais  elle  n'était  l'objet  d'un  débat  sans  qu'il  prît  la  pa- 
role. Sa  curiosité  infatigable  eut  bientôt  pénétré  jusqu'au  fond  de  ce 
grand  sujet.  Sa  vive  imagination  se  familiarisa  avec  les  lieux,  les 
faits,  les  hommes;  sa  haine  pour  l'iniquité  et  la  violence  prit  feu 
contre  un  despotisme  qui  ne  devait  qu'à  la  distance  son  impunité.  Il 
savait  et  jugeait  l'histoire  de  l'Inde  anglaise  comme  un  historien  sen- 
sible et  sévère;  la  justice  même  se  passionnait  dans  cette  âme  ar- 
dente. Des  rapports  émanés  du  comité  qu'il  dirigeait,  le  neuvième  et 
le  onzième,  passent  pour  être  de  lui,  et  ils  sont  insérés  dans  ses  œu- 
vres. Ces  deux  pièces  ont  tout  le  mérite  du  genre,  l'ordre,  la  clarté, 
la  solidité,  et  l'on  y  peut  apercevoir  les  premiers  fondemens  de  l'ac- 
cusation célèbre  dont  il  mit  tant  d'années  à  élever  de  ses  mains  le 
formidable  édifice. 

Entre  le  pouvoir  immense  par  le  fait  du  gouvernement  établi  au 
Bengale  et  le  pouvoir  de  surveillance  du  ministère  et  du  parlement, 
l'indépendance  d'une  compagnie  à  demi  souveraine  formait  un  mi- 
lieu opaque  et  résistant,  qui  rendait  tout  contrôle  illusoire.  Aidé  des 
conseils  de  Burke,  encouragé  par  lord  North,  qui  dans  son  premier 
ministère  avait  été  sur  le  point  de  réduire  la  compagnie  des  Indes  à 
ses  attributions  commerciales.  Fox ,  à  la  fin  de  1783,  proposa  un 
bill  qui  supprimait  la  cour  des  directeurs  de  la  compagnie,  et  con- 


254  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fiait  à  Londres  le  haut  gouvernement  de  ses  possessions  à  sept  com- 
missaires nommés  dans  l'acte  pour  quatre  ans,  et  dont  le  chef  devait 
être  le  comte  Fitzwilliam.  Auprès  de  ce  bureau,  neuf  directeurs 
assistans,  choisis  parmi  les  actionnaires,  am^aient  été  chargés  seule- 
ment des  affaires  du  commerce.  Les  vacances  dans  le  bureau  stipé- 
rieur  auraient  été  remplies  par  nomination  royale.  C'était  toute  une 
révolution ,  surtout  dans  la  Cité.  On  conçoit  quelle  y  devait  être  la 
puissance  de  la  compagnie  des  Indes ,  et  avec  quelle  énergie  elle 
dut  résister  au  projet  qui  la  détrônait.  Elle  employa  tous  les  moyens, 
fit  jouer  tous  les  ressorts,  ameuta  l'opinion.  Son  patronage,  ce  qui 
veut  dire  en  bon  anglais  la  quantité  de  places  qu'elle  avait  à  donner, 
était  l'instrument  d'une  influence  qu'elle  exploitait  dans  son  intérêt, 
et  qu'elle  prêtait  clandestinement  à  la  cour  et  à  son  parti.  Tout  cela 
allait  être  régularisé,  soumis  à  la  publicité  et  livré  à  un  pouvoir  ofii- 
ciel,  plus  dépendant  du  parlement  que  de  la  couronne.  L'état  se  res- 
saisissait d'un  empire  qu'il  n'aurait  dû  jamais  abandonner;  mais 
l'état  était  représenté  par  l'administration  actuelle,  qui  allait  recueil- 
lir l'honneur  et  la  force  attachés  à  cette  grande  innovation.  11  se 
forma  donc  une  masse  redoutable  d'opposans  au  bill  de  Fox,  qui  dut 
y  suspendre  son  existence  ministérielle.  Les  membres  du  dernier  ca- 
])inet  ne  pouvaient  laisser  échapper  une  si  belle  occasion  de  revan- 
che. Pitt  surtout,  avec  une  habileté  qui  ressemblait  fort  à  l'intrigue, 
et  que  Burke  à  toutes  les  époques  lui  a  sévèrement  reprochée,  se  mit 
à  la  tête  de  tous  les  mécontens.  Intérêts,  abus,  préjugés,  il  souleva 
tout  contre  une  réforme  qu'il  savait  nécessaire.  Lui  aussi,  il  fit  sa 
coalition.  Il  épousa  jusqu'aux  griefs  de  la  cour,  et  les  éleva  à  la  hau- 
teur d'un  scrupule  constitutionnel.  On  soutenait,  en  effet,  avec  une 
apparence  de  raison,  que  la  nomination  législative  d'un  comité  ou 
bureau  administratif  était  une  atteinte  à  la  prérogative  royale,  et 
sans  aucun  doute  le  principe  de  la  responsabilité  aurait  dû  ramener 
plus  immédiatement  au  pouvoir  exécutif  la  direction  d'une  nature 
d'affaires  qui  étaient  en^  elles-mêmes  du  ressort  du  gouvernement 
général.  Cette  considération  fut  développée  avec  autant  de  force 
qu'un  chef  d'accusation.  Fox  se  vit  personnellement  attaqué  avec 
une  violence  inouïe.  Tous  les  ressentimens  suscités  par  la  coalition 
éclatèrent  sous  cette  forme.  Burke  ne  fit  pas  défaut  dans  la  lutte. 
Son  discours,  fort  travaillé  et  très  étendu,  suivant  son  usage,  est 
presque  en  entier  consacré  à  l'exposition  des  torts  de  la  compagnie. 
Mille  faits  curieux  de  l'histoire  de  l'Inde  et  des  débuts  de  l'adminis- 
tration de  Ilastings  sont  vivement  retracés,  et  il  en  ressort  l'urgence 
d'une  réforme  profonde.  Toutes  les  objections  sont  imputées  à  des 
intérêts  occultes,  à  des  intrigues  de  courtisans.  L'objection  constitu- 
tionnelle elle-même  n'est  pas  prise  fort  au  sérieux,  et  Burke  se  con- 


BURKE  ,    SA  TIE    ET   SES    ÉGRI'l'S.  255 

tente  d'observer  que  la  prérogative  royale  ne  doit  rien  perdre  au 
nouveau  projet,  puisque,  dans  l'état  présent  des  choses,  ni  les  direc- 
teurs, ni  le  gouverneur-général,  ni  son  conseil  institué  par  l'acte  de 
1773,  ne  sont  à  la  nomination  de  la  couronne. 

«  J'ai  parlé  du  bill,  dit  Burke  sn  finissant;  que  je  dise  maintenant  un  mot 
de  son  auteur.  Je  devrais  l'abandonner  à  ses  nol3les  sentimens,  si  l'indigne  et 
illibéral  langage  employé  contre  lui  par  delà  tout  exemple  de  la  liberté 
parlementaire  ne  rendait  quelques  paroles  nécessaires ,  moins  pour  donner 
satisfaction  à  lui  qu'à  mes  propres  afTections.  Il  faut  donc  que  je  dise  que  ce 
sera  une  honorable  distinction  potir  notre  âge  que  la  délivrance  du  plus  grand 
nombre  d'êtres  de  la  race  humaine,  qui  ait  jamais  été  aussi  lourdement  op- 
primé par  la  plus  grande  tyrannie  qui  ait  existé  jamais,  soit  échue  en  par- 
tage à  des  talens  et  à  des  sentimens  égaux  à  la  grandeur  de  la  tâche;  que 
l'œuvre  soit  échue  à  un  homme  qui  possède  l'étendue  d'esprit  pour  concevoir, 
le  courage  pour  entreprendre,  l'éloquence  pour  soutenir  une  si  grande  me 
sure  de  hasardeuse  générosité.  Son  courage  ne  saurait  être  attribué  à  l'igno- 
rance de  l'état  des  hommes  et  des  choses.  Il  sait  bien  quels  pièges  sont  semés 
sur  son  chemin  et  par  l'animosité  personnelle,  et  par  des  intrigues  de  cour, 
et  peut-être  par  l'illusion  populaire;  mais  il  a  risqué  son  repos,  sa  sécurité, 
son  intérêt,  son  pouvoir,  même  sa  popularité  chérie,  pour  le  bien  d'un  peuple 
qu'il  n'a  jamais  vu.  C'est  la  route  qu'ont  avant  lui  prise  tous  les  héros.  On 
l'accuse,  on  l'outrage  pour  les  motifs  qu'on  lui  suppose.  11  se  souviendra  que 
la  calomnie  entre  comme  élément  nécessaire  dans  toute  véritable  gloire;  il  se 
souviendra  que  non-seulement  c'était  l'usage  des  Romains,  mais  qu'il  est 
dans  la  nature  et  la  constitution  des  choses  que  la  diffamation  et  l'injure  soient 
des  parties  essentielles  d'un  triomphe.  Ces  pensées  soutiendront  une  âme  qui 
ne  vit  que  pour  l'honneur,  sous  le  poids  d'accusations  passagères;  car  il  tra- 
vaille à  faire  un  grand  bien,  un  bien  comme  il  s'en  rencontre  rarement  et 
dans  la  destinée  d'un  homme  et  en  même  temps  dans  ses  désirs,  chose  pres- 
que aussi  rare.  Qu'il  emploie  sa  journée,  qu'il  lâche  les  rênes  à  la  bienveil- 
lance de  son  cœur.  Il  est  maintenant  sur  une  hauteur  où  le  vont  chercher  les 
regards  du  genre  humain.  11  peut  vivre  longtemps,  il  peut  beaucoup  faire; 
mais  il  a  atteint  le  sommet  :  jamais  il  ne  pourra  s'élever  au-dessus  de  ce  qu'il 
fait  aujourd'hui. 

a  II  a  des  défauts,  mais  ce  sont  des  défauts  qui,  bien  qu'ils  puissent  ternir 
son  éclat  et  quelquefois  entraver  la  marche  de  ses  talens,  n'ont  rien  par  eux- 
mêmes  qui  puisse  éteindre  le  feu  des  grandes  vertus.  Dans  ces  défauts,  pas 
un  atome  de  tromperie,  d'hypocrisie,  nul  orgueil,  nulle  arrogance,  nul  des- 
potisme de  tempérament,  nulle  insensibilité  aux  maux  de  l'humanité.  Il  a  les 
défauts  qui  pourraient  se  retrouver  dans  un  descendant  du  Henri  IV  de  la 
France,  comme  ils  se  rencontraient  dans  ce  père  de  son  pays.  Henri  IV  sou- 
haitait vivre  assez  pour  voir  une  poule  dant  le  pot  de  chaque  paysan  de  son 
royaume.  Ce  sentiment  de  bonté  familière  vaut  tous  les  mots  brillans  que 
l'on  rapporte  de  lui.  Mais  il  désirait  peut-être  plus  qu'il  ne  pouvait  accomplir, 
et  la  générosité  de  Thomme  dépassait  le  pouvoir  du  monarque.  Mais  celui 
dont  je  parle,  lui,  un  sujet,  peut  au  moins  dire  dans  ce  jour  avec  vérité  qu'il 


256  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

assure  le  riz  dans  le  pot  de  tout  homme  aux  Indes.  Un  poète  de  l'antiquité  re- 
gardait comme  une  des  premières  distinctions  chez  un  prince  qu'il  voulait 
célébrer,  qu'à  travers  une  longue  suite  de  générations  il  eût  été  l'ancêtre 
d'un  habile  et  vertueux  citoyen  qui,  par  des  moyens  pacifiques,  avait  réformé 
des  gouvernemens  oppressifs  et  supprimé  des  guerres  de  rapine. 

Indole  proh  quanta  juvcnis,  qùantumque  daturus 
Ausoniœ  populis  ventura  in  ssecula  civem. 
Ille  super  Gangem,  super  exauditus  etlndos, 
Implebit  terras  voce;  et  furialia  bella 
Fulmine  compescet  linguse. 

Voilà  ce  qui  se  disait  du  prédécesseur  du  seul  homme  à  l'éloquence  duquel  ou 
puisse  sans  injustice  comparer  celle  de  l'auteur  du  présent  bill.  Mais  le  Gange 
et  rindus  sont  le  domaine  de  la  renommée  de  mon  honorable  ami,  et  non  pas 
'  de  celle  de  Cicéron.  Je  l'avoue,  c'est  avec  joie  que  je  pressens  la  récompense 
de  ceux  dont  tout  le  crédit,  tout  le  pouvoir,  toute  l'autorité  n'existe  que  pour 
le  bien  de  l'humanité,  et  ma  pensée  s'étend  à  tout  ce  peuple,  à  tous  les  êtres 
de  races  et  de  noms  divers  qui,  relevés  par  ce  bill,  auront  à  bénir  l'ouvrage 
de  ce  parlement  et  la  confiance  accordée  par  la  meilleure  chambre  des  com- 
munes au  plus  digne  de  l'obtenir.  Les  petites  critiques  de  parti  ne  seront  plus 
entendues,  lorsque  la  liberté  et  le  bonheur  se  feront  sentir.  11  n'y  a  pas  une 
langue,  une  nation,  une  religion  dans  l'hide  qui  ne  bénisse  le  soin  tutélaire 
et  la  noble  bienfaisance  de  cette  chambre  et  de  celui  qui  vous  a  i)roposé  ce 
grand  ouvrage.  Vos  noms  ne  seront  jamais  séparés  devant  le  trône  de  la  divine 
bonté,  dans  quelque  langue  et  dans  quelque  rite  qu'il  soit  demandé  grâce 
pour  les  pécheurs  et  récompense  pour  ceux  qui  imitent  la  divinité  dans  sa 
charité  universelle  pour  ses  créatures.  Ces  hommages,  vous  les  méritez,  et  ils 
vous  seront^assurément  rendus,  lorsque  tout  ce  jargon  d'influence,  de  parti  et 
de  patronage  sera  plongé  dans  l'oubli.  J'ai  dit  ce  que  je  pense  et  ce  que  je  sens 
pour  l'auteur  de  ce  projet.  Un  de  mes  honorables  amis,  en  parlant  de  son  mé- 
rite, a  été  accusé  d'avoir  fait  un  panégyrique  étudié.  Je  ne  sais  ce  qui  eu  était; 
mais  le  mien,  j'en  suis  sûr,  est  un  panégyrique  étudié;  c'est  le  fruit  de  beau- 
coup de  méditation,  le  résultat  d'une  observation  de  près  de  vingt  années. 
Pour  ma  part,  je  suis  heureux  d'avoir  assez  vécu  pour  voir  ce  jour.  Je  me  sens 
plus  que  payé  de  dix-huit  ans  de  travaux,  puisque  enfin  je  suis  en  mesure 
de  prendre  par  un  humble  vote  ma  part  de  l'abolition  d'une  tyrannie  qui 
existe  jjour  la  honte  de  ce  pays  et  pour  la  destruction  d'une  aussi  nombreuse 
portion  de  l'espèce  humaine.  » 

Mais  le  complot  ourdi  contre  le  projet,  et  surtout  contre  le  minis- 
tère, était  puissant.  Le  bill,  après  avoir  réuni  des  majorités  consi- 
dérables dans  les  épreuves  préliminaires,  finit  par  ne  passer  qu'à 
208  voix  contre  201.  La  chambre  des  lords  s'anima  pour  la  préroga- 
tive royale,  et  rejeta  le  projet  à  19  voix  de  majorité.  Le  roi  avait  pris 
personnellement  l'affaire  à  cœur,  et  son  intervention  fut  si  peu  ca- 
chée, qu'il  n'attendit  pas,  selon  l'usage,  la  démission  du  cabinet.  Il 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES    ÉCRITS.  257 

fit  demander  aux  secrétaires  d'état  leurs  sceaux,  et  les  remit  à  lord 
Temple,  qui  expédia  aux  autres  ministres  leurs  lettres  de  renvoi,  et 
résigna  trois  jours  après,  Pitt  étant  nommé  premier  lord  de  la  tréso- 
rerie et  chancelier  de  l'échiquier.  Ce  fut  comme  un  coup  d'état  con- 
stitutionnel fort  dans  le  goût  de  George  III,  qui  dut  enfin  se  croire 
roi,  mais  qui  ne  devait  pas  recommencer,  car  il  venait  de  se  donner 
un  maître.  Le  procédé  était  nouveau  envers  la  chambre  des  com- 
munes, qui  fut  vivement  offensée;  on  lui  arrachait  des  ministres  qui 
possédaient  sa  confiance.  Aussi  ne  cinirent-ils  pas  d'abord  que  le  pou- 
voir leur  échappât  pour  longtemps.  Les  règles  ainsi  que  les  proba- 
bilités du  jeu  étaient  en  leur  faveur,  et  cependant  vingt-deux  ans  se 
passèrent  avant  que  Fox  redevînt  ministre. 

Les  partis  étaient  décomposés.  La  diversité  des  calculs,  la  rivalité 
des  ambitions,  l'incompatibilité  des  caractères,  ou  plutôt  des  amours- 
propres,  avaient  amené  ce  résultat  plus  que  la  division  sérieuse  et 
systématique  des  opinions.  Au  contraire,  on  peut  dire  que  l'absence 
d'une  de  ces  questions  fondamentales  qui  classent  les  hommes  et  les 
partis  avait  surtout  contribué  à  éparpiller  toutes  les  forces  parlemen- 
taires. En  de  tels  momens,  l'individualité  reprend  le  dessus.  Les  in- 
térêts et  les  caprices  personnels,  l'humeur,  la  rancune,  la  vanité,  dé- 
cident de  tout.  Ce  ne  sont  pas  les  beaux  jours  du  gouvernement 
représentatif.  Cette  situation  aurait  dû  être  insupportable  pour  un 
esprit  tel  que  celui  de  Burke,  défenseur  décidé  de  la  consistance  des 
opinions  et  des  conduites,  grand  prôneur  de  la  fidélité  aux  principes, 
aux  antécédens  et  aux  amitiés;  mais  il  avait  approuvé  la  coalition, 
cet  acte  si  sévèrement  reproché  à  Fox,  et  qui  plus  qu'aucun  autre 
pouvait  être  regardé  comme  un  signal  de  décomposition  des  partis. 
Toute  coalition,  même  honorable  dans  son  principe,  a,  j'en  conviens, 
un  air  d'intrigue,  et  besoin  d'apologie.  Cependant,  lorsque  l'on  con- 
sidère à  quels  hommes  ce  genre  d'apologie  a  été  nécessaire,  il  faut 
ou  que  la  tentation  soit  irrésistible,  ou  plutôt  que  l'action,  en  elle- 
même  toujours  hasardeuse,  soit  quelquefois  imposée  par  une  néces- 
sité publique  ou  par  une  noble  ambition.  Comme  tant  d'autres  ac- 
tions, elle  doit  se  juger  par  ses  motifs  et  par  ses  conséquences.  Si 
l'on  n'a  sacrifié  aucun  principe  en  formant  l'alliance,  si  on  l'a  formée 
avec  un  grand  but,  si  ce  but  on  a  eu  le  bonheur  de  l'atteindre,  l'opi- 
nion, non  contente  d'absoudre  l'entreprise,  doit  la  glorifier.  Aussi  les 
coalitions  sont-elles  plus  difficiles  à  ceux  qui  viennent  du  côté  du  pou- 
voir qu'à  ceux  qui  sortent  de  l'opposition,  car  si  ce  n'est  pour  quel- 
que réforme  devenue  nécessaire,  pour  quelque  innovation  amenée  à 
maturité  que  les  hommes  du  parti  gouvernemental  l'abandonnent,  la 
coalition  cesse  d'être  irréprochable.  Elle  peut  l'être,  si  elle  a  pour  but 
ce  que  M.  Ganning  a  tenté,  ou  ce  que  sir  Robert  Peel  a  fait.  Dans  l'al- 

TOME   I.  17 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

liance  de  North  et  de  Fox,  c'est  donc  le  rôle  du  premier  surtout  qui 
aurait  besoin  d'excuse;  c'est  à  lui,  non  au  second,  qu'auraient  dû  s'a- 
dresser les  reproches  de  l'histoire,  si,  par  une  inégalité  dont  nous  ne 
nous  plaignons  pas,  on  ne  jugeait  toujours  les  amis  de  la  liberté  avec 
une  sévérité  plus  exigeante.  Visant  plus  haut,  ils  ont  droit  à  moins 
d'indulgence.  Toutefois  on  expliquera  difficilement,  à  l'honneur  de 
lord  North,  que  le  chef  d'un  ministère  ennemi  des  concessions,  tombé 
du  pouvoir  pour  avoir  couvert  de  sa  responsabilité  l'entêtement  royal, 
ait  pu,  avec  une  parfaite  conséquence  de  principes  et  une  scrupu- 
leuse conviction,  s'engager  dans  une  combinaison  perdue  pour  avoir, 
dit-on,  livré  aux  chambres  la  prérogative  de  la  couronne.  Quant  à  Fox, 
il  ne  paraît  point  qu'il  ait  fait  dans  ce  ministère  rien  qu'il  n'eût  fait 
dans  un  autre,  et  du  moins  aucun  sacrifice  de  principe  ne  lui  sau- 
rait être  reproché.  Mais  voici  la  faute  :  lorsqu'on  a  dit  et  pensé  de  la 
conduite,  de  la  capacité,  des  doctrines  et  du  caractère  d'un  homme 
d'état,  tout  ce  qui  s'était  pu  lire  depuis  dix  ans  dans  les  discours  de 
l'opposition,  l'union  avec  cet  homme  d'état  n'est  j)ermise  qu'à  la  der- 
nière extrémité  et  quand  le  salut  public  la  commande.  Or  cette  excuse 
manque  à  Fox.  Malheureusement  les  hommes  supérieurs  sont  sujets 
à  une  illusion,  qui  même  n'en  est  pas  toujours  une  :  ils  se  figurent 
volontiers  que  le  pouvoir  leur  revient  de  droit,  et  que  leur  présence 
dans  le  gouvernement  est  une  condition  du  salut  public.  Walpole 
pensait  peut-être  ainsi,  quand  il  attaquait  ses  anciens  collègues,  Stan- 
hope  et  Sunderland.  Une  semblable  conviction  dirigea  certainement 
Chatham  dans  tout«  sa  carrière.  Elle  fit  sa  gloire  lorsqu'en  1757  il 
s'allia  au  duc  de  Newcastle;  elle  l' égara  quand  en  1766  il  composa 
le  cabinet  inexplicable  du  duc  de  Grafton.  Un  homme  d'état  que  nous 
avons  nommé,  Peel,  eut  assurément  la  même  confiance.en  soi,  et 
bien  en  a  pris  à  son  pays  et  à  sa  renommée.  Quant  à  Fox,  il  avait  dé- 
buté avec  un  tel  éclat,  il  s'était  senti  porté  au  premier  rang  par  des 
qualités  si  solides  et  si  brillantes,  qu'il  avait  bien  pu,  lui  aussi,  se 
persuader  que  le  ministère  lui  appartenait,  et  qu'il  devait  à  tout  prix 
gouverner.  Ses  partisans  n'étaient  pas  éloignés  de  le  croire,  et  Ho- 
race Walpole  incline  à  cette  idée  dans  ses  lettres.  Burke,  dans  l'or- 
gueil de  son  amitié,  pouvait  concevoir  pour  son  ami  de  ces  présomp- 
tueuses pensées,  et,  qui  sait?  en  garder  quelque  chose  pour  lui-même. 
Ainsi  s'explique  en  partie  leur  conduite  à  tous  deux  dans  le  pouvoir 
et  dans  l'opposition.  Le  public  est  d'ordinaire  fort  sévère  pour  ces 
illusions  des  hommes  supérieurs;  il  ferait  mieux  cependant  de  garder 
ses  rigueurs  pour  celles  des  hommes  médiocres,  car  ceux-là  aussi  se 
croient  quelquefois  une  mission. 

Pitt,  qui  avait  formé  le  nouveau  cabinet,  fit  alors  un  acte  auda- 
cieux. Après  avoir  tâté  la  chambre  par  un  bill  sur  l'Inde  qu'elle  re- 


r.URKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  250 

jeta,  il  osa  dissoudre  le  parlement  (mars  178/i).  On  aurait  cru  que 
l'opinion  décernerait  le  pouvoir  à  Fox  plutôt  qu'à  lui,  car  sa  répu- 
tation était  alors  bien  inférieure  à  celle  de  son  rival,  et  pourtant  la 
réélection  lui  donna  raison.  Cent  soixante  opposans  restèrent  sur  le 
champ  de  bataille.  On  les  appela  les  martyrs  de  Fox;  c'est  le  titre 
d'un  martyrologe  protestant.  Fox  et  Burke  furent  réélus;  mais  le 
changement  avait  été  si  brusque,  Pitt  avait  paru  si  téméraire,  il  était 
si  jeune  et  si  nouveau,  que  les  vieux  athlètes  ne  pouvaient  croire  en- 
core à  sa  victoire.  Ils  en  doutèrent  longtemps,  et  ils  agirent  en  con- 
séquence. Burke  demeura  toute  sa  vie  si  touché  et  pour  ainsi  dire  si 
scandalisé  de  ce  résultat,  qu'il  ne  le  pardonna  jamais  à  Pitt,  et  que, 
même  en  se  rapprochant  de  lui,  il  n'eut  jamais  ni  goût  pour  sa  per- 
sonne ni  admiration  pour  ses  talens.  Il  l'appelait  le  sublime  de  la 
médiocrité. 

La  situation  d'hommes  politiques  qui  ont  perdu  la  majorité  n'est 
jamais  facile.  Elle  ne  fut  point  favorable  à  Burke.  Il  n'avait  pas 
comme  Fox  ce  caractère  ouvert  et  simple,  cette  humeur  facile  et 
liante,  cette  flexibilité  de  talent,  cet  art  de  discussion,  quiséduisaient 
jusqu'à  ses  adversaires  et  le  rendaient  populaire  encore  quand  ses 
opinions  cessaient  de  l'être.  Plus  âgé  que  lui  de  vingt  et  un  ans,  plus 
homme  de  lettres  et  moins  homme  politique,  Burke  avait  plus  de  rai- 
deur dans  l'esprit,  des  prétentions  plus  tranchantes,  un  ton  plus  ab- 
solu et  plus  intolérant.  Transporté  dans  un  monde  nouveau,  entouré 
de  jeunes  ambitieux  dont  il  était  peu  connu,  il  ne  se  préserva  pas 
assez  de  l'impatience  et  du  dédain.  Inhabile  aux  ménagemens,  irrité, 
dégoûté,  il  ne  sut  pas  -s'accommoder  au  temps,  et  la  chambre  des 
communes  devint  pour  lui  un  auditoire  sévère,  hostile  même.  Ses 
discours  avaient  toujours  paru  trop  longs  et  trop  fréquens.  Le  res- 
pect et  l'habitude  avaient  empêché  longtemps  qu'on  ne  l'en  fît  aper- 
cevoir; mais  le  respect  et  l'habitude  manquaient  à  la  nouvelle  cham- 
J)re.  Burke  s'en  aperçut  plus  d'une  fois.  Un  jour,  il  s'était  levé  tenant 
à  la  main  un  rouleau  de  papier  d'une  grosseur  effrayante.  Un  membre 
de  la  classe  de  ceux  qu'on  nomme  country  gentlemen  eut  l'imperti- 
nence de  dire  qu'il  espérait  que  l'orateur  n'avait  pas  l'intention  de 
lire  cette  énorme  liasse  de  pièces,  en  y  joignant  un  long  discours 
par  dessus  le  marché.  Burke  interdit  et  indigné  sortit  de  la  chambre 
sans  trouver  une  parole.  «  La  fable  est  réalisée,  dit  George  Selvvyn, 
si  fameux  par  ses  bons  mots;  un  âne  qui  brait  donne  la  chasse  à  un 
lion.  » 

On  peut  faire  remonter  à  cette  époque  la  décadence  parlementaire 
de  Burke.  Cependant  il  ne  se  découragea  pas,  et  il  eut  encore  de 
bien  beaux  jours,  mais  ses  échecs  furent  nombreux.  Dès  l'ouver- 
ture de  la  session,  il  proposa  avec  Windham,  Irlandais  de  grande 


260  REVUE    DES    DEUX  AIONDES. 

espérance  qui  venait  d'entrer  au  parlement  et  qui  s'attacha  étroite- 
ment à  lui,  d'adresser  des  représentations  au  roi  sur  la  dernière  dis- 
solution. Cette  mesure  avait  eu,  disait-il,  un  caractère  insolite,  celui 
d'une  condamnation  prononcée  du  haut  du  trône  contre  le  parlement. 
La  dernière  chambre,  la  meilleure  chambre  des  communes ,  avait 
été  dénoncée  au  peuple  comme  usurpatrice  des  droits  du  prince. 
Cette  calomnie  de  cour  avait  égaré  l'opinion.  Le  discours  de  la  cou- 
ronne faisait  encore  une  leçon  à  la  chambre  sur  les  limites  de  son 
pouvoir.  Celle-ci  ne  pouvait  accepter  ni  remontrance  ni  menace,  et 
c'était  lui  faire  injure  que  de  paraître  en  attendre  moins  d'indépen- 
dance que  de  la  chambre  précédente.  Une  défense  raisonnée  de  la 
conduite  tenue  dans  l'affaire  du  bill  de  l'Inde  venait  ensuite.  Burke 
n'a  jamais  été  tory  sur  ce  point.  Sa  motion,  qui  était  au  fond  une  at- 
taque envers  la  nouvelle  chambre,  fut  rejetée  sans  débat.  Il  publia 
son  discours  avec  une  préface  où  il  cachait  mal  son  humeur  contre 
le  parlement.  Le  dépit  d'une  défaite  imprévue  perça  désormais  dans 
ses  discours.  Il  reprochait  même  à  Fox  de  ne  pas  sentir  assez  vive- 
ment leur  commune  offense.  Neuf  ans  plus  tard,  dans  le  fort  de  sa 
colère  contre  la  révolution  française,  il  se  plaignait  encore  qu'il  ne 
l'eût  pas  bien  secondé  dans  ses  efforts  pour  faire  repentir  le  premier 
ministre  de  la  manière  odieuse  dont  il  s'était  élevé  au  pouvoir,  et, 
dans  sa  rancune  implacable,  il  accusait  Pitt  d'avoir  intrigué  avec  la 
cour,  les  dissidens  religieux  et  tous  les  factieux  du  dehors,  pour  dé- 
crier et  affaiblir  la  chambre  des  communes.  Il  est  remarquable  que 
AVindham,  qui,  dix  ans  après,  entra  dans  l'administration  de  Pitt, 
continua  toute  sa  vie  de  juger  comme  Burke  la  dissolution  de  178ZI, 
et  d'en  regarder  le  résultat  comme  funeste. 

Une  guerre  sans  relâche  fut  donc  faite  au  cabinet.  Pitt  n'avait  pas 
renoncé  à  ses  idées  de  réforme  parlementaire;  il  appuya  une  motion 
à  cette  fm  de  l'alderman  Sawbridge,  qui  passait  pour  répubhcain.  II 
en  fit  une  lui-même,  soutenu  par  Fox  et  combattu  par  des  ministres. 
Chaque  fois  il  eut  contre  lui  Burke  et  la  majorité.  Ce  dernier  lui  de- 
manda un  jour  ironiquement  comment  il  pouvait  se  plaindre  du  sys- 
tème actuel  de  représentation,  lui  qui  s'en  était  si  bien  servi?  Quant 
à  son  bill  de  l'Inde,  la  vive  critique  qu'en  fit  Burke  a  été,  dit-on, 
justifiée  par  l'expérience.  Il  contenait  cependant  les  principes  de  l'or- 
ganisation qui  s'est  maintenue  jusqu'à  nous.  L'idée  d'une  commis- 
sion de  gouvernement  ou  de  surveillance  au-dessus  de  la  compagnie 
ne  pouvait  être  abandonnée.  Aucun  ministère  ne  pouvait  songer  à 
laisser  la  compagnie  à  elle-même.  Seulement,  cette  commission,  sous 
le  nom  de  bureau  du  contrôle,  dut  être  composée  de  membres  du  con- 
seil privé  et  présidée  par  un  ministre  spécial,  dont  cette  présidence, 
même  serait  le  titre.  Aujourd'hui,  les  membres  de  ce  bureau  sont 


BURKE,    SA    VIE    Eï    SES    ÉCRITS.  261 

(les  ministres  et  ne  forment  en  réalité  qu'un  comité  du  cabinet;  mais 
la  nouvelle  organisation,  au  moment  où  elle  fut  adoptée,  ne  faisait 
pas  tomber  les  griefs  élevés  contre  l'administration  antérieure  de  la 
compagnie,  et  Pitt  était  loin  de  défendre  tout  le  passé. 

L'Inde  est  la  région  du  monde  oii  les  Anglais  ressemblent  le  plus 
aux  Romains.  Avec  une  poignée  de  fonctionnaires  ou  de  magistrats, 
avec  quelques  légions,  ils  y  gouvernent,  sur  un  territoire  immense, 
près  de  quatre-vingts  millions  de  sujets,  qui  conservent  leurs  lois,  leur 
culte  et  leurs  mœurs.  Ce  pouvoir  sans  égal  s'exerce  avec  équité  et 
modération;  mais  il  n'a  pu  s'établir  ainsi.  La  tyrannie  est  presque 
toujours  la  compagne  de  la  conquête,  et  de  terribles  proconsuls  ont 
plus  d'une  fois  porté  parmi  ces  peuplades  tremblantes  les  faisceaux 
du  peuple-roi.  L'âme  pure  et  sévère  de  Burke  devait  s'émouvoir  à  ce 
spectacle.  Il  ne  consentait  pas  à  séparer  la  politique  de  la  justice.  Et 
en  même  temps  la  grandeur  des  choses,  la  nouveauté  des  scènes 
frappait,  échauffait  son  imagination.  On  a  parfois  trouvé  aux  imagi- 
nations irlandaises  quelque  chose  d'oriental. Telle  était  celle  de  Burke; 
elle  ne  pouvait  que  se  plaire  et  s'exalter  à  l'aspect  de  ce  monde  de 
l'Asie  ouvert  devant  elle,  où  les  événemens,  les  monumens,  la  na- 
ture, tout  prend  un  caractère  pittoresque  et  poétique.  Aussi,  trouvant 
là  comme  une  inspiration  nouvelle,  le  vit-on  rajeunir  en  quelque 
sorte  son  talent,  le  grandir  à  des  proportions  inconnues,  et,  suivant 
le  penchant  de  son  esprit,  exagérer  souvent  les  idées,  les  formes  et 
les  couleurs.  Son  goût  comme  sa  colère  put  passer  les  bornes,  car  il 
se  crut  tout  permis  :  il  peignait  l'Orient  et  combattait  la  tyrannie. 

Charles  de  Rémusat. 


^ÉCONOMIE  RURALE 


EN  ANGLETERRE. 


I. 

LES  ÀNIMIUX  DOMESTIQUES. 


Quand  rexposition  universelle  attirait  à  Londres  un  immense  con- 
cours de  curieux  venus  de  tous  les  points  du  monde,  la  puissance 
industrielle  et  commerciale  du  peuple  anglais  a  frappé  les  regards 
sans  les  étonner.  On  s'attendait  généralement  au  gigantesque  spec- 
tacle qu'ont  présenté  les  produits  de  Manchester,  de  Birmingham, 
de  Sheffîeld,  de  Leeds,  entassés  sous  les  voûtes  transparentes  du  pa- 
lais de  cristal,  et  à  cette  autre  scène  non  moins  merveilleuse  qu'of- 
fraient, en  dehors  de  l'exposition,  les  docks  de  Londres  et  de  Liver- 
pool  avec  leurs  magasins  sans  fin  et  leurs  vaisseaux  sans  nombre; 
mais  ce  qui  a  surpris  plus  d'un  observateur,  c'est  le  développement 
agricole  que  révélaient  les  parties  de  l'exposition  consacrées  aux  ma- 
chines aratoires  et  aux  produits  ruraux  anglais  :  on  était  en  général 
assez  loin  de  s'en  douter. 

En  France  plus  qu'ailleurs  peut-être,  malgré  notre  extrême  proxi- 
mité, on  a  trop  cru  jusqu'ici  que  l'agriculture  avait  été  négligée  en 
Angleterre  au  profit  de  l'intérêt  industriel  et  mercantile.  Un  fait  mal 
étudié  dans  son  principe  et  dans  ses  conséquences,  la  réforme  doua- 
nière de  sir  Robert  Peel,  a  contribué  à  répandre  parmi  nous  ces  idées 
inexactes.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  l'agriculture  anglaise,  prise  dans 
son  ensemble,  est  aujourd'hui  la  première  du  monde,  et  qu'elle 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  263 

est  en  voie  de  réaliser  de  nouveaux  progrès.  Je  voudrais  faire  con- 
naîti'e  sommairement  son  état  actuel,  en  indiquer  les  véritables  causes, 
et  en  induire  l'avenir;  plus  d'un  enseignement  utile  peut  sortir  pour 
la  France  de  cette  étude. 

Une  crise  grave  et  douloureuse  s'est  déclarée  presque  en  même 
temps ,  quoique  par  des  causes  différentes ,  il  y  a  maintenant  bien 
près  de  cinq  ans,  dans  les  intérêts  agricoles  des  deux  pays.  J'essaierai 
d'en  apprécier  à  part  la  portée;  mais  il  importe  auparavant  d'exami- 
ner quelle  était,  avant  18/i8,  la  situation  des  deux  agricultures.  Deux 
ordres  de  questions  se  rattachent  à  cette  comparaison,  les  unes  fon- 
damentales, qui  dérivent  de  l'histoire  entière  de  leur  développement, 
les  autres  transitoires  qui  naissent  de  leur  condition  pendant  la  crise; 
les  premières  doivent  passer  avant  les  secondes. 

I. 

Avant  tout ,  il  importe  de  se  bien  rendre  compte  du  théâtre  même 
.des  opérations  agricoles,  c'est-à-dire  du  sol. 

Les  îles  britanniques  ont  une  étendue  totale  de  31  millions  d'hec- 
tares, c'est-à-dire  les  trois  cinquièmes  environ  du  territoire  français; 
qui  n'en  a  pas  moins  de  53;  mais  ces  31  milhons  d'hectares  sont  loin 
d'avoir  ime  fertilité  imiforme  :  il  s'y  trouve  au  contraire  des  diffé- 
rences plus  grandes  peut-être  qu'en  aucun  autre  pays.  Tout  le  monde 
sait  que  le  royaume-uni  se  décompose  en  trois  parties  principales, 
l'Angleterre,  l'Ecosse  et  l'Irlande.  L'Angleterre  foraae  à  elle  seule  la 
moitié  environ  du  territoire  ;  l'Ecosse  et  l'Irlande  se  partagent  le  reste 
à  peu  près  également.  Cette  division,  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de 
vue,  se  retrouve  dans  les  faits  agricoles,  et  chacune  de  ces  trois 
grandes  fractions  doit  elle-même  se  partager,  sous  le  rapport  de  la 
culture  comme  sous  tous  les  autres  points  de  vue,  en  deux  parties 
principales. 

L'Angleterre  se  divise  en  Angleterre  proprement  dite  et  pays  de 
Galles;  l'Ecosse,  en  haute  et  basse;  l'Irlande,  en  région  du  sud-est  et 
région  du  nord-ouest.  Des  différences  énormes  se  remarquent  entre 
ces  diverses  contrées. 

L'Angleterre  proprement  dite  est  la  portion  la  plus  grande  et  la 
plus  riche  des  trois  royaumes;  elle  comprend  13  millions  d'hectares, 
ou  un  peu  plus  du  tiers  de  l'étendue  totale  des  îles  britanniques  et 
l'équivalent  d'un  quart  de  la  France.  C'est  d'elle  surtout  qu'il  doit  être 
question  dans  cette  étude.  En  lui  comparant  le  quart  de  la  France  le 
mieux  cultivé,  c'est-à-dire  l'angle  du  nord-ouest,  qui  comprend  les 
anciennes  provinces  de  la  Flandre,  de  l'Artois,  de  la  Picardie,  de  la 
Normandie,  de  l'Ile-de-France,  et  même  en  y  ajoutant  les  départe- 


264  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mens  les  plus  riches  des  autres  régions,  nous  n'avons  pas  une  égale 
étendue  de  terres  bien  cultivées  à  lui  opposer.  Certaines  parties  de 
notre  sol,  comme  le  département  du  Nord  presque  tout  entier  et 
quelques  autres  cantons  détachés,  sont  supérieures  comme  produc- 
tion à  ce  qu'il  y  a  de  mieux  en  Angleterre;  d'autres,  comme  les  dé- 
partemens  de  la  Seine-Inférieure,  de  la  Somme,  du  Pas-de-Calais,  de 
l'Oise,  peuvent  soutenir  la  comparaison;  mais  13  millions  d'hectares 
comparables  comme  culture  aux  13  millions  d'hectares  anglais,  nous 
ne  les  possédons  pas. 

Serait-ce  que  le  sol  et  le  climat  de  l'Angleterre  seraient  naturelle- 
ment supérieurs  aux  nôtres?  Bien  loin  de  là.  1  million  d'hectares  sur 
13  sont  restés  tout  à  fait  improductifs  et  ont  résisté  jusqu'ici  à  tous 
les  efforts  de  l'homme;  sur  les  12  millions  restans,  les  deux  tiers  au 
moins  sont  des  terres  ingrates  et  rebelles  que  l'industrie  humaine  a 
eu  besoin  de  conquérir.     . 

La  pointe  sud  de  l'île,  qui  forme  le  comté  de  Corn  ouailles  et  plus 
de  la  moitié  du  Devon,  se  compose  de  terrains  granitiques  analogues  à 
ceux  de  notre  Bretagne.  11  y  a  là,  dans  les  anciennes  forêts  d'Exmoor 
et  de  Dartmoor,  dans  les  montagnes  qui  finissent  au  Land's  End  et 
dans  celles  qui  avoisinent  la  presqu'île  galloise,  près  de  1  million 
d'hectares  qui  n'ont  que  bien  peu  de  valeur.  Dans  le  nord,  d'autres 
montagnes,  celles  qui  séparent  l'Angleterre  de  l'Ecosse,  couvrent  de 
leurs  ramifications  les  comtés  de  Northumberland ,  Cumberland, 
Westmoreland  et  une  partie  de  ceux  de  Lancastre,  Durham,  York  et 
Derby.  Cette  région,  qui  comprend  plus  de  2  millions  d'hectares,  ne 
vaut  guère  mieux  que  la  première.  C'est  un  pays  pittoresque  par  ex- 
cellence, parsemé  de  lacs  et  de  cascades,  mais  qui  n'offre,  comme  les 
pays  pittoresques  en  général,  que  peu  de  ressources  à  la  culture. 

Presque  partout  où  le  sol  n'est  pas  montueux,  il  est  naturellement 
couvert  de  marécages.  Les  comtés  de  Lincoln  et  de  Cambridge,  qui 
comptent  aujourd'hui,  surtout  le  premier,  parmi  les  plus  productifs, 
n'étaient  autrefois  qu'un  vaste  marais  couvert  en  grande  partie  par  les 
eaux  de  la  mer,  comme  les  polders  de  Hollande  qui  leur  font  face  de 
l'autre  côté  du  détroit.  De  grandes  tourbières  appelées  masses  mon- 
trent encore  çà  et  là  l'état  primitif  du  pays.  Sur  d'autres  points  sont 
de  vastes  étendues  de  sables  délaissés  par  l'Océan;  le  comté  de  Nor- 
folk, où  a  pris  naissance  le  système  agricole  qui  a  fait  la  fortune  de 
l'Angleterre,  n'est  pas  autre  chose. 

Restent  les  collines  onduleuses  qui  font  la  moitié  environ  de  la 
surface  totale,  et  qui  ne  sont  ni  aussi  arides  que  les  montagnes,  ni 
aussi  humides  que  les  plaines  sans  écoulement;  mais  ces  terres  elles- 
mêmes  n'ont  pas  toutes  la  même  composition  géologique.  Le  bassin 
de  la  Tamise  est  formé  d'une  argile  tenace  nommée  argile  de  Lon- 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  265 

cires,  dont  sont  tirées  les  briques  pour  la  construction  de  l'immense 
capitale,  et  qui  ne  s'ouvre  qu'avec  difficulté  sous  la  main  du  labou- 
reur. Les  comtés  d'Essex,  de  Surrey  et  de  Kent  appartiennent,  avec 
celui  de  Middlesex ,  à  cette  couche  argileuse  désignée  en  Angleterre 
sous  le  nom  de  stiffland,  terre  forte,  et  dont  les  agriculteurs  de  tous 
les  pays  connaissent  bien  les  inconvéniens,  que  vient  aggraver  encore 
la  fraîcheur  du  climat.  Livrée  à  elle-même,  cette  argile  ne  sèche  ja- 
mais en  Angleterre,  et  quand  elle  n'est  pas  transformée  par  des  amen- 
demens  et  assainie  par  le  drainage,  elle  fait  le  désespoir  des  fermiers. 
On  ne  la  trouve  pas  seulement  dans  les  comtés  désignés,  elle  domine 
dans  tout  le  sud-est  et  reparaît  sur  beaucoup  de  points  du  centre,  de 
l'ouest  et  du  nord.  ^ 

Une  longue  bande  de  terres  crayeuses  de  médiocre  qualité  traverse 
du  sud  au  nord  ce  grand  banc  d'argile,  et  forme  la  plus  grande  partie 
des  comtés  de  Hertford,  Wilts  et  Hauts;  la  craie  presque  pure  s'y 
montre  à  la  surface. 

Les  terres  argilo-sableuses  à  sous-sol  calcaire,  les  terres  limoneuses 
ou  loa^ns  du  fond  des  vallées,  n'occupent  que  h  millions  d'hectares 
environ.  Les  rivières  étant  plus  courtes  dans  ce'tte  île  étroite  et  les 
vallons  plus  resserrés  qu'ailleurs,  les  alluvions  y  tiennent  peu  de 
place.  Ce  sont  les  sols  légers  qui  dominent,  ceux  qu'on  appelait  au- 
trefois poor  lands,  terres  pauvres.  Ces  terres  formaient,  il  n'y  a  pas 
bien  longtemps,  de  vastes  landes  qui  venaient  jusqu'aux  portes  de 
Londres  du  côté  de  l'ouest,  et  presque  partout  elles  sont  devenues  par 
la  culture  presque  aussi  productives  que  les  loams.  11  a  fallu  un  mode 
d'exploitation  parfaitement  approprié  à  leur  nature  pour  en  tirer  un  si 
bon  parti. 

Il  en  est  de  même  du  climat.  Les  agriculteurs  britanniques  ont  su 
admirablement  utiliser  les  caractères  distinctifs  de  ce  climat  particu- 
lier, mais  en  soi  il  n'a  rien  de  séduisant.  Ses  brumes  et  ses  pluies 
sont  proverbiales;  son  extrême  humidité  est  peu  favorable  au  fro- 
ment, qui  est  le  but  principal  de  toute  culture;  peu  de  plantes  mû- 
rissent naturellement  sous  ce  ciel  sans  chaleur,  il  n'est  propice 
qu'aux  herbes  et  aux  racines.  Des  étés  pluvieux,  des  automnes  pro- 
longés, des  hivers  doux,  entretiennent,  sous  l'influence  d'une  tempé- 
rature à  peu  près  constante,  une  végétation  toujours  verte.  Là  s'ar- 
rête son  action;  ne  lui  demandez  rien  de  ce  qui  exige  l'intervention 
du  grand  créateur,  le  soleil. 

Combien  le  sol  et  le  climat  de  la  France  sont  supérieurs!  En  com- 
parant à  l'Angleterre,  non  plus  seulement  le  quart,  mais  la  moitié 
nord-ouest  de  notre  territoire,  c'est-à-dire  les  trente-six  départemens 
qui  se  groupent  autour  de  Paris,  à  l'exclusion  de  la  Bretagne,  nous 
trouvons  plus'  de  22  millions  d'hectares  qui  dépassent  en  qualité 


266  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

comme  en  quantité  les  13  millions  d'hectares  anglais.  Presque  pas  de 
montagnes,  très-peu  de  marécages  naturels,  de  vastes  plaines  pres- 
que partout  saines,  un  sol  suffîsammment  profond  et  formé  dans  des 
proportions  assez  justes  des  élémens  les  plus  favorables  k  la  produc- 
tion, de  riches  dépôts  dans  les  larges  vallées  de  la  Loire,  de  la  Seine 
et  de  leurs  affluens,  un  climat  un  peu  moins  humide  mais  plus  chaud, 
moins  favorable  peut-être  à  la  végétation  des  prairies,  mais  plus  pro- 
pre à  la  maturation  du  froment  et  des  autres  céréales,  tous  les  pro- 
duits de  l'Angleterre,  obtenus  avec  moins  de  peine,  et  avec  eux  des 
produits  nouveaux  et  précieux,  tels  que  le  sucre,  les  plantes  textiles, 
les  oléagineux,  le  tabac,  le  vin,  les  fruits,  etc. 

Il  serait  facile  de  suivre  pas  à  pas  cette  comparaison  et  d'opposer 
par  exemple  au  comté  de  Leicester,  qui  est  le  plus  naturellement  fer- 
tile des  comtés  anglais,  notre  département  du  Nord,  aux  terrains 
crayeux  du  Wiltshire  ceux  de  la  Champagne,  aux  sables  les  sables, 
aux  argiles  les  argiles,  aux  loams  les  loams,  et  de  chercher  ainsi  pou» 
la  plupart  des  districts  anglais  un  district  correspondant  dans  le 
nord  de  la  France.  Cette  étude  de  détail,  qui  ne  peut  pas  être  en- 
treprise ici,  démontrerait  en  quelque  sorte,  hectare  par  hectare,  sauf 
un  petit  nombre  d'exceptions,  la  prééminence  de  notre  territoire;  il 
n'y  a  pas  de  terrains,  parmi  les  plus  mauvais  du  sol  français,  qui  ne 
rencontrât  plus  mauvais  encore  de  l'autre  côté  du  détroit;  il  n'y  a 
pas  de  si  riche  sol  en  Angleterre  qui  ne  trouvât  chez  nous  son  équiva- 
1-ent  et  souvent  même  son  supérieur. 

Quant  au  pays  de  Galles,  c'est  un  massif  de  montagnes  couvertes 
de  terrains  stériles  appelés  moors.  En  y  ajoutant  les  îles  qui  l'avoi- 
sinent  et  la  partie  du  sol  anglais  qui  le  touche  de  plus  près,  il  com- 
prend 2  millions  d'hectares,  dont  la  moitié  seulement  est  susceptible 
de  culture.  On  trouve  en  France  l'analogue  du  pays  de  Galles  dans  la 
presqu'île  de  Bretagne,  dont  les  habitans  sont  unis  aux  Gallois  par 
une  origine  commune;  mais,  outre  que  la  Bretagne  occupe  relativement 
moins  de  place  sur  la  carte  de  France,  l'Armorique  anglaise  est  natu- 
rellement plus  âpre  et  plus  sauvage  que  notre  Armorique;  l'analogie 
n'est  vraiment  complète  que  pour  quelques  cantons.  Les  cinq  dépar- 
temens  bretons  donnent  un  total  de  plus  de  3  milhons  d'hectares. 

Les  deux  parties  de  l'Ecosse  ont  une  étendue  à  peu  près  égale, 
elles  sont  toutes  deux  bien  connues  par  des  noms  que  la  poésie  et  le 
roman  ont  popularisés;  les  basses  terres  ou  îowlands  occupent  le  sud 
et  l'est,  les  hautes  terres  ou  highlands  l'ouest  et  le  nord;  chacune  de 
ces  deux  moitiés,  avec  les  îles  adjacentes,  comprend  environ  h  mil- 
lions d'hectares. 

La  Haute-Ecosse  est  sans  comparaison  un  des  pays  les  plus  infer- 
tiles et  les  plus  inhabitables  de  l'Europe.  L'imagination  ne  le  a  oit 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  2^7 

qu'au  travers  des  rêves  ciiarmans  du  grand  romancier  écossais;  mais 
si  la  plupart  de  ses  sites  méritent  leur  réputation  par  leur  grandeur 
agreste,  ces  belles  horreurs  se  soumettent  peu  à  la  culture.  C'est  un  im- 
mense rocher' de  granit,  tout  découpé  de  cimes  aiguës  et  de  profonds 
précipices,  et  qui,  pour  ajouter  encore  à  sa  rudesse,  s'étend  jusqu'aux 
latitudes  les  plus  septentrionales.  Les  Mghlands  sont  en  face  de  la 
Norwége,  qu'ils  rappellent  à  beaucoup  d'égards.  La  mer  du  Nord, 
qui  les  entoure  et  les  pénètre  de  toutes  parts,  les  bat  de  ses  tempêtes 
éternelles;  leurs  flancs,  sans  cesse  déchirés  par  les  vents  et  tout  ruis- 
selans  de  ces  eaux  intarissables  qifi  vont  former  à  leurs  pieds  des  lacs 
immenses,  ne  se  couvrent  que  rarement  d'une  mince  couche  de  terre 
végétale.  L'hiver  y  dure  presque  toute  l'année,  et  les  îles  qui  les 
accompagnent,  les  Hébrides,  les  Orcades,  les  Shetland,  participent 
déjà  de  la  sombre  nature  islandaise.  Plus  des  trois  quarts  de  la  Haute- 
Ecosse  sont  incultes;  le  peu  de  terre  qu'il  est  possible  de  travailler  a 
besoin  de  toute  l'industrie  des  habitans  pour  produire  quelque  chose. 
L'avoine  elle-même  n'y  mûrit  pas  toujours. 

Où  trouver  en  France  l'analogue  d'un  pareil  pays?  Ce  qui  s'en  rap- 
proche le  plus,  c'est  le  noyau  des  montagnes  centrales  avec  leurs 
ramifications  qui  couvrent  une  dizaine  de  départemens  et  vont  se 
rattacher  aux  Alpes  par  delà  le  Rhône,  c'est-à-dire  les  anciennes  pro- 
vinces du  Limousin,  de  l'Auvergne,  du  Vivarais,  du  Forez  et  du  Dau- 
phiné;  mais  les  départemens  des  Hautes  et  des  Basses- Alpes, les  plus 
pauvres  et  les  plus  improductifs  de  tous,  ceux  de  la  Lozère  et  de  la 
Haute-Loire,  qui  viennent  après,  sont  encore  bien  au-dessus,  comme 
ressources  naturelles,  des  célèbres  comtés  d'Argyle  et  d'Inverness  et 
du  comté  plus  inaccessible  encore  de  Sutherland.  Cette  supériorité 
est  de  plus  en  plus  marquée  dans  ceux  du  Cantal,  du  Puy-de-Dôme, 
de  la  Corrèze,  de  la  Creuse,  de  la  Haute-Vienne,  et  elle  devient  tout 
à  fait  incommensurable  quand  on  oppose  aux  meilleures  vallées  des 
highiands  la  Liraagne  d'Auvergne  et  la  vallée  du  Grésivaudan,  ces 
deux  paradis  du  cultivateur  jetés  au  milieu  de  notre  région  monta- 
gneuse. 

La  Basse-Ecosse  elle-même  est  loin  d'être  partout  susceptible  de 
culture  :  de  nombreuses  chaînes  la  traversent  et  unissent  les  mon- 
tagnes du  Northumberland  à  celles  des  Grampians.  Sur  les  h  millions 
d'hectares  dont  elle  se  compose,  2  sont  à  peu  près  improductifs,  les 
deux  autres  présentent  presque  partout,  notamment  autour  d'Edim- 
bourg et  de  Perth,  les  prodiges  de  la  culture  la  plus  perfectionnée; 
mais  le  sol  n'est  véritablement  riche  et  profond  que  sur  1  million 
d'hectares  environ,  le  reste  est  pauvre  et  maigre.  Quant  au  climat,  il 
suffit  de  rappeler  qu'Eduubourg  est  à  la  même  latitude  que  Copen- 
hague et  que  Moscou.  La  neige  et  la  pluie  y  tombent  presque  sans 


268  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

interruption,  et  les  fruits  de  la  terren'ont  pour  se  développer  qu'un 
été  court  et  chanceux. 

Ce  qui  offre  en  France  le  plus  de  rapports  avec  la  Basse-Ecosse,  ce 
sont  les  dix  départemens  qui  forment  la  frontière  de  l'est,  et  qui  s'é- 
tendent des  Ardennes  au  Daupliiné  par  les  Vosges  et  le  Jura;  mais  là 
encore,  la  supériorité  du  sol  et  du  climat  est  sensible.  La  nature  a 
fait  les  pâturages  de  la  Lorraine  et  de  la  Franche-Comté  au  moins 
égaux  à  ceux  d'Ayr  et  de  Galloway;  l'Alsace  vaut  bien  les  Lothians. 
La  pointe  septentrionale  de  cette  région  est  à  six  degrés  de  latitude 
au-dessous  de  Berwick,  et  sa  poinfë  méridionale  à  la  hauteur  de  Ve- 
nise; le  souffle  ardent  de  l'air  d'Italie  arrive  jusqu'à  Lyon. 

Des  deux  fractions  de  l'Irlande,  celle  du  nord-ouest,  qui  embrasse 
un  quart  de  l'île  et  qui  comprend  la  province  de  Connaught  avec  les 
comtés  adjacens  de  Donegal,  de  Clare  et  de  Kerry,  ressemble  beau- 
coup au  pays  de  Galles,  et  môme,  dans  ses  parties  les  plus  mauvaises, 
à  la  Haute-Ecosse.  Il  y  a  là  encore  2  millions  d'hectares  disgraciés, 
dont  l'aspect  effrayant  a  donné  naissance  à  ce  proverbe  national  : 
Aller  en  enfer  ou  en  Connaught.  L'autre,  celle  du  sud-est,  beaucoup 
plus  considérable,  puisqu'elle  embrasse  les  trois  quarts  de  l'île  et 
,  comprend  les  trois  provinces  de  Leinster,  d'Ulster  et  de  Munster, 
c'est-à-dire  environ  (5  millions  d'hectares,  est  au  moins  égale  à  l'An- 
gleterre proprement  dite  en  fertilité  naturelle.  Tout  n'y  est  cepen- 
dant pas  également  bon;  le  fléau  du  pays  est  l'humidité,  qui  y  est 
plus  grande  encore  qu'en  Angleterre.  De  grands  marais  bourbeux, 
appelés  bogs,  couvrent  un  dixième  environ  de  cette  surface;  plus  d'un 
autre  dixième  est  à  déduire  pour  les  montagnes  et  les  lacs.  En  somme, 
5  millions  d'hectares  sur  8  sont  seuls  cultivés.. 

Déduction  faite  du  nord-ouest  que  nous  avons  comparé  à  l'Angle- 
terre, du  centre  et  de  l'est  que  nous  avons  comparés  à  l'Ecosse,  la 
France  ne  nous  offre  plus  que  le  midi  à  comparer  à  l'Irlande.  Ce  rap- 
prochement se  justifie  à  certains  égards,  car  la  France  du  midi  est 
à  l'égard  de  celle  du  nord  un  pays  distinct  et  inférieur  en  richesse 
acquise,  comme  l'Irlande  à  l'égard  de  l'Angleterre;  mais  là  s'arrête 
l'analogie,  car  rien  ne  se  ressemble  moins  sous  tous  les  rapports.  Le 
parallèle  est  comme  les  précédens,  et  plus  qu'eux  encore  peut-être, 
en  faveur  de  la  France.  Notre  région  méridionale  s'étend  de  l'embou- 
chure de  la  Garonne  à  celle  du  Var;  elle  embrasse  une  vingtaine  de 
départemens  environ  et  13  millions  d'hectares,  ce  qui  maintient  la 
proportion  :  elle  a  aussi,  dans  les  Pyrénées  et  les  Cévennes,  sa  par- 
tie montagneuse;  mais  il  y  a  déjà  loin,  comme  fécondité,  des  mon- 
tagnes de  l'Hérault  et  du  Gard,  qui  produisent  la  soie,  et  même  des 
cantons  pyrénéens,  où  la  culture  peut  s'élever  jusqu'au  pied  des  neiges 
éternelles,  aux  glaciales  aspérités  du  Connaught  et  du  Donegal;  à 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  .  269 

mesure  qu'on  descend  dans  les  plaines,  la  supériorité  devient  de  plus 
en  plus  frappante,  malgré  les  avantages  naturels  qui  ont  fait  donner 
à  l'Irlande  ce  surnom  poétique  :  la  plus  belle  Jteur  de  la  terre  et  la 
plus  belle  perle  de  la  mer. 

La  plaine  qui  s'étend  de  Dublin  à  la  baie  de  Galway,  dans  toute  la 
largeur  de  l'Irlande,  et  qui  fait  l'orgueil  de  cette  île,  est  dépassée  en 
richesse  comme  en  étendue  par  la  magnifique  vallée  de  la  Garonne, 
un  des  plus  beaux  pays  de  culture  de  la  terre.  La  vallée  d'or,  golden 
vale,  dont  se  vante  Limerick,  les  pâturages  des  bords  du  Sliannon, 
les  terres  profondes  si  favorables  à  la  production  du  lin  des  environs 
de  Belfast,  ont  sans  doute  une  grande  valeur;  mais  les  vignobles  du 
Médoc,  les  sols  du  Gomtat  qui  portent  la  garance,  ceux  du  Languedoc, 
où  le  froment  et  le  maïs  peuvent  se  succéder,  ceux  de  la  Provence, 
où  mûrissent  l'olive  et  l'orange,  valent  plus  encore.  L'Irlande  a  sur 
l'Angleterre  cet  avantage,  qu'elle  a  moins  d'argiles,  de  sables  et  de 
craies,  et  que  le  sol  y  est  généralement  de  bonne  qualité;  mais  le 
midi  de  la  France  a  sur  elle  la  supériorité  de  son  ciel.  Quant  aux 
èo^^s  irlandais,  ils  n'ont  pas  leur  équivalent  dans  les  landes  maré- 
cageuses de  la  Gascogne  et  de  la  Camargue,  moins  impropres  qu'eux 
à  la  production. 

Ainsi  notre  territoire  l'emporte  de  tous  points  sur  le  territoire  bri- 
tannique, non-seulement  en  étendue,  mais  en  fertilité.  Notre  région 
du  nord-ouest  vaut  mieux  que  l'Angleterre  et  le  pays  de  Galles,  celle 
du  centre  et  de  l'est  vaut  mieux  que  l'Ecosse,  celle  du  sud  vaut  mieux 
que  l'Irlande. 

Il  y  a  soixante  ans  qu'Arthur  Young,  le  grand  agronome  anglais, 
a  reconnu  cette  supériorité  naturelle  de  notre  sol  et  de  notre  climat  : 
(i  Je  viens  de  passer  en  revue,  dit-il  à  la  fin  de  son  Voyage  agrono- 
mique en  France,  de  1787  à  1790,  toutes  les  provinces  de  France, 
et  je  crois  ce  royaume  supérieur  à  l'Angleterre  en  fait  de  sol.  La 
proportion  de  mauvaises  terres  qui  se  trouvent  en  Angleterre,  par 
rapport  à  la  totalité  du  territoire,  est  plus  grande  qu'en  France;  il 
n'y  a  nulle  part  cette  prodigieuse  quantité  de  sable  sec  qu'on  trouve 
dans  les  comtés  de  Norfolk  et  de  Suffolk.  Les  marais,  bruyères  et 
landes,  qui  sont  si  communs  en  Bretagne,  en  Anjou,  dans  le  Maine 
et  dans  la  Guienne,  sont  beaucoup  meilleurs  que  les  nôtres.  Les  mon- 
tagnes d'Ecosse  et  du  pays  de  Galles  ne  sont  pas  comparables,  en 
fait  de  sol,  à  celles  des  Pyrénées,  de  l'Auvergne,  du  Dauphiné,  de 
la  Provence  et  du  Languedoc.  Quant  aux  sols  argileux ,  ils  ne  sont 
nulle  part  aussi  tenaces  qu'en  Angleterre,  et  je  n'ai  pas  rencontré  en 
France  d'argile  semblable  à  celle  de  Sussex.  »  Plus  tard,  en  parlant 
de  climat,  le  célèbre  agronome  anglais  rend  le  même  hommage  au 
ciel  de  la  France  :  Nous  savons  tirer  parti  de  notre  climat,  dit-il  avec 


270  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

orgueil,  et  les  Français  sont  encore  dans  V enfance  sous  ce  rapport, 
mais  quant  aux  propriétés  intrinsèques  des  deux  climats,  il  n'hésite 
pas  à  donner  la  préférence  au  nôtre  :  cette  conviction  se  reproduit 
à  chaque  ligne  de  son  livre. 

Et  cependant ,  malgré  des  exceptions  de  détail  nombreuses  sans 
doute,  mais  qui  ne  détruisent  pas  la  règle,  l'Angleterre,  même  avant 
1848,  était  mieux  cultivée  et  plus  productive,  à  surface  égale,  que 
le  nord-ouest  de  la  France  ;  la  Basse-Ecosse  rivalisait  au  moins  avec 
l'est,  et  l'Irlande  elle-même,  la  pauvre  Irlande,  était  plus  riche  en 
produits  que  notre  midi.  Il  n'y  a  que  la  Haute-Ecosse  qui,  comme  ré- 
gion, soit  dépassée  par  la  région  correspondante,  et  ce  n'est  pas  la 
faute  des  hommes.  Encore  est-il  possible  de  trouver,  hors  du  terri- 
toire continental ,  mais  toujours  dans  un  département  français,  l'île 
de  Corse ,  une  contrée  comparable  à,  la  Haute-Ecosse  pour  la  valeur 
actuelle  de  sa  production ,  malgré  l'immense  disproportion  que  la 
nature  a  mise  entre  leurs  ressources,  et  ce  n'est  pas  la  seule  compa- 
raison qu'il  serait  facile  d'établir  entre  ces  deux  pays,  tous  deux  d'un 
accès  si  rude,  tous  deux  anciennement  habités  par  une  population  in- 
domptée de  pâtres  et  de  bandits. 

Hâtons-nous  de  dire  que  si  la  France  est  restée  ainsi  en  arrière  du 
royaume-uni ,  elle  est  bien  en  avant  des  autres  nations  du  monde, 
excepté  la  Belgique  et  la  Haute-Italie,  qui  ont  sur  elle  des  avantages 
naturels.  Les  causes  de  cette  infériorité  relative  ne  tiennent  pas  d'ail- 
leurs à  notre  population  agricole,  la  plus  laborieuse,  la  plus  intelligente 
et  la  plus  économe  qui  existe  peut-être.  Ces  causes  sont  multiples  et 
profondes,  je  me  propose  de  les  rechercher;  mais  auparavant  je  dois 
prouver  ce  que  je  viens  d'avancer.  Je  suis  obligé  d'entrer  à  cet  effet 
dans  quelques  détails  purement  agricoles.  Je  dirai  d'abord  coinment 
l'agriculture  anglaise  est  plus  riche;  je  me  demanderai  ensuite  pour- 
quoi, 

n. 

Le  trait  le  plus  saillant  de  l'agriculture  britannique  comparée  à  la 
nôtre,  c'est  le  nombre  et  la  qualité  de  ses  moutons.  Il  suffit  de  tra- 
verser, même  en  chemin  de  fer,  un  comté  anglais  pris  au  hasard, 
pour  voir  que  l'Angleterre  nourrit  proportionnellement  beaucoup 
plus  de  moutons  que  la  France  ;  il  suffit  de  mesurer  d'un  coup  d'œil 
un  de  ces  animaux,  quel  qu'il  soit,  pour  voir  qu'ils  sont  beaucoup 
plus  gros  en  moyenne,  et  qu'ils  doivent  donner  plus  de  viande  que 
les  nôtres.  Cette  vérité,  qui  saisit  en  quelque  sorte  de  tous  les  côtés 
l'observateur  le  plus  superficiel,  n'est  pas  seulement  confirmée  par 
l'examen  attentif  des  faits;  elle  prend,  par  cette  étude,  des  pro- 


l'économie   rurale    en   ANGLETERRE.  271 

portions  inattendues  :  ce  qui  n'est  pour  le  simple  voyageur  qu'un 
objet  de  curiosité  devient  pour  l'agronome  et  l'économiste  le  sujet 
de  recherches  qui  l'étonnent  lui-même  par  l'immensité  de  leurs  ré- 
sultats. 

Le  cultivateur  anglais  a  remarqué,  avec  cet  instinct  de  calcul  qui 
distingue  ce  peuple,  que  le  mouton  est  de  tous  les  animaux  le  plus 
facile  à  nourrir,  celui  qui  tire  le  meilleur  parti  des  alimens  qu'il  con- 
somme, et  en  même  temps  celui  qui  donne,  pour  entretenir  la  fer- 
tilité de  la  terre,  le  fumier  le  plus  actif  et  le  plus  chaud.  En  consé- 
quence, il  s'est  attaché,  avant  toute  chose,  à  avoir  beaucoup  de 
moutons  ;  il  y  a  dans  la  Grande-Bretagne  d'immenses  fermes  qui 
n'ont  presque  pas  d'autre  bétail;  pendant  que  nos  cultivateurs  se 
laissaient  distraire  par  beaucoup  d'autres  soins,  l'élève  de  la  race 
ovine  était,  de  temps  immémorial,  considérée  par  nos' voisins  comme 
la  première  des  industries  agricoles.  Qui  ne  sait  que  le  chancelier 
d'Angleterre,  président  de  la  chambre  des  lords,  est  assis  sur  un  sac 
de  laine,  afin  de  montrer,  par  un  pittoresque  symbole,  l'importance 
que  la  nation  entière  attache  à  ce  produit  ?  La  viande  de  mouton  est 
à  son  tour  aussi  populaire  que  la  laine,  et  fort  recherchée  en  général 
par  les  consommateurs  anglais. 

Depuis  cent  ans,  le  nombre  des  moutons  a  suivi  la  même  progres- 
sion en  France  et  dans  les  îles  britanniques  :  de  part  et  d'autre,  il 
a  doublé.  On  calcule  qu'en  1750  ce  nombre,  dans  chacun  des  deux 
pays,  devait  être  de  17  à  18  millions  de  têtes;  il  doit  être  de  35  au- 
jourd'hui. La  statistique  officielle  française  dit  32  millions,  et  Mac 
Culloch  arrive  exactement  au  même  chiffre  pour  le  royaume-uni, 
mais  de  part  et  d'autre  on  est,  je  crois,  un  peu  au-dessous  de  la 
vérité.  Cette  égalité  apparente  cache  une  inégalité  profonde.  Les 
35  millions  de  moutons  anglais  vivent  sur  31  millions  d'hectares, 
ceux  de  la  France  sur  53;  pour  en  avoir  proportionnellement  autant 
que  nos  voisins,  nous  devrions  en  avoir  (50  millions.  Cette  diffé- 
rence, déjà  sensible,  s'accroît  encore  quand  on  compare  à  la  France 
l'Angleterre  proprement  dite;  les  deux  autres  parties  du  royaume- 
uni  n'ont  que  peu  de  moutons  relativement  à  leur  étendue  :  l'Ecosse 
n'en  peut  nourrir,  malgré  tous  ses  efforts,  que  !i  millions  environ; 
l'Irlande,  qui  devrait  rivaliser  par  ses  pâturages  avec  l'Angleterre, 
n'en  compte  tout  au  plus  que  2  millions  sur  8  millions  d'hectares, 
et  ce  n'est  pas  là  un  des  moindres  signes  de  son  infériorité;  la  seule 
Angleterre  en  a  30  milhons  environ,  sur  15  millions  d'hectares, 
c'est-à-dire  proportionnellement  trois  fois  plus  que  la  France. 

A  cette  inégalité  dans  le  nombre  vient  se  joindre  une  différence 
non  moins  importante  dans  la  qualité. 

Depuis  un  siècle  environ,  indépendamment  des  progrès  antérieurs 


272  REVUE    DES    DEUX    MOÎNDES. 

qui  avaient  été  déjà  plus  grands  en  Angleterre  que  chez  nous,  les 
deux  pays  ont  suivi  dans  l'éducation  des  troupeaux  deux  tendances 
opposées.  En  France,  la  laine  a  été  considérée  comme  le  produit  prin- 
cipal et  la  viande  comme  le  produit  accessoire;  en  Angleterre,  au 
contraire,  la  laine  a  été  considérée  comme  le  produit  accessoire,  et  la 
viande  comme  le  produit  principal.  De  cette  simple  distinction,  qui 
paraît  peu  iniportante  au  premier  abord,  datent  des  difïérences  dans 
les  résultats  qui  se  comptent  par  centaines  de  millions. 

Les  efforts  tentés  en  France  pour  l'amélioration  de  la  race  ovine 
depuis  quatre-vingts  ans  se  résument  presque  tous  dans  l'introduc- 
tion des  mérinos.  L'Espagne  possédait  seule  autrefois  cette  belle  race» 
qui  s'était  formée  lentement  sur  l'immense  plateau  des  Castilles;  la 
réputation  méritée  des  laines  espagnoles  engagea  plusieurs  autres 
nations  de  l'Europe,  notamment  la  Saxe,  à  tenter  l'importation.  Cette 
tentative  ayant  réussi,  la  France  voulut  en  essayer  à  son  tour,  et 
le  roi  Louis  XVI,  ce  prince  excellent,  qui  donna  le  signal  de  tous  les 
progrès  réalisés  depuis,  sollicita  et  obtint  du  roi  d'Espagne  l'en- 
voi d'un  troupeau  espagnol  pour  sa  ferme  de  Rambouillet.  C'est  ce 
troupeau  qui,  amélioré  et  en  quelque  sorte  transformé  par  les  soins 
dont  il  a  été  l'objet,  est  devenu  la  souche  de  presque  tous  les  mérinos 
répandus  en  France.  Deux  autres  sous- races,  également  d'origine 
espagnole,  celle  de  Perpignan  et  celle  de  Naz,  ont  été  dépassées  par  lui. 

Les  propriétaires  et  les  fermiers  français  hésitèrent  beaucoup  d'a- 
bord à  adopter  cette  innovation.  La  révolution  étant  survenue,  plu- 
sieurs années  se  passèrent  sans  qu'aucun  résultat  sérieux  fût  obtenu; 
ce  ne  fut  guère  que  sous  l'empire  que  les  avantages  de  la  nouvelle 
race  commencèrent  à  se  répandre.  Le  mouvement  une  fois  engagé 
gagna  de  proche  en  proche,  et,  de  grands  bénéfices  ayant  été  faits, 
l'enthousiasme  finit  par  succéder  à  l'indifférence. 

Beaucoup  de  fortunes  de  fermiers,  notamment  dans  les  environs 
de  Paris,  datent  de  cette  époque.  La  production  de  béliers  pour  la 
propagation  de  la  race  était  devenue,  dans  les  premières  années  de 
la  restauration,  une  industrie  fort  lucrative.  Un  bélier  de  Rambouillet 
fut  vendu  3,870  francs  en  1825.  C'est  qu'en  effet,  quand  le  mouton 
indigène  donnait  à  peine  quelques  livres  d'une  laine  grossière,  le 
mérinos  dépouillait  le  double  ou  le  triple  en  poids  d'une  laine  fine 
d'un  prix  plus  élevé.  Ce  profit  était  considérable,  il  parut  suffisant 
à  nos  cultivateurs,  qui  n'en  imaginaient  pas  d'autre;  c'est  ainsi  que 
la  propagation  des  mérinos  fut  considérée  en  France  comme  le  but 
suprême  que  devait  rechercher  l'économie  rurale  dans  l'élève  du 
mouton.  Un  quart  environ  des  moutons  français  est  aujourd'hui  com- 
posé de  mérinos  ou  métis-mérinos;  le  reste  a  gagné  en  même  temps, 
soit  en  viande  soit  en  laine,  par  le  seul  effet  de  soins  plus  Intel- 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  273 

ligens  et  d'une  meilleure  nourriture,  de  sorte  qu'on  peut  affirmer, 
sans  crainte  d'exagération,  que  le  revenu  de  la  France  en  moutons 
doit  avoir  quadruplé  depuis  un  siècle,  bien  que  le  nombre  de  ces 
animaux  n'ait  que  doublé.  C'est  beaucoup  sans  doute  qu'un  pareil 
progrès,  mais  nous  allons  en  constater  un  plus  grand,  en  comparant 
à  l'histoire  des  troupeaux  en  France,  depuis  cent  ans,  la  même  his- 
toire en  Angleterre  pendant  la  même  période. 

Il  y  a  toujours  eu  beaucoup  de  moutons  en  Angleterre;  ces  îles  étaient 
déjà,  sous  ce  rapport,  célèbres  du  temps  des  Romains.  Les  races  pri- 
mitives vivaient  à  l'état  sauvage,  on  retrouve  encore  leurs  derniers 
descendans  dans  les  montagnes  du  pays  de  Galles,  de  la  presqu'île  de 
Cornouailles  et  de  la  Haute-Ecosse.  Cette  tendance  naturelle  du  sol  et 
du  climat  n'a  fait  que  s'accroître  et  se  fortifier  avec  le  temps.  Déjà, 
il  y  a  près  de  trois  siècles,  au  moment  où  l'esprit  commercial  et  ma- 
nufacturier a  commencé  à  se  développer  en  Europe,  l'élève  des  mou- 
tons avait  pris  brusquement  en  Angleterre  une  extension  inusitée 
partout  ailleurs  :  c'était  alors  la  laine  qu'on  recherchait  avant  tout, 
comme  de  nos  jours  en  France.  On  les  distinguait  en  races  à  longue 
laine  et  races  à  laine  courte,  les  premières  surtout  étaient  très  esti- 
mées. L'Angleterre  avait  sur  nous  une  grande  avance,  quand  nous 
avons  commencé  à  nous  occuper  de  nos  troupeaux,  et  cette  avance 
s'est  accrue  par  la  révolution  nouvelle  qui  a  inauguré  chez  elle  la 
supériorité  de  la  viande  sur  la  laine  comme  produit.  Cette  fois  encore, 
nous  avons  été  devancés.  ■ 

Vers  le  temps  où  le  gouvernement  français  travaillait  à  introduire 
en  France  les  mérinos,  des  tentatives  du  même  genre  furent  faites  en 
Angleterre.  A  l'exemple  de  Lo\iis  XYI,  le  voi  George  III,  qui  était  fort 
occupé  d'agriculture,  fit  venir  à  plusieurs  reprises  des  moutons  es- 
pagnols qu'il  établit  sur  ses  propres  terres.  Les  premiers  importés 
périrent  :  l'humidité  des  pâturages  leur  donnait  des  maladies  qui  de- 
venaient bientôt  mortelles.  On  plaça  les  derniers  venus  sur  un  ter- 
rain plus  sec,  et  ils  vécurent.  Dès  ce  moment,  il  fut  démontré  que  le 
climat  anglais,  s'il  mettait  une  limite  à  la  propagation  des  mérinos, 
n'était  pas  du  moins  un  obstacle  invincible  à  leur  introduction.  Des 
grands  seigneurs,  des  agriculteurs  célèbres,  s'occupèrent  activement 
des  moyens  de  naturaliser  cette  nouvelle  race;  mais  les  fermiers  firent, 
dès  le  début,  des  objections  plus  fondamentales  que  celles  du  climat  ; 
les  idées  avaient  changé,  on  commençait  à  pressentir  l'importance 
du  mouton  comme  animal  de  boucherie.  Peu  à  peu  cette  tendance 
nouvelle  a  prévalu,  la  race  espagnole  a  été  abandonnée  par  ceux  même 
qui  l'avaient  le  plus  vantée  à  l'origine,  et  aujourd'hui  il  n'existe  plus 
de  mérinos  ou  métis-méiinos  en  Angleterre  que  chez  quelques  ama- 
teurs, comme  objet  de  curiosité  plutôt  que  de  spéculation. 

TOME   I.  18 


27A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Le  plus  grand  promoteur  de  cette  préférence  a  été  le  célèbre  Bake- 
well,  un  homme  de  génie  dans  son  genre,  qui  a  fait  autant  pour  la 
richesse  de  son  pays  que  ses  contemporains  Arkwright  et  Watt.  Avant 
lui,  les  moutons  anglais  n'étaient  mûrs  pour  la  boucherie  qu'à  l'âge 
où  sont  abattus  encore  aujourd'hui  les  nôtres,  c'est-à-dire  vers  quatre 
ou  cinq  ans.  Il  pensa  fort  justement  que  s'il  était  possible  de  porter 
les  moutons  à  leur  complet  développement  avant  cet  âge,  de  les 
rendre,  par  exemple,  propres  à  être  abattus  à  deux  ans,  on  double- 
rait par  ce  seul  fait  le  produit  des  troupeaux.  Avec  cette  persévérance 
qui  caractérise  sa  nation,  il  poursuivit,  dans  sa  ferme  de  Dishley- 
"Grange,  en  Leicestershire,  la  réalisation  de  cette  idée,  et  il  finit,  après 
bien  des  années  d'efforts  et  de  sacrifices,  par  en  venir  à  bout. 

La  race  obtenue  ainsi  par  Bakewell  porte  le  nom  de  nouveaux  Lei- 
ceater,  du  nom  du  comté,  ou  de  Dishley,  du  nom  de  la  ferme  où  elle 
a  pris  naissance.  Cette  race  extraordinaire,  sans  rivale  dans  le  monde 
pour  sa  précocité,  fournit  des  animaux  qui  peuvent  s'engraisser  dès 
l'âge  d'un  an,  et  qui,  dans  tous  les  cas,  ont  acquis  tout  leur  volume 
avant  l'expiration  de  leur  seconde  année.  A  cette  qualité,  précieuse 
«ntre  toutes,  ils  joignent  une  perfection  de  formes  qui  les  rend,  à  vo- 
lume égal,  plus  charnus  et  plus  lourds  qu'aucune  race  connue.  Ils 
donnent  en  moyenne  50  kilogrammes  de  viande  nette,  et  il  n'est  pas 
l'are  d'en  trouver  qui  vont  beaucoup  au-delà. 

Le  procédé  que  Bakewell  f  suivi  pour  obtenir  un  si  merveilleux  ré- 
sultat est  connu  de  tous  les  éleveurs  sous  le  nom  de  sélection .  11  con- 
siste à  choisir,  parmi  les  individus  d'une  race,  ceux  qui  présentent 
au  plus  haut  degré  les  qualités  qu'on  veut  perpétuer,  et  à  s'en  ser- 
vir uniquement  comme  reproducteurs.  Au  bout  d'un  certain  nombre 
de  générations,  en  suivant  toujours  la  même  méthode,  les  caractères 
qu'on  a  recherchés  chez  tous  les  reproducteurs  mâles  et  femelles  de- 
viennent permanens,  et  la  race  est  constituée.  Ce  procédé  est  extrê- 
mement simple;  mais  ce  qui  l'est  moins,  c'est  le  choix  même  des  qua- 
lités qu'il  faut  s'attacher  à- reproduire,  afin  d'arriver  au  meilleur 
résultat.  Beaucoup  d'éleveurs  s'y  trompent,  et  travaillent  dans  un 
sens  contraire  à  leur  propre  dessein. 

Avant  Bakewell,  les  fermiers  des  riches  plaines  du  Leicester,  dans 
l'intention  de  produire  le  plus  de  viande  possible,  recherchaient  avant 
tout  dans  leurs  moutons  une  grande  taille.  L'un  des  mérites  de  l'il- 
lustre fermier  de  Dishley-Grange  fut  de  comprendre  qu'il  y  avait  de 
plus  sûrs  moyens  d'augmenter  le  rendement  pour  la  boucherie,  et 
que  la  précocité  de  l'engraissement  d'une  part,  la  rondeur  des  formes 
de  l'autre,  valaient  mieux,  pour  atteindre  le  but,  que  le  développe- 
ment excessif  de  la  charpente  osseuse.  Les  nouveaux  Leicester  ne 
sont  pas  plus  grands  que  ceux  qu'ils  ont  remplacés,  mais  l'éleveur 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  275 

peut  en  envoyer  trois  au  marché  dans  le  temps  qui  lui  était  autrefois 
nécessaire  pour  en  produire  un,  et  s'ils  n'ont  pas  plus  de  hauteur,  ils 
sont  plus  larges,  plus  ronds,  plus  développés  dans  les  parties  qui  don- 
nent le  plus  de  chair,  ils  n'ont  que  les  os  absolument  nécessaires 
])our  les  supporter,  et  presque  tout  leur  poids  est  en  viande  nette. 

L'Angleterre  fut  émerveillée  quand  les  résultats  annoncés  par  Ba- 
kewell  furent  définitivement  acquis.  Le  créateur  de  la  nouvelle  race, 
qui,  comme  tout  bon  Anglais,  tenait  avant  tout  au  profit,  tira  large- 
ment parti  de  l'émulation  que  sa  découverte  excita.  Comme  tout  le 
monde  voulait  avoir  du  sang  Dishley,  Bakewell  imagina  de  louer  ses 
béliers  au  lieu  de  les  vendre  ;  les  premiers  qu'il  loua  ne  lui  rap- 
portèrent que  22  francs  par  tête,  c'était  en  1760,  et  sa  race  n'était 
pas  encore  arrivée  à  sa  perfection  ;  mais  à  mesure  qu'il  fit  de  nou- 
veaux progrès  et  que  la  réputation  de  son  troupeau  s'accrut,  ses 
prix  s'élevèrent  rapidement,  et  en  1789,  une  société  s' étant  formée 
pour  la  propagation  de  sa  race,  il  lui  loua  ses  béliers  pour  une  saison, 
au  prix  énorme  de  6,000  guinées  (plus  de  150,000  fr.).  On  a  calculé 
que,  dans  les  années  qui  suivirent,  les  fermiers  du  centre  de  l'An- 
gleterre dépensèrent  jusqu'à  100,000  livres  par  an  (2,500,000  fr.) 
en  location  de' béliers;  Bakewell,  malgré  tous  ses  efforts  pour  garder 
le  monopole, -n'était  plus  le  seul  qui  louât  des  reproducteurs,  cette 
industrie  s'était  répandue  autour  de  lui,  et  plusieurs  troupeaux  s'é- 
taient formés  sur  le  modèle  du  sien. 

La  richesse  dont  Bakewell  a  doté  son  pays  est  incalculable  ;  s'il 
était  possible  de  supputer  ce  que  la  seule  race  de  Dishley  a  rapporté 
aux  cultivateurs  anglais  depuis  quati'e-vingts  ans,  on  arriverait  à  des 
résultats  prodigieux. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Bakewell  n'a  pas  seulement  créé  une  espèce 
particulière  de  moutons  qui  réalise  le  maximum  de  précocité  et  de 
rendement  qu'il  paraît  possible  d'atteindre,  il  a  encore  indiqué,  par 
son  exemple,  les  moyens  de  perfectionner  les  races  indigènes  placées 
dans  d'autres  conditions.  Les  purs  Dishley  ne  peuvent  pas  se  répan- 
dre uniformément  partout;  originaires  de  plaines  basses,  humides  et 
fertiles,  ils  ne  réussissent  parfaitement  que  dans  les  contrées  analo- 
gues; c'est  une  race  tout  à  fait  artificielle,  conséquemment  délicate, 
un  peu  maladive,  chez  qui  la  précocité  n'est  qu'une  disposition  à  une 
vieillesse  prématurée,  et  qui ,  par  sa  conformation  même,  est  inca- 
pable d'effort;  il  lui  faut,  avec  un  climat  froid  et  une  nourriture  abon- 
dante, un  repos  à  peu  près  absolu  et  des  soins  continuels,  qu'elle 
paie  ensuite  avec  usure,  il  est  vrai,  mais  qu'il  n'est  pas  toujours  pos- 
sible de  lui  donner. 

On  peut  diviser  le  sol  anglais,  comme  tous  les  pays  possibles,  en 
trois  parties  :  les  plaines,  les  coteaux,  et  les  montagnes.  Le  Dishley 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  resté  le  type  du  mouton  de  plaine  et  en  même  temps  le  modèle 
unique  et  supérieur  dont  toutes  les  races  doivent  se  rapprocher  le 
plus  possible;  deux  autres  races  ont  été  choisies:  l'une  un  peu  infé- 
rieure au  Dishley,  mais  tendant  toujours  vers  lui ,  pour  en  faire  le 
type  des  pays  de  coteaux,  c'est  le  mouton  des  dunes  méridionales 
du  Sussex  ou  South  Downs; — l'autre,  inférieure  h.  ^on  iouv  imx  South 
I)oicns,  mais  tendant  toujours  vers  eux,  est  devenue  le  type  des  pays 
de  montagne;  c'est  celle  qui  a  pris  naissance  dans  le  nord  du  Nor- 
thumberland,  entre  l'Angleterre  et  l'Ecosse,  au  milieu  des  montagnes 
des  Cheviot. 

Les  dunes  méridionales  du  Sussex  sont  des  rangées  de  collines  cal- 
caires de  deux  lieues  de  largeur  moyenne  sur  vingt-cinq  de  longueur 
environ,  qui  courent  de  l'est  à  l'ouest  le  long  des  côtes  de  la  Manche, 
en  face  de  la  France.  L'élégante  ville  de  Brighton,  célèbre  par  ses 
bains  de  mer  qui  attirent  tous  les  ans  une  grande  partie  du  beau 
monde  anglais,  est  située  au  pied  de  ces  collines,  qui  présentent  un 
aspect  particulier I à  l'Angleterre;  elles  sont  entièrement  dépouillées 
de  bois,  semées  çà  et  là  de  quelques  bruyères,  et  couvertes  sur 
toute  leur  surface  d'une  herbe  courte,  fine  et  serrée.  De  tout  temps, 
ces  pâturages  ont  servi  à  nourrir  des  moutons  à  qui  ils  conviennent 
parfaitement;  mais  l'ancienne  race  de  ces  South  Doyens  était  petite, 
rustique,  donnait  peu  de  viande;  leur  chair  était  d'arilleurs  très  esti- 
mée, et  leur  laine  recherchée  pour  certaines  espèces  de  draps. 

Un  propriétaire  du  pays,  nommé  John  Ellman,  entreprit,  vers  1780, 
d'appliquer  à  l'amélioration  de  cette  espèce  les  procédés  qui  réussis- 
saient si  bien  à  Bakewell  pour  le  perfectionnement  des  races  à  longue 
laine.  Une  circonstance  particulière  lui  permettait  de  tenter  cet  essai 
avec  quelque  chance  de  succès;  le  long  des  colhnes  du  Sussex  s'é- 
tend une  bande  de  terres  basses  et  cultivées,  qui  pouvait  fournir  et 
qui  fournit  en  elïet  un  supplément  de  nourriture  artificielle  pour  les 
moutons  des  dunes  pendant  l'hiver.  Ce  qui  retient  en  général  les 
moutons  de  montagne  dans  un  état  chétif ,  c'est  moins  la  maigreur 
du  pâturage  en  été  que  le  défaut  à  peu  près  complet  de  nourriture 
en  hiver.  Cette  vérité  a  été  surabondamment  démontrée  par  les  ex- 
périences d' Ellman  et  de  ses  successeurs  sur  le  mouton  des  dunes. 

Dès  que  ce  mouton  a  ajouté  à  son  régime  d'été  un  bon  régime 
d'hiver,  on  l'a  vu  prendre  rapidement  des  proportions  plus  fortes,  et 
comme  en  même  temps,  par  un  choix  de  bons  reproducteurs,  on 
s'appliquait  à  lui  donner,  autant  que  possible,  l'aptitude  à  l'engrais- 
sement précoce  et  la  perfection  de  formes  qui  caractérisaient  le  Dish- 
ley, il  a  fini  par  devenir  presque  le  rival  de  la  création  de  Bakewell. 
Aujourd'hui,  après  70  ans  de  soins  bien  entendus,  les  moutons  South 
Downs  donnent  en  moyenne  AO  à  50  kilos  de  viande  nette.  Ils  s' engrais- 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  277 

sent  en  général  vers  deux  ans,  et  se  vendent  après  leur  seconde  tonte. 
Leur  chair  est  considérée  comme  meilleure  que  celle  des  nouveaux 
Leicéster.  Le  poids  de  leur  toison  a  doublé  comme  celui  de  leur  corps, 
et  comme  ils  ont  conservé  l'habitude  du  pâturage  pendant  l'été,  ils 
ont  gardé  leur  tempérament  robuste  et  leur  rusticité  primitive. 

On  a  calculé  que  les  dunes  du  comté  de  Sussex  et  les  plaines  qui  les 
avoisinent  devaient  nourrir  aujourd'hui  un  million  de  moutons  amé- 
liorés, et  la  race  n'est  plus  renfermée  dans  ses  anciennes  limites,  elle 
en  est  sortie  pour  se  répandre  au  dehors,  soit  en  se  substituant  pure- 
ment et  simplement  aux  variétés  locales,  soit  en  s'y  mêlant  et  en  les 
transformant  de  fond  en  comble  par  des  croisemens;  elle  a  pénétré 
partout  où  le  sol,  sans  être  assez  riche  pour  nourrir  desDishley,  l'est 
assez  cependant  pour  joindre  à  de  bons  pâturages  d'été  une  suffisante 
alimentation- d'hiver.  Elle  domine  dans  toutes  les  contrées  de  forma- 
tion calcaire;  elle  tend  à  remplacer  les  anciennes  espèces  des  comtés 
de  Berks,  de  Hauts  et  de  Wilts,  et  dans  le  nord,  on  la  retrouve  jusque 
dans  le  Cumberland  et  le  Westmoreland. 

L'histoire  des  moutons  Gheviot  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  brillante 
que  celle  des  Dishley  et  des  South  Doivns.  Cette  race  n'est  pourtant 
pas  moins  précieuse  que  les  autres  en  ce  qu'elle  permet  de  tirer  tout 
le  parti  possible  de  régions  froides  et  incultes.  Sortie  des  montagnes 
intermédiaires  entre  les  hautes  chaînes  du  nord  de  l'Angleterre  et  les 
terres  cultivées,  elle  a  dû  son  amélioration,  comme  les  South  Downsy 
à  un  supplément  de  nourriture  artificielle  pendant  l'hiver,  autant  du 
moins  que  l'ont  permis  les  lieux  agrestes  où  elle  vit;  elle  a  été  de  plus, 
autant  qu'aucune  autre,  l'objet  de  sélections  conduites  avec  beaucoup 
de  soin ,  et  ses  formes  sont  aujourd'hui  aussi  parfaites  que  possible. 
Les  moutons  Gheviot  perfectionnés  s'engraissent  dans  leur  troisième 
année,  et  donnent  en  moyenne  30  à  40  kilos  d'excellente  viande.  Leur 
toison  est  épaisse  et  courte  ;  ils  passent  l'hiver  même  sur  leurs  mon- 
tagnes, exposés  à  toutes  les  intempéries  des  saisons,  et  ne  s'abritent 
jamais  dans  des  bergeries. 

En  Angleterre,  les  Gheviot  n'ont  guère  été  introduits  hors  de  leur 
pays  natal  que  dans  les  parties  les  plus  montagneuses  du  pays  de 
Galles  et  de  Gornouailles.  En  Ecosse,  au  contraire,  où  ils  ont  été  im- 
portés par  sir  John  Sinclair,  ils  se  sont  répandus  en  très-grand  nom- 
bre; ils  ont  commencé  par  envahir  les  highlands  du  sud,  et  ils  ont  pé- 
nétré de  là,  en  suivant  les  monts  Grampians,  jusqu'aux  extrémités 
septentrionales,  où  ils  se  propagent  avec  rapidité.  Partout,  dans  ces 
régions  élevées  et  orageuses,  ils  disputent  le  terrain  à  une  autre  race 
encore  plus  rustique,  la  race  à  tête  noire  des  bruyères,  qui  recule  peu 
à  peu  devant  eux ,  leur  abandonnant  les  meilleures  prairies  pour  se 
réfugier  sur  les  cimes  les  plus  sauvages. 


278  RETUE    DES   DEUX    MONDES, 

Ces  trois  races  tendent  aujourd'hui  à  absorber  toutes  les  autres  et  à 
envahir  la  Grande-Bretagne  tout  entière.  Quelques  variétés  locales 
persistent  cependant  et  se  développent  à  part  :  telles  sont  celle  des 
marais  de  Romney  dans  le  comté  de  Kent,  celle  des  plateaux  ou  cost- 
wolds  du  comté  de  Glocester,  les  races  de  Lincoln  et  de  Teeswater  à 
laine  longue,  celle  de  Dorset  et  de  Hereford  à  laine  courte,  etc.  Toutes 
ces  espèces  sont  améliorées  par  des  procédés  analogues  à  ceux  qui  ont 
été  suivis  pour  les  Dishley,  les  South  Downs,  et  les  Cheviot.  Dans  toute 
l'Angleterre,  l'éleveur  de  moutons  s'attache  avant  tout  aujourd'hui, 
soit  en  perfectionnant  sa  race  par  elle-même,  soit  en  la  croisant  avec 
d'autres  déjà  perfectionnées,  soit  en  substituant  l'une  de  ces  races  à 
la  sienne,  suivant  que  l'un  ou  l'autre  de  ces  moyens  lui  paraît  plus 
efficace,  à  augmenter  la  précocité  et  à  arrondir  les  formes  de  ses 
produits.  On  peut  dire  que  le  génie  de  Bakewell  a  pénétré  tous  ses 
compatriotes. 

Essayons  maintenant  de  comparer  approximativement  les  produits 
annuels  que  les  deux  pays  retirent  de  ce  nombre  égal  de  moutons. 

La  production  de  la  laine  doit  être  en  France  de  60  millions  de 
kilos  environ;  la  même  production  est  évaluée  en  Angleterre  à 
550,000  packs  de  240  livres  anglaises,  soit  encore  60  millions  de 
kilos.  Les  deux  pays  seraient  donc  sur  un  pied  d'égalité  pour  la  laine; 
mais  l'Angleterre  prend  le  dessus  dans  une  proportion  énorme  dès 
qu'il  s'agit  de  la  viande. 

On  abat  tous  les  ans  dans  les  îles  britanniques  environ  10  mil- 
lions de  têtes,  dont  8  millions  en  Angleterre  seulement,  qui  donnent, 
au  poids  moyen  de  36  kilos  de  viande  nette  par  tête,  360  raillions  de 
kilos. 

On  doit  abattre  en  France  environ  8  millions  de  têtes  qui,  au  poids 
moyen  de  18  kilos  de  viande  nette,  c'est-à-dire  la  moitié  des  mou- 
tons anglais,  donnent  Ihh  millions  de  kilos. 

D'où  il  suit  que  le  produit  des  35  millions  de  moutons  français  se- 
rait représenté  par  les  chiffres  suivans  : 

Laine.    . 60  millions  de  kilos. 

Viande \hh  — 

Et  le  revenu  des  35  millions  de  moutons  anglais  par  ceux-ci  : 

Laine 60  millions  de  kilos. 

Viande 360  — 

Le  second  de  ces  deux  totaux  est  le  double  de  l'autre. 

Sans  doute  ces  chiffres  ne  sont  pas  d'une  exactitude  mathéma- 
tique; mais  ils  se  rapprochent  assez  de  la  vérité  pour  donner  mie 
idée  suffisante  des  faits  généraux.  J'ai  plutôt  réduit  qu'accru  le» 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  279 

cliiiïres  donnés  par  les  statistiques  ordinaires  en  ce  qui  concerne 
l'Angleterre,  et,  au  contraire,  plutôt  accru  que  réduit  ce  qui  con- 
cerne la  France.  David  Low,  le  savant  professeur  d'agriculture  à 
l'université  d'Edimbourg,  dans  son  Traité  des  animaux  domestiques , 
publié  il  y  a  déjà  plusieurs  années,  porté  à  227  millions  la  valeur  de 
la  laine  produite  annuellement  en  Angleterre;  mais  cette  évaluation 
est  évidemment  exagérée  ;  le  commentateur  français  de  David  Low 
évalue  en  même  temps  le  produit  des  moutons  anglais  en  viande  à 
6/iO  millions  de  kilos,  ce  qui  ne  serait  possible  que  si  tous  les  mou- 
tons anglais  étaient  des  Dishley.  D'un  autre  côté,  M.  Moreaude  Jon- 
nès,  dans  sa  statistique  agricole  faite  sur  des  documens  officiels,  poçte 
à  0  millions  le  nombre  des  têtes  abattues  en  France,  à  13  kilos  la 
moyenne  de  rendement,  et  à  80  millions  de  kilos  le  produit  total; 
j'ai  relevé  toutes  ces  moyennes,  qui  m'ont  paru  trop  basses. 

On  pressent  aisément  combien  ce  résultat,  qui  paraît  déjà  si  grand 
pour  les  îles  britanniques  en  général,  doit  devenir  énorme  quand  il 
s'agit  seulement  de  l'Angleterre  proprement  dite.  L'Angleterre  nour- 
rit 2  têtes  de  moutons  par  hectare,  tandis  qu'en  France  la  moyenne 
est  des  deux  tiers  d'une  tête,  et  le  produit  des  moutons  anglais  étant 
en  outre  le  double  de  celui  des  moutons  français,  il  s'ensuit  que  le 
revenu  moyen  d'une  ferme  anglaise  en  moutons  est  à  surface  égale  six 
fois  plus  élevé  que  celui  d'une  ferme  française. 

Cette  disproportion  affligeante  n'ost  pas  vraie  sans  doute  de  quel- 
ques fermes  françaises  où  l'éducation  de  l'espèce  ovine  est  aussi  sa- 
vamment entendue  qu'en  Angleterre,  où  même  on  est  en  voie  de  dé- 
passer nos  voisins  par  le  mélange  intelligent  du  sang  anglais  et  du 
sang  mérinos.  11  suffît  de  citer  entre  autres  le  magnifique  troupeau 
de  M.  Pluchet  à  Trappes  (Seine-et-Oise) ,  celui  de  M.  Malingié  à  La 
Charmoise  (Loir-et-Cher) ,  et  les  croisemens  qui  se  poursuivent  dans 
les  bergeries  de  l'état,  notamment  à' Alfort;  mais  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  la  France  en  général  est  restée  fort  en  arrière.  L'Irlande 
seule,  dans  les  îles  britanniques,  a  une  richesse  ovine  égale  à  la 
nôtre;  l'Ecosse  elle-même  est  au-dessus.  Ajoutons  que  ces  chiffres, 
déjà  si  frappans,  sont  loin  de  donner  la  mesure  complète  des  avanta- 
ges que  l'agriculture  anglaise  retire  de  ses  moutons;  il  ne  faut  pas 
oublier  que  ce  précieux  animal  ne  donne  pas  seulement  au  cultiva- 
teur sa  viande  et  sa  laine,  il  l'enrichit  encore  par  son  fumier,  et  tout 
ce  revenu  est  obtenu  en  améliorant  encore  le  sol  qui  le  produit.  C'est 
en  quelque  sorte  le  beau  idéal  de  la  production  rurale. 

Si  maintenant  nous  portons  nos  regards  hors  d'Europe,  dans  les 
colonies  britanniques,  nous  y  retrouvons  l'éducation  du  mouton  pra- 
tiquée à  l'exemple  de  la  mère-patrie  avec  une  prédilection  marquée. 
Ici  la  population  étant  plus  rare  et  la  richesse  consistant  surtout  dans 


280  REVUE  ^DES   DEUX    MONDES. 

l'exportation,  ce  n'est  plus  la  viande  qui  est  recherchée,  c'est  la  laine, 
parce  que  la  laine  s'exporte  plus  aisément.  Au  même  moment  où 
l'Angleterre  bannissait  de  chez  elle  le  mérinos,  elle  le  transportait  dans 
ses  colonies.  Il  s'est  trouvé,  à  l'autre  extrémité  des  mers,  des  régions 
désertes  et  indéfinies  admirablement  propres  à  la  race  espagnole. 
Cette  race  s'y  est  largement  multipliée,  et  un  nouveau  monde  a  été 
créé.  Des  villes  magnifiques  se  sont  élevées  comme  par  enchantement 
sur  ces  parages  inhabités.  Le  flot  de  l'émigration  britannique  s'y  ré- 
pand comme  une  mer  toujours  montante.  C'est  pourtant  un  faible 
animal,  le  mouton,  qui  produit  toutes  ces  merveilles.  Un  moment  on 
a  pu  craindre  que  la  découverte  des  mines  d'orne  fît  abandonner  les 
pâturages,  et  toute  l'Angleterre  s'en  est  émue,  mais  ces  craintes  sont 
un  peu  calmées,  et  le  mouton  le  dispute  même  à  l'or. 

Au  commencement  de  ce  siècle,  l'Angleterre  tirait  de  l'Espagne 
la  moitié  de  ses  laines  importées;  aujourd'hui  l'Espagne  ne  paraît 
plus  que  nominalement  sur  ses  états  d'importation.  Des  pays  qui  ne 
donnaient  pas  une  livre  de  laine  il  y  a  cinquante  ans,  dont  le  nom 
même  était  à  peu  près  inconnu,  figurent  aujourd'hui  vSur  ces  états 
pour  des  quantités  énormes.  Telles  sont  les  colonies  britanniques 
dans  l'Australie,  qui  fournissent  àO  millions  de  livres  de  laine,  la 
colonie  du  cap  de  Bonne-Espérance  et  les  possessions  anglaises  de 
l'Inde,  qui  en  envoient  10  à  12  milhons.  Ces  laines  sont  d'une  qualité 
excellente  et  s'améliorent  tous  les  jours.  Les  producteurs  viennent 
de  ces  pays  lointains  disputer  à  nos  cultivateurs  les  béliers  de  Ram- 
bouillet, qu'ils  paient  fort  cher.  En  réunissant  au  produit  de  ses 
moutons  indigènes  celui  de  ses  moutons  coloniaux,  l'Angleterre  réa- 
lise tous  les  ans  une  richesse  de  6  à  700  millions  qu'elle  double 
ensuite  par  ses  manufactures.  Admirable  pouvoir  de  l'industrie  hu- 
maine quand  elle  sait  tirer  habilement  parti  des  dons  de  la  Provi- 
dence! 

Dépassée  pour  la  production  de  la  viande  par  la  partie  européenne 
de  l'empire  britannique,  la  France  l'est  encore  pour  la  production 
de  la  laine  par  l'union  des  colonies  et  de  la  métropole.  Ce  ne  sont 
pourtant  pas  les  ressources  naturelles  qui  nous  manquent,  et  nous 
avons,  soit  dans  'notre  propre  sol,  soit  dans  notre  colonie  africaine, 
bien  autrement  rapprochée  de  nous  que  les  colonies  australiennes, 
de  quoi  rivaliser  largement.  La  même  distinction  qui  s'est  établie 
chez  nos  voisins  devra  probablement  s'introduire  un  jour  entre 
notre  sol  national  et  notre  possession  coloniale;  chez  nous,  sans  re- 
noncer précisément  à  la  laine,  les  éleveurs  tourneront  leur  attention 
vers  la  production  de  la  viande  plus  qu'ils  ne  l'ont  fait  jusqu'ici;  à  leur 
tour,  les  éleveurs  algériens  ont  devant  eux  un  immense  avenir  pour 
la  production  de  la  laine;  les  uns  et  les  autres  devront  travailler  acti- 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  281 

vement  à  accroître  le  nombre  en  même  temps  que  la  qualité  de  leurs 
moutons.  L'impulsion  est  donnée  de  toutes  parts,  et  de  grands  pas 
s'accomplissent  tous  les  jours  dans  cette  double  voie,  mais  nous  nous 
sommes  mis  en  marche  un  peu  tard,  et  l'Angleterre  a  sur  nous  une 
avance  que  nous  parviendrons  difficilement  à  regagner. 

m. 

La  supériorité  de  l'agriculture  britannique  sur  la  nôtre  n'est  pas 
tout  à  fait  aussi  grande  pour  le  gros  bétail  que  pour  la  race  ovine  ; 
elle  est  cependant  encore  sensible. 

Le  nombre  des  bêtes  à  cornes  que  possède  la  France  est  évalué  à 
10  millions  de  têtes;  le  royaume-uni  en  nourrit  environ  8  millions, 
c'est-à-dire  un  peu  moins;  mais  si  la  quantité  absolue  est  inférieure, 
la  quantité  proportionnelle  ne  l'est  pas.  Sur  ce  nombre,  l'Angleterre 
et  le  pays  de  Galles  comptent  pour  5  millions  de  têtes,  l'Ecosse  pour 
1  million,  l'Irlande  pour  2,  c'est-à-dire  que  l'Angleterre  a  une  tête  sur 
trois  hectares,  l'Ecosse  une  sur  huit,  l'Irlande  unesur  quatre.  En  France, 
la  moyenne  est  d'une  tête  sur  cinq  hectares.  On  voit  que  la  moyenne 
de  la  France  n'est  réellement  supérieure  qu'à  celle  de  l'Ecosse,  dont 
le  sol  fait  exception  ;  nous  sommes  au-dessous  de  l'Irlande  elle-même 
et  assez  loin  de  l'Angleterre.  Voilà  pour  le  nombre;  quant  à  la  qua- 
lité, notre  désavantage  est  plus  grand. 

L'homme  peut  demander  à  la  race  bovine,  indépendamment  de 
son  fumier,  de  son  cuir  et  de  ses  abats,  trois  sortes  de  produits  : 
son  travail,  son  lait  et  sa  viande.  De  ces  trois  produits,  le  moins  lu- 
cratif est  le  premier,  et  nous  retrouvons  ici  une  distinction  tout  à  fait 
analogue  à  celle  que  nous  avons  faite  pOur  les  moutons.  Pendant  que 
l'agriculteur  français  demandait  surtout  au  bétail  à  cornes  du  tra- 
vail, l'agriculteur  britannique  lui  demandait  surtout  du  lait  et  de  la 
viande.  Cette  seconde  distinction  a  amené  des  différences  presque 
aussi  marquées  que  la  première. 

Voyons  d'abord  les  produits  du  lait  dans  les  deux  pays.  La  France 
possède  k  millions  de  vaches  en  état  de  porter,  et  le  royaume-uni 
3  millions;  mais  les  trois  quarts  des  vaches  françaises  ne  sont  pas 
laitières,  et  presque  toutes  les  vaches  anglaises  le  sont.  Les  exigences 
du  travail,  qui  demande  des  races  fortes  et  dures,  se  concilient  dif- 
ficilement avec  le  tempérament  favorable  à  l'abondante  production 
du  lait.  La  mauvaise  nourriture,  le  défaut  de  soins,  l'absence  de  toute 
précaution  dans  le  choix  des  reproducteurs,  et  peut-être  aussi,  dans 
l'extrême  midi,  la  sécheresse  et  la  chaleur  du  climat,  achèvent  ce 
que  le  travail  a  commencé.  Dans  les  parties  de  la  France  où  l'atten- 
tion des  éleveurs  a  été  portée  par  des  circonstances  locales  sur  la  pro- 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cluction  du  lait,  des  résultats  comparables  et  souvent  supérieurs  à 
ceux  qu'on  obtient  en  Angleterre  montrent  que  nous  sommes  en  gé- 
néral placés,  pour  cette  industrie,  dans  d'aussi  bonnes  conditions 
que  nos  voisins;  mais  si  nos  races  laitières  valent  autant  et  quelque- 
fois plus  que  les  leurs,  elles  ne  sont  pas  aussi  répandues. 

Il  n'y  a  en  Angleterre  aucune  espèce  de  vaches  qui  dépasse  sensi- 
blement nos  vaches  flamandes,  nos  normandes,  nos  bretonnes,  pour 
la  quantité  et  la  qualité  du  lait,  ainsi  que  pour  la  proportion  du  ren- 
dement en  lait  à  la  quantité  de  nourriture  consommée.  Quant  aux 
produits  de  la  laiterie,  si  les  fromages  anglais  sont  en  général  supé- 
rieurs aux  nôtres,  le  beurre  français  est  bien  au-dessus  du  beurre  an- 
glais ;  il  n'y  a  rien  en  Angleterre  de  comparable  aux  bonnes  qualités 
de  beurre  que  produisent  la  Bretagne  et  la  Normandie.  Malgré  ces 
avantages  incontestables,  le  produit  total  des  vaches  anglaises  eu 
lait,  beurre  et  fromage  dépasse  de  beaucoup  le  produit  des  vaches 
françaises,  bien  que  celles-ci  soient  plus  nombreuses,  et  sur  certains 
points  aussi  bonnes  ou  même  meilleures  laitières.  C'est  la  généralité 
d'une  pratique  qui  peut  seule  donner  de  grands  résultats  en  agri- 
culture, et  l'entretien  d'une  ou  plusieurs  vaches  laitières  est  une 
pratique  universelle  en  Angleterre. 

La  race  laitière  par  excellence  de  l'empire  britannique  est  origi- 
naire de  ces  îles  de  la  Manche,  fragmens  détachés  de  notre  Norman^ 
die.  On  la  désigne  généralement  sous  le  nom  de  l'île  d' Alderney ,  qu'on 
appelle  en  français  Aurigny.  Les  précautions  les  plus  minutieuses 
sont  prises  pour  maintenir  la  pureté  de  cette  race,  qui  n'est,  au  bout 
du  compte,  qu'une  variété  des  nôtres.  Les  îles  de  la  Manche  produi- 
sent beaucoup  de  génisses  vendues  pour  l'Angleterre,  et  fort  recher- 
chées par  les  gens  riches  pour  leurs  laiteries  de  campagne.  Quiconque 
a  fait  le  voyage  de  Jersey  a  pu  admirer  ces  jolies  bêtes,  à  l'air  si  in- 
telligent et  si  doux,  qui  peuplent  les  pâturages  de  cette  île,  et  qui 
font  partie  de  la  famille  chez  tous  les  cultivateurs.  Elles  sont  natu- 
rellement bonnes  sans  doute,  mais  les  soins  affectueux  dont  elles 
sont  l'objet  n'ont  pas  peu  contribué  à  les  rendre  si  productives.  Les 
liabitans  de  Jersey  en  sont  fiers  et  jaloux  comme  d'un  trésor  unique 
au  monde. 

Cette  race  trouve  cependant  une  rivale  dans  une  autre  qui  lui  res- 
semble beaucoup,  et  qui  doit  en  être  sortie  par  des  croisemens  :  c'est 
celle  du  comté  d'Ayr,  en  Ecosse.  Il  n'y  a  pas  longtemps  que  l'Ecosse 
en  général  était  dans  un  état  d'inculture  presque  complet;  le  comté 
d'Ayr  en  particulier  n'est  cultivé  avec  quelque  soin  que  depuis  cin- 
quante ou  soixante  années.  Cet  ancien  pays  de  bruyères  et  de  ma- 
rais est  devenu  une  sorte  d'Arcadie.  Robert  Burns,  le  berger  poète, 
y  est  né  ;  ses  poésies  champêtres,  qui  datent  de  l'époque  de  la  ré- 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  283 

volution  française,  ont  été  contemporaines  du  réveil  agricole  de  son 
pays  natal.  La  même  inspiration  qui  a  produit  les  chansons  bucoli- 
ques de  Burns  a  créé  cette  charmante  race  laitière  d'Ayr,  dont  les 
formes  gracieuses,  le  pelage  bariolé,  l'humeur  paisible,  les  larges 
mamelles,  le  lait  abondant  et  crémeux,  réalisent  l'idéal  de  la  vie  pas- 
torale. Une  bonne  vache  de  cette  espèce  peut  donner  plus  de  /j,000  li- 
tres de  lait  par  an;  elles  en  donnent  en  moyenne  3,000,  et  on  les  ren- 
contre partout,  soit  en  Ecosse,  soit  en  Angleterre. 

Toutes  les  autres  races  anglaises  sont  plus  ou  moins  laitières  ;  on 
peut  dire  qu'une  vache  qui  n'a  pas  de  lait  est  une  exception  dans  ce 
pays.  L'Irlande  elle-même  possède  deux  races  de  vaches  laitières  : 
l'une  petite  et  rustique,  tout  à  fait  analogue  à  notre  race  bretonne 
et  originaire  des  montagnes  sauvages  du  Kerry;  l'autre,  grande  et 
forte,  qui  s'est  développée  dans  les  riches  pâturages  des  bords  du 
Shannon. 

La  consommation  du  lait,  sous  toutes  les  formes,  a  pris  chez  les 
Anglais  un  développement  énorme;  leurs  habitudes  sont  anciennes 
sous  ce  rapport  ;  il  y  a  bien  longtemps  que  César  disait  des  Bretons  : 
lacté  et  carne  vivunt.  Ils  n'ont  pas,  comme  une  grande  partie  des  Fran- 
çais, l'usage  de  préparer  leurs  alimens  à  la  graisse  ou  à  l'huile;  le 
beurre  leur  sert  pour  toutes  les  préparations  culinaires,  le  fromage 
figure  à  tous  leurs  repas.  Les  quantités  de  beurre  et  de  fromage  qui 
se  fabriquent  d'un  bout  à  l'autre  des  îles  britanniques  passent  toute 
idée.  Le  comté  de  Ghester  produit  à  lui  seul  pour  un  million  sterling 
ou  25  millions  de  fromage  par  an.  Non  contens  de  ce  que  produisent 
leurs  laiteries,  ils  font  encore  venir  beaucoup  de  beuire  ou  de  fro- 
mage de  l'étranger,  et  cette  circonstance,  qui  montre  jusqu'à  quel 
point  est  poussé  le  goût  national,  explique  pourquoi  le  prix  moyen 
du  lait  est  plus  élevé  chez  eux  qu'en  t'rance.  Quand  nos  producteurs 
obtiennent  en  moyenne  10  centimes  par  litre  de  lait,  les  producteurs 
anglais  en  obtiennent  20. 

En  somme,  on  peut  évaluer  la  production  en  lait  des  vaches  an- 
glaises à  3  milliards  de  litres,  dont  1  milliard  environ  sert  à  la  nour- 
riture des  veaux  et  2  à  la  nourriture  de  l'homme  ;  c'est  une  moyenne 
d'environ  1,000  litres  par  tête  de  vache.  La  production  de  la  France 
est  tout  au  plus  de  2  milliards  de  litres  à  raison  de  500  litres  par 
tête,  dont  la  inoitié  au  moins  est  absorbée  par  les  veaux. 

Ainsi,  quand  les  producteurs  français  n'ont  à  vendre  pour  la  con- 
sommation humaine  qu'un  milliard  de  litres,  les  producteurs  anglais 
en  vendent  deux ,  et  comme  ils  obtiennent  de  leur  lait,  par  leur  in- 
dustrie, un  prix  double  de  celui  qu'en  obtiennent  les  nôtres,  il  s'en- 
suit que  le  produit  des  laiteries  doit  être  quatre  fois  plus  élevé  en  An- 


284  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gleterre  qu'en  France;  les  deux  produits  seraient  alors  représentés 
par  les  chiffres  suivans  : 

France,  1  milliard  de  litres  à  10  cent 100  millions. 

Iles  britanniques,  2  milliards  de  litres  à  20  cent.     400  millions. 

Ces  différences,  quelle  que  soit  leur  gravité,  n'étonneront  pas  qui- 
conque aura  comparé,  même  en  France,  le  produit  des  vacheries  sur 
les  différons  points  du  territoire.  Entre  une  étable  de  Normandie,  par 
exemple,  où  la  production  et  la  manipulation  du  lait  sont  habilement 
entendues,  et  une  étable  du  Limousin  ou  du  Languedoc,  où  la  faculté 
lactifère  n'a  pas  été  développée  chez  les  vaches,  le  contraste  est  plus 
grand  qu'entre  une  étable  française  en  général  et  une  étable  anglaise. 
jNon-seùlement  la  quantité  de  lait  est  infiniment  moindre,  mais  le  prix 
qu'on  en  retire  est  moindre  aussi;  le  producteur  du  centre  ou  du  midi 
ne  sait  que  faire  de  son  lait,  quand  il  en  a;  le  producteur  du  nord  en 
tire  au  contraire  admirablement  parti.  Par  tout  pays,  l'art  de  produire 
et  d'utiliser  le  lait  est  une  excellente  industrie,  et  les  contrées  qui 
fabriquent  du  beurre  et  du  fromage  sont  toujours  plus  riches  que  les 
autres. 

Si  le  travail  que  nous  imposons  à  notre  gros  bétail  nous  prive  d'un 
grand  revenu  en  lait,  il  nous  prive  aussi  d'un  revenu  non  moins  pré- 
cieux en  viande  de  boucherie. 

Il  semble ,  au  premier  abord ,  que  le  travail  de  la  race  bovine  ne 
doive  avoir  que  peu  d'influence  sur  son  rendement  en  viande,  on  peut 
môme  se  persuader  aisément  que  ce  travail,  en  utilisant  la  vie  du 
bœuf,  permet  de  faire  de  la  viande  à  meilleur  marché.  L'expérience 
a  démontré  que  si  c'était  quelquefois  une  vérité  de  détail,  c'était  un 
erreur  d'ensemble.  L'habitude  du  travail  forme  des  races  dures, 
vigoureuses,  tardives,  qui,  comme  les  hommes  livrés  à  im  labeur  pé- 
nible, mangent  beaucoup,  s'engraissent  peu,  développent  leur  char- 
pente osseuse,  font  en  définitive  peu  de  chair  et  la  font  tard.  L'habi- 
tude de  l'inaction  donne  au  contraire  des  races  molles,  tranquilles, 
qui  s'engraissent  de  bonne  heure,  prennent  des  formes  rondes  et 
charnues,  et  donnent,  à  nourriture  égale,  un  plus  beau  produit  à 
l'abattoir.  Les  soins  de  l'éleveur  viennent  en  aide  à  cette  disposition 
naturelle,  et  l'accroissent  en  quelque  sorte  à  l'infini.  A  cette  cause 
générale  de  supériorité  peuvent  se  joindre  des  causes  secondaires 
qui  dérivent  toutes  du  même  principe.  Ainsi,  quand  on  se  préoccupe 
avant  tout  de  la  somme  de  travail  que  peut  donner  un  animal,  on  ne 
l'abat  que  quand  il  a  fini  sa  tâche;  quand  au  contraire  on  ne  lui  de- 
mande que  de  la  viande,  on  saisit  pour  l'abattre  le  moment  où  il  peut 
en  donner  le  plus.  Ainsi  encore,  pour  les  animaux  de  trait,  les  cul- 


l'économie   rurale    en    ANGLETERRE.  285 

tivateurs  pauvres  sont  facilement  entraînés  à  en  multiplier  le  nombre 
en  proportion  du  besoin  qu'ils  en  ont,  sans  s'inquiéter  de  la  nour- 
riture qu'ils  peuvent  leur  donner;  ils  sont  ainsi  amenés  à  produire 
des  races  petites  et  maigres  qui  remplissent  après  tout,  comme  l'âne, 
leur  destination,  mais  qui  ne  sont  d'aucune  ressource  au-delà  ;  quand 
au  contraire  on  spécule  sur  la  viande,  on  apprend  bien  vite  à  n'avoir 
de  bêtes  que  celles  qu'on  peut  bien  nourrir,  parce  que  la  nourriture 
leur  profite  mieux. 

Cet  ensemble  de  causes  fait  que,  contrairement  aux  apparences, 
ce  sont  les  races  de  boucherie  qui  paient  le  mieux  ce  qu'elles  con- 
somment, et  que  le  travail  des  bêtes  à  cornes,  nécessaire  ou  non,  au 
lieu  d'être  un  bénéfice,  est  une  perte. 

C'est  encore  le  célèbre  fermier  de  Dishley-Grange,  Robert  Bake- 
well,  qui  a  donné  l'élan  en  Angleterre  pour  le  perfectionnement  de 
la  race  bovine,  considérée  exclusivement  au  point  de  vue  de  la  bou- 
cherie. Ses  procédés  étaient  les  mêmes  que  pour  les  moutons.  Seule- 
ment, il  a  moins  bien  réiissi  personnellement.  Le  mouton  produit 
par  Bakewell  est  resté  le  type  le  plus  parfait  du  mouton  de  bou- 
cherie; la  race  de  bœufs  qu'il  a  créée  n'a  pas  eu  la  même  fortune. 
C'est  une  race  défectueuse  à  beaucoup  d'égards,  celle  à  longues 
cornes  du  centre  de  l'Angleterre,  qu'il  avait  choisie  pour  en  faire  le 
sujet  de  ses  efforts.  Malgré  son  habileté  et  sa  persévérance,  il  n'a  pas 
pu  la  modifier  assez  profondément  pour  lui  enlever  ses  défauts  pri- 
mitifs, la  race  à  longues  cornes  est  aujourd'hui  abandonnée  à  peu 
près  généralement  ;  mais,  si  ce  grand  éleveur  n'a  pas  tout  à  fait  réussi 
dans  son  entreprise,  il  a  du  moins  donné  des  exemples  et  des  mo- 
dèles qui  ont  été  suivis  de  toutes  parts  et  qui  ont  fini  par  transfor- 
mer toutes  les  races  anglaises.  Il  n'existe  peut-être  pas  aujourd'hui 
dans  toute  la  Grande-Bretagne  une  seule  tête  de  bétail  qui  n'ait  été 
profondément  modifiée  suivant  la  méthode  de  Bakewell,  et  si  aucune 
ne  porte  son  nom,  comme  parmi  les  bêtes  à  laine,  toutes  ont  égale- 
ment subi  son  empreinte. 

Parmi  ces  races  améliorées  de  longue  main,  figure  au  premier  rang 
celle  à  courtes  cornes  de  Durham.  Elle  a  pris  naissance  dans  la 
grasse  vallée  de  la  Tees,  et  paraît  avoir  été  fondée  à  son  origine  par 
le  croisement  de  vaches  hollandaises  avec  des  taureaux  indigènes. 
(]ette  race  était  déjà  remarquable  par  son  aptitude  à  l'engraissement 
et  ses  qualités  lactifères,  quand  les  idées  de  Bakewell  se  répandirent 
en  Angleterre.  Les  frères  Collins,  fermiers  à  Darlington,  hnaginèrent, 
vers  1775,  d'appliquer  ces  procédés  à  la  race  de  la  vallée  de  la  Tees, 
et  ils  obtinrent  presque  dès  le  début  des  résultats  considérables. 
L'étable  de  Charles  Collins  avait  acquis  une  telle  réputation  en  trente 


286  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ans,  que,  lorsqu'elle  se  vendit  aux  enchères  en  1810,  les  Kl  animaux 
dont  elle  se  composait,  dont  douze  au-dessous  d'un  an,  furent  ache- 
tés 178,000  francs.  La  race  à  courtes  cornes  améliorée  s'est  étendue 
depuis  cette  époque  dans  toute  l'Angleterre,  en  Ecosse  et  en  Irlande, 
et  elle  s'introduit  depuis  quelque  temps  en  France.  Les  animaux  qui 
en  sont  issus  peuvent  s'engraisser  dès  l'âge  de  deux  ans,  et  atteindre 
à  cet  âge  un  poids  énorme  qu'aucune  autre  race  ne  peut  donner 
aussi  vite.  Leur  tête,  leurs  jambes  et  leurs  os  en  général  ont  été  ré- 
duits à  de  si  minces  proportions,  et  les  parties  du  corps  les  plus  char- 
nues si  largement  développées,  qu'ils  rendent  près  des  trois  quarts 
de  leur  poids  en  viande. 

Après  la  race  à  courtes  cornes  de  Durham,  qui  est  pour  les  bœufs 
ce  qu'est  pour  les  moutons  la  race  de  Dishley,  viennent  celles  de 
Hereford  et  de  Devon,  qui  peuvent  être  comparées  aux  South-Downs 
et  aux  Gheviot.  La  race  de  Hereford  suit  de  près  celle  de  Durham  et  est 
même  plus  généralement  recherchée  qu'elle,  comme  offrant  presque 
la  même  précocité,  la  même  aptitude  à  l'engraissement,  avec  plus  de 
rusticité.  Le  comté  de  Hereford,  d'où  elle  est  sortie,  est  situé  au  pied 
des  montagnes  du  pays  de  Galles,  et,  bien  que  renommé  pour  ses 
bois,  ses  pâturages  et  ses  sites,  n'a  que  des  terres  d'une  fertilité  mé- 
diocre. Les  bœufs  qu'il  produit  sont  rarement  engraissés  dans  le 
pays,  ils  sont  achetés  en  général  par  des  herbagers  qui  les  emmè- 
nent dans  des  cantons  plus  fertiles,  où  ils  prennent  leur  entier  dé- 
veloppement, ce  qu'il  est  difficile  de  faire  pour  les  Durham,  qui  exigent 
dès  leur  naissance  une  alimentation  abondante.  Le  comté  de  Here- 
ford est  ainsi,  pour  une  grande  partie  de  l'Angleterre,  ce  que  sont 
en  France  l'Auvergne  ou  le  Limousin,  une  contrée  d'élevage  dont 
les  produits  s'exportent  de  bonne  heure  et  vont  de  proche  en  proche 
alimenter  le  marché  de  la  capitale.  C'est  à  un  contemporain  de  Bake- 
well,  nommé  Tomkins,  qu'est  dû  le  perfectionnement  des  Hereford. 

La  race  de  Devon  est  une  race  de  montagne,  qui  travaillait  beau- 
coup autrefois  et  qui  est  encore  soumise  au  travail  sur  quelques  points; 
elle  est  petite,  mais  admirablement  conformée. 

Toutes  les  autres  races  de  la  Grande-Bretagne,  sans  avoir  atteint 
précisément  la  même  perfection,  ont  été  améliorées  dans  le  même 
sens.  L'Ecosse  en  produit  aussi  plusieurs  qui  jouissent  d'une  grande 
réputation;  les  bœ.ufs  écossais  sortent  de  leurs  montagnes  à  l'âge  de 
trois  ou  quatre  ans  pour  venir  s'engraisser  en  Angleterre  ;  tels  sont 
les  bœufs  dits  de  Galloway,  la  race  noire  sans  cornes  du  comté  d'An- 
gus,  et  cette  admirable  race  des  highlands  de  l'ouest,  une  des  plus 
merveilleuses. créations  de  l'honnne,  qui  vit  sans  abris  sur  les  plus 
sauvages  montagnes  du  nord,  et  qui,  malgré  la  stérilité  du  sol  et  la 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  287 

rudesse  du  climat,  arrive  à  un  poids  moyen  extraordinaire,  dont  la 
valeur  s'accroît  encore  par  l'excellente  qualité  de  sa  viande  (1). 

Voici  maintenant  quels  sont  à  peu  près  les  résultats  comparatifs* 
des  deux  systèmes  : 

En  France,  le  nombre  des  bestiaux  abattus  annuellement  pour  la 
boucherie  doit  être  de  4  millions  de  têtes,  produisant  en  tout  hOO  mil- 
lions de  kilogrammes  de  viande,  à  raison  de  100  kilos  de  poids 
moyen.  La  statistique  officielle  dit  300  millions  seulement. 

Dans  les  îles  britanniques,  le  nombre  des  bestiaux  abattus  annuel- 
lement est  de  2  millions  de  têtes,  produisant  en  tout  500  millions 
de  kilogrammes  de  viande,  à  raison  de  250  kilos  de  poids  moyen. 

Ainsi,  avec  8  millions  de  têtes  et  30  millions  d'hectares,  l'agricul- 
ture britannique  produit  500  millions  de  kilos  de  viande,  tandis  que 
la  France,  avec  10  millions  de  têtes  et  53  millions  d'hectares,  n'en 
produit  que  400. 

Cette  nouvelle  disproportion  s'explique  parfaitement,  outre  la  dif- 
férence des  races,  par  la  différence  dans  l'âge  des  animaux  abattus. 
Les  bœufs  français  sont  abattus  trop  tôt  ou  trop  tard;  la  nécessité  de 
•Mourrir  avant  tout  nos  animaux  de  travail  nous  force  à  tuer  un  grand 
nombre  de  veaux  à  l'âge  où  la  croissance  est  la  plus  rapide.  Sur  nos 
h  millions  de  têtes  figurent  2  millions  et  demi  de  veaux  qui  ne  don- 
nent pas  plus  de  30  kilos  de  viande  nette  en  moyenne;  ceux  qui  sur- 
vivent ne  sont  immolés  qu'à  un  âge  où  la  croissance  a  cessé  depuis 
longtemps,  c'est-à-dire  après  que  l'animal  a  consommé  pendant  plu- 
sieurs années  de  la  nourriture  qui  n'a  pas  servi  à  accroître  son  poids. 
Les  Anglais,  au  contraire,  ne  tuent  leurs  animaux  ni  aussi  jeunes, 
parce  que  c'est  dans  la  jeunesse  qu'ils  font  le  plus  de  viande,  ni  aussi 
vieux,  parce  qu'ils  n'en  font  plus;  ils  saisissent  le  moment  précis 
où  l'animal  a  pris  son  maximuia  de  croissance. 

Ces  résultats,  si  favorables  à  l'économie  rurale  anglaise,  s'atté-- 
nuent,  il  est  vrai,  par  la  valeur  du  travail  que  donnent  en  France  les 
bêtes  bovines.  Nous  possédons  en  tout  deux  millions  environ  de  bœufs 
qui  travaillent  pour  la  plupart ,  et  parmi  les  vaches,  il  en  est  beau- 
coup aussi  qui  traînent  la  charrue.  Si  nous  avions,  comme  les  Anglais, 
supprimé  à  peu  près  partout  le  travail  des  bœufs,  nous  aurions  été 
forcés  de  les  remplacer  par  des  chevaux;  ces  chevaux  entraîneraient 
des  dépenses  qui  représentent  la  valeur  actuelle  du  travail  des  bêtes 
à  cornes.  En  évaluant  ce  travail  à  200  francs  environ  par  attelage,. 
ce  serait  une  somme  annuelle  de  200  millions  à  ajouter  au  crédit 
de  notre  race  bovine. 


(1)  Une  collection  complète  de  ces  races  précieuses  avait  été  réunie  en  France  à  Tins 
titut  national  agronomique,  elle  a  été  dispersée  par  la  destruction  de  cet  établissement. 


288  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  compte  des  produits  du  gros  bétail  dans  les  deux  pays  pourrait 
donc  s'établir  en  gros  de  la  manière  suivante,  en  négligeant  de  part 
et  d'autre  la  valeur  des  issues  et  celle  des  fumiers,  qui  doivent  se 
compenser  à  peu  de  chose  près,  et  en  évaluant  le  kilogramme  de 
viande  à  1  franc  : 

FRANCE. 

Lait 100  millions. 

Viande ZiOO 

Travail 200 

Total 700  millions. 

Soit  70  francs  par  tête  et  là  francs  par  hectare. 

ILES   BRITANNIQUES. 

Lait 400  millions. 

Viande 500 

Total 900  millions. 

Soit  110  francs  par  tête  et  30  francs  par  hectare.  Dans  l'Angleterre 
proprement  dite,  ce  produit  est  d'environ  50  francs  par  hectare. 

Ces  chiffres  se  contrôlent  par  un  fait  extrêmement  simple  et  facile 
à  constater  :  c'est  le  prix  moyen  des  animaux  dans  les  deux  pays.  En 
général,  le  prix  courant  d'un  animal  donne  une  mesure  assez  exacte 
du  bénéfice  que  l'acheteur  espère  en  retirer;  or,  il  est  constant  que  la 
valeur  moyenne  des  bêtes  à  cornes  est  en  Angleterre  fort  au-dessus 
de  ce  qu'elle  est  en  France.  Il  n'est  même  pas  nécessaire  d'aller  en 
Angleterre  pour  constater  une  semblable  différence;  nous  avons  en 
France  deux  régions,  l'une  où  le  gros  bétail  ne  travaille  pas,  et  l'autre 
où  il  est  soumis  au  travail.  Si  nous  recherchons  la  valeur  moyenne 
dans  les  deux  régions,  nous  voyons  qu'elle  est  dans  la  première  bien 
au-dessus  de  ce  qu'elle  est  dans  la  seconde.  Et  cependant  l'art  d'éle- 
ver des  bestiaux  pour  la  boucherie  uniquement  est  encore  en  France 
à  peu  près  inconnu.  Que  serait-ce  s'il  était  parvenu  au  point  où  il  est 
aujourd'hui  en  Angleterre? 

Je  sais  que  la  substitution  des  races  de  laiterie  et  de  boucherie  aux 
races  de  travail  n'est  pas  toujours  possible,  je  dirai  plus  tard  pour- 
quoi l'agriculture  britannique  a  pu  à  ce  point  prendre  les  devans  sur 
nous.  Je  ne  fais  aucun  reproche  aux  portions  de  notre  territoire  qui 
sont  cultivées  par  des  bœufs,  je  ne  conseille  aucune  transformation 
brusque  et  irréfléchie;  je  me  borne  à  constater  ce  qui  est,  et  je  crois 
avoir  démontré  que,  par  le  seul  fait  de  l'abandon  à  peu  près  complet 
du  travail  par  les  bœufs,  le  sol  britannique,  môme  y  compris  l'Ecosse 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  289 

et  l'Irlande,  est  arrivé  à  un  produit  double  du  nôtre  pour  le  gros  bé- 
tail. Telle  est  en  agriculture  la  puissance  d'une  idée  juste,  quand  il 
est  possible' de  l'appliquer. 

Les  autres  espèces  d'animaux  domestiques  sont  les  chevaux  et  les 
porcs.  Pour  les  chevaux,  la  prééminence  des  producteurs  anglais  est 
depuis  longtemps  reconnue.  Nous  possédons  en  France  environ  3  mil- 
lions de  chevaux  de  tout  âge,  ou  6  tètes  environ  sur  100  hectares; 
on  en  compte  en  Angleterre,  Ecosse  et  Irlande,  2  millions,  soit  en- 
core 6  têtes  environ  par  100  hectares;  mais  nos  3  millions  de  che- 
vaux ne  peuvent  être  estimés  en  moyenne  que  150  francs  par  tête, 
soit  en  tout  une  valeur  capitale  de  Zi50  milHons,  tandis  que  les  2  mil- 
lions de  chevaux  anglais  sont  estimés  en  moyenne  300  francs,  ce  qui 
donne  une  valeur  capitale  de  600  millions.  Il  est  vrai  que,  pour  com- 
pléter la  comparaison,  il  faut  ajouter,  à  notre  capital  en  chevaux,  la 
valeur  de  nos  mulets  et  ânes,  que  la  statistique  officielle  porte  à 
80  millions,  et  qui  approche  probablement  de  100  ;  mais,  même  en 
ajoutant  cette  dernière  somme  à  l'autre,  nous  restons  encore  en  ar- 
rière, quand  l'étendue  de  notre  sol  devrait  nous  assurer  une  grande 
supériorité. 

On  peut  dire  que  la  valeur  moyenne  de  nos  chevaux  a  été  réduite 
dans  l'estimation  qui  précède,  et  celle  des  chevaux  anglais  accrue. 
Je  ne  crois  pas  que  ce  reproche  soit  fondé.  Sans  doute,  tous  les  che- 
vaux anglais  ne  sont  pas  des  chevaux  de  course;  mais,  s'ils  étaient 
tous  des  chevaux  de  course,  ils  seraient  estimés  plus  de  300  francs. 
La  valeur  du  cheval  de  course  anglais  est  tout  à  fait  idéale,  mais  elle 
porte  sur  un  petit  nombre  de  têtes,  et  dans  cette  mesure,  elle  se  jus- 
tifie à  beaucoup  d'égards  par  le  haut  prix  que  les  Anglais  attachent 
à  tout  ce  qui  peut  améliorer  leurs  races.  C'est  précisément  parce  que 
des  étalons  sans  défaut  se  paient  des  prix  énormes,  que  les  éleveurs 
britanniques  ont  pu  perfectionner  comme  ils  l'ont  fait  leurs  chevaux 
communs.  Chaque  espèce  d'animaux  domestiques  a  son  utilité  spé- 
ciale; celle  du  cheval  est  la  force  unie  à  la  vitesse.  Les  Anglais  se  sont 
attachés  à  développer  dans  leurs  chevaux  ces  deux  conditions,  quoi 
qu'il  leur  en  coûte  au  premier  abord,  et  il  se  trouve,  en  définitive, 
qu'ils  ne  paient  pas  l'unité  de  force  et  de  vitesse  plus  cher  que  nous, 
parce  qu'ils  concentrent  autant  que  possible  leurs  moyens  de  pro- 
duction et  d'entretien  sur  des  individus  choisis,  au  lieu  do/les  dis- 
perser sur  des  animaux  sans  valeur. 

Outre  leurs  célèbres  chevaux  de  selle,  il  ont  des  races  de  trait  éga- 
lement précieuses.  Tels  sont,  par  exemple,  les  chevaux  de  charrue, 
qui  viennent  pour  la  plupart  du  comté  de  Suffolk.  Nous  avons  vu 
qu'on  avait  généralement  substitué  le  travail  des  chevaux  à  celui  des 
bœufs  pour  la  culture;  on  a  pensé  avec  raison  que,  le  cheval  allant 

TOME  I.  19 

/ 


290  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plus  vite,  son  travail  était  plus  productif.  On  a  fait  plus  :  on  a  substi- 
tué les  chevaux  aux  hommes  eux-mêmes-,  toutes  les  fois  que  le  tra- 
vail de  l'homme,  le  plus  coûteux  de  tous,  pouvait  être  remplacé  par 
une  machine  mise  en  mouvement  par  un  cheval.  En  même  temps  on 
a  recherché  les  méthodes  de  culture  qui  permettaient  de  supprimer 
tout  effort  inutile  ou  peu  productif,  et  on  s'est  attaché  à  remplacer 
tant  qu'on  a  pu  les  bêtes  de  trait  par  tout  autre  moteur  plus  écono- 
mique, comme  l'eau,  le  vent  et  la  vapeur.  Malgré  ces  simplifications, 
la  somme  de  travail  agricole  exécuté  en  Angleterre  par  des  chevaux 
est  beaucoup  plus  considérable  qu'en  France,  et  le  nombre  de  ces  ani- 
maux employés  par  l'agriculture  n'est  pas  augmenté  en  proportion. 
C'est  que  leurs  attelages,  étant  en  général  plus  choisis  et  mieux  en- 
tretenus que  les  nôtres,  ont  plus  de  vigueur  et  d'agilité. 

Les  chevaux  qui  servent  aux  travaux  des  brasseries,  aux  transports 
des  charbons  et  autres  marchandises  lourdes  et  encombrantes  sont 
célèbres  par  leur  force  et  par  leur  masse.  Les  meilleurs  atteignent  des 
prix  très-élevés.  Il  en  est  de  même  des  chevaux  de  voiture  :  la  race 
des  chevaux  bais  de  Gleveland,  dans  le  comté  d'York,  est  une  des  plus 
parfaites  qui  existent  pour  les  attelages  de  luxe. 

Quant  au  cheval  de  course  et  à  son  rival  le  cheval  de  chasse,  tout 
le  monde  sait  par  quel  ensemble  d'efforts  on  est  arrivé  à  produire  et 
à  maintenir  ces  espèces  supérieures.  Ce  sont  des  créations  de  l'indus- 
trie humaine,  de  véritables  œuvres  d'art,  obtenues  à  grands  frais,  et 
destinées  à  satisfaire  une  passion  nationale.  On  peut  dire  sans  exa- 
gération que  toute  la  richesse  britannicpie  semble  n'avoir  d'autre  but 
que  l'entretien  des  haras  d'où  sortent  ces  créatures  privilégiées.  Un 
beau  cheval  résume  pour  tout  le  monde  l'idéal  de  la  vie  élégante,  c'est 
le  premier  rêve  de  la  jeune  fille  comme  le  dernier  plaisir  de  l'homme 
vieilli  dans  les  travaux;  ce  qui  tient  à  l'éducation  des  chevaux  de  selle, 
aux  courses,  aux  chasses,  à  tous  les  exercices  où  se  déploient  les 
qualités  de  ces  brillans  favoris,  est  la  grande  affaire  du  pays  entier. 
Le  peuple  s'y  intéresse  comme  les  grands  seigneurs,  et  le  jour  où  se 
court  le  Derby  à  Epsoni,  tout  vaque;  il  n'y  a  plus  de  parlement,  plus 
d'affaires,  toute  l'Angleterre  aies  yeux  fixés  sur  ce  turf,  où  courent 
quelques  jeunes  étalons^et  où  des  millions  de  paris  se  gagnent  ou  se 
perdent  en  quelques  minutes. 

Nous  sommes  encore  bien  loin  de  cet  engouement  national,  et 
certes  ce  n'est  pas  que  nos  races  nationales  soient  sans  valeur  :  elles 
ont  au  contraire  des  mérites  naturels  que  l'art  seul  a  pu  donner  aux 
chevaux  anglais,  la  production  n'est  jamais,  à  vrai  dire,  restée  au- 
dessous  de  la  consommation;  mais  ce  qui  nous  manque  en  général  et 
ce  qui  importe  le  plus  au  perfectionnement  de  nos  races,  c'est  que 
nous  apprenions  à  payer  les  bons  chevaux  ce  qu'ils  valent  :  tout  est 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  291 

là.  Tant  que  nous  chercherons  avant  tout  le  bon  marché,  les  beaux 
et  bons  chevaux  ne  seront  chez  nous  que  des  exceptions,  quand  il 
nous  serait  bien  facile  de  les  multiplier.  Nos  Percherons,  nos  Bou- 
lonnais, nos  Limousins,  nos  Bretons,  nos  Béarnais,  offrent  déjà  des 
types  admirables  qui  se  répandraient  et  se  perfectionneraient  aisé- 
ment, si  nos  éleveurs  trouvaient  une  rémunération  suffisante. 

Les  porcs  anglais  ne  sont  pas  en  moyenne  plus  gros  que  les  nôtres, 
mais  ils  sont  beaucoup  plus  nombreux  et  ils  se  tuent  plus  jeunes. 
C'est  toujours  le  grand  principe  de  la  précocité  préconisé  par  Ba- 
kewell  et  appliqué  à  toutes  les  espèces  d'animaux  comestibles.  La 
seule  Angleterre  nourrit  autant  de  porcs  que  la  France  entière;  ceux 
de  l'Ecosse  et  de  l'Irlande  sont  en  sus,  et  bien  peu  de  ces  animaux  . 
vivent  au-delà  d'un  an.  Ils  appartiennent  tous  à  des  races  qui  s'en- 
graissent vite,  et  dont  les  formes  ont  été  améliorées  de  longue  main. 
La  statistique  officielle  porte  à  290  millions  de  kilogrammes  la  pro- 
duction annuelle  de  la  viande  de  porc  en  France.  Ce  chiffre  doit  être 
très  inférieur  au  total  réel,  un  grand  nombre  de  ces  utiles  animaux 
étant  abattus  et  consommés  dans  les  ménages  de  campagne  sans 
que  leur  existence  ait  pu  être  constatée  ;  mais  même  en  le  portant  à 
AOO  millions,  le , royaume-uni  doit  produire  beaucoup  plus,  600  mil- 
lions de  kilogrammes.  Encore  une  supériorité  dont  on  ne  saurait  s'é- 
tonner, quand  on  a  vu  avec  quelle  habileté  est  entendue  chez  nos 
voisins  la  conduite  des  porcheries.  Les  fermes  où  l'on  engraisse  les 
porcs  par  centaines  ne  sont  pas  rares,  et  presque  partout  ils  figurent 
parmi  les  principales  branches  de  revenu. 

Tels  sont  en  aperçu  les  avantages  obtenus  par  l'agriculture  bri- 
tannique dans  l'élève  des  animaux  domestiques.  11  est  vrai  que  la 
France  prend  sa  revanche  pour  une  autre  branche  de  produits  ani- 
maux à  peu  près  nulle  en  Angleterre  et  très  considérable  chez  nous, 
celle  des  basses-cours.  Les  Anglais  élèvent  peu  de  volailles,  c'est 
tout  au  plus  si  les  statistiques  portent  à  25  millions  par  an  la  valeur 
créée  par  ce  moyen,  tandis  qu'en  France  on  a  évalué  à  100  millions 
le  seul  produit  annuel  des  œufs,  et  celui  des  volailles  de  toute  espèce 
à  une  somme  équivalente.  Une  portion  notable  de  la  population  s'en 
nourrit,  surtout  dans  le  midi,,  et  ce  supplément  remplace  une  partie 
de  ce  qui  nous  manque  en  nourriture  animale;  mais  tout  en  rendant 
justice  à  l'importance  réelle  et  trop  souvent  négligée  de  cette  res- 
source, on  ne  peut  méconnaître  qu'elle  ne  comble  qu'imparfaitement 
le  déficit.  Nous  retrouverons  les  mêmes  différences  en  examinant  les 
cultures  proprement  dites. 

Léonce  de  Lavergne. 


PROMENADE 


EN  AMÉRIOUE 


LA  NOUVELLE  ANGLETERRE  ET  LA  NOUVELLE  FRANCE.  ' 

FÊTES  POPULAIRES  A  BOSTON.  —  LES  OUVRIÈRES  DE  LOWELL. — PORTRAIT  DE  M.  WEBSTER. 
—  LA  JEUNE  FILLE  SOURDE,  MUETTE  ET  AVEUGLE.  —  MONTRÉAL.  —  LA  FRANCE  AU  BOUT 
DU  MONDE.  —  QUÉBEC.  —  WOLFE  ET  MOSTCALM.  —  LE  CANADA  ET  l'aNGLETEPRE.  — 
DINER   POLITIQUE. 


Un  heureux  hasard  m'a  amené  à  Boston  au  moment  où  vont  avoh* 
lieu  de  grandes  solennités  populaires  qui  dureront  trois  jours.  Les 
trois  journées  de  Boston  seront  célébrées  en  l'honneur  d'une  révolu- 
tion, mais  d'une  révolution  toute  pacifique.  Il  s'agit  de  fêter  l'ouver- 
ture d'une  ligne  de  chemin  de  fer  qu'on  vient  d'établir  entre  les 
Etats-Unis  et  le  Canada.  Le  gouverneur,  lord  Elgin,  va  venir  à  Boston, 
où  doit  se  rendre  de  son  côté  le  président  des  Etats-Lnis.  Toute  la 
ville  est  en  émoi.  L'affluence  des  visiteurs  est  considérable,  l^es  hôtels 
sont  tellement  encombrés,  qu'on  m'a  menacé  de  me  forcer  à  partager 
ma  chambre  avec  un  autre  voyageur.  Ce  qui  est  parfaitement  amé- 
ricain, c'est  que  le  maître  de  l'hôtel  où  j'habite,  et  où  doivent  des- 
cendre M.  Fillmore  et  lord  Elgin,  s'est  bien  gardé,  en  m'annonçant 
cette  détermination,  de  m'en  expliquer  le  motif.  Sans  daigner  m' ap- 
prendre ce  qui  causait  cette  mesure  extraordinaire,  il  s'est  borné  à 
me  répéter  qu'il  me  donnerait  un  compagnon  de  chambre;  cependant, 
grâce  à  des  protections  puissantes,  j'ai  obtenu  que  ce  désagrément  me 
serait  épargné. 

(1)  Voyez  la  livraison  du  !«' janvier  1833. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  293 

J'ai  été  au  sénat  assistera  la  réception  du  président  des  Etats-Unis 
par  le  gouverneur  de  l'état  de  Massaclmsets.  Le  président  est  arrivé 
suivi  de  trois  de  ses  ministres,  parmi  lesquels  était  M.  Webster,  le 
lion  du  jour  et  candidat  lui-même  à  la  présidence  pour  l'année  pro- 
chaine. Le  gouverneur  de  cet  état  est  fils  d'un  petit  fermier  :  entré 
au  service  d'un  homme  de  loi,  il  passait  ses  soirées  à  s'instruire  dans 
les  écoles  du  soir;  il  a  fondé  un  athénée  dans  sa  petite  ville,  y  a  fait 
des  cours,  et  est  devenu  un  des  chefs  du  parti  démocrate  dans  son 
état.  Le  président  a  été,  me  dit-on,  charpentier.  M.  Webster  a  eu  une 
jeunesse  laborieuse.  Ces  trois  hommes  ont  des  manières  parfaitement 
convenables  à  leur  situation  actuelle.  Tout  s'est  passé  simplement  et 
dignement.  Quand  le  président  est  entré,  on  s'est  levé.  Le  président 
et  le  gouverneur  se  sont  salués.  Le  gouverneur  a  adressé  au  président 
un  discours  commençant  par  la  formule  d'usage  :  Phase  your  excel- 
lency  (plaise  à  votre  excellence) .  Le  président  a  répondu  par  des  éloges 
de  la  population  de  Boston,  de  ses  marchands  princes^  de  ses  ouvriers 
nobles  de  par  la  nature;  le  gouverneur,  bien  qu'il  soit  du  parti  opposé 
à  celui  de  M.  Webster,  a  introduit  avec  assez  d' à-propos  un  éloge  de 
celui-ci  dans  la  réponse  qu'il  adressait  au  président.  M.  Webster  a 
pris  la  parole  au  milieu  des  applaudissemens;  mais,  de  l'aveu  général, 
le  grand  orateur  a  été  aujourd'hui  mal  inspiré.  Il  a  flatté  un  peu  gros- 
sièrement le  peuple  américain  dans  un  discours  qu'autour  de  moi  on 
trouvait  de  mauvais  goût.  Un  autre  ministre,  qui  est  Virginien,  a  eu 
beaucoup  de  succès,  «  Un  Virginien,  a-t-il  dit,  ne  se  sent  pas  étran- 
ger à  Boston,  ))  et,  réunissant  le  midi  et  le  nord  dans  ses  hommages  : 
«  si  vous  avez  votre  Bunker-hill^  a-t-il  dit,  nous  avons  notre  York- 
town.  Si  vous  avez  votre  Daniel  Webster,  nous  avons  notre  Washington, 
(|ui  vous  appartient  aussi,  our  and  your  Washington.  »  Comme  le 
nord  et  le  sud  sont  toujours  disposés  à  se  quereller,  la  sagesse,  des 
hommes  d'état  de  tous  les  partis  s'applique  à  ranimer  les  sentimens 
d'union  si  nécessaires  au  maintien  de  la  fédération  américaine. 

Voici  un  trait  de  mœurs  assez  curieux.  J'ai  appris  que  le  speaker 
de  l'assemblée  représentative  de  l'état  s'est  si  bien  conduit  dans  des 
momens  difficiles,  que  les  diff'érens  partis  se  sont  réunis  pour  lui  té- 
moigner leur  reconnaissance  en  lui  donnant une  montre. 

18  septembre. 

Ce  jour  est  consacré  à  une  promenade  dans  la  rade  de  Boston.  Plu- 
sieurs bâtimens  à  vapeur  ont  été  mis  par  la  ville  à  la  disposition  de 
ses  hôtes.  Une  place  m'a  été  accordée  sur  celui  de  ces  bâtimens  qui 
porte  aussi  les  députés  canadiens  venus  de  Montréal  et  de  Québec 
pour  fraterniser  avec  les  habitans  de  Boston.  Le  temps  est  merveil- 
leusement beau.  La  ville,  entourée  presque  de  tous  côtés  par  la  mer 


29Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  bâtie  sur  plusieurs  collines,  s'élève  au  milieu  des  mille  navires  qui 
lui  forment  comme  une  couronne  de  mâts.  Les  fanfares,  les  hourras, 
les  coups  de  canon,  retentissent.  On  distribue  une  brochure  sur  la 
condition  présente  de  Boston.  Le  premier  chemin  de  fer  destiné  à 
être  parcouru  par  la  vapeur  qui  ait  été  construit  en  Amérique  l'a  été 
en  1829  par  Boston.  Il  avait  treize  milles,  moms  de  cinq  lieues; 
maintenant  mille  lieues  de  chemin  de  fer  rayonnent  de  Boston  dans 
le  Massachusets  et  les  états  voisins,  et  les  Etats-Unis  sont  traversés 
en  tous  sens  par  plus  de  dix  mille  milles  de  chemins  de  fer,  plus  de 
trois  mille  lieues,  plus  que  le  diamètre  terrestre  (1). 

La  nouvelle  ligne  dont  on  célèbre  aujourd'hui  l'ouverture  est  d'au- 
tant plus  importante,  qu'elle  offre  un  chemin  direct  aux  émigrans  qui 
arrivent  d'Europe  à  Boston  pour  se  rendre  dans  l'ouest,  sans  aller 
chercher  l'Hudson,  qui  est  la  ligne  directe  de  New-York;  les  produits 
de  l'ouest  peuvent  par  la  même  voie  venir  s'embarquer  à  Boston.  Ce 
qui  donne  surtout  une  grande  impulsion  à  la  création  des  chemins 
de  fer  américains,  c'est  la  rivalité  des  différons  états  qui  cherchent 
sans  cesse  à  se  supplanter  les  uns  les  autres,  et  tâchent,  si  j'ose  em- 
ployer cette  expression,  de  se  souffler  le  transport  des  passagers  et 
surtout  des  marchandises.  Les  Etats-Unis  sont  comme  un  grand  échi- 
quier où  chacun  tâche  d'arriver  à  dame  le  premier. 

Des  tables,  jointes  à  la  brochure  qu'on  nous  a  distribuée,  montrent 
que,  pour  ce  qui  concerne  le  port  de  Boston  depuis  1842  jusqu'à  1850, 
le  produit  des  douanes  a  pi-esque  triplé,  et  que  le  tonnage  a  augmenté 
de  plus  d'un  tiers  (2)  en  clix  ans;  le  chiffre  de  la  population  de  Boston 
a  été  porté  de  158,000  âmes  à  269,000;  ces  chiffres  s'appellent  ici  des 
.figures;  il  faut  avouer  que,  comme  les  figures  de  rhétorique,  celles-ci 
ont  bien  leur  éloquence. 

Le  déjeuner  que  nous  donne  la  ville  est  médiocre,  il  faut  en  con- 
venir, et  les  plats  sont  disputés  avec  énergie;  mais  le  vin  de  Cham- 
pagne est  à  discrétion,  c'est  l'important  pour  la  chaleur  de  l'enthou- 
siasme et  la  gaieté  de  la  réunion.  Bientôt  commencent  les  toasts  et  les 
speeches;  on  demande  monsieur  un  tel,  et  il  paraît  et  il  parle,  et  des 
transports  d'approbation  accueillent  invariablement  son  discours.  Ce 
sont  surtout  les  Canadiens,  et  parmi  eux  les  Canadiens  français,  qui 
jouissent  d'une  popularité  sans  bornes.  On  crie  :  Vive  la  belle  France! 
Trois  hourras  pour  la  belle  France!  Un  habitant  de  Montréal  entonne 
la  vieille  romance  de  la  Claire  fontaine.  Un  habitant  de  Québec  chante  : 

(1)  Le  chiffre  exact,  tiré  d'un  document  officiel,  était,  pour  1832, 10,814  milles  de  che- 
mins de  fer  terminés,  et  10,898  de  chemins  de  fer  en  construction.  Le  capital  engagé  est  de 
592,770,000  doll.  (plus  de  3  milliards  et  demi). 

(2)  Augmentation  de  2,780,186  dollars  pour  les  douanes,  et  de  193,502  à  313,192  dol- 
lars pour  le  tonnage. 


PROMENADE   EN    AMÉRIQUE.  295 

Nous  aimons  la  Canadienne 
Pour  ses  beaux  yeux  doux. 

La  foule  se  porte  brusquement  vers  un  orateur  qui  surgit,  le  chanteur 
est  abandonné,  et  je  perds  la  suite  de  ce  morceau  de  poésie  nationale 
que  je  m'apprêtais  à  recueillir. 

Dans  les  discours,  il  n'est  question  des  deux  côtés  que  d'alliance, 
d'union  par  des  liens  de  fer  :  les  Etats-Unis  semblent  déjà  tenir  le 
Canada;  mais  comme  on  descend  du  bateau,  j'aperçois  un  homme  à 
figure  anglaise  qui  cherche  à  se  hisser  sur  un  toit  pour  être  entendu; 
le  toit  est  assez  élevé,  il  faut  le  soutenir  par  les  jambes;  enfin  il  s'ac- 
croche des  pieds  et  des  mains  à  cette  tribune  glissante,  et  de  la  po- 
sition difiicile  qu'il  a  conquise  il  parle  avec  beaucoup  d'énergie.  Il 
commence  par  glorifier  la  race  anglo-saxonne  en  Angleterre  et  en 
Amérique  ;  puis,  se  souvenant  de  la  population  française  du  Canada,  il 
rappelle  qu'elle  est  du  même  sang  que  le  noble  Lafayette.  Après  les 
complimens,  il  entre  en  matière;  il  déclare  nettement  que  le  Canada 
est  content  de  l'Angleterre  et  veut  rester  sous  sa  domination;  l'ora- 
teur convient  qu'il  n'en  a  pas  été  toujours  ainsi,  mais  il  affirme  que 
les  Canadiens  ont  obtenu  ce  qu'ils  désiraient.  Il  ose  même  ajouter  : 
<c  INous  vous  avons  enviés,  nous  ne  vous  envions  plus,  l'Angleterre 
nous  a  donné  ce  que  vous  avez.  )>  Je  dois  dire  que  ce  discours  a  eu 
moins  de  succès  que  les  autres,  et  qu'il  faisait  naître  autour  de  moi 
des  murmures  qui  n'étaient  pas  des  murmures  d'approbation.  Je  me 
disais  :  Yoilà  sans  doute  quelque  fonctionnaire  anglais  au  Canada  qui 
ne  veut  pas  laisser  passer  cette  cérémonie  sans  avoir  protesté  de  sa 
loyauté.  Quelle  était  mon  erreur!  Celui  qui  venait  de  parler  ainsi 
était  M.  Neilson,  qui,  bien  qu'Anglais  d'origine,  est  depuis  vingt  ans 
un  des  chefs  les  plus  distingués  et  les  plus  ardens  du  parti  national 
au  Canada,  au  point  qu'il  a  pris  les  armes,  commandé  les  insurgés, 
et  à  leur  tête  a  gagné  sur  les  Anglais  la  bataille  de  Saint-Denis;  mais, 
comme  il  le  disait  tout  à  l'heure,  le  pays  a  obtenu  ce  qu'il  désirait  : 
l'Angleterre,  mieux  éclairée  sur  ses  intérêts  et  comprenant  que  le  seul 
moyen  de  ne  pas  précipiter  le  Canada  dans  l'union  américaine,  c'est 
de  le  bien  gouverner,— l'Angleterre  a  changé  de  politique  envers  lui, 
elle  lui  a  donné  un  vrai  gouvernement  représentatif,  dans  lequel  les 
Canadiens  français,  grâce  à  l'accession  d'un  certain  nombre  d'Anglais 
raisonnables,  ont  la  majorité.  De  plus,  le  gouverneur  actuel,  lord 
Elgin,  s'est  montré  favorable  à  leur  égard  jusqu'à  provoquer  un  sou- 
lèvement du  parti  anglais  violent,  émeute  odieuse  qui  a  déconsidéré 
ce  parti.  Dans  ces  conjonctures,  M.  Neilson,  comme  les  plus  sages  pa- 
triotes du  Canada,  s'est  attaché  franchement  à  l'Angleterre  du  jour 
où  elle  voulait  être  juste,  comprenant  bien  que  la  nationalité  cana- 


296  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dienne  court  beaucoup  moins  de  risque  avec  elle  qu'avec  les  Etats- 
Unis,  et  qu'une  annexion  opérée  par  ce  peuple  envahissant  serait  la 
mort  de  cette  nationalité.  Autant  vaudrait  tomber  dans  le  goufire  du 
Niagara.  Voilà  ce  qui  faisait  parler  aujourd'hui  M.  Neilson;  du  reste, 
il  n'a  jamais  changé.  Il  y  a  vingt  ans,  il  disait  à  M.  de  Tocqueville  : 
Nous  resterons  avec  les  Anglais  jusqu'à  ce  qu'ils  nous  forcent  de  les 
combattre.  Cette  nécessité  est  venue,  M.  Neilson  les  a  combattus  et 
même  battus.  Aujourd'hui,*  avec  un  égal  patriotisme,  il  résiste  aux 
annexionistes  et  vient  le  déclarer  dans  une  fête  au  fond  de  laquelle 
est,  pour  un  grand  nombre  de  ceux  qui  m'entourent,  la  pensée  de 
l'annexion. 

Le  soir,  j'ai  été  dans  le  beau  monde.  Le  président  a  paru  dans  un 
salon,  où  il  ne  s'était  pas  trouvé  autant  d'uniformes  anglais  depuis  la 
guerre  de  l'indépendance.  On  venait  saluer  M""  Fillmore,  qui  prenait 
très-bien  sa  situation  de  'prificesse  du  sang  et  ne  montrait  ni  hauteur 
ni  embarras. 

J'ai  terminé  cette  journée  par  une  délicieuse  promenade  sous  les 
ormes  du  parc,  dont  une  lune  magnifique  découpait  le  sombre  et 
gracieux  feuillage. 
•  19  septembre. 

Ce  jour  est  le  grand  jour.  D'abord  procession  des  métiers,  puis 
dîner  de  quatre  mille  personnes;  le  soir,  illumination  et  feu  d'arti- 
fice :  tout  cela  en  l'honneur  de  sa  majesté  le  chemin  de  fer.  — Bos- 
ton, me  dit  M***,  veut  se  montrer  avec  toutes  ses  ressources,  icith 
ail  /lis  poicer. 

Quelques  précautions  sont  prises  contre  les  vols.  Partout  on  lit 
affiché  :  Prenez  garde  aux  filous,  beicare  of  pick-pockf-ts.  On  a  fait 
venir  tous  les  individus  suspects,  on  les  a  montrés  à  la  population, 
pour  que  chacun  pût  les  reconnaître  au  besoin.  Du  reste,  j'ai  compté 
près  de  deux  cents  policemen,  bel  et  bien  armés  de  truncheon;  seule- 
ment, à  cause  de  la  fête,  cette  petite  massue  était  enveloppée  de 
papier  doré. 

Vers  midi,  la  procession  commence.  En  tête  sont  le  président  et 
ses  ministres,  lord  Elgin  et  les  autorités  cle  Boston.  Ce  qui  me  frappe 
d'abord,  c'est  le  grand  nombre  d'uniformes  qui  figurent  dans  cette 
fête  toute  civiq;ue  :  voici  des  lanciers  qui  n'ont  pas,  il  est  vrai,  la 
tournure  aussi  militaire  que  ceux  que  je  voyais,  il  y  a  un  mois,  ga- 
loper dans  le  Ghamp-de-Mars;  voici  des  bonnets  à  poil,  des  habits 
bleus,  gris,  rouges,  des  vestes  à  la  hongroise,  etc.  S'il  existait  autant 
de  régimens  qu'il  y  a  d'uniformes,  la  ville  de  Boston  aurait  sur  pied 
une  armée  formidable;  mais  j'apprends  que  ce  sont  des  compagnies 
de  volontaires,  qui,  s' étant  organisées  librement,  choisissent  leur 
costume  comme  elles  nomment  leurs  officiers.  Evidemment  les  Amé- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  297 

ricains  ont  un  faible  pour  l'art  militaire;  en  cela,  ils  diffèrent  des 
Anglais.  Les  Anglais  sont  aussi  braves  qu'aucun  autre  peuple,  mais 
chez  eux  l'état  militaire  est  peu  considéré.  Un  père,  même  dans 
une  condition  modeste,  ne  le  voit  prendre  à  son  fils  qu'à  regret.  L'on 
n'a  en  Angleterre  nul  goût  pour  le  tambour  et  l'uniforme;  il  n'en  est 
pas  de  même  aux  Etats-Unis.  J'ai  vu  des  enfans  s'amuser  à  faire  l'exer- 
cice et  manœuvrer  pour  leur  récréation,  comme  des  gamins  de  Paris. 
La  guerre  du  Mexique  a  développé  cette  disposition  guerrière.  On 
s'accoutume  aux  présidens  militaires;  il  y  a  là  peut-être  le  germe 
d'un  grand  changement  dans  le  caractère  et  les  institutions  du  peuple 
américain. 

En  principe,  tout  le  monde  fait  partie  de  la  milice  ;  mais  il  se 
trouve  assez  de  miliciens  de  bonne  volonté,  portant  l'uniforme,  en- 
régimentés en  compagnies  de  volontaires  et  faisant  l'exercice,  pour 
qu'on  n'exige  rien  de  semblable  des  autres  citoyens.  Seulement,  à 
Boston  du  moins,  chacun  sans  exception  est  obligé  d'avoir  des  armes. 
Deux  fois  par  an,  on  est  requis  de  montrer  qu'on  est  armé  au  com- 
plet. 

M.  Fillmore  n'est  pas  un  de  ces  présidens  belliqueux  dont  je  par- 
lais plus  haut.  Hier,  il  a  passé  une  revue.  Après  quelque  hésitation, 
disait  le  journal,  on  lui  a  donné  un  bon  cheval,  que  les  policemen 
l'etenaient  chaque  fois  que  les  coups  de  canon  le  faisaient  cabrer.  Les 
Américains  n'éprouvent  pas  le  besoin,  depuis  longtemps  proverbial 
en  France,  que  le  pouvoir  sache  monter  à  cheval. 

J'ai  vu  avec  plaisir  qu'en  tête  de  la  procession  industrielle  était 
porté  un  objet  d'art,  une  statue,  l'Indien  mourant,  œuvre  d'un  sta- 
tuaire américain.  Il  est  vrai  que  tout  de  suite  après  venait,  probable- 
ment pour  désigner  le  métier  de  fourreur  ou  de  marchand  de  pom- 
made, un  ours  empaillé;  puis,  différentes  voitures  se  sont  succédé. 
Un  groupe  de  voitures  était  suivi  d'un  groupe  de  soldats.  Sur  l'un  de 
ces  véhicules  il  y  avait  des  fauteuils  et  des  chaises,  sur  l'autre  des 
chapeaux.  Un  modèle  de  vaisseau  était  porté  sur  un  char  que  traî- 
naient six  chevaux  blancs.  Le  Muséum  était  représenté  par  un  élé- 
phant de  bois  que  traînaient  des  Indiens,  puis  venaient  les  fabricans 
de  drap,  les  teinturiers,  les  fondeurs,  les  orfèvres,  etc.  Plusieurs  in- 
dustries étaient  en  exercice  :  sur  le  char  des  menuisiers  on  rabotait, 
sur  le  char  des  forgerons  on  forgeait,  sur  le  char  des  imprimeurs  on 
imprimait  et  l'on  distribuait  des  prospectus;  la  foule  se  les  disputait, 
comme  à  Rome  on  se  dispute  l'indulgence  lancée  d'une  fenêtre  après 
la  bénédiction  du  pape.  Au  reste,  il  y  avait  dans  tout  cela  beaucoup 
de  ce  que  nous  nommons  réclame.  Les  noms  des  principaux  fabri- 
cans de  Boston  étaient  très  en  évidence  dans  la  procession.  On  lisait 
des  inscriptions  en  général  amusantes  par  leur  emphase,  par  exem- 


298  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pie,  au-dessus  d'un  coffre  de  sûreté,  safe,  qui  a  résisté  à  un  incen- 
die, /(?  feu  n'est  pas  mon  ennemi,  nous  défions  les  élémens.  Le  bureau 
des  domestiques  à  louer  et  des  nourrices  offrait  une  exhibition  de  su- 
jets des  deux  sexes.  Quand  les  jeunes  gens  de  l'université  de  Cam- 
bridge ont  passé,  ils  ont  été  salués  de  hourras  très  empressés,  sur- 
tout par  les  spectatrices.  Les  compagnies  de  secours  mutuels  étalilies 
parmi  les  étrangers  fermaient  la  marche.  On  a  vu  passer  tour  à  tour 
des  Ecossais,  la  cornemuse  en  tête,  portant  des  plaids  aux  couleurs 
des  différens  clans;  des  Irlandais,  précédés  par  la  harpe  d'Erin  et 
par  des  drapeaux  sur  lesquels  étaient  figurées  des  images  de  saints, 
entre  autres  celle  de  saint  Joseph. 

Je  n'ai  cité  que  quelques  détails  de  cette  procession  :  le  défdé  a 
duré  deux  heures;  il  me  rappelait  certains  tableaux  flamands  du 
XYi"  siècle,  où  l'on  voit  toutes  les  corporations  figurer  dans  un  cor- 
tège avec  leurs  bannières.  Ici  il  y  avait  quelque  chose  de  plus  :  non- 
seulement  l'ouvrier,  mais  le  métier  lui-même  étaiten  scène;  c'était  une 
exhibition  dramatique;  ceux  qui  avaient  un  rôle  semblaient  s'en  amu- 
ser au  moins  autant  que  les  spectateurs.  Pour  moi,  charmé  de  von* 
ainsi  le  peuple  américain  en  joie,  dans  la  rue,  hors  de  lui,  et  moitié 
gaiement,  moitié  sérieusement,  célébrant  une  fête  qui  le  divertit  et 
l'enorgueillit  tout  ensemble,  je  suis  rentré  en  me  disant  :  Le  roi 
s'amuse. 

Ce  qu'il  y  avait  peut-être  de  plus  intéressant  dans  la  cérémonie, 
c'étaient  les  enfans  des  écoles  faisant  haie  dans  le  parc,  criant 
hourra  !  au  président  et  à  la  procession,  et  commençant  ainsi  à  s'as- 
socier dans  cette  fête  nationale  au  sentiment  public.  L'enthousiasme 
de  ces  petits  citoyens  était  certainement  le  plus  vif  et  le  plus  pur. 

Puis  est  venu  le  dîner  de  quatre  mille  personnes;  il  a  eu  lieu  sous 
une  tente,  au  milieu  du  parc.  Les  convives  étaient  soumis  au  régime 
de  la  tempérance,  c'est-à-dire  que  le  vin  était  interdit,  ce  qui  m'a  paru 
sage  dans  une  réunion  aussi  nombreuse;  mais  tout  le  monde  a  eu  du 
café.  Le  président,  obligé  de  retourner  à  Washington,  n'a  pu  assis- 
ter au  banquet.  Lord  Elgin  a  prononcé  un  discours  spirituel  et  sans 
façon,  très  bien  conçu  pour  plaire  aux  Américains  en  ne  les  flattant 
point.  11  leur  a  donné  des  louanges  convenables  sans  exagération;  il 
a  revendiqué  pour  le  gouvernement  monarchique  en  Angleterre  une 
somme  de  liberté  égale  à  celle  que  contiennent  les  institutions 
républicaines  des  Etats-Unis.  Il  a  employé  fort  à  propos  quelques  ex- 
pressions empruntées  au  langage  parlementaire  de  ce  pays.  M.  Eve- 
rett  a  répondu  à  lord  Elgin  avec  son  élégance  de  langage  ordinaire. 
Certaines  locutions  écossaises,  placées  dans  le  discours  qu'il  adres- 
sait à  un  lord  écossais,  m'ont  paru  un  trait  de  courtoisie  plein  d'à- 
propos  et  de  bon  goût. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  290 

Voilà  comment  les  choses  se  sont  passées.  Voici  maintenant  ce  que 
j'ai  lu  dans  un  journal  qui  rendait  compte  de  ce  banquet  :  «  L'aspect 
de  la  vaste  assemblée,  quand  les  tables  turent  garnies,  était  frappant 
au-delà  de  toute  expression.  Il  y  avait  là  une  Méditerranée  de  frater- 
nité humaine  sons  un  firmament  de  drapeaux,  ^t  dans  cette  mer  il  y 
avait  des  célébrités  innombrables  des  deux  hémisphères.  » 

Le  soir,  on  a  illuminé,  c'est-à-dire  la  ville  et  les  particuliers  ont 
illuminé.  Le  vieux  Faneuil-Hall,  ce  bâtiment  à  forme  antique,  aux 
nombreuses  fenêtres  garnies  aujourd'hui  de  lampions,  dessinait  sa 
forme  singulière  sur  le  ciel.  Le  Capitole  était  dans  une  obscurité 
complète,  car  l'état  de  Massachusets  n'est  pour  rien  dans  la  fête  de 
Boston.  Il  n'y  avait  point  de  feu  d'artifice  officiel,  mais  chacun  pou- 
vait en  toute  liberté  tirer  des  pétards  devant  sa  porte  et  lancer  des 
fusées  par  sa  fenêtre.  Des  particuliers  se  sont  établis  au  milieu  de  la 
promenade  publique,  et  y  ont  organisé  sur  le  gazon,  très  sec  en  ce 
moment,  un  tir  de  soleils  et  de  chandelles  romaines  qui  a  duré  jus- 
qu'à minuit.  Le  principe  volontaire  qui  préside  aux  associations  re- 
ligieuses et  à  une  foule  d'établissemens  utiles  préside  aussi  aux 
divertissemens  publics;  le  gouvernement  n'intervient  ni  pour  les  don- 
ner au  peuple,  ni  pour  empêcher  le  peuple  de  les  prendre;  en  toute 
chose,  la  nation  fait  ses  affaires,  et  même  quelquefois  la  besogne 
du  gouvernement.  Ici,  comine  en  Angleterre,  les  mœurs  surveillent 
les  moeurs.  Si  l'on  met  en  vente  un  mauvais  livre  ou  une  gravure 
indécente,  on  s'expose  à  un  procès  de  la  part  de  la  société  pour  la 
suppression  du  vice.  Les  citoyens  font  la  police  et  maintiennent  le 
bon  ordre.  L'autre  jour,  un  meurtre  a  été  commis;  quatre  cents  per- 
sonnes se  sont  mises  à  la  poursuite  du  coupable.  Naguère,  au  sujet 
d'un  acteur,  il  y  a  eu  à  New-York  un  commencement  d'émeute;  la 
milice  est  arrivée,  a  tiré  et  a  tué  trente  ou  quarante  personnes,  ce 
que  tout  le  monde  a  fort  approuvé.  C'est  toujours  le  même  principe  : 
l'ordre  par  la  liberté, 

Lowell,  20  septembre. 

A  quelques  lieues  de  Boston  est  la  petite  ville  de  Lowell,  célèbre 
par  ses  manufactures  et  surtout  par  la  moralité  et  la  culture  intel- 
lectuelle de  ses  ouvrières.  Lowell,  qui  date  de  1821,  compte  mainte- 
nant plus  de  30,000  âmes.  Les  ouvrières  employées  dans  les  manu- 
factures sont  au  nombre  de  9,000,  et  les  ouvriers  au  nombre  de  A, 000; 
c'est  presque  la  moitié  de  la  population.  Les  principales  industries 
de  Lowell  sont  la  teinture  et  la  fabrication  des  étoiles  de  coton.  Ce 
qu'on  fabrique  de  celles-ci  à  Lowell  dans  une  année  pourrait  former 
une  bande  de  1  mètre  de  largeur  qui  ferait  deux  fois  le  tour  du 
globe.  On  produit  d'une  telle  bande  d'étoffe  une  longueur  de  dix- 


300  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sept  milles  à  l'heure,  ce  qui  est  travailler  avec  la  vitesse  ordinaire 
des  chemins  de  fer. 

La  plus  intéressante  de  ces  fabrications  est  celle  des  tapis  à  la  ma- 
chine; on  conçoit  combien  l'entrelacement  des  fils  et  la  combinaison 
des  couleurs  avec  les  lignes  du  dessin  offrent  de  difficultés  à  une  pa- 
reille industrie.  Il  paraît  que  ces  difficultés  n'avaient  pu  être  sur- 
montées en  Angleterre;  elles  l'ont  été  complètement  en  Amérique.  Il 
est  amusant  de  voir  les  navettes,  qui  portent  des  fils  de  différentes 
couleurs,  soulevées  et  lancées  l'une  après  l'autre  par  un  mécanisme 
que  la  vapeur  met  en  mouvement,  venir  à  leur  tour  et  à  leur  rang  créer 
comme  par  magie  les  fleurs  et  les  ornemens  du  tapis;  ce  qui  ne  l'est  pas 
moins,  c'est  de  voir  les  jeunes  filles  qui  conduisent  l'opération  ar- 
rêter soudainement  de  leurs  doigts  délicats  la  force  terrible  ou  lui 
rendre  la  liberté.  On  frémit  quand  ces  petites  mains  s'avancent  sur 
le  tissu  pendant  l'instant  très  court  où  s'éloigne  le  fer  qui,  en  re- 
venant, si  elles  tardaient  une  demi-seconde  à  se  retirer,  les  écra- 
serait. Les  ouvrières  de  Lovvell  ont  plus  encore  que  je  m'y  attendais 
un  air  de  distinction  et  de  fierté.  Plusieurs  de  celles  que  j'ai  vues 
debout  ou  assises  auprès  de  leur  métier  me  rappelaient  la  di- 
gnité calme  des  femmes  romaines.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  tout  ce 
qu'on  a  si  bien  dit  de  l'excellente  conduite  et  de  l'excellente  tenue 
de  ces  ouvrières,  des  maisons  où  elles  vivent  ensemble  et  où  cha- 
cune est  surveillée  par  le  point  d'honneur  de  toutes.  Attaquées  avec 
peu  de  chevalerie  par  des  journaux,  elles  se  sont  défendues  elles- 
mêmes  dans  leur  revue ,  car  les  ouvrières  de  Lowell,  qui  se  cotisent 
pour  avoir  des  livres,  pour  se  faire  faire  des  cours,  écrivent  aussi. 
Elles  ont  publié  plusieurs  volumes  d'un  recueil  littéraire  intitulé  : 
0 fraudes  de  Lowell  [LoweU's  Offerings) .  Je  n'y  ai  pas  trouvé  de  chefs- 
d'œuvre,  mais  j'y  ai  remarqué  des  sentimens  simples  et  honnêtes 
exprimés  en  fort  bon  langage. 

Cette  organisation  morale  de  Lowell  est  due  aux  grands  fabricans, 
qui  ont  pour  ainsi  dire  créé  la  ville.  Je  pense  que  la  querelle  de  l'in- 
térêt agricole  et  de  l'intérêt  manufacturier,  qui  est  la  querelle  du  sud 
et  du  nord,  a  contribué  aux  beaux  résultats  que  nous  voyons.  Le 
parti  qui  combattait  les  manufactures,  entre  autres  argumens,  allé- 
guait la  démoralisation  qui  en  Europe  règne  trop  souvent  dans  les 
classes  ouvrières  des  villes.  Ceux  qui  ont  établi  les  manufactures  de 
Lowell  sur  un  pied  si  respectable  ont  voulu  répondre  à  ces  objections 
par  un  frappant  exemple. 

En  France,  on  se  plaint  que  l'industrie  enlève  trop  de  bras  à  l'agri- 
culture et  accumule  trop  d'ouvriers  dans  les  villes;  aux  Etats-Unis, 
j'ai  vu  les  hommes  les  plus  éclairés  craindre  le  contraire  :  l'attrait 
vers  le  défrichement  est  si  vif,  qu'il  pourrait  prévaloir  à  l'excès.  Les 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  301 

partisans  des  manufactures  citent,  parmi  les  avantages  qu'elles  peu- 
vent ofïrir,  celui  de  retenir  dans  les  villes  une  partie  des  populations, 
qui  autrement  leur  échapperaient  (1).  Ce  n'est  pas  en  général  ce 
qu'on  redoute  chez  nous.  Qu'un  tel  point  de  vue  soit  celui  des  whigs, 
c'est-à-dire  des  conservateurs  américains,  cela  montre  assez  combien 
diffèrent  les  situations  des  deux  pays  et  les  dangers  qui  menacent 
leur  avenir. 

Enfin  j'ai  trouvé  un  interrogateur.  On  m'avait  annoncé  que  je  se- 
rais accablé  de  questions  aux  Etats-Unis.  Jusqu'ici  j'en  ai  adressé 
beaucoup,  et  on  ne  m'en  a  pas  adressé  une  seule;  mais  à  Lowell, 
ayant  demandé  mon  chemin  à  un  paveur,  celui-ci,  que  je  crois  Irlan- 
dais, m'a  questionné  sur  les  fêtes  de  Boston.  Je  n'ai  point  été  scanda- 
lisé, comme  un  touriste  anglais  l'eût  été  peut-être,  de  la  liberté  grande. 
J'ai  répondu  à  ses  questions,  me  promettant  bien  de  me  venger  par 
les  miennes  sur  le  premier  Américain  que  je  rencontrerai.  En  er- 
rant dans  les  rues  de  Lowell,  je  rencontre  une  exhibition  de  l'in- 
dustrie locale.  C'est  en  petit  ce  que  je  viens  de  voir  à  Londres;  tout 
cela  est  produit  par  une  ville  de  30,000  âmes.  Ce  soir,  on  jouera 
l  Ouvrière,  ici  pièce  de  circonstance.  Je  vois  aussi  qu'il  y  aura  un  con- 
cert où  l'on  exécutera  des  morceaux  d'Haydn,  de  Mozart  et  deWe- 
ber;  les  places  sont  à  25  sous. 

On. m'avait  recommandé  de  visiter  le  nouvel  hôpital.  J'ai  passé 
deux  fois  devant  la  porte  sans  m'en  douter.  Comment  croire  que  cette 
charmante  villa  est  un  hospice?  L'intérieur  répondait  à  l'extérieur; 
les  chambres  étaient  d'une  propreté  poussée  jusqu'à  la  recherche; 
il  y  avait  même  des  rocking-chaise ,  ces  fauteuils-balançoires  dont 
l'usage  est  si  répandu  aux  Etats-Unis.  Ce  qui  m'a  étonné,  c'est  de  ne 
trouver  qu'un  malade;  mais  il  y  a  un  autre  hôpital,  et  je  suppose 
qu'on  se  fait  beaucoup  traiter  à  domicile. 

Boston,  22  septembre. 
L'intérêt  scientifique,  si  puissant  à  Cambridge,  n'est  pas  absent  de 
Boston.  Je  demande  pardon  au  lecteur  de  lui  parler  encore  géologie; 
mais  je  ne  puis  me  dispenser  de  mentionner  le  squelette  de  masto- 
donte que  possède  M.  le  docteur  Warren,  et  qui  offre  un  des  débris 
les  plus  curieux  et  les  plus  complets  de  l'ancienne  création.  C'est,  je 
crois,  avec  l'éléphant  antédiluvien  de  Saint-Pétersbourg  et  le  megathe- 
rium  de  Madrid,  le  vestige  le  plus  considérable  de  l'époque  antérieure 
à  l'homme.  Dans  l'intérieur  de  ce  grand  quadrupède,  on  a  trouvé  des 
feuilles  dont  on  a  pu  reconnaître  la  nature;  elles  appartiennent  à  une 
espèce  de  pin  (le  hemlock)  qui  croît  encore  aujourd'hui  dans  le  lieu 
où  le  squelette  a  été  trouvé;  ce  qui  fait  voir  que,  depuis  l'époque  où 

(1)  M.  Ed.  Everett,  t.  II,  p.  60. 


302  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vivait  ce  mastodonte,  la  végétation,  et  par  suite  la  température  de 
l'Amérique  septentrionale,  n'ont  pas  changé  notablement. 

On  a  trouvé  en  assez  grand  nombre  des  débris  de  mastodonte  dans 
diverses  parties  des  Etats-Unis.  En  1706,  on  fit  une  trouvaille  de  ce 
genre  près  d'Albany,  dans  l'état  de  New-York.  A  ce  sujet,  le  gouver- 
neur Dudley  écrivait  à  un  théologien  de  Boston  que  «  ce  devait  être 
un  débris  de  quelque  être  humain  dont  le  déluge  seul  avait  pu  triom- 
pher, qui,  pendant  la  catastrophe,  avait  dû  tenir  sa  tête  au-dessus 
des  nuages,  mais  avait  fini  par  succomber.  »  Le  révérend  Cotton 
Mather,  à  qui  étaient  adressées  ces  considérations  géologiques,  avait, 
pour  son  compte,  sur  la  foudre  des  opinions  fort  difierentes  de  celles 
que  fit  prévaloir  la  découverte  de  Franklin.  Le  bon  théologien  con- 
sidérait la  foudre  comme  un  produit  du  malin  esprit,  «  et  c'est  pour 
cela,  ajoutait-il,  qu'elle  frappe  volontiers  les  clochers.  » 

Outre  cette  exhibition  géologique,  qui  est  permanente,  il  y  a  en  ce 
moment  à  Boston  une  exhibition  artistique  à  l'Athena^um,  établisse- 
ment particulier  qui  est  parvenu  à  se  former  une  bibliothèque  de 
quarante  mille  volumes.  On  y  voit  depuis  quelques  jours  un  tableaa 
d'Hayley  où  est  représenté  le  grand  orateur  whig  M.  Webster, 
prononçant  ces  paroles  qui  résument  la  politique  de  tous  les  pa-, 
triotes  éclairés  des  Etats-Unis  :  Liberté  et  union  pour  toujours  !  En 
ce  moment,  M.  Webster  est  à  Boston.  Il  est  question  de  relever  le 
parti  whig  abattu  dans  les  dernières  élections.  Le  moment  est  bien 
choisi  pour  exposer  le  tableau  d'Hayley,  car  aux  Etats-Unis  la  po- 
litique a  le  pas  sur  tout  le  reste,  et  l'intérêt  pour  les  arts  a  grand  be- 
soin d'être  aidé  par  elle.  Ce  tableau  est  un  portrait.  Tout  est  sacrifié 
à  la  figure  principale-,  les  traits  caractérisés,  la  tête  puissante,  l'at- 
titude dominatrice  de  l'orateur,  sont  rendus  avec  énergie  et  avec  un 
peu  d'aflectation,  ce  qui  n'est  peut-être  pas  un  défaut  de  ressem- 
blance. J'ai  éprouvé  un  vif  sentiment  de  plaisir  en  reconnaissant, 
parmi  les  auditeurs  représentés  dans  le  tableau,  un  Français  que  le 
peintre  a  eu  la  pensée  d'associer  aux  notabilités  américaines,  tant  sa 
célébrité  est  inséparable  de  l'Amérique  :  c'est  nommer  M.  de  Tocque- 
ville.  Presque  au  début  d'un  voyage  inspiré  par  son  livre,  et  protégé 
par  son  amitié,  il  m'a  été  doux  de  le  rencontrer  sur  cette  terre  étran- 
gère, comme  s'il  m'y  attendait  pour  me  tendre  la  main. 

Avant  de  quitter  Boston,  j'ai  été  assez  heureux  pour  contempler  un 
des  résultats  les  plus  extraordinaires  de  la  puissance  du  sentiment 
d'humanité  :  j'ai  vu  Laura  Bridgeman,  cette  jeune  fille  née  sourde- 
muette  et  devenue  aveugle  peu  de  temps  après  sa  naissance,  dont 
l'histoire  est  déjà  connue  en  Europe,  surtout  par  le  récit  de  M.  Dic- 
kens. Ce  voyageur,  si  sévère  et  si  ingrat  pour  l'Amérique,  n'y  a  guère 
admiré  que  Laura  Bridgeman,  apparemment  parce  qu'elle  ne  par- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  303 

lait  point.  Ou  ne  saurait  trop  revenir  sur  une  semblable  merveille, 
qui  honore  le  pays  où  elle  s'est  produite.  Voilà  une  pauvre  créature 
séparée  de  la  société  par  une  triple  barrière,  condamnée,  ce  semble, 
à  rester  en  dehors  de  la  condition  humaine,  qui  a  été  replacée  à  son 
rang  d'être  intelligent  et  mise  en  communication  avec  ses  sembla- 
bles par  un  prodige  de  dévouement  ingénieux  et  de  patience.  L'au- 
teur de  ce  prodige  est  le  docteur  Howe.  J'ai  passé  une  soirée  bien 
intéressante  avec  Laura  Bridgeman,  le  docteur  et  M"""  Howe,  qui 
traitent  Laura  comme  leur  fille.  Tous  deux  causaient  avec  elle  en  lui 
traçant  des  lettres  dans  la  main.  C'est  par  le  toucher  qu'elle  voyait 
les  sons.  Qu'on  songe  combien  il  a  été  difficile  d'établir  un  rapport 
entre  les  signes  et  les  objets  qu'on  ne  pouvait  lui  montrer.  On  lui 
apprit  d'abord  à  distinguer  par  le  tact  un  groupe  de  lettres  en  saillie, 
qui  formaient  le  nom  d'un  objet,  puis  on  parvint,  après  beaucoup 
d'efforts,  à  lui  faire  recomposer  le  mot  en  rapprochant  les  lettres  sé- 
parées, et  en  même  temps  on  lui  faisait  toucher  l'objet.  Un  jour  vint 
où  elle  comprit.  Puis  on  lui  apprit  à  représenter  les  lettres  par  l'al- 
phabet manuel  des  sourds-muets,  ce  qu'elle  fit  assez  facilement.  Son 
intelligence  s'était  déjà  développée,  et  elle  parvint  à  épeler  un  objet 
avec  les  doigts,  c'est-à-dire  en  le  touchant;  elle  en  vint  à  imiter 
avec  ses  doigts  les  lettres  dont  se  composait  le'  nom  de  l'objet.  Une 
fois  arrivée  là,  on  l'a  accoutumée  à  reconnaître  par  le  toucher  les 
signes  qui  lui  sont  connus.  On  lui  parle  dans  la  main  :  sa  main  est 
à  la  fois  son  oreille  et  sa  langue.  Il  y  a  plus  :  Laura  sait  écrire 
avec  nos  caractères.  Je  possède  un  autographe  de  l'aveugle-sourde- 
muette.  C'est  cette  phrase  en  anglais  :  «  J'ai  toujours  du  plaisir  à 
voir  des  Français.  »  Elle  se  dit  parfaitement  heureuse  et  semble  très 
gaie;  elle  rit  sans  cesse  et  ne  s'ennuie  jamais.  Elle  a  toujours  eu 
d'instinct  une  extrême  délicatesse  de  femme;  caressante  avec  les 
personnes  de  son  sexe,  elle  est  très  réservée  avec  les  hommes.  L'his- 
toire de  son  intelligence  est  curieuse.  Il  a  fallu  deux  ans  pour  qu'elle 
comprît  les  adjectifs;  elle  a  eu  besoin  d'un  temps  encore  plus  long 
pour  saisir  le  sens  des  substantifs  abstraits,  comme  dureté.  L'idée 
de  rapport  exprimée  par  la  préposition  dans  lui  a  donné  beaucoup 
de  peine.  Ce  qui  a  le  plus  tardé  à  venir,  c'est  le  verbe  être,  ce  verbe 
qui  exprime  un  degré  d'abstraction  auquel  ne  peuvent  parvenir  les 
langues  des  sauvages.  Ce  n'est  pas  du  reste  le  seul  rapport  qu'ait 
son  langage  avec  le  leur;  ainsi  elle  disait  deux  dimanches  pour  deux 
semaines,  comme  ils  disent,  et  les  poètes  avec  eux,  vingt  printemps 
pour  vingt  années.  Laura  a  appris  très  facilement  à  écrire,  et  a  su 
bientôt  faire  des  additions  et  des  soustractions  de  petits  nombres. 
Rien  n'est  plus  touchant  que  le  récit  véridique  de  la  manière  dont 
elle  a  reconnu  sa  mère.  Celle-ci  parvint  à  se  faire  reconnaître  en 


304  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plaçant  sous  les  doigts  de  Laiira  des  objets  familiers  à  son  enfance. 
Après  n'avoir  longtemps  manifesté  que  de  l'indifférence,  un  sou- 
venir vague,  un  soupçon,  s'élevèrent  tout  à  coup  dans  l'âme  de  Laura. 
Elle  pâlit,  rougit,  se  jeta  sur  le  sein  de  sa  mère  et  fondit  en  larmes. 
M.  Hovve  m'a  raconté  comment  elle  est  arrivée  à  compreiicire  l'exis- 
tence de  Dieu  :  c'est  comme  les  philosophes,  par  l'idée  de  causalité. 
«  Il  y  a  des  choses  que  les  hommes  ne  peuvent  faire,  disait-elle,  et 
qui  pourtant  existent,  la  pluie  par  exemple.  »  Ce  n'est  pas  le  spec- 
tacle de  la  nature  ou  le  bruit  de  la  foudre  qui  lui  ont  révélé  la  Divi- 
nité, car  pour  elle  la  nature  est  voilée  et  la  foudre  est  muette;  il  a 
suffi  de  l'impression  produite  par  une  goutte  d'eau  pour  faire  naître 
dans  son  esprit  cette  question  de  la  cause  que  l'homme  pose  néces- 
sairement, et  à  laquelle  il  n'y  a  qu'une  réponse  :  Dieu. 

Canada. 

J'ai  pris  le  chemin  de  fer,  dont  je  viens  de  voir  célébrer  l'ouver- 
ture avec  tant  de  solennité,  et  qui  conduit  de  Boston  à  Montréal. 

Quelques  heures  après  notre  départ,  le  chemin  de  fer  nous  a  con- 
duits au  milieu  des  défrichemens.  Le  spectacle  qu'on  allait  chercher, 
il  y  a  quelques  années,  avec  des  fatigues  infinies,  au  fond  des  forêts 
vierges,  aux  limites  de  la  civilisation,  on  le  rencontre  maintenant  sur 
les  bords  d'un  chemin  de  fer.  Voilà  bien  les  divers  degrés  du  seule- 
ment, les  restes  des  troncs  brûlés  pour  éclaircir  le  sol,  la  maison  de 
bois  qu'on  vient  de  construire  avec  les  arbres,  que  la  hache  a  cou- 
chés, des  essais  de  culture  entre  ces  maisons  de  bois  et  ces  troncs 
d'arbres  noircis  par  le  feu.  C'est  ainsi  que  commencent  les  sociétés. 
(]es  pierres  d'attente  de  l'avenir  parlent  à  mon  imagination  un  autre 
langage  que  les  débris  du  passé,  mais  elles  ne  l'ébranlent  pas  moins 
fortement.  Quand  je  contemplais  des  ruines  en  Italie,  en  (irèce,  en 
Egypte,  je  rêvais  à  ce  qui  a  été  :  en  contemplant  ces  rudimens  d'ha- 
bitations humaines,  je  rêve  à  ce  qui  sera.  Des  tronçons  de  colonne 
épars  sur  le  sol  sont  sans  doute  plus  beaux  que  ces  tronçons  de  sapin 
à  demi  brûlés;  mais  je  ne  sais  s'ils  ont  plus  de  poésie,  et  surtout  plus 
d'éloquence.  Et  puis,  il  est  si  étrange  de  voir  fuir  et  tournoyer  cette 
scène  d'une  civilisation  encore  sauvage,  emporté  que  l'on  est  soi- 
même  à  travers  les  sapins,  les  cabanes  de  bois,  les  défrichemens,  par 
ce  boulet  qui  entraîne  avec  fracas  quatre  cents  personnes,  dont  un 
grand  nombre  se  précipite  dans  l'ouest,  pour  aller  faire  plus  loin  ce 
qui  me  frappe  ici. 

Enfin  nous  arrivons  au  bord  du  Saint-Laurent.  Il  y  a  quelques 
jours,  j'avais  à  Boston  la  température  de  Naples.  C'est  un  autre  cli- 
mat, un  autre  monde;  le  froid  est  vif;  l'eau  verte  du  Saint-Laurent, 
les  montagnes  noires  qui  bornent  l'horizon  ont  un  air  septentrional, 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  305 

tin  air  de  Baltique.  Un  pâle  soleil  est  réfléchi  par  des  toits  couverts 
de  fer-blanc.  L'impression  que  je  ressens  est  une  impression  de  tris- 
tesse, de  silence,  d'éloignement.  Je  descends  sur  le  beau  quai  de 
Montréal;  on  y  embarque  quelques  bûches,  on  y  entend  retentir  de 
rares  coups  de  marteau.  Que  sont  devenus  le  mouvement  et  le  tu- 
multe qui  animaient  les  ports  des  Etats-Unis? 

A  peine  débarqué,  une  querelle  survenue  entre  deux  charretiers 
fait  parvenir  à  mon  oreille  des  expressions  qui  ne  se  trouvent  pas 
dans  le  dictionnaire  de  l'Académie,  mais  qui  sont  aussi  une  sorte  de 
français.  Hélas  !  notre  langue  est  en  minorité  sur  les  enseignes,  et, 
quand  elle  s'y  montre,  elle  est  souvent  altérée  et  corrompue  par  le 
voisinage  de  l'anglais.  Je  lis  avec  douleur  :  manvfactiireur  de  tabac, 
sirop  de  toute  description;  le  sentiment  du  genre  se  perd,  parce  qu'il 
n'existe  pas  en  anglais;  le  signe  du  pluriel  disparaît  là  oii  il  est  ab- 
sent de  la  langue  rivale.  Signe  affligeant  d'une  influence  étrangère 
sur  une  nationalité  qui  résiste,  conquête  de  la  grammaire  après  celle 
des  armes  (1)  !  Je  me  console  en  entendant  parler  français  dans  les 
rues.  On  compte  par  écus,  par  louis  et  par  lieues.  Je  demande  l'a- 
dresse de  M.  Lafontaine,  qui  n'écrit  pas  des  fables,  mais  qui  est  le 
chef  d'un  ministère  libéral  et  modéré,  et  j'apprends  avec  un  certain 
plaisir  qu'il  demeure  dans  le  faubourg  Saint-Antoine.  Le  faubourg 
Saint- Antoine  de  Montréal  est  beaucoup  plus  agréable  que  celui  de 
Paris  :  il  est  plus  propre,  moins  bruyant;  c'est  un  vrai  faubourg 
champêtre,  avec  beaucoup  de  jardins.  Le  faubourg  Saint-Antoine, 
au  temps  de  M"'^  de  Sévigné,  devait  ressembler  à  cela. 

En  sortant  de  chez  M.  Lafontaine,  je  suis  revenu  par  un  chemin 
à  mi-côte,  bordé  de  jolies  maisons  en  bois,  souvent  ornées  de  mou- 
lures et  de  fenêtres  gothiques.  Je  m'étonne  que  la  végétation  ne  soit 
pas  plus  septentrionale;  je  m'attendais  presque  à  ne  voir  que  des 
arbres  toujours  verts,  et  j'en  vois  très  peu.  J'aperçois  en  revanche 
de  très-beaux  chênes.  Le  pommier  de  Normandie  croît  à  côté  de 
l'orme  américain  dans  cette  France  américaine.  Le  soleil  est  plus 
chaud  que  ce  matin;  je  trouve  la  ville  moins  triste;  la  rue  principale 
est  bordée  d'assez  beaux  magasins.  La  cathédrale,  quoique  peu  an- 
cienne, a  un  aspect  de  gothique  européen,  un  faux  air  de  Notre- 
Dame.  Les  maisons  sont  généralement  bâties  en  granit  ou  en  bois;  on 
peint  ce  bois  en  gris  pour  imiter  le  granit.  La  couverture  métallique 

(1)  Un  poète  canadien  s'est  plaint  de  cette  invasion  de  l'anglais  dans  des  vers  comi- 
quement  barbares  : 

Très  souvent,  an  milieu  d'une  phrase  française. 
Nous  plaçons  sans  façon  une  tournure  anglaise. 
Presentpment,  indictment,  impeachment,  lireman, 
SherifF,  writ^  verdict,  bill,  roast-beef,  foreman. 

TOME  I.  20 


306  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  toits,  les  vêtemens  des  gens  de  la  campagne,  tout  est  de  la  même 
nuance.  Chaque  ville  a  sa  couleur  :  Constantinople  est  rouge,  Malte 
est  blanche,  Londres  est  noire,  Montréal  est  gris. 

Avant  de  rentrer  dans  la  ville,  j'ai  désh'é  gravir  la  hauteur  qui  la 
domine  et  lui  donne  son  nom;  mais,  de  ce  côté,  je  ne  pouvais  péné- 
trer qu'en  traversant  des  propriétés  particulières.  J'ai  franchi  plu- 
sieurs portes  et  plusieurs  cours  sans  rencontrer  personne;  enfui  une 
bonne  femme,  occupée  à  jardiner,  m'a  dit,  avec  un  accent  plein  de 
cordialité  et  très-normand  :  Montais,  m'sieu,  il  y  a  un  biau  chemin. 
En  montant,  j'ai  trouvé  de  beaux  arbres  et  une  vue  admirable.  Par 
delà  l'arc  bleu  du  Saint-Laurent  s'étendaient  des  montagnes  peu  éle- 
vées, dont  les  tons  gris  cendré  ou  gris  de  perle  se  détachaient  sur 
les  nuages  ou  se  noyaient  dans  la  lumière.  La  ville  se  montrait  par- 
dessus les  arbres  qui  étaient  à  mes  pieds;  la  cathédrale  et  plusieurs 
clochers  gothiques  dessinaient  comme  une  silhouette  blanche  sur  le 
ciel. 

Ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  l'accent  qui  domine  à  Montréal  est 
l'accent  normand.  Quelques  locutions  trahissent  pareillement  l'ori- 
gine de  cette  population,  qui,  comme  la  population  franco-canadienne 
en  général,  est  surtout  normande.  Le  bagage  d'un  voyageur  s'appelle 
huiin,  ce  qui  se  dit  également  en  Normandie  et  ailleurs,  et  convient 
particulièrement  aux  descendans  des  anciens  Scandinaves.  J'ai  de- 
mandé quel  bateau  à  vapeur  je  devais  prendre  pour  aller  à  Québec; 
on  m'a  répondu  :  Ne  prenez  pas  celui-là,  c'est  le  plus  méchant.  Nous 
disons  encore  un  méchant  bateau,  mais  non  ce  bateau  est  méchant. 
Nous  disons  un  méchant  vers,  quand  par  hasard  il  s'en  fait  de  tels; 
mais  nous  ne  dirions  pas,  comme  le  Misanthrope  : 

fen  pourrais,  par  malheur,  faire  d'aussi  méchans. 

Pour  retrouver  vivantes  dans  la  langue  les  traditions  du  grand  siècle, 
il  faut  aller  au  Canada. 

Ayant  eu  soin  de  ne  pas  prendre  le  plus  méchant  des  bateaux  à 
vapeur,  je  suis  parti  pour  Québec  avant  que  la  saison  soit  plus  avan- 
cée, sauf  à  m' arrêter  encore  à  Montréal  en  revenant. 

Sur  ce  bateau  est  un  ouvrier  de  Québec,  qui  me  traite  avec  une  dé- 
férence presque  aflectueuse,  en  ma  qualité  de  Français  de  la  vieille 
France,  et  m'assure  qu'on  suit  toujours  avec  intérêt  ce  qui  se  passe 
chez  nous.  Des  Canadiens  vivans  ont  encore  vu  des  vieillards  qui  at- 
tendaient notre  retour,  et  disaient  :  Quand  viendront  nos  gens?  Au- 
jourd'hui, la  pensée  de  redevenir  Français  n'est  plus  dans  aucun  es- 
prit; mais  il  reste  toujours  un  certain  attachement  de  souvenir  et 
d'imagination  pour  la  France. 
•  Aux  premiers  rayons  du  jour,  je  suis  au  pied  du  cap  Diamant  et 


k 


PBOMENADE    EN   AMÉRIQUE,  307 

de  ces  grands  rochers  qui  forment  comme  le  soubassement  de  Qué- 
bec, et  en  font  une  position  si  forte.  Ils  me  frappent  par  une  singu- 
lière ressemblance  avec  la  montagne  du  Roule,  qui  domine  Cherbourg. 

La  situation  de  Québec  est  magnifique.  Au  pied  des  rochers  que  la 
ville  couronne,  la  rivière  Saint-Qliarles  vient  se  jeter  dans  le  Saint- 
Laurent;  en  face  sont  de  beaux  villages,  de  blanches  maisons  semées 
au  milieu  des  arbres;  de  légères  embarcations  et  de  gros  navires  vo- 
guent sur  le  fleuve  majestueux  :  la  vue  les  suit  jusqu'au  moment  où 
ils  tournent  derrière  ce  promontoire  sojnbre  et  grandiose  qui  s'ap- 
pelle le  cap  Tourmente,,  et  la  ville  domine  cet  ensemble  pittoresque 
d'eaux,  de  rochers,  de  villages,  au-dessus  desquels  elle  est  suspendue. 

Avant  tout,  je  suis  allé  voir  le  champ  de  bataille  où  s'est  décidé  le 
sort  de  Québec,  du  Canada  et  de  la  France  en  Amérique.  Il  y  a  eu  un 
temps  où  les  Français  dominaient  par  une  ligne  de  forts  les  points 
les  plus  importans  d'une  étendue  de  douze  cents  lieues,  depuis 
Terre-Neuve  jusqu'au  Mississipi.  Alors  le  lac  Ontario  s'appelait  lac 
Frontenac  ou  Saint-Louis;  le  lac  Erié,  lac  de  Conti;  le  lac  Huron,  lac 
d'Orléans;  le  lac  Michigan,  lac  Dauphin;  le  lac  Supérieur,  lac  de 
Tracy  ou  de  Condé;  la  rivière  des  Illinois,  rivière  Seignelay;  le  Mis- 
sissipi, rivière  Saint-Louis  ou  rivière  Colbert.  En  voyant  une  carte 
d'Amérique  gravée  en  1688,  je  croyais  voir  une  carte  de  France.  Tout 
cela  composait  la  Nouvelle-France,  et  de  tout  cela  il  ne  nous  reste 
rien.'  Dans  le  pays  que  nous  possédions  étaient  ces  régions  de  l'ouest 
vers  lesquelles  se  précipite  aujourd'hui  l'activité  américaine,  et  qui 
seront  un  jour  la  portion  la  plus  riche  et  la  plus  peuplée  des  Etats- 
Unis.  Je  ne  sais,  du  reste,  si  nous  eussions  pu  consers'^r  ce  vaste 
empire.  Pendant  que  la  France  lançait  dans  les  profondeurs  inexplo- 
rées du  nouveau  continent  ses  missionnaires  et  ses  guerriers,  l'An- 
gleterre établissait  sur  le  littoral  des  colonies  agricoles  et  mar- 
chandes, et  s'avançait  d'un  pas  lent,  mais  sûr,  vers  l'intérieur  du 
pays.  Surtout  depuis  l'affranchissement  de  ces  colonies,  comment 
nos  établissemens  auraient-ils  pu  subsister  sui-  cette  longue  ligne, 
séparés  par  elles  de  la  mer?  Les  Etats-Unis  pouvaient-ils  nous  aban- 
donner le  Mississipi  et  laisser  lier  l'artère  principale  de  leur  com- 
merce sans  étouffer  (1)?  Ce  que'  nous  avions  à  faire,  c'était  de  dé- 
fendre et  de  garder  le  Canada;  or  c'est  ce  que  nous  ne  fîmes  point  : 
presque  jamais  on  ne  comprit  en  France  l'importance  de  cette  co- 
lonie. Dès  1629,  le  Canada  fut  momentanément  occupé  par  les 
Anglais.  Le  conseil  de  Louis  XIII  tenait  si  peu  à  cet  établissement, 
qu'il  proposait  de  n'en  pas  demander  la  restitution;  mais  Richelieu, 

(1)  Peut-être  aurions-nous  pu  nous  étendre  à  l'ouest  et  atteindre  l'Océan  Pacifique  et 
la  Californie.  Turgot  soumit  au  roi  un  plan  pour  peupler  rapidement  les  vastes  contrées 
(ju'on  aurait  appelées  la  France  équinoxiale  :  il  fut  traité  de  yisionnaire. 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  ce  grand  instinct  de  nationalité  qui  fut  le  génie  de  sa  politique, 
ne  partagea  point  cet  avis  et  revendiqua  une  possession  qu'on  voulait 
livrer  à  l'Angleterre.  Il  fit  armer  six  vaisseaux  pour  aider  à  la  récla- 
mation, et  trois  ans  après  l'Angleterre  rendait  le  Canada  à  la  France. 
Sous  Louis  XV,  il  n'y  avait  plus  de  Richelieu,  et  Voltaire,  dont  l'es- 
prit était  plus  français  que  le  cœur,  écrivait  :  «  Dans  ce  temps-là,  on 
se  disputait  quelques  arpens  de  neige  au  Canada.  »  On  a  vu  ce  que 
c'était  que  ces  arpens  de  neige,  et  qu'il  y  allait  pour  nous  de  posses- 
sions plus  vastes  que  l'Europe,  dans  lesquelles  étaient  comprises  les 
meilleures  terres  des  Etats-Unis.  Plus  fidèle  à  la  France,  le  paysan 
canadien  n'a  point  pardonné  à  la  politique  de  ce  temps,  et,  person- 
nifiant dans  un  nom  cette  politique  désastreuse,  accuse  encore  aujour- 
d'hui la  Pompadour. 

Tandis  que,  plein  de  ces  souvenirs  glorieux  et  tristes  tout  en- 
semble, j'errais  à  travers  les  rues  de  Québec,  j'ai  levé  les  yeux.  De- 
vant moi  était  un  obélisque  de  granit  sur  lequel  j'ai  lu  :  Monibalm. 
Une  autre  face  de  l'obélisque  porte  le  nom  de  WoJfe.  On  sait  que, 
dans  la  bataille  livrée  devant  Québec,  les  généraux  des  deux  armées 
succombèrent  le  même  jour,  l'un  enseveli  dans  son  triomphe,  l'autre 
dans  son  héroïque  défaite.  Il  est  bien  à  l'Angleterre  d'avoir  consacré 
dans  un  commun  hommage  la  mémoire  de  Wolfe  et  la  mémoire  de 
Montcalm.  Une  inscription  d'une  noble  simplicité  se  lit  au-dessous 
de  leurs  noms  :  Moriem  virius,  communem  famam  historia,  monu- 
menium  posteritas  dédit;  —  leur  courage  leur  donna  la  mort,  l'his- 
toire une  gloire  commune,  la  postérité  ce  monument. 

Nous  devons  à  notre  tour  proclamer  que  Wolfe  était  un  généreux 
cœur,  et  capable  d'un  autre  enthousiasme  encore  que  celui  de  la 
gloire  mihtaire.  Pendant  la  nuit  qui  précéda  l'assaut  de  Québec,  dans 
la  barque  qui  glissait  sur  le  fleuve  au  pied  des  rochers,  Wolfe,  en- 
touré de  ses  officiers,  lisait  à  demi-voix,  pour  ne  pas  être  entendu 
par  les  sentinelles  ennemies,  l'élégie  de  Gray  sur  un  Cimetière  de 
Campagne  (1) ,  dans  laquelle  sont  exprimées  avec  tant  de  charme  et 
de  mélancolie  les  douceurs  paisibles  de  la  vie  obscure,  et  qui  était 
nouvellement  arrivée  d'Europe.  En  terminant  sa  lecture,  Wolfe  dit  : 
((  Messieurs,  je  serais  plus  fier  d'avoir  fait  ces  vers  que  de  prendre 
Québec.  »  Paroles  vraiment  belles  dans  la  bouche  de  celui  qui  allait 
donner  sa  vie  pour  prendre  Québec!  Blessé  à  mort  et  sa  vue  s'afiai- 
blissant,  il  se  faisait  raconter  les  détails  de  sa  victoire,  et  s'écriait  : 
<(  Je  meurs  content  !  »  Montcalm  disait  de  son  côté  :  «  Je  suis  heureux 
de  mourir;  je  ne  verrai  pas  les  Anglais  dans  Québec.  »  Rien  de  plus 

(1)  Le  grand  orateur  des  États-Unis,  Webster,  vient  de  mourir;  à  sa  dernière  heure,  il 
se  faisait  lire  aussi  l'clégie  de  Gray. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  300 

touchant  que  cette  joie  magnanime  chez  ces  deux  hommes,  tombant 
à  la  môme  heure  pour  leur  pays,  l'un  heureux  d'un  succès  dont  il  ne 
jouira  pas,  l'autre  s' applaudissant  d'une  mort  qui  lui  épargne  la  dou- 
leur de  voir  le  triomphe  de  l'ennemi,  tous  deux  d'accord  pour  bénir 
une  noble  fin  (1) . 

M.  Garneau,  qui  a  bien  voulu  être  mon  obligeant  cicérone,  a  écrit 
une  histoire  du  Canada,  fruit  de  recherches  consciencieuses  et  ani- 
mée d'une  sympathie  sincère  pour  la  France,  qui  n'est  du  reste  que  de 
la  justice  historique.  Quelques  imperfections  de  langage  disparaîtront 
dans  une  nouvelle  édition  qu'il  prépare  aujourd'hui  ;  je  les  regrette- 
rai presque  :  elles  sont  une  expression  de  plus  dé  la  séparation  que 
nous  avons  laissée  s'accomplir  et  une  accusation  contre  le  gouverne- 
ment qui  l'a  lâchement  permise. 

J'ai  été  admirer  la  belle  cascade  qui  porte  le  nom  si  français  de 
Montmorency  et  visiter  les  cultivateurs  des  environs  de  Québec,  chez 
lesquels  les  mœurs  de  la  vieille  France  vivent  dans  toute  leur  inté- 
grité. La  colonisation  du  Canada  ne  fut  point  composée  de  gens  sans 
aveu,  d'aventuriers  de  bas  étage,  mais  d'honnêtes  campagnards,  de 
petits  gentilshommes  et  de  soldats.  On  m'assure  même  qu'un  bâti- 
ment qui  apportait  une  population  moins  respectable  fut  renvoyé 
avec  elle  en  France.  Aussi  Y  habitant  canadien  (le  mot  de  paysan  n'est 
pas  connu)  est-il  en  général  religieux,  probe,  et  ses  manières  n'ont 
rien  de  vulgaire  et  de  grossier.  Il  ne  parle  point  le  patois  qu'on  parle 
aujourd'hui  dans  les  villages  de  Normandie.  Sous  son  habit  de  bure 
grise,  il  y  a  une  sorte  de  noblesse  rustique.  Quelquefois  il  est  noble 
de  nom  et  de  race,  et  descend  de  quelque  cadet  de  Normandie.  Nous 
avons,  par  exemple,  rendu  visite  à  un  habitant  qui  menait  la  vie  d'un 
paysan  aisé  et  s'appelait  M.  de  Rainville. 

La  cascade  Montmorency  est  formée  par  une  belle  nappe  d'eau  lé- 
gèrement tortueuse  qui  tombe  de  deux  cent  trente  pieds,  presque  dans 
les  eaux  du  Saint-Laurent,  entre  des  arbres  et  des  rochers.  La  chute, 
comme  il  arrive  souvent,  s'est  fait  jour  au  point  où  se  joignent  deux 
terrains  différons,  les  schistes  et  le  calcaire. 

Pendant  le  temps  que  j'ai  passé  à  Québec,  j'ai  beaucoup  entendu 
parler  politique.  J'ai  trouvé  dominante  l'opinion  que  j'avais  rencon- 
trée à  Montréal  :  rester  attaché  au  gouvernement  anglais  tant  qu'il 
continuera  lui-même  à  marcher  dans  la  voie  libérale  où  il  a  fini  par 
entrer.  Les  Canadiens  français  sentent  parfaitement  que  la  réunion 

(1)  Tel  est  l'intérêt  historique  et  national  qui  s'attache  au  combat  mémorable  livi'é 
sur  les  hautem-s  qu'on  appelle  les  plaines  d'Abraham,  et  dans  lequel  Montcalm  perdit 
la  vie.  Ce  qui  est  moins  connu,  c'est  qu'un  Français  dont  le  nom  ne  doit  pas  être  ou- 
blié, le  général  Levi,  revint  peu  de  temps  après,  par  une  victoire  remportée  sur  les 
Anglais  aux  lieux  même  qui  les  avait  vus  triompher,  venger  la  mort  de  Montcalm,  mais 
il  ne  put  reprendre  Québec.  / 


310  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

aux  Etats-Unis  entraînerait  la  perte  de  leur  nationalité.  Les  Etats-Unis 
en  ce  moment  font  toute  sorte  d'avances  aux  Canadiens;  ils  semblent 
dire  : 

J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'absorber. 

Le  Canada  jouit  de  toute  la  liberté  désirable,  et  de  plus  n'est  soumis 
qu'à  des  taxes  locales.  Il  n'a  rien  à  payer  pour  un  gouvernement 
central  qui  réglementerait  les  travaux  publics  et  le  commerce,  rien 
pour  une  armée.  Il  est  vrai  que  ce  gouvernement  gratuit  a  l'incon- 
vénient d'être  à  Londres,  et  que,  si  l'on  ne  paie  pas  d'armée,  c'est 
qu'on  est  gardé  par  une  armée  étrangère.  C'est  là  ce  qui  déplaît  aux 
ardens;  de  plus  ils  comparent  l'activité  de  production  des  Etats-Unis, 
l'accroissement  de  leur  population,  de  leur  richesse,  de  leur  puis- 
sance, avec  la  langueur  relative  du  Canada,  langueur  du  reste  qui  a 
été  exagérée.  La  population  française  a  décuplé,  en  quatre-vingts 
ans  (de  60,000  âmes  à  600,000) ,  et  cet  accroissement  de  la  popula- 
tion s'est  opéré  sans  le  secours  de  l'immigration;  il  ne  s'est  peut-être 
pas  établi  4,000  émigrans  dans  le  Bas-Canada  depuis  la  conquête. 
En  délivrant  la  terre  des  embarras  de  la  législation  féodale,  on  espère 
qu'un  beaucoup  plus  grand  nombre  de  colons  pourrait  venir  s'établir 
dans  un  climat  rude,  mais  sain,  qui,  pour  les  populations  catholiques 
ou  parlant  le  français,  comme  les  Belges,  les  Suisses,  les  Français 
eux-mêmes,  aurait  des  avantages  que  n'offrent  pas  les  Etats-Unis. 
Il  ne  faut  pas  croire  que  le  gouvernement  se  soit  endormi  dans  l'inac- 
tion, tandis  que  le  peuple  voisin  multipliait  avec  une  si  grande  rapi- 
dité les  voies  de  communication  sur  son  vaste  territoire.  Un  Anglais, 
qui  du  reste  est  loin  de  partager  les  préjugés  de  quelques-uns  de  ses 
compatriotes  sur  les  Etats-Unis,  exprime,  dans  un  voyage  récem- 
ment publié  (1) ,  combien  il  a  été  surpris  en  trouvant  les  routes  au 
Canada  dans  un  beaucoup  meilleur  état  qu'il  ne  l'espérait.  Jusqu'à 
l'année  1849,  on  a  dépensé  au  Canada,  en  routes  et  ponts,  plus  de 
450,000  livres  sterling,  et  pour  deux  canaux  seulement,  plus  de 
deux  millions  de  livres.  L'un  d'eux  est  le  canal  Welland,  établi  pour 
éviter  la  chute  du  Niagara. Un  chemin  de  fer,  dont  les  fonds  sont  vo- 
tés, ira  d'Halifax  à  Montréal,  en  passant  par  Québec. Le  Saint-Lau- 
rent est  une  voie  de  commerce  magnifique,  mais  pendant  six  à  sept 
mois  le  passage  est  fermé  par  les  glaces. 

Les  Canadiens  nous  appellent  les  Français  de  la  vieille  France, 
mais  c'est  le  pays  appelé  autrefois  la  Nouvelle-France  qui  est  aujour- 
d'hui l'ancienne.  La  propriété  foncière  y  est  encore  soumise  au 
droit  seigneurial.  En  1852,  il  faut  aller  jusqu'en  ce  pays  reculé 
pour  entendre  parler  de  seigneurs  et  de  seigneuries;  ces  seigneurs, 

(1  )  Notes  on  Public  subjects  made  during  a  tour  in  the  United  Sia'es  and  Canada, 
by  Hugh  Scymour  Tremeuheerc,  1832. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  311 

il  est  vrai,  ne  sont  pas  des  personnages  féodaux.  Il  n'y  a  point  de  no- 
blesse reconnue  au  Canada.  Après  la  conquête,  tout  ce  qui  apparte- 
nait aux  rangs  les  plus  élevés  de  la  société  quitta  le  pays;  ce  fut  un 
malheur  pour  lui.  On  trouve  bien,  comme  je  l'ai  dit,  dans  la  classe 
des  cultivateurs,  et  quelquefois  dans  les  derniers  rangs  de  la  société, 
des  noms  nobles;  mais  ceux  qui  les  portent,  gentilshommes  d'ori- 
gine, ne  le  sont  plus  de  fait,  et  se  confondent  dans  le  reste  de  la  po- 
pulation. Les  prétentions  d'un  particulier  qui  voulait  prendre  le  titre 
de  baron  n'ont  pas  été  admises  par  le  gouvernement.  La  démocratie 
règne  ici  comme  aux  Etats-Unis  ;  tous  les  hommes  influons  sont  sor- 
tis de  la  bourgeoisie  ou  du  peuple  ;  cela  n'empêche  pas  que  les  terres 
n'appartiennent  à  des  seigneurs,  seulement  ces  seigneurs  sont  sou- 
vent de  très  minces  propriétaires.  Le  plus  riche  est  le  séminaire  de 
Montréal,  qui  possède  tout  le  terrain  de  la  ville  et  le  pays  à  plusieurs 
lieues  à  la  ronde,  ce  qui  lui  fait  un  revenu  de  26,000  louis.  Les  droits 
seigneuriaux  se  composent  principalement  de  ce  que  l'on  paie  pour 
la  tenure  du  sol,  ce  qui  est  très  peu  de  chose,  et  d'un  droit  sur  les 
ventes  qui  s'élève  à  12  pour  100;  ce  dernier  droit  est  seul  onéreux. 
Celui  qui  garde  sa  propriété  pour  la  transmettre  à  sa  famille,  ce  qui 
est  en  général  le  cas  pour  les  Canadiens  français,  ne  souffre  pas  de 
la  législation  du  pays,  car  il  ne  paie  que  le  droit  de  tenure\  qui  est 
insignifiant;  mais  la  transmission  de  la  propriété  foncière  est  très 
gênée  par  le  droit  de  vente.  Le  plus  gi-and  inconvénient  des  seigneu- 
ries est  d'immobiliser  la  terre,  et  surtout  d'écarter  les  émigrans,  qui 
veulent  une  possession  plus  complète  et  la  liberté  de  disposer  du  sol 
à  leur  gré. 

Un  tel  état  de  choses  ne  peut  durer,  mais  la  difficulté  est  d'en  sor- 
tir. Quelques-uns  proposent  de  supprimer  le  droit  des  seigneurs,  ce 
qui  serait  une  véritable  spoliation.  Le  chef  du  ministère  actuel,  M.  La- 
fontaine,  est  d'avis  qu'il  ne  faut  point  dépouiller  les  seigneurs  de 
leur  droit,  mais  déclarer  la  commutation  forcée  (1),  c'est-à-dire 
donner  à  l'occupant  la  faculté  de  devenir  propriétaire  en  achetant  le 
fonds  pour  un  prix  établi  sur  une  évaluation  équitable.  C'est  aux 
seigneurs  à  faire  un  arrangement,  sans  quoi  ils  seront  dépouillés  tôt 
ou  tard.  Malheureusement,  ils  semblent  peu  disposés  aux  conces- 
sions, et  ils  pourraient  finir  par  tout  perdre  pour  avoir  voulu  tout 
garder.  Le  clergé  catholique  est  très  populaire  parmi  les  habitans 
d'origine  française,  et  dans  une  complète  sympathie  avec  eux.  Il  a 
pour  revenu  la  dixmp,  qui  n'est  pas  un  dixième,  mais  un  vingt-sixième 
des  produits  ruraux.  Le  paysan  préfère  beaucoup  un  impôt  en  nature 
à  un  autre  impôt. 

(1)  Le  séiEùnaire  de  Montréal  est  le  seul  seigneur  que  le  consistoire  puisse  forcer  à  la 
commutation. 


312  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'est  sous  le  rapport  de  l'instruction  que  l'avantage  des  Etats-Unis 
sur  le  Canada  est  peut-être  le  plus  considérable.  Les  puritains  de  la 
Nouvelle-Angleterre,  malgré  leur  fanatisme  intolérant  et  persécuteur, 
furent  conduits  par  le  principe  protestant,  qui  fait  à  tout  chrétien 
une  loi  de  lire  la  Bible  et  d'y  puiser  directement  sa  foi,  à  établir  des 
écoles,  «  le  principal  objet  de  Satan,  disaient-ils,  étant  d'empêcher 
les  hommes  de  connaître  l'Ecriture,  en  les  détournant  de  l'étude  des 
langues,  à  cette  fin  que  l'instruction  ne  soit  pas  enfouie  dans  les  tom- 
beaux de  nos  pères «Après  ce  considérant,  dans  lequel  le  diable 

joue  le  premier  rôle,  viennent  des  dispositions  qui  établissent  des 
écoles  dans  chaque  district  sous  peine  de  grosse  amende.  On  était  loin 
du  principe  volontaire,  mais  enfin  on  fondait  des  écoles;  par  un  motif 
ou  par  un  autre,  on  apprenait  à  lire  à  tout  le  monde.  Au  Canada,  le 
clergé  catholique  a  beaucoup  fait  pour  l'instruction.  Les  séminaires 
de  Québec  et  de  Montréal,  les  jésuites,  les  récollets,  ont  contribué 
largement  à  cette  œuvre.  J'ai  trouvé  dans  le  séminaire  de  Québec  (1) 
un  cabinet  de  physique  très  complet.  J'ai  reconnu  notamment  les  ap- 
pareils électro-magnétiques  inventés  par  mon  père.  J'ai  vu  un  vieux 
prêtre,  autrefois  professeur  de  physique,  tout  ému  par  la  présence 
du  fils  de  celui  dont  il  avait  longtemps  exposé  les  découvertes. 

Tout  cela  montre  combien  le  clergé  canadien  est  éclairé,  combien 
il  a  soin  de  se  tenir  au  courant  des  progrès  de  la  science  européenne. 
Avec  la  meilleure  volonté  du  monde  pourtant,  il  était  impossible  à  ce 
clergé  de  répandre  les  bienfaits  de  l'instruction  parmi  des  populations 
disséminées  sur  un  si  vaste  espace.  Ces  populations  avaient  aussi  sur 
ce  point,  il  faut  le  dire,  des  sentimens  bien  différens  de  ceux  que  ma- 
nifestent généralement  les  citoyens  des  Etats-Unis.  Parmi  eux,  un  des 
premiers  soins  des  communes  qui  se  forment  sur  un  terrain  défriché 
d'hier  est  d'organiser  des  écoles  (2);  mais  au  Canada,  quand,  il  y  a 
quelques  années,  la  législature  a  décrété  l'établissement  d'écoles  pa- 
roissiales, les  habitans  ont  accueilli  cette  fondation  avec  peu  d'em- 
pressement. L'on  avait  voté  pour  cet  objet  une  somme  considérable, 
et  l'on  voulait  appliquer  le  principe  américain  d'une  contribution  des 
communes  égale  à  la  somme  donnée  par  l'état;  mais  les  communes 
très  souvent  nommaient  des  commissaires  à  condition  qu'ils  ne  feraient 
rien,  et,  quand  ils  voulaient  faire  quelque  chose,  ils  couraient  risque 

(1)  La  chapelle  du  séminaire  contient  quelques  tableaux  de  Lagrenée,  de  Vanloo,  de 
Parrocel,  et  trois  attribués  à  Philippe  de  Champagne.  Les  collections  de  tableaux  sont  si 
rares  aux  États-Unis,  que  celle  de  Québec  est  probablement  la  plus  considérable  qui 
existe  dans  toute  l'Amérique  septentrionale. 

(2)  Cet  empressement  n'est  cependant  pas  universel.  En  1834,  la  législature  de  Pen- 
sylvanie  publia  un  acte  pour  un  système  général  d'écoles  dans  l'état.  Il  y  eut  dans  Phi- 
ladelphie 2,084  pétitions  pour,  et  2,576  contre.  Parmi  les  derniers  pétitionnaires,  66  ne 
savaient  pas  signer  leur  nom.  [American  Almanach,  1836,  p.  349.) 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  '  313 

d'être  assommés.  En  quelques  endroits,  on  a  mis  le  feu  à  la  maison  de 
ces  commissaires.  Là  où  la  commune  consentait  à  payer  sa  part  du 
traitement  des  instituteurs,  chaque  habitant  voulait  avoir  un  institu- 
teur à  sa  porte.  Certaines  communes  en  ont  demandé  dix-sept,  ce 
qui  réduisait  singulièrement  les  appointemens  de  chacun.  Cette  dis- 
position des  esprits  s'est,  grâce  au  ciel,  beaucoup  améliorée  :  des 
faits  pareils  ne  se  reproduiront  plus;  mais  pour  qu'ils  aient  pu  avoir 
lieu,  il  a  fallu  que,  parmi  les  honnêtes  cultivateurs  du  Canada,  un 
certain  nombre  fût  bien  étranger  à  ce  besoin  d'instruction  qui  est 
si  général  aux  Etats-Unis. 

Quant  à  la  conduite  du  gouvernement  anglais,  elle  a  commencé 
par  être  odieuse  et  perfide  toutes  les  fois  que  ce  gouvernement  ne  se 
croyait  pas  menacé.  Peu  de  temps  après  la  conquête,  une  procla- 
mation royale  enjoignit  au  gouverneur  de  convoquer  des  assemblées 
provinciales,  comme  dans  les  autres  colonies  anglaises  de  l'Amé- 
rique :  les  Canadiens  étaient  invités  à  se  confier  à  la  protection  royale 
pour  la  jouissance  et  le  bienfait  des  lois  de  notre  royaume  d^Angle- 
ierre.  Les  assemblées  ne  furent  point  convoquées,  mais  les  lois  an- 
glaises furent  brusquement  introduites  à  la  place  de  la  coutume  de 
Paris.  A  ce  changement  on  gagnait  l'établissement  du  jury  ;  on  re- 
cevait un  don  moins  précieux  dans  le  chaos  de  lois  que  l'usage  et 
la  tradition  peuvent  rendre  supportable  en  Angleterre,  mais  qui,  au 
Canada,  sans  rapport  avec  les  antécédens  du  pays,  étaient  un  véri- 
table fléau.  Les  Canadiens  français  réclamèrent  contre  ces  lois,  «  in- 
finiment sages  et  utiles,  disaient-ils,  pour  la  mère  patrie,  mais  qui  ne 
peuvent  s'allier  avec  nos  coutumes  sans  renverser  nos  fortunes  et 
détruire  entièrement  nos  possessions  (i).  »  Ceci  se  passait  au  mo- 
ment où  l'Angleterre  commençait  à  craindre  pour  ses  autres  colonies, 
il  ne  fallait  pas  trop  désaffectionner  la  population  française,  en 
grande  majorité  au  Canada.  On  lui  rendit  donc,  par  Y  acte  de  Québec, 
l'usage  de  l'ancienne  coutume  française,  tandis  que,  pour  rassurer 
les  sujets  anglais  contre  l'arbitraire  et  les  lettres  de  cachet,  on  intro- 
duisit dans  la  législation  Yhabeas  corpus  et  le  jugement  par  jury 
dans  certains  cas  déterminés. 

C'est  probablement  à  ces  concessions  prudentes  que  l'Angleterre 
dut  la  conservation  du  Canada  lors  de  l'insurrection  américaine.  Il 
est  certain  qu'à  cette  époque  une  grande  portion  du  peuple  canadien 
sympathisait  avec  les  Etats-Unis.  Il  y  avait  deux  cents  Canadiens  dans 
l'armée  du  général  américain  Mon tgomery,  qui  vint,  comme  Wolfe  et 
Montcalm,  mourir  sous  les  murs  de  Québec.  Les  seigneurs  et  le  clergé 
s'opposèrent  à  ce  mouvement  et  conservèrent  le  Canada  à  l'Angk- 

(1)  Pétition  de  divers  habitans  de  la  province  de  Québec,  présentée  à  sa  majesté  eu 
février  1774. 


314  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

terre.  Il  faut  avouer  que  les  colonies  anglaises  qui  invitaient  les  Cana- 
diens à  secouer  le  joug  de  la  métropole,  ne  faisaient  rien  pour  se  les 
attacher.  Le  congrès,  dans  une  adresse  au  peuple  américain,  repro- 
chait à  l'Angleterre  Y  acte  de  Québec,  qu'il  dénonçait  comme  une  ten- 
tative criminelle  pour  établir  la  foi  catholique,  comme  un  exemple  de 
tyrannie  dans  l'empire  britannique,  et  d'autre  part,  dans  une  lettre 
aux  Canadiens,  le  même  congrès  leur  disait  que  cet  acte  ne  pouvait 
être  bien  mis  à  exécution  par  les  Anglais.  Ces  contradictions  durent 
contribuer  à  retenir  le  Canada  sous  la  domination  anglaise.  M.  de  La- 
fayette  désira  tenter  dans  ce  pays  une  expédition,  il  se  flattait  que  son 
nom  y  réveillerait  des  souvenirs  français;  mais  il  ne  put  réaliser  ce 
dessein,  auquel  il  tenait  beaucoup. 

En  1791,  Pitt  divisa  la  province  en  haut  et  bas  Canada,  et  voulut 
y  établir  une  constitution  faite  à  l'image  de  la  constitution  britan- 
nique. Cette  image  était  très  infidèle,  comme  Fox  le  fait  remarquer. 
Au  lieu  d'une  chambre  des  lords  représentant  une  aristocratie  indé- 
pendante, laquelle  n'existait  pas  au  Canada,  Pitt  créait  un  conseil 
législatif  sans  indépendance;  il  plaçait  à  côté  de  lui  une  assemblée 
représentative  nommée  par  un  corps  électoral  très  nombreux  et  peut- 
être  peu  préparée  par  ses  habitudes  et  son  éducation  à  exercer  ce  pou- 
voir. Cette  constitution  à  la  fois  trop  monarchique  et  trop  démocra- 
tique, et  l'incurie  du  gouvernement  anglais,  n'ont  produit  pendant 
longtemps  dans  les  deux  Cajiada  que  confusion  et  désordre.  Le  Haut- 
Canada  était  presque  exclusivement  anglais,  le  Bas-Canada  presque 
exclusivement  français.  11  y  avait  entre  les  deux  pays  animosité  de 
race,  de  langue,  de  religion;  on  n'échappait  aux  inconvéniens  de  la 
constitution  de  Pitt  qu'en  ne  l'appliquant  pas.  Enfin,  en  1837,  lord 
John  Russell  imagina  de  la  faire  abolir  par  le  parlement.  Le  conseil 
législatif  cessa  d'être  électif,  et  comme  l'assemblée  représentative 
avait  refusé  de  voter  les  fonds  nécessaires  pour  les  services  publics, 
le  gouvernement  fut  autorisé  à  prendre  dans  le  trésor  provincial, 
pour  en  disposer  à  son  gré,  des  sommes  qui  avaient  été  votées,  il  est 
vrai,  par  la  législature  canadienne,  mais  dont  l'appropriation  avait 
été  jusque-là  réservée  à  cette  législature  aussi  bien  que  le  vote.  Ce 
fut  un  coup  d'état  parlementaire  contre  les  droits  constitutionnels  du 
Bas-Canada. 

On  sait  ce  qui  a  suivi.  Les  Canadiens  ont  pris  les  armes,  ont  livré 
aux  Anglais  trois  combats  dans  l'un  desquels  ils  ont  eu  l'avantage; 
puis  leurs  vaillantes  milices  ont  été  écrasées  par  les  troupes  régu- 
lières de  la  métropole.  La  victoire  a  été  cruelle;  on  a  frappé  surtout 
les  jeunes  gens  appartenant  aux  meilleures  familles.  Après  les  exécu- 
tions des  insurgés,  on  a  voulu  décapiter  le  pays,  noyer  la  population 
française  dans  la  population  anglaise,  en  prononçant  la  réunion  du 
Haut  et  du  Bas-Canada.  C'était  le  rêve  du  parti  anglais,  et  ce  que  ses 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  315 

organes  demandaient  avec  passion  depuis  plusieurs  années.  On  est 
parvenu  à  faire  voter  ce  changement  par  les  deux  législatures.  Celle 
du  Haut-Canada  a  été  unanime,  et  à  force  d'argent  on  a  obtenu  dans 
le  Bas-Canada  quelques  voix  qui  ont  donné  la  majorité  à  la  mesure  tant 
désirée;  mais  le  résultat  a  été  diamétralement  opposé  à  celui  qu'on 
attendait.  Dans  l'assemblée,  où  siègent  réunis  les  représentans  des 
deux  provinces,  les  Français  du  Bas-Canada  ont  voté  de  concert  et  ont 
attiré  à  eux  un  certain  nombre  d'Anglais  éclairés  et  influons.  Depuis  ce 
temps,  ils  ont  la  majorité.  C'est  ainsi  qu'ils  ont  pu  obtenir  ce  que  lord 
John  Russell  avait  refusé,  la  responsabilité  des  ministres.  Le  parti  an- 
glais violent,  exaspéré  de  voir  tourner  en  faveur  du  parti  français  une 
mesure  au  moyen  de  laquelle  il  avait  espéré  l'anéantir,  s'est  soulevé  à 
son  tour;  mais  sa  campagne  a  été  honteuse,  elle  s'est  bornée  à  une 
ignoble  émeute  qui,  après  avoir  tenté  de  pendre  les  ministres,  a  brûlé 
la  salle  des  séances  du  corps  législatif  et  la  bibliothèque  :  tel  a  été 
l'exploit  principal  de  ceux  qui  se  nommaient  au  Canada  les  tories  et 
les  consei^ateurs.  Quelques-uns  de  ces  tories  émeutiers  et  incen- 
diaires, par  le  dernier  effort  d'an  machiavélisme  désespéré,  poussent 
aujourd'hui  à  l'annexion,  pour  anéantir,  même  au  profit  de  leurs  ad- 
versaires naturels,  le  pays  qu'ils  n'ont  pu  opprimer.  Enfin  le  gouver- 
nement anglais  a  compris  qu'après  tant  d'iniquités  et  de  maladresses 
il  était  temps  d'appliquer  au  Canada  la  maxime  de  Fox  :  «  Le  Canada 
doit  être  conservé  à  la  Grande-Bretagne  par  le  choix  de  ses  habitans; 
mais  pour  cela  il  faut  que  leur  condition  ne  soit  pas  plus  mauvaise 
que  celle  de  leure  voisins.  »  La  grande  majorité  des  Canadiens  fran- 
çais, voyant  cette  disposition  impartiale  du  gouvernement,  résiste  à 
l'attraction  que  les  Etats-Unis  exercent  sur  une  portion  peu  considé- 
rable, il  est  vrai,  mais  très-vive  de  l'opinion  libérale.  A  la  tête  de 
cette  fraction,  séparée  des  Anglais  par  une  rancune  irréconciliable, 
est  M.  Papineau,  le  plus  grand  talent  oratoire  du  Canada.  Il  est  fâ- 
cheux que  dans  les  circonstances  présentes  il  ne  puisse  jouer  un  rôle. 
Retiré  dans  sa  seigneurie,  sur  les  bords  de  l'Ottawa,  il  attend  un  jour, 
qui  viendra  peut-être,  si  les  antipathies  de  race  assoupies  momenta- 
nément se  réveillent  entre  les  descendans  des  Anglo-Saxons  et  les 
descendans  des  Normands,  qui  ont  changé  de  rôle  en  Amérique  et 
semblent,  sur  cette  terre  lointaine,  poursuivre  les  représailles  d'un 
ancien  combat.  La  sages  e  de  l'Angleterre  doit  prévenir  ce  réveil,  qui 
lui  serait  fatal  et  donnerait  certainement  le  Canada  aux  Etats-Unis. 
Avant  de  quitter  Québec,  j'ai  passé  quelques  heures  fort  agréables 
chez  un  homme  très  français  d'esprit  comme  de  manières,  M.  Chau- 
veau.  J'ai  appris  de  lui,  ce  qui  m'a  été  confirmé  par  d'autres,  combien 
la  population  canadienne  est  occupée  de  la  France.  A  peine  si  on  lit 
les  livres  nouveaux  qui  se  publient  en  Angleterre;  mais  tout  le  monde 
lit  les  ouvrages  français.  Voltaire  disait  un  peu  ironiquement  : 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Partout,  même  en  Russie,  on  vante  nos  auteurs. 

Maintenant  la  Russie  est  à  notre  porte,  c'est  une  province  littéraire 
de  la  France;  mais  un  peu  plus  loin,  au  Canada,  il  en  est  de  même 
qu'en  Russie  :  toutes  les  jeunes  filles  savent  par  cœur  l'Automne  de 
M.  de  Lamartine.  M.  Ghauveau,  bien  que  jurisconsulte  et  homme 
politique,  cultive  avec  goût  la  poésie;  il  a  écrit,  pour  défendre  son 
pays  contre  quelques  sévérités  franèaises,  des  vers  très  français  de 
tour  et  d'esprit,  et  qui  ne  semblent  point  du  tout  venir  de  l'autre 
monde. 

Autrefois  le  commerce  du  Canada  consistait  surtout  en  fourrures. 
Il  faut  lire  dans  l'introduction  ^Astoria,  tracée  parla  plume  élégante 
de  Washington  Irving,  la  peinture  de  l'existence  presque  féodale  des 
membres  de  la  compagnie  du  nord-ouest;  l'auteur  peint  aussi  la  vie 
aventureuse  des  voyageurs  canadiens,  qu'il  a  vus  dans  sa  jeunesse. 
Les  premiers  apparaissent  dans  la  splendeur  patriarcale  de  leurs 
banquets  hospitahers;  les  autres,  tels  qu'ils  sont  encore  aujourd'hui, 
campant  et  bivouaquant  pi'ès  des  feux  allumés  au  bord  des  fleuves 
ou  faisant  entendre  aux  rives  solitaires  des  grands  lacs  les  refrains 
grivois  qui  charmaient  nos  pères,  et  qui,  maintenant  oubliés  d'une 
génération  plus  morale  ou  plus  morose,  vont  expirer,  contraste  bi- 
zarre, dans  les  majestueuses  solitudes  des  forêts  du  Nouveau-Monde. 

Aujourd'hui  le  principal  commerce  du  Canada  est  le  commerce  des 
bois.  On  l'accuse  de  séduire  et  de  démoraliser  les  Canadiens  par 
l'existence  tour  à  tour  très  pénible  et  très  oisive  qu'il  impose.  Un 
proverbe  dit  que  le  raftsman  (celui  qui  amène  le  bois  coupé  dans  les 
forêts  le  long  des  fleuves)  se  trouve  à  la  fin  de  l'été  avec  une  consti- 
tution épuisée,  des  habitudes  d'ivrognerie,  une  paire  de  pantalons 
et  un  parapluie. 

Cette  vie  misérable  n'est  pas  sans  poésie,  et  cette  poésie  a  été  ex- 
primée assez  heureusement  dans  un  chant  composé  aux  Etats-Unis. 
Le  Maine  a  aussi  dans  ses  forêts  des  abatteurs  [lumberers) ,  et  c'est  l' un 
d'eux  que  le  poète  fait  parler  : 

«  Frappons,  que  chaque  coup  ouvre  passage  au  jour,  que  la  terre  longtemps 
cachée  s'étonne  de  contempler  le  ciel!  Derrière  nous  s'élève  le  murmure  des 
âges  à  venir,  le  retentissement  de  la  forge,  le  bruft  des  pas  des  agriculteurs 
rapportant  la  moisson  dans  leur  demeure  future. 

«  Reste  qui  voudra  dans  les  rues  des  villes,  ou  se  plaise  sur  la  plaine  nive- 
lée. Donnez-nous  la  vallée  couverte  de  cèdres,  les  rochers  et  les  sommets  du 
Maine.  Tenons-nous-en  à  notre  pays  boréal,  sauvage  et  boisé;  rude  nourrice, 
mère  vigoureuse,  garde-nous  sur  ton  cœur.  » 

30  septembre,  Montréal. 
Je  suis  parti  hier  soir  de  Québec,  et  ce  matin  me  voilà  de  retour  à 
Montréal.  La  sympathie  pour  un  Français  d' Europe  qym]di  trouvée 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  317 

à  Québec,  je  la  retrouve  ici.  J'en  reçois  en  arrivant  un  témoignage 
qui  me  touche  vivement.  On  donne  demain  un  dîner  d'honneur  à 
M.  Lafontaine,  qui,  après  avoir  contribué  plus  que  personne  au 
succès  de  la  sage  politique  dont  le  Canada  ressent  aujourd'hui  les 
bienfaits,  s'est  décidé  à  quitter  le  ministère  au  sein  de  son  triomphe, 
ce  qui  ne  peut  s'expliquer  que  par  les  raisons  qu'il  donne  lui-même, 
des  raisons  de  santé.  Je  suis  invité  à  ce  dîner  d'adieu.  Je  m'asso- 
cierai de  grand  cœur  à  cette  expression  de  l'opinion  publique,  et  je 
verrai  là  réunis  pour  une  manifestation  des  meilleurs  sentimens  ca- 
nadiens les  hommes  les  plus  distingués,  Français  et  Anglais,  du  parti 
constitutionnel.  En  attendant,  j'enregistre  quelques  renseignemens 
qui  me  sont  donnés  sur  ce  pays  et  qui  dessinent  le  caractère  des  deux 
races  qui  l'habitent.  Un  changement  notable  s'est  opéré  depuis  quel- 
ques années  dans  la  situation  commerciale  de  nos  compatriotes  du 
Canada.  Le  commerce  de  ce  qu'on  appelle  les  marchandises  sèches 
[dry  goods)  était  entièrement  entre  les  mains  des  Anglais.  Il  n'y  avait 
qu'un  commerçant  français  à  Montréal,  pas  à  un  à  Québec;  aujour- 
d'hui il  n'en  est  plus  ainsi.  Les  autres  branches  de  commerce,  les 
vins,  les  huiles,  les  épiceries,  sont  encore  principalement  entre  les 
mains  des  Anglais.  Je  demande  d'où  provient  cette  différence;  on  me 
répond  en  souriant,  —  c'est  un  Français  qui  parle,  —  que  ces  bran- 
ches du  négoce  s'arrangent  mieux  d'une  conscience  un  peu  élas- 
tique. On  convient  en  même  temps  que  les  Canadiens  français,  en 
cela  très  semblables  à  leurs  frères  d'Europe,  sont  trop  accoutumés  à 
compter  sur  la  protection  du  gouvernement,  trop  peu  disposés  à 
combiner  librement  leurs  efforts  et  leur  action.  Dans  le  Haut-Canada, 
au  contraire,  où  prévalent,  comme  en  Angleterre  et  aux  Etats-Unis,  le 
principe  volontaire  et  l'esprit  d'association,  on  se  concerte  fréquem- 
ment pour  entreprendre  un  chemin,  un  canal.  Ce  contraste  fait  voir 
combien  des  tendances  diverses  semblent  inhérentes  au  génie  des 
deux  peuples,  puisqu'elles  les  suivent  dans  leurs  plus  lointaines  mi- 
grations. 

Cœlum  non  animum  mutant  qui  trans  mare  currunt. 

Certains  traits  qu'on  peut  plus  particulièrement  rapporter  au  na- 
turel normand  se  montrent  dans  les  habitudes  des  Canadiens  fran- 
çais. Le  Canadien  n'est  pas  prêteur;  il  lui  coûte  de  se  dessaisir  de  son 
argent.  En  même  temps,  ce  qu'il  y  a  de  généreux  dans  le  caractère 
français  se  trahit  par  une  assez  grande  facilité  à  se  faire  caution  pour 
obliger.  La  population  du  Haut-Canada  se  recrute  par  l'émigration, 
celle  du  Bas-Canada  par  un  moyen  plus  direct.  Un  paysan  disait  à 
VL  Johnston  l'agronome  :  «  Oh!  monsieur,  nous  sommes  terribles  pour 
les  enfans.  »  En  général,  l'Anglais  ne  fait  qu'une  chose;  le  Français 
exerce  à  la  fois  plusieurs  industries.  Cette  assertion  ne  m'a  pas  étonné, 


318  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

car  j'ai  vu  l'autre  jour  un  magasin  où  l'on  vendait  des  bijoux,  des 
fromages  et  des  balais.  Ceci  au  reste  n'est  point  propre  aux  Canadiens 
français  (1)  ;  partout  l'on  commence  par-là  :  la  division  du  travail  et 
du  négoce  est  le  produit  du  temps  et  du  raffinement  qu'il  amène  avec 
lui.  Je  me  souviens  qu'à  Athènes  en  1843  presque  tout  s'achetait  dans 
le  même  magasin  :  un  chapeau,  des  bottes,  une  selle  de  cheval,  un 
matelas;  et,  comme  le  magasin  était  dans  l'hôtel,  le  voyageur  n'avait 
qu'à  demander  au  garçon  ces  divers  objets,  ainsi  qu'il  lui  aurait  de- 
mandé une  côtelette  ou  une  tasse  de  chocolat,  et  on  les  mettait  sur  la 
carte  avec  le  prix  de  la  chambre  et  du  dîner. 

J'ai  fait  une  promenade  avec  M.  Lafontaine  autour  de  la  colline  qui 
domine  Montréal,  en  suivant  de  belles  allées  d'arbres.  On  a  par  mo- 
mens  une  vue  admirable.  Nous  sommes  rentrés  par  le  quartier  où  se 
trouve  le  grand  bassin,  (i'est  un  magnifique  travail  :  on  l'a  élargi 
récemment,  des  écluses  pennettent  d'y  introduire  la  quantité  d'eau 
dont  on  a  besoin.  Je  trouve  ici  plus  d'activité  que  je  ne  m'attendais  à 
en  rencontrer.  Ce  n'est  pas  Boston  ou  New-York,  mais  la  dispropor- 
tion ne  me  paraît  pas  si  grande  qu'en  arrivant. 

Il  est  étrange,  quand  la  plupart  des  nations  européennes  ont  des 
consuls  au  Canada,  que  la  France  n'en  ait  pas  dans  un  pays  qui  lui 
est  uni  par  son  origine,  sa  langue,  ses  sympathies,  où  sa  protection 
pourrait  attirer  et  aider  des  émigrans  français;  nous  pourrions  aussi 
augmenter  nos  rapports  d'échange  avec  ce  pays.  Après  l'incendie  de 
l'arsenal  de  Toulon,  la  France  a  acheté  des  bois  au  Canada,  et  l'on 
s'en  est  bien  trouvé.  Pourquoi  ne  pas  nouer  des  relations  dont  le  ré- 
sultat serait  de  maintenir  et  d'étendre  notre  influence  morale  sur  des 
populations  françaises  par  le  sang,  et  qui  défendent,  avec  une  persé- 
vérance touchante,  leur  nationalité  contre  le  double  envahissement 
de  l'Angleterre  et  des  Etats-Unis? 

1"  octobre. 

4 

J'ai  visité  le  séminaire  de  Montréal,  lieu  respectable,  car  de  là 
s'est  répandu  sur  le  pays  presque  tout  ce  qu'il  possède  de  culture 
intellectuelle.  Aujourd'hui  le  séminaire  a  huit  écoles,  dont  deux  sont 
industrielles.  Un  ecclésiastique  a  bien  voulu  me  servir  de  guide  dans 
le  jardin;  il  m'a  montré  de  vieux  arbres  fruitiers  d'origine  française. 
M.  l'abbé  Villeneuve  a  pour  l'horticulture  une  vive  passion  qui  me 
rappelait  M.  d'Andilly  à  Port-Royal;  il  m'a  conduit  à  la  maison  de 
campagne  du  séminaire,  où  l'on  voit  encore  les  ruines  du  petit  fort 
dans  lequel  les  sauvages  chrétiens  se  réfugiaient  en  temps  de  guerre. 
Nous  avons  visité  ensuite  l'établissement  des  sœurs  grises;  enfans, 
vieillards,  malades,  tout  est  soigné  avec  la  plus  active  charité  par 

(1)  On  verra  que  j'ai  observé  les  mêmes  choses  dans  les  nouvelles  villes  de  l'Union. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  319 

cinquante  sœurs  dans  cet  établissement,  qui  contient  quatre  cents 
personnes.  Ce  qui  m'a  frappé,  c'est  l'air  de  sérénité,  de  bonheur  et 
même  de  gaieté  des  religieuses.  Ces  saintes  sont  aimables  comme 
des  enfans.  Puis  je  me  suis  rendu  au  dîner  qu'on  donnait  à  M.  La- 
fontaine.  Traité  avec  une  distinction  qui  s'adressait  à  ma  qualité  de 
Français,  j'ai  été  placé  à  côté  du  héros  de  cette  fête  patriotique.  Les 
deux  races,  représentées  par  ce  qu'elles  ont  à  Montréal  de  plus  res- 
j3ectable,  fraternisaient  franchement.  M.  Morin,  que  l'opinion  dé- 
signe comme  devant  succéder  dans  le  ministère  à  M.  Lafontaine  et 
y  continuer  sa  politique,  présidait  le  banquet.  Il  proposait  les  toasts, 
mêlant  à  ses  paroles  pleines  de  cordialité  quelques  traits  narquois 
de  vieille  gaieté  française,  puis  traduisait  en  anglais  ce  qu'il  avait 
dit  d'abord  dans  notre  langue.  Les  discours  ont  été  prononcés,  les 
uns  en  anglais,  les  autres  en  français,  et  tous  étaient  inspirés  par  un 
sentiment  de  conciliation.  Un  seul  orateur  n'a  pas  caché  sa  préférence 
pour  les  Etats-Unis,  qu'il  a  fait  valoir  aux  dépens  du  Canada.  On  l'a 
laissé  dire.  M.  Lafontaine  a  parlé  en  homme  politique.  M.  Cartier, 
qui  porte  avec  honneur  le  nom  du  célèbre  Malouin,  premier  explora- 
teur du  Canada,  s'est  exprimé  avec  une  chaleur  toute  bretonne.  M.  Lo- 
ranger,  jeune  avocat  de  Montréal,  a  prononcé  un  discours  très  amu- 
sant à  propos  du  toast  aux  dames.  On  m'a  fait  l'honneur  de  désirer 
que  je  répondisse  à  celui  qui  était  adressé  aux  hôtes.  L'expression 
très  simple  d'une  sympathie  bien  vraie  a  été  accueillie  avec  une  faveur 
que  je  devais  à  ma  qualité  de  compatriote.  C'est  ainsi  du  moins  qu'il 
me  semblait  être  accueilli,  et  quand,  après  avoir  remercié  l'assemblée 
de  vouloir  bien  permettre  à  un  étranger  de  prendre  la  parole  dans 
cette  solennité  nationale,  j'ai  ajouté,  ce  qui  pourra  sembler  singulier 
à  mes  lecteurs  de  Paris,  si  un  Français  peut  être  étranger  au  Canada^ 
les  bravos  m'ont  prouvé  que  ce  sentiment  n'était  pas  seulement  dans 
mon  cœur.  Ce  qui  m'a  le  plus  frappé,  c'est  l'effet  qu'a  produit  le  nom 
de  Montmorency,  ce  nom,  ai-je  dit,  le  plus  français  de  l'aristocratie 
française.  Alors,  dans  cette  assemblée  libérale  et  démocratique,  d'una- 
nimes acclamations  ont  salué  le  symbole  de  la  vieille  patrie.  Rien  ne 
m'a  mieux  montré  combien  le  culte  des  souvenirs  nationaux  s'est 
conservé  fidèlement  au  Canada. 

Je  m'arrêterais  bien  volontiers  plus  longtemps  dans  cette  autre 
France;  malheureusement  l'hiver  approche,  je  ne  veux  pas  être  sur- 
pris par  la  neige  et  les  glaces.  Je  vais  donc  remonter  le  Saint-Laurent 
et  traverser  le  lac  Ontario  pour  atteindre  Niagara  et  l'ouest  des  Etats- 
Unis;  mais  je  m'arrêterai  dans  un  village  habité  par  des  Iroquois  chré- 
tiens. Ce  village  est  peu  éloigné  de  Montréal.  Ainsi  aujourd'hui  parmi 
des  Français,  demain  chez  les  Iroquois  ! 

J.-J.  Ampère. 


DU 


MOUVEMENT  INTELLECTUEL 

PARMI  LES  POPULATIONS  OUVRIÈRES. 


LES  OUVRIERS  DE  LA  LOIRE.* 


Au  milieu  des  montagnes  du  Forez,  dont  la  base  sépare  le  bassin  dii 
Rhône  de  celui  de  la  Loire,  s'étend,  à  partir  des  environs  de  Givors, 
à  travers  Rive-de-Gier  et  Saint-Ghamond  jusqu'au-delà  de  Saint- 
Etienne,  une  succession  de  vallées  plus  ou  moins  profondes,  sillon- 
nées par  des  torrens,  tantôt  nues  et  arides,  tantôt  fécondes  et  vei- 
doyantes,  où  l'industrie  possède  un  magnifique  domaine.  Les  ouvriers 
qui  habitent  cette  région  forment  un  groupe  isolé  dont  la  physionomie 
s'encadre  d'une  façon  fort  originale  entre  les  sommets  de  leurs  mon- 
tagnes. Les  uns  tissent  les  rubans  de  tout  genre  dont  les  flots  étince- 
lans  vont  ensuite  inonder  le  monde;  les  autres,  à  demi  nus  près  de 
brasiers  ardens,  travaillent  le  fer  rougi  ou  le  verre  en  fusion;  enfin  les 
derniers,  voués  à  l'extraction  de  la-houille,  ont  pour  atelier  les  pro- 
fondeurs mêmes  de  la  terre. 

Prise  en  bloc,  en  comptant  les  rubaniers  disséminés  dans  les  mon- 
tagnes et  dont  Saint-Etienne  est  la  métropole,  la  population  laborieuse 
de  ce  district  ne  saurait  être  évaluée  à  moins  de  cent  cinquante  mille 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  l^r  juin,  l^f  septembre  et  15  novembre  1851,  des  15  février 
et  1er  août  1852. 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  321 

individus.  Son  éloignement  ne  l'a  pas  garantie,  sur  les  points  où  elle 
est  agglomérée,  contre  la  violente  secousse  qui  ébranla  les  classes 
ouvrières  après  la  révolution  de  18/i8;  mais  le  soulèvement  s'est  pro- 
duit chez  elle  sous  un  aspect  singulier.  Nulle  part  on  ne  peut  mieux 
distinguer  les  deux  influences  auxquelles  l'histoire  rapportera  tout 
le  mouvement  intellectuel  des  populations  ouvrières  au  milieu  du 
xix"  siècle  :  l'une  provenant  d'une  source  étrangère  à  ces  populations, 
l'autre  sortant  de  leur  propre  sein.  Le  flot  terrible  qui  venait  du  de- 
hors atteindre  les  ouvriers  de  la  Loire  sur  leurs  montagnes  tendait 
à  les  entraîner  sur  une  mer  sans  rivages;  quant  aux  aspirations  inté- 
rieures qui  les  agitaient,  bien  que  souvent  aveugles  et  souvent  exces- 
sives, elles  renfermaient  au  contraire  certains  germes  dont  il  était  fa- 
cile de  tirer  parti.  Avant  de  pouvoir  apprécier  la  portée  relative  de  ces 
deux  élémens,  il  faut  connaître  aussi  les  deux  faces  distinctes  sous 
lesquelles  s'offre  à  nous  la  vie  des  ouvriers  forésiens,  observée  tour 
à  tour  dans  les  ateliers  où  s'exerce  leur  industrie  et  dans  les  modestes 
habitations  où  se  conserve  depuis  si  longtemps  l'originalité  de  leurs 
mœurs. 


1.    —   INDUSTRIES   DE   LA   LOIUE    ET    REGIME   DU    TRAVAIL. 

La  contrée  qu'occupe  le  groupe  des  ouvriers  de  la  Loire  est  traversée 
par  le  chemin  de  fer  de  Lyon  à  Saint-Etienne,  qui  a  donné  une  si  vive 
impulsion  à  l'industrie  locale.  Après  avoir  longé  le  Rhône  jusqu'à  Gi- 
vors,  on  monte  par  une  pente  ininterrompue  au  sommet  de  la  chaîne 
du  Forez  :  sur  un  court  espace  de  quatre  lieues,  entre  Rive-de-Gier  et 
Saint-Etienne,  la  différence  de  niveau  est  d'environ  1,000  pieds.  On 
s'élève  de  la  vallée  du  torrent  du  Gier,  qui  se  jette  dans  le  Rhône,  à 
celle  d'un  des  affluens  du  Gier,  le  Janon,  et  puis  à  la  vallée  de  l'impé- 
tueux ruisseau  le  Furens,  qui,  après  avoir  traversé  Saint-Etienne,  où 
il  a  plus  d'une  fois  causé  de  grands  désastres,  va  se  précipiter  dans  la 
Loire.  Le  chemin  de  fer  se  déploie  au  milieu  d'un  nuage  d'épaisse 
fumée  s' échappant  sans  relâche  des  usines  dont  la  contrée  est  cou- 
verte. Tantôt  les  rails  perchés  sur  la  cime  d' un  coteau  dominent  des 
fourneaux  embrasés  construits  dans  le  bas  de  la  vallée;  tantôt,  s' en- 
fonçant sous  la  montagne,  ils  atteignent  aux  régions  que  peuple  la 
noire  armée  des  mineurs.  Sous  le  tunnel  de  Terre-Noire,  on  passe  si 
près  des  puits  de  charbon,  qu'il  serait  impossible  d'élargir  la  voûte, 
reconnue  pourtant  beaucoup  trop  étroite.  Etabli  dans  des  conditions 
extrêmement  difficiles,  ce  raihvay  est  ouvert  au  public  depuis  l'année 
1832.  Il  n'existait  alors  en  France  qu'un  seul  tronçon  de  voie  ferrée 
de  18  kilomètres  de  long,  et  appartenant  à  cette  même  région,  ce- 

TOME   I.  21 


322  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  de  Saint-Etienne  à  Andrézieux  sur  la  Loire,  terminé  en  1827  (1) . 
Le  chemin  de  Lyon  était  donc  mi  essai,  essai  hardi,  mais  dans  lequel 
on  sentait  ces  tâtonnemens  qui  se  rencontrent  au  début  de  toutes  les 
carrières  où  s'élance  le  génie  de  l'homme.  A  l'origine,  on  le  comparait 
dans  le  pays  à  un  cheval  boiteux  trottant  sur  des  cailloux.  La  trac- 
tion s'est  faite  pendant  longtemps,  en  partie  du  moins,  à  l'aide  de 
chevaux,  même  de  bœufs.  Il  n'y  a  pas  plus  de  sept  à  huit  ans  que  la 
remonte  des  trains  de  Saint-Ghamond  à  Saint-Etienne  s'opère  avec 
des  locomotives.  A  la  descente,  les  convois,  lancés  sur  la  pente  de  la 
montagne,  reviennent  seuls,  par  l'effet  de  la  pesanteur,  jusqu'à  Rive- 
de-Gier,  où  la  machine  est  allée  les  attendre.  Malgré  diverses  amélio- 
rations réalisées  à  mesure  que  la  science  a  étendu  son  domaine,  ce 
chemin  présente  toujours  des  particularités  vicieuses  qui  tiennent  aux 
conditions  primitives  de^son  établissement  et  à  la  nature  du  sol.  Il 
existe  d'ailleurs  beaucoup  moins  pour  les  voyageurs  que  pour  les  pro- 
duits de  la  contrée,  auxquels  il  doit  la  prodigieuse  prospérité  dont  il 
jouit. 

Quand  on  veut  voir  à  l'œuvre  l'industrie  locale  et  pénétrer  parmi 
les  ouvriers  dont  elle  utilise  les  bras,  il  faut,  en  venant  de  Lyon,  quitter 
la  voie  ferrée  à  Rive-de-Gier,  et,  laissant  derrière  soi,  sur  la  gauche, 
les  dernières  élévations  des  Cévennes,  gravir  pas  à  pas  la  chaîne  du 
Forez.  Rive-de-Gier,  qui  marque  le  commencement  de  cette  ruche 
laborieuse  échafaudée  le  long  des  montagnes,  est  une  cité  exclusive- 
ment industrielle  :  il  n'y  en  a  peut-être  pas  une  autre  en  France  où  la 
production  occupe  aussi  coniplétement  tous  les  bras.  On  n'y  trouve 
pas  une  seule  maison  de  commerce  ou  de  commission.  Dans  cette  ville 
d'ouvriers,  tous  les  hommes,  riches  ou  non,  travaillent  de  leurs  mains  : 
pas  de  bourgeoisie,  pas  de  classe  ayant  des  loisirs.  Tel  avait  commencé 
sa  carrière  par  servir  les  maçons,  portant  sur  ses  épaules  ce  récipient 
incommode  appelé  l'oiseau,  qui,  devenu  millionnaire,  ignore  toujours 
ce  que  c'est  que  le  repos.  Tel  autre,  simple  ouvrier  de  forge  d'abord, 
puis  chef  d'un  établissement  métallurgique  dont  les  produits  rivalisent 
avec  les  plus  beaux  fers  de  l'Angleterre,  reste  encore  le  premier  for- 
geron de  son  usine.  On  n'a  pas  besoin  d'entrer  à  Rive-de-Gier  pour  y 

(1)  Le  chemin  d' Andrézieux,  construit  avec  une  seule  voie,  avait  reçu  d'abord  des  rails 
en  fonte  qui  n'avaient  pas  plus  de  1  mètre  20  centimètres  de  longueur.  Il  suit  tous  les 
accidens  d'un  sol  tourmenté,  avec  des  courbes  de  50  à  100  mètres  de  rayon,  quand  elles 
devraient  eu  avoir  au  moins  300  pour  répondre  aux  règles  de  l'art.  Cette  même  contrée 
possède  encore  le  railway  de  Saint-Étienne  à  Roanne,  qui  vient  se  souder  sur  celui  d'.Vn- 
drézieux  à  la  Quérillière,  mais  dont  la  construction  est  postérieure  d'une  année  à  celle  du 
chemin  de  Lyon  à  Saint-Étienne.  Il  se  compose  d'une  série  de  plans  inclinés  et  de  rem- 
blais dans  les  montagnes,  puis  de  longs  alignemens  dans  les  plaines  du  Forez.  Ces 
voies  plus  ou  moins  défectueuses  possèdent  des  tarifs  élevés  que  l'industrie  du  pays  trouve 
extrêmement  lourds. 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  âââ 

reconnaître  la  patrie  du  travail  :  la  ville  est  enveloppée  d'un  nuage 
de  fumée  qui  s'aperçoit  des  hauteurs  voisines  et  laisse  à  peine  entre- 
voir le  faîte  des  cheminées.  Les  ouvriers  sont  groupés  dans  des  ateliers 
de  différentes  natures  :  des  aciéries,  des  forges,  des  verreries  produi- 
sant des  verres  de  toute  sorte,  principalement  des  bouteilles  et  des 
verres  à  vitre  (1) . 

En  se  rendant  de  Rive-de-Gier  à  Saint-Ghamond,  à  dix  kilomètres 
plus  haut  dans  les  montagnes,  on  longe  une  suite  d'usines  :  la  belle 
fabrique  d'acier  d'Assailly,  les  forges  de  l'Horme,  et  de  nombreux 
fours  à  coke  brûlant  en  plein  air.  A  Saint-Ghamond,  le  bruit  diminue, 
le  ciels'éclaircit;  on  sent  que  dans  cette  ville,  où  des  vestiges  de  mo- 
numens  romains  rappellent  une  certaine  splendeur  évanouie  à  tra- 
vers les  siècles ,  le  sol  est  moins  profondément  imprégné  de  l'esprit 
industriel.  Samt-Chamond  s'est  laissé  ravir  à  peu  près  complètement 
la  fabrication  des  rubans.  Elle  compte  toutefois  plusieurs  fabricans 
d'une  haute  habileté,  et  elle  règne  encore  en  souveraine  sur  l'indus- 
trie des  lacets,  qui  occupe  ici  21  ateliers  et  8,000  métiers,  mis  la  plu- 
part en  mouvement  par  des  appareils  hydrauliques  et  exclusivement 
surveillés  par  des  femmes.  Plusieurs  établissemens  pour  le  moulinage 
de  la  soie  ne  renferment  également  que  des  femmes.  La  clouterie  à  la 
main  et  un  petit  nombre  d'usines  à  vapeur  emploient  seules  des 
hommes  (2). 

En  quittant  Saint-Ghamond,  on  traverse  un  pays  fortement  acci- 
denté, mais  où  rien  ne  rappelle,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  atteint  les  forges 
de  Terre-Noire,  le  mouvement  de  la  région  inférieure.  Située  au  fond 
d'une  gorge  pittoresque,  l'usine  de  Terre-Noire  fait  vivre  une  popu- 
lation de  1,800  individus.  La  fabrique  a  créé  tout  ce  qui  existe  autour 
d'elle;  un  village  est  pour  ainsi  dire  sorti  de  terre  dans  ce  lieu  sau- 
vage, qui  semblait  voué  à  une  perpétuelle  immobilité.  L'établissement 
a  été  construit  en  1822,  à  une  époque  où  des  forges  commençaient 
seulement  à  s'installer  dans  le  département  de  la  Loire.  Ges  usines,  qui 
marchent  toutes  à  la  houille,  ont  réalisé  les  premières  applications 
des  procédés  anglais  dans  notre  pays.  Elles  placent  leurs  fers  le  long 
du  littoral  de  la  Loire  et  du  Rhône,  et  à  Paris,  Marseille,  Toulon, 

(1)  11  n'est  pas  sans  intérêt  de  remarquer  ici  que  les  bouteilles  de  nos  fabriques  sont  sans 
concurrence  au  dehors;  l'augmentation  de  prix  qui  résulte  du  transport  est  le  seul  oljstacle 
à  de  plus  abondantes  exportations.  <}uant  à  nos  verres  à  vitre^  ils  ne  s'écoulent  plus  au- 
delà  de  nos  frontières,  la  Belgique  ayant,  grâce  à  diverses  circonstances,  ravi  à  nos  ver- 
riers de  Rive-de-Gier  le  marché  des  Échelles  du  Levant,  où  Us  plaçaient  autrefois  une 
partie  de  leurs  produits. 

(2)  Une  usine  où  se  fabriquent  pour  les  voitures  de  chemin  de  fer,  à  l'aide  d'rm  pro- 
cédé nouveau  et  rapide,  des  bandages  de  roues  qui  sortent  du  laminoir  ronds  et  soudés, 
renferme  environ  80  ouvriers  ;  mais  cette  usine  n'est  qu'une  dépendance  immédiate  de 
Rive-de-Gier. 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Rochefort,  etc.  Elles  alimentent  encore  sur  les  lieux  mêmes  plusieurs 
industries  métallurgiques;  leur  prospérité  intéresse  ainsi  un  per- 
sonnel nombreux  dans  le  district  de  Saint-Etienne. 

Quand  on  monte  jusqu'au  plateau  sur  lequel  est  située  cette  der- 
nière ville,  sous  un  ciel  froid  et  neigeux,  on  croirait  au  premier  abord 
qu'elle  est  condamnée  par  sa  position  à  un  éternel  isolement.  On  a  vu 
pourtant  qu'elle  avait  été  mise  en  rapide  communication  avec  deux 
grandes  voies  fluviales,  qui  lui  permettent  de  diriger  ses  produits  soit 
vers  l'Océan,  soit  vers  la  Méditerranée.  C'est  que  la  Providence  avait 
enfoui  sous  les  montagnes  de  cette  région  une  matière  qui  vivifie 
l'industrie  moderne,  et  que  cette  matière  nécessite  d'immenses 
Uioyens  de  transport.  Le  voisinage  de  la  houille  profite  d'abord  à  di- 
verses fabrications  de  Saint-Etienne ,  telles  que  la  quincaillerie  et  la 
fabrique  d'armes,  qui  date  de  François  l",  et  qui  comprend,  en  de- 
hors d' un  bel  établissement  placé  sous  la  direction  de  l'état,  un  grand 
nombre  de  petits  ateliers  particuliers.  La  plus  importante  des  indus- 
tries stéphanoises,  celle  des  rubans,  tire  elle-même  un  avantage  de  la 
richesse  minérale  du  pays;  elle  lui  doit  la  facilité  des  communica- 
tions créées  pour  le  transport  de  la  houille.  La  rubanerie  du  Forez  a 
le  monde  entier  pour  marché,  et  bien  qu'elle  rencontre  aujourd'hui 
au  dehors,  notamment  à  Zurich  en  Suisse ,  une  concurrence  redou- 
table pour  certains  articles,  bien  qu'on  lui  ait  enlevé  quelques-uns  de 
ses  plus  habiles  ouvriers,  elle  reste  toujours  incomparablement  supé- 
rieure à  ses  jalouses  rivales  pour  le  bon  goût  et  pour  l'élégance  des 
produits.  L'opulente  ville  de  Saint-Etienne,  dont  la  fondation  semble 
dater  du  x"  siècle,  n'est  réellement  sortie  de  son  obscurité  que  dans 
l'ère  industrielle  où  nous  vivons.  Singulier  effet  des  situations!  tandis 
que  la  cité  des  montagnes  prenait  un  prodigieux  accroissement,  l'an- 
cienne capitale  du  Forez,  Feurs,  qui  devait  regarder  autrefois  avec 
dédain,  des  rives  de  la  Loire  où  elle  est  bâtie,  la  bourgade  juchée  siu* 
des  hauteurs  inaccessibles,  est  tombée  de  son  rang  politique  dans 
une  insignifiance  absolue.  Autre  circonstance  digne  d'être  remar- 
quée, voilà  une  place  ejirichie  surtout  par  une  industrie  de  luxe,  dans 
laquelle  le  goût  exerce  le  principal  rôle  :  eh  bien  !  en  dehors  de  sa  fa- 
brication spéciale,  elle  ne  laisse  pas  percer  le  moindre  sentiment  de 
l'art.  Les  beaux-arts  fuient  cette  ville  enfumée,  mal  pavée,  à  l'aspect 
monotone  et  triste,  où  la  domination  appartient  exclusivement  à  l'es- 
piit  d'industrie,  qui  s'y  montre  infatigable  et  éminemment  habile  dans 
sa  sphère,  mais  toujours  replié  sur  lui-même. 

Dans  ce  pays,  où  tout  est  de  création  récente,  le  développement 
donné  à  l'exploitation  de  la  richesse  minérale  du  sol  remonte  à  peine 
au-delà  d'une  trentaine  d'années.  Les  extractions  de  la  houille,  qui 
ont  dépassé  15  millions  de  quintaux  métriques  en  1847,  n'arrivaient 


LES    POPULATIONS    OUVRIÈRES.  325 

pas  à  quatre  millions  en  1820.  On  les  a  vues  monter  sans  cesse  de- 
puis cette  époque,  surtout  après  l'établissement  des  nouvelles  voies  de 
communication.  Le  bassin  houiller  de  la  Loire,  qui  n'a  que  22,000  hec- 
tares de  superficie,  est  devenu  le  plus  productif  de  tous  les  bassins 
hoiiillers  de  la  France  (1).  Il  présente  la  forme  d'un  triangle  très  al- 
longé, dont  la  base  s'appuie  sur  la  Loire  et  dont  le  sommet  vient  aboutir 
jusque  sur  la  rive  gauche  du  Rhône,  en  face  de  Givors.  Tout  ce  terri- 
toire appartient  à  un  môme  système  au  point  de  vue  de  sa  formation, 
mais  il  est  d'usage  de  le  diviser  en  trois  parties  :  les  deux  riches  bas- 
sins de  Saint-Etienne  et  de  Rive-de-Gier,  et  un  espace  intermédiaire 
désigné  sous  le  nom  de  bassin  de  Saint-Ghamond,  longtemps  regardé 
comme  stérile  et  encore  peu  productif  aujourd'hui.  Le  mode  d'exploi- 
tation de  ces  terrains  offre  divers  caractères  qui  touchent  au  sort  de  la 
nombreuse  population  vivant  du  travail  des  mines.  Le  gîte  carboni- 
fère de  la  Loire  est  partagé  entre  soixante-deux  concessions  d'une 
étendue  et  d'une  fécondité  extrêmement  inégales.  Il  y  en  a  qui  se 
composent  seulement  de  10  hectares,  telles  que  la  concession  de  Ver- 
chères-Feloin ,  tandis  que  d'autres  en  renferment  près  de  6,000, 
comme  celles  de  Firminy  et  Roche-la-Molière.  On  en  compte  vingt-cinq 
à  peu  près  qui  sont  inactives  ou  improductives.  Certaines  concessions 
sont  exploitées  isolément  et  parfois  même  fractionnées  enti-e  plusieurs 
mains;  mais  trente-deux,  dont  quelques-unes  sont  des  plus  riches  et 
des  mieux  situées,  appartiennent  à  une  seule  société,  la  Compagnie 
des  mines  de  la  Loire,  qui,  au  moment  de  sa  formation,  avait  donné 
lieu  dans  la  presse  parisienne  à  une  polémique  ardente,  et  qui  est  en- 
core dans  le  pays  l'objet  des  plus  vives  discussions.  Née  à  Rive-de- 
Gier,  où  elle  grandit  rapidement,  cette  association  compléta  son  réseau 
en  s' adjoignant,  en  1845,  une  autre  compagnie  créée  dans  le  bassin 
supérieur  sous  le  nom  de  Société  des  mines  de  Saint-Etienne  (2) . 

Le  travail  du  mineur  varie  suivant  la  disposition  des  couches  :  quel- 
quefois le  charbon  est  presque  à  fleur  de  terre,  et  on  se  boi'iie  à  per- 
cer des  voûtes  sous  lesquelles  on  descend  par  une  pente  plus  ou  moins 

(1)  L'étendue  des  concessions  atteint  dans  la  Loire  près  de  27,000  hectares,  mais  elle 
dépasse  la  ligne  carbonifère.  D'après  le  dernier  compte-rendu  publié  par  l'administration 
des  mines,  le  bassin  produisait  3,248,000  quintaux  métriques  de  plus  que  celui  du  Nord, 
(jui  vient  immédiatement  après  sous  le  rapport  des  quantités  extraites,  et  qui  embrasse 
54,000  hectares.  Dans  la  France  entière,  453,000  hectares  de  terrains  concédés,  renfer- 
mant 268  mines  exploitées,  avaient  donné,  la  môme  année,  44  millions  de  quintaux  mé- 
triques. Les  massifs  dont  l'existence  est  démontrée  dans  la  Loire  contiennent  plus  de 
2  milliards  et  demi  d'hectolitres,  et  il  est  permis  de  conjecturer  la  présence  d'une  autre 
masse  de  charbon  au  moins  équivalente. 

(2)  La  compagnie  figure  dans  la  production  générale  des  houilles  de  la  Loire  pour  un 
peu  plus  des  deux  tiers.  La  concurrence  a  plutôt  gagné  que  perdu  du  terrain  durant  ces 
derniers  temps. 


326  REVUE    DES    DEUX    JVIO]\DES. 

inclinée;  le  plus  souvent  on  est  obligé  de  creuser  des  puits  pour  at- 
teindre jusqu'aux  filon  s  carbonifères;  on  perce  ensuite  des  galeries  sou- 
terraines qui  se  ramifient  comme  les  rues  d'une  ville.  Une  particula- 
rité de  l'exploitation  des  houillères  du  bassin  de  Rive-de-Gier,  quoique 
situées  au  pied  des  montagnes,  c'est  l'extrême  profondeur  des  puits. 
La  plupart  n'ont  pas  moins  de  200  à  400  mètres.  Le  plus  profond  de 
tous,  celui  du  Plat  de  Gier,  situé  entre  la  Grande-Croix  et  Saint-Cha- 
mond,  atteint  550  à  5(50  mètres,  et  il  est  encore  en  creusement. 
Aux  environs  de  Saint-Etienne,  les  puits  n'ont  souvent  que  25  à 
30  mètres.  La  profondeur  la  plus  grande  à  laquelle  on  soit  descendu 
est  de  320  mètres  dans  le  percement  de  Montsalson,  au  point  cul- 
minant de  tout  le  bassin.  L'exploitation  des  houillères  de  la  Loire,  et 
par  suite  le  travail  qui  en  résulte  pour  la  population  forésienne,  se 
trouvent  assurés  par  la  diversité  et  la  qualité  tout-à-fait  supérieure 
des  produits.  On  rencontre  à  Saint-Étienne  les  charbons  de  forge  les 
plus  renommés  du  monde.  Une  concession  du  même  district,  celle  de 
la  Ricamarie,  renferme  des  houilles  à  gaz,  c'est-à-dire  des  houilles 
riches  en  principes  volatiles,  très  recherchées  pour  les  usines  d'éclai- 
rage de  Lyon  et  d'une  partie  des  villes  du  Midi.  La  variété  appelée 
charbon  de  grille^  qui  convient  au  foyer  des  chaudières  à  vapeur  et 
aux  usages  domestiques,  abonde  particulièrement  dans  le  rayon  de 
Rive-de-Gier.  Les  houilles  de  ces  montagnes  s'écoulent  en  quantités 
bien  plus  considérables  par  le  Rhône  que  par  la  Loire.  On  les  trouve 
dans  une  grande  partie  de  la  France,  à  Paris,  à  Nantes,  à  Mulhouse,  à 
Toulon,  à  Toulouse,  dans  les  forges  de  la  Champagne,  de  la  Bour- 
gogne, de  la  Nièvre,  de  la  Haute-Bretagne.  Les  charbons  qui  leur 
font  particulièrement  concurrence  sur  certains  marchés  sont  ceux  de 
la  Belgique,  de  la  Flandre  française,  de  l'Auvergne,  du  Bourbonnais 
et  du  Languedoc.  La  valeur  des  produits  annuels  de  l'industrie  extrac- 
tive  dans  la  Loire  est  de  15  à  17  millions.  Ce  chiffre  forme  à  peu  près 
le  sixième  de  la  production  totale  du  district  industriel  de  Saint- 
Etienne,  estimée  à  110  ou  120  millions,  dont  55  ou  60  reviennent  à  la 
rubanerie  et  à  la  passementerie,  et  ùO  ou  A3  aux  industries  du  fer  et 
aux  verreries. 

La  vie  industrielle  des  ouvriers,  c'est-à-dire  le  régime  du  travail, 
doit  varier  profondément  entre  des  industries  aussi  différentes.  Dans  la 
rubanerie  de  Saint- Jitienne,  l'organisation  des  ateliers  ressemble  en 
général  à  celle  des  ateliers  lyonnais.  L'ouvrier  possesseur  de  métiers 
travaille  chez  lui,  soit  seul,  soit  avec  un  ou  plusieurs  compagnons,  et 
reçoit  du  fabricant  les  matières  premières  à  mettre  en  œuvre.  Ici 
comme  à  Lyon,  des  améliorations  considérables  ont  été  introduites 
récemment  dans  les  instrumens  du  tissage.  Jadis  on  se  servait  seu- 
lement de  métiers  à  la  main,  appelés  métiers  à  basse  ou  à  haute  lisse. 


LES    POPULATIONS   OUVRIÈRES.  327 

qui  ne  permettaient  de  confectionner  qu'une  seule  pièce  à  la  fois,  soit 
unie  pour  les  métiers  à  basse  lisse,  soit  façonnée  pour  les  autres.  Main- 
tenant, si  on  excepte  les  femmes  et  quelques  travailleurs  isolés  des 
campagnes,  on  n'emploie  plus  que  des  métiers  dits  métiers  à  barre^ 
avec  lesquels  un  seul  homme  peut  fabriquer  jusqu'à  32  ou  même 
36  pièces  à  la  fois  (1).  Le  prix  de  ces  appareils  est  beaucoup  plus 
élevé  que  celui  des  métiers  de  l'industrie  de  Lyon,  où  chacun  peut 
devenir  chef  d'atelier  avec  250  ou  300  francs  d'économie.  Les  métiers 
à  barre  coûtent  en  moyenne  1,000  francs;  il  y  en  a  qui  sont  en  noyer 
ou  même  en  acajou,  et  qui  valent  de  2,000  à  3,000  francs.  Ces  der-^ 
niers  brillent  comme  des  pianos;  mais  le  bruit  monotone  qui  s'en 
échappe  suffirait  pour  apprendre  que  le  bras  qui  les  manie  est  réduit 
à  répéter  sans  cesse  les  mêmes  rnouvemens.  Le  tisseur  de  rubans, 
une  fois  le  métier  monté,  n'a  plus,  en  effet,  qu'à  lever  et  à  pousser  une 
longue  barre  en  bois  placée  en  avant  de  l'appareil,  et  les  petites  na- 
vettes chargées  de  fils  marchent  comme  par  enchantement.  La  barre 
étant  souvent  lourde  à  remuer,  il  faut  avoir  l'habitude  de  ces  saccades 
continues  pour  ne  pas  être  promptement  hors  d'haleine.  Les  yeux  se 
fatiguent  cependant  plus  que  les  bras.  On  est  obligé,  à  tout  moment, 
quand  se  brisent  des  fds  extrêmement  ténus,  de  les  rattacher  à  un 
faisceau  d'autres  fds  dont  les  couleurs  variées  et  scintillantes  causent 
un  continuel  éblouissement.  Aussi  la  vue  s'affaiblit-elle  plus  vite  dans 
le  tissage  des  riches  articles  façonnés  que  dans  la  plupart  des  autres 
fabrications.  L'industrie  des  lacets  n'impose  point  de  semblables  exi- 
gences :  d'ingénieux  appareils  se  chargent  de  toute  la  partie  pénible 
du  travail,  et  ne  laissent  aux  femmes  que  des  soins  peu  fatigans,  soit 
pour  les  yeux,  soit  pour  les  bras.  On  a  bien  essayé  d'employer  aussi 
dans  les  rubans  le  secours  d'un  moteur  mécanique.  On  cite,  à  quel- 
ques lieues  de  Saint-Etienne,  un  atelier  hydraulique  qui  renferme 
85  métiers  ;  mais  la  tendance  de  cette  fabrication  à  se  constituer  en 
grands  ateliers  est  très  peu  sensible  :  la  rubanerie  paraît  un  peu  plus 
disposée  à  quitter  la  ville  pour  se  répandre  dans  la  campagne  ;  toute- 
fois elle  émigré  de  Saint-Etienne  moins  vite  que  le  tissage  des  étoffes 
de  soie  unie  n' émigré  de  la  cité  lyonnaise. 

Les  rubaniers  stéphanois  ne  prolongent  pas,  comme  à  Lyon,  la  jour- 
née de  travail  effectif  durant  quatorze  et  seize  heures;  depuis  18/i8, 
ils  ne  travaillent  que  douze  heures  sur  vingt-quatre.  Bien  que  la  loi 
sur  la  durée  du  travail  laisse  les  ateliers  proprement  dits  en  dehors 
de  ses  dispositions,  il  n'est  pas  douteux  qu'il  n'y  ait  ici,  comme  par- 
tout, un  véritable  intérêt  public  au  point  de  vue  moral  et  au  point 


(1)  Ces  appareils  sont  de  deux  sortes,  à  harre  tambour  pour  les  pièces  unies,  et  à 
barre  Jacquart  pour  les  pièces  façonnées. 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  vue  économique,  à  ce  que  la  limite  de  douze  heures  prévale  dans 
les  usages  industriels;  mais,  dit-on,  les  commandes  de  rubans  arri- 
vent parfois  en  masses  énormes  aux  maisons  de  fabrique,  et  sem- 
blent réclamer  un  supplément  de  travail.  Si  cette  exigence  se  ma- 
nifestait rarement,  on  pourrait,  sans  grands  inconvéniens,  s'écarter 
d'une  règle  à  laquelle  la  loi,  même  dans  les  industi'ies  où  elle  est  appli- 
cable, permet,  en  certains  cas,  d'apporter  des  exceptions.  Malheureu- 
sement l'exception  tend  bientôt  à  prendre  la  place  de  la  règle,  et  alors 
reparaissent  ces  abus  contre  lesquels  se  sont  élevés,  avec  une  énergie 
qui  les  honore,  d'éminens  manufacturiers  dans  les  diverses  régions 
de  la  France.  La  limitation  de  la  durée  du  travail  journalier  à  douze 
heures,  qui  doit  être  regardée  comme  un  des  bienfaits  de  notre  légis- 
lation industrielle,  a  d'ailleurs  l'avantage  de  réagir  contre  l'habitude  à 
laquelle  le  commerce  cédait  de  plus  en  plus,  et  souvent  sans  nécessité, 
d'attendre  à  la  dernière  heure  pour  transmettre  ses  commandes  en 
fabrique.  Quand  les  commissionnaires  sauront  bien  qu'on  ne  travaille 
plus  seize  et  dix-huit  heures  par  jour,  ils  s'y  prendront  un  peu  plus  tôt, 
au  grand  avantage  de  l'industrie  comme  à  celui  des  travailleurs;  il 
est  bien  rare  qu'ils  ne  soient  pas  libres  de  gagner  quelques  jours.  Oji 
ne  verra  pas  plus  qu'aujourd'hui  les  commandes  s'en  aller  vers  les  fa- 
bricans  du  dehors  :  elles  ont  la  plupart  du  temps  trop  de  raisons  pour 
rester  en  France.  Qu'on  ne  l'oublie  pas,  —  dans  la  rubanerie,  le  travail 
prolongé  la  nuit  peut  avoir  des  suites  funestes  et  réduire  considérable- 
ment la  période  durant  laquelle  un  individu  jouit  d'une  assez  bonne 
vue  pour  conduire  un  métier  de  rubans  façonnés.  En  répartissant 
l'ouvrage  sur  un  plus  grand  nombre  de  journées,  la  limitation  tend 
aussi  à  réduire  les  temps  de  chômage.  Il  vaut  mieux,  pour  l'économie 
domestique  et  pour  la  moralité  privée,  que  le  tisseur  gagne  une  cer- 
taine somme  en  trois  mois  que  de  la  gagner  en  six  semaines  pour  res- 
ter six  semaines  inoccupé.  Les  ouvriers  de  la  passementerie  sont,  d(^ 
tous  les  travailleurs  de  Saint-Etienne,  ceux  qui  reçoivent  les  plus  forts 
salaires.  Un  chef  d'atelier  peut  tirer  d'un  métier  100  à  125  francs  par 
mois  en  laissant  au  compagnon  qu'il  emploie  une  somme  égale.  Quel- 
ques ouvrages  de  luxe  rapportent  même  davantage. 

Le  régime  de  l'industrie  métallurgique  de  Saint-Etienne  se  rappro- 
che, du  moins  sous  un  rapport,  de  l'organisation  de  la  rubanerie  :  tous 
les  ouvriers  de  la  quincaillerie  et  presque  tous  ceux  de  l'armurerie 
travaillent  à  leur  domicile  et  avec  des  instrumens  qui  leur  appartien- 
nent; les  matières  qu'ils  emploient  sont  en  outre  achetées  par  eux. 
Les  ouvriers  armuriers  attachés  à  la  fabrique  nationale  se  trouvent 
dans  une  position  exceptionnelle,  qui  ne  permet  pas  de  les  prendre 
pour  terme  de  comparaison.  Exposés  depuis  une  vingtaine  d'années 
à  d'assez  dures  vicissitudes,  les  autres  ouvriers  de  cette  catégorie 


LES    POPULATIONS   OUVRIÈRES.  329 

ont  profité,  après  18/i8,  de  l'activité  imprimée  aux  armemens  mili- 
taires; ils  peuvent  en  ce  moment  gagner  de  50  à  55  sols  par  jour.  Le 
travail  des  quincailliers  est  plus  ingrat;  leur  industrie  est  en  pleine 
décadence;  dans  l'intention  fort  louable  de  la  ranimer,  on  a  songé  à 
ouvrir  une  exposition  publique  de  ses  produits  et  à  distribuer  quel- 
ques encouragemens  honorifiques  ou  pécuniaires.  Par  malheur,  le 
mal  tient  à  la  constitution  même  de  cette  industrie,  à  l'éparpillement 
de  la  force  productive  dans  de  très  petits  ateliers  où  ne  sauraient 
s'installer  les  grands  appareils  propres  à  simplifier  et  à  perfectionner 
le  travail.  Comment  ces  forges  imparfaitement  outillées  pourraient- 
elles  lutter  contre  nos  magnifiques  usines  du  Haut  et  du  Bas-Rhin,  de 
la  Moselle,  du  Nord  et  de  la  Seine?  De  plus,  les  ouvriers  quincailliers 
de  Saint-Etienne,  qui  vendent  à  des  commissionnaires  les  produits  de 
leur  travail,  se  font  entre  eux  une  concurrence  désespérée  auprès  de 
ces  acheteurs  peu  empressés,  ils  ne  tirent  que  difficilement  de  leur 
labeur  quotidien  liO  ou  lib  sols.  A  Saint-Chamond,  parmi  les  cloutiers 
à  la  main,  dont  l'industrie  est  également  en  déclin,  et  aux  environs  de 
Rive-de-Gier,  dans  quelques  petites  communes  peuplées  de  forgerons 
à  domicile,  on  trouve  aussi,  malgré  des  habitudes  laborieuses,  une 
situation  très  gênée  et  parfois  misérable. 

La  rétribution  du  travail  est  bien  supérieure  dans  les  grands  ate- 
liers métallurgiques  de  cette  même  contrée  :  à  Rive-de-Gier  notam- 
ment, les  ouvriers  en  fer  reçoivent  de  3  francs  50  centimes  à  h  francs 
50  centimes  par  jour.  Les  ouvriers  verriers  sont  beaucoup  plus  favo- 
risés encore.  Leur  gain,  qui  représente  près  de  30  pour  100  dans  la 
valeur  des  produits  fabriqués,  s'élève  pour  les  souffleurs  de  verres  à 
vitre  à  environ  300  francs  par  mois;  mais  aussi  quelle  pénible  beso- 
gne! Les  verriers  travaillent,  pour  ainsi  dire,  dans  le  feu,  qui  dessèche 
en  eux  les  sources  mêmes  de  la  vie.  On  sait  que  cette  industrie  avait 
reçu  des  anciens  rois  de  France  des  faveurs  exceptionnelles;  les  ver- 
riers se  considéraient  comme  anoblis.  Un  usage,  invariablement  con- 
sacré par  une  durée  de  plusieurs  siècles,  formait  en  outre,  au  profit 
de  leurs  familles,  un  privilège  qui  a  survécu  à  tous  les  privilèges  de 
l'ancien  ordre  féodal,  et  auquel  il  n'a  été  apporté  que  de  récentes  et 
timides  dérogations.  Les  souffleurs  en  verre  jouissaient  de  la  faculté 
de  n'admettre  dans  leurs  rangs  que  les  fils  de  verriers;  aucun  autre 
apprenti  n'était  reçu  sur  les  fours.  Eh  bien!  ce  gain  considérable, 
cette  digue  élevée  contre  la  concurrence,  n'ont  pas  toujours  été  sufîi- 
sans  pour  les  retenir  dans  le  pays.  Rive-de-Gier  a  eu  à  souffrir  plus 
d'une  fois,  notamment  en  1846  et  18/i7,  de  l'émigration  d'un  assez 
grand  nombre  d'ouvriers  appelés  par  les  verreries  d'Angleterre,  d'Es- 
pagne et  d'Itahe,  où  on  leur  assurait  5  à  600  francs  par  mois,  quelque- 
fois môme  davantage.  Cette  espèce  de  drainage  des  forces  vives  de  la 


S30  REYDE    DES    DEUX   MONDES. 

fabrique  a  provoqué  les  premières  atteintes  au  privilège  des  fils  de 
terriers.  Dès  que  la  pépinière  privilégiée  devenait  insuffisante  pour 
le  recrutement  des  fabriques,  il  fallait  bien  prendre  en  dehors  les 
agens  indispensables  à  la  production. 

La  dernière  catégorie  des  ouvriers  de  la  Loire  comprend  les  tra- 
vailleurs occupés  à  l'extraction  de  la  houille.  Le  labeur  du  charljon- 
nier,  qui  paraît  si  brutal  quand  on  l'envisage  seulement  en  lui-même, 
prend  une  place  éminente  sur  l'échelle  des  travaux  industriels  dès 
qu'on  le  regarde  du  point  de  vue  des  services  qu'il  rend  à  la  société. 
Ces  troglodytes,  dont  le  visage  noirci  ne  rappelle  plus  qu'imparfaite- 
ment la  face  humaine,  sont  les  agens  de  la  production  universelle. 
Agriculteur  d'un  genre  singulier,  le  mineur  déchire  la  terre  non  pour 
la  féconder,  mais  pour  lui  arracher  le  principal  aliment  de  l'indus- 
trie moderne  ;  au-dessous  de  nos  riantes  prairies  et  de  nos  champs 
verdoyans,  il  récolte  des  moissons  là  où  les  mains  de  l'homme  n'ont 
rien  semé;  mais  il  ne  peut  pas  porter  ses  regards  vers  le  firmament, 
il  touche  son  ciel  avec  la  main,  parfois  même  il  lui  est  impossible  de 
se  dresser  de  toute  sa  hauteur,  et  il  a  plus  réellement  qu'Atlas  la  terre 
sur  ses  épaules.  Point  de  lumière  autour  de  lui;  son  soleil  consiste 
dans  la  petite  lampe  attachée  à  son  chapeau,  et  dont  la  lueur  blafarde 
lui  fait  mieux  sentir  l'obscurité  où  il  est  plongé.  Les  charbonniers 
passent  au  moins  douze  heures  par  jour  sous  terre  :  ils  emportent 
avec  eux  leur  nourriture  quotidienne.  Menacés  à  tout  moment,  tantôt 
par  un  soudain  éboulement  des  terres,  tantôt  par  le  choc  de  quelque 
appareil  inaperçu,  tantôt  par  la  subite  atteinte  de  cet  ennemi  perfide 
qu'ils  appellent  tout  simplement  le  grisou,  ils  s'accoutument  bientôt 
néanmoins  à  leur  existence  au  point  de  ne  pouvoir  plus  guère ,  au 
bout  d'un  certain  temps,  reprendre  le  travail  en  plein  soleil. 

On  voit  quels  frappans  contrastes  divisent  les  travaux  exécutés 
dans  ces  industrieuses  montagnes  du  Forez;  ces  contrastes  ne  sont 
pas  sans  influence  sur  l'état  moral  des  diverses  classes  d'ouvriers  qui 
les  habitent. 

II.    —   MOEURS   ET   CARACTÈRE   DES   Ol'VRIERS   DE    LA   LOIRE. 

Quel  que  soit  le  milieu  où  l'homme  se  trouve  placé,  à  quelque  la- 
beur qu'il  ait  voué  sa  vie,  toujours  une  partie  de  lui-même  reste  im- 
muable :  c'est  celle  qui  compose  le  fonds  de  la  personnalité  humaine; 
mais  les  objets  qui  entourent  chaque  individu ,  la  carrière  dans  la- 
quelle s'exerce  son  activité,  viennent  ensuite  agir  singulièrement 
sur  ses  inclinations  et  lui  imprimer  ce  sceau  profond  de  l'habitude 
qu'on  nomme  une  seconde  nature.  On  croit  souvent  que  l'homme  choi- 
sit sa  profession  alors  que  sa  liberté  est  dominée  ou  considérablement 


LES    POPULATIONS   OUVRIÈRES.  331 

réduite  par  l'empire  des  circonstances;  sa  préférence  fût-elle  d'ail- 
leurs indépendante  et  éclairée,  une  fois  dans  la  carrière,  il  n'en  re- 
cevrait pas  moins  de  son  état  des  impressions  destinées  à  colorer  sa 
vie  tout  entière.  Cette  inévitable  conséquence  oflre  un  large  aliment 
à  l'analyse  morale  dans  un  pays  où  se  rencontrent  côte  à  côte,  comme 
dans  la  Loire,  des  groupes  d'individus  consacrés  à  des  travaux  d'une 
nature  aussi  diverse.  Les  variétés  de  caractères  naissent  alors  de  la 
<iifférence  des  occupations  journalières.  On  les  voit  se  former  auprès 
du  métier  du  tisseur  de  rubans,  de  la  fournaise  du  verrier  et  du  for- 
geron, ou  dans  l'antre  du  mineur.  Chaque  classe  d'ouvriers  étale  à 
nos  yeux  ses  mœurs,  ses  goûts  et  son  esprit. 

Parmi  les  charbonniers,  le  trait  de  caractère  le  plus  saillant,  c'est  l'in- 
souciance, cette  insouciance  qui  dérive  d'un  travail  à  peu  près  assuré 
et  toujours  semblable  à  lui-même.  Le  mineur  considère  son  état  comme 
un  emploi  qui,  en  lui  assurant  à  peu  près  un  revenu  fixe,  l'affranchit 
de  toute  préoccupation.  On  serait  enclin  à  s'apitoyer  sur  sa  dure  exis- 
tence; mais  le  charbonnier  ne  s'en  plaint  pas,  et,  pourvu  que  l'exploi- 
tation de  la  houille  ne  soit  pas  menacée  d'un  chômage,  ou  qu'une  ré- 
duction n'atteigne  pas  le  chiffre  du  salaire,  il  descend  heureux  dans 
son  puits.  La  bonhomie  forme  un  trait  original  dans  la  physionomie 
morale  du  mineur;  n'ayant  pas  d'intérêts  à  débattre  chaque  jour,  le 
charbonnier  vit  étranger  aux  ruses  dont  certaines  transactions  se  com- 
pliquent trop  souvent. Chez  le  verrier,  on  reconnaît  l'orgueil  d'un  état 
longtemps  fermé  à  la  concurrence  par  un  privilège  de  race,  et,  comme 
l'ouvrier  de  cette  catégorie  a  entendu  dire  que  la  nature  de  son  tra- 
vail abrégeait  sa  vie,  il  semble  se  hâter  de  jouir  avec  une  sensualité 
souvent  grossière,  mais  toujours  étudiée  et  systématique.  L'ouvrier 
en  fer  est  bruyant  dans  son  existence  extérieure,  comme  s'il  voulait 
imiter  le  retentissement  du  marteau  sur  l'enclume,  il  a  quelque  chose 
de  la  rudesse  du  métal  qu'il  manie;  mais,  de  même  qu'on  parvient  à 
ployer  le  fer  en  le  soumettant  à  certaines  préparations,  de  même  ces 
natures  abruptes  ont  un  fonds  de  flexibilité  qui  les  empêche  de  ré- 
sister quand  on  sait  les  prendre.  Les  rubaniers  se  distinguent  par  un 
goût  prononcé  pour  tout  ce  qui  brille,  et  ce  goût  se  traduit  dans  la 
vie  réelle  en  habitudes  dispendieuses.  On  dirait  qu'ils  sont  jaloux  de 
se  donner  à  eux-mêmes  l'éclat  de  leurs  tissus,  sauf  à  en  partager  la 
fragilité.  De  cette  inclination  vient,  dans  les  rapports  des  rubaniers 
entre  eux,  une  certaine  suffisance  qui  s'irrite  de  la  moindre  contra- 
diction. Ont-ils  une  discussion  même  des  plus  frivoles,  surtout  en 
présence  d'un  tiers,  — ils  se  passionnent  avec  une  sorte  de  frénésie 
pour  paraître  avoir  raison. 

A  cette  première  source  de  variétés  morales  qui  tient  à  la  nature 
des  travaux  quotidiens,  il  s'en  joint  une  autre  entre  le  groupe  des  tra- 


332  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vailleurs  de  Saint-Etienne  et  celui  de  Rive-de-Gier  :  je  veux  parler 
d'une  différence  de  race.  Quand  on  examine  de  près  les  populations 
de  ces  deux  cités,  la  ville  haute  et  la  ville  basse,  qui  se  jalousent  ouver- 
tement, il  est  impossible  de  croire  qu'elles  proviennent  d'une  souche 
identique.  Sur  la  hauteur  vit  une  race  petite,  trapue,  musculeuse, 
qui  paraît  être  la  lignée  autochthone  des  montagnes  du  Forez.  Les 
femmes  ont,  du  reste,  les  traits  agréables  et  le  visage  frais  comme  la 
brise  de  ces  régions  élevées.  A  Rive-de-Gier,  la  stature  est  haute,  les 
formes  sont  minces  et  élancées.  Les  femmes,  avec  leurs  cheveux  noirs 
et  leur  œil  allongé,  ont  une  beauté  qui  porte  je  ne  sais  quelle  em- 
preinte méridionale.  Evidemment  la  souche  d'où  cette  race  descend 
n'appartient  pas  à  notre  sol.  Peut-être,  dans  les  temps  lointains  où 
les  compatriotes  d'Abdérame  envahissaient  le  midi  de  la  France,  quel- 
que colonie  de  Sarrasins  a-t-elle  cherché  un  asile  au  pied  de  ces  mon- 
tagnes et  y  a-t-elle  pris  racine. 

Au  milieu  de  ces  différences  de  race  et  de  profession,  un  signe  est 
commun  à  tout  le  groupe  des  ouvriers  de  la  Loire  :  c'est  la  vie  en 
famille;  mais  les  conditions  de  cette  vie  offrent  des  variétés  nota- 
bles d'après  le  genre  de  travail.  Parmi  les  rubaniers  stéphanois,  la 
vie  intérieure  respire  une  certaine  aisance  qui  serait  plus  marquée 
sans  leur  habitude  d'aller  les  jours  de  repos  s'installer  au  cabaret, 
où  ils  consomment  de  gaieté  de  cœur  un  gain  que  la  prévoyance  com- 
manderait de  mettre  en  réserve.  L'intérieur  des  quincailliers  atteste 
un  dénuement  à  peu  près  complet.  Les  charbonniers  de  Saint-Etienne, 
jouissant  d'un  revenu  plus  sûr,  pourraient  être  chez  eux  un  peu 
moins  tristement  installés;  mais  leurs  femmes  se  font  remarquer  pai- 
une  extrême  indifférence  pour  l'arrangement  de  leur  ménage,  dont 
la  malpropreté  est  proverbiale  dans  le  pays.  Au  premier  abord,  on 
pourrait  croire  que  cette  négligence  tient  au  travail  des  mines  et  s'é- 
tend à  tous  les  ouvriers  qui  s'y  livrent;  mais  non,  il  faut  s'en  prendre 
ici  à  une  habitude  locale,  car  à  Rive-de-Gier  la  propreté  règne  dans 
le  logis  du  mineur.  Tandis  qu'aux  environs  de  Saint-Etienne  le  char- 
bonnier, sale  et  tout  noir  de  houille,  a  toujours  l'air  de  sortir  de  son 
puits,  dans  le  bassin  inférieur  il  a  soin  de  sa  personne,  et,  une  heure 
après  son  travail,  on  ne  devinerait  presque  plus  son  métier. 

Le  nœud  de  la  famille  est  assez  généralement  respecté,  et  garde 
quelquefois  toute  sa  force  primitive  chez  les  charbonniers  des  cam- 
pagnes. Il  n'est  pas  rare  de  voir  une  famille  nombreuse  prendre  à  sa 
charge  l'enfant  orphelin  d'un  parent  même  éloigné,  sans  songer  à  se 
plaindre  du  fardeau  qui  en  résulte  pour  elle.  La  situation  des  femmes 
n'est  pas  la  même  parmi  les  travailleurs  de  Saint-Etienne,  de  Saint- 
Chamond  et  de  Rive-de-Gier.  Dans  les  deux  premières  villes,  les 
femmes  ont  généralement  part  au  travail  industriel ,  soit  dans  l'aie- 


LES    POPULATIONS    OUVRIÈRES.  383 

lier  de  leur  mari,  soit  dans  les  établissemens  des  manufacturiers.  A 
Saint-Etienne,  dans  la  rubanerie,  elles  se  chargent  en  outrfe  le  plus 
souvent  des  transactions  extérieures;  elles  vont  prendre  elles-mêmes 
l'ouvrage  chez  le  fabricant,  et  elles  débattent  le  prix  des  façons, 
tandis  que  le  chef  de  la  famille  reste  à  son  métier.  Rien  de  semblable 
ne  se  produit  à  Rive-de-Gier,  oii  court  ce  dicton,  qui,  sous  une  forme 
un  peu  naïve,  contient  un  grand  fonds  de  vérité  :  ((  Rive-de-Gier  est 
le  paradis  des  femmes,  le  purgatoire  des  hommes,  et  l'enfer  des  che- 
vaux. »  En  effet,  les  femmes  d'ouvriers  ne  sont  ici  assujetties  à  aucun 
travail;  on  ne  les  voit  point,  comme  dans  les  pays  d'agriculture, 
affronter  dans  les  champs  les  intempéries  des  saisons,  ou,  comme 
dans  les  contrées  manufacturières,  passer  le  jour  auprès  d'un  mé- 
tier, ou  bien  enfin  porter  de  lourds  fardeaux  comme  dans  certaines 
villes  de  commerce;  elles  restent  chez  elles  et  vivent  absolument  en 
rentières.  Les  hommes  ont  un  travail  pénible,  mais  un  gain  élevé;  la 
récompense  suit  l'épreuve.  Les  chevaux,  soumis  au  plus  rude  labeur, 
soit  dans  des  chemins  défoncés  et  montueux,  soit  dans  les  mines,  où 
ils  sont  descendu^  pour  n'en  plus  sortir,  trouvent  ici  un  véritable 
enfer.  Voilà  le  proverbe  expliqué. 

La  condition  des  femmes  de  Rive-de-Gier  est  assez  enviée  dans  les 
cités  du  voisinage,  et  l'envie  amène,  comme  toujours,  des  insinua- 
tions malveillantes.  Ce  n'est  pas  néanmoins  dans  la  ville  basse  que 
les  mœurs  sont  le  plus  relâchées.  Le  souffle  de  la  démoralisation  a  da- 
vantage affligé  Saint-Etienne  :  de  même  que  le  vent  des  montagnes, 
il  s'affaiblit  en  descendant  vers  la  plaine.  De  toutes  les  industries  du 
pays,  la  rubanerie  est  celle  qui  en  a  le  plus  souffert.  L'ivrognerie  est 
plus  commune  parmi  les  travailleurs  de  la  Loire  que  chez  les  tisse- 
ji'ands  de  la  fabrication  lyonnaise  ;  elle  forme  le  vice  principal  des 
ouvriers  du  fer  et  de  la  houille,  qui  ne  connaissent  point  d'autre  délas- 
sement que  le  cabaret.  C'est  là  qu'on  vbit  s'épanouir  en  eux  le  senti- 
ment du  bonheur;  l'âme  brille  un  instant  à  travers  leurs  yeux  animés, 
mais  pour  s'anéantir  bientôt  dans  des  excès  qui  éteignent  jusqu'à  la 
dernière  lueur  de  l'activité  morale. 

On  s'imagine  peut-être  qu'au  milieu  de  tout  cet  abandon,  les  habi- 
tudes religieuses  doivent  être  singulièrement  affaiblies,  surtout  à 
Saint-Etienne  :  il  n'en  est  rien  cependant.  Les  églises  n'y  sont  pas 
désertées ,  comme  à  Lyon ,  par  la  population  laborieuse.  Si  on  ex- 
cepte une  partie  des  compagnons  rubaniers,  tous  les  travailleurs, 
hommes  et  femmes,  se  font  remarquer  par  leur  assiduité  aux  offices 
des  dimanches  ;  mais,  désolante  contradiction  !  on  ne  rapporte  du 
temple  presque  aucun  enseignement  pour  la  conduite  de  la  vie.  Les 
ivrognes  ne  deviennent  point  tempérans,  la  dissolution  des  mœurs 
ne  fait  point  place  à  la  mâle  domination  des  sens,  la  patience  et  la  ré- 


33Ù  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

signation  ne  rentrent  point  dans  les  âmes  ulcérées.  En  un  mot,  la 
religion  est  pratiquée  sans  opposer  un  frein  au  débordement  des  pas- 
sions; l'habitude  et  la  routine  font  presque  tous  les  frais  de  ce  zèle  ex- 
térieur. A  tout  prendre,  cette  disposition  est  encore  préférable  à  ces 
aveugles  défiances  qui  semblent  ailleurs  avoir  creusé  im  abîme  entre 
l'église  et  les  masses  laborieuses.  Si  le  terrain  est  également  desséché 
par  l'indifférence,  on  peut  du  moins  y  pénétrer  plus  aisément.  Les 
oreilles  ne  sont  pas  fermées  à  l'enseignement  religieux,  qui,  dans  des 
temps  moins  agités  que  ceux  d'où  nous  sortons,  finira  sans  doute  par 
trouver  le  chemin  des  cœurs. 

Les  intelligences  populaires  ont  reçu  là,  comme  partout,  depuis 
une  vingtaine  d'années,  une  forte  impulsion.  L'arène  dans  laquelle 
se  distribue  l'instruction  s'est  élargie,  et,  sans  être  encore  suffisantes, 
les  écoles  gratuites,  dirigées  le  plus  souvent  par  des  frères  de  la  doc- 
trine chrétienne,  se  sont  beaucoup  multipliées.  Malheureusement, 
parmi  les  enfans  qui  apprennent  à  lire  et  à  écrire,  un  petit  nombre 
cultivent  seuls  plus  tard  ce  premier  enseignement;  toutefois,  ceux 
mêmes  qui  négligent  les  germes  confiés  à  leur  enfance  gardent  en- 
core quelques  notions  plus  ou  moins  vagues  qui  les  placent,  sous  le 
rapport  intellectuel,  au-dessus  des  individus  restés  étrangers  à  tout 
essai  d'instruction.  Les  charbonniers  sont  les  plus  ignorans  parmi  les 
ouvriers  de  ce  district  :  sur  vingt  travailleurs  de  cette  catégorie  pris 
à  l'âge  de  vingt-cinq  à  trente  ans,  on  en  rencontre  à  peine  deux  ou 
trois  qui  puissent  écrire  quelques  lignes.  Les  passementiers  de  Saint- 
Etienne  sont  au  contraire  les  plus  instruits  :  comme  ils  ont  de  petits 
comptes  à  tenir  dans  leurs  travaux  journaliers,  ils  sentent  le  prix  de 
l'écriture,  et  n'en  perdent  pas  tout-à-fait  l'habitude.  Ils  montrent  aussi 
certaines  dispositions  pour  la  musique;  on  en  a  vu  se- livrer  nxec  en- 
traînement à  leur  goût  pour  cet  art,  et  y  consacrer  presque  tous  leurs 
momens  de  loisir.  Une  faculté  qu'il  ne  serait  pas  impossible  de  rattacher 
au  sentiment  de  f  harmonie  semble  inhérente  à  ce  pays  :  c'est  une  mer- 
veilleuse aptitude  à  saisir  le  mécanisme  d'un  travail  quelconque,  une 
rare  habileté  pour  cadencer  suivant  de  justes  proportions  les  parties 
diverses  d'un  appareil.  Cette  faculté  se  révèle  chez  les  ouvriers  des 
usines  métallurgiques  et  surtout  chez  les  rubaniers,  qui  jouissent,  pour 
la  dextérité  de  leurs  mains,  d'une  renommée  sans  égale  dans  toutes  les 
villes  où  se  fabrique  la  passementerie.  A  Paris,  par  exemple,  où  cette 
fabrication  a  pris  un  si  grand  développement  depuis  quelques  an- 
nées, on  n'occupe  guère  que  des  ouvriers  stéphanois,  du  moins  pour 
les  métiers  à  barre.  Le  noyau  de  ces  travailleurs,  s' étant  peu  à  peu 
grossi,  compose,  à  l'heure  qu'il  est,  au  milieu  de  la  capitale,  une  vé- 
ritable colonie  forésienne,  colonie  singulière  qui  consei've  intactes 
ses  mœurs  originales.  L'attitude  et  les  mouvemens  de  ces  expatriés 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  39$ 

volontaires  éclairent  même  d' un  jour  vif,  à  cause  du  contraste  du  mi- 
lieu où  ils  vivent,  les  traits  essentiels  du  groupe  dont  ils  sont  passa- 
gèrement détachés.  Ce  groupe  a  ses  traditions,  ses  institutions,  son 
esprit  politique,  et  ce  n'est  pas  un  des  aspects  les  moins  intéressans 
sous  lesquels  s'oflrent  à  nos  yeux  les  populations  laborieuses  des 
bords  de  la  Loire  (1) . 

m   —   INSTITUTIONS   ET   TENDANCES   POUTIQl'ES   DES   CLASSES   OUVRIÈRES   DE   LA  LOIRE. 

On  connaît  l'état  moral  des  nombreux  ouvriers  dont  Saint-Etienne, 
Rive-de-Gier,  Saint-Chamond,  sont  les  centres  industriels.  Qu'a  fait  la 
société  pour  améliorer  cet  état?  qu'ont  fait  les  ouvriers  eux-mêmes? 
C'est  une  dernière  question  à  examiner. 

On  sait  dans  quelle  voie  fâcheuse  avait  été  dirigée  l'éducation  po- 
litique des  classes  ouvrières  quand  la  révolution  de  1848  les  appela 
violemment  à  un  rôle  inattendu.  D'innombrables  efforts  ont  été  tentés 
depuis  cette  époque  pour  éclairer  les  masses  sur  leur  intérêt  véritable 
et  pour  les  rattacher  à  la  société  par  des  institutions  particulières.  Les 
ouvriers  de  la  Loire,  placés  dans  l'orbite  de  la  grande  et  turbulente 
métropole  assise  au  confluent  de  la  Saône  et  du  Rhône,  avaient  reçu, 
plus  que  d'autres  populations  industrielles ,  un  enseignement  vicié. 
Saint-Etienne  figurait  au  nombre  des  villes  où  l'esprit  d'agitation  était 
le  plus  enraciné.  Une  première  manifestation  désordonnée  y  avait  éclaté 
dès  longtemps  comme  contre-coup  des  journées  de  Lyon  en  iSZIi. 
En  réalité,  cette  émeute,  aisément  comprimée  du  reste,  venait  plutôt 
d'une  pensée  de  confraternité  industrielle  que  d'un  sentiment  déjà 
hostile  au  gouvernement  établi.  La  situation  était  moins  tendue  à 
Saint-Etienne  qu'à  Lyon,  l'inimitié  enti*e  les  divers  élémens  de  la  fa- 
brique moins  vive  et  moins  alarmante.  Les  circonstances  qui  pesaient 
sur  les  salaires  dans  l'industrie  des  étoffes  de  soie  n'affectaient  pas  au 
même  degré  la  fabrication  des  rubans.  Le  fond  des  âmes  couvait  ce- 

(1)  Ces  enfaus  d'un  mémo  pays  habitent  très  rapprochés  les  nns  des  autres  sur  les  hau- 
teurs du  faubourg  du  Temple,  fiux  alentours  des  barrières  de  Ménilmontant  et  de  l'Oril- 
lon,  dans  îles  maisons  garnies  assez  proprement  temxes,  et  qui  parfois  leur  sont  exclusi- 
vement réservées.  Logés  deux  par  deux,  ils  ne  se  casernent  jamais  dans  ce  qu'on  appelle 
des  chambrées  contenant  jusqu'à  douze  ou  qiinze  lits,  comme  les  travailleurs  d'autres 
corps  d'état,  les  maçons,  les  teiTassiers,  les  scieurs  de  long,  etc.  Considéré  en  bloc,  cet 
essaim  semble  extrêmement  uni;  mais  si  on  pénètre  dans  ses  rangs  intimes,  on  reconnaît 
que  la  similitude  des  situations  et  des  destinées  ne  le  soustrait  pas  toujours  à  la  discorde. 
Il  est  scindé  en  deux  partis,  les  compagnons  et  les  ouvriers  libres.  Les  compagnons  sont 
les  plus  exclusifs;  ils  se  regardent  comme  des  ouvriers  d'élite  et  comme  f.)rmant  une  sorte 
d'aristocratie.  Ils  ne  se  font  pas  scrupule  de  faire  renvoyer  d'un  atelier  un  de  leurs  com- 
patriotes étranger  à  leur  société,  quand  ils  peuvent  le  remplacer  par  un  des  leurs.  Les  ou- 
vriers non  compagnons  sont  plus  tolérans,  au  moins  dans  leur  langage,  et  ils  condamnent 
hautement  ces  divisions  entre  des  hommes  liés  par  une  même  origine  et  par  un  même  état. 


336  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pendant  un  ferment  d'irritation  continuellement  réchaufle  par  les  fac- 
tions politiques,  et  qui,  plus  tard,  à  la  nouvelle  de  la  révolution  de 
février,  amena  des  actes  de  la  plus  odieuse  brutalité.  Seulement,  le 
choc  ne  porta  pas  sur  les  magasins  des  fabricans,  et  on  s'en  tint  en- 
vers ces  derniers  à  des  menaces.  S'il  y  avait  eu  à  Saint-Etienne  au- 
tant de  motifs  de  haine  qu'on  s'est  plu  à  le  dire  entre  le  travail  et 
le  capital,  si  les  ouvriers  y  avaient  été  victimes  de  la  cupidité  de  la 
fabrique,  croit-on  que,  dans  ces  jours  de  folie,  ils  eussent  épargné 
leurs  spoliateurs? 

Le  torrent  se  dirigea  vers  des  maisons  religieuses  où,  comme  à 
Lyon,  quelques  métiers  à  tisser  avaient  été  établis.  C'était  une  con- 
currence qu'on  voulait  abattre,  et,  dans  le  bouillonnement  des  cer- 
veaux, on  ne  songeait  guère  à  se  demander  si  elle  ne  profitait  pas  aux 
membres  les  plus  malheureux  de  la  famille  ouvrière.  Comme  les  tra- 
vaux exécutés  dans  les  couvons  appartenaient  surtout  à  la  catégorie 
de  ceux  qui  sont  habituellement  confiés  aux  femmes,  des  femmes  se 
mirent  à  la  tête  de  l'attaque.  Elles  furent  secondées  et  promptement 
dépassées  par  l'élément  le  plus  vicié  de  la  population,  par  ce  ramas 
mobile  d'individus  qu'on  rencontre  dans  toutes  les  grandes  cités,  et 
qui  n'appartiennent  positivement  à  aucun  métier.  On  escalada  les 
couvons  dont  les  murailles  s'élevaient  au-dessus  de  la  ville,  sur  quel- 
ques mamelons  de  la  montagne.  Les  meubles  furent  brisés,  et,  comme 
dans  une  place  prise  d'assaut  par  des  forces  indisciplinées,  l'incendie 
vint  en  aide  à  la  dévastation.  Les  envahisseurs  étaient  descendus 
dans  les  caves,  ils  y  avaient  défoncé  quelques  pièces  de  vin;  plusieurs 
d'entre  eux  sortirent  ivres-morts  du  milieu  des  flammes.  Les  chefs 
d'atelier  de  Saint-Etienne  se  vantent  aujourd'hui  de  n'avoir  pas  con- 
couru à  ces  horribles  scènes  :  s'ils  entendent  parler  d'un  concours 
purement  matériel,  ils  disent  vrai;  mais  où  étaient-ils  donc  pendant 
le  sac  des  couvons?  Ne  s'étaient-ils  pas  rendus  sur  les  gradins  de  la 
colline,  où  ils  assistaient  au  désordre  comme  à  un  spectacle?  Par 
leurs  cris  et  par  leurs  gestes,  n'appuyaient-ils  pas  les  dévastateurs 
plutôt  que  la  force  publique  impuissante?  A-t-on  le  droit,  après  cela, 
de  décliner  la  responsabilité  de  pareils  déportemens?  Les  ouvriers  de 
la  rubanerie  furent  d'ailleurs  l'âme  de  l'agitation,  qui  se  perpétua 
longtemps  après  la  ruine  des  maisons  religieuses.  Pendant  quelques 
mois,  l'autorité  fut  si  complètement  annulée,  qu'on  n'osait  pas  dresser 
un  procès-verbal  pour  des  contraventions  de  police,  même  quand  ces 
contraventions  étaient  le  plus  évidemment  nuisibles  à  la  connnu- 
nauté.  Ce  n'est  qu'un  peu  plus  tard  qu'une  administration  munici- 
pale vigoureuse  et  intelligente  put  rétablir  l'empire  des  lois. 

La  situation  morale  était  de  plus  troublée  par  d'ardentes  préoccu- 
pations politiques.  On  lisait  tous  les  soirs  dans  les  cafés,  et  souvent  à 


LE.S  POPULATIONS  OUVRIÈRES.  337 

haute  voix,  les  journaux  les  plus  exaltés,  et  on  les  commentait  avec 
frénésie.  Les  publications  irritantes  circulaient  de  main  en  main.  Dans 
les  vœux  exprimés  alors  par  les  masses,  on  ne  rencontrait  que  ces 
deux  idées  jetées  à  tous  les  vents  de  la  tempête  :  les  ouvriers  sont 
exploités  par  les  fabricans;  ils  ont  besoin  de  s'unir  pour  résister  à 
cette  exploitation.  Quand  les  rubaniers  stéphanois  se  plaignaient  de 
ne  pas  recevoir  une  suffisante  rétribution,  de  ne  pas  profiter  en  une 
assez  large  mesure  du  développement  de  la  richesse  à  Saint-Etienne, 
l'exagération  était  manifeste.  Le  prix  des  façons  était  plus  élevé  dans 
la  passementerie  que  dans  aucune  autre  industrie  textile.  On  pouvait 
citer  un  grand  nombre  de  petites  fortunes  réalisées  parmi  les  chefs 
d'atelier,  et  dans  l'agrandissement  de  la  ville,  plus  de  dix-huit  cents 
maisons  avaient  été  bâties  par  eux  en  dix  années.  Les  rubaniers  récla- 
maient sans  doute  avec  plus  de  raison  contre  l'excessive  durée  des  jour- 
nées de  travail  ;  mais  le  seul  tort  des  fabricans  avait  été  de  ne  pas 
chercher  à  réagir  contre  les  usages  du  commerce.  Quant  au  désir  des 
travailleurs  de  puiser  en  eux-mêmes  des  points  d'appui  et  des  moyens 
de  soulagement,  il  se  rattachait  à  des  tendances  qui  caractérisent  de 
plus  en  plus,  depuis  un  quart  de  siècle,  les  évolutions  de  notre  so- 
ciété industrielle  :  on  cherchait  visiblement  à  remplacer  les  garanties 
qui,  malgré  les  plus  graves  inconvéniens,  découlaient  du  régime  des 
corporations  antérieur  à  1789;  mais  quel  résultat  utile  espérer  de  ces 
aspirations  dans  un  moment  où  elles  se  manifestaient  par  le  désordre 
et  la  violence?  Si  on  veut  que  l'union  des  intérêts  identiques  puisse  de- 
venir une  utile  sauvegarde,  il  faut  qu'elle  s'accomplisse  dans  le  calme 
et  qu'elle  se  rattache  à  l'intérêt  général.  Autrement,  loin  d'apporter 
aux  classes  ouvrières  quelques  élémens  de  sécurité  et  de  bien-être, 
elle  engendrerait  autour  d'elles,  en  semant  l'inquiétude  et  en  para- 
lysant le  travail,  mille  causes  de  ruine  et  de  misère.  S' emparant  avec 
une  audacieuse  habileté  des  idées  qui  séduisaient  les  masses,  les  me- 
neurs politiques  s'efforçaient  d'irriter  les  âmes  et  d'armer  les  bras. 
Ils  voulaient  organiser  les  travailleurs,  mais  les  organiser  comme  s'ils 
avaient  eu  devant  eux  un  ennemi  implacable  à  combattre.  La  popu- 
lation, ainsi  remuée,  fut  bientôt  envahie  par  les  doctrines  sociahstes, 
([u'elle  ne  comprenait  point,  mais  qui  flattaient  son  double  désir  de 
recevoir  de  plus  forts  salaires  et  de  s'affranchir  de  toute  dépendance 
vis-à-vis  des  fabricans.  Au  fond ,  les  rubaniers  stéphanois  n'appar- 
tenaient pas  plus  au  socialisme  par  les  habitudes  de  leur  vie  que 
par  leurs  traditions  morales.  S'ils  regardaient  d'un  œil  jaloux  les 
propriétaires,  ce  n'était  pas  en  haine  de  la  propriété  privée,  c'était 
par  regret  de  ne  pas  être  au  nombre  de  ses  détenteurs.  Affection- 
nant passionnément  son  chez-soi,  ambitieuse  d'avoir  sa  maison,  cha- 

TOME   I.  22 


338  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  famille  répugnait  instinctivement  à  toute  atteinte  portée  à  son 
individualité. 

Les  charbonniers  de  la  Loire  n'avaient  pas  pris  feu  aussi  facilement 
que  les  passementiers  :  il  fallait  du  temps  pour  soulever  cette  masse 
ordinairement  inerte.  Peut-être  même  ne  serait-on  pas  parvenu  à 
l'agiter  si  le  chômage  de  toutes  les  industries  n'avait  pas  diminué  la 
production  des  houillères.  Le  désordre  n'éclata  que  vers  la  fin  du 
mois  de  mai  18/i8.  Les  procédés  mis  en  œuvre  par  les  travailleurs  de 
cette  catégorie  se  ressentirent  de  leur  grossière  ignorance  :  on  asj)i- 
rait  à  des  augmentations  de  salaire,  on  les  exigea  par  la  force  ;  on 
supportait  impatiemment  les  préposés  qui  commandaient  dans  les 
puits,  on  les  chassa  et  on  en  nomma  d'autres  à  leur  place;  on  voulait 
que  l'extraction  de  la  houille  ne  diminuât  pas,  même  quand  la  con- 
sommation s'arrêtait  :  on  décréta  purement  et  simplement  que  les  pro- 
priétaires des  mines  seraient  obligés  de  faire  travailler  les  ouvriers 
six  jours  par  semaine.  Comment  se  défendre  d'un  sentiment  de  tris- 
tesse en  voyant  des  hommes  dont  les  sentimens  n'étaient  pas  per- 
vertis, des  chefs  de  famille  qui  avaient  leurs  enfans  à  nourrir,  tom- 
ber dans  de  pareilles  extravagances  ?  Si  le  régime  improvisé  par  eux 
avait  pu  subsister,  il  était  facile  d'en  prévoir  l'effet  :  comme  la  houille 
ne  se  vendait  plus,  on  n'aurait  pu  que  leur  abandonner  une  caisse 
vide.  Cette  rude  population  fut  lente  à  se  calmer,  comme  elle  avait 
été  lente  à  se  mettre  en  mouvement.  En  iSli9,  lors  des  troubles  de 
Lyon ,  on  réussit  encore  à  faire  sortir  de  Rive-de-Gier  près  de  deux  mille 
individus  et  à  les  entraîner  vers  le  Rhône;  mais  ils  se  trouvèrent  dé- 
paysés aussitôt  qu'ils  eurent  perdu  de  vue  l'atmosphère  fumeuse  de 
leur  cité;  la  plupart  se  débandèrent,  et  ceux  qui  vouliu^ent  pour- 
suivre leur  route  furent  dispersés  par  quelques  pelotons  militaires. 
A  dater  de  cette  échauffourée,  les  charbonniers  sont  restés  tranquilles 
jusqu'à  la,  yrève  toute  récente  qui  vient  d'inquiéter  le  bassin  de  Rive- 
de-Gier;  cette  grève,  aujourd'hui  calmée,  n'avait  son  origine  dans 
aucune  excitation  politique  :  elle  avait  eu  pom'  cause  la  substitution, 
dans  quelques  puits,  du  travail  à  la  tâche  au  travail  à  la  journée  (1) . 
La  triste  histoire  des  agitations  qui  ont  eu  lieu  dans  le  district  indus- 
triel du  Forez  met  dans  la  plus  complète  évidence  ce  fait,  —  qu'en  haïs- 
sant les  populations  ouvrières  à  elles-mêmes,  on  les  avait  livrées  aux 
perfides  suggestions  des  ennemis  de  l'ordre  social.  Ce  n'est  plus  seu- 

(1)  Le  système  du  travail  à  la  tàclie,  appliqué  déjà  svs  d'autres  points  du  bassin  de  la 
Loire ,  quand  il  n'est  pas  calculé  de  manière  à  réduire  le  s:\laire  antérieur,  ne  soulève 
aucune  objection.  Disons  cependant  qu'il  exige  dans  les  houillères  de  nombreuses  dis- 
tinctions à  cause  des  différences  qui  s'y  rencontrent  à  chaque  pas  sous  le  rappoit  de  la 
nature!  du  terrain,  et  qui  augmentent  ou  diminuent  la  diïticulté  du  tiavaU. 


LES    POPULATIONS    OUVRIÈRES.  339 

lement  en  vue  de  secourir,  comme  on  l'a  toujours  fait,  les  individus 
isolés  qui  tombent  sur  l'âpre  chemin  du  travail,  qu'il  fallait  s'occuper 
des  masses  laborieuses;  c'était  surtout  en  vue  de  satisfaire  à  des  be- 
soins nouveaux ,  besoins  collectifs  nés  du  développement  de  l'indus- 
trie; c'était  en  vue  de  fortifier  les  liens  qui,  malgré  les  différences  de 
situation,  unissent  naturellement  les  divers  intérêts  engagés  dans  la 
production.  La  société  dispose,  sans  doute,  d'une  assez  grande  force 
pour  triompher  des  attaques  auxquelles  elle  est  exposée;  mais  son  vrai 
triomphe,  c'est  d'en  rendre  l'emploi  inutile  et  de  faire  naître  la  sécu- 
rité publique  de  la  cohésion  même  des  intérêts.  Quelles  sont  donc  les 
institutions  qui  existent  dans  la  contrée  stéphanoise  soit  pour  éclairer 
les  ouvriers,  soit  pour  les  soutenir  dans  les  épreuves  de  la  vie? 

Les  institutions  de  ce  genre  appartiennent  ici  à  l'initiative  des  com- 
munes ou  à  celle  de  quelques  grands  établissemens  industriels.  En 
fait  de  créations  municipales,  vous  trouvez  comme  partout  des  salles 
d'asile  et  des  écoles  primaires.  Saint-Etienne  possède  neuf  asiles  di- 
rigés par  les  sœurs  de  l'ordre  de  Saint-Joseph  et  occasionnant  une 
dépense  annuelle  de  6  à  8,000  francs.  Les  écoles  pour  les  garçons  et 
pour  les  filles  en  coûtent  environ  40,000,  et  reçoivent  à  peu  près  quatre 
mille  enfans.  Sur  sept  écoles  de  garçons  jouissant  d'une  allocation 
municipale,  six  sont  tenues  par  des  frères  de  la  doctrine  chrétienne, 
et  toutes  les  classes  de  filles  sont  dirigées  par  des  religieuses.  Deux 
classes  d'adultes  pour  les  hommes,  et  une  pour  les  femmes,  s'ouvrent 
le  soir  durant  une  partie  de  l'année.  Quelque  étendus  que  soient  ces 
moyens  d'instruction  gratuite,  ils  sont  encore  trop  restreints,  si  on  les 
compare  aux  besoins  d'une  ville  de  plus  de  50,000  âmes,  où  la  popu- 
lation ouvrière  occupe  une  si  large  place.  A  Rive-de-Gier,  le  vide  est 
plus  grand  encore  :  huit  ou  dix  frères  doivent  y  suffire  à  l'éducation 
d'un  millier  d' enfans.  Certains  grands  établissemens  particuliers  sont 
allés  plus  loin  q;ae  les  communes  dans  le  champ  des  institutions  des- 
tinées aux  classes  laborieuses.  A  Terre-Noire,  par  exemple,  ces  fon- 
dations embrassent  toute  la  vie  du  travailleur.  Salles  d'asile  pour  les 
jeunes  enfans,  écoles  pour  les  garçons  jusqu'au  moment  où  ils  sont 
admis  au  travail,  classes  du  soir  pour  les  adultes,  écoles  pour  les  jeu- 
nes filles,  caisse  de  secours  mutuels  largement  dotée  par  l'usine,  in- 
firmerie ouverte  à  tous  les  membres  de  la  famille  ouvrière,  tels  sont 
les  principaux  traits  d'un  tableau  que  vivifie  partout  le  sentiment  de 
la  charité  chrétienne.  Sur  un  théâtre  beaucoup  plus  vaste,  la  com- 
pagnie des  mines  de  la  Loire  possède  des  institutions  analogues  qui 
intéressent  15  à  18,000  individus.  Certes,  de  graves  devoirs  étaient 
imposés,  sous  ce  rapport,  à  cette  puissante  association.  Les  grandes 
sociétés  privées  participent  en  quelque  sorte  du  caractère  de  l'auto- 
rité publique.  Plus  sont  nombreuses  les  individualités  qu'elles  em- 


340  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

brassent  dans  leur  orbite,  et  plus  elles  participent  de  près  à  la  mission 
du  gouvernement.  Profitant  de  la  paix  sociale,  elles  doivent  contri- 
buer à  la  maintenir  en  se  tenant  dans  leurs  œuvres  au  niveau  de  l'es- 
prit du  temps,  en  se  montrant  toujours  justes,  libérales  et  bienveil- 
lantes envers  les  travailleurs  dont  elles  utilisent  les  bras. 

11  était  d'avance  évident  qu'une  association  de  capitalistes  comme 
celle  des  mines  de  la  Loire  aurait  pour  effet  d'ouvrir  de  nouvelles 
sources  de  travail.  De  toute  nécessité,  il  lui  fallait  tirer  parti  des 
fonds  accumulés  sous  sa  main,  ou  sabir  une  rapide  et  désastreuse 
liquidation.  La  compagnie  possédait  d'ailleurs  des  moyens  d'action 
infiniment  plus  larges  que  les  anciennes  exploitations,  dont  la  rivalité 
devenait  une  source  intarissable  de  procès  dispendieux.  Fidèle  à  la 
loi  qui  dominait  son  existence,  elle  a  développé  largement  la  produc- 
tion des  houillères,  soit  en  reprenant  des  travaux  abandonnés,  soit 
en  étendant  le  rayon  des  mines  qui  existaient  déjà,  soit  en  perçant  de 
nouveaux  puits.  Elle  a  donc  .fourni  à  la  masse  des  travailleurs  un  nou- 
vel élément  d'occupation.  Qu'on  suppose  un  instant  le  cas  où  cette 
grande  association  viendrait  à  s'écrouler,  le  désœuvrement  et  la  mi- 
sère s'étendraient  comme  une  plaie  sur  le  pays.  Qui  pourrait  recueillir 
cette  succession  dont  l'ouverture  serait  une  véritable  calamité  pu- 
blique? Une  autre  conséquence  devait  sortir  de  l'établissement  d'une 
compagnie  en  mesure  de  suffire  à  de  larges  avances  :  c'était  l'amélio- 
ration des  moyens  de  travail.  Autrefois  on  ne  descendait  pas  en  gé- 
néral très  avant  dans  les  mines  de  ces  contrées;  dans  les  galeries  sou-, 
terraines,  les  transports  s'effectuaient  souvent  à  dos  d'homme,  le 
charbonnier  marchait  de  pair  avec  le  cheval.  Aujourd'hui  de  meil- 
leurs procédés  d'extraction  permettent  d'attaquer  le  sol  plus  profon- 
dément. De  plus,  on  a  établi  dans  les  galeries  des  voies  ferrées  et  des 
bennes  (1)  à  roulettes,  qui  demandent,  il  est  vrai,  à  être  maniées 
avec  précaution  pour  éviter  les  accidens  résultant  au  sein  des  ténè- 
bres de  la  rapidité  des  mouvemens,  mais  qui  constituent  néanmoins  un 
véritable  progrès.  Nous  donnerons  une  idée  de  la  puissance  des  agens 
mécaniques  employés,  en  disant  qu'à  Rive-de-Giçr,  où  des  inonda- 
tions souterraines  avaient  causé  d'immenses  ravages  en  1836,  il  existe 
une  vaste  machine  à  épuisement,  d'une  force  de  AOO  chevaux,  qui 
soutire  les  eaux  des  entrailles  de  la  terre  dans  presque  toute  l'étendue 
des  concessions  de  ce  bassin  appartenant  à  la  compagnie  de  la  Loire., 
.  Cette  société  dont  relèvent  tant  de  familles,  cette  société  exposée 
aux  regards  de  l'opinion  publique  et  qui  avait  à  justifier  son  existence 
mise  en  question,  a  dû  en  outre,  dans  un  temps  comme  le  nôtre,  être 
amenée  à  prendre  une  prompte  initiative  en  fait  d'institutions  d'assis- 

(1)  Les  hennés  sont  d'immenses  paniers  dans  lesquels  on  met  le  charbon. 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  341 

tance  ou  d'éducation  pour  les  ouvriers.  Ses  efforts  en  ce  genre  datent 
presque  de  sa  fondation.  Son  organisation  lui  permettait  d'ailleurs  de 
grouper  des  élémens  divers  et,  en  agissant  dans  de  vastes  proportions, 
d'atteindre  à  des  résultats  inaccessibles  aux  forces  individuelles.  Trois 
établissemens  ont  été  créés  par  la  compagnie,  sous  l'heureux  nom  de 
maisons  des  ouvriers,  à  Lorette,  près  de  Rive-de-Gigr,  au  Soleil,  et  à  la 
Ricamerie,  près  de  Saint-Etienne.  Ces  trois  établissemens,  qui  sont  le 
pivot  de  toute  son  action  secourable,  supposent  une  immense  clientèle 
de  travailleurs  et  de  grandes  ressources  financières.  Entourée  de 
cours,  de  jardins  et  de  prairies,  chaque  maison  d'ouvriers  renferme 
un  hôpital  pour  les  mineurs  blessés  en  travaillant  (1),  un  asile  pour 
les  enfans  des  deux  sexes,  une  école  et  un  ouvroir  pour  les  jeunes 
filles.  Les  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul  sont  à  la  tête  de  ces  éta- 
blissemens, et  à  une  charité  touchante  elles  joignent  des  exemples 
d'ordre  et  de  propreté  qui  trouveront  là  une  -voie  pour  se  répandre 
parmi  les  familles  laborieuses.  S'il  est  un  moyen  de  réagir  sur  les 
habitudes  des  ménages  d'ouvriers,  c'est  précisément  dans  l'éduca- 
tion des  filles  qu'on  le  trouvera.  L'instruction  des  jeunes  garçons 
formerait  sans  doute,  bien  qu'à  un  moindre  degré,  un  autre  élément 
d'influence.  Aussi  est-il  à  regretter  que  la  compagnie  laisse  aux  pa- 
rons le  soin  de  les  envoyer  aux  écoles  communales  jusqu'au  moment 
où  ils  descendent  dans  les  puits.  On  avait  eu  la  pensée  de  fonder, 
sous  la  direction  des  ingénieurs  de  la  société,  une  classe  de  mineurs 
qui  aurait  servi  de  pépinière  pour  recruter  les  chefs  des  travaux.  Ce 
projet,  dont  diverses  circonstances  ont  empêché  la  réalisation,  serait 
un  utile  encouragement  donné  au  travail. 

L'aide  prêtée  aux  familles  laborieuses  ne  se  renferme  pas  dans  les 
maisons  d'ouvriers.  Pour  tous  les  charbonniers  malades  par  l'effet  d'au- 
tres causes  que  des  blessures  reçues  en  travaillant,  et  pour  leurs  fa- 
milles, on  a  organisé  un  service  médical  à  domicile  entièrement  gratuit, 
et  dans  lequel  une  large  part  est  encore  laissée  aux  sœurs  de  charité. 
Bien  que  ces  soins  réduisent  un  peu  le  rôle  des  sociétés  d'assistance 
mutuelle  entre  ouvriers ,  la  compagnie,  réunissant  en  bloc  plusieurs 
associations  de  ce  genre  qui  existaient  isolément  avant  sa  formation, 
a  créé  une  caisse  générale  de  secours  au  moyen  d'un  léger  prélève- 
ment sur  les  salaires,  d'une  subvention  égale  à  la  masse  de  ces  pré- 
lèvemens  (2) ,  et  du  produit  des  amendes  disciplinaires.  Exonérée  des 
frais  de  maladie,  la  société  mutuelle  donne  des  secours  en  argent  aux 
ouvriers  blessés  ou  malades,  à  leurs  enfans  en  bas-âge,  aux  mères, 

(1)  Dans  les  concessions  isolées,  on  ne  délaisse  point -les  ouvriers  blessés;  les  proprié- 
taires de  mines  les  font  soigner  à  leurs  frais  à  l'hôpital  civil. 

(2)  La  compagnie  s'est  réservé  le  droit  de  supprimer  la  subvention;  mais  il  n'est  sans 
doute  pas  à  craindre  qu'elle  use  de  ce  droit. 


342  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

veuves  ou  enfans  des  ouvriers  décédés  à  la  suite  de  blessures  occa- 
sionnées par  le  travail ,  et  en  certains  cas  à  leurs  frères  et  sœurs» 
L'institution  remplit  ainsi  quelques-unes  des  fonctions  d'u-ne  caisse 
des  retraites,  mais  elle  n'y  supplée  pas  complètement.  Il  serait  fort  utile 
d'instituer  une  caisse  de  ce  genre  en  la  rattachant  à  la  caisse  nationale 
(Jes  retraites.  Depuis  1846,  la  compagnie  de  la  Loire  a  consacré  envi- 
ron 1,200,000  fr.  à  ses  établissemens  de  bienfaisance,  si  on  compte 
le  prix  d'acquisition  et  les  frais  d'appropriation  des  maisons  d'ou- 
vriers (1) . 

Comment  ces  fondations,  ces  secours,  ces  services  sont-ils  appré- 
ciés par  Ja  population  laborieuse  qui  en  tire  avantage?  Quand  on  fouille 
le  fond  des  âmes,  quand  on  cherche  à  en  faire  sortir,  dans  l'abandon 
des  conversations  familières,  la  pensée  intime,  s'en  échappe-t-il  une 
expression  de  reconnaissance  envers  la  compagnie?  Non;  on  semble 
croire  qu'il  s'agit  pour  elle  de- payer  une  dette.  Qu'au  point  de  vue  du 
devoir  social,  qu'au  point  de  vue  de  la  charité  chrétienne  il  y  eût  là 
en  effet  une  obligation  sacrée,  de  pareils  actes  n'en  restent  pas  moins 
volontaires  devant  la  loi  positive,  et  ce  n'est  pas  à  ceux  qui  en  profi- 
tent de  se  considérer  eux-mêmes  comme  des  créanciers.  Cette  disposi- 
tion des  esprits  est  en  partie  l'œuvre  des  influences  de  diverses  sortes 
qui  ont  tâché  de  répandre  parmi  les  mineurs  l'idée  qu'ils  sont  la  proie 
d'une  réunion  de  capitalistes;  mais  elle  tient  surtout  à  la  nature  des 
rapports  de  la  compagnie  avec  les  masses.  11  est  plus  facile  à  une 
grande  association  de  se  montrer  bienfaisante  à  l'aide  de  dispositions 
générales  que  de  mettre  dans  ses  relations  quotidiennes  une  bien- 
veillance constante  et  appropriée  à  tous  les  cas  particuliers.  On  est 
obligé  de  regarder  les  choses  de  haut  et  de  s'arrêter  seulement  à  l'en- 
semble des  résultats  obtenus.  On  est  dès  lors  exposé  à  ne  Voir  que 
des  chiffres  là  où  il  y  a  des  hommes,  et  à  considérer  des  organes  vi- 
vans  comme  les  rouages  d'un  vaste  mécanisme  qui  fonctionne  pour 
produire.  La  compagnie  de  la  Loire,  on  ne  saurait  trop  l'en  féliciter, 
a  voulu  amoindrir  ces  conséquences  fâcheuse^  en  multipliant  les  in- 
stitutions protectrices;  mais  la  sympathie  envers  les  souffrances  in- 
dividuelles peut  seule  conquérir  réellement  les  cœurs.  De  plus,  pour 
prévenir  le  gaspillage  et  assurer  l'ordre  dans  les  secours,  on  a  dû 
adopter  des  règles  sévères;  on  a  dû  s'efforcer  aussi  de  réduire  les  dé- 
penses, de  les  renfermer  dans  les  strictes  prévisions  des  statuts.  Rien 
n'est  mis  en  oubh  pour  alléger,  par  exemple,  le  fardeau  des  pensions 
allouéfis  soit  à  des  ouvriers  frappés  d'une  incapacité  absolue  de  tra- 

(1)  Le  seul  entretien  des  maisons  d'ouvriers  a  coûté,  depuis  1846,  en  bloc,  plus  de 
300,000  francs,  et  les  secours  de  toute  nature  ont  dépassé  500,000  francs.  Les  ouvriers  ont 
eux-mêmes  largement  contribué  au  soulagement  commun,  les  retenues  sur  les  salaires 
s'étant  élevées,  durant  le  même  espace  de  temps,  à  400,000  francs  emiron. 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  343 

vail,  soit  à  des  veuves  de  charbonniers.  Certaines  vérifications  utiles 
obligent  parfois  d'entrer  dans  le  domaine  de  la  vie  privée.  Toutes  ces 
précautions  altèrent  aux  yeux  abusés  des  travailleurs  le  caractère  des 
services  rendus.  La  compagnie  des  mines  de  la  Loire  ne  s'est  point 
laissé  décourager  par  ces  interprétations  malveillantes;  mais  l'idéal 
à  réaliser  pour  elle,  c'est  de  joindre  à  la  prudence  nécessaire  dans  la 
répartition  des  secours  cette  générosité  qui  sait  "au  besoin  tempérer 
la  rigueur  des  règlemens. 

A  côté  des  institutions  de  prévoyance  aidées  par  le  concours  des 
chefs  d'industrie,  lesouvrierspassementiers.de  Saint-Etienne  avaient 
avec  leurs  seules  ressources  formé  entre  eux,  en  1848,  une  société 
d'assistance  mutuelle  destinée  à  prêter  secours  aux  sociétaires  ma- 
lades et  à  faciliter  le  placement  des  travailleurs  sans  ouvrage.  Par 
malheur,  l'institution  était  née  sous  de  mauvaises  inspirations.  Après 
le*24  février,  les  rubaniers  avaient  d'abord  voulu  ressusciter  à  Saint- 
Etienne  cette  question  du  tarif  si  stérilement  débattue  à  Lyon  en 
1831.  Leurs  tentatives  n'ayant  pu  triompher  d'impossibilités  maté- 
rielles, un  homme  exalté,  mais  habile,  qui  n'appartenait  point  à  la 
classe  ouvrière,  mais  qui  fut  alors  l'âme  de  ses  mouvemens,  conçut 
le  plan  de  cette  association  de  secours  qui  devait,  dans  sa  pensée, 
imposer,  par  voie  indirecte,  aux  manufacturiers  un  minimum  de 
salaire.  En  permettant  de  faire  manœuvrer  les  ouvriers  comme  un 
régiment,  cette  société,  nommée  Soméfé populaire,  devenait  en  outre 
un  puissant  engin  politique.  Elle  était  partagée  en  divisions  et  en 
sections.  C'était  dans  la  section,  composée  des  hommes  d'un  même 
quartier  et  se  réunissant  une  fois  par  semaine  dans  quelque  café, 
que  résidait  effectivement  la  délibération.  Quant  à  l'assemblée  géné- 
rale de  la  société,  comme  on  n'avait  pas  trouvé  de  local  assez  vaste 
pour  la  contenir,  elle  se  tenait  en  plein  vent,  au  Champ-de-Mars, 
entre  les  pics  des  montagnes.  Cette  institution,  qui  obtint  parmi  les 
ouvriers  un  succès  considérable,  voulut  imposer  dans  l'industrie  ru- 
banière  une  loi  absolue,  sans  tenir  aucun  compte  des  volontés  ré- 
calcitrantes. En  ce  qui  regarde  la  durée  du  travail  par  exemple,  des 
violences  furent  commises,  sinon  par  la  société  agissant  en  corps,  du 
moins  par  quelques-uns  de  ses  membres  animés  de  sa  pensée,  en- 
vers certains  chefs  d'ateliers  dissidens.  De  plus,  en  intervenant  sans 
cesse  dans  les  rapports  des  ou\*liers  et  des  patrons,  la  société  for- 
mait un  germe  permanent  de  coalition.  Elle  était  d'ailleurs  parfai- 
tement administrée  sous  le  rapport  financier,  et,  quand  elle  a  été  dis- 
soute comme  dangereuse  pour  l'ordre  par  un  arrêté  de  M.  le  général 
de  Castellane  le  3  janvier  1852,  elle  possédait  en  caisse  26,320  fr., 
qui  ont  dû  être  répartis  entre  tous  ses  membres  par  les  soins  du 
commissaire  central  de  police.  La  Société  populaire  a  été  amèrement 


Zhh  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

regrettée  par  les  ouvriers;  de  nombreuses  démarches  ont  été  faites 
pour  obtenir  son  rétablissement.  Des  chefs  d'atelier  honnêtes  et 
rangés  nous  ont  déclaré  à  nous-même,  à  Saint-Etienne,  que  la  dis- 
solution leur  avait  ravi  un  précieux  moyen  de  soulagement. 

Quelle  que  soit  la  sympathie  qu'inspire  toute  institution  suscep- 
tible de  prêter  appui  aux  familles  laborieuses,  il  est  impossible  de 
méconnaître  que  dans  l'association  stéphanoise  une  pensée  excel- 
lente en  elle-même  avait  été  gâtée  par  un  alliage  funeste.  Les  fabri- 
cans,  a-t-on  souvent  répété,  l'avaient  jugée  avec  une  sévérité  trop 
systématique,  c'est  possible;  mais  si  le  bien  était  par  eux  méconnu, 
le  péril  n'en  débordait  pas  moins  de  tous  côtés.  Est-ce  à  dire  que 
l'idée  fondamentale  de  l'œuvre,  l'idée  d'assistance  mutuelle  ne  sau- 
rait être  dégagée  des  ruines  de  la  caisse  populaire?  Non  sans  doute, 
pourvu  qu'on  se  place  sous  l'égide  d'un  principe  plus  vrai  et  moins 
intolérant.  L'harmonie  des  intérêts  étant  le  but  de  toute  société, 
une  institution  qui  sème  la  haine  porte  en  elle  sa  condamnation. 
Longtemps  méconnue  ou  trop  contrariée  par  les  lois,  l'idée  de 
mettre  en  commun,  parmi  les  groupes  d'ouvriers,  certaines  chances 
de  la  vie,  en  vue  de  soutenir  les  individus  que  la  maladie  ou  l'âge 
empêche  de  travailler,  a  obtenu  récemment  une  satisfaction  im- 
portante. Un  décret  du  26  mars  1852  est  venu  élargir  la  voie  de- 
vant les  sociétés  de  secours  mutuels;  cet  acte  peut  recevoir  à  Saint- 
Etienne,  comme  ailleurs,  les  plus  utiles  applications.  Il  facilite  le 
rapprochement  des  intérêts  sans  permettre  aux  passions  aveugles 
de  se  réunir  en  faisceau.  Il  a  surtout  ce  mérite  de  permettre  de  la 
part  des  patrons  un  concours  direct  qui  est  une  des  meilleures  ga- 
ranties pour  le  succès  de  pareilles  institutions.  Il  ne  s'est  pas  établi 
jusqu'à  ce  jour,  dans  la  riche  cité  forésienne,  un  concert  entre  les 
fabricans  pour  créer,  à  l'aide  de  saci'ifices  volontaires  et  proportion- 
nels, quelqu'une  de  ces  œuvres  qui,  comme  la  Caisse  des  Ouvriers 
en  soie  de  Lyon  et  la  Société  d'encouragement  à  l'épargne  de  Mul- 
house, répondent  si  bien  au  caractère  de  notre  époque  et  aux  exi- 
gences de  l'ordre  industriel.  Ce  n'est  pas  que  la  bonne  volonté  ait 
ici  fait  défaut;  mais  on  avait  eu  le  tort  de  subordonner  la  réalisation 
des  projets  conçus  à  des  éventualités  trop  douteuses.  Ainsi,  dans  une 
délibération  de  1851,  la  chambre  de  commerce  de  Saint-Etienne 
disait  à  ce  sujet  :  «  Ne  devons-nofs  pas  désirer  voir  arriver  le  mo- 
ment où  le  commerce  pourra  venir  en  aide  à  la  classe  laborieuse, 
non  par  des  vœux,  mais  par  des  dotations  aux  caisses  de  retraite?» 
La  chambre  aurait  voulu  pouvoir,  comme  à  Lyon,  rattacher  le  con- 
cours des  négocians  à  l'établissement  connu  sous  le  nom  de  Condi- 
tion des  soies.  Or,  les  revenus  de  cet  établissement  sont  versés  à 
Saint-Etienne  dans  la  caisse  municipale,  et  non  dans  les  mains  de  la 


LES   POPULATIONS   OUVRIÈRES.  345 

chambre  de  commerce.  Ce  n'était  pas  là  cependant  un  motif  pour 
s'arrêter  :  Mulhouse  n'a  pas  de  Condition,  et  la  redevance  des  fabri- 
cans  est  calculée  sur  la  somme  des  salaires  payés  par  eux.  La  sous- 
cription volontaire  pourrait  encore  être  basée  sur  le  chiffre  de  la 
patente.  La  chambre  de  commerce  de  Saint-Etienne  s'honorerait  elle- 
même  et  rendrait  un  véritable  service  à  la  communauté  stéphanoise 
en  conduisant  à  bonne  fin  une  question  jusqu'ici  trop  stérilement 
débattue.  Le  moment  est  d'ailleurs  favorable  pour  agir.  Si  les  tradi- 
tions de  désordre  ne  sont  pas  complètement  anéanties  à  Saint-Etienne, 
elles  sont  du  moins  amoindries  et  paralysées.  Quoique  fermentant 
encore  sourdement  dans  quelques  têtes,  le  levain  de  l'ancien  esprit 
a  perdu  de  sa  force,  et  le  terrain  s'est  raffermi.  Les  ouvriers,  en 
voyant  qu'on  s'occupe  activement  de  leur  bien-être,  comprendront 
plus  vite  qu'ils  ont  tout  à  gagner  à  ce  que  les  questions  industrielles 
restent  des  questions  purement  industrielles ,  dont  il  est  absurde  de 
croire  la  solution  attachée  à  des  révolutions  dans  le  gouvernement 
du  pays. 

Lorsque  l'on  rassemble  en  un  vaste  cadre  tous  les  traits  de  l'état 
intellectuel  et  moral  du  district  industriel  de  la  Loire  durant  ces  der- 
nières années,  on  s'aperçoit  aisément  qu'en  fait  de  politique  et  de  so- 
cialisme, les  brandons  de  désordre  venaient  du  dehors;  l'irritation, 
bien  que  rapidement  développée,  était  purement  artificielle.  Les  idées 
qu'on  émettait  touchant  les  heures  de  travail  et  les  sociétés  d'assis- 
tance révélaient  au  contraire  un  vrai  sentiment  des  intérêts  de  la  po- 
pulation ouvrière.  Sur  ce  terrain,  la  société  peut  non-seulement 
accepter  la  discussion,  mais  elle  peut  encore  exercer  une  action  ap- 
propriée à  tous  les  besoins  légitimes.  Il  suffit  d'ouvrir  les  yeux  pour 
s'en  convaincre  :  loi  sur  les  caisses  de  retraite,  loi  sur  les  sociétés 
de  secours  mutuels,  loi  sur  l'apprentissage,  loi  sur  la  durée  du  tra- 
vail, loi  sur  les  avances  aux  ouvriers,  loi  sur  les  bureaux  de  place- 
ment, et  d'autres  encore,  voilà  de  larges  assises  pour  notre  société 
industrielle,  qui  ressemblait  trop,  depuis  la  destruction  de  l'ancien 
régime,  à  un  édifice  sans  fondemens.  Les  lois  pourront  encore,  sans 
tomber  dans  les  inconvéniens  de  la  réglementation,  en  se  bornant  à 
faciliter  la  route  devant  les  activités  individuelles  à  mesure  que  la 
nécessité  s'en  produira,  exercer  au  profit  du  travail  une  action  tuté- 
laire  ;  mais  elles  ne  sauraient  accomplir  leur  mission  qu'en  réduisant 
à  l'impuissance  ces  passions  aveugles,  ces  haines  envenimées,  qui 
seraient  prêtes  à  sacrifier  à  l'attrait  de  satisfactions  impossibles  le 
maintien  même  de  l'ordre  social. 

A.    AUDIGANNE. 


SOUVENIRS 


SORBONNE  EN  18  2  S 


DÉMOSTHÈNES  ET  LE  GÉNÉRAL  FOY, 


Nil-ne  salil  lœvâ  sub  parte  niaraillae? 

(Pers.  in  Salir.) 

Dans  le  temps  où,  un  peu  reposée  de  l'empire,  la  France  avait, 
depuis  quelques  années,  retrouvé  deux  tribunes  politiques  et  des 
hommes  de  cœur  et  de  talent  pour  y  monter,  un  de  ces  hommes,  le 
plus  populaire  peut-être  et  certainement  le  plus  agréable  à  l'esprit 
français  par  l'origine  de  sa  renommée,  les  souvenirs  de  sa  vie,  la 
grâce  loyale  de  son  langage  et  tout  son  aspect  militaire  et  spirituel,  le 
général  Foy,  étant  un  jour  apparemment  fort  de  loisir,  sans  séance 
de  la  chambre,  sans  réunion  dans  les  bureaux,  avait  pris  la  route  du 
quartier  latin.  Il  venait  assister  au  cours  vulgairement  appelé  à' élo- 
quence française,  qui  se  faisait  dès  lors  à  la  Sorbonne,  et  qui  attirait 
grande  aflluence,  surtout  pendant  l'interruption  temporaire  d'un 
célèbre  enseignement  de  philosophie  ancienne,  que  récemment,  pour 
plus  de  sûreté,  on  a  supprimé  tout  à  fait. 

La  leçon  commençait  à  peine  dans  cet  amphithéâtre  du  concours 
général,  dont  les  deux  grandes  tribunes  étaient  ouvertes  et  remphes 
jusqu'au  faîte,  comme  la  salle.  Soudainement  un  immense  cri  est  ré- 
pété, coup  sur  coup  :  Place  au  général  Foy!  vive  le  général  Foy!  La 


SOUVENIRS   DE    LA    SORlîONNE    EN    1825.  347 

foule  debout  dans  les  corridors  se  presse  et  se  resserre,  la  foule 
assise  se  lève  pour  saluer,  et  entre  deux  rangs  épais  qui  se  fendent 
à  grand' peine,  porté,  soutenu  sur  les  bras,  le  général  Foy  arrive 
dans  l'hémicycle,  et  est  déposé  sur  le  banc  d'honneur,  à  la  place  où 
siège,  à  certains  jours  solennels,  M.  le  préfet  de  la  Seine,  tout  cela 
au  milieu  d'un  tonnerre  d'applaudissemens  et  d'acclamations. 

Le  professeur,  assez  déconcerté  de  cet  incident,  je  m'en  souviens, 
après  quelques  efforts  inutiles  pour  obtenir  un  moment  de  silence  et 
apaiser  cette  tempête  d'enthousiasme,  réussit  enfin  à  dire,  de  ma- 
nière à  être  entendu  :  «  Messieurs,  ici  nous  ne  devons  applaudir  que 
les  orateurs  antiques,  et  nous  n'avons  de  couronne  à  décerner  qu'à 
Démosthènes.  »  Puis,  se  raffermissant,  le  moins  mal  qu'il  peut,  contre 
ce  choc  subit  d'une  popularité  si  éclatante,  dont  la  présence  accablait 
la  parole  pacifique  de  la  Sorbonne,  en  même  temps  qu'elle  la  com- 
promettait, il  reprend  enfin  son  discours  interrompu  et  sa  thèse  du 
jour.  Elle  portait  épisodiquement  sur  la  Rhétorique  d'Aristote  et  sur 
les  grands  principes  de  morale  et  d'art  que  l'élève  indépendant  de 
Platon  et  le  précepteur  d'Alexandre  avait  recommandés  à  l'éloquence 
de  tous  les  temps  et  par  conséquent  à  la  nôtre. 

Mais  ce  sujet,  un  peu  éloigné  du  titre  même  de  la  chaire  et  choisi 
par  la  circonspection  du  professeur,  devait  paraître,  en  ce  moment, 
bien  technique  et  bien  froid  pour  la  passion  de  la  jeunesse,  toute  dis- 
traite et  tout  agitée  par  un  nouvel  auditeur  qui  semblait  lui-même 
la  vive  image  de  l'éloquence  militante,  au  milieu  de  tous  ces  souve- 
nirs de  gloire  patriotique  et  de  liberté,  seule  âme  de  la  parole,  et 
laissant  si  fort  en  arrière  la  scolastique  de  l'art  et  la  science  des 
rhéteurs.  Ce  n'est  pas  tout  :  à  part  l'émotion  du  public,  la  personne 
même  du  général,  l'air  de  supériorité  naturelle  empreint  dans  tous 
ses  traits,  l'expression  de  sa  physionomie,  toujours  en  mouvement 
comme  sa  pensée,  rendait  fort  périclitant  de  parler  devant  un  esprit 
d'une  si  pénétrante  et  si  vive  nature. 

Ayant  à  peine  dépassé  le  milieu  de  la  vie,  quoique  d'apparence 
moins  jeune  que  son  âge,  non  pas  fatigué  ou  refroidi,  mais  cicatrisé 
parla  guerre,  le  général  Foy,  avec  son  front  large  et  chauve,  où  re- 
tombaient de  loin  quelques  mèches  de  cheveux  blanchis,  son  profil 
ouvert  et  martial ,  et  surtout  le  feu  incessamment  mobile  de  ses  re- 
gards ,  portait  en  lui  une  sorte  de  fascination ,  de  séduction  impé- 
rieuse, donnée  bien  rarement  à  l'homme  de  tribune,  et  sous  laquelle 
j'avais  vu  souvent  ailleurs  s'incliner  l'esprit  de  parti ,  et  se  cour- 
ber, en  frémissant,  l'intolérance  politique. 

Par  momens,  sur  ce  visage  sévère  et  fier,  et  aux  deux  coins  de  cette 
bouche  expressive,  passait  un  sourire  à  glacer  Y  improvisateur  le  plus 
confiant  ou  le  plus  modestement  résigné  aux  vicissitudes  de  la  parole. 


SUS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Promptitude  d'esprit  et  hauteur  d'âme,  merveilleuse  facilité  à  tout 
saisir,  impatience  naturelle  de  toute  lenteur  et  de  toute  faiblesse 
dans  autrui,  c'était,  au  premier  abord,  la  disposition  imminente  et 
comme  l'irrésistible  instinct  du  général  Foy.  Ajoutons  que  l'ardeur 
d'opinion  commune  alors,  le  mouvement  public  vers  des  institutions 
de  liberté,  un  certain  zèle  libéral  répandu  dans  l'air  tournait  les  es- 
prits à  n'estimer  que  l'éloquence  vigoureuse  et  pratique  servant  à  la 
défense  des  intérêts  nationaux,  ou  jDarfois  à  la  passion  calculée  qui 
simulait  habilement  cette  défense. 

Quoi  qu'il  en  soit,  même  devant  cette  préoccupation  générale,  et 
pour  cette  époque  animée  d'une  si  généreuse  ardeur  de  droit  et  de  léga- 
lité, il  pouvait  y  avoir  plus  d'un  attrait,  piquant  alors,  dans  l'étude  de 
la  grande  Rhétorique  d' Aristote,  et  surtout  dans  ce  qu'on  pourrait  nom- 
mer sa  psychologie  politique,  dans  son  analyse  originale  et  profonde 
des  caractères  nationaux  et  individuels,  des  mœurs  et  des  passions 
sur  lesquelles  doit  agir  la  parole  oratoire.  En  dehors  de  cette  monnaie 
courante  de  la  parole  banale  si  fort  usitée  dans  le  gouvernement  des 
états  modernes,  libres  ou  non,  paraissaient  là,  gravées  et  rangées  par 
la  main  d'un  sage,  comme  autant  de  médailles  de  la  nature  humaine, 
reconnaissables  après  deux  mille  ans.  Ces  types  de  vérité,  choisis  et 
définis  par  le  grand  philosophe,  comme  la  matière  vivante  que  doit 
connaître  à  fond  et  dominer  l'orateur,  en  ramenaient  sous  nos  yeux 
quelques  autres,  épars  dans  les  historiens  et  surtout  dans  Thucydide, 
homme  de  guerre,  homme  d'état,  et  proscrit  politique  avant  d'être 
historien,  et  comme  pour  s'y  préparer. 

Rien,  par  exemple,  ne  pouvait  paraître  alors  moins  suranné,  et  n'est 
plus  instructif  pour  tous  les  temps  que  le  portrait  tracé  par  Thucydide 
du  peuple  dont  les  orateurs  d'Athènes  se  disputaient  la  conduite,  de 
ce  peuple  mobile  avant  tout,  ardent,  découragé,  fier,  humble,  vif,  in- 
génieux, inerte,  se  laissant  lourdement  tromper,  de  ce  peuple  esclave 
ou  tyran,  dont  Aristophane  se  moquait  en  face,  et  qu'un  peintre,  Par- 
rhasius,  selon  Pline  (1) ,  avait  représenté  sous  les  traits  prodigieux 
d'un  personnaga  qui  réunissait  tous  les  contrastes  imaginables  de  ca- 
ractères et  de  passions,  tous  les  extrêmes  d'élévation  et  de  bassesse. 
Le  portrait  qu'en  avait  fait  Thucydide  était  plus  grave  et  moins  sati- 
rique, sans  être  moins  vrai. 

«  Les  Athéniens  (2)  sont  grands  faiseurs  de  nouveautés,  également 
vifs  à  concevoir  et  à  réaliser  par  l'exécution  ce  qu'ils  ont  conçu.  Vain- 
queurs de  leurs  ennemis,  ils  vont  à  tout;  vaincus,  ils  s'abattent  au 
dernier  degré;  ils  usent  de  leur  corps  au  service  public,  comme  de  la 

(1)  Plinii  Ilistoriœ  naturalis  lib.  xxxv,  c.  36. 

(2)  Thucyd.,  Hist.,  lib.  I",  §  70. 


SOUVENIRS   DE    LA    SORBONNE    EN    1825.  349 

chose  qui  leur  est  le  plus  étrangère,  et  de  leur  esprit,  comme  d'une 
propriété  qui  appartient  à  la  patrie  et  doit  sans  cesse  être  en  action 
pour  elle.  N'emportent-ils  pas  ce  qu'ils  ont  projeté,  ils  se  croient  dé- 
pouillés d'un  bien  à  eux.  Saisis  de  ce  qu'ils  poursuivent,  ils  en  font 
peu  de  cas,  par  comparaison  aux  chances  à  venir.  S'ils  échouent  au 
contraire  dans  quelque  entreprise,  ils  ont  aussitôt  rempli  ce  vide  en 
se  faisant  une  espérance  inverse.  Seuls  en  effet,  la  chose  dont  ils  ont 
l'idée,  ils  la  possèdent,  en  même  temps  qu'ils  l'espèrent,  par  leur 
promptitude  de  main  à  exécuter  ce  qu'ils  résolvent,  et  tout  cela,  ils 
le  font  à  travers  des  labeurs  et  des  périls  soufferts  toute  la  vie.  Ils 
jouissent  peu  des  biens  présens,  par  cela  qu'ils  y  voient  possession 
toujours  uniforme,  et  que  pour  eux  il  n'y  a  de  jour  de  fête  que  celui 
où  ils  achèvent  une  œuvre  nouvelle,  ne  regardant  pas  la  tranquillité 
sans  trouble  comme  un  moindre  mal  que  l'agitation  sans  relâche,  de 
sorte  que,  si  quelqu'un,  les  prenant  en  masse,  disait  qu'ils  sont  mis 
au  monde  pour  n'avoir  jamais  de  repos,  et  pour  n'en  laisser  jamais 
aux  autres  hommes,  il  dirait  juste.  » 

Ces  paroles,  fidèlement  copiées  de  l'original  et  librement  redites , 
si  près  de  nos  grandeurs  et  de  nos  revers ,  dans  un  temps  où  le  souffle 
de  la  France,  même  en  paix,  semblait  encore  agiter  l'Europe  et  semer 
partout  les  révolutions,  en  Grèce,  à  Naples,  en  Espagne,  en  Pié- 
mont, ces  paroles  toutes  historiques  intéressaient  vivement  le  pu- 
bhc  d'alors,  et  nos  jeunes  Athéniens  de  1825  n'étaient  pas  fâchés  de 
croire  s'y  reconnaître. 

D'autres  leçons,  bien  anciennes,  mais  toujours  oubliées,  sortaient 
de  cette  étude  de  l'homme  dont  Aristote  a  fait  si  justement  le  fon- 
dement de  l'art  de  persuader,  ce  grand  art,  le  premier  de  tous  chez 
un  peuple  libre  et  éclairé,  mais  le  plus  inutile  et  par  conséquent 
le  plus  abandonné  sous  la  conquête,  ou  sous  le  pouvoir  absolu,  qui 
n'est  que  la  conquête  à  l'intérieur. 

On  écoutait  donc  avec  ardeur,  dans  cette  studieuse  assemblée,  la 
reproduction  exacte  de  quelques-unes  de  ces  pages  antiques,  qui  ne 
sont  devenues  des  lieux  communs  que  parce  qu'elles  sont  des  vérités 
profondes.  Le  portrait  de  la  jeunesse  surtout  attacha  le  jeune  audi- 
toire ,  si  souvent  alors  ému  par  les  passions  et  les  controverses  du 
temps  :  «Les  jeunes  hommes  (1)  sont  d'humeur  changeante  et  promp- 
tement  dégoûtés  dans  leurs  désirs;  ils  souhaitent  fortement  et  se 
lassent  bientôt.  Leurs  volontés  sont  vives,  elles  ne  sont  pas  grandes; 
elles  passent  comme  les  soifs  et  les  faims  des  malades. 

«  Impétueux,  ardens,  emportés  par  leur  fougue,  ils  ne  se  gou- 
vernent point  ;  passionnés  pour  ce  qui  honore ,  ils  ne  supportent  pas 

(1)  Aristot,  Rhet.,  lib.  II,  c.  12. 


t$0  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

d'être  comptés  pour  rien,  mais  s'indignent,  s'ils  se  croient  ofiensés; 
ils  aiment  les  distinctions,  surtout  celle  de  la  victoire,  car  la  jeu- 
nesse est  jalouse  de  prééminence,  et  la  victoire  est  une  prééminence. 
Ils  ressentent  ces  deux  ambitions,  bien  plus  que  la  convoitise  d'ar- 
gent; ils  sont  très-peu  avides,  parce  qu'ils  n'ont  pas  fait  encore 
l'essai  du  besoin.  Leur  disposition  naturelle  n'est  pas  malveillance, 
mais  candeur,  parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  eu  le  spectacle  de  nom- 
breuses perversités,  et  de  même  ils  sont  confians,  parce  qu'ils  n'ont 
pas  encore  été  souvent  trompés;  ils  sont  prompts  à  l'espérance,  parce 
qu'ils  sentent  en  eux  une  ardeur  venant  de  nature  qui  tes  anime, 
comme  des  gens  échauffés  par  le  vin,  et  aussi  parce  qu'ils  n'ont 
pas  encore  éprouvé  beaucoup  de  mécomptes. 

«  Ils  vivent  surtout  dans  l'avenir.  L'espérance  appartient  à  l'ave- 
nir :  le  souvenir  fait  partie  lui-même  des  choses  passées.  Or,  chez 
les  jeunes  gens,  l'avenir  est  vaste,  le  passé  fort  court.  Aux  premiers 
jours  de  la  vie,  il  leur  semble  qu'ils  n'ont  à  se  souvenir  de  rien,  mais 
qu'ils  doivent  espérer  tout,  et  par  là  même,  ils  sont  faciles  à  déce- 
voir, car  ils  espèrent  aisément  :  ils  en  sont  plus  hardis  à  entrepren- 
dre, étant  chauds  de  cœur  et  bien  présumant  des  choses  :  deux  condi- 
tions dont  l'une  ôte  la  crainte,  et  l'autre  donne  l'audace,  car  l'homme 
ardemment  excité  ne  redoute  rien,  et  celui  qui  s'attend  à  quelque 
avantage  est  entreprenant.  Ils  sont  sensibles  à  la  honte,  parce  qu'ils 
ne  savent  pas  encore  prendre  pour  belles  les  choses  qui  ne  le  sont 
pas,  et  qu'ils  n'ont  encore  reçu  que  l'enseignement  de  la  loi.  Ils  ont 
l'âme  généreuse,  car  ils  n'ont  pas  encore  été  rapetisses  par  la  vie, 
et  ils  n'ont  pas  l'expérience  des  nécessités  du  monde  :  et  puis,  la 
générosité  d'âme,  c'est  de  s'estimer  soi-même  digne  de  ce  qui  est 
grand,  et  cela  va  bien  avec  l'espérance.  Ils  aiment  mieux  aussi  faire 
ce  qui  est  beau  que  ce  qui  est  utile,  car  ils  vivent  de  sentiment  plus 
que  de  raisonnement;  or  le  raisonnement  relève  de  l'intérêt,  le  sen- 
timent ne  relève  que  du  beau  moral. 

((  Ils  ont,  plus  que  les  autres  âges,  le  goût  de  l'amitié,  de  la  cama- 
raderie, par  l'attrait  de  vivre  ensemble,  et  aussi  parce  que,  habitués 
à  ne  porter  encore  nulle  part  une  vue  d'intérêt,  ils  n'en  portent  pas 
non  plus  dans  le  choix  des  amis.  En  tout,  ils  pèchent  par  l'ardem' 
et  l'excès,  à  rencontre  de  la  maxime  du  sage  :  ils  font  toutes  choses 
trop;  ils  aiment  trop,  ils  haïssent  trop,  et  de  même  pour  tout  le  reste; 
ils  croient  tout  savoir,  et  ils  dogmatisent.  Cela  même  est  la  cause  de 
l'exagération  qu'ils  mettent  en  tout;  s'ils  font  quelque  mal,  c'est 
plutôt  insolence  que  malignité.  Ils  sont  sensibles  à  la  pitié,  sous 
une  impression  qui  les  porte  à  croire  tous  les  hommes  honnêtes  et 
bons,  car  ils  jugent  autrui  par  l'innocence  d'intention  qu'ils  ont  eux- 
mêmes,  de  telle  sorte  qu'ils  croient  volontiers  que  les  autres  souflrent 


SOUVENIRS    DE    LA    SORRONNE    EN    1825.  354 

injustement.  Ils  aiment  à  rire,  et  partant,  ils  sont  moqueurs;  la  mo- 
querie est  de  l'insolence  bien  élevée.  Voilà,  ce  me  semble,  en  géné- 
ral les  caractères  des  jeunes  gens.  » 

Pour  concevoir  l'effet  direct,  l'involontaire  allusion  que  pouvait 
offrir,  il  y  a  plus  d'un  quart  de  siècle,  ce  calque  fidèle  d'antiques  ob- 
servations gravées,  il  y  a  deux  mille  ans,  par  le  génie,  d'après  le  peu- 
ple le  plus  civilisé  du  monde,  il  faut  se  reporter  à  notre  France  de 
182A  et  de  1825,  à  l'ardeur  d'étude,  à  l'émulation  publique  et  pri- 
vée, au  goût,  aux  habitudes  de  discussion  qui  régnaient  alors,  grâce 
au  jeu  libre  des  institutions  et  au  mouvement  des  esprits,  plutôt  excité 
qu'amoindri  par  les  tendances  ou  les  velléités  contraires  du  pouvoir.. 

Cette  peinture  de  la  jeunesse  semblait  être  la  peinture  même  de  la 
nation  dans  le  noble  travail  dont  elle  était  préoccupée,  et  qui,  de  la  tri- 
bune éclatante  et  libre,  rejaillissait  sur  tout  le  pays  tranquille  et  animé, 
industrieux  et  savant,  réunissant  au  même  degré  les  profits  du  com- 
merce, la  splendeur  du  luxe  et  l'élégante  activité  des  arts.  L'illustration 
des  grands  talens  dont  brillaient  les  chambres,  l'écho  prolongé  de  leurs 
débats,  la  liberté  quelque  peu  contenue  mais  réelle  des  discussions 
extérieures,  l'avènement  d'une  école  nouvelle  en  littérature,  et  l'heu- 
reuse inspiration  de  quelques-uns  de  ses  chefs,  inspiration  plus  du- 
rable et  plus  vraie  que  leurs  théories,  tout  concourait  à  élever  le 
niveau  de  la  pensée  française  et  à  entretenir  la  nation  dans  un  pro- 
grès d'émulation  et  d'espérance.  Ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  résis- 
tances et  de  vœux  rétrogrades  dans  une  partie  de  la  société  n'arrêtait 
pas  un  si  noble  et  si  naturel  élan.  Ce  que  la  pratique  et  la  prospérité 
même  du  gouvernement  parlementaire  amenaient  çà  et  là  de  vues  inté- 
ressées et  de  corruptions  ne  détniisait  pas  les  germes  heureux  que  la 
liberté  jetait  dans  les  âmes.  Le  mot  profond ,  littéralement  traduit 
d'Aristote  :  «  Ils  ont  l'âme  généreuse,  car  ils  n'ont  pas  encore  été  ra- 
petisses par  la  vie,  »  fut  senti  vivement  du  jeune  auditoire,  qui  sem- 
blait se  l'appliquer  volontiers,  par  maligne  comparaison  à  quelques 
exemples,  en  ce  temps-là  célèbres,  de  désertions  et  d'apostasies  bien 
effacées  depuis,  il  faut  en  convenir.  L'esprit  français  alors  se  croyait, 
se  sentait,  se  voulait  prédestiné  à  la  possession  d'un  gouvernement 
libre  et  régulier,  fondé  sur  l'intérêt  de  tous,  la  participation  efï^ctive 
dans  les  affaires  de  la  classe  indépendante  et  éclairée,  l'extension 
laborieuse  et  continue  de  cette  classe,  et  la  promotion  de  l'expérience 
et  du  talent,  sous  les  yeux  du  public  et  avec  l'assentiment  de  l'opi- 
nion. 

La  France  jouissait  déjà  d'un  grand  nombre  de  réformes  obtenues 
au  milieu  de  ces  controverses  spéculatives  et  pratiques  qui  sont  la 
vie  morale  des  peuples;  en  dix  ans  de  gouvernement  représentatif 
incomplet  d'abord,  elle  s'était  remise  des  plus  grands  désastres  que 


352  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

les  fatalités  de  l'esprit  de  conquête  aient  jamais  attirés  sur  un  peuple, 
et  e  le  était  parvenue  à  un  point  élevé  de  bien-être  et  de  liberté  réunis. 

Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  le  sentiment,  le  reflet,  l'efTerves- 
cence  même  de  cette  vie  publique,  si  heureusement  réalisée  dans  les 
grandes  choses,  pénétrât  partout,  se  produisît  sous  toutes  les  formes 
et  se  mêlât  presque  aux  études  comme  aux  affaires.  S'il  restait  encore 
quelque  trace  des  rancunes  militaires  ou  des  réminiscences  démago- 
giques qui,  par  voie  d'affiliations  ou  même  de  complots,  avaient  paru 
menacer  d'abord  l'heureuse  forme  de  gouvernement  inaugurée  pour 
la  France  par  la  charte  de  181  Zi,  ces  souvenirs  et  ces  obstacles  sem- 
blaient s'affaiblir  chaque  jour  et  se  perdre  dans  le  progrès  d'un  ordre 
légal  affermi.  Dégoûtée  de  l'esprit  de  trouble  et  d'impatience  révo- 
lutionnaire qui  s'était  réveillé  après  1815,  la  jeunesse  n'était  pas 
lasse.  Dieu  merci,  de  l'esprit  d'émulation  et  de  liberté  que  légitimait 
la  constitution  même  de  l'état. 

En  vue  de  ce  noble  avenir,  tout  ce  qui  dans  cette  jeunesse  était 
distingué  par  le  talent  naturel,  aidé  par  la  fortune  ou  stimulé  par  la 
pauvreté,  se  livrait  avec  ardeur  à  de  laborieuses  études,  et,  mettant 
à  cette  ambition  scolaire  une  sorte  de  patriotisme,  se  croyait  destiné 
à  vivre  et  à  s'élever  sous  de  libres  institutions,  dont  ses  efforts  servi- 
raient un  jour  à  garantir  et  à  marquer  honorablement  la  durée. 
Cette  pensée  répandue  dans  l'élite  de  la  jeunesse  (et  le  mot  à' élite 
ne  s'appliquait  pas  alors  par  privilège  à  la  profession  des  armes), 
cette  pensée,  dis-je,  pouvait  être  encore  exagérée  ou  mal  comprise,  et 
aboutir  parfois  à  des  démonstrations  imprudentes;  mais  le  caractère 
général,  l'esprit  dominant  de  la  société  nouvelle  était  de  plus  en  plus 
analogue  aux  institutions  espérées  et  méritées  par  la  France. 

On  sentait  surtout  cette  conviction  utile  et  vraiment  morale,  que  la 
liberté  politique  n'est  pas  seulement  une  force,  un  droit,  une  puissance 
du  grand  nombre,  qu'elle  est  une  science  qu'il  faut  acquérir  et  per- 
fectionner par  l'étude,  une  vertu  qu'il  faut  maintenir  par  le  caractère, 
et  au  besoin  par  les  sacrifices.  Ainsi  l'idée  du  devoir  était  entrée  dans 
l'esprit  de  la  jeunesse  avec  les  idées  de  liberté  constitutionnelle. 
L'amour  de  la  patrie,  inséparable  de  l'orgueil  pour  la  patrie  (car  on 
n'aime  que  la  patrie  doi\t  on  s'honore),  se  fortifiait  par  la  pensée  du 
grand  rôle  que  la  France  paisible  et  libre  avait  en  Europe.  On  se  di- 
sait que  ce  peuple  guerrier,  qui  pendant  quinze  ans  avait  troublé  ou 
dominé  le  monde  de  ses  victoires  et  de  sa  dictature,  et  n'avait  pu 
parler  que  par  les  sanglans  bulletins  et  les  décrets  absolus  de  son 
chef,  il  était  beau  de  l'entendre  aujourd'hui  reprenant  la  parole,  pour 
faire  assister  tous  les  peuples  à  l'œuvre  législative  de  fondation  et 
de  bien-être  national  qui  s'accomplissait  dans  son  sein.  On  savait  que 
partout,  à  l'étranger,  les  yeux  étaient  fixés  sur  la  France,  les  esprits 


SOUVENIRS   DE    LA   SORRONNE    EN    1825.  353 

attentifs  aux  délibérations  de  ses  assemblées,  au  caractère  d'équité, 
de  modération,  qui  parfois,  en  dépit  des  hommes,  par  la  force  des 
institutions,  par  la  vertu  de  la  tribune  publique,  se  communiquait  à 
nos  lois  nouvelles. 

De  nos  jours,  ce  n'est  guère  l'usage  de  flatter  le  passé,  à  moins 
que  le  présent  n'y  soit  intéressé  :  nos  souvenirs  ne  peuvent  donc  être 
suspects  d'exagération;  mais  quelle  ne  fut  pas  alors,  quelle  n'avait 
pas  été,  dès  1819,  l'influence  extérieure  de  la  législature  de  France! 
Quels  n'avaient  pas  été  surtout  l'éclat  et  l'enseignement  des  mémo- 
rables discussions  touchant  la  liberté  de  la  presse  et  l'organisation 
légale  de  l'armée!  Quel  ne  fat  pas,  en  1823  et  dans  les  deux  an- 
nées qui  suivirent,  le  retentissement  des  débats  sur  l'expédition 
d'Espagne,  sur  les  réfugiés  espagnols,  sur  les  lois  électorales,  sur  la 
formation  des  listes  du  jury,  enfin  sur  les  flux  et  reflux  divers  d'une 
liberté  plus  développée  ou  plus  restreinte,  mais  toujours  du  moins 
garantie  par  la  publicité  et  la  loi  !  Quelle  célébrité,  quelle  autorité 
n'avaient  pas  obtenue  dans  toute  l'Europe  les  noms  des  Laine,  des 
Royer-Collard,  des  Camille  Jordan,  des  de  Serre!  N'était-ce  pas,  en 
quelques  années,  comme  un  titre  nouveau  acquis  à  l'esprit  français? 
Quelle  lumière  semblait  au  dehors  portée  dans  l'administration  et  dans 
les  finances  de  la  France  par  la  parole  intègre  et  précise  d'un  Benja- 
min Delessert,  le  fondateur  charitable  de  l'institution  des  caisses 
d'épargne,  ou  par  la  polémique  instructive  et  piquante  de  M.  Casimir 
Périer  et  de  M.  Laffitte  lui-même  ! 

De  toutes  parts  éclatait,  pour  ainsi  dire,  une  noble  rénovation  de 
l'esprit  français.  Des  hommes  qui,  entraînés  et  comme  absorbés  dans 
la  dévorante  activité  de  l'empire,  y  avaient  silencieusement  occupé  de 
grands  emplois,  rendu  de  grands  services,  déployaient,  à  l'air  libre 
de  la  France  constitutionnelle,  un  autre  ordre  de  talens,  une  supé- 
riorité meilleure,  et  les  Pasquier,  les  Mole,  les  Daru,  faisaient  appré- 
cier au  loin,  avec  l'habileté  politique  et  la  science  des  affaires,  l'ascen- 
dant, nouveau  pour  eux,  de  la  discussion  publique  et  de  la  parole 
applaudie.  Le  problème  d'une  double  assemblée  à  fonder  dans  ce  pays 
d'extrême  égalité  était  résolu  par  l'éclat  intellectuellement  aristocra- 
tique dont  brillait  l'assemblée  où  siégeait,  à  côté  de  M.  Mole,  M.  le 
duc  de  Broglie,  armé  d'une  science  de  publiciste  si  élevée  et  si  exacte, 
et  d'une  parole  si  forte  avec  simplicité,  et  où,  près  des  traditions 
variées  et  de  l'esprit  supérieur  avec  grâce  de  M.  de  Talleyrand,  se 
rencontrait  le  duc  de  Fitz-James  avec  sa  vive  éloquence,  M.  deTracy, 
le  courageux  Lanjuinais,  et  la  splendeur  oratoire  de  M.  de  Chateau- 
briand. 

Là  souvent  la  discussion  la  plus  approfondie  et  même  les  opinions 
les  plus  généreuses  corrigeaient  l'aj^parente  inégalité  de  faveur  po- 

TOME  I.  23 


354  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pulaire  entre  les  deux  chambres,  et  donnaient  à  la  pairie  judicieuse 
et  modératrice  plus  de  crédit  que  n'en  avait  l'impétuosité  de  zèle 
monarchique  prédominante  dans  la  chambre  élective. 

Ainsi,  malgré  les  difficultés  de  toute  restauration,  malgré  les  erh- 
traînemens  inévitables  de  tout  parti  vainqueur  après  une  longue  at- 
tente, même  sous  une  administration  fréquemment  abusive  et  sans 
grandeur,  la  France,  libre  et  prospère,  était  le'spectacle  de  l'Europe. 
L'activité,  la  richesse,  le  mouvement  général  des  intelligences  et  l'es- 
prit de  légalité  s'y  développaient  à  la  fois,  et  la  nation  reprenait,  par 
l'ascendant  heureux  de  ses  lois,  plus  d'autorité  morale  qu'elle  n'en 
avait  exercé  par  ses  victoires. 

L'arbre  cependant  était  piqué  au  cœur,  et  il  y  avait  un  défaut 
grave,  un  péril  prochain  dans  le  grand  succès  qui  suivit  la  guerre 
d'Espagne,  et  qui  permit,  quelques  années  après,  Texpédition  d'Alger; 
mais  ce  péril,  cet  écueil  caché,  si  redoutable  à  la  monarchie  restau- 
rée, ne  semblait  pas  menaçant  pour  la  nation  même,  que  l'on  vit,  à 
la  suite  des  secousses  profondes  de  1830,  reprendre  et  mûrir  encore, 
avec  l'active  habileté  du  gouvernement  représentatif,  tous  les  avan- 
tages (Je  la  paix,  et  tous  les  genres  de  prospérité  qui  s'accroissent  par 
l'ordre  et  la  liberté.  Ce  danger  prochain  et  non  soupçonné  de  la  mo- 
narchie en  1825,  c'était  le  triomphe  même  de  ses  dernières  entreprises, 
le  progr-ès  apparent  de  sa  force,  et  la  tentation  pour  elle  de  s'affran- 
chir un  jour,  comme  d'un  obstacle,  de  la  constitution  qui  lui  était  une 
contrariété  et  un  appui.  Pour  tout  pouvoir  en  eflèt,  il  y  a  deux  sortes 
de  dangers  :  la  lutte  intérieure,  les  résistances  à  vaincre,  les  ennemis 
à  désarmer,  puis  la  pleine  et  excessive  victoire,  sans  obstacles  sur- 
vivans  et  sans  libres  remontrances.  De  ces  deux  périls,  le  premier 
n'est  pas  le  plus  grand. 

La  pensée  que  la  restauration,  puissante  dans  le  cercle  des  lois, 
ayant  comprimé  ou  découragé  ses  ennemis,  relevé  et  indemnisé  ses 
amis,  aspirait  encore  au-delà,  et  voulait  se  délivrer  un  jour  de  la 
charte,  cette  pensée,  vraie  ou  supposée,  était  le  poison  du  règne  de 
Charles  X.  Il  s'y  mêlait  cette  considération  relative  aux  personnes, 
toujours  si  capitale  dans  les  chances  qui  décident  du  sort  des  états,  la 
vieillesse  et  l'esprit  à  la  fois  léger  et  opiniâtre  du  roi,  le  peu  de  supé- 
riorité du  dauphin,  le  peu  de.  popularité  de  son  héroïque  et  sainte 
épouse. 

Il  y  avait  donc  à  la  fois  en  France  beaucoup  de  bonheur  et  point 
de  sécurité,  beaucoup  d'ordre  matériel  et  une  grande  agitation  des 
esprits. 

Le  général  Foy,  le  moins  conspirateur  des  hommes,  était  cepen- 
dant très  accessible  à  cette  anxiété  publique,  et  souvent  il  l'excitait 
l^ar  la  vivacité  de  son  langage  et  ses  colères  de  tribune;  dans  les 


SOUVENIRS   DE    LA    SORBONNE   EN    1825.  355 

abus  d'administration  qu'il  combattait  et  dans  l'action  permanente 
de  la  majorité  dite  royaliste,  il  voyait  un  danger  continu  pour  les 
intérêt  de  révolution  et  de  liberté,  et  il  aimait,  comme  les  hommes 
populaires  de  ce  temps,  à  s'appuyer  contre  cette  crainte  des  mani- 
festations extérieures  de  la  jeunesse,  des  journaux,  de  la  littérature, 
de  tout  ce  qu'on  appelait  alors  l'opinion  pid)lique.  Il  sortit  donc  de 
la  Sorbonne  singulièrement  satisfait  et  flatté  de  cette  ovation-  acci- 
dentelle que  quinze  cents  jeunes  gens,  destinés  pour  la  plupart  à 
recruter  les  professions  savantes  de  la  société ,  avaient  improvisée 
pour  lui  autour  d'une  chaire  qui,  toute  scolastique  et  innocente 
qu'elle  était,  leur  paraissait,  en  quelque  sorte,  faire  partie  des  habi- 
tudes légales  et  des  mœurs  nouvelles  de  la  France. 

Mais,  aux  yeux  de  certaines  personnes  importantes,  les  choses  ne 
pouvaient  se  passer  ainsi.  On  fit  grand  bruit  de  cette  séance,  et  du 
fanatisme  littéraire  et  politique  de  la  jeunesse  pour  le  général  Foy. 

Quelques  esprits  extrêmes  voulaient  la  suppression  immédiate  du 
cours;  d'autres,  l'interdiction  future  des  cours  publics  à  toute  per- 
sonne étrangère  aux  études;  d'autres,  le  changement  du  professeur. 
L'aflaire  fut  discutée  à  fond;  mais  d'après  le  décret  du  17  mai's  1808 
et  même  une  ordonnance  de  1815,  les  professeurs  étaient  alors  ré- 
putés inamovibles,  et  de  plus  le  ministre  de  l'instruction  publique 
et  des  cultes  était  un  homme  considérable,  un  évêque  d'un  carac- 
tère grave  et  doux,  célèbre  pour  avoir  lui-même  parlé  en  public  avec 
mesure  et  dignité  dans  des  jours  de  défiante  oppression.  Il  écouta 
peu  les  plaintes  et  les  exclamations  des  personnes  zélées,  et  il  se 
contenta  de  répondre  que  «  le  professeur  d'éloquence  française  au- 
rait mal  fait  son  devoir,  si  les  jeunes  gens  qui  l'écoutaient,  et  qu'on 
ne  pouvait  pas  empêcher  de  lire  les  journaux  monarchiques  et  libé- 
raux, n'avaient  pas  pris  un  goût  très  vif  pour  la  parole  brillante  du 
général  Foy.  »  Le  mot  scandalisa  certains  politiques  qui  se  plaigni- 
rent de  la  faiblesse  de  M*'  l' évêque  d'Hermopolis,  et  insinuèrent  avec 
tristesse  qu'il  était  d'ailleurs  malheureusement  un  peu  gallican;  mais 
on  lui  en  sut  gré  dans  la  minorité  de  la  chambre  des  députés,  et  à  la 
discussion,  très  longue  alors,  du  budget,  lorsque  vint  le  chapitre 
jusque-là  très  attaqué  du  ministère  de  l'instruction  publique  et  des 
cultes,  M.  Casimir  Périer,  un  des  rares  adversaires  que  l'opposition 
fort  réduite  pouvait  mettre  en  campagne  contre  le  ministère,  com- 
battit le  prélat-ministre  avec  une  expression  particulière  d'égards  et 
une  courtoisie  vraiment  édifiante,  où  la  majorité  vit  avec  satisfaction 
un  signe  du  progrès  religieux. 

Cependant,  dès  les  premiers  jours,  le  général  Foy,  un  peu  grondé 
par  M.  Royer-CoUard  sur  l'explosion  inévitable  de  ses  visites  en  Sor- 
bonne, et  se  la  reprochant  lui-même  avec  cette  chaleur  de  bienveil- 


356  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lante  inquiétude  qui  lui  était  innée,  était  venu  voir  le  professeur,  qu'il 
craignait  d'avoir  compromis.  Celui-ci  parut  assez  confiant,  cita  les 
décrets  de  1808  et  de  1810,  l'article  26  de  l'ordonnance  royale  de 
février  1815,  qui  déclare  les  professeurs  de  facultés  nommés  à  vie,  et 
du  reste  il  affirma  qu'il  n'avait  entendu  parler  de  rien,  hormis  une 
dénonciation  très  violente  dans  quelques  journaux  ultra-monarchi- 
ques.- Le  général  Foy,  calmé  sur  son  scrupule  d'affectueuse  bonté,  se 
livra  tout  entier  au  plaisir  que  lui  avait  fait  cet  élan  cordial  d'une 
jeunesse  studieuse. 

((  Quel  noble  pays,  disait-il,  que  cette  terre  qui  donnait,  il  y  a 
quinze  ans,  de  si  vaillans  conscrits  pour  les  champs  de  bataille  d'Es- 
pagne ou  de  Russie,  de  si  intelligens  officiers  après  un  an  de  Fontai- 
nebleau^ et  qui  aujourd'hui ,  sans  que  nous  ayons  de  moins  braves 
gens  dans  nos  armées  de  paix  et  de  police  monarchique  au  de- 
hors, peuple  nos  écoles  d'une  si  brillante  jeunesse!  Avec  quelle 
émotion  je  les  voyais  se  lever,  se  pencher  de  toutes  parts  vers  moi  ! 
Quels  auditeurs!  combien  de  bon  sens  et  d'esprit  dans  leurs  appro- 
bations et  parfois  dans  leurs  silences!  Il  y  aura  là  des  gens  qui  vau- 
dront mieux  que  nous,  déjà  vieux  ou  demi-jeunes.  Quels  avocats! 
quels  magistrats!  quels  futurs  députés  dans  cette  jeunesse  ainsi  nour- 
rie de  grec,  de  latin,  d'histoire,  de  droit  public,  à  l'occasion  du  droit 
civil,  et  tout  entretenue  d'Aristote  et  de  Bossuet!  Vous  faites  bien 
de  ne  les  occuper  que  de  l'admiration  des  grands  écrivains.  Comme 
disait  l'empereur,  «  il  n'y  a  que  les  grands  esprits  qui  forment  les 
((  grandes  nations.  »  Malheureusement ,  lui ,  il  ne  voulait  pas  que  les 
esprits,  grands  ou  petits,  fussent  libres  le  moins  du  monde,  de  sorte 
que  dans  tout  son  empire  il  n'y  avait  ou  il  ne  restait  de  grand  esprit 
que  le  sien.  Cela  ne  nous  a  pas  profité,  car  un  seul  ne  suffit  jamais 
à  tout. 

((  Mais  revenons  à  ce  temps-ci,  continua-t-il.  Que  j'aime  la  jeu- 
nesse de  vos  écoles!  et  que  ne  deviendra  pas  ce  pays  lorsqu'il  aura 
seulement,  par-dessus  nos  souvenirs  de  révolution  et  de  gloire  mili- 
taire, vingt  ou  trente  ans  de  bonne  liberté  constitutionnelle!  Ce  qui 
doit  y  préparer  surtout,  ce  sont  les  sérieuses ,  les  opiniâtres  études. 
Rien  n'est  meilleur  pour  élever  et  pour  discipliner  l'âme. 

«Voilà  ce  dont  je  sais  gré  à  votre  Université.  Je  suis  sûr  que.  bien 
des  jeunes  gens  ne  sortent  de  vos  cours  publics  que  pour  aller  aux 
bibliothèques  demander  de  vieux  livres,  et  s'y  accouder  pour  le  reste 
du  jour.  C'est  là  où  je  les  aime.  Il  y  a  deux  ans,  à  l'époque  des  esco- 
barderies  sur  la  loi  électorale,  j'étais  désolé  quand  je  voyais  des  en- 
combremens  d'étudians,  qu'on  appelait  des  émeutes,  entassés  autour 
de  la  chambre  et  sur  le  pont,  et  j'étais  impatienté  plus  que  je  ne  puis 
dire  le  jour  où  Benjamin  Constant  faisait  écho  à  ces  démonstrations 


SOUVENIRS    DE    LA    SORBONNE    EN    1825.  357 

et  nous  parlait  de  cette  jeunesse  vknèrMe  que  repoussaient  assez 
brutalement  les  agens  de  police.  Ce  sont  là  de  ces  ridicules  de  parti 
que  je  ne  subis  pas,  et  de  ces  vaines  provocations  que  je  déteste;  mais 
qu'après  de  fortes  études  dans  les  lycées,  des  études  concentrées  et 
vigoureuses  comme  les  voulait  l'empereur,  il  y  ait  de  grands  cours 
publics  librement  suivis  où,  pendant  les  trois  ou  quatre  années  des 
inscriptions  de  droit  et  de  médecine,  et  pendant  le  premier  stage  du 
barreau  et  parfois  de  la  magistrature,  on  se  fortifie  dans  les  connais- 
sances générales  de  philosophie,  d'histoire  et  de  lettres  anciennes  ou 
modernes,  cela  me  charme,  cela  me  paraît  la  vie  morale  et  la  perpé- 
tuité croissante  d'un  peuple. 

((  Dans  nos  tSmps  modernes,  pour  aimer  la  liberté  et  pour  en  bien 
user,  il  faut  beaucoup  savoir,  beaucoup  comparer,  beaucoup  juger. 

«  Que  l'éducation  prépare  à  cela,  il  ne  restera  plus  qu'à  supprimer 
cette  barrière  des  quarante  ans,  qui  ne  nous  laisse  passer  que  trop 
vieux,  et  attarde  nos  successeurs;  alors,  quel  que  soit  le  mode  élec- 
toral, ce  pays  d'esprit  et  de  travail  donnera  d'excellens  députés.  Ah! 
je  ne  puis  vous  dire  combien  je  suis  heureux  de  ce'que  j'ai  vu.  On 
serait  bien  coupable  et  bien  maladroit  de  vouloir,  par  esprit  de  ré- 
action et  de  défiance,  ôter  à  la  France  un  tel  avenir,  et  on  n'y  réus- 
sirait pas,  du  moins  pour  longtemps.  » 

Tout  ceci  n'est  qu'une  bien  faible  image  des  expressions  mêmes  du 
général  Foy  dardées  de  sa  voix  et  de  son  regard,  avec  cet  air  de  fran- 
chise et  de  passion  qui  faisait  sa  physionomie. — Déjà  cependant 
la  fatigue  de  cinq  ans  de  tribune,  succédant  à  plus  de  vingt  ans  de 
guerre  continue,  était  fort  sensible  en  lui,  et  mêlait  parmomensune 
impression  de  souffrance  à  cette  parole  vibrante  et  forte,  à  cette  in- 
tonation toujours  émue  et' rapide,  où  semblaient  retentir  les  batte- 
mens  trop  précipités  de  son  noble  cœur.  Je  l' écoutais,  je  le  regardais, 
et,  muet  devant  lui,  j'avais  l'air  sans  doute  d'avoir  appris  de  mémoire 
les  paroles  que  je  disais  naguère  en  Sorbonne,  avec  assurance,  de- 
vant un  si  nombreux  auditoire.  Subjugué  ainsi,  j'éprouvais  en  toute 
humilité  l'ascendant  de  l'éloquence  effective  et  virile  sur  la  spécula- 
tion studieuse  :  c'est  ce  que  Pascal  exprimait  si  bien,  quand  il  parlait 
de  la  satisfaction  d'avoir  devant  soi,  non  pas  un  auteur,  mais  un 
homme. 

Je  me  bornai  enfin  à  remercier  le  général  Foy  de  la  bonne  opinion 
qu'il  avait,  du  bon  augure  qu'il  tirait  de  nos  études  classiques  ainsi 
prolongées,  puis  je  hasardai  là  quelques  souvenirs,  qui  m'étaient  déjà 
familiers,  sur  la  forte  éducation  et  l'éloquence  savante,  quoique  libre 
et  pratique,  des  orateurs  anglais. 

Le  général  Foy  avait  médiocre  sympathie  pour  eux;  ce  qu'il  en 
avait  lu,  me  dit-il,  était  trop  technique,  trop  local,  trop  peu  mar- 


358  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

que  de  cette  philosophie  généreuse,  de  cet  esprit  d'humanité,  autant 
que  de  patriotisme,  qui  lui  semblait  à  bon  droit  l'honneur  de  la  tri- 
bune française.  «C'est  un  grand  pays,  disait-il,  que  l'Angleterre, 
mais  c'est  un  pays  de  droit  coutumier;  oh  !  si  la  France  pouvait  être 
régulièrement  libre  et  stable  pendant  un  ou  deux  règnes  constitu- 
tionnels, comme  elle  établirait  mieux  le  droit  et  l'égalité!  Et  puis, 
ajoutait-il,  je  sortais  de  l'école  d'artillerie  de  La  Fère  en  1792;  j'ai 
vu  la  première  invasion  et  la  terreur,  et,  jeune  lieutenant,  je  dis  en 
face  son  fait  au  proconsul  Joseph  Lebon,  sauf  à  être  guillotiné  quel- 
ques jours  après,  s'il  n'était  survenu  le  9  thermidor.  Je  ne  pouvais 
tenir  à  cet  excès  d'horreur;  mais  aussi  j'ai  gardé  du  même  temps 
grande  aversion  pour  la  politique  anglaise.  M.  Pitt,  si  froid  et  si  dur, 
est  pour  moi  Machiavel  à  la  tribune.  » 

« — Ce  jugement  est  bien  sévère,  général,  essayai-je  de  dire;  le  dis- 
cours de  M.  Pitt  pour  l'abolition  de  la  traite  des  nègres,  ses  touchantes 
paroles  sur  le  malheur  des  indigènes  arrachés  à  la  côte  d'Afrique,  ce 
rapprochement  si  pathétique  entre  le  sort  des  races  encore  llkrbares 
et  opprimées  —  et  la  splendeur  sociale  de  cette  Angleterre  qui,  du 
temps  de  César,  conquise  et  sauvage  elle-même,  ne  semblait  pas, 
nous  dit  Cicéron,  capable  d'envoyer  au  marché  de  Rome  un  esclave 
intelligent  :  cela  me  semble  animé  d'un  souffle  sublime  de  morale  et 
d'éloquence.  Que  j'aime  dans  la  discussion  sur  la  traite  des  noirs,  à  la 
fin  de  cette  longue  séance  de  nuit  dominée  par  la  parole  de  M.  Pitt, 
ce  beau  souvenir  de  Virgile  qui  se  rencontre  avec  le  lever  du  jour, 
et  qui  semble  l'image  allégorique  du  réveil  alternatif  des  peuples  et 
de  la  pitié  secourable  qu'ils  se  doivent  l'un  à  l'autre  ! 

Et  nos  primus  equis  oriens  afflavit  auhelis; 
Ulic  sera  ruhens  accendit  himina  Vesper.  » 

« — Bien,  bien,  dit  le  général  en  riant,  vous  êtes  trop  candide;  c'est 
là  de  la  rhétorique  fort  belle,  j'en  conviens,  comme  M.  Pitt,  premier 
ministre  à  vingt-deux  ans,  en  apportait  au  parlement;  c'est  de  l'hu- 
manité ostensible  et  biiiyante,  comme  il  lui  en  fallait  pour  se  recom- 
mander à  la  grâce  divine  des  méthodistes  et  de  M.  Wilberforce.  Que 
les  Anglais  abolissent  la  traite  des  blancs  dans  l'Inde!  qu'ils  n'aient 
pas  gardé  Malte  contre  les  traités,  incendié  Copenhague  sous  la  cau- 
tion de  la  paix,  et  s^ldé  quatre  coalitions  pour  forcer  une  révolution 
égarée  à  devenir  atroce,  et  un  grand  capitaine,  digne  d'être  un  légis- 
lateur, à  se  perdre  dans  une  guerre  à  mort  contre  l'Europe!  alors  je 
croirai  à  leur  pieuse  philanthropie...  Non,  continua-t-il  avec  impa- 
tience, j'aime  la  liberté  anglaise,  l'industrie  anglaise,  la  valeur  an- 
glaise même,  telle  que  je  l'ai  vue  de  près  en  Espagne,  en  Portugal 
et  à  Waterloo;  mais  tout  cela,  je  le  tiens  bon  pour  l'Angleterre,  et 


SOUVENIRS   DE    LA   SORBONNE    EN    1825.  359 

je  veux  les  mêmes  choses  autrement  et  plus  grandement  encore  j^our 
la  France. 

((  Ce  n'est  pas  à  leur  mesure  qu'il  faut  régler  nos  dicours,  pas 
plus  que  nous  ne  marchons  de  leur  pas-;  je  n'aime  ni  qu'on  les  cite 
sans  cesse,  ni  qu'on  les  imite  trop.  Nous  ne  datons  pas  du  bill  des 
droits,  mais  de  1789,  et  des  grands  intérim  nationaux  qu'avait  rem- 
plis la  royauté  sous  Ilenri  IV,  sous  Richelieu,  sous  Louis  XIV.  La 
France,  au  lieu  du  gouvernement  par  vieux  précédens  parlementaires 
et  par  influences  aristocratiques,  doit  avoir  une  tribune  éclatante,  agis- 
sant directement  sur  l'opinion  du  pays,  et  une  administration  tirant 
toute  sa  force  et  son  meilleur  titre  de  cette  tribune.  Avec  cela,  de 
très  grandes  choses  seraient  encore  possibles,  même  pour  la  vieille 
dynastie  des  Bourbons,  même  avec  quelques  émigrés  dans  le  minis- 
tère, pourvu  qu'ils  soient  éloquens  comme  dte  Serre,  et  loyaux  et  hon- 
nêtes comme  ce  bon  M.  de  Corday. . .  » 

Et  le  général,  s' animant,  allait  tomber  tout  à  fait  dans  la  politique, 
et  bien  loin  de  la  distraction  qu'il  avait  cherchée  dans  la  visite  dont  il 
m'honorait;  mais,  s' arrêtant  tout  à  coup,  avec  un  demi-sourire  :  «  Je 
disais  donc,  reprit-il,  que  votre  littérature  anglaise,  vos  orateurs  an- 
glais, leurs  énormes  discours,  leurs  démonstrations  sans  fin  ne  sont 
pas  à  notre  usage.  En  France,  on  ne  sait  pas  s'ennuyer,  bien  que  cela 
arrive  souvent.  Il  faut  une  parole  plus  agile,  plus  prompte  à  l'assaut, 
plus  vive  à  la  riposte,  comme  la  course  de  nos  vélites,  qui  empor- 
taient une  redoute  avant  que  Wellington  n'eût,  en  arrière,  déployé 
toute  sa  ligne.  Le  modèle  que  je  souhaite  à  nos  orateurs,  l'inspira- 
tion efficace,  après  l'étude  profonde  des  choses  s'entend,  c'est  l'élo- 
quence antique;  c'est  pour  cela  que  j'aime  les  fortes  études  des  lycées 
de  l'empire,  bien  que  le  maître  ne  songeât  guère  à  ce  résultat  en  les 
fondant;  c'est  ce  que  j'approuve  encore  dans  la  jeunesse  actuelle,  et 
ce  qui  me  fait  lire  a\ec  une  extrême  satisfaction  les  écrits  de  nos 
jeunes  publicistes,  de  nos  jeunes  historiens,  de  votre  ami  Thierry, 
éloquent  avec  des  lambeaux  de  chroniques  barbares,  et  qui  a  pour 
moi  découvert  le  moyen  âge,  comme  Colomb  l'Amérique,  de  mon  ami 
de  Barante^  si  touchant  et  si  neuf  dans  ses  Mémoires  de  M""  de  La 
Rochejacquelein,  de  Philippe  de  Ségur,  vraiment  admirable  et  d'un 
intérêt  qui  dévore  dans  son  récit  de  Moscou,  enfin  de  deux  jeunes 
gens  de  notre  bord,  qui  ont  grand  succès  et  grand  avenir,  je  crois, 
Thiers  et  Mignet,  avec  leurs  Histoires  de  la  Révolution  tant  soit  peu 
polémiques,  selon  la  loi  du  temps,  mais  singulièrement  intelligentes 
et  instructives,  ou  par  l'analyse  habile  qui  concentre  les  choses,  ou 
par  la  narration  facile  et  complète  qui  les  déploie. 

((  J'apprécie  surtout  à  ce  titre  les  solides  et  nerveux  écrits  de  Gui- 
zot.  Voyez  comme  l'antiquité  lui  sert,  même  pour  la  polémique  du 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jour.  Par  exemple,  dans  sa  brochure  de  la  Peine  de  mort  en  matière 
politique,  quelle  citation  et  quel  commentaire  de  Tacite!  et  par-là 
comme  la  controverse  est  élevée  à  la  hauteur  du  droit  éternel  et  de 
la  morale  !  Jusque  dans  une  simple  notice,  celle  du  colonel  Edmund 
Ludlow,  on  sent  sous  sa  plume  un  coloris  tout  empreint  de  cette  vi- 
gueur classique  des  anciens.  Nous  l'attendons  à  la  tribune  en  per- 
sonne et  pour  son  compte,  et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  grandisse,  ti'ou- 
vant  là  autant  de  matière  à  la  passion  sérieuse  qu'il  apportera  de 
savoir  et  de  talent. 

«  Les  anciens,  ajoutait-il,  outre  le  génie,  avaient  l'âme  libre  et 
haute,  même  sous  l'empire.  Je  suis  persuadé  que,  malgré  toutes  les 
différences  de  conditions  sociales  et  de  mœurs,  l'étude  des  anciens 
est  encore  aujourd'hui  la  plus  excitante  et  la  plus  nourrissante  pour 
notre  tribune  de  France.  Où  voulez-vous  qu'on  se  prépare  à  cette  élo- 
quence mâle  et  sensée  que  demande  le  bon  gouvernement  d'un  état 
libre?  car  c'est  là  qu'il  faut  aboutir.  Sera-ce  dans  Voltaire,  qui  se  moque 
de  tout,  qui  sape  et  mine,  même  sans  vouloir  abattre,  et  qui  pensait 
pouvoir  n'ôter  du  monde  que  la  foi  et  le  respect,  le  christianisme  et 
l'honneur,  sauf  à  garder  d'ailleurs  tout  l'ancien  régime,  y  compris 
les  maîtresses  de  princes  et  les  gentilshommes  de  la  chambre?  Sera-ce 
dans  Rousseau,  qui  voit  si  souvent  faux,  qui  déclame'tant  et  qui  con- 
fond perpétuellement  le  despotisme  du  nombre  avec  la  souveraineté 
de  la  justice?  Sera-ce  même  chez  Montesquieu,  que  je  relis  sans  cesse, 
que  j'admire  passionnément,  mais  qui,  dans  son  style  si  fort  et  si 
brillant,  ne  donne  guère  que  la  raison  du  passé,  ne  célèbre  que  ce 
qui  n'est  plus,  et  nous  ouvre  si  peu  de  voies  nouvelles,  si  peu  de 
perspectives  sur  l'avenir,  sauf  son  fâcheux  pronostic,  que  je  ne  veux 
pas  admettre  :  L' Europe  se  peindra  par  les  gens  de  guerre'? 

((  Je  ne  parle  pas  de  notre  xvii"  siècle,  aussi  grand,  mais  non  pas 
plus  grand  dans  l'éloquence  et  les  lettres  que  dans  la  science  de  la 
guerre  et  dans  le  gouvernement  :  il  est  admirable,  mais  il  vivait  d'une 
autre  vie  que  la  nôtre;  il  met  la  grandeur  dans  le  pouvoir  absolu  cor- 
rigé par  le  sentiment  de  la  gloire.  Ce  n'est  pas  là  ce  qu'il  nous  faut,  ni 
ce  qui  est  possible  aujourd'hui.  Il  fait  coexister  la  dignité  des  classes, 
l'honneur  des  individus,  le  génie  des  écrivains  et  la  toute-puissance  du 
monarque.  Aujourd'hui,  sans  liberté  parlementaire  et  civile,  nous 
n'aurions  que  la  nullité  des  classes,  la  servitude  intéressée  des  indi- 
vidus, et  le  despotisme  onéreux  au  dedans  et  sans  force  à  la  fron- 
tière. Inspirer  en  France  l'esprit  de  justice  et  de  liberté,  faire  des 
hommes  publics,  créer  une  génération  dévouée  à  la  défense  et  à  la 
science  des  intérêts  de  l'état,  c'est  là  l'œuvre  du  patriotisme,  et  l'in- 
térêt bien  entendu  de  la  royauté,  dont  je  suis  fort  partisan,  vous  le 
savez,  pourvu  qu'elle  soit  française  et  libérale. 


SOUVENIRS   DE    LA    SORBONNE    EN    1825.  361 

((  Pour  cela,  le  xviii^  siècle  ne  nous  donne  rien,  quoiqu'il  ait  eu 
par  momens,  à  la  tête  des  affaires,  de  grands  hommes  de  bien ,  Tur- 
got,  Malesherbes.  Mais  ce  n'étaient  pas  des  hommes  de  bien  assez 
armés  en  guerre;  ils  n'auraient  pas  vécu  dans  le  feu  des  débats  pu- 
blics; ils  n'auraient  pas  discipliné  une  assemblée  par  l'ascendant  de 
la  raison  munie  d'éloquence.  Mirabeau  seul  était  capable  de  cela; 
mais  la  maison  était  en  ruine,  quand  on  l'appela  pour  la  soutenir;  il 
ne  parut  lui-même  qu'un  homme  de  destruction.  Parlement,  noblesse, 
royauté  qu'il  voulait  garder,  il  abattait  tout  à  coups  de  hache,  et  il 
mourait  au  milieu  de  cette  démolition,  sans  qu'on  voie  ce  que  vivant 
il  aurait  pu  faire  pour  en  relever  quelque  chose.  Par-là,  ses  discours 
ont  peu  d'application  pour  nous.  Lorsqu'il  n'était  que  véhément  ou 
emporté  par  le  souffle  du  temps,  il  nous  paraît  déclamateur.  Que  nous 
fait  aujourd'hui  d'ailleurs  la  déclaration  des  droits  de  l'homme  et  la 
constitution  civile  du  clergé?  Qui  concevrait  le  droit  de  paix  et  de 
guerre  comme  Barnave  ou  Mirabeau  retendaient  ou  le  resserraient? 
Il  nous  faut  maintenant  quelque  chose  de  plus  précis  et  de  plus  pra- 
tique. Il  ne  s'agit  pas  des  droits  de  l'homme,  mais  de  garanties 
légales  bien  déterminées  pour  le  citoyen;  pas  de  tribunaux  d'excep- 
tion, commissions  militaires  ou  autres  :  personne  distrait  de  ses  juges 
naturels;  le  jury  pour  tous  les  crimes  ou  délits  politiques,  et  les  dé- 
lits de  la  presse  compris  dans  cette  catégorie  :  tout  cela  est  simple 
et  d'une  logique  usuelle;  tout  cela  se  coordonne  et  se  tient.  De  Serre 
a  posé  là-dessus  les  vrais  principes,  et,  il  faut  en  convenir,  admira- 
blement. Je  ne  connais  rien,  en  débats  législatifs,  au-dessus  des  mé- 
morables discussions  sur  la  loi  de  la  presse  en  1819  :  ce  sont  des  vé- 
rités acquises.  Un  peuple  serait  bien  à  plaindre  de  les  oublier  jamais. 
Il  peut  y  avoir  ensuite  des  réactions,  des  reviremens  de  majorité,  des 
mutilations  partielles  du  droit;  mais  le  principe  est  fondé,  et  ce  qui 
en  reste  ramènera  tôt  ou  tard  ce  qu'on  a  perdu. 

((  Quant  au  droit  de  guerre  et  de  paix  et  à  toutes  les  formes  de 
droit  extérieur,  nul  doute  que  cela  n'appartienne  à  la  royauté,  quand 
il  y  a  royauté  ;  mais  par  le  fait  aussi,  tout  cela  relève  indirectement 
des  chambres  par  le  vote  de  l'impôt  et  la  fixation  des  dépenses  et  des 
recettes  de  l'état,  car  on  ne  fait  la  guerre  qu'avec  de  l'argent,  beau- 
coup d'argent,  et  les  chambres  seules  peuvent  donner  l'argent  du 
pays. 

((  La  monnaie  est  marquée  à  l'efTigie  du  prince;  mais  c'est  le  peu- 
ple seul  qui  bat  monnaie,  ou  qui  du  moins  par  son  travail  fournit  le 
lingot  d'or. 

«Mais  ne  faisons  pas  de  polémique  actuelle.  Ce  que  je  vous  disais 
donc,  c'est  que  sauf  l'imprévu,  toujours  à  prévoir  en  France,  malgré 
la  réaction  commencée  dès  1820,  malgré  la  guerre  d'Espagne  votée 


362  aEVUE  DES  deux  mondes. 

contre  nous  et  mieux  conduite  que  nous  ne  l'aurions  cru,  les  principes 
constitutionnels  s'enracinent  chaque  jour  en  France,  et  que  ces  prin- 
cipes, trop  souvent  déclamatoires  et  destructeurs  au  temps  de  Mira- 
beau, sont  aujourd'hui  précis,  sensés,  conservateurs.  C'est  à  la  science 
positive,  à  la  connaissance  approfondie  des  .affaires,  au  bon  sens  par- 
lant juste  et  bien,  qu'il  appartient  de  les  accréditer  de  plus  en  plus  et 
de  les  perpétuer.  —  La  France,  comme  me  disait  l'empereur  au  retour 
de  ma  mission  à  Constantinople,  a  toujours  besoin  de  commander,  par 
les  armes  ou  par  l'esprit,  et  souvent  par  tous  deux;  si  on  lui  ôtait  l'un 
et  l'autre,  elle  ne  se  reconnaîtrait  plus,  et  elle  se  croirait  morte. 

«Dieu  merci,  ce  péril  est  loin;  mais  il  n'est  pas  impossible.  Malgré 
le  juste  orgueil  de  notre  renaissance  constitutionnelle  après  1815,, 
malgré  le  spectacle  de  laborieux  progrès  que  donne  aujourd'hui  la 
France  et  l'influence  électrique  de  sa  parole  dans  l'Europe,  je  ne 
me  fais  pas  illusion  sur  l'état  général  du  monde;  j'ai  souvent  regardé 
d'un  œil  fixe,  dans  le  cabinet  de  mon  camarade  Haxo,  cette  carte 
topographique  des  accroissemens  de  la  Russie  depuis  un  demi-siècle, 
qui  en  dit  plus  que  tous  les  livres.  Je  vois  distinctement  cette  puis- 
sance d'organisation,  ces  forces  immenses  amoncelées  au  nord  de 
l'Europe,  et  avancées  d'un  siècle  sur  nous  par  la  folie  de  noti'e  grand 
capitaine.  Je  me  figure  de  quel  œil,  là,  on  doit  suivre  notre  travail 
de  liberté  et  l'ébullition  constitutionnelle  des  états  du  Midi.  Pai-mo- 
mens,  je  me  dis  que  nos  efforts  sont  peut-être  en  pure  perte,  et  que 
nous  courons  risque  de  ressembler  à  ces  villes  grecques  du  temps  de 
Philippe  (1) ,  qui  discutaient  admirablement  sur  la  place  publique,  pen- 
dant que  de  la  Macédoine  et  de  la  Thrace  s'acheminait  la  phalange 
organisée  qui  devait  les  asservir;  mais  je  me  réponds  bien  vite  à  moi- 
même  qu'une  Athènes  qui  a  trente  millions  d'âmes  et  peut  mettre  en 
campagne  douze  cent  mille  soldats  est  invincible,  à  moins  qu'elle 
n'ait  à  jour  donné,  par  une  fatalité  singulière,  réuni  tous  les  peuples 
contre  elle.  Son  généralissime,  son  empereur  a  pu  être  renversé  par 
la  coalition  des  rois  entre  eux  et  des  nations  avec  les  rois;  mais  hors 
de  là,  elle  seule,  avec  un  drapeau  libre  et  des  lois  sensées  qui  lui 
rallieraient  la  moitié  du  monde,  elle  est  inexpugnable.  » 

Et  le  général,  en  achevant  ces  mots,  se  levait,  marchait  à  pas  pré- 

(1)  «  Lorsque  le  colosse  russe  aura  un  pied  aux  Dardanelles,  un  autre  sur  le  Sund,  le 
vieux  monde  sera  esclave;  la  liberté  aura  fui  en  Amérique.  Chimères  aujourd'hui  pour 
les  esprits  bornés,  ces  tristes  prévisions  seront  un  jour  cracllement  réalisées,  car  l'Eu- 
rope, maladroitement  divisée  comme  les  villes  de  la  Grèce  devant  les  rois  de  Macédoine, 
aura  probablement  le  même  sort.  »  {Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire,  par  M.  Thiers, 
tome  viu,p.  448.)  Cette  réflexion  confirme  l'inquiétude  et  le  parallèle  qui  se  présentaient 
à  l'esprit  du  général  Foy,  et  nous  regrettons  qu'elle  ne  soit  pas,  chez  le  célèbre  historien, 
accompagnée  du  démenti  motivé  que  le  général  opposait,  sur  ce  point,  à  ses  propres 
craintes. 


SOUVENIRS   DE    LA   SORRONNE    EN   1825.  363 

eipités,  avec  un  feu  d'expression  dans  les  regards  inoubliable  comme 
ses  paroles. 

((  Mai&,  continua-t-il,  comme  il  arrive  toujours  après  de  longues 
guerres,  comme  il  est  arrivé  en  Europe  après  les  conquêtes  et  les 
revers  de  Louis  XIV,  nous  sommes,  je  le  crois,  destinés  à  une  longue 
paix,  troublée  tout  au  plus  par  de  courts  incidens,  par  des  expédi- 
tions de  police  monarchique,  telles  que  le  principe  d'intervention 
en  autorise  aujourd'hui.  Avant  que  les  masses  de  l'Océan  se  déplacent 
de  nouveau,  avant  qu'on  revoie  au  grand  complet  des  états-majors  de 
souverains  en  campagne  et  des  conscriptions  de  peuples,  il  faut  bien 
des  années  de  repos,  et  qu'une  ou  deux  générations  soient  mortes  ail- 
leurs qu'au  bivouac. 

((  Malgré  les  fanfares  parlementaires  de  Ganning,  je  crois  donc  que, 
de  notre  vivant,  nous  n'assisterons  pas  de  rechef  à  la  grande  guerre, 
et  tant  mieux  pour  la  liberté!  mais  cette  liberté,  il  faudrait  qu'elle  se 
hâtât  de  former  en  France  des  âmes  fortes  et  fidèles,  des  esprits  ani- 
més d'un  sentiment  sérieux  du  droit  et  du  devoir  légal.  Des  bras,  des 
cœurs  de  soldat,  il  n'en  manquera  jamais!  cette  terre  de  France  les 
produit  dans  chaque  sillon.  Des  esprits  patriotes  autant  qu'éclairés, 
une  succession  d'hommes  publics  poursuivant  la  même  voie,  nourris 
dans  les  mêmes  doctrines,  les  défendant,  les  honorant,  et  ne  les  exa- 
gérant pas,  cela  est  plus  difficile!  Que  de  fois  nous  avons  changé  (on 
ne  peut  presque  y  penser,  sans  que  la  tête  ne  tourne)  !  De  la  conven- 
tion au  directoire,  du  directoire  au  consulat,  du  consulat  à  l'empire, 
de  l'empire  aux  cent  jours,  et  des  cent  jours  aux  phases  diverses  de 
la  restauration,  que  de  principes  proclamés,  rejetés,  repris!  que  de 
masques  plusieurs  fois  empruntés!  Il  est  temps  que  la  lumière  con- 
tinue de  la  vie  publique  nous  donne,  par  conviction  ou  du  moins  par 
pudeur,  des  caractères  plus  fixes,  des  hommes  voués  à  une  cause,  à 
une  vérité.  Je  suis  frappé  de  ce  que,  sous  ce  rapport,  malgré  les  mi- 
sères du  temps  et  les  misères  de  l'homme  en  général,  le  régime  con- 
stitutionnel a  déjà  fait  pour  nous,  des  corruptions  publiques  qu'il  a 
réprimées  ou  déshonorées,  de  la  clarté  qu'il  a  portée  dans  les  finances, 
de  l'élan  généreux  qu'il  communique  aux  esprits,  de  l'élévation  qu'il 
rend  aux  lettres,  et  je  reviens  à  mon  dire  :  qu'à  l'enseignement  des 
chambres  et  du  débat  public  se  joigne  une  forte  éducation  de  la  jeu- 
nesse, et  nous  aurons  une  grande  époque  de  fondation  et  de  durée!  Je 
mets  en  premier  rang,  pour  cela,  ces  études  approfondies  de  lettres 
et  de  sciences  dont  l'empereur  faisait  ses  draperies  de  couronnement, 
et  que  je  demande  pour  étais  de  notre  édifice  légal. 

«  Ce  n'est  pas  l'élégante  parole  de  Regnault  qui  nous  convient;  ce 
a' est  pas  non  plus  l'avocasseiie  bniyante  de  Bedoch  ou  de  Dumolard; 
c'est  la  vraie  parole  politique,  une  parole  grave,  nom-rie  de  la  connais- 


36/i  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sance  intime  des  faits,  et  étendue,  enhardie  par  la  méditation  philoso- 
phique et  l'histoire.  C'est  là  le  grand  ascendant,  la  prédominance 
morale  de  Royer-Gollard  dans  cette  chambre,  où  nous  avons  tant 
d'hommes  d'afïaires  habiles  et  de  parleurs  diserts.  Mais  quelles  études 
cet  homme  a  faites  toute  sa  vie!  quel  travail  de  lecture  et  de  réflexion! 
J'en  suis  honteux  pour  nous,  réquisitionnaires  de  1792,  toujours  en 
campagne  depuis,  et  qui,  jusqu'à  Waterloo,  n'avions  pas  eu  même  un 
seul  quartier  d'hiver  tranquille,  pour  étudier  un  peu.  » 

Le  général  Foy  se  calomniait  ou  se  vantait  en  exagérant  ainsi  son 
défaut  de  savoir.  Malgré  sa  vie  errante  et  guerrière  dès  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  peu  d'hommes  étaient  plus  instruits,  avaient  plus  ajouté 
aux  premières  études  une  assidue  variété  de  lectures  et  d'obseiTa- 
tions,  et  mieux  saisi  les  principales  parties  des  grandes  connaissances. 
Nul  esprit  de  notre  temps  peut-être  n'était  plus  promptement  sagace 
et  plus  attentif.  La  science  militaire,  liée  à  l'étude  de  l'histoire,  avait 
été  sa  passion  de  jeunesse.  Les  récits  d'Arrien,  de  Polybe  et  de  César 
lui  étaient  présens,  comme  les  campagnes  de  Turenne  et  de  Napoléon. 
La  plus  belle  littérature  avait  charmé  sa  vive  imagination,  comme 
elle  colorait  son  langage. 

Depuis  son  entrée  dans  la  vie  sédentaire,  ou,  comme  il  disait,  dans 
la  rude  milice  de  tribune,  nul  n'avait  appliqué  à  l'examen  approfondi 
des  questions  et  à  l'art  de  les  exposer  un  travail  plus  ardent  et  plus 
opiniâtre.  Je  le  savais  par  lui-même,  car  ce  noble  esprit  était  au-des- 
sus de  toute  dissimulation  vaniteuse  :  malgré  les  heureux  accidens 
de  sa  parole  soudaine,  ses  discours  le  plus  librement,  le  plus  har- 
diment jetés,  étaient  le  fruit  d'une  laborieuse  préparation.  11  disait 
parfois  avec  modestie  qu'il  était  obligé  de  suppléer  ainsi  à  ce  qui  lui 
manquait  d'art  et  de  science  générale;  mais  en  réalité,  il  ne  faisait  là 
que  ce  que  veut  la  perfection  même  de  l'art  en  si  haute  matière.  Seu- 
lement, par  la  vivacité  de  sa  nature,  son  travail  solitaire,  sa  prépara- 
tion était  dévorante,  comme  la  lutte  même.  Fortement  étudié  dans 
tous  les  documens  matériels,  médité  longtemps,  dicté  avec  ardeur, 
déclamé  à  quelques  oreilles  amies,  et  souvent  à  sa  noble  et  spirituelle 
femme,  chacun  de  ses  discours  était  ainsi  un  rude  et  passionné  labeur 
qui  se  reprenait  et  s'achevait  enfin  à  la  tribune,  où  le  général  ne  réci- 
tait pas  de  mémoire,  mais  retrouvait  d'instinct  et  d'enthousiasme  tout 
l'ordre  de  ses  pensées,  ses  mouvemens,  ses  images,  suppléant  de  verve 
à  ce  qui  pouvait  manquer  encore  ou  paraître  trop  faible  dans  le  feu  de 
l'action  même. 

Je  savais  tout  cela  très  bien,  et  j'avais  lu  quelques  pages  de  ses  re- 
marquables récits  de  la  guerre  d'Espagne;  je  pouvais  donc  contredire 
le  général,  et  je  le  fis  en  peu  de  mots.  «  Oui,  me  dit-il  alors,  je  me 
donne  beaucoup  de  peine;  je  respecte  la  tribune,  je  respecte  cette 


SOUVENIRS   DE    LA   SORBONNE    EN    1825.  365 

grande  mission  de  traiter  en  public  les  intérêts  de  l'état,  de  servir  ses 
concitoyens,  de  les  éclairer,  de  les  modérer,  car  tout  cela  est  dans  le 
mandat  étroit  du  député.  Je  voudrais  donc  que,  comme  en  Angle- 
terre, mais  par  le  droit  du  travail,  au  lieu  d'un  privilège  de  nais- 
sance et  de  fortune,  on  se  préparât  de  bonne  heure  à  la  vie  politique; 
que  les  études  dans  la  jeunesse,  la  profession  dans  l'âge  adulte,  la  ma- 
nière d'être  avocat,  propriétaire,  industriel,  officier,  magistrat,  con- 
courût à  faire  des  hommes  de  choix  pour  la  députation,  ce  but  de  la 
notabilité  et  du  patriotisme,  cette  force  incessante  du  pays,  où  le  pou- 
voir gouvernant  doit  trouver  tout  ce  qui  fait  régner,  conseil,  action, 
crédit  extérieur,  adhésion  populaire,  et  dont  il  doit  par  conséquent 
se  servir  et  non  se  défier,  qu'il  doit  mettre  en  vue,  et  non  en  cage. 

((  Quant  aux  études  premières  qui  peuvent  conduire  à  cette  noble 
vocation,  et  qui  sont  si  péniblement  remplacées  plus  tard,  je  cherche 
parfois  quel  est  le  meilleur  mode  de  les  fortifier  et  de  les  prolonger. 
P'ranchement,  je  ne  crois  pas  que  ce  soient  nos  petits  clubs  de  jeunes 
gens  aristocrates  ou  libéraux.  On  y  fait  plus  d'esprit  de  parti  que  de 
besogne,  et  on  obtient  des  succès  trop  aisés  en  prenant  la  facilité, 
accrue  par  l'exercice,  pour  cette  improvisation,  la  seule  bonne,  qui, 
lentement  nourrie  de  faits  et  d'idées,  trouve,  sous  le  coup  de  la  né- 
cessité et  de  la  passion,  le  mot  nécessaire.  Pour  arriver  là,  j'estime 
bien  plus,  je  regarde  comme  bien  plus  efficace  l'étude  solitaire,  labo- 
rieusement faite,  l'étude  de  nos  grands  anciens. 

((  Rien  ne  prépare  à  la  facilité  que  l'effort.  On  ne  parle  puissam- 
ment que  lorsqu'on  a  beaucoup  médité.  Cicéron,  Démosthènes,  les 
grands  historiens  de  l'antiquité,  voilà  les  maîtres  qu'il  faut  encore 
de  nos  jours  aux  orateurs  politiques.  Je  l'avouerai  seulement,  Cicé- 
ron a  pour  moi  trop  de  longueries  d'apprêts,  comme  disait  Mon- 
taigne; il  me  paraît  trop  beau,  trop  pompeux;  il  me  semble  M.  Laine 
devenu  correct  et  grand  écrivain.  Je  crois  que  j'aimerais  mieux  Dé- 
mosthènes; je  dis  Démosthènes  tel  que  je  le  pressens,  tel  que  je  le 
conjecture,  car  toutes' les  traductions  me  le  changent  et  le  gâtent 
plus  que  de  raison,  j'en  suis  sûr.  Où  est-il  donc?  Où  le  trouver  dans 
son  langage  comme  dans  sa  puissante  méthode,  dans  son  attitude 
et  sa  physionomie  comme  dans  ses  os  et  ses  muscles,  que  je  ^ens 
partout  ? 

«Je  ne  sais  si  c'est  la  faute  des  mots  de  notre  langue;  mais  on  me 
le  fait  lourd  et  long,  même  dans  un  discours  assez  bref,  et  j'affirme 
que  sa  parole  était  yive  comme  son  raisonnement,  qu'elle  saisissait, 
qu'elle  entraînait,  qu'elle  broyait.  Autrement,  eût-il  été  ce  que  nous 
dit  l'antiquité?  eût-il  vécu  et  fût-il  mort,  comme  il  a  vécu  et  comme 
il  est  mort? 


366  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

«  Je  crois  donc  de  foi  à  un  Démostbènes  dont  j'admire  la  stratégie, 
l'ordonnance,  l'opiniâtre  courage,  mais  dont  je  ne  puis  entendre  la 
voix  et  reconnaître  le  cri  de  guerre. 

«  Voyez,  me  dit-il  alors  en  jetant  la  main  sur  une  tablette  de  mes 
livres  :  je  ne  prendrai  point  un  traducteur  vulgaire,  ni  trop  éloigné  de 
nous;  je  ne  choisirai  ni  le  bon  abbé  Auger,  ni  Toureil,  qui  appelle  les 
Athéniens  messieurs.  Je  m'arrête  à  un  de  nos  maîtres  modernes,  à 
un  critique  justement  célèbre,  qui,  de  89  à  93,  avait  entendu  des 
orateurs  politiques  et  des  hommes  éloquens  à  faire  trembler;  je  le 
prendrai  dans  le  chapitre  où,  plein  d'admiration  pour  l'éloquence  de 
Démosthènes,  il  nous  le  montre,  dans  un  discours  à  la  fois  judiciaire 
et  politique,  revendiquant  sa  vie  et  tous  ses  actes  de  tribune  contre 
les  calomnies  d'un  rival.  Eh  bien!  je  l'avouerai,  je  ne  puis  me  faire 
à  cet  exorde,  comme  l'appelle  M.  de  La  Harpe,  du  plaidoyer  de  la  cou- 
ronne. Dans  Athènes,  dans  cette  ville  des  grands  monumens  et  des 
immortels  exploits,  je  cherche  un  langage  digne  de  l'héroïsme  des 
uns  et  de  la  majesté  des  autres;  je  cherche,  j'fittends  l'âme  de  ce 
Démosthènes  qui  a  lutté  dix  ans  contre  Philippe,  qui  lutte  encore 
contre  Alexandre,  qui  n'est  dompté  au  dedans  de  lui-même  ni  par  la 
défaite  de  Chéronée,  ni  par  la  conquête  de  l'Asie,  et  qui  réclame  de 
ses  concitoyens  une  couronne  publique  pour  son  patriotisme,  comme 
un  désaveu  de  leur  faiblesse  et  une  protestation  contre  leur  servi- 
tude. Le  cœur  me  bondit  à  cette  pensée;  j'ouvre  la  traduction,  et  je 
lis  :  ((  Je  commence  par  demander  aux  dieux  immortels  qu'ils  vous  ins- 
pirent à  mon  égard,  ô  Athéniens!  les  mêmes  dispositions  où  j'ai  tou- 
jours été  pour  vous  et  pour  l'état;  qu'ils  vous  persuadent,  ce  qui  est 
d'accord  avec  votre  intérêt,  votre  équité  et  votre  gloire,  de  ne  pas 
prendre  conseil  de  mon  adversaire  pour  régler  l'ordre  de  ma  défense. 
Rien  ne  serait  plus  injuste  et  plus  contraire  au  serment  que  vous 
avez  prêté  d'entendre  également  les  deux  parties,  ce  qui  ne  signifie 
pas  seulement  que  vous  ne  devez  apporter  ici  ni  préjugés  ni  faveur, 
mais  que  vous  devez  permettre  à  l'accusé  d'établir  à  son  gré  ses 
moyens  de  justification.  Eschine  a  déjà  dans  cette  cause  assez  d'avan- 
tages sur  moi;  oui.  Athéniens,  et  deux  surtout  bien  grands.  D'abord 
nos  risques  ne  sont  pas  égaux  :  s'il  ne  gagne  pas  sa  cause,  il  ne  perd 
rien  (1).  » 

«  Où  sommes-nous?  s'écria  vivement  le  général  en  inteiTompant 
sa  lecture.  Plaidons-nous  une  aflaire  de  mur  mitoyen?  Établir  à  son 
grè  ses  moyens  de  justification,  gagner  ou  ne  pas  gagner  sa  cause, 
est-ce  là  ce  que  j'attends  de  cette  lutte  à  mort  entre  deux  ennemis, 

(1)  Cours  de  Littérature  ancienne  et  moderne,  par  La  Harpe,  t.  II,  p.  220. 


SOUVENIRS   DE   LA  SORBO^NE  EN   1825.  367 

sur  leur  politique,  leur  vie  entière,  leur  part  à  chacun  dans  la  gloire 
ou  l'oppression  d'Athènes?  On  aura  beau  me  dire  : 

Que  le  début  soit  simple  et  n'ait  rien  d'affecté; 

je  cherche  là  Démosthènes  et  ne  le  retrouve  pas,  même  à  cet  état  de 
dignité  calme  et  de  méditation  imposante  qui  précède  l'ardeur  de  la 
parole.  J'éprouve  le  même  mécompte  dans  la  suite  du  discours;  je  me 
perds  dans  les  décrets  et  les  dépositions  de  témoins  cités  et  commen- 
tés par  l'orateur;  je  cherche  cette  pai-ole  de  feu  qui  incendiait  la  Grèce. 

((  —  En  vérité,  général,  repris-je  alors,  votre  indignation  de  bon 
goût  m'instruit  plus  que  toutes  choses  et  me  prouve  ce  que  je  soup- 
çonnais :  que  le  seul  art  pour  traduire  Démosthènes  serait,  en  le 
lisant  beaucoup,  d'arriver  à  le  sentir,  à  le  prendre  sur  le  fait,  comme 
vous  le  devinez,  vous  autres  orateurs,  puis  de  le  traduire  bien  litté- 
ralement, avec  des  mots  expressifs  qui  rendent,  s'il  est  possible,  l'or- 
dre, le  mouvement,  la  couleur  de  ses  paroles  et  comme  l'accent  de  sa 
voix.  Ce  mot  à  mot,  par  exemple,  vous  choquerait-il?  ajoutai-je  en 
prenant  quelques  pages  retravaillées  bien  des  fois  : 

«  Avant  tout,  ô  hommes  athéniens!  je  supplie  dieux  et  déesses  en- 
semble que  le  bon  vouloir  dont  je  suis  animé  sans  cesse  pour  la  ville 
et  pour  vous  tous,  je  le  retrouve  en  vous  tout  entier  pour  moi  au 
combat  de  ce  jour;  puis,  ce  qui  importe  souverainement  à  vous,  à 
votre  religion  et  à  votre  gloire,  que  les  dieux  vous  inspirent  de  ne 
pas  prendre  mon  adversaire  pour  conseil  sur  la  manière  dont  vous 
devez  m' entendre  (ce  serait  une  bizarre  injustice) ,  mais  de  consulter 
les  lois  et  votre  serment,  où,  parmi  toutes  les  autres  conditions  de  jus- 
tice, est  écrite  aussi  celle  d'écouter  semblablement  les  deux  adver- 
saires. Et  cela  ne  consiste  pas  seulement  à  n'avoir  rien  présumé  sur 
eux  et  à  leur  partager  également  votre  bienveillance,  mais  encore  à  les 
laisser  chacun  disposer  son  ordre  d'attaque  et  de  défense,  comme  il 
l'a  voulu  et  l'a  prémédité.  J'ai  dans  ce  combat  plusieurs  infériorités 
devant  Eschine,  deux  surtout,  ô  hommes  athéniens!  deux  grands  dés- 
avantages :  l'un  de  ne  pas  lutter  pour  un  prix  égal;  car  ce  n'est  pas 
chance  pareille  aujourd'hui,  pour  moi  de  déchoir  de  votre  faveur,  ou 
pour  lui  de  ne  pas  emporter  son  accusation.  » 

(c  —  Bien,  me  dit  le  général.  Mon  adm  iration  n'est  plus  dépaysée  par 
quelques  méchans  mots.  Je  ne  suis  plus  au  greffe  de  la  Tournelle;  je 
sens  l'air  libre  et  le  jour  de  la  place  publique  d'Athènes.  Jusqu'à  cette 
invocation  aux  dieux  et  aux  déesses  ne  m'étonne  pas  trop  devant  les 
statues  sublimes  du  Jupiter  olympien  et  de  la  Minerve  éloquente  et 
guerrière.  Mais  poursuivez,  je  vous  prie.  )> 

Je  repris  alors  ma  lecture. 


368  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

((  Moi,  si. . .  Mais  je  ne  veux  pas  commencer  par  une  parole  de  fâcheux 
augure.  Lui,  au  contraire,  bien  à  l'aise,  n'expose  rien,  en  m'attaquant. 
Mon  second  désavantage,  c'est  que  par  nature  il  appartient  à  tous  les 
hommes  d'écouter  volontiers  sur  autrui  le  blâme  et  l'invective,  et 
d'être  fatigués  de  ceux  qui  se  louent  eux-mêmes. 

({  De  ces  choses  donc,  celle  qui  plaît  et  attire  lui  a  été  donnée,  et 
moi,  pour  dire  le  mot,  celle  qui  est  importune  à  tous  m'est  laissée  en 
partage.  Et  si,  par  précaution  contre  ce  danger,  je  ne  raconte  pas  les 
choses  que  par  moi-même  j'ai  faites,  je  paraîtrai  n'avoir  ni  de  quoi 
repousser  les  accusations  qu'on  m'intente,  ni  de  quoi  justifier  mes 
titres  à  vos  honneurs;  et  cependant,  si  je  touche  à  ce  que  j'ai  fait,  à 
mes  actes  politiques,  je  serai  contraint  à  parler  souvent  de  moi. 

«  Je  tâcherai  donc  de  le  faire  le  plus  modérément  qu'il  est  pos- 
sible, et  cette  nécessité,  que  la  situation  même  m'impose,  celui-là 
seul  en  est  justement  responsable,  qui  a  voulu  établir  pn  tel  combat; 
mais  vous,  ô  juges,  vous  reconnaîtrez,  je  crois,  que  ce  combat  m'est 
commun  à  moi  autant  qu'à  Gtésiphon,  et  que  ce  n'est  pas  de  ma  part 
qu'il  mérite  moins  d'efforts.  Se  voir  dépouillé  de  tout  est  en  effet  une 
intolérable  souffrance,  surtout  si  elle  nous  arrive  par  la  main  d'un 
ennemi,  surtout  encore  si  c'est  votre  bienveillance  et  votre  aflection 
.  qu'elle  nous  enlève,  et  d'autant  plus  que  les  avoir  acquises  est  le  plus 
grand  des  biens.  La  lutte  étant  donc  engagée  sur  cela  même,  je  vous 
adjure  et  vous  supplie  tous  également  de  m'écouter  avec  équité, 
comme  les  lois  l'ordonnent,  ces  lois  que  Selon,  d'abord  qu'il  les  fonda 
dans  un  esprit  tout  affectueux  pour  vous  et  tout  populaire,  voulut 
rendre  souveraines,  non  pas  seulement  par  l'inscription  publique, 
mais  par  le  serment  que  vous  leur  prêtez  tous  avant  de  juger.  Il  ne 
se  défiait  pas,  en  cela,  de  vous,  je  le  crois;  mais  il  voyait  que,  contre 
les  griefs  et  les  calomnies  dont  s'arme  l'accusateur  par  l'avantage  de 
parler  le  premier,  il  n'est  pas  possible  à  l'accusé  de  prévaloir,  à  moins 
que  chacun  de  vous  qui  jugez,  gardant  fidèle  respect  aux  dieux,  n'ac- 
cueille avec  même  bienveillance  les  choses  justes  dans  la  bouche  de 
celui  qui  parle  le  dernier,  et,  donnant  à  l'un  et  à  l'autre  audience  éga- 
lement favorable,  ne  forme  ainsi  son  jugement  sur  le  débat  entier. 

«  Ayant  donc  aujourd'hui,  comme  il  me  semble,  à  donner  le  compte 
de  toute  ma  vie,  et  aussi  des  choses  que  j'ai  faites  en  commun  avec 
l'état,  je  veux,  ainsi  qu'au  commencement,  invoquer  de  rechef  tous 
les  dieux,  et  en  face  de  vous,  je  les  supplie  d'abord  que  tout  le  bon 
vouloir  dont  je  suis  animé  sans  cesse  pour  la  ville  et  pour  vous 
.  tous,  je  le  retrouve  en  vous  pour  moi,  au  combat  de  ce  jour;  puis,  ce 
qui  doit  profiter  à  votre  bonne  renommée,  à  la  religion  de  chacun 
de  vous,  que  les  dieux  vous  inspirent  de  le  discerner  dans  cette  ac- 
cusation. » 


SOUVENIRS  DE  LA  SORBONNE  EN  1825.  360 

«  —  A  la  bonne  heure,  dit  le  général,  j'entrevois  Démosthènes  : 
il  y  a  bien  encore  çà  et  là  quelques  paroles  qui  languissent  et  que 
je  mets  à  votre  compte;  mais  en  principe  vous  devez  avoir  été  écho 
fidèle,  car  vous  m'avez  ému.  Quel  cœur  de  citoyen  on  sent  là!  quelle 
gravité,  quel  calme  dans  la  véhémence!  quelle  puissance  de  mé- 
pris ! 

«  Ah!  je  conçois  la  grandeur  qu'aura  cette  défense  d'un  homme  où 
est  enfermée  l'apologie  d'un  peuple  et  la  justification  des  derniers  et 
stériles  combats  qu'il  a  livrés  pour  la  liberté  de  la  Grèce.  Au  fond, 
c'est  Athènes  qui  va  juger  si,  dans  sa  défaite,  elle  mérite  encore  une 
couronne.  Pour  Athènes,  Ghéronée  était  mieux  qu'un  Waterloo,  car 
elle  y  combattait  aussi  l'étranger,  mais  pour  elle-même  et  non  pour 
un  maître  intérieur.  Et  cependant  nous  aussi,  nous  avons  mérité  la 
couronne  civique  au  pied  du  mont  Saint- Jean,  sous  ces  pics  hérissés 
de  feu,  sous  ces  batteries  plongeantes,  car  ce  n'est  pas  le  succès, 
mais  le  dévouement  qui  fait  la  gloire;  et  ce  que  nous  défendions 
là,  c'était  le  sol  et  le- drapeau,  la  substance  et  le  signe  extérieur  de 
la  patrie.  Que  n'avions-nous  alors  à  défendre  aussi  des  lois,  des  insti- 
tutions, des  mœurs  publiques,  une  liberté  ancienne  et  inviolable! 
Cette  garde-là  ne  serait  pas  tombée  à  Waterloo;  elle  se  fût  relevée 
dans  chaque  village  français.  De  la  Loire  au  Rhin,  elle  eût  couvert 
et  revendiqué  le  sol  de  la  France.  Mais  j'ai  tort,  dit  le  général;  pas 
de  regards  en  arrière,  à  de  si  courtes  distances;  pas  de  ces  revues 
d'un  passé  récent  qui  importune  comme  un  remords  inutile,  qu'on 
touche  presque  et  qu'on  ne  peut  changer.  Soyons  encore  dans  l'an- 
tiquité. 

((  A  travers  ce  bon  abbé  Auger  que  j'ai  voulu  lire  cent  fois,  comme 
on  cherche  impatiemment  à  déchiffrer,  sous  une  mauvaise  écriture, 
une  nouvelle  qui  intéresse,  j'ai  présent  le  squelette  de  Démosthènes, 
sa  nerveuse  méthode,  son  bras  tendu  pour  écarter  les  vains  obsta- 
cles; je  le  crois  bien,  il  n'accepte  pas  pour  commencement  de  son 
discours  les  questions  de  forme  et  de  droit;  il  court  à  ce  qu'il  a  de 
commun  avec  le  peuple,  son  juge  :  la  question  de  courage  et  de 
liberté,  l'entreprise,  même  malheureuse,  pour  l'indépendance  de  la 
Grèce.  On  dirait  qu'il  ne  daigne  pas  même  s'occuper  de  son  honneur 
privé  jusqu'à  ce  qu'il  ait  relevé  l'honneur  public  d'Athènes,  le  dra- 
peau delà  guerre  sainte  contre  Philippe;  mais  revoyons,  je  vous  prie, 
un  peu  au  vrai,  s'il  est  possible,  avec  quelles  couleurs  il  a  retracé 
cette  division  des  Grecs,  présage  de  leur  servitude,  ces  accroissemens 
de  Philippe,  despote  et  conquérant,  et  cette  corruption  qui  est  de 
tous  les  temps ,  et  qui  achemine  si  facilement  les  peuples  au  pou- 
voir absolu.  Il  y  a,  sous  ce  rapport,  dans  Démosthènes  mille  traits 
historiques  toujours  contemporains,  toujours  applicables.  Il  n'y  a 


370  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  là  d'antiquité.  L'intérêt  égoïste,  la  corraption,  cela  est  toujours 
vieux,  toujours  jeune,  toujours  vrai.  Cherchons  le  passage  sur  l'abais- 
sement et  l'accaparement  des  villes  grecques  par  Philippe,  sur  les  tra- 
hisons des  principaux  et  la  servitude  de  tous,  pour  le  loyer  de  vente 
de  quelques-uns.  » 
Je  tournai  quelques  feuillets,  et  je  lus  le  passage  suivant  (1)  : 
«  Les  villes  de  la  Grèce  étaient  alors  malades,  ceux  qui  avaient  le 
gouvernement  et  l'action  étant  gagnés  par  des  présens,  corrompus  à 
prix  d'or,  et  les  particuliers,  la  foule,  d'une  part  sans  prévoyance 
de  l'avenir,  et  d'autre  part  leurrée  à  l'attrait  du  repos  et  de  l'inertie, 
tous  enfin  affectés  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces  maux,  chacun  croyant 
d'ailleurs  que  le  danger  ne  viendrait  pas  jusqu'à  lui,  mais  qu'aux 
dépens  du  péril  des  autres,  il  garderait  en  sûreté  ce  qu'il  possède, 
pourvu  qu'il  le  voulût  sérieusement.  Mais  bientôt  il  advint,  ce  me 
semble,  que  les  peuples,  pour  prix  de  leur  grande  et  inopportune 
indolence,  perdirent  leur  liberté,  et  que  les  chefs,  ceux  qui  croyaient 
avoir  tout  vendu,  hormis  leur  personne,  comprirent  qu'ils  s'étaient 
tous  vendus  eux-mêmes  les  premiers;  car,  au  lieu  de  ces  noms  d'a- 
mis et  (ï hôtes  dont  ils  étaient  salués  quand  ils  s'étaient  livrés  pour 
argent,  désormais  ils  s'entendent  appeler  sxjcophantes,  ennemis  des 
dieux,  et  autres  noms  qui  leur  vont  si  bien.  C'est  justice,  car  per- 
sonne, ô  hommes  athéniens,  à  l'heure  où  il  donne  de  l'argent,  n'a  en 
vue  l'intérêt  du  lâche  qui  le  reçoit.  Personne,  une  fois  maître  de  ceux 
qu'il  a  achetés,  ne  prend  le  traître  pour  conseil  sur  ce  qui  reste  à 
faire.  Autrement  il  n'y  aurait  rien  de  plus  fortuné  que  le  traître;  mais 
il  n'en  va  pas  ainsi,  non,  il  n'en  va  pas  ainsi!  Comment  donc!  il  s'en 
faut  de  tout. 

«  Aussitôt  que  celui  qui  aspire  à  dominer  s'est  mis  en  possession 
des  affaires  et  se  sent  maître  des  hommes  qui  les  lui  ont  vendues, 
connaissant  bien  leur  corruption,  alors  surtout,  alors  il  les  hait,  les 
soupçonne  et  les  crosse  du  pied.  Soyez  bien  attentifs  à  cela,  car,  si  le 
moment  de  semblables  transactions  est  passé,  le  moment  d'en  bien 
connaître  est  toujours  là  pour  les  esprits  sensés.  Lasthenès  était 
nommé  l'ami  de  Philippe  jusqu'au  jour  où  sa  trahison  livrait  Olynthe, 
Timolaûs  jusqu'au  jour  où  il  perdait  Thèbes,  Eudic  et  Simos  de  La- 
risse  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  mis  la  Thessalie  sous  Philippe.  Après  cela, 
chassés,  outragés,  en  butte  à  tous  les  maux,  de  ces  traîtres  la  terre 
a  été  remplie.  Qu'est  devenu  Aristrate  à  Sicyone  et  Périlaiis  à  Mé- 
gare?  Ne  sont-ce  pas  les  balayures  de  la  terre?  Et  de  là  peut  se  voir 
clairement  que  qui  défend  le  mieux  son  pays,  qui  résiste  le  mieux  à 
de  tels  hommes,  celui-là,  ô  Eschine,  vous  ménage,  à  vous  autres 

(1)  Demosth.  Oper,,  fc  2. 


SOUVENIRS    DE    LA   SORBONNE    EN    1825.  871 

tt-aîtres  et  mercenaires,  l'occasion  d'être  payés,  et  c'est  grâce  au 
nombre  et  à  la  fermeté  de  ceux  qui,  contredisent  vos  projets  que 
vous  êtes  maintenus  en  sûreté  et  en  salaire;  car,  abandonnés  à  vous- 
mêmes,  dès  longtemps  vous  seriez  perdus.  » 

—  «Quelle  peinture!  quelle  leçon!  interrompit  vivement  le  général. 
Quelle  image  de  tous  les  temps!  L'avidité  des  corrompus,  l'apathie  de 
la  foule,  le  calcul  de  quelques  habiles,  et  finalement  l'ingratitude  très- 
juste  des  corrupteurs  :  on  ne  dira  pas,  j'espère,  qu'il  n'y  a  rien  là 
de  pratique  pour  nous;  que  c'est  un  autre  monde,  une  autre  société. 
Je  tiens  cela  pour  vrai  dans  le  présent,  pour  vrai  dans  l'avenir;  mais, 
franchement,  cela  m'intéresse  moins,  par  l'excès  même  delà  ressem-, 
blance.  Ce  qui  me  ravit  dans  l'antiquité,  ce  que  je  saurais  gré  de  voiri 
exhumer,  comme  une  statue  dont  les  belles  proportions  nous  éton- 
nent, c'est  ce  qui  s'éloigne  de  notre  égoïsme  moderne,  de  notre  esprit 
mercantile,  sujet  à  passer  trop  vite  de  l'intelligence  des  arts  utiles 
au  trafic  des  personnes.  Demandons  aux  anciens  de  préférence  ce  qui 
est  rare  parmi  nous,  les  illusions  de  gloire  et  d'enthousiasme,  illu- 
sions bien  justement  appelées  ainsi  du  temps  de  Démosthènes,  car 
elles  ne  purent  rien  sauver,  rien  prévenir.  Et  cependant  ce  n'est  que 
lorsque  ces  illusions-là  sont  tout  à  fait  mortes  qu'un  peuple  tombe  en 
décadence.  Nous  en  sommes  loin,  j'espère,  si  la  liberté  se  conserve 
en  France.  Mais  voyons  aujourd'hui  cette  noble  inspiration  dans 
l'homme  qui  ne  voulut  pas  survivre  à  la  liberté  de  son  pays. 

—  «  Mon  travail,  peu  digne  de  Démosthènes  et  de  vous,  n'est  pas 
achevé,  dis-je  au  général  :  j'aurais  besoin  de  votre  aide.  J'ai  lu  quelque 
part  qu'un  livre  des  Sections  coniques  d'Apollonius,  perdu  dans  l'ori- 
ginal grec,  ne  s' étant  retrouvé  que  dans  une  version  arabe,  un  cé- 
lèbre mathématicien,  Viviani,  qui  ne  savait  pas  un  mot  d'arabe,  et 
un  honnête  arabisan,  Abraham  Echellensis,  qui  ne  savait  pas  un  mot 
de  mathématiques,  se  réunirent  pour  interpréter  ce  texte  unique,  et 
qu'il  s'en  fit  ainsi  une  très  bonne  traduction.  Il  faudrait  de  même, 
général,  pour  donner' l'idée  de  cette  magnanimité  de  Démosthènes, 
joindre  à  mon  grec  de  collège  votre  âme  oratoire,  ou,  pour  dire  plus, 
votre  âme  guerrière  et  les  épreuves  de  votre  vie;  car,  je  le  crois,  ce 
Démosthènes  tant  calomnié,  dont  la  jeunesse,  avant  d'être  toute  dé- 
vouée à  la  patrie,  est  mêlée  de  quelques  faiblesses  ou  de  quelques 
obscurités,  fut  un  cœur  héroïque.  Je  ne  sais  s'il  s'est  mal  battu  à 
Chéronée;  mais  il  y  avait  plus  de  courage  et  de  péril  à  faire  décréter 
la  guerre  et  à  l'organiser,  qu'il  n'y  en  aura  jamais  dans  aucun  com- 
bat, et  vous  savez  d'ailleurs  comment  il  est  mort. 

—  «Voyons,  dit  le  général,  ce  qu'il  a  dit  dans  cette  dernière  défense 
de  sa  vie  publique  :  prenons  votre  traduction,  et  ne  comptez  pas  sur 
la  nôtre.  La  chose  fût-elle  possible,  je  n'en  ai  pas  le  temps;  je  suis 


372  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

pour  cela  trop  occupé  à  mettre  en  pièces  les  marchés  Oùvrard  sur 
le  dos  de  M.  de  Villèle.  » 

Et,  feuilletant  avec  rapidité  mes  pages  incomplètes,  il  tomba, 
comme  d'instinct,  sur  le  passage  mémorable  où  Démosthènes,  après 
avoir  résumé,  comme  il  résume,  tout  ce  qu'il  avait  espéré,  conseillé, 
machiné  pour  la  guerre  contre  Philippe,  déclare  avec  serment  que, 
si  la  défaite  eût  été  prévue  comme  infaillible,  il  aurait  encore  fallu 
tenter  l'entreprise  et  livrer  la  bataille.  Il  y  attacha  les  yeux  avec 
passion,  et,  se  levant,  il  lut  à  haute  voix,  pour  un  seul  auditeur,  ce 
que  Démosthènes  appelait  le  paradoxe  de  son  discours,  la  pleine  re- 
vendication du  projet  de  guerre  après  la  défaite  : 

«  Puisque  cet  homme  (1)  insiste  tant  sur  le  hasard  des  événemens, 
je  veux  lui  opposer  en  réponse  un  hardi  paradoxe  :  et,  par  Jupiter  et 
tous  les  dieux,  que  nul  de  vous  ne  s'étonne  en  cela  de  mon  exagéra- 
tion! mais  que  chacun  considère  avec  bienveillance  ce  que  je  dis!  Si 
les  choses  de  l'avenir  nous  avaient  été  manifestes  à  tous,  si  tous  les 
avaient  sues  d'avance,  et  que  toi,  Eschine,  tu  nous  les  aies  prophé- 
tisées et  attestées  avec  tes  cris  et  tes  beuglemens,  toi  qui  n'as  pas 
soufflé  mot,  alors  même  Athènes  n'aurait  pas  dû  se  départir  de  la 
voie  qu'elle  a  suivie,  pour  peu  qu'elle  tînt  compte  de  sa  gloire,  de 
ses  ancêtres  et  de  la  postérité.  Aujourd'hui,  en  effet,  elle  paraît  avoir 
échoué  dans  une  entreprise,  ce  qui  est  la  chance  commune  à  tous  les 
hommes,  quand  la  Divinité  le  veut  ainsi;  mais  alors,  après  s'être  elle- 
même  jugée  digne  de  se  mettre  à  la  tête  des  autres,  elle  eût  encouru 
le  reproche  d'avoir  ensuite  abandonné  la  place  et  livré  tous  les  peuples 
à  PhiMppe. 

((  Si  elle  eût  quitté  de  tels  biens  sans  combat,  lorsqu'il  n'est  pas 
de  périls  que  nos  ancêtres  n'aient  affrontés  pour  les  défendre,  quel 
homme  ne  t'aurait  pas  conspué?  Car  le  mépris  ne  serait  pas  retombé 
sur  Athènes  ni  sur  moi;  mais  alors  de  quels  yeux,  par  Jupiter!  ose- 
rions-nous regarder  les  hommes  qui  arrivent  dans  cette  ville  si,  les 
choses  en  étant  où  elles  en  sont  aujourd'hui,  et  Philippe  élu  géné- 
ral et  maître  de  tout,  le  combat,  pour  qu'il  n'en  fût  pas  ainsi,  eût 
été  soutenu  par  d'autres,  en  dehors  de  nous,  et  cela  lorsque  la  ville 
d'Athènes,  dans  les  temps  qui  ont  précédé,  n'avait  jamais,  un  seul 
moment,  préféré  une  sûreté  sans  honneur  aux  périls  cherchés  pour 
la  gloire? 

«  Qui  des  Hellènes,  qui  des  barbares  ignore  que,  soit  les  Thébains, 
soit  les  Lacédémoniens,  maîtres  avant  eux,  soit  même  le  roi  des  Per- 
ses, auraient  concédé  volontiers  de  tels  biens  à  la  ville  d'Athènes,  avec 
la  liberté  de  prendre  la  part  qu'elle  eût  voulue  et  de  garder  ce  qu'elle 

(1)  Ora^  flrra?C.,  t.  I,  p.  294,  295,  296. 


SOUVENIRS    DE    LA    SORBONNE    EN    1825.  373 

avait,  pour  peu  qu'elle  eût  consenti  d'obéir  et  de  laisser  à  un  autre 
la  domination  sur  la  Grèce?  Mais  cela  n'était  pas,  à  ce  qu'il  parait, 
dans  les  usages  héréditaires  des  Athéniens  d'alors,  ni  supportable 
pour  eux,  ni  conforme  à  leur  génie,  et  dans  toute  la  durée  des  âges 
il  ne  fut  jamais  au  pouvoir  de  personne  de  persuader  à  cette  ville  de 
se  tenir,  sous  la  main  d'oppresseurs  puissans  et  injustes,  dans  un 
tranquille  esclavage.  Mais  lutter  sans  cesse,  aventurer  son  salut,  pour 
les  plus  nobles  prix  de  l'honneur  et  de  la  gloire,  voilà  ce  que,  dans 
tous  les  temps,  Athènes  a  fait  avec  constance.  Et  cela,  vous  le  jugez 
si  digne  en  soi,  et  si  d'accord  avec  nos  mœurs,  que  vous  réservez  sur- 
tout vos  éloges  à  ceux  de  nos  ancêtres  qui  l'ont  pratiqué.  C'était  jus- 
tice :  qui  n'admirerait,  en  effet,  la  vertu  de  ces  hommes  capables  de 
quitter  la  patrie  et  la  ville,  montant  sur  des  galères,  pour  ne  pas 
se  soumettre ,  alors  que ,  Thémistocle  leur  ayant  conseillé  ce  dé- 
part, ils  l'élurent  aussitôt  pour  chef,  et  Gyrcile,  au  contraire,  leur 
parlant  d'obéir,  ils  le  lapidèrent  sur  place,  et  non  pas  lui  seulement, 
mais  vos  femmes,  la  sienne;  car  les  Athéniens  d'alors  ne  cher- 
chaient pas  l'orateur  ni  le  général  grâce  auquel  ils  pourraient  jouir 
d'une  heureuse  servitude  :  ils  ne  croyaient  pas  même  digne  d'eux  de 
vivre,  s'il  ne  leur  était  donné  de  vivre  libres.  Chacun  d'eux  pensait 
qu'il  avait  été  mis  au  monde  non  pas  seulement  pour  son  père  et  pour 
sa  mère,  mais  aussi  pour  son  pays.  Quelle  différence  y  a-t-il  entre  ces 
deux  choses?  La  voici.  L'homme  qui  se  croit  né  seulement  pour  ses 
parens  attend  la  mort  fixée  par  l'ordre  du  destin  et  venant  d'elle- 
même  à  son  heure;  mais  celui  qui  se  croit  aussi  né  pour  sa  patrie 
veut  mourir  pour  ne  pas  la  voir  esclave,  et  il  juge  plus  affreuses  que 
la  mort  les  humiliations  et  les  injures  qu'il  faut  subir  dans  une  ville 
asservie. 

«  Si  donc  je  me  hasardais  à  dire  que  c'est  moi  qui  me  suis  mis  en 
avant  pour  vous  inspirer  des  pensées  dignes  de  vos  aïeux,  il  n'est 
personne  qui  ne  dût  avec  raison  me  prendre  à  partie;  mais  aujourd'hui, 
moi,  je  confesse  que  de  telles  déterminations  étaient  les  vôtres,  et  je 
prouve  qu'avant  moi  Athènes  avait  à  elle  cette  manière  de  penser.  Une 
part  d'action  auxiliaire  dans  chacune  des  choses  qui  ont  été  faites, 
voilà  ce  que  je  dis  m' appartenir  aussi.  Mais  cet  homme,  au  contraire, 
qui  incrimine  tout,  et  vous  ordonne  d'être  implacables  pour  moi, 
comme  pour  l'auteur  des  alarmes  et  des  dangers  de  la  ville,  en  même 
temps  qu'il  aspire  à  me  dépouiller,  dans  le  présent,  d'un  titre  d'hon- 
neur, il  vous  arrache  à  tout  jamais  votre  gloire;  car,  si  par  cette  con- 
sidération que  ma  politique  n'a  pas  été  la  meilleure  vous  condamnez 
Ctésiphon,  vous  paraîtrez  avoir  failli  vous-mêmes  dans  le  passé,  et  non 
pas  seulement  avoir  succombé  à  la  malignité  de  la  fortune.  Mais  ï} 
n'en  est  pas  ainsi  :  non,  vous  n'avez  pas  failli,  hommes  athéniens,  en 


37A  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ayant  choisi  le  côté  du  péril  à  braver  pour  l'indépendance  et  le  salut  de 
tous.  Non,  je  le  jure  par  ceux  qui  s'exposèrent  les  premiers  à  Mara- 
thon, et  par  ceux  qui  étaient  rangés  en  bataille  à  Platée,  et  par  ceux 
qui  combattirent  à  Salamine  et  aussi  à  la  journée  d'Ârtémise,  et  par 
beaucoup  d'autres  gisant  aujourd'hui  sous  la  pierre  dans  nos  monu- 
mens  publics,  vaillans  hommes  que  la  ville,  les  jugeant  dignes  du 
même  honneur,  a  tous  également  ensevelis,  ô  Eschine!  et  non  pas 
ceux-là  seulement  qui  avaient  réussi  ;  elle  était  juste  en  cela,  car 
l'œuvre  des  hommes  de  cœur,  tous  l'avaient  accomplie;  mais  ils  avaient 
eu  la  part  de  destinée  que  le  Dieu  avait  faite  à  chacun  d'eux.  » 

J'écoutais,  sous  la  voix  grave  et  passionnée  du  lecteur,  ce  serment 
immortel,  reconnaissant  à  peine  mes  faibles  paroles  françaises,  que 
remplaçait  l'accent  d'une  âme  antique,  et,  suspendu  entre  le  souve- 
nir de  l'original  qui  retentissait  tout  bas  en  moi  et  l'expression 
vivante  qui  m'en  rendait  le  sens  véritable  et  toute  la  grandeur,  je 
sentais  pour  ainsi  dire  dans  chaque  son  une  sympathie,  une  com- 
plicité généreuse  de  l'éloquent  général  avec  l'héroïque  orateur  de  la 
liberté  grecque.  Ce  sentiment  d'un  périlleux  effort  tenté  sans  succès, 
et  qu'il  aurait  fallu  tenter  malgré  la  certitude  du  revers,  jaillissait 
comme  un  cri  du  cœur,  et  confondait,  à  deux  mille  ans  de  distance, 
deux  douleurs  patriotiques  dans  un  même  élan  de  résignation  en- 
thousiaste. 

Je  restais  muet  d'admiration  devant  l'œuvre  de  Démosthènes  ainsi 
interprétée,  ainsi  retrouvée  :  la  lecture  inspirée  avait  anéanti  la  tra- 
duction, à  peu  près  comme  une  admirable  harmonie,  jetée  par  l'ar- 
tiste sur  les  lignes  d'un  libretto^  remonte,  par-delà  les  paroles,  à  la 
pensée  première,  à  la  passion  du  personnage,  à  son  agonie  de  dou- 
leur ou  à  sa  crise  de  délivrance,  et  traduit  directement  par  la  mu- 
sique ce  que  la  langue  n'avait  pas  exprimé. 

«  Que  cela  est  beau!  reprit  lentement  le  général,  comme  épuisé 
par  ce  court,  mais  complet  effort.  De  quelle  main  cet  homme  relève 
le  peuple  auquel  il  s'associe  !  et  à  quel  degré  il  se  relève  lui-même 
en  se  rendant  indépendant  de  la  destinée,  et  en  se  proposant  un  but 
moral  plus  haut  que  le  succès  et  qui  n'en  a  pas  besoin  !  A  la  guerre, 
dans  le  monde,  dans  la  vie  publique,  partout,  il  faut  ainsi  se  faire  un 
idéal  de  devoir  et  d'honneur,  en  dehors  de  tout  calcul  sur  les  chances 
de  succès,  et  même  avec  la  chance  contraire  volontairement  choisie. 
De  cette  sorte,  on  n'est  jamais  trompé,  car  dans  l'amertume  des  re- 
vers, il  reste  au  cœur  la  satisfaction  et  la  justice  de  l'entreprise.  Les 
peuples,  comme  les  individus,  doivent  ainsi  se  faire  une  perspective 
dominante,  un  horizon  de  gloire.  De  nos  jours,  près  de  nous,  nous 
voyons  tomber  et  avorter  bien  des  tentatives  de  liberté.  Vaudrait-il 
mieux  cependant  qu'elles  n'eussent  pas  été  faites?  et  l'essai  même 


SOUVENIRS   1>E   LA   âOHBONNE    EN   1825.  375 

n'est-il  pas  une  protestation,  et  la  protestation  un  accroissement  du 
droit? 

«  Je  ne  suis  pas  encore,  ajouta-t-il,  pleinement  assuré  des  pro- 
grès continus  de  la  France  dans  la  noble  carrière  où  elle  est  entrée. 
Ce  n'est  pas  l'étranger  que  je  redoute  pour  elle  :  sans  lui,  elle  peut 
pécher  par  excès  ou  par  inconstance;  mais  qui  voudrait,  n'importe 
l'avenir,  que  la  France  n'eût  pas  donné  un  si  bel  exemple?  Qui  vou- 
drait qu'elle  n'eût  pas  travaillé  à  cette  œuvre  glorieuse  du  gouverne- 
ment constitutionnel,  de  l'impôt  librement  voté,  de  la  loi  librement 
faite,  du  droit  individuel  garanti,  de  l'arbitraire  aboli,  du  droit  pu- 
blic fondé  sur  la  liberté  de  chacun  et  la  puissance  de  tous,  dans  les 
limites  de  la  loi?  » 

En  achevant  ces  mots,  le  général  prit  congé  de  moi,  pour  aller  à  la 
chambre,  me  laissant  sous  une  impression  bien  souvent  présente  de- 
puis à  mon  souvenir,  mais  qu'aucune  parole  de  moi  ne  peut  assez 
rendre.  Peu  de  jours  après,  à  l'occasion  des  comptes  de  la  guerre 
d'Espagne,  et  d'une  de  ces  liquidations  financières,  conclusion  finale 
de  la  gloire  dans  nos  temps  modernes,  il  prononçait  son  dernier  et 
en  même  temps  son  meilleur,  son  plus  simple,  son  plus  austère  dis- 
cours. Quelques  mois  encore,  et  il  n'était  plus  :  la  tribune  avait  con- 
sumé ce  noble  survivant  de  la  guerre;  à  cinquante  ans  à  peine,  le 
général  Foy,  dans  toute  la  vigueur  de  son  talent,  dans  le  progrès 
de  sa  raison  politique,  au  milieu  d'une  estime  justement  croissante 
et  d'une  admiration  salutaire  à  l'esprit  public,  était  enlevé,  je  ne 
dirai  plus  à  son  parti,  mais  à  la  France,  qu'il  eût  servie  dans  toutes 
les  épreuves  avec  non  moins  de  modération  et  d'énergie  honnête  que 
Casimir  Périer;  et  il  laissait  seulement ,  dans  le  spectacle  inouï  jus- 
qu'alors de  ses  obsèques  vraiment  nationales,  une  grande  leçon  ti  tp 
tôt  perdue  pour  notre  oublieuse  patrie. 

VlLLEMAlN, 

Membre  de  rAcadéniie  t'iaiiçaise. 


L'ASTRONOMIE 


EN  1852  ET  1853. 


Quid  dem,  qtiid  non  dem? 
(  Horace.) 
Que  dire,  que  taire? 

Autant  il  est  agréable  de  répondre,  dans  un  salon,  aux  questions  que  les 
gens  du  monde  adressent  à  ceux  qu'ils  savent  s'occuper  des  phénomènes  du 
ciel,  autant  il  est  périlleux  de  traiter  en  astronomie  un  sujet  déterminé  quand 
il  n'est  indiqué  ni  par  la  curiosité  du  lecteur  ni  par  Tà-propos  de  quelque  nou- 
velle scientifique.  Depuis  que  les  influences  de  la  lune,  des  éclipses,  des  pla- 
nètes et  des  comètes  ont  été  reléguées  dans  l'astrologie,  et  celle-ci  elle-même 
reléguée  dans  l'immense  magasin  des  vieilles  erreurs  que  l'esprit  humain  a 
abandonnées  en  arrivant  à  l'âge  mùr,  les  brillans  phénomènes  célestes  ont 
beaucoup  perdu  de  l'intérêt  populaire  qui  s'y  rattachait,  quand  on  croyait  y 
trouver  des  pronostics  de  médecine,  de  politique  ou  de  religion.  On  ne  s'oc- 
cupe plus  maintenant  de  l'âge  de  la  lune  dans  les  soins  qu'on  donne  aux  ma- 
lades et  dans  les  travaux  de  l'agriculture.  Les  comètes  n'annoncent  plus  la 
mort  des  rois;  on  ne  tire  plus  l'horoscope  des  princes.  Wallenstein,  s'il  eût 
vécu  de  nos  jours,  n'aurait  point  eu  sa  planète  Jupiter.  Enfin  l'indifiërence 
naturelle  du  public  pour  ce  qui  ne  peut  être  ni  objet  de  crainte  ni  sujet  d'es- 
pérance a  mis  d'étroites  bornes  à  la  curiosité  active  qui  s'enquérait  autrefois 
des  mouvemeus  des  astres,  et  rappelle  l'expression  singulière  de  l'astronome 
Delambre,  qui  qualifiait  d'inutiles  les  petites  étoiles  qui  ne  servaient  pas  à  rec- 
tifier les  instrumens  des  observatoires,  ou  à  déterminer  d'une  manière  plus 
.précise  les  mouvemens  du  soleil,  de  la  lune,  des  planètes  et  des  comètes  au 
travers  du  ciel  étoile. 

Ainsi  donc,  à  part  les  savans  spéciaux  et  ceux  qui  sont  voués  aux  arts 
Ijratiquesqui  se  rapportent  à  l'astronomie, — comme  la  marine,  la  géographie, 
les  voyages  de  découverte,  la  chronologie,  la  mesure  des  temps  par  toute  sorte 


l'astronomie  en  1852  et  1853.  377 

crhorloges,  la  détermination  de  la  figure  de  la  terre,  —  c'est  tou,jours  la  pure 
curiosité,  sans  mélange  d'intérêt  matériel,  qui  fait  que  le  public  interroge  un 
astronome,  comme  il  interrogerait  un  voyageur  qui  arriverait  d'un  pays  in- 
connu, mais  avec  lequel  on  ne  pourrait  aucunement  présumer  avoir  un  jour 
à  lier  des  relations  d'un  ordre  quelconque.  Les  taches  du  soleil,  les  monta- 
gnes de  la  lune,  l'absence  d'habitans  sur  cette  vaste  masse  si  près  de  nous, 
les  phases  de  Mercure  et  de  Vénus,  les  éclipses  de  soleil  et  de  lune,  les  étoiles 
que  cache  la  lune  en  passant  entre  elles  et  nous,  les  limes  nombreuses  de  Ju- 
piter, de  Saturne  et  d'Uranus,  les  nuages  mobiles  de  Jupiter,  les  neiges  que 
l'on  voit  s'amasser  sur  chaque  pôle  de  la  planète  Mars,  quand  le  soleil  les 
abandonne,  exactement  comme  sur  la  terre,  les  étoiles  doubles  qui  tournent 
l'une  à  l'entour  de  l'autre  et  nous  donnent  dans  le  ciel  de  véritables  cadrans 
séculaires  qui  enregistrent  les  longues  dates  chronologiques  comme  nos  calen- 
driers le  font  pour  nos  années;  enfin  toutes  les  perturbations  que  développe 
l'action  mutuelle  de  tous  les  corps  planétaires  qui  circulent  autour  du  soleil, 
(!orps  dont  la  terre  fait  partie,  —  tout  cela  et  mille  autres  résultats  intéressans 
de  l'observation  et  du  calcul  tirent,  je  le  répète,  leur  plus  grand  prix  aux  yeux 
du  public  de  la  circonstance  fortuite  qui  appelle  son  attention  sur  telle  ou 
telle  partie  de  la  science. 

D'ailleurs  l'astronomie,  séparée  de  son  utile  et  mensongère  sœur  l'astro- 
logie, qui  s'adressait  aux  imaginations  et  au  sentiment  de  l'amour  du  mer- 
veilleux inné  dans  l'homme,  n'offre  rien  de  dramatique,  rien  d'imprévu,  rien 
qui  soit  le  résultat  de  la  volonté,  du  choix,  de  la  spontanéité,  encore  moins 
de  la  passion.  Les  comètes  elles-mêmes,  quoique  leur  apparition  ne  puisse  être 
prévue,  marchent  avec  une  telle  régularité,  qu'après  trois  observations  l'astro- 
nome fixe  leur  marche  subséquente.  Le  soleil  parcourt  éternellement  l'éclip- 
tique;  la  lune  ne  sort  jamais  du  zodiaque  pour  aller  éclipser  l'étoile  polaire. 
I*lusieurs  siècles  à  l'avance,  on  peut  prédire  la  direction  où  l'astronome,  qui 
sera  aussi  loin  de  nous  dans  l'avenir  que  Jules  César,  l'auteur  de  notre  année 
solaire,  l'est  dans  le  passé,  devra  pointer  son  télescope  pour  trouver  une  des 
planètes  dont  les  éphémérides  de  notre  Bureau  des  Longitudes  donnent  an- 
nuellement la  position  aux  marins,  aux  géographes,  aux  voyageurs,  aux  hor- 
logers et  aux  astronomes  eux-mêmes. 

Cependant  l'astronomie,  réduite  aux  exigences  sévères  de  la  plus  mathé- 
matique des  sciences,  n'est  point  abandonnée  par  les  peuples  que  la  civili- 
sation met  au  premier  rang  pour  la  puissance  comme  pour  le  développement 
intellectuel.  Les  deux  plus  anciens  observatoires  du  monde,  celui  de  Paris  et 
celui  de  Greenwich,  près  de  Londres,  ont  été  imités  dans  un  grand  nombre 
de  nations.  L'Allemagne,  la  Russie,  l'Italie,  et  depuis  peu  les  États-Unis  d'A- 
mérique, n'ont  rien  maintenant  à  envier  à  la  France  et  à  l'Angleterre.  De 
plus,  chez  les  deux  peuples  qui  parlent  la  langue  anglaise  aux  deux  bords  de 
1  Atlantique,  et  dont  la  population  surpasse  aujourd'hui  cinquante  millions 
d'âmes,  la  distribution  moins  égale  de  la  richesse  parmi  les  particuliers,  les 
grandes  fortunes  aristocratiques  et  commerciales,  ont  permis  à  plusieurs  ama- 
teurs opulens  d'élever  de  magnifiques  instrumens  spéciaux  dans  des  obser- 
vatoires privés.  11  suffira  de  citer  le  télescope  presque  fabuleux  de  lord  Rosse 
en  Irlande.  Ce  télescope  a  six  pieds  anglais  d'ouverture  et  une  longueur  totale 

TOME   I.  25 


378  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  près  de  soixante  pieds;  il  est  porté  sur  des  murs  de  soixante-douze  pieds  de 
long-  et  cinquante  de  hauteur;  il  pèse  quinze  mille  kilogrammes  et  a  coûté 
300,000  francs  à  son  noble  constructeur.  Qu'on  se  ligure  un  moment  l'œil  d'un 
géant  dont  la  prunelle  aurait  six  pieds  de  diamètre!  Les  oljservatoires  de  Paris, 
de  Poulkova  près  Saint-Pétersbourg  et  de  Cambridge  près  Boston,  aux  États- 
Unis,  possèdent  en  outre  d'immenses  lunettes  de  quatorze  pouces  français  de 
diamètre.  L'année  dernière,  1852,  a  vu  établir  en  Angleterre,  chez  un  modeste 
ecclésiastique,  une  lunette  dont  les  verres  sont  encore  plus  grands,  mais  dont 
les  efifets  comparatifs  ne  sont  pas  encore  bien  appréciés. 

Qu'a-t-on  fait  de  tous  ces  moyens  d'observation  dans  ces  dernières  années, 
notamment  en  1852?  Commençons  par  les  étoiles. 

L 

.  Il  n'est  personne  qui  ne  sache  que  notre  soleil  fait  partie  d'une  vaste  agglo- 
mération de  soleils  semblables  au  nôtre  qui  sont  les  étoiles  innombrables  dont 
le  ciel  serein  nous  semble  parsemé;  mais  ce  que  l'on  sait  beaucoup  moins,  c'est 
que  cet  amas  prodigieux  de  soleils  forme  dans  le  ciel  un  ensemble  limité,  une 
sorte  d'agglomération  distincte  dont  l'imagination  peut  à  peine  se  figurer 
rétendue,  quand  on  pense  que  le  soleil  le  plus  voisin  du  nôtre  est  au  moins 
deux  cent  mille  fois  plus  loin  de  nous  que  la  terre  ne  l'est  du  soleil,  et  que 
cette  dernière  distance  de  la  terre  au  soleil  est  au  moins  douze  mille  fois 
l'épaisseur  de  la  terre.  Tout  cet  ensemble  de  soleils,  fondus  à  l'œil  par  la  dis- 
tance, forme  ce  que  l'œil  aperçoit  tout  autour  du  ciel  sous  la  ferme  d'une  clarté 
pâle  et  blanchâtre  et  qu'on  nomme  la  voie  lactée.  Il  n'est  point  de  chiffres, 
point  do  nombres  qui  puissent  représenter  la  quantité  de  ces  soleils  accumulés, 
entassés  les  uns  derrière  les  autres  dans  ce  vaste  système  de  soleils  qui  couvre 
pour  nous  une  immense  région  du  ciel.  A  mesure  que  les  télescopes,  en  se  per- 
fectionnant, ont  pénétré  plus  avant  dans  cette  masse  d'étoiles,  on  en  a  aperçu 
de  nouvelles  derrière  celles  que  le  télescope  pouvait  atteindre  et  distinguer. 
Faisons  de  cet  ensemble,  de  cette  voie  lactée  de  soleils  tous  distincts,  une  Ue 
au  milieu  du  ciel,  suivant  l'expression  admirable  de  M.  de  Humboldt,  et,  mal- 
gré l'immensité  des  dimensions  de  cet  amas  d'étoiles,  nous  serons  bien  loin 
encore  d'avoir  peuplé,  d'avoir  rempli,  d'avoir  comblé  les  profondeurs  de  l'es- 
pace accessible  à  nos  instrumens.  En  effet,  l'ensemble  des  soleils  dont  le  nôtre 
fait  partie, — notre  voie  lactée,  notre  nébuleuse  stellaire, — n'est  pas  le  seul  dans 
le  monde.  Avant  le  télescope  de  lord  Rosse,  ceux  des  deux  Herschell,  père  et 
fils,  avaient  sondé  à  fond  les  espaces  célestes.  Mais  combien  de  voies  lactées, 
d'îles  de  soleils  isolées  les  astronomes  ont-ils  trouvées  avec  leurs  admirables 
instrumens  et  leur  habileté  encore  plus  extraordinaire?  Sont-ce  deux  ou  trois 
nébuleuses,  comme  Huyghens  en  voyait  vers  la  fin  du  xvii"  siècle,  ou  bien  une 
centaine,  comme  Messier  les  cataloguait  vers  la  fin  du  xvnr?  Non,  la  dernière 
revue  du  ciel  que  vient  de  taire  paraître  M.  John  Herschell  nous  eu  enregistre 
plus  de  quatre  mille!  Combien  en  verrait-on  avec  le  télescope  de  lord  Rosse? 

Ainsi  nous  marchons  d'infini  en  infini.  Notre  terre,  comparée  à  l'hommev 
semble  infiniment  grande;  elle  n'est  cependant  qu'un  point,  comparée  à  notre 
soleil  et  à  la  distance  qui  sépare  deux  soleils  voisins.  De  ces  soleils,  il  y  en  a 


l'astrotvomie  en  1852  et  1853.  379 

une  infinité  tout  à  fait  incalculable  dans  notre  voie  lactée,  et  si,  par  Timagi- 
nation  comme  par  le  télescope,  nous  espaçons  les  unes  derrière  les  autres  les 
voies  lactées  dans  l'univers  comme  le  sont  les  soleils  individuels  dans  chacune 
des  voies  lactées  individuelles,  nous  arrivons  à  des  limites  tellement  distantes 
de  nous,  que  l'imairination  la  plus  ambitieuse  sent  plutôt  le  besoin  de  se  re- 
I)lier  vers  notre  coin  du  monde  que  de  poursuivre  encore  plus  loin  ces  amas 
de  soleils  entassés  les  uns  sur  les  autres  à  perte  de  vue  télescopique. 

Ceci  bien  compris,  voici  les  résultats  des  dernières  années  et  même  des  der- 
niers mois  dans  Tobservation  astronomique  de  ces  amas  distincts  d'étoiles  que 
l'on  désigne  ordinairement  sous  le  nom  de  nébuleuses,  parce  qu'ils  ressem- 
blent, comme  les  petites  portions  de  la  voie  lactée  ordinaire,  à  de  petits  nuages 
faiblement  lumineux.  Les  télescopes  et  les  lunettes  de  nos  jours  ont  montré 
que  toutes  ces  agglomérations  nébuleuses  n'étaient  réellement  que  des  amas 
d'étoiles  qui  se  sépai'aient  et  se  montraient  distinctes  sous  la  puissante  inspec- 
tion d'un  instrument  plus  grand  et  plus  parfait.  Les  limites  du  monde  se  sont 
ainsi  trouvées  reculées  prodigieusement,  car,  suivant  l'opinion  qui  voyait 
dans  ces  nébuleuses,  non  pas  des  entassemens  de  soleils,  mais  bien  une  véri- 
table matière  continue  disséminée  dans  l'espace,  rien  n'obligeait  à  reculer  ces 
limites,  comme  l'exige  l'idée  de  soleils  distincts  et  d'amas  de  soleils  distincts 
espacés  les  uns  à  côté  des  autres  à  partir  du  point  d'où  nous  les  observons. 
Ainsi,  d'après  les  observations  modernes,  de  l'homme  à  la  terre  un  infini,  de 
la  terre  au  soleil  un  second  infini,  du  soleil  à  l'amas  de  soleils  qui  constitue 
la  voie  lactée  un  troisième  infini,  enfin  un  quatrième  infini  de  la  voie  lactée 
à  l'ensemble  de  toutes  les  voies  lactées  qui  peuplent  le  ciel.  Voilà  quatre  infi- 
nis successifs  de  grandeurs  que  nous  franchissons  à  l'aide  de  nos  instrumens 
d'optique,  et  personne  ne  pensera  sans  doute  que  nous  ayons  atteint  les  bornes 
du  monde  matériel. 

Passons  de  ces  ensembles  illimités  à  l'observation  individuelle  des  étoiles  : 
un  autre  étonnement  nous  attend  dans  cette  localité,  aussi  restreinte  que  le 
champ  des  nébuleuses  était  vaste.  Dans  plusieurs  cas,  à  côté  d'une  étoile  bril- 
lante on  distingue  une  seconde  étoile  moins  brillante,  et  qui  semble  presque 
la  toucher,  avec  des  instrumens  de  faible  pouvoir.  En  observant  ces  étoiles 
doubles  pendant  plusieurs  dizaines  d'années,  William  Herschell  le  père  con- 
stata que  les  deux  étoiles  tournaient  l'une  à  Fentour  de  l'autre.  Observées  en 
plein  ciel,  tantôt  la  petite  était  au-dessus  de  la  brillante,  plus  tard  elle  se  voyait 
à  côté,  plus  tard  encore  elle  se  voyait,-au-dessous.  Il  y  a  telle  étoile  double  qui 
accomplit  cette  évolution  en  un  tiers  de  siècle,  telle  autre  en  un  demi-siècle; 
d'autres  exigent  pour  leur  période  plusieurs  centaines  d'années.  Quel  em- 
barras peuvent  maintenant  trouver  les  chronologistes  à  fixer  des  ères  éter- 
nellement stables,  puisque  telle  année  où  telles  étoiles  doubles  auront  telle 
position  relative  entre  elles  ne  pourra  être  confondue  avec  aucune  autre 
année,  dût-on  prolonger  le  temps  à  dix  mille,  à  cent  mille  années?  Il  suffit 
déjà,  pour  établir  ces  grandes  périodes,  de  prendre  les  étoiles  doubles  à  mou- 
vement bien  connu  que  contient  le  grand  ouvrage  dont  IVJ.  Struve,  le  direc- 
teur de  l'observatoire  impérial  de  Poulkova,  vient  d'enrichir  la  science  des 
étoiles,  qui  semble  son  domaine  exclusif  et  privilégié  par  le  mérite  et  par  la 
renommée.  ? 


380  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  sur  ce  qui  a  été  fait  dans  cette  branche  de 
l'astronomie  :  pour  ce  qui  regarde  la  scintillation  des  étoiles  expliquée  par 
M.  Arago,  d'après  sa  théorie  et  ses  observations  sur  les  étoiles  variables  ainsi 
que  sur  bien  d'autres  récentes  découvertes  d'astronomie  stellaire,  les  savantes 
et  claires  notices  scientifiques  insérées  par  l'illustre  académicien  dans  YJn- 
nuaire  du  Bureau  des  Longitudes  n'ont  laissé  rien  à  dire.  Dans  ces  notices, 
on  reconnaît  l'expérience  d'un  observateur  consommé  aidé  de  la  science  d'un 
mathématicien  de  l'école  de  Laplace  et  de  connaissances  complètes  dans  la 
science  de  la  lumière,  qui  lui  doit  de  son  côté  ses  plus  admirables  progrès. 
Dans  toutes  les  branches  de  la  science  des  étoiles  en  un  mot,  l'année  18.^2  a 
continué  partout  l'activité  des  années  précédentes. 

En  descendant  des  étoiles  à  notre  soleil  par  un  pas  qui,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  n'est  pas  moindre  que  deux  cent  mille  fois  la  distance  de  la  terre 
au  soleil,  laquelle  surpasse  elle-même  130  millions  de  kilomètres,  nous  voilà 
dans  la  région  des  planètes  entre  lesquelles  nous  comptons  notre  terre.  Les 
anciens,  qui  mettaient  à  tort  le  soleil  et  la  lune  au  rang  des  planètes,  en  comp- 
taient sept;  nous  en  connaissons  maintenant,  ou  pour  mieux  dire  aujour- 
d'hui, trente  et  une.  Je  dis  aujourd'hui  et  au  moment  où  j'écris  (t),  car,  quoique 
la  dernière  découverte  date  du  15  décembre  i852,  il  est  possible  que  cette 
année,  féconde  en  planètes  (elle  nous  en  a  révélé  huit),  nous  en  donne  encore 
une  avant  le  l'"'' janvier  1833.  On  peut  grouper  commodément  ces  trente  et 
une  planètes,  en  remarquant  qu'à  partir  du  soleil  quatre  planètes  de  gros- 
seur moyenne,  Mercure,  Vénus,  la  Terre,  ou  si  l'on  veut  Cybèle,  et  Mars,  cir- 
culent autour  de  cet  astre  central  et  dans  son  voisinage,  tandis  qu'aux  limites 
du  domaine  du  soleil  quatre  grosses  planètes,  Jupiter,  Saturne,  L'ranus  et  Nep- 
tune, se  meuvent  dans  d'immenses  orbites;  la  dernière  même  est  trente  fois 
plus  éloignée  du  soleil  que  ne  l'est  Cybèle.  Entre  ces  deux  groupes,  c'est-à-dire 
entre  Jupiter,  le  moins  éloigné  du  soleil  dans  le  groupe  des  grosses  planètes, 
et  Mars,  la  plus  distante  du  soleil  parmi  les  planètes  moyennes  voisines  du 
soleil,  sont  venues  se  grouper  vingt-trois  petites  planètes  formant  une  sorte 
de  volée  de  très  petites  planètes  peu  distantes  les  unes  des  autres,  et  occupant 
l'espace  qui  sépare  l'orbite  de  Mars  de  celle  de  Jupiter.  Voici  les  noms  et  les 
dates  de  découverte  de  ces  vingt-trois  petits  corps  célestes,  avec  les  noms  des 
astronomes  à  qui  nous  les  devons;  on  y  voit  que  l'année  1832  nous  a  donné 
huit  de  ces  corps  célestes  : 

1801.  Cérès Piazzi Palerme. 

1802.  Pallas Olbers  I.  .  .  .  Brème. 

1804.    Junon Harding.  .  .  .  Lilienthal. 

1807.    Vesta Olbers  II.    .  .  Brème. 

1845.    Astrée Hencke  I.  . .  .  Driesen. 

1847.    Hébé Hencke  lï.  .  .  Driesen. 

1847.    Iiis Hind  I Londres. 

1847.  Flore Hind  II.  .  .  .    Londres. 

1848.  Métis Graham.  .  .  .    Markree  (Irlande). 

1850.    Hygie. .  ....    Gasparis  I.  .  .    Naples. 

1850.    Parthénope.  .  .    Gasparis  IL  .    Naples. 

(1)  25  décembre  1852. 


l'astronomie  en  1852  et  1853.  381 

1850.  Victoria HindlII..  .  .  Londres. 

1850.  Égérie Gasparis  III. .  Naples. 

1851.  Irène Hind  IV. .  .  ,  Londres. 

1851  Eunomia.  .  .  .  Gasparis  IV.  .  Naples. 

1852.  Psyché Gasparis  V.   .  Naples. 

1852.  Thétis Luther Dusseldorf. 

1852.  Melpomène.  .  .  Hind  V.  .  .  .  Londres. 

1852.  Fortuna Hind  VI. .  .  .  Londres. 

1852.  Massalia.  .  .  .  Chacornac. .  .  Marseille. 

1852.  Lutetia Goldschmidt..  Paris. 

1852.  Calliope Hind  VII.   .  .  Londres. 

1852.  Thalie Hind  VIII.  .  .  Londres'. 

On  sera  peut-être  surpris  du  grand  nombre  de  petites  planètes  que  MM.  Hind 
et  Gasparis  ont  ajoutées  et  ajouteront  sans  doute  encore  au  groupe  placé  entre 
Mars  et  Jupiter,  Pour  juger  du  mérite  et  de  l'immensité  du  travail  nécessaire 
pour  découvrir  des  astres  d'un  si  faible  éclat,  il  nous  suffira  de  dire  que  c'est 
en  intercalant  sur  une  carte  d'étoiles  déjà  faite  toutes  les  petites  étoiles  que 
le  télescope  peut  atteindre,  que  l'on  arrive,  en  y  regardant  bien  soigneuse- 
ment, à  reconnaître  que  quelques-uns  de  ces  points  brillans  ont  changé  de 
place  et  sont  de  véritables  planètes  dont  on  assigne  ensuite  la  distance  au 
soleil  et  le  temps  de  la  révolution.  C'est  ainsi  qu'en  1846  M.  Galle,  à  Berlin, 
sur  les  indications  de  M.  Leverrier,  reconnut  la  planète  Neptune.  Tout  le 
monde  sait  encore  qu'Uranus  fut  trouvé  en  1781  par  William  Herschell.  Quant 
aux  planètes  visibles  à  l'œil  nu,  on  est  libre  de  faire  remonter  jusqu'à  Adam 
la  date  de  leur  première  observation. 

Les  astronomes,  si  heureusement  récompensés  de  leurs  travaux  en  1832  par 
la  conquête  de  huit  planètes,  petites  sœurs  de  notre  terre,  ne  l'ont  pas  été 
moins  dans  la  découverte  des  comètes  télescopiques,  c'est-à-dire  invisibles  à 
nos  yeux  sans  l'aide  des  instrumens  d'observatoire.  Mais  quel  intérêt  le  pu- 
blic peut-il  prendre  aujourd'hui  à  l'un  de  ces  mille  petits  nuages  du  chaos 
arrivant  des  profondeurs  du  ciel  pour  y  retourner  à  jamais,  incapables  de 
servir  ou  de  nuire,  et  si  légers  qu'on  peut  dire  à  la  lettre  que,  sous  le  rap- 
port de  leur  ténuité,  de  leur  peu  de  soUdité,  de  leur  peu  de  substance  maté- 
rielle enfin,  ces  astres,  —  plus  légers  cent  mille  fois  que  l'air  qui  constitue 
le  souffle  des  vents,  — •  ces  astres,  disons-nous,  sont  sur  l'extrême  hmite  de 
l'existence?  11  est  difficile  même  de  bien  se  figurer  à  quel  point  est  diffuse  la 
matière  nuageuse  dont  ils  sont  formés.  En  empruntant  aux  anciens  alchi- 
mistes l'expression  par  laquelle  ils  désignaient  une  certaine  vapeur  métallique 
très  légère,  nous  dirons  que  les  comètes  sont  un  rien  visible.  Elles  n'ont 
pour  nous  pas  d'autre  qualité,  d'autre  propriété  physique  que  leur  visibilité. 
—  Eh  bien!  alors,  me  disait  un  interlocuteur  enchanté  d'en  finir  avec  les 
comètes,  s'il  en  est  ainsi,  —  comète,  que  me  veux-tu'? 

Je  serais  cependant  fâché  de  diminuer  l'importance  scientifique  réelle  de 
ces  astres,  et  surtout  celle  des  quatre  comètes  à  révolution  fixe  que  nous  con- 
naissons déjà  :  savoir,  celles  qui  portent  les  noms  de  Halley,  de  Encke,  de 
Biéla,  et  de  notre  compatriote  M.  Faye.  Ces  comètes  inutiles  au  pubhc  ont 
vérifié  la  loi  de  Newton  sur  l'attraction,  permis  de  sonder  les  cieux  autour 


fSS'Z  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  soleil  à  de  grandes  distances,  donné  des  lumières  sur  la  constitution  des 
espaces  célestes,  et  enfin,  suivant  les  idées  timidement  mais  obstinément  pré- 
sentées par  l'illustre  inventeur  des  locomotives,  M.  Séguin,  del'Institut  de 
France,  elles  nous  promettent  des  notions  sur  cet  amas  de  petits  corps,  de 
matière  chaotique,  suivant  l'expression  de  Chladni,  qui  circule  autour  du 
soleil  dans  la  région  zodiacale  concurremment  avec  les  grosses  planètes,  et 
qui  nous  donne  les  météores  appelés  étoiles  filantes  d'une  part,  et  de  Tautre 
ces  redoutables  bolides  ou  globes  solides  qui  s'engagent  parfois  dans  notre 
atmosphère,  s'y  échauffent  et  y  font  explosion  en  canonnant  la  terre,  sur 
toute  leur  direction^  de  leurs  éclats  pierreux.  Ces  pierres  tombées  du  ciel, 
comme  on  les  appelle  ordinairement,  ont  plusieurs  fois  tué  des  hommes  et 
incendié  des  habitations. — Pour  prendre  ces  malfaisans  visiteurs  des  espaces 
célestes  sous  un  point  de  vue  moins  sérieux,  espérons  qu'avec  le  progrès  des 
sciences  et  la  diffusion  des  connaissances  astronomiques,  les  romanciers  et  les 
auteurs  dramatiques  trouveront  dans  les  bolides  de  nouveaux  moyens  de 
punir  le  crime  triomphant  et  de  relever  la  vertu  appauvrie  et  souffrante. 
Une  masse  de  fer  comme  celle  que  Pallas  observa  en  Sibérie  viendra  des  espa- 
ces célestes  écraser  le  pervers  opulent,  et  un  lingot  d'or  non  moins  immense 
tombera  dans  la  triste  retraite  du  juste  indigent. 

L'année  1852  a  vu  commencer  la  publication  des  beaux  travaux  ordonnés 
par  l'empereur  de  Russie  pour  la  détermination  de  la  figure  de  la  terre.  Ces 
travaux  sont  dus  à  M.  Struve:  La  géodésie,  car  c'est  ainsi  qu'on  désigne  la 
mesure  de  la  terre  et  'a  détermination  de  sa  figure,  est  vraiment  une  science 
française  par  l'initiative  de  notre  nation.  Écoutons  l'astronome  royal  d'Angle- 
'  terre,  M.  Airy,  homme  aussi  élevé  moralement  au-dessus  des  injustes  vanités 
nationales  reprochées  à  sa  nation  qu'il  l'est  scientifiquement  par  ses  beaux 
travaux  de  théorie  et  d'observation.  M.  Airy  s'exprime  ainsi  :  «  On  lit  dans 
l'Histoire  de  la  Civilisation,  par  M.  Guizot,  que  la  France  a  été  le  grand 
pionnier  de  la  science;  que,  généralement  parlant,  la  civilisation  est  origi- 
naire de  France.  Je  pense  qu'en  matière  de  science,  il  en  est  ainsi  que 
l'affirme  "M.  Guizot.  Quand  la  question  de  la  figure  de  la  terre  vint  à  être  dé- 
battue, deux  expéditions  célèbres  s'effectuèrent  sous  les  auspices  du  gouver- 
nement français.  Ce  furent  les  deux  premières  grandes  expéditions  inscrites 
dans  l'histoire  du  monde.  L'une  fut  envoyée  en  Laponie,  près  du  pôle;  l'autre 
le  fut  au  Pérou,  sous  l'équateur, — et  jamais  expéditions  ne  se  rendirent  plus 
justement  célèbres  que  ces  deux -là.  »  On  était  alors  presque  au  milieu  du 
xvjii*  siècle.  Au  commencement  de  celui-ci,  les  travaux  faits  en  France  ont 
continué  la  gloire  nationale  et  illustré  les  noms  de  MM.  Delarabre,  Méchain, 
Biot  et  Arago.  L'Angleterre,  dans  son  territoire  restreint,  a  mesuré  très  exac- 
ternent  sa  portion  de  surface  terrestre  dans  les  deux  sens ,  et  notamment  de 
l'eêt  à  l'ouest,  par  le  beau  travail  de  M.  Airy,  dont  je  viens  de  citer  le  nom, 
mais,  dans  ses  immenses  possessions  de  l'Inde,  l'Angleterre  a  fait  mesurer  un 
arc  de  même  étendue  que  l'arc  de  France.  Celui  de  Russie  pose  une  de  ses  ex- 
trémités au  cap  Nord,  et  l'autre  sur  la  Mer  Noire.  Enfin  les  États-Unis,  en  ce 
moment  même,  mesurent  la  terre  sur  leur  vaste  territoire.  Les  travaux,  con- 
fiés à  la  direction  de  M.  Bâche,  l'arrière-petit-fils  de  Franklin,  sont  dignes 
d'un  peuple  qui  a  tout  un  continent  pour  territoire,  et  dont  la  population,  au- 


l'astronomie  en  1852  et  1853.  383 

jourd'hui  presque  égale  à  celle  de  la  France,  comptera  en  1900  plus  de  cent 
V  ngt  millions  d'âmes.  Dans  la  vie  des  peuples,  1800  c'était  hier;  1900,  ce  sera 
demain! 

II. 

Ainsi  que  le  remarque  Laplace,  Tastronomie  actuelle  est  la  seule  science  en 
possession  de  prédire  les  événemens  futurs  plusieui^  siècles  à  l'avance.  11  est 
bien  entendu  que  ces  prédictions  n'ont  pour  objet  que  la  prescience  des  faits 
astronomiques,  c'est-à-dire  de  la  position  des  astres  dont  les  mouvemens  eur- 
chaînés  par  les  calculs  théoriques  sont  infailliblement  nécessaires,  autant  in- 
faillibles, par  exemple,  que  l'heure  du  lever  et  du  coucher  du  soleil  dans  telle 
localité,  à  tel  jour  de  l'année.  Où  sera  le  pôle  dans  trente  siècles?  Où  sera  le 
soleil?  Où  seront  les  planètes?  Quel  sera  l'aspect  des  étoiles  doubles?  Quelle 
longueur  auront  les  différentes  saisons?  Tout  cela  peut  être  prédit,  et  sous  ce 
point  de  vue,  la  curiosité  s'en  rapporte  volontiers  à  l'infaillibilité  des  mathé- 
matiques. Cherchons  donc  ce  qui  est  moins  certain.  D'après  l'activité  scienti- 
fique universelle,  essayons  de  préciser  ce  que  nous  pouvons  espérer  pour  1853, 

La  grande  lunette  de  l'Observatoire  de  Paris,  convenablement  portée  sur  le 
pied  parallactique  voté  par  la  chambre  française,  marquera  une  ère  dans  la 
science  des  astres,  où,  suivant  Fontenelle,  l'art  d'observer,  qui  n'est  que  le 
fondement  de  la  science,  est  lui-même  une  très^grande  science.  Tous  les  pro- 
blèmes sur  lesquels  les  observateurs  de  Paris  doivent  interroger  le  ciel  sont 
déjà  prêts.  Les  observatoires  de  France,  d'Allemagne,  d'Italie,  de  Russie,  de 
rinde,  du  cap  de  Bonne-Espérance,  d'Angleterre,  du  Canada,  les  nombreux 
observatoires  des  États-Unis,  tous  les  observatoires  pïivés  de  l'Angleterre  et 
de  l'Amérique,  ne  resteront  pas  oisifs.  Le  nombre  des  petites  planètes  s'ac- 
croîtra sans  doute  jusqu'à  trente,  en  descendant  jusqu'aux  points  presque 
imperceptibles  du  ciel  étoile,  observés  avec  des  télescopes  de  plus  en  plus 
I)uissans.  La  théorie  de  la  lune,  dont  les  positions  guident  le  navigateur  et 
le  voyageur  dans  les  déserts  des  océans  et  des  pays  inconnus,  sera  perfec- 
tionnée, et,  au  lieu  d'atteindre  un  demi-siècle  de  prévisions  exactes,  fran- 
chira un  ou  deux  siècles  d'intervalle.  Les  comètes  dont  le  retour  est  attendu 
se  montreront  à  l'appel  des  éphémérides  mathématiques;  d'auires  seront 
découvertes,  et  on  pourra  raisonner  sur  leur  ensemble.  Enfin  la  géograpMe 
astronomique,  en  Russie  et  en  Amérique  surtout,  atteindra  la  précision 
qu'elle  a  depuis  longtemps  en  France  et  depuis  plusieurs  années  en  Angleterre. 
De  nouvelles  lunes  seront,  comme  dans  ces  dernières  années,  ajoutées  à  celles 
que  l'on  connaissait  déjà  autour  de  Saturne,  d'IIranus  et  de  Neptune,  et  peut- 
être  même  autour  de  Jupiter  et  de  Vénus.  Les  éclipses  n'offriront  pas,  en  1853, 
grand  intérêt.  Les  observateurs  qui,  en  juillet  1851,  s'étaient  trouvés  réunis 
en  Norvège  et  en  Prusse  pour  l'éclipsé  totale  de  soleil,  se  sont  donné  rendez- 
vous  en  Algérie  pour  celle  de  1861.  Enfin  nous  aurons  la  géographie  de  la 
lune,  que  les  grands  instrumens  permettent  d'observer  à  peu  près  aussi  bien 
que  du  sommet  du  Puy-de-Dôme  on  observe  la  Limagne  d'Auvergne,  ou  bien 
les  vallées  du  Roussillon  du  sonnnet  du  Canigou,  ou  enfin  les  vallées  suisses 
du  sommet  des  Alpes.  Cette  géographie  de  la  lune,  ou  plutôt  cette  géologie^ 


38Ù  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plaines  par  plaines,  volcans  par  volcans  et  même  rochers  par  rochers,  nous 
dévoilera  de  curieuses  lois  de  formations  de  terrains  sur  ce  vaste  globe  désert 
où  rien  ne  change,  rien  ne  végète,  où  il  n'y  a  ni  pluies,  ni  vents,  ni  mers,  ni 
rivières,  encore  moins  aucune  trace  ou  empreinte  des  travaux  ou  de  l'existence 
des  êtres  vivans,  tandis  que  sur  Mars,  qui  est  quatre  cents  fois  plus  éloigné,  et 
même  sur  Jupiter,  bien  plus  éloigné  encore,  nous  apercevons  les  effets  de  plu- 
sieurs des  météores  qui  se  développent  sur  une  si  grande  échelle  dans  notre 
atmosphère.  L'atmosphère  elle-même  semble  totalement  manquer  à  la  lune. 
Lord  Rosse  nous  promet  une  étude  complète  de  la  géologie  de  notre  satellite, 
qui  a  déjà  été  l'objet  de  plusieurs  observations  de  M.  William  Bond,  de  l'obser- 
vatoire de  Cambridge,  près  Boston,  pourvu,  comme  nous  l'avons  dit,  d'une 
lunette  égale  à  celles  des  observatoires  de  Paris  et  de  Saint-Pétersbourg. 

Mais,  dira-t-on,  voilà  de  la  science  d'observatoire  qu'il  faut  acheter  au  prix 
de  la  construction  d'instrumens  immenses,  difficiles  à  se  procurer  et  encore 
plus  difficiles  à  manier  et  à  utiliser  dans  le  petit  nombre  d'heures  où  le  ciel,  par- 
faitement limpide  et  serein,  permet  de  pousser  les  instrumens  à  toute  la  puis- 
sance dont  ils  sont  susceptibles!  En  défalquant  les  nuits  où  la  clarté  de  la  lune 
gêne  les  observations  délicates  autant  que  le  jour  gêne  les  observations  ordi- 
naires des  étoiles,  William  Herschell,  que  l'on  peut  regarder  comme  l'incar- 
nation du  génie  observateur,  ne  comptait  pas  en  Angleterre  plus  de  cent 
heures  par  an  pour  les  observations  parfaites;  nous  n'en  avons  pas  le  double 
à  Paris.  Transporter  les  grands  instrumens  astronomiques  au  sommet  des 
Alpes,  des  Pyrénées,  des  chaînes  de  l'Himalaya  dans  l'Inde  ou  des  Cordillères 
d'Amérique,  c'est  ce  qui  se  fera,  mais  qui  est  encore  moins  accessible  au  pu- 
blic que  la  construction  des  observatoires.  N'y  a-t-il  donc  rien  pour  l'astro- 
nomie bourgeoise,  pour  ainsi  dire,  pour  l'astronomie  populaire,  peu  ambi- 
tieuse, qui  voudrait  vérifier  seulement  les  principaux  phénomènes  célestes, 
sauf  à  croire  sur  parole  les  observateurs  que  leur  ]X)sition  professionnelle  ou 
l'amour  de  la  gloire  porte  à  tenter  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  dans  cette 
difficile  science  d'observation?  Nous  nous  sommes  occupé,  il  y  a  plus  de  vingt 
ans,  de  cette  question  d'un  mérite  modeste  en  apparence,  mais  en  réalité 
recommandable  par  le  grand  nombre  de  personnes  auxquelles  elle  ouvre  la 
contemplation  des  plus  beaux  phénomènes  célestes.  Sous  notre  direction, 
M.  Soleil,  l'excellent  d^ticien,  après  de  persévérantes  tentatives,  a  construit 
une  lunette  ou  télescope  astronomique  et  terrestre  tout  à  fait  portatif  et  de 
la  même  force  à  peu  près  que  les  instrumens  avec  lesquels,  sur  les  places  pu- 
bliques de  Paris,  le  public  est  admis,  pour  quelques  centimes,  à  l'observation 
des  objets  les  plus  curieux  que  chaque  saison  nous  présente  dans  le  ciel. 

Je  suppose  donc  un  instrument  de  cette  force,  qui  est  à  peu  près  celle  des 
lunettes  employées  dans  la  télégraphie  non  électrique  ou  par  les  capitaines 
de  marine  sur  les  vaisseaux  bien  approvisionnés;  je  le  suppose,  dis-je,  en 
i8o3,  entre  les  mains  d'un  amateur  tout  à  fait  inexpérimenté.  11  mettra  d'a- 
bord le  tuyau  des  oculaires  terrestres,  et  il  se  donnera  le  plaisir  très  vulgaire, 
mais  toujours  nouveau,  de  lire  un  livre  à  une  distance  d'une  centaine  de 
mètres  ou  l'heure  sur  un  cadran  beaucoup  plus  éloigné,  de  distinguer  les 
arbres,  les  escarpemens  des  montagnes  ou  les  vaisseaux  en  mer,  de  jour  et 
de  nuit,  avec  une  merveilleuse  facilité;  il  discernera  les  détails  microsco- 


l'astronomie  en  1852  et  1853.  385 

piques  de  la  végétation  et  les  mouvemens  des  insectes  d'un  bout  à  l'autre  d'un 
jardin  de  grandeur  ordinaire;  il  verra  eniin,  par  les  ondulations  de  l'air,  cou- 
rir le  vent  sur  les  plaines  et  sur  les  collines,  comme  on  le  voit  quand  il  fait 
ondoyer  les  épis  d'une  vaste  moisson  près  de  sa  maturité.  Déjà  familier  avec 
la  vision  télescopique,  il  substituera  l'oculaire  astronomique  à  l'oculaire  ter- 
restre, et,  observant  la  lune  avant  son  premier  et  après  son  dernier  quartier, 
le  soir  ou  le  matin,  il  reconnaîtra  les  cavités  arrondies  de  ses  cratères  volca- 
niques et  les  ombres  que  projettent  les  montagnes  et  les  collines  sur  les  plaines 
et  sur  le  fond  des  abîmes  des  cratères.  De  jour  en  jour  et  presque  d'heure  en 
heure,  l'aspect  changera,  comme  changent  les  ombres  terrestres,  d'heure  en 
heure,  à  mesure  que  le  soleil  s'élève  ou  s'abaisse.  Tout  cela  se  voit  en  tout 
temps.  Voici  pour  1833  :  le  29  mars  prochain,  la  lune  éclipsera  la  brillante 
étoile  Bêta,  du  scorpion;  l'étoile  sera  couverte  par  la  lune  vers  midi  trois  quarts, 
et  l'éclipsé,  quoiqu'en  plein  jour,  sera  parfaitement  visible  à  la  lunette  astro- 
nomique. Une  heure  après,  l'étoile  reparaîtra  à  l'autre  côté  de  la  lune.  Le 
même  phénomène,  avec  la  même  étoile,  se  reproduira  deux  lunaisons  plus 
tard,  savoir  le  22  mai  prochain,  au  moment  de  la  pleine  lune.  L'éclipsé  com- 
mencera à  huit  heures  trois  quarts  du  soir,  et  durera  jusque  vers  neuf  heures 
trois  quarts.  Dans  la  même  année,  la  planète  Mars  sera  éclipsée  par  Ja  lune 
le  l"  août,  un  peu  avant  six  heures  du  matin;  l'éclipsé  durera  plus  d'une 
heure  un  quart.  La  facilité  de  pointer  sur  la  lune  rendra  l'observation  sûre; 
la  planète  disparaîtra  du  côté  brillant  de  la  lune,  et  reparaîtra  à  sept  heures 
mi  quart  du  côté  obscur  de  cet  astre. 

L'observateur,  après  avoir  armé  son  oculaire  d'un  verre  noir  disposé  tout 
exprès,  verra  en  1833,  comme  dans  toute  autre  année,  les  taches  noires  du 
soleil,  que  rien  ne  nous  peut  faire  prévoir  jusqu'ici,  mais  qui  manquent  rare- 
ment pendant  plusieurs  mois.  En  suivant  la  position  de  ces  taches,  il  s'assu- 
rera que  cet  astre  dominateur  de  notre  système  planétaire,  et  qui  est  qua- 
torze cent  mille  fois  plus  gros  que  la  terre,  tourne  sur  lui-même  en  vingt-cinq 
ou  vingt-six  jours. 

La  planète  Vénus  n'offrira  point  cette  année  ces  beaux  croissans  analogues 
à  ceux  de  la  lune,  qui  font  la  délectation  des  amateurs  d'astronomie  popu- 
laire, et  qui  servirent  si  bien  à  Galilée  pour  prouver,  d'accord  avec  Copernic, 
que  la  terre  n'est  point  le  centre  des  mouvemens  des  planètes.  Ce  ne  sera  que 
tardivement,  le  28  décembre  1833,  qu'elle  nous  montrera  son  disque  à  demi 
illuminé  et  coupé  en  deux,  comme  la  lune  à  son  premier  et  à  son  dernier 
quartier.  Ses  beaux  aspects  en  croissans,  à  cornes  très  aiguës,  ne  se  montre- 
ront qu'en  1834. 

Mercure,  quoique  plus  petit  et  plus  difficile  à  voir  bien  nettement,  offrira 
des  croissans  très  aigus  le  3  et  le  16  avril  1833,  le  13  et  le  23  août,  le  1"  et  le 
H  décembre;  il  aura  l'aspect  d'une  lune  âgée  de  trois  à  quatre  jours.  11  sera 
préférable  pour  la  netteté  de  la  vision  aussi  bien  que  pour  Vénus  d'observer 
la  planète  avant  la  fin  du  crépuscule  et  quand  le  ciel  est  encore  bien  illuminé 
par  le  reflet  atmosphérique  des  rayons  solaires. 
Mars  n'offrira  rien  d'intéressant  aux  lunettes  ordinaires, 
Jupiter  sera  dans  son  plus  grand  éclat  et  dans  sa  plus  grande  proximité  de 
la  terre  pendant  le  mois  de  juin,  et  à  cette  époque  il  sera  en  plein  ciel  à  mi- 


386  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nuit.  Quoique  cette  année  cette  belle  planète  soit  très  abaissée  vers  le  sud,  le 
télescope  montrera  très  bien  les  bandes  obscures  qui  suivent  son  équateur,  et 
que  l'on  assimile  à  Faspect  que  doivent  offrir  les  courans  de  nos  vents  alises 
pour  les  observateurs  de  la  terre  situés  dans  les  autres  planètes.  Notez  que 
dans  Jupiter,  où  règne  un  printemps  perpétuel,  les  courans  atmosphériques 
doivent  avoir  une  régularité  qui  ne  peut  appartenir  aux  courans  aériens  de 
notre  terre,  lesquels  sont  perpétuellement  troublés  par  les  changeraens  des 
saisons.  Je  renvoie  aux  éphémérides  astronomiques  ceux  qui  voudraient  être 
témoins  d'une  de  ces  éclipses  des  quatre  lunes  de  Jupiter  si  curieuses  par  leur 
analogie  avec  nos  éclipses  de  lune.  Ces  quatre  lunes  elles-mêmes,  avec  toutes 
leurs  configurations  de  chaque  côté  de  la  planète  principale,  sont  un  objet 
du  plus  haut  intérêt,  même  pour  les  personnes  les  plus  indifférentes  aux  no- 
tions astronomiques.  La  Connaissance  des  Temps  pour  1853,  publiée  par  le 
Bureau  des  Longitudes  de  France,  donne  pour  chaque  jour  la  configuration 
des  quatre  lunes  de  Jupiter  des  deux  côtés  de  leur  planète  principale,  et  c'est 
toujours  une  surprise  pour  les  personnes  peu  habituées  à  la  précision  astro- 
nomique de  trouver  dans  le  champ  de  la  lunette  l'aspect  indiqué  longtemps 
d'avance  par  le  calcul  —  reproduit  fidèlement  dans  le  ciel. 

Saturne  et  son  anneau  seront  bien  visibles  au  milieu  de  novembre  1833. 
Un  faible  télescope  peut  à  peine  atteindre  à  la  visibilité  du  plus  brillant  de  ses 
huit  satellites  ou  lunes.  Saturne,  en  1853,  sera  très  haut  dans  notre  ciel  bo- 
réal et  très-favorablement  situé  pour  l'observation.  Quant  àUranus,  qui,  dit- 
on,  était  connu  des  habitans  d'Otahiti,  qui  l'observaient  à  l'œil  nu  avant 
qu'Herschell  le  découvrît  en  Angleterre,  il  y  a  si  peu  de  cas  où  son  voisinage 
d'une  étoile  bien  visible  permette  de  l'observer  commodément,  qu'il  serait  su- 
perflu d'insister  sur  les  moyens  de  le  trouver,  surtout  quand  on  pense  que  le 
résultat  de  cette  pénible  recherche  ne  serait  que  la  vue  d'un  point  faiblement 
brillant  tout  semblable  à  une  petite  étoile. 

Aucune  des  comètes  à  période  connue  ne  revient  en  1853.  La  comète  at- 
tendue en  1848  manque  depuis  lors  au  rendez-vous  et  fait  conjecturer  quel- 
que perturbation  extraordinaire;  mais  cela  n'a  rien  à  fournir  à  l'astronomie 
populaire. 

Depuis  qu'en  Amérique  le  télégraphe  électrique  a  été  employé  à  la  déter- 
mination des  longitudes,  cet  admirable  appareil  peut  être  considéré  comme 
un  véritable  instrument  d'astronomie.  Notre  belle  administration  télégra- 
phique française  vient  d'atteindre  Marseille  ces  jours  derniers,  et  dans  le  cou- 
rant de  1833,  le  réseau  télégraphique  de  la  France  sera  complété.  Déjà,  en 
septembre  1831,  le  télégraphe  électrique  sous-marin  avait  relié  l'Angleterre 
à  la  France  et  l'Observatoire  de  Paris  à  celui  deGreenwich.  Plus  tard,  l'occa- 
sion s'offrira  peut-être  de  constater  ici  plusieurs  des  curieux  résultats  obtenus 
dans  l'ancien  et  le  nouveau  continent  par  l'électricité  de  la  pile  de  Volta.  Je 
me  bornerai  à  dire  aujourd'hui  que  l'idée  de  faire  traverser  l'Atlantique  tout 
entier  à  un  câble  électrique  allant  d'Europe  aux  États-Unis  me  semble  d*une 
difficulté  insurmontable,  et  que  la  seule  voie  pour  reUer  télégraphiquement 
les  deux  mondes j  c'est  de  passer  par  le  détroit  de  Behring,  qui,  avec  les  îles 
qui  le  partagent  en  deux,  n'offre  pas  plus  de  difficulté  que  la  Manche  pour  la 
pose  d'un  câble  électrique  sous-marin. 


l'astronomie  en  1852  et  1853.  387 

Si  les  a?tres,  en  perdant  toute  influence  sur  les  destinées  des  hommes,  ont 
aux  yeux  du  vulgaire  perdu  tout  l'intérêt  qui  s'attachait  à  leurs  mouvemens 
et  à  leur  position,  nous  trouvons  cependant  un  cas  où  cette  influence  se  ma- 
nifeste sur  notre  globe;  il  est  bien  entendu  que  c'est  une  influence  physique 
et  non  une  influence  morale  :  je  veux  parler  des  marées.  Tous  les  jours,  sous 
l'influence  de  la  lune  et  du  soleil,  les  océans  terrestres  se  soulèvent  et  s'abais- 
sent deux  fois.  Deux  fois  par  jour,  le  rivage  est  envahi  par  le  flux  et  ensuite 
abandonné  par  le  reflux.  Cette  incessante  énergie  des  astres  moteurs,  et  cette 
perpétuelle  obéissance  des  plaines  liquides  aux  lois  mécaniques  de  la  nature, 
se  traduisent  par  des  mouvemens  tellement  continus,  que  l'Océan  semble 
animé;  mais  c'est  surtout  sur  les  côtes  de  France  que  ces  alternatives  se  dé- 
ploient sur  une  grande  échelle.  Un  phénomène  encore  plus  curieux  est  celui 
dont  nous  avons  donné  ici  même  la  description  et  l'explication  (1)  :  je  veux 
parler  de  la  barre  ou  mascaret  de  la  Seine,  c'est-à-dire  de  cet  immense  et  for- 
midable flot  qui,  aux  époques  des  pleines  lunes  et  des  nouvelles  lunes  des 
équinoxes,  envahit  subitement  le  bassin  de  la  Seine  dans  les  parages  de  Quil- 
lebœuf,  à  l'embouchure  du  fleuve.  Pour  être  témoin  de  ce  grand  mouvement 
des  eaux,  supposons  en  1853  un  curieux  partant  de  Paris  pour  Rouen,  et  de 
cette  dernière  ville  arrivant  en  peu  d'heures  à  Quillebœuf,  par  la  voie  de  Pont- 
Audemer.  Si  c'est  au  2&  ou  au  27  mars  -1853,  au  24  on  ou  23  avril,  au  3  ou  au 
4  octobre,  ou  bien  enfin  au  2  ou  au  3  novembre,  il  contemplera  le  plus  beau 
et  le  plus  curieux  de  tous  les  phénomène^s  de  l'Océan.  Des  grèves  à  perte  de 
vue,  sablonneuses  et  vaseuses,  des  rives  basses,  une  rivière  indigente  d'eau, 
comparativement  à  son  lit  immense,  seront,  à  une  heure  prévue,  inscrites 
dans  les  éphémérides  astronomiques,  envahies  avec  fracas  par  une  profonde 
plaine  liquide  poussée  d'un  mouvement  irrésistible,  au  milieu  du  calme  le 
plus  complet,  et  dans  le  silence  des  vents  et  des  orages.  Ce  n'est  pas  savoir 
profiter  des  beautés  de  la  nature  que  de  ne  point  aller  observer  ces  magiques 
coups  de  théâtre  de  l'Océan,  quand  ils  sont  si  près  de  nous  et  d'un  accès  si 
facile. 

Je  terminerai  en  émettant  le  vœu  que  le  goût  et  la  pratique  de  l'astrono- 
mie deviennent  assez  populaires  en  France  pour  engager  les  amateurs  à  sou- 
lager autant  que  possible  dans  leurs  travaux  les  astronomes  de  profession, 
écrasés  par  les  observations  et  les  calculs  réguhers  des  grands  observatoires. 
Pourquoi  ne  verrions-nous  pas  chez  nous,  comme  en  Angleterre  et  aux  États- 
Unis,  des  amateurs  intelligens  et  dévoués  établir  dans  des  observatoires  privés 
des  instrumens  spéciaux,  pour  suivre  telle  ou  telle  branche  de  cette  belle 
science  delà  nature,  dont  le  domaine  embrasse  l'immensité  de  l'univers?  Le 
grand Herschell lui-même,  qu'était-il  par  rapporta  l'observatoire  royal  d'An- 
gleterre, sinon  un  simple  amateur?  Et  cependant  (jui  jamais  a  fait  plus  que 
lui  pour  l'astronomie?  A  part  toute  bravade  d'esprit  national,  la  France,  dans 
l'astronomie  comme  ailleurs,  peut-elle  accepter  une  infériorité? 

BaBINET,  de  l'Institut. 
(1)  Voyez  la  Revue  du  1er  novembre  1852. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  janvier  1853. 

Puisque  donc  nous  voici  entrés  dans  une  année  nouvelle  et  que  cette  année 
dle-mème  n'est  déjà  plus  entière  devant  nous,  puisqu'il  ne  nous  est  point 
donné  de  suspendre  le  vol  rapide  du  temps,  ou  plutôt  puisqu'il  est  en  dehors 
de  notre  pouvoir  de  nous  arrêter  nous-mêmes,  selon  la  pensée  d'un  vieux 
poète,  ne  faut-il  pas  du  moins,  à  mesure  que  se  déroule  le  spectacle  des  choses 
actuelles,  essayer  du  mieux  qu'il  se  peut  de  les  recueillir  et  de  les  coordonner? 
Sur  ce  fond  mystérieux  et  changeant  d'une  époque,  l'historien  n'est  tenu  de 
saisir  que  les  grandes  lignes,  les  grands  résultats.  Que  d'élémens  obscurs  y 
trouvent  place  cependant!  Que  d'impressions  fugitives  viennent  s'y  mêler! 
Que  d'événemens  qui  ne  sont  des  événemens  que  pour  les  contemporains  et 
qui  forment  néanmoins  ce  que  nous  pourrions  appeler  le  tissu  de  l'existence 
quotidienne  d'un  peuple!  Rien  ne  passe  sous  nos  yeux  qui  n'ait  son  caractère 
et  sa  signification;  rien  ne  se  produit  qui  ne  puisse  offrir  à  quelque  degré  la 
mesure  du  mouvement  des  choses,  depuis  l'inauguration  d'une  église  jusqu'à 
ces  questions  diplomatiques  où  se  manifestent  les  dispositions  réciproques 
des  gouvernemens,  depuis  les  démembremens  d'un  parti  jusqu'aux  change- 
mens  qui  s'opèrent  dans  l'organisation  politique  d'un  pays.  Chaque  jour  heu- 
reusement ne  voit  point  éclater  quelqu'un  de  ces  faits  qui  transforment  radi- 
calement la  vie  d'une  nation;  mais  les  révolutions  une  fois  accomplies  et  une 
situation  étant  donnée,  chaque  jour  peut  montrer  cette  situation  sous  une 
face  nouvelle  et  par  des  côtés  divers.  Autant  d'incidens  qui  se  produisent, 
autant  de  traits  de  la  physionomie  du  moment;  et  quand  ces  traits  se  dessi- 
nent avec  quelque  confusion,  c'est  à  qui  sait  bien  regarder  de  les  voir  d'une 
manière  distincte.  L'année  qui  s'ouvrait  il  y  a  peu  de  jours  a-t-elle  déjà  vu 
uaitre  quelques-uns  de  ces  incidens  caractéristiques?  Peut-être  en  est-il  plus 
d'un  où  se  peint  la  situation  de  la  France  vis-à-vis  d'elle-même  en  quelque 
sorte  et  vis-à-vis  des  autres  pays.  Deux  faits  d'un  ordre  bien  différent,  — 
l'inauguration  de  Sainte-Geneviève  et  la  reconnaissance  du  nouvel  empire  par 


REVUE.  CHRONIQUE.  389 

les  ,£^randes  puissances  continentales,  —  ne  sont  point,  il  nous  semble,  sans 
avoir  leur  place  dans  l'histoire  la  plus  récente  de  notre  pays,  non  pas  qu'ils 
aient  rien  de  commun,  mais  parce  qu'ils  expriment  sous  des  formes  diverses 
la  situation  actuelle  de  la  France. 

C'est  le  lendemain  du  jour  où  l'année  commençait  que  le  Panthéon  était  de 
nouveau  rendu  au  culte  catholique.  Ce  nom  même  de  Panthéon  s'effaçait  de- 
vant le  nom  plus  chrétien  de  Sainte-Geneviève,  patronne  de  Paris.  La  religion 
reprenait  solennellement  possession  de  cette  enceinte  et  la  ranimait  de  ses 
pompes.  C'est  une  destinée  singulière  parfois  que  celle  des  monumens.  Le 
Panthéon,  dans  son  histoire,  ne  semble-t-il  pas  résumer  d'une  manière  saisis- 
sante toutes  les  luttes,  les  fluctuations,  les  incertitudes  de  notre  temps?  Dans 
sa  destination  première,  il  y  a  un  siècle,  ce  devait  être  une  église;  cinquante 
ans  plus  tard,  la  révolution  y  entrait  en  souveraine  et  en  faisait  une  sorte  de 
temple  païen  élevé  à  l'homme;  elle  envoyait  ses  scribes  verbaliser  sur  l'enlè- 
vement des  reliques  et  de  la  châsse  de  sainte  Geneviève,  œuvre  du  «  ci-devant 
soi-disant  saint  Éloi,  orfèvre  et  évêque  de  Paris.  »  Marat  allait  remplacer  la 
sainte  de  Nan terre.  Toutes  ces  obscénités  épuisées,  l'empereur  venait  rendre 
l'enceinte  profanée  au  culte  religieux.  Ce  ne  fut  cependant  que  sous  la  res- 
tauration, en  réalité,  que  cette  mesure  trouva  son  plein  accomplissement. 
Mais  déjà  commençait  la  réaction  contre  le  clergé  et  les  influences  de  l'église, 
et  bientôt,  en  1830,  le  Panthéon  redevenait  ce  que  la  révolution  l'avait  fait 
une  première  fois.  Enfin  survint  la  révolution  de  1848,  et  ici,  comme  pour 
résumer  notre  histoire  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  tragique,  ce  temple  étrange 
était  destiné  à  devenir  le  théâtre  d'un  des  plus  sanglans  épisodes  des  journées 
de  juin.  Après  ces  scènes  funèbres,  il  semble  que  la  prière  seule  pût  s'élever 
sous  ces  voûtes  où  la  guerre  servile  avait  pénétré  comme  la  dernière  dérision 
de  l'orgueil  humain.  Un  décret,  en  effet,  rendait,  il  y  a  un  an,  le  Panthéon  à 
sa  destination  première,  et  c'est  l'autre  jour  que  l'autel  se  relevait  au  fond  de 
ce  sanctuaire,  où  ont  régné  les  influences  les  plus  opposées.  A  travers  toutes 
ces  alternatives,  qu'on  le  remarque  bien,  il  y  a  quelque  chose  de  plus  profond 
qu'une  série  de  changemens  dans  la  destination  d'un  monument  public.  A 
chacun  de  ces  changemens,  il  s'agit  de  savoir  quelle  est  la  direction  des  idées; 
il  s'agit  de  savoir  de  quel  côté  l'homme  moderne  incline  ses  adorations,  du 
côté  de  Dieu  ou  du  côté  de  lui-même.  Sans  doute  rien  n'est  plus  juste  et  plus 
moral  pour  un  peuple  que  d'honorer  les  hommes  qui  l'ont  servi  par  leurs 
vertus,  leur  héroïsme  ou  leur  génie,  de  conserver  leur  image  et  de  perpétuer 
leur  souvenir.  Ce  qui  est  une  triste  et  violente  pensée,  c'est  le  fanatisme  de 
l'homme  pour  lui-même  poussé  au  point  de  s'ériger  un  temple  et  un  culte. 
Là  est  le  renversement  de  toutes  les  notions.  Il  n'y  a  point  de  temple  pour 
l'homme.  Pour  l'écrivain  de  génie,  le  véritable  temple,  c'est  le  livre  qui  porte 
son  nom  et  l'influence  de  ses  idées  à  tous  les  coins  du  monde;  pour  l'artiste, 
c'est  le  musée  où  figurent  ses  ouvrages;  pour  l'homme  d'état,  c'est  l'histoire 
qui  raconte  ses  actions  et  ses  services.  C'est  par  tout  cela  que  les  uns  et  les 
autres  se  survivent.  Voilà  pourquoi,  en  soi-même,  tout  ce  qui  ramène  le  culte 
de  l'homme  à  Dieu  seul,  tout  ce  qui  replace  un  temple  sous  son  invocation 
naturelle  est  une  restitution  salutaire.  Seulement,  que  cette  restitution,  pour 
être  durable,  s'accomplisse  en  dehors  de  tout  esprit  de  réaction  intempestive. 


390  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  évite  tout  ce  qui  pourrait  ressembler  à  une  victoire  de  parti  ou  à  une  ven- 
geance. Si  de  toutes  les  vicissitudes  du  Panthéon  il  peut  ressortir  des  lumières 
pour  tous  les  esprits  réfléchis,  n'en  ressort-il  point  aussi  pour  la  reUgiou  elle- 
même?  M*'  l'archevêque  de  Paris,  à  l'inauguration  de  Sainte-Geneviève,  rap- 
pelant une  des  phases  de  l'histoire  de  ce  monument  sous  la  restauration,  ajou- 
tait qu'en  1830  il  avait  porté  le  poids  d'une  funeste  solidarité  politique.  Cela 
est  vrai,  et  c'est  un  motif  de  plus  pour  la  religion  de  rester  elle-même.  Si  elle 
ne  doit  jamais  participer  aux  passions  du  moment,  encore  moins  doit-elle 
aller  réveiller  des  passions  rétrospectives.  —  Hommes  et  gouvernemens,  et 
même  membres  de  l'ëgUsey  nous  avons  tous  traversé  des  années  où  on  n'a  pas 
toujours  fait  tout  ce  qu'on  aurait  voulu  faire,  et  où  on  n'a  pu  toujours  éviter 
tout  ce  qu'on  n'api^rouvait  pas.  Il  faut  bien  se  sentir  soi-même  sans  péché 
pour  jeter  la  pierre  à  d'autres.  Nous  soumettrions  volontiers  une  considéra- 
tion à  M8'  l'archevêque  de  Paris  :  après  quinze  ans  de  faveur  sans-  limite  et 
d'identification  presque  complète  avec  l'autorité  politique  sous  la  restaura- 
tion, la  religion  s'est  trouvée  haïe,  suspectée  et  menacée;  après  dix-huit  ans 
de  persécutions  et  d'injures,  comme  on  ne  craint  pas  de  le  dire,  la  religion 
s'est  trouvée  populaire,  honorée  et  invoquée,  en  possession  de  toutes  ses  forces 
pour  aider  au  salut  de  la  société.  11  faut  bien  que  sous  ce  régime  il  y  eût 
quelque  chose  qui  ne  fût  point  entièrement  défavorable  au  progrès  4e  l'in- 
tluence  religieuse.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  restitution  du  Panthéon  au  culte  chré- 
tien est  très  certainement  un  des  signes  les  plus  caractéristiques  de  notre 
temps,  un  des  symptômes  palpables  des  tendances  qui  renaissent  à  l'issue  des 
révolutions.  C'est  un  des  laits  qui  marquent  le  mieux  ce  que  nous  appelions 
la  situation  de  la  France  vis-à-vis  d'elle-même,  du  moins  dans  cet  ordre  d'in- 
térêts moraux  et  religieux.  Il  y  a  longtemps  que  le  nouveau  gouvernement  a 
reçu  de  l'église  ses  lettres  de  reconnaissance. 

Dans  une  sphère  d'intérêts  plus  temporels,  dans  les  rapports  de  la  France 
avec  les  autres  nations,  où  en  est  cependant  aujourd'hui  cette  question  de  la 
reconnaissance  des  nouvelles  institutions  impériales?  Il  y  a  eu,  comme  on 
sait,  les  gouvernemens  qui  ont  reconnu  tout  d'abord  l'empire;  et  il  y  a  eu 
ceux  qui  ont  pris  le  temps  pour  méditer  leur  acquiescement.  L'Angleterre, 
rEsi)agne,  Naples,  la  Belgique,  sont  au  nombre  des  premiers;  la  Russie,  la 
Prusse,  l'Autriche,  sont  au  nombre  des  seconds.  C'est  à  une  date  assez  récente 
que  les  ministres  de  ces  dernières  puissances  ont  remis  leurs  lettres  de 
créance.  Serait-ce  soulever  indiscrètement  le  voile  de  dire  que  tout  a  bien  pu 
ne  point  se  passer  sans  commentaires,  sans  négociations  épineuses,  et  sur- 
•^tout  sans  rumeurs  au  dehors?  Quand  il  en  serait  ainsi,  où  donc  serait  le  su- 
jet de  surprise?  Évidemment  les  transformations  politiques  d'un  pays  comme 
la  France  ne  s'accomplissent  pas  sans  soulever  des  questions  qui  touchent  à 
plus  d'un  intérêt.  Seulement  ceux  qui  résoudront  ces  questions  dans  un  es- 
prit supérieur  de  concihation  et  de  prudence,  ceux-là  auront  infailliblement 
raison  devant  la  civilisation,  devant  le  monde,  devant  les  peuples  mêmes  qu'ils 
sont  appelés  à  diriger.  Par  la  rajùdité  de  ses  évolutions,  par  la  brusquerie  de 
ses  métamorphoses,  la  France  sans  doute  est  un  pays  avec  lequel  il  n'est 
point  toujours  facile  de  vivre  :  elle  étonne  assez  souvent  et  déconcerte  encore 
plus;  elle  multiplie  peut-être  les  embarras  en  multipliant  pour  les  gouverne- 


i  BEVUE. CHRONIQUE.  S91 

mens  les  occasions  de  résolutions  délicates;  mais,  s'il  n'est  point  facile  de  vivre 
avec  elle,  il  serait  encore  plus  difficile  de  vivre  sans  elle  ou  tout  à  fait  en  de- 
hors d'elle  en  Europe.  Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  qu'elle  ébranle  ou  qu'elle 
rassura  le  monde.  Les  traités  n'ont  point  prévu  tous  ses  gouvernemens  :  soit; 
les  traités  ont  subi  bien  d'autres  infractions  depuis  trente  ans.  De  nouveaux 
états  se  sont  formés,  des  territoires  ont  été  absorbés,  des  agraudissemens  ter- 
ritoriaux se  sont  produits,  et  ce  n'est  pas  seulement  dans  ces  détails  que  les 
traités  ont  reçu  des  atteintes,  c'est  dans  leur  esprit  même.  La  politique  de 
non-intervention,  qui  domine  aujourd'hui,  n'est-elle  pas  la  contradiction  écla- 
tante de  la  politique  de  solidarité  entre  les  dynasties,  sur  laquelle  reposait  la 
mainte-alliance?  Quel  est  le  sens  profond  de  ce  changement  dans  l'esprit  qui 
préside  aux  relations  internationales?  C'est  de  mettre  au-dessus  de  tout  l'in- 
térêt de  la  paix  générale,  c'est  de  concilier  cette  paix  avec  l'indépendance  inté- 
rieure des  peuples.  L'Angleterre  n'a  point  de  peine  à  reconnaître  cette  poli- 
tique :  elle  dérive  du  droit  des  souverainetés  nationales.  Nous  concevons  qu'elle 
ne  trouve  point  partout  la  même  faveur  en  Europe;  mais  le  pire  encore  serait 
de  mêler  un  peu  de  la  politique  de  la  sainte-aUiance  et  un  peu  de  la  politique  de 
non-intervention,  de  i)ratiquer  la  seconde  avec  l'esprit  de  la  première,  de  dire 
à  des  gouvernemens  investis  de  la  plus  grande  autorité  :  Vous  êtes  des  gouver- 
nemens,  mais  non  pas  des  gouvernemens  comme  nous;  nous  serons  amis,  mais 
politiquement,  avec  les  différences  que  comportent  les  traditions  et  les  circon- 
stances. A  tout  cela,  il  nous  semble,  il  serait  trop  aisé  de  répondre,  et  il  serait 
encore  plus  facile  d'opposer  à  des  questions  secondaires  ce  besoin  universel  de 
paix,  garantie  de  la  sécurité  sociale  et  de  cet  immense -développement  d'inté- 
rêts qui  suit  aujourd'hui  son  cours  en  Europe.  Qu'on  se  souvienne  qu'après 
1830  il  fallut  dans  le  régime  nouveau  la  plus  rare  longanimité  et  l'amour  pro- 
fond de  la  paix  qu'il  nourrissait,  pour  ne  point  céder  parfois  à  des  susceptibi- 
lités légitimes,  qui  l'eussent  infailliblement  popularisé.  L'exemple  est  assez 
récent,  il  a  même  porté  ses  fruits,  assure-t-on,  quand  il  n'était  plus  temps,  il 
est  vrai,  pour  le  régime  de  1 830  de  recueillir  les  témoignages  de  ces  dispositions 
nouvelles;  mais  l'expérience  n'est  point  perdue  sans  doute.  Nous  sonnnes  bien 
convaincus  aujourd'hui  que  tout  le  monde  en  Europe  désire  la  paix,  —  une 
paix  honorable,  intelligente,  protectrice  de  tous  les  intérêts.  En  ce  qui  touche 
le  gouvernement  français,  il  ne  faudrait  pour  preuve  que  le  soin  qu'il  met  à 
constater  les  faveurs  dont  sont  l'objet  de  la  part  de  leurs  cabinets  les  minis- 
tres accrédités  auprès  de  lui  par  les  puissances  étrangères  et  les  témoignages 
qu'il  n'a  cessé  de  multiplier.  11  est  assez  difficile  souvent  de  pénétrer  le  mys- 
térieux travail  des  chancelleries;  mais  au  fond,  leur  secret,  nous  le  connais- 
sons :  il  ne  peut  être  autre  chose  que  le  vœu  universel  des  peuples,  qui  aspi- 
rent au  calme,  au  repos  et  au  développement  tranquille  de  leur  génie  et  de 
leur  activité. 

C'est  donc  une  question  vidée  maintenant  en  fait  et  en  principe  que  cette 
reconnaissance  de  l'empire  par  les  imncipaux  états  de  l'Europe  continentale. 
Au  fond,  ce  qui  reste,  c'est  le  résultat;  et  en  même  temps  que  le  régime  nou- 
veau, par  cet  acte  diplomatique,  prenait  définitivement  aux  yeux  du  monde 
le  caractère  d'un  gouvernement  réguhèrement  reconnu,  il  achevait  de  s'orga- 
niser à  l'intérieur.  Un  décret  du  31  décembre  venait  compléter  le  sénatus- 


392  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

consulte  qui  a  modifié  la  constiluliou.  D'après  les  chanjjemeus  apportés  dans 
la  loi  fondamentale,  on  a  vu  déjà  quelles  prérogatives,  sinon  nouvelles  i)eut- 
être,  du  moins  plus  nettement  accentuées,  sont  conférées  à  l'autorité  execu- 
tive. Finances,  exécution  des  travaux  publics,  répartition  des  crédits  votés  par 
le  corps  législatif  pour  chaque  ministère,  traités  diplomatiques  et  commer- 
ciaux, fixation  des  tarifs  de  douane,  —  le  pouvoir  de  l'empereur  s'étend  à  ces 
diverses  matières  qui  résument  elles-mêmes  les  plus  grands  intérêts  du  pays. 
Quelles  modifications  subit  le  pouvoir  législatif  d'après  le  dernier  décret?  Ce 
ne  sont,  à  vrai  dire,  que  des  modifications  de  détail,  dont  quelques-unes  sem- 
blent avoir  pour  but  de  pallier  des  inconvéniens  qui,  au  point  de  vue  même 
du  mécanisme  de  la  constitution  du  13  janvier  1852,  s'étaient  fait  sentir  dans 
la  session  passée.  D'après  l'une  de  ces  modifications,  la  présidence  des  bureaux 
est  à  l'élection,  au  lieu  d'être  dévolue  au  hasard  de  l'âge.  En  cas  de  dissentiment 
entre  le  conseil  d'état  et  le  corps  législatif  sur  un  amendement  proposé  à  une 
loi,  cette  dernière  assemblée  peut  déléguer  trois  de  ses  membres  pour  discu- 
ter la  proposition  avec  les  membres  du  conseil  d'état.  D'un  autre  côté,  le  récent 
décret  affecte  une  dotation  fixe  aux  sénateurs  et  une  indemnité  aux  membres 
du  corps  législatif  pour  le  temps  des  sessions.  Enfin  le  nouveau  règlement 
crée  une  distinction  entre  le  procès-verbal  des  séances  législatives,  qui  ne  fait 
que  résumer  les  opérations  et  les  votes  de  l'assemblée,  et  le  compte-rendu  des- 
tiné à  la  presse,  lequel  continue  à  reproduire  nominativement  l'analyse  des 
opinions  et  des  discours  de  chaque  orateur.  Ce  compte-rendu  est  soumis  à  la 
surveillance  et  à  l'approbation  d'une  commission  formée  du  président  du 
corps  législatif  et  des  présidens  de  chaque  bureau.  Comme  on  voit,  les  précau- 
tions ne  manquent  pas  dans  ce  prudent  mécanisme,  pour  tracer  le  domauie 
de  l'action  du  corps  législatif  et  des  journaux.  Sur  un  autre  point  d'ailleurs, 
la  presse  vient  de  trouver  quelque  adoucissement  dans  un  décret  nouveau. 
Jusqu'ici,  toute  amende  résultant  d'une  condamnation  essuyée  par  un  journal 
devait  être  comptée  dans  le  délai  de  trois  jours  au  trésor,  à  qui  elle  restait  dès 
ce  moment  acquise, — de  telle  sorte  que,  si  peu  après  le  chef  de  l'état  venait  à 
exercer  son  droit  de  grâce,  cette  mesure  ne  pouvait  avoir  d'effet  pour  le  jour- 
nal quant  à  l'amende  payée  par  lui.  Maintenant  cette  amende  devra  rester 
déposée  à  la  caisse  des  consignations  pendant  trois  mois,  et  pourra  être  resti- 
tuée au  journal  en  cas  d'exercice  du  droit  de  grâce  dans  cet  intervalle.  C'est 
un  adoucissement  dans  le  régime  matériel  de  la  presse,  qui  n'a  plus  trop  de 
tous  ses  moyens  pour  mener  la  laborieuse  existence  que  les  événemens  lui 
ont  faite. 

De  toutes  les  élaborations  successives  par  lesquelles  la  législation  politique 
de  la  France  passe,  on  le  voit,  le  pouvoir  sort  toujours  entier,  souverain, 
affranchi  de  toute  sujétion  et  de  tout  obstacle.  Ce  ne  sont  point  les  préroga- 
tives qui  lui  manquent  pour  imprimer  un  mouvement  fécond  aux  intérêts 
généraux  du  pays.  Dans  l'ordre  moral  comme  dans  l'ordre  matériel,  dans  l'in- 
struction publique  comme  dans  les  finances,  dans  les  travaux  publics  comme 
dans  l'industrie,  le  champ  est  vaste,  à  la  condition  de  marcher  avec  pru- 
dence. Pour  ne  parler  que  du  commerce,  une  des  plus  grandes  questions, 
dont  nous  avons  déjà  dit  quelques  mots,  c'est  celle  des  paquebots  transatlan- 
tiques. Comme  toute  affaire  sérieuse,  cette  question  continue  à  être  l'objet 


REVUE.  CHRONIQUE.  393 

d'ardentes  préoccupations  dans  les  principaux  foyers  commerciaux;  mais  il 
■semble  qu'elle  soit  sur  le  point  d'entrer  aujourd'hui  dans  une  phase  nouvelle. 
Jusqu'à  présent,  c'était  à  qui  aurait  une  tête  de  ligne  pour  les  États-Unis  ou 
l'Amérique  du  Sud  entre  les  villes  commerciales  les  plus  considérables  :  —  Le 
Havre,  Bordeaux,  Nantes,  Marseille.  La  difficulté  était  de  conciher  toutes  ces 
prétentions,  outre  qu'au  dernier  moment  il  se  trouvait  toujours  quelque  im- 
possibihté  résultant  soit  de  la  situation,  soit  de  l'imperfection  des  divers  i^orts 
de  commerce.  Or,  tandis  que  Le  Havre,  Bordeaux,  Marseille,  se  disputent  la 
prééminence,  le  gouvernement  parait  dans  l'intention  de  trancher  la  difficulté 
en  faisant  d'un  port  de  guerre,  de  Cherbourg,  par  exemple,  l'unique  point 
de  départ  des  paquebots  destinés  à  relier  la  France  au  Nouveau-Monde.  Le  gou- 
vernement se  montrerait  disposé  à  concéder  le  privilège  à  une  seule  compa- 
gnie, qui  serait  tenue  d'entretenir  un  assez  grand  nombre  de  paquebots,  les- 
quels pourraient,  au  besoin,  être  mis  au  service  de  l'état  et  former  une  flotte 
à  vapeur  d'une  certaine  importance.  Ici,  on  le  voit,  l'intérêt  politique  vient 
se  joindre  à  l'intérêt  commercial  d'une  manière  plus  sensible.  Nous  ne  sau- 
rions rechercher  en  ce  moment  si  cette  considération  est  de  nature  à  compli- 
quer la  solution  ou  à  la  rendre  plus  facile.  L'un  et  l'autre  i)eut  être  vrai  à  la 
fois.  Toujours  est-il  que,  quelque  décision  qui  soit  prise,  les  difficultés  de 
divers  genres  qui  se  rattachent  à  cette  sérieuse  affaire  ne  peuvent  manquer 
d'être  prochainement  résolues. 

Pour  statuer  souverainement  sur  ce  grave  intérêt  comme  sur  bien  d'autres, 
le  gouvernement  est  d'autant  plus  à  l'aise  aujourd'hui  qu'il  est  politiquement 
plus  affranchi.  11  n'est  point  embarrassé  à  coup  sûr  par  les  contestations,  par 
l'action  intérieure  des  partis  disciplinés  et  en  armes.  Les  partis  au  contraire 
semblent  se  dissoudre  et  se  démembrer  chaque  jour  sous  nos  yeux,  aussi  incer- 
tains sur  ce  qu'ils  doivent  faire  que  sur  ce  qu'ils  doivent  éviter.  Lorsque  M.  de 

.  Pastoret  et  M.  de  La  Rochejacquelein  entrent  au  sénat,  lorsque  tant  d'autres, 
à  des  titres  différens,  prennent  part  à  l'administration  publique,  ce  n'est  point 

.  évidemment  l'abdication  du  parti  légitimiste,  mais  n'est-ce  point  le  signe  de 
cette  dissolution  dont  nous  parlons?  Et  n'en  est-il  pas  toujours  de  même?  Tant 

-  que  les  grandes  questions  de  gouvernement  sont  en  suspens  et  que  la  victoire 
peut  échoir  au  plus  actif,  au  plus  habile,  au  i)lus  heureux,  les  j^artis  ont  une 
raison  d'être;  ils  s'entretiennent  dans  leur  ardeur  et  leur  discipline;  ils  ont 
devant  eux  l'horizon  et  l'avenir.  Dès  que  ces  questions  sont  résolues,  le  plus 
grand  élément  de  cohésion,  l'espoir  du  succès,  leur  manque;  le  sol  fuit  sous 
leurs  pieds.  11  n'y  a  plus  de  partis  à  vrai  dire;  il  n'y  a  que  des  individualités 
dispersées  qui  règlent  leur  conduite  sur  leurs  intérêts,  leurs  convenances, 
leurs  ambitions,  leurs  ressentimens,  ou  se  rattachent  même  au  pouvoir  par 

.  un  mobile  plus  honorable,  celui  de  servir  le  pays  en  tout  état  de  cause. 
Encore  ce  ne  sont  point  ceux-là  souvent  qui,  par  leur  promptitude  à  trouver 
jmrtout  leur  place,  font  le  plus  de  mal  à  leur  parti;  ce  sont  ceux  qui,  au  mi- 
lieu de  la  dissolution,  excellent  à  diviser  encore,  ceux  qui  réussissent  à  beau- 
couj)  empêcher  pour  ne  rien  faire,  ceux  qui  se  font  de  petites  églises  où  ils 
récitent  chaque  jour  l'oraison  qui  doit  les  sauver;  ce  sont  ceux  qui  restent 
insensibles  au  mouvement  des  choses,  et  font  de  leur  immobilité  une  sorte 
de  reproche  pour  tout  le  monde.  Malheureusement  c'est  là  un  genre  de  disso- 

TOME   I.  26 


39Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lutioii  qui  travaille  depuis  longtemps  le  parti  légitimiste,  sans  qu'il  s'en  doute 
•peut-être,  et  son  histoire  ne  serait  pas  la  moins  curieuse  dans  la  mêlée  des 
oi)inions  contemporaines. 

Une  des  suprêmes  illusions  des  partis  d'ailleurs,  c'est  de  ne  jamais  s'impu- 
ter à  eux-mêmes  leurs  défaites  et  leur  impuissance.  Interrogez  le  parti  légiti- 
miste; il  ne  reconnaîtra  point,  à  coup  sûr,  que  c'est  à  lui  surtout  que  la  res- 
tauration a  dû  de^périr,  et  cependant  chaque  œuvre  qui  paraît,  en  éclairant 
cette  époque,  met  à  nu  cette  vérité,  qui  n'est  point  nouvelle.  Un  livre  que  pu- 
blie M.  de  Marcellus,  —  la  Politique  de  la  Restauration  en  1822  eM  823, — 
montre  comment  une  grande  entreprise  telle  que  l'expédition  d'Espagne  de- 
vient inutile.  Le  dernier  volume  de  l'Histoire  de  la  Restauration  de  M.  de 
Lamartine  fait  voir  la  crise  de  cette  époque  à  son  triste  et  fatal  dénouement. 
Une  chose  nous  frappe  dans  l'ouvrage  de  M.  de  Marcellus  :  l'auteur,  alors  chargé 
d'alTaires  de  France  à  Londres,  rapporte  que,  dès  1823,  Canning,  dans  une 
conversation,  laissait  percer  le  pressentiment  d'une  révolution  de  1688  pour 
notre  pays.  Ce  n'était  point,  autant  que  le  pouvait  croire  M.  de  Marcellus,  un 
soupçon  de  conspiration  jeté  sur  un  prince  rapproéhé  du  trône.  Ce  que  pen- 
sait et  ce  que  voyait  Canning,  c'est  qu'il  y  avait  en  France  un  parti  ardent  et 
compacte  qui  héritait  de  toutes  les  fautes  du  gouvernement,  que  chaque  vio- 
lence des  majorités  victorieuses  popularisait  dans  le  pays,  qui  grandissait 
chaque  jour  par  toutes  les  occasions  qu'on  lui  offrait,  et  qui  devait  nécessai- 
rement, à  la  dernière  heure,  trouver  sa  personnification  couronnée.  Le  gou- 
vernement français  ne  tenait  nul  compte  de  la  communication  de  son  jeune 
envoyé  à  Londres,  et  il  avait  tort.  Il  aurait  dû  y  voir,  non  une  complicité  qui 
ne  peut  être  construite  qu'après  coup,  mais  un  symptôme  de  son  propre  dan- 
ger. Il  aurait  dû  y  puiser  le  sentiment  d'une  politique  de  nature  à  désarmer 
ces  éventualités  redoutables,  à  vaincre  par  la  modération  même  et  la  pru- 
dence, l'hostilité  des  partis,  et  à  fonder  sur  des  bases  solides  ce  régime  poli- 
tique, qui  offrait  peut-être  les  meilleures  conditions  de  durée  à  la  monarchie 
constitutionnelle,  au  prix  d'une  intelligente  sagesse.  Le  livre  de  M.  de  Marcel- 
lus, au  reste,  est  moins  une  étude  sur  la  restauration  tout  entière  qu'une  cu- 
rieuse collection  de  documens  sur  un  incident,  la  guerre  d'Espagne,  et  sur 
l'homme  qui  a  le  plus  contribué  à  l'accomplissement  de  cet  acte  politique,  M.  de 
Chateaubriand.  L'auteur  des  Mémoires  d' Outre-tombe  n'était  point  homme 
évidemment  à  laisser  à  M.  de  Marcellus  les  meilleures  pièces  de  son  porte- 
feuille. Quelque  rapides  et  légères  que  soient  ces  lettres,  cependant,  comme 
l'homme  s'y  peint  bien  encore,  facilement  enivré  sur  la  scène  où  il  est  enfin 
monté  :  sceptique  sur  tout,  hors  sur  lui-même,  quoi  qu'il  en  dise;  dédaigneux 
en  apparence  des  applaudissemens  et  écrivant  :  Soignez  bien  les  journaux; 
peu  soucieux  d'ailleurs  de  ses  intérêts  pécuniaires,  mais  plein  de  caprices  d'i- 
magination, et  trouvant  le  temps  de  songer,  au  milieu  des  préoccupations  po- 
litiques, à  faire  passer  à  Méhémet-Ali  la  voiture  de  gala  de  son  ambassade  à 
Londres,  uniquement  pour  voir  l'effet  de  cette  combinaison  :  une  voiture  de 
Chateaubriand  allant  rouler  vers  le  Nil  ! 

Le  livre  de  M.  de  Marcellus,  nous  le  disions,  n'est  qu'une  intéressante  esquisse 
faite  avec  des  documens  sur  un  point,  un  épisode  de  la  restauration  ;  le  vo- 
lume de  M.  de  Lamartine  qui  paraît  aujourd'hui  est  le  tableau  des  catastrc- 


•    REVUE.  CHRONIQUE.  395 

phes  suprêmes.  Seulement  on  dirait  que  l'auteur  veut  réparer  le  temps  qu'il 
a  perdu  en  commençant  son  ouvrage.  Il  a  consacré  plus  d'une  moitié  de  son 
livre  à  peindre  les  premières  années  de  la  restauration;  maintenant  cinq  ans 
d'histoire  sont  contenus  dans  un  volume.  Autant  M.  de  Lamartine  s'attardait 
au.  début,  autant  il  se  hâte  aujourd'hui  vers  le  dénouement,  précipitant  son 
récit,  dessinant  à  peine  l'attitude  des  partis ,  négligeant  les  faits  et  laissant 
d'ailleurs  toujours  tomber  en  courant  ses  traits  prestigieux  et  ses  couleurs 
opulentes.  L'esprit  de  l'auteur  dans  tout  ce  livre  flotte  entre  bien  des  influences. 
11  a  été  juste  plus  d'une  fois  pour  cette  époque  dont  il  reproduisait  le  tableau, 
et  où  il  a  vécu  lui-même.  Il  semble  qu'arrivé  au  terme  il  ait  voulu  placer  le 
dernier  mot  de  son  livre  sous  l'invocation  de  cette  politique  nébuleuse  et  fan- 
tasmagorique qu'il  s'est  faite.  M.  de  Lamartine,  en  effet,  parle  de  «la  souve- 
raineté divine  qui  se  manifeste  par  la  souveraineté  du  peuple  et  se  légitime 
par  la  liberté  !  »  Yoilà,  il  nous  semble,  de  grands  mots,,  pour  exprimer  une 
idée  assez  peu  compréhensible.  Il  serait  peut-être  utile  d'avoir  de  meilleurs 
renseignemens  sur  cette  souveraineté  divine  qui  à  besoin  d'une  légitimation 
et  qui  se  confond  avec  la  souveraineté  populaire.  Au  fond,  avec  toutes  les  dif- 
férences de  nature  et  de  génie,  M.  de  Lamartine  se  rapproche  en  bien  des 
points  de  Chateaubriand.  Tous  deux  ont  eu  le  même  goût  des  traditions  mo- 
narcliiques  du  passé  et  les  mêmes  flatteries  pour  ce  qu'ils  considéraient  comme 
l'avenir;  tous  deux  ont  eu  l'ambition  de  la  vie  politique,  et  tous  deux  à  leur 
heure  ont  contribué  à  des  révolutions.  Us  se  sont  trouvés  au  milieu  des 
ruines  sans  en  avoir  le  remords,  parce  que  les  ruines  sont  encore  une  poésie. 
C'est  que  c'étaient  des  imaginations  puissantes,  et  non  des  raisons  calmes  et 
fortes;  ils  avaient  plus  l'instinct  des  choses  dramatiques  et  éclatantes  de  la 
vie  que  des  choses  sensées  ;  ils  supitléaient  à  la  réalité  par  des  images  :  la 
chimère  évanouie,  il  n'est  pas  même  resté  sous  leurs  pas  le  sol  où  ils  s'étaient 
élevé  un  piédestal  ! 

Ce  que  l'imagination  a  jeté  d'élémens  périlleux  dans  la  politique,  il  serait 
difficile  de  le  dire.  Là  même  où  elle  est  reine,  où  elle  domine  naturellement, 
dans  les  lettres,  —  faute  d'une  règle  et  d'un  frein,  elle  a  été  une  occasion  de 
chute  et  d'égarement  pour  les  esprits.  La  littérature  est  allée  à  la  dérive,  ne 
sachant  où  se  fixer,  traversant  tous  les  domaines,  moissonnant  au  hasard,  se 
moquant  de  toutes  les  notions;  elle  a  abouti  aux  merveilles  de  la  fantaisie  ou 
aux  merveilles  de  l'industrie,  quand  les  deux,  par  aventure,  ne  se  trouvaient 
pas  sur  le  même  chemin.  Elle  n'a  point  mis  l'histoire  en  madrigaux  précisé- 
ment, mais  elle  l'a  peut-être  bien  mise  en  ballades  ou  en  sonnets,  si  ce  n'est 
en  nouvelles.  L'art  littéraire  s'est  trouvé  un  beau  jour  résider  tout  entier  dans 
les  combinaisons  étranges,  dans  les  assemblages  bizarres,  dans  le  choc  des 
mots,  dans  le  mélange  de  toutes  les  couleurs.  11  faut  convenir  que  M.  x\rsène 
Houssaye,  avec  un  esprit  délicat,  n'est  point  sans  multiplier  les  gages  à  ce 
genre  à  la  fois  prétentieux  et  futile.  Talons  rouges  et  bonnets  rouges,  le  titre 
n'est-il  jîoint  merveiUeux  pour  compléter  celui  de  Sous  la  Régence  et  sous  la 
Terreur?  Tel  est  en  effet  le  titre  du  nouveau  livre  de  M.  Houssaye.  Seulement 
il  est  à  craindre  que  l'auteur  n'ait  épuisé  toute  son  imagination  dans  la  re- 
cherche d'un  titre  et  dans  sa  préface,  et  voilà  pourquoi  il  ne  lui  en  sera  resté 
que  tout  juste  pour  joindre  ensemble  quehjues  nouvelles  d'un  médiocre  iuté- 


396  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rèt.  Mais  la  préface  reste  comme  le  monument  de  l'auteur;  elle  prouve  tout 
au  moins  qu'il  est  très  chanceux  d'être  à  la  fois  directeur  de  théâtre  et  écri- 
vain; on  risque  d'oublier  tour  à  tour  les  deux  métiers.  L'étrange  déviation  des 
idées  littéraires  contemporaines  explique  comment  il  est  si  difficile  aux  jeunes 
esprits  de  ressaisir  une  inspiration  plus  Juste,  plus  vraie  et  plus  simple.  C'est 
déjà  un  mérite  de  l'essayer,  comme  le  fait  M.  Paul  Deltuf  dans  un  recueil  de 
Contes  romanesqîies.  —  Contes  romanesques,  direz-vous,  n'est-ce  pas  là  encore 
un  titre  singulier  dans  sa  simplicité  apparente?  Cela  se  peut,  mais  enfin  il  y 
a  dans  ces  pages  empreintes  de  vivacité  et  de  jeunesse  tous  les  germes  d'un 
habile  et  ingénieux  talent.  La  grâce  du  style  ne  manque  point  à  M.  Deltuf, 
non  plus  que  l'art  du  dialogue.  H  y  a  dans  la  l'endetta  parisienne,  l'un  des 
contes  de  l'auteur,  plus  d'une  fine  remarque  et  un  certain  attrait  de  distinc- 
tion. M.  Deltuf  réussirait  sans  doute  à  peindre,  sans  profondeur  peut-être,  mais 
avec  une  spirituelle  humeur,  les  mystérieux  caprices  de  la  vie  élégante.  Ce 
qui  manque  jusqu'ici  dans  ses  pages,  c'est  l'invention.  Les  Contes  de  M.  Deltuf 
ne  dépassent  pas  les  proportions  de  l'esquisse  rapide  et  légère,  mais  ils  ont 
souvent  cet  attrait  dont  nous  parlions,  —  la  distinction  :  qualité  rare  depuis 
qu'on  a  imaginé  de  démocratiser  la  littérature  et  de  passer  le  niveau  sur  tout 
ce  qui  faisait  de  l'art  le  culte  délicat  et  charmant  des  esprits  les  plus  élevés. 
Quand  on  parle  si  souvent  des  révolutions,  elles  ne  consistent  pas  dans  ce  va- 
et-vient  perpétuel  qui  met  la  république  à  la  place  de  la  monarchie,  la  mo- 
narchie à  la  place  de  la  république.  Elles  consistent  dans  ce  déplacement  de 
toutes  les  notions,  dans  cette  falsification  de  toutes  les  idées  sur  l'art  aussi  bien 
que  sur  le  devoir  moral  ou  sur  les  conditions  de  la  vie  politique.  C'est  cette 
falsification  intellectuelle  et  morale  qui  marque  les  progrès  de  la  révolution 
et  est  en  même  temps  le  signe  fatal  de  l'afTaiblissement  des  peuples,  comme 
aussi  il  reste  toujours  un  secret  ressort,  une  mystérieuse  vigueur  chez  ceux 
qui  nourrissent  un  sentiment  exact  de  toutes  les  réalités  de  la  vie. 

Telle  est  encore  aujourd'hui  l'Angleterre.  Dans  ses  momens  de  plus  grand 
repos,  dans  le  développement  le  plus  calme  et  le  plus  régulier  de  son  activité, 
on  sent  la  puissance  d'un  corps  sain  et  vigoureux;  dans  ses  crises  mêmes  et  au 
milieu  des  excentricités,  des  contradictions  dont  sa  vie  est  parsemée  parlbis, 
on  sent  encore  cette  énergie  secrète  des  peuples  fortement  trempés.  La  for- 
mation du  dernier  ministère  n'est  qu'une  preuve  nouvelle  de  cette  puissance 
de  vitalité.  Il  s'est  trouvé  qu'à  un  jour  donné,  où  il  pouvait  y 'avoir  péril  pour 
le  pays,  les  hommes  les  plus  considérables  de  l'Angleterre  ont  pu  se  réunir 
dans  un  même  ministère  et  composer  le  plus  puissant  faisceau  peut-être  que 
l'Angleterre  elle-même  ait  vu.  Le  cabinet  de  lord  Aberdeen,  au  reste,  en  est 
encore,  en  quelque  sorte,  à  sa  période  de  formation.  Pendant  que  le  parle- 
ment est  en  vacances,  il  achève  de  s'organiser  et  de  prendre  possession  du 
pouvoir;  les  divers  membres  qui  appartiennent  aux  communes  sont  succes- 
sivement réélus.  Lord  John  Russell  dans  la  Cité  de  Londres,  sir  James  Graham 
à  CarUsîe,  lord  Palmerston  à  Tiverton,  n'ont  éprouvé  nulle  difficulté  pour  le 
renouvellement  de  leur  mandat.  Chacun  de  ces  hommes  d'état  a  fait  son  dis- 
cours aux  électeurs,  et  naturellement  c'était  une  apologie  de  soi-même  et  de 
sa  politique;  lord  Palmerston  et  sir  James  Graham  ont  même  semé  dans  leurs 
discours  les  excentricités  humoristiques  propres  au  caractère  anglais.  Ine 


REVUE.  GHRONfQUE.  397 

seule  réélection  ministérielle  reste  en  suspens  et  semble  éprouver  quelque 
difficulté,  c'est  celle  du  chancelier  de  l'échiquer,  M.  Gladstone,  à  Oxford,  l'une 
des  citadelles  du  torisme.  M.  Gladstone  a  trouvé  un  redoutable  concurrent 
dans  M.  Dudley-Perceval.  La  bataille  dure  encore,  le.  poil  ne  doit  point  être 
fermé  de  quelques  jours;  mais  il  est  évident  que  ce  n'est  point  là  une  diffi- 
culté pour  l'administration  nouvelle.  Les  difficultés  véritables  ne  pourront 
naître  que  quand  le  parlement  reprendra  ses  travaux,  le  10  février,  et  que  le 
ministère  devra  arriver  à  des  actes  politiques,  aux  mesures  qu'il  a  lui-même 
annoncées,  à  l'abrogation  des  lois  religieuses  qui  ferment  la  vie  politique  aux 
Israélites,  à  la  réforme  parlementaire.  Quant  à  la  liberté  commerciale,  elle 
se  trouve  plus  que  jamais  hors  de  cause  très  certainement,  et  n'est  plus  même 
une  question.  La  protection  ne  peut  plus  être  un  drapeau  après  les  concessions 
récemment  faites  jjar  lord  Derby  et  M.  Disraeli,  pendant  qu'ils  étaient  au  pou- 
voir. C'est  donc  sur  un  autre  terrain  que  la  lutte  s'engagera,  probablement  à 
l'occasion  de  quelques-uns  des  projets  que  lord  Aberdeen  a  fait  entrer  dans 
l'exposé  des  principes  de  l'administration  nouvelle  avant  les  vacances  parle- 
mentaires. Si  quelque  chose  peut  prouver  cette  transformation  profonde  des 
partis  en  Angleterre  dont  nous  parlions  l'autre  jour,  c'est  ce  que  disait  lord 
Aberdeen  dans  le  discours  i)ar  lequel  il  a  inauguré  son  avènement  au  pouvoir  : 
«  Il  n'y  a  de  possible  aujourd'hui  qu'un  gouvernement  conservateur,  et  j'a- 
joute qu'il  n'y  a  aussi  de  possible  qu'un  gouvernement  libéral.  »  Ainsi  voilà 
donc  le  caractère  du  nouveau  cabinet  anglais  :  c'est  une  conciliation  entre  les 
idées  de  conservation  et  les  idées  de  progrès;  c'est  un  essai  de  transaction  à 
la  place  de  l'ancien  antagonisme  des  whigs,  des  tories  et  des  radicaux  entre 
eux.  Nous  verrons  ce  qui  en  résultera.  La  difficulté  n'est  point  évidemment 
de  rédiger  ce  programme,  c'est  de  l'appliquer  et  de  trouver  effectivement  le 
secret  d'une  politique  nouvelle  qui  en  môme  temps  rassure  les  intérêts  tradi- 
tionnels et  les  intérêts  nouveaux  de  l'Angleterre.  Dans  tous  les  cas,  jamais  une 
pareille  œuvre  n'aura  été  tentée  par  une  administration  plus  brillante,  com- 
posée d'hommes  plus  éminens.  C'est  un  cabinet  dont  plusieurs  des  membres 
au  moins  pourraient  aspirer  à  être  premiers  ministres.  Là  est  sa  force  et  là 
est  aussi  sa  faiblesse,  aujourd'hui  comme  hier  et  tant  qu'il  vivra,  à  moins  de 
circonstances  impérieuses  qui  tiennent  disciplinés  et  compactes  tant  d'élémens 
brillans  et  incohérens. 

Tandis  que  l'Angleterre  vient  de  traverser  une  crise  politique  qui  ne  sus- 
pend en  rien  d'ailleurs  la  marche  de  ses  puissans  intérêts  et  laisse  à  l'exis- 
tence nationale  tout  son  ressort  et  sa  grandeur,  quelle  est  aujourd'hui  la  si- 
tuation des  autres  pays  constitutionnels  de  l'Europe,  —  de  la  Belgique,  du 
Piémont,  de  l'Espagne?  Quels  faits  récens  et  propres  à  chacun  de  ces  peu- 
ples viennent  se  mêler  à  l'histoire  générale  contemporaine?  En  Belgique,  mil 
incident  sérieux,  nulle  crise  publique,  nulle  discussion  orageuse  même.  Le 
dernier  débat  important  a  été  celui  de  la  loi  sur  la  presse,  qui  a  été  votée  et 
promulguée.  C'est  tout  au  plus  si,  à  l'occasion  du  budget,  il  y  a  eu  quelque 
escarmouche  rétrospective  contre  l'ancien  cabinet.  Dans  l'état  d'impuissance 
et  d'indécision  des  partis,  le  ministère  actuel  reste,  pour  le  moment,  le  paisible 
possesseur  du  gouvernement  de  la  Belgique.  Il  est  arrivé  au  pouvoir,  comme 
on  sait,  avec  la  mission  spéciale  de  renouer  des  rapports  plus  amicaux  avec 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  France.  La  convention  récemment  signée  est  la  preuve  des  efforts  qu'il  a 
faits  pour  atteindre  ce  but.  L'cchaug-e  des  ratifications  de  ce  traité  provisoire 
vient  d'avoir  lieu,  et  le  gouvernement  français,  quant  à  lui,  a  fait  suivre  cet 
échange  de  ratifications  de  l'abrogation  du  décret  de  septembre  sur  les  houilles 
et  les  fontes  lielges.  Maintenant  donc,  le-  terrain  reste  libre  pour  les  négo- 
ciations qui  vont  s'ouvrir.  Les  intérêts  des  deux  pays  peuvent  être  discutés 
en  dehors  de  toute  pression  et  de  toute  excitation,  et  conmie  les  deux  nations 
ont  un  égal  avantage  à  s'entendre,  il  ne  saurait  évidemment  y  avoir  lieu 
qu'à  un  arrangement  définitif,  inspiré  jjar  un  esprit  de  bienveillance  et  d'é- 
quité mutuelle.  Si  l'industrie  française  est  intéressée  à  la  conclusion  d'un 
traité  qui  remplace  le  traité  expiré  de  1845,  peut-être  la  Belgique  y  est-elle 
plus  intéressée  encore  au  ix)int  de  vue  politique  comme  au  point  de  vue  com- 
mercial. Tant  que  cette  question  ne  sera  point  résolue,  elle  dominera  sans 
doute  toutes  les  autres  en  Belgique. 

Quant  au  Piémont,  bien  que  dans  des  conditions  très  calmes  et  très  régu- 
lières, il  se  trouve  néanmoins  sous  l'empire  d'une  de  ces  difficultés  intérieures 
qui  renaissent  sans  cesse  une  fois  qu'elles  sont  soulevées,  et  qui  ne  se  résol- 
vent qu'avec  le  temps  et  une  extrême  sagesse  :  c'est  la  question  du  mariage 
civil,  dont  nous  parlions  l'autre  jour.  Le  gouvernement  de  Turin  est  dans  une 
situation  d'autant  plus  délicate,  qu'il  se  trouve  placé  entre  l'épiscopat  pié- 
montais,  qui  publie  son  opposition  contre  tout  changement  apporté  à  la  lé- 
gislation existante,  et  les  partisans  d'une  réforme  beaucoup  plus  absolue  que 
celle  qu'il  médite  peut-être  au  fond  lui-même.  11  n'ignore  pas  qu'il  y  a  là  le 
germe  d'un  redoutable  antagxjnisme  entre  le  pouvoir  religieux  et  le  pouvoir 
civil.  Cependant  la  loi  de  1850  sur  l'abolition  du  foro  ecclesmstico  lui  fait 
un  devoir  de  régler  les  conditions  du  mariage,  considéré  comme  contrat  civil. 
Déjà,  on  l'a  vu,  le  sénat  de  Turin  a  rejeté  les  premières  dispositions  d'une  loi 
qui  devait  atteindre  ce  but,  et,  à  la  suite  de  ce  rejet,  le  cabinet  a  retiré  le  projet 
tout  entier.  Aujourd'hui,  on  le  conçoit,  le  ministère  sent  le  besoin  de  procéder 
avec  maturité  et  réflexion  dans  l'élaboration  d'une  loi  nouvelle.  Ce  n'est  point 
là,  à  ce  qu'il  paraît,  l'affaire  des  démocrates  piémontais,  qui  ne  ressentent 
nullement  un  tel  besoin,  et  qui  ont  récemment  interpellé,  dans  la  chambre 
des  députés,  le  cabinet  sarde  sur  ses  lenteurs,  sur  ses  condescendances  à  l'é- 
gard du  clergé.  M.  Brofferio,  l'un  des  héros  du  radicalisme  turinois,  n'y  va 
point  de  main  légère.  Ce  n'est  pas  seulement  la  loi  sur  le  mariage  civil  qu'il 
réclame;  il  demande  encore  toute  sorte  de  réformes  sur  les  biens  ecclésias- 
tiques, sur  les  couvens,  sur  les  circonscriptions  des  diocèses.  Un  autre  cory- 
phée de  la  démocratie,  M.  Siotto  Pintor,  rappelle  tout  simplement  l'exemple 
d'Henri  VIII  d'Angleterre,  et  reproche  aux  ministres  de  ne  pas  savoir  dompter 
l'épiscopat  par  l'intimidation  ou  la  corruption  :  à  quoi  M.  de  Cavour  a  juste- 
ment et  habilement  répondu  que  les  évêques  piémontais  n'étaient  susceptibles 
ni  d'être  corrompus  ni  d'être  intimidés.  C'est,  en  effet,  par  cet  esprit  de  mo- 
dération et  dé  conciliation  que  le  cabinet  de  Turin  peut  réussir  beaucoup  plu- 
tôt que  par  les  violences  démocratiques.  Le  président  du  conseil  actuel,  M.  de 
Cavour,  est  assurément  un  des  nouveaux  hommes  d'état  les  plus  distingués 
du  Piémont.  Il  a  eu  l'ambition  du  pouvoir,  ambition  un  peu  impatiente  quel- 
quefois peut-être,  mais  il  en  a  aussi  l'intelligence  et  la  capacité.  11  a  aujour- 


REVUE.  CHROÏNIQUE.  309 

d'hui  de  belles  occasions  d'appliquer  ses  rares  qualités  aux  liuauces  de  son 
pays,  à  toutes  les  questions  qui  mettent  aux  prises  Fautorité  civile  et  Tau- 
torité  religieuse,  et  sont  toujours  un  dangereux  levain.  Placé  dans  la  situa- 
tion la  plus  éminente,  à  la  tête  des  affaires,  c'est  à  lui  de  diriger,  de  régler,  de 
contenir,  pour  le  rendre  fécond,  ce  système  constitutionnel  implanté  dans  un 
coin  de  l'Italie.  Quant  à  nous,  nous  ne  pouvons  que  désirer  qu'il  réussisse, 
pour  toutes  sortes  de  raisons.  La  première,  c'est  que  le  Piémont  est  intini- 
ment  plus  lié  à  la  France,  étant  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  que  dans  des  condi- 
tions différentes  de  gouvernement  intérieur. 

Que  le  régime  constitutionnel  ait  ses  inconvéniens ,  oui,  sans  doute;  qu'il 
donne  lieu  à  beaucoup  de  paroles  et  entrave  l'action  souvent,  cela  se  peut.  Il 
n'en  faut  conclure  qu'une  chose,  c'est  qu'au  milieu  de  vicissitudes  comme  celles 
de  notre  siècle,  il  est  facile  de  saisir  successivement  et  à  peu  d'intervalle  les 
inconvéniens  de  tous  les  régimes.  Sans  sortir  du  Piémont,  pensez-vous  donc 
que  le  régime  absolu  n'y  fût  occupé  que  de  grandes  choses  quand  il  existait? 
Ouvrez  à  ce  sujet  un  livre  récemment  publié  par  un  homme  considérable  qui 
a  exercé  le  pouvoir  comme  ministre  des  affaires  étrangères  pendant  quinze 
ans  sous  le  roi  Charles-Albert,  M.  le  comte  Solar  Délia  Margarita  :  le  Mémo- 
randum historique  et  politique  de  M.  Délia  Margarita  est  l'histoire  intime  du 
gouvernement  absolu  à  Turin.  Or,  il  en  faut  bien  convenir,  ce  gouvernement 
avait,  lui  aussi,  ses  épisodes  d'un  genre  particulier,  ses  crises  qui  suspendaient 
tout,  qui  arrêtaient  tout.  Un  jour,  par  exemple,  en  1838,  éclate  ce  que  M.  le 
comte  Solar  appelle  l'affaire  des  barbes,  grande  affaire  s'il  en  fut!  La  femme 
du  ministre  de  Russie,  M"'"  d'Obrescoff,  paraît  à  la  cour  avec  des  dentelles 
blanches.  L'étiquette  cependant  n'autorise  que  le  noir,  réservant  la  couleur 
blanche  à  la  reine  et  aux  princesses.  Là  dessus,  grand  et  sérieux  émoi  !  On 
se  remue,  on  s'agite,  on  s'arme  en  guerre  contre  le  caprice  d'une  jolie  femme 
qui  aime  les  dentelles  blanches,  parce  que  probablement  elles  vont  mieux  à 
sa  beauté.  Le  grand-maître  des  cérémonies  et  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères aidant,  il  est  fait  notification  des  lois  de  l'étiquette  à  l'agent  de  la  Rus- 
sie et  aux  autres  ministres  étrangers;  mais  ici  surviennent  les  péripéties,  et 
on  peut  commencer  à  voir  comme  quoi  la  chose  est  d'importance.  Le  corps 
diplomatique  résiste  et  se  fâche  ;  les  paroles  aigres  volent  dans  l'air^  les  notes 
se  succèdent;  les  courriers  partent  sur  tous  les  points  pour  en  référer  aux 
gouvernemens.  L'Europe,  du  coup,  ne  fut  point  en  feu;  mais  ce  fut  un  rude 
hiver  à  Turin  que  celui  de  1838,  à  cause  de  l'affaire  des  barbes.  Circulaires, 
notes  diplomatiques,  discussion  solennelle  du  code  de  l'étiquette,  expédition 
de  courriers,  M.  Délia  Margarita  est-il  bien  sûr  qu'il  n'y  ait  point  là  autant 
de  temps  et  d'argent  perdu  que  dans  une  séance  parlementaire  où  M.  Broffe- 
rio  a  parlé  deux  heures  durant?  L'ancien  premier  ministre  de  Turin  affirme- 
que  dans  la  fureur  du  corps  diplomatique  il  y  avait  un  coup  monté  pour  le 
renverser  du  pouvoir.  Voici,  ce  nous  semble,  qui  égale  bien  au  moins  les 
intrigues  ministérielles  qui  s'agitent  dans  les  parlemens  !  Nous  extrayons  ce 
bizarre  épisode  d'un  livre  qui  contient  d'ailleurs  bien  d'autres  chapitres  in- 
structifs et  plus  d'une  curieuse  donnée  sur  le  gouvernement  du  roi  Charles- 
Albert.  Qu'en  faut-il  conclure?  C'est  que  probablement  tous  les  régimes  ont 
leurs  petits  côtés,  et  que  là  où  le  régime  parlementaire  est  debout,  ce  n'est 


/iOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

point  une  raison  de  le  supprimer ,  uniquement  parce  qu'il  existe.  L'essentiel 
est  de  tempérer  ses  incoiivéniens,  de  tirer  de  son  mécanisme  et  de  ses  res- 
sources le  plus  de  fruit  qu'on  peut,  et  d'y  faire  tenir  tous  les  besoins,  tous  les 
instincts  d'un  pays,  toutes  les  conditions  d'un  bon  et  juste  gouvernement. 

C'est  là  le  but  que  semble  poursuivre  aujourd'hui  le  frouvernement  espa- 
gnol après  la  transformation  récente  qu'il  a  subie.  La  situation  du  cabinet  de 
Madrid  n'est  point  facile  sans  doute  en  présence  des  difficultés  qui  lui  ont  été 
léguées,  de  celles  qui  naissent  de  sa  propre  composition  et  de  l'embarras  per- 
pétuel de  coalitions  menaçantes;  mais  il  suit  jusqu'ici  avec  une  persévérante 
prudence  la  voie  qu'il  s'est  tracée,  il  s'efforce  de  son  mieux  de  désarmer  les 
susceptibilités  légitimes  de  l'opinion,  '  sans  céder  à  l'intimidation  des  partis. 
Les  élections  sont  maintenant  fixées  au  4  février,  et  les  chambres  doivent 
toujours  se  réunir  au  mois  de  mars,  de  telle  sorte  que  le  mouvement  électoral 
devient  aujourd'hui  l'unique  préoccupation  au-delà  des  Pyrénées.  Le  minis- 
tère agira  sans  nul  doute  dans  ce  mouvement;  toutefois  en  même  temps,  il  laisse 
pleine  liberté  aux  opinions,  et  un  de  ses  premiers  actes  a  été  une  modification 
du  décret  royal  rendu  au  mois  d'avril  dernier  sur  la  presse.  On  ne  l'a  point 
oublié,  ce  décret  portait  l'empreinte  du  moment  et  de  la  situation  particu- 
lière où  s'était  placé  le  cabinet  alors  au  pouvoir.  11  entourait  la  presse  de  res- 
trictions et  de  sévérités  qui  équivalaient  à  peu  près  à  l'interdiction  de  toute 
discussion  politique.  Le  décret  nouveau  tempère  singulièrement  la  situation 
de  la  presse.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  soit  lui-même  encore  suffisamment  sévère; 
il  modifie  cependant  la  législation  de  l'an  dernier  sur  plusieurs  points  des  plus 
essentiels.  11  diminue  les  conditions  nécessaires  pour  être  éditeur  d'un  jour- 
nal. Il  abolit  le  droit  de  suspension  que  l'ancien  décret  conférait  à  l'autorité 
administrative.  En  même  temps  il  défère  le  jugement  des  délits  de  la  presse 
à  un  tribunal  composé  de  magistrats  civils,  et  non  plus  au  tribunal  mobile 
du  jury.  Au  fond  d'ailleurs,  par  cette  dernière  mesure,  le  cabinet  espagnol 
ne  fait  que  réaliser  une  pensée  de  bien  des  hommes  politiques  de  la  pénin- 
sule, même  plus  libéraux,  qui  n'ont  qu'une  médiocre  foi  au  jury.  C'est  une 
institution  jusqu'ici  trop  peu  entrée  dans  les  mœurs  de  ce  pays,  où  trop  sou- 
vent on  cède  à  l'ardente  impression  du  moment,  et  où  bien  des  excès  reste- 
raient impunis.  Dans  son  ensemble,  le  décret  sur  la  presse  rouvre  l'arène  à  la 
discussion  de  tous  les  intérêts  publics  dans  un  moment  où  le  pays  a  à  se  pro- 
noncer sur  la  réforme  de  son  organisation  politique  tout  entière.  Dans  une 
circulaire  adressée  aux  gouverneurs  des  provinces  en  leur  transmettant  ce  dé- 
cret, le  ministre  de  l'intérieur,  M.  Llorente,  ne  met  hors  des  atteintes  de  toute 
discussion  que  deux  points  :  la  monarchie  personnifiée  dans  Isabelle  II  et  le 
principe  même  du  gouvernement  représentatif,  c'est-à-dire  le  droit  pour  le 
pays  d'intervenir  dans  la  discussion  de  ses  propres  affaires;  en  cela  même  évi- 
demment les  intérêts  constitutionnels  de  la  Péninsule  se  trouvent  rassurés 
et  garantis.  La  plume  habile  de  M.  Llorente  a  su  donner  une  forme  nette  à  la 
politique  mixte  inaugurée  par  le  cabinet  espagnol  à  Madrid.  Chacun  des  actes 
du  ministère  est  une  application  nouveUe  de  cette  politique  conciliante  et  mo- 
dérée. Et  qu'en  résulte-t-il?  C'est  que,  le  premier  moment  passé,  le  comité  de 
l'opposition  modérée,  qui  s'était  formé  en  vue  des  élections  sous  le  précédent 
cabinet,  a  tendu  insensiblement  à  se  dissoudre,  ou  plutôt  beaucoup  d'hommes 


REVUE.  CHRONIQUE.  401 

politiques  s'en  sont  séparés  pour  se  rapprocher  du  cabinet;  pourtant  il  est 
malheureusement  vrai  qu'il  reste  toute  une  fraction  du  parti  conservateur  qui 
continue  son  opposition,  et  c'est  là  ce  qu'il  y  a  de  ^rave  dans  la  situation  de 
l'Espagne.  M.  Mon,  M.  Pidal,  le  général  Coucha,  le  duc  de  Rivas,  sont  du  nom- 
bre des  oi)posans,  et,  chose  étrange,  cette  fraction  du  parti  modéré  fait  aujour- 
d'hui alliance  avec  le  })arti  progressiste.  Que  peut-il  y  avoir  de  commun  cepen- 
dant entre  ces  deux  opinions  qui  sont  séparées  par  quinze  ans  de  luttes,  par 
leurs  idées,  par  leurs  instincts,  par  leurs  traditions?  Le  régime  libéral  à  sauve- 
garder, dira-t-on;  mais  le  parti  conservateur  dissident  et  le  parti  progressiste 
l'entendent-ils  de  même?  Des  hommes  comme  M.  Pidal  et  M.  Mon  ne  doivent-ils 
pas  comprendre  que  de  telles  coalitions  sont  faites  plus  que  tout  le  reste  pour 
compromettre  l'avenir  du  régime  constitutionnel  en  Espagne,  pour  le  discré- 
diter aux  yeux  du  peuple  par  le  spectacle  d'alliances  aussi  étranges?  La  belle 
victoire,  quand  les  réformateurs  de  la  constitution  de  1837  amèneraient  par 
leur  concours  l'élection  de  M.  Mendizabal  à  Madrid!  La  modération  même  du 
ministère  est  une  occasion  pour  les  conservateurs  espagnols  de  reconstituer 
leur  parti,  et  nous  croyons  que  ce  grand  intérêt  dominera  encore  les  résolu- 
tions et  la  conduite  des  hommes  dont  les  susceptibilités  inquiètes  pourraient 
bien  finir  par  devenir  un  péril  pour  ce  qu'ils  veulent  défendre  et  préserver. 
De  tous  les  états  constitutionnels,  la  Hollande  est  peut-être  le  plus  calme. 
Dans  cet  heureux  pays,  le  soin  des  affaires  domine;  la  politique  y  conserve  ce 
caractère  pratique,  propre  à  un  peuple  sensé  et  industrieux,  et  le  même  esprit 
se  retrouve  naturellement  dans  les  discussions  législatives.  Les  chambres 
néerlandaises  ont  tout  récemment  pris  des  vacances,  comme  le  parlement  an- 
glais en  prend  d'habitude  aux  fêtes  de  Noël;  mais  ce  n'est  point  sans  avoir 
préalablement  réglé  les  affaires  les  plus  urgentes,  le  budget,  par  exemple, 
qui  a  été  adopté  à  une  assez  grande  majorité.  Une  autre  question  se  présen- 
tait à  l'attention  des  chambres  hollandaises,  c'était  la  proposition  de  la  con- 
version du  4  pour  100.  L'opportunité  de  cette  mesure  ne  pouvait  être  plus 
évidente  en  présence  des  résultats  favorables  des  trois  derniers  exercices 
financiers,  de  la  situation  actuelle  du  trésor  et  des  symptômes  de  prospérité 
de  la  présente  année.  Tout  cela  conduisait  le  gouvernement  hollandais  à  la 
pensée  de  réduire  le  taux  de  l'intérêt;  mais  dans  quelle  mesure  s'opérerait 
cette  réduction?  dans  quelles  conditions  pourrait-elle  être  utilement  réalisée? 
Là  est  la  question  que  les  chambres  ont  eu  à  discuter,  et  elles  l'ont  résolue  en 
laissant  au  gouvernement  le  choix,  selon  les  circonstances,  entre  une  conver- 
sion en  3  3/4  et  une  conversion  en  3  1/2.  Ce  vote  même  est  une  singulière 
preuve  de  confiance  envers  le  ministre  des  finances,  M.  Van  Bosse.  Quelque 
paisible  qu'ait  été  cette  discussion,  et  quelque  favorable  qu'ait  été  le  résultat 
au  cabinet  hollandais,  elle  n'a  point  laissé  cei)endant  de  susciter  un  incident 
qui  a  produit  quelque  impression.  Un  député,  M.  Sloet,  s'est  plaint  avec  une 
certaine  amertume  que  le  ministère  transformât  la  majorité  en  une  sorte  de 
machine  à  voter.  L'incident,  d'ailleurs,  n'a  point  eu  de  suite;  mais  il  peut 
être  un  utile  symptôme  pour  le  cabinet  de  La  Haye.  A  part  ces  questions 
financières,  les  discussions  récentes  des  chambres  ont  eu  peu  d'importance. 
L'attention  de  la  Hollande  se  porte  aussi  avec  un  intérêt  particulier  sur  les 
Indes.  D'après  les  dernières  nouvelles  de  ces  contrées,  le  gouverneur- général 


402  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

était  rentré  à  Batavia  après  un  voyage  dans  l'intérieur  du  pays.  L'ordre  et  la 
tranquillité  régnaient  à  Palembang;  seulement  quelques  escarmouches  avaient 
eu  lieu  sur  les  frontières  de  Lematang-Oulou.  Une  expédition  dirigée  contre 
le  chef  indigène  qui,  depuis  dix  ou  douze  ans,  n'avait  pas  payé  la  rente  terri- 
toriale, avait  été  couronnée  d'un  plein  succès. 

Revenons  à  l'Europe.  En  Allemagne,  l'attention  des  hommes  politiques  s'est 
portée  presque  exclusivement  depuis  quelques  semaines  sur  les  nouveaux 
rapports  diplomatiques  à  nouer  avec  la  France.  L'ouverture  des  chambres  prus- 
siennes, la  question  douanière  elle-même  non  encore  terminée,  tous  les  inté- 
rêts purement  germaniques  s'étaient  complètement  effacés  devant  les  pour- 
parlers engagés  à  cette  occasion.  A  vrai  dire,  le  nombre  était  petit  de  ceux 
qui  pensaient  que  cette  conjoncture  diplomatique  pût  amener  des  difficultés 
sérieuses,  et  plus  petit  encore  celui  des  esprits  malveillans  qui  eussent  désiré 
qu'elle  fût  l'occasion  d'un  conflit  en  règle  et  d'une  nouvelle  coalition  de  l'Eu- 
rope contre  la  France.  H  s'est  rencontré  cependant  quelques  esprits  de  ce 
genre,  et  il  suffira  de  les  nommer  pour  que  l'on  cesse  d'en  être  étonné  :  ce 
sont  les  opiniâtres  adversaires  des  sociétés  modernes,  non  ceux  qui  la  hache 
à  la  main  voudraient  les  saper  dans  leurs  fondemens  pour  les  rebâtir  d'après 
les  conceptions  d'un  prétendu  progrès,  mais  ceux  qui,  au  nom  d'un  passé 
fallacieusement  dépeint  sous  un  jour  attrayant,  voudraient  les  ramener  sous 
le  joug  inflexible  et  immobile- de  la  féodalité.  En  Prusse  notamment,  ce  parti, 
qui  a  ses  théoriciens  et  qui  exerce  encore  une  certaine  influence  sur  la  mar- 
che des  affaires,  n'a  pas  vu,  sans  manifester  son  mauvais  vouloir,  le  nouvel 
ordre  de  choses  qui  se  constituait  de  ce  côté-ci  du  Rhin;  et  si  la  reconnais- 
sance de  l'empire  français  n'a  point  été  aussi  prompte  que  l'avait  été  en  1851 
celle  du  coup  d'état  du  2  décembre,  si  la  Prusse  a  cru  devoir  se  concerter  avec 
l'Autriche  et  avec  la  Russie  avant  de  donner  à  cet  égai'd  une  adhésion  qui  ne 
pouvait  pas  être  refusée,  c'est  beaucoup  moins  l'œuvre  du  cabinet  que  la  con- 
séquence d'un  succès  obtenu  dans  les  régions  extra-constitutionnelles  parla 
Gazette  de  la  Croix.  Il  est  du  moins  hors  de  doute  que  l'homme  éminent  à 
qui  la  Prusse  doit  d'avoir  évité,  en  1848,  la  guerre  civile  et,  en  1830,  la  guerre 
étrangère,  M.  de  ManteufTel  en  un  mot,  opinait  fortement  pour  une  recon- 
naissance sans  conditions  et  immédiate. 

En  Allemagne  et  surtout  en  Prusse,  le  parti  féodal,  quoique  représenté  par 
un  certain  nombre  d'écrivains  et  d'orateurs  actifs  et  élevés,  est  numérique- 
ment trop  peu  considérable  et  trop  suspect  à  la  nation  pour  réussir  à  fonder 
un  gouvernement  solide  et  durable.  11  n'ignore  pas  quelle  serait  sa  faiblesse 
le  jour  où  il  arriverait  au  pouvoir;  il  sait  qu'il  a  plus  d'intérêt  à  voir  appliquer 
quelques-unes  de  ses  idées  par  un  cabinet  pris  hors  de  ses  rangs  qu'à  gou- 
verner lui-même.  Aussi  essaie- t-il  moins  de  renverser  le  cabinet  actuel  que 
de  lui  imposer  de  temps  à  autre,  en  dehors  des  voies  constitutionnelles,  quel- 
ques-unes de  ses  vues.  Les  taquineries  étroites  et  imprudentes  qu'il  aurait 
voulu  faire  prévaloir  dans  les  rapports  de  la  Prusse  avec  la  France  se  conçoi- 
vent toutefois  d'autant  moins,  que,  s'il  était  au  pouvoir,  il  serait  dans  l'im- 
possibilité absolue  de  proposer  raisonnalilement  une  poh tique  différente  de 
celle  de  M.  de  Manteuflel.  De  là  les  regrets  qu'expriment  dès  aujourd'hui  les 
esprits  prévoyans  en  présence  du  rôle  fâcheux  que  ce  parti  s'est  efforcé  de 


REVUE.  CHRONIQUE.  ^03 

prendre  dans  l'incident  diplomatique  qui  vient  de  se  produire.  En  Allemagne, 
on  s'accorde  à  dire  que  les  communications  faites  par  M.  Drouyn  de  Lhuys 
étaient  empreintes  de  toute  la  franchise  et  de  toute  la  loyauté  désirables. 
M.  de  ManteufFel  était  d'avis  de  répondre  avec  la  même  loyauté  et  la  même 
franchise,  et,  sans  les  intrigues  du  parti  féodal,  la  Prusse  eût  été,  parmi  les 
puissances,  une  des  premières  à  reconnaître  le  nouveau  gouvernement  fran- 
çais. Quoi  qu'il  en  soit,  la  sage  politique  de  M.  de  ManteufFel  a  déjà  repris  le 
dessus,  par  la  raison  bien  simple  qu'en  dehors  d'une  bonne  entente  avec  la 
France,  il  n'y  a  que  des  incertitudes  et  des  hasards.  Le  parti  de  la  Kreuzzei- 
tung  ne  se  tiendra  pas  sans  doute  pour  battu.  11  faut  s'attendre  à  le  voir  tenter 
quelques  nouveaux  essais  de  son  influence,  soit  sur  les  affaires  extérieures, 
soit  sur  celles  du  dedans,  à  la  cour  et  dans  les  chambres;  mais  il  est  à  espérer 
que  Frédéric-Guillaume  saura  distinguer  parmi  les  hommes  d'état  de  la  Prusse 
quels  sont  les  amis  les  plus  intelligens  de  la  couronne  et  du  pays,  et  conser- 
vera sa  confiance  au  ministre  qui,  après  avoir  sauvé  la  Prusse  de  l'anarcliie,  a 
su  épargner  à  l'Allemagne  une  conflagration  fédérale. 

Dans  les  chambres  prussiennes,  les  partis  ont  quelque  peine  à  se  dessiner. 
La  nomination  des  membres  du  bureau  de  la  seconde  chambre  s'est  faite  labo- 
rieusement et  non  sans  difficulté.  Pour  la  présidence,  les  votes  se  sont  divisés 
en  deux  fractions  absolument  égales,  1  o 4  en  faveur  du  candidat  des  constitu- 
tionnels modérés,  le  comte  Schwerin,  et  154  en  faveur  du  candidat  de  la 
droite,  M.  de  Kleist-Retzow.  Il  a  fallu,  pour  trancher  le  différend,  recourir  à  la 
voie  dn  sort,  et  c'est  grâce  à  cet  expédient  que  le  nom  de  M.  de  Schwerin  a 
triomphé.  Ces  élections  devaient  fournir  le  témoignc|,ge  d'un  fait  qui,  sans 
être  nouveau  en  Prusse,  tend  depuis  quelque  temps  à  se  développer  dans  toute 
sa  force  :  c'est  le  progrès  du  parti  catholique  dans  le  parlement.  Ce  parti  a 
profité  sur  ce  terrain  de  tout  ce  que  le  catho  icisme  a  gagné  dans  les  dernières 
révolutions  de  l'Europe.  Son  chef,  M.  de  Waldbott,  a  été  élu  premier  vice- 
président.  Le  second  vice-président  est  M.  d'Engelmann,  l'un  des  membres 
les  plus  distingués  de  la  droite.  Le  parti  intermédiaire,  qui  a  essayé  de  se 
former  en  18oi,  sous  le  nom  un  peu  douteux  àe  parti  de  la  vieille- Prusse, 
sorte  de  centre. gauclie  aristocratique  et  libéral,  n'a  pu  en  cette  occasion  réu- 
nir que  84  voix  sur  son  chef,  M.  Bethmann-Hollweg.-Ces  soi-disant  vieux 
Prussiens,  que  l'on  pourrait  appeler  peut-être,  à  plus  juste  titre,  des  jeunes 
conservateurs,  ne  sont  pas  cependant  sans  importance  parlementaire.  Trop 
peu  nombreux  pour  imposer  leur  politique  aux  chambres,  ils  le  sont  assez 
pour  former  dans  la  plupart  des  grandes  questions  un  appoint  décisif  au 
profit  soit  de  la  droite  soit  de  la  gauche  modérée,  suivant  qu'ils  voudront 
faire  pencher  la  balance  de  l'un  ou  de  l'autre  côté.  En  somme,  les  forces  des 
deux  opinions  principales  qui  partagent  la  seconde  chambre  sont  à  peu  près 
égales.  On  peut  donc  entrevoir  en  Prusse  une  session  curieuse,  dans  laquelle 
la  majorité  sera  vivement  disputée. 

Le  gouvernement  autrichien  vient  de  publier  le  tableau  du  revenu  des 
douanes  de  la  monarchie  depuis  le  1^''  novembre  1851  jusqu'au  31  octobre 
1852.  Les  données  que  renferme  ce  document  attestent  l'importance  crois- 
sante du  commerce  de  l'Autriche.  Elles  indiquent  aussi  les  résultats  qu'il  est 
permis  d'attaidre  du  nouveau  tarif  des  douanes  mis  en  vigueur  le  1"  février 


404  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

1852.  Les  droits  d'entrée  présentent  une  aug-mentation  de  plus  de  2  millions 
de  florins  sur  la  période  correspondante  de  IS.'H.  Pendant  cette  dernière  an- 
née, les  droits  d'entrée  ne  s'étaient  élevés  qu'à  19  millions  et  demi  de  florins; 
ils  ont  dépassé  22  millions  en  1832.  C'est  dans  toutes  les  régions  du  monde 
financier  que  le  progrès  se  fait  aujourd'hui  sentir.  La  grande  plaie  de  l'Au- 
triche au  sortir  de  la  dernière  révolution,  c'était  la  dépréciation  du  papier- 
monnaie.  Ce  papier  tend  de  plus  en  plus  à  reprendre  sa  valeur  nominale. 
L'agio  de  l'argent,  qui  l'année  dernière  était  encore  de  20  î)0ur  100,  a  fléchi 
jusqu'à  7  pour  100.  On  assure  même  que,  dès  à  présent,  les  maisons  de  change 
ne  reçoivent  pas  sans  difficultés  les  pièces  de  20  kreutzers  contre  du  papier- 
monnaie  ou  des  billets  de  la  banque.  Ainsi  l'Autriche,  grâce  à  une  activité  et 
à  une  persévérance  qu'aucun  autre  gouvernement  n'a  dépassées,  voit  de  jour 
en  jour  s'affermir  la  situation  calme  et  prospère  qui  a  succédé  i)our  elle  aux 
cruelles  épreuves  de  1848. 

Le  Monténégro  ne  cesse  pas  d'être  l'objet  de  la  plus  vive  curiosité  en  Alle- 
magne, et  particulièrement  en  Autriche.  Il  n'est  question  en  ce  moment  que 
d'une  grande  concentration  de  troupes  autrichiennes  en  Dalmatie  et  sur  les 
confins  de  la  Turquie  occidentale.  Ces  bruits  ont  tout  le  caractère  de  la  vrai- 
semblance. Depuis  deux  ans,  profondément  blessée  par  l'affaire  des  réfugiés 
hongrois  qu'elle  ne  paraît  pas  devoir  oublier  de  si  tôt,  l'Autriche  n'a  négligé 
aucune  occasion  de  témoigner  les  dispositions  les  plus  amicales  aux  Bosnia- 
ques dans  leurs  querelles  avec  la  Turquie.  Le  cabinet  de  Vienne  d'ailleurs 
représente  spécialement  le  catholicisme  dans  les  provinces  européennes  de 
l'empire  ottoman;  les  Bosniaques  sont  en  majorité  catholiques;  des  rapports 
suivis  ont  existé  de  tout  temps  entre  ces  populations  et  le  gouvernement  au- 
trichien, surtout  depuis  que  la  France  a  cessé  d'avoir  des  agens  sur  ce  terrain 
trop  peu  étudié.  —  Si  les  Monténégrins  ne  sont  pas  catholiques,  depuis  vingt 
ans,  une  idée  non  moins  puissante  que  celle  de  religion,  l'idée  de  race,  a  éta- 
bli entre  les  Slaves  de  Turquie  et  ceux  d'Autriche  des  relations  dont  le  gou- 
vernement autrichien  ne  dédaigne  pas  de  se  servir,  ne  pouvant  plus  les  em- 
pêcher. Les  Monténégrins  l'intéressent  d'autant  plus  sous  cet  aspect,  que  la 
Russie,  depuis  1805,  se  regarde  comme  protectrice  et  presque  suzeraine  du 
Monténégro',  et  qu'elle  a  su  en  faire  un  de  ses  principaux  points  d'aj)pui  dans 
ses  démêlés  avec  l'empire  ottoman.  Et  c'est  par  là  en  effet,  comme  par  la  Ser- 
bie, que  cet  empire  est  particulièrement  menacé,  s'il  ne  sait  faire  un  effort 
généreux  pour  échapper  aux  redoutables  difficultés  que  le  vieux  parti  des 
fanatiques  a  suscitées  au  pays  dans  les  derniers  mois  de  1852. 

La  politique  du  divan  à  l'égard  du  Monténégro  est  de  pousser  la  guerre 
avec  toute  la  vigueur  qui  lui  reste;  c'est  Omer-Pacha  qui  est  chargé  de  con- 
duire cette  expédition.  Omer  est  certainement  le  plus  brillant  officier-général 
de  l'armée  ottomane;  malheureusement,  pour  se  faire  pardonner  par  les  Turcs 
son  origine  slave,  il  croit  devoir,  toutes  les  fois  qu'il  est  aux  prises  avec  les 
Slaves,  faire  preuve  d'un  zèle  musulman  qui  n'est  guère  propre  à  pacifier  les 
différends.  —  Pendant  que  la  Sublime-Porte  envoie  des  renforts  en  Bosnie,  elle 
proclame  le  blocus  du  rivage  voisin  de  la  Montagne-Noire,  séparée  de  la  mer 
seulement  par  une  langue  de  terre  de  quelques  centaines  de  mètres.  Le  but 
de  ce  blocus  est  d'interdire  aux  Monténégrins  la  ressource  des  ravitaillemens 


REVUE.  CHRONIQUE.  405 

du  côté  de  la  mer.  En  fait,  cette  démonstration  maritime,  conseillée,  dit-on, 
par  l'Angleterre,  est  plutôt  une  occasion  favorable  de  montrer  une  escadre 
turque  dans  TAdriatique  à  côté  de  l'escadrille  autrichienne  qu'un  moyen 
sérieux  de  cerner  le  Monténégro.  Si  les  Turcs  en  attendent  d'autres  résultats, 
ils  se  font  illusion.  La  Russie  est  en  mesure  de  faire  parvenir  aux  Monténé- 
grins l'argent  et  les  munitions  qui  leur  manquent,  par  les  routes  serbes  et  par 
le  cœur  même  de  la  Turquie,  aussi  bien  que  l'Autriche  par  ses  propres  fron- 
tières. La  solution  de  cette  guerre,  acceptée  peut-être  imprudemment  par  la 
Turquie,  reste  donc  douteuse.  Il  est  à  regretter  que  quelque  grande  puissance 
amie  ne  soit  pas  venue  interposer  sa  médiation  amicale  dans  ce  conflit,  et 
empêcher  une  effusion  de  sang  qui  ne  sera  pas  moins  fatale  aux  Turcs  dans 
le  cas  d'une  victoire  que  dans  celui  d'une  défaite,  car  les  Slaves  de  Bosnie,  de 
Serbie  et  de  Bulgarie,  leur  i»ardonneraient  difficilement  l'invasion  du  Monté- 
négro. CH.  DE  MAZADE. 


PAYSAGES. 


BETHLEEM  ET  JERUSALEM. 


Je  suis  bien  loin  de  vous,  mère,  —  à  Jérusalem  ! 
A  deux  pas  du  Calvaire,  —  à  quatre  de  Bethlem. 
Ah!  les  fils!  —  n'est-ce  pas?  —  quelle  race  mauditel 
Les  avoir  tant  choyés  et  les  perdre  si  vite! 
Les  ingrats,  ils  s'en  vont,  sans  souci  de  vos  pleurs. 
Et  s'ils  paient  votre  amour,  c'est  avec  des  douleurs. 
Depuis  que  ce  pays,  où  germaient  les  miracles. 
Étonne  mes  regards  de  ses  mornes  spectacles, 
J'ai  senti  bien  souvent,  plein  d'un  pieux  émoi. 
Mes  souvenirs  d'enfant  se  réveiller  en  moi. 
Je  retourne  à  ce  temps,  de  paisible  mémoire, 
Où  de  l'enfant  Jésus  vous  m'appreniez  l'histoire. 
Où  pas  une  ombre  encor  ne  flottait  entre  nous. 
Où  Dieu  seul  partageait  mon  amour  avec  vous. 
Les  yeux  déjà  tournés  vers  l'avenir  immense. 
Vous  jetiez  dans  mon  âme  une  austère  semence. 
Parmi  ces  grains  tombés  de  votre  chère  main. 
Beaucoup  sont  demeurés  aux  buissons  du  chemin. 
Combien  je  suis  changé,  ma  mère,  et  quel  ravage 
Chaque  année  en  passant  a  fait  dans  votre  ouvrage! 
Comme  on  compte  en  pleurant  les  amis  qui  sont  morts. 
Je  compte  mes  vertus  et  mes  grâces  d'alors. 

Quand  je  marche  à  travers  ces  abruptes  vallées, 
D'arbres  et  d'habitans  à  jamais  dépeuplées. 


Zi06  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

OÙ  rien  ne  rit  à  l'œil,  si  ce  n'est  le  ciel  bleu, 

Où  tout  raconte  encor  la  colère  de  Dieu, 

Où  tout  parle  de  mort,  de  sang  et  de  supplices, 

Je  sens  saigner  en  moi  d'anciennes  cicatrices. 

Tous  mes  amis  perdus,  tous  mes  amours  brisés. 

Mes  rêves,  mes  espoirs  au  hasard  dispersés, 

Cortège  triste  et  long  de  visions  funèbres. 

Pour  passer  devant  moi,  s'échappent  des  ténèbres. 

Et  quand  ces  souvenirs  me  viennent  accabler, 

0  foi,  ce  n'est  pas  toi  qui  peux  me  consoler! 

Je  cherchais  une  amie,  et  je  rencontre  un  Juge  : 

C'est  au  sein  maternel  que  je  trouve  un  refuge. 

Votre  indulgence  à  vous  ne  se  lasse  jamais; 

Mères,  vous  n'avez  pas  d'enfer  pour  les  mauvais. 

Et  rien  ne  tarira  ces  sources  éternelles  : 

L'amour  dans  votre  cœur,  le  lait  dans  vos  mamelles! 

Aussi  c'est  à  Bethlem  qu'est  ma  dévotion. 
Je  vais  m'y  reposer  de  la  triste  Sion. 
Ici,  c'est  le  tombeau,  la  ville  désolée; 
Une  plaine  déserte,  une  aride  vallée; 
Un  rocher  que  le  Christ  a  marqué  de  son  sang; 
Une  église,  un  tombeau  d'où  le  mort  est  absent; 
Quelques  Juifs  inquiets,  dans  une  humble  attitude, 
Des  bazars  délaissés  troublant  la  solitude  : 
Voilà  Jérusalem  pendant  dix  mois  de  l'an. 
Que  j'aime  mieux  Bethlem,  le  beau  village  blanc! 
11  est  caché  là-bas,  derrière  les  collines. 
Avec  ses  pâtres  bruns  armés  de  javelines,     " 
Ses  tableaux  ciselés,  ses  na  fs  ouvriers. 
Ses  champs  de  seigle  et  d'orge  entourés  d'oliviers. 
Ses  femmes  dont  la  Tobe  à  longue  draperie 
Ressemble  au  vêtement  de  la  vierge  Marie. 
Et  déjà  mon  cheval  en  connaît  le  chemin. 
Là  je  vois  mieux  Jésus  sous  son  visage  humain  : 
C'est  l'enfant  pauvre  et  nu;  c'est  la  touchante  image 
Du  pasteur  à  genoux  à  côté  du  roi  mage; 
C'est  la  Vierge  surtout,  veillant  sur  ce  berceau 
D'où  va  tantôt  sortir  tout  un  monde  nouveau. 
L'étoile  du  matin  et  la  rose  mystique, 
Comme  vous  l'appelez,  je  crois,  dans  le  cantique. 
La  mère  des  douleurs,  —  c'est  son  nom  le  plus  doux, 
Elle  est  là,  souriante,  et  me  parle  de  vous; 
Car,  des  sages  leçons  faites  à  mon  enfance. 
Il  m'en  est  demeuré,  mère,  plus  qu'on  ne  pense, 
Le  meilleur  m'est  resté  de  ce  riche  trésor. 
Et  tout  n'est  pas  perdu  si  je  vous  aime  encor  ! 


REVUE.  CHRONIQUE.  /ÈOT 

Vous,  le  soir,  en  priant,  vous  songez,  ô  ma  mère! 
A  votre  enfant  parti  pour  la  terre  étrangère; 
Vous  le  rêviez  pieux  et  fidèle  au  foyer; 
L'oiseau  s'est  envolé  loin  du  toit  familier. 
Inquiète  toujours,  de  nouvelles  avide. 
Vous  errez  tristement  dans  votre  maison  vide. 
La  nuit,  les  songes  noirs  vous  visitent  souvent; 
Vous  redoutez  la  mer,  les  caprices  du  vent, 
Le  simoun  meurtrier,  le  désert  sans  limite; 
Vous  voyez  votre  fils  sans  amis  et  sans  gîte, 
Et  vous  invoquez  Dieu  pour  le  cher  voyageur 
Qui  trompa  tant  de  fois  l'espoir  de  votre  cœur. 

Non,  mère.  La  fortune  est  avec  la  jeunesse; 
Elle  garde  ses  coups  à  l'austère  sagesse. 
Et  je  porte  avec  moi  la  robuste  santé 
Des  oiseaux  du  bon  Dieu  qui  vont  en  liberté. 
Du  gîte  et  du  repas  vous  êtes  inquiète? 
—  Quand  le  repas  est  mince,  eh  bien  !  je  fais  diète, 
Et  je  dors  mieux  le  soir  lorsque  j'ai  bien  marché. 
,  Il  faut  porter  gaîment  le  mal  qu'on  a  cherché. 
Ah  !  ce  pays  n'est  pas  le  pays  de  Cocagne  ; 
Mais  votre  souvenir  est  là  qui  m'accompagne. 


LA  FERME  A  MIDI. 

Il  est  midi...  La  ferme  a  l'air  d'être  endormie; 

Le  hangar  aux  bouviers  prête  son  ombre  amie. 

Là,  profitant  de  l'heure  accordée  au  repos. 

Bergers  et  laboureurs  sont  couchés  sur  le  dos, 

Et,  près  de  retourner  à  leurs  rudes  ouvrages, 

Dans  un  calme  sommeil  réparent  leurs  courages. 

Autour  d'eux  sont  épars  les  fourches,  les  râteaux, 

La  charrette  allongée  et  les  lourds  tombereaux. 

Par  une  porte  ouverte,  ou  voit  l'étable  pleine 

Des  bœufs  et  des  chevaux  revenus  de  la  plaine; 

Ils  prennent  leur  repas;  on  les  entend  de  loin 

Tirer  du  râtelier  la  luzerne  et  le  foin; 

Leur  queue  aux  crins  flottans,  sur  leurs  flancs  qu'ils  caressent. 

Fouette  à  coups  redoublés  les  mouches  qui  les  blessent. 

A  quelques  pas  plus  loin,  un  poulain  familier 

Frotte  son  poil  bourru  le  long  d'un  vieux  pailler. 

Et  des  chèvres,  debout  contre  une  claire-voie, 

Montrent  leurs  fronts  cornus  et  leur  barbe  de  soie. 

Les  poules,  hérissant  leur  dos  bariolé, 


llOS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Grattent  le  sol,  cherchant  quelque  graine  de  blé; 
Tout  est  en  paix,  le  chien  même  dort  sous  un  arbre, 
Sur  la  terre  étendu  comme  un  griffon  de  marbre. 
Au  seuil  de  la  maison,  assise  sur  un  banc, 
Entre  ses  doigts  légers  tournant  son  fuseau  blanc. 
Le  pied  sur  l'escabeau,  la  ménagère  file, 
Surveillant  du  regard  cette  scène  tranquille. 
Seul,  perché  sur  un  toit,  un  poulet  étourdi 
Croit  encor  au  matin  et  chante  en  plein  midi. 

Par-delà  l'horizon  heureux  de  cette  ferme. 
Un  orage  pourtant  déjà  se  montre  en  germe. 
Il  est  encore  loin,  ce  n'est  rien  qu'un  point  noir; 
En  montant  sur  ce  mur,  on  peut  l'apercevoir. 
Le  nuage  s'avance  au  souffle  de  la  bise. 
Il  porte  sur  sou  flanc  comme  une  tache  grise... 
C'est  la  grêle!  —  Elle  est  là,  sur  le  pays  voisin. 
Écrasant  sans  pitié  le  seigle  et  le  raisin. 

Rien  ne  trouble  pourtant  votre  repos  robuste. 
Laboureurs  endormis  dans  le  sommeil  du  juste! 
Vous  dormez,  confians  en  la  bonté  de  Dieu, 
Heureux  d'être  abrités  sous  ce  pan  de  ciel  bleu. 
On  vous  a  vus  dormir  de  ce  sommeil  tranquille 
Quand  sonnait  le  tocsin  de  la  guerre  civile. 
Alors  qu'on  entendait,  de  vos  hameaux  fleuris. 
Le  tonnerre  lointain  du  canon  dans  Paris. 
Laboureurs  obstinés,  semeurs  que  rien  n'effraie, 
Cicatrisant  toujours  quelque  nouvelle  plaie. 
Réparant  les  dégâts  faits  par  l'hounne  ou  le  ciel, 
Vous  travaillez  au  blé  comme  l'abeille  au  miel. 
Que  le  tonnerre  gronde  au  ciel  ou  dans  les  rues. 
Chaque  jour  vous  revoit,  penchés  sur  vos  charrues, 
Confier  aux  sillons  le  pain  des  nations, 
Indifférens  au  bruit  des  révolutions! 

C.  Reynaud. 


V.  DE  Mars. 


SOUVENIRS   DTNE   STATION 


LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE. 


CÉLÈBES.  — LES  HOLLANDAIS  A  MENADO  ET  A  MACASSAR.  (1) 


Le  moment  que  nous  n'avions  cessé  d'appeler  de  nos  vœux  était 
enfin  arrivé.  Le  3  mai  18/i9,  la  Bayonnaise  appareillait  de  la  rade 
de  Macao  et  se  dirigeait  vers  les  colonies  néerlandaises. 

Nous  avons  déjà  indiqué  les  grandes  divisions  politiques  de  l'ar- 
chipel indien  :  nous  essaierons  également  de  fixer  par  une  rapide 
esquisse  le  contour  général  des  mers  que  nous  nous  apprêtions  à 
parcourir.  A  deux  cents  lieues  environ  des  côtes  que  découpent  le 
golfe  du  Tong-king  et  le  golfe  de  Siam ,  le  groupe  des  Philippines 
sépare  la  mer  de  Chine  de  l'Océan  Pacifique.  Le  méridien  qui  tra- 
verserait ces  îles  espagnoles  rencontrerait,  non  loin  de  l'équateur, 
la  grande  île  de  Célèbes.  A  l'est  de  cette  ligne  idéale,  on  verrait  se 
déployer  l'archipel  des  Moluques.  Plus  à  l'ouest  s'étendraient  Pala- 
wan  et  ses  nombreux  récifs,  puis  l'immense  Bornéo,  faisant  face  à  la 
presqu'île  de  Malacca  et  aux  côtes  du  Gamboge.  Si  venant  de  Macao 
vous  laissez  Bornéo  sur  la  gauche,  vous  suivrez  pour  gagner  Batavia 
la  voie  la  plus  directe.  Trois  passages  différens  vous  seront  alors 
ouverts  :  le  canal  de  Garimata,  le  détroit  de  Gaspar,  ou  celui  de  Banca. 
Si  la  mousson  vous  est  contraire,  il  vous  faudra  probablement  faire 
un  plus  long  détour  et  aller  chercher  le  vent  favorable  à  l'est  de 
Bornéo,  souvent  même  à  l'est  de  Gélèbes.  Le  vent  ne  souffle  point 

(1)  Voyez  la  livraison  dn  !<='  janvier. 

TOME  I.   —  1er   FÉVRIER.  27 

I 


âlO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  effet  de  la  même  direction  au  nord  et  au  sud  de  l'équateur.  La 
mousson  d'est  règne  dans  la  mer  de  Java  et  y  ramène  le  beau  temps 
et  la  sécheresse,  quand  la  mousson  de  sud-ouest  fait  éclater  ses 
orages  dans  la  mer  de  Chine.  L'époque  où  nous  devions  quitter  Ma- 
cao  et  le  projet  que  nous  avions  formé  de  visiter  les  principaux  ports 
de  l'île  Célèbes,  Menado  etMacassar,  nous  traçaient  notre  itinéraire. 
C'était  à  l'est  de  Célèbes  et  par  la  mer  des  Moluques  que  nous  de- 
vions passer. 

I. 

Le  10  mai  lSh9,  sept  jours  après  son  départ  de  Macao,  laBayon- 
naise  se  trouvait  à  l'entrée  de  la  baie  de  Manille.  Sans  nous  arrêter 
cette  fois  sur  les  côtes  de  Luçon,  nous  laissâmes  derrière  nous  la 
pointe  de  Maribelès,  et,  comme  au  mois  de  mai  18/i8,  nous  nous 
engageâmes  dans  le  long  et  sinueux  détroit  de  San-Bernardino;  mais, 
au  lieu  de  suivre  ce  détroit  jusqu'au  point  où  il  débouche  dans 
l'Océan  Pacifique ,  nous  descendîmes  brusquement  vers  le  sud ,  dès 
que  nous  eûmes  franchi  le  premier  goulet ,  celui  que  forment  en  se 
rapprochant  la  côte  de  Mindoro  et  la  pointe  méridionale  de  l'Ile  Verte. 
Longeant  alors,  à  l'aide  de  brises  variables,  les  îles  de  Panay,  de 
Negros  et  de  Mindanao,  nous  atteignîmes ,  après  dix-huit  jours  de 
traversée,  le  mouillage  de  Samboangan. 

Cet  établissement  européen  a  longtemps  marqué  la  limite  des  pos- 
sessions de  l'Espagne  dans  les  mers  de  Chine.  Il  fut  fondé  en  1635  par 
le  gouverneur  de  Manille  pour  contenir  la  piraterie ,  dont  l'archipel 
àe  Soulou  fut  pendant  plusieurs  siècles  le  foyer  le  plus  redoutable. 
En  regard  de  la  forteresse  espagnole  se  dressent  les  hauts  sommets  de 
l'île  de  Basilan.  On  sait  les  prétentions  devant  lesquelles  nous  nous 
arrêtâmes  après  avoir  obtenu  du  sultan  de  Soulou,  vers  la  fin  de 
l'année  18Zi5,  la  cession  formelle  de  cette  île.  La  France  voulut  res- 
pecter jusque  dans  leur  exagération  les  droits  d'une  puissance  alliée; 
elle  donna  en  cette  circonstance  à  l'Angleterre,  qui  préparait  déjà  l'oc- 
cupation de  Laboan,  un  exemple  de  modération  que  l'Angleterre  se 
garda  bien  de  suivre.  —  Le  détroit  formé  par  l'île  de  Basilan  et  la  côte 
de  Mindanao  est  un  des  passages  les  plus  fréquentés  par  les  navires 
qui  se  rendent  en  Chine  à  contre-mousson.  La  partie  du  canal  qui 
longe  le  rivage  de  Samboangan  est  rétrécie  par  les  îles  basses  de 
Santa-Cruz,  et  sillonnée  par  des  courans  rapides  qui,  soumis  à  l'in- 
fluence périodique  des  marées,  favorisent  plutôt  qu'ils  n'entravent 
la  navigation  (1). 

(1)  La  vitesse  de  la  marée  sur  la  rade  de  Samboangan  est  souvent  de  trois  ou  quatre 
milles  à  l'heure.  Le  jour  même  où  nous  mouillâmes  devant  le  fort  espagnol,  une  hem-e 


LES   HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE   CÉLÈBES.  4ti 

Samboangan  fut  jadis  peuplé  par  des  Indiens  venus  de  Luçon  : 
l'exemption  de  toute  espèce  de  tribut  les  attira  sur  les  côtes  de 
Mindanao.  Le  nombre  des  habitans  s'est  peu  accru  depuis  cette 
époque,  il  ne  s'élève  encore  qu'à  sept  ou  huit  mille  âmes.  La  fusion 
des  races  s'est  cependant  opérée  avec  une  facilité  merveilleuse  sur 
ce  coin  de  terre  isolé.  Les  métis  forment  à  Samboangan  la  majorité 
de  la  population.  Ils  sont  fiers  de  leur  origine  espagnole  et  parlent 
le  castillan  avec  plus  de  pureté  que  la  majeure  partie  des  habitans 
,de  l'Espagne.  Ils  ont  d'ailleurs  les  défauts  et  les  qualités  propres  aux 
races  créoles  :  la  bravoure  et  l'indolence.  Placés  à  proximité  des  côtes 
de  Bornéo  et  des  îles  Soulou ,  menacés  sur  leur  flanc  gauche  par  les 
Illanos,  ils  ont  pris  l'habitude  de  se  protéger  eux-mêmes.  La  plupart 
des  habitans  portent,  outre  leur  mousquet,  le  fameux  campilan,  grand 
sabre  à  large  lame  et  à  lourde  poignée,  destiné  à  pourfendre  les 
Maures;  tel  est  encore,  dans  les  colonies  espagnoles,  le  nom  sous 
lequel  les  Indiens  catholiques  désignent  les  Indiens  infidèles.  Cette 
population  guerrière  a  plus  de  goût  pour  le  métier  des  armes  que 
pour  les  travaux  de  l'agriculture.  La  partie  cultivée  de  ses  posses- 
sions se  réduit  à  une  étroite  lisière  de  terrain  défriché  que  bornent 
les  eaux  limpides  de  la  Toumanga  ;  au-delà  de  cette  zone  restreinte, 
la  forêt  vierge  couvre  de  ses  masses  impénétrables  le  flanc  des  mon- 
tagnes. 

Avant  de  pénétrer  dans  les  colonies  néerlandaises ,  il  n'était  point 
sans  intérêt  d'accorder  au  moins  un  coup  d'œil  à  cette  dernière  em- 
preinte de  la  domination  espagnole.  Un  guide  intelligent  et  actif,  el 
senor  Molina,  nous  avait  offert  ses  services.  Nous  le  chargeâmes  de 
nous  procurer  des  chevaux ,  et ,  dès  le  lendemain  de  notre  arrivée , 
nous  nous  mîmes  en  route  pour  visiter  les  bords  de  la  Toumanga. 
La  nature  tropicale  a  des  heures  magiques.  Le  disque  du  soleil  ve- 
nait à  peine  d'apparaître  au-dessus  de  l'horizon,  quand  nous  attei- 
gnîmes le  pont  qui  unit  les  deux  rives  du  torrent.  Au  fond  du  ravin, 
sur  un  lit  de  galets  bleuâtres,  coulait  la  Toumanga.  La  brise  du 
matin  agitait  doucement  le  feuillage  des  arbres;  mille  oiseaux  bour- 
donnaient autour  des  tubes  de  bambou  dans  lesquels  se  recueille  la 

environ  après  le  coucher  du  soleil,  un  jeune  mousse  tomba  de  dessus  les  bastingages  à 
la  mer.  Les  embarcations  étaient  hissées  sur  leurs  porte-manteaux;  l'obscurité  était  pro- 
fonde. Il  y  avait  mille  chances  contre  une  pour  que  le  malheureux  enfant  disparût  avant 
qu'on  pût  lui  porter  secours.  Un  de  nos  chirurgiens,  M.  Henri  Lerond,  noble  et  bon 
jeune  homme  qui  n'en  était  point  à  son  premier  acte  de  dévouement,  se  trouvait  par  bon- 
heur sur  la  dunette.  Il  se  jette  à  l'eau  et  atteint  le  mousse  que  déjà  le  courant  entraînait 
rapidement  au  large.  Sans  un  canot  qu'un  hasard  providentiel  amena  en  ce  moment  le 
long  da  bord,  M.  Lerond  eut  été  victime  de  sa  sublime  imprudence.  Quand  il  remonta 
sur  le  pont  de  la  corvette  avec  le  mousse  qu'il  avait  sauvé,  les  matelots,  bons  juges  en 
fait  de  noblesse  et  de  courage,  lui  firent  une  véritable  ovation.  Ce  fut  sa  première  récom- 
pense. Si  ma  voix  peut  être  un  jour  entendue,  ce  ne  sera  pas  la  seule. 


412  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sève  enivrante. des  palmiers.  C'était  l'heure  du  réveil  pour  les  hôtes 
des  bois,  pour  les  bois  eux-mêmes,  dont  le  feuillage  tout  appesanti 
de  rosée  s'épanouissait  aux  premières  clartés  du  jour. 

Après  avoir  franchi  au  galop  le  pont  dont  les  madriers  frémissent 
sur  leurs  trois  piliers  de  lave,  nous  cheminons  entre  deux  haies  de 
ricins  et  de  goyaviers.  Tout  à  coup  une  large  échappée  paraît  s' ouvrir 
devant  nous.  Nous  faisons  encore  quelques  pas;  nous  tournons  un 
dernier  buisson.  Ce  n'est  plus  la  splendeur  d'une  nature  étrangère 
que  nous  contemplons;  ce  sont  les  plus  rians  coteaux  de  l'Europe,  les 
plus  belles  prairies  de  la  France,  dont  les  gracieuses  ondulations 
viennent  charmer  nos  regards.  Des  troupeaux,  non  pas  de  buflles  stu- 
pides  et  fangeux,  mais  de  fiers  taureaux  et  de  grasses  génisses,  errent 
au  milieu  de  ces  vastes  pâturages.  Que  l'herbe  parait  belle  dans  ces 
contrées  où  l'on  ne  voit  jamais  que  des  arbres  !  Ce  gazon,  qui  s'étend 
comme  un  tapis  de  Perse  sur  les  flancs  arrondis  de  la  colline,  sourit 
plus  à  nos  yeux  que  la  végétation  opulente  dont  nous  voyons  les  der- 
niers efforts  se  perdre  dans  les  nuages.  Nous  gravissons  la  pente  du 
coteau  :  du  sommet  qui  domine  la  plaine,  nous  apercevons  un  nouveau 
détour  de  la  Toumanga,  bouillonnant  à  nos  pieds  et  se  frayant  un  pas- 
sage à  travers  de  nombreux  rochers  de  basalte.  Au-delà  de  cette  capri- 
cieuse rivière,  à  l'entrée  d'une  gorge  sauvage,  une  hutte  de  paille  et 
de  bambou  annonce  la  présence  de  quelques  bûcherons ,  timide  et 
indolente  avant- garde  de  la  domination  espagnole.  Quel  étrange  et 
soudain  contraste  !  A  deux  lieues  à  peine  de  la  mer,  à  quelques  pas 
de  la  prairie  féconde,  la  nature  sauvage  et  la  forêt  vierge!  Une 
affreuse  misère  se  cache  malheureusement  sous  le  luxe  déréglé  de 
cette  végétation.  On  a  vu  quelquefois  arriver  jusqu'à  Samboangande 
malheureux  avortons  décharnés ,  tout  couverts  de  plaies ,  au  visage 
aplati,  au  crâne  déprimé,  —  des  brutes  à  face  humaine  :  ce  sont  là  les 
enfans  de  cette  riche  nature ,  ceux  pour  lesquels  elle  a  suspendu  le 
coco  à  la  cime  du  palmier  et  fait  descendre  le  ruisseau  murmurant 
du  sommet  des  montagnes,  ceux  qu'elle  berce  au  chant  des  tourterelles 
et  caresse  des  tièdes  haleines  de  la  nuit.  Ce  sont  les  derniers  débris 
des  tribus  indépendantes  de  l'archipel  indien,  les  Negriiosde  Luçon 
et  de  Mindanao. 

A  côté  de  ces  misérables  créatures,  voyez  l'homme  ennobli  et  en- 
richi par  le  travail.  Le  feu  a  purgé  la  terre  des  stériles  végétaux 
qui  la  dévorent.  Au  milieu  de  l'espace  dont  il  s'est  rendu  maître, 
l'Indien  se  hâte  d'élever  sa  modeste  cabane.  Il  entoure  d'une  en- 
ceinte le  terrain  qu'il  veut  défricher.  L'igname,  le  taro,  la  patate,  le 
maïs,  la  canne  à  sucre,  le  riz,  qui  nourrit  à  lui  seul  près  de  la  moitié 
des  habitans  de  la  terre,  lui  assurent  d'abondantes  récoltes.  Sa  fa- 
mille possède  un  abri  contre  les  intempéries  des  saisons,  et  molle- 
ment balancée  dans  le  hamac  en  fil  d'abaca  suspendu  aux  parois  de 


LES   HCH-LANDAIS    DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  413 

la  case,  sa  femme  tisse  en  se  jouant  la  chemise  de  pina  ou  de  nipis. 
On  ne  peut  séjourner  quelque  temps  sous  les  tropiques  sans  se  sentir 
saisi  d'une  admiration  toute  nouvelle  pour  le  travail ,  et  sans  recon- 
naître dans  ce  divin  précepte  la  grande  loi  et  le  premier  devoir  de 
l'humanité. 

Rentrés  dans  le  village  avant  que  le  soleil  de  midi  eût  rendu  la 
température  intolérable,  nous  passâmes  le  reste  de  la  journée  sous 
le  toit  hospitalier  de  notre  guide  Molina.  Ce  fut  alors  qu'il  nous  mon- 
tra ses  armes  et  nous  entretint  de  ses  exploits.  Quand  le  général  Cla- 
veria  dirigea,  au  mois  de  février  18/i8,  une  expédition  contre  le  grand 
repaire  des  pirates,  —  l'île  à  demi  noyée  de  Balanguingui,  —  trois 
cents  volontaires  de  Samboangan  lui  ofl rirent  leurs  services.  Sans  eux, 
assurait  Molina,  l'expédition  eût  échoué.  Le  canon  des  navires  à  va- 
peur foudroyait  vainement  depuis  vingt-quatre  heures  des  remparts 
formés  d'une  triple  enceinte  de  troncs  de  cocotiers  et  de  pierres  ma- 
dréporiques.  11  fallut  dresser  des  échelles  contre  ces  murs,  dans  les- 
quels on  désespérait  de  faire  brèche.  Les  soldats  de  Manille  n'avaient 
jamais  vu  le  feu.  Les  officiers  qui  s'étaient  portés  à  la  tête  de  la  co-, 
lonne  venaient  d'être  tués  à  bout  portant.  L'armée  s'ébranlait  déjà, 
et  la  journée  semblait  perdue  quand,  à  la  voix  du  général,  on  vit  s'a- 
vancer les  volontaires  de  Samboangan.  Couverts  de  leur  écu,  serrant 
la  poignée  du  campilan  de  leur  main  droite,  ils  relèvent  les  échelles 
renversées  et  gagnent  sous  une  pluie  de  balles  la  plate-forme  du 
rempart.  Les  Maures  se  jettent  alors  dans  le  réduit  où  ils  ont  en- 
fermé leurs  femmes  et  leurs  enfans;  ils  égorgent  leur  famille  pour 
lui  épargner  la  honte  de  tomber  au  pouvoir  des  chrétiens.  Avant  que 
les  Espagnols  aient  pu  forcer  l'entrée  du  réduit,  la  boucherie  est 
complète.  «Nous  n'avons  plus  devant  nous,  s'écriait  Molina,  dont  la 
verve  échauffée  avait  trouvé  des  accens  poétiques,  qu'un  monceau  de 
cadavres  et  qu'une  mare  de  sang.  Du  milieu  des  mourans,  un  deses- 
perado  s'élance  vers  moi  pour  me  frapper  de  son  kris  :  d'un  revers 
de  mon  campilan  je  l' étends  à  terre.  Le  cri  des  Samboanguenos  était  : 
Point  de  quartier  aux  Maures  !  Bien  peu  de  ces  infidèles  obtinrent 
d'avoir  la  vie  sauve;  on  recueillit  pourtant  quelques  enfans  qui  avaient 
par  miracle  échappé  au  carnage.  Cette  fille  au  teint  brun  que  vous 
avez  pu  remarquer  à  la  porte  de  la  case  fut  ma  part  de  butin.  C'est 
du  sang  de  pirate  qui  coule  dans  ses  veines;  elle  n'en  sera  pas  moins 
un  jour  une  honnête  fille  et  une  bonne  catholique.  » 

Feliciana,  —  tel  était  le  nom  de  la  jeune  moresque,  —  avait  alors 
dix  ou  onze  ans  à  peine.  Ses  grands  yeux  noirs,  sa  peau  brune  et 
luisante,  ne  permettaient  pas  de  la  confondre  avec  les  pâles  rejetons 
du  métis  espagnol.  Au  milieu  de  ce  paisible  bercail,  elle  me  rappelait 
involontairement  un  jeune  loup  apprivoisé.  Je  l'observais  pendant 
que  Molina  nous  débitait  d'une  haleine  infatigable  ses  rodomontades 


hià  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  nous  faisait  toucher  du  doigt  la  rouille  sanglante  de  son  campilan. 
Je  ne  sais  quel  éclair  intelligent  et  farouche  brillait  alors  dans  le  re- 
gard de  la  fille  de  Balanguingui,  et  semblait  indiquer  qu'à  la  première 
occasion  l'instinct  d'une  nature  sauvage  reprendrait  le  dessus.  J'es- 
père cependant  que  mon  imagination  n'aura  point  eu  raison  contre 
les  pronostics  plus  favorables  de  notre  guide,  et  que  Feliciana  n'a 
point  cessé  de  faire  l'orgueil  de  la  famille  Molina  et  l'édification  de 
la  paroisse  (1) . 

Samboangan  nous  eût  arrêtés  trop  longtemps  si  nous  n'eussions 
écouté  que  nos  désirs.  La  douce  musique  d'une  langue  qu'on  ne  peut 
entendre  sans  un  charme  secret,  les  allures  chevaleresques  d'une 
population  qui  défend  encore  ses  rivages  contre  les  Maures,  ce  par- 
fum de  poésie  que  la  race  espagnole  laisse  partout  où  elle  passe,  il 
n'en  fallait  point  davantage  pour  captiver  des  gens  lassés  d'une  lon- 
gue station  sur  les  côtes  de  la  Chine.  Un  intérêt  plus  sérieux  nous 
appelait  au  sud  de  l'équateur.  Samboangan,  avec  ses  terrains  vierges, 
nous  avait  fait  comprendre  la  grandeur  morale  du  travail  ;  Célèbes 
et  Java  allaient  nous  en  montrer  les  œuvres. 


II. 

Le  25  mai,  favorisée  par  la  marée  et  par  la  brise,  la  Bayonnaise 
faisait  route  vers  la  pointe  septentrionale  de  Célèbes.  Le  h  juin,  elle 
mouillait  au  pied  du  fort  hollandais  de  Menado.  On  trouverait  diffici- 
lement un  plus  dangereux  mouillage.  Au  fond  d'une  vaste  baie,  entre 
deux  ruisseaux  qui  se  jettent  à  la  mer,  un  talus  rapide  de  gravier 
volcanique  vous  permet  de  jeter  l'ancre  par  ùO  brasses,  à  200  mètres 
environ  de  la  plage.  Plus  au  large,  on  ne  trouverait  qu'un  abîme  sans 
fond.  Pendant  la  mousson  du  sud-est,  qui  règne  assez  régulièrement 
dans  la  mer  de  Célèbes  depuis  les  premiers  jours  de  mai  jusqu'à  la 
fin  d'octobre,  on  peut  séjourner  sans  trop  d'inquiétude  sur  cette  rade 
foraine;  mais,  dès  que  les  vents  de  nord-ouest  sont  à  craindre,  il  faut 
aller  chercher  un  refuge  de  l'autre  côté  du  cap  Coffin,  dans  la  baie 
mieux  abritée  de  Kema. 

(1)  Feliciana  n'était  point  seule  étrangère  et  captive  à  Samboangan.  Un  jeune  gibbon 
des  îles  Soulou,  le  plus  intéressant,  le  plus  gracieux  des  singes,  joyeux  comme  un  enfanta 
souple  comme  Mazurier  ou  Auriol,  mi  singe  qui  ne  marchait  jamais  à  quatre  pattes  et 
montrait  sous  ce  rapport  plus  de  dignité  que  bien  des  bipèdes,  Moro,  —  c'était  le  nom 
qu'il  portait  à  Samboangan,  —  devint  à  cette  occasion  notre  compagnon  de  voyage.  Avec 
nous,  il  visita  bien  dos  parages  inconnus  à  sa  race,  les  îles  de  l'Océanie,  les  mers  glacées 
du  cap  Horn  et  les  rivages  plus  démens  du  Brésil.  Il  triompha,  en  dépit  de  toutes  les 
prévisions,  de  tant  de  rudes  épreuves;  mais  ses  poumons  délicats  ne  purent  résister  au 
climat  de  Paris.  Après  une  année  de  séjour  au  Jardin  des  Plantes,  il  est  mort,  pleuré  des 
gardiens  qui,  les  larmes  aux  yeux,  me  parlaient  encore,  il  y  a  quelques  mois,  de  la 
douceur  et  de  l'aménité  de  son  caractère. 


LES   HOLLANDAIS    DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  415 

La  résidence  de  Menado,  quoique  située  sur  le  territoire  de  Célèbes, 
dépend  du  gouvernement  des  Moluques.  Elle  se  compose  des  districts 
de  Menado  et  de  Tondano,  possédés  en  toute  souveraineté  par  la  Hol- 
lande, et  du  district  de  Gorontalo,  où  un  sultan  vassal  conserve 
encore,  pour  le  malheur  des  plus  misérables  habitans  de  l'archipel, 
toutes  les  prérogatives  d'une  autorité  tyrannique.  Les  derniers  recen- 
semens  attribuent  à  la  résidence  de  Menado,  dont  le  cercle  adminis- 
tratif embrasse  le  groupe  des  îles  Sanguir,  une  population  d'environ 
200,000  âmes  {1).  Ce  chiffre  n'est  point  en  rapport  avec  l'importance 
des  possessions  néerlandaises  dans  le  nord  de  Célèbes.  Le  dévelop- 
pement naturel  de  la  population  ne  peut  tarder  à  le  grossir,  quand 
bien  même  de  nombreux  colons  ne  seraient  point  attirés  un  jour  ou 
l'autre  à  Menado  par  la  salubrité  du  climat.  Nulle  part  d'ailleurs  ces 
colons  ne  rencontreraient  un  sol  plus  fertile.  Le  feu  souterrain  qui  a 
donné  naissance  au  mont  Klobath,  au  Sepoutang,  au  Roumengan,  à 
l'Empong,  dont  les  cimes  s'élèvent  à  cinq  ou  six  mille  pieds  au-des- 
sas  du  niveau  de  la  mer,  semble  activer  encore  la  fougueuse  vigueur 
d'une  végétation  que  baigne  incessamment  la  rosée  des  nuits  ou 
qu'inondent  de  leur  déluge  périodique  les  pluies  équatoriales. 

Mouillés  à  portée  de  voix  du  rivage,  près  duquel  notre  poupe  était 
retenue  par  un  câble  fixé  à  deux  piliers  solidement  enfoncés  dans  le 
sable,  nous  mesurions  d'un  regard  étonné  la  hauteur  du  Klobath, 
dont  l'ombre  se  projetait  au  loin  sur  la  mer.  Cette  masse  noirâtre, 
assise  au  bord  de  la  baie  comme  un  géant  pétrifié,  semblait  menacer 
de  son  cratère  béant  encore  la  ville  aux  toits  de  palmiers,  qui,  presque 
inaperçue  du  mouillage,  occupe  la  base  même  du  volcan.  Une  heure 
environ  après  le  coucher  du  soleil,  nous  pûmes  descendre  à  terre,  et 
notre  premier  soin  fut  de  nous  diriger  vers  la  demeure  du  résident. 
La  lune  versait  alors  ses  lueurs  discrètes  sur  la  campagne,  et  em- 
bellissait le  gracieux  paysage  qui  se  déroulait  devant  nous.  Nous 
avions  laissé  sur  la  droite  les  remparts  de  la  citadelle  de  Menado, 
simple  bastion  carré  destiné  à  servir  de  logement  à  la  garnison 
plutôt  que  de  défense  à  la  ville;  à  notre  gauche  s'étendaient  le 
campong  des  Chinois  et  le  quartier  malais,  borné  par  la  rivière.  Deux 
haies  d'hibiscus,  taillées  au  ciseau,  bordaient  les  détours  d'un  sen- 
tier oii  le  sable  criait  joyeusement  sous  nos  pas;  la  brise  de  terre  ap- 

(1)  La  population  de  la  résidence  de  Menado  était  ainsi  divisée  en  1849  : 

Européens  ou  métis 141I  âmes. 

Chrétiens  indigènes 9,242 

Idolâtres  ou  mahométans  de  nom 199,057 

Mahométans  zélés 2,091 

Chinois 1,040 

Esclaves 416 

Total 212,937  ànies. 


A16  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

portait  une  douce  fraîcheur  des  sommets  nuageux  du  Klobath,  et 
répandait  sur  la  ville  tous  les  parfums  qui  dorment  pendant  le  jour 
au  sein  de  la  forêt.  Notre  surprise  et  notre  ravissement  s'augmen- 
tèrent sans  doute  de  la  sensation  de  bien-être  que  nous  apportait 
cette  heure  tiède  et  sereine.  Nous  n'avions  cru  trouver  dans  Menado 
qu'un  chétif  village  de  Malais  :  nous  retrouvions  encore  une  fois  les 
chemins  de  Ternate  et  d' Amboine,  non  plus  alignés,  il  est  vrai,  comme 
les  rues  d'une  ville,  mais  capricieusement  contournés  comme  les 
allées  d'un  parc.  Après  quinze  ou  vingt  minutes  de  marche,  nous  arri- 
vâmes à  l'entrée  du  parterre  qui  précédait  l'habitation  du  résident. 
Ce  modeste  palais,  au  fond  duquel  veillait  la  flamme  vacillante  des 
bougies  enfermées  dans  leurs  globes  de  verre,  était  soutenu  par  de 
frêles  colonnettes  et  couronné  d'un  toit  de  chaume  qui  s'avançait  au- 
dessus  d'une  longue  galerie  aérienne.  C'était  moins  un  kiosque  orien- 
tal qu'un  chalet  transporté  par  un  coup  de  baguette  des  campagnes 
de  la  Suisse  sous  le  ciel  des  tropiques.  Dominée  par  le  front  sourcil- 
leux du  Klobath  au  lieu  de  l'être  par  les  cimes  neigeuses  des  Alpes, 
entourée  de  manguiers  et  de  rimas  aux  vastes  ombres  au  lieu  d'être 
cachée  sous  un  noir  rideau  de  sapins,  cette  architecture  pittoresque 
ne  semblait  pas  déplacée  sous  les  feux  de  l'équateur.  Elle  offrait  un 
abri  non  moins  sûr  contre  les  ardeurs  dévorantes  du  soleil  que  contre 
les  intempéries  des  hivers. 

Nous  arrivions  à  Menado  chargés  d'une  sorte  de  mission  agricole. 
Peu  de  temps  après  la  révolution  de  février,  l'attention  du  ministre 
de  l'agriculture  et  du  commerce  avait  été  appelée  sur  une  espèce 
particulière  de  riz  de  montagne  dont  l'acclimatement  pouvait  être 
tenté,  disait-on,  avec  quelque  espoir  de  succès  dans  le  midi  de  la 
France.  Le  signalement  de  ce  riz,  connu  à  Sumatra  et  à  Célèbes,  ajou- 
tait la  circulaire  officielle,  sous  le  nom  de  riz  noir, — noir  en  effet, — 
nous  avait  été  envoyé  par  M.  le  ministre  de  la  marine  avec  l'invitation 
de  lui  en  adresser  le  plus  tôt  possible  des  semences.  Nous  n'avions  tou- 
tefois emporté  de  Macao  qu'un  faible  espoir  de  répondre  aux  désirs 
du  ministre.  Les  personnes  que  nous  avions  interrogées,  et  dont  quel- 
ques-unes avaient  longtemps  habité  les  îles  de  la  Malaisie,  connais- 
saient je  ne  sais  combien  de  qualités  différentes  de  riz  arrosé  ou  de 
riz  de  montagne  :  du  riz  blanc,  du  riz  gris,  voire  du  riz  rouge; 
aucune  d'elles  n'avait  entendu  parler  de  riz  noir.  Par  un  heureux 
hasard,  le  gouverneur  espagnol  de  Samboangan,  auquel  je  faisais 
part  un  jour  de  mes  perplexités,  se  souvint  d'avoir  entrevu  ce  riz  fa- 
buleux, dont  le  nom  n'était  déjà  plus  accueilli  que  par  un  sourire  d'in- 
crédulité à  bord  de  la  Bayonnaise.  Les  Negritos  de  Mindanao  cul- 
tivaient le  riz  noir  dans  les  gorges  de  leurs  montagnes,  et  nous 
parvînmes,  après  bien  des  recherches,  à  nous  en  procurer  quelques 
livres.  Nous  étions  munis  de  ce  précieux  échantillon  quand  nous 


LES   HOLLANDAIS    DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  A17 

nous  présentâmes  chez  le  résident  de  Menado,  avec  l'intention  de 
renouveler  nos  instances  pour  obtenir  des  indications  sur  le  riz  noir. 
Cette  précaution  ne  fut  point  inutile,  car  à  Menado  même  le  riz  noir 
était  depuis  longtemps  sorti  du  domaine  de  la  réalité.  Jamais  on  ne 
le  voyait  entrer  dans  les  magasins  du  gouvernement  ou  s'étaler  sur 
les  échoppes  du  campong  chinois.  Si  la  culture  s'en  perpétuait,  ce 
n'était  que  dans  les  districts  les  plus  reculés  de  la  résidence.  M.  Van 
Olpen  nous  promit  cependant  que  nous  n'aurions  point  vainement 
sollicité  son  intervention.  Nous  emporterions  de  Menado  du  riz  noir, 
et,  ce  qui  valait  mieux  suivant  lui,  sept  ou  huit  autres  variétés  du  riz 
blanc  de  montagne. 

Ce  n'était  point  assez  cependant  d'avoir  conquis  ces  utiles  semen- 
ces :  il  fallait  surprendre  encore  les  secrets  de  la  culture  dont  on  nous 
avait  confié  le  soin  de  doter  la  France.  Les  Parmentier  ne  sont  immor- 
tels qu'à  ce  prix.  M.  Van  Olpen,  dont  l'aimable  obligeance  devan- 
çait nos  désirs,  nous  offrit  gracieusement  de  nous  mettre  en  rapport 
avec  un  chef  de  village,  un  A-appouIa-balak,  que  la  voix  publique 
désignait  comme  un  des  plus  habiles  agriculteurs  du  pays.  Le  len- 
demain même  de  notre  arrivée,  pendant  que  quelques-uns  des  offi- 
ciers de  la  corvette  allaient  visiter  le  district  de  Tondano,  où  règne, 
à  quelques  milliers  de  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  un  prin- 
temps éternel,  une  cavalcade  plus  paisible  poursuivait,  sous  la  con- 
duite de  M.  Van  Olpen,  des  recherches  fort  étrangères  aux  occupations 
habituelles  d'un  officier  de  marine.  Deux  ou  trois  heures  après  le 
lever  du  soleil,  nous  avions  atteint  les  premières  pentes  du  Klobath, 
et  nous  gravissions,  par  un  chemin  tournant,  la  croupe  accidentée 
de  la  montagne.  La  végétation  des  Moluques  est  sobre  et  contenue, 
si  on  la  compare  à  celle  de  la  résidence  de  Menado.  Jamais  nous  n'a- 
vions vu  la  nature  déployer  cette  puissance  de  production.  Ce  n'était 
plus  le  spectacle  d'une  fécondité  luxuriante,  c'était  le  désordre  d'une 
orgie.  La  route,  hardiment  tracée  à  travers  les  précipices,  nous  mon- 
trait à  chaque  pas  des  forêts  suspendues  aux  parois  des  abîmes,  des 
gouffres  à  demi  comblés  par  des  avalanches  de  verdure,  des  palmiers 
séculaires  étouffes  sous  les  mille  replis  des  lianes  ou  fléchissant  sous 
le  poids  d'innombrables  corbeilles  de  plantes  parasites.  Du  point  cul- 
minant que  M.  Van  Olpen  avait  marqué  d'avance  pour  le  terme  de 
notre  course;  nous  pûmes  embrasser  l'ensemble  de  ces  magnifiques 
horreurs  et  la  beauté  plus  calme  de  l'immense  horizon  qui  se  dérou- 
lait jusqu'à  la  mer.  Nous  redescendîmes  alors  vers  le  village  où  le 
kappoula-balak  attendait  avec  impatience  ses  illustres  hôtes. 

Les  habitans  de  la  résidence  de  Menado  se  rapprocheraient  plutôt 
des  naturels  de  la  Polynésie,  des  Harfours'de  Bourou  et  des  Dayaks 
de  Bornéo,  que  des  Malais  de  Sumatra  ou  des  pirates  cuivrés  de  Sou- 


M 8  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lou.  Il  suffit  d'un  coup  d'œil  pour  reconnaître  qu'ils  n'appartiennent 
pas  à  la  dernière  invasion  qui,  vers  le  milieu  du  xv"  siècle,  vint  oc- 
cuper les  côtes  de  l'archipel  d'Asie.  J'hésiterais  à  croire  cependant 
qu'il  fallût  chercher  aux  Harfours  de  Menado  et  à  la  race  malaise  une 
origine  distincte.  Ces  tribus  dispersées  ont  subi  l'influence  de  climats 
divers  et  de  dogmes  différens  ;  mais  elles  ont  fait  partie  de  la  même 
famille  humaine.  Les  Harfours  de  Menado,  retranchés  au  centre  de 
montagnes  inaccessibles,  n'ont  été  ni  conquis  ni  fanatisés  par  les 
prêtres  arabes.  Ils  composent  encore  la  population  la  plus  douce  et 
la  plus  respectueuse  de  l'archipel,  la  plus  aveuglément  soumise  aux 
chefs  dont  le  résident  hollandais  confirme  chaque  année  le  pouvoir. 
La  plupart  de  ces  chefs  indigènes  ont  embrassé  le  christianisme  et 
semblent  avoir  perdu  jusqu'aux  dernières  traditions  de  la  vie  sau- 
vage. Le  kapjjoula-balak  que  nous  honorions  de  notre  visite  était 
vêtu,  comme  les  chrétiens  d' Amboine,  d'un  pantalon  de  couleur  foncée 
et  d'un  habit  noir.  Sans  la  face  osseuse  et  brune  qu'encadrait  la  haute 
bordure  d'un  col  de  percale,  nous  n'eussions  jamais  reconnu  dans 
ce  vénérable  gentleman  le  chef  d'une  tribu  indienne  :  j'aurais  plutôt 
cru  voir  une  apparition  du  vicaire  de  Wakefield.  La  maison  même 
dans  laquelle  nous  fûmes  introduits  avait  quelque  chose  de  la  mo- 
deste élégance  d'un  presbytère.  Un  ameublement  simple,  mais  de 
bon  goût,  une  table  couverte  des  mille  superfluités  du  luxe  européen, 
voilà  ce  que  nous  trouvâmes  sous  le  toit  de  cet  homme,  dont  les  an- 
cêtres, au  lieu  de  nous  réserver  un  semblable  accueil,  n'auraient  pro- 
bablement songé  qu'à  se  faire  un  sanglant  trophée  de  nos  dépouilles. 
Ce  ne  fut  qu'après  le  déjeuner  que  nous  pûmes  expliquer  au  kap- 
poula-balak  le  but  de  notre  visite.  Le  fonctionnaire  indien,  enchanté 
de  pouvoir  donner  des  leçons  à  son  tour,  fit  immédiatement  apporter 
devant  nous  divers  instrumens  aratoires,  le  /(ed'a  henkok^  couteau 
recourbé  avec  lequel  on  abat  les  arbres,  le  patjol,  espèce  de  houe  qui 
sert  à  défoncer  la  terre,  et  voici  ce  que  nous  écrivîmes  presque  sous 
sa  dictée.  —  Quand  un  terrain  a  été  choisi  pour  y  cultiver  le  riz  de 
montagne,  on  commence  par  abattre  à  la  hache  tous  les  arbres  qui  le 
couvrent.  Il  suffit  de  quinze  jours  de  soleil  pour  dessécher  ces  arbres 
abattus.  On  y  met  le  feu,  et  quand  tous  les  troncs,  toutes  les  branches 
ont  été  consumés,  à  l'aide  de  la  pioche  on  défonce  le  sol  pour  y  mêler 
les  cendres.  On  brûle  alors  une  dernière  fois  les  herbes  et  les  racines 
qui  ont  résisté  à  un  premier  incendie;  on  aplanit  le  terrain  et  on  se 
dispose  à  l'ensemencer.  Pour  mieux  assurer  leur  subsistance,  les  in- 
digènes font  en  général  marcher  de  front  la  culture  du  riz  et  celle  du 
maïs.  Le  défrichement  et  la  préparation  du  sol  ont  été  achevés  en 
septembre  :  au  mois  d'octobre,  commencement  de  la  saison  pluvieuse, 
on  sème  le  maïs.  Des  trous  de  quatre  pouces  de  profondeur,  prati- 


LES   HOLLANDAIS    DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  419 

qués  à  deux  mètres  de  distance  les  uns  des  autres,  reçoivent  chacun 
cinq  ou  six  grains  de  maïs  que  l'on  recouvre  ensuite  de  terre.  Au  bout 
de  trois  mois,  vers  la  fin  de  décembre,  on  s'occupe  de  semer  le  riz. 
Les  uns  le  sèment  à  pleines  mains;  d'autres,  plus  soigneux,  en  met- 
tent dix  ou  douze  grains  dans  des  trous  d'un  pouce  de  profondeur. 
Deux  mois  après,  en  février,  on  arrache  les  jeunes  pousses  de  riz  et 
on  les  pknte  par  petites  touffes  séparées,  à  une  distance  d'environ 
huit  pouces  l'une  de  l'autre  et  dans  les  intervalles  laissés  entre  les 
tiges  du  maïs.  Le  riz  peut  avoir  acquis  alors  une  hauteur  d'un  pied 
à  un  pied  et  demi.  On  a  soin  pendant  tout  ce  temps  de  sarcler  et  de 
nettoyer  le  champ  pour  que  les  jeunes  épis  ne  soient  pas  étouffés. 
L'espace  ménagé  entre  les  touffes  de  riz  permet  aux  femmes  char- 
gées de  cette  opération  de  l'exécuter  sans  froisser  les  tiges.  Quatre 
ou  cinq  mois  après  qu'on  a  semé  le  maïs,  en  mars  généralement, 
cette  première  récolte  est  parvenue  à  la  maturité.  Semé  en  décembre, 
le  riz  est  rarement  mûr  avant  le  mois  de  juin.  On  le  cueille  alors  à 
la  main,  épi  par  épi,  et  on  le  foule  aux  pieds  sur  une  aire  de  bam- 
bou pour  en  détacher  les  grains.  Malgré  l'extrême  fertilité  du  sol, 
on  ne  demande  jamais  au  même  champ  deux  récoltes  de  riz  succes- 
sives. Après  la  première  récolte,  le  terrain  se  repose  souvent  pendant 
cinq  années,  ou,  si  on  lui  demande  de  nouveaux  produits,  cène  sont 
que  des  haricots,  des  fèves  ou  des  plantes  moins  exigeantes  encore. 
Pendant  que  le  kappoula-balak  nous  initiait  ainsi  aux  plus  minu- 
tieux procédés  de  la  culture  indienne,  le  sommet  du  Klobath  s'était 
couvert  de  nuages  qui  s'étendaient  insensiblement  sur  la  voûte  du  cieL 
Les  roulemens  du  tonnerre,  répétés  par  toutes  les  gorges  de  la  mon- 
tagne, annoncèrent  bientôt  que  la  crise  approchait.  En  quelques 
instans,  l'orage  fut  au-dessus  de  nos  têtes;  le  ciel  sembla  s'ouvrir,  et 
un  véritable  déluge  inonda  la  campagne.  Aux  éclats  de  la  foudre,  au 
pétillement  de  la  pluie  tombant  sur  le  feuillage,  on  entendait  se 
mêler  je  ne  sais  quel  bruit  sourd  qu'on  eût  pu  comparer  au  lointain 
mugissement  de  la  mer.  C'était  la  voix  du  torrent  qui,  grossi  par 
cette  inondation  soudaine,  grondait  au  fond  du  ravin,  emportant 
dans  son  cours  des  branches  d'arbres  et  des  fragmens  de  rochers.  En 
moins  d'une  heure,  l'orage  eut  épuisé  sa  furie,  et,  bien  que  le  ciel 
hésitât  encore  à  reprendre  sa  sérénité,  nous  pûmes  nous  acheminer 
sans  crainte  vers  la  ville  de  Menado.  11  est  peu  de  jours  parmi  les  plus 
beaux  qui  soient  exempts  de  ces  déluges  temporaires.  C'est  ainsi  que 
l'atmosphère  se  dégage  et  se  purifie  des  vapeurs  dont  elle  est  inces- 
samment saturée.  Yoilà  donc  les  conditions  que  le  riz  de  l'île  Célèbes 
rencontre  sur  sa  terre  natale  :  d'épaisses  couches  d'humus  toutes  char- 
gées de  sucs  nourriciers,  de  constantes  intermittences  de  pluie  et 
de  soleil,  une  température  qui  varie,  —  dans  la  plaine  de  26  à  31  de- 


420  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

grés  centigrades,  de  18  à  26  degrés  sur  les  hauteurs!  On  comprend 
que  le  riz,  sous  un  pareil  climat,  puisse  aisément  se  passer  du  secours 
des  irrigations;  mais  en  France,  sous  le  ciel  presque  toujours  voilé 
de  Paris  ou  sous  le  ciel  pétrifié  de  la  Provence,  je  crains  bien  que  le 
ivench  rousiep,  —  tel  est  le  nom  sous  lequel  les  Harfours  désignent 
le  riz  noir,  —  ne  trahisse  insolemment  notre  attente  (1). 

A  Menado  même,  le  riz  de  montagne,  dont  on  compte  près  de  trente 
espèces  différentes,  ne  produit,  année  commune,  que  vingt  à  qua- 
rante fois  la  semence,  tandis  que  le  riz  arrosé  ne  rapporte  jamais 
moins  de  cinquante  à  soixante  grains  pour  un.  Une  partie  de  la  ré- 
colte, — 1,500,000  ou  1,600,000  kilogrammes,  —  est  livrée  aux 
autorités  hollandaises  à  raison  de  3  fr.  8  cent,  le  picol  (2) ,  un  peu 
moins  de  5  centimes  le  kilogramme.  Le  dixième  environ  du  produit 
de  cet  impôt  foncier  est  expédié  à  Ternate  pour  les  besoins  de  la  gar- 
nison; le  reste  est  vendu  aux  indigènes  à  raison  de  5  francs  63  cen- 
times les  62  kilogr.  Le  gouvernement  réalise  ainsi  un  bénéfice  de 
50,000  francs,  qui  sert  à  couvrir  une  partie  des  frais  d'occupation, 
sans  élever  au-delà  de  12  ou  13  fr.  le  prix  des  137  kilogrammes  de 
riz  que  chaque  Indien  consomme  annuellement  pour  sa  subsistance* 

Le  riz  n'est  point  d'ailleurs  le  seul  produit  agricole  de  la  résidence. 
On  récolte  chaque  année  à  Menado  près  de  6,000  kilogrammes  de 
café,  et  70,000  kilogrammes  de  cacao.  L'exportation  du  café  est  le 
monopole  du  gouvernement,  qui  en  paie  le  kilogramme  43  centimes 
aux  indigènes  pour  le  revendre  quelquefois  le  triple  de  cette  somme 
sur  le  marché  d'Amsterdam.  Le  cacao  est,  au  contraire,  abandonné 
sans  restriction  au  commerce  libre  :  des  navires  espagnols  viennent 
en  chercher  la  récolte,  qu'ils  transportent  à  Manille,  où  on  le  i^réfère 
au  cacao  du  Pérou.  On  ne  saurait  se  figurer  un  plus  gracieux  coup 
d'œil  que  celui  des  jardins  de  cacaotiers  qu'on  rencontre  à  quelque 
distance  de  la  ville  de  Menado.  Aussi  loin  que  la  vue  peut  s'étendre, 
on  voit  fuir  de  verdoyans  quinconces  dont  le  tronc  pyramidal  chargé 

(1)  Mes  prévisions  n'ont  été  que  trop  bien  confirmées.  Le  8  jnin  1850,  M.  le  ministre  de 
l'agriculture  fit  parvenir  à  l'institut  agricole  de  Versailles  diverses  variétés  de  riz  de  mon- 
tagne, —  riz  blanc  et  riz  noir,  —  que  je  m'étais  empressé  d'expédier  à  Nantes  et  au  Havre 
par  deux  navires  français  que  je  rencontrai,  le  premier  à  Singapore,  le  second  à  Macao. 
Malgré  la  saison  avancée,  l'expérience  fut  tentée  dès  le  13  juin.  Ce  semis  tardif  ne  permit 
point  à  la  plante  d'arriver  à  maturité.  Elle  végéta  pendant  toute  la  belle  saison,  et,  mal- 
gré les  châssis  dont  les  plants  avaient  été  couverts  poxir  favoriser  la  maturation,  lorsque 
les  froids  survinrent,  tout  jaunit  et  cessa  de  croître.  L'année  suivante,  ou  sema  le  riz  le 
12  avril;  cette  fois,  malgré  toutes  les  précautions  prises,  les  grains  n'ont  pas  même 
germé!  Le  climat  de  l'Algérie  eût  probablement  mieux  convenu  à  ces  essais  que  celui 
de  Versailles;  mais  avant  de  doter  la  terre  d'Afrique  du  riz  de  Célèbes,  que  ne  lui 
apporte-t-on  le  bambou  ! 

(2)  Le  picol,  qui  forme  la  trentième  partie  du  coyang  et  se  divise  en  100  cattis,  équi- 
vaut à  peu  près  à  02  kilogrammes. 


LES   HOLLANDAIS    DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  A2l 

d'un  clair  feuillage  laisse  pendre  de  longs  fruits  à  l'enveloppe  char- 
nue, que  le  soleil  a  dorés  de  tons  jaunes  ou  vermeils.  Si  vous  ouvrez 
cette  écorce  rugueuse,  au  milieu  de  la  pulpe  blanchâtre  vous  trou- 
verez répandues  les  graines  qui  contiennent  la  précieuse  amande.  Le 
cacao  se  vend  communément  à  Menado  1  franc  73  centimes  le  kilo- 
gramme. Cette  culture  avait  contribué  à  répandre  une  certaine  ai- 
sance parmi  les  habitans  de  Menado.  Quelques  jardins  comptaient 
plus  d'un  million  d'arbres,  et  la  récolte  annuelle  s'élevait  à  93,000  ki- 
logrammes; mais  depuis  le  tremblement  de  terre  du  8  février  18A5, 
qui  détruisit  un  grand  nombre  d'habitations,  les  cacaotiers  de  Me- 
nado ont  été  atteints  d'une  maladie  qui  paraît  menacer  sérieusement 
l'avenir  de  ces  florissantes  plantations.  Nous  avons  vu  des  parcs 
immenses  où  les  trois  quarts  de  la  récolte  se  trouvaient  avariés  : 
sous  une  enveloppe  en  apparence  intacte  se  cachait  le  fungus  ron- 
geur. On  eût  cru  voir  ces  fruits  décevans  dont  parle  l'Ecriture,  qui 
ne  sont  à  l'intérieur  que  cendres  et  poussière. 

A  ces  trois  produits  principaux,  le  riz,  le  cacao  et  le  café,  on  pour- 
rait joindre  le  gomoutou,  espèce  de  cordage  fabriqué  avec  les  fibres 
ligneuses  du  palmier  areng  et  expédié  à  Java  pour  le  service  de  la 
flotte  coloniale;  mais  une  source  de  revenu  bien  autrement  impor- 
tante, c'est  l'or  que  l'on  extrait  du  district  de  Gorontalo.  Cet  or,  ré- 
pandu en  paillettes  presque  imperceptibles  dans  une  roche  calcaire, 
se  recueille  dans  quatre-vingt-trois  mines.  Le  sultan ,  qui  nourrit  ses 
malheureux  sujets  avec  deux  ou  trois  bananes  par  jour,  s'est  engagé  à 
livrer  annuellement  au  gouvernement  hollandais  plus  de  3,000  onces 
d'or,  à  raison  de  34  fr.  l'once.  Il  est  loin  cependant  de  remplir  exac- 
tement les  conditions  de  ce  contrat.  Les  pros  bouguis  transportent 
chaque  année  à  Singapore  quatre  fois  plus  d'or  que  n'en  reçoivent  les 
autorités  de  Menado. 

Les  Bouguis  ont  été  de  tout  temps,  par  leurs  habitudes  de  contre- 
bande, les  ennemis  déclarés  du  fisc  hollandais.  Les  habitans  de  Me- 
nado ne  se  sont  point  laissé  tenter  par  leur  exemple.  Sur  toute  la 
côte  septentrionale  de  Célèbes,  on  ne  verrait  pas  un  seul  ;;?^o,  pas 
même  une  embarcation  de  pêcheur.  La  crainte  que  leur  inspiraient 
les  pirates  de  Soulou  paraît  avoir  à  jamais  dégoûté  les  Harfours  de  la 
navigation.  Ce  sont  les  habitans  des  îles  Sanguir,  moins  étrangers  par 
nécessité  au  métier  de  la  mer,  qui  construisent  et  manœuvrent  la 
flottille  avec  laquelle  le  résident  de  Menado  parcourt  solennellement 
le  littoral  de  la  province  à  certaines  époques  de  l'année.  Les  navires 
de  commerce  qui  visiteront  la  rade  de  Menado  ne  devront  donc  comp- 
ter que  sur  leurs  propres  moyens  pour  embarquer  ou  pour  porter  à 
terre  leur  cargaison. 

Avant  les  récentes  mesures  qui  ont  ouvert  trois  des  ports  de  l'île 


i\11  •         RE\UE    DES   DEUX    MONDES^ 

Célèbes  au  libre  commerce,  Menado,  faisant  partie  du  gouvernement 
des  Moluques,  vivait  sous  les  mêmes  lois  et  les  mêmes  restrictions 
que  les  îles  d'Amboine  et  de  Ternate.  Le  monopole  des  importations 
appartenait  à  la  Maatschappy^  cette  grande  association  dont  le  roi 
Guillaume  fut  le  fondateur,  et  dont  l'intervention  pouvait  seule  sous- 
traire à  la  navigation  et  à  l'industrie  britanniques  l'exploitation  com- 
merciale des  Indes  néerlandaises.  La  contrebande  faisait  au  privi- 
lège de  la  Maatschappy  une  terrible  concurrence.  Les  ventes  opérées 
par  cette  société  dans  la  résidence  de  Menado  ne  dépassaient  pas, 
a,nnée  moyenne,  la  somme  de  200,000  fr.,  tandis  qu'il  était  avéré 
que  le  total  des  importations  ne  s'élevait  pas  à  moins  de  1  million. 
Des  bâtimens  espagnols  venant  de  Manille  empruntaient  le  pavillon 
des  îles  Soulou  pour  commercer  librement  avec  Menado,  et,  sous  le 
titre  de  manufactures  indigènes,  ils  importaient  dans  ce  port  des 
marchandises  anglaises  qui  ne  payaient  plus  dès  lors  qu'un  droit  de 
6  pour  100.  Les  baleiniers  se  livraient  aussi  de  leur  côté  à  une  con- 
trebande très  active.  Sous  prétexte  de  se  procurer  des  provisions  et 
d'user  du  privilège  qui  leur  était  accordé  d'en  solder  le  prix  en  mar- 
chandises, ces  commerçans  déguisés  emportèrent  de  Kema,  en  1849, 
«plus  de  200,000  francs  en  échange  des  armes,  de  la  poudre  et  des 
étoffes  de  coton  qu'ils  avaient  livrées.  L'abandon  d'un  monopole  si 
facilement  éludé  a  donc  été  une  des  plus  sages  mesures  conseillées 
par  M.  de  Rochussen.  La  Maatschappy  a  conservé  le  transport  et 
l'achat  exclusif  des  denrées  dont  le  gouvernement  se  réserve  la  cul- 
ture; mais  le  port  de  Menado  offre  déjà  au  commerce  privé  divers 
produits  que  recherchent  avidement  les  marchés  des  Philippitles  et 
ceux  du  Céleste  Empire  (1) . 

Ce  n'est  point  cependant  un  entrepôt  commercial  que  l'on  par- 
viendra jamais  à  créer  dans  la  province  de  Menado.  Le  véritable 

(1)  Voici  quelle  était  au  mois  de  juin  1849  révaluation  générale  [des  produits  de  la 
résidence,  de  Menado.  Cette  évaluation  comprenait  le  commerce  interlope  dont  les  pros 
bouguis  se  sont  faits  les  commissionnaires. 

PRODUITS.  VALEUR. 

5,900  onces  d'or 517,623  fr. 

558,000  kilog.  de  café.    .^  .  481,500 

62,000  kilog.  de  cacao. ."  .  107,000 

1,448,000  kilog.  de  riz.  .  .  .  205,440 

Écaille  de  tortue. . 4,822 

Gomoutou 14,744 

Nids  d'hirondelle 1,070 

Tripang 6,676 

496  kilog.  de  cire 1,712 

Ailerons  de  requins 684 

Total 1,341,371  fr. 


LES   HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  423 

intérêt  qui  s'attache  à  la  partie  septentrionale  de  Célèbes  tient  à  un 
ordre  d'idées  tout  différent.  Depuis  longtemps,  les  Hollandais  ont 
songé  à  trouver  dans  l'archipel  indien  l'écoulement  de  leur  popula- 
tion exubérante.  Quelques  économistes  auraient  voulu  organiser  à 
Java  même  la  colonisation  européenne.  On  craint  néanmoins  qu'à 
Java  le  prestige  inhérent  à  la  qualité  d'Européen  ne  souffre  de  l'intro- 
duction dans  la  colonie  de  ces  nouveaux  travailleurs.  Dans  la  résidence 
de  Menado,  cet  inconvénient  disparaît.  On  n'y  rencontre  qu'une  po- 
pulation indigène  peu  considérable,  disposée  à  écouter  les  leçons  des 
missionnaires  protestans,  et  qu'on  pourrait  sans  crainte  associer  aux 
privilèges  des  cultivateurs  hollandais.  Le  gouvernement  des  Pays- 
Bas  n'a  point  de  parti  pris  dans  Jes  questions  coloniales.  Nul  mieux 
que  lui  ne  sait  plier  sa  politique  aux  circonstances.  Il  peut  faire  dans 
le  nord  de  Célèbes  ce  que  l'Espagne  a  fait  aux  Philippines,  appuyer 
sa  domination  non  plus  sur  les  abus  séculaires  du  pays,  mais  sur  la 
prédication  religieuse  et  sur  la  fusion  des  races.  Cette  œuvre  hono- 
rable, nous  ne  doutons  point  qu'il  ne  l'accomplisse  un  jour,  et  c'est 
dans  cet  avenir  que  réside  à  nos  yeux  l'importance  de  la  province 
de  Menado. 

On  connaît  la  configuration  bizarre  de  l'île  Célèbes,  divisée  par  les 
golfes  de  Gorontalo,  de  Tolo  et  de  Boni  en  quatre  péninsules  distinc- 
tes; on  dirait  au  premier  abord  je  ne  sais  quelle  araignée  monstrueuse 
étendue  sur  la  carte.  Grâce  à  sa  forme  irrégulière,  Célèbes  n'a  peut- 
être  aucun  point  de  sa  vaste  surface  qui  se  trouve  à  plus  de  cinquante 
milles  de  la  mer.  La  péninsule  septentrionale,  celle  qui  nous  avait 
attirés  d'abord,  est  la  plus  étroite  de  toutes.  Sa  largeur  moyenne  est 
de  trente-cinq  ou  quarante  milles.  On  comprend  tout  l'avantage 
d'une  pareille  disposition  pour  l'exploitation  des  immenses  forêts  qui 
couvrent  encore  la  majeure  partie  du  sol  de  la  résidence.  C'est  dans 
ces  forêts  qu'on  rencontre  l'ébène,  dont  nous  avons  vu  d'énormes 
madriers  de  trois  et  quatre  pieds  de  largeur;  le  lingoa  ou  bois  d'Am- 
boine,  qui  fournit  d'admirables  meubles;  le  bois  de  fer,  dont  le  tronc 
atteint  parfois  plus  de  huit  pieds  de  diamètre  ;  le  bois  de  gofaffa  et 
le  bois  de  bintanger,  qui  offrent  des  matériaux  plus  appropriés  à 
la  construction  des  navires.  De  belles  routes  bien  entretenues,  et 
chacune  d'un  développement  d'environ  trente  milles,  gravissent  déjà 
les  pentes  des  montagnes  et  relient  aux  deux  ports  de  Menado  et  de 
Kema  le  fertile  district  de  Tondano.  Une  route  semblable  établit  en- 
tre ces  deux  ports  une  communication  facile.  Malheureusement  ce 
n'est  point  la  dixième  partie  de  la  résidence  qui  se  trouve  ainsi 
ouverte'  par  des  travaux  qui  seraient  partout  ailleurs  imposés  aux 
colons.  Il  y  aurait  encore  près  de  cent  cinquante  lieues  de  route  à 
percer  à  travers  les  montagnes,  de  la  baie  de  Palos  au  port  franc  de 


h2k  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Kema.  Dès  que  la  soumission,  aujourd'hui  incomplète,  de  cette  lon- 
gue péninsule  serait  achevée,  l'industrie  européenne,  favorisée  par 
la  température  modérée  des  plateaux  sur  lesquels  elle  devrait  s'éta- 
blir, n'aurait  plus  qu'à  se  mettre  à  l'œuvre.  La  résidence  compterait 
alors  quatre  districts  placés  dans  des  conditions  également  favora- 
bles :  le  Minaha;ssa  ou  province  de  Menado,  qui  comprend  un  terri- 
toire d'environ  cinq  mille  kilomètres  carrés;  l'état  de  Magondo  et 
tous  les  petits  royaumes  limitrophes  du  district  deTondano;  les  pos- 
sessions du  sultan  de  Gorontalo  et  celles  du  sultan  de  Bewool;  les 
alentours  de  la  baie  de  Palos  et  le  petit  état  de  Tontoli.  L'emploi  de 
quelques  steamers  et  d'un  millier  de  soldats  assurerait  promptement 
la  pacification  de  la  province  :  les  colons  hollandais  et  les  subsides 
du  gouvernement  feraient  le  reste. 


III. 

Pour  nous  rendre  vers  un  autre  point  de  l'île  Gélèbes,  le  district 
de  Macassar,  nous  avions  une  assez  longue  navigation  à  faire.  Le 
9  juin  18/i9,  nous  quittâmes  dès  la  pointe  du  jour  le  mouillage  de 
Menado,  et  nous  nous  dirigeâmes,  en  passant  entre  les  îles  Sanguir 
et  le  cap  Goflin,  vers  la  mer  des  Moluques.  Nous  revîmes  encore  une 
fois  les  sommets  de  Tid©re  et  deTernate,  l'île  déserte  d'Oby  et  Lissa 
Matula,  de  fastidieuse  mémoire  (1) .  Il  nous  fallut  louvoyer  pendant 
plusieurs  jours  avec  un  temps  constamment  pluvieux  et  des  brises 
inégales  pour  atteindre  le  large  passage  qui  s'ouvre  entre  les  îles 
Xulla  et  la  côte  septentrionale  de  Bourou.  Dès  que  cette  dernière  île 
fut  dépassée,  le  temps  s'éclaircit,  et  la  mousson  d'est  nous  conduisit 
rapidement,  par  les  détroits  de  Wangi-Wangi  et  de  Salayer,  au  fond 
de  la  baie  de  Bonthain,  où  nous  devions  faire  une  courte  station 
avant  de  reprendre  notre  route  vers  Macassar. 

Les  districts  contigus  de  Boule-Comba  et  de  Bonthain  compren- 
nent une  population  de  29,000  âmes  sur  une  étendue  d'environ 
260  lieues  carrées  ;  c'est  la  population  la  plus  fière  et  la  plus  belli- 
queuse de  l'île,  on  peut  môme  ajouter  de  l'archipel  indien;  aussi  ne 
saurait-on  assez  admirer  l'ascendant  moral  par  lequel  deux  ou  trois 
Européens  gouvernent  cette  race  indomptable.  Il  existe  à  Bonthain 
une  sorte  de  forteresse  aux  boulevards  de  gazon  et  de  terre  garnis 
de  quelques  pièces  d'artillerie.  C'est  dans  cette  enceinte  qu'est  logée 
la  garnison  javanaise.  L'employé  hollandais  qui  remplit  sur  ce  point 
isolé  les  fonctions  de  résident  habite  à  quelques  pas  de  la  plage  une 

(1)  Voyez,  dans  la  livraison  du  15  octobre  1851,  les  Moluques  sous  la  domination 
hollandaise. 


LES    HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  Zi25 

vaste  habitation  dont  le  palmier  a  fourni  la  charpente,  le  toit  et  les 
cloisons.  Les  Espagnols  transportent  avec  eux,  sur  tous  les  points  du 
globe,  leur  sobriété  insouciante  et  leur  dédain  des  superfluités  de 
la  vie.  Il  n'est  plage  si  déserte,  établissement  si  sauvage  où  l'on  ne 
trouve  le  Hollandais  entouré  d'un  bien-être  qu'il  aime  à  partager 
avec  le  voyageur.  L'hospitalité  de  M.  Scholten  eût  fait  honneur  à  un 
vice-roi  :  sa  gaieté,  la  libre  et  charmante  effusion  de  son  entretien 
auraient  pu  donner  du  prix  au  brouet  noir.  Nous  ne  pûmes  accorder 
cependant  qu'un  jour  à  ses  instances;  mais  cette  journée,  nous  la 
passâmes  presque  tout  entière  à  table  ou  à  cheval. 

On  rencontre  à  chaque  pas  dans  les  Indes  néerlandaises  des  cours 
d'eau  qui  se  précipitent  tout  échevelés  du  sommet  des  montagnes 
au  fond  des  précipices.  Ces  cascades  servent  ordinairement  de  but 
aux  promenades  des  touristes.  Je  n'en  connais  point  de  plus  impo- 
sante que  celle  de  Bonthain.  M.  Scholten  ne  voulut  céder  à  personne 
le  plaisir  de  nous  montrer  cette  merveille;  mais  il  fallut  quelque 
temps  pour  rassembler  les  chevaux  qu'exigeait  une  troupe  aussi  nom- 
breuse que  la  nôtre.  Le  résident  hollandais  avait  cependant  près  de 
lui  un  homme  auquel  rien  n'était  impossible.  C'était  un  chef  indi- 
gène spécialement  attaché  à  sa  personne,  —  un  capitaine  des  gardes, 
dont  le  premier  devoir  était  de  veiller  à  la  sûreté  du  résident,  qui 
ne  le  quittait  point  d'un  pas,  et  le  suivait  partout  avec  la  tendresse 
et  le  dévouement  d'un  séide.  Ce  vieux  guerrier,  dont  les  vêtemens 
entr' ouverts  laissaient  apercevoir  de  nombreuses  cicatrices,  avait 
jadis  conduit  les  troupes  du  général  Yan  Geen  vers  la  capitale  du 
roi  de  Boni.  Il  passait  pour  l'homme  le  plus  brave  du  district,  et  la 
sécurité  du  résident  au  milieu  des  hordes  féroces  dont  il  était  en- 
touré s'expliquait  peut-être  un  peu  par  la  présence  tutélaire  de  cet 
ange  gardien.  On  ne  saurait  toutefois  méconnaître  l'influence  en 
quelque  sorte  magnétique  qu'exerce  sur  ces  hommes  viplens  la  calme 
fermeté  de  la  race  hollandaise.  Quelques  jours  avant  notre  arrivée, 
deux  hommes  de  noble  extraction  avaient  échangé  quelques  propos 
railleurs.  L'un  d'eux  se  croit  insulté,  il  marche  droit  à  son  adversaire 
et  le  frappe  de  sa  sagaie;  l'autre,  quoique  blessé,  riposte,  puis  tous 
deux,  par  un  mouvement  simultané,  abandonnent  leurs  javelines.  Ils 
se  saisissent  au  corps,  et,  s' embrassant  d'une  main,  de  l'autre  ils  se 
plongent  à  coups  redoublés  leur  kris  dans  la  poitrine.  Le  moins  vigou- 
reux des  champions  s'affaisse  enfin  sur  lui-même.  Le  résident  accourt. 
Le  vainqueur,  dont  le  sang  fuit  par  vingt  blessures,  cède  sans  résis- 
tance au  regard  de  l'Européen.  Il  remet  lui-môme  entre  les  mains  du 
résident  l'arme  qu'un  bataillon  d'indigènes  n'eût  pu  lui  arracher,  et 
se  laisse,  sans  oser  proférer  une  plainte  ou  une  menace,  entraîner 
vers  la  prison.  v  > 

TOME   I.  28 


h2Q  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Pendant  que  nous  examinions  avec  un  intérêt  curieux  et  un  secret 
frisson  le  fer  des  deux  javelines,  les  lames  veinées  et  flamboyantes 
des  deux  kris,  pièces  de  conviction  où  la  rouille  se  mêlait  déjà  au 
sang  fraîchement  coagulé,  notre  imagination  ne  pouvait  s'empêcher 
d'évoquer  tous  les  détails  de  cette  scène  cruelle.  Il  nous  semblait  voir 
ces  deux  tigres  cramponnés  l'un  à  l'autre  et  prêts  à  se  dévorer.  Les 
Malais  de  Célèbes  sont  mahométans,  mais  leur  première  loi  est  un 
barbare  point  d'honneur.  Leur  férocité  est  le  résultat  infaillible  de 
leur  éducation.  Il  eût  fallu  voir  de  quel  éclat  sauvage  brillèrent  les 
yeux  d'un  jeune  enfant  de  huit  ou  dix  ans  à  peine,  quand  nous  lui 
demandâmes  s'il  serait  heureux  de  pouvoir  à  son  tour  porter  un  kris 
à  sa  ceinture.  La  prunelle  d'un  chat-tigre  n'a  pas  de  feux  plus  livides. 
Ce  misérable  enfant  semblait  avoir  l'instinct  du  meurtre  :  il  n'en  avait 
peut-être  que  l'admiration  dépravée. 

Les  chevaux  cependant  piaffaient  à  la  porte  de  la  résidence.  Nous 
partons,  et  nous  nous  trouvons,  à  peine  sortis,  sur  la  place  du  mar- 
ché du  village  de  Bonthain.  On  eût  cru  pénétrer  au  milieu  d'un  camp. 
A  côté  des  bestiaux  qu'ils  avaient  amenés  de  la  -montagne  veillaient 
de  nombreux  cavaliers  fièrement  appuyés  sur  la  hampe  de  leurs  sa- 
gaies. Avant  qu'on  ait  pu  assujettir  aux  patiens  travaux  de  l'agriculture 
ces  pasteurs  au  regard  hautain,  il  se  passera  sans  doute  bien  des 
années;  mais  le  temps  n'est  rien  pour  les  Hollandais  :  ils  n'ont  ni  la 
furia  des  Français  ni  lâfogosidad  des  Espagnols,  ils  marchent  à  leur 
but  avec  persévérance;  aussi  ces  collines  incultes  que  nous  traver- 
sions au  milieu  des  hautes  herbes  des  jungles,  la  génération  qui 
nous  suit  les  verra  probablement  couvertes  de  blonds  épis  ou  de 
féconds  roseaux.  Ces  jungles,  entrecoupés  de  fourrés  épais,  de  bois 
de  nipa  et  d'areng,  servent  df  retraite  à  de  nombreux  troupeaux 
d'axis.  On  sait  que  cette  espèce  de  cerfs  est  moins  grande  et  moins 
vigoureuse  que  celle  qui  peuple  nos  forêts  :  elle  se  laisse  aisément 
atteindre  par  les  chevaux  de  l'île  Célèbes.  Accroupi  sur  sa  selle,  le 
cavalier  malais,  dès  que  le  cerf  est  lancé,  ne  le  perd  plus  de  vue  ;  il 
franchit  à  sa  suite  les  ravins  et  les  fossés,  jusqu'au  moment  où  il 
peut  lui  jeter  autour  des  cornes  un  nœud  coulant  fixé  au  bout  de  sa 
javeline.- 

Nous  atteignîmes  sans  accident  les  bords  du  ruisseau  dont  il  faut 
remonter  le  cours  pour  arriver  au  pied  de  la  cascade.  Ce  ruisseau 
n'a  pas  de  rives;  il  coule  entre  deux  murailles  de  basalte  sur  les- 
quelles un  chamois  ne  trouverait  pas  à  poser  le  pied.  Si  l'on  veut 
contempler  la  nappe  d'eau  dont  on  entend  au  loin  la  chute  assour- 
dissante, il  faut  suivre  le  lit  même  de  la  rivière,  franchir  sur  la  pente 
arrondie  des  rochers  ou  sur  l'arête  aiguë  de  quelque  bloc  de  lave 
des  bassins  dans  lesquels  un  des  grenadiers  de  Catherine  II  aurait 


LES   HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  427 

disparu  jusqu'au  cou;  il  faut,  en  un  mot,  se  résigner  à  un  bain  froid 
et  à  un  certain  nombre  de  chutes.  Mais  quel  glorieux  spectacle  de- 
vient le  prix  de  tant  de  peines!  C'est  un  fleuve  qui  s'échappe  d'une 
urne  gigantesque  et  déploie  avec  fracas  le  volume  majestueux  de  ses 
eaux.  Il  ne  manque  à  cette  magnifique  chute  d'eau  qu'un  belvéder 
d'où  l'on  puisse  l'admirer  à  son  aise.  Debout  au  centre  du  bassin  où 
l'on  nous  avait  placés,  éblouis  par  la  poussière  liquide  que  la  cas- 
cade en  tombant  soulevait  tout  autour  de  nous ,  nous  ne  tardâmes 
point  à  battre  en  retraite.  Avant  le  milieu  du  jour,  nous  avions  re- 
gagné le  village  de  Bonthain,  et  dès  le  lendemain,  reprenant,  comme 
Ahasvérus,  notre  bâton  de  voyageur,  nous  faisions  voile  vers  Ma- 
cassar. 

De  la  baie  de  Bonthain  à  la  rade  de  Macassar,  notre  traversée  put 
s'accomplir  sans  peine  dans  l'espace  d'une  journée.  La  brise,  d'abord 
très  faible,  ne  tarda  point  à  fraîchir,  et  le  soleil  était  à  peine  depuis 
une  demi-heure  sous  l'horizon,  quand  nous  atteignîmes  ce  nouveau 
mouillage.  Macassar  est  le  chef-lieu  des  établissemens  hollandais 
sur  la  côte  méridionale  de  l'île  Gélèbes.  Une  excellente  rade,  pro- 
tégée contre  la  mousson  d'ouest  par  deux  bancs  de  sable  à  fleur 
d'eau,  attira  sur  ce  point,  dès  l'année  1538,  les  Portugais  com- 
mandés par  Antonio  Galvano.  En  1545,  Martin  Souza  y  établit  un 
poste  militaire,  et,  pour  la  première  fois,  en  1607,  les  Hollandais  y 
apparurent  sous  la  conduite  de  Gornelis  Matelief.  En  1665,  l'amiral 
Spielman  battit  les  indigènes,  et  prit  possession  du  fort  Ondjong  Pan- 
dang  (le  Point  de  Vue) ,  qui  fut  agrandi  et  reçut  le  nom  de  fort  Rot- 
terdam. La  ville  actuelle  de  Vlaardingen  ne  fut  bâtie  qu'en  1708.  On 
lui  donna  pour  armes  un  cocotier  traversé  d'un  glaive,  en  mémoire 
de  l'amiral  Spielman.  Vainqueur  du  sultan  de  Goa,  l'amiral,  au- 
quel la  nature  avait  donné  le  courage  d'Achille  et  la  force  d'Hercule, 
passa,  dit-on,  son  épée  à  travers  le  tronc  d'un  des  arbres  qui  crois- 
saient alors  sur  la  plage.  ((  Vous  doutiez,  dit-il  aux  indigènes  ras- 
semblés autour  de  lui,  que  mon  bras  eût  la  force  de  percer  cet  ar- 
bre; eh  bien!  ne  doutez  pas  que  la  Hollande  n'ait  le  pouvoir  de  vous 
réduire,  car,  aussi  vrai  que  je  puis  d'un  seul  coup  traverser  le  tronc 
d'un  cocotier,  la  Hollande,  quand  elle  le  voudra,  pourra  soumettre 
votre  île.  »  L'avenir  n'a  pas  démenti  cette  prophétie,  et  le  cocotier 
de  l'amiral  Spielman  peut  figurer,  à  plus  juste  titre  que  bien  des  em- 
blèmes adoptés  par  un  blason  menteur,  au  centre  de  l'écusson  de  la 
ville  de  Vlaardingen. 

Le  fort  de  Rotterdam  et  la  ville  de  Vlaardingen  ont  un  nom  com- 
mun :  Macassar.  G'est  sous  ce  nom,  qui  désigne  l'ensemble  de  l'éta- 
blissement hollandais,  que  le  chef-lieu  de  la  côte  méridionale  de  Gé- 
lèbes est  connu  dans  les  Indes.  Habitués  à  séjourner  sur  les  rades 


428  RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

de  Macao  et  de  Manille,  où  la  Bayonnaise  devait  s'arrêter  à  trois  ou 
quatre  milles  de  terre,  nous  éprouvions  une  certaine  douceur  à  nous 
trouver  mouillés  à  150  mètres  à  peine  de  la  plage,  au  centre  d'un 
étang  dont  la  brise  pouvait  rider,  mais  non  gonfler  la  surface.  Quel- 
ques navires  de  commerce,  deux  bricks-goëlettes  de  guerre,  l'Am- 
borne  et  le  Hussard,  commandés  par  les  capitaines  Dibbetz  et  Wipff, 
animaient,  avec  une  foule  de  pros  indigènes  ou  de  bateaux-pêcheurs, 
ce  paisible  canal,  dans  lequel  une  flotte  eût  trouvé  assez  d'espace  et 
assez  de  profondeur  pour  jeter  l'ancre.  Je  ne  sais  quel  peut  être  l'as- 
pect de  la  rade  de  Macassar  quand  la  mousson  d'ouest  roule  jusqu'à 
Célèbes  les  lourdes  vapeurs  de  l'Océan  Austral;  mais  sous  le  ciel  bleu 
et  limpide  de  la  mousson  d'est,  ce  paysage  présentait  le  26  juin  18Zi9, 
quelques  instans  après  le  lever  du  soleil,  un  des  spectacles  les  plus 
ravissans  qu'on  puisse  imaginer. 

De  la  rade  de  Macassar,  on  aperçoit  encore,  à  demi  effacées,  il  est 
vrai,  parla  distance,  les  montagnes  dont  le  versant  méridional  descend 
brusquement  vers  la  mer  pour  former  la  baie  de  Boule-Comba  et  de 
Bonthain.  Une  plaine  immense,  entrecoupée  de  mille  bouquets  d'ar- 
bres, se  déploie  jusqu'au  pied  de  ce  lointain  amphithéâtre.  Sur  la 
droite,  ombragé  par  un  long  rideau  de  cocotiers,  s'étend  un  des  quar- 
tiers de  la  ville  malaise.  Le  fort  de  Rotterdam  domine  la  rade  de  ses 
hauts  parapets  et  développe  parallèlement  au  rivage  ses  murailles 
d'une  éclatante  blancheur.  La  ville  européenne  est  resserrée  entre  la 
forteresse  et  le  campong  bouguis  assis  à  l'autre  extrémité  de  la  baie 
sur  ses  pilotis  de  palmier  sauvage.  Si  l'on  porte  ses  regards  vers  un 
autre  point  de  l'horizon,  si  l'on  cherche,  au-dessus  de  la  digue  sablon- 
neuse à  laquelle  la  rade  doit  sa  tranquillité,  l'étendue  infinie  de  l'o- 
.  céan,  ce  n'est  pas  l'espace  désert  et  morne  que  l'on  rencontre,  c'est 
la  mer  égayée  par  de  nombreux  îlots,  verdoyantes  oasis  au  milieu 
desquelles  circule  un  bleu  méandre.  C'est  surtout  au  nord  de  Macas- 
sar, sur  une  largeur  de  cinquante  milles  environ,  que,  du  sein  de  leurs 
grottes  sous-marines,  les  zoophytes  se  sont  plu  à  faire  surgir  d'innom- 
brables écueils  aujourd'hui  couronnés  de.  verdure.  Sous  le  nom  d'ar- 
chipel de  Spermonde,  ces  îlots  forment  un  des  labyrinthes  les  plus  inex- 
tricables dans  lesquels  le  navigateur  puisse  jamais  se  trouver  engagé. 

Ce  riant  tableau  ne  tarda  point  à  perdre  une  partie  de  ses  charmes. 
Des  teintes  vives  et  dures,  un  éclat  uniforme,  remplacèrent  bientôt 
les  fraîches  couleurs  et  les  nuances  délicates  du  matin.  Le  gouverneur 
de  Célèbes,  M.  Bik,  avait  eu  l'aimable  attention  d'envoyer  à  notre 
rencontre  deux  voitures,  dans  lesquelles  nous  trouvâmes  un  refuge 
lorsque,  vers  dix  heures,  nous  mîmes  le  pied  sur  le  débarcadère.  II 
nous  avait  suffi  toutefois  d'affronter  pendant  quelques  minutes  la 
morsure  d'un  soleil  féroce  pour  juger  de  ce  que  nous  eussions  souf- 


LES    HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  429 

fert,  s'il  nous  eût  fallu  à  pareille  heure  traverser  à  pied  la  ville  de 
Macassar.  Une  belle  allée  de  tamariniers  nous  eût  conduits  jusqu'à  la 
résidence  du  gouverneur;  mais,  à  deux  pas  de  cette  voie  ombragée, 
en  face  de  l'hôtel  du  gouvernement,  s'étendait,  sahara  redoutable, 
une  vaste  place  quadrangulaire  destinée  aux  exercices  de  la  garnison. 
Le  fort  de  Rotterdam  occupe  un  des  côtés  de  ce  champ  de  manœu- 
vres, et  à  l'angle  le  plus  rapproché  de  la  route  s'élève  probablement 
aujourd'hui  un  temple  protestant  dont,  au  moment  de  notre>passage, 
on  posait  la  toiture. 

La  résidence  du  gouverneur  de  Célèbes  n'est  pas  un  palais  comme 
le  massif  édifice  qu'habite  à  Manille  le  capitaine-général  des  Philip- 
pines. Dans  les  moindres  détails,  on  retrouve  le  contraste  des  deux 
peuples  qui  se  sont  partagé  l'archipel  indien.  La  modeste  habitation 
dans  laquelle  nous  fûmes  introduits  n'affichait  nulle  prétention  à 
l'ampleur  fastueuse  d'une  résidence;  elle  promettait  néanmoins  plus 
de  comfort  que  n'en  a  jamais  abrité  le  toit  d'un  hidalgo.  Au  fond 
d'une  longue  cour  était  assis  le  corps  de  logis  principal,  précédé  d'un 
portique  ouvert  à  toutes  les  brises  qui  pouvaient  rafraîchir  l'atmos- 
phère. Deux  ailes  ajoutées  à  cet  édifice  renfermaient  une  salle  de  bain 
et  trois  ou  quatre  chambres  toujours  prêtes  à  recevoir  les  comman- 
dans  des  navires  de  guerre  hollandais  ou  quelque  voyageur  étranger. 
Les  capitaines  de  l'Amboine  et  du  Hussard  étaient  en  ce  moment  les 
hôtes  du  gouverneur.  M.  Bik  me  pressa  si  vivement  de  partager  son 
hospitalité  avec  eux,  que  je  me  laissai  vaincre  par  tant  de  grâce  et 
de  courtoisie.  Une  heure  à  peine  après  cette  première  visite,  je  reve- 
nais prendre  possession  de  l'appartement  qui  m'avait  été  destiné. 

En  pénétrant  pour  la  seconde  fois  dans  la  cour  de  l'hôtel  du  gou- 
verneur, je  crus  m' être  mépris;  les  domestiques,  les  gardes,  tout 
avait  disparu.  Pas  une  âme  vivante  sous  le  péristyle,  pas  une  voix 
qui  vînt  répondre  à  mon  inquiet  monologue.  Midi  avait  secoué  son 
mystique  rameau  sur  la  résidence.  C'était  pour  quelques  heures  un 
palais  enchanté.  Dès  le  lendemain,  j'avais  compris  les  coutumes  de 
cette  vie  régulière,  et  pendant  le  peu  de  jours  que  je  passai  à  Macas- 
sar j'éprouvai  un  grand  charme  à  m'y  conformer.  Au  lever  du  soleil, 
il  fallait  être  prêt  à  monter  à  cheval.  On  parcourait  alors  les  environs 
de  la  ville  ou  le  campong  bouguis  animé  par  les  .étalages  des  armu- 
riers et  des  marchands  indigènes.  Vers  huit  heures,  on  battait  en 
retraite  devant  les  rayons  du  soleil.  Onze  heures  réunissait  tous  les 
hôtes  de  la  résidence  dans  la  salle  à  manger.  Midi  les  dispersait  de 
nouveau.  Vers  trois  heures  et  demie,  le  charme  léthargique  commen- 
çait à  se  dissiper.  On  voyait  de  blancs  fantômes  enveloppés  du  sarong 
et  du  cabaya  des  Malais  se  glisser  vers  la  salle  de  bain  pour  en  sortir 
au  bout  de  quelques  minutes.  Chacun  prenait  à  son  tour  le  chemin 


A30  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  cette  fontaine  de  Jouvence.  Quelques  ablutions  d'une  eau  glacée 
qu'on  puisait  à  l'aide  d'un  gobelet  de  fer-blanc  dans  une  vaste  cuve 
rétablissaient  la  circulation  du  sang  et  raffermissaient  la  fibre.  On 
s'habillait  alors  à  la  hâte,'  car  les  voitures  étaient  déjà  prêtes.  Un 
fringant  attelage  de  quatre  chevaux  isabelles  emportait  le  gouver- 
neur vers  la  campagne.  Debout  derrière  la  voiture,  le  chef  des  gardes 
déployait  le  payong,  ce  parasol  doré  qui  annonce  aux  populations  le 
représentant  du  touan-hesar  (le  grand  monsieur)  (1).  La  soirée  appar- 
tenait tout  entière  au  plaisir.  Le  bal  succédait  au  banquet,  et  jamais 
plus  de  gaieté,  plus  de  grâce,  plus  de  fraîcheur  n'avaient  défié  les 
feux  énervans  des  tropiques. 

Si  Batavia  n'existait  point,  Macassar  serait  le  seul  endroit  de  la 
Malaisie  où  je  pourrais  me  résigner  à  vivre;  mais  Macassar  aurait-il 
à  mes  yeux  les  mêmes  attraits,  si  je  n'y  retrouvais  plus  le  cercle  ai- 
mable au  milieu  duquel  nous  avons  passé  les  plus  heureux  momens 
de  notre  campagne?  Sur  ce  sol  mouvant  des  colonies  ,  la  société 
européenne  se  renouvelle  sans  cesse.  M.  Schaap,  l' assistant-rési- 
dent, un  des  hommes  les  plus  distingués  dont  je  doive  la  connais- 
sance à  mon  trop  rapide  passage  à  travers  les  Indes  néerlandaises, 
M.  Schaap  vit  aujourd'hui  au  milieu  des  Chinois  de  Banca.  J'ai 
perdu  la  trace  des  officiers  de  l'Amboine  et  du  Hussard,  du  capi- 
taine Dibbetz,  qui,  envoyé  à  Macassar  afin  d'y  rétablir  une  santé 
altérée  par  de  longues  fatigues ,  oubliait  ses  souffrances  pour  nous 
entourer  des  soins  les  plus  délicats  ;  du  capitaine  Wipflf,  qui  n'avait 
été  notre  prisonnier  à  la  suite  de  l'expédition  d'Anvers ,  que  pour 
apprendre  à  mieux  aimer  la  France.  Il  est  peu  de  pays  qui  aient  eu 
plus  à  se  plaindre  des  oscillations  de  notre  politique  que  la  Hol- 
lande, et -je  ne  crois  pas  qu'on  en  puisse  trouver  dans  l'Eurojje  en- 
tière qui  soit  attiré  vers  nous  par  une  plus  sérieuse  sympathie.  Ce 
que  je  ne  pouvais  voir  surtout  sans  une  secrète  émotion ,  sans  un 
plaisir  presque  patriotique,  c'étaient  les  représentans  de  cette  belle 
armée  qui,  depuis  1816,  a  pour  ainsi  dire  conquis  une  seconde  fois 
les  Indes  néerlandaises.  Chez  eux,  je  retrouvais  l'esprit  chevale- 
resque, le  dévouement  au  drapeau,  la  piété  militaire,  qui  font  l'hon- 
neur de  notre  armée  d'Afrique.  Si  ce  n'étaient  point  là  des  officiers 
français,  c'étaient  assurément  les  émules  qui  pouvaient  le  mieux  nous 
les  rappeler.  Le  commandant  militaire  de  Macassar,  le  major  Kroll , 
avait  longtemps  servi  à  Sumatra  sous  les  ordres  du  général  Michiels. 
Ce  fut  lui  qui  le  premier  nous  révéla  l'existence  de  cette  Algérie  des 
Indes  où  tant  d'héroïsme  s'est  dépensé  à  l'insu  de  l'Europe,  théâtre 
obscur  arrosé  de  flots  de  sang ,  et  sur  lequel  dix  années  de  combats 

(1)  Tel  est  le  titre  du  gouvemeur-général  des  Indes  néerlandaises» 


LES   HOLLANDAIS   DANS   l'ÎLE    CÉLÈBES.  431 

ont  formé  des  bataillons  que  Java  pourrait  opposer  sans  crainte  aux 
Cipayeë  de  l'Inde  anglaise. 

Malgré  la  voluptueuse  mollesse  de  ma  nouvelle  existence,  le  temps 
que  je  passais  à  Macassar  n'était  pas  entièrement  perdu.  Avec  le 
major  KroU,  j'apprenais  à  connaître  le  parti  que  de  bons  officiers 
peuvent  tirer  des  recrues  indigènes.  M.  Schaap,  revêtu  du  double 
caractère  de  sous-préfet  et  de  magistrat ,  me  montrait  comment  un 
résident  hollandais,  le  Coran  à  la  main ,  peut  rendre  la  justice  aussi 
sommairement  que  saint  Louis  sous  son  chêne.  M.  Bik  me  faisait 
assister  à  l'investiture  des  orang-kayas,  chefs  subalternes  qui  rem- 
plissent à  Célèbes  le  rôle  des  gohernadorcillos  de  l'île  Luçon.  Là,  je 
vis  des  chefs  de  village  ne  recevoir  l'emblème  de  leurs  fonctions 
qu'après  avoir  paru  comprendre  les  obligations  qu'ils  allaient  con- 
tracter. En  ma  présence ,  on  leur  exposa  longuement  les  devoirs  de 
leur  charge;  puis  on  leur  fit  jurer,  la  main  étendue  sur  le  livre  du 
prophète,  de  demeurer  fidèles  à  la  Hollande,  de  maintenir  la  paix 
et  le  bon  ordre  dans  leurs  communes.  Le  gouverneur  lui-même  pré- 
sidait cette  séance ,  et  ce  fut  lui  qui  reçAit  les  sermens  des  orang- 
kayas.    Aucun  sourire   ne  troubla  la  cérémonie.  Jusqu'au  dernier 
moment,  on  mit  à  la  consécration  de  ces  officiers  municipaux  un  ap- 
pareil de  sérieux  et  de  gravité  qui  devait  nous  frapper  d'autant  plus 
que  nous  avions  été  à  Luçon  les  témoins  inattendus  d'une  investiture 
semblable.  La  mise  en  scène  était  à  peu  près  la  même,  mais  l'effet 
nous  en  avait  paru  légèrement  compromis  par  la  verve  moqueuse  et 
la  pétulance  des  compatriotes  de  Michel  Cervantes.  Les  Hollandais 
ont  plus  d'empire  sur  eux-mêmes.  Le  spectacle  ridicule  de  demi- 
sauvages  transformés  en  fonctionnaires  européens  ne  parvient  pas 
à  triompher  de  leur  sang-froid.  Ces  hommes  du  Nord  ont  des  nerfs 
inébranlables  :  ils  feraient,  sans  dérider  leur  front,  endosser  l'habit 
noir  à  tous  les  maires  et  à  tous  les  adjoints  de  la  Nouvelle-Guinée. 
Il  est  fort  heureux ,  après  tout ,  que  les  maîtres  de  l'île  Célèbes  ne 
soient  pas  nés  plus  railleurs ,  car  une  gaieté  intempestive  ne  serait 
point  sans  danger  avec  les  Macassars.  Ce  peuple ,  bien  que  soumis , 
sort  d'une  race  fière  et  chatouilleuse.  Il  n'eût  jamais  été  subjugué 
par  une  poignée  d'étrangers,  si  avec  sa  bravoure  il  eût  possédé  ce 
qui  fait  la  force  des  nations,  —  l'union  et  la  discipline.  A  Macassar 
comme  à  Bonthain,  l'arme  favorite  des  indigènes  est  le  kris,  poi- 
gnard à  manche  d'ivoire  et  à  lame  flamboyante ,  que  l'homme  du 
peuple  et  le  noble  portent  également  à  la  ceinture.  Outre  cette  arme, 
souvent  frottée  d'un  mélange  d'arsenic  et  de  jus  de  citron,  les  guer- 
riers de  Célèbes  se  servent  de  lances  et  de  boucliers;  l'usage  seul  du 
sabre  leur  est  inconnu. 

On  compte  environ  dix-sept  mille  âmes  dans  la  ville  de  Macassar, 


A3 2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dix  mille  dans  les  îles  environnantes.  La  pêche  est  la  grande  res- 
source de  cette  population.  Les  eaux  de labaie  sont  si  poissonneuses, 
le  riz  et  les  fruits  de  toute  espèce  sont  à  si  bas  prix,  que  chaque 
habitant  subvient  sans  peine  à  sa  subsistance.  On  rencontrerait  môme 
une  certaine  aisance  parmi  les  pêcheurs  d'holothuries  et  de  tortues, 
si  la  passion  du  jeu  et  celle  de  l'opium  ne  venaient  épuiser  en  quel- 
ques heures  les  économies  amassées  pendant  un  long  voyage.  Macas- 
sar  présente  donc  ce  qu'on  chercherait  vainement  sous  un  autre  ciel 
que  celui  des  tropiques,  le  singulier  spectacle  d'une  population  que 
la  paresse,  le  jeu  et  le  sensuahsme  le  plus  grossier  n'ont  point  jetée 
dans  l'abjection  et  dans  la  misère.  Il  y  a  plus,  si  vous  parcouriez  l'ar- 
chipel indien,  vous  ne  trouveriez  nulle  part  chez  les  nobles  une  appa- 
rence aussi  générale  de  bien-être;  chez  le  peuple,  des  haillons  portés 
avec  plus  de  fierté.  Il  n'y  a  point  de  pauvres  ni  de  mendians  à  Macas- 
sar.  Qui  pourrait  tendre  la  main,  quand  il  suffit  de  lever  le  bras  pour 
recevoir  l'aumône  de  la  nature?  11  y  a  des  lépreux  :  le  gouvernement 
les  recueille,  et,  grâce  à  sa  bienfaisance,  ces  malheureux  n'encom- 
brent jamais  la  voie  publique.  On  éprouve  donc  un  plaisir  sans  mé- 
lange à  parcourir  les  rues  ou  les  environs  du  chef-lieu  méridional  de 
l'île  Célèbes.  Le  bon  ordre  n'y  a  pas  le  cachet  de  la  servitude;  la 
liberté  n'y  a  pas  engendré  la  famine.  L'impôt  des  loyers  et  la  ferme 
du  bétel  sont  les  plus  lourdes  charges  qui  pèsent  sur  la  population 
indigène.  Ces  deux  contributions,  calquées  sur  celles  que  les  Anglais 
ont  imposées  aux  habitans  de  Singapore,  doivent  tenir  lieu  à  l'état 
des  droits  de  douane  qu'il  a  sacrifiés.  Il  eût  été  plus  généreux  et  plus 
politique  de  renoncer  à  de  pareils  dédommagemens.  11  faut  dans  toute 
l'étendue  de  l'archipel  indien,  mais  dans  l'île  Célèbes  surtout  où  les 
dominations  sont  mélangées ,  que  le  sort  des  populations  qui  vivent 
sous  la  loi  hollandaise  soit  un  objet  d'envie  pour  celles  qui  subissent 
encore  le  joug  capricieux  de  leurs  chefs. 

Les  Hollandais  ne  possèdent  en  toute  souveraineté,  dans  la  partie 
méridionale  de  Célèbes,  que  quelques  districts  peu  considérables. 
Le  reste  de  l'île  appartient  à  des  princes  vassaux  ou  à  des  rois  alliés. 
Plus  libre  ici,  plus  dégagé  de  toute  influence  extérieure  qu'à  Suma- 
tra ou  à  Bornéo,  le  gouvernement  des  Pays-Bas  n'accepte  point  cet 
état  de  choses  comme  définitif.  Les  peuplades  idolâtres  qui  vivent 
sous  le  régime  de  la  tribu,  il  espère  les  convertir  et  les  amener  à  la- 
civilisation  par  l'Evangile.  Les  populations  musulmanes,  il  se  pro- 
pose de  les  soumettre  ou  tout  au  moins  de  resserrer  par  de  nouveaux 
traités  les  liens  qui  les  rattachent  à  la  Hollande.  Les  sultans  de  Goa 
et  de  Boni,  les  deux  principaux  souverains  de  l'île,  n'ont  pas,  comme 
le  sultan  d'Achem,  de  protecteurs  étrangers.  Leur  première  impru- 
dence sera  saiis  doute  le  signal  d'une  transformation  politique  que 


LES   HOLLANDAIS   DANS    l'ÎLE    CÉLÈBES.  433 

nous  pouvons  dès  aujourd'hui  considérer  comme  accomplie,  tant  elle 
est  devenue  inévitable. 

C'est  dans  les  états  du  sultan  de  Goa  que  se  trouve  enclavé  le  dis- 
trict de  Macassar.  Ce  royaume  allié  comprend  une  étendue  d'environ 
300  lieues  carrées  et  une  population  de  65,000  âmes.  Le  royaume 
de  Boni,  sur  un  territoire  de  600  lieues  carrées,  ne  compte  pas  moins 
de  200,000  âmes,  dont  40,000  hommes  capables  de  porter  les  ar- 
mes. Ce  sont  les  habitans  de  ce  royaume  de  Boni,  connus  sous  le 
nom  de  Bouguis  ou  Bouguinais,  qui  traversent  l'archipel  indien  dans 
leurs  frêles  embarcations  et  se  rendent  jusque  sur  les  côtes  de  l'Aus- 
tralie pour  y  pêcher  le  tripang  que  l'on  exporte  ensuite  de  Singa- 
pore  sur  les  côtes  du  Céleste  Empire.  La  population  insulaire  directe- 
ment soumise  à  l'autorité  hollandaise  ne  dépasse  guère  le  chilïVe  de 
300,000  âmes.  7  ou  800,000  indigènes,  1  million  peut-être,  échappent 
au  contrôle  de  cette  autorité,  et  par  l'intermédiaire  des  pros  bouguis 
entretiennent  avec  Singapore  des  relations  commerciales  dont  l'im- 
portance a  été  évaluée,  année  moyenne,  à  2,700,000  fr.  Ce  fut  dans 
l'espoir  de  reconquérir  cette  clientèle,  qui,  avant  la  création  de  Sin- 
gapore, appartenait  tout  entière  à  Java,  que  les  Hollandais  décrétèrent 
la  franchise  du  port  de  Macassar. 

Grâce  au  laisser-aller  de  la  police  anglaise,  Singapore  doit  avoir 
de  grandes  séductions  pour  les  navigateurs  malais.  C'est  dans  ce 
port  que  viennent  s'approvisionner  d'armes  et  de  munitions  tous  les 
pirates  de  l'archipel  indien.  On  peut  espérer  cependant  que,  lorsqu'il 
s'agira  de  se  procurer  des  articles  moins  suspects,  les  pros  du  golfe 
de  Boni  trouveront  plus  simple  de  se  rendre  à  Macassar  que  d'entre- 
prendre un  voyage  de  quatre  cents  lieues,  aujourd'hui  que  ce  voyage 
ne  pourrait  plus  offrir,  en  compensation  des  fatigues  et  des  périls  qu'il 
entraîne,  un  bénéfice  sur  les  marchandises  de  retour  de  30  ou  50 
pour  100.  La  franchise  du  port  de  Macassar  date  de  1847,  et  dans  cette 
même  année,  les  importations  s'accrurent  de  plus  de  3  millions  de 
francs,  les  exportations  de  2  millions.  Depuis  lors,  il  s'est  fait  an- 
nuellement à  Macassar  pour  iO  ou  11  millions  d'affaires.  Outre  sa 
situation  unique  à  l'embranchement  de  la  mer  de  Java,  de  la  mer 
des  Moluques  et  d'un  large  détroit  qui  remonte  vers  le  nord,  Macas- 
sar peut  citer  avec  un  légitime  orgueil  la  salubrité  de  son  climat, 
la  sûreté  de  son  ancrage,  les  facilités  que  présente  sa  rade  pour  le 
chargement  et  le  déchargement  des  navires.  Il  est  impossible  de  ne 
pas  voir  dans  ce  port  le  futur  entrepôt  des  produits  de  Timor,  de 
Géram,  des  Moluques  et  de  la  Nouvelle -Guinée.  L'industrie  euro- 
péenne y  trouvera  l'immense  avantage  de  pouvoir  associer  à  ses  opé- 
rations une  population  essentiellement  commerçante,  la  seule  parmi 
les  peuples  soumis  à  la  domination  hollandaise  que  n'effraient  point 


ASA  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

les  hasards  de  la  mer,  la  seule  aussi  qui  promette  quelques  garan- 
ties de  probité  commerciale.  Des  marchands  arabes,  protégés  parleur 
qualité  de  compatriotes  du  prophète,  pénètrent  quelquefois  dans  l'in- 
térieur de  l'île,  demeuré  inaccessible  aux  Hollandais.  Ces  voyageurs 
ont  cru  reconnaître  sur  leur  route  la  trace  de  richesses  minérales 
dont  l'exploitation,  bien  qu'elle  ne  doive  passer  qu'après  celle  du 
sol,  pourra  devenir  un  jour  un  nouvel  appât  pour  les  émigrans  chi- 
nois et  pour  les  capitaux  européens.  L'avenir  de  l'île  Célèbes  ne  nous 
semble  donc  pas  douteux,  et  ce  qui  ajoute  à  l'intérêt  que  le  port  de 
Macassar  en  particulier  doit  nous  inspirer,  c'est  que  la  France  peut 
avoir  sa  part  dans  l'approvisionnement  et  dans  les  bénéfices  de  ce 
nouveau  marché.  L'Angleterre  se  gardera  bien  de  favoriser  par  des 
expéditions  suivies  une  place  qui  s'est  posée  comme  la  rivale  de  Sin- 
gapore.  Le  commerce  français,  au  contraire,  a  tout  intérêt  à  se  pré- 
senter sur  un  point  où  il  ne  doit  pas  trouver  la  concurrence  écrasante 
des  produits  de  l'industrie  britannique.  Il  est  rare  que  nos  bâtimens 
de  commerce,  quand  ils  se  rendent  dans  les  mers  de  Chine,  puissent 
compléter  leur  cargaison  dans  un  seul  port.  Tel  navire  qui  doit  em-' 
barquer  du  thé  à  Canton  s'arrête  d'abord  à  Java  pour  y  prendre 
du  café,  à  Manille  pour  y  charger  des  joncs  et  du  bois  de  sapan. 
Macassar  pourrait  être  une  relâche  plus  avantageuse  'que  Batavia 
pendant  une  moitié  de  l'année.  Le  détroit  de  Macassar,  dont  la  recon- 
naissance sera  bientôt  achevée  par  les  soins  de  la  marine  hollan- 
daise, offre,  pour  gagner  les  côtes  du  Céleste  Empire  à  contre-mous- 
son, une  route  moins  périlleuse  que  le  passage  de  Palawan.  De  la 
poudre  grossière  et  du  fer  en  barre,  des  mouchoirs,  des  sarongs  à 
grandes  fleurs,  des  indiennes  de  Mulhouse  pour  les  Malais,  peut-être 
même  quelques  soieries  brochées  d'or,  ou  des  draps  écarlates,  de  bons 
vins  de  Bordeaux  et  quelques  articles  de  mode  pour  la  population 
chrétienne,  voilà  ce  que  trois  ou  quatre  navires  français  j^ourraient 
apporter  chaque  année  à  Macassar.  Us  y  prendraient  en  retour,  pour 
l'Europe,  du  café,  de  la  nacre  de  perle,  de  l'écaillé  de  tortue  et  de 
la  poudre  d'or;  pour  la  Chine,  du  riz,  des  rotins,  de  l'huile  de  coco 
et  surtout  du  tripang.  Ce  qu'il  m'est  permis  d'affirmer,  c'est  que, 
nulle  part  au  monde,  les  bâtimens  couverts  du  pavillon  français  ne 
rencontreront  un  accueil  plus  cordial  et  plus  empressé  que  celui  qui 
les  attend  dans  les  nouveaux  ports  francs  de  Menado  et  de  Macassar. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


BURKE 


SA  VIE  ET  SES  ECRITS. 


DERNIÈRE    PARTIE.    (1) 


Si  la  révolution  française  n'était  survenue,  c'est  l'Inde  britannique 
qui  aurait  occupé  toute  la  dernière  partie  de  la  vie  politique  de  Burke. 
Nous  devons  en  parler  avec  quelque  développement. 

Une  première  occasion  s'offrit  d'entretenir  de  l'Inde  la  chambre  des 
communes.  Le  nabab  d'Arcot,  qui  résidait  à  Madras  et  passait  pour 
le  plus  considérable  des  princes  de  la  contrée,  était  débiteur  envers 
des  sujets  anglais  d'une  somme  qu'on  évaluait  à  près  de  trois  millions 
sterling.  Cette  dette,  tant  apparente  que  réelle,  était  attribuée  à  de 
secrètes  conventions  avec  des  agens  de  la  compagnie.  Il  avait,  dit-on, 
acheté  d'eux  les  moyens  ou  la  liberté  d'agrandir  ses  domaines  et  son 
pouvoir.  Guerre,  dévastation,  pillage,  tels  étaient  les  actes  protégés 
ou  exploités  par  le  concours  ou  la  tolérance  de  ceux  qui  lui  avaient  à 
ce  prix  vendu  l'appui  de  la  compagnie,  trompée,  faible  ou  complice. 
Une  enquête  approfondie  avait  été  précédemment  ordonnée  par  la 
chambre,  et  maintenant  Dundas,  président  du  bureau  du  contrôle  et 
jadis  promoteur  des  mesures  rigoureuses,  proposait  d'allouer  la  dette 
sans  examen  et  d'en  imputer  le  paiement  sur  le  revenu  de  la  province 
de  Carnate.  Fox  demanda  que  les  pièces  de  l'enquête  fussent  mises 
sous  les  yeux  de  la  chambre,  et  c'est  sur  cette  question  que  Burke 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier. 


436  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prononça  un  discours  regardé  par  de  bons  juges,  et  notamment  par 
lord  Brougham,  comme  le  plus  beau  qu'il  ait  fait.  Dans  cette  compo- 
sition, dont  le  seul  défaut  est  d'être  trop  achevée,  une  immense  et 
difficile  affaire  est  admirablement  expliquée.  Burke  excelle  dans  l'art 
des  expositions  claires,  complètes,  et  cependant  attachantes,  animées. 
Celle-ci  est  semée  de  narrations  dignes  de  l'histoire.  Dans  les  cours 
de  littérature,  on  cite  comme  des  modèles  la  description  du  Carnate 
et  le  récit  pathétique  de  l'invasion  de  cette  contrée  ravagée  par  Hyder- 
Ali.  TNous  avons  vu  que  les  traitans  de  toutes  sortes,  patronés  par  la 
compagnie  des  Indes,  passaient  pour  les  auxiliaires  occultes  de  l' avè- 
nement de  Pitt  au  ministère  ;  on  pouvait  le  soupçonner  envers  eux  de 
gratitude  et  d'indulgence.  L'attitude  de  Dundas  était  suspecte.  Un 
certain  Paul  Benfield  était  le  chef  ou  principal  représentant  des  créan- 
ciers vrais  ou  fictifs  du  nabab  d'Arcot.  11  avait,  ainsi  que  ses  pareils, 
brigué  et  même  obtenu  des  sièges  au  parlement.  Par  les  mille  res- 
sources dont  disposait  leur  activité,  ces  gens  avaient  joué  un  rôle 
dans  la  dernière  dissolution  et  contribué  à  en  rendre  le  résultat  favo- 
rable aux  ministres.  11  était  donc  facile  de  trouver  un  lien  entre  les 
intrigues  de  l'Europe  et  celles  de  l'Asie,  entre  les  cruautés  et  les  bri- 
gandages commis  de  Madras  à  Tanjore,  la  vénalité  des  subalternes, 
la  conni\  ence  de  la  compagnie,  le  trafic  électoral  et  la  corruption 
ministérielle.  Burke  se  plut,  avec  un  art  cruel,  à  river  aux  anneaux 
de  la  même  chaîne  Pitt  et  Paul  Benfield.  —  Les  associés  de  Paul  Ben- 
field, obscurs  et  mercenaires  complices  des  cévastations  d'un  barbare, 
voilà,  disait-il,  au  loin  les  législateurs  de  l'Inde,  et  ici  la  nouvelle  et 
pure  aristocratie  créée  par  M.  Pitt  pour  sauver  la  couronne  et  la  con- 
stitution. Paul  Benfield ,  voilà  le  grand  réformateur  parlementaire  de 
M.  Pitt.  — Il  y  a  là  des  pages  terribles  d'esprit,  de  sarcasme  et  d'injure. 
La  motion  de  Fox  fut  rejetée;  mais,  malgré  ses  apparences  de 
froideur  et  de  dédain,  Pitt  n'était  pas  insensible  à  ces  attaques.  Ses 
prétentions  de  pureté  et  de  rigorisme  lui  rendaient  de  certains  re- 
proches insupportables,  et  l'on  pouvait  prévoir  qu'en  les  renouve- 
lant avec  art  et  avec  insistance,  on  le  forcerait  quelque  jour  à  céder. 
Il  y  avait  en  toutes  choses  un  point  où  il  refusait  de  se  confondre  avec 
ceux  qu'il  employait,  et  il  les  brisait  sans  pitié  plutôt  que  de  com- 
promettre la  dignité  de  sa  personne  dans  les  pratiques  mêmes  de  son 
ministère.  Comme  un  nuage  qui  grossissait  à  l'horizon,  il  s'élevait  de 
tous  ces  débats  une  notoriété  menaçante  contre  Warren  Hastings,  qui 
avait  tout  à  la  fois  mérité  l'indignation  et  la  reconnaissance  de  son 
pays,  car  ses  services  étaient  aussi  grands  que  ses  fautes.  La  compa- 
gnie, plus  satisfaite  de  ses  succès  que  convaincue  de  son  innocence, 
s'occupait  peu  de  le  défendre,  espérant  sans  doute  que  l'opinion 
ferait  comme  elle,  et  ne  rechercherait  pas  bien  sévèrement  de  quel 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  ZjST 

prix  l'humanité  et  la  justice  avaient  payé  ses  conquêtes.  Peut-être 
cet  exemple  eût-il  été  suivi,  peut-être  l'orgueil  britannique  eût-il 
jeté  un  voile  sur  les  excès  d'un  despotisme  victorieux,  peut-être  le 
gouvernement  eût-il  même  appelé  sur  Hastings  les  marques  de  la 
reconnaissance  nationale,  si  le  comité  de  la  chambre,  formé  en  d'au- 
tres temps  sous  l'influence  de  sentimens  opposés,  acharné  pour  ainsi 
dire  à  la  poursuite  de  la  vérité,  n'avait,  par  ses  révélations,  soulevé 
la  morale  ou  la  pudeur  publique,  et  découragé  l'indulgence  par  la 
peinture  répétée  de  ces  excès  que  les  assemblées  ne  pardonnent  qu'à 
la  condition  de  pouvoir  les  ignorer.  Hastings,  quoique  confiant  dans 
le  prestige  de  ses  succès,  se  voyant  attaqué  et  non  défendu,  revint, 
dès  1785,  spontanément  en  Angleterre,  au  moment  où  la  compagnie 
•croyait  répondre  à  tout  en  lui  votant  des  remerciemens  pour  ses  ser- 
vices. Accueilli  par  elle  avec  de  grands  honneurs,  par  le  roi  et  par  la 
reine  avec  une  faveur  marquée,  poursuivi  seulement  par  une  oppo- 
sition vaincue,  il  se  croyait  assuré  de  l'appui  du  gouvernement.  Il 
osait  compter  sur  des  récompenses  égales  ou  supérieures  à  celles  qu'a- 
vait obtenues  lord  Clive,  sur  un  ordre  de  chevalerie,  sur  la  pairie  elle- 
même;  mais,  conformément  à  un  rapport  de  Dundas  parlant  au  nom 
d'un  comité  spécial,  un  vote  de  censure  avait  passé  trois  ans  aupara- 
vant contre  Hastings,  et  restait  inscrit  sur  les  journaux  de  la  cham- 
bre. Dundas,  quoique  ramené  par  ses  fonctions  ministérielles  à  des 
sentimens  plus  doux  pour  la  compagnie  des  Indes,  ne  pouvait  cepen- 
dant ne  compter  pour  rien  une  résolution  qu'il  avait  lui-même  pro- 
voquée. Il  y  avait  dans  la  majorité  des  hommes  scrupuleux  qu'aucun 
engagement  politique  n'aurait  déterminés  à  couvrir  d'une  approba- 
tion formelle  les  excès  d'une  tyrannie  tout  asiatique.  Les  dernières 
élections  avaient  amené  dans  la  chambre  l'implacable  Francis,  dont 
le  séjour  dans  l'Inde  n'avait  été  qu'une  longue  lutte  contre  Hastings; 
Francis,  qui,  fier  de  sa  sévérité,  se  souciait  peu  qu'elle  eût  les  allures 
de  la  colère  et  de  la  vengeance;  Francis,  qui,  parla  du  moins,  sem- 
blable à  Junius,  se  faisait  une  vertu  de  sa  haine,  et  répandait  dans 
tous  les  cœurs  le  fiel  dont  le  sien  était  rempli.  Mû  par  des  passions 
plus  pures,  emporté  par  une  colère  honnête  et  désintéressée,  Burke 
éprouvait  contre  l'oppresseur  de  l'Inde  tous  les  sentimens  qui  pou- 
vaient soulever  Tacite  contre  les  tyrans  de  Rome,  et  son  imagination, 
enflammée  par  les  peintures  mêmes  qu'elle  s'était  faites  des  misères 
de  toute  une  partie  du  monde,  demandait  en  quelque  sorte  à  s'épan- 
cher dans  les  invectives  d'une  vengeresse  éloquence.  Enfin  l'âme  gé- 
néreuse de  Fox  s'animait  pour  un  thème  d'opposition  qui  se  rappor- 
tait cette  fois,  non  à  des  intérêts  de  parti,  mais  à  la  défense  des  droits 
de  l'humanité. 

Cependant  la  question  n'aurait  donné  lieu  probablement  qu'à  de 


438  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

véhémentes  harangues  ou  même  à  quelques  votes  de  blâme,  et  l'op- 
position aurait  reculé  devant  les  difficultés  d'une  accusation  en  forme, 
si  Hastings,  enhardi  par  la  cour,  n'eût  voulu  avoir,  comme  on  dit, 
le  cœur  net  de  tant  de  reproches  dirigés  contre  lui ,  et  obtenir  de 
force,  en  défiant  tout  à  la  fois  ses  ennemis  et  ses  défenseurs,  la  jus- 
tice qu'il  croyait  ou  disait  mériter.  Dans  la  session  de  1785,  Burke 
avait  annoncé  qu'il  aurait  des  charges  à  produire  contre  l'administra- 
tion de  l'Inde,  et  l'on  croyait  que  son  parti  ne  donnerait  aucune  suite 
à  cette  menace,  quand  le  premier  jour  de  la  session  suivante,  un  ami 
de  Hastings  demanda  si  elle  était  sérieuse.  Le  gant  fut  aussitôt  re- 
levé ;  l'opposition  ne  pouvait  reculer,  et  Burke  commença  par  récla- 
mer une  communication  de  pièces.  Le  ministère  en  refusa  quelques- 
unes  en  des  termes  qui  semblaient  indiquer  le  projet  de  défendre 
Hastings,  et  le  h  avril  1786  Buike  fit  connaître  son  intention  de  pro- 
céder contre  ce  dernier  par  la  voie  de  VimjJeachmèni,  et  produisit 
vingt-deux  articles  d'accusation. 

L'zmpeackment,  ou  la  poursuite  devant  la  chambre  des  lords  par 
la  chambre  des  communes,  est  le  mode  le  plus  solennel  d'accusation. 
Dans  un  temps  calme  et  régulier,  cette  procédure  aboutit  difficile- 
ment à  une  condamnation.  La  politique,  qui  joue  un  grand  rôle  dans 
de  telles  affaires,  se  contente,  quand  les  passions  ne  l' égarent  pas, 
d'un  effet  produit  sur  l'opinion.  Or,  pour  cela,  le  fait  de  la  poursuite 
suffit,  et  l'acquittement  même  ne  relève  pas  un  ministre,  un  négocia- 
teur, un  général,  de  l'atteinte  qu'il  en  a  reçue.  Cependant  les  méfaits 
imputés  à .  Hastings  étaient  assez  graves  pour  que  ses  accusateurs 
pussent  compter  sur  une  condamnation,  et  ses  chances  s'aggravèrent 
encore,  lorsque  avant  la  délibération  des  communes  il  fut  venu  lire  à 
la  barre  une  longue  défense  écrite,  qui  ne  parut  ni  habile  ni  intéres- 
sante, et  ne  se  fit  pas  même  écouter. 

Chaque  chef  d'accusation  devait  être  admis  ou  rejeté  par  un  vote 
spécial.  Le  premier  article  chargeait  Hastings  d'avoir,  contrairement 
aux  ordres  formels  de  la  compagnie  et  sans  en  rendre  compte,  en- 
couragé et  secondé,  par  l'envoi  de  troupes  anglaises,  le  nabab  d'Oude 
dans  une  guerre  d'extermination  contre  la  nation  des  Rohillas,  et 
compromis  par  là  l'Angleterre,  qui  n'avait  contre  cette  nation  aucun 
sujet  de  plainte,  dans  les  perfidies  et  les  cruautés  dont  cette  guerre 
avait  été  souillée.  C'était  pour  cet  acte,  un  des  moins  justifiables  de 
son  gouvernement,  que  la  chambre  avait,  trois  ans  auparavant,  de- 
mandé son  rappel  sur  les  conclusions 'de  Dundas;  mais  Dundas,  main- 
tenant ministre,  ne  fut  nullement  embarrassé  de  plaider  la  thèse 
connue  des  faits  accomplis  :  il  fit  valoir  les  services  subséquens  de 
Hastings.  Pitt  garda  le  silence,  mais  vota  avec  son  collègue,  et  le 
grief  sur  lequel  l'accusation  comptait  le  plus  fut  écarté  par  119  voix 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES   ECRITS.  439 

contre  66.  Les  amis  de  l'accusé  le  jugèrent  sauvé,  victorieux  ;  ils  ne 
cachèrent  pas  leurs  espérances.  Encore  deux  ou  trois  votes  sembla- 
bles, et  Hastings  serait  élevé  à  la  pairie;  son  titre  était  déjà  choisi; 
le  grand  sceau  était  tout  prêt  dans  les  mains  du  chancelier  lord 
Thurlow,  qui  le  protégeait.  ' 

Le  13  juin,  Fox  présenta  avec  tout  son  talent  le  chef  d-accusation 
relatif  au  traitement  infligé  au  rajah  de  Benarès.  Hastings  avait,  de 
son  autorité  privée,  exigé  de  ce  prince  des  secours  non  prévus  par 
les  traités,  et,  sur  sa  résistance,  l'avait  mis  à  l'amende.  Il  en  était 
résulté  des  troubles,  des  guerres,  la  chute  de  Cheyte-Sing,  et  trois 
révolutions  à  Benarès.  Francis,  qui  avait  lutté  sur  ce  point  contre 
Hastings  dans  le  conseil  de  Calcutta,  appuya  vivement  la  motion. 
Pitt,  dont  l'habitude  était  de  lui  répondre  avec  un  amer  dédain,  ne 
le  ménagea  pas  ;  il  reprit  toute  la  conduite  tenue  à  l'égard  de  Cheyte- 
Sing,  il  la  justifia  dans  toutes  ses  parties,  et  il  semblait  conclure  à 
l'abandon  de  ce  chef  d'accusation,  lorsque  tout  à  coup  il  trouva  exor- 
bitante l'amende  imposée  au  rajah,  et  dit  qu'il  voterait  pour  la  mo- 
tion de  Fox. 

Ce  fut  un  véritable  coup  de  théâtre.  On  alla  aux  voLx;  le  ministère 
se  divisa  dans  le  vote;  Dundas  suivit  son  chef,  et  la  motion  passa.  Un 
article  adopté  en  entraînait  d'autres,  et  dès  ce  moment  Yimpeach-' 
ment  était  inévitable.  La  conduite  de  Pitt  étonna  beaucoup,  et  fut 
expliquée  diversement.  Il  était  dans  la  nature  de  son  esprit,  ou  il  fut 
quelquefois  dans  sa  politique,  de  faire  un  choix  parmi  les  motifs 
d'une  opinion,  d'écarter  les  plus  nombreux  et  les  plus  forts,  ceux  du 
moins  que  les  partis  jugeaient  tels,  pour  se  décider  dans  le  même 
sens  par  une  seule  raison  d'une  importance  secondaire,  et  se  séparer 
ainsi  de  ceux  mêmes  avec  lesquels  il  votait.  Peut-être  était-ce  rai- 
deur de  caractère;  il  voulait,  même  en  cédant,  paraître  résister. 
Peut-être  était-ce  prudence;  il  voulait  s'engager  le  moins  possible, 
et  se  ménager  une  issue  pour  revenir  au  besoin  ou  se  retirer  à  pro- 
pos. Nous  le  verrons  tenir  une  conduite  analogue  dans  les  questions 
de  paix  et  de  guerre,  et  prendre  les  mêmes  sûretés  quand  il  faudra 
se  décider  contre  la  révolution  française.  Dans  cette  occasion-ci,  on 
a  recherché  ses  motifs.  On  a  dit  que  l'initiative  prise  par  la  cour,  par 
le  chancelier,  par  d'autres  ministres  en  faveur  de  Hastings,  l'avaient 
blessé;  qu'il  ne  pouvait  souffrir  que  l'on  protégeât,  que  l'on  honorât 
par  avance  un  homme  que  la  chambre  n'avait  pas  encore  réhabilité, 
et  qu'on  regardât  comme  tranchée  une  question  sur  laquelle  il  n'a- 
vait pas  dit  son  dernier  mot.  Tous  ces  motifs  sont  plausibles.  Ajou- 
tons qu'il  inclinait  naturellement  à  la  sévérité  morale,  toutes  les  fois 
que  la  raison  d'état  ne  faisait  pas  taire  ses  scrupules.  Il  devait  y 
avoir,  dans  la  majorité  avec  laquelle  il  comptait,  des  membres  con- 


I\h0  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

sciencieux  de  qui  il  n'aurait  osé  exiger  ou  attendre  le  sacrifice  d'un 
sentiment  de  justice  et  d'humanité.  Gomment  croire,  en  effet,  qu'un 
homme  tel  que  Wilberforce,  qui  venait  d'entrer  au  parlement,  eût 
consenti  sans  peine  à  immoler  cette  fois  ses  scrupules  aux  besoins 
de  la  politique  ministérielle?  Nous  supposons  que  Pitt  vota  contre 
Hastings,  comme  il  votait  contre  la  traite  des  noirs. 

L'affaire  fut  interrompue  par  la  séparation  des  chambres.  A  la  ses- 
sion suivante,  Sheridan  proposa  l'accusation  sur  le  quatrième  chef, 
la  spoliation  des  princesses  d'Oude,  et  prononça  le  plus  beau  dis- 
cours, au  dire  de  quelques  témoins,  qu'aient  entendu  les  murs  de 
Westminster.  Pitt,  cette  fois  encore,  se  déclara  pour  la  motion,  et 
successivement  d'autres  charges  furent  admises,  les  amis  de  Hastings 
cessant  désormais  une  inutile  résistance;  l'accusation,  pour  divers 
crimes  et  délits,  fut  dressée  en  vingt  articles,  par  délibération  de  la 
chambre.  L'accusé  fut  arrêté  par  le  sergent  d'armes,  mais  admis  à 
la  liberté  sous  caution,  et  un  comité  présidé  par  Burke  eut  mission 
d'aller  soutenir  la  résolution  devant  la  cour  des  pairs.  Dans  ce  co- 
mité, la  chambre  aurait  mis  Pitt  lui-même,  s'il  ne  s'était  récusé,  et 
lord  North,  si  son  âge  et  ses  infirmités  ne  l'en  avaient  dispensé;  mais 
auprès  de  Burke  on  y  voyait  Fox,  Windham,  Sheridan  et  le  jeune 
Charles  Grey,  qui  débutait  alors  avec  la  faveur  de  tous,  et  qui  devait, 
plus  de  quarante  ans  après,  jeter  un  nouveau  lustre  sur  le  parti 
whig  par  la  réforme  de  1832. 

Le  13  février  1788,  la  cour  s'assembla  dans  la  grande  salle  de 
Westminster,  dans  cette  salle  haute  et  vaste  comme  une  église,  dont 
on  dit  que  le  toit  fut  posé  par  le  fils  de  Guillaume  le  Conquérant, 
dans  ce  théâtre  de  tant  de  scènes  historiques,  et  qui  ne  vit  jamais 
réunie  plus  nombreuse  ni  plus  imposante  assemblée.  C'est  à  M.  Mac- 
aulay  qu'il  faut  demander  de  ce  procès  célèbre  le  tableau  le  plus 
brillant  et  le  plus  animé  :  le  rôle  qu'y  joua  Burke  nous  intéresse  seul 
ici.  Il  fut  chargé  d'ouvrir  le  débat,  et  il  parla  pendant  quatre  jours 
de  suite.  Il  fit,  suivant  son  usage,  un  tableau  complet.  Avec  une 
grande  abondance  d'idées  et  de  faits,  avec  un  grand  luxe  d'images 
et  de  mouvemens  oratoires,  il  exposa,  dans  son  origine  et  dans  son 
histoire,  tout  le  gouvernement  de  l'Inde.  Ce  discours  est  resté  célèbre; 
il  émut,  il  troubla  l'auditoire  jusqu'aux  frémissemens  et  aux  larmes, 
et  c'est  au  milieu  d'une  assemblée  palpitante  que  l'orateur  termina 
par  ces  mots  : 

«  Ainsi  donc  c'est  avec  une  pleine  confiance  que,  de  l'ordre  de  la  chambre 

des  communes  de  la  Grande-Qreugne,  j'accuse  Warren  Hastings  pour  hauts 

crimes  et  délits.  Je  l'accuse  au  nom  de  la  charnière  des  communes  assemblée 

,en  parlement,  dont  il  a  trahi  la  foi  parlementaire;  je  l'accuse  au  nom  de  la 


r.URKE,    SA   VIE    ET    SES   ÉCRITS.  4A1 

nation  anglaise,  dont  il  a  souillé  l'antique  honneur;  je  l'accuse  au  nom  du 
peuple  de  l'Inde,  dont  il  a  foulé  aux  pieds  les  droits  et  changé  la  contrée  en. 
un  lieu  de  rava^re  et  de  désolation;  je  l'accuse  au  nom  de  la  nature  elle-même, 
qu'il  a  dans  les  deux  sexes  outragée,  insultée,  opprimée,  et  je  l'accuse  enfin 
au  nom  et  en  vertu  de  ces  lois  éternelles  de  justice  qui  doivent  dominer  éga- 
lement tous  les  âges,  toutes  les  conditions,  tous  les  rangs,  toutes  les  situations, 
de  ce  monde.  » 

Il  serait  impossible,  sans  de  longs  détails,  d'exposer  tous  les  inci- 
dens  d'un  procès  qui,  commencé  en  1788,  ne  devait  finir  qu'en  179/i,: 
la  cour  ayant  siégé  cent  dix-huit  jours  répartis  en  sept  années.  La 
dissolution  de  1790  elle-même  n'interrompit  pas  le  cours  de  cette 
affaire,  et  les  pouvoirs  du  comité  d'accusation  furent  continués. 
On  conçoit  que  pendant  un  temps  si  rempli  d'événemens  variés  et 
saisissans,  de  grands  changemens  durent  s'opérer  dans  les  dispo- 
sitions des  juges,  des  chambres,  du  public.  On  dit  qu'aux  derniers 
débats  il  ne  siégeait  plus  que  vingt-un  lords  des  cent  soixante  qui 
avaient  assisté  au  commencement  de  l'affaire;  soixante  étaient  des- 
cendus dans  la  tombe;  la  cour  n'était  plus  présidée  par  le  même 
chancelier,  et  l'acquittement  définitif  fut  prononcé  par  la  bouche  de 
lord  Loughborough,  qui  au  début  du  procès,  membre  ardent  de  l'op- 
position, opinait  dans  le  sens  des  accusateurs.  Le  résultat,  du  reste, 
était  depuis  longtemps  prévu,  et  l'intérêt  du  public  parut  en  déclin  à 
dater  de  la  discussion  de  l'article  des  begums  d'Oude,  où  Sheridan 
excita  au  plus  haut  point  l'émotion  de  l'assemblée.  Son  discours  dura 
deux  jours,  et  il  le  termina  théâtralement  en  tombant  épuisé  dans  les 
bras  de  Burke,  qui  hurlait  d'une  généreuse  admiration. 

Seul  peut-être,  Burke  fut  le  même  au  terme  qu'au  début  de  cette 
longue  épreuve.  A  l'âge  où  les  forces  déclinent,  agité  par  des  diver- 
sions puissantes,  entraîné  par  des  spectacles  tout  nouveaux  dans  des 
passions  toutes  nouvelles,  ayant  rompu  ses  plus  chères  amitiés,  en- 
touré dans  le  comité  d'accusation  de  collègues  dont  il  avait  fait  ses 
ennemis,  obligé  de  poursuivre  l'œuvre  commune  de  concert  avec  des 
hommes  à  qui  il  ne  parlait  plus,  voyant  désormais  d'un  autre  œil  et 
le  gouvernement  et  l'opposition,  il  fut  jusqu'au  terme  énergiquement 
fidèle  à  la  cause  qu'il  avait  embrassée.  11  ne  souffrit  pas  qu'aucun 
sentiment  accessoire  ou  étranger  affaiblît  en  lui  celui  de  l'humanité 
et  de  la  justice;  il  conserva  sans  interruption  la  même  verve,  la  même 
chaleur,  la  même  indignation  etprescjue  la  même  éloquence.  A  la  re- 
prise de  l'affaire,  en  1789,  il  avait  prononcé  sur  la  sixième  charge 
un  vigoureux  et  remarquable  discours,  et  en  1794,  vers  les  derniers 
jours,  il  fit  entendre  une  réplique  finale  que  les  rares  auditeurs  des 
premiers  jours  trouvaient  à  peine  inférieure  au  réquisitoire  du  com- 
mencement des  débats.  Burke,  le  contre-révolutionnaire  Burke  atou- 

TOME  I.  29 


AA2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

jours  regardé  le  procès  de  Hastings  comme  l'œuvre  capitale  qui  cou- 
ronnait sa  vie. 

On  ne  peut  trop  rendre  justice  à  la  sincérité  de  conviction,  au  zèle 
persévérant,  au  talent  inépuisable  qu'il  déploya  dans  cette  grande 
entreprise.  Y  porta-t-il  en  toute  circonstance  une  exacte  équité,  une 
convenable  modération,  ou  même  cette  mesure  de  conduite  et  cet  art 
de  langage  nécessaires  au  succès  ?  On  peut  en  douter.  Ces  dernières 
qualités  n'étaient  celles  ni  de  son  caractère  ni  de  son  talent.  Ses  pas- 
sions étaient  honnêtes,  élevées;  mais  c'étaient  des  passions.  Sa  dé- 
clamation était  véhémente,  ornée  des  plus  beaux  traits;  mais  c'était 
de  la  déclamation.  Il  savait  émouvoir  encore  plus  que  persuader;  il 
emportait  moins  l'assentiment  que  l'admiration,  et  en  reproduisant 
incessamment  les  mêmes  effets,  en  tâchant  même  d'enchérir  sur  les 
efïets  déjà  produits,  il  fatiguait  au  lieu  de  toucher,  il  révoltait  par- 
fois ceux  qu'il  voulait  gagner.  Il  surmenait  ses  auditeurs,  si  l'on  me 
passe  cette  expression  familière,  qui  me  semble  rendre  ma  pensée. 
Ge  défaut,  qui  finit  par  lui  rendre  presque  intenable  la  chambre  des 
communes,  l'entraîna  devant  la  cour  de  Westminster  à  quelques  excès 
de  pensée  ou  de  langage  qui  compromirent  au  moins  sa  cause.  Une 
fois  même,  en  1789,  une  pétition  de  Hastings  dénonça  une  expression 
violente  qui  lui  était  échappée,  en  qualifiant  d'assassinat  (peut-être 
avec  justice)  la  mort  du  bramin  Nuncomar,  condamné  pour  faux 
sans  règle  ni  merci,  et  l'on  profita  de  l'occasion  pour  le  faire  censu- 
rer par  la  chambre.  On  espérait,  par  là,  arrêter  l'accusation  en  dé- 
criant ou  en  dégoûtant  les  accusateurs.  Burke  subit  la  censure  avec 
une  patience  qu'il  n'aurait  pas  eue  en  toute  autre  conjoncture.  11  vou- 
lait atteindre  son  but  et  ne  se  montra  ni  moins  animé  ni  moins  résolu. 
Cependant,  quoique  Pitt  ait  déclaré  en  pleine  chambre  que  M.  Burke 
avait  «  conduit  l'accusation  avec  beaucoup  de  dignité,  de  loyauté 
et  de  candeur,  »  il  est  certain  que  cette  affaire,  non-seulement  ne  lui 
gagna  pas  d'amis,  mais  lui  en  fit  perdre,  et  qu'elle  servit  à  donner 
plus  de  relief  à  ses  défauts,  épiés  alors  soigneusement  pat  une  double 
malignité.  Il  avait  commencé  le  procès  avec  la  défaveur  des  partisans 
du  gouvernement;  dans  le  cours  de  la  poursuite,  il  n'acquit  pas  leur 
amitié,  et  il  rejeta  celle  de  l'opposition,  conser\'Tint  tous  ses  ennemis 
et  devenant  impopulaire  sans  être  agréable  au  pouvoir.  Chaque  parti 
se  souvint  de  ses  offenses  plus  que  de  ses  services.  Pour  nous,  en 
accordant  tout  ce  qu'on  voudra  à  cette  prétendue  et  glaciale  sagesse 
que  scandalise  toute  passion,  nous  ne  pouvons  nous  résoudre  à  blâ- 
mer Burke  dans  l'affaire  de  Hastings.  Nous  croyons  que,  sans  l'exa- 
gération même  des  qualités  ou  des  défauts  qu'on  lui  reproche,  l'ac- 
cusation n'aurait  été  ni  intentée  ni  soutenue;  et,  fût-elle  mal  fondée 
dans  quelques  parties,  outrée  dans  quelques  qualifications,  eût-elle 


T5URKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  Zl43 

été  plaidée  avec  un  certain  emportement,  nous  nous  reportons  au 
souvenir  des  Verrines  et  des  Philippiques,  et  c'est  sur  ces  modèles, 
c'est  sur  l'exemple  de  Gicéron  que  nous  demandons  que  Burke  soit 
jugé.  Au  fond,  la  principale  excuse,  la  seule  peut-être  que  l'on  allè- 
gue en  faveur  de  Hastings,  c'est  qu'il  ne  paraît  pas  avoir  été  guidé 
par  des  intérêts  privés,  et  que  ses  crimes,  s'il  en  a  commis,  sont  des 
<;rimes  politiques.  Et  l'on  ajoute  que  le  niveau  de  la  morale  était  si 
peu  élevé  dans  l'Inde,  qu'au  milieu  d'un  monde  d'avarice,  de  per- 
fidie et  de  cruauté,  il  n'était  guère  possible  de  résister  au  mauvais 
exemple  et  de  réussir  sans  l'imiter.  Ce  n'est  pas  enfin  pour  des  ser- 
vices plus  irréprochables  que  Clive  a  obtenu  des  titres  et  des  hon- 
neurs. Il  est  vrai,  mais  c'est  peut-être  parce  que  Clive  a  été  loué  et 
récompensé  qu'il  fallait  poursuivre  Hastings,  et  c'est  parce  que  Has- 
tings a  été  poursuivi  que  le  gouvernement  de  l'Inde  est  remonté  dans 
une  sphère  plus  pure  et  plus  haute,  et  que  les  Hastings  et  les  Clive 
ont  fait  place  aux  Bentinck  et  à  leurs  imitateurs. 

Il  faut  maintenant  revenir  à  l'époque  où  le  procès  de  Hastings  com- 
mença. Burke,  dans  cette  entreprise,  allait  chercher  des  inimitiés, 
et  il  en  était  entouré  déjà.  Il  déplaisait  souverainement  à  la  majorité. 
On  accuse  les  jeunes  amis  de  Pitt  d'avoir  formé,  sans  respect  pour 
son  âge  et  pour  son  talent,  le  projet  de  lui  interdire  la  parole,  ou  du 
moins  de  la  lui  rendre  laborieuse  par  des  murmures  et  des  ricane- 
mens  systématiques.  Il  leur  dit  un  jour  qu'il  se  ferait  fort  de  dresser 
une  meute  de  chiens  à  aboyer  avec  plus  de  mélodie  et  autant  d'intel- 
ligence. On  inventa  ou  l'on  répéta  contre  l'orateur  un  peu  vieilli  un 
sobriquet  moqueur;  on  l'appelait  la  cloche  du  dîner.  Dans  l'opposition 
même,  il  rencontrait  des  dissentimens  ou  des  jalousies.  Il  ne  savait 
pas  rajeunir  sa  manière  ni  se  familiariser  avec  personne.  Il  se  sin- 
gularisait sans  nécessité.  Parmi  les  membres  nouveaux,  à  l'exception 
de  Windham,  de  Laurence  et  peut-être  de  Francis,  il  ne  s'était  pas 
fait  un  ami,  Sheridan,  indocile,  déréglé,  au  talent  plein  de  verve  et 
de  saillies,  se  moquait  de  ses  conseils,  de  ses  leçons,  et  peut-être 
de  ses  exemples.  Un  de  ces  anciens  whigs  qui  avaient  toute  sa  conr 
fiance,  sir  George  Savile,  était  mort  en  1784.  Bientôt  il  visita  à  son 
lit  de  mort  un  des  hommes  qui  l'appréciaient  le  plus,  Johnson,  qui 
se  ranimait  pour  l'admirer.  Fox  lui  restait,  et,  quoique  Burke  eût 
souffert  de  voir  que  dans  leurs  luttes  communes  toute  la  haine  fût 
pour  lui  seul,  il  ignorait  ou  plutôt  il  s'interdisait  la  jalousie;  il  l'ai- 
mait ou  plutôt  il  voulait  l'aimer,  ce  qui  arrive  à  de  nobles  âmes, 
froissées  malgré  elles  par  des  succès  qu'elles  ne  veulent  pas  envier, 
atteintes  par  des  sentimens  qu'elles  veulent  ignorer.  Je  m'imagine 
qu'à  partir  de  1783,  il  ressentit  au  fond  du  cœur  un  mal  auquel  toute 
sa  vertu  n'échappait  pas,  mais  ne  cédait  pas.  Seulement  un  peu  de 


bllll  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

gêne,  des  inégalités,  de  la  tristesse,  de  la  hauteur,  et  pour  se  conso- 
ler, des  accès  de  travail,  de  passion  et  d'éloquence,  voilà  quels  étaient 
les  fruits  d'une  disposition  qu'il  est  plus  facile  de  concevoir  que  de 
décrire. 

Cependant  rien  n'indiquait,  à  le  voir  dans  le  parlement,  qu'aucun 
découragement  eût  pénétré  dans  son  âme.  11  se  raidissait  contre  les 
mécomptes  de  toutes  sortes,  et  l'activité  si  laborieuse  qu'il  déploya 
dans  le  procès  de  Hastings  ne  le  rendit  ni  moins  assidu  ni  moins  ar- 
dent à  la  chambre  des  communes.  N'essayons  pas  de  compter  ses  dis- 
cours ;  le  temps  nous  presse,  et  la  révolution  française  approche. 
L'année  qui  la  précéda.  Fox  était  en  Italie,  et  une  grande  question 
s'éleva.  Le  roi  George  III  était  tombé  malade.  Déjà,  plusieurs  années 
auparavant,  quelques  symptômes  avaient  fait  craindre  pour  sa  raison, 
qui,  cette  fois,  parut  s'éteindre.  Il  fallut  songer  à  la  régence.  Pitt  ne 
s'y  décida  qu'à  la  dernière  extrémité.  11  n'avait  de  confiance,  ni  pour 
l'état  ni  pour  lui-même,  dans  l'héritier  présomptif,  dont  toutes  les 
inclinations  étaient  pour  Fox.  C'est  de  fort  mauvaise  grâce,  c'est  avec 
des  restrictions  humiliantes  que  la  régence  fut  déférée  au  prince  de 
Galles,  qui,  par  une  lettre  qu'écrivit  Burke  et  que  retoucha  Sheridan, 
déclara  qu'il  refuserait  l'autorité  à  de  telles  conditions.  Le  roi  parut 
se  rétablir,  et  tout  fut  mis  à  néant;  mais  pendant  les  deux  mois  qu'a- 
vait duré  la  discussion  d'une  question  neuve  et  délicate,  Burke  avait 
soutenu  contre  le  premier  ministre  une  lutte  quotidienne  et  obstinée, 
dans  laquelle  on  assure  que  Fox,  absent  quelque  temps,  lui  repro- 
chait d'avoir  apporté  trop  d'aigreur,  et,  en  ménageant  trop  peu  la 
famille  royale,  compromis  les  intérêts  du  parti.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'à  cette  époque  il  devint  singulièrement  importun  àla  chambre 
des  communes. 

Mais  le  moment  arrive  où  le  grand  événement  du  siècle  va  por- 
ter un  trouble  bien  autrement  profond  dans  les  relations  de  Fox  et 
de  Burke,  et  dans  le  sein  même  des  partis  qui  divisent  la  Grande- 
Bretagne.  La  révolution  française  retentit  jusqu'aux  extrémités  du 
monde;  l'Angleterre  n'en  est  pas  ébranlée,  mais  émue,  et  c'est  encore 
un  sujet  d'étude  que  l'impression  produite  sur  le  plus  ancien  pays 
libre  par  cette  explosion  de  ce  qui  parut  un  moment  la  liberté  mo- 
derne. 

Le  génie  anglais  est  admirablement  pratique.  Dans  la  science  même, 
il  se  garde  des  périls  de  la  spéculation.  Sa  philosophie  se  définit  elle- 
même  une  induction  fondée  sur  les  faits,  et  sa  politique  est  baco- 
nienne  comme  sa  philosophie.  Quoique  l'esprit  de  la  France  goûte 
peu  les  hypothèses  aventureuses  où  se  perd  la  mysticité  scientifique 
des  Allemands,  c'en  est  plutôt  la  mysticité  que  la  hardiesse  qui  le  re- 
pousse. Une  certaine  promptitude  à  rendre  l'abstraction  claire  par 


BURKE,    SA   YIE    ET    SES   ÉCRITS.  il45 

le  langage  et  par  l'ordonnance  est  le  mérite  et  le  danger  du  caractère 
intellectuel  de  notre  nation.  Le  raisonnement  est  facile  en  français, 
et  c'est  pour  cela  qu'il  est  puissant.  Or  nul  n'ignore  par  quelles  fa- 
tales circonstances  historiques  l'appui  de  toute  bonne  tradition  de 
gouvernement  nous  a  manqué,  et  la  raison  seule,  la  périlleuse  et  bril- 
lante raison,  est  devenue  notre  flambeau,  quand  nous  avons  conçu 
la  nécessité  ou  la  prétention  de  nous  donner  des  lois.  Faire  des  lois 
avec  des  idées,  voilà  l'œuvre  et  l'honneur  et  la  fatalité  de  la  révolu- 
tion française.  A  qui  la  faute?  A  tous,  et  surtout  au  passé.  Les  insti- 
tutions irréformables  condamnent  aux  révolutions  radicales. 

Burke  ne  connaissait  pas  beaucoup  la  France  ni  sa  littérature,  et  il 
nourrissait  contre  les  anciens  ennemis  de  Guillaume  III  et  de  George  II 
l'aversion  excusable  d'un  whig,  d'un  protestant  et  d'un  Anglais.  11 
ne  parle  avec  bienveillance  ni  de  Louis  XIV  ni  de  son  successeur. 
Cependant,  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes  éclairés,  il  n'avait 
pas  vu  sans  intérêt  les  elïbrts  du  gouvernement  de  Louis  XVI  pour 
se  relever  et  s'améliorer.  Il  avait  loué  ce  prince  et  son  ministre  Necker 
en  plein  parlement,  et,  dans  les  vives  luttes  de  la  guerre  d'Amérique, 
il  avait  cédé  au  penchant  de  toute  opposition  à  vanter  un  gouverne- 
ment étranger  aux  dépens  du  gouvernement  national  qu'elle  combat. 
Après  avoir  dans  sa  jeunesse  visité  la  France,  il  y  était  retourné  en 
1773,  puis  en  1775;  il  avait  vu  M™"  du  Deffand,  qui  lui  trouvait  beau- 
coup d'esprit.  C'est  dans  un  de  ces  voyages  que,  conduit  à  Versailles, 
il  vit  la  cour  et  cette  dauphine  dont  l'image  resta  si  gracieuse  et  si 
belle  dans  son  imagination.  Il  ne  fit  que  traverser  les  salons  de  Paris, 
et  dans  la  session  suivante,  au  printemps  de  1773,  il  dénonçait  dans 
la  chambre  des  communes  la  conspiration  de  l'athéisme  à  la  jalousie 
vigilante  des  gouvernemens.  «  Sous  les  attaques  systématiques  de  cer- 
tains hommes,  je  vois  quelques-uns  des  appuis  du  bon  gouvernement 
commencer  à  tomber;  je  vois  propager  des  principes  qui  ne  laisseront 
à  la  religion  pas  même  la  tolérance,  et  qui  feront  moins  qu'un  nom 
de  la  vertu  elle-même.  »  Quand  les  premières  lueurs  de  1789  com- 
mencèrent à  briller,  en  Angleterre  même  les  yeux  furent  éblouis  ;  la 
prise  de  la  Bastille  y  fut  saluée  par  l'enthousiasme.  Burke  ne  le  con- 
tredit pas,  mais  ne  le  partagea  pas;  il  attendit. 

«  Toutes  nos  pensées,  écrivait-il  le  9  août  à  son  ami  lord  Charlemont,  sont 
suspendues  par  notre  étonnenaent  au  surprenant  spectacle  qu'étale  un  pays 
voisin  et  rival.  Quels  spectateurs  et  quels  acteurs  !  l'Angleterre  contemplant 
avec  étonnement  la  France  luttant  pour  la  liberté,  sans  savoir  s'il  faut  ap- 
plaudir ou  blâmer!  L'événement,  en  effet,  quoique  je  pense  avoir  vu  quelque 
chose  de  pareil  se  préparer  et  venir  depuis  quelques  années,  a  pourtant  en  soi 
du  paradoxal  et  du  mystérieux.  Le  courage  entreprenant  {thc  spirit),  il  est 
impossible  de  ne  pas  l'admirer;  mais  la  vieille  férocité  parisienne  a  éclaté 


IlllQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'une  manière  révoltante.  A  la  vérité,  ce  peut  n'être  qu'une  explosion  instan- 
tanée, et  dans  ce  cas,  point  d'indice  à  en  tirer;  mais  si  cela  est  caractéristique 
plutôt  qu'accidentel,  cç.  peuple  alors  est  peu  propre  à  la  liberté  :  il  a  besoin  d'une 
vigoureuse  main,  comme  celle  de  ses  anciens  maîtres,  pour  le  contenir.  11  faut 
aux  hommes  un  certain  fonds  naturel  de  modération  pour  les  rendre  aptes  à 
être  libres;  autrement  la  liberté  leur  devient  funeste,  et  elle  est  un  danger 
pour  tous  les  autres.  Quel  sera  l'événement,  c'est  ce  que  je  crois  difficile  en- 
core à  dire.  Former  une  constitution  solide  est  une  chose  qui  requiert  sagesse 
autant  que  courage,  et  si  les  Français  ont  parmi  eux  de  bonnes  têtes,  et  si,  au 
cas  qu'ils  les  aient,  elles  possèdent  une  autorité  égale  à  leur  sagesse,  cela  reste 
encore  à  savoir.  En  attendant,  la  marche  de  toute  l'affaire  est  mi  des  plus  cu- 
rieux sujets  de  spéculation  qui  se  soient  jamais  présentés.  » 

A  ce  peu  de  mots,  on  voit  dans  quel  sens  devaient  se  développer 
les  idées  de  Burke.  Les  événemens,  en  se  pressant,  ne  pouvaient  que 
fixer  promptement  ses  doutes.  Il  est  probable  que  sa  conversation 
exprima  bientôt  un  triste  et  sévère  jugement  sur  la  chose  paradoxale 
qui  cessait  d'être  pour  lui  mystérieuse.  Il  avait  avec  des  Français 
quelques  correspondances  où  l'on  voit,  vers  l'automne  de  1789,  se 
former  comme  un  orage  dans  son  esprit.  L'orage  ne  tardera  pas  à 
éclater. 

Ses  relations  avec  Fox  n'étaient  déjà  plus  les  mêmes,  car  il  mon- 
tra de  l'étonnement  d'apprendre  que  Fox  approuvât  la  révolution 
française;  mais  ce  dissentiment  demeurait  secret,  lorsqu'au  mois  de 
février  1790  Fox,  à  propos  du  vote  sur  les  crédits  de  l'armée,  ne  re- 
tint pas  la  vive  expression  de  ses  sentimens  sur  le  grand  événement 
du  monde.  Burke  aussitôt  se  leva,  et  après  avoir  dit  que  la  confiance 
seule  dans  les  ministres  pourrait  accorder  une  augmentation  de  l'éta- 
blissement du  pied  de  paix,  et  qu'il  ne  voyait  dans  l'état  de  l'Europe 
absolument  aucun  motif  à  cette  demande,  il  prononça  cette  parole 
célèbre  :  «  La  France  doit  aujourd'hui,  au  point  de  vue  politique, 
être  considérée  comme  effacée  du  système  de  l'Europe.  »  Il  ignorait, 
ajoutait-il,  quand  elle  pourrait  recouvrer  l'existence  politique;  mais 
si  la  chute  était  rapide,  remonter  était  lent  et  difficile.  La  France  avait 
tout  perdu,  jusqu'à  son  nom;  en  peu  de  temps,  les  plus  habiles  ai-chi- 
tectes  en  ruines  qui  se  fussent  jamais  vus  l'avaient  réduite  à  un  état 
où  vingt  Ramillies,  vingt  Blenheim,  ne  l'auraient  pas  fait  descendre. 
Le  gouvernement  de  Louis  XIV  n'était  qu'une  tyrannie  dorée,  dont 
une  religion  intolérante  s'était  fait  l'auxiliaire.  Cependant  la  conta- 
gion de  l'exemple  avait  gagné  la  cour  d'Angleterre:  heureusement 
qu'elle  n'en  sortit  pas,  et  la  nation  se  préserva.  Aujourd'hui  une  dis- 
tance plus  grande  ne  sépare  pas  les  deux  pays,  et  la  France  donne  un 
exemple  bien  autrement  dangereux.  Le  peuple  anglais  peut  être  plus 
facilement  séduit  par  falsa  species  lihei-tatis  que  psirfœdu7n  crimen 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  AA? 

servitutis.  Rien  de  plus  à  craindre  que  l'exemple  d'une  nation  dont 
le  caractère  ne  connaît  pas  de  milieu,  et  qui,  après  avoir  enseigné 
l'intolérance  et  le  despotisme,  ouvre  école  d'athéisme  et  d'anarchie. 
C'était  donc  avec  cijagrin  qu'il  avait  entendu  M.  Fox.  Il  ne  pouvait 
attribuer  ses  paroles  qu'à  son  zèle  bien  connu  pour  la  plus  belle  de 
toutes  les  causes,  la  liberté.  11  avait  en  lui  une  confiance  qui  allait 
jusqu'à  la  docilité;  il  lui  était  attaché  par  des  liens  qui  ne  se  rom- 
praient pas  aisément.  <(  Il  lui  soiihaitait,  comme  un  des  plus  grands 
bienfaits  pour  le  pays,  une  part  éminente  dans  le  pouvoir,  parce  qu'il 
savait  que  son  ami  joignait  à  sa  grande  et  supérieure  intelligence  le 
plus  haut  degré  possible  de  cette  modération  naturelle  qui  est  le  meil- 
leur correctif  du  pouvoir,  que  nul  n'était  plus  sincère,  plus  loyal,  plus 
bienveillant,  plus  désintéressé,  plus  généreux;  mais  enfin,  en  rele- 
vant quelques  expressions  échappées  à  son  meilleur  ami,  il  prouvait 
à  quel  point  il  était  opposé  à  tout  ce  qui  tendrait  à  l'introduction  dans 
son  pays  d'une  telle  chose  que  la  démocratie  française.  But  et  moyens, 
tout  lui  était  odieux,  et  afin  de  résister  aux  tentatives  d'un  aussi 
violent  esprit  d'innovation,  il  se  séparerait  de  ses  meilleurs  amis  pour 
se  joindre  à  ses  plus  grands  ennemis.  » 

Burke  termina  son  discours  par  une  vive  peinture  de  l'état  de  la 
France.  La  conduite  de  la  nation,  celle  de  l'assemblée,  les  principes  de 
la  constitution,  surtout  l'inteiTcntion  de  la  force  armée  dans  la  que- 
relle au  nom  du  peuple,  tout  est  jugé  avec  une  sévérité  éloquente,  et 
un  parallèle  très  animé  entre  la  révolution  d'Angleterre  et  la  révolution 
française  répond  à  tous  ceux  qui  pensent  que  leur  admiration  pour 
l'une  les  oblige  à  admirer  l'autre.  On  devine  tout  ce  qu'un  esprit 
supérieur  peut  dire  sur  ce  texte,  et  Burke,  qui  ne  cessa  pas  d'y  reve- 
nir pendant  le  reste  de  sa  vie,  n'ajouta  rien  de  bien  neuf  ni  de  fon- 
damental à  ce  qui  se  trouve  sommairement  dans  ce  premier  discours. 
Nous  devons  môme  prévenir  les  ennemis  de  la  révolution  française 
qu'ils  rencontreront  dans  ces  quatre  pages  tout  ce  qu'on  peut  écrire 
contre  elle  de  plus  fort  et  de  plus  sensé.  On  n'y  a  guère  ajouté  depuis 
que  des  exagérations  et  des  paradoxes. 

Fox  ne  laissa  pas  ce  discours  sans  réponse;  mais  il  paraît  qu'il  se 
justifia  plutôt  qu'il  ne  le  réfuta.  Ses  éloges  ont,  dit-il,  porté  sur  l'en- 
semble et  non  sur  certains  actes.  Il  n'aspire  nullement  d'ailleurs  à 
la  démocratie,  car  il  est  ennemi  de  tout  gouvernement  simple.  La 
monarchie  pure,  la  pure  aristocratie,  la  pure  démocratie,  sont  des 
formes  vicieuses  ou  imparfaites;  mais,  malgré  sa  déférence  pour 
l'homme  dans  la  conversation  duquel  il  a  plus  profité  que  dans  le 
commerce  de  tous  les  hommes  réuni  à  la  lecture  de  tous  les  livres, 
il  ne  peut  s'empêcher  de  lui  dire  que  dans  son  discours,  un  des  plus 
brillans  de  pensée  et  d'éloquence  qu'il  ait  prononcés,  la  haine  de 


hkS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'innovation  l'a  entraîné  trop  loin.  Biirke  répondit  qu'il  connaissait 
bien  les  principes  invariables  de  son  honorable  ami,  mais  qu'il  crai- 
gnait que,  protégés  par  le  nom  de  Fox,  des  esprits  pervers  ne  con- 
çussent l'espoir  de  faire  réussir  leurs  destructives  machinations.  La 
discussion  se  terminait  paisiblement,  si  Sheridan  ne  s'était  levé.  Il 
attaqua  Burke  avec  beaucoup  de  vivacité,  l'accusa  de  trahison  envers 
son  parti  et  envers  la  liberté  universelle,  et  prononça  le  mot  de  dé- 
serteur. La  réponse  fut  la  déclaration  d'une  rupture  politique  éter- 
nelle. Pitt  avait  assisté  au  débat  avec  autant  de  satisfaction  que  de 
curiosité;  il  n'avait  pas  donné  l'exemple,  il  n'éprouvait  nulle  envie 
d'attaquer  la  révolution  française.  Les  violences  de  Burke,  en  l'éton- 
nant un  peu,  le  firent  réfléchir.  Cependant,  en  prenant  la  parole  pour 
résumer  la  discussion,  il  s'abstint  d'exprimer  une  opinion  sur  les 
aiïaires  de  la  France,  disant  qu'il  n'avait  parlé  d'elle  que  pour  le  cas, 
dans  sa  pensée  peut-être  assez  prochain,  où  elle  unirait  avec  la  liberté 
qu'elle  avait  acquise  les  bienfaits  de  l'ordre  et  des  lois.  Il  ne  pouvait 
d'ailleurs  qu'applaudir  aux  sentimens  de  Burke  sur  la  révolution  et 
la  constitution  de  l'Angleterre,  et  tout  le  parti  ministériel  s'unit  à  ses 
applaudissemens. 

Cette  discussion  produisit  un  grand  effet.  Sans  aucun  doute,  rien 
n'en  était  imprévu  ni  nouveau  :  les  deux  opinions  s'étaient  déjà  mon- 
trées dans  les  clubs  ou  dans  la  presse.  Les  conversations  de  Burke 
et  de  Fox  ne  pouvaient  être  un  mystère  ;  mais  la  parole  publique  est 
douée  d'une  merveilleuse  puissance,  on  pourrait  dire  qu'elle  est  créa- 
trice, car  elle  donne  l'être  à  ce  qu'elle  exprime.  Tant  que  des  opi- 
nions, tant  que  des  dissidences  sont  restées  muettes,  si  connues 
qu'elles  soient,  elles  peuvent  s'effacer  et  disparaître  :  le  silence  est 
comme  le  néant;  mais  dès  qu'on  a  parlé,  tout  change,  et  l'irréparable 
commence.  Avec  quelque  courtoisie  ou  quelque  tendresse  que  les 
deux  amis  eussent  parlé  l'un  de  l'autre,  ils  avaient  parlé  l'un  contre 
l'autre.  Sur  une  question  qui  s'en  allait  devenir  la  question  du  siè- 
cle, deux  avis,  deux  tendances  s'étaient  prononcés.  C'en  était  fait; 
comme  deux  lignes  qui  divergent  à  peine  en  quittant  leur  point  de 
départ  commun  sont,  en  se  prolongeant,  séparées  par  l'infini,  ces 
deux  grandes  intelligences,  si  unies  naguère,  ne  se  rejoindront  plus, 
et  marcheront,  chacune  dans  sa  voie,  sans  pouvoir  bientôt  ni  se  rap- 
procher ni  s'entendre.  En  même  temps,  tout  le  monde  est  averti  :  on 
sait  qu'il  y  a  deux  opinions  très  autorisées  sur  la  révolution  française, 
et  on  est  comme  sommé  d'avoir  à  choisir.  Ce  qui  était  conjecture 
tourne  en  conviction,  ce  qui  était  hypothèse  en  certitude;  un  pen- 
chant devient  une  passion,  et  une  tendance  une  résolution  irrévocable. 
De  là  bientôt  deux  causes  et  deux  partis.  Ainsi,  le  9  février  1790,  à 
cette  tribune,  libre  avant,  libre  après  toutes  les  autres,  dans  cette 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  Zl49 

assemblée  où  se  dit  tout  ce  qui  se  pense  en  Europe,  s'ouvrit  solen- 
nellement la  grande  controverse  qui  dure  encore,  et  que  ne  parais- 
sent prêts  à  terminer  ni  les  événemens,  ni  la  science,  ni  l'histoire. 

Il  est  probable  que  l'exemple  d'un  homme  tel  que  Burke  inspira 
grande  confiance  et  hardiesse  nouvelle  aux  opinions  que  venait  flatter 
et  soutenir  un  allié  si  peu  attendu.  Ces  opinions  en  Angleterre  étaient 
de  deux  sortes.  Les  unes  étaient  celles  qu'on  doit  appeler  par  excel- 
lence contre-révolutionnaires.  Ce  qui  pouvait  rester  de  jacobitisme, 
le  torisme  pur,  l'esprit  de  cour,  la  routine  gouvernementale,  cet 
honnête  et  timide  instinct  de  conservation  naturel  à  certains  esprits 
modestes  ou  à  certaines  classes  de  la  société,  tout  dut  se  réunir 
pour  composer,  pour  animer  un  parti  qui,  aussi  scandalisé  qu'effrayé 
des  maximes  et  des  procédés  de  la  France,  regardait  comme  une 
œuvre  de  salut  dans  ce  monde  et  dans  l'autre  de  les  réduire  au  néant, 
et  bientôt  Burke,  dans  sa  véhémence,  devait  aller  jusqu'aux  extré- 
mités de  ce  parti;  mais  d'autres  opinions,  moins  absolues,  plus  modé- 
rées, moins  logiques  si  l'on  veut,  plus  éclairées  pourtant,  se  rappro- 
chèrent peu  à  peu  de  celles-là.  Le  libéralisme  anglais,  pourvu  qu'il 
fût  bien  anglais,  pouvait  sans  contradiction  être  hostile  au  libéralisme 
français.  Soit  habitude  d'esprit,  soit  prudence  politique,  soit  orgueil 
national,  soit  tous  ces  motifs  à  la  fois,  on  pouvait  priser  très  haut  la 
liberté  historique  de  l'Angleterre  et  peu  estimer  la  liberté  philoso- 
phique de  la  France.  La  bonté  du  but,  l'honnêteté  ou  l'utilité  des 
moyens,  la  possibilité  du  succès,  l'avantage  même  ou  l'inconvénient 
pour  l'Angleterre  d'être  imitée  ou  égalée,  formaient  autant  de  ques- 
tions que  l'esprit  britannique  pouvait  naturellement  résoudre  contre 
nous.  L'indépendance  mesurée  du  protestantisme  ne  devait  pas  goû- 
ter la  licence  religieuse  du  dernier  siècle.  Les  vaincus  de  la  guerre 
d'Amérique  pouvaient  regarder  d'un  oeil  ennemi  la  transplantation  et 
le  triomphe  apparent  des  principes  américains.  Ce  qui  s'était  passé 
cent  et  un  ans  auparavant  différait  profondément  de  ce  qui  se  passait 
en  89.  Il  n'est  nullement  sûr  que  Somers  ou  Burnet  eussent  pensé 
comme  Lafayette  ou  Mirabeau.  Sans  aucun  doute,  Walpole  ou  Pelham 
s'en  seraient  bien  gardés.  On  peut  hésiter  à  dire  de  quel  côté  de  la 
question  aurait  penché  lord  Ghatham;  mais  son  aversion  pour  la  France 
ne  r aurait-elle  pas  emporté  sur  son  goût  pour  l'extraordinaire  et  le 
gigantesque?  En  tout  cas,  on  pouvait  avoir  été  whig,  même  rester 
whig,  et  passer  du  côté  de  ceux  qui  se  défiaient  de  notre  révolution. 
Il  put  donc  se  former  un  whiggisme  conservateur,  un  whiggisme  de 
résistance,  qui  devint  peu  à  peu  un  torisme  constitutionnel  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  le  torisme  absolutiste.  C'est  au  premier  que 
le  pouvoir  est  à  peu  près  constamment  resté  jusqu'à  la  révolution 
française  de  1830. 


450  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

C'est  vers  cette  opinion  qu  en  1790  commença  à  verser  M.  Pitt.  Il 
avait  hésité  jusque-là.  Même  dans  sa  politique  intérieure,  il  était  dif- 
ficile de  lui  contester  absolument  le  titre  de  whig.  Gouvernemental 
par  position,  par  caractère,  mais  mauvais  courtisan,  personnellement 
peu  agréable  au  roi,  ennemi  des  abus,  raide  et  impérieux,  il  était, 
comme  fils  de  Chatham,  attaché  par  divers  liens  à  l'ancienne  oppo- 
sition et  même  au  parti  réformiste.  11  déférait  beaucoup  au  parlement, 
il  étudiait  et  suivait  l'opinion.  Les  circonstances  et  les  nécessités  de 
la  lutte  l'avaient  conduit  une  fois  à  se  faire  le  champion  de  la  pré- 
rogative royale  et  à  combattre  par  toutes  armes  un  rival  aussi  re- 
doutable que  Fox;  mais  il  n'était  pas  tenté  de  prendre  décidément  et 
définitivement  l'allure  d'un  ministre  de  pure  résistance.  Si  la  révo- 
lution française  n'avait  éclaté,  on  l'aurait  bien  pu  voir  changer  d'al- 
liances ou  d'attitude  suivant  les  exigences  du  temps,  et  renouveler 
les  évolutions  qui  avaient  rempli  la  première  moitié  de  sa  carrière. 
Même  après  89  nous  le  verrons  éviter  tant  qu'il  pourra  les  résolu- 
tions irrévocables,  et,  plus  absolu  de  caractère  que  d'idées,  mécon- 
tenter, par  ses  demi-mesures  et  ses  opinions  moyennes,  l'esprit 
emporté  des  partis  qu'il  guidait  sans  les  satisfaire.  Il  est  même  cer- 
tain que,  dans  les  premiers  temps,  la  révolution  française  avait 
produit  sur  lui  une  impression  favorable.  Il  s'était  exprimé  dans  ce 
sens,  et  c'est  l'exemple  et  le  succès  de  Burke  qui  contribuèrent  à  le 
rendre  plus  réservé  et  bientôt  plus  sévère.  Nous  verrons  toutefois  que 
Burke  ne  fut  jamais  content  de  lui. 

Cependant  on  avait  essayé  de  réparer  le  trouble  que  la  scission  de 
Burke  avait  jeté  dans  son  parti.  On  lui  ménagea  avec  Sheridan  une 
entrevue  de  laquelle  ils  sortirent  plus  séparés  que  jamais.  Depuis 
quelques  années,  l'acte  du  test,  c'est-à-dire  la  loi  qui  imposait  pour 
remplir  certaines  fonctions  un  témoignage  d'adhésion  à  l'église  éta- 
blie, était  mis  en  question.  Fox  en  proposa  l'abrogation.  On  sait  que, 
dans  les  questions  rehgieuses,  Burke  réprouvait  l'intolérance  poli- 
tique; mais  les  temps  étaient  changés,  et  il  trouvait  maintenant  que 
les  questions  religieuses  étaient  devenues  des  questions  politiques. 
Dix  ans  plus  tôt,  dit-il,  il  aurait  voté  l'abrogation,  depuis  deux  ans  il 
s'abstient;  mais  aujourd'hui  il  voit  chez  les  dissidens,  ces  hérétiques 
de  l'anglicanisme,  un  esprit  de  violence  et  de  témérité  qui  le  décide 
à  faire  un  pas  de  plus  :  il  votera  contre  la  motion.  Ce  changement, 
qu'il  essaya  de  se  faire  pardonner  en  adressant  autant  de  complimens 
à  Fox  que  d'épigrammes  au  premier  ministre,  fut  le  signe  irrécusable 
de  l'empire  qu'une  pensée  dominante  allait  désormais  prendre  sur 
son  esprit. 

Son  manifeste  devait  bientôt  paraître.  Il  était  en  correspondance 
avec  M.  de  Menonville,  membre  de  l'assemblée  constituante.  Sous 


BURKE,    SA   VIE   ET   SES   ÉCRITS.  ^51 

la  forme  d'une  lettre  qu'il  lui  adressait,  il  écrivit  son  plus  célèbre 
ouvrage.  Les  Réflexions  de  M.  Burke  sur  la  rèvolvlion  de  France 
et  sur  les  procédés  de  certaines  sociétés  de  Londres  par  rapport  à  cet 
événement  furent  imprimées  au  mois  de  novembre  1790.  Elles  pro- 
duisirent une  vive  impression.  Le  succès  fat  immense  :  trente  mille 
exemplaires  se  vendirent  en  un  an.  Tous  les  rois  de  l'Europe  envoyè- 
rent de  Pilnitz  à  l'auteur  des  complimens  et  des  tabatières.  «  C'est  un 
livre  qu'il  est  du  devoir  de  tout  gentleman  de  lire,  »  disait  George  111, 
et  il  en  distribuait  à  ses  amis  des  exemplaires  élégamment  reliés. 
L'université  de  Dublin  décerna  à  Burke  de  nouveaux  titres;  celle 
d'Oxford  lui  fit  remettre  une  adresse  par  l'intermédiaire  de  Windham. 
Un  hommage  plus  curieux  est  celui  de  Gibbon,  a  Le  livre  de  Burke, 
écrivait-il,  est  le  plus  admirable  remède  contre  la  maladie  française. 
J'admire  son  éloquence,  j'approuve  sa  politique,  j'adore  sa  cheva- 
lerie, et  je  vais  presque  jusqu'à  lui  pardonner  sa  vénération  pour  les 
églises  établies.  » 

L'ouvrage  de  Burke,  quoique  peu  lu  aujourd'hui,  est  cependant 
en  France  le  plus  connu  de  ses  écrits.  Nous  en  rappellerons  seule- 
ment la  forme  et  le  contenu. 

Deux  sociétés  anglaises,  l'une  la  Société  constitutionnelle ,  fondée 
pour  la  propagation  d'écrits  propres  à  répandre  l'amour  de  la  con- 
stitution, l'autre  la  Société  de  la  révolution,  ont  voté  des  adresses  de 
félicitation  et  de  sympathie  à  l'assemblée  nationale,  qui  s'en  est  mon- 
trée fort  touchée.  Burke  prend  la  plume  pour  contester  la  valeur  de 
ces  manifestations  et  pour  en  discuter  l'esprit.  Elles  ne  représentent 
pas  l'opinion  de  l'Angleterre,  car  l'opinion  qu'elles  représentent  est 
contradictoire  avec  les  principes  de  sa  révolution  et  de  sa  constitu- 
tion. Ces  principes  condamnent  ceux  de  la  révolution  et  de  la  con- 
stitution françaises.  Exposer  les  uns,  c'est  réfuter  les  autres  :  double 
tâche  que  l'auteur  entreprend.  Au  nom  des  principes  anglais,  il  exa- 
mine, critique,  accable  toute  la  conduite,  toute  l'œuvre  encore  ina- 
chevée de  l'assemblée  constituante.  Avec  1688,  il  bat  1789. 

Des  deux  sociétés  anglaises  qu'il  traite  fort  légèrement,  il  appelait 
l'une  un  club  dont  il  n'avait  point  entendu  parler,  un  club  de  dissi- 
dens  qui  étaient  dans  l'usage  de  célébrer  l'anniversaire  de  la  révolu- 
tion d'Angleterre  en  se  réunissant  dans  une  de  leurs  églises  pour  en- 
tendre un  sermon.  Cette  année,  le  sermon  avait  été  prêché  par  le 
révérend  Richard  Price,  qui  l'avait  publié  avec  les  réponses  à  lui 
adressées  au  nom  de  l'assemblée  nationale  par  le  duc  de  La  Roche- 
foucauld et  l'archevêque  d'Aix.  Le  docteur  Price  n'était  pas  un 
homme  inconnu.  «  C'est  un  ministre  non-conformiste  éminent,  »  dit 
Burke  lui-même.  Il  était  pasteur,  et  pasteur  tendant  à  l'arianisme, 
d'une  paroisse  voisine  de  Londres.  Il  a  écrit  un  livre  remarquable  sur 


452  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

les  divers  systèmes  de  philosophie  morale.  Ses  ouvrages  d'économie 
pubhque  et  de  finances  sont  estimés,  et  il  passe  pour  l'auteur  du  plan 
d'amortissement  que  Pitt  adopta.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  lui  que 
Burke  prend  à  partie  dans  le  premier  tiers  de  son  ouvrage.  Price 
avait  essayé  d'identifier  les  principes  de  l'une  et  de  l'autre  révolu- 
tion, et  en  dégageant  ceux  de  1688  de  leur  enveloppe  historique,  en 
élaguant  toutes  les  formes  de  droit  positif,  toutes  les  considérations 
de  fait  qui  les  recouvrent,  on  peut  en  effet  les  ramener  à  des  idées 
abstraites  et  leur  trouver  avec  les  maximes  de  89  une  certaine  res- 
semblance, surtout  en  ce  qui  touche  les  droits  respectifs  des  peuples 
et  des  rois.  Burke  se  soulève  contre  cette  assimilation.  Il  montre  par 
mille  preuves,  et  avec  un  grand  bonheur  d'expression,  que  les  au- 
teurs de  la  révolution  d'Angleterre  n'ont  point  invoqué  de  principes 
métaphysiques,  qu'ils  ont  toujours  entendu  revendiquer  des  droits 
traditionnels,  ramener  leur  gouvernement  à  sa  propre  nature,  ne  le 
modifier  que  pour  l'affermir;  et  lorsqu'ils  se  sont  écartés  des  lois  ab- 
solues de  la  monarchie  héréditaire,  ce  n'est  qu'à  titre  d'exception 
et  parce  qu'ils  y  étaient  à  la  fois  autorisés  par  de  justes  griefs  et 
contraints  par  la  nécessité.  Tout  cela  est  supérieurement  établi,  et  si 
Burke  avait  uniquement  besoin  de  démontrer  quel  est  le  caractère 
réel  de  la  révolution  d'Angleterre,  quel  fut  en  fait  et  quel  est  resté 
l'esprit  du  peuple  anglais  et  de  ses  institutions,  sa  démonstration 
serait  sans  réplique.  Peut-être  n'a-t-il  pas  aussi  bien  réussi  à  prouver, 
peut-être  même  a-t-il  oublié  de  prouver  que  le  principe  supérieur 
de  la  conduite  des  whigs  du  xvn"  siècle,  celui  qui  les  justifie  devant 
la  morale  universelle,-  —  réduit  par  conséquent  à  un  principe  géné- 
ral, fallût-il  l'appeler  métaphysique,  —  soit  sans  analogie  avec  le 
principe  de  1789.  On  pourrait  faire  voir  même  que  quelques-uns 
d'entre  les  whigs  de  cette  époque  avaient  l'esprit  bien  assez  philoso- 
phique pour  concevoir  ainsi  les  choses;  mais  il  est  vrai  qu'ils  aimaient 
à  ne  pas  séparer  les  idées  spéculatives  de  la  forme  légale  que  leur 
donnait  la  tradition  et  des  sentimens  de  droit  et  d'équité  qui,  sous 
cette  forme,  dominaient  autour  d'eux;  il  est  vrai  que  par  prudence 
autant  que  par  conviction  ils  s'attachaient  étroitement  aux  croyances 
politiques  ou  religieuses  qui  formaient  la  foi  nationale.  Tout  cela  est 
vrai;  seulement,  qu'en  conclure  pour  la  France?  Avait-elle  le  passé 
de  l'Angleterre?  Burke  omet  une  chose,  c'est  de  lui  découvrir  des 
traditions  dont  elle  pût  se  faire  des  droits  :  comme  on  invente  des 
aïeux  à  qui  veut  vieillir  sa  noblesse,  il  fallait  lui  refaire  son  histoire 
pour  que  sa  liberté  fût  historique;  mais  en  France  la  liberté  est  une 
nouvelle  venue  qui  devait  être  la  fille  de  ses  œuvres.  Que  Burke  dé- 
plore une  telle  situation,  qu'il  soutienne  qu'une  révolution  opérée 
dans  les  conditions  anglaises  diffère  profondément  d'une  révolution 


BURKE,    SA   TIE    ET   SES   ÉCRITS.  A53 

entreprise  au  nom  des  pures  idées,  que  la  première  est  plus  sûre, 
plus  gouvernable,  plus  heureuse,  plus  stable  que  la  seconde;  qu'il 
ajoute  même  que  celle-ci  est  de  sa  nature  si  hasardeuse  qu'elle  ne 
devrait  jamais  être  tentée,  et  que  dans  l'état  de  la  société  française 
elle  doit  enfanter  des  crimes  et  des  désastres,  — on  ne  contestera  j)as 
qu'il  n'y  ait  de  la  vérité  et  de  la  force  dans  cette  thèse;  et  pour  tout 
esprit  raisonnable,  une  seule  question  demeurera  :  la  thèse,  vraie  en 
général,  l' est-elle  dans  tous  les  cas  sans  exception,  et  doit-elle  être 
érigée  en  règle  absolue? 

Burke  décrit  à  merveille  la  puissance  de  la  tradition  dans  les  choses 
humaines,  cette  action  pour  ainsi  dire  sanctifiante  du  temps  qui  prête 
à  des  conventions  accidentelles  l'apparence  et  l'autorité  de  principes 
éternels;  mais  il  ajoute  :  «Vous  auriez  pu,  si  vous  aviez  voulu,  pro- 
fiter de  notre  exemple.  »  Il  veut  que  nous  aussi  nous  eussions  nos 
privilèges,  quoique  interrompus  par  le  temps,  —  notre  constitution, 
quoiqu'elle  eût  souffert  du  dégât  et  de  la  dilapidation.  Il  le  suppose 
plutôt  qu'il  ne  l'établit.  On  ne  peut  à  volonté  retrouver  dans  les  ruines 
d'un  vieil  édifice  des  titres,  des  armes  antiques;  pour  en  retirer  ces 
choses,  il  faut  qu'elles  y  soient,  il  faut  au  moins  qu'on  croie  qu'elles 
y  sont.  Au  vrai,  ce  qui  importe  en  politique,  ce  sont  les  sentimens  des 
hommes.  Si  un  peuple  regarde  ses  libertés  comme  un  patrimoine,  s'il 
y  est  attaché,  non-seulement  par  la  conviction  de  leur  excellence, 
mais  par  cette  foi  dans  son  passé  qui  a  quelque  chose  de  religieux, 
il  sera  sage  et  fier,  énergique  et  respectueux;  peu  importe  même  que 
les  érudits  ne  soient  pas  de  son  avis  et  que,  lui  contestant  ses  croyan- 
ces, ils  lui  montrent  dans  ses  institutions  plus  de  nouveauté  qu'il  n'en 
sait.  Son  esprit  est  fixé,  son  caractère  formé,  et  un  peuple  ainsi  fait 
donnera  son  empreinte  à  ses  révolutions.  Mais  si  la  fatalité  des  évé- 
nemens  a  voulu  qu'un  peuple  ne  trouvât  pas  ou  ne  sût  pas  trouver 
ses  titres  clans  ses  annales,  et  si  aucune  époque  de  son  histoire  ne  lui 
a  laissé  un  bon  souvenir  national,  toute  la  morale  et  toute  l'archéo- 
logie du  monde  ne  lui  donneront  pas  la  foi  qui  lui  manque  et  les 
mœurs  que  cette  foi  lui  eût  données.  Il  serait  puéril  à  un  homme 
d'état  de  prêter  à  une  société  certaines  opinions,  et  de  raisonner 
ensuite  comme  si  elle  les  avait.  Là  est  le  faible  de  l'argumentation 
de  Burke.  Si  pour  être  libre  il  faut  l'avoir  été  jadis,  si  pour  se  donner 
un  bon  gouvernement  il  faut  l'avoir  eu,  si  du  moins  il  faut  s'imagi- 
ner ces  deux  choses,  la  situation  des  peuples  est  immobilisée  par 
leurs  antécédens,  leur  avenir  est  fatal,  et  il  y  a  des  nations  désespé- 
rées. Or  Burke  ne  frappe  pas  la  France  d'un  arrêt  si  cruel.  Il  ne  lui 
prêche  pas  l'absolutisme;  il  ne  la  condamne  pas  à  la  servitude  à  per- 
pétuité; il  nous  permet  d'en  sortir,  et  retombe  ainsi  dans  la  faute 


Zj5Zi  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

qu'il  nous  reproche,  car  c'est  nous  prescrire  une  révolution  après 
nous  l'avoir  interdite,  et  la  violence  de  ses  attaques  ne  sert  qu'à 
mettre  plus  en  relief  la  vanité  de  ses  conseils. 

Partant  de  cette  idée  sans  base,  qu'il  fallait  corriger  les  anciennes 
institutions  par  ces  institutions  mêmes,  il  entreprend  l'examen  de  tout 
ce  qui  s'est  fait.  Il  commence  par  la  composition  des  états-géné- 
raux, où  il  blâme  le  doublement  du  tiers,  surtout  la  réunion  des  trois 
ordres,  et  oii  il  trouve  trop  de  praticiens  et  trop  de  curés.  De  la  com- 
position de  l'assemblée  il  passe  à  son  esprit  :  c'est  l'esprit  d'égalité, 
qui,  considéré  d'une  manière  générale  encore  et  dans  ce  qu'il  a  de 
philosophique,  ne  lui  paraît  bon  qu'à  construire  la  théorie  révolu- 
tionnaire au  service  de  la  violence.  Qu'il  le  combatte  dans  le  docteur 
Price  ou  dans  nos  orateurs,  cet  esprit  n'est  à  ses  yeux  que  le  provo- 
cateur et  l'apologiste  d'événemens  tels  que  ceux  des  5  et  6  octobre. 
On  a  souvent  cité  la  peinture  qu'il  trace  de  ces  funestes  scènes  et  sur- 
tout un  mouvement  d'éloquente  émotion,  d'enthousiasme  chevale- 
resque, à  la  pensée  de  cette  reine  infortunée  qu'il  avait  admirée  dans 
sa  grandeur  et  dans  sa  beauté.  Le  passage  est  brillant  en  effet,  et 
mérite  tout  le  bien  qu'en  a  dit  M.  de  Chateaubriand. 

Les  crimes  et  les  théories  criminelles  sont  ensuite  rapportées, 
comme  à  leur  cause,  à  l'incrédule  philosophie  du  siècle.  Il  la  peint 
des  plus  sombres  couleurs,  et  la  juge  avec  plus  de  bon  sens  que  de 
conséquence.  Quand  on  a  dit  de  la  religion  romaine  ce  qu'en  disent 
les  Anglais,  on  ne  peut  logiquement  reprocher  aux  nations  catholi- 
ques qu'une  chose,  c'est  de  n'être  pas  protestantes.  Burke  s'élève  avec 
force  contre  la  réunion  des  biens  du  clergé  au  domaine  de  l'état;  mais 
il  oublie  de  nous  apprendre  de  quel  droit  l'église  anglicane  jouit  des 
propriétés  de  l'église  catholique.  Il  se  demande  ensuite  quelle  est 
l'autorité  établie  par  une  révolution  qui  a  commencé  par  l'insurrec- 
tion et  la  confiscation.  Il  lui  paraît  que  c'est  la  pure  démocratie,  dont 
il  explique  la  venue  et  les  fautes  par  une  peinture  assez  vraie  des 
différentes  classes  de  la  société  française;  mais  il  n'échappe  pas  à  la 
difficulté  fort  grande  de  défendre  l'ancien  régime  en  condamnant  la 
société  qui  en  est  sortie.  Enfin  il  passe  à  l'établissement  politique. 
La  grande  mesure  de  la  nouvelle  division  du  territoire  et  de  cette 
hiérarchie  d'autorités  locales  qui  le  couvre,  la  prépondérance  exces- 
sive que  cette  organisation  assure  à  la  capitale,  la  constitution  du 
pouvoir  exécutif,  celle  du  pouvoir  judiciaire,  celle  de  l'armée,  le  sys- 
tème enfin  des  finances  et  des  assignats,  tout  est  passé  en  revue  avec 
une  sévérité  outrageante,  et,  quoique  l'exagération  du  langage  donne 
à  l'ensemble  une  tournure  déclamatoire,  rien  n'est  superficiel,  tout 
est  solide,  et  demande  examen  ou  réfutation.  Encore  aujourd'hui  ceux 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES   ÉCRITS.  A56 

qui  voudront  étudier  l'histoire  de  ce  temps-là  devront  lire  Burke,  et 
ils  se  convaincront  qu'après  lui  les  censeurs  de  la  révolution  n'ont 
rien  inventé. 

C'est  défigurer  un  tel  ouvrage  que  d'en  donner  la  substance.  Les 
vues  de  détail,  les  développemens,  les  mouvemens,  les  traits,  n'en 
forment  pas  le  moindre  mérite  :  il  faut  le  lire  pour  l'admirer  et  l'a- 
nalyser pour  le  combattre;  mais  ce  que  nous  en  avons  dit  suffit  pour 
distinguer  l'auteur  des  autres  adversaires  de  la  France.  Chez  nous, 
les  écrivains  éminens  de  la  contre-révolution  ont  réfuté  le  rationa- 
lisme par  le  rationalisme.  Ils  ont  opposé  idée  à  idée,  le  pouvoir  à  la 
liberté.  Leurs  théories  logiquement  déduites  condamnent  le  gou- 
vernement anglais  comme  les  constitutions  françaises,  1688  comme 
1789,  le  protestantisme  comme  la  philosophie.  Ils  ont  fait  la  méta- 
physique de  l'absolutisme.  Burke  eût  étouffé  sous  le  régime  de  M.  de 
Bonald  et  du  comte  de  Maistre.  L'Angleterre  est  une  île  morte,  écri- 
vait jadis  M.  de  Lamennais.  M.  de  Fontanes  et  tous  les  publicistes  de 
1804  ou  de  1810  parlaient  avec  autant  de  pitié  et  de  dédain  des  insti- 
tutions de  nos  voisins  que  des  idées  du  xviii'^  siècle,  et  l'oligarchie 
britannique  était  alors  anathématisée  par  tous  les  déserteurs  de  la 
cause  de  89.  Une  des  grandes  erreurs  de  Burke  a  été  de  se  figurer 
que  parce  qu'il  haïssait  les  révolutionnaires,  il  s'entendait  avec  les 
contre-révolutionnaires,  et  que  parce  qu'il  partageait  leurs  inimitiés, 
ceux-ci  partageaient  ses  idées.  L'ancien  régime  qu'ils  regrettaient 
n'était  pas  le  sien.  La  monarchie  de  ses  rêves  n'était  pas  celle  de  leurs 
vœux.  Il  est  très  facile  et  très  commun  en  politique  de  signaler  les 
vices  d'un  système  ou  d'un  gouvernement,  puis,  sans  autre  examen, 
de  donner  gain  de  cause  à  ceux  qui  s'en  portent  les  ennemis,  et  de 
se  déclarer  pour  le  système  ou  le  gouvernement  contraires;  mais  les 
questions  ne  sont  pas  si  simples.  La  monarchie  constitutionnelle  a 
péri  :  elle  avait  des  côtés  faibles;  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  république 
soit  possible,  ou  que  la  monarchie  absolue  soit  désirable.  La  révolu- 
tion est  mauvaise,  cela  ne  prouve  pas  que  la  contre-révolution  soit 
bonne.  Les  victimes  sont  peu  intéressantes;  la  tyrannie  n'en  est  pas 
meilleure.  Burke  a  toujours  trop  légèrement,  trop  aveuglément  adopté 
pour  juste  et  vrai  l'opposé  de  ce  qui  échauffait  sa  bile.  Il  me  rappelle 
ce  critique  romantique  qui,  trouvant  des  défauts  dans  Racine,  en 
concluait  que  les  tragédies  de  Pradon  devaient  être  excellentes. 

Un  tel  ouvrage  ne  pouvait  paraître  sans  exciter  une  bruyante  polé- 
mique. Les  idées  françaises  avaient  des  partisans  dans  la  littérature 
comme  dans  la  politique;  parmi  ses  amis,  Burke  trouvait  des  contra- 
dicteurs :  le  premier  de  tous  fut  Francis,  qu'il  paraît  même  avoir 
consulté  avant  de  publier.  Avant  et  après,  Francis  lui  écrit  des  let- 
tres encore  amicales,  toutes  pleines  d'objections.  Ce  sont  plutôt  des 


Zi56  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

assertions  que  des  raisonnemens;  l'amour  de  la  liberté,  sous  quel- 
que forme  qu'elle  se  montre,  lui  inspire  plus  d'indulgence  et  plus 
d'espérance.  Quant  aux  excès  qu'il  faut  condamner,  il  s'en  tire  par 
la  comparaison  connue  :  «  Dieu  lui-même  n'a-t-il  pas  commandé  ou 
permis  à  la  tempête  de  purifier  les  élémens?  »  Richard  Price  ne 
lutta  pas  longtemps.  La  mort  l'enleva  sans  qu'il  eût  complété  sa  dé- 
fense. Il  fut  remplacé  par  le  docteur  Priestley,  savant  illustre  par  ses 
découvertes,  et  à  qui  il  n'a  manqué  peut-être  qu'une  seule  observa- 
tion pour  faire  dans  la  chimie  la  révolution  qui  a  immortalisé  le  nom 
de  Lavoisier.  Il  devint  le  philosophe  des  dissidens,  qui,  ayant  aussi 
un  joug  à  briser,  enviaient  l'exemple  de  la  France.  Priestley  avait 
écrit  témérairement  sur  des  questions  de  métaphysique.  En  religion, 
il  était  au  moins  unitairien,  ce  qui  ressemble  beaucoup  à  déiste.  Son 
talent  n'égalait  pas  son  esprit,  et  sa  polémique  fut  animée,  soutenue, 
sans  être  fort  brillante.  Enfin  Thomas  Payne,  qui  a  laissé  en  France 
une  réputation  d'ennui,  fit  assez  de  bruit  avec  son  livre  des  Droits 
de  l'Homme;  il  était  en  relation,  même  en  correspondance  avec 
Burke  :  tous  deux  entrèrent  en  lutte,  et  dans  plusieurs  de  ses  ou- 
vrages, le  dernier  lui  fit  l'honneur  d'une  réfutation.  Mais  de  tous  ses 
adversaires,  ou  plutôt  de  tous  les  défenseurs  de  la  France,  celui  à 
qui  elle  doit  le  plus  reconnaissant  souvenir,  c'est  Mackintosh.  Il  était 
fort  jeune  alors.  Ses  Vindiciœ  Galiicœ  sont  un  ouvrage  tout  français, 
plein  de  l'esprit  de  l'assemblée  constituante,  de  cet  esprit  éclairé, 
généreux,  qui  remplaçait  les  préjugés  par  les  illusions.  C'était  le 
noble  et  brillant  début  de  l'un  des  hommes  les  plus  distingués  que 
nos  contemporains  aient  connus.  Quoiqu'il  ne  ménage  point  son  ad- 
versaire, il  ne  lui  fait  pas  l'injustice,  alors  commune,  de  l'accuser 
d'apostasie  :  il  démêle  avec  sagacité  dans  ses  opinions  antérieures 
le  germe  de  ses  opinions  actuelles;  il  le  condamne,  mais  ne  le  défi- 
gure pas.  On  peut  lire  encore  avec  plaisir  son  spirituel  ouvrage, 
quoiqu'il  ait,  en  le  composant,  comme  tant  de  nobles  esprits  de  l'é- 
poque, péché  par  la  foi  et  par  l'espérance. 

M.  de  Menonville  avait  écrit  à  Burke  pour  lui  soumettre  quelques 
observations  et  l'interroger  sur  la  conduite  à  tenir.  La  réponse  fut  sa 
Lettre  à  un  membre  de  l' assemblée  nationale  (janvier  1791).  Sur  les 
moyens  de  salut,  Burke  s'y  montre  réservé  et  vague;  mais  il  redouble 
de  violence  contre  les  auteurs  de  la  révolution,  contre  les  philosophes, 
surtout  contre  Rousseau,  auquel  il  consacre  de  longues  et  injurieuses 
pages.  Dans  tout  cela,  il  manque  plutôt  d'impartialité  que  de  justice; 
presque  tout  ce  qu'il  blâme  est  blâmable,  mais  il  dit  le  mal  sans  le 
bien,^et  ne  tient  aucun  compte  de  ce  qui  atténue,  rachète  ou  justifie. 
Le  point  le  plus  saillant  de  cet  écrit,  c'est  qu'après  avoir  refusé  d'in- 
diquer un  remède,  il  avoue  qu'il  l'attend  du  dehors.  La  France  a 


BURKE,    SA    YIE    ET    SES   ÉCRITS.  ^57 

droit  à  la  compassion  de  ses  voisins.  Aucun  pays  de  l'Europe  ne  peut 
connaître  de  tranquillité,  tant  qu'il  existe  sur  le  continent  mti  collège 
de  fanatiques  armés  pour  la  propagation  des  principes  de  l'assassinat, 
du  vol,  de  la  rébellion,  de  la  fraude,  de  la  faction,  de  l'oppression  et 
de  l'impiété ,  et  il  cite  en  exemples  les  différentes  circonstances  où 
des  puissances  étrangères  sont  intervenues  pour  réprimer  des  dés- 
ordres moins  graves  et  moins  odieux.  La  conclusion  qui  sort  de  Là 
n'est  que  trop  évidente,  et  nous  verrons  désormais  Burke  pousser 
ouvertement  à  la  guerre.  Le  premier  dans  son  pays,  il  conçut  l'idée 
d'une  guerre  de  principes,  idée  qui  n'y  fut  jamais  complètement 
adoptée;  mais  avant  de  recourir  à  la  force,  il  indiqua  les  voies  diplo- 
matiques, et  nous  avons  encore  un  projet  de  mémorandum  par  lequel 
il  voulait  que  le  roi  d'Angleterre  proposât  au  roi  de  France  sa  média- 
tion entre  ses  sujets  et  lui,  à  l'effet  de  rétablir  l'ordre  sur  la  base 
d'une  constitution  libre,  car,  il  faut  rendre  cette  justice  à  Burke,  il 
n'a  jamais  rêvé  pour  la  France  le  rétablissement  pur  et  simple  du 
pouvoir  absolu.  La  transformation  volontaire  de  l'ancien  régime  en 
monarchie  constitutionnelle  était-elle  possible?  C'est  ce  qu'il  n'a 
jamais  examiné,  et  ce  que  cherchaient  encore  moins  ceux  des  Français 
dont  il  embrassait  la  défense  et  briguait  l'amitié.  A  peine  si  quelques 
hommes  estimables,  mais  sans  force  et  sans  parti,  Mounier,  Lally, 
se  seraient  prêtés  à  cette  tentative,  et  quant  au  roi,  s'il  pouvait  ainsi 
ramener  en  arrière  la  révolution,  il  aurait  pu  bien  plus  aisément  la 
prévenir. 

Retournons  dans  la  chambre  des  communes.  La  controverse  du 
moment  y  devait  prendre  de  plus  grandes  proportions  et  des  formes 
plus  dramatiques.  Fox  ne  négligeait  aucune  occasion  de  manifester 
ses  sympathies  pour  la  France,  et  Burke  avait  laissé  échapper  celle 
de  lui  répondre.  Une  fois  il  le  voulut  faire,  et  l'opposition,  malgré 
Fox,  l'en  empêcha.  Cependant  une  rupture  publique  entre  eux  était 
prévue,  et  le  matin  du  21  avril  1791,  jour  où  la  discussion  d'un  bill 
sur  la  constitution  du  Canada  pouvait  amener  un  éclat.  Fox,  accom- 
pagné d'un  ami,  fit  à  Burke  une  visite  qui  fut  la  dernière.  Celui-ci 
lui  exposa  sommairement  ce  qu'il  comptait  faire  et  dans  quelles 
limites  il  entendait  se  renfermer.  Fox  s'ouvrit  à  lui  avec  confiance  : 
on  croit  qu'il  lui  fit  entendre  que  le  roi  avait  témoigné  à  son  égard  de 
la  bienveillance,  et  que  le  ministère,  effrayé,  avait  donné  pour  mot 
d'ordre  de  l'accuser  de  principes  républicains.  Ses  idées  un  peu  ra- 
dicales sur  la  constitution  du  Canada  servaient  de  prétexte  à  l'accu- 
sation. Burke  aurait  été  choisi  pour. servir,  en  provoquant  le  débat, 
d'instrument  à  un  complot.  —  Celui-ci  ne  nia  point  qu'on  l'eût  engagé 
à  parler,  mais  ne  put  promettre  de  supprimer  ni  d'ajourner  son  dis- 
cours. Cependant  les  deux  amis  (ils  l'étaient  encore)  se  rendirent  en- 

TOMF.    I.  30 


Zi58  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

semble  au  parlement.  Ils  trouvèrent  en  entrant  que,  malgré  les  efforts 
de  Sheridan  pour  obtenir  un  ajournement,  le  bill  de  Québec  était  en 
discussion;  Fox  prit  son  parti  et  saisit  un  moment  pour  expliquer  ses 
paroles  antérieures.  Faisant  appel  à  sa  réputation  de  sincérité,  il  nia 
hautement  avoir  jamais,  ni  dedans  ni  dehors,  demandé  pour  son  pays 
rien  qui  ressemblât  à  la  république.  Burke,  avec  une  émotion  conte- 
nue, annonça  la  résolution  de  prendre  le  premier  jour  où  le  débat  se 
continuerait  pour  s'expliquer  définitivement  sur  la  révolution  fran- 
çaise. Ce  défi  fut  accepté,  et  le  6  mai,  quand  la  lecture  du  bill  par 
paragraphes  fat  demandée,  Burke  se  leva  et  le  défendit,  parce  qu'il 
n'infligeait  pas.au  Canada  une  répétition  de  la  constitution  des  droits 
de  l'homme.  A  peine  avait-il  commencé  sur  ce  ton  et  quitté  Québec 
pour  Paris,  que  l'on  demanda  le  rappel  à  l'ordre.  Fox,  sans  l'appuyer, 
dit  que  c'était  un  jour  privilégié,  où  chacun  avait  le  droit  de  choisir 
pour  plastron  le  gouvernement  qu'il  lui  plairait.  Burke  reprit  avec 
plus  d'aigreur,  et,  continuant,  justifiant  sa  digression,  il  provoqua 
et  repoussa  plus  d'une  interruption,  et  finit  pai-  donner  à  ses  atta- 
ques une  telle  vivacité,  une  telle  étendue,  que  lord  Sbeffield,  soutenu 
cette  fois  par  Fox,  demanda  un  rappel  à  l'ordre  motivé. 

Le  rappel  à  l'ordre  était  une  censure.  11  fallut  bien  que  Pitt  inter- 
vînt. 11  se  félicita  de  voir  la  question  réduite  à  une  question  d'ordre,  et 
dit  que  l'orateur  ne  lui  semblait  nullement  hors  de  l'ordre.  Naturelle- 
ment Fox  devait  répondre  au  ministre.  Il  le  fit  d' une  manière  piquante, 
mais  sans  emportement,  et,  en  s' expliquant  sur  la  question,  il  ne  put 
éviter  d'attaquer  assez  vivement  l'opinion  de  Burke,  en  ménageant  sa 
personne.  Toutefois,  malgré  les  louanges  dont  il  entremêla  ses  sar- 
casmes' le  vieil  athlète,  surpris  et  blessé  de  se  voir  ainsi  discuté,  re- 
prit la  parole  avec  la  gravité  d'un  ressentiment  profond.  Il  se  plaignit 
que  ses  opinions  fussent  méconnues,  ses  confidences  trahies.  Il  revint 
sur  le  passé,  tantôt  attestant  d'anciennes  sympathies,  tantôt  rappelant 
d'anciennes  dissidences.  Aucune  cependant  n'avait  interrompu  leur 
amitié;  mais  aujourd'hui,  quoiqu'il  fût  hasardeux,  et  surtout  à  son 
âge,  de  provoquer  l'inimitié,  de  s'exposer  à  être  abandonné  par  des 
amis,  si  son  ferme  attachement  à  la  constitution  de  son  pays  le  rédui- 
sait à  cette  extrémité,  il  était  prêt  à  tout  braver,  et  ses  derniers  mots 
seraient  :  a  Fuyez  la  constitution  française! — Mais  point  d'amitié  rom- 
pue, dit  Fox  à  demi-voix.  — Si,  répondit  Burke,  rupture  d'amitié.  Je 
connais  le  prix  de  ma  conduite  :  j'ai  fait  mon  devoir  au  prix  d'un  ami. 
Notre  amitié  a  atteint  son  terme,  car  telle  est  cette  détestée  constitu- 
tion française  qu'elle  empoisonne  tout  ce  qu'elle  touche.  »  Fox  ne  put 
répondre  qu'en  fondant  en  larmes,  et  ce  fut  une  des  plus  pathétiques 
scènes  qui  aient  jamais  ému  une  assemblée.  Lorsqu'il  se  leva  pour 
parler,  son  trouble  ne  lui  permit  pas  pendant  quelque  temps  de  se 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES    ÉCRITS.  à59 

faire  entendre.  Enfin  il  dit  avec  simplicité  qu'il  n'acceptait  pas  de  si 
tristes  adieux;  il  rappela  tous  les  souvenirs  du  passé  :  il  n'était  pres- 
que qu'un  enfant  qu'il  avait  pris  l'habitude  de  recevoir  les  conseils 
de  celui  qu'il  ne  voulait  pas  cesser  d'appeler  son  honorable  ami.  Leur 
intimité  avait  duré  vingt-cinq  ans;  elle  avait  survécu  à  d'autres  dis- 
sentimens  :  ne  pouvait-elle  résister  à  celui-ci?  Il  s'excuse  avec  mo- 
destie, il  supplie  avec  dignité.  Il  y  a  dans  son  discours  des  passages 
d'une  simplicité  pleine  de  grâce,  une  tendresse  d'âme  qui  touche  chez 
un  tel  homme  et  qui  devait  désarmer  le  plus  implacable.  Un  moment 
il  allait  se  plaindre  de  quelques  termes  injurieux  :  (c  Je  ne  me  souviens 
pas  d'en  avoir  prononcé  aucun,  dit  Burke.  —  Mon  très  honorable  ami 
ne  se  souvient  pas  de  ces  épithètes,  s'écrie  Fox  ;  elles  sont  sorties  de 
sa  mémoire  :  elles  sont  complètement  et  pour  jamais  sorties  de  la 
mienne.  »  Cependant  il  se  défendit,  il  défendit  son  parti;  il  le  fit  avec 
mesure,  mais  il  ne  put  s'empêcher  de  rappeler  sans  aigreur,  bien 
que  sans  détour,  à  son  nouvel  adversaire,  quelques  paroles,  quelques 
actes  de  son  passé  qui  l'auraient  dû  rendre  plus  indulgent  pour  les 
opinions  qu'il  n'avait  pas  aujourd'hui.  Il  était  difficile  en  effet  d'avoir 
défendu  les  Américains  insurgés  pour  la  république  et  d'anathéma- 
tiser  de  tout  point  la  révolution  de  89. 

II  y  a  presque  toujours  dans  le  cœur  de  l'homme  une  petitesse  qui 
se  mêle  même  aux  grandes  passions.  On  ne  peut  se  défendre  d'aper- 
cevoir au  milieu  des  sentimens  qui  agitaient  Burke  une  impatience 
de  la  critique,  un  dépit  de  se  voir  mis  en  opposition  avec  lui-même, 
qui  l'irritait  autant  que  le  reste.  La  froideur  obstinée  de  sa  réponse 
montre  ce  que  son  orgueil  a  souffert,  et,  sans  parvenir  à  dissimuler 
un  peu  d'embarras,  il  ne  dit  rien  de  propre  à  pacifier  les  esprits.  La 
discussion  fut  terminée  par  quelques  mots  de  Pitt  plutôt  sur  l'inci- 
dent que  sur  le  fond,  et,  à  sa  demande,  la  proposition  du  rappel  à 
l'ordre  fut  retirée. 

L'effet  d'une  telle  journée  fut  grand  dans  le  public.  Les  deux  opi- 
nions s'en  émurent;  celle  dont  Burke  se  séparait  éclata  contre  lui.  Ce 
que  lui-même  ne  regardait  nullement  comme  une  conversion  fut  ap- 
pelé une  apostasie.  Son  ancien  parti  le  menaça  de  ses  rigueurs.  A  la 
séance  d'un  des  jours  suivans,  quelques  explications  données  de  part 
et  d'autre  firent  pressentir  les  conséquences  de  la  rupture.  Vainement 
Fox  redit  qu'au  Canada  non  plus  qu'ailleurs  il  ne  songeait  à  intro- 
duire la  république,  et  renouvela  des  protestations  dont  Pitt  se  féli- 
cita. Burke  persista  à  reprocher  aux  whigs  leur  froideur  pour  la  con- 
stitution anglaise,  et,  acceptant  la  scission,  il  déclara  que,  disgracié 
par  un  parti,  il  ne  rechercherait  plus  l'amitié  de  Fox,  ni  de  personne, 
ni  d'aucun  côté  de  la  chambre,  et  il  se  rassit  tristement.  Aussi  le 
Morning  Chronicle  annonça-t-il,  le  12  mai  1791,  que  le  grand  corps 


/l60  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

(les  whigs  de  l'Angleterre  avait  décidé  que  dans  le  débat  entre  M.  Fox 
et  M.  Burke,  le  premier  avait  soutenu  les  pures  doctrines  auxquelles 
ils  étaient  irrévocablement  attachés.  «  La  conséquence  est  que 
M.  Burke  se  retire  du  parlement.  »  Cette  sentence  ainsi  signifiée  le 
toucha  vivement,  et  il  en  appela  des  nouveaux  whigs  aux  anciens. 
C'est  le  titre  d'un  écrit  que  nous  regardons  comme  un  de  ses  meil- 
leurs, quoiqu'il  ne  renferme  rien  de  bien  neuf.  Burke  y  prend  un  ton 
modéré  avec  ses  anciens  amis;  il  parle  de  Fox  avec  égards;  on  voit 
qu'il  est  atteint  dans  ce  qu'il  a  de  plus  cher,  son  honneur  politique, 
et  qu'il  tient  à  prouver  qu'il  n'a  jamais  abandonné  ni  ses  amis  ni  ses 
principes.  Il  revient  sur  sa  vie  passée,  et  il  montre,  selon  nous  avec 
évidence,  que  rien  dans  tous  ses  précédens  ne  le  liait  envers  un  évé- 
nement futur,  imprévu,  comme  la  révolution  française,  et  que  les 
connexions  de  parti  formées  sur  des  questions  connues  et  pour  des 
éventualités  ordinaires  n'impliquent  pas  l'engagement  de  suivre,  à 
tout  prix  et  dans  toute  hypothèse,  l'opinion  à  venir  de  ceux  avec  qui 
l'on  s'est  uni.  Il  retrouve  aisément  dans  ses  discours  antérieurs  les 
germes  épars  des  idées  qu'il  soutient  aujourd'hui.  Qu'avec  des  cir- 
constances nouvelles  il  ait  changé  de  point  de  vue,  que  ses  disposi- 
tions envers  les  hommes,  que  son  appréciation  des  choses  soient 
modifiées,  il  essaierait  vainement  de  le  contester;  mais  changer  ainsi, 
nous  le  lui  accordons  volontiers,  ce  n'est  pas  trahir.  Ce  qu'il  dé- 
montre avec  le  même  succès,  c'est  le  caractère  défensif  de  la  révolu- 
tion de  1688,  et  par  suite  la  grande  distance  qui  sépare  les  anciens 
whigs  des  sociétés  démocratiques  qui  prétendent  continuer  leur  école. 
Là  se  trouve  une  dissertation  où  les  doctrines  des  ancêtres  du  parti 
sont  établies,  pièces  en  main,  de  la  manière  la  plus  intéressante.  11 
termine  en  discutant,  non  pas  la  souveraineté  du  peuple,  mais  la 
notion  même  du  peuple  dans  les  sociétés  civilisées.  Ce  n'est  pas  un 
nombre  pris  au  hasard  de  créatures  humaines  qui,  considérées  en 
dehors  de  leur  histoire,  n'auraient  plus  même  une  patrie  :  c'est  une 
société  déterminée,  ayant  des  traditions,  un  sol,  des  institutions,  des 
lois,  des  souvenirs,  des  mœurs,  et  dont  les  droits  ainsi  constitués  ne 
dérivent  pas  d'un  état  de  nature  sauvage  ou  chimérique.  Cet  écrit, 
qui  n'a  rien  de  fort  brillant,  est  un  des  mieux  raisonnes  qui  soient 
sortis  de  sa  plume,  et  comme  il  est  ici  sur  un  terrain  purement  an- 
glais, il  est  plus  pratique  et  plus  modéré,  et  ses  sentimens  plus  con- 
tenus en  acquièrent  plus  d'autorité. 

Cependant  sa  position  politique  devenait  très  pénible.  11  n'avait  rien 
de  ce  qu'il  faut  pour  ménager  une  transition.  Fier  et  irritable,  il  ne 
savait  qu'accabler  ou  négliger  ses  adversaires;  il  était  dégoûté  de  la  vie 
parlementaire.  Entre  l'assemblée  et  lui,  il  n'y  avait  plus  intelligence; 
il  l'ennuyait,  c'est  là  un  mal  irréparable.  Son  talent  vieillissait  et  pre- 


nURKE,    SA   VIE    ET   SES    ÉCRITS.  461 

naît  je  ne  sais  quoi  de  forcené  qui  dépassait  ses  auditeurs.  Il  le  sen- 
tait sans  se  le  reprocliei-,  et  il  cessa  d'assister  exactement  aux  séances 
de  la  chambre  des  communes.  Les  questions  qui  s'y  débattaient  ne 
l'intéressaient  plus.  Seuls,  les  opprimés  dont  il  avait  embrassé  la  cause 
le  trouvèrent  fidèle.  Il  continua  de  poursuivre  l'oppresseur  de  l'Inde. 
Il  n'abandonna  pas  les  catholiques  d'Irlande.  Leur  émancipation, 
ou  du  moins  l'adoucissement  du  régime  qui  pesait  sur  eux,  était  alors 
une  question  tout  irlandaise,  c'est-à-dire  qu'elle  s'agitait  dans  le 
parlement  de  Dublin.  De  tout  temps,  Burke  avait  pris  parti  pour  la 
tolérance.  Dès  1782,  une  lettre  à  lord  Kenmare,  dans  laquelle  il  s'é- 
levait contre  les  lois  pénales  si  justement  maudites  des  Irlandais,  avait 
été  publiée  sans  son  aveu;  mais  il  ne  la  démentit  pas,  et  il  développa 
de  nouveau  ses  vues,  dix  ans  après,  dans  une  lettre  publique  à  sir 
Hercules  Langrishe,  membre  du  parlement.  Quoique,  dans  cette  ques- 
tion, il  lui  fallût  plaider  contre  les  traditions  des  anciens  whigs,  ses 
lumières  l'emportèrent  sur  ses  préjugés,  et  la  crainte  d'arracher  une 
pierre  rfu  vieil  édifice  de  1688  ne  l'arrêta  point.  En  matière  de  liberté 
religieuse,  il  resta  libéral.  C'est,  dit-on,  qu'il  était  Irlandais.  11  se 
peut,  et  il  n'est  pas  défendu  de  haïr  l'oppression  par  sympathie  pour 
les  opprimés.  Quand  on  ajoute  qu'il  se  ressentait  de  son  éducation 
chez  les  jésuites  de  Saint-Omer,  on  répète  une  fable.  Si  l'on  veut 
({ue  ses  relations  avec  les  émigrés  français,  avec  des  prêtres  fugi- 
tifs, aient  contribué  à  le  rendre  plus  sensible  aux  intérêts  des  catho- 
liques, rien  n'est  plus  vraisemblable;  mais  comment  en  faire  un  re- 
proche? Le  clergé  du  continent,  de  son  côté,  n'a  guère  compris  les 
principes  de  liberté  que  par  les  discussions  sur  l'Irlande.  Ainsi  le 
malheur  enseigne  la  justice.  Pour  Burke,  en  aucun  temps  il  n'a  admis 
que  la  force  armât  le  christianisme  contre  le  christianisme.  Nous 
ne  sommes  pas  sûr  que  des  philosophes  eussent  obtenu  de  lui  la 
même  indulgence.  Tolérance  pour  les  hérétiques,  intolérance  pour 
les  incrédules,  telle  pourrait  bien  avoir  été,  vers  la  fin,  sa  devise,  et 
quand  les  protestans  dissidens  devenaient  démocrates,  il  était  to,ut 
prêt  à  les  prendre  pour  des  incrédules. 

Burke  était  malheureux  :  il  avait  perdu  l'amitié  de  Fox;  au  com- 
mencement de  1792,  la  mort  lui  ravit  sir  Joshua  Reynolds,  qui  le 
nomma  son  exécuteur  testamentaire  avec  un  legs  honorable.  C'était 
perdre  encore  un  ami.  Burke,  qui  aimait  les  arts  et  qui  en  parlait 
bien,  avait  donné  au  grand  peintre  quelques  idées  pour  ses  leçons 
sur  la  peinture.  Reynolds  avait  laissé  de  lui  un  portrait  qu'on  dit  fort 
ressemblant,  et  qui  est  un  de  ses  bons  ouvrages.  A  sa  mort,  Burke 
traça  quelques  lignes  pleines  de  sentiment  et  de  goût  qui  furent  ac- 
cueillies aussi  comme  un  excellent  portrait.  Les  admirateurs  de  tous 
deux  disaient  que  c'était  l'éloge  de  Parrhasius  prononcé  parPériclès. 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cependant  la  révolution  française  marchait  toujours.  Rien  n'arri- 
vait qui  dût  désarmer  Burke,  et  les  événemens,  au  contraire,  pou- 
vaient décourager  Fox  et  ses  amis.  Ceux-ci  néanmoins  ne  croyaient 
pas  que  l'Angleterre  fût  menacée  dans  son  repos,  ni  qu'un  danger 
imaginaire  prescrivît  l'abandon  d'aucun  principe  de  liberté.  Non- 
seulement  ils  demandaient  la  réforme  parlementaire,  au  risque  d'ef- 
frayer les  conservateurs,  mais  ils  appuyaient  les  pétitions  des  dissi- 
dens  unitairiens,  au  risque  de  scandaliser  les  dévots.  Burke  avait 
autrefois  soutenu  les  dissidens,  il  avait  voulu  affranchir  de  toute  res- 
triction la  liberté  religieuse  (1773);  mais  aujourd'hui  il  regardait  les 
dissidens  comme  des  sectateurs  de  la  philosophie  française,  comme 
les  précurseurs  des  athées.  «  C'est  des  sociétés  unitairiennes  que 
vient  tout  le  mal,  »  écrivait-il  à  son  fils,  et  il  lui  prédisait  qu'il  vivrait 
assez  pour  voir  le  christianisme  extirpé  de  l'AngleteiTe  comme  de  la 
France.  Selon  lui,  les  ministres  ne  savaient  prendre  que  des  demi- 
mesures.  Et  pourtant  ces  demi-mesures,  qu'ils  accordaient  moins  à 
leurs  propres  craintes  qu'aux  alarmes  de  leur  parti,  trouvaient  dans 
Fox  et  Sheridan  de  violens  contradicteurs.  A  propos  d'une  proclama- 
tion contre  les  écrits  et  les  doctrines  anarchiques,  un  nouveau  schisme 
éclata  parmi  les  whigs. 

Le  duc  de  Portland,  ancien  premier  ministre  de  la  coalition,  chef 
de  l'opposition  modérée,  songeait  à  se  rapprocher  du  ministère  pour 
le  maintenir  ou  l'attirer  dans  un  système  de  politique  intermédiaire 
dont  Pitt  ne  semblait  pas  éloigné,  car  il  était  mécontent  du  lord-chan- 
celier, et  le  reste  du  cabinet  ne  le  satisfaisait  pas  entièrement.  11  ne 
se  souciait  d'ailleurs  d'être  l'instrument  de  personne,  et  peut-être 
n'eût-il  pas  été  fâché  de  se  fortifier  par  des  alliances  modératrices 
contre  les  exigences  d'une  cour  quasi-absolutiste  et  des  tories  exces- 
sifs. On  parlait  donc  d'une  fusion  des  partis,  d'une  administration 
formée  sur  une  large  base.  Les  négociateurs  étaient  Dundas  et  lord 
Loughborough.  Le  duc  de  Portland,  qui  savait  que  Pitt  fatiguait  le 
roi,  aurait  délivré  ce  prince  d'une  domination  exclusive  en  devenant 
le  lien  d'un  nouveau  cabinet;  mais  il  n'avait  pas  lui-même  des  idées 
bien  arrêtées,  et  Pitt  autorisait  les  pourparlers  sans  donner  aucune 
espérance  positive.  Au  dernier  moment,  il  n'eût  jamais  consenti  à  cé- 
der la  trésorerie.  Fox  ne  la  réclamait  pas,  mais  il  ne  voulait  ni  que 
Pitt  la  gardât,  ni  que  le  duc  de  Portland  la  prît.  C'était  rompre  la 
négociation  avant  de  la  commencer.  Cependant  des  hommes  honora- 
bles et  modérés  l'avaient  prise  fort  à  cœur.  Leur  pensée  était  de  for- 
tifier, par  cette  réconciliation,  la  monarchie  anglaise  contre  l'esprit 
révolutionnaire,  tout  en  prenant  contre  la  France  un  ton  moins  agres- 
sif. Aussi  Burke,  après  s'être  prêté  à  la  négociation,  avait-il  fini  par 
tout  désapprouver,  et  le  début  de  la  session  suivante  trouva  les  par- 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  463 

tis  plus  animés  que  jamais.  La  monarchie  avait  péri  en  France.  Des 
réunions  politiques,  qu'en  totite  autre  occasion  on  eût  dédaignées, 
agitaient  l'Angleterre.  Le  gouvernement  s'armait  de  mesures  de  pré- 
caution ou  de  répression.  Fox  ne  reculait  pas  :  il  sommait  le  cabinet 
d'envoyer  un  ambassadeur  à  la  république;  il  s'opposait  à  Yalien- 
bill,  c'est-à-dire  à  la  loi  qui  soumettait  les  étrangers  à  une  police  par- 
ticulière. Le  28  décembre  1792,  on  discutait  la  seconde  lecture  da 
bill,  quand  Burke,  après  avoir  de  nouveau  évoqué  à  sa  manière  le 
sinistre  fantôme  de  la  révolution  française,  annonça  que  trois  mille 
poignards  venaient  d'être  commandés  à  Birmingham;  puis,  en  tirant 
un  qu'il  tenait  caché  sous  son  habit,  il  s'écria  :  «  Yoilà  ce  que  vous 
gagnerez  avec  la  France;  c'est  ainsi  que  vous  fraterniserez.  Où  les 
principes  pénètrent,  la  pratique  doit  suivre.  Préservons  nos  esprits 
des  principes  français  et  nos  cœurs  des  poignards  français.  Sauvons 
tous  nos  biens  dans  la  vie  et  toutes  nos  consolations  dans  la  mort, 
toutes  les  bénédictions  du  temps  et  toutes  les  espérances  de  l'éter- 
nité. »  Et  il  jeta  le  poignard  sur  le  carreau.  On  remarqua  que,  vers 
la  fin  de  son  discours,  il  dit,  en  désignant  Fox  :  «  Celui  qui  n'est  plus 
mon  honorable  ami;  »  et,  traversant  la  salle,  il  alla  s'asseoir  auprès 
de  Pitt.  Cette  scène  théâtrale,  préparée  avec  plus  d'artifice  que  de 
goût,  réussit  médiocrement.  Elle  ne  provoqua  que  cette  plaisanterie 
assez  froide  de  Sheridan,  et  qui  ne  fut  pas  trouvée  mauvaise  :  ((Mon- 
sieur nous  a  apporté  le  couteau,  mais  où  est  la  fourchette?  »  Toute 
cette  mise  en  scène  donnerait  presque  des  doutes  sur  la  parfaite  sin- 
cérité de  Burke,  si  l'on  ne  savait  ce  que  c'est  que  les  natures  décla- 
matoires. 

Les  whigs  restaient  au  fond  divisés.  Dans  le  langage  des  partis, 
on  appela  les  uns  les  whigs  jacobins  :  c'étaient  Fox,  Grey,  Sheridan 
et  leurs  amis;  les  autres,  les  lohigs  alarmistes  :  c'étaient  le  duc  de 
Portland,  lord  Fitzwilliam,  lord  Spencer,  Windham.  Burke  avait  été 
le  premier  des  alarmistes;  mais,  s'il  était  conservateur,  contre-révo- 
lutionnaire, tory,  il  n'était  pas  encore  ministériel.  Cependant  la  rup- 
ture de  toutes  négociations  pour  une  fusion,  la  violence  des  luttes 
parlementaires,  la  marche  des  événemens  en  France,  devaient  im- 
primer un  mouvement  plus  énergique  à  la  politique  du  cabinet  et  la 
rapprocher  de  celle  de  Burke.  Lié  depuis  longtemps  avec  le  duc  de 
Portland  et  le  comte  Fitzwilliam,  il  devint  leur  conseiller  sans  voir 
toujours  par  eux  ses  conseils  suivis.  En  même  temps  il  entretint  par 
Windham,  qui  traitait  avec  lord  Loughborough,  des  communications 
avec  le  ministère.  On  agitait  alors  la  question  de  la  guerre  avec  la 
France,  et  cette  question  est  si  importante,  qu'il  faut  reprendre  les 
choses  de  plus  haut. 

Burke  n'avait  pu  attaquer  la  révolution  française  sans  devenir 


hQll  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'idole  de  ses  ennemis.  Dès  que  son  premier  ouvrage  avait  paru,  les 
princes  français,  émigrés  de  fait  ou  de  cœur,  avaient  uni  leurs  voix 
aux  acclamations  de  l'Europe  couronnée.  Nos  compatriotes  fugitifs  qui 
venaient  en  Angleterre  regardaient  comme  un  devoir  de  rendre  hom- 
mage à  l'illustre  défenseur  que  le  ciel  envoyait  à  leur  cause.  On  ne  se 
contentait  pas  de  l'admirer,  on  lui  demandait  des  conseils.  Il  répon- 
dait avec  réserve,  mais  il  formait  cependant  chaque  jour  de  plus 
étroites  liaisons  avec  les  Français  que  la  révolution  offensa  d'abord  et 
persécuta  bientôt.  Leurs  colères  et  leurs  douleurs  pénétraient  dans 
son  âme,  et  nous  voyons  par  sa  correspondance  que,  dès  le  mois  de 
janvier  1791,  il  conçut  la  nécessité  d'une  guerre.  La  reine  Marie-An- 
toinette, qui  cherchait  avec  une  ardente  anxiété  des  conseils  qu'elle 
n'aurait  pu  suivre  quand  elle  l'aurait  voulu,  autorisa  une  des  dames 
de  sa  maison  à  entrer  en  rapport  avec  lui.  Il  se  borna  à  des  recom- 
mandations vagues  de  prudence,  de  froide'ur;  mais  avec  d'autres  il 
s'ouvrait  davantage,  il  donnait  son  avis  jusque  sur  des  détails.  On  le 
voit  prendre  soin  d'écrire  à  un  frère  de  Rivarol  que  ce  dernier,  dont  il 
loue  les  écrits,  devrait  davantage  ménageries  moines.  Bientôt  il  entra 
en  communication  plus  intime  avec  ce  qu'il  faut  bien  appeler  le  parti 
de  l'émigration.  Son  fds,  qui  avait  toute  sa  confiance  et  qui  partageait 
ses  idées  avec  la  chaleur  d'un  jeune  homme,  fut  envoyé  à  Goblentz, 
auprès  de  Monsieur  et  du  comte  d'Artois,  chargé  de  quelques  in- 
structions.—  Il  serait  à  propos  d'enlever  le  dauphin  et  de  lui  donner, 
hors  de  France,  une  éducation  chrétienne;  il  serait  bien  important  de 
ne  rien  céder,  de  ne  pas  môme  négocier;  surtout  point  de  rappro- 
chement avec  Lafayette,  non  plus  qu'avec  Barnave!  — Le  jeune  Burke 
revint  avec  une  lettre  admirablement  insignifiante  de  Monsieur,  qui 
reçut  une  réponse  du  même  style;  mais  l'envoyé  repartit  et  continua 
à  être  chargé  d'une  mission  qui  n'était  pas  inconnue  du  gouverne- 
ment. Dundas  lui  écrivit  à  lui-môme  que  l'on  pouvait  à  Goblentz 
compter  sur  un  vif  intérêt,  mais  dans  les  conditions  d'une  stricte 
neutralité.  Burke  tâchait  d'amener  le  cabinet  à  se  départir  de  cette 
neutralité.  Il  avait  dîné  avec  Pitt  pour  la  première  fois  de  sa  vie. 
C'était  en  petit  comité,  à  Downing-Street,  avec  lord  Grenville  et 
M.  Addington,  orateur  de  la  chambre  des  communes.  Burke  s'était 
efforcé  d'exciter  chez  le  premier  ministre  des  craintes  pour  l'Angle- 
gleterre,  s'il  laissait  impunément  grandir  et  se  propager  les  principes 
français.  Il  n'avait  pas  réussi.  Pitt  ayant  dit  que  son  pays  et  la  con- 
stitution étaient  en  sûreté  jusqu'au  jour  du  jugement:  «  Oui,  répondit 
Burke;  mais  ce  que  je  crains,  c'est  le  jour  sans  jugement.  »  Quelque 
temps  après,*  une  réunion  un  peu  plus  solennelle  eut  lieu  chez  le  duc 
de  Portland,  où  assistaient  aussi  les  lords  Spencer  et  Fitzwilliam.  On, 
y  parla  avec  découragement  de  la  ruine  de  la  monarchie  française. 


BURKE,    SA   YIE    ET    SES   ÉCRITS.  465 

et,  lorsqu'on  se  leva  pour  aller  prendre  le  café,  Burke  dit  en  élevant 
la  voix  et  comme  dernier  avertissement  : 

Illic  fas  régna  resurgere  Trojae, 
Durate,  etvosmet  rébus  scrvate  secundis. 

En  écrivant  à  son  fils,  en  lui  parlant  de  ces  conférences  et  de 
l'inutilité  de  ses  efforts,  il  le  charge  de  conseiller  aux  princes  la  ré- 
daction d'un  bill  des  dro'ls,  contenant  les  garanties  d'une  constitution 
libre,  car  il  trouve  insuffisante  leur  déclaration.  Sur  ce  point,  il  reste 
un  homme  d'état  anglais;  il  est  contre  la  révolution,  il  est  contre 
l'absolutisme.  Cette  politique  était  spécieuse;  par  malheur,  elle  avait 
pour  premier  acte  nécessaire  et  pour  instrument  obligé  la  coalition 
de  Pilnitz.  Burke  conseillait  le  contradictoire,  et  il  espérait  l'impos- 
sible; mais  les  rois  absolus  pour  alliés  ne  l'effrayaient  point,  et  dans 
ses  Pensées  sur  les  affaires  de  France^  écrites  en  décembre  1791,  il 
s'efforce  de  prouver  que  la  France,  n'ayant  été  traitée  par  l'Europe 
que  sur  le  pied  d'une  monarchie,  affranchit,  en  cessant  d'en  être  une, 
les  puissances  étrangères  de  tout  engagement.  Une  révolution  de  doc- 
trine et  de  dogme  crée  pour  chaque  état  de  nouveaux  intérêts  qui 
peuvent  changer  tous  les  rapports  de  la  politique.  11  ne  faut  attendre 
des  seules  causes  intérieures  aucune  contre-révolution  en  France;  le 
système  dominant  s'y  fortifie  à  proportion  qu'il  dure,  et  l'intérêt  de 
ceux  qui  le  soutiennent  est  d'agiter,  de  bouleverser  tous  les  pays. 
Les  gouvernemens  de  l'Europe  n'ignorent  pas  entièrement  le  danger, 
mais  ils  préfèrent  la  défensive.  Il  y  a  partout  un  parti  modéré  fran- 
çais; la  philosophie  française  a  gagné  les  cours,  les  cabinets,  les  sou- 
verains eux-mêmes.  Ce  parti  modéré,  qui  prévaut  en  France  depuis 
la  fuite  de  Varennes,  est  le  pire  de  tous,  et  cependant  il  fait  des 
dupes.  C'est,  dit-il,  la  dernière  fois  qu'il  s'exprime  sur  ce  sujet;  mais 
il  a  voulu  seulement  montrer  que  l'ancien  ordre  de  choses  est  ébranlé 
par  toute  l'Europe,  et  que  le  moment  est  venu  de  décider  s'il  faut  le 
maintenir  ou  l'abandonner.  La  conséquence  à  tirer  de  cet  exposé, 
écrit  avec  une  indignation  contenue  et  désespérée,  n'était  pas  fort 
obscure  :  c'était  une  sorte  de  mise  en  demeure  de  l'Europe;  mais 
Burke  paraissait  peu  compter  que  l'Europe  fît  droit  à  sa  requête. 

Presque  toute  la  première  partie  de  l'année  1792  fut  donnée  à  la 
politique  expectante.  La  position  de  neutralité  était  décidément 
prise.  Le  jeune  Bichard  Burke,  revenu  de  ses  missions  d'outre-mer, 
avait  été  nommé  agent  des  catholiques  d'Irlande,  c'est-à-dire  qu'il 
était  chargé  de  suivre  en  Angleterre  leurs  réclamations  et  la  grande 
affaire  de  l'émancipation.  Son  père,  qui  s'en  occupait  alors  avec  zèle^ 
correspondait  avec  lui  sur  cet  important  sujet,  désespérant  d'ailleurs 
d'amener  le  gouvernement  anglais  à  ses  idées  sur  la  France.  C'était 


hQQ  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

le  temps  des  négociations  du  duc  de  Portland.  La  politique  du  cabi- 
net paraissait  plutôt  en  voie  de  se  modérer  encore  que  de  devenir 
plus  entreprenante.  La  guerre,  provoquée  par  l'Europe  continen- 
tale et  déclarée  par  la  France,  s'ouvrit  au  mois  de  juillet,  et  l'absten- 
tion pacifique  de  l'Angleterre  n'en  était  que  plus  marquée.  Cepen- 
dant les  émigrés  concevaient  mille  espérances  que  Burke  était  loin 
de  partager.  Un  jour  qu'il  s'exprimait  en  leur  présence  avec  sa  viva- 
cité ordinaire  sur  les  maux  de  la  révolution,  un  d'eux  lui  dit  :  «Mais 
enfin,  monsieur,  quand  retournerons-nous  en  France?  —  Jamais,» 
répondit-il.  Ses  paroles  étaient  des  oracles,  et  il  se  fit  un  silence  de 
consternation;  puis  il  reprit  en  français  :  li  Messieurs,  les  fausses 
espérances,  ce  ne  sont  pas  une  monnaie  que  j'aie  dans  mon  tiroir... 
Dans  la  France  vous  ne  retournerez  jamais.  —  Comment  donc!  s'écria 
quelq^u'un,  ces  coquins-là. . .  —  Coquins,  reprit-il,  ils  sont  coquins, 
mais  ils  sont  les  coquins  les  plus  terribles  que  le  monde  a  connus.  Ce 
qui  est  étrange,  ajouta-t-il  en  anglais,  c'est  que  je  crains  d'être  le 
seul  homme  de  France  ou  d'Angleterre  qui  connaisse  la  grandeur  du 
danger  dont  nous  sommes  menacés.  —  Mais,  dit  Charles  Butler  qui 
était  présent  et  qui  nous  a  conservé  cet  entretien  (1),  le  duc  de 
Brunswick  arrangera  tout  cela.  —  Le  duc  de  Brunswick  !  le  duc  de 
Brunswick,  faire  quelque  bien  !  Une  guerre  de  positions  pour  sou- 
miettre  la  France  !  »  Il  se  fit  encore  un  silence,  et  Burke  le  rompit  en 
français  :  ((  Ce  qui  me  désespère  le  plus  est  que  quand  je  j)lane  dans 
l'hémisphère  (2)  politique,  je  ne  vois  guère  une  tête  ministérielle  à  la 
hœuteur  des  circonstances.  » 

Cependant  les  événemens  devinrent  si  graves,  à  partir  du  mois 
d'août,  que  les  idées  de  Burke  se  trouvèrent  moins  éloignées  de  celles 
des  ministres.  Il  écrivit  plusieurs  fois  à  lord  Gren ville,  secrétaire  d'état 
des  affaires  étrangères.  Il  demandait  qu'en  gardant  la  neutralité  de 
fait,  on  n'érigeât  point  la  non-intervention  en  principe.  C'était, 
disait-il,  une  flatterie  envers  les  jacobins  anglais.  Il  insistait  pour  le 
rappel  de  l'ambassadeur,  ou  tout  au  moins  pour  une  déclaration  qui 
expliquât  les  sentimens  et  les  maximes  du  gouvernement;  mais  il  ne 
parvenait  pas  à  communiquer  aux  ministres  ses  terreurs  pour  f  An- 
gleterre. Cette  sécurité  d'un  orgueil  patriotique  lui  paraissait  une 
folle  illusion.  Il  s'indignait  de  la  mollesse  des  rois  de  l'Europe;  il  la 
comparait  avec  douleur  à  la  vigueur  du  gouvernement  français.  Là 
trahison  du  roi  de  Prusse,  écrivait-il  après  l'évacuation  de  Longwy, 
n'a  pas  son  égale  dans  l'histoire.  Au  reste,  on  peut  chercher  ses  opi- 

(1)  On  peut  le  lire  dans  les  Réminiscences  de  Charles  Butler.  Nous  avons  mis  en  ita- 
liques tout  ce  qu'il  donne  en  français.  M.  Prior  place  l'entretien  en  août  91.  Ce  qui  est 
dit  du  duc  de  Brunswick  semble  indiquer  qu'il  eut  lieu  l'année  suivante. 

(2)  Hémisphère  ou  atmosphère? 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES   ÉCRITS.  Ù67 

nions  dans  ses  Points  capitaux  à  considérer  dans  l'état  -présent  des 
affaires  (novembre  1792);  c'est  un  résumé  de  la  situation.  L'auteur 
ne  se  nomme  pas  et  ne  se  livre  point  à  sa  manière  d'écrire  accoutu- 
mée.' Il  rédige  un  vrai  mémoire  diplomatique,  où  les  victoires  de  la 
France,  sa  force,  ses  desseins,  les  dangers  et  les  intérêts  des  états 
divers,  les  fautes  ou  les  faiblesses  des  cabinets,  sont  représentés  de 
manière  à  faire  ressortir  la  nécessité  pour  l'Europe  de  former  une 
coalition  offensive,  et  pour  l'Angleterre  d'en  être  la  tête  et  l'âme. 
L'ouvrage  était  de  nature  à  faire  réfléchir  les  gouvernemens;  il  coïn- 
cidait avec  la  bataille  de  Jemmapes. 

Ce  furent  en  effet  les  victoires  de  la  France,  plus  que  les  dangers 
de  son  exemple  et  de  ses  doctrines,  qui  changèrent  enfin  la  politique 
du  cabinet  anglais.  La  conquête  de  la  Belgique  touchait  beaucoup 
plus  le  fils  de  Ghatham  que  les  massacres  de  septembre  ou  la  hache 
suspendue  sur  la  tête  du  noble  prisonnier  du  Temple.  11  n'eût  jamais 
fait  la  guerre  pour  un  sentiment  ou  pour  une  idée,  et  il  avait  raison  ; 
c'est  à  la  politique  seule  qu'il  appartient  d'armer  un  gouvernement 
sensé.  Le  défi  sanglant  qu'au  21  janvier  la  convention  jeta  à  l'Eu- 
rope monarchique  parut  une  occasion  décisive,  et  l'Angleterre  accéda 
à  la  coalition,  entraînant  la  Hollande  avec  elle.  Tout  était  disposé 
pour  une  guerre  maritime,  et  c'est  sur  les  colonies  que  Pitt  portait; 
son  ambitieuse  pensée.  Mirabeau  l'avait  appelé  le  ministre  des  pré- 
paratifs, et  ces  préparatifs,  qui  paraissaient  à  Burke  les  lenteurs  de 
l'indécision,  trahissaient  surtout  un  désaccord  entre  les  vues  du  mi- 
nistre et  les  siennes,  désaccord  qui  persista  même  après  que  les 
idées  guerrières  semblaient  avoir  triomphé.  Il  ne  concevait  pas  que 
l'on  conquît  des  Antilles  pour  dompter  Paris.  Il  ne  se  croyait  pas 
l'ennemi  de  notre  pays.  Il  distinguait  entre  la  révolution  et  la  France, 
et  c'est  la  première  seule  qu'il  prétendait  anéantir.  Il  voulait  une 
guerre  de  parti,  tandis  que  Pitt  faisait  une  guerre  politique.  L'un 
demandait  que  l'on  déployât  la  plus  grande  énergie,  que  l'on  prît  la 
plus  violente  olFensive,  mais  que  l'on  s'attaquât  à  la  faction,  non  à  la 
nation,  tandis  que  l'autre  songeait  surtout  à  se  défendre  contre  l'es- 
prit de  conquête  et  à  se  venger  du  traité  de  Versailles.  Dans  ses  con- 
versations, Pitt  exprimait  l'espérance  que  la  guerre  serait  de  courte 
durée,  et,  en  cas  qu'elle  se  prolongeât,  il  admettait  comme  résultat 
possible  le  démembrement  de  la  France.  Burke,  qui  s'indignait  à 
cette  pensée,  continuait  de  critiquer  le  ministère,  quoiqu'il  s'en  fût 
rapproché.  Vivant  beaucoup  avec  les  émigrés,  lié  avec  Gazalès,  cor- 
respondant avec  l'abbé  Edgeworth,  il  avait  en  partie  adopté  leurs 
sentimens,  et  cherchait  sans  relâche  à  les  faire  adopter  par  l'Angle- 
terre. «  J'ai  la  ferme  conviction,  écrivait-il  à  Windham,  que  les 
émigrés  ont  plus  de  lumières  {hâve  better  parts)  que  le  peuple  chez 


A68  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

lequel  ils  ont  trouvé  un  asile,  ce  qui,  je  le  sais,  sera  taxé  d'hérésie, 
de  blasphème,  de  démence.  »  Aussi  conseillait-il  fortement  de  sou- 
tenir la  Vendée,  et  c'est  à  lui  que  s'adressa  le  comte  d'Artois,  lors- 
qu'il projeta  de  débarquer  dans  l'ouest  avec  l'aide  du  gouverne- 
ment anglais  (octobre  1793).  Burke  eut  grand  soin  de  lui  répondre 
qu'il  n'avait  nul  pouvoir,  et  que  les  ministres  ne  le  consultaient  pas. 
!1  était  membre  du  conseil  privé,  simple  titre  qu'il  ne  pouvait  ne  pas 
avoir  après  les  fonctions  qu'il  avait  remplies.  Les  Français  en  con- 
cluaient qu'il  devait  être  quelque  chose  dans  le  gouvernement,  ce 
qui  l'obligeait  à  sans  cesse  expliquer  qu'il  n'était  rien,  et  pas  même 
écouté.  C'est  ce  qui  apparaît  clairement  dans  ses  Remarques  sur  la 
'politique  des  alliés  relativement  à  la  France.  Il  y  oppose  la  politique 
de  l'émigration  française  à  la  politique  de  la  coalition.  Les  cabinets 
de  l'Europe  veulent  rétablir  en  France  la  monarchie,  et  ils  évitent  de 
faire  cause  commune  avec  tout  ce  qui  la  représente,  avec  les  princes, 
avec  la  noblesse,  avec  le  clergé  proscrit  :  ils  ménagent  la  France  ac- 
tuelle, la  France  du  jacobinisme;  mais  si  l'on  consulte  cette  France-là, 
c'est  la  république  qu'elle  donnera,  ou  tout  au  moins  la  démocratie 
royale  de  1791,  toujours  la  révolution.  Il  faut  choisir,  ou  la  monar- 
chie, ou  la  révolution  ;  point  de  milieu,  point  de  parti  neutre.  Si  l'on 
est  pour  la  monarchie,  il  faut  regarder  la  France  morale  comme  sé- 
parée de  la  France  géographique;  la  France  n'est  plus  en  France. 
C'est  donc  la  restauration  pure  et  simple  que  les  puissances  doivent 
annoncer  et  accomplir.  Au  lieu  de  reconstituer  la  France  dans  sa 
force,  leur  politique  conduisait  à  l'affaiblir,  à  la  morceler,  à  l'anéan- 
tir, précisément  parce  qu'on  n'oserait  anéantir  la  révolution.  C'est  la 
politique  qui  vient  encore  de  partager  la  Pologne,  car  Burke,  ami  de 
tous  les  droits  consacrés  par  le  temps,  ne  parle  jamais  sans  indigna- 
tion de  ce  marché  d'iniquité.  C'est  aussi  pour  lui  un  exemple  révo- 
lutionnaire, comme  tout  abus  de  la  force.  Un  autre  exemple  pourrait 
lui  être  objecté  :  c'est  la  restauration  des  Stuarts;  mais  il  répond  que 
la  révolution  anglaise  avait  été  une  guerre  civile,  que  le  gouverne- 
ment de  Cromwell  était  un  gouvernement,  et  que  c'était  la  nation  qui 
avait  amnistié  Charles  II.  Singulière  manière  de  se  délivrer  de  la  dif- 
ficulté! De  même,  à  force  d'avoir  dit  que  les  Français  sont  des  athées, 
que  la  guerre  est  une  guerre  de  religion,  il  se  trouve  un  peu  embar- 
rassé de  ce  qu'il  fera  des  protestans  dans  la  restauration  de  l'église 
catholique.  La  question  de  l'amnistie  le  gêne  aussi,  et,  sans  pencher 
vers  un  excès  de  clémence,  il  hésite  à  proportionner  le  châtiment  à 
la  grandeur  et  à  la  généralité  du  crime,  telles  qu'elles  ressortent  de 
l'exagération  de  ses  tableaux.  On  conçoit  qu'il  trouvât  beaucoup  d'in- 
conséquence et  une  certaine  duplicité  dans  la  politique  de  son  gou- 
vernement, on  peut  admettre  même  qu'une  guerre  de  parti  parût 


LURKE,    SA    VIE    ET   SES    ÉCRITS.  469 

moins  anti-nationale  aux  Français  assez  malheureux  pour  espérer 
dans  l'étranger,  et  queBurke  s'imaginât  faire  preuve  de  générosité  en 
séparant  la  France  de  sa  révolution;  mais  au  fond  il  n'y  a  ni  justice 
ni  politique  dans  aucun  système  absolu,  et,  en  devenant  tout  à  fait 
homme  de  parti,  il  perd  peu  à  peu  les  qualités  de  l'homme  d'état. 
Absorbé  par  une  idée  fixe,  il  ne  faut  plus  espérer  de  lui  ce  reste  d'é- 
quité et  de  modération  que  perdent  difficilement  les  grandes  intelli- 
gence. Cette  fatale  influence  de  l'esprit  de  parti  lui  arracha  celui  de 
ses  écrits  qu'on  lui  a  le  plus  reproché. 

Pendant  la  session  de  1793,  Fox  avait  tenu  une  conduite  au  moins 
très  hasardée.  Rien  n'est  plus  difficile  que  la  conduite  d'un  ami  de 
la  liberté  dans  les  temps  de  révolution.  Ceux  qui  prétendent  éviter 
jusqu'au  contact  de  l'esprit  révolutionnaire  en  persistant  à  défendre 
la  liberté  tentent  l'impossible  ou  se  condamnent  à  un  isolement  spé- 
culatif, sans  responsabilité  peut-être,  mais  sans  influence.  Ils  sont 
irréprochables,  je  le  veux,  mais  inutiles.  Ceux  qui  se  décident  à  em- 
prunter le  secours,  à  suivre  le  drapeau,  à  avouer  les  actes  des  révo- 
lutions, même  avec  mesure  ou  pour  un  temps,  n'échappent  guère 
au  danger  d'être  entraînés  au-delà  de  leurs  intentions  et  de  leurs 
principes,  et  de  se  compromettre  avec  la  liberté  qui  s'égare.  Innocens 
dans  leurs  actions,  ils  n'évitent  point  un  air  de  complaisance  envers 
des  partis  insensés  ou  criminels,  et  la  pureté  de  leurs  principes,  comme 
celle  de  leur  conscience,  ne  sort  pas  toujours  intacte  de  l'épreuve.  La 
situation  de  Fox  en  Angleterre  était  sans  doute  moins  difficile  que 
celle  des  hommes  de  89  en  France.  L'esprit  révolutionnaire  ne  péné- 
tra jamais  profondément  la  société  anglaise.  Quoi  que  Burke  en  ait 
dit,  la  propagande  du  jacobinisme  n'y  fut  jamais  redoutable.  Les  lieux 
communs  démocratiques  n'y  étaient  guère  qu'un  thème  d'opposition. 
Cependant  il  était  rude  de  paraître  soutenir  ou  favoriser  de  telles  doc- 
trines, alors  commentées  par  des  actes  terribles,  et  avouer,  même 
d'une  manière  abstraite,  les  principes  de  notre  révolution  était  diffi- 
cile, lorsque  cette  révolution  en  compromettait  l'honneur.  Nous  avons 
tous  passé  par  cette  difficulté-là.  Elle  était  grande,  surtout  pour  un 
'homme  d'état  qui  aspirait  au  pouvoir  dans  une  société  opposée  par  ses 
préjugés  autant  que  par  ses  lumières,  par  ses  intérêts  autant  que  par 
ses  institutions,  aux  doctrines  révolutionnaires.  Par  la  marche  qu'il 
avait  adoptée.  Fox  risquait  au  moins  sa  renommée,  et  cependant  il 
était  difficile  que  le  généreux  défenseur  de  la  liberté  n'applaudît  pas 
au  grand  effort  de  la  France,  et  que  les  héritiers  de  Hampden  et  de 
Sidney  fussent  du  parti  de  la  coalition  des  rois  absolus.  Le  minis- 
tère hésitait  lui-même  à  se  déclarer  contre-révolutionnaire.  Il  existait 
dan^les  chambres  une  opinion  flottante  et  modérée  qu'effarouchaient 
les  extrémités  de  Burke.  On  pouvait  croire  que  la  presse  oppo- 


Il70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

santé  finirait  par  être  la  plus  forte  et  par  faire  pencher  la  balance 
de  l'opinion.  Une  opposition  libérale  ne  peut  guère  rompre  avec  les 
partis  populaires,  même  quand  elle  s'en  distingue  et  qu'elle  est  dé- 
cidée à  ne  pas  les  suivre.  En  Angleterre  d'ailleurs,  les  mœurs  accor- 
dent une  grande  latitude  dans  le  choix  des  moyens  d'opposition.  Le 
rigorisme  en  cette  matière  y  paraît  une  duperie,  et  l'expérience  après 
tout  a  montré  que  cette  liberté  d'action  était  là  sans  danger.  Enfin 
l'ardeur  du  combat,  l'entraînement  de  parti,  l'imagination,  l'ambi- 
tion, la  colère,  expliquent  assez  comment  Fox  put  aller  très  loin  dans 
les  voies  d'une  opposition  quasi-révolutionnaire,  et,  sans  partager  les 
idées  ni  les  desseins  des  partis  subversifs,  s'exposer  à  les  encourager 
en  excusant  leurs  actes,  en  soutenant  quelques-uns  de  leurs  prin- 
cipes, surtout  en  combattant  leurs  ennemis.  11  avait  plutôt  un  cœur 
noble  qu'une  conscience  rigoureuse,  et  son  esprit,  plus  pratique  que 
philosophique,  n'était  pas  toujours  bien  correct  dans  le  choix  de  ses 
théories.  Il  est  remarquable  au  reste  qu'il  fut  suivi  dans  cette  voie 
par  les  hommes  les  plus  éminens  de  son  parti.  Non-seulement  She- 
ridan,  qui  était  comme  son  extrême  gauche,  mais  Grey,  Tierney, 
Whitbread,  Erskine,  firent  campagne  avec  lui.  Lorsqu'à  la  fin  de 
la  session  il  publia,  pour  se  défendre,  sa  lettre  aux  électeurs  de  West- 
minster (janvier  1793) ,  le  club  whig,  par  une  résolution  expresse, 
déclara  «  que  sa  confiance  en  M.  Fox  était  confirmée,  fortifiée  et  aug- 
mentée par  les  calomnies  dirigées  contre  lui,»  et,  chose  remarquable, 
le  duc  de  Portland  et  lord  Fitzwilliam  concoururent  encore  à  cette 
résolution. 

Ce  fut  pour  Burke  un  très  sensible  coup.  Ces  calomnies,  ce  ne  pou- 
vaient être  que  ses  attaques  contre  la  politique  de  Fox.  Lord  Fitz- 
william était  son  ami,  et  dirigeait,  avec  le  duc  de  Portland,  cette 
fraction  des  whigs  dont  la  révolution  française  alarmait  la  prudence 
et  tempérait  l'ardeur.  Inquiet  et  blessé,  Burke  jeta  sur  le  papier  ses 
Observations  sur  la  conduite  de  la  minorité,  ce  qui  veut  dire  la  con- 
duite de  M.  Fox.  Elle  y  est  censurée  en  cinquante-quatre  articles 
comme  inconséquente,  imprudente,  dangereuse,  et  quelquefois  pis 
que  cela.  Ce  ne  sont  point,  comme  on  l'a  dit,  cinquante-quatre  chefa 
d'accusation,  quoiqu'il  y  ait  telle  imputation  qui  touche  à  la  haute 
trahison;  la  plupart  des  reproches  sont  purement  politiques,  et  le  lan- 
gage est  plus  dur  qu'il  n'est  injurieux.  Ce  qu'on  y  voit  surtout,  c'est 
combien  Burke  avait  sur  le  cœur  tout  ce  qui  montrait  comme  séparée 
de  lui  la  masse  du  parti  whig,  combien  il  craignait  que  ce  parti,  re- 
formé en  parti  de  gouvernement,  ne  s'emparât  des  aflaires  et  ne  revînt 
au  pouvoir  avec  le  concours  du  duc  de  Portland.  C'est  pour  prévenir 
ce  dernier  malheur  qu'il  écrit.  Il  rappelle  combien  de  fois  l'opposition 
de  Fox  a  éclaté  contre  des  actes  approuvés  ou  conseillés  par  le  noble 


nURKE,    SA   VIE    ET   SES   ÉCRITS.  471 

duc,  par  Fitzwilliam  et  ses  amis,  combien  désormais  leur  réunion  dans 
le  pouvoir  avec  Fox  et  Sheridan  serait  contraire  à  toute  prudence  et  à 
toute  dignité.  Cette  réunion,  lui-même  il  l'a  désirée,  il  dit  s'y  être 
employé  jusqu'à  la  dernière  session,  il  ne  se  croyait  pas  a,lors  irrévo* 
cablement  séparé  de  son  ancien  parti;  mais  aujourd'hui  tout  est  con- 
sommé. Même  l'aversion  qu'il  ne  cache  pas  pour  M.  Pitt,  même  l'es- 
poir de  le  punir  justement  des  moyens  par  lesquels  il  est  arrivé 
en  1784,  car  ce  grief  subsiste,  n'excuserait  pas  en  1793^  une  coali- 
tion contre  lui.  M.  Pitt  serait  le  pire  des  hommes  et  M.  Fox  le  meil- 
leur, que,  devant  la  révolution  française,  il  vaudrait  mieux  s'allier 
avec  le  premier. 

Burke  garda  ce  papier  tout  à  fait  secret  pendant  quelque  temps, 
puis  il  l'envoya  au  duc  de  Portland  dans  une  lettre  où  il  le  priait  de 
ne  le  point  montrer,  même  de  ne  le  point  lire,  tant  que  quelque  ré- 
flexion impérieuse  [compulsory  reflection)  ne  l'y  ramènerait  pas.  C'est 
un  dernier  témoignage,  c'est  une  protestation  testamentaire  qu'il  doit 
à  sa  cause  et  à  sa  mémoire  (septembre  1793).  Nous^oserons  dire 
qu'en  parlant  ainsi  Burke  n'est  pas  d'une  bonne  foi  parfaite.  Quelle 
pouvait  donc  être  son  intention,  s'il  était  sincère  en  demandant  à 
n'être  pas  lu  par  le  duc  de  Portland?  Il  appelle  lui-même  cet  écrit  son 
apologie.  Elle  est  assurément  bien  indirecte,  car  il  n'y  est  question  que 
des  torts  des  autres,  et  ce  n'est  pas  la  manière  naturelle  de  défendre 
sa  mémoire  que  d'établir  en  cinquante-quatre  points  que  Fox  n'a  fait 
que  des  fautes.  Cependant,  si  nous  reconnaissons  que  le  ressentiment 
et  la  malveillance  se  sont  mêlés  à  de  vraies  convictions  pour  dicter 
cet  écrit,  nous  devons  dire  qu'il  est  devenu  odieux  par  l'usage  sur- 
tout que  les  ennemis  de  Fox  en  ont  fait,  et  nous  tenons  pour  accordé 
que  Burke  ne  l'avait  pas  composé  avec  l'intention  de  le  publier.  Con- 
testé dans  ses  convictions  et  même  dans  son  talent,  inquiet  pour  sa 
cause  et  même  pour  sa  gloire,  irrité  contre  d'anciens  amis,  sévère 
pour  les  nouveaux,  il  s'éloignait  chaque  jour  davantage  des  affaires 
et  de  la  chambre  :  il  songeait  à  céder  son  siège  au  fils  sur  lequel  se 
reportait  toute  son  ambition.  Lorsque  le  général  Fitzpatrick  produi- 
sit sa  célèbre  motio»  pour  intéresser  le  gouvernement  anglais  à  la 
détention  du  général  Lafayette,  Burke  se  ranima  pour  attaquer  celui 
dont  le  sort  inspira  à  Fox  un  discours  d'une  incomparable  beauté 
(17  mars  1794).  On  dit  qu'il  jeta  les  lueurs  suprêmes  de  son  élo- 
quence au  dernier  jour  du  procès  de  Hastings  (16  juin) .  Il  parut 
encore  à  la  chambre  des  communes  le  20,  à  la  séance  où,  sur  la  mo- 
tion de  Pitt,  elle  vota  des  remerciemens  aux  membres  qui  avaient 
conduit  l'accusation.  Il  répondit  en  quelques  mots,  les  derniers  qu'il 
ait  fait  entendre  après  vingt-huit  ans  de  parlement.  Il  avait  accepté 
le  chiltern  hundreds,  une  de  ces  humbles  sinécures  qui  obligent  à  une 


472  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

réélection.  Sa  tâche  était  finie.  Depuis  longtemps,  il  ne  tenait  plus  au 
parlement  que  par  le  procès  de  Hastings  :  c'était  l'œuvre  de  répara- 
tion, d'expiation,  par  laquelle  il  imaginait  épargner  à  l'Angleterre  le 
fléau  de  la  révolution.  Il  avait  écrit  quelque  temps  auparavant  à 
Murphy,  qui  lui  dédiait  sa  traduction  de  Tacite  :  <(  J'ai  lutté  de  toute 
ma  puissance  contre  deux  maux  publics,  provenant  des  plus  saintes 
de  toutes  les  choses,  la  liberté  et  l'autorité.  Dans  les  écrits  que  vous 
êtes  assez  indulgent  pour  supporter,  j'ai  lutté  contre  la  tyrannie  de 
la  liberté.  Dans  ma  longue  et  dernière  lutte,  j'ai  combattu  contre  la 
licence  du  pouvoir.  »  C'est  cette  longue  et  dernière  lutte  qui  lui  laissa 
le  meilleur  souvenir.  Quelque  temps  avant  sa  mort,  il  chargea  ses 
amis,  l'évêque  de  Rochester  et  le  docteur  Laurence,  de  publier  après 
lui  l'ensemble  de  ses  travaux  dans  l'affaire  de  Hastings. 

«  Comme  il  est  possible,  écrivait-il  à  Laurence  dans  la  dernière  année  de  sa 
vie,  que  mon  séjour  de  ce  côté-ci  du  tombeau  soit  plus  court  que  je  ne  calcule, 
permettez-moi  de  rappeler  à  votre  souvenir  la  charge  solennelle  et  le  dé- 
pôt que  je  vous  ai  confié  en  quittant  la  scène  politique...  Ne  laissez  pas  cet 
exemple  cruel,  audacieux,  inouï  de  corruption  publique,  de  crime,  de  bas- 
sesse, descendre  à  la  postérité,  peut-être  aussi  insbuciante  que  la  race  pré- 
sente, sans  la  marque  d'animadversion  qui  lui  est  due...  Que  mes  efforts  pour 
sauver  la  nation  de  cette  honte  et  de  ce  crime  soient  mon  monument  à  moi, 
le  seul  que  je  veuille  avoir  jamais.  Que  tout  ce  que  j'ai  fait,  dit  ou  écrit  soit 
oublié,  excepté  cela.  J'ai  lutté  pour  cela,  avec  les  grands  et  avec  les  petits, 
durant  la  plus  grande  partie  de  ma  vie  active,  et  je  souhaite,  après  ma  mort, 
laisser  ce  défi  porté  aux  jugemens  de  ceux  qui  considèrent  le  glorieux  empire 
qu'une  dispensation  inconcevable  de  la  divine  Providence  a  mis  dans  nos 
mains — uniquement  comme  un  moyen  de  satisfaire,  pour  le  plus  vil  des  buts, 
les  plus  viles  de  leurs  passions...  Je  me  reproche  extrêmement  de  n'avoir  pas 
employé  l'année  dernière  à  cet  ouvrage,  et  je  demande  pardon  à  Dieu  de  ma 
négligence.  J'avais  encore  assez  de  forces  pour  le  faire,  si  je  n'en  avais  perdu 
en  de  compromettantes  querelles  avec  l'indolence  qui  s'endort  et  oublie,  et  si  je 
n'avais  employé  quelques-uns  des  momens  où  je  me  sentais  renaître  à  l'acti- 
vité de  l'âme  en  faibles  efforts  pour  relever  ce  peuple  imbécile  et  léger  des 
châtimens  que  sa  néghgence  et  sa  stupidité  ont  attirés  sur  lui  pour  ses  ini- 
quités et  ses  oppressions  systématiques.  Mais  vous  êtes  fait  pour  continuer 
tout  ce  que  j'ai  fait  de  bien  et  pour  l'augmenter  encore,  grâce  aux  ressources 
variées  d'une  âme  fertile  en  vertus  et  cultivée  par  mille  sortes  de  connais- 
sances et  de  talens  en  toutes  choses.  Faites  sentir  la  cruauté  de  cet  acquitte- 
ment prétendu,  mais  en  réalité  de  cette  barbare  et  inhumaine  condamnation 
de  tribus  et  de  peuples,  et  de  toutes  les  classes  qui  composent  ces  peuples.  Si 
jamais  l'Europe  recouvre  sa  civilisation,  cet  ouvrage  sera  utile.  Souvenez-vous  ! 
souvenez-vous  !  souvenez -vous  !  » 

Au  même  moment,  le  duc  de  Portland  entra  dans  le  cabinet  comme 
secrétaire  d'état  de  l'intérieur;  lord  Fitzwilliam  suivit  son  exemple, 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES    ÉCRITS.  ^73 

et  Windham  fut  secrétiaire  de  la  guerre;  Burke  fit  élire  son  fils  à  sa 
place  par  le  bourg  de  Malton,  et  l'on  disait  que  lui-même  devait  être 
élevé  à  la  pairie. 

Cependant  de  cruelles  épreuves  lui  étaient  réservées,  qui  devaient 
condamner  ses  derniers  jours  à  la.  retraite  et  à  la  douleur.  11  avait 
perdu  beaucoup  d'amis  :  Reynolds  et  Shackleton  en  1792;  Richard, 
son  frère,  en  février  179/i,  qui  toute  sa  vie  l'avait  aimé  avec  dévoue- 
ment. C'est  lui  ou  son  cousin  qui  fit,  d'une  adresse  de  Brissot  à  ses 
commettans,  une  traduction  que  Burke  publia  avec  une  préface  vive- 
ment écrite  contre  les  jacobins  et  les  girondins.  Il  y  poursuit  sa  guerre 
obstinée  contre  tous  les  partis  révolutionnaires  modérés.  Après  la  perte 
de  son  frère,  il  lui  restait  son  fils,  sa  consolation  et  son  orgueil.  Une 
triste  réflexion  se  présente  souvent  à  l'auteur  ou  au  lecteur  d'une 
biographie.  Combien  le  sentiment  ou  l'événement  qui  a  le  plus  for- 
tement ébranlé  le  cœur  d'un  homme  tient  peu  de  place  quelquefois 
dans  les  pages  oii  l'on  écrit  sa  vie!  Un  voyage  curieux,  une  anec- 
dote piquante,  la  critique  d'une  brochure,  l'explication  d'une  dé- 
marche politique,  exigent  ou  permettent  souvent  que  l'écrivain  in- 
siste et  s'étende,  et  la  postérité  ne  regrette  pas  d'apprendre  avec 
détail  ce  qui  peut-être  n'avait  laissé  qu'un  indifférent  souvenir  à 
celui  dont  elle  lit  l'histoire,  tandis  que  l'émotion  cruelle,  le  déchire- 
ment de  cœur,  le  malheur  personnel  qui  a  bouleversé  son  âme  ou 
son  existence  se  raconte  en  deux  lignes,  et  n'arrache  pas  au  lecteur 
une  seconde  de  sensibilité  ou  d'attention.  Le  coup  le  plus  terrible, 
que  Burke  éprouva  fut  la  mort  de  son  fils.  Les  dernières  années  de 
sa  vie  en  furent  tristement  obscurcies.  Et  pourtant  que  nous  importe 
aujourd'hui?  Pourrions-nous  sans  affectation  recueillir  dans  les  lettres 
qui  sont  sous  nos  yeux  quelques  traits  épars  pour  en  composer  un  lu- 
gubre tableau  d'intérieur,  celui  du  désespoir  d'un  père  arraché,  par 
la  mort  inattendue  de  son  fils,  aux  espérances  et  aux  illusions  que  les 
progrès  lents  d'un  mal  cruel  auraient  dû  dès  longtemps  dissiper?  A 
peine  pouvons-nous  dire  que  le  jeune  Richard  Burke,  atteint  mortel- 
lement, s'avançait  vers  le  terme  fatal  sans  que  son  père,  pieusement 
trompé,  s'en  aperçût.  Ce  n'est  que  dans  les  derniers  jours  qu'il  vit 
le  danger.  Il  ne  quitta  plus  son  fils,  qui,  peu  de  momens  avant  d'ex- 
pirer, lui  disait  :  «  Parlez-moi,  mon  père,  parlez-moi  de  religion, 
parlez-moi  de  morale,  parlez-moi  de  choses  indifférentes,  je  prends 
plaisir  à  tout  ce  que  vous  me  dites.  » 

Le  désespoir  de  Burke  dura  autant  que  sa  vie,  mais  son  esprit  ne 
s'éteignit  point,  et  resta  ouvert  à  toutes  les  inspirations  qui  l'ani- 
maient depuis  cinq  années.  Il  continua  de  suivre  d'un  œil  triste  et 
vigilant  les  convulsions  de  cette  société  européenne  dont  il  avait  prédit 
la  crise  et  les  périls.  Il  continua  de  s'occuper  avec  zèle  des  affaires 

TOME    I,  31 


h7!l  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  catholiques  irlandais.  C'était  ce  qui  avait  rempli  les  dernières 
années  de  son  fils,  mort  secrétaire  du  comte  Fitzwilliam,  le  nouveau 
lord  lieutenant  de  l'Irlande.  Nous  avons,  des  premiers  mois  de  1795, 
deux  lettres  que  Burke  publia  sur  cet  important  sujet,  l'une  à  William 
Smith,  membre  du  parlement  irlandais,  l'autre  à  sir  Hercules  Lan- 
grishe.  Il  y  rattache  l'intérêt  des  catholiques  à  la  guerre  qu'il  fait  aux 
jacobins.  —  La  religion  n'a  pas  de  plus  grands  ennemis.  Ils  la  pour- 
suivent sous  toutes  ses  formes,  dans  toutes  les  sectes.  Contre  eux, 
toutes  les  religions  sont  solidaires;  toutes  en  effet  reposent  sur  la 
tradition,  sur  les  souvenirs  de  famille,  sur  le  respect  des  aïeux.  Il  faut 
donc  les  défendre  contre  les  ennemis  de  toutes  ces  choses,  et  ne  pas 
travailler  pour  eux  en  opprimant  le  catholicisme,  qui  est  en  Irlande, 
comme  le  presbytérianisme  en  Ecosse,  la  meilleure  bamère  contre  le 
jacobinisme.  — Ces  raisonnemens  ont  leur  force,  mais  ils  sont  purement 
politiques,  et  n'indiquent  pas  un  fidèle  vivement  attaché  aux  articles 
spéciaux  de  sa  croyance.  En  tout  temps,  dans  tous  ses  écrits,  Burke, 
quoiqu'il  tînt  à  la  foi  chrétienne  assez  pour  confondre  sous  le  nom  d'a- 
thées tous  ceux  qui  s'en  écartent,  ne  paraît  pas  avoir  eu  en  matière  de 
dogmes  une  préférence  raisonnée  ni  même  une  connaissance  appro- 
fondie. Il  semble  regarder  ces  différences  comme  de  pures  questions 
de  controverse  ou  comme  des  aCcidens  de  la  nationalité.  Le  protes- 
tantisme anglican  est  sacré  pour  lui ,  mais  pas  beaucoup  plus  que 
toutes  les  institutions  à  l'ombre  desquelles  a  vécu  et  grandi  son  pays. 
Il  est  protestant  comme  il  est  Anglais;  je  dirais  presque  qu'il  est  chré- 
tien comme  il  est  européen.  Aussi  tout  esprit  de  prosélytisme  lui  est- 
il  étranger,  tout  fanatisme  lui  paraît-il  odieux,  excepté  quand  la  reli- 
gion lui  semble  attaquée  comme  garantie  sociale.  Son  louable  zèle 
pour  tout  ce  qui  fait  l'honneur  et  la  force  des  sociétés  humaines  peut 
s'exalter  alors  au  point  de  prendre  quelques  traits  du  fanatisme.  Tou- 
tefois rien  dans  ces  sentimens  ne  pouvait  le  rendre  accessible  aux  hai- 
neux préjugés  qui  si  longtemps  ont  opprimé  l'Irlande,  et  qui  même 
ont  fini  par  pervertir  son  sens  politique  à  force  de  f  opprimer.  Il  y 
avait  une  puissance  à  laquelle  il  accusait  M.  Pitt  de  trop  sacrifier,  et 
qu'il  appelait  le  /ob.  C'est  quelque  chose  comme  l'agiotage,  ou  l'in- 
trigue appliquée  aux  affaires  publiques  dans  un  intérêt  de  lucre.  II 
s'en  prenait  au/oè  du  crédit  de  la  compagnie  des  Indes  et  de  toutes 
les  iniquités  que  ce  crédit  protégeait.  C'était  \ejob  encore  qui,  sui- 
vant lui,  exploitait  l'Irlande  et  l'opprimait  pour  Lexploiter.  C'est  à 
ses  détestables  calculs  qu'il  imputait  le  système  de  vexation  qui  avait 
«  poussé  le  catholicisme  à  un  jacobinisme  contre  nature,  pour  accroître 
le  pouvoir  de  la  junte  perverse  et  folle  à  laquelle  l'Irlande  était  livrée 
comme  une  ferme.  »  —  «  L'opposition  jacobine,  écrivait-il  au  docteur 
Laurence,  s'empare  de  cela  pour  exciter  la  sédition  en  Irlande,  et 


BURKE,    SA   VIE    ET   SES   ÉCRITS.  !\7b 

le  ministère  jacobin  s'en  sert  pour  maintenir  la  tyrannie  dans  le 
même  pays...  Je  commence,  en  vérité,  à  croire  que  M.  Pitt  est  fou.  » 
Aussi  ne  vit-il  pas  sans  regret  le  rappel  de  lord  Fitzwilliam  après 
une  trop  courte  administration. 

Dans  un  débat  que  provoqua  ce  rappel  à  la  chambre  des  lords 
(mai  1795) ,  quelques  traits  furent  lancés  contre  Burke,  qui  se  réveilla 
pour  écrire  à  William  Elliot  une  lettre  où  il  n'épargne  pas  les  sar- 
casmes à  ceux  qui  l'ont  attaqué.  C'était  un  noble  duc,  —  probable- 
ment le  duc  de  Bedford,  —  c'était  aussi  le  grand  avocat  Erskine, 
qui  avaient  mêlé  son  nom  aux  toasts  d'un  club.  Il  s'amuse  à  les 
mettre  sur  la  même  ligne  que  Thomas  Payne,  et  ni  l'âge  ni  la  douleur 
ne  paraissent  avoir  refroidi  sa  verve.  Il  semble  seulement  que  son 
style  ait  pris  plus  d'âcreté.  Il  en  donna  bientôt  une  nouvelle  preuve. 

Aux  chagrins  de  l'âme,  aux  ennuis  d'une  santé  délicate,  se  joi- 
gnaient pour  lui  ceux  d'une  fortune  en  désordre.  Il  n'avait  jamais 
été  riche,  et  il  avait  mené  sans  luxe  une  vie  facile.  Ses  lettres  con- 
tiennent des  passages  pénibles  à  lire  sur  sa  situation.  Il  s'était  dé- 
cidé à  ne  plus  quitter  la  campagne,  lorsqu'il  reçut  une  lettre  minis- 
térielle qui  l'informait  qu'une  pension  de  1,500  livres  sterling  lui 
était  accordée  sur  la  liste  civile.  Pitt  lui  annonça  peu  après  une  autre 
indemnité  de  2,500  livres  affectée  sur  le  fonds  du  à  et  demi  pour  100, 
en  ajoutant  que  c'était  par  la  volonté  du  roi,  et  qu'il  soumettrait  plus 
tard  l'affaire  au  parlement.  Cependant  jamais  il  ne  voulut  donner 
suite  à  cette  promesse.  Peut-être  lui  répugnait-il  d'affronter  une  dis- 
cussion pour  un  homme  dont  les  opinions  dépassaient  les  siennes,  et 
qu'il  ne  voulait  ni  défendre  en  tout  ni  désavouer  en  rien.  La  pen- 
sion n'en  fut  pas  moins  attaquée  à  la  chambre  des  lords  par  le  duc 
de  Bedford  et  lord  Lauderdale  (179(5).  Vivement  offensé,  Burke  ré- 
pondit par  sa  Lettre  à  un  noble  lord,  le  plus  violent  et  non  le  moindre 
de  ses  écrits.  Du  haut  de  la  fortune  princière  d'un  des  premiers  pairs 
du  royaume  disputer  une  libéralité  du  roi  ou  de  l'état  à  un  vieillard 
pauvre,  triste,  souffrant,  illustré  par  de  grands  talens  et  de  réels  ser- 
vices, uniquement  parce  que  ce  don  peut  paraître  la  récompense 
d'opinions  qu'on  désapprouve;  le  lui  reprocher  comme  le  salaire  de 
l'apostasie  et  le  prix  de  la  défection,  c'est  manquer  à  la  dignité  et  à 
la  justice;  c'est  une  de  ces  violences  de  l'esprit  de  parti  dont  Fox 
aurait  rougi  d'être  témoin  dans  la  chambre  des  communes,  et  qui 
vraiment  ne  peut  s'expliquer  que  si  le  duc  de  Bedford,  partageant 
une  erreur  commune,  croyait  encore  dans  Burke  atteindre  Junius  et 
venger  contre  un  diffamateur  la  mémoire  de  son  grand-père.  Mais,  si 
telle  était  son  espérance,  qu'elle  a  été  déçue!  si  telle  était  son  er- 
reur, qu'il  a  dû  s'y  sentir  confirmer  en  reconnaissant  son  ennemi! 
La  réponse  de  Burke  est  digne  de  Junius.  Burke,  qui  avait  quitté 


A76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Londres  pour  jamais,  qui  vivait  dans  la  retraite  et  la  tristesse,  était 
autorisé  peut-être  à  la  vengeance  :  la  sienne  fut  terrible.  Pour  la 
verve,  l'ironie,  la  vigueur,  le  trait,  sa  lettre  est  des  plus  remar- 
quables. Il  parle  dignement  de  ses  travaux  et  de  sa  vie.  Il  rétorque 
contre  le  grand  seigneur  la  gigantesque  fortune  que  la  faveur  de  cour 
a  faite  à  ses  ancêtres,  et  il  le  met  aux  prises  lui,  son  rang,  ses  titres, 
ses  palais  et  ses  domaines,  avec  la  faction  niveleuse  dont  il  l'accase 
d'être  le  courtisan.  On  conçoit  en  lisant  cette  lettre  que  Prior  ait  pu 
l'appeler  le  chef-d'œuvre  de  la  prose  anglaise.  Ce  qui  étonne  surtout, 
c'est  l'excessive  vivacité  d'imagination  et  d'esprit  qu'elle  manifeste 
chez  le  triste  et  souffrant  solitaire  de  Beaconsfield.  M.  Macaulay 
remarque  avec  raison  qu'il  est  singulier  que  V Essai  svr  le  beau  et 
le  sublime  et  la  Lettre  à  un  noble  lord  soient  les  ouvrages  du  même 
auteur,  et  plus  étrange  encore  que  \ Essai  soit  une  production  de  sa 
jeunesse,  et  la  Lettre  l'œuvre  de  ses  vieux  jours.  «  Le  même  homme, 
dit-il,  qui,  en  vieillissant,  discutait  des  traités  et  des  tarifs  dans  un 
style  de  roman,  avait  écrit  sur  la  beauté  dans  la  langue  d'un  rapport 
au  parlement.  » 

Un  mérite  égal,  mais  différent,  brille  dans  quelques  pages  sur  la 
disette  qu'il  adressa  vers  cette  époque  au  premier  ministre.  On  a  ob- 
servé que,  dans  les  matières  économiques,  la  rectitude  de  son  esprit 
ne  se  démentit  jamais.  Les  systèmes  de  réglementation  n'étaient  point 
de  son  goût,  et  la  question  des  subsistances  est  une  de  celles  où  ils 
exerçaient  la  plus  fâcheuse  influence.  Cependant  l'insufTisance  des 
produits  nécessaires  à  la  vie  est,  de  tous  les  accidens  économiques, 
celui  qui  engendre  le  plus  de  maux  réels  et  imaginaires,  et  porte  le 
plus  puissamment  les  masses  souffrantes  à  réclamer  l'intervention 
du  gouvernement.  C'est  ce  qui  arrivait  en  ce  moment  au  ministère, 
et  c'est  pour  le  fortifier  contre  toute  tentation  d'accorder  aux  alarmes 
publiques  des  mesures  inefficaces  ou  dangereuses  que  Burke  prend 
la  plume.  Il  traite  la  question  avec  la  triple  compétence  d'un  agri- 
culteur, d'un  législateur  et  d'un  politique.  Cette  courte  dissertation 
est  encore  excellente  aujourd'hui.  Il  la  termine  par  une  observation 
d'une  grande  portée.  <(  Un  des  plus  beaux  problèmes  de  législation, 
dit-il,  qui  l'aient  occupé  du  temps  que  c'était  son  métier,  est  celui-ci  : 
Qu'est-ce  que  l'état  doit  prendre  sur  lui  de  diriger  par  la  sagesse 
publique,  ou,  réduisant  son  intervention  aux  moindres  termes, 
abandonner  à  la  discrétion  des  individus?  Autant  qu'une  ligne  de 
démarcation  peut  être  tracée,  et  toute  règle  à  cet  égard  admet,  au 
moins  par  circonstance,  nombre  d'exceptions,  le  gouvernement  ne 
doit  se  réserver  que  les  affaires  de  l'état  et  des  corps  qui  tiennent 
de  lui  l'existence  :  ainsi  l'établissement  extérieur  de  la  religion,  la 
magistrature,  l'armée,  les  finances,  tout  ce  qui  est  vraiment  public. 


BURKE,    SA   YIE    ET    SES   ÉCRITS.  577 

Dans  sa  police  préventive,  il  ne  doit  se  montrer  qu'avec  réserve;  s'il 
descend  de  l'état  à  la  province,  de  la  province  à  la  paroisse,  de  la 
paroisse  à  la  maison,  il  marche  à  sa  perte.  Aucun  gouvernement 
n'est,  sous  ce  rapport,  resté  dans  la  mesure,  et  si,  par  exemple,  les 
jacobins  ont  prévalu  contre  une  antique  monarchie,  c'est  qu'ils  ont 
usé  des  armes  que  leur  ont  fournies  ses  fautes.  Or  la  plus  grande 
de  ses  fautes,  son  vice  capital  était  un  insatiable  besoin  de  trop  gou- 
verner. De  là  en  partie  la  révolution.  »  Que  dirait-on  de  mieux  au- 
jourd'hui? 

Burke  concluait  que  si  un  gouvernement  ne  voulait  sentir  bientôt 
sa  faiblesse,  il  devait  ménager  sa  force,  et  surtout  ne  pas  s'épuiser  en 
vains  efforts  pour  garantir  la  subsistance  du  peuple.  Ces  sages  idées, 
il  y  revient  dans  une  de  ses  dernières  lettres  adressées  à  Arthur 
Young.  11  s'y  montre  ennemi  des  mesures  restrictives  en  matière 
d'approvisionnement,  et  les  hommes  d'état  de  l'Angleterre  aimeront 
à  en  conclure  qu'il  les  eût  secondés  dans  leur  généreuse  réforme  des 
lois  commerciales  de  leur  patrie.  Heureux  s'il  n'avait  eu  à  donner 
que  de  tels  conseils  à  son  gouvernement!  mais  notre  siècle  en  ré- 
clame de  plus  difficiles  et  de  plus  périlleux ,  et  Burke  s'était  jeté 
tête  baissée  dans  la  fournaise  qui  consume  tout.  Son  esprit  soutenait 
une  lutte  désespérée  contre  la  révolution  française,  et  sa  prétention 
était  que  son  pays  fît  avec  les  armes  tout  ce  qu'il  croyait  accomplir 
avec  son  esprit.  Son  exaltation  était  encore  accrue  par  la  pitié  res- 
pectueuse qu'une  âme  telle  que  la  sienne  devait  porter  au  malheur. 
Tous  les  proscrits  venaient  à  lui.  Avant  de  quitter  Londres,  il  avait 
reçu  avec  reconnaissance  la  visite  du  comte  d'Artois  et  de  ses  fds. 
Plus  que  jamais  il  se  sentait  animé  à  prêcher  la  croisade  contre  la 
France,  et  plus  que  jamais  l'armée  sainte  semblait  loin  d'escalader 
les  murs  de  Jérusalem.  La  conquête  de  la  France  intimidait  au  lieu 
d'exciter  les  puissances  européennes.  Le  roi  de  Prusse  s'était  retiré 
de  la  coalition.  La  guerre,  qui  devait  être  courte,  se  prolongeait  ou 
n'amenait  que  des  mécomptes  et  des  revers.  L'Angleterre  avait  bien 
obtenu  des  résultats  dans  le  Nouveau-Monde  et  dans  l'Inde;  mais 
elle  se  sentait  à  regret  engagée  dans  la  lutte  du  continent  euro- 
péen; ses  hens  avec  l'Autriche  la  retenaient  seuls  :  elle  aspirait  à 
s'en  affranchir  sans  les  rompre,  et  à  profiter  de  sa  situation,  qui  lui 
permettait  de  négocier  séparément,  pour  ménager  la  paix  générale. 
L'esprit  public  n'avait  jamais  bien  ardemment  soutenu  la  guerre; 
l'état  des  finances  et  du  commerce  en  faisait  souhaiter  la  fin.  Le 
gouvernement  du  directoire  était  de  ceux  avec  lesquels  on  pouvait 
traiter;  contre  lui  ne  se  soulevaient  pas  les  sentimens  passionnés  que 
révoltait  le  régime  de  la  terreur.  Attentif  à  suivre  le  mouvement  de 


478  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'opinion,  surtout  dans  son  propre  parti,  Pitt  désirait  la  paix  malgré 
quelques-uns  de  ses  collègues,  malgré  lord  Grenville  lui-même.  Il 
était  disposé  à  d'assez  grands  sacrifices,  et  le  directoire,  s'il  eût  été 
sensé,  pouvait  traiter  à  de  glorieuses  conditions.  Après  quelques  ou- 
vertures indirectes,  un  plénipotentiaire  partit  pour  Paris.  Les  mé- 
moires de  ce  diplomate,  lord  Malmesbury,  ont  été  publiés,  et  l'on  ne 
peut  plus  douter  de  la  réalité,  de  l'ardeur  même  des  dispositions 
pacifiques  du  premier  ministre.  On  y  voit,  par  les  lettres  de  Canning, 
alors  son  confident  intime,  qu'il  croyait  que  l'Angleterre  n'était  plus 
moralement  en  état  de  continuer  les  hostilités.  Quoiqu'il  dissimulât 
ce  découragement,  on  le  devinait,  et  les  amis  de  Burke,  pour  qui  la 
guerre  était  une  affaire  de  principe,  ne  pouvaient  contenir  leur  indi- 
gnation :  «  Pitt,  écrivait  lord  Fitzwilliam,  a  fait  la  guerre  pour 
gagner  un  duc,  et  il  courtise  la  paix  pour  conserver  un  gentilhomme 
campagnard;  il  n'est  ni  jacobin  ni  royaliste.  »  —  a  L'esprit  monar- 
chique de  ses  amis  ne  brûle  pas,  écrivait  Windham,  avec  une  flamme 
bien  brillante.  »  De  ces  amis-là  étaient  Wilberforce  et  les  siens,  que 
Windham  appelle,  dans  une  de  ses  lettres,  des  comédiens  de  vertu, 
simulais  of  virtue.  On  disait  que  lord  Malmesbury  avait  mis  beau- 
coup de  temps  à  se  rendre  à  Paris  :  «  Je  le  crois  bien,  répondit  Burke; 
il  a  fait  toute  la  route  à  genoux.  »  C'est  dans  ces  circonstances,  et 
quoique  le  parlement  eût,  en  s' ouvrant  au  mois  d'octobre  1796,  salué 
d'une  approbation  unanime  les  intentions  pacifiques  du  gouverne- 
ment, que  Burke  écrivait  ses  quatre  lettres  sur  une  paix  régicide. 

C'est  son  dernier  ouvrage;  il  ne  l'a  même  pas  achevé.  Les  deux 
premières  lettres  seules  furent  imprimées  de  son  vivant,  et  la  qua- 
trième n'est  pas  finie.  On  y  retrouve  tout  son  talent,  et  quelques  par- 
ties égalent  ce  qu'il  a  fait  de  meilleur.  Le  titre  est  déclamatoire, 
mais  l'ouvrage  ne  l'est  pas  dans  son  ensemble  autant  qu'on  pour- 
rait le  craindre.  Burke  ne  pouvait  s'empêcher  de  reconnaître  qu'un 
mouvement  d'opinion  se  prononçait  pour  la  paix.  Il  compare  ce  mou- 
vement à  celui  qui  arracha,  en  1739,  la  guerre  avec  l'Espagne  à  sir 
Robert  Walpole.  Il  le  trouve  donc  factice,  irréfléchi,  il  l'impute  aux 
manœuvres  de  l'opposition;  mais  pour  empêcher  que  le  public  et  le 
pouvoir  n'en  soient  dupes,  il  faut  leur  parler  raison,  il  faut  leur  mon- 
trer à  quelles  humiliations  les  expose,  et  en  pure  perte,  l'arrogance 
de  la  république  française.  Il  faut  rappeler  que  l'Angleterre  n'est  pas 
dans  l'usage  de  sacrifier  l'avenir  au  présent,  et  de  préférer  son  bien- 
être  à  son  devoir,  son  repos  à  sa  grandeur.  Burke  s'acquitte  à  mer- 
veille de  cette  tâche;  il  s'arme  habilement  du  grand  exemple  de  Guil- 
laume III,  et,  son  idée  fondamentale  une  fois  admise,  on  ne  peut  nier 
qu'il  ne  défende  sa  cause  par  la  politique  et  par  l'histoire  avec  une 


BURKE,    SA    YIE    ET    SES   ÉCRITS.  h7Q 

supériorité  digne  de  ses  plus  beaux  temps.  Il  y  a  là  des  pages  vrai- 
ment écrites  de  la  main  d'un  homme  d'état,  et  que  tout  homme  d'état 
ferait  bien  de  lire  encore. 

Un  tel  ouvrage  était  dirigé  contre  Pitt.  C'est  lui  qu'il  attaque  lors- 
qu'il parle  de  l'affectation  à  déplorer  la  guerre,  à  ne  pas  la  vouloir, 
même  en  la  faisant,  de  la  prudence  qui  ménage  toutes  les  opinions, 
qui  s'assure  les  moyens  de  revenir  toujours  sur  ses  pas.  C'est  à  lui 
qu'il  pense  en  peignant  ceux  «qui,  froids  comme  la  glace,  n'ont  jamais 
su  allumer  au  fond  des  cœurs  une  étincelle  du  zèle  nécessaire  pour 
lutter  contre  un  zèle  opposé,  qui  n'ont  jamais  répondu  aux  préten- 
dues exigences  de  l'opinion  populaire  que  par  des  argumens  flasques 
et  languissans,  faibles  et  évasifs,  qui  n'ont  rien  fait  pour  inspirer 
à  tous  cet  esprit  de  persévérance  et  d'opiniâtreté  qui  seul  peut  sou- 
tenir les  vicissitudes  de  la  fortune  dans  une  longue  guerre.  »  Vaine- 
ment à  la  fm  de  la  lettre  s'excuse-t-il  auprès  de  Pitt,  le  loue-t-il  de 
ce  qu'il  a  fait,  lui  demande-t-il  uniquement  d'être  fidèle  à  ses  pro- 
pres exemples,  et  lui  promet-il,  au  jour  du  péril,  d'aller  mourir  à 
ses  côtés;  assurément  l'altier  ministre,  dans  le  fond  du  cœur,  ne  lui 
pardonna  jamais. 

Quoique  nous  ayons  une  lettre  de  Burke  où  il  se  faisait  excuser 
auprès  de  Canning,  qui  avait  loué  son  ouvrage,  de  s'être  exprimé  sur 
M.  Pitt  avec  un  peu  d'âpreté,  il  persista.  On  lui  disait  un  jour  que 
les  négociations  réussiraient  peut-être,  et  que  la  révolution  finirait. 
«  La  fin  de  la  révolution!  s'écria-t-il,  la  révolution  finir!  elle  est  à 
peine  commencée.  Jusqu'ici  vous  n'avez  entendu  que  l'ouverture; 
vous  allez  entendre  les  acteurs  à  présent;  mais  ni  vous  ni  moi  nous 
ne  verrons  le  dénouement  du  drame.  »  La  paix  ne  se  fit  pas  ;  lord 
Malmesbury  quitta  la  France  au  mois  de  décembre,  et  quant  à  la  fin 
de  la  révolution,  on  sait  ce  qui  en  est  advenu. 

En  1797,  les  Observations  sur  la  conduite  de  la  minorité  parvin- 
rent inopinément  à  la  connaissance  du  public.  On  a  dit  qu'un  copiste 
infidèle,  nommé  Swift,  les  avait  livrées  à  l'impression  sous  ce  titre  : 
Cinquante-quatre  chefs  d  accusation  contre  le  très-honorable  Charles- 
James  Fox.  Ce  fut,  comme  on  pense  bien,  un  grand  scandale,  et  qui 
pèse  encore  sur  la  mémoire  de  Burke.  Cependant  il  s'empressa  de  dés- 
avouer la  publication  et  d'adresser  une  requête  au  chancelier  pour 
qu'il  y  fût  mis  obstacle.  —  Ce  n'était,  disait-il,  qu'une  lettre  privée, 
—  bien  longue  en  vérité  et  bien  politique.  Mais  cette  lettre  privée  n'é-* 
tait  pas  destinée  à  être  anéantie,  et  elle  est  une  œuvre  de  haine  plus 
calculée  qu'il  ne  faudrait  pour  qu'on  l'attribuât  uniquement  à  l'en- 
traînement de  la  polémique.  Nous  ne  pouvons  dire  qu'une  chose,  c'est 
que  Burke  croyait  sincèrement  défendre  la  cause  des  honnêtes  gens^ 
11  nous  a  été  imposé  de  voir  tant  d'exemples  de  l'empire  de  certains 


A80  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sentimens  de  terreur  et  d'indignation  sur  les  meilleurs  cœurs  et  les 
meilleurs  esprits,  que  nous  ne  parlerons  qu'avec  réserve  de  ces  excès 
de  pensée  et  de  parole  où  fut  entraîné  un  homme  assurément  digne 
des  respects  de  son  pays.  L'expérience  des  troubles  civils  nous  a  en- 
seigné l'indulgence,  si  elle  ne  nous  l'a  pas  toujours  obtenue.  Toutefois 
les  contemporains  de  Burke,  habitués  à  un  certain  sang-froid,  à  une 
certaine  mesure,  même  dans  la  passion,  en  jugèrent  autrement.  Ils 
ne  purent  concevoir  tant  de  violence  et  de  prévention,  et  on  accueillit 
assez  facilement  un  bruit  répandu,  soit  pour  l'excuser,  soit  pour 
le  discréditer  :  on  répéta  que  sa  raison  était  altérée.  Burke  n'était 
que  malheureux,  faible  et  passionné.  Il  était  en  proie  à  cette  fixité 
d'idées  que  subit  une  vive  imagination  dans  une  nature  qui  décline, 
à  cette  misanthropie  amère  qui  suit  la  douleur  et  la  vieillesse,  et  mal- 
gré cent  erreurs  et  de  violens  préjugés  il  avait  assez  raison  pour  par- 
ler encore  le  langage  imposant  et  irrité  d'un  prophète  méconnu.  C'est 
un  magnifique  fou,  disait-on  devant  Fox  [a  splendid  madmaji) .  «In- 
sensé ou  inspiré,  répondit  Fox;  le  destin  semble  avoir  décidé  qu'il 
serait  un  prophète  politique  comme  il  ne  s'en  rencontre  guère.  »  Mais 
il  était  arrivé  au  terme  fatal;  ses  forces  tombèrent  tout  d'un  coup; 
il  comprit  le  sens  de  ce  triste  avertissement.  Sans  espérer  de  guéri- 
son,  il  chercha  du  soulagement.  Il  se  fit  porter  aux  eaux  de  Bath,  et 
n'obtint  aucune  amélioration.  Il  ne  songea  plus  qu'à  retourner  à 
Beaconsfield,  où  il  voulait  mourir.  C'était  le  lieu  qu'il  chérissait, 
où  s'étaient  écoulées  ses  heures  les  plus  douces,  où  son  frère  et  son 
lils  étaient  ensevelis.  Son  mal  était  une  maladie  du  cœur,  dont  les 
progrès  ne  laissaient  pas  d'espoir.  Au  milieu  des  langueurs  et  des 
angoisses  de  son  état,  il  se  ranimait  dès  qu'il  entendait  un  mot  sur  les 
affaires  publiques,  et  retrouvait  un  peu  d'ardeur  et  d'éloquence  :  cette 
passion  mourait  la  dernière;  sur  tout  le  reste,  il  était  calme.  Peu  de 
temps  avant  de  finir,  il  s'occupa  de  quelques  amis,  leur  envoya  des 
marques  de  souvenir,  disant  qu'il  pardonnait,  demandant  à  être 
pardonné;  puis  il  entendit  la  lecture  de  quelques  pages  d'Addison 
touchant  des  sujets  religieux ,  et,  pendant  qu'on  le  portait  sur  son 
lit,  il  expira  (9  juillet  1797).  Il  était  âgé  de  soixante-huit  ans. 

On  vient  de  lire  qu'il  pardonna.  Cependant,  avant  le  jour  suprême, 
Fox,  ayant  appris  de  lord  Fitzwilliam  la  gravité  de  son  état,  écrivit 
à  M""^  Burke.  Celle-ci  répondit  par  un  billet  que  la  rupture  avait 
sans  doute  coûté  au  cœur  de  son  mari,  mais  que,  quel  que  fût  le 
temps  qu'il  lui  restât  à  vivre,  il  pensait  qu'il  devait  vivre  pour  les 
autres  et  non  pour  lui-même,  que  les  principes  qu'il  s'était  efforcé 
de  maintenir  étaient  essentiels  au  bonheur  et  à  la  dignité  de  son  pays, 
et  ne  pouvaient  recevoir  de  force  que  par  la  persuasion  générale  où 
l'on  serait  de  sa  sincérité.  Ainsi  il  refusait  une  dernière  entrevue, 


BURKE,    SA    \IE    ET   SES   ÉCRITS.  481 

voulant  que  sa  mort  fût  un  argument  en  faveur  des  opinions  qui 
avaient  passionné  ses  dernières  années.  Au  parlement,  Fox  demanda 
en  quelques  paroles  émouvantes  qu'il  fût  enseveli  avec  des  honneurs 
publics  à  l'abbaye  de  Westminster;  mais,  par  une  clause  expresse  de 
son  testament,  Burke  avait  prescrit  qu'on  l'enterrât  à  Beaconsfield, 
auprès  de  son  frère  et  de  son  fils,  avec  la  plus  grande  simplicité. 

Il  nous  reste  peu  à  dire,  et  les  réflexions  qui  nous  ont  échappé  en 
racontant  sa  vie  indiquent  assez  quelle  est  notre  opinion  sur  cet  homme 
remarquable.  Nous  avons  laissé  voir  toutes  ses  bonnes  qualités.  C'é- 
tait une  âme  élevée,  mais  irritable,  un  cœur  ouvert,  sensible,  mais 
extrême  dans  ses  sentimens,  et  que  l'indignation  pouvait  conduire 
jusqu'à  la  haine.  Franc,  désintéressé,  capable  de  générosité,  quoique 
la  générosité  lui  coûtât,  ardent  pour  la  justice,  quoique  souvent 
injuste,  il  a  porté  dans  les  affaires,  publiques  ces  motifs  de  haute 
moralité  qui  ennoblissent  les  torts  mêmes  qu'ils  ne  préviennent  pas, 
et  peu  d'hommes  publics  se  sont  attachés  davantage  à  soumettre  la 
politique  aux  principes  universels  de  l'honnêteté  et  de  l'humanité. 
Par  là  surtout,  par  la  dignité  de  ses  idées  et  la  sévérité  de  ses  dis- 
cours, il  a  certainement  contribué  à  élever  le  niveau  moral  du  monde 
où  il  vivait,  et  je  le  regarde  sous  ce  rapport  comme  un  des  plus  vrais 
réformateurs  du  parlement  britannique. 

Les  hommes  de  ce  caractère  réservent  toutes  leurs  passions  pour 
les  affaires  publiques.  C'est  dans  le  sénat  qu'ils  ont  leurs  inégalités, 
leurs  inimitiés,  leurs  violences.  Il  faut  aux  choses  une  certaine  gran- 
deur pour  les  émouvoir,  au  point  de  les  arracher  par  instans  à  leur 
bonté  native.  Dans  la  vie  privée,  ils  n'ont  presque  toujours  que  leurs 
qualités.  L'existence  intérieure  de  Burke  fut  pure  et  douce.  Il  était 
au-dessus  de  toutes  ces  petitesses  qui  agitent  les  âmes  communes,  de 
tous  ces  sordides  intérêts  qui  les  dégradent.  Sincère,  affectueux,  ten- 
dre même,  il  donna  et  reçut  le  bonheur.  La  femme  qu'il  avait  choisie 
justifia  son  choix;  avec  beaucoup  de  grâce,  il  avait  écrit  pour  elle  son 
Idée  d'une  femme  parfaite,  et  il  persista  dans  cette  idée.  On  a  vu 
combien  il  aimait  le  fils  dont  la  mort  laissa  dans  son  cœur  une  si 
large  et  incurable  plaie.  Son  frère  Richard,  tous  ses  autres  amis  le 
chérissaient  en  l'admirant,  et  son  commerce  empruntait  un  grand 
charme  d'une  conversation  facile,  attachante,  toujours  aux  ordres  de 
son  esprit.  Souvent  sérieuse,  parfois  enjouée,  jamais  frivole,  elle 
captivait  moins  par  des  saillies  piquantes  que  par  l'abondance  des 
idées  et  la  variété  des  points  de  vue.  Johnson  mettait  la  conversation 
de  Burke  au-dessus  de  ses  ouvrages,  tout  en  remarquant  qu'il  avait 
peu  de  traits.  Sa  vivacité,  sa  chaleur  ajoutaient  au  prix  de  son  entre- 
tien, et  pour  le  trouver  irritable  dans  ses  impressions  et  impérieux 
dans  ses  idées,  on  était  trop  naturellement  porté  devant  lui  àladéfé- 


A82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rence.  Sa  supériorité  se  décelait  en  effet  à  la  première  vue,  et  l'on  ne 
s'étonnait  pas  qu'il  parlât  en  maître.  Entouré,  écouté  des  siens,  il 
n'était  que  bon  et  facile  dans  cette  retraite  des  champs  oii  il  se  par- 
tageait entre  la  vie  de  famille,  l'agriculture  et  la  bienfaisance. 

Les  Anglais,  en  parlant  du  génie  de  Burke,  mettent  peu  de  limites 
à  leur  admiration.  C'est  l'élévation,  c'est  l'originalité  même;  c'est 
l'imagination  la  plus  riche;  c'est  la  raison  la  plus  féconde.  Il  y  a  du 
vrai  dans  ces  éloges,  pourvu  qu'on  rabatte  quelque  peu  de  tant  de 
superlatifs.  «  Burke  a  l'allure  d'un  géant,  dit  Hazlitt,  qui  abhorrait  sa 
politique  et  sa  conduite;  si  la  grandeur  ne  se  trouve  pas  dans  Burke, 
elle  ne  se  trouve  nulle  part.  »  Le  choix  des  autorités  nous  embarras- 
serait seul  si  nous  voulions  appuyer  ainsi  le  bien  que  nous  sommes 
prêt  à  dire  de  lui.  C'est  assurément  un  esprit  d'une  rare  puissance: 
il  a  ce  caractère  éminent  de  prodiguer  la  force  et  d'en  conserver  en- 
core, il  s'élève  assez  pour  voir  au  loin  s'il  ne  monte  pas  à  la  dernière 
hauteur,  sur  le  faîte  de  ce  temple  serein  d'où  la  philosophie  domine 
la  politique;  mais  il  sait  plus  de  philosophie  que  l'homme  d'état  pra- 
tique, il  sait  plus  les  choses  réelles  que  le  philosophe  spéculatif.  Sa 
large  intelligence  embrasse  ensemble  une  foule  de  faits  et  d'idées.  Sa 
mémoire  n'encombre  pas  sa  raison,  et  ni  l'une  ni  l'autre  ne  gêne  ou 
n'éteint  son  imagination.  C'est  un  ensemble  heureux  de  facultés  d'une 
intensité  peu  commune  et  qui  ne  sont  jamais  au-dessous  de  ce  qu'il 
entreprend.  Au  contraire,  elles  semblent  toujours  avoir  quelque  chose 
de  reste  et  pouvoir  faire  encore  plus  qu'elles  n'accomplissent.  Il  est 
vrai  qu'en  rien  elles  n'ont  fait  ni  tenté  le  plus  difficile  :  elles  se  sont 
consumées  dans  le  présent,  elles  n'ont  rien  essayé  d'immortel. 

Burke  est,  selon  nous,  plus  orateur  qu'homme  d'état  et  plus  écri- 
vain qu'orateur,  quoiqu'il  ne  fût  médiocrement  aucune  de  ces  choses. 
Johnson  disait  même  n'avoir  dans  toute  sa  vie  connu  que  deux  hommes 
qui  se  fussent  de  beaucoup  élevés  au-dessus  du  niveau  commun,  lord 
Chatham  et  Edmund  Burke ,  et  tous  deux  paraissaient  à  lord  Byron 
les  seuls  orateurs  anglais  qui  eussent  approché  de  la  perfection.  Dans 
l'avenir,  on  maintiendra  Burke  à  cette  place,  car  la  postérité  lit  les 
orateurs  et  ne  les  entend  pas.  Le  jugement  du  lecteur  est  celui  du 
critique  littéraire,  celui  que  Burke  moins  qu'un  autre  doit  redou- 
ter. Cependant  les  juges  les  plus  compétens  savent  que  l'éloquence 
politique  ne  doit  pas  plus  être  appréciée  indépendamment  du  forum 
que  la  poésie  dramatique  indépendamment  du  théâtre,  et  ceux-Là  ont 
bien  aperçu  ce  qui  pouvait  manquer  au  rival  de  Fox,  de  Pitt  et  de 
Sheridan.  Nos  voisins,  qui,  par  un  goût  savant  non  moins  que  par 
orgueil  national ,  prennent  leurs  points  de  comparaison  dans  la  tri- 
bune antique,  reprochent  à  l'éloquence  de  Burke  de  n'être  pas  dèmos- 
Hiènkenne.  Lord  Brougham  lui  reconnaît  toutes  les  qualités  excepté 


BURKE,    SA   VIE    ET   SES    ÉCRITS.  483 

deux  :  «la  déclamation  nerveuse  qui  emporte  et  qui  écrase,  et  l'ar- 
gumentation rapide  et  serrée.  »  Burke  surtout  ne  méritait  pas  l'éloge 
qu'il  donnait  lui-même  à  Fox,  d'être  «  devenu,  par  de  lents  progrès, 
le  discLiteur  {debater)  le  plus  brillant  et  le  plus  accompli  que  le  monde 
ait  jamais  vu.  »  Il  y  a  des  discours  dont  on  peut  dire  qu'ils  sont  des 
actes  de  gouvernement.  On  ne  peut  le  dire  des  discours  de  Burke. 
En  général,  il  ne  savait  pas  gouverner,  et,  à  vrai  dire,  il  n'y  préten- 
dait pas.  Nous  l'avons  vu  souffrir  un  peu,  mais  prendre  son  parti  de 
n'avoir  point  touclié  au  pouvoir.  Pour  qu'il  n'ait  pas  été  ministre 
avec  la  coalition,  il  faut  bien  qu'il  s'y  soit  prêté.  Il  se  sentait  plus 
propre  à  influer  sur  les  affaires  qu'à  les  diriger,  et  sa  parole  même 
excellait  à  éclairer,  à  instruire,  à  émouvoir,  plutôt  qu'à  dissiper  des 
préjugés,  à  résoudre  des  difficultés,  à  détruire  des  objections.  Il  sa- 
vait mieux  surpasser  un  adversaire  que  le  réfuter.  La  force  dans  la 
discussion  pratique  est  l'éloquence  éminente  de  l'orateur  de  gouver- 
nement. Ce  talent  était  incomparable  chez  Fox,  et  c'est  là  le  talent 
utile;  l'homme  d'état  le  prise  au-dessus  de  tout  autre  :  ce  n'est  pas 
celui  que  devait  le  plus  apprécier  Burke,  et  ce  n'était  pas  le  sien.  Il 
parlait  pour  satisfaire  son  cœur  et  sa  raison,  plus  possédé  par  sa 
pensée  que  par  son  rôle,  plus  préoccupé  de  son  sujet  que  de  son  au- 
ditoire. Il  visait  au  vrai  et  au  beau  plus  qu'au  triomphe  du  vrai  et 
du  beau.  II  écoutait  trop  son  talent,  et  ne  songeait  à  s'emparer  des 
assemblées  que  par  l'admiration.  Quoiqu'il  portât  sur  les  affaires  hu- 
maines une  vue  perçante,  il  les  jugeait  plutôt  avec  la  sagacité  de 
l'historien  et  du  publiciste  qu'avec  le  coup  d'oeil  pratique  qui  sert 
à  les  conduire.  Il  décrivait  le  mal ,  indiquait  parfois  le  remède  :  il 
n'aurait  pas  su  l'appliquer.  De  même  ses  discours  laissent  apercevoir 
un  certain  défaut  d'habileté.  Le  métier  d'orateur  n'est  supérieur  à 
celui  d'écrivain  que  parce  qu'à  plusieurs  des  meilleures  qualités  de 
l'écrivain,  il  faut  ajouter  quelque  chose  de  l'habileté  qui  gouverne  les 
hommes,  et  tout  cela  encore,  il  faut  le  mettre  en  valeur  et  l'animer 
par  le  don  inné  de  la  présence  d'esprit.  Cependant,  si  les  discours 
de  Burke  ne  satisfont  pas  à  toutes  ces  conditions,  s'ils  satisfont  à 
d'autres  peut-être  plus  brillantes,  la  forme  n'en  est  pas  moins  belle, 
et  précisément  parce  qu'ils  ont  pu  dans  leur  temps  paraître  plus 
propres  à  remporter  le  succès  du  talent  que  celui  de  la  cause,  ils 
y  gagnent  de  pouvoir  être  lus  mieux  que  les  discours  de  Fox  et 
des  deux  Pitt.  Non  pas  que  je  veuille  dire  que  ce  sont  des  discours 
écrits,  et  qu'il  manque  d'improvisation;  mais  on  y  remarque  surtout 
l'improvisation  d'un  artiste,  et  par  l'ordonnance,  la  composition, 
l'étude  approfondie  du  sujet,  l'abondance  des  ornemens,  la  richesse 
des  allusions  et  des  souvenirs,  ils  ont  un  caractère  de  haute  littéra- 
ture. Lord  Erskine  disait  qu'il  avait  un  grand  défaut  pour  un  orateur 


hSll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

politique,  celui  d'être  épisodique.  Certains  discours  de  Gicéron  ne 
mériteraient-ils  pas  quelque  reproche  de  ce  genre?  C'est  en  effet 
à  la  manière  de  Cicéron  qu'on  peut  comparer  celle  de  Burke.  Il  a 
même  pour  nous  un  avantage,  c'est  une  plus  grande  solidité.  Jamais 
il  n'est  vide  ou  énervé.  S'il  est  déclamateur,  c'est  en  ce  sens  qu'il 
tend  sans  cesse  à  l'effet,  c'est  qu'il  manque  de  simplicité,  et  qu'à 
force  de  grandir  les  choses  il  les  exagère  quelquefois.  Son  esprit, 
sans  être  rigoureusement  philosophique,  se  plaît  à  généraliser  et  à 
prendre  les  faits  et  les  questions  par  le  côté  qui  prête  le  plus  à  la 
réflexion  et  au  talent.  Il  faut  donc  un  peu  d'effort  pour  le  suivre,  et 
son  élocution  ne  repose  pas  de  sa  manière  de  penser.  Il  abuse  des 
mouvemens  et  des  figures,  et  chez  lui  le  goût  ne  tempère  pas  tou- 
jours l'imagination. 

Ces  remarques  que  suggèrent  ses  discours  s'appliquent  à  ses  écrits, 
mais  elles  cessent  d'être  au  même  degré  des  critiques.  Nous  serions 
assez  de  l'avis  de  Gerrard  Hamilton,  qui  disait  de  lui  :  «  Dans  la 
chambre  des  communes,  je  le  regarde  quelquefois  seulement  comme 
le  second  homme  de  l'Angleterre;  hors  de  la  chambre,  il  est  le  pre- 
mier. »  Un  demi-siècle  d'épreuve  n'a  point  cassé  ce  jugement.  Ses 
écrits,  qui,  à  l'exception  des  essais  de  sa  jeunesse,  sont  des  ouvrages 
de  circonstance,  intéressent  et  instruisent  encore  la  postérité.  Ils 
frappent  par  la  pensée  et  charment  par  le  talent.  Il  est  vrai  que,  tan- 
dis qu'un  air  de  composition  littéraire  se  laisse  apercevoir  dans  ses 
discours,  ses  écrits  à  leur  tour  tiennent  de  la  harangue.  Ils  ont  un 
peu  la  prolixité  et  tout  à  fait  le  mouvement  de  l'improvisation.  Les 
images  du  style  ne  sont  pas  de  celles  que  la  réflexion  combine,  mais 
qui  se  trouvent  du  premier  coup.  Il  ne  négligeait  rien,  mais  son  tra- 
vail devait  être  facile  et  ne  refroidissait  ni  sa  verve  ni  son  émotion, 
car  Burke,  même  judicieux  et  sage,  n'est  jamais  calme.  Il  porte  dans 
ses  écrits  les  plus  vrais,  les  plus  lumineux,  ce  que  les  anciens  appe- 
laient la  passion  oratoire.  C'est  qu'il  compose  les  yeux  fixés  sur  la 
place  publique  :  aussi  sa  manière  a-t-elle  gagné  le  grand  nombre.  II 
a  influé  sur  la  littérature  de  son  pays  en  y  faisant  pénétrer  le  style 
irlandais,  ce  style  dont  les  caractères  sont  la  fantaisie  et  le  pathétique 
(Jancy  and  pathos) ,  et  qui  a  modifié  dans  ces  derniers  temps  l'élégance 
un  peu  froide  de  l'ancienne  prose  anglaise.  Les  critiques  l'appellent  le 
plus  poétique  des  prosateurs,  en  observant  que  sa  prose  ne  se  change 
jamais  en  poésie.  On  ajoute  qu'il  sentait  peu  l'harmonie  des  vers;  mais 
il  est  un  des  écrivains  auxquels  s'applique  le  mieux  cette  qualité  que 
M.  Villemain  définit  admirablement  en  l'appelant  l'imagination  dans 
le  style.  Son  défaut  est  celui  qu'il  portait  en  tout,  le  défaut  de  me- 
sure. Le  grandiose  lui  plaît,  il  ira  jusqu'au  gigantesque;  les  con- 
trastes le  séduisent,  il  n'évitera  pas  les  dissonances;  il  a  raison  près- 


BURKE,    SA   VIE    ET    SES   ÉCRITS.  A85 

que  toujours,  il  forcera  la  vérité  et  passera  le  but.  Lorsqu'il  suffit  de 
convaincre,  il  voudra  encore  émouvoir,  et  comme  il  mêle  tous  les 
genres,  le  ton  de  la  composition  et  celui  de  la  conversation,  il  pourra 
pousser  l'élévation  jusqu'à  la  solennité,  et  le  laisser-aller  jusqu'à  la 
grossièreté.  Il  pourra  avoir  tous  les  défauts  excepté  la  froideur  et 
la  sécheresse,  toutes  les  qualités  excepté  la  précision  sévère  et  l'élé- 
gante simplicité.  Son  ami  Reynolds  devait  lui  trouver  quelque  chose 
du  dessin  de  Michel-Ange  et  du  coloris  de  Rubens. 

Enfin  les  Anglais  agitent  d'ordinaire  deux  questions  au  sujet  de 
Burke  :  —  a-t-il  été  consistant?  a-t-il  été  un  prophète  politique?  Nous 
devons,  en  finissant,  dire  un  mot  de  toutes  deux,  quoique  la  pre- 
mière, nous  l'avouons,  ne  nous  intéresse  qu'autant  qu'elle  peut  ser- 
vir à  éclairer  la  seconde. 

On  n'ignore  pas  combien  l'inconsistance  est  en  Angleterre  un 
reproche  redouté  des  hommes  publics.  «  Si  grand  est  l'effet,  dit  sir 
James  Mackintosh  en  parlant  de  Burke,  d'un  seul  acte  inconsistant 
avec  le  cours  entier  d'une  longue  et  sage  vie  politique,  que  le  plus 
grand  philosophe  de  la  politique  (1)  que  le  monde  ait  vu  jamais 
passe  auprès  du  superficiel  vulgaire  pour  un  enthousiaste  à  cerveau 
brûlé.  »  C'est  en  effet  au  vulgaire  qu'il  convient  surtout  de  juger  de 
la  probité  ou  de  la  fermeté  politique  d'un  homme  par  l'accord  de  ses 
actes  avec  ses  principes,  et  de  ses  opinions  présentes  avec  ses  opi- 
nions passées.  La  constance  dans  les  sentimens  de  toute  la  vie,  la 
fidélité  à  soi-même,  sont  les  signes  les  plus  apparens  du  genre  d'es- 
prit et  de  caractère  que  les  affaires  publiques  réclament.  Celui  qui 
se  dément  lui-même,  fût-ce  par  de  justes  motifs,  perd  au  moins  son 
autorité,  et  quiconque  se  convertit  fera  bien  de  s'abstenir  du  prosé- 
lytisme. Après  une  longue  erreur  sur  les  principes,  il  peut  être  beau 
de  la  reconnaître,  mais  il  faut  renoncer  à  gouverner  les  hommes.  Le 
libéral  qui  s'amende  et  devient  absolutiste  doit  se  repentir  et  se 
taire  :  la  retraite  sied  à  la  pénitence.  Il  ne  faut  jamais  que  la  nou- 
veauté d'une  conviction  paraisse  intéressée,  et  que  les  gens  qui  se 
convertissent  ressemblent  à  des  gens  qui  se  retournent.  Mais  est- 
ce  le  cas  d'une  inconsistance  reprochable,  de  celle  qui  indique  la 
versatilité  d'esprit  ou  l'incertitude  des  principes,  lorsque  en  temps 
différons  on  tient  et  l'on  conseille  des  conduites  différentes?  et  à  des 
maux  qui  changent  ne  faut-il  pas  changer  les  remèdes?  Pour  avoir 
maintenu  la  paix,  ne  doit-on  jamais  faire  la  guerre,  et  faut-il  con- 
duire les  temps  de  troubles  de  la  même  manière  que  les  temps 
calmes?  Non,  sans  doute,  mais  une  situation  étant  donnée,  s'il  y  a 

(1)  11  y  a  dans  le  texte  in  practice,  mais  il  s'agit  évidemment  de  la  pratique  des 
affaires  humaines. 


486  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

deux  façons  de  la  juger,  tant  qu'elle  se  prolonge  même  en  subissant 
des  changemens  sensibles,  ce  n'est  guère  à  ceux  qui  ont  soutenu  l'un 
des  systèmes  de  pratiquer  l'autre.  Lord  North  ne  pouvait  être  le 
ministre  qui  reconnût  l'indépendance  de  l'Amérique,  quoique  cette 
reconnaissance  lui  parût  inévitable,  et  Pitt,  qui  avait  pu  négocier 
encore  pour  la  paix  en  1796,  ne  voulut  pas,  bien  qu'il  la  jugeât 
nécessaire  en  1801,  qu'elle  fût  signée  de  son  nom.  Ce  sont  là  de  ces 
convenances  qui  importent  tout  au  moins  à  la  dignité  du  caractère. 

Toutefois,  quand  il  s'agit  de  deux  événemens  différons  séparés  par 
des  années,  accomplis  dans  des  pays  divers,  bien  que  ces  événemens 
soient  comparables  et  qu'ils  aient  des  points  communs,  la  raison 
ni  même  la  logique  n'obligent  de  les  apprécier  absolument  de  la 
même  manière.  Ils  peuvent  différer  par  leurs  causes,  leur  gravité, 
leur  opportunité,  leurs  conséquences,  leurs  chances  de  succès,  et, 
pour  en  venir  tout  de  suite  aux  révolutions,  il  y  en  a  de  légitimes,  il 
y  en  a  qui  ne  le  sont  pas;  il  y  en  a  de  nécessaires,  il  y  en  a  qui  ne  le 
sont  pas.  Les  unes  sont  faciles,  les  autres  impraticables;  celles-ci 
réussissent  sans  crimes,  celles-là  poursuivent  par  une  voie  sanglante 
un  succès  contesté.  Fussent-elles  toutes  inspirées  par  une  noble  pen- 
sée, eussent-elles  toutes  un  noble  but,  le  plus  noble  de  tous,  la  lil)erté, 
aucun  esprit  ferme  et  sensé  ne  voudrait  s'enchaîner  indistinctement 
à  toutes,  et  se  consacrer  sans  choix  à  leur  défense.  La  révolution 
française  est  venue  à  la  suite  de  la  révolution  d'Amérique.  Moins  que 
personne,  nous  voudrions  rompre  le  lien  qui  les  unit,  et  pourrions 
méconnaître  combien  les  principes  promulgués  par  l'une  ont  contri- 
bué à  susciter  et  à  caractériser  l'autre;  mais  enfin  motifs,  circon- 
tances,  difficultés,  événemens,  durée,  tout  diffère  assez  entre  l'une  et 
l'autre  pour  que  l'esprit  ne  soit  pas  tenu  de  porter  sur  toutes  deux 
un  jugement  identique.  N'y  eût-il  que  ce  point,  la  révolution  améri- 
caine a  réussi. 

Parce  que  Burke  a  finalement  approuvé  la  déclaration  d'indépen- 
dance des  Etats-Unis,  on  ne  saurait  donc  lui  reprocher  d'avoir  vu 
avec  inquiétude  la  tentative  à  la  fois  plus  grande  et  plus  vague  que 
la  vieille  France  a  faite  à  la  fin  du  xviii^  siècle.  Il  n'y  a  point  là  de 
véritable  inconsistance.  Cependant,  comme  par  les  principes  géné- 
raux les  deux  causes  se  ressemblaient,  comme  la  révolution  de  1688 
elle-même  offrait  avec  les  deux  événemens  quelques  analogies  d'idées 
et  de  résultats,  comme  les  whigs  de  1780  se  portaient  les  continua- 
teurs de  l'œuvre  constitutionnelle,  comme  ils  étaient  éminemment 
les  défenseurs  de  la  liberté,  il  était  plus  naturel  qu'ils  applaudissent 
au  mouvement  de  1789.  On  a  pu  trouver  l'adhésion  de  Fox  impru- 
dente dans  sa  vivacité,  mais  elle  n'a  étonné  personne,  et  jamais  on 
ne  l'a  signalée  comme  une  inconséquence  dans  sa  vie  politique.  Ainsi 


BURKE,    SA    VIE    ET   SES   ÉCRITS.  A87 

qu'on  l'a  dit  avec  finesse,  si  le  roi  George  III  a  été  consistant,  il  faut 
bien  que  Burke  ne  l'ait  pas  été.  Ceux  en  effet  qui  admirent  le  plus 
complètement  les  dernières  années  de  sa  vie  sont  d'ordinaire  obligés 
de  chercher  aux  premières  des  excuses  ou  des  explications,  s'ils  ne  les 
condamnent  point  formellement.  Peu  trouvent  que  Burke  ait  eu  raison 
tout  à  la  fois  contre  George  III,  contre  lord  North,  contre  Hastings, 
contre  Pitt,  contre  Fox  et  contre  nous.  Il  faut  donc  reconnaître  quel- 
ques disparates  dans  cette  noble  vie.  Si  son  ardeur  naturelle  ne  l'eût 
emporté,  lui-même  il  aurait  pu  les  rendre  moins  saillantes  par  une 
gradation  mieux  ménagée.  Dans  son  opposition  à  la  révolution  fran- 
çaise, il  se  serait  mieux  souvenu  de  son  passé;  il  se  serait  plus 
sévèrement  demandé  s'il  n'avait  pas  soutenu  des  doctrines,  approuvé 
des  actes,  conseillé  des  mesures  qui  pouvaient  préparer,  justifier, 
atténuer  au  moins  ce  qu'il  condamnait  aujourd'hui.  Moins  absolu 
dans  sa  réprobation,  il  aurait  été  plus  juste;  moins  violent  dans  ses 
haines,  il  aurait  été  plus  clairvoyant.  11  n'aurait  pas  tout  confondu 
dans  un  vaste  anathème  où  lui-même  pouvait  par  avance  se  trouver 
compris.  Il  aurait  pris  des  choses  une  plus  juste  mesure,  et  son  op- 
position n'en  aurait  été  que  plus  éclairée;  mais  alors  il  n'aurait  pas 
été  Burke  :  il  aurait  cessé  d'avoir  cette  imagination  passionnée,  ce 
talent  hyperbolique.  Plus  habile  à  modérer  les  mouvemens  de  son 
esprit,  plus  attentif  à  maintenir  l'accord  de  toutes  ses  opinions,  il 
aurait  été  moins  fidèle  à  lui-même,  il  aurait  démenti  son  caractère. 
On  a  donc  eu  raison  de  chercher,  dans  ses  discours  antérieurs  à 
1789,  sur  les  rois  et  les  cours,  sur  les  monarchies  de  l'Europe,  sur 
l'aristocratie,  sur  les  droits  des  peuples,  sur  la  résistance,  sur  la  ré- 
volte, des  passages  qui  auraient  dû  le  rendre  plus  modéré  ou  plus 
circonspect.  Ayant  ainsi  pensé,  il  aurait  dû  tolérer  qu'on  pensât  de 
même  en  d'autres  circonstances,  et,  donnant  à  son  jugement  plus 
d'étendue  et  de  profondeur,  supprimer  une  bonne  part  de  ce  que  lui 
dictaient  la  partialité  ou  la  peur,  sans  rien  abandonner  de  ce  que  lui 
suggéraient  la  prudence  et  la  sagacité  politiques.  On  pouvait  se  défier 
du  succès  de  la  révolution  française,  sans  changer  du  tout  au  tout 
sur  les  hommes  et  sur  les  choses.  Celui  qui  en  1770  ne  voyait  de 
recours  contre  les  fautes  d'un  mauvais  ministère  que  dans  l'interpo- 
sition du  peuple  en  personne  aurait  pu  comprendre  que  le  peuple 
aussi  se  montrât  dans  une  lutte  contre  le  pouvoir  absolu  :  quand  on 
s'est  permis  certaines  exagérations  pour  la  défense  de  la  liberté,  il 
ne  faut  pas  trop  se  scandaliser  de  celles  qui  échappent  aux  gens  qui 
^n  essaient  la  conquête.  Burke  a  répondu  d'une  manière  ingénieuse  : 
«  Le  danger  d'une  chose  bien  chère  écarte  de  l'âme  pour  le  moment 
toute  autre  affection.  Quand  Priam  a  toutes  ses  pensées  absorbées 
par  la  vue  du  corps  de  son  Hector,  il  repousse  avec  indignation  et 


llSS  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

chasse  loin  de  lui  avec  mille  reproches  tous  ses  autres  fils,  qui  viennent 
en  foule,  dans  leur  officieuse  piété,  l'entourer  de  leurs  soins,  tn  bon 
critique  (il  n'y  en  a  pas  de  meilleur  que  M.  Fox)  dirait  que  c'est  là 
Un  de  ces  coups  de  maître  qui  attestent  dans  le  père  de  la  poésie 
une  intelligence  profonde  de  la  nature  ;  il  mépriserait  un  Zoïle  qui 
conclurait  de  ce  passage  qu'Homère  a  voulu  représenter  ce  vieil- 
lard, dans  sa  douleur,  comme  plein  de  haine  ou  même  d'indifl'érence 
et  de  froideur  poui^les  tristes  restes  de  sa  maison,  et  qu'il  préférait 
à  ses  enfans  vivans  un  cadavre  inanimé.  »  Mais  Priam  est  un  père  au 
désespoir,  et  ne  siège  pas,  en  ce  moment-là,  parmi  les  vieillards,  déli- 
bérant en  roi  sur  le  destin  d'ilion. 

Il  existe  une  raison  meilleure  pour  expliquer  les  variations  de  Burke, 
et  montrer,  sans  les  absoudre  entièrement,  qu'elles  sont  moins  extra- 
ordinaires que  ne  l'ont  trouvé  ses  contemporains.  Il  ne  se  peut  pas 
qu'une  inconsistance  désintéressée  soit  un  effet  sans  cause,  et  dont 
le  principe  logique  n'existe  pas  dans  l'esprit  auquel  on  la  reproche. 
En  ce  sens,  il  n'y  a  point  de  pure  inconséquence,  et  nous  n'avons 
pas  négligé  de  faire  entrevoir  comment  Burke  avait  pu,  sans  trop  de 
contradiction,  être  amené  à  des  opinions  toutes  nouvelles  dans  sa 
vie.  Le  public  juge  assez  grossièrement  les  hommes  d'après  la  cause 
qu'ils  soutiennent,  et  non  d'après  les  raisons  qui  les  déterminent.  Le 
caractère  du  libéralisme  de  Burke  a  déjà  été  indiqué.  On  ne  saurait 
ti'op  le  redire,  toute  société  bien  réglée,  toute  société  qui  ne  languit 
pas  sous  une  oppression  accidentelle  est  gouvernée  par  deux  prin- 
cipes :  la  tradition  et  la  raison;  —  la  tradition,  qui  n'est  pas  toujours 
contraire  à  la  raison,  la  raison,  qui  n'est  pas  toujours  conforme  à  la 
tradition.  En  Angleterre,  l'un  et  l'autre  principe  se  partagent  l'em- 
pire, et  quand  par  aventure  entre  l'un  et  l'autre  survient  un  conflit, 
il  est  le  plus  souvent  terminé  par  une  transaction  dans  laquelle  la 
raison  gagne  quelque  chose  sans  que  la  tradition  perde  tout.  Les 
révolutions  de  l'Angleterre  ne  sont  que  des  réformes.  L'histoire  et  la 
réflexion  lui  servent  de  guides.  Tout  Anglais  concilie  dans  son  esprit  en 
proportions  diverses,  mais  concilie  cependant  le  fait  et  l'idée  :  c'est 
l'heureuse  destinée  que  la  Providence  a  faite  à  cet  heureux  pays.  Bien 
rarement  un  esprit  sain  se  porte  en  Angleterre  à  l'une  de  ces  extré- 
mités qui  sacrifient  absolument  la  pensée  à  la  routine  ou  l'expérience 
au  raisonnement;  mais  la  plupart  des  esprits  penchent  vers  l'une  ou 
l'autre,  quoique  tous  s'eflbrcent  de  tenir  la  balance  égale.  Burke 
avait  toujours  prétendu,  non-seulement  tempérer  l'une  par  l'autre, 
mais  unir,  mais  confondre  la  raison  et  la  tradition.  11  employait  toute 
la  puissance  de  ses  facultés  à  créer  en  chaque  chose  la  théorie  de  la 
pratique,  à  trouver  aux  faits  une  philosophie  conforme.  On  citerait 
vingt  passages  très  explicites,  très  réfléchis,  où  il  parle  avec  aversion 


BURKE,    SA    VIE    ET    SES    ÉCRITS.  /jSO 

de  l'invasion  des  idées  abstraites  dans  la  politique,  où  il  fait  gloire 
de  n'être  point  un  professeur  de  métaphysique.  «  J'éprouve,  dit-il 
en  appuyant  la  réforme  de  l'administration  de  l'Inde,  j'éprouve  une 
insurmontable  répugnance  à  prêter  les  mains  à  la  destruction  d'une 
institution  de  gouvernement  établie,  en  vertu  d'une  théorie  quelque 
plausible  qu'elle  puisse  être.  » 

La  France  a  été  réduite  à  faire  ce  qu'il  redoutait,  ce  qu'il  fuyait 
avec  effroi;  c'est  le  caractère  philosophique  de  notre  révolution  sur- 
tout qui  provoqua  ses  craintes  et  ses  scrupules,  et,  dans  une  nature 
telle  que  la  sienne,  les  craintes  et  les  scrupules  se  tournaient  bien- 
tôt en  épouvante  et  en  indignation.  L'abstraction  est  un  guide  mal 
siir  dans  l'action,  une  base  peu  solide  pour  les  institutions;  elle  ne 
saurait  donner  ni  appui,  ni  barrière,  ni  frein  à  l'esprit  ou  à  la  con- 
science des  peuples;  c'est  à  la  lumière  de  ces  idées  que  Burke  jugea 
la  révolution  française,  et  que  de  bonne  heure  il  en  désespéra.  On 
pourrait  dire  que  l'état  révolutionnaire  pur  est  celui  où  les  abstrac- 
tions régnent  seules  avec  les  passions.  La  France  était  destinée  à  réa- 
liser trop  souvent  l'état  révolutionnaire  pur  ou  peu  s'en  faut.  Bui-ke 
le  vit,  et  il  en  sut  peindre  admirablement  les  conséquences  générales. 
C'est  là  sa  pensée  ju^ste,  sa  grande  pensée,  le  trait  de  sagacité  poli- 
tique qu'on  appellera,  si  l'on  veut,  un  trait  de  génie.  Là  est  tout  le 
prophète.  Le  développement  large,  éloquent,  de  cette  idée  est  ce  qui 
a  fait  dire  ce  que  nous  nous  souvenons  d'avoir  lu  :  «  Burke  est  le  Bos- 
suet  de  la  politique.  » 

Mais,  s'il  ne  se  trompe  pas  sur  ce  point,  sur  combien  d'autres  il 
s'est  trompé!  Une  grande  erreur  d'abord,  et  cette  erreur  conduisait 
à  l'injustice,  c'est  d'avoir  semblé  croire  que  cette  condition  fatale  où 
se  trouvait  la  France  fût  de  son  choix,  que  fortuitement,  spontané- 
ment et  comme  par  fantaisie  elle  en  fût  venue  là.  On  dirait  qu'il  a 
oublié  le  passé,  et  qu'il  s'en  prend  de  toute  l'histoire  de  France  à  la 
génération  de  89.  Il  ne  sait  plus  rien  de  ce  qu'il  a  lui-même  dit.  C'est 
lui  pourtant  qui  écrivait  en  1772  en  parlant  de  la  victoire  de  Louis  XV 
sur  les  parlemens  :  «  Les  faibles  restes  de  liberté  publique  que  con- 
servaient ces  illustres  corps  ne  sont  plus.  En  un  mot,  si  nous  consi- 
dérons la  mode  d'entretenir  de  grandes  armées  permanentes,  qui 
prévaut  de  plus  en  plus  chaque  jour,  il  paraîtra  évident  qu'il  ne  fau- 
dra pas  moins  qu'une  convulsion  qui  ébranle  le  globe  sur  son  centre 
pour  rétablir  jamais  les  nations  de  l'Europe  dans  cette  liberté  qui 
jadis  les  distinguait  si  éminemment.  Le  monde  occidental  en  a  été  le 
siège  jusqu'à  ce  qu'un  autre  monde  plus  occidental  encore  ait  été 
découvert,  et  cet  autre  en  sera  probablement  l'asile,  lorsqu'elle  aura 
été  chassée  de  toute  autre  partie  de  l'univers.  Il  est  heureux  que, 
pour  le  pire  des  temps,  il  reste  encore  un  refuge  à  l'humanité.  »  Il  y  a 


4§0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

loin  de  ces  pensées  aux  déclamations  contre  les  gardes  françaises  au 
Ml  juillet. 

Si  ces  pensées  ne  se  fussent  pas  tout  à  coup  effacées  de  son  esprit, 
il  aurait  mieux  jugé  les  événemens,  les  jugeant  dans  leurs  causes;  il 
aurait  été  plus  juste  pour  les  hommes,  voyant  leur  conduite  dans  leurs 
motifs;  il  ne  serait  pas  tombé  dans  cette  erreur  grossière  de  faire  de  la 
révolution  le  mal  absolu,  afin  de  prêter  à  la  contre-révolution  tout  le 
bien  dont  il  avait  besoin  pour  qu'elle  vainquît  en  tout  la  première.  Il 
n'aurait  pas,  historien  sans  passé,  général  sans  armée,  inventé  un  parti 
pour  sa  cause,  supposé  des  antécédens  selon  ses  idées,  des  traditions 
selon  ses  vœux,  et  multiplié  les  conseils  et  les  promesses  mensongères 
au  gré  des  illusions  qu'il  fallait  à  sa  raison  pour  justifier  sa  colère. 
Celles  des  prédictions  de  détail  que  l'événement  a  pu  confirmer  sont  en 
petit  nombre  dans  ses  écrits.  Il  commença  presque  par  juger  la  révo- 
lution comme  une  folie  de  la  faiblesse.  Elle  avait  annulé  la  France, 
elle  l'avait  rayée  de  la  carte.  «  Je  vois,  dit-il,  un  abîme  à  la  place  de 
la  France.  »  11  comprit  bientôt  la  réponse  de  Mirabeau  :  «  Cet  abîme 
est  un  volcan.  »  Alors  il  vit  avec  plus  de  grandeur  les  conséquences 
de  ce  qu'il  aurait  voulu  dédaigner  sans  le  moins  haïr.  Cependant  il 
ne  devina  pas  quelles  ressources  la  guerre  trouverait  dans  la  France 
soulevée,  et,  bien  qu'il  eût  raison  de  désapprouver  les  plans  des 
alliés,  il  eut  tort  de  ne  pas  voir  qu'aucun  plan  militaire  n'était  ca- 
pable de  réaliser  alors  l'oppression  de  la  France  par  les  armes,  et 
qu'il  lui  fallait  le  despotisme  pour  être  conquise.  Ses  invectives  contre 
tous  les  hommes  à  qui  la  révolution  a  fait  un  nom,  sa  haine  pour 
toutes  les  opinions  modérées,  sa  colère  à  la  moindre  apparence  de 
transaction,  quoiqu'il  prétende  repousser  la  restauration  du  despo- 
tisme, l'admiration  et  la  confiance  aveugle  qu'il  porte  à  tout  ennemi, 
à  toute  victime  des  jacobins,  son  intolérance  outrageante  envers  qui- 
conque se  sépare  de  lui,  même  par  une  nuance,  tous  ces  travers, 
toutes  ces  violences,  toutes  ces  faiblesses  sont  indignes  de  la  gran- 
deur de  son  intelligence  et  quelquefois  de  la  noblesse  de  son  cœur. 
Des  torts  de  l'esprit  de  parti,  aucun  ne  lui  fut  inconnu.  Il  ouvrit  son 
âme  à  toutes  les  passions,  à  toutes  les  chimères  qui  ne  vont  qu'aux 
proscrits,  jusque-là  que,  dans  ces  hallucinations  de  la  haine  et  de  la 
peur,  il  crut  voir  la  forte  et  saine  Angleterre  dévorée  par  tous  les 
poisons  de  la  révolte  et  de  l'impiété.  Nous  qui  vivons  dans  les  révo- 
lutions, redoublons  de  pitié  pour  l'esprit  humain,  même  dans  sa 
grandeur. 

Charles  de  Rémusat. 


MOBY  DICK 


LA  CHASSE  A  LA  BALEINE,  SCÈNES  DE  MER. 


The  Whale,  by  Hermau  Melville,  3  vols.  London,  Rich.  Bentley. 


C'est  une  campagne  à  bord  du  Pequod  que  nous  allons  faire  au- 
jourd'hui, —  à  bord  du  Pequod,  l'un  des  plus  vieux  baleiniers  de 
l'île  Nantucket,  du  Pequod,  ainsi  baptisé  en  mémoire  de  l'une  des 
tribus  peaux-rouges  que  la  civilisation  a  détruites  en  s' établissant 
sur  les  côtes  nord-américaines. 

Voyez-le  dans  le  port,  ce  vénérable  navire,  ce  patriarche  des  mers, 
bruni  sous  les  soleils  et  les  tempêtes  des  quatre  océans,  comme  un 
grenadier  de  la  grande  armée  sous  les  cieux  de  Rome,  Thèbes,  Saint- 
Domingue  et  Moscou  !  Depuis  plus  de  cinquante  ans  qu'il  fend  les 
mers,  mutilé,  radoubé  en  vingt  endroits,  il  a  des  mâts  japonais,  des 
espars  du  Chili,  des  haubans  polynésiens,  des  mousses,  des  végéta- 
tions de  presque  tous  les  points  du  globe,  qui  lui  font  une  sorte  de 
barbe  limoneuse  et  verdâtre  comme  celle  d'un  fleuve  mythologique. 
Son  vieux  pont  se  plisse  en  reliefs  inégaux,  sillonnés  de  fentes,  qu'on 
prendrait  pour  des  rides,  et  on  y  voit  des  planches  usées  comme  ce 
degré  de  la  cathédrale  de  Canterbury  où  tant  de  bouches  chrétiennes 
cherchent  depuis  des  siècles  les  traces  du  sang  de  Becket.  Sur  ce 
pont  et  ces  bordages  constellés  d'incrustations  étranges,  en  guise 
de  chevilles  et  de  tenons,  luisent  çà  et  là  maintes  dents  de  cachalot, 
maintes  plaques  d'ivoire,  employées  avec  un  magnifique  laisser- 
aller.  On  dirait  un  souverain  yolof,  un  roi  du  Congo  dans  tout  l'atti- 
rail de  ses  pompes  sauvages. 


4ô2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Tandis  qu'il  repose  sur  ses  ancres  au  bord  des  quais  de  Nantucket, 
on  distingue,  dressé  derrière  son  grand  mât,  une  façon  de  wigicam 
monté  sur  des  fanons  de  baleine,  tiges  souples  et  chevelues  qui  for- 
ment, au  sommet  de  ce  pavillon  mobile,  une  manière  de  toufie 
pareille  au  scalp  des  guerriers  indiens,  au  bouquet  d'un  bonnet  de 
mandarin.  C'est  là,  dans  cet  office  monté  comme  un  parasol,  que 
l'enrôlement  des  matelots  a  lieu.  C'est  là  que  les  candidats  se  pré- 
sentent et  sont  triés,  toisés,  examinés,  appréciés  par  les  deux  plus 
forts  actionnaires  du  Pequod,  MM.  Peleg  et  Bildad,  deux  anciens  ca- 
pitaines baleiniers,  retirés  du  service  actif  et  devenus  commerçans. 
Malheur  au  novice  qui  arrive,  inaverti,  entre  ces  deux  terribles  repré- 
sentans  du  capital!  Ballotté  de  l'un  à  l'autre,  tombant  d'athée  en  qua- 
ker, de  Bildad  en  Peleg,  tour  à  tour  étourdi  par  la  brutale  assurance 
et  les  affreux  blasphèmes  du  premier,  par  la  mielleuse  hypocrisie  et 
les  pieux  mensonges  du  second,  dupe  de  leurs  feintes  discussions  à 
son  sujet,  il  est  à  peu  près  certain  d'en  passer  par  où  ils  voudront; 
et  Dieu  sait  quelle  part  minime  ils  lui  feront  dans  les  bénéfices  nets 
du  voyage,  bien  que  cette  part  constitue,  avec  sa  nourriture  pendant 
la  campagne,  tout  le  salaire  qu'un  matelot  puisse  espérer  à  bord  d'un 
baleinier. 

Le  marché  conclu,  ou  peut-être  même  avant  de  .le  conclure,  l'hôte 
futur  du  Pequod  éprouve  sans  doute  la  curiosité  de  connaître  le  capi- 
taine sous  les  ordres  duquel,  pendant  deux  ou  trois  années,  il  doit 
parcourir  toutes  les  mers  du  globe.  Ici  commence  la  difficulté.  Le 
capitaine  est  invisible.  On  ne  sait  de  lui  que  son  nom,  et  son  nom  est 
celui  d'un  tyran,  de  cet  Ahab  dont  le  sang  royal  fut  léché  par  les 
chieiis  dévorans,  —  l'Ecriture  sainte  en  fait  foi.  Du  reste,  les  hono- 
rables armateurs,  le  sacrilège  Peleg  et  le  dévot  Bildad,  répondent 
corps  pour  corps  de  ce  personnage  mystérieux. 

—  Voir  le  capitaine  chez  lui,  cela  ne  se  peut  guère,  dit  Peleg;  de 
plus,  nous  ne  savons  au  juste  pourquoi,  mais  on  le  rencontre  rare- 
ment hors  de  sa  maison.  Ce  n'est  pas  qu'il  soit  malade;  —  cepen- 
dant on  ne  peut  pas  dire  qu'il  se  porte  bien.  A  nous-mêmes  il  refuse 
fort  bien  sa  porte;  il  n'est  pas  croyable  que  ce  soit  pour  l'ouvrir  à 
d'autres.  Peu  de  gens  lui  ressemblent  :  c'est  un  original,  cet  Ahab. 
—  Pourtant  il  n'a  rien  qu'on  doive  craindre,  rien  qui  empêche  de 
s'attacher  à  lui.  Peu  de  paroles,  mais  quand  il  parle,  il  faut  ouvrir 
l'oreille.  Un  homme  hors  ligne,  qui  a  tout  vu,  tout  essayé  :  la  vie 
des  savans  de  collège  et  celle  des  sauvages  cannibales.  11  a  sondé 
bien  autre  chose  que  les  flots  de  la  mer,  combattu  de  bien  autres  en- 
nemis que  les  baleines,  et  de  meilleur  harpon  que  le  sien  cependant, 

on  n'en  trouve  pas  dans  tout  Nantucket Ce  n'est  pas  un  dévot: 

comme  Bildad,  ce  n'est  pas  non  plus  un  bon  compagnon  comme  moi». 


LA   CHASSE    A   LA    BALEINE.  493 

Ahab  n'a  pas  son  pareil.  Dire  qu'il  est  toujours  bon  compagnon  serait 
un  peu  hasarder  :  il  faut  bien  reconnaître  qu'à  son  dernier  voyage  il 
avait  la  tête  tournée  à  l'endroit  des  sorcelleries  et  des  charmes;  mais 
c'étaient  les  horribles  souffrances  de  sa  blessure  qui  le  faisaient  ainsi 
déraisonner,  et  qui  l'a  contemplé  tout  sanglant  sur  son  lit  de  dou- 
leurs ne  s'en  étonnera  pas  plus  que  nous.  J'avouerai  encore  que  de- 
puis lors,  depuis  qu'il  s'est  vu  mutilé  pour  jamais  par  cette  maudite 
baleine  qui  lui  a  brisé  la  jambe,  son  caractère  s'est  légèrement  aigri. . . 
et  qu'il  n'est  pas  toujours  aussi  gai  qu'on  le  voudrait. . .  Mais,  baste!. . . 
mieux  vaut  encore  un  brave  capitaine  enclin  à  la  mélancolie  qu'un 

mauvais  marin  très  jovial D'ailleurs  n'oubliez  pas  que  cet  homme, 

dont  on  vous  a  peut-être  dit  beaucoup  de  mal,  n'est  pas,  à  tout  pren- 
dre, un  sorcier  ou  un  démon.  11  est  marié;  sa  femme,  douce  et  rési- 
gnée créature,  lui  a  déjà  donné  un  enfant...  Il  ne  faut  donc  pas  dés- 
espérer de  lui,  tout  foudroyé,  tout  desséché  qu'il  paraisse. 

Ainsi  donc  on  est  bien  averti.  C'est  avec  un  profond  misanthrope, 
sorcier  ou  non,  qu'on  va  faire  campagne.  Misanthrope,  est-ce  bien 
cela?  Ne  faudrait-il  pas  trouver  un  autre  mot  pour  exprimer  cette 
sombre  monomanie  d'un  homme  que  la  Providence  a  frappé,  qui 
s'insurge  contre  la  Providence,  et  qui,  ne  pouvant  l'atteindre  au- 
trement, a  formé  le  projet  insensé  de  la  poursuivre  dans  l'agent 
aveugle  qu'elle  a  choisi  pour  le  briser?  Ahab  ne  hait  pas  ses  sembla- 
bles, à  peine  les  trouve-t-il  dignes  qu'on  s'occupe  d'eux;  mais,  l'œil 
fixé  sur  ce  morceau  d'ivoire  qui  remplace  tant  bien  que  mal  sa  jambe 
perdue,  c'est  à  Dieu  lui-même  qu'il  adresse  son  farouche  ressenti- 
ment, et  c'est  à  Moby  Dick^  —  ne  pouvant  harponner  l'auteur  de  toute 
chose,  —  c'est  à  Moby  Dick  qu'il  destine  les  fruits  amers  de  sa  ven- 
geance. 

Moby  Dick,  quel  est  ce  nouveau  personnage?  Une  baleine,  ni  plus 
ni  moins,  mais  une  baleine  comme  on  n'en  voit  pas.  Dans  son  espèce, 
Moby  Dick  vaut  Ahab  dans  la  sienne.  Quel  Naniucketer  ne  connaît 
Moby  Dick,  la  baleine  blanche  aux  proportions  énormes,  à  l'humeur 
belliqueuse,  aux  excentriques  et  mortelles  rancunes,  espèce  de  sor- 
cière des  eaux,  cent  fois  harponnée,  jamais  prise,  et  fatale  à  maint 
ennemi,  comme  au  plus  ardent  de  tous,  à  l'intrépide  capitaine  Ahab  : 
monstre  de  ruse  et  de  férocité  dont  les  exploits  défraient  les  traditions 
du  gaillard  d'arrière  et  du  gaillard  d'avant,  de  la  dunette  et  de  l'en- 
trepont; —  la  seule  baleine  peut-être  qu'on  signale  à  regret,  qu'on 
poursuive  sans  enthousiasme,  et  qui  ait  su  inspirer  aux  champions 
les  plus  renommés  de  ce  terrible  sport  un  respect  mêlé  de  haine  et  de 
superstitieuse  terreur?  —  Sa  renommée  fatale  hante  leurs  rêves  de  la 
nuit,  leurs  longues  méditations  du  jour,  avec  tout  un  long  cortège  de 
souvenirs  affreux  de  chevilles  tordues,  de  poignets  foulés,  de  tibias 


494  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rompus,  d'amputations  effrayantes.  Leur  parler  de  la  baleine  blan- 
che^ c'est  parler  à  un  Valaque,  à  un  Monténégrin,  du  vampire  et 
du  mauvais-œil,  à  un  Ecossais  du  kelpie,  à  un  Napolitain  de  \a.jeita- 
tura;  encore  faut-il  reconnaître  que  ni  la.  jettatura,  ni  le  /celpie,  ni 
le  mauvais-œil,  ni  le  vampire,  —  non  pas  même  les  fadettes  du  Berry 
et  les  wilis  allemandes,  —  n'ont  un  mauvais  renom  d'aussi  bon  aloi 
que  Moby  Dick. 

Au  nombre  des  qualités  surnaturelles  qui  lui  sont  attribuées  est  le 
don  singulier  d'ubiquité  :  on  l'a  rencontrée  sous  les  latitudes  les  plus 
lointaines,  et  à  des  dates  si  rapprochées,  qu'à  moins  de  lui  supposer 
l'infatigable  essor  d'une  machine  à  vapeur,  elle  n'avait  pu  s'y  trans- 
porter par  les  moyens  de  locomotion  ordinaires  à  son  espèce.  Quinze 
jours  après  que  son  énorme  front  ridé,  aussi  blanc  que  la  neige,  et  sa 
bosse  pyramidale  avaient  été  remarqués  à  la  surface  de  l'Océan  Paci- 
fique, on  les  signalait  parmi  les  récifs  du  Groenland.  Comment  ad- 
mettre qu'elle  eût  franchi  dans  un  si  court  délai  une  si  énorme  dis- 
tance? Et  que  croire  cependant,  pour  peu  qu'on  regarde  comme 
au-dessous  de  soi  les  contes  de  sorcellerie  dont  se  repaissent  encore 
tant  d'imaginations  dociles?  D'un  autre  côté,  son  humeur  tout  excep- 
tionnelle, sa  malice  intelligente,  ses  ressources  de  tactique,  ses  fuites 
perfides,  ses  brusques  retours,  ses  vengeances  à  longs  termes,  aussi 
bien  que  sa  couleur  étrange,  —  cette  couleur  qui  tranche  si  bien  sur 
l'azur  des  mers,  —  et  la  difformité  de  ses  redoutables  mâchoires  font 
bien  réellement  de  Moby  Dick  un  être  à  part,  un  cétacé  hors  ligne, 
une  baleine  presque  merveilleuse. 

Voilà  l'ennemie  d'Ahab  depuis  le  jour  où,  —  parmi  ses  trois  canots 
chavirés,  tandis  qu'armé  d'un  coutelas  et  nageant  derrière  Moby 
Dick,  il  fouillait  avec  fureur  l'épaisse  cuirasse  qu'elle  opposait  à  ses 
coups,  —  elle  saisit  à  l'improviste,  dans  le  croissant  de  sa  mâchoire 
taillée  comme  une  faucille,  la  jambe  de  l'intrépide  capitaine,  et  la  lui 
trancha  net,  comme  fait  le  moissonneur  d'une  poignée  d'herbe.  A 
partir  de  cet  instant,  il  conçut  contre  elle  une  de  ces  haines  sans  nom 
que  les  hommes  ont  adorées,  ne  pouvant  les  comprendre,  qui  tour- 
mentent et  rendent  fou  l'être  assez  malheureux  pour  s'absorber  en 
elles,  qui  mêlent  leur  intolérable  amertume  à  toutes  choses  et  à  tous 
instans,  qui  tiennent  en  éveil,  dans  le  cœur  dévoré  par  elles,  toutes 
ces  facultés  subtiles  et  comme  empoisonnées  par  lesquelles  l'homme 
s'assimile  au  démon.  Cette  haine,  il  l'avait  couvée,  étendu  dans  son 
hamac,  pendant  les  interminables  ennuis  d'une  traversée  d'hiver,  en 
longeant  les  côtes  arides  de  la  Patagonie  :  durant  ces  longues  heures 
de  souffrances  et  d'impuissante  rage,  le  fiel  de  sa  pensée  se  mêlant 
au  sang  de  sa  blessure,  l'âme  et  le  corps  s'étaieilt  comme  imprégnés 
de  la  même  passion,  acre  et  violente  par-delà  ce  qu'on  peut  dire,  dé- 


LA    CHASSE    A    LA    BALEINE.  A95 

lirante  au  début,  indélébile  quand  elle  se  fut  en  apparence  éteinte 
ou  calmée.  Sa  raison  revenue,  son  intelligence  restée  intacte,  furent 
désormais  asservies  à  cette  passion  dominatrice,  qui  se  servait  d'elles, 
—  si  pareille  figure  est  admissible,  —  comme  l'ennemi  victorieux  des 
batteries  enlevées  à  la  baïonnette.  Ahab,  esprit  puissant,  volonté 
subjuguée,  ne  se  comprenait-il  pas  lui-même?  méconnaissait-il  le 
caractère  phénoménal  de  sa  maladive  existence?  —  Pourquoi  le  croi- 
rions-nous? Chaque  homme  sait  par  expérience  combien  il  lui  est 
difficile  de  régler  sa  conduite  sur  ce  qu'il  se  connaît  de  bonnes  et 
utiles  tendances,  et  chacun  trouve  au  dedans  de  lui  le  type  de  quel- 
que tyrannie  invisible  à  laquelle,  vainement  révolté,  il  est  plus  ou 
moins  contraint  d'obéir. 

Mais  revenons  au  Peguod.  Nous  connaissons  le  navire  et  son  capi- 
taine. Au  tour  de  l'équipage  maintenant,  et  passons  en  revue  l' état- 
major  :  nous  avons  d'abord  le  second,  Starbuck,  natif  de  Nantucket, 
quaker  d'origine,  personnage  réfléchi,  sérieux,  môme  un  peu  triste, 
homme  du  Nord  en  un  mot,  mais  bronzé,  desséché  par  le  soleil  de 
l'équateur,  et,  dans  sa  maigreur  austère,  assez  semblable  au  biscuit 
de  mer  deux  fois  remis  au  four.  Sa  conscience,  pour  une  conscience 
d'eau  salée,  est  d'une  exquise  déhcatesse.  On  peut  même  le  supposer 
enclin  à  quelque  superstition;  il  n'envisage  pas  sans  une  secrète  in- 
quiétude l'espèce  de  possession  qui  fait  d'Ahab  une  créature  perdue 
pour  Dieu,  acquise  à  Satan.  D'ailleurs,  s'il  a  du  courage,  —  et  quel 
baleinier  en  manqua  jamais?  —  il  n'est  pas  de  ceux  qui  prodiguent 
à  tout  propos  cette  denrée  de  prix,  cet  approvisionnement  indispen- 
sable. Combattre  une  baleine  est  à  ses  yeux  une  affaire  de  commerce, 
et  la  bravoure  une  mise  de  fonds  qu'il  faut  proportionner  à  l'impor- 
tance du  bénéfice  présumé. 

Tel  n'est  point  le  contre-maître  Stubb,  insouciant  compagnon, 
toujours  bavard  et  de  bonne  humeur,  qui  se  lance  après  une  ba- 
leine comme  un  jeune  chien  après  une  couvée  de  poules,  accablant 
ses  rameurs  de  joviales  injures  et  stimulant  leur  ardeur  par  les  plus 
comiques  adjurations.  Il  porte  au  milieu  du  péril  le  plus  imminent, 
et  dans  les  instans  les  plus  critiques,  le  paisible  liUabureh  de  l'oncle 
Toby;  en  silllant,  il  côtoie  une  baleine;  en  sifflant,  il  lui  lance  le  harpon 
fatal.  Ce  qu'il  pense  de  la  mort,  personne  ne  le  sait,  lui  moins  que 
personne,  et  s'il  lui  arrivait  par  hasard,  après  un  bon  dîner,  de  résu- 
mer ses  idées  à  ce  sujet,  on  découvrirait  probablement  qu'il  l'envi- 
sage comme  une  sorte  de  quart  assez  long,  assez  ennuyeux,  mais 
qu'un  bon  officier  ne  peut  décliner  quand  l'heure  est  venue  de  le  mon- 
ter. Encore  ce  çwarj;  perdrait-il,  à  ses  yeux,  beaucoup  de  ses  inconvé- 
niens,  si  Stubb  pouvait  se  flatter  d'emporter  sa  pipe  dans  les  régions 
inconnues  où  l'homme  passe  en  quittant  ce  bas  monde;  sa  pipe,  la 


2196  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cause  première  et  Yultima  ratio  de  sa  philosophique  indifférence;  sa 
pipe,  petit  brûle-gueule  du  plus  beau  noir,  si  invariablement  collé  à 
ses  lèvres,  qu'il  en  semble  un  appendice  naturel,  une  inséparable  vé- 
gétation ! 

Après  Stubb,  et  au-dessous  de  lui,  vient  maître  Flask,  jeune  ca- 
det d'humeur  belliqueuse,  qui  n'a  garde  de  prendre  les  baleines  au 
sérieux,  et  ne  voit  qu'une  série  de  bonnes  plaisanteries  dans  lesinci- 
dens  variés  d'une  croisière  de  trois  ans  aux  alentours  du  cap  Horn; 
- —  dans  les  cachalots,  une  espèce  de  rats  d'eau,  plus  grands,  il  est 
vrai,  que  les  autres,  et  quelque  peu  plus  difficiles  à  prendre,  mais 
qu'il  faudrait  détruire  par  point  d'honneur  et  pour  s'amuser,  alors 
même  qu'il  n'y  aurait  pas  d'autre  avantage  à  cela. 

Derrière  ces  trois  hommes,  par  lesquels  se  manifestent  à  l'équipage 
les  volontés  de  l'invisible  Ahab,  se  rangent  en  première  ligne. leurs 
trois  seconds,  leurs  trois  écuyers,  si  on  veut.  Queequeg  est  fils  d'un 
roi,  rien  que  cela,  l'héritier  présomptif  de  la  couronne  de  Kokovoko; 
—  cherchez  cette  île  sur  la  carte,  et  vous  ne  l'y  trouverez  pas,  ce  qui 
pourra  vous  faire  soupçonner  qu'elle  existe.  Queequeg,  à  bord  du 
Pequod,  c'est  quelque  chose  comme  Pierre  le  Grand  à  Saardam.  Il  a 
compris  la  supériorité  des  hommes  blancs,  il  veut  en  surprendre  le 
secret,  et  rapporter  à  son  peuple,  au  retour  d'une  croisade  qu'il  en- 
treprend à  lui  seul,  les  bienfaits  de  la  civilisation.  Fidèle  aux  dieux 
de  la  patrie,  Queequeg  ne  voyage  jamais  sans  son  fétiche,  petite 
image  difforme  devant  laquelle  il  brûle  matin  et  soir,  en  guise  d'en- 
cens, un  morceau  de  son  biscuit-capitaine.  Queequeg  est  attaché  spé- 
cialement, comme  le  meilleur  harpon  de  l'équipage,  au  canot  com- 
mandé par  Starbuck  :  Tashtego  et  Daggoo  remplissent  les  mêmes 
fonctions  auprès  de  Stubb  et  de  Flask.  Le  premier  est  un  Indien  peau- 
rouge,  de  race  pure,  reconnaissable  à  ses  pommettes  proéminentes, 
à  ses  longs  cheveux  pendans,  à  l'éclat  de  ses  grands  yeux  noirs,  au 
lustre  satiné  de  sa  peau,  semblable  à  celle  d'un  serpent.  Digne  reje- 
ton des  chasseurs  iroquois  et  algonquins,  il  poursuit  la  baleine  sur 
les  vastes  eaux,  comme  ses  ancêtres  le  daim  et  l'élan  sur  les  prairies 
immenses.  Le  second  a  été  ramassé  sur  la  côte  d'Afrique  un  jour  qu'il 
s'ennuyait,  le  ventre  au  soleil,  et  que  la  tentation  le  prit  de  monter 
à  bord  d'un  baleinier  qui  venait  faire  eau  dans  sa  baie  natale.  Ce 
géant  noir,  à  l'allure  impériale,  poserait  fort  bien  pour  le  portrait 
d'Assuérus,  et  le  peintre  lui  laisserait  volontiers  les  deux  énormes 
anneaux  dorés  qui  pendent  à  ses  oreilles. 

On  le  voit  par  cet  échantillon,  l'équipage  d'un  baleinier  américain 
est  un  assemblage  hétérogène  et  pittoresque,  recruté  partout  ailleurs 
qu'aux  Etats-Unis.  De  fait,  sauf  les  officiers,  on  ne  rencontre  guère 
à  bord  de  ces  navires  qu'un  ramas  d'hommes  nés  sur  tous  les  points. 


LA   CHASSE   A   LA   BALEINE*  49'^ 

du  monde  connu  et  réunis  par  le  hasard  :  Provençaux,  Maltais,  Islan- 
dais, Siciliens,  matelots  des  Açores,  de  la  Hollande,  de  l'île  de  Man, 
lascars  de  Sumatra,  gens  du  Fo-Kien  ou  de  Tahiti.  —  Circonstance 
notable,  il  en  est  à  peu  près  ainsi  pour  l'armée  de  terre  et  la  marine 
militaire  des  Américains,  —  de  même  pour  sa  marine  marchande,  de 
même  pour  le  matériel  humain  employé  par  les  ingénieurs  qui,  chez 
ce  peuple  jeune  et  superbe,  creusent  les  canaux  ou  aplanissent  les 
voies  de  fer.  Pour  tous  ces  travaux  si  divers,  l'Américain  se  réserve 
la  direction  intelhgente,  la  volonté,  le  calcul.  Il  emprunte  au  dehors 
les  bras,  l'activité  musculaire,  la  force  brute;  c'est  un  phénomène  qui 
rappelle  Sparte  et  les  Ilotes. 

Dans  cette  revue  de  l'équipage  du  Pequod,  n'oublions  pas  toutefois 
cinq  personnages  mystérieux,  plutôt  gnomes  que  matelots,  cachés 
par  Ahab  dans  quelque  obscur  recoin  de  la  cale,  pour  lui  servir 
d'aides  et  de  seconds  dans  son  grand  duel  avec  Moby  Dick.  Embar- 
qués à  ses  frais,  ils  ne  figurent  point  sur  les  rôles,  et  bien  des 
jours  après  le  départ  du  Pequod^  pas  un  homme  ne  soupçonne  leur 
présence  à  bord.  A  peine  se  trahit-elle,  dans  le  silence  des  nuits, 
par  quelques  vagues  rumeurs  filtrant  à  travers  les  écoutilles,  et 
quand  elle  est  révélée  à  la  longue,  quand  on  voit  ces  fantômes  émer- 
ger, un  à  un,  des  entrailles  du  navire,  après  le  premier  étonnement  et 
les  premières  conjectures,  chacun  se  fait  par  degrés  à  l'aspect  étrange, 
au  langage  inintelligible  de  ces  hôtes  tout  d'abord  suspects.  Leur  chef 
tout  au  plus  reste  comme  une  énigme  vivante  dont  il  y  a  quelque 
intérêt  à  connaître  le  mot  :  c'est  Fedallah  l'Indien,  au  teint  fauve  ou 
jaune-tigre,  aux  cheveux  blancs  roulés  en  turban,  aux  lèvres  couleur 
d'acier,  aux  vêtemens  de  coton  noir,  taillés  sur  le  patron  chinois,  au 
parler  à  peine  articulé,  qui  siffle  entre  ses  dents  blanches  comme 
la  menace  d'un  serpent  irrité.  En  le  voyant,  aux  momens  de  crise, 
apparaître  tout  à  coup  sur  le  pont,  suivi  de  ses  sombres  acolytes,  et 
dans  un  frêle  esquif  emporter  Ahab  au  plus  fort  des  combats  et  du 
péril,  il  est  malaisé  de  ne  pas  se  rappeler  la  barque  d'enfer  et  le 
nautonnier  de  Pluton. 

Tandis  que  nous  faisons  ainsi  connaissance,  un  par  un,  avec  les 
principaux  soldats  de  cette  vaillante  troupe,  le  vaisseau  marche  tou- 
jours. Deux  mois  de  traversée  nous  ont  amenés  sur  le  théâtre  où  doit 
avoir  lieu  le  premier  hicering  (1) ,  la  première  aventure. 

Quel  est  ce  cri  prolongé  qu'on  dirait  tombé  des  nuages?  C'est 
Tashtego  qui  l'a  tiré  de  sa  poitrine,  perché  sur  les  barres  de  perro- 
quet. Son  corps  penché,  son  bras  étendu  vers  l'horizon,  cette  clameur 
sauvage  qu'il  répète  à  courts  intervalles,  ne  laissent  aucun  doute  :  il 

(1)  De  lower,  abaisser.  —  On  désigne  ainsi  la  mise  à  l'eau  des  chaloupes  suspendues 
au  flanc  du  navire. 


498  REVUE    DES  DEUX   MONDES. 

signale  une  baleine  qui  souffle  au  vent  du  Pequod.  Et  que  dis-je,  une 
baleine?  —  une  bande,  un  troupeau  de  baleines  se  jouant  à  une  de- 
mi-lieue de  leurs  ennemis.  Ce  sont  des  cachalots  (  spermwhaJe  en 
anglais,  poUsfich  en  allemand,  macrocephalus  dans  les  dictionnaires 
d'histoire  naturelle)  :  —  on  les  reconnaît  à  leurs  bruyantes  émissions 
d'eau,  régulières  comme  le  tic-tac  d'une  montre. 

—  L'heure  !...  l'heure  !  et  vite  !  s'écrie  Ahab  aussitôt  arrivé  sur  la 
dunette. 

L'heure  et  la  minute  consignées  sur  le  livre  de  loch,  il  s'agit  de 
rejoindre  les  cachalots,  qui  ont  plongé  tous  à  la  fois  et  nagent  tou- 
jouis,  —  Tashtego  l'assure,  ' —  au  vent  du  vaisseau,  preuve  certaine 
qu'ils  n'ont  pas  pris  l'alarme.  L'équipage,  depuis  le  premier  homme 
jusqu'au  dernier,  est  en  mouvement.  Les  matelots  désignés  pour  la 
chasse  sont  remplacés  à  leur  poste  par  les  ship-keepers  ou  gardes- 
navires;  les  lignes  de  pêche,  roulées  autour  de  leurs  tonneaux  comme 
la  laine  autour  du  rouet,  sont  mises  en  place  sur  les  pirogues,  que 
des  grues  solides  vont  soulever  et  déposer  en  mer;  leurs  équipages, 
alignés  le  long  de  la  muraille,  une  main  sur  les  lisses,  un  pied  sur 
le  plat-bord,  n'attendent  que  l'ordre  de  s'élancer;  on  les  croirait 
prêts  à  aborder  un  vaisseau  ennemi. 

A  ce  moment,  pour  la  première  fois,  Ahab  apparaît  entouré  de  ses 
cinq  démons  couleur  de  tigre,  prompts  à  détacher  sans  bruit  un  ca- 
not suspendu  à  tribord.  Quand  il  est  paré  :  ((  Amenez  par  là,  »  crie 
le  capitaine  d'une  voix  de  tonnerre,  et  malgré  l'espèce  de  stupeur 
qui  les  a  d'abord  saisis  à  l'aspect  inattendu  de  Fedallah  et  de  ses 
quatre  démons  subalternes,  les  hommes  de  l'équipage  sautent  sur 
les  lisses;  les  rouets  tournent  dans  les  poulies  qui  grincent;  les  trois 
pirogues  tombent  sur  les  flots,  et,  comme  une  troupe  de  chevreaux 
agiles,  les  matelots  sautent  l'un  après  l'autre,  sans  tenir  compte  des 
oscillations  du  navire,  sur  ces  coques  mobiles,  qui  s'éloignent,  fai- 
sant assaut  de  vitesse,  dans  la  direction  du  vent.  Le  canot  du  capi- 
taine, bien  qu'elles  aient  de  l'avance  sur  lui,  puisqu'il  a  dû,  pour  les 
rejoindre,  doubler  la  proue  du  Pequod,  est  bientôt  en  ligne  avec 
elles;  les  maigres  Indiens  qui  le  dirigent  semblent  des  mécanismes 
vivans  montés  sur  des  ressorts  d'acier.  Ils  profitent  d'ailleurs  de 
la  surprise  que  leur  fantastique  évocation  a  jetée  parmi  les  autres  ra- 
meurs. Indigné  de  se  voir  distancé,  Stubb  prend  la  parole  et  déploie 
son  éloquence  habituelle,  si  variée  de  tons,  si  féconde  en  ressources  : 
—  Enfans,  c'est  le  cas  ou  jamais  de  se  briser  l'échiné!...  Allons, 
mes  petits,  mes  bien-aimés,  mes  héros!...  Pourquoi  détourner  les 
yeux?..,  que  vous  font  ces  cadets  couleur  pain  d'épice?...  Bah!  ce 
sont  cinq  bonnes  paires  de  bras,  venues  d'on  ne  sait  oii,  mais  qui  ne 
seront  pas  de  trop  à  la  fête. . .  Plus  on  est  de  fous,  plus  on  rit. . .  Ramez, 
ramez,  j-amez,  bijoux  adorés...  Le  diable  vaut  mieux  que  sa  réputa- 


LA    CHASSE    A    LA   BALEINE.  499 

tion...  Bon!  nous  y  sommes!...  Voilà  un  coup  de  rames  qui  vaut  mille 
livres  sterling....  Quelques-uns  encore,  et  nous  gagnons  le  prix... 
Hourra  pour  la  coupe  d'or,  que  nous  emplirons  de  bonne  huile  et  de 
blanc!...  Doucement...  prenez  votre  temps!...  rien  ne  vous  presse. . . 
Allons,  marauds!...  mordez  vos  rames...  mordez  donc,  chiens  que 
vous  êtes!...  Moins  vite  à  présent...  plus  long  et  plus  raide!...  Plus 
raide,  vous  dis-je,  misérables  maroufles,  vauriens,  bélîtres!...  Vous 
dormez  donc?...  allez-vous  ronfler?...  Ramez,  ramez!...  Ah!  voilà 
qui  va  bien...  Bien,  mes  petits,  bien,  mes  brins  d'acier!... 

l*our  conserver  à  cette  harangue  toute  sa  verdeur  et  tout  son  efl'et, 
il  faut  se  bien  pénétrer  de  l'accent  tragi-comique  avec  lequel  sont 
jetées  ces  adjurations  en  partie  double,  à  demi  plaisantes,  à  demi 
furibondes,  et  de  l'attitude  parfaitement  indolente  qui  contraste,  chez 
Stubb,  avec  l'énergie  démesurée  de  son  commandement.  Ahàb  ce- 
pendant, qui  a  enjoint  à  ses  lieutenans  de  «  couvrir  la  mer,  »  c'est- 
à-dire  de  s'étendre  dans  des  directions  différentes,  est  resté  à  l' avant- 
garde.  C'est  de  lui  que  vient  le  signal  du  combat.  Il  le  donne  en 
arrêtant  brusquement  sa  barque  sur  un  point  où  son  œil  perçant  a 
deviné  que  les  cachalots  vont  revenir  à  la  surface  de  la  mer.  Les  trois 
autres  pirogues  font  halte  à  son  exemple.  A  l'avant  de  chacune  est 
une  petite  caisse,  ou  plate-forme  triangulaire,  où  le  harponneur  est 
debout,  le  genou  dans  une  embrasure  faite  pour  le  fixer,  l'œil  rivé 
sur  les  flots  bleus.  A  la  poupe,  appuyée  à  l'étambot,  une  autre  plate- 
forme, également  taillée  en  triangle,  reçoit  l'officier  commandant, 
non  moins  attentif  à  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  lui.  Pas  un  mot 
n'est  prononcé,  pas  une  rame  ne  bouge.  Flask  seulement,  que  sa 
petite  taille  empêche  de  dominer  les  «  trois  mers  »  qu'il  surveille,  se 
hisse  sur  les  épaules  du  gigantesque  Daggoo  comme  sur  les  huniers 
d'un  mât  vivant.  Stubb  se  console  avec  sa  pipe  de  l'attente  passive  à 
laquelle  le  condamnent  les  cachalots  en  retard. 

Tout  à  coup  les  flots  bleus  se  troublent,  frémissent,  bouillonnent; 
l'air  vibre  au-dessus  d'eux  comme  à  la  surface  d'un  fei'  rouge.  Sous 
cette  écume  d'un  vert  blanchâtre,  sous  ces  jets  de  vapeur  humide 
qui  l'empanachent  çà  et  là,  le  banc  des  baleines  nage  entre  deux 
eaux,  laissant  après  lui  une  trace  sur  laquelle  les  quatre  barques  s'é- 
lancent à  l'envi  l'une  de  l'autre.  Le  moment  est  venu  de  leur  donner 
tout  leur  essor  :  Stubb  redouble  d'éloquence;  le  petit  Flask  lui  em- 
prunte ses  tropes  les  plus  hardis.  Starbuck,  le  tranquille  et  silen- 
cieux Starbuck,  arraché  à  son  apathie  naturelle,  stimule  ses  hommes 
par  quelques  phrases  dont  l'accentuation  énergique  double  la  valeur. 
Pour  Ahab,  les  horribles  blasphèmes  qui  se  pressent  sur  ses  lèvres 
couvertes  d'écume^  effraieraient  un  requin  athée,  si  un  tel  requin 
existait  et  les  pouvait  entendre.  C'est  un  spectacle  que  celui  de  ces 
quatre  frêles  embarcations  lancées  tour  à  tour  au  sommet  des  vagues 


500  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  dans  leurs  mouvans  abîmes,  les  rameurs  penchés  et  redressés  en 
cadence,  les  cris  des  officiers  dictant  les  manœuvres,  et  dans  le  fond, 
comme  un  énorme  animal  qui  suit  de  loin  sa  couvée  en  péril,  le 
pequod  au  pont  d'ivoire  avançant  sous  ses  voiles  blanches. 

Cependant  l'écume  des  flots  semble  devenir  plus  brillante  :  c'est 
que  le  ciel  se  couvre  de  nuages,  de  ces  nuages  chargés  de  vent  et  de 
pluie  que  les  marins  appellent  «  des  bouiUards.  »  Une  rafale  menace. 
Les  baleines  se  séparent,  et  chaque  barque  est  entraînée  dans  un  sil- 
lage différent.  On  se  perd  de  vue;  mais  d'une  chaloupe  à  l'autre  les 
cris  partent  encore.  —  Debout!  —  Ce  seul  mot  prononcé  par  Starbuck 
d'une  voix  brève  et  sourde  fait  dresser  le  harponneur  Queequeg 
comme  si  une  décharge  électrique  l'avait  atteint.  Pas  un  homme 
dans  la  barque  qui  ne  devine  une  crise  imminente.  N'entend-on  pas, 
en  effet,  sous  la  mer,  un  bruit  semblable  à  celui  que  feraient  cin- 
quante éléphans  se  roulant  sur  leur  litière?  Et  les  vagues  dressent 
en  sifflant  leurs  crêtes  écumantes  comme  les  monstres  fabuleux  du 
poème  antique.  —  Ici!...  le  voilà...  frappez!  —  C'est  Starbuck  qui 
parle,  montrant  du  doigt  à  Queequeg  une  éminence  blanchâtre  qui 
se  dessine  à  fleur  d'eau.  Une  brusque  et  sifflante  vibration  annonce 
que  le  harpon  a  traversé  l'air:  mais  au  même  moment  la  poupe  de  la 
barque  est  soulevée  comme  si  elle  eût  touché  sur  un  récif  :  versée  à 
l'avant,  elle  semble  heurter  une  autre  muraille  de  rochers.  La  voile 
éclate  et  se  rompt;  l'équipage,  balayé,  roule  pêle-mêle  dans  la  mer. 
La  baleine,  à  peine  effleurée,  fuit  dans  la  rafale. 

La  pirogue  est  sauvée,  bien  que  submergée  un  moment.  Autour 
d'elle,  ses  matelots  nagent  après  leurs  rames  qu'ils  rattrapent  et 
■jettent  par-dessus  le  plat-bord,  puis  eux-mêmes  remontent,  trem- 
pés, sur  leurs  bancs  ruisselans  d'eau  et  se  hissent  à  l'arrière  de  la 
barque,  encore  abaissée  sur  les  flots  en  ligne  à  peu  près  perpendicu- 
laire. Ramer  serait  peine  perdue,  les  rames  ne  servent  plus  que  comme 
ressource  de  sauvetage.  On  hèle,  mais  en  vain,  les  autres  embarca- 
tions aux  prises  avec  la  mer  déchaînée.  Starbuck,  faisant  sauter  le 
cordon  delà  caque  aux  allumettes,  réussit,  non  sans  peine,  à  allumer 
une  lanterne  qu'il  fixe  au  bout  d'une  perche,  et  qui,  remise  à  Quee- 
queg, constitue  le  seul  signal  de  détresse  que  le  tumulte  des  vagues 
et  l'obscurité  du  ciel  permettent  à  ce  moment  d'arborer.  Mais  lui- 
même  sait  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  ce  dernier  moyen,  employé  en 
•désespoir  de  cause.  Les  heures  se  passent;  la  nuit  s'achève;  l'aube 
perce  les  brouillards  de  quelques  lueurs  indécises.  Depuis  longtemps 
•déjà  l'inutile  lanterne  gît,  écrasée,  au  fond  de  la  barque.  Tout  à  coup 
on  entend  un  bruit  sourd  de  bois  qui  craquent,  de  cordages  qui  grin- 
cent en  glissant  l'un  sur  l'autre.  Une  masse  noirâtre  se  dessine  va- 
guement dans  la  brume  épaisse  :  c'est  le  Peqvod,  à  quelques  mètres 
de  la  pirogue,  sur  laquelle  il  vient,  et  qu'infailliblement  il  va  couler 


L\   CHASSE    A    LA    BALEINE.  501 

J)as.  Starbuck  et  ses  compagnons  ont  à  peine  le  temps  de  se  jeter  à 
la  mer.  Du  milieu  des  flots  auxquels  ils  disputent.leur  vie,  ils  assis- 
tent au  choc  des  deux  nefs,  à  la  destruction  de  celle  qui  les  portait, 
et  sont  repêchés  un  à  un  par  leurs  camarades,  tout  surpris  de  les 
retrouver  en  vie. 

.  Pareil  début  ne  promet-il  pas  une  croisière  animée?  Cependant, 
après  cette  première  rencontre,  le  Peqvod  sillonne  vainement  quatre 
stations  familières  aux  bâtimens  baleiniers  :  celle  des  Açores,  celle  du 
Cap- Vert,  l'embouchure  du  Rio  de  la  Plata,  et  le  Carrol-Ground , 
au  sud  de  l'île  Sainte-Hélène.  Là,  pour  la  première  fois,  le  nom  de 
Moby  Dick  est  prononcé  à  bord.  Trois  ou  quatre  nuits  de  suite,  au 
clair  de  lune,  les  vigies  signalent  une  baleine  soufflant  à  l'avant  du 
navire.  Chaque  fois  on  tente  la  poursuite,  chaque  fois  il  semble 
démontré  qu'on  a  été  dupe  d'une  sorte  de  mirage,  d'une  espèce  de 
jet-fantôme;  or  cette  apparition  nocturne,  attribuée  à  Moby  Dick 
par  les  traditions  des  baleiniers  expérimentés,  était,  selon  eux,  le 
piège  habituel  qu'elle  tendait  à  ses  ennemis  pour  les  attirer  sur  ses 
traces  jusqu'à  l'endroit  où  elle  leur  voulait  livrer  bataille. 

Puis  on  doubla  le  cap  de  Bonne-Espérance;  on  s'enfonça  dans  les 
froides  régions  du  pôle  antarctique,  parmi  les  tempêtes  et  les  frimas, 
et  peu  de  jours  après  on  était  au  nord-est  des  Crozetts,  —  autre  station 
baleinière,  —  parmi  de  vastes  champs  de  cette  espèce  de  grain  flot- 
tant qui,  à  rencontre  de  toutes  les  idées  vulgaires,  sert  de  nourriture 
aux  baleines.  Cette  substance  particulière,  appelée  brit,  va  d'elle- 
même,  tandis  que  l'énorme  animal  nage  paresseusement  la  gueule 
ouverte,  s'attacher  aux  fanons  radicules  qui  treillissent  le  fond  de  son 
palais.  Elle  couvre,  çà  et  là,  des  gisemens  marins  de  plusieurs  lieues 
carrées  qu'elle  dore  comme  si  on  y  eût  détruit  des  flottes  chargées 
de  froment. 

,  A  la  hauteur  de  Java,  Moby  Dick  fut  signalée,  et,  le  cœur  palpitant 
d'un  haineux  espoir,  Ahab  fit  mettre  les  pirogues  en  mer;  mais  sa 
vengeance  allait  encore  être  trompée.  Ce  qu'on  avait  pris  pour  la 
baleine  blanche  était  un  énorme  polype  dont  la  masse  informe  déga- 
geait, dans  tous  les  sens,  comme  des  faisceaux  de  serpens,  ses  longs 
bras  enroulés  et  tordus.  Il  s'enfonça  lentement  sous  les  eaux,  avec  le 
bruit  d'une  sourde  aspiration.  Starbuck,  l'intrépide  Starbuck,  parais- 
sait consterné.  Plutôt  que  de  rencontrer  le  sqxùd  vivant,  — cet  épou- 
vantail  des  baleiniers,  —  il  eût  aflronté  de  grand  cœur  vingt  com- 
bats avec  les  pirates  malais.  L'apparition  de  ce  fantôme  des  mers 
passe  pour  un  présage  certain  que  le  navire  qui  l'a  trouvé  sur  sa 
route  ne  rentrera  jamais  au  port.  La  description  du  kraken  fabuleux 
donnée  par  l'évêque  Pontoppidan,  —  déduction  faite  des  énormes 
proportions  qu'il  lui  attribue,  — se  rapporte  assez  à  ce  que  les  balei- 
niers disent  du  squid,  qu'ils  rencontrent  rarement,  jamais  sans  ter- 


602  -       BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

reur,  et  qui  est,  selon  eux,  l'unique  aliment  du  cachalot.  En  effet, 
par  exception  aux  autres  espèces  de  baleines,  les  cachalots  n'ont  pas 
laissé  surprendre  le  secret  de  leur  nutrition.  Quelquefois  seulement, 
poursuivis  à  outrance,  ils  dégorgent  ce  que  l'on  suppose  être  les  lon- 
gues pattes  du  squid,  par  lesquelles  il  se  cramponne  au  fond  des 
mers,  et  que  les  cachalots  dévorent  en  essayant  de  l'en  arracher. 
S'étayant  de  ces  notions,  passablement  apocryphes,  d'une  histoire 
naturelle  à  son  usage  particuher,  Queequeg  avait  pris  en  bonne  part 
la  rencontre  du  squid.  Elle  annonçait,  selon  lui,  que  les  cachalots 
n'étaient  pas  loin,  et  le  lendemain,  en  eifet,  à  quarante  brasses  au 
vent  du  Pequod,  un  dos  noir  et  poli  s'éleva  du  fond  de  la  mer.  Ainsi 
qu'un  bon  bourgeois  hollandais  vient  fumer  sa  pipe  au  soleil,  un  ca- 
chalot aux  proportions  gigantesques,  flâneur  comme  on  en  voit  peu, 
venait  donner  l'essor  aux  humides  bouffées  de  ses  évens.  Les  plus 
grandes  précautions  furent  prises  pour  s'approcher  sans  lui  donner 
l'alarme,  et  les  rameurs  eurent  ordre  de  ne  se  servir  de  leurs  avirons 
que  lorsqu'il  serait  superflu  de  vouloir  dissimuler  au  colosse  la  chasse 
dont  il  allait  être  l'objet.  Cependant,  bien  qu'il  s'éloignât  lentement 
et  parût  n'avoir  pris  aucun  ombrage  des  acclamations  indiscrètes 
poussées  par  les  matelots  quand  il  avait  été  signalé,  il  ne  se  laissa 
pas  prendre  comme  on  l'espérait.  Soulevant  tout  à  coup  son  énorme 
queue  à  plus  de  quarante  pieds  au-dessus  de  l'eau,  il  disparut  en- 
suite comme  une  tour  engloutie  dans  quelque  abîme.  Heureusement 
pour  l'équipage,  la  barque  de  Stubb,  lancée  en  avant  des  autres, 
le  serrait  de  près,  et  quand  le  cachalot  reparut,  nageant  la  tête  en 
l'air  pour  fendre  l'eau  plus  à  son  aise,  le  terrible  harpon  de  Tash- 
tego  l'atteignit.  Aussitôt  la  ligne  de  pêche  glissa  sur  son  dévidoir, 
fumante  et  prête  à  s'enflammer  sous  le  rapide  frottement  qui  lui  était 
ainsi  imprimé.  En  passant  par  les  mains  de  Stubb,  dégarnies  par 
accident  des  gantelets  de  toile  qui  servent  en  ces  occasions,  elle  les 
ouvrait  au  vif  sans  qu'il  parût  s'en  apercevoir,  et  voulût,  pour  si  peu, 
renoncer  à  une  bouffée  de  sa  pipe.  Petit  à  petit  le  mouvement  se  régu- 
larisa, la  corde  se  tendit,  et  la  chaloupe,  remorquée  par  la  baleine, 
glissait  du  même  train  que  celle-ci  à  travers  les  flots  bouillonnans. 
Après  quelque  temps,  l'allure  du  monstre  se  ralentit,  les  avirons  jouè- 
rent de  plus  belle,  et  barque  et  baleine  voguèrent  bord  à  bord.  Stubb 
alors,  qui  s'était  fait  céder  la  place  de  Tashtego,  debout  à  l'avant,  un 
genou  solidement  fixé  dans  l'embrasure  destinée  aie  recevoir,  dardait 
lance  après  lance,  javelot  après  javelot,  ouvrant  à  chaque  coup  une 
source  de  sang  qui  teignait  en  rouge  les  flots  où  se  débattait  l'ani- 
mal expirant.  Les  évens  de  la  baleine  s'ouvraient  à  des  jets  convul- 
sifs,  précipités,  comme  la  pipe  de  Stubb  à  des  boufl'ées  saccadées  et 
fréquentes,  tandis  qu'il  ramenait  à  lui  (par  les  cordes  dont  ils  sont 
garnis)  ses  harpons  tordus,  qu'il  lançait  de  rechef  après  les  avoir  re- 


LA    CHASSE    A   LA   BALEINE.  503 

dressés  à  la  hâte  sur  le  plat-bord.  Un  moment  vint  où  le  cachalot 
épuisé  parut  rester  immobile,  à  la  discrétion  de  son  ennemi  qui, 
tranquillement,  à  loisir,  fouillait  d'un  fer  plus  long  et  plus  acéré  les 
derniers  recoins  de  ce  corps  immense  où  pouvait  s'abriter  un  reste 
de  vie  et  de  fureur.  L'instant  d'après,  le  cachalot,  dont  l'agonie 
commençait,  fit  un  suprême  et  dernier  effort,  et,  battant  à  coups  re- 
doublés les  eaux  sanglantes,  sembla  chercher  à  disparaître  dans  la 
rose  vapeur  dont  il  s'entourait  ainsi;  ensuite  on  le  vit  flotter,  masse 
inerte;  ses  évens  seuls,  dilatés  encore  et  contractés  çà  et  là  par 
quelques  spasmes,  par  quelques  tressaillemens  convulsifs,  trahis- 
saient les  angoisses  et  comme  le  râle  de  sa  mort;  puis,  comme  la  lie 
d'un  tonneau  épuisé,  ils  laissèrent  fuir  quelques  jets  d'un  sang  épaissi, 
qui  retombèrent  sur  ses  flancs  désormais  immobiles  et  rigides. 

—  La  voilà  morte  !  dit  Tashtego. 

—  Oui,  répondit  Stubb.  Nos  deux  pipes  sont  fumées. 

Et  ôtant  la  sienne  de  ses  lèvres,  il  en  secoua  dans  la  mer  les  cen- 
dres éteintes. 

C'était  le  soir  :  trois  barques,  attelées  à  l'énorme  proie,  la  re- 
morquèrent péniblement  jusqu'au  vaisseau.  Là,  des  chaînes  de  fer, 
adroitement  passées  à  la  tête  et  à  la  queue  de  l'animal,  l'amarrèrent 
à  l'arrière  et  à  l'avant  du  Pequod,  et  l'obscurité  venue,  quand  les  ob- 
jets ne  se  distinguèrent  plus  que  par  masses,  ces  deux  grands  corps, 
liés  l'un  à  l'autre,  semblaient  deux  taureaux  gigantesques  maintenus 
sous  le  même  joug. 

Alors  les  hommes  de  quart,  qui  venaient  deux  par  deux  veiller  aux 
ancres,  eurent  un  étrange  spectacle.  La  mer  se  couvrit  de  requins 
voraces,  pressés  et  grouillant  à  la  surface  des  flots.  Armés  de  la 
bêche  à  baleine^  instrument  bien  affdé,  dont  le  nom  indique  assez  la 
forme,  et  dont  le  manche  a  vingt  ou  trente  pieds  de  long,  les  veil- 
leurs de  nuit  piochaient  à  dire  d'expert  sur  ces  convives  malappris, 
mais  sans  les  pouvoir  écarter.  A  peine  l'un  d'eux  était-il  blessé,  que 
ses  compagnons  le  dévoraient  vif,  arrachant  de  son  corps  entr' ou- 
vert ses  entrailles  près  de  sortir.  Et  parfois  même  quelqu'un  de  ces 
gloutons,  aveuglément  insatiable,  saisisissant  au  hasard  la  première 
proie  ofl'erte  à  sa  voracité,  happait  ses  propres  boyaux  épanchés  hors 
de  ses  blessures  béantes  ! 

Le  matin  suivant,  dès  l'aurore,  les  requins  furent  chassés  :  quatre 
hommes  prirent  leur  place.  La  grande  boucherie  commença.  On  eût 
dit  une  hécatombe  de  mille  bœufs  sanglans  offerte  aux  divinités  de 
la  mer.  Un  crochet  de  fer  —  cent  livres  de  poids  —  lesté  de  blocs 
de  bois  peints  en  vert,  qu'un  homme  aurait  peine  à  soulever,  va 
saisir  la  baleine  et  s'insérer  dans  une  ouverture  en  demi-lune  pré- 
parée par  les  harponneurs.  Le  cabestan  tournant  sous  l'effort  de  l'é- 
quipage en  masse,  au  bruit  des  chœurs  sauvages  qui  marquent  les 


504  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

temps  et  donnent  l'ensemble  aux  efforts  combinés,  soulève  l'énorme 
animal.  La  carène  du  navire  penche,  frémit  et  craque;  les  mâts  s'in- 
clinent; on  peut  craindre  que  le  Pequod  ne  se  disjoigne  et  ne  s'ef- 
fondre, mais  au  moment  décisif,  un  bruit  sec,  un  subit  relâchement 
des  palans  tendus  à  se  rompre,  annoncent  que  la  peau  de  la  baleine, 
écorchée  en  spirale  ni  plus  ni  moins  qu'une  orange,  se  détache  en 
un  long  ruban  et  suit  sur  le  pont  l'immense  crochet,  qui  finit  par 
l'enlever  à  hauteur  du  mât,  tandis  que  la  baleine  tourne  sur  les  flots, 
peloton  monstrueux  dont  le  fil  saignant  se  dévide  ainsi.  Un  des  ma- 
telots s'approche,  armé  d'un  sabre  de  bord;  il  commence  par  ouvrir 
dans  la  partie  inférieure  du  ruban  une  cavité  nouvelle  où  un  second 
crochet  trouve  sa  place,  et  ensuite,  en  quelques  vigoureuses  estafi- 
lades, il  sépare  du  reste  la  partie  supérieure,  qui  va  lourdement  se 
coller  le  long  du  mât.  Les  chœurs  reprennent  alors,  et  le  cabestan  vire 
de  nouveau,  attirant  une  nouvelle  bande  de  cette  épaisse  enveloppe, 
tandis  que  la  première,  toujours  suspendue  par  une  espèce  de  câble 
dît  gumderesse,  que  l'on  largue  peu  après,  tombe  dans  une  pièce  ob- 
scure de  l'entrepont  {leblackbrum  des  baleiniers  français,  le  blubber- 
room  des  Américains)  où  l'attendent  des  mains  expertes  qui  la  roulent 
et  la  logent  dans  un  coin.  Ainsi  continue  et  s'achève  sans  s'inter- 
rompre cette  manœuvre  capitale  appelée,  —  pardon  si  les  mots  élé- 
gans  nous  manquent  ici  !  —  Y  embarquement  du  gras  de  baleine. 
-  Ce  n'est  pas  la  plus  déficate  ni  la  plus  périlleuse  de  toutes  les 
opérations  qui  suivent  une  capture  comme  celle  de  notre  ami  Stubb. 
Que  direz-vous,  par  exemple,  de  ces  deux  hommes  qui  descendent 
sur  le  dos  de  la  baleine,  y  fixent  deux  harpons  auxquels  ils  se  tiennent 
pour  n'être  pas  balayés  par  les  vagues,  et  lui  coupent  bravement  la 
tête,  à  coups  de  hache,  pour  avoir  les  mâchoires  du  monstre  et  ses 
fanons  incrustés  de  coquillages  énormes?  Et  cette  langue  pesant 
quinze  cents  kilos  qu'il  faut  détacher  tandis  que  vingt  hommes  s'es- 
soufllent  au  guindeau  pour  la  hisser  à  bord,  qu'en  dites-vous?  Que 
s'il  s'agit  d'une  de  ces  baleines  par  excellence  dites  spermichales, 
après  la  décapitation  vient  la  mise  à  sec  de  ce  grand  puits  cérébral  où 
reste  close  la  liqueur  précieuse  appelée  spermaceti  (blanc  de  baleine) , 
huile  épaisse,  crème  odorante,  infiltrée  dans  mille  cellules  formées 
par  des  fibres  élastiques,  comme  le  miel  dans  les  alvéoles  de  la  ruche. 
Au-dessus  de  ce  puits  aérien,  à  l'extrémité  de  la  grande  vergue, 
Tashtego,  l'agile  Indien,  s'est  glissé  rapidement,  et  de  là,  le  long 
d'une  simple  corde  jouant  sur  une  poulie  à  rouet  unique  et  dont  une 
main  vigoureuse  retient  sur  le  pont  l'un  des  bouts,  il  se  laisse  tomber 
sur  le  crâne  de  la  baleine.  Ce  crâne  arrondi  rappelle  le  minaret  turc 
à  peu  près  comme  Tashtego  lui-même,  criant  et  gesticulant,  rappelle 
le  muezzin  appelant  les  fidèles  Osmanlis  à  la  prière  du  matin.  Une 
sorte  de  bêche  bien  affilée,  au  manche  très  court,  lui  sert  à  prati- 


LA   CHASSE    A   LA    BALEINE.  505 

qiier  l'ouverture  de  la  citerne  qu'il  s'agit  de  vider.  Un  seau  cerclé  de 
-fer  y  est  introduit  par  lui,  et  sort  de  là  rempli  jusqu'aux  bords  de  ce 
qu'on  prendrait  pour  du  lait  écumant  :  l'Indien  l'accroche  à  la  corde 
dont  il  s'est  aidé  pour  se  rendre  à  ce  poste  périlleux.  Le  seau,  vidé 
sur  le  pont  dans  une  grande  tonne,  retourne  à  Tashtego  par  la  même 
voie.  C'est  ce  qu'on  appelle  io  baie  the  case,  mot  pour  mot,  écoper 
ou  assécher  la  boite,  opération  qui  peut  se  compliquer,  on  va  le  voir. 

La  boUe  était  vide  aux  deux  tiers.  Tashtego,  muni  d'une  longue 
perche,  poussait  le  seau  jusqu'aux  profondeurs  les  plus  intimes  de 
ce  foudre  immense,  et  venait  de  l'en  retirer  tout  fumant,  lorsque  son 
pied  venant  à  glisser,  et  avant  qu'il  eût  pu  se  retenir  au  câble  tendu 
près  de  lui,  notre  homme  disparut  tout  à  coup  dans  la  cavité  béante. 
Daggoo,  le  géant  noir,  avait  heureusement  l'œil  au  guet.  —  Un 
homme  à  la  mer!  s'écria-t-il.  L'expression  n'était  pas  juste,  mais 
l'éveil  n'en  était  pas  moins  donné.  D'ailleurs  l'intrépide  nègre  ne 
perdait  pas  une  seconde.  Il  avait  déjà  un  pied  dans  le  seau,  une  main 
autour  du  palan,  et  descendait  à  son  tour  sur  la  tête  de  la  baleine, 
laquelle,  comme  mue  par  quelque  pensée  soudaine,  s'agitait  de  droite 
et  de  gauche.  Tashtego  s'y  démenait  de  son  mieux. 

Tandis  que  son  compagnon  organisait  à  la  hâte  des  moyens  de 
sauvetage,  —  incident  nouveau  plus  terrible  que  le  premier  !  —  l'un 
des  crochets  de  fer  auxquels  la  tête  énorme  est  suspendue  craque  et 
se  brise  sous  le  poids  qui  le  charge;  l'autre,  seul  désormais,  semble 
près  de  céder  aussi.  —  Descendez!  descendez!  crie-t-on  de  toutes 
parts  à  Daggoo;  mais  il  île  se  déconcerte  pas,  et,  s' acharnant  à  son 
entreprise,  il  pousse  de  plus  belle  à  l'aide  de  sa  longue  perche,  dans 
le  puits  où  Tashtego  se  débat,  le  seau  qui  doit  l'aider  à  en  sortir. 
Le  ciel  devrait  une  récompense  à  tant  de  dévouement,  et,  au  lieu 
d'un  secours  inespéré,  c'est  un  nouveau  désastre  qu'il  envoie  aux 
deux  pauvres  diables  ainsi  compromis.  Le  second  crochet  se  rompt 
à  son  tour  :  la  tête  du  cachalot  glisse  dans  la  mer  avec  un  bruit 
pareil  à  celui  du  tonnerre,  et  tout  disparaît,  pour  quelques  instans, 
derrière  un  voile  d'écume. 

Daggoo  était  heureusement,  lorsqu'on  le  revit,  accroché  au  cor- 
dage qui  pendait  encore  le  long  du  bord;  mais  Tashtego,  l'infortuné 
Tashtego,  toujours  enfoui  dans  cette  tête  qui  s'abîmait  au  fond  de  la 
mer,  quelle  main  pouvait  le  tirer  de  là?  Tout  le  monde  le  croyait 
perdu.  On  n'avait  pas  remarqué  qu'au  moment  décisif  le  bon  et 
généreux  Queequeg,  le  digne  souverain  de  Kokovoko,  s'était  élancé 
au  secours  de  son  camarade.  Il  plongea,  un  sabre  entre  les  dents, 
et,  pratiquant  une  rapide  incision  dans  l'espèce  de  tonne  qui  s'en- 
fonçait lentement,  il  en  retira  par  les  cheveux,  plus  qu'à  moitié  suf- 
foqué, notre  Indien,  ravi  par  miracle  au  plus  bizarre  trépas. 

TOME  I.  33 


506  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Maintenant  que  les  principaux  incidens  de  la  pêche  à  la  baleine 
sont  connus,  faudrait-il  détailler  les  opérations  qui  la  complètent. 
Elles  sont  du  ressort  de  la  Cuisinière  bourgeoise  malgré  leur  côté 
poétique  et  pittoresque.  Lorsque  sur  le  pont,  ruisselant  de  graisse 
et  de  sang,  on  fait  fondre  dans  des  chaudières  scellées  aux  fourneaux 
les  créions  de  baleine,  les  navires  baleiniers,  devenus  autant  de 
phares  flottans,  dérivent  sur  la  mer,  enveloppés  de  flammes,  et 
devancés  ou  suivis  par  des  masses  de  fumée  que  le  vent  balaie.  La 
lune  mêle  ses  pâles  rayons  aux  vives  et  mobiles  clartés  des  navires 
qui  louvoient,  aux  phosphorescences  des  flqts  sur  lesquels  ils  glis- 
sent. L'albatros  aux  larges  ailes  et  les  damiers  blancs^qui  lui  servent 
d'escorte,  attirés  par  l'odeur  du  poisson,  viennent  dans  l'espoir  d'en- 
lever à  la  volée  quelques-uns  des  débris  qu'on  jette  par-dessus  les 
lisses;  et  lorsque  la  carcasse  du  cachalot  est  larguée,  lorsque  les 
vagues  l'emportent  vers  quelque  grève  ou  quelque  récif,  ces  oiseaux 
voraces  la  suivent  obstinément,  tantôt  effleurant  la  mer,  tantôt  s' éle- 
vant à  de  prodigieuses  hauteurs  pour  s'élancer  de  là  sur  leur  proie. 
Malgré  le  caractère  imposant  de  ces  tableaux  maritimes,  il  faut 
revenir  à  notre  drame  et  à  notre  héros.  La  haine  d'Ahab,  cette  colère 
impie,  ce  besoin  de  vengeance  qu'il  éprouve  en  songeant  à  Moby 
Dick,  voilà  le  lien  de  ce  récit  trop  souvent  interrompu. 

Comme  toute  tragédie  classique,  celle-ci  a  ses  mystérieux  pronos- 
tics, ses  augures  sinistres.  Telle  est  la  rencontre  du  Jéroboam  et  du 
Pequod.  Lorsque  ces  deux  baleiniers  se  hélèrent,  un  personnage 
étrange  apparut  à  bord  du  premier.  C'était  un  jeune  homme  élevé 
parmi  les  shakers  de  Neuskyeuna,  aux  yeux  desquels  il  passait  pour 
un  grand  prophète.  Saisi  tout  à  coup  d'un  caprice  apostolique,  il 
avait  quitté  ses  coreligionnaires,  et  s'était  enrôlé  parmi  les  matelots 
du  Jéroboam,  sur  lesquels,  à  leur  tour,  il  exerça  la  plus  bizarre  fas- 
cination par  son  fanatisme  froid  et  positif,  sa  folle  audace,  et  le  récit 
puissamment  coloré  de  ses  rêves  délirans.  Il  se  prétendait  Y  ar- 
change Gabriel,  le  libérateur  des  îles  de  la  mer,  le  vicaire-général 
de  rOcéanie,  et  ces  âmes  simples,  dominées  par  l'incohérence  même 
de  ces  titres  pompeux,  le  respectaient  et  le  craignaient  comme  un 
être  de  nature  supérieure.  Le  capitaine ,  moins  facilement  acquis 
aux  extravagances  de  ce  matelot  qu'il  déplorait  d'avoir  embarqué, 
voulait  se  débarrasser  de  lui  à  la  première  occasion;  mais  tel  était 
l'ascendant  déjà  pris  par  le  voyant  sur  tout  l'équipage,  que  son 
expulsion  fût  devenue  le  signal  d'une  désertion  en  masse.  Il  avait 
donc  fallu  le  garder  à  bord. 

Tel  était  le  singulier  compagnon  que  le  capitaine  Mayhew,  du 
Jéroboam,  avait  dans  sa  chaloupe  loi'squ'il  vint  côtoyer  le  Peqvod, 
oh  il  ne  voulait  pas  monter,  ayant  à  bord  une  maladie  contagieuse.. 


LA     CHASSE    A   LA    BALEINE.  507 

Notez  que  c'était  là  une  conférence  difficile,  car  tantôt  les  vagues, 
tantôt  l'archange  Gabriel  coupaient  la  parole  au  capitaine  du  ,/éro- 
hoam,  et  l'empêchaient  de  répondre  aux  questions  d'Ahab,  toujours 
en  quête  de  Moby  Dick.  La  haleine  blanche  avait  été  vue  récemment, 
et,  selon  l'usage,  elle  avait  signalé  sa  présence  par  de  nouveaux  dés- 
astres. Le  Jéroboam,  lui-même  l'avait  rencontrée  et  poursuivie,  —  au 
grand  dommage  d'un  de  ses  officiers  que  la  terrible  baleine  avait 
tué,  — -  au  grand  triomphe  de  l'archange  Gabriel  qui  avait  prédit,  si 
on  attaquait  Moby  Dick,  quelq^ue  sinistre  aventure.  11  prétendait  que 
dans  la  peau  de  Moby  Dick  se  cachait  le  dieu  des  shakers,  et  que  de 
là  venait  cette  puissance  de  la  mystérieuse  baleine,  la  fatalité  atta- 
chée à  tous  ceux  qui  osaient  engager  contre  elle  une  lutte  sacrilège. 

—  Ah  !  dit  Ahab,  lorsque  Mayhew  eut  fini,  apprenez-moi  seule- 
ment en  quels  parages  on  peut  rencontrer  Moby  Dick. 

—  Voudriez-vous  donc  lui  donner  la  chasse? 

Et  Gabriel,  à  ces  mots,  se  dressant  sur  son  banc  de  rameur  :  — 
Ecoutez!  écoutez  le  blasphème!  s'écria-t-il  avec  des  gestes  frénéti- 
ques... Prends  garde  au  sort  de  tes  pareils!...  garde  mémoire  de  leur 
fin  tragique  ! 

—  Capitaine,  reprit  dédaigneusement  Ahab  sans  tenir  compte  de 
ces  paroles  insensées,  il  me  semble  que  j'ai  abord  une  lettre  pour  un 
de  vos  officiers. . .  Starbuck,  allez  la  chercher! 

La  lettre  fut  apportée.  Elle  était  recouverte  d'une  couche  de  moi- 
sissure qui  en  rendait  l'adresse  presque  illisible,  et  semblait  sortir  de 
quelque  humide  tombeau.  Tandis  que  Starbuck  préparait  une  longue 
baguette  à  l'extrémité  de  laquelle  il  voulait  fixer  cette  épître  pour  la 
tendre  au  capitaine  Mayhew,  Ahab  s'efforçait  de  déchifirer  la  sus- 
cription.  Il  y  parvint  enfin,  et  le  nom  qu'il  prononça  fut  justement 
celui  de  l'ofiicier  du  Jéroboam  victime  de  son  courage  dans  le  der- 
nier combat  livré  à  Moby  Dick. 

—  Pauvre  diable!  C'est  de  sa  femme,  s'écria  Mayhew...  c'est  de 
sa  veuve,  ajouta-t-il  plus  tristement  encore.  N'importe,  passez-moi 
cette  lettre. . . 

—  Non,  garde-la,  cria  de  nouveau  Gabriel,  le  doigt  étendu  vers 
Ahab,  garde-la,  blasphémateur!...  Tu  vas  à  la  même  destination! 

—  Que  mille  malédictions  serrent  le  gosier  de  ce  fou,  —  hurla  le 
capitaine  du  Pequod...  Approchez,  Mayhew,  Starbuck  va  vous  re- 
mettre le  pli. 

Et  Starbuck  en  effet,  insérant  la  lettre  à  l'extrémité  fendue  de  sa 
longue  baguette,  la  tendit  vers  la  chaloupe  du  Jéroboam,  que  les 
rameurs,  immobiles,  laissaient  dériver  exprès  du  côté  du  Pequod-, 
mais  elle  arriva  ainsi  à  portée  de  l'archange  Gabriel,  qui  l'attrapa  au 
passage,  et  du  couteau  de  bord,  qu'il  avait  saisi,  la  traversa  de  part 
en  part.  Puis,  ainsi  poignardée,  il  la  rejeta  vers  Ahab,  aux  pieds 


508  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

duquel  elle  vint  tomber.  Cependant,  et  comme  si  le  destin  s'en  fût 
mêlé,  la  chaloupe  du  Jéroboam  s'éloignait  à  force  de  rames.  Par  le 
fait,  Gabriel  avait  commandé  cette  manœuvre;  or  Gabriel,  à  certains 
momens,  était  plus  obéi  que  le  capitaine. 

Et  la  croisière  du  Pequod  continua,  les  prises  succédèrent  aux 
prises,  les  barils  d'huile  s'emplirent,  les  fanons  s'entassèrent  dans 
toutes  les  soutes  du  vaisseau,  le  spermaceti  n'avait  plus  un  seul  vase 
qui  le  pût  recevoir;  mais  Ahab  ne  songeait  point  au  retour.  Il  lui  fal- 
lait Moby  Dick,  coûte  que  coûte.  A  ses  armateurs  les  dollars  si  la 
campagne  était  bonne,  ce  qui  lui  était  à  peu  près  indifférent!  —  à 
lui  la  vengeance,  dût-il  la  payer  de  sa  vie  !, 

Starbuck  et  Stubb,  effrayés  de  cette  énergie  insensée,  et  pariners 
fort  peu  décidés  à  courir  les  chances  désespérées  d'un  jeu  pareil, 
échangeaient,  consternés,  de  tristes  réflexions;  mais  comment  tenir 
tête  à  cet  irascible  capitaine,  doué  de  la  plus  intraitable  volonté  qu'ils 
eussent  encore  rencontrée?  Un  jour  déjà,  fatigué  des  instances  de  son 
premier  lieutenant,  qui,  alléguant  une  voie  d'eau  près  d'endommager 
toute  la  cargaison,  demandait  à  quitter  des  parages  dangereux  où  le 
Pequod  s'attardait  sans  utilité,  Ahab  l'avait  menacé  de  lui  faire  sauter 
la  cervelle.  Une  aggravation  marquée  se  pouvait  d'ailleurs  noter  dans 
son  état  mental.  Lui-même,  ne  s'en  fiant  point  à  l'armurier  du  vais- 
seau, avait  voulu  forger  la  pique  du  harpon  mystérieux  dont  il  comp- 
tait se  servir  au  jour  de  la  suprême  lutte.  11  avait  employé,  pour  ce 
travail  à  part,  l'acier  le  plus  résistant  que  l'on  connaisse,  celui  qui 
a  servi  à  ferrer  les  chevaux  de  course,  et  qu'ils  ont  pétri  longtemps 
sous  leurs  pieds  vigoureux.  L'arme  terminée,  il  l'avait  trempée,  avec 
des  rites  païens,  dans  le  sang  librement  donné  de  Tashtego,  Daggoo 
et  Queequeg;  puis,  tandis  que  ce  sang  coulait  et  s'évaporait  sur  l'a- 
cier encore  rouge,  il  avait  baptisé  son  harpon  m  nomine  Diaboli.  — 
Pouvait-on  jeter  à  la  Providence  un  défi  plus  insensé? 

Une  autre  fois,  —  au  moment  où  il  venait  de  prendre  la  hauteur 
méridienne,  —  on  l'avait  entendu  maudire  son  quart  de  cercle,  la 
science  et  le  soleil  lui-même,  qui  ne  le  mettaient  point  sur  les  traces  de 
Moby  Dick.  —  Au  moment  où  il  proférait  cet  anathème  contre  l'astre 
du  jour,  son  démon  familier,  l'Indien  Fedallah,  parsi  de  religion  et 
prophète  à  ses  heures,  avait  laissé  échapper  un  sourire  de  funeste 
augure.  Très  certainement  Ahab  courait  à  sa  perte,  et  sa  perte  pou- 
vait entraîner  celle  de  tous  ses  compagnons. 

Maintenant  figurez-vous,  par  une  tempête  horrible,  sur  l'Océan 
Pacifique,  au  milieu  des  typhons  que  soulève  l'explosion  des  volcans 
souterrains,  parmi  les  feux  Saint-Elme  qui  se  jouent  à  la  pointe  des 
mâts,  aux  éclats  de  la  foudre,  aux  mugissemens  du  vent  déchaîné, 
un  homme  paisiblement  endormi  :  c'est  Ahab,  que  la  tourmente  n'a 
pas  ému  un  instant,  et  qui  s'est  complu,  lorsque  les  flammes  élec- 


LA    CHASSE    A   LA    RALEINE.  509 

triques  parcouraient  son  navire  dans  tous  les  sens,  à  les  appeler  à  la 
pointe  de  son  fameux  harpon.  11  est  rentré  dans  sa  cabine,  et  il  dort. 
Le  vent,  contre  toute  espérance,  vient  de  changer  subitement.  Star- 
buck,  fidèle  à  une  consigne  donnée,  descend  pour  avertir  son  capi- 
taine de  cette  circonstance  rassurante.  Les  voilà  seuls.  La  vie  de 
l'homme  qui  dort  est  à  la  merci  de  l'homme  qui  veille.  Derrière 
Ahab  brille,  accroché  à  la  paroi,  ce  même  fusil  dont  il  a  placé  la 
gueule  à  six  pouces  du  front  de  Starbuck  dans  un  moment  de  folie 
furieuse.  Le  brave  second,  qui  n'a  pas  perdu  la  mémoire,  le  recon- 
naît à  sa  monture  garnie  de  clous.  Quel  moment  favorable  !  quelle 
arme  providentielle!  quelle  tentation  presque  irrésistible!  Aussi,  tan- 
dis que  la  lampe  mobile  continue  à  osciller  sur  la  tête  inclinée  du 
vieillard,  Starbuck,  l'honnête,  le  consciencieux  Starbuck  a  décroché 
le  mousquet;  il  s'est  assuré  que  la  balle  est  à  son  poste  et  le  bassinet 
plein  de  poudre;  il  a  conçu  l'idée,  il  la  caresse,  il  la  repousse,  il 
hésite,  il  pèse,  il  se  débat.  Cette  vie,  qu'il  peut  anéantir  par  un  simple 
mouvement  du  doigt,  menace  d'une  destruction  presque  complète 
trente  autres  existences  enchaînées  à  elle  par  une  étrange  fatalité. . . 
Que  faire  pourtant?  —  Inutile  de  songer  à  fléchir  un  homme  tel 
qu'Ahab.  Le  saisir,  le  garrotter  pendant  son  sommeil?  —  moyen 
hasardeux,  vu  la  terreur  qu'inspire  le  capitaine  et  l'autorité  qu'il  a 
su  ressaisir  d'un  mot  dans  les  circonstances  les  plus  critiques.  Or  la 
terre  la  plus  proche  est  à  des  centaines  de  lieues,  et  c'est  le  Japon, 
terre  interdite  et  close.  Entre  Starbuck  et  la  loi  qui  peut  l'atteindre,  il 
y  a  deux  mers  et  un  continent  tout  entier.  Aussi  le  lieutenant  pense- 
t-il  à  la  foudre  qui  tout  à  l'heure  encore  pouvait  frapper  Ahab,  si 
quelque  génie  malfaisant  ne  l'eût  détournée.  11  pense  à  sa  femme,  à 
ses  enfans  chéris,  dont  il  se  sent  à  jamais  séparé,  si  la  mort  de  ce 
vieillard  insensé  ne  préserve  le  Pequod  d'une  perte  assurée.  Mais 
une  seconde  d'hésitation  a  tout  décidé  :  Ahab  s'est  dressé  sur  soi» 
séant,  les  yeux  hagards,  encore  à  demi  plongé  dans  le  sommeil. 

—  Capitaine,  lui  dit  Starbuck...  le  vent  vient  d'adonner,  on  a  lar- 
gué les  ris  des  huniers.  Ils  sont  établis...  Le  vaisseau  a  le  cap  eu 
route. 

—  En  route  donc,  rugit  Ahab,  que  ces  mots  n'ont  pas  tout  à  fait 
réveillé 0  Moby  Dick,  je  te  tiens  le  cœur!... 

Starbuck  a  perdu  courage  :  —  il  comprend  que  désormais  il  lui 
serait  impossible  d'immoler  son  chef  par  trahison.  —  Il  replace  à  pe- 
tit bruit  le  fusil  à  ses  crochets,  et  remonte  désespéré  sur  le  pont. 

■  Moby  Dick,  ton  heure  est-elle  venue?  Le  Pequod  rencontre  la 
Ràchel,  et,  à  l'inévitable  question  :  «  Avez-vous  vu  la  èa/eme  blanchel  » 
le  commandant  de  la  Racket,  porte-voix  aux  lèvres,  répond  par  ces 


510  RETDE   DES   DEUX    MONDES. 

mots  qu'Ahab  recueille  avec  extase:  —  Oui,...  rencontrée  hier.  — 
Avez-vous  arraisonné  une  chaloupe  en  dérive? 

Evidemment,  Moby  Dick  avait  encore  fait  des  siennes.  Informa- 
tions prises,  il  se  trouva  que  cette  barque  perdue  sur  l'immensité 
des  mers,  et  dont  le  capitaine  de  la  Rachel  demandait  des  nouvelles 
avec  une  anxiété  si  profonde,  portait  son  propre  fds,  son  fils  unique, 
égaré  à  la  poursuite  de  la  fatale  baleine.  —  Un  enfant  de  douze  ans! 
ajoutait  l'infortuné  père  avec  une  émotion  contenue.  Il  promettait  à 
lui  seul  plus  que  tous  ceux  de  Nantucket...  Capitaine,  continuait-il, 
je  vous  supplie  de  vous  joindre  à  moi  pour  battre  la  mer  et  le  retrou- 
ver... Quarante-huit  heures...  je  vous  demande  de  me  laisser  fréter 
le  Pequod  pour  quarante-huit  heures!...  Je  paierai,  je  paierai  gran- 
dement... Songez  donc!...  mon  fds!...  Vous  le  devez!... 

Mais  sous  ces  prières,  redoublées  avec  une  insistance  fiévreuse  par 
un  malheureux  père  pâle  de  désespoir,  Ahab  reste  aussi  impassible 
que  l'enclume  sous  le  marteau  qui  la  frappe  et  la  frappe  encore. 

—  Capitaine  Gardiner,  finit-il  par  répondre,  je  ne  puis  faire  ce  que 
vous  désirez. . .  A  vous  écouter  même  je  perds  un  temps  précieux,  des 
minutes  qui  valent  tout  l'or  avec  lequel  vous  pensez  me  séduire.... 
Dieu  bénisse  vos  efforts...  et  puissé-je  me  pardonner  un  jour  ce  que 
je  fais  en  ce  moment  !...  Mais  il  faut  que  je  parte.  Adieu,  sans  plus 
de  paroles...  En  route,  Starbuck!  Orientez  au  plus  près  du  vent!... 

Trois  ou  quatre  jours  se  sont  passés.  Moby  Dick  n'a  pas  été  signa- 
lée. Ahab  commence  à  se  méfier  de  son  équipage,  qui  peut-être  con- 
spire contre  ses  desseins.  Il  se  fait  hisser,  dans  une  chaise  en  cordes 
tressées,  à  la  pointe  du  grand  mât,  et  de  là  ses  regards  perçans  ba- 
laient la  mer  dans  toutes  les  directions.  Si  l'on  veut  préserver  la  vie 
d'un  homme  placé  à  cette  hauteur,  il  faut  qu'un  autre  homme  veille 
sans  cesse  sur  la  corde  qui  l'y  maintient.  Sentinelle  attentive,  pour 
éviter  une  méprise  mortelle,  il  faut  que  ce  dernier  ne  la  perde  pas  du 
regard,  ne  la  quitte  pas  de  la  main.  A  qui  pensez-vous  qu'Ahab  re- 
mette ce  soin?  A  la  merci  de  qui  place-t-il  sa  vie  menacée?  Il  choisit 
le  seul  homme  qui  ait  osé  combattre  ses  projets  et  le  mettre  en  garde 
contre  sa  propre  folie,  et  Starbuck,  une  seconde  fois,  dispose  de  la 
vie  d'Ahab.  Instinct  merveilleux  que  cette  témérité  insensée! 

-  Surprise  des  surprises!  Ahab  a  pleuré.  Une  grosse  larme  est  tom- 
bée de  ses  yeux  dans  la  mer,  pendant  qu'il  contemplait  cette  mer 
endormie  sous  un  ciel  d'une  admirable  pureté,  pendant  qu'il  regar- 
dait les  blancs  oiseaux  de  l'air  effleurer  de  leurs  ailes  sans  tache  le 
limpide  azur  des  flots,  pendant  qu'il  aspirait  à  pleine  poitrine  les  pé- 
nétrans  arômes  de  la  brise  d'orient.  Pom'  attendrir  ce  cœur  farouche, 


LA   CHASSE    A   LA   BALEINE.  511 

la  nature  semble  avoir  revêtu  ses  plus  brillans  atours  :  elle  cherche, 
dirait-on,  à  l'enivrer  de  ses  caresses  maternelles;  elle  lui  promet  oubli 
pour  ses  fautes,  pardon  pour  ses  crimes,  s'il  abdique  sa  passion  fatale, 
s'il  renonce  à  ses  projets  impies.  Starbuck  a  surpris  ce  moment  ines- 
péré de  faiblesse  :  il  s'est  appi'oché,  se  gardant  bien  de  parler  le  pre- 
mier, ou  d'interrompre  une  si  salutaire  émotion.  Sa  prudence  est  ré- 
compensée. Âhab  se  tourne  vers  lui  : 

—  Starbuck! 

—  Capitaine! 

—  Ah!  Starbuck!...  quelle  douceur  dans  l'air!  quelle  sérénité  dans 
le  ciel!...  C'est  par  une  matinée  comme  celle-ci  qu'à  dix-huit  ans  je 
harponnai  ma  première  baleine.  Il  y  a  quarante  ans  de  cela,  —  qua- 
rante années  de  pêche  continuelles,  de  privations,  de  périls,  de  tem- 
pêtes, —  quarante  années  sur  l'impitoyable  mer  !  De  ces  quarante 
ans,  je  me  trompe,  j'en  ai  passé  trois  à  terre.  Quand  je  pense  à  la  vie 
que  j'ai  menée!...  à  cette  solitude  austère,  à  cet  esclavage  sans  fin 
que  l'exercice  de  l'autorité  nous  impose...  quand  je  pense  à  cette 
jeune  fille  que  j'épousai,  déjà  vieux,  et  que  je  dus  quitter  le  lende- 
main même  des  noces  pour  me  rendre  au  cap  Horn,  ne  laissant  sur 
l'oreiller  conjugal  que  l'empreinte  d'une  seule  tête...  à  cette  veuve, 
mon  ami,  car  en  l'épousant  je  l'ai  faite  veuve!...  veuve,  Starbuck, 
avec  un  mari  qui  vit  encore!....  quand  je  réfléchis  de  plus  à  cette 
fureur,  à  ces  rages  permanentes  au  milieu  desquelles  ces  quarante 
années  se  sont  passées,  toujours  sur  la  trace  de  quelque  proie  après 

laquelle  je  m'acharnais Et  quand  je  me  demande  pourquoi?... 

Regardez,  Starbuck!  regardez  ce  pauvre  corps  mutilé...  regardez 
ces  cheveux  gris  qui  retombent  sur  mes  yeux  et  me  font  pleurer  mal- 
gré moi...  Qu'ils  ont  blanchi  depuis  quelque  temps!...  Je  suis  donc 
bien  vieux,  Starbuck?...  Je  me  sens  si  faible  sous  le  fardeau  qui  m'é^ 
crase...  Il  me  semble  que  je  suis  Adam,  et  que  j'ai  sur  les  épaules 
tous  les  siècles  écoulés  depuis  la  sortie  du  paradis...  Amère  raillerie 
de  ces  cheveux  blancs  !  —  Ai-je  donc  tant  vécu  de  la  \raie  vie,  de  la 
vie  heureuse,  pour  me  trouver  tout  à  coup  si  vieux?. . .  Plus  près,  plus 
près  de  moi,  Starbuck...  Laivssez-moi  contempler  un  œil  humain... 
Cela  vaut  mieux  que  regarder  le  ciel  ou  la  mer...  C'est  un  miroir  ma- 
gique, homme,  que  votre  œil...  J'y  vois  ma  femme...  mon  enfant... 
la  terre  et  sa  verdure...  le  foyer  et  son  doux  éclat...  Starbuck,  vous 
ne  quitterez  plus  le  bord...  Quand  je  donnerai  chasse  à  Moby  Dick, 
restez,  mon  ami,  restez  sur  le  vaisseau. . .  De  tels  hasards  ne  sont 
plus  faits  pour  vous. . . 

—  Ah!  capitaine...  noble  âme,  cœur  généreux  après  tout...  Pour- 
quoi vous  plus  que  moi,  pourquoi  l'un  ou  l'autre,  ou  tous  deux,  nous 
acharner  après  cet  odieux  poisson?...  Ne  parlons  plus  de  moi  seul. 


512  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Quittons  ensemble  ces  mers  fatales  ! . . .  Moi  aussi  j'ai  une  femme  et  des 
enfans  bien-aimés. . .  Partons!...  Laissez-moi  commander  qu'on  vire 
de  bord.  Quel  bonheur  de  revoir  notre  vieux  Nantucket!...  Même  là, 
on  trouve  des  journées  comme  celle-ci. 

—  Je  le  sais...  je  le  sais...  l'été,  le  matin...  Tenez,  à  cette  heure 
même,  après  son  sommeil  de  midi,  mon. garçon  s'éveille...  Il  est 
assis  sur  sa  petite  couchette.  Sa  mère  lui  parle  de  moi...  de  ce  vieux 
cannibale  ici  présent...  Elle  lui  raconte  que  je  suis  bien  loin,  que  je 
reviendrai  le  faire  danser  sur  mes  genoux. 

—  Et  ma  Mary,  donc?...  Tous  les  matins,  elle  doit  mener  le  petit 
sur  la  hauteur,  afin  qu'il  voie  des  premiers  blanchir  à  l'horizon  la 
voile  du  Pequod.,.  Allons,  c'est  fini,  c'est  décidé...  En  route  vers 
jNantucket! 

Mais  la  face  d'Ahab  se  détourne  à  ces  mots.  Il  secoue  sa  tête  grise, 
et  de  là,  comme  d'une  tige  brûlée  par  les  froids,  tombe  à  terre  le 
dernier  fruit  qu'elle  portât  encore  :  bonne  pensée  qui  avorte,  fruit 
doré  au  dehors,  au  dedans  plein  de  cendres  amères 

Il  a  va  Moby  Dick;  il  l'a  poursuivie,  atteinte,  combattue.  Le  pre- 
mier jour,  elle  a  saisi  dans  ses  mâchoires  puissantes  la  barque  d'Ahab, 
et  la  barque  a  cédé,  séparée  en  deux,  comme  ces  énormes  barres  de 
fer  que  les  ciseaux  d'une  forge  coupent  sans  le  moindre  efibrt.  Ahab, 
précipité  dans  les  flots,  et  ses  Indiens,  cramponnés  aux  deux  frag- 
mens  de  leur  pirogue  rompue,  ont  failh  périr,  enveloppés  par  la  ba- 
leine dans  le  cercle  rapide  qu'elle  décrivait  autour  d'eux,  tourbillon 
factice  dont  elle  rétrécissait,  à  chaque  évolution,  les  mortelles  spi- 
rales. Le  Pequod,  venant  se  placer  entre  eux  et  leur  redoutable  en- 
nemi, les  a  sauvés  et  repris  à  bord.  Ahab  est  remonté  sur  son  navire, 
exaspéré  par  ce  premier  échec,  mais  bien  déterminé  à  renouveler  le 
combat.  Le  lendemain,  la  chasse  a  repris  de  plus  belle.  Trente  hommes 
q^ui  composent  l'équipage  du  Pequod  ont  fini,  sous  l'impulsion  d'un 
vouloir  énergique,  par  s'associer  à  l'ardente  haine  de  leur  chef.  Eux 
aussi  veulent  vider  ce  duel  à  mort;  ils  ont  équipé  les  barques  de  re- 
change, et,  lorsque  Moby  Dick,  bondissant  hors  des  flots,  leur  appa- 
rut à  la  marge  bleuâtre  de  l'horizon,  c'est  un  cri  de  triomphe  qu'ils 
ont  poussé,  cri  terrible  que  la  voix  d'Ahab,  précipitant  ses  ordres, 
dominait  encore.  Le  monstre  est  entouré.  Les  dards,  les  lances,  les 
harpons  pleuvent  sur  ses  larges  flancs,  qui  se  hérissent  d'acier.  Il  se 
débat  dans  les  replis  et  les  nœuds  de  trois  cordes  qui,  clouées  à  sa 
chair  épaisse,  s'enroulent  autour  de  lui,  de  plui  en  plus  inextricables; 
mais  par  un  dernier  élan,  par  une  dernière  charge  irrésistible,  Moby 
Dick  s'est  débarrassée  de  ses  trois  ennemis,  entrechoquant  et  brisant 
les  barques,  balayant  les  bancs  de  rameurs,  et,  d'un  coup  de  son 


LA   CHASSE    A    LA    BALEINE.  513 

énorme  tête,  envoyant  par  les  airs  le  canot  d'Ahab.  L'indomptable 
capitaine,  que  le  Pequod  retrouve  cramponné  à  un  débris  de  sa  bar- 
que, n'est  pas  plus  tôt  monté  sur  le  pont,  qu'il  s'informe  de  la  direc- 
tion prise  par  Moby  Dick,  et  ordonne  de  mettre  au  vent  toutes  voiles 
pour  la  rejoindre.  Cependant  il  est  frappé  au  cœur  par  un  sinistre 
présage. 

Entre  Fedallah  et  lui,  comme  entre  Macbeth  et  les  sœurs  barbues, 
existent  des  rapports  d'un  ordre  surnaturel.  Le  parsi  lui  a  prédit 
une  mort  violente,  mais  sous  deux  conditions  :  d'abord  Fedallah  doit 
prendre  les  devans;  ensuite,  une  fois  mort,  il  doit  réapparaître  au 
capitaine  du  Pequod.  Or,  après  la  lutte  du  second  jour,  Fedallah, 
sans  qu'on  s'explique  sa  disparition,  ne  s'est  plus  retrouvé  parmi 
l'équipage. 

Maintenant  voici  la  troisième  et  suprême  journée,  celle  qui  semble 
devoir  tout  décider.  Au  lever  du  jour,  Moby  Dick  n'est  plus  en  vue. 
Les  heures  s'écoulent,  —  il  est  près  de  midi;  elle  n'a  pas  encore  été 
signalée.  Ahab  réfléchit  alors  que  la  baleine  blanche,  frappée  de  tant 
de  coups,  garrottée  de  tant  de  liens,  n'a  pas  dû  voyager  avec  sa  ra- 
pidité habituelle,  et  que  dans  son  aveugle  élan,  servi  d'ailleurs  par 
la  brise  qui  enfle  ses  voiles,  le  Pequod  doit  l'avoir  dépassée.  11  or- 
donne alors  de  virer,  et  revient  sur  ses  pas  à  la  rencontre  de  cette  for- 
midable ennemie.  Ils  se  rencontreront  cette  fois  face  à  face  et  seule  à 
seul,  car,  dès  le  début  du  combat,  les  deux  barques  des  seconds 
sont  chavirées  par  Moby  Dick;  celle  d'Ahab  résiste  seule  à  ce  pre- 
mier choc,  et  bientôt  elle  est  bord  à  bord  avec  l'ennemi.  A  ce  mo- 
ment, le  flanc  de  Moby  Dick  est  hors  de  l'eau,  et  là,  maintenu  par 
le  réseau  des  cordes  entrecroisées  et  nouées  qui  enveloppent  de- 
puis la  veille  sa  masse  énorme,  le  cadavre  du  parsi  apparaît  à  demi- 
nu  sous  ses  noirs  vêtemens  en  lambeaux;  ses  yeux  ternes  et  fixes, 
tournés  vers  Ahab,  semblent  lui  dire  que  la  prédiction  s'accomplit. 
A  cette  vue,  l'intrépide  capitaine  sent  ses  mains  prêtes  à  lâcher  le 
harpon  qu'il  brandissait  sur  Moby  Dick;  mais  cette  faiblesse  n'ar- 
rête qu'un  instant  l'arme  meurtrière,  et  la  barque  d'Ahab,  entourée 
de  requins  qui,  préludant  ainsi  à  d'autres  festins,  essaient  leurs  dents 
sur  les  rames  des  matelots,  poursuit  encore  la  baleine  blessée. 
Gelle-ci,  renonçant  à  la  lutte,  s'éloigne  sans  répondre  à  cette  der- 
nière attaque. 

Ahab  se  trouve  ainsi  ramené  près  du  Pequod,  assez  près  pour  dis-! 
tinguer  Starbuck  accordé  aux  lisses,  et  lui  enjoindre  de  le  suivre 
à  distance.  Il  voit  en  même  temps  Tashtego,  Daggoo  et  Queequeg 
monter  aux  trois  mâts,  tandis  que  Flask-et  Stubb  s'occupent,  sur  le 
pont,  à  faire  réparer  leurs  barques  avariées.  Enfin,  dans  ce  moment 
décisif,  il  avise  que  le  pavillon  est  tombé  du  grand  mât,  et  il  ordonne 


514  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

à  Tashtego  d'y  en  élever  un  autre.  Moins  que  jamais,  à  cette  heure, 
il  voudrait  avoir  l'air  de  baisser  pavillon. 

Encore  une  fois  les  deux  ennemis  se  joignent.  Le  harpon  d'Ahab 
plonge  dans  le  corps  de  Moby  Dick,  comme  dans  un  marais  aux 
fanges  épaisses.  La  baleine  se  retourne  alors  pour  combattre  ;  mais 
ses  yeux  obliques,  méconnaissant  l'ennemi  placé  en  face  d'elle,  ne  lui 
montrent  que  la  masse  noire  du  Pequod,  et  c'est  vers  lui  qu'elle  s'é- 
lance, poussant  en  avant,  comme  un  irrésistible  bélier,  son  large 
front  blanc  sillonné  de  rides.  Fascinés  à  l'aspect  du  monstre  qui  ar- 
rive sur  eux,  chassant  devant  lui  un  large  demi-cercle  de  bouillon- 
nante écume,  Starbuck  et  ses  collègues,  les  trois  harponneurs  placés 
en  vigie,  l'équipage  tout  entier,  attendent,  immobiles,  le  choc  prévu. 
Les  deux  masses  se  heurtent.  Le  Pequod  s'entrouvre,  les  flots  pé- 
nètrent dans  ses  flancs  avec  un  bruit  sourd.  La  baleine,  étourdie  par 
la  force  du  coup,  glisse  sous  la  quille,  et  va  reparaître  à  l'autre  extré- 
mité du  navire,  où  elle  demeure  un  instant  à  l'état  de  masse  inerte. 
Ahab,  furieux,  désespéré,  a  profité  de  ce  moment  pour  la  rejoindre. 
Il  la  frappe  une  dernière  fois.  Une  dernière  fois  Moby  Dick  entraîne, 
stimulée  par  cette  nouvelle  blessure,  le  harpon  qui  dévide  après  lui 
une  corde  brûlante. . .  Cette  corde  dévie  un  moment  et  sort  de  sa  rai- 
nure... Ahab  se  penche  pour  la  rajuster;  un  des  anneaux  qu'elle 
forme  et  déroule  en  une  seconde  s'enlace  autour  de  son  cou.  C'en  est 
fait  de  l'intrépide  vieillard,  qui  disparaît  aux  yeux  de  ses  compagnons 
avec  la  rapidité  muette  de  ces  éclairs  que  la  foudre  ne  suit  point. 

Moby  Dick  a  plongé,  entraînant  ainsi  avec  elle  sous  les  flots  où 
elle  va  mourir,  son  ennemi  déjà  mort.  Quant  au  Pequod.,  les  rameurs 
d'Ahab  n'entrevirent  plus,  à  travers  l'écume  de  toutes  parts  soulevée, 
que  sa  forme  vague,  et  comme  son  ombre,  couchée  sur  les  flots  prêts 
à  l'engloutir.  Bientôt  la  pointe  du  grand  mât  fut  seule  hors  de  l'eau; 
—  le  pavillon  d'Ahab,  le  pavillon  rouge  y  flottait  encore,  car  Tashtego, 
fidèle  à  la  consigne,  continuait  bravement  à  l'y  clouer.  Un  faucon  de 
mer  qui  planait  depuis  quelques  instans,  avec  l'instinct  des  oiseaux 
de  proie,  au-dessus  du  navire  près  de  faire  naufrage,  crut  pouvoir 
saisir  au  vol  ce  vestige  flottant  dont  la  couleur  brillante  agaçait  ses 
yeux  ;  —  mais  au  moment  où  son  aile  se  collait  à  l'extrémité  du  mât, 
un  dernier  coup  de  marteau  vint  l'y  fixer.  On  eût  dit  que  le  Pequod., 
semblable  à  Satan,  ne  voulait  prendre  la  route  de  l'enfer  qu'en  y 
entraînant  avec  lui  un  des  habitans  du  ciel.  Sur  l'oiseau  et  sur  le 
navire  engloutis,  la  mer  se  referma,  paisible  et  sereine,  les  cachant 
sous  ce  vaste  linceul,  toujours  le  même  depuis  cinq  mille  ans... 

Est-ce  un  roman,  est-ce  un  livre  positif,  plein  de  souvenirs  et  de 
réahté,  que  nous  avons  tenté  de  résumer  en  quelques  pages?  D'au- 


LA   CHASSE    A    LA   BALEINE.,  515 

très  que  nous  décideront  cette  question.  L'auteur,  M.  Herman  Mel- 
ville,  est  un  des  conteurs  les  plus  populaires  aux  Etats-Unis.  En 
Angleterre  même,  quelques-uns  de  ses  livres  ont  obtenu  depuis  quel- 
ques années  une  certaine  vogue  ;  les  premiers  surtout  (  Typce  et 
Omoo) ,  peintures  animées  des  mœurs  insulaires  polynésiennes,  ve- 
nant à  paraître  au  moment  où  les  luttes  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
la  France,  relativement  au  protectorat  des  îles  Marquises,  préoccu- 
paient l'attention  publique,  participèrent  de  la  popularité  acquise 
alors  aux  déportemens  du  missionnaire  Pritchard  et  de  la  grande 
reine  Pomaré. 

Une  fois  en  possesion  d'une  renommée  qui  lui  donnait  libre  car- 
rière, M.  Herman  Melville  en  a  profité  pour  étendre  le  champ  de  ses 
conquêtes  littéraires,  et,  comme  tant  d'autres,  revendiquer  les  béné- 
fices en  même  temps  que  les  dangers  d'une  individualité  et  d'une  ori- 
ginalité plus  complètement  accusées.  Nous  ne  l'en  blâmerions  point, 
il  s'en  faut,  si,  dans  l'essor  trop  peu  modéré  qu'il  a  pris  ainsi,  il  ne 
nous-  semblait  s'être  aventuré  un  peu  plus  loin  que  de  ra'son.  Sa 
verve  incontestable,  la  valeur  pittoresque  de  son  style,  l'imprévu  de 
ses  conceptions,  gagneraient,  selon  nous,  à  être  maintenus  sous  le 
contrôle  d'un  bon  sens  plus  rigoureux,  d'un  goût  plus  épuré;  puis, 
comme  Nathaniel  Hawthorne,  auquel  est  dédié  l'ouvrage  que  nous 
venons  d'analyser,  M.  Herman  Melville  s'est  imbu,  peut-être  plus 
qu'il  ne  faudrait,  de  la  prestigieuse  philosophie  dont  Emerson  est 
l'apôtre  inspiré.  Cette  philosophie,  nous  la  goûtons  et  nous  l'adop- 
tons très-volontiers  dans  ses  origines  comme  dans  ses  conclusions, 
mais  avec  cette  réserve  cependant,  qu'elle  ne  vienne  pas,  se  mêlant 
aux  réalités  de  l'ordre  le  plus  positif,  —  par  exemple  à  des  récits  de 
pêche, — introduire  des  créations  purement  allégoriques  (fantastiques 
si  l'on  veut)  au  milieu  de  créatures  en  chair  et  en  os  que  le  voisinage 
de  ces  fantômes  finit  par  dénaturer  étrangement. 

Nous  pensons  aussi  que  M.  Herman  Melville  eût  gagné  à  ne  point 
user  autant  de  ces  excentricités  purement  extérieures  qui  consistent 
dans  une  grande  prodigalité  de  titres  bizarres,  de  digressions  inat- 
tendues, de  bibliographie  à  contre-temps,  d'érudition  superflue.  Il 
avait  assez  de  talent  naturel,  d'esprit  argent  comptant,  d'invention 
réelle  pour  dédaigner  ces  semblans  dont  on  a  trop  abusé  à  notre 
époque.  Cependant,  avec  ces  réserves,  nous  n'hésitons  pas  à  recon- 
naître que  l'auteur  de  Redburn^  Mardis  White-Jacket  et  de  the  Whale 
s'est  placé  à  un  rang  distingué  parmi  les  romanciers  américains  qui 
continuent  de  nos  jours,  Brockden  Brown,  Washington  Irwing  et 
Fenimore  Gooper. 

E.-D.    FORGUES. 


MOUVEMENT  LITTERAIRE 

DE  L'ALLEMAGNE. 


I. 

LE   ROMAN   ET  LES  ROMANCIERS. 

I.  Der  deutsche  Roimn  des  achtzehnlen  Jahrhunderls  in  seinem  Yerhœllniss  zum  Chrislenlhum  {le 
Homan  allemand  du  di.r-huilième  siècle  dans  ses  rapports  avec  le  Christianisme),  par  M.  le  baron 
d'Eichendorff;  1  vol.  Leipzig,  1851. —  II.  Die  Ritter  vom  Gciste  (les  Chevaliers  de  l'Esprit),  par 
M.  Charles  Gulzkow;  9  vol.  Leipzig,  1852.  —  IIL  Neues  Lehen  [Vie  nouvelle),  par  h.  Bcrlhold  Auer- 
bach;  3  vol.  Mannlieim,  18.52.  —  IV.  Moderne  Titanen  [les  Titans  modernes);  3  vol.  Leipzig,  1852. 

—  V.  Zeitgeist  und  Bernergeist  (P Esprit  du  siècle  et  l'esprit  d& Berne),  par  M.  Jéréniie  Gotlhelf; 
2  voL  Berlin,  1852.  —  VL  Albreclit  Holni,  par  M.  Frédéric  d'IJeclitriz;  U  vol.  Berlin,  1832.  — 
Vil.  Carrara,  2  vol.  Leipzig,  1851.  —  VIII.  Furore,  par  M.  Wolfgang  Menzel;  2  vol.  Leipzig,  1851. 

—  IX.  Die  Sibylle  von  Muntua  [la  Siby/le  de  Mantouc),  par  M.  Léopold  Sclicfer;  1  vol.  Hambourg, 
18u2.  —  X.  Ans  dem  Wal.lleben  Amerilia's  (  Scènes  de  la  Vie  des  Forêts  en  Amérique),  par  M.  Fré- 
déric Gerslaecker;  6  vol.  Leipzig,  1853,  etc. 


U  y  a  longtemps  que  les  états  de  l'Europe  ont  été  considérés  comme  une 
sorte  de  république  fédérative;  il  y  a  longtemps  aussi  que  la  France  est  accou- 
tumée à  régler  l'esprit  de  ce  grand  corps.  Vaincue  ou  victorieuse,  misérable 
où  prospère,  c'est  toujours  elle  qui  ralentit  ou  précipite  le  mouvement  géné- 
ral, qui  propage  l'agitation  inquiète  ou  qui  ramène  les  heures  tranquilles.  Je 
lisais  récemment  dans  un  journal  de  Londres  qu'un  écrivain  écossais,  l'au- 
teur d'une  savante  histoire  des  états  européens  de  1789  à  1815,  M.  Archibald 
Alison,  venait  de  conduire  son  travail  jusqu'à  nos  jours  et  s'apprêtait  à  le  pu- 
blier sous  ce  titre  :  Histoire  de  l'Europe  depuis  la  chute  de  Napoléon  jusqu'à 
l'avènement  de  Louis-Napoléon  Bonaparte.  Ce  titre,  vivement  blâmé,  on  le 
devine,  et  signalé  comme  une  bizarrerie,  exprime  avec  sincérité  l'opinion  de 
la  république  européenne  sur  ses  propres  affaires.  L'histoire  de  l'Europe,  au- 
jourd'hui plus  que  jamais,  c'est  l'histoire  de  nos  révolutions;  la  guerre  et  la 
paix  nous  appartiennent.  Cette  influence  n'est-elle  pas  manifestement  écrite 
dans  les  littératures  des  peuples  qui  nous  entourent?  L'Allemagne  surtout, 
malgré  la  différence  de  langue  et  l'opposition  de  race,  l'Allemagne,  si  jalouse 
de  l'originalité  de  son  génie,  est  de  plus  en  plus  associée  à  nos  destins  et  en- 


MOUVEMENT    LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  517 

traînée  dans  notre  orbite.  De  1815  à  1848,  le  développement  brillant,  l'activité 
aventureuse,  les  tentatives  fécondes  et  les  misères  de  toutes  sortes  qui  avaient 
signalé  cette  période  s'étaient  reproduits  chez  nos  voisins  avec  une  merveil- 
leuse exactitude.  Après  la  révolution  de  février,  les  clameurs  de  Paris  reten- 
tissent à  Berlin  et  à  Vienne;  le  socialisme,  déchaîne  dans  nos  carrefours,  se 
crée  au-delà  du  Rhin  une  langue  et  des  systèmes  particuliers;  chaque  peuple, 
conservant  sa  physionomie,  obéit  cependant  à  une  impulsion  commune  que 
la  France  a  le  privilège  de  conduire,  et  pendant  trois  années  les  lettres  ger- 
maniques, comme  les  lettres  françaises,  présentent  toutes  les  péripéties  d'une 
lutte  immense;  il  n'y  a  plus  qu'une  cause  en  jeu,  une  cause  suprême,  la  ruine 
ou  le  salut  du  monde.  Aujourd'hui  enfin  que  voyons-nous?  — Une  période 
nouvelle  qui  commence.  La  littérature  s'éloigne  de  plus  en  plus  des  voies 
politiques.  L'Allemagne  cherche  comme  nous  des  routes  plus  calmes;  le 
roman,  la  poésie,  la  philosophie,  les  lettres  charmantes  et  sérieuses,  s'y  relè- 
vent peu  à  peu,  comme  les  arbres  et  les  fleurs  après  que  la  tempête  a  passé. 
Je  voudrais  rassembler  ces  symptômes,  je  voudrais  suivre  dans  ses  direc- 
tions diverses  ce  mouvement  d'un  grand  peuple.  Depuis  deux  ans  déjà,  désa- 
busée de  ses  chimères  ou  ajournant  ses  espérances,  l'Allemagne  avait  senti 
combien  d'obstacles  s'opposaient  à  son  vœu  le  plus  cher;  l'unité  germanique 
était  redevenue  ce  qu'elle  était  jadis,  ce  qu'elle  sera  toujours  peut-être,  un 
idéal  proposé  aux  sentimens  des  peuples,  et  qui,  repoussé  par  les  institu- 
tions, doit  rayonner  de  plus- en  plus  dans  le  domaine  de  la  culture  morale.  La 
terreur  du  socialisme,  les  souvenirs  de  la  guerre  civile,  tout  cela  s'effaçait. 
Des  révolutions  de  1848,  il  ne  restait  que  certaines  conquêtes  légitimes,  cer- 
tains principes  bien  établis,  une  rupture  décidée  avec  les  restaurateurs  du 
moyen  âge,  un  sentiment  de  la  vie  publique,  trop  étouffé  naguère,  et  qui  est 
aussi  indispensable  au  développement  intellectuel  d'un  peuple  que  la  circu- 
lation du  sang  à  la  nourriture  du  corps  humain.  Ajoutez  à  cela  le  repos,  le 
loisir,  biens  si  précieux  au  lendemain  des  crises  sanglantes.  L'Allemagne  ne 
devait-elle  pas  revenir  avec  joie  aux  enchantemens  de  l'étude?  Ceux-ci,  que 
ne  satisfait  pas  la  situation  présente,  ont  trouvé  dans  la  poésie  une  consola- 
tion à  leurs  espérances  trompées;  ceux-là,  guéris  de  leurs  ambitions,  ou  salu- 
tairement  troublés  par  ces  grands  coups  que  frappe  la  Providence,  ont  confié 
aux  lettres  le  résultat  de  leurs  épreuves.  Des  inspirations  bien  différentes  se 
croisent,  comme  on.  voit,  dans  ce  mouvement  simultané  des  esprits;  il  y  au- 
rait profit  à  les  distinguer  avec  soin.  Sans  doute,  cette  phase  nouvelle  que  je 
signale  ne  présente  pas  jusqu'à  présent  un  groupe  de  monumens  glorieux  : 
qu'importe,  si  l'on  se  préoccupe  ici,  avant  toute  chose,  des  symptômes  de  la 
pensée  publique?  Parmi  les  représentans  de  la  génération  qui  occupait  la  scène 
avant  1848,  les  uns  se  taisent,  les  autres  ont  repris  la  parole,  et  nous  font  as- 
sister aux  transformations  de  leur  esprit.  La  génération  qui  s'avance,  bien 
qu'indécise  encore,  api)orte  aussi  maints  élémens  nouveaux,  et  les  triomphes 
exagérés  qui  couronnent  certaines  ébauches  ont  souvent,  pour  l'observateur 
attentif,  plus  d'importance  que  les  œuvres  elles-mêmes.  Ce  sont  ces  divers 
courans  de  l'opinion,  ce  sont  ces  tendances  ou  secrètes  ou  déclarées,  c'est  toute 
cette  vie  de  l'intelligence  et  de  l'àme  qu'on  aime  à  découvrir  dans  le  mou- 
vement littéraire  de  l'Allemagne. 


518  REVUE    DES   DEUX   MONDES^ 

Ce  mouvement  est  incontestable,  et  il  s'étend  déjà  à  tous  les  domaines  de  la 
pensée.  S'il  s'agissait  seulement  de  citer  des  noms  illustres  ou  des  œuvres  con- 
sidérables, l'érudition,  l'histoire,  la  haute  philologie,  appelleraient  tout  d'a- 
bord notre  attention.  Dans  ces  calmes  régions  de  la  science  où  ne  pénètrent 
guère  les  inquiétudes  de  la  vie  publique,  la  docte  Allemagne  a  maintenu  ses 
traditions  et  accru  ses  trésors.  Le  troisième  volume  du  Cosmos  de  M.  de  Hum- 
boldt;  l'Histoire  de  la  langue  allemande,  par  Jacob  Grimm,  et  le  savant  dic- 
tionnaire que  l'illustre  philologue  publie  en  ce  moment  même  avec  son  frère 
Wilhelm,  l'Histoire  de  la  France  aux  xvi^  et  xvn"  siècles,  dont  M.  Léopold 
Ranke  vient  de  donner  le  premier  volume;  les  récentes  publications  de  M.  Fré- 
déric Hurter  sur  l'Autriche  pendant  la  guerre  de  trente  ans;  l'Histoire  de  l'An- 
tiquité, où  M.  Max  Duncker  a  résumé  avec  précision  les  principales  décou- 
vertes de  la  renaissance  orientale  du  xix*"  siècle;  la  belle  monographie  de 
M.  Curtius  sur  le  Péloponnèse,  les  Antiquités  indiennes  de  M.  Lassen,  tous 
ces  travaux,  dont  quelques-uns  mériteront  un  examen  spécial,  attestent  dans 
la  science  allemande  une  activité  qui  ne  s'est  jamais  ralentie.  Aujourd'hui 
toutefois  un  sujet  plus  pressant  nous  attire  :  ce  n'est  pas  le  passé,  mais  le  pré- 
sent; ce  n'est  ni  la  science  ni  l'histoire,  c'est  la  conscience  vivante  de  plusieurs 
millions  d'hommes,  au  sortir  de  ces  rudes  épreuves  qui  sont  chargées  de  faire 
l'éducation  des  peuples.  Les  romanciers,  les  poètes  et  les  philosophes  ont  le 
précieux  privilège  d'exprimer  tout  haut  les  secrètes  pensées  d'une  époque; 
ils  indiquent  au  moins  les  tendances,  les  désirs,  les  aspirations,  et  révèlent, 
par  le  plus  ou  moins  de  sympathie  qu'ils  inspirent,  les  sentimens  et  les  in- 
stincts de  la  foule.  C'est  aux  romanciers  et  aux  poètes,  c'est  aux  pMlosophes  et 
aux  moralistes,  que  je  veux  m'adresser.  Les  conteurs,  rassemblant  leur  au- 
ditoire dispersé,  ont  renoué  le  iil  de  leurs  récits;  les  poètes,  chassés  de  la  répu- 
blique, se  sont  mis  à  chanter  comme  autrefois;  les  philosophes,  abandonnant 
la  tribune  politique  ou  sortant  de  leurs  retraites,  ont  repris  leurs  méditations 
et  dégagé  à  leur  manière  la  formule  des  événemens.  Quel  est  le  secret  de 
leurs  récits  ou  de  leurs  poèmes?  quel  est  le  dernier  mot  de  leurs  théories? 
La  réponse,  si  nous  savons  la  trouver,  éclairera  une  situation  tout  entière. 

L 

«  De  toutes  les  formes  que  revêt  l'imagination,  le  roman  est  celle  qui 
dénonce  avec  le  plus  de  sincérité  les  fluctuations  de  la  pensée  allemande.  La 
poésie  lyrique  est  trop  spontanée,  la  poésie  didactique  trop  spéciale,  pour 
remplir  cet  office.  Le  théâtre  sans  doute  est  la  plus  haute  expression  de  la  vie 
intellectuelle  des  peuples;  mais  le  théâtre  allemand,  malgré  tous  ses  efforts, 
n'a  jamais  atteint  ce  caractère  profondément  national  qui  donne  un  intérêt 
si  précieux  aux  tragédies  de  Racine  et  de  Corneille,  aux  mystères  de  Calderon 
et  aux  drames  de  Shakspeare.  Tenons-nous-en  donc  au  roman  :  c'est  la  vraie 
carte  routière  indiquant  les  bas-fonds  et  les  abîmes  de  notre  littérature,  c'est 
le  résumé  le  plus  complet  de  nos  croyances  et  de  nos  folies.  »  Celui  qui  écrit 
ces  paroles  est  un  des  plus  charmans  poètes,  un  des  conteurs  les  plus  aimar 
blés  de  ce  groupe  romantique  où  brillèrent  tant  de  dons  heureux  et  que 
les  luttes  du  siècle  ont  depuis  longtemps  dispersé  :  c'est  M.  le  baron  Joseph 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    l'aLLEMAGNE.  519 

d'EichendorlT.  M.  d'Eichendorff  n'appartenait  plus  au  mouvement  littéraire. 
Après  avoir  pris  une  part  brillante  aux  tentatives  de  l'école  qui  rajeunissait, 
avec  Achim  d'Arnim  et  Clément  de  Brentano,  les  sources  de  l'inspiration  poé- 
tique, le  suave  auteur  de  tant  de  lieder  populaires,  l'émule  harmonieux  des 
chantres  du  JVunderhorn,  le  spirituel  humoriste  qui  avait  si  bien  raconté  les 
Mémoires  d'un  Vaurien  et  déclaré  si  gaiement  la  guerre  aux  Philistins  du 
bon  sens,  semblait  n'avoir  plus  de  place  désormais  dans  la  littérature  turbu- 
lente qui  avait  détrôné  ses  maîtres.  Il  était  le  dernier  des  romantiques,  et,  si 
l'on  songeait  encore  à  ce  représentant  d'un  monde  disparu,  on  se  le  figurait 
plongé  dans  une  mystique  extase  ou  endormi  par  ses  propres  accens  au  fond 
des  forêts  enchantées.  Il  y  avait  quinze  ans  qu'il  se  taisait;  sa  plus  récente 
publication,  le  recueil  complet  de  ses  poésies,  date  de  1837.  Le  voilà  qui  repa- 
raît aujourd'hui  avec  une  vive  et  vaillante  étude  sur  le  roman  et  les  roman- 
ciers de  l'Allemagne  au  xvni"  siècle.  Le  baron  d'Eichendorflf  a  soixante -quatre 
ans,  mais  son  imagination  est  toujours  jeune,  son  style  toujours  mélodieux 
et  pur.  Ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  son  livre,  c'est  la  décision  de  la  pensée. 
A  vingt  ans,  il  aimait  le  repos  cher  aux  vieillards,  il  avait  peur  du  bruit  de 
son  siècle  et  se  plaisait  aux  chimères^ie  je  ne  sais  quel  âge  d'or  aperçu  dans 
le  passé;  à  l'heure  où  la  lassitude  serait  permise,  il  revient  armé  de  pied  en 
cap  et  jette  au  r  dlieu  d'une  littérature  découragée  son  hardi  manifeste. 

«  Toute  notre  histoire  moderne,  s'écrie-t-il,  est  une  lutte  révolutionnaire,  la 
lutte  de  ce  qui  est  et  de  ce  qui  voudrait  être.  Dans  ce  conflit  formidable,  c'est 
la  littérature  qui  se  bat  au  premier  rang.  La  pensée,  saine  ou  coupable,  voilà 
son  glaive;  sa  force,  ce  sont  les  masses  toujours  mobiles  et  prêtes  au  premier 
appel.  Laissons  de  côté  les  tirailleurs  isolés,  ceux  qui  ne  font  que  brûler  leur 
poudre  au  vent;  allons  droit  aux  gros  escadrons  et  marquons  les  péripéties 
de  la  bataille.  »  Ainsi  parle  le  critique  résolu,  et,  parcourant  à  grands  pas 
toute  l'histoire  du  roman  germanique  depuis  les  aventures  de  Siegfried  ou  de 
Parceval  j  usqu'au  commencement  du  xvni^  siècle,  il  s'arrête  et  s'établit  dans 
cette  audacieuse  époque  où  s'est  livré  le  fatal  combat  de  l'humanité  contre  le 
christianisme.  Les  romanciers  philosophes  qui  se  croient  appelés  à  régénérer 
la  société  et  qui  prêchent  une  sorte  de  religion  naturelle  affranchie  des  dogmes 
chrétiens,  les  conteurs  efféminés  qui  prétendent  mettre  le  sentiment  à  la  place 
du  devoir,  leurs  adversaires  qui  écrivent  des  romans  piétistes  sans  se  soucier 
de  la  poésie,  Klinger,  Heinse,  Auguste  Lafontaine,  Gellert,  Hermès,  sont  ingé- 
nieusement mis  en  scène.  Les  mystiques  comme  Jung  StiLing  et  Lavater,  les 
rationalistes  comme  Jacobi,  les  pédans  comme  Basedow,  surtout  les  coryphées 
du  culte  de  l'homme,  l'auteur  du  Titan  et  l'auteur  de  fVilhelm  Meister, 
passent  tour  à  tour  sous  nos  yeux,  très  nettement  caractérisés  dans  leurs 
œuvres  et  leurs  tendances  secrètes:  Un  souffle  léger  circule  à  travers  ces  pages 
éloquentes;  l'auteur  a  beau  rédiger  une  déclaration  de  guerre,  c'est  en  poète 
qu'il  parle  des  poètes.  Quant  au  fond  des  idées,  une  belle  inspiration  conduit 
sa  plume.  Personne  n'a  mieux  le  sentiment  des  merveilleuses  ressources  que 
le  christianisme  fournit  à  l'imagination  humaine.  Prêtez  l'oreille  aux  com- 
mentaires de  sa  théologie,  il  vous  expliquera  comment  le  réel  et  l'idéal  dans, 
le  système  chrétien  sont  unis  par  de  mystérieuses  attaches.  On  dirait  que  le 
ciel  se  penche  vers  la  terre,  car  le  monde  infini  des  vérités  surnaturelles 


520  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

éclaire  et  transfigure  sans  cesse  toutes  les  dioses  d'ici-bas.  Grâce  à  ces  rayons 
qui  nous  enveloppent,  la  poésie  est  partout;  les  choses  les  plus  vulgaires  se 
transforment,  l'existence  la  plus  humble  se  couronne  de  splendeurs  miracu- 
leuses, et  l'artiste  chrétien  vit  et  travaille  au  milieu  d'un  continuel  enchan- 
tement. «  Que  faut-il  pour  cela?  dit  l'auteur;  rester  fidèles  au  caractère  natio- 
nal. Le  monde  était  épuisé  et  ne  pouvait  plus  gi  vivre  ni  mourir;  un  enfant 
parut  qui  prononça  ces  paroles  :  Si  vous  ne  devenez  pas  comme  un  enfant, 
vous  n'entrerez  jamais  dans  le  royaume  des  cieux.  Mais  le  vieux  monde  ne 
comjmt  pas  le  sens  si  simple  et  si  profond  de  ce  langage.  Alors  accoururent 
les  i)euples  germaniques,  qui  détruisirent  le  vieux  monde  et  élevèrent  l'en- 
fant sur  leurs  boucliers  de  peaux.  De  cette  union  de  l'esprit  du  JXord  et  du 
dogme  chrétien  est  sorti  le  monde  moderne.  »  —  Redevenez  enfans,  dit  le  bril- 
lant poète  aux  artistes  de  son  siècle,  et  vous  retrouverez  tous  les  mystérieux 
liens  de  la  terre  et  du  ciel,  c'est-à-dire  toutes  les  ressources  et  toutes  les  inspi- 
rations de  la  poésie  qu'a  entrevue  le  moyen  âge  et  dont  nous  soupçonnons  à 
peine  les  trésors.  —  Le  problème,  comme  on  voit,  est  posé  de  la  façon  la 
plus  nette,  et  le  manifeste  du  baron  d'Eichendorff  ouvre  convenablemen 
notre  étude. 

Redevenir  enfans  !  C'est  déjà  là  ce  que  disait  il  y  a  trois  ans,  au  plus  fort 
des  luttes  révolutionnaires,  ce  naïf  poète  que  l'Allemagne  a  accueilli  avec  une 
sympathie  si  cordiale,  M.  Oscar  de  Redwitz;  M.  d'Eichendorff  s'approprie  la 
même  pensée,  une  foule  d'écrivains  la  répètent;  il  semble  que  ce  soit  le  mot 
de  la  situation.  Ceux  qui  ne  prennent  pas  cette  formule  dans  le  sens  chré- 
■  tien  s'en  rapprochent  cependant  par  de  singulières  analogies;  ils  expriment 
le  désir  d'une  existence  nouvelle,  ils  recommandent  d'oublier  le  passé,  de 
recommencer  leur  tâche  mal  conduite,  de  se  remettre  à  l'œuvre  sans  décou- 
ragement et  sans  rancune.  Plusieurs  romans,  quoique  très  défectueux  dans 
leur  ensemble,  ont  été  en  cela  les  interprètes  d'une  inspiration  générale. 
Voyez  la  dernière  œuvre  de  M.  Gutzkow,  les  Chevaliers  de  l'esprit!  M.  Gutz- 
kow,  en  publiant  cet  ouvrage,  a  eu  le  tort  d'inaugurer  en  Allemagne  le  roman- 
feuilleton,  le  roman  qui  se  déroule  sous  la  plume  de  l'écrivain,  comme  la  soie 
ou  la  laine  sur  le  métier  du  tisseur.  Il  a  eu  l'ambition  peu  glorieuse  de  riva- 
liser avec  la  fabrique  française;  les  volumes  ont  succédé  aux  volumes,  et  l'en- 
treprise a  dû  mériter  de  graves  reproches.  Peu  à  peu  cependant  le  conteur  a 
ressenti  l'influence  des  émotions  publiques  ;  son  récit,  qui  se  traînait  péni- 
blement, s'est  débarrassé  de  l'imitation  d'une  certaine  école,  et  les  dernières 
parties  du  tableau  ont  exprimé  d'une  façon  assez  vive  les  tristesses  et  les 
vœux  de  la  période  où  nous  entrons.  Il  s'en  faut  bien,  on  peut  le  croire,  que 
le  roman  de  M.  Gutzkow  soit  une  composition  de  premier  ordre  et  mérite  le 
succès  bruyant  que  les  deux  derniers  volumes  surtout  ont  obtenu  au-delà  du 
Rhin;  ce  succès  n'en  est  pas  moins  un  symptôme.  Que  l'auteur  ait  résolu  ou 
non  les  difficultés  de  sa  tâche,  qu'il  ait  donné  de  bons  ou  de  mauvais  con- 
seils à  ceux  pour  qui  il  a  composé  son  livre,  il  est  impossible  de  nier  qu'il  ait 
hardiment  touché  en  finissant  aux  problèmes  les  plus  vifs  de  notre  époque. 
J'aperçois  deux  choses  très  distinctes  dans  l'œuvre  de  M.  Gutzkow  :  d'abord 
un  long  roman,  un  tableau  minutieux,  compliqué,  où  l'imitation  de  M.  Eu- 
gène Sue  n'est  que  trop  flagrante,  puis  une  liistoire  qui  confine  sans  cesse 


MOUVEMENT    LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  521 

au  symbole,  at  dont  maintes  scènes  sont  la  vivante  iraag-e  de  l'Allemagne. 
Laissons  de  côté  les  péripéties  du  roman,  laissons  l'auteur  rivaliser  avec  nos 
conteurs  sans  fin  et  sans  mesure.  Les  deux  frères  Wildungen,Dankmar  et  Sieg-- 
Lert,  derniers  descendans  d'un  de  ces  templiers  qui  périrent  sur  le  bûcher  de 
Jacques  Molay,  sont  à  la  recherche  d'une  fortune  immense  laissée  par  leur  ancê- 
tre, et  cette  fortune  doit  servir  à  la  fondation  d'une  société  gigantesque  d'où 
sortira  l'affranchissement  du  monde.  Un  jeune  prince  qui  a  volontairement 
quitté  son  palais  pour  vivre  de  la  vie  démocratique,  un  prince  qui  a  porté  la 
blouse  et  manié  le  rabot,  est  le  collaborateur  de  Dankmar  et  de  Siegbert  pour 
cette  mystérieuse  entreprise.  Encore  une  fois,  laissons  le  romancier  se  com- 
plaire à  des  inventions  de  cette  nature;  ne  troublons  pas  les  lecteurs  alle- 
mands qui  y  trouvent  leur  plaisir,  ne  troublons  pas  tant  de  critiques  enthou- 
siastes qui  semblent  heureux  de  pouvoir  opposer  M.  Gutzkow  à  l'auteur  du 
Juif  errant  et  des  Mystères  de  Paris.  Ce  qui  nous  frappe,  nous,  au  milieu 
de  ces  prétentieuses  fadaises  et  de  ces  mélodrames  surannées,  ce  sont  çà  et  là 
certaines  personnifications  hardies  où  nous  apparaît  dramatiquement,  avec 
ses  espérances  et  ses  mécomptes,  avec  son  exaltation  et  ses  chimères,  la  fié- 
vreuse Allemagne  du  xix''  siècle.  Très  fastidieux  au  début,  le  récit  change  de 
caractère  vers  la  fin;  lorsque  nous  n'avons  plus  à  suivre  l'auteur  au  milieu 
de  mille  personnages  dont  il  a  entrepris  l'étude  psychologique,  lorsque  les 
menues  aventures  du  juriste  Dankmar,  du  peintre  Siegbert,  du  prince  Égon 
Hohenberg,  du  demi-prolétaire  Fritz  Hackert,  du  prolétaire  complet  Louis 
Armand,  du  fonctionnaire  Schlurk,  de  sa  fille  Mélanie,  de  Pauline  de  Harder, 
de  l'Américain  Murray,  du  poète  Oleander  et  de  bien  d'autres  encore,  font 
place  à  une  peinture  plus  vigoureuse  et  plus  large,  lorsque  tous  les  traits  épars 
du  tableau  se  concentrent  enfin  dans  une  situation  simple,  je  ne  sais  quel 
souffle  poétique  transforme  soudain  cette  chronique  bavarde,  et  l'intérêt 
s'éveille.  J'ai  remarqué  surtout  deux  idées  assez  profondes  et  pathétiquement 
exprimées.  Ce  mystérieux  écrin  qui  contient  les  titres  de  la  famille  Wildun- 
gen,  et  qui  est,  on  peut  le  dire,  le  véritable  héros  du  roman,  est  condamné  à 
subir  de  singulières  vicissitudes.  Tour  à  tour  perdu  et  retrouvé,  il  est  sauvé 
une  dernière  fois  par  un  de  ces  êtres  déclassés  qui  ne  sont  ni  ouvriers  ni  bour- 
geois, et  dont  la  spéciahté  est  de  faire  les  révolutions.  Dankmar  a  été  empri- 
sonné comme  agitateur,  et  l'écrin  est  aux  mains*de  ses  ennemis  ;  or  ce  per- 
sonnage équivoque  dont  je  viens  de  parler,  le  demi-prolétaire  Hackert,  réussit 
à  dérober  l'écrin;  il  arrache  Dankmar  lui-même  à  la  prison,  malgré  la  répu- 
gnance de  celui-ci  à  se  donner  un  tel  associé.  Victoire  aux  frères  Wildungen! 
le  talisman  est  reconquis,  et  leurs  projets  vont  s'accomplir  !  Non,  tout  est 
perdu;  l'imprudence  ou  l'ineptie  de  ce  même  Hackert  a  mis  le  feu  au  château 
qui  sert  d'asile  aux  conspirateurs,  et  la  précieuse  cassette  disparaît  dans  l'in- 
cendie. Voyez-vous  ce  démagogue  chargeant  sur  ses  épaules  la  cassette  qui 
contient  l'avenir!  Pour  la  sauver,  il  a  bravé  mille  fois  la  mort;  une  heure 
après,  il  sera  cause  de  l'anôantissemeut  de  ce  dépôt  sacré  et  retardera  pour 
longtemps  les  destinées  du  monde!  11  met  sa  force  brutale,  il  met  son  audace 
désespérée  au  service  d'une  idée  qu'il  peut  à  peine  comprendre;  on  accepte 
son  aide,  et  voilà  que  tout  est  fini.  Énergique  image,  ce  me  semble,  des  raji- 
ports  de  la  bourgeoisie  et  du  prolétariat  !  Cruel  symbole  des  révolutions  ! 

TOME  I.  â4 


522  .'      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  autre  tableau  qui  pourrait  être  plus  expressif  encore,  si  l'auteur  n'hési- 
tait pas  entre  deux  principes  absolument  contraires,  c'est  la  conclusion  du 
récit.  Dankmar  Wildungen  a  voulu  fonder  une  société  dont  le  but  est  d'accé- 
lérer par  tous  les  moyens  le  progrès  de  la  civilisation,  le  triomphe  de  l'hu- 
manité sur  la  servitude  et  la  misère.  Ses  illusions  à  ce  sujet,  et  l'auteur  sem- 
ble les  partager,  sont  vraiment  des  plus  étranges.  Cette  riche  cassette  lui 
semble  un  victorieux  talisman  ;  une  fois  maîtres  du  trésor  légué  à  Dankmar 
par  le  templier  du  moyen  âge,  les  chevaliers  de  l'Esprit  auront  enfin  le  point 
d'appui  que  demandait  Archimède  pour  soulever  le  monde.  Qu'arrive-t-il?  Ce 
naïf  espoir  est  détruit,  et  la  plupart  des  fondateurs  de  l'ordre  sont  obligés  de 
chercher  un  asile  hors  de  leur  pays.  Or  il  semble  d'abord  que  cette  catastrophe 
ne  soit  pas  perdue  pour  eux  ;  on  dirait  qu'ils  en  comprennent  le  sens  et  qu'ils 
ouvrent  à  leur  pensée  une  direction  nouvelle.  Un  soir,  à  la  faveur  de  la  nuit, 
à  la  douteuse  clarté  de  la  lune  qui  monte,  voilée,  derrière  les  sapins,  des  affi- 
liés de  l'ordre  se  réunissent  en  secret  non  loin  de  ce  château  des  templiers 
qui  devait  être  le  siège  de  leur  pouvoir,  et  là  un  des  plus  jeunes  prononce 
ces  graves  paroles  :  «  L'ordre  est  constitué!  la  consécration  que  devaient  lui 
donner  des  moyens  matériels  est  compromise,  il  est  vrai,  et  perdue  pour  le 
moment;  notre  asile  est  la  proie  des  flammes.  Qu'importe?...  l'esprit  seul 
doit  être  l'arme  des  chevaliers  de  l'Esprit!  »  L'ascendant  légitime  des  influen- 
ces morales  remplacera  donc  les  conventions  secrètes,  et  les  conspirateurs 
ténébreux  reprendront  à  la  clarté  du  soleil  la  tâche  bienfaisante,  l'œuvre  de 
civilisation  et  de  progrès  que  chacun  dans  sa  sphère  est  toujours  obligé  d'ac- 
comijhr?  Mais  non;  M.  Gutzkow  n'ose  pas  conclure  ainsi.  Tout  en  refusant  à 
?es  chevaUers  le  moyen  de  bouleverser  le  monde,  il  les  convie  encore  à  je  ne 
sais  quelle  oeuvre  mystérieuse  et  menaçante.  Cette  propagande  de  l'esprit,  ce 
ne  sera  pas  une  propagande  pacifique.  «  Ne  me  rappelez  pas,  ajoute  le  jeune 
tribun,  les  enfantines  paroles  qui  ont  retenti  autrefois  dans  cette  enceinte, 
quand  les  templiers  recevaient  les  enseignemens  de  leurs  chefs  :  à  savoir  que 
la  croix  imprimée  sur  leurs  manteaux  devait  être  pour  eux  le  bien  suprême 
et  le  suprême  but  de  la  vie.  Ne  me  dites  pas  qu'un  grand  sauveur  a  prononcé 
un  jour  ces  maximes  :  —  Le  royaume  de  Dieu  est  une  perle  précieuse,  et  ses 
trésors  valent  mieux  que  l'or  et  l'argent  ;  il  est  en  nous,  ce  divin  royaume  ; 
l'homme  caché,  l'homme  qui  possède  la  douce  et  silencieuse  tranquillité  de 
l'esprit,  cet  homme-là  a  du  prix  devant  le  Seigneur  !  —  Doux,  silencieux, 
paisibles?  Non,  frères,  l'esprit  de  ce  temps  ne  doit  pas  être  tout  cela.  Pour- 
quoi faut-il  que  la  longanimité  ait  été  infructueuse  pendant  deux  siècles? 
Pourquoi  faut-il  que  la  colombe  ne  puisse  plus  être  le  symbole  de  notre  épo- 
que? La  mouette  s'engourdit  de  peur  aux  approches  de  l'orage;  ainsi  la  pen- 
sée du  juste,  errante  de  tous  côtés  à  travers  nos  tempêtes,  ne  sait  autre 
chose  que  se  plaindre  et  pousser  de  douloureux  gémissemens.  Qui  peut  en- 
core dormir  à  l'heure  qu'il  est?  Si  l'esprit  a  besoin  de  repos,  ne  reposons 
jamais  sans  presser  de  la  main  le  pommeau  de  notre  épée.  A  l'œuvre!  agis- 
sez !  enrôlez  vos  soldats  !  »  On  voit  quelle  est  l'indécision  de  l'auteur,  et  conmae 
une  situation  qui  s'annonçait  si  bien  aboutit  à  des  banalités  vulgaires. 

Ces  paroles,  qui  contredisent  si  brusquement  la  précédente  scène,  M.  Gutz- 
kow les  a  écrites  pour  satisfaire  une  partie  de  son  public.  Elles  répondent 


MOUVEMENT    LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  523 

en  effet  à  la  douleur  des  espérances  trompées,  et  semblent  promettre  une  re- 
vanche. Les  patriotes  sont  tristes  ;  de  g^rands  efforts  ont  été  accomplis,  de  [gé- 
néreux sentimens  ont  été  dépensés  en  pure  perte  :  l'unité  allemande  n'a  été 
que  le  rêve  d'une  heure;  M.  Gutzkow,  par  ces  belliqueux  accens,  semble  avoir 
à  cœur  de  ranimer  les  courages.  Le  dernier  volume  de  son  roman  a  beaucoup 
réussi.  On  assure  que  l'auteur  a  reçu  maintes  lettres  qui  l'interrogeaient  sur 
la  réalité  de  cette  association  ;  les  mystérieux  enrôlemens  ont  tant  d'attraits 
dans  la  patrie  du  f^Fehmgericht  et  du  Tugendhund!  Du  nord  et  du  sud,  bien 
des  Dankmar  inconnus  sollicitaient  une  place  au  sein  de  la  chevaleresque  pha- 
lange. Ce  qu'il  y  a  de  vague  dans  les  peintures  de  l'auteur  contribuait  encore 
à  enflammer  les  imaginations.  Que  ce  nom  est  beau  :  les  chevaliers  de  l'Es- 
prit l  Les  héros  du  xin"  siècle,  qui  poursuivaient  le  Saint-Graal,  les  Parceval, 
les  Titurel  et  tous  leurs  compagnons  n'étaient- ils  pas  de  cette  confrérie  mysti- 
que? N'y  faut-il  pas  rattacher  aussi  les  adeptes  de  Joachim  de  Flore,  qui  vou- 
laient substituer  à  la  religion  du  Christ  la  religion  de  l'Esprit-Saint,  et  que 
Dante  a  placés  néanmoins  dans  les  splendeurs  du  paradis?  Mais,  poétiques  ou 
réels,  orthodoxes  ou  hérétiques,  tous  les  chevaliers  de  l'Esprit  au  moyen  âge 
étaient  les  soldats  d'une  foi  positive,  d'une  foi  parfaitement  définie;  ils  ap- 
partenaient à  la  communion  chrétienne.  Que  veulent,  au  contraire,  les  che- 
valiers de  M.  Gutzkow^?  Où  est  leur  évangile?  quel  dogme  éclaire  leur  route 
dans  la  mêlée  des  choses  humaines?  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  :  nous  voulons 
le  progrès  de  la  civilisation,  nous  voulons  aider  de  toutes  nos  forces  au 
triomphe  de  l'humanité  et  de  la  justice.  Comment  comprenez-vous  ce  pro- 
grès? où  voyez-vous  le  triomphe  de  la  justice,  et  par  quels  chemins  marche- 
rez-vous  à  votre  but?  Sur  tout  cela,  M.  Gutzkow  est  muet,  et  les  actions  de 
ses  héros  ne  sont  pas  de  nature  à  nous  faire  deviner  l'énigme.  Ces  chevaliers 
n'agissent^as  ;  ils  se  disent  l'un  à  l'autre  :  A  l'œuvre,  à  l'œuvre  !  et  rien  ne  se 
fait.  En  vain  sont-ils  flers  de  leur  beau  titre,  ils  ne  le  méritent  ni  par  la  su- 
bhmité  de  l'intelligence,  ni  par  l'audace  des  résolutions.  Je  dirai  à  ces  héros 
qui  séduisent  la  jeunesse  allemande  :  L'indécision  de  vos  pensées  vous  con- 
damne. Votre  idéal  est  plein  de  contradictions  et  de  chimères.  Vous  croyez 
être  les  soldats  de  notre  siècle,  et  vous  empruntez  au  moyen  âge  je  ne  sais 
quelles  formes  vides  sans  lui  demander  l'esprit  souverain  qui  en  faisait  la 
force.  Vous  prétendez  glorifier  l'humanité,  et  vous  en  méconnaissez  la  no- 
blesse. Ouvrez  les  yeux  :  le  monde  moderne,  malgré  toutes  ses  misères,  est 
plus  poétique  et  plus  grand  que  vos  conciliabules.  La  grande  société  secrète, 
c'est  l'invisible  société  des  âmes  ;  or,  pour  que  les  âmes,  en  s'unissant,  puis- 
sent préparer  un  avenir  meilleur,  apprenez-leur  d'abord  à  se  régénérer.  Vous 
répétez  sans  cesse  que  vous  êtes  à  une  époque  de  rénovation  sociale  ;  cela  sera 
vrai  seulement  le  jour  où  chacun  de  vous,  sans  conspirations  et  sans  embû- 
ches, y  appliquera  une  volonté  sérieuse. 

Cette  idée  du  renouvellement  individuel  est  comme  entrevue  dans  un  roman 
dont  le  titre  et  les  premiers  tableaux  m'ont  charmé.  Pourquoi  faut-il  que  l'au- 
teur réponde  si  peu  aux  espérances  qu'il  avait  fait  concevoii'?  Je  parle  du 
récit  en  trois  volumes  que  M.  Berthold  Auerbach  intitule  hardiment  Fie  nou- 
velle. Dante  a  raconté  sous  ce  titre  les  mystiques  extases  de  son  enfance; 
M.  Auerbach  l'applique  à  la  situation  présente  de  l'Allemagne,  aux  doutes  qui 


524  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

se  sont  emparés  de  bien  des  esprits,  aux  désenchantemens  qui  ont  affligé  bien 
des  cœurs,  et  il  imagine  un  symbole  destiné  à  exprimer  pour  tous  la  nécessité 
d'une  transformation  morale.  Le  comte  Falkenberg  est  le  fils  illégitime  d'un 
prince  et  d'une  jeune  femme  qui  est  allée  cacher  on  ne  sait  où  sa  honte  et  sa 
douleur.  L'enfant  abandonné  a  été  recueilli  par  un  oncle  maternel  qui  l'a 
adopté  et  lui  a  donné  son  nom.  Destiné  d'abord  à  la  carrière  des  armes,  il  a 
senti  bientôt  que  la  discipline  de  l'armée  pesait  trop  lourdement  à  son  inquiète 
nature;  il  a  quitté  le  régiment  pour  ce  monde  bruyant  des  lettres  où  s'agi- 
taient les  mille  systèmes  d'une  turbulente  époque.  La  philosophie  des  huma- 
nistes l'a  enivré,  et  quand  la  catastrophe  de  février  eut  lâché  la  bride  aux 
passions,  le  jeune  comte  prit  une  part  active  aux  insurrections  de  l'Allema- 
gne. 11  croyait  à  toutes  les  chimères  de  ses  maîtres;  il  avait  espéré  l'unité  des 
peuples  germaniques  et  rêvé  le  triomphe  de  la  démocratie.  Partout  où  le  pa- 
triotisme allemand  était  en  jeu,  partout  où  la  révolution  tirait  l'épée,  dans  le 
Schleswig,  à  Berlin,  à  Dresde,  dans  le  Palatinat,  le  comte  Falkenberg  était  au 
premier  rang.  Aujourd'hui  que  son  rêve  s'est  évanoui  comme  une  fumée,  le 
voilà  errant,  obligé  de  cacher  son  nom,  obligé  de  dérober  sa  liberté  et  sa  vie 
à  une  répression  sans  pitié.  Condamné  aux  casemates,  il  s'est  procuré  un  faux 
passeport  et  voyage  sous  le  nom  de  Freihaupt.  Où  ira-t-il?  L'Amérique  l'atti- 
rerait, si  un  devoir  sacré  n'enchaînait  ses  pas.  Ce  n'est  pas  seulement  le  sol  de 
la  patrie  qui  le  retient  comme  par  un  aimant  invincible,  il  sait  que  sa  mère 
vit  encore,  et  il  veut  la  retrouver.  Pendant  qu'il  marche  à  l'aventure,  son  léger 
bagage  sur  le  dos,  il  rencontre  un  jeune  homme,  un  instituteur  de  campagne, 
qui  va  prendre  possession  d'un  nouveau  poste.  Les  deux  voyageurs  font  route 
ensemble,  et  bientôt  les  confidences  du  maître  d'école  éveiUent  une  singulière 
pensée  dans  l'esprit  du  comte  démocrate.  Eugène  Baumann,  —  c'est  le  nom 
de  l'instituteur,  —  est  attendu  aux  États-Unis  par  sa  famille  expatriée;  sitôt 
qu'il  aura  ramassé  quelque  argent,  il  s'embarquera  pour  New- York.  «  Partez 
tout  de  suite,»  lui  dit  le  comte,  et  il  lui  remet  un  paquet  de  billets  de  banque; 
«  en  échange,  donnez -moi  votre  nom.  Vous  n'êtes  plus  Eugène  Baumann,  vous 
êtes  Freihaupt,  et  moi,  je  suis  le  nouvel  instituteur  du  village  d'Erlenmoos.  » 
Aussitôt  dit,  aussitôt  résolu.  Les  passeports  sont  échangés,  la  substitution  est 
accomplie.  Bonne  chance  au  voyageur,  bon  succès  au  maître  d'école;  que 
l'Amérique  et  l'Allemagne  leur  soient  propices  !  Les  deux  amis  se  serrent  la 
main  et  se  séparent.  Dès  le  lendemain,  le  faux. Eugène  Baumann  arrivait  à 
Erlenmoos  et  commençait  une  nouvelle  vie. 

N'est-ce  pas  là  un  attrayant  début?  En  lisant  ces  premiers  chapitres,  je 
devançais  involontairement  la  narration  de  l'écrivain;  j'aimais  à  me  figurer 
le  fastueux  démocrate  dans  l'humble  et  laborieuse  existence  qu'il  s'impose. 
Quel  contraste  !  hier  le  bruit  et  les  enivremens  de  la  place  publique,  aujour- 
d'hui un  paisible  devoir  accompli  sans  fracas.  Une  telle  situation,  assurément, 
pouvait  renfermer  les  leçons  les  plus  salutaires,  et  le  tableau  de  cette  nouvelle 
vie  était  digne  de  tenter  à  la  fois  un  moraliste  et  un  poète.  Malheureusement, 
M.  Auerbach  n'a  fait  que  soupçonner  la  beauté  de  son  sujet.  Ce  n'est  pas  une 
carrière  nouvelle  qui  s'ouvre  pour  le  comte  Falkenberg;  rien  n'est  changé  chez 
lui,  rien,  si  ce  n'est  la  condition  extérieure.  Il  fallait  nous  montrer  la  rénova- 
tion de  son  âme,  et  cette  âme,  dans  l'humble  salle  de  l'école  comme  dans  les 


MOUVEMENT   LITIÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  525 

clubs  philosophiques,  est  obstinément  attachée  aux  mêmes  folies.  Nous  pen- 
sions que  Falkenberg  voulait  recommencer  sa  vie  pour  en  faire  un  meilleur 
usage;  il  veut  seulement  recommencer  la  prédication  de  ses  utopies  hasar- 
deuses, et  pour  cela  il  se  place  à  la  source  même  des  générations  qui  doivent 
posséder  l'avenir;  il  s'empare  de  l'école  primaire.  La  profession  de  foi  de  Fal- 
kenberg  est  curieuse;  le  faux  Eugène  Baumann  a  trouvé  à  Erlenmoos  un  col- 
lègue nommé  Deeger,  nature  simple  et  droite,  esprit  libéral,  républicain  même 
et  profondément  religieux;  c'est  à  ce  digne  paysan  que  le  disciple  des  jeunes 
hégéliens  exposera  l'idéal  nouveau  des  sociétés  humaines  et  les  espérances  de 
l'avenir.  Un  jour  que  Deeger  a  conduit  son  collègue  à  l'église  pour  lui  appren- 
dre à  toucher  de  l'orgue,  l'entretien  tombe  bientôt  sur  l'éducation,  sur  la  des- 
tinée humaine,  et  Deeger  entend  là  maintes  paroles  qu'il  a  peine  à  compren- 
dre. Peu  à  peu  Falkenberg  s'exalte;  ce  ne  sont  plus  de  simples  formules  jetées 
négligemment,  c'est  tout  un  discours,  c'est  un  programme  entier  qu'il  déve- 
loppe, comme  si  l'église  était  pleine  et  qu'il  s'adressât  à  la  foule  : 

«  L'éternel  exemplaire  et  l'immuable  modèle  du  bien,  ne  dites  pas  que  c'est 
le  Christ,  le  Christ  individuel,  le  Christ  qui  a  vécu  et  qui  est  mort  dans  une 
époque  déterminée;  non,  ce  modèle  sublime,  c'est  l'homme,  l'homme  idéal, 
l'homme  tel  que  le  genre  humain  l'a  rêvé  et  à  qui  il  a  donné  le  nom  de 
Jésus.. .  La  perfection  iiremière,  la  beauté  accomplie  de  l'esprit  et  du  corps 
n'existe  nulle  part  dans  tel  ou  tel  individu;  elle  existe,  partagée  entre  tous... 
J'aime  aussi  le  Christ  et  je  le  révère,  mais  je  vois  en  lui,  comme  dans  Socrate, 
dans  Aristide,  dans  Luther,  dans  Franklin,  dans  Washington,  les  imperfec- 
tions qui  tiennent  à  l'état  de  chaque  période.  Ce  n'est  pas  le  Christ  individuel^ 
c'est  le  Christ  idéal  qu'il  faut  avoir  en  soi.  Tu  sais  ce  que  nous  a  enseigné  le 
Grec  Euclide;  il  n'y  a  ni  ligne  ni  point  dans  la  nature,  et  cependant  ces  abs- 
tractions de  la  pensée  sont  les  mesures  exactes  qui  nous  servent  à  déterminer 
toute  chose.  Tu  crois  au  Christ;  moi  je  crois  à  l'idéal  de  l'homme,  bien  que 
cet  idéal,  je  le  sais,  ne  doive  jamais  s'offrir  à  moi  sous  une  forme  visible.  Tu 
crois  au  monde  surnaturel;  je  crois  à  ce  monde  où  je  suis  né,  je  crois  à  la  per- 
fection de  l'humanité  ici-bas,  je  crois  à  la  bonté  incorruptible  de  l'homme. 
Tu  crois  en  Dieu,  et  tu  ne  perds  pas  confiance,  quoique  ses  voies  te  semblent 
mystérieuses  et  ses  desseins  impénétrables;  je  crois  à  l'humanité,  je  crois  que 
sa  destinée  est  d'atteindre  à  la  sainteté  absolue  et  à  l'absolue  beauté,  bien  que 
le  spectacle  du  servilisme  et  de  la  tyrannie  s'efforce  d'ébranler  ma  foi.  Des 
milliers  d'hommes  croient  à  la  bonté  de  Dieu,  de  ce  Dieu  qu'ils  ignorent  et 
dont  l'action  immédiate  leur  est  cachée  :  je  ne  les  en  blâme  pas;  qu'ils  nous 
permettent  seulement  de  croire  à  la  bonté  du  genre  humain  si  hautement 
attestée  partant  d'actes  héroïques.  La  foi,  c'est  l'indestructible.  La  foi  n'a  pas 
besoin  d'une  lumière  qui  lui  vienne  du  dehors,  elle  tire,  elle  verse  la  clarté 
du  sein  de  ses  profondeurs;  tel  l'enfant  merveilleux  qu'a  représenté  le  Cor- 
rège.  Ne  pense  pas  que  ma  croyance  soit  faible,  parce  que  faible  est  son  objet; 
elle  est  si  forte  qu'aucun  homme,  aucune  nation,  n'auraient  la  puissance  de 
l'anéantir.  L'astronomie  nous  apprend  que  les  étoiles  ne  sont  pas  placées  à 
l'endroit  où  nos  instrumens  nous  les  montrent;  il  est  de  même  de  l'homme  et 
du  foyer  lumineux  de  sa  vie  spirituelle.  J'estime  les  hommes  plus  qu'ils  ne 
s'estiment  eux-mêmes,  car  ce  que  j'estime  en  eux,  c'est  la  pure  humanité, 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

l'humanité  idéale,  c'est  leur  âme  à  sa  plus  haute  puissance,  c'est  enfin  tout 
ce  qu'ils  méconnaissent  si  souvent  dans  leur  i^ropre  nature.  Je  n'admets  pas 
qu'il  y  ait  un  seul  homme  au-dessus  de  moi,  je  n'admets  pas  qu'il  y  en  ait 
un  seul  au-dessous.  Ne  discutons  plus  l'objet  de  notre  foi,  pratiquons  seule- 
ment nos  deux  croyances,  et  voyons  par  les  effets  laquelle  est  la  plus  forte.  » 

M.  Auerbach  retombe  ici  dans  toutes  les  vieilleries  panthéistiques  dont 
l'Allemagne  est  en  train  de  se  débarrasser  chaque  jour.  Pourquoi  donc  an- 
noncer si  haut  la  peinture  d'une  vie  nouvelle?  Cette  vie  nouvelle,  c'est  la  reh- 
gion  de  M.  Strauss,  c'est  l'humanisme  de  M.  Bruno  Bauer,  c'est  l'athéisme  de 
M.  Feuerbach;  heureux  encore  sommes-nous  que  le  héros  de  cette  histoire 
veuille  bien  ne  pas  pousser  jusqu'au  nihilisme  de  M.  Max  Stirner!  L'Alle- 
mag-ne  ne  prête  plus  l'oreille  à  ces  tribuns;  \  848  les  a  tirés  de  l'obscurité  des 
écoles  pour  les  disperser  au  grand  jour,  et  voilà  le  romancier  qui  prétend  les 
ramener  sur  la  scène  au  moment  même  où  il  annonce  dans  un  symbolique 
récit  la  régénération  de  son  pays.  11  est  difficile  de  se  tromper  plus  complète- 
ment; il  est  impossible  de  donner  un  plus  fâcheux  démenti  aux  promesses 
d'un  titre  et  d'un  début  plein  de  grâce.  Au  point  de  vue  purement  littéraire, 
les  détails  habiles  ne  manquent  pas  dans  le  livre  de  M.  Auerbach;  mais  rien 
ne  fait  oublier  l'erreur  capitale  de  l'ouvrage,  et  ce  qu'on  éprouve  à  la  vue  de 
ces  peintures  gracieuses  ou  sombres,  c'est  une  sorte  d'impatience  et  de  colère 
quand  on  suit  ce  prétendu  réformateur  incapable  de  dépouiller  le  vieil  homme, 
cet  utopiste  incorrigible  qui  s'imagine  commencer  une  nouvelle  vie,  parce 
que,  sous  un  nom  et  un  costume  d'emprunt,  il  s'entête  plus  follement  que 
jamais  dans  ses  impiétés  suranjiées. 

L'erreur  de  M.  Auerbach  est  d'autant  plus  singulière,  qu'il  retrace  avec  une 
sincérité  hardie  les  vices  et  les  violences  des  habitans  d'Erlenmoos.  Les  exci- 
tations de  1848  ont  développé  bien  des  mauvais  instincts  que  le  romancier  ne 
ménage  pas.  A-t-il  vraiment  tant  de  confiance  dans  la  prédication  de  Falken- 
berg,  et  croit-il  que  ce  culte  de  l'humanité,  ce  dogme  de  l'absolue  bonté  de 
notre  espèce,  cet  aba  idon  de  soi-même  et  cette  fusion  dans  la  grande  âme 
collective  du  genre  humain  triompheront  aisément  des  habitudes  perverses  ? 
Pendant  que  M.  Auerbach  s'embarrasse  en  ses  contradictions,  l'auteur  ano- 
nyme d'un  roman  assez  énergiquement  composé  nous  dénonce  aussi  les  fu- 
nestes influences  de  ces  années  de  désordre,  et  il  en  tire  une  conclusion  plus 
logique.  Sous  ce  titre,  les  Titans  modernes,  le  romancier  a  osé  nous  donner  la 
plus  poignante  peinture  de  la  démagogie  allemande.  Le  héros  du  livre  est  un 
étudiant  en  théologie,  un  aspirant  au  ministère  évangélique,  Ernest  Wagner. 
En  vain  a-t-il  pour  père  un  digne  pasteur  de  campagne,  en  vain  a-t-il  été  élevé 
par  une  mère  pieuse  et  simple  :  toutes  les  subtilités  prétentieuses  de  l'esprit  du 
siècle  ont  dé  bonne  heure  altéré  les  facultés  de  son  âme.  Dès  le  début  du  récit, 
"nous  le  voyons,  assis  auprès  de  sa  fiancée  Anna,  analyser  ses  sentimens  avec 
le  pédantisme  d'une  cervelle  orgueilleuse  et  malsaine.  Mon  cœur  l'aime,  se 
dit-il,  mais  mon  esprit  ne  la  connaît  pas.  Ce  qu'il  aperçoit  dans  ses  rêves, 
c'est  la  femme  libre,  une  âme  fîère,  affranchie  des  lois  de  la  vieille  morale  et 
prête  à  s'aventurer  avec  lui  dans  les  régions  de  l'absolu.  Wagner  n'est  pas 
une  nature  pervertie;  c'est  une  intelligence  faible  que  possède  un  immense 
orgueil.  11  semble  hésiter  encore  entre  le  bonheur  jmsible  qui  lui  sourit  et 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    LALLEMAGNE.  527 

les  aventures  orgueilleuses  qui  l'appellent.  Nommé  pasteur  selon  le  vœu  de 
sa  famille,  établi  auprès  de  son  vieux  père,  pasteur  lui-même,  dont  l'exemple 
et  la  tranquille  félicité  lui  rendent  par  instans  un  peu  de  calme,  il  trouble  à 
plaisir  cette  période  idyllique  de  sa  vie,  et  la  termine  enfin  par  un  coup 
d'éclat.  Il  publie  une  brochure  scandaleuse  contre  le  christianisme,  et  se  fait 
chasser  par  le  synode.  Son  vieux  père  en  mourra;  que  lui  importe?  11  a  rompu 
les  liens  qui  l'enchaînaient;  le  voilà  lancé  dans  l'absolu!  Comme  il  s'applau- 
dit de  son  équipée  !  avec  quelle  joie  sinistre  il  prend  congé  du  foyer  maternel 
et  s'engage  dans  la  ténébreuse  milice  des  éclaireurs  du  monde!  Ce  mélange 
de  crédulité  béate  et  d'impatience  révolutionnaire  est  parfaitement  décrit. 

Wagner  n'est  pas  encore  perdu  :  il  y  a  chez  lui,  en  définitive,  plus  de  niai- 
serie que  de  méchanceté,  j'entends  cette  niaiserie  philosophique  qui  est  la 
compagne  et  le  châtiment  de  l'orgueil;  mais  suivez-le  à  Berhn,  et  voyez-lé 
descendre  l'un  après  l'autre  tous  les  degrés  de  l'abîme  !  Le  maître  de  Wagner, 
le  Faust  ridicule  dont  celui-ci  est  lefamidîts,  est  un  certain  docteur  Louis 
Horn,  qui  a  puisé  sa  règle  de  conduite  dans  les  plus  cyniques  théories  de  ces 
derniers  temps.  Louis  Horn  et  Ernest  Wagner  ne  sont  pas,  qu'on  le  sache 
bien,  la  caricature  de  certains  sophistes  célèbres;  c'est  mieux  que  cela,  c'est 
l'image  trop  exacte,  hélas  !  des  disciples  sans  nom  que  tout  agitateur  est  con- 
damné à  traîner  derrière  soi.  Tandis  que  la  dialectique  continue  de  divaguer 
paisiblement  dans  son  cabinet  d'études,  l'élève  traduit  en  actes  la  pensée  du 
maître,  et  le  maître  lira  un  matin  la  biographie  du  disciple  dans  quelque  récit 
de  cour  d'assises.  Wagner  a  rencontré  à  Berhn  la  femme  libre  que  lui  mon- 
traient ses  songes.  C'est  autour  de  cette  femme  que  va  s'agiter  un  drame  plein 
âe  détails  burlesquement  sinistres.  Le  docteur  Horn  et  un  certain  comte  César, 
agent  de  la  propagande  polonaise,  sont  les  rivaux  d'Ernest  Wagner.  Une  des 
scènes  les  plus  curieuses  dans  ce  triple  combat  d'intrigues  et  de  trahisons  in- 
times, c'est  la  mort  du  docteur  Horn.  Après  toutes  sortes  de  vilenies,  humilié 
dans  son  orgueil  et  dénué  de  toutes  ressources,  le  docteur  se  tue;  mais,  avant 
de  lâcher  la  détente  de  son  pistolet,  il  a  rédigé  une  dernière  instruction  phi- 
losophique à  l'adresse  de  Wagner.  «  Je  meurs,  lui  écrit-il,  fidèle  à  mes  doc- 
trines; je  meurs  comme  un  représentant  de  l'absolu.  La  racaille  humaine  se 
soumet  servilement  à  la  mort  amenée  par  des  causes  étrangères;  moi,  ma 
mort  est  mon  œuvre.  Le  principe  que  j'ai  toujours  défendu,  tu  le  sais,  c'est 
que  l'homme  doit  être  maître  de  lui-môme,  jouir  de  lui-même,  n'aimer  que 
lui-même,  ne  dépendre  que  de  lui-même...  La  conclusion  est  qu'il  doit  se  tuer 
lui-même.  »  Vous  trouverez  peut-être  que  ce  résumé  du  système  et  de  l'exis- 
tence du  docteur  est  une  charge  trop  bouffonne;  ne  le  croyez  pas  :  les  choses 
sont  si  bien  amenées  dans  la  trame  du  roman,  la  génération  du  mal  est  si 
complètement  décrite,  ce  malheureux  est  tellement  la  dupe  des  grands  mots 
et  des  formules  creuses  de  son  école,  que  cette  sinistre  parade  du  mourant 
est  la  conclusion  nécessaire  d'une  telle  vie. 

Les  deux  chapitres  qui  terminent  l'ouvrage,  l'un  intitulé  propagande^ 
l'autre  bourgeois  et  prolétaires,  nous  font  assister  aux  dernières  aventures, 
aux  dernières  avanies  du  théologien  renégat.  Un  instant  on  croit  qu'il  va 
s'arrêter  sur  la  pente  rapide  où  il  glisse.  Il  veut  revenir  sur  ses  pas,  il  sent 
se  réveiller  les  instincts  honnêtes  que  l'infatuation  n'a  pas  complètement 


528  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

étouffés;  vain  espoir!  c'est  une  lueur  qui  brille  et  qui  passe.  Ernest  Wagner 
n'est-il  pas  le  messie  d'un  monde  nouveau?  Si  les  bourgeois  ne  sont  pas 
séduits  par  ses  doctrines  athées,  il  s'adressera  aux  prolétaires  et  leur  ensei- 
gnera le  communisme.  Adieu  les  théories  transcendentales  et  les  apoph- 
tegmes métaphysiques!  le  voilà  obligé  de  parler  le  langage  du  tailleur  Krist, 
excellente  figure,  type  démagogique  reproduit  avec  une  habileté  magistrale. 
Suivez-le  jusqu'au  bout  dans  cette  lamentable  odyssée,  vous  le  verrez  à  Vienne, 
au  milieu  de  ses  adeptes,  chercher  un  trépas  éclatant  sur  les  barricades  d'oc- 
tobre. Pourquoi  l'auteur  le  fait-il  fusiller  par  les  spldats  du  prince  Windisch- 
Graetz?  11  fallait  que  cet  homme,  dont  la  vanité  a  conduit  toute  la  vie,  rentrât 
obscurément  dans  la  foule  et  subît  la  longue  humiliation  de  son  impuissance. 
Et  maintenant,  si  vous  vous  rappelez  sa  première  enfance,  son  père  entouré 
de  respect,  sa  mère  pieuse,  attentive,  dévouée,  sa  douce  fiancée  Aima  et  toute 
cette  famille  qui  marche  gravement  dans  le  sentier  du  devoir,  ce  n'est  pas  la 
mort  du  malheureux  qui  jettera  le  plus  de  tristesse  sur  cette  impitoyable 
étude,  c'est  l'attitude  du  mourant  et  l'obstination  titanique  de  son  âme.  Les 
Titans  modernes!  dit  l'auteur,  et  l'on  se  demande  pendant  tout  le  cours  de 
l'ouvrage  si  ce  n'est  pas  un  titre  ironique.  Où  sont  les  Titans  en  effet?  Nous 
n'avons  affaire  qu'à  de  vulgaires  vanités  et  à  des  caractères  lâches.  L'auteur 
évite  trop  soigneusement  la  déclamation  pour  donner  à  ses  persoimages  l'al- 
tière  audace  qui  pourrait  diminuer  leurs  misères.  Mais  tout  à  coup,  au  der- 
nier moment,  du  sein  de  cette  nature  vide  et  de  ce  cœur  desséché,  du  fond  de 
ce  néant,  si  je  puis  dire,  s'élève  une  parole  épouvantable  :  «  J'ai  mené  une  vie 
bien  errante,  écrit  Wagner  avant  de  mourir;  j'ai  péché  de  mille  manières,  et 
cependant  je  ne  saurais  éprouver  de  repentir.  S'il  existait  un  Dieu,  je  compa- 
raîtrais devant  lui  sans  trembler.  J'ai  vécu  saintement,  mes  péchés  même 
étaient  purs.  De  toutes  les  forces  de  mon  être  j'ai  poursuivi  la  vérité.  »  Qu'en 
dites- vous?  ce  titanisme  que  nous  cherchions,  il  me  semble  que  le  voilà.  Le 
Titan  moderne  ne  puise  pas  son  audace  dans  le  développement  gigantesque 
de  son  corps  comme  le  Titan  de  la  fable,  mais  dans  la  faiblesse  et  l'indigence 
de  son  âme.  L'idée  du  bien  s'est  éteinte  au  fond  de  sa  conscience;  cette  cri- 
tique meurtrière  qu'il  a  portée  partout  a  fini  par  le  détruire  lui-même,  et 
c'est  parce  qu'il  est  le  néant  qu'il  peut  s'écrier  avec  raison  :  Je  ne  tremble  pas  ! 
Les  Titans  modernes  rappellent  par  bien  des  points  un  vif  et  spirituel  récit 
publié  chez  nous  en  1849  et  qui  méritait  de  ne  pas  passer  inaperçu  :  je  parle 
de  cette  peinture  de  mœurs  politiques  intitulée  Un  Héros.  Tout  est  triste  dans 
ce  livre;  l'indignation  n'y  tient  pas  de  place,  mais  l'observation  y  est  précise, 
inexorable.  L'auteur  n'intervient  pas  dans«son  récit;  il  craint  la  déclamation, 
il  craint  l'emphase.  C'est  assez  pour  lui  de  laisser  parler  les  choses,  et  certes 
elles  crient  assez  d'elles-mêmes.  Bien  qu'il  y  ait  beaucoup  de  talent  dans  les 
deux  ouvrages,  l'invention  y  briUe  peu;  on  voit  clairement  que  l'écrivain  ne 
s'est  pas  proposé  une  œuvre  d'art.  Ne  lui  demandez  pas  autre  chose  qu'une 
enquête  sans  pitié,  ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  une  opération  chirurgicale 
accomplie  d'une  main  sûre.  C'est  peut-être  pour  ce  motif  que  les  deux  roman- 
ciers ont  gardé  l'anonyme  :  s'effaçant  devant  leur  œuvre,  ils  ont  voulu  que 
rien  ne  vînt  s'interposer  entre  la  réaUté  lugubre  et  la  fidèle  copie  qu'ils  en 
donnaient. 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  529 

S'il  y  a  un  procédé  opposé  à  celui-là,  c'est  le  procédé  de  M.  Jérémie  Gott- 
helf.  On  a  déjà  exposé  ici  même  les  vaillantes  luttes  que  le  pasteur  de  Lut- 
zelfluh  a  soutenues  contre  la  démagogie  du  xix"  siècle.  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment des  tableaux  qu'il  retrace;  on  sent  dans  toutes  ses  œuvres  une  invincible 
ardeur  de  prosélytisme.  Il  est  poète  par  le  sentiment  profond  de  l'existence 
rustique,  par  l'incomparable  énergie  des  peintures,  par  l'audace  extraordi- 
naire d'un  réalisme  qu'anoblit  toujours  l'inspiration  morale;  mais,  dans  les 
plus  vives  inventions  du  poète,  il  est  impossible  de  méconnaître  à  chaque 
page  le  pasteur  qui  a  pris  sa  mission  au  sérieux,  un  rude  pasteur  de  l'Ober- 
land  avec  son  bâton  noueux  et  ses  souliers  ferrés,  allant  de  porte  en  porte, 
parlant  à  chacun  son  langage,  sévère  ou  affectueux,  consolant  ou  redoutable, 
toujours  libre,  franc,  populaire  dans  ses  allures,  et  poursuivant  de  tous  côtés 
par  l'ironie  la  plus  joyeuse  ou  la  colère  la  plus  éloqueiite  la  propagande  anti- 
chrétienne, la  propagande  des  communistes  et  des  athées  allemands,  qui 
infeste  les  campagnes.  On  comprend  que  cette  verve  belhqueuse  tienne  l'Alle- 
magne en  émoi,  lorsqu'un  mouvement  si  marqué,  de  Berlin  jusqu'à  Vienne, 
ranime  aujourd'hui  les  sentimens  religieux  et  assure  un  succès  souvent  peu 
mérité  aux  interprètes  de  ce  nouvel  esprit.  L'Allemagne  cherche  et  provoque 
des  écrivains  qui  répondent  aux  besoins  de  son  âme;  elle  les  applaudit 
d'avance  sans  mesurer  l'enthousiasme;  elle  ne  demande  pas  si  M.  de  Redwitz 
est  un  poète  inexpérimenté,  elle  le  salue  comme  un  maître,  et  bon  gré  mal 
gré  elle  fait  de  lui  un  chef  d'école.  Comment  les  puissantes  peintures  de 
Jérémie  Gotthelf,  quoique  sorties  d'un  petit  village  de  la  Suisse,  ne  compte- 
raient-elles pas  au  premier  rang  dans  le  travail  des  lettres  germaniques? 

Le  dernier  roman  que  nous  a  donné  le  digne  pasteur  a  beau  être  consacré 
à  une  matière  toute  spéciale,  il  répond  très  bien  à  ces  préoccupations.  C'est 
une  heureuse  idée  d'avoir  mis  en  présence  l'antique  esprit  des  populations 
Ijatriarcales  de  la  Suisse  et  cet  esprit  nouveau  qui  s'intitule  orgueilleusement 
l'esprit  du  siècle.  V Esprit  du  Siècle  et  l'Esprit  de  Berne,  tel  est  le  titre  du 
livre  dont  je  veux  parler.  M.  Gotthelf  a  personnifié  ces  deux  esprits  d'une 
manière  très  attachante  :  Hunghans  et  Ankenbenz  sont  les  deux  plus  riches 
fermiers  du  village  de  Kuchliwyl;  unis  par  l'amitié  comme  par  le  sang,  enfans 
du  même  sol,  baptisés  avec  la  même  eau,  ils  ont  grandi  ensemble  et  en  s6 
tenant  la  main;  cependant  combien  ils  sont  séparés  aujourd'hui  par  la  direc- 
tion de  leurs  idées  !  Hunghans  est  fier  des  progrès  de  son  temps,  et  il  entend 
par  ce  grand  mot  l'abandon  des  croyances  chrétiennes;  il  rit  du  pasteur,  il 
se  moque  du  dimanche,  et  disserte  en  son  patois  sur  la  mythologie  de  la  Bible. 
Ankenbenz  est  un  esprit  simple  qui  croit  à  la  religion  et  au  devoir;  quand  il 
a  assisté  à  la  prédication  de  la  parole-du  Christ,  il  se  sent  mieux  assuré  dans 
e  droit  chemin,  et  les  prétentieuses  impiétés  d'Hunghans  révoltent  son  âme 
droite.  De  l'opposition  de  ces  deux  caractères,  M.  Gotthelf  a  fait  naître  sans 
effort  les  tableaux  les  plus  intéressans  et  les  leçons  les  plus  vives.  On  peut 
être  sûr  que  la  morale  chez  l'auteur  A'Uli  n'a  jamais  un  aspect  sombre  et 
rechigné;  l'auteur  connaît  trop  bien  ses  paysans  pour  leur  adresser  une  pré- 
dication empreinte  de  méthodisme.  La  morale  luit  dans  ses  tableaux  comme 
un  rayon  de  soleil,  elle  est  joyeuse,  elle  est  la  bienvenue,  elle  ranime  toute 
la  ferme  :  le  toit  s'égaie  et  rit.  Quel  peintre  que  Jérémie  Gotthelf!  Comme  il 
reproduit  avec  précision  les  moindres  scènes  de  la  commune  !  Le  tribunal,  le 


5S0  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

temple,  le  cabaret,  la  place  publique,  c'est  toute  une  série  de  tableaux  flamands 
exécutés  par  un  maître.  La  verve  de  l'auteur  redouble  quand  il  s'agit  de  poli- 
tique; la  politique  !  autrefois  c'était  le  patriotisme,  aujourd'hui  c'est  legoïsme 
€t  la  cupidité.  La  nomination  d'un  membre  du  grand  conseil  est  une  des 
scènes  les  plus  divertissantes  qu'on  puisse  lire.  Les  petites  perfidies  des  me- 
neurs, la  niaiserie  de  ceux  qu'on  dupe,  la  colère  des  ambitieux  déçus,  l'étonné- 
ment  et  la  bouffissure  subite  du  candidat  insignifiant  qu'on  a  choisi  pour 
faire  pièce  au  candidat  qu'on  redoute,  tous  ces  incidens  sont  mis  en  relief 
avec  'a  franche  et  copieuse  gaieté  qui  sied  si  bien  au  romancier  rustique. 
Parfois  le  ton  s'élève,  et  la  comédie  ne  s'interdit  pas  l'invective.  A  ceux  qui 
blâmeraient  l'audace  de  ces  tableaux,  Jérémie  Gotthelf  a  répondu  d'avance 
dans  sa  préface  :  «  Je  ne  suis  pas  un  républicain  de  convention;  je  suis  né 
républicain,  j'ai  été  élevé  dans  la  liberté  républicaine,  dans  cette  liberté  que 
nous  avons  vue  compromise  de  1846  à  18,^0,  sous  le  régime  des  corps  francs. 
La  liberté  !  c'est  trop  peu  de  déclarer  que  je  l'aime,  elle  est  un  besoin  pour 
mon  âme;  j'entends  la  liberté  chrétienne,  non  pas  la  liberté  selon  la  chair, 
mais  la  liberté  dans  le  domaine  de  l'esprit.  —  Il  est  aisé,  dit  saint  Paul  aux 
Galates,  de  connaître  les  œuvres  de  la  chair,  qui  sont  la  fornication,  l'impu- 
reté, l'idolâtrie,  les  inimitiés,  les  meurtres,  les  ivrogneries...  Les  fruits  de 
l'esprit,  au  contraire,  sont  la  charité,  la  joie,  la  paix,  la  patience,  l'humanité, 
la  douceur,  la  foi,  la  continence...  Il  n'y  a  point  de  loi  contre  ceux  qui  vivent 
de  la  sorte.  —  C'est  l'amour  de  cette  liberté  selon  l'esprit  qui  a  fait  de  moi  un 
écrivain.  Oh!  je  saVais  nettement  ce  que  je  voulais.  Je  suis  descendu  dans 
l'arène  pour  la  cause  de  Dieu  et  de  la  patrie;  j'y  suis  descendu  pour  défendre 
la  famille  chrétienne  et  l'avenir  des  enfans.  «  Laissez-le  donc  parler,  ce -cou- 
rageux écrivain,  et  n'oubliez  pas  qu'il  est  presque  seul  à  lutter,  depuis  des 
années,  contre  l'armée  démagogique.  Laissez-le  stigmatiser  dans  ses  ardentes 
satires  l'ineptie  et  la  luxure  de  ces  fonctionnaires  imposés  à  d'honnêtes  com- 
munes par  la  victoire  des  corps  francs.  Pardonnez-lui  l'âpre  rudesse  de  son 
langage,  passez-lui  même  une  certaine  éloquence  qui  sent  l'étable  et  la  char- 
rue, lorsqu'il  poursuit  dans  la  personne  du  fermier  Hunghans,  de  sa  femme 
Gritli,  de  son  fils  Hanz,  les  socialistes  et  les  athées,  les  jeunes  Allemands  et 
les  jeunes  hégéliens,  dont  ces  malheureux  sont  les  victimes.  Je  recommande 
particulièrement  toute  la  fin  de  l'histoire  d'Hunghans,  la  mort  du  fils,  le  dés- 
espoir du  pore,  les  bonnes  paroles  d'Ankenbenz,  qui  ramènent  son  vieil  ami 
dans  le  droit  chemin,  et  le  pathétique  discours  du  pasteur  sur  la  tombe  de  ce 
jeune  homme  que  l'esprit  du  siècle  a  conduit  là  :  —  «  Marie  vint  à  l'endroit 
où  était  Jésus,  et,  s'étant  jetée  à  ses  pieds,  elle  s'écria  :  Seigneur,  si  tu  avais 
été  avec  nous,  mon  frère  ne  serait  pas  mort.  »  Ce  texte  si  bien  approprié  à  la 
situation,  l'orateur  chrétien  le  développe  avec  une  onction  pénétrante,  et  les 
sévères  leçons  qu'il  en  fait  sortir  sont  adoucies  à  la  fin  par  de  fortifiantes 
exhortations  et  des  espérances  immortelles.  Le  paysan,  désabusé  des  influences 
qui  l'ont  perdu,  recommence  dans  le  vieil  esprit,  dans  l'éternel  esprit  du 
christianisme,  une  existence  purifiée. 

Ainsi  reparaît  toujours  cette  même  inspiration  que  nous  avons  signalée  dan? 
les  ouvrages  les  plus  dissemblables,  ainsi  éclate  dans  le  récit  de  Jérémie  Gotthelf 
comme  dans  le  manifeste  de  M.  d'Eichendorff,  dans  les  Chevaliers  de  l'Es- 
prit de  M.  Gutzkow  comme  dans  la  Fie  nouvelle  de  M.  Auerbach  et  dans  les 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  531 

Titans  modernes  de  l'écrivain  anonyme,  cette  pensée  qui  est  manifestement 
la  préoccupation  constante  ^  l'invincible  besoin  des  âmes  :  ensevelir  le  vieil 
homme  et  recommencer  à  vivre.  Ni  les  uns  ni  les  autres  ne  se  sont  concertés 
pour  cela.  M.  (iutzkow  et  M.  Auerbacli  ne  pensent  pas  comme  l'écrivain  ano- 
nyme et  Jérémie  Gottlielf  ;  le  but  que  les  premiers  assignent  à  cette  sorte  de 
renaissance  n'est  pas  celui  que  signalent  lés  deux  autres;  cependant  un  même 
instinct  a  parlé  dans  leurs  écrits  :  libres  penseurs  ou  moralistes  chrétiens, 
ils  sont  ici  les  interprètes  d'un  sentiment  général.  Youdrait-on  ne  voir  là 
qu'une  rencontre  fortuite?  Ce  serait  fermer  les  yeux  à  une  transformation 
évidente.  Ce  travail  était  nécessaire,  et.il  s'accomplit  autour  de  nous  avec 
une  spontanéité  qui  en  révèle  toute  l'énergie.  11  faut  croire  à  ce  mouvement 
des  esprits  signalé  par  tant  de  symptômes,  on  peut  y  mettre  sa  confiance  et 
en  attendre  des  résultats  durables.  La  crise  aura  été  féconde  :  les  lettres  n'en 
profiteront  pas  moins  que  la  morale  publique  et  la  rehgion. 

II. 

Il  y  a  deux  manières  de  mettre  fin  à  une  mauvaise  situation  littéraire  : 
c^est  d'abord,  nous  venons  de  le  voir  par  de  curieux  exemples,  de  l'arracher 
résolument  aux  influences  de  la  veille,  de  faire  comprendre  à  tous  la  néces- 
sité d'un  renouvellement  général;  c'est  aussi  de  ne  plus  en  parler,  et  d'ou- 
vrir, sans  autre  préambule,  la  période  de  paix  et  d'activité  régulière  à  laquelle 
on  aspire. 

L'Allemagne  semble  de  plus  en  plus  disposée,  nous  l'avons  dit,  à  rompre 
avec  la  polémique  pour  revenir  aux  études  sereines  et  se  dévouer  à  la  propa- 
gande du  beau.  Conteurs  charmans  ou  sévères,  peintres  du  passé  ou  de  la  so- 
ciété présente,  on  les  a  vus  paraître  en  foule.  Il  y  a  eu  comme  un  épanouisse- 
ment simultané  dans  les  domaines  de  la  fantaisie.  Je  distingue  surtout  deux 
directions  très  différentes  :  le  roman  historique,  et  le  roman  qui  se  propose 
dans  mille  tableaux  divers  la  peinture  de  notre  xix"  siècle.  Cette  seconde  caté- 
gorie, si  l'on  voulait  être  complet,  offrirait  encore  maintes  subdivisions  inté- 
cessantes.  Ici,  c'est  le  roman  de  salon,  le  roman  de  high  life,  emprunté  aux 
Anglais,  et  jusqu'à  présent  assez  dépaysé  en  Allemagne;  là,  c'est  le  roman  rus- 
tique, si  accrédité  chez  nos  voisins  par  les  succès  de  M.  Auerbach,  de  M.  Léopold 
Kompert,  de  M.  Jérémie  Gotthelf,  et  qui  révèle  une  tendance  heureuse  à  la 
simpUcité.  Le  roman  national  mériterait  une  place  particulière,  car  il  faut 
bien  donner  ce  titre  à  ces  narrations  où  l'auteur  étudie  surtout  les  mœurs 
d'une  population  oubliée  et  nous  en  retrace  la  dramatique  image.  Il  y  a  enfin 
les  romanciers  voyageurs,  et  c'est  là  une  nouveauté  assez  piquante  :  j'appelle 
ainsi  les  spirituels  et  brillans  touristes  qui,  parcourant  les  terres  lointaines, 
nous  ont  donné  en  de  vifs  tableaux  le  résultat  de  leurs  observations.  L'Alle- 
magne en  a  eu  plus  d'un  pendant  ces  dernières  années,  car  cette  littérature 
cosmopolite  tend  toujours  à  reculer  ses  frontières;  maintenant  surtout  que 
l'émigration  allemande,  accrue  sans  cesse  en  des  proportions  terribles,  va 
fonder  au-delà  de  l'Océan  des  villes  et  des  états,  il  est  naturel  que  la  littérature 
suive  le  même  mouvement  d'expansion. 

Le  roman  historique,  abandonné  depuis  quelque  temps  pour  le  roman 
socialiste  ou  le  roman  famiUer,  vient  de  reparaître  avec  un  certain  éclat.  Je 


532  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

citerai  au  premier  ran^  le  nom  de  M.  Frédéric  d'Ueclitriz.  Comme  M.  le  baron 
d'Eichendorff,  dont  nous  avons  salué  le  retour  avec  joie,  M.  d'Uechtriz  avait 
renoncé  depuis  une  quinzaine  d'années  à  la  place  brillante  que  lui  promet- 
taient ses  débuts.  Il  s'était  surtout  sit,nialé  comme  poète  dramatique  dans  les 
dernières  années  de  la  restauration.  On  lui  doit  de  beaux  drames,  Chrysos- 
tome,  Spartacus,  Othon  III,  surtout  Alexandre  et  Darius,  vivement  applaudi 
à  Berlin  en  1828  et  publié  avec  une  préface  de  Tieck.  Par  la  richesse  du  style 
et  la  grandeur  des  conceptions,  M.  d'Uechtriz  apportait  à  l'école  romantique  un 
secours  inattendu,  et,  puisque  cette  école  recrutait  encore  des  soutiens  de  cette 
valeur,  on  pouvait  douter  qu'elle  fût  en  décadence.  Est-ce  le  sabbat  de  lajeM?îe 
Allemagne  et  de  la  jeune  école  hégélienne  qui  inspira  au  poète  le  goût  de  la 
solitude  et  du  silence?  La  vérité  est  que,  depuis  1830,  M.  d'Uechtriz  n'a  guère 
cessé  de  se  tenir  à  l'écart.  Son  dernier  drame,  les  Babyloniens  à  Jérusalem, 
est  de  1836.  Ame  poétique  et  chrétienne,  M.  d'Uechtriz,  on  peut  le  croire,  se 
consolait  des  tristes  spectacles  d'une  littérature  infatuée  en  faisant  revivre 
au  souffle  de  son  imagination  les  époques  évanouies.  Le  roman  qu'il  vient 
de  publier  est  évidemment  le  résultat  d'un  long  travail;  on  y  découvre  à  la 
fois  les  laborieuses  recherches  de  l'érudit  et  les  lentes  méditations  du  pen- 
seur. Albert  Holm  est  une  large  peinture  de  la  chrétienté  au  xvi"  siècle.  Y 
avait-il  un  sujet  plus  beau  pour  une  inteUigence  qu'attristait  la  sophistique 
de  nos  jours?  Là,  point  de  railleries  superficielles,  point  de  prétentieuses 
impertinences;  les  croyances  étaient  mâles  et  les  passions  profondes.  C'est 
au  sein  même  du  christianisme  que  se  débattait  la  lutte.  L'église  était 
déchirée  et  son  cœur  saignait,  mais  le  christianisme  recouvrait  tout;  amis 
et  ennemis  y  étaient  attachés  du  fond  de  leurs  entrailles.  Le  vif  sentiment 
de  ces  fortes  passions  religieuses,  voilà  l'inspiration  de  l'auteur;  tous  les 
mérites  et  tous  les  défauts  de  son  œuvre  proviennent  de  cette  source.  Ces 
défauts  sont  nombreux.  N'en  est-ce  pas  un,  et  très  déplaisant,  que  de  faire 
intervenir  sans  cesse  des  disputes  de  théologie  au  milieu  des  chastes  amours 
dont  le  romancier  est  l'historien?  Albert  Holm  est  un  de  ces  hommes  de 
guerre  qui  louaient  leurs  services  aux  princes  et  aux  cités.  Jeune,  beau, 
vaillant,  il  est  dévoué  aux  doctrines  de  Luther,  et,  lorsqu'il  devient  amou- 
reux d'Agnès  Breitinger,  la  fille  du  bourguemestre  de  Francfort,  il  cherche 
à  la  convertir  à  sa  foi  avec  l'érudition  d'un  docteur  qui  a  lu  et  médité  tous 
les  textes.  Un  conteur  qui  cite  Bellarmin,  Luther  et  les  conciles,  un  roman- 
cier qui  est  obligé  de  mettre  des  notes  au  bas  des  pages  et  de  vous  arrêter 
au  milieu  d'une  scène  émouvante  par  la  production  de  quelque  pièce  latine 
extraite  d'un  in-folio,  ce  romancier-là,  il  faut  l'avouer,  prend  trop  au  sérieux 
la  tâche  morale  qu'il  veut  remplir.  Rien  de  plus  beau  que  ces  convictions 
ardentes;  il  convient  toutefois  de  les  dissimuler  plus  adroitement,  si  l'on 
veut  qu'elles  communiquent  une  vertu  féconde  au  récit.  Un  lecteur  de  contes 
peut  s'approprier  à  bon  droit  le  mot  de  Nicole  :  «  Je  n'aime  pas  à  être 
régenté  si  fièrement.  »  Ce  défaut,  trop  souvent  renouvelé  dans  les  quatre 
volumes  de  M.  d'Uechtriz,  n'efface  pas  cependant  les  rares  mérites  de  cette 
composition.  Les  deux  premiers  volumes  sont  une  peinture  de  l'Allemagne, 
les  deux  derniers  un  brillant  tableau  de  l'ItaUe.  Ici,  la  ville  de  Francfort, 
l'Autriche,  la  guerre  avec  les  Turcs;  là,  les  splendeurs  de  Naples,  l'expédition 
de  Charles-Quint  à  Alger,  le  Vatican  et  le  conseil  des  cardinaux  sous  la  pré- 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    L  ALLEMAGNE.  533 

sidence  du  pape  Paul  111.  A  travers  ces  tableaux  si  différens,  l'auteur  pour- 
suit une  idée  bien  digne  de  son  àme  affectueuse  et  de  sa  rare  intelligence  :  il 
cherche  le  point  où  la  conciliation  est  possible  entre  le  catholicisme  et  la 
religion  de  Luther.  Le  héros  du  roman,  Albert  Holm,  aime  tour  à  tour  deux 
femmes  qui  ne  se  ressemblent  pas,  la  douce  et  naïve  Agnès  de  Francfort,  et 
la  fière  Napolitaine  Lucrezia,  comtesse  de  Monte-Felice.  Toutes  les  deux  sont 
catholiques,  et  fournissent  à  l'auteur  une  piquante  occasion  de  déployer  ses 
théories. 

Albert  Holm  fait  le  plus  sérieux  honneur  à  cette  renaissance  littéraire  dont 
nous  signalons  les  symptômes.  Cette  belle  œuvre  nous  offre  autre  chose  qu'une 
intéressante  peinture  de  l'ItaUe  et  de  l'Allemagne  au  xvr  siècle;  on  y  voit  se 
déployer  avec  une  cordiaUté  sincère  le  christianisme  de  l'écrivain.  Bien  des 
esprits  élevés,  en  Allemagne,  appellent  de  tous  leurs  vœux  le  réveil  de  la 
pensé^ chrétienne.  Ce  désir  de  réunion  qui  préoccupa  les  grandes  âmes  de 
Bossuet  et  de  Leibnitz  semble  se  ranimer  de  nouveau.  On  ne  discute  plus, 
comme  au  xvii*  siècle,  les  bases  d'une  négociation  théologique;  mais,  dans  le 
désarroi  général,  on  s'attache  des  deux  côtés  à  se  prêter  assistance.  On  est 
moins  frappé  des  dissentimens,  on  l'est  davantage  de  tout  ce  qui  peut  rappro- 
cher les  deux  cultes.  Les  protestans  que  l'esprit  chrétien  anime  saluent  cet 
esprit  chrétien  partout  où  ils  en  rencontrent  la  trace,  sans  se  sou(;ier  des 
vieilles  rancunes  et  des  préjugés  séculaires.  Les  catholiques  de  Vienne  et  de 
Munich,  des  esprits  originaux  et  hardis  comme  Dœllinger  et  Gunther,  recon- 
naissent que,  sans  le  développement  si  hardi  de  la  théologie  protestante,  la 
théologie  catholique  de  l'Allemagne  serait  sans  doute  aussi  stérile  et  aussi 
pauvre  qu'en  d'autres  contrées  de  l'Europe.  Il  se  forme,  en  un  mot,  une  sorte 
de  terrain  commun,  et  il  n'est  pas  impossible  que  l'AUemagne,  après  avoir 
fait  une  brèche  si  profonde  a  l'éghse  du  xvi^  siècle,  ne  reconstruise  un  Jour 
sur  ce  terrain  la  basilique  chrétienne.  Une  preuve  que  ces  idées  se  répandent, 
c'est  que  les  voilà  déjà  hors  de  l'enceinte  des  écoles.  M.  d'Uechtriz  s'en  est 
manifestement  inspiré  :  ses  protestans  n'ont  pas  de  passions  altières,  ses  ca- 
tholiques n'ont  pas  de  préjugés  haineux.  Conduit  par  la  généreuse  pensée  qui 
le  possède,  l'auteur  est  naïvement  infidèle  à  l'histoire;  Lanouene  reconnaî- 
trait pas  Albert  Holm  pour  un  soldat  de  sa  confession,  et  Mon tluc  n'aurait 
pas  envie  de  le  pendre  au  premier  chêne  de  la  route.  Les  violences  du  xvr  siè- 
cle ont  disparu  de  ce  tableau;  c'est  une  sereine  et  bienfaisante  peinture.  L'au- 
teur, protestant  pieux  et  zélé,  ne  craint  pas  de  signaler  résolument  certaines 
influences  mauvaises  de  cette  religion  qu'il  aime.  Qu'il  continue  donc  ces 
belles  études,  qu'il  les  continue  dans  le  même  esprit  d'apostolat  chrétien.  II 
s'était  préparé  une  place  brillante  comme  poète  dramatique  :  le  roman,  s'il  y 
apporte  toujours  une  inspiration  aussi  élevée,  lui  réserve  plus  d'un  triomphe. 
Son  style  s'affermira  peu  à  peu;  son  imagination  deviendra  plus  dramatique 
et  plus  vive  sans  renoncer  aux  consciencieuses  recherches.  L'érudition  histo- 
rique et  la  pensée  religieuse  se  combineront  plus  habilement  avec  la  vérité 
poétique,  et  l'auteur  d'^/6er^  Holm  reprendra  le  rang  que  les  amis  des  lettres 
sérieuses  regrettaient  de  lui  voir  abandonner  si  tôt. 

Ce  ne  sont  pas  de  religieuses  préoccupations,  ce  n'est  pas  le  souci  d'une 
prédication  morale  qui  se  manifeste  dans  l'énergique  roman  dont  je  vais 
parler.  L'auteur  anonyme  de  Carrara  est  un  débutant  plein  de  vigueur,  et  il 


534  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

n'a  pas  d'autre  but  que  de  nous  donner  un  fidèle  tableau  du  moyen  âge  italien.  ■ 
La  lutte  de  la  république  de  Venise  et  de  la  république  de  Padoue,  voilà  le 
sujet  de  son  récit.  L'auteur  a  étudié  avec  soin  les  destinées  particulières  de  ces 
petits  états;  il  sait  à  merveille  leurs  vicissitudes,  leurs  révolutions  intérieures, 
les  rapports  de  la  bourgeoisie  et  de  la  noblesse,  les  rivalités  sanglantes  de 
ville  à  ville  et  de  famille  à  famille.  Dans  cette  histoire  confuse  et  pleine  de 
péripéties  horribles,  il  a  choisi  un  tragique  épisode,  la  catastrophe  de  Carrara 
au  commencement  du  xy"  siècle.  Les  Carrara,  famille  noble  de  Padoue,  avaient 
repris  peu  à  peu,  après  les  agitations  démocratiques  des  xni"  et  xiV  siècles, 
l'ascendant  de  leur  antique  maison.  C'était  le  temps  où  les  républiques  fai- 
saient place,  dans  l'Italie  entière,  à  une  foule  de  petites  principautés.  Les  Car- 
rara étaient  sur  le  point  de  devenir  les  maîtres  de  Padoue.  Capitaine  de 
Padoue,  soumis  encore  au  podestat  et  au  conseil  de  la  cité,  Francesco  Carrara 
devenait  le  seul  personnage  important  de  l'état  chaque  fois  que  la  guerœ  écla- 
tait. Aussi  Faudacieux  capitaine  ne  se  faisait-il  pas  faute  de  susciter  sans  cesse 
de  nouveaux  ennemis  à  la  république.  Venise,  d'un  autre  côté,  ne  voyait  pas 
sans  appréhension  une  famille  riche  et  puissante  s'emparer  de  l'autorité  dans 
une  ville  si  voisine.  Cette  guerre  que  désirait  Carrara,  Venise  la  prit  au 
sérieux,  et  elle  jura  d'anéantir  cette  fortune  qui  grandissait  trop  près  du  lion 
de  Saint-Marc.  Les  ruses  et  les  injustices  de  Carrara  furent  donc  châtiées,  non 
par  le  peuple  padouan,  dont  il  avait  confisqué  les  franchises,  mais  par  la 
jalousie  implacable  de  l'ohgarchie  vénitienne.  Au  milieu  de  ces  ambitions  aux 
prises,  il  n'y  a  guère  place  pour  un  intérêt  élevé.  L'auteur  s'est  appliqué  sur- 
tout à  être  vrai;  il  a  reproduit  toute  une  partie  de  l'existence  du  moyen  âge 
avec  une  vigueur  digne  de  ces  temps  farouches.  Si  l'on  s'intéresse  aux  Car- 
rara vers  la  fin  du  récit,  c'est  que  la  cruauté  de  Venise  a  passé  toutes  les 
bornes.  Francesco  Carrara  et  ses  enfans  deviennent  des  personnages  tragiques 
lorsqu'ils  représentent,  en  face  du  conseil  des  Dix,  la  chevaleresque  audace  de 
la  vieille  Italie.  Le  bourreau  qui  les  décapite,  le  sbire  qui  les  égorge,  semble 
porter  la  main  sur  toute  une  race;  on  dirait  l'astuce  moderne  exterminant 
les  hommes  d'une  période  héroïque.  Et  puis,  si  les  mœurs  étaient  violentes, 
si  les  institutions  étaient  barbares,  les  hommes  valaient  mieux  souvent  que 
les  institutions.  La  suave  douceur  de  certaines  figures  du  moyen  âge,  la  grâce 
incomparable  des  arts  et  des  productions  mystiques  de  ces  vieux  siècles,  ne 
tiennent-elles  pas  précisément  à  ce  contraste?  Plus  la  société  était  mauvaise, 
plus  on  se  réfugiait  avec  bonheur  dans  les  domaines  de  l'idéal.  Il  y  a  de  ces 
rayons  de  soleil  dans  le  drame  dont  Carrara  est  le  héros.  Terzo  Carrara  et  son 
frère  Guglielmo,  l'un  vaillant  et  chevaleresque,  l'autre  mélancolique  et  doux, 
sont  deux  créations  charmantes.  La  femme  de  Terzo,  M  adonna  Aida,  est  aussi 
dessinée  avec  une  rare  délicatesse.  Si  l'auteur,  dans  la  peinture  des  crimes 
politiques  du  xV  siècle,  s'est  trop  souvent  abandonné  à  son  imagination 
impétueuse,  il  a  racheté  ici  bien  des  fautes.  Somme  toute,  ce  roman  est  une 
étude  brillante  et  forte  qui  méritait  d'être  signalée. 

Où  sera  cependant  le  Walter  Scott  de  l'Allemagne?  Puisque  le  roman,  à  en 
croire  M.  le  baron  d'Eichendorf,  est  la  partie  la  plus  expressive  des  lettres  alle- 
mandes, il  y  a  lieu  de  s'étonner  qu'un  genre  cultivé  avec  tant  de  prédilection 
n'ait  encore  produit  que  des  ébauches.  Les  premiers  écrivains  de  ce  pays  s'y 
sont  presque  tous  essayés;  ils  ont  donné  sans  doute  des  peintures  intéres- 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  535. 

saates,  des  témoignages  précieux  de  l'esprit  dé  leur  époque  :  ils  n'ont  pas  pro- 
duit une  seule  œuvre  qui  eût  une  valeur  définitive  et  pût  être  acceptée  par 
l'Europe.  Jean  Paul,  avec  son  éblouissant  génie,  n'est  accessible  qu'aux  ini- 
tiés; Tieck  est  trop  subtil,  Zschokke  trop  prosaïque,  Achim  d'Arnim  trop 
mystérieux,  Clément  de  Brentauo  trop  enfantin,  Iramermann  trop  spéciale- 
ment germanique  dans  l'admirable  récit  de  Miinchausen.  Heureusement 
Goethe  a  écrit  fVerther;  mais  c'était  là  une  œuvre  de  jeunesse  qu'il  devait 
dédaigner  plus  tard,  et  dans  les  récits  plus  étudiés  de  son  âge  mûr,  malgré 
les  trésors  qu'il  y  a  semés,  pourrait-on  citer  un  seul  roman  européen?  Cette 
gloire,  que  l'Espagne  peut  revendiquer  au  commencement  du  xvu"  siècle, 
semble  réservée  dans  les  temps  plus  modernes  à  l'Angleterre  et  à  la  France. 
Pour  le  roman  historique  particulièrement,  ce  n'est  pas  le  zèle  qui  a  fait 
défaut.  L'esprit  allemand  a  le  goût  des  recherches;  il  aime  ces  détails  intimes 
qui  nous  introduisent  dans  la  vie  d'une  époque;  il  a  un  sentiment  très  vif  de 
ces  vieilles  chroniques  familières  où  l'auteur  d'Ivanhoe  a  puisé  tant  d'inspira- 
tions immortelles.  D'où  vient  que  des  écrivains  si  heureusement  préparés 
n'aient  pas  mieux  réussi?  Ne  serait-ce  pas  que  l'ardeur  même  des  investiga- 
tions a  nui  chez  eux  à  la  faculté  poétique?  J'en  faisais  tout  à  l'heure  la  re- 
marque à  propos  de  l'auteur  û! Albert  Holm;  la  scrupuleuse  exactitude  avec  la- 
quelle il  reproduit,  je  ne  dis  pas  les  mœurs,  mais  les  controverses  théologiques 
du  xvi**  siècle,  offusque  trop  souvent  les  bonnes  parties  de  son  tableau.  L'au- 
teur de  Carrara  pèche  aussi  par  l'emploi  exagéré  de  la  science.  N'en  faut-il 
pas  dire  autant  du  fVUliam  Shakspeare  de  M.  Henri  Kœnig,  récit  bien  fait, 
bien  étudié,  mais  plus  semblable  à  une  biographie  qu'à  une  œuvre  d'art?  Il 
en  est  enfin  chez  qui  l'érudition  seule  a  quelque  prix.  Ce  sont  des  historiens 
littéraires,  ce  sont  des  esprits  lumineux  et  sagaces;  ils  étudient  une  époque, 
ils  la  savent,  ils  la  possèdent  :  pourquoi  n'écriraient-ils  pas  un  mémoire?  Ce 
serait  un  travail  plein  de  faits  et  de  points  de  vue  nouveaux.  Non;  ils  compo- 
sent un  roman,  et  tous  les  résultats  de  leurs  investigations  sont  noyés  dans 
une  fable  languissante.  Leur  invention  est  froide,  ils  le  sentent  bien;  alors, 
pour  suppléer  à  ce  qui  leur  manque,  pour  donner  le  change  aux  lecteurs  et 
se  faire  illusion  à  eux-mêmes,  ils  accumulent  les  événemens,  ils  multiplient 
les  personnages.  Cette  longue  et  traînante  histoire  devient  inextricable.  Bien 
habile  qui  pourrait  débrouiller  ce  docte  imbroglio  ! 

Je  faisais  ces  réflexions  en  lisant,  avec  toute  l'attention  que  commande  le 
nom  de  l'auteur,  un  roman  de  M.  Wolfgang  Menzel  :  Furore,  histoire  d'un 
moine  et  d'une  nonne  pendant  la  guerre  de  trente  ans.  Esprit  incisif,  écri- 
vain élégant,  M.  Menzel  avait  jusqu'ici  brillé  dans  la  critique.  Si  ses  appré- 
ciations des  auteurs  contemporains  étaient  trop  souvent  passionnées,  si  ses 
invectives  contre  Goethe  attestaient  un  patriotisme  étroit,  si  sa  haine  contre 
la  France  l'avait  exposé  aux  rudes  colères  de  Louis  Boerne,  il  était  incontes- 
table cependant  que  le  talent  et  l'honnêteté  de  sa  parole  lui  assuraient  une 
certaine  autorité.  M.  Menzel  s'est  dit  tout  à  coup  :  Et  moi  aussi,  je  suis  peintre! 
et  il-  a  prouvé  seulement  qu'il  avait  fait  sur  l'Allemagne  du  temps  de  Wal- 
lenstein  et  de  Gustave- Adolphe  des  études  très  profondes.  Je  voudrais  voir 
résumés  dans  un  livre  sans  prétention  tous  les  faits  curieux,  tous  les  traits 
de  mœurs,  tous  les  détails  dramatiques  et  bizarres  que  M.  Menzel  a  recueillis 
dans  ses  lectures.  Les  notes  de  son  travail,  s'il  voulait  nous  les  donner,  vau- 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(Iraient  mieux  que  le  roman  lui-même.  Un  riche  gentilhomme  de  Salerne  a 
deux  fils,  Caraillo  et  Morio.  Morio  est  mis  au  couvent,  et  Camille  va  épouser 
là  belle  Antonia,  une  jeune  fille  allemande  dont  le  père  habite  ces  contrées. 
Morio  s'échappe  de  sa  cellule,  devient  pirate,  enlève  la  fiancée  de  son  frère, 
et  la  transporte  dans  un  château  bâti  sur  un  rocher  au  bord  de  la  mer.  C'est 
ce  château  qui  se  nomme  Furore  et  qui  donne  son  nom  au  récit.  Antonia 
devient  mère  de  deux  jumeaux,  un  fils  et  une  fille.  Morio,  qui  ne  veut  pas 
s'embarrasser  des  soins  d'une  famille,  fait  porter  les  enfans  dans  la  résidence 
des  parens  d'Antonia;  puis  il  court  à  de  nouvelles  aventures,  abandonnant 
sa  victime,  qui  meurt  de  faim.  Les  deux  enfans  grandissent,  et  tous  deux  sont 
destinés  à  la  vie  religieuse  :  Florestin  sera  moine,  Rosalie  entrera  au  couvent. 
L'histoire  de  Florestin  et  de  Rosalie  nous  fait  parcourir  toute  l'Allemagne  du 
xvii"  siècle,  et  c'est  là,  je  le  répète,  que  M.  Menzel  a  déployé  une  science  qui, 
mieux  conduite,  mieux  employée  et  débarrassée  de  tout  ce  fatras  mélodra- 
matique, eût  fait  certainement  honneur  à  l'écrivain. 
-  Il  y  a  aussi  bien  du  mélodrame,  et  vraiment  je  le  regrette,  dans  une  cu- 
rieuse nouvelle  historique  de  M.  Léopold  Schefer,  la  Sibylle  de  Mantoue. 
Heureusement  les  défauts  de  l'auteur  sont  rachetés  en  maint  endroit  par  un 
sentiment  généreux  de  la  dignité  humaine.  La  philosophie  de  M.  Léopold 
Schefer  est  un  panthéisme  très  blâmable  à  coup  sûr  au  point  de  vue  dogma- 
tique, mais  purifié  chez  lui  par  la  direction  morale  qu'il  donne  à  sa  pensée. 
L'humanité  est  divine  aux  yeux  de  M.  Schefer,  il  la  révère,  il  la  glorifie,  il  a 
pour  elle  un  culte,  et  ce  culte  remplit  l'âme  du  poète  d'une  affectueuse  piété. 
On  voit  ordinairement  deux  sortes  de  panthéisme  :  le  panthéisme  grossier 
lies  esprits  plongés  dans  la  matière,  et  le  panthéisme  subtil  des  songe-creux; 
celui  de  M.  Schefer  est  d'une  nature  à  part  :  c'est  un  panthéisme  religieux, 
fervent,  ascétique,  j'oserais  presque  dire  un  panthéisme  monacal.  M.  Schefer 
a  écrit  un  poème  qu'il  a  intitulé  :  Le  bréviaire  des  laïques.  C'est  en  effet  un 
recueil  d'hymnes  et  de  prières,  un  manuel  de  dévotion  à  l'usage  des  rares 
adeptes  qui  ont  fait  du  panthéisme  une  religion  austère.  Quelles  que  soient 
les  erreurs  daM.  Schefer,  cette  pieuse  candeur  de  son  intelligence  lui  assigne 
une  place  exceptionnelle;  il  est  impossible  de  confondre  un  tel  homme  avec 
les  docteurs  de  la  jeune  école  hégélienne.  11  y  a  une  dizaine  d'années,  l'auteur 
du  Bréviaire  des  laïques  avait  aussi  confié  au  roman  historique  l'expression 
de  ses  ardentes  rêveries  :  sa  Divine  Comédie  à  Rome  retrace  d'une  manière 
émouvante  la  tragique  fin  de  Giordano  Bruno.  On  retrouvait  dans  son  récit 
les  religieuses  extases  de  ses  strophes;  on  les.  retrouve  encore  dans  la  Sibylle 
de  Mantoue.  La  scène  se  passe  au  xn"  siècle,  au  plus  fort  des  luttes  de  la  pa- 
pauté .et  de  l'empire.  La  sibylle  est  une  jeune  fille  de  Mantoue  qui  chante, 
qui  fait  des  vers,  qui  prophétise.  L'esprit  invisible  qui  l'inspire,  c'est  Vir- 
gile, ce  Virgile  dont  l'imagination  populaire  avait  déjà  fait  un  mystique  né- 
cromant,  et  que  Dante  allait  bientôt  appeler  son  seigneur.  Avant  que  Dante 
ait  pris  pour  guide  le  chantre  sublime  de  Polhon,  la  sibylle  de  Mantoue  l'in- 
voque magnifiquement  en  son  religieux  délire.  Virgile  a  recueilli  le  souffle 
de  la  prophétesse  de  Cumes,  et  il  semble  qu'elle  le  transmette  à  cette  belle 
exaltée  du  moyen  âge  :  Deus,  ecce  Deus  !  Cette  transmission  mystérieuse, 
qui  répond  si  bien  aux  idées  de  M.  Schefer,  lui  inspire  vraiment  des  beautés 
originales.  Pourquoi  faut-il  qu'une  fable  bizarrement  compliquée  détruise 


MOUVEMENT    LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  537 

l'effet  de  cette  poétique  intention?  Pourquoi  la  sibylle  de  Mantoue  est-elle 
jetée  au  milieu  d'événemens  atroces?  M.  Léopold  Schefer  était  peu  préparé  à 
cette  difticile  tâche  du  roman  historique.  Ni  la  ferveur  chrétienne  de  M.  d'Uecli- 
triz,  ni  le  dramatique  réalisme  de  l'auteur  de  Car r ara,  m  l'érudition  ingé- 
nieuse de  M.  Menzel,  n'ont  pu  se  déployer  dans  une  belle  œuvre  où  l'inven- 
tion et  l'histoire  fussent  savamment  combinées;  les  mystiques  éblouissemens 
d'un  panthéiste  convenaient  moins  encore  à  un  tel  cadre.  Les  œuvres  que  j'a;i 
citées  ont  chacune  leur  prix,  celles-ci  par  l'intérêt  philosophique  et  moral, 
celles-là  par  le  talent  et  la  science;  il  n'en  est  pas  une  qui  réponde  à  toutes 
les  conditions  du  genre,  et  l'Allemagne  attend  toujours  son  Walter  Scott. 

Le  roman  de  high  life  n'a  guère  été  plus  heureux  jusqu'ici.  L'Allemagne 
ne  connaît  pas,  comme  l'Angleterre,  ces  hautes  existences  aristocratiques,  ce 
sentiment  altier  du  moi  et  ce  mouvement  de  la  vie  publique  qui  agrandit  le 
théâtre  des  drames  intimes.  Si  les  salons  de  Berlin  et  de  Vienne  ont  eu  aussi 
leurs  peintres  dans  ces  dernières  années,  c'étaient  des  peintres  prétentieux, 
c'étaient  des  imaginations  maniérées,  et  encore  les  écrivains  dont  je  parle 
avaient-ils  cru  nécessaire,  pour  faire  accepter  leurs  tableaux,  d'y  introduire 
je  ne  sais  quel  mélange  de  songeries  humanitaires.  M'""  la  comtesse  Hahn- 
Hahn  a  eu  pendant  une  dizaine  d'années  un  succès  assez  bruyant;  ses  gen- 
tilshommes avaient  pourtant  je  ne  sais  quoi  de  suspect,  et  ses  marquises 
étaient  manifestement  les  cousines  de  Lélia.  M.  de  Sternberg  ne  visait  pas  aii 
socialisme,  mais  quelle  fatuité  déplorable  che2  ces  héros  de  la  vie  élégante! 
Aujourd'hui  M.  de  Sternberg  se  tait;  ses  meilleurs  récits,  Galathée,  Sainf-Syl- 
van,  Psyché,  ont  épuisé  sa  verve,  et  ce  conteur  si  fêté,  dans  lequel  le  monde  des 
salons  avait  cru  un  instant  se  reconnaître,  n'est  pas  de  ceux  qui  savent  chan- 
ger de  mamère  et  se  renouveler  avec  force.  M'"*  la  comtesse  Hahn-Hahn  a 
renoncé  aux  aventures  mondaines.  Récemment  convertie  au  catholicisme, 
elle  vient  d'annoncer  elle-même  cet  événement  en  d'étranges  manifestes. 
L'étincelante  virtuose  n'a  pas  brisé  sa  plume,  elle  commence  seulement  une 
carrière  nouvelle,  une  carrière  de  prédication  et  de  pénitence  publique  où 
elle  apporte,  hélas!  dès  le  début,  ce  qu'il  y  a  de  plus  contraire  aux  sentimeiis 
qu'elle  proclame.  Il  y  aura  lieu  peut-être  d'apprécier  cette  seconde  phase  de  s<i 
vie.  Quant  au  tableau  des  classes  supérieures,  quant  à  la  peinture  fine  et  vraie 
des  relations  humaines,  quant  à  ce  roman  qui  peut  devenir,  entre  des  mains 
habiles,  une  des  formes  les  plus  ingénieuses  de  l'enseignemeût  moral,  ce 
n'est  ni  de  la  comtesse  Hahn-Hahn  ni  du  baron  de  Sternberg  qu'il  faut  l'at- 
tendre; il  est  évident  que  leur  règne  est  passé. ^ La  première  condition  du 
genre,  et  ni  l'un  ni  l'autre  ne  la  possédait,  c'est  l'observation  pénétrante  et 
profonde.  Les  touchans  récits  qu'on  a  lus  ici  même.  Résignation,  le  Médecin 
du  village.,  une  Histoire  hollandaise,  sont  des  modèles  qu'on  peut  consulter 
avec  fruit.  L'Angleterre  aussi  est  riche  en  tableaux  de  ce  genre.  Or  j'ai  cru 
découvrir  une  œuvre  de  cette  famille  chez  un  écrivain  qui,  appartenant  déjà 
à  l'Angleterre  et  à  la  France,  vient  de  prouver  qu'il  maniait  la  langue  de 
Goethe  avec  une  élégante  souplesse  :  je  parle  de  Falkenbtirg  de  M'""  Blaze  de 
Bury.  C'est  vraiment  une  belle  et  touchante  histoire.  L'aristocratie  allemande 
"et  l'aristocratie  anglaise  y  sont  habilement  décrites  dans  les  ressemblances  et 
les  contrastes.  Waldemar  de  Falkenburg  est  le  dernier  descendant  de  l'une 

TOME   I.  '  3S 


$38  REVtlE    DES   DEUX   MONDES. 

des  plus  grandes  familles  de  la  Souabe;  ses  pères  ont  suivi  les  Hohenstaufen 
dans  leurs  expéditions  lointaines;  le  château  de  cette  forte  race  était  le  siège 
d'une  puissance  redoutée,  et  maintenant  il  ne  reste  de  tant  de  richesse  et  de 
gloire  qu'un  bâtiment  en  ruines,  rnie  tour  habitée  par  les  orfraies,  des  salons 
dégradés  par  la  pluie  et  la  neige,  un  mélange  de  luxe  flétri  et  d'effrayante 
jnisère.  11  y  a  une  vraie  poésie  dans  la  description  de  ce  manoir  lugubre  et  de 
ses  rudes  habitans;  mais  ce  n'est  là  que  le  fond  du  tableau,  le  cadre  d'une  his- 
toire pleine  d'émotion  et  de  larmes.  L'amour,  le  sacrifice,  les  plus  nobles  dou- 
leurs humblement  supportées,  voilà  ce  que  nous  montre  ce  pathétique  récit. 
Hélène  Marlowe  est  une  création  qui  fait  honneur  au  romancier.  Placée  avec 
art  au  milieu  des  futilités  du  monde,  cette  héroïque  fille  inspire  des  réflexions 
bienfaisantes  :  sait-on  combien  il  y  a  de  ces  courageux  sacrifices  sous  les  de- 
hors d'une  vie  insouciante  et  légère!  combien  de  vertus  sublimes  sur  le  théâtre 
de  la  frivolité!  Le  monde  aussi  a  ses  légendes;  l'écrivain  qui  les  recueille  pieu- 
sement atteint  un  but  élevé,  car  il  a  vérifié  ces  belles  paroles  d'Uhland  :  La 
vie  est  triste,  la  poésie  est  sereine. 

Je  n'omettrai  pas  ici  un  romancier  qui  s'est  révélé  depuis  peu,  et  dont  les 
qualités  essentielles  sont  la  finesse  et  l'élégance  unies  à  un  très  vif  sentiment 
littéraire.  M.  Max  Waldau  a  publié  un  roman  intitulé  D'après  Nature,  qui 
me  semble  une  étude  fort  distinguée  de  la  société  allemande.  Si  la  trame  du 
récit  n'a  rien  de  très  vigoureux,  les  peintures  sont  gracieuses,  les  détails  spi- 
rituels, les  conversations  pleines  de  souplesse  et  de  brio.  A  vrai  dire^  ce  sont 
des  entretiens  plutôt  qu'une  action  émouvante.  M.  Max  Waldau  est  surtout 
un  prosateur;  il  aime  l'art;  il  voudrait  que  la  langue  fût  l'objet  d'une  atten- 
tion scrupuleuse.  Je  crois  apercevoir  chez  lui  quelque  chose  de  cette  science 
de  la  forme  qui  fit,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  le  succès  des  Reisehilder  d'Henri 
Heine.  C'est  aussi  à  l'auteur  des  Reisehilder  qu'est  dédié  ce  livre.  M.  Waldau 
nous  y  conduit  très  agréablement  du  Tyrol  dans  la  Silésie,  de  la  Silésie  dans 
le  duché  de  Bade,  et  il  semble  vraiment  plus  occupé  du  cadre  que  de  la  pein- 
ture. Attendons  qu'il  ait  mieux  concentré  ses  forces  et  donné  de  lui-même  un 
plus  vigoureux  témoignage.  Je  lui  adresserai  un  seul  conseil  :  qu'U  se  défie 
du  dilettantisme.  S'il  sait  éviter  cet  écueil  de  son  talent,  il  peut  exercer  une 
action  utile  sur  cette  littérature  qui  se  réveille. 

La  plus  fertile  veine  de  la  littérature  allemande,  ce  sont  décidément  les 
récits  de  la  vie  rustique.  Le  succès  de  M.  Berthold  Auerbach  a  suscité  toute 
une  école.  Je  ne  dirai  pas  qu'on  a  imité  le  peintre  de  la  Forèt-Noire;  il  suffi- 
sait que  l'exemple  fût  donné  pour  que  chaque  contrée  de  l'Allemagne  voulût 
avoir  son  romancier  populaire.  L'Allemagne  est  riche  en  traditions  locales; 
ces  traditions  sont  devenues  une  mine  féconde  où  des  mains  plus  ou  moins 
habiles  ont  largement  puisé.  11  y  a  quelques  années,  on  publiait  des  travaux 
historiques  sur  les  duchés,  sur  les  provinces  ;'  on  eu  recueillait  les  chansons 
nationales;  aujourd'hui  on  raconte  des  histoires  villageoises.  On  ne  saurait 
prélend/e  assurément  que  les  chefs-d'œuvre  soient  nombreux  ;  les  écrivains 
dont  je  parle  n'ont  pas  encore  fait  oublier  le  premier  volume  de  M.  lierthold 
Auerbach,  ils  égaleront  difficilement  les  belles  études  de  M.  Léopold  Kompert 
sur  les  populations  juives  de  l'Autriche,  et  quant  aux  peintures  de  M,  Jéré- 
inie  Gotthelf,  elles  garderont  toujours  une  place  à  part,  grâce  au  prosély- 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    l' ALLEMAGNE.  539 

tisme  ardent  qui  eu  est  l'âme.  11  y  aurait  pourtant  de  l'injustice  à  mécon- 
naître le  talent,  ou  du  moins  les  inspirations  aimables  qui  se  révèlent  chaque 
pur  dans  cette  école.  A  la  tète  du  groupe  que  je  signale  ici,  il  faut  placer  un 
écrivain,  sans  art  il  est  vrai,  sans  invention,  mais  dont  les  œuvres  sont  bien 
remarquables  par  l'abondance  et  la  fidélité  des  documens.  M.  Joseph  Rank, 
déjà  connu  par  d'intéressans  tableaux  de  la  Bohême,  a  publié  l'an  dernier 
trois  volumes  très  curieux,  consacrés  au  même  sujet  :  Scènes  du  Boehmer- 
wald.  Ce  ne  sont  pas  des  romans,  ce  ne  sont  pas  des  nouvelles,  ce  sont  des 
études  nationales.  Figurez-vous  le  carton  d'un  artiste  au  retour  d'une  excur- 
sion pittoresque  :  tableaux  de  genre,  détails  de  mœurs  notés  d'après  nature, 
entretiens  populaires,  fêtes  de  village,  tout  cela  est  soigneusement  recueilli 
par  l'auteur.  S'il  raconte,  son  récit  n'est  qu'un  prétexte,  et  on  ne  lui  saurait 
pas  mauvais  gré  lors  même  que  son  récit  viendrait  à  s'arrêter  eri  chemin. 
L'important  pour  lui,  et  il  y  réussit  à  merveille,  c'est  de  peindre  la  vie  ori- 
ginale de  son  pays,  de  faire  connaître  les  principaux  types,  de  tracer  une 
histoire,  non  pas  publique,  mais  privée,  celle  que  les  historiens  ne  connais- 
sent guère.  Ce  qu'a  fait  chez  nous  Alexis  Monteil  pour  les  Français  des  temps 
passés,  M.  Joseph  Rank  le  fait  itour  la  Bohême  contemporaine.  C'est  aussi  en 
Bohême  que  nous  conduit  l'auteur  anonyme  d'un  livre  intitulé  :  Herzel  et 
ses  amis  (1);  seulement  le  sujet  est  ici  trop  particulier,  et  quel  que  soit  le  mé- 
rite de  la  narration,  cette  peinture  d'une  école  de  village  ne  devait  pas  occu- 
per deux  volumes.  J'aime  infiniment  mieux  les  esquisses  hongroises  de 
M.  Frédéric  Uhl.  M.  Uhl  a  habité  longtemps  ces  contrées,  et  son  livre  :  Jux 
bords  de  la  The'iss  nous  introduit  chez  les  paysans  magyares  avec  une  rare 
distinction  poétique.  Je  recommande  de  bien  précieuses  chansons  populaires 
insérées  dans  le  texte  :  la  ballade  de  fVuk  Jerinitiscli  est  un  petit  chef- 
d'œuvre.  Que  vous  semble  de  tous  ces  paysagistes?  J'applaudis  pour  ma  part 
à  cette  direction  heureuse.  Nous  voici  loin  de  l'époque  où  le  romancier  ne 
cherchait  qu'à  exciter  les  passions  mauvaises  ;  ici,  il  n'éveille  que  le  goût  de 
la  nature  et  des  courses  studieuses.  Tous  ces  livres,  et  j'en  ])ourrais  citer  plu- 
sieurs autres,  ont  pris  je  ne  sais  quoi  de  jeune  et  de  frais  aux  paysages  qu'ils 
retracent;  un  souffle  printanier  circule  dans  cette  littérature.  Auprès  de 
M.  Rank  et  de  M.  Frédéric  Uhl,  plaçons  l'intéressant  ouvrage  de  M.  Kohi  : 
Esquisses  de  la  nature  et  de  la  vie  populaire.  M.  Kohi  est  un  spirituel  voya- 
geur qui  a  décrit  avec  soin  les  plus  intéressantes  contrées  de  l'Europe  ;  son 
dernier  livre  est  une  série  de  recherches  sur  les  particularités  les  moins  con- 
nues de  certaines  provinces  allemandes.  Les  Slaves  des  environs  de  Dresde, 
les  montagnards  de  la  Saxe,  les  habitans  des  bords  du  Danube  sont  l'objet 
de  ses  curieuses  révélations.  M.  Kohi  n'a  jamais  écrit  que  des  voyages,  mais 
ce  n'est  pas  sans  dessein  que  je  le  rapproche  des  romanciers  et  des  conteurs. 
Ces  études  ethnograi)hiques  empêcheront  le  roman  populaire  de  tourner  au 
convenu,  elles  le  préserveront  de  l'affadissement.  Sans  méconnaître  les  droits 
de  l'art,  sans  refuser  un  rang  supérieur  à  l'écrivain  qui  sait  dramatiser  ce 
qu'il  a  vu,  et  joindre  l'émotion  poétique  à  la  réalité,  l'esprit  allemand  s'ac- 
coutume à  chercher  .dans  ses  histoires  rustiques  les  fragmens  d'une  enquête 
générale  sur  les  plus  obscurs  enfans  de  la  mère-patrie. 

(1)  Federzeichnungen  atis  dem  bohmischen  Schulleben,  Leipzig  i  853. 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  romancier  est  donc  souvent  le  collaborateur  du  touriste ,  souvent  aussi 
ces  deux  personnages  n'en  font  qu'un  seul.  Voici  un  des  plus  intrépides  voya- 
geurs de  l'Allemagne,  et  l'Allemagne  en  a  eu  beaucoup  dans  ces  dernières 
années;  voici  un  homme  qui  a  parcouru  les  deux  Amériques  et  visité  l'Océa- 
nie  :  il  a  enrichi  la  Gazette  d' Augsbourg  de  lettres  très  originales  datées  de 
San-Francisco  et  d'Honolulu  ;  il  a  raconté  ses  courses  hasardeuses,  ses  rencon- 
tres, ses  fatigues,  ses  i)érils  ;  ce  n'est  point  assez,  et  l'ambition  lui  est  venue 
de  peindre  en  des  scènes  dramatiques  la  vie  des  contrées  sauvages  qu'il  avait 
traversées.  Ce  ne  sont  pas  là  des  romans  de  fantaisie,  ce  sont  des  études 
sérieuses;  que  le  roman  soit  bon  ou  mauvais,  que  l'invention  soit  vigoureuse 
ou  médiocre,  il  y  aura  toujours  dans  de  telles  œuvres  un  intérêt  qui  les  fera 
lire.  M.  Frédéric  Gerstsecker  a  l'originalité  particulière  aux  hommes  qui  ont 
beaucoup  vu;  il  est  vif,  rapide,  sensé,  il  est  plein  de  franchise  et  de  bonne 
humeur.  Sous  ce  titre  général  :  Scènes  de  la  vie  dea  forêts  en  Amérique,  l'au- 
teur a  réuni  deux  œuvres  distinctes;  le  premier  de  ces  romans  est  consacré 
aux  Régulateurs  de  l'yirkansas,  le  second  aux  Pirates  du  Mississipi.  Jus^ 
qu'en  1836,  l'Arkansas  a  été  ce.  qu'est  aujourd'hui  le  Texas,  le  refuge  des 
aventuriers  et  des  coquins.  Les  colons  honnêtes  formèrent  alliance,  se  donnè- 
rent des  chefs,  instituèrent  des  régulateurs  (c'est  le  nom  consacré),  et  une  sorte 
de  république  élémentaire  s'organisa.  La  peinture  de  cette  société  primitive 
a  tenté  M.  Gerstœcker.  Déjà  le  grand  romancier  allemand-américain,  l'autem" 
de  Nathan,  le  peintre  du  meurtrier  Bob,  M.  Charles  Sealsfleld,  avait  traité 
en  maître  des  sujets  analogues.  M.  Gerstsecker  n'a  pas  la  grandeur  épique  de 
Sealsfleld,  il  ne  sent  pas  comme  lui  la  morale  énergie  de  cette  race  de  puri- 
tains; mais  ses  tableaux  sont  variés  et  instructifs.  J'en  dirai  autant  des  Pirates 
du  Mississipi;  je  vois  là  toute  une  partie,  et  non  certes  la  moins  curieuse,  de 
l'histoire  des  États-Unis.  Fenimore  Cooper  s'était  surtout  occupé  de  la  lutte 
des  pionniers  contre  les  Indiens  ;  la  lutte  de  ces  mêmes  pionniers  contre  les 
scélérats  que  la  civilisation  enfante  est  d'un  intérêt  tout  autrement  sérieux. 
C'est  la  conquête  morale,  bien  supérieure  à  la  conquête  matérielle  ;  c'est  véri- 
tablement la  base  sacrée  du  Nouveau-Monde.  : 

L'Amérique  a  toujours  eu  un  singulier  attrait  pour  les  population^  alle- 
mandes; il  y  a  longtemps  que  les  émigrations  annuelles  portent  des  milliers 
de  familles  dans  les  contrées  de  l'Union.  Ces  grands  faits  commencent  à  trou- 
ver leur  expression  dans  la  littérature.  Une  femme  d'un  esprit  distingué, 
M""!  Talvy,  célèbre  par  la  publication  des  poésies  nationales  des  Serbes,  vient 
aussi,  comme  M.  Gerstsecker,  de  consigner  dans  un  roman  ses  observations 
sur  la  société  américaine.  Cette  fois,  on  le  pense  bien,  ce  sera  la  société  des 
villes  avec  toutes  les  questions  brûlantes  qui  la  divisent,  questions  religieuses, 
questions  politiques,  débats  plus  passionnés  que  jamais  des  états  du  nord  et 
des  états  à  esclaves.  Le  roman  de  M""'  Talvy  est  intitulé  :  Les  Èmigrans  {Die 
yfuswanderer).  Je  n'aime  i)as  la  fable  imaginée  par  l'auteur,  je  la  trouve 
prétentieuse  et  comnume;  mais  ce  qu'on  peut  louer  sans  crainte,  ce  qui  est 
vraiment  digne  du  talent  éprouvé  de  M"""  Talvy,  c'est  la  peinture  des  mœurs, 
le  tableau  de  la  Nouvelle-Angleterre  et  de  ses  sectes  religieuses.  A  côté  des 
romans  de  M.  Gerstaeckert  de  M"""  Talvy  (je  persiste  à  les  considérer  surtout 
comme  des  renseignemens  historiques),  je  devrais  placer  les  Esquisses  de 
l'Amérique  du  Nord,  par  M.  Kirsten,  et  les  Lettres  des  États-Unis,  par 


MOUVEMENT   LITTÉRAIRE    DE    L  ALLEMAGNE.  5/il 

M.  Baumbach,  ouvrages  remarquables  par  la  nouveauté  et  riiiclépendauce 
des  vues;  ce  serait  pourtant  m'éloig-ner  un  peu  trop  de  mon  sujet.  MM.  Kirs- 
ten  et  Baumbach  ont  leur  place  marquée  parmi  les  publicistes  :  qu'il  me 
suffise  d'avoir  sijrnalé  ici  leurs  noms.  Le  vieux  monde  poursuit  de  mille  côtés 
sa  curieuse  enquête  sur  le  nouveau;  par  ses  voyageurs  et  par  ses  romanciers, 
l'Allemagne  aura  une  part  importante  dans  ce  grand  travail. 

Il  manquerait  assurément  quelque  chose  à  ce  tableau  du  roman  et  des 
romanciers  allemands,  si  je  n'indiquais  en  terminant  les  traductions  des 
conteurs  étrangers.  Goethe  parlait  souvent  d'une  littérature  cosmopolite,  — 
fVeltliteratur, —  disait-il,  où  tous  les  produits  de  l'imagination  humaine 
seraient  immédiatement  recueillis  et  confrontés.  Il  n'aurait  rien  à  souhaiter 
aujourd'hui,  son  vœu  est  exaucé.  Ce  que  Londres  a  fait  il  y  a  deux  ans  pour 
tous  les  travaux  de  l'industrie,  l'Allemagne  le  fait  tous  les  jours  pour  les 
œuvres  de  la  pensée;  il  y  a  là,  toute  l'année  durant,  une  exposition  univer- 
selle de  la  littérature.  Les  progrès  accomplis  par  la  langue  allemande  depuis 
le  xviir  siècle,  la  souplesse  nouvelle  communiquée  à  ce  riche  idiome  par  le 
groupe  que  dominent  Louis  Boerne  et  Henri  Heine,  ont  contribué  à  ce  résul- 
tat. Je  doute  qu'il  y  ait  dans  le  monde  une  langue  aussi  flexible,  un  moule 
aussi  docile  à  garder  toutes  les  empreintes.  Que  de  poètes  traduits  par  les  Alle- 
mands avec  une  perfection  merveilleuse!  De  Valmiki  à  Homère  et  d'Homère 
à  Shakspeare,  les  œuvres  les  plus  différentes  ont  trouvé  chez  eux  d'excellens 
interprètes.  On  ne  s'étonnera  pas  que  ce  soit  un  jeu  pour  nos  voisins  de  tra- 
duire les  romanciers  du  Nord.  Toutes  ces  traductions  ne  sont  pas  également 
recommandables,  la  précipitation  et  le  charlatanisme  sont  de  .tous  les  pays; 
mais  aussi,  combien  de  résultats  heureux  !  Grâce  à  cette  IFeltliteratvr  que 
Goethe  souhaitait  si  ardemment,  on  peut  aujourd'hui,  sans  sortir  de  l'Alle- 
magne, s'initier  aux  littératures  slaves  et  Scandinaves;  les  Russes,  les  Danois, 
les  Hollandais,  les  Hongrois  ont  droit  de  cité  dans  ce  grand  musée  des  lettres 
germaniques.  J'ai  sous  les  yeux  un  roman  du  poète  populaire  de  la  Hongrie, 
la  Corde  du  Bourreau,  par  Alexandre  Petœfi.  Le  traducteur,  M.  Kertbény, 
n'est  pas  toujours  un  de  ces  artistes  habiles  qui  font  honneur  aux  ressources 
de  la  langue  allemande  ;  mais  le  hongrois  est  peu  connu  en  Allemagne,  et  il 
faut  savoir  gré  à  M.  Kertbéni  de  sa  bonne  volonté.  Au  contraire,  c'est  avec 
une  habileté  parfaite  que  M.  Wilhelm  Wolfsohn  nous  a  donné  les  principaux 
conteurs  de  la  Russie  (1);  ses  cinq  volumes  contiennent  des  nouvelles  de  plu- 
sieurs écrivains  célèbres,  vivans  ou  morts,  Héléna  Halm,  Alexandre  Pouchkin, 
Nicolas  Pawlow,  Alexandre  Herzen.  Un  curieux  roman  de  Lermontoff,  /e 
Héros  de  notre  temps  [Der  Held  imserer  Ze/^},  a  aussi  trouvé  un  interprète. 
M.  Zeise  a  traduit  avec  talent  les  nouvelles  d'un  jeune  écrivain  danois,  M.  Chris- 
tian Winther.  M.  Zeise  eût  pu  faire  un  choix  plus  heureux;  malgré  la  patrio- 
tique ardeur  des  érudits  de  Copenhague,  la  littérature  danoise  est  trop  souvent 
un  reflet  de  la  France  et  de  l'Allemagne,  et  quand  M.  Winther  n'imite  pas  les 
romantiques  allemands,  il  s'inspire  de  nos  mélodrames.  M.  Christian  Winther 
n'est  pourtant  pas  un  écrivain  sans  talent;  jeune  encore,  il  a  rendu  de  vrais 
services;  sa  traduction  deReineke  Fuchs  est  estimée,  et  dans  ce  recueil  même 
que  je  viens  de  blâmer,  il  y  a  une  belle  composition,  Scène  du  soir,  qui  mé- 

(1)  Russland's  Novellen-Dichter,  Lei^^zig;  —  Erzàhlungen  aus  Russland,  Dessau,  1851 . 


542  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ri  tait  d'être  signalée  aux  lecteurs  européens;  M.  Zeise  l'a  parfaitement  tra- 
duite. Il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  que  M.  Andersen  tient  une  large  place 
dans  cette  exposition  universelle  des  lettres;  M.  Andersen  a  en  Allemagne 
une  réputation  beaucoup  plus  grande  qu'en  Danemark  même.  Son  dernier 
ouvrage,  En  Suède  [in  Schweden),  a  trouvé  immédiatement  un  traducteur; 
c'est  un  récit  de  voyage  en  tremêlé  de  légendes,  de  songes,  de  fantaisies,  et  em- 
preint de  cette  grâce  enfantine  qui  a  fait  oublier  la  faiblesse  de  ses  romans. 
■  On  voit  quelle  a  été  depuis  dix-huit  mois  la  vie  intellectuelle  de  l'Alle- 
magne; c'est  vraiment  une  sorte  de  renaissance.  Soit  que  les  lettres,  délivrées 
de  la  terreur  démagogique,  aient  refleuri  naturellement,  soit  que  les  royaumes 
de  l'imagination  aient  offert  un  refuge  toujours  prêt  aux  espérances  trom- 
pées, une  phase  heureuse  est  ouverte  pour  les  travaux  de  l'esprit.  C'est  sur- 
tout, il  faut  l'avouer,  une  phase  de  transition;  une  période  commence,  et 
nous  ne  connaissons  pas  encore  tous  les  élémens  qui  doivent  en  déterminer 
le  caractère.  Si  je  résume  pourtant  les  directions  variées  que  nous  offre  ce 
mouvement  unanime,  il  me  semble  apercevoir  trois  symptômes  essentiels  : 
d'abord,  c'est  le  sentiment  d'une  situation  nouvelle  et  des  devoirs  qu'elle  im- 
pose, c'est  l'idée  d'une  régénération,  d'une  existence  meilleure,  idée  indécise 
encore  et  exposée  à  des  interprétations  contraires,  mais  qui  révèle  un  travail, 
intérieur  dont  on  peut  attendre  l'issue  avec  confiance.  —  Saluons,  en  second 
lieu,  l'inspiration  chrétienne  qui  reparaît;  conservée  par  un  petit  groupe 
d'esprits  supérieurs,  elle  semblait  exclue  des  lettres  :  la  voilà  qui  sort  des 
écoles  théologiques,  et  qui  reprend  jusque  dans  les  œuvres  de  la  fantaisie  la 
place  souveraine  qui  lui  est  due. — Partout  enfin  où  ne  brillent  pas  des  préoc- 
cupations si  hautes,  comment  méconnaître  ce  goût  de  l'étude,  ces  recherches 
variées,  principalement  cette  ingénieuse  enquête  dont  notre  xix*  siècle  est 
l'objet?  Comment  ne  pas  apprécier  la  sympathie,  poétique  et  morale  tout 
ensemble,  qui  pousse  tant  d'écrivains  de  talent  à  dresser  la  carte  complète 
des  mœurs  et  des  sentimens  populaires?  Féconde  investigation  à  coup  sûr, 
n'eût-elle  d'autre  résultat  que  d'apaiser  les  imaginations  surexcitées  et  de 
transformer  insensiblement  toute  une  part  de  l'invention  poétique.  La  con- 
science encore  vague,  mais  universelle,  d'une  transformation  nécessaire,  un 
retour  à  des  idées  religieuses  d'où  l'on  voudrait  faire  disparaître  les  divisions 
et  les  rancunes  du  passé,  l'amour  rajeuni  des  lettres  et,  même  dans  les  œuvres 
les  moins  réussies,  une  certaine  fleur  d'inspiration  studieuse,  voilà  ce  que 
nous  offre,  dans  le  domaine  immense  du  roman,  ce  réveil  intellectuel  de  l'Al- 
lemagne. Laissons  à  ces  semences  fécondes  le  temps  de  se  développer;  elles 
porteront  leurs  fruits.  Au  point  de  vue  spécialement  littéraire,  la  dissémina- 
tion croissante  des  talens  est  un  fait  qu'il  est  permis  de  regretter;  qu'importe 
cependant?  puisque  la  démocratie  est  partout,  ne  soyons  pas  surpris  que  les 
lettres  nous  en  reproduisent  l'image.  La  chose  importante,  c'est  de  surveil- 
ler les  écrivains  et  de  leur  rappeler  sans  cesse  la  dignité  de  leur  tâche.  Le 
XIX*  siècle  a  reçu  une  mission  laboHeuse,  une  mission  de  paix  et  de  répara- 
tion sociale  qu'il  poursuit  péniblement  à  travers  mille  tentatives;  je  n'aurais 
pas  pris  plaisir  à  signaler  ce  rajeunissement  littéraire  de  l'Allemagne,  si  je 
n'avais  découvert  dans  les  écoles  qui  se  forment  un  vif  instinct  de  nos  devoirs 
et  la  constante  préoccupation  de  nos  destinées. 

Saint-René  Taillandier. 


CARACTERES   ET  RECITS. 


LES  SOLITUDES  DE  SIDI-PONTRAILLES. 


L 

Pourquoi  ne  le  dirais-je  pas  après  tout,  puisque  c'est  le  fond  de 
ma  pensée?  Je  ne  crois  point  que  la  chevalerie  soit  morte.  Don  Qui- 
chotte assurément  ne  l'a  pas  tuée.  Le  glorieux  soldat  qui  a  écrit  ce 
livre  immortel  serait  mort  de  douleur,  si  le  fils  de  sa  généreuse  iro- 
nie eût  commis  une  semblable  action.  Cervantes  a  tout  simplement 
dépeint,  avec  une  altière  et  moqueuse  tristesse,  la  révolution  qui  de 
son  temps  commençait  à  s'accomplir.  Il  est  bien  certain  que  la  che- 
valerie a  eu  à  souffrir  une  passion  qui  n'est  point  terminée  de  la  part 
de  ces  éternels  bourreaux  qu'une  loi  mystérieuse  suscite  ici-bas  à 
toute  chose  et  à  tout  être  empreints  d'un  caractère  divin.  Ces  impi- 
toyables hôteliers,  ces  exécrables  maritornes,  ces  muletiers  de  mal- 
heur qui  ont  conduit  sous  une  grêle  de  coups  et  de  lardons  le  héros 
de  la  Manche  au  tombeau,  n'ont  ni  expié  ni  reconnu  leur  crime.  Bien 
loin  de  là  :  ils  ont  maintes  fois  dirigé  contre  d'autres  victimes  leur 
infatigable  persécution,  mais,  malgré  leur  triomphe  apparent,  l'en- 
nemi qu'ils  poursuivent  leur  échappe.  L'objet  de  leur  haine  ne  peut 
pas  être  anéanti.  Ce  n'est  pas  un  homme,  c'est  un  sentiment  qui 
vivra  tant  que  Dieu  n'aura  pas  dépouillé  du  plus  précieux  de  ses  élé- 
raens  la  mystérieuse  matière  dont  il  nous  pétrit. 

—  Ah  !  vous  croyez,  dit  un  soir  M"^  de  Bresmes,  qu'il  n'y  a  plus 
de  chevaliers  à  présent.  Eh  bien  !  il  y  en  a  :  j'en  connais.  Oui,  moi 
qui  vous  parle,  j'en  ai  vu. 

Et  tout  à  coup  elle  s'interrompit  sans  songer  à  ceux  qui  l'entou- 
raient, elle  laissa  tomber  la  discussion  qu'elle  soutenait  depuis  quel- 


hllh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ques  instans  :  bulle  de  savon  colorée  de  son  aimable  souffle,  qui  s'é- 
vanouit en  touchant  la  terre.  Elle  se  mit  à  songer  à  Sidi-Pontrailles. 

Vous  voyez  que  j'entre  en  plein  dans  mon  sujet.  Je  dirai  tout  à 
l'heure,  pour  ceux  qui  connaissent  à  peine  l'Afrique,  ce  qu'est  Sidi- 
Pontrailles.  Je  vais  dire  tout  de  suite,  pour  ceux  qui  n'ont  jamais 
connu  Paris,  ce  qu'est  M"'  de  Bresmes. 

Anne  de  Bresmes  est  la  fille  de  ce  vieux  marquis  de  Bresmes  qui 
se  faisait  pardonner  une  fortune  comme  celle  de  Fouquet  par  un 
incomparable  cœur  et  un  esprit  comme  celui  d'Hamilton.  M.  de 
Bresmes  mourut  en  1830.  Il  avait  été  mortellement  atteint  par  le 
malheur  d'un  roi  dont  il  était  l'ami.  Anne,  qui  était  alors  un  enfant, 
fut  élevée  par  sa  tante,  la  princesse  de  Gerney. 

Je  ne  voudrais  point  médire  de  la  princesse  de  Cerney  ;  elle  est  morte 
récemment  comme  une  sainte,  on  me  l'a  affirmé,  et  je  le  crois.  Seu- 
lement je  ne  puis  pas  m'empêcher  de  remarquer  qu'à  l'opposé  de  la 
plupart  des  élus,  elle  est  arrivée  par  les  plus  riantes  voies  au  paradis. 
Elle  avait  reçu  en  partage  une  merveilleuse  beauté,  qu'elle  avait 
administrée,  c'est  bien  le  mot,  comme  les  gens  qui  recueillent  des 
éloges  ici-bas  administrent  leur  fortune,  avec  une  prudente  libéralité. 
Elle  traitait  les  grandes  passions  comme  les  courans  d'air;  elle  pré- 
tendait qu'on  ne  pouvait  mettre  trop  de  soin  à  s'en  garantir.  Ce  qu'elle 
protégeait,  ce  qu'elle  recherchait,  c'était  un  amour  sociable,  modéré, 
enclin  à  l'enjouement,  ami  de  la  paix,  qui,  semblable  à  l'ombre  de 
Ninus  dans  la  Sèmiramis  de  Voltaire,  entre  et  disparaît  sans  inspirer 
de  terreur  à  personne.  Jusqu'à  son  dernier  jour,  on  l'avait  vue  en- 
tourée d'une  troupe  disciplinée  d'adorateurs  qui  échangeaient  entre 
eux  les  plus  bienveillans  sourires.  On  a  dit  bien  souvent  de  sa  mai- 
son :  C'est  le  dernier  salon  où  l'on  cause  encore;  mot  que,  pour  ma 
part,  j'ai  entendu  appliquer  déjà  tantôt  à  un  salon,  tantôt  à  un  autre. 
Le  fait  est  qu'on  trouvait  chez  elle  tous  les  soirs  cette  conversation 
destinée  à  vivre  aussi  longtemps  que  le  monde,  cet  invariable,  ce 
traditionnel  menuet  qu'exécutent  entre  eux  certain  nombre  d'esprits 
persuadés  pour  leur  bonheur  qu'à  chaque  instant  ils  inventent  des 
figures  imprévues. 

Vous  comprenez,  n'est-ce  pas,  l'atmosphère  où  Anne  grandit  et  se 
développa?  Anne  était  faite  pour  vivre  dans  cette  région,  comme 
Mignon  pour  respirer  l'air  de  l'Allemagne.  Puisque  j'ai  nommé  cette 
adorable  création  de  Goethe,  je  dirai  que  M"'  de  Bresmes  lui  ressem- 
blait. Elle  avait  des  formes  délicates  et  grêles  ;  son  abondante  cheve- 
lure, aux  ondes  noires  baignées  de  lumineux  reflets,  avait  l'air  d'être 
trop  pesante  pour  sa  petite  taille.  Ses  grands  yeux  sombres,  aux 
teintes  azurées,  faisaient  rêver  des  pays  ardens.  Son  âme  était  bien 
celle  qu'annonçait  sa  gracieuse  enveloppe.  11  y  avait  dans  ce  joli 
corps  une  vie  passionnée  qui  pendant  longtemps  s'était  révélée  à 


CARACTÈRES    ET    RÉCITS.  5/i5 

chaque  heure;  mais  grâce  aux  leçons,  aux  conseils,  à  la  continuelle 
direction  de  sa  tante,  Anne,  il  y  a  quelques  années,  avait  fini  par  se 
cacher  sous  un  masque  plus  épais  que  celui  des  dames  de  Venise,  et 
ce  masque  s'était  tellement  collé  à  ses  traits,  qu'elle-même  le  prenait 
pour  son  visage.  Les  plus  mondains  entre  les  mondains  en  étaient 
venus  à  lui  reprocher  la  rayonnante  et  glaciale  indifférence  qu'expri- 
mait constamment  son  sourire.  On  ne  lui  connaissait  ni  une  affec- 
tion ni  un  enthousiasme.  Elle  prenait  part  à  toute  chose  pourtant, 
mais  dans  une  mesure  que  d'avance  on  aurait  pu  déterminer.  On  pré- 
tendait que,  formée  par  M'"'  de  Cerney,  elle  exagérait  la  manière  du 
maître,  et  cependant  elle  était  recherchée,  fêtée,  adulée,  car  elle 
était  en  définitive  destinée  à  devenir  une  providence  pour  tous  les 
oisifs  des  salons.  Depuis  qu'elle  avait  épousé  son  cousin,  le  comte 
Gérard  de  Bresmes,  elle  avait  ouvert  une  de  ces  maisons  dont  peu  à 
peu  le  monde  s'empare,  et  qu'il  finit  par  regarder  comme  une  partie 
inaliénable  de  son  domaine. 

Ce  n'était  pas  le  comte  de  Bresmes,  à  coup  sûr,  qui  eut  pu  tirer 
sa  femme  de  la  véritable  léthargie  où  elle  était  plongée.  Gérard  était 
un  de  ces  hommes  dont  nous  connaissons  tous  un  si  grand  nombre, 
que  le  plus  fugitif  rayon  d'enthousiasme  n'a  jamais  animés.  Les  mots 
de  foi,  de  dévouement,  de  sacrifice,  lui  semblaient  appartenir  à  une 
langue  poétique  morte  depuis  longues  années,  qu'on  apprenait  comme 
le  latin  et  le  grec,  avec  la  certitude  de  ne  jamais  en  user.  Scipion  de 
Bresmes,  son  père,  avait  été  un  intrépide  Vendéen,  émule  des  Bon- 
champ  et  des  Gharette  :  Gérard  avait  fait  représenter  à  M"^  la  du- 
chesse de  Berry,  lorsqu'elle  était  venue  en  Vendée,  combien  une  insur- 
rection royaliste  était  une  chose  insensée.  Il  se  prétendait  cependant 
attaché  à  la  cause  qu'avaient  défendue  tous  les  siens;  mais  cette  cause, 
disait-il,  on  ne  pouvait  honorablement  et  utilement  la  servir  qu'en 
s' abstenant  de  prendre  part  à  tout  gouvernement  révolutionnaire; 
aussi  restait-il  dans  la  plus  consciencieuse  et  la  plus  complète  oisi- 
veté. Toutefois  il  se  mêlait  à  la  politique  des  salons  et  des  clubs  ; 
entre  deux  parties  de  whist,  il  prononçait  des  axiomes,  car  il  était 
écouté  d'habitude  avec  attention  et  bienveillance.  Personne  ne  re- 
présentait mieux  que  lui  l'élégante  vulgarité  ;  ce  qu'il  était  en  poli- 
tique, il  l'était  partout.  La  religion  ne  lui  avait  point  fait  comprendre 
la  prière,  les  femmes  ne  lui  avaient  rien  fait  deviner  de  l'amour  ;  il 
avait,  sur  ce  dernier  point,  une  manière  d'être  que  j'ai  rencontrée 
assez  souvent;  il  se  dédoublait.  Ainsi  cette  vieille  lady  Bagot,  qui  em- 
portera dans  l'autre  monde  les  commérages  de  toutes  les  chancelle- 
ries européennes  entassés  depuis  trente  ans  dans  sa  mémoire,  c'était 
son  esprit;  cette  Pépita,  maintenant  en  Bussie,  qui  un  soir  dans  un 
souper  exécuta  une  danse  aérienne  sur  des  bouteilles  qu'elle  venait 
de  vider,  c'était  son  cœur. 


6i!it6  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Quant  à  sa  femme,  elle  ne  lui  avait  jamais  inspiré  que  le  sentiment 
de  la  plus  froide  estime  ;  il  se  le  reprochait,  disait-il  ;  elle  se  serait 
bien  gardée  de  le  lui  reprocher.  Tous  deux  avaient  reconnu,  dès  les 
prerfliers  jours  de  leur  mariage,  que  Dieu  évidemment  ne  les  avait 
point  créés  l'un  pour  l'autre.  Ils  ne  s'inspiraient  aucune  aversion, 
mais  la  plus  profonde,  la  plus  incurable  indifférence.  Il  y  avait  entre 
eux  cette  invisible  séparation  qui  s'établit  entre  certains  époux  sans 
violence,  sans  douleur,  sans  un  échange  de  paroles  blessantes,  même 
amères.  Us  ne  s'étaient  pas  aimés,  voilà  tout,  et  s'étaient  compris  sans 
se  le  dire. 

Ils  vivaient  ainsi  quand  arriva  l'événement,  fort  peu  important  en 
apparence,  qui  devait  changer  M™^  de  Bresmes  pour  toujours  peut- 
être  dans  son  cœur,  et  pour  quelque  temps,  à  coup  sûr,  dans  sa  vie. 
Un  vieux  baron  de  Bresmes,  très-connu  dans  une  assez  mauvaise 
compagnie,  s'avisa  de  mourir  en  laissant  à  Gérard,  son  neveu,  un 
héritage  grevé  de  rentes  destinées  à  l'entretien  des  roses  dont  il 
avait  couronné  ses  cheveux  blancs.  Ce  baron  de  Bresmes,  qui  était 
un  spéculateur,  avait  acquis,  je  ne  sais  trop  comment,  de  vastes  pos- 
sessions en  Algérie.  Une  après-midi,  il  y  a  de  cela  seulement  deux 
années,  Gérard  entra  chez  sa  femme  qui  jouait  en  ce  moment  une 
mélodie  de  Chopin  :  —  Si  vous  voulez,  lui  dit-il,  nous  irons  cette 
année  faire  un  voyage  en  Algérie.  Je  ne  crois  pas  assurément  que  ce 
soit  un  pays  bien  curieux,  la  domination  française  a  dû  y  faire  dis- 
paraître déjà  toute  originalité  de  mœurs;  mais  nous  y  avons  quelques 
intérêts,  et  cela  nous  fera  sortir  un  peu  de  la  routine  des  touristes. 

—  Nous  irons,  répondit-elle,  où  vous  voudrez.  Je  n'aime  ni  ne  hais 
d'avance  aucun  pays. 

Et  ses  doigts  se  remirent  à  errer  sur  le  piano,  tandis  que  le  comte 
de  Bresmes  saisissait  d'une  main  distraite  un  journal;  puis  elle  s'in- 
terrompit, et,  dirigeant  vers  son  mari  le  plus  nonchalant  des  re- 
gards :  —  Mais  n'avez-vous  pas  là,  fit-elle,  un  parent? 

—  Certainement  nous  avons  dans  je  ne  sais  quel  régiment  de  ca- 
valerie notre  cousin  Guillaume  de  Pontrailles,  qui  s'est  engagé  il  y 
a  une  dizaine  d'années.  J'ai  récemment  entendu  parler  de  lui  je  ne 
sais  trop  par  qui.  On  m'a  assuré  qu'il  s'était  distingué  dans  la  guerre 
aux  bœufs  et  aux  moutons  qui  se  fait  par  là. 

Et  tout  fut  dit  entre  les  deux  époux  sur  l'Afrique  et  sur  Pontrailles. 

r 

II. 

Ceci  n'est  ni  un  conte,  ni  un  roman,  un  de  ces  romans  du  moins 
que  foïit  les  hommes,  car  c'est  un  de  ces  romans  que  fait  Dieu.  Ce 
sont  ceux-là  tout  simplement  que  je  tâche  d'écrire.  Aussi  aî-je  tou- 
jours peur  de  les  gâter  par  tout  ce  qui  ressemblerait  à  de  l'art,  de 


CARACTÈRES    ET    RÉCITS.  5^7 

l'invention,  des  effets  combinés,  des  contrastes  préparés.  Il  faut  pour- 
tant que  maintenant  on  se  transporte  dans  une  région  qui  ne  res- 
semble guère  à  celle  où  cette  histoire  a  commencé  :  c'est  sur  les 
cimes  de  l'Atlas  que  M""'  de  Bresmes  devait  aimer. 

Je  ne  sais  pas  si  l'Atlas  porte  toujours  le  monde  :  il  s'est  accompli 
tant  de  révolutions  ;  mais  c'est  à  coup  sûr  une  merveilleuse  chaîne 
de  montagnes.  Quelques-uns  de  ses  sommets  font  resplendir  dans  le 
ciel  éblouissant  de  l'Afrique  une  neige  sans  tache  comme  la  virginale 
couronne  de  la  Yung-Frau.  Ses  flancs  ont  des  teintes  charmantes, 
rouges,  orangées,  lilas,  toutes  les  teintes  des  soleils  couchans.  Ils 
sont  entr' ouverts  par  des  vallées  où  des  bois  d'oliviers  et  de  lièges 
déploient  leur  métallique  verdure.  Toutes  ces  beautés  sont  animées 
par  une  âme  plus  orgueilleuse  et  plus  sauvage  que  celle  des  Pyré- 
nées et  des  Alpes.  Les  voyageurs  n'ont  pas  joué  encore  avec  la  mys- 
térieuse grandeur  du  Jurjura. 

A  trente  lieues  d'Alger,  à  peu  près  en  face  de  cette  montagne  où 
il  faudra  qu'un  de  ces  printemps  nous  fassions  tonner  une  bonne  fois 
nos  obusiers,  il  y  a  un  vieux  bordj  qui  date  des  beaux  jours  du  Turc. 
C'est  une  sorte  de  château-fort  composé  de  quatre  grands  murs  cré- 
nelés et  bordés  de  terrasses.  A  l'extrémité  d'un  de  ces  murs  s'élève, 
dans  un  singulier  isolement,  un  marabout  dont  le  faîte  sert  presque 
toujours  de  perchoir  à  une  cigogne.  Ce  mélancolique  édifice  est  con- 
struit sur  une  hauteur  qui  domine  une  profonde  vallée  ensanglantée 
déjà  par  maints  combats  et  conduisant  à  des  pays  inconnus  encore, 
où  restera  plus  d'un  d'entre  nous.  On  a  de  là  une  de  ces  vues  chères 
à  certains  esprits,  parce  qu'elles  éveillent  en  eux  des  idées  d'aven- 
tures et  de  dangers.  Aussi  était-ce  le  séjour  favori  de  Sidi-Pontrailles. 
car  le  héros  de  cette  histoire  avait  reçu,  lui  aussi,  ce  surnom  dont 
l'Espagne  a  fait  le  plus  glorieux  de  ses  noms  chevaleresques.   Il 
avait  été  appelé  Sidi  comme  Rodrigue.   C'était  un  de  ces  officiers 
français  que  les  Arabes  révèrent  presque  à  l'égal  de  leurs  chérifs. 
Pontrailles  était  célèbre  dans  tout  le  pays  kabyle  par  sa  justice.  Le 
fait  est  que  c'était  un  grand  justicier  à  la  façon  de  quelques  seigneurs 
du  moyen  âge.  Sa  parole  était,  disait-on,  l'éclair  de  son  sabre.  Les 
Arabes  ont  le  culte  de  la  justice  prompte  et  porte-glaive  ;  les  peu- 
ples de  l'Orient  seront  toujours  ces  peuples  que  Dieu,  quand  il  les 
gouvernait  lui-même,  menait  avec  des  anges  exterminateurs.  Les 
gens  dont  Pontrailles  avait  brûlé  les  gourbis,  coupé  les  oliviers,  pris 
les  moutons,  avaient  pour  lui  une  déférence  presque  sympathique. 
Ils  lui  auraient  même  pardonné  d'abattre  de  temps  en  temps  une  de 
leurs  têtes.  Peut-être  était-ce,  du  reste,  ce  qu'il  faisait;  mais  ce  sont 
des  secrets  d'administration  dont  il  est  inutile  de  s'occuper;  chacun 
remplit  de  son  mieux  la  tâche  qui  lui  est  confiée.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  Pontrailles  était  un  chef  vénéré  et  redouté. 


548  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Si  d'après  cela  on  allait  se  le  figurer  sous  des  traits  d'une  majesté 
épique,  marchant  dans  la  vie  d'un  pas  solennel  entre  le  silence  et 
l'austérité,  on  se  tromperait  bien  complètement.  Pontrailles  s'était 
engagé  dans  les  hussards,  et  il  était  demeuré  un  hussard  parfait. 
Si  la  sabretache  ne  pendait  plus  à  ses  talons,  elle  était  restée  dans 
son  cœur.  Quiconque  a  porté  la  sabretache  comprendra  ce  que  je  veux 
dire.  Loin  de  prétendre  à  la  dignité  arabe,  il  était  dans  son  spencer 
de  spahi  comme  Lasalle  et  Montbrun  dans  leur  dolman,  une  saisis- 
sante image  de  l'audace,  de  la  pétulance  et  de  la  légèreté  françaises. 
Pontrailles  dans  son  bordj,  c'était  l'alouette  gauloise  ayant  suspendu 
son  nid  à  une  des  cimes  de  l'Atlas.  Maintenant  cela  veut-il  dire  qu'il 
fût  étranger  à  toute  méditation  de  l'esprit,  à  tout  attendrissement  du 
cœur?  Non,  assurément;  il  le  prouvera  bientôt. 

Il  avait  un  de  ces  caractères  qui  sont  la  grâce  et  l'originalité  de 
notre  nation.  Il  croyait  à  cette  gaieté  qui  ne  chasse  du  regard  ni  le 
feu  de  l'héroïsme,  ni  même  les  nuages  de  la  rêverie;  il  tendait  sa 
coupe  à  cette  Hébé  qui  n'a  tué  ni  le  goût  de  la  gloire  chez  les  com- 
pagnons de  François  I"  et  de  Henri  IV,  ni  l'intelligence  de  l'amour 
chez  La  Fontaine  et  chez  Marot. 

'  Au  moment  où  commence  ce  récit,  il  y  avait  déjà  près  de  deux 
années  que  le  capitaine  Pontrailles  vivait  dans  son  bordj  avec  une 
cinquantaine  de  spahis  et  ces  cavaliers  des  goums  dont  le  nombre 
s'accroît  et  diminue  suivant  les  vicissitudes  des  guerres.  Dans  tout 
cet  espace  de  temps,  il  n'avait  été  en  contact  avec  la  civilisation 
européenne  que  par  quelques  rares  visites  à  Alger.  Malgré  la  joyeuse 
résignation  qui  faisait  le  fond  de  son  humeur,  il  était  donc,  le  matin 
du  jour  qui  devait  donner  un  tour  nouveau  à  toute  sa  vie,  dans  une 
disposition  assez  mélancolique.  11  fumait  une  longue  pipe  sur  sa  ter- 
rasse à  l'entrée  de  son  marabout,  assis  sur  un  vieux  canon  où  les 
armes  d'Espagne  à  moitié  effacées  rappelaient  les  luttes  des  Turcs  et 
de  Charles-Quint.  Tout  à  coup  il  vit  du  côté  opposé  au  pays  kabyle, 
à  l'entrée  du  Tell,  un  groupe  où  il  crut  distinguer  deux  costumes 
d'un  aspect  insolite  dans  le  Jurjura.  Il  lui  sembla  qu'il  voyait  une 
amazone  et  un  cavalier  qui  n'avaient  rien  ni  du  guerrier  arabe  ni  du 
soldat  français.  En  quelques  instans,  il  était  descendu  dans  son  écu- 
rie, s'était  jeté  sur  celui  de  ses  chevaux  qu'il  aimait  le  mieux,  un 
alezan  doré  marqué  au  front  du  signe  qui  porte  bonheur,  et  avait 
abordé  au  galop  les  hôtes  inattendus  de  ces  montagnes.  L'amazone 
et  le  cavalier  que  Pontrailles  avait  aperçus,  c'étaient  lé  comte  et  la 
comtesse  de  Bresmes. 

Les  touristes  ont  vraiment  bien  tort  de  ne  pas  affluer  en  Afrique, 
car  ils  reçoivent  dans  ce  beau  pays  une  hospitalité  qu'on  ne  trouve 
^nuUe  part  ailleurs.  L'Algérie  est  tellement  habituée  à  être  délais- 
sée et  méconnue,  à  se  voir  préférer  cette  Italie  que  les  Anglais  ont 


CARACTÈRES    ET    RÉCITS.  5A9 

Imprégnée  de  leur  spleen,  cette  Suisse  froide  et  indigeste  comme 
ses  fromages,  qu'elle  accueille  ses  rares  visiteurs  avec  une  reconnais- 
sance passionnée.  On  avait  mis  au  service  de  M.  et  de  M™"  de  Bresmes 
des  tentes,  des  mulets,  des  cantines  et  une  bonne  escorte  composée 
de  cavaliers  intelligens  montés  sur  de  vigoureux  chevaux.  Malgré 
ces  excellentes  conditions  de  voyage,  Gérard  regrettait  un  peu  de 
s'être  jeté  dans  de  lointaines  excursions,  et  il  trouvait  fort  mal  situé 
le  bordj  de  son  cousin  Pontrailles.  —  Certes,  disait-il  à  sa  femme,  s'il 
en  était  encore  temps,  je  n'irais  point  faire  à  mon  cher  parent  une 
visite  qui  nous  a  déjà  forcés  à  passer  trois  nuits  sous  la  tente  dans 
une  insupportable  lutte  contre  toute  sorte  d'odieux  insectes.  Rien  de 
ce  que  j'ai  vu  de  l'Afrique  ne  me  séduit  jusqu'à  préserMp(ftr|' ^ort 
pas,  on  y  mange  incommodément,  on  y  est  tantôt  mordu  par  le 
soleil,  tantôt  étouffé  par  le  vent,  et  tantôt  noyé  par  la  pluie.  Au  prix 
de  tout  cela,  qu'achète-t-on?  La  vue  de  grandes  plaines  qui  ressem- 
blent aux  Landes,  et  de  montagnes  qui  ne  valent  ni  les  Pyrénées  ni 
les  Alpes.  Ne  pensez-vous  point  comme  moi  ? 

Anne  ne  pensait  pas  tout  à  fait  ainsi.  Il  lui  semblait  depuis  un 
mois  que  les  pensées  se  renouvelaient  dans  son  cerveau,  le  sang  dans 
ses  veines.  Mignon  avait  touché  le  sol  où  fleurit  l'oranger,  la  belle 
au  bois  dormant  se  réveillait.  M""  de  Bresmes  comprenait  ce  qui 
échappait  à  son  mari,  cette  beauté  de  l'Afrique  qui  ne  réside  point 
ici  ni  là,  mais  partout,  qui  est  un  secret  de  la  couleur,  un  arcane  de 
la  lumière,  comme  le  charme  des  tableaux  immortels.  Puis  elle  jouis- 
sait d'un  don  que  Dieu  ne  permet  pas  à  tous  d'apprécier,  de  la  vie. 
Elle  sentait  son  âme,  tenue  en  captivité  si  longtemps,  entrer  en  rela- 
tion avec  ces  puissances  du  ciel,  avec  ces  énergies  de  la  nature  que 
tant  de  mondains  sont  destinés  à  ne  connaître  qu'à  l'heure  où  leurs 
yeux  se  fermeront  pour  toujours  à  la  clarté  des  lustres.  Cependant 
elle  avait  un  pied  encore  dans  la  région  où  elle  avait  vécu.  Cette 
poussière  que  le  monde  entasse  dans  le  cœur  se  soulevait  souvent 
en  elle  et  étouffait  un  élan  prêt  à  faire  monter  des  larmes  d'enthou- 
siasme dans  ses  yeux. 

Il  n'y  a  pour  mettre  fin  aux  enchantemens  funestes  qu'un  seul 
pouvoir  après  tout.  (]e  sont  toujours  les  princes  amoureux  qui  arra- 
chent les  princesses  persécutées  aux  mauvaises  fées,  aux  détestables 
génies.  Anne  laissait  donc  l'Afrique  sans  défense  contre  les  attaques 
de  son  mari,  quand  elle  vit  venir  à  elle  Sidi-Pontrailles.  Einbarck^ 
—  ainsi  s'appelait  le  cheval  de  l'officier,  c'est  un  nom  qui  veut  dire 
heureux,  et  qu'un  grand  marabout  a  porté,  —  Embarek,  en  abordant 
le  groupe  sur  lequel  on  l'avait  lancé,  fit  de  lui-même  une  gracieuse 
courbette  qui  ressemblait  à  un  salut.  Pontrailles  se  montrait  sous  son 
meilleui"  jour.  Le  regard  de  M'""  de  Bresmes  le  lui  apprit.  Je  ne  dirai 


550  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

point  pourtant  que  ce  regard  fut  un  coup  de  foudre  jetant  dans  un 
cœur  la  flamme  d'un  autre  cœur.  Le  soir  du  jour  où  ils  s'étaient  ren- 
contrés, Pontrailles  et  sa  cousine  auraient  juré  qu'il  y  avait  encore 
entre  eux  tous  les  espaces  et  tous  les  abîmes  de  la  Méditerranée. 

m. 

Elle  l'accusait  d'être  un  soudard,  il  l'accusait  d'être  une  précieuse. 
Tous  deux  se  trompaient  beaucoup,  et  pourtant  n'avaient  pas  tout 
à  fait  tort.  On  ne  peut  pas  dire  que  le  baron  Guillaume  de  Pontrailles, 
quoiqu'il  appartînt  à  une  des  meilleures  familles  de  la  Normandie, 
fût  un  modèle  de  belles,  surtout  de  discrètes  manières.  Depuis  dix  ans 
qu'il  menait  la  vie  militaire,  il  avait  eu  fort  peu  de  relations  avec  le 
monde.  Quand  il  s'était  engagé,  c'était  un  mince  et  blond  jeune 
homme,  n'ayant  connu  que  son  précepteur  et  sa  mère.  Ainsi  que  cela 
arrive  d'ordinaire  dans  les  régimens,  le  fils  de  famille  en  avait  re- 
montré à  tous  les  enfans  de  la  misère  et  de  l'aventure  :  l'élève  de 
l'abbé  Triconnet  avait,  dès  le  lendemain  de  son  arrivée,  abattu  d'un 
coup  de  sabre  le  nez  et  la  moustache  d'un  ancien.  Tout  le  reste  de 
sa  vie  avait  rapidement  répondu  à  cet  heureux  et  brillant  début. 
Montaigne  lui-môme  a  prétendu  que  le  jeune  homme  bien  élevé  de- 
vait au  besoin  supporter  l'ivresse  avec  son  prince.  Pontrailles  mon- 
tra qu'il  avait  reçu  une  parfaite  éducation;  seulement  ce  ne  fut  point 
avec  son  prince,  ce  fut  avec  les  camarades  de  sa  chambrée  qu'il  défia 
toutes  les  bouteilles  de  l'étourdir.  En  même  temps  qu'il  pratiquait 
les  préceptes  de  Montaigne,  il  se  livrait  aux  penchans  de  Mathurin 
Régnier  : 

J'aime  un  amour  facile  et  de  peu  de  défense; 
Si  je  vois  qu'on  me  rit,  c'est  là  que  je  m'avance. 

Pontrailles,  quand  il  fut  sous-officier,  devint  un  véritable  don  Juan 
de  garnison.  On  lui  riait  à  Tours,  où  était  alors  le  /r  hussards,  de 
toutes  ces  fenêtres  garnies  de  capucines  que  George  Sand  a  célébrées 
dans  André.  11  eut  le  bonheur  de  ne  se  prendre  d'aucun  romanesque 
attachement  pour  toutes  les  aimables  desservantes  de  Vénus  illettrée. 
Là,  le  souvenir  de  l'abbé  Triconnet  lui  fut  utile.  Un  culte  secret  pour 
l'orthographe  arrêtait  les  égaremens  de  son  cœur;  puis,  soyons  juste, 
un  sentiment  d'une  plus  noble  nature  le  retenait  aussi.  Pontrailles 
avait  conservé  pour  sa  mère  une  sorte  de  piété  pleine  de  tendre  et 
passionné  respect,  comme  celle  des  chevaliers  pour  Notre-Dame,  et 
sa  mère  était  une  de  ces  femmes  qui  parfument  de  la  plus  exquise 
des  grâces  mondaines  une  vie  de  solitude  et  d'austérité.  Il  ne  s'était 
donc  jamais  créé  ni  des  Manon  ni  des  Geneviève.  Le  regard  sous  le- 


CARACTÈRES   ET    RÉCITS.  55l 

quel  son  âme  s'était  épanouie  l'avait  sauvé  et  le  préservait  de  ces 
fantômes  funestes.  Lorsque  son  régiment  partait  des  lieux  où  il  avait 
trouvé  les  plus  doux  sourires,  il  s'en  allait  avec  toute  sa  gaieté.  Le 
boute-selle  mettait  fin  pour  lui  à  toute  une  série  d'aventures;  c'était 
un  glas  qui  sonnait  joyeusement  l'enterreTnent  de  ses  amours.  De  là 
un  instinct  qui  n'était  point  mort  dans  ce  sein  comprimé  par  le  dol- 
man.  Si  Pontrailles  n'avait  point  fait  fructifier  ce  don  de  l'idéale  ten- 
dresse qui  est  la  pièce  d'or  de  l'Évangile,  le  talent  donné  par  le  maître 
à  chacun  de  ses  serviteurs,  il  n'avait  point,  comme  tant  d'autres, 
laissé  tomber  son  trésor  dans  la  poussière  des  chemins. 

L'Afrique  lui  avait  été  salutaire.  Le  grand  air  et  le  commandement 
avaient  exercé  une  puissante  action  sur  cette  nature.  Cette  vie  des 
postes  périlleux  et  isolés,  qui  a  créé  dans  notre  armée  de  si  énergi- 
ques caractères,  lui  convenait  merveilleusement.  Toutefois,  dans  le 
capitaine  de  spahis,  on  retrouvait  à  chaque  instant  l'ancien  sous- 
officier  de  hussards.  M""  de  Bresmes  éprouva  donc  d'abord  quelque 
peine  à  se  familiariser  avec  son  cousin.  Il  avait  été  convenu  que  l'on 
coucherait  au  bordj.  Vers  six  heures,  Pontrailles  servit  à  ses  hôtes  un 
dîner  des  plus  somptueux  pour  un  dîner  du  Jurjura.  La  cuisine  arabe 
et  la  cuisine  française  s'étaient  ingénieusement  combinées.  Quelques 
mets  d'une  apparence  presque  parisienne  se  montraient  entre  le  cous- 
coussou  et  la  tourta.  Ces  ustensiles  inconnus  aux  Arabes,  les  couteaux 
et  les  fourchettes,  étaient  en  abondance  sur  la  table.  Chaque  convive 
avait  son  verre,  et,  à  côté  de  la  gargoulette  où  repose  l'austère  breu- 
vage des  musulmans,  un  vaste  flacon  était  rougi  par  l'ardente  liqueur 
des  chrétiens.  Mais  le  comte  de  Bresmes  professait  en  matière  gastro- 
nomique les  doctrines  les  plus  absolues  et  les  plus  intolérantes.  C'é- 
tait le  seul  point  sur  lequel  il  fît  trêve  à  son  habituel  scepticisme.  Il 
se  mit  donc  à  frapper  la  cuisine  arabe  d'une  énergique  réprobation, 
puis  ses  attaques  passèrent  bientôt  à  tout  ce  que  renferme  l'Afrique  et 
à  l'Afrique  elle-même.  Alors  Pontrailles  s'éveilla  :  ce  fut  sur  les  che- 
vaux que  s'engagea  la  plus  vive  et  la  plus  opiniâtre  discussion.  M.  de 
Bresmes  appartenait  à  cette  école  de  sport smen  qui  semble  s'être  iden- 
tifiée avec  les  chevaux  anglais  et  regarder  comme  un  outrage  personnel 
l'hommage  rendu  à  tout  animal  qui  n'a  pas  du  sang  britannique  dans 
les  veines.  Il  affirma  que  le  meilleur  cheval  de  Pontrailles  ne  valait 
pas  le  dernier  coureur  du  Champ-de-Mars,  que  les  chevaux  arabes 
étaient  disgracieux,  tarés,  sans  allure,  propres  à  porter  du  reste  le 
soldat  français,  qui  est  le  plus  ignorant  des  cavaliers,  mais  indignes 
d'être  montés  par  des  gentlemen  et  des  jockeys.  Cette  loi  de  l'hospi- 
talité, sacrée  partout  et  particulièrement  dans  un  bordj,  empêcha 
seule  Pontrailles  de  faire  voler  une  assiette  à  la  tête  de  son  adver- 
saire. Il  rappela  le  pacha  d'Egypte  défiant  vainement  le  Jockey-Club 


552  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

(le  Londres,  les  courses  d'automne  en  Algérie,  et  surtout  ces  courses 
de  chaque  jour,  à  travers  d'exécrables  terrains,  où  nos  soldats  ont 
la,  misère  en  croupe  et  le  péril  pour  but.  Il  prétendit  qu'avec  Emba- 
rek  il  forcerait  Miss  Annette  et  Prédestiné  à  se  casser  les  reins,  et, 
du  cheval  arrivant  au  cavalier,  il  soutint  que  chasseur  d'Afrique  ou 
spahi  passerait  par  plaisir,  par  devoir,  tout  simplement  même  par 
insouciance,  où, aucun  pari  ne  pourrait  envoyer  ni  un  gentleman  ni 
un  jockey..  Tout  cela  fut  dit,  il  faut  en  convenir,  d'un  ton  assez  em- 
porté,, et  dans  un  langage  qui  n'était  pas  des  plus  choisis.  M'""  de 
Bresmes  pensait,  en  regardant  tour  à  tour  les  deux  interlocuteurs, 
que  l'un  était  une  fourchette  et  l'autre  un  sabre.  Elle  ne  croyait  pas 
être  si  près  d'un  cœur. 

Une  nouvelle  discussion  qu'elle  souleva,  pour  mettre  fin  à  celle 
des  chevaux,  sembla  l'éloigner  encore  de  Sidi-Pontrailles.  Elle  avait 
entendu  pailer,  dit-elle,  d'officiers  qui  prenaient  pour  compagnes  des 
femmes  indigènes,  et  faisaient  de  ces  créatures  les  maîtresses  de  leur 
foyer;  elle  trouvait  là  une  grossièreté  d'esprit,  une  indélicatesse  de 
mœurs  qui  l'aflligeaient  pour  notre  armée.  Quel  échange  de  pensées 
pouvait-on  avoir  avec  une  Mauresque  ou  une  Kabyle?  Et  que  deve- 
nait la  vie  intérieure  quand  tout  commerce  intellectuel  en  était  pros- 
crit? Irritée  par  les  allures  un  peu  rudes  de  son  cousin,  la  nièce  de 
M'""  de  Cerney  fit  cette  dernière  réflexion  avec  une  sorte  de  pédante 
mignardise  dont  Pontrailles  se  sentit  froissé  à  son  tour.  Aussi,  lais- 
sant parler  une  humeur  passagère,  non  point  ses  vrais  et  habituels 
instincts,  il  traita  de  besoins  factices,  dont  nous  délivrait  une  exis- 
tence virile,  les  plus  touchantes,  les  meilleures  exigences  de  l'esprit. 
Il  glorifia  dans  la  femme  orientale  la  matière  heureuse  de  sa  paix;  il 
vanta  cet  amour  dont  le  sommeil  n'a  jamais  été  troublé  par  des 
larmes  ])rûlantes  tombées  des  yeux  de  Psyché.  Les  trois  convives  se 
retirèrent  de  table  fort  mécontens  les  uns  des  autres,  et  cependant 
l'heure  s'était  déjà  levée  où  deux  âmes  de  plus  devaient  s'unir  en  ce 
monde. 

On  alla  prendre  le  café  sur  la  terrasse.  Quoiqu'on  fût  alors  en 
octobre,  le  ciel  était  d'une  douceur  merveilleuse.  En  Afrique,  le  ciel 
est  comme  la  mer  animé  d'une  vie  passionnée;  après  ses  orageux 
caprices,  il  a  des  instans  de  calme  radieux,  il  a  l'air  de  vouloir  faire 
oublier,  à  force  de  paix  et  de  clémence,  ce  qu'il  a  eu  d'impétueux, 
de  sinistre  et  de  tourmenté.  C'était  donc  une  admirable  nuit.  Les 
montagnes  dessinaient  leurs  sombres  profils  dans  une  atmosphère 
transparente;  les  étoiles  se  montraient  jusqu'en  de  fabuleuses  profon- 
deurs, et  l'on  sentait  sur  le  paysage  tout  entier  ce  charme  féerique 
qui,  sans  le  secours  du  sommeil,  pénètre  à  certaines  heures  et  notre 
i-egaid  et  notre  âme  de  la  lumière  enchantée  des  songes. 


CARACTÈRES   ET    RÉCITS.  553 

Malgré  sa  grande  habitude  du  spectacle  qu'il  avait  sous  les  yeux, 
Pontrailles  se  sentit  ému,  et  il  s'aperçut  que  M""*  dé  Bresmes  partageait 
son  émotion.  Après  s'être  accoudée  un  instant  sur  le  petit  mur  percé 
de  meurtrières  qui  bordait  la  terrasse,  Anne  se  redressa  et  tourna 
tout  à  coup  vers  son  cousin  un  regard  animé  d'une  splendeur  mys- 
térieuse comme  le  ciel  qu'elle  venait  de  contempler.  Avec  un  entraî- 
nement subit,  Pontrailles  effleura  de  sa  bouche  l'oreille  de  la  char- 
mante voyageuse,  et,  se  rappelant  un  passage  de  Goethe  :  Ne  serait-ce 
point,  fit-il,  le  moment  de  s'écrier  :  «  Rlopstock?  »  Elle  tressaillit, 
puis  lui  dit  tout  haut,  mais  avec  un  sourire  qui  avait  une  sorte  de  ten- 
dresse :  Vous  avez  donc  lu  Werther? 

—  Ah  !  répondit  Pontrailles,  vous  croyez  que  nous  autres  inilitaires 
nous  n'avons  jamais  lu  que  notre  théorie?  Vous  dites  :  Ce  sont  de 
pauvres  brutes;  ils  boivent,  ils  mangent,  ils  se  battent;  mais  il  y  a  une 
région  tout  entière  où  ils  n'ont  pénétré  jamais;  ils  ne  vont  dans  le  monde 
invisible  que  le  jour  où  une  balle  leur  brise  le  crâne.  Eh  bien  !  vous 
vous  trompez.  Tel  que  vous  me  voyez,  moi,  j'ai  lu  Goethe,  Byron  et 
Shakspeare.  J'ai,  comme  un  autre,  mes  heures  d'étude,  de  recueille- 
ment et  même  de  rêverie;  seulement,  quand  je  sens  mes  songeries 
devenir  maladives,  quand  je  tourne  au  René,  je  vais  dans  mon  écurie, 
je  m'assure  qu  Embarek,  AlietSélim  ne  manquent  de  rien,  qu'ils 
ont  mangé  l'orge  avec  appétit,  qu'on  leur  a  fait  une  bonne  litière; 
puis  je  regarde  ces  trois  pauvres  animaux  avec  leur  honnête  physio- 
nomie, et  je  sens  leur  calme  qui  me  gagne.  Je  soupçonne  lord  Byron 
de  n'avoir  jamais  aimé  les  chevaux  qu'en  poète  pour  s'élancer  sur  leur 
dos  à  travers  fespace.  Ceux  qui  les  aiment  de  cette  façon  ne  savent 
point  en  tirer  un  vrai  profit.  Il  faut  aller  trouver  les  bêtes  à  côté  de 
leur  mangeoire.  Si  Notre-Seigneur  est  né  dans  une  étable,  c'est  parce 
qu'il  a  voulu,  croyez-le  bien,  glorifier  ce  qu'un  pareil  séjour  a  de  mer- 
veilleusement sain  pour  l'âme.  Je  mène  une  vie  qui,  je  l'espère,  au 
lieu  de  tuer  mon  esprit,  lui  fera  une  plus  longue  jeunesse  que  celle 
de  mon  corps;  seulement,  fit-il  brusquement  après  un  moment  de 
silence,  de  cette  jeunesse-là,  que  ferai-je? 

Un  séducteur  de  profession  n'eût  pas  mieux  amené  la  réponse  qui 
sortit  fatalement  des  lèvres  de  M™"  de  Bresmes. 

—  Elle  vous  servira,  cette  jeunesse,  à  aimer. 

—  Aimer!  s'écria  Pontrailles,  comme  s'il  répétait  quelque  mot 
étrange.  Et  qui  donc  voulez-vous  que  j'aime? 

Cette  fois  Anne  partit  d'un  éclat  de  rire. 

—  Ah  !  fit  alors  Pontrailles  comme  frappé  d'une  idée  subite  et 
avec  un  accent  bizarrement  sérieux,  je  pourrais  être  amoureux  de 
vous. 

Puis  il  réfléchit,  et  du  même  ton  :  —  Ce  serait,  ajouta-t-il,  un 

TOME   I.  36 


554  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

grand  malheur  pour  nous  deux,  pour  vous  surtout.  Votre  vie  de 
Paris  vous  semblerait  si  cruellement  fade  quand  je  vous  aurais  aimée  ! 

Le  regard  dont  il  accompagna  ces  paroles  avait  quelque  chose  à 
la  fois  de  si  grave  et  de  si  ardent,  que  M""^  de  Bresmes  en  fut  toute 
troublée,  et  ce  fut  avec  émotion  qu'elle  répondit  en  s'eflbrçant  d'être 
enjouée  :  —  Savez-vous,  mon  cousin,  que  vous  avez  une  fatuité 
d'une  espèce  sauvage  et  primitive?  Vous  admettez  que  le  jour  où 
vous  aurez  daigné  avoir  quelque  tendresse  pour  moi ,  toute  ma  vie 
sera  brûlée. 

-T-  Non,  je  ne  suis  pas  fat,  interrompit  impétueusement  Pontrailles, 
j'en  atteste  ma  vie  entière,  où  les  vanités  de  toute  nature  n'ont  guère 
eu  occasion  de  se  produire.  Je  n'ai  pas  de  fatuité;  mais  ce  que  vous 
ne  croiriez  point,  j'ai  beaucoup  de  bon  sens,  et  ce  bon  sens-là  me 
dit  que  je  vous  ferais  sentir  ce  que  j'éprouverais.  Ce  n'est  point  par 
moi  seul  que  je  deviendrais  votre  fatalité.  J'emprunterais  ma  puis- 
sance sur  vous  de  tout  ce  qui  m'entoure.  Cette  étrange  habitation  où 
je  vous  reçois,  ce  paysage  que  nous  regardons  ensemble,  ce  ciel  qui 
nous  jette  dans  le  même  rêve,  voilà  qui  graverait  à  jamais  mon  image 
au  fond  de  votre  pensée.  Le  fantôme  que  vous  emporteriez  en  vous 
n'aurait  point  de  rivaux  à  craindre.  Ceux  que  vous  verrez  là-bas 
n'auront  ni  mon  hordj,  ni  mes  montagnes,  ni  mon  illumination  d'é- 
toiles. Ils  vous  oflriront  de  nouveau,  avec  leur  opiniâtre  monotonie, 
ce  que  vous  avez  repoussé  déjà.  Oui,  vous  m'aimeriez  parce  que  je  res- 
terais pour  vous  quelque  chose  d'unique;  et  vous,  la  seule  femme  qui 
m'ait  jamais  rappelé  les  créations  des  livres,  les  visions  de  mon  cœur, 
de  quel  amour,  moi  aussi,  je  vous  aimerais! 

—  Heureusement,  fit-elle  tout  à  coup  en  lui  tendant  la  main,  nous 
ne  nous  aijfions  pas. 

Pontrailles  la  regarda  et  vit  dans  ses  yeux,  qu'éclairait  la  lumière 
desétoiles,  deux  larmes,  brillans  joyaux  du  trésordivin  des  tendresses. 
Il  appuya  ses  lèvres  sur  cette  main  qu'on  lui  tendait,  et  sentit  ce  tres- 
saillement intérieur  qui  indique  une  naissance  dans  notre,  âme.  Ils 
s'aimaient. 

IV. 

Pendant  tout  le  temps  de  cet  entretien,  le  comte  de  Bresmes  avait 
d'abord  fumé  dans  un  profond  recueillement  un  chibouque  sans  s'in- 
quiéter ni  du  ciel,  ni  des  montagnes,  ni  de  sa  femme;  puis  il  s'é- 
tait retiré  dans  la  chambre  que  Pontrailles  lui  avait  fait  préparer.  Il 
dormait  là  du  sommeil  d'un  homme  que  la  jalousie  n'a  jamais  hanté, 
quand  Anne  résolut  de  se  retirera  son  tour.  C'était  la  pièce  mèms  où 
il  couchait  que  Pontrailles  avait  cédée  à  sa  cousine.  Cette  pièce  était 


CARACTÈRES   ET    RÉGifS.  555 

fort  peu  ornée  :  un  fusil  arabe,  deux  pistolets,  un  sabre  de  combat, 
rompaient  seuls  la  monotonie  de  quatre  murailles  blanchies  à  la 
chaux;  mais  d'une  ouverture  pratiquée  auprès  du  lit  on  apercevait 
l'admirable  site  que  dominait  le  bordj ,  .et  Pontrailles  avait  pensé  que 
sa  cousine  serait  réjouie  à  son  réveil  par  cette /e^«?  des  yeux,  comme 
disent  les  Orientaux. 

Lorsqu'elle  fut  dans  sa  chambre,  Anne  sentit  qu'elle  allait  avoir 
l'insomnie  pour  compagne,  non  point  cette  cruelle  insomnie  aux  traits 
de  fantôme  qui  chasse  lady  Macbeth  de  sa  couche,  mais  cette  in- 
somnie pleine  d'inquiétude  et  d'ivresse  comme  la  nuit  où  respire 
Juliette.  Elle  ne  voulut  pas  faire  de  vains  efforts  pour  appeler  un  som- 
meil qu'elle  ne  désirait  pas  d'ailleurs,  je  le  crois  bien;  car  il  est  des 
pensées  semblables  à  ces  bouquets  dont  on  ne  veut  point  se  séparer, 
quoiqu'ils  causent  une  excitation  douloureuse  à  notre  cervelle.  Elle 
voulait  songer  des  dernières  paroles  de  Pontrailles. 

Elle  se  mit  à  examiner  la  chambre  où  elle  était.  Les  objets  qu'elle 
avait  sous  les  yeux  ne  pouvaient  que  plaire  à  sa  rêverie.  Pontrailles 
avait  laissé  sur  la  table  à  laquelle  il  s'asseyait  quelquefois  les  livres, 
en  bien  petit  nombre,  qu'il  avait  emportés  dans  sa  solitude.  Les  livres 
sont  les  amis  auxquels  s'applique  le  mieux  un  des  proverbes  les  plus 
connus.  Ceux  que  Pontrailles  avait  choisis  racontaient  avec  éloquence 
cette  singulière  nature.  C'était  c€tte  fleur  par  excellence  de  toutes 
les  cellules,  Y  Imitation,  présent  de  M"*  de  Pontrailles  à  son  fils; 
puis  comme  une  rose  à  côté  d'un  lys,  comme  des  castagnettes  à  côté 
d'un  crucifix,  un  volume  de  l'Arioste  côtoyant  cette  œuvre  sacrée. 
C'était  ensuite  ce  recueil  populaire  que  vous  avez  rencontré  peut- 
être  dans  d'humbles  bibliothèques,  ce  volume  où  on  a  réuni  René, 
Ataîa  et  une  poétique  bluette  que  je  ne  dédaigne  point  malgré  son 
tour  un  peu  prétentieux,  un  peu  suranné,  le  Dernier  des  Abencer-: 
rages.  C'était  enfin  un  ouvrage  sérieux  sorti  d'un  esprit  rompu  à  l'ac- 
tion et  d'un  cœur  familiarisé  avec  la  mort  :  l'Esprit  des  institutions 
militaires,  par  le  maréchal  Marmont. 

Voilà  quels  étaient  tous  les  trésors  littéraires  de  Sidi-Pontrailles. 
C'en  était  assez  jiour  montrer  que  l'esprit  avait  sa  part  dans  cette 
vie  si  noblement  livrée  à  l'action.  Anne  devait  trouver  des  indices 
plus  saisissans,  plus  intimes  encore  de  la  pensée  qu'elle  cherchait  à 
deviner.  Sur  cette  table  où  errait  son  regard,  elle  aperçut  quelques 
papiers  qui  semblaient  dans  un  assez  grand  désordre.  Sa  curiosité 
n'était  pas  de  celles  qui  savent  s'imposer  des  limites.  Elle  lut  ces 
pages  que  lui  offrait  le  hasard,  et  bientôt  elle  se  sentit  plongée  dans 
un  singulier  attendrissement.  Ce  qu'elle  avait  sous  les  yeux,  c'était 
l'âme  même  de  Pontrailles  subissant  ce  besoin  d'épanchement  dont 
je  crois  qu'aucune  âme  n'est  affranchie.  Quoique  le  pauvre  Guillaume, 


556  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  coup  sûr,  ne  fût  pas  un  mandarin,  il  lui  était  arrivé  à  certaines 
heures,  dans  son  isolement,  de  donner  une  forme  à  ses  songeries. 
Ses  lectures  lui  avaient  inspiré  des  réflexions  empreintes  de  cette 
originalité  qui  était  la  grâce  souveraine  de  sa  nature.  Ainsi,  à  pro- 
pos du  maréchal  Marmont  et  de  son  traité,  il  avait  écrit  lui-même 
sur  sa  profession  quelques  lignes  d'une  véritable  éloquence.  Ce  mysté- 
rieux dévouement  du  soldat  trouvant  dans  la  perpétuelle  oblation  de 
sa  chair  tantôt  les  élans  d'une  joie  ardente,  tantôt  le  mouvement  pai- 
sible d'une  consolation  secrète,  était  là  naturellement  exprimé.  Cer- 
tains mots,  certaines  pensées  d'un  abandon  un  peu  puéril  rendaient 
plus  frappant  encore  l'héroïsme  austère  de  ce  sentiment.  Après  des 
considérations  sur  l'armée,  dignes  de  l'intelligence  la  plus  sérieuse- 
ment guerrière,  on  lisait  :  «  Je  remercie  le  ciel  de  ne  pas  être  fantas- 
sin, quoique  assurément  je  sois  plein  de  respect  pour  l'infanterie. 
Le  guerrier  complet  se  compose  d'un  homme  et  d'un  cheval.  Ce  mal- 
heureux fantassin  me  paraît  toujours  un  soldat  mutilé.  Mon  Dieu,  soyez 
béni  pour  le  compagnon  à  quatre  jambes  que  vous  m'avez  donné!  A 
certains  mouveraens  de  mon  cœur,  j'ai  cru  souvent  que  le  cheval  était 
né  à  la  façon  de  notre  mère  Eve,  qu'il  avait  été  fait  avec  le  sang  et 
la  chair  du  cavalier.  » 

De  cette  explosion  d'enthousiasme  hippique,  on  passait  brusque- 
ment à  des  inspirations  bien  différentes.  Le  chapitre  sur  l'amour  ve- 
nait d'éveiller  chez  Pontrailles  d'autres  tendresses  que  ses  tendresses 
chevalines.  Vous  connaissez  l'histoire  de  ce  saint  qui  s'était  fait  une 
femme  de  neige.  De  ses  plus  pures,  de  ses  plus  idéales  pensées,  Pon- 
trailles se  faisait  une  maîtresse  à  laquelle  il  livrait  sa  vie.  11  compo- 
sait une  sorte  d'idylle  mystique  qui  rappelait  le  souhait  de  Gessner. 
Il  se  construisait  un  asile,  seulement  un  asile  vivant  au  lieu  d'un 
asile  de  feuillage;  il  inventait  pour  son  idole  tout  un  culte  aux  pra- 
tiques d'une  chaste  passion  :  baiser  le  velours  du  prie-Dieu  usé  par 
ses  genoux,  se  pencher,  elle  et  lui,  sur  le  même  livre,  quelquefois 
tomber  à  ses  pieds  et  se  sentir  pris  alors  d'un  désir  extatique  de  mou- 
rir] Tout  d'un  coup  la  mélodie  changeait,  l'Arioste  avait  passé  par  l<à, 
Alcine  était  entrée  dans  l'oratoire  :  <(  11  ne  doit  y  avoir,  disait-il,  qu'un 
seul  amour  pour  un  soldat,  c'est  l'amour  que  l'on  cueille  et  que  l'on 
•jette  comme  une  branche  de  laurier  rose.  Aussi  les  Arabes,  qui  sont 
nos  maîtres  en  fait  de  sentiment  guerrier,  traitent-ils  avec  raison  la 
femme  comme  on  traite  le  vin  chez  nous;  ils  ne  lui  demandent  qu'une 
ivresse  passagère.  »  Qu'on  ne  sourie  pas  trop  à  tout  cela  d'un  mal- 
veillant sourire  :  ces  pensées  disparates  aux  formes  légères,  s'éva- 
nouissant  quand  on  les  touche,  ne  peuvent-elles  pas  être  regardées 
comme  des  mirages?  Elles  étaient  nées  dans  le  pays  même  où  se 
produisent  ces  jeux  de  notre  cerveau  et  de  la  lumière.  Anne  suivait 


CARACTÈRES   ET   RÉCITS.  557 

avec  une  profonde  émotion  ces  mouvemens  d'un  cœur  chaleureux, 
d'un  esprit  hardi  et  gracieux  s' agitant  dans  une  région  où  elle  n'a- 
vait jamais  pénétré.  Au  milieu  de  cette  nuit  et  de  cette  solitude,  ce 
qu'elle  lisait  prenait  des  formes  sensibles  :  elle  s'imaginait  avoir  sous 
les  yeux  les  visions  de  l'étrange  château  où  l'avait  conduite  son 
destin. 

V. 

M""  de  Bresmes  s'était  endormie  quelques  instans  avant  le  lever  du 
jour;  elle  avait  été  prise  par  un  de  ces  sommeils  aux  lentes,  mais 
puissantes  conjurations,  qui  vous  enchaînent  pour  longtemps  au  fond 
de  leurs  demeures  enchantées  une  fois  qu'ils  se  sont  emparés  de 
vous.  Quand  elle  se  réveilla,  le  soleil  inondait  sa  chambre.  Elle  se 
sentit  au  cœur  une  allégi'esse  qui,  depuis  bien  longtemps,  lui  était 
inconnue.  C'était  le  chant  de  ces  pensées  qui  s'abattent  sur  les  âmes 
où  fleurit  l'amour,  comme  les  oiseaux  sur  les  arbres  où  s'épanouit  le 
printemps. 

Une  heure  après  son  réveil,  elle  apprenait  par  Pontrailles,  sur  la 
terrasse  du  bordj,  que  M.  de  Bresmes  venait  de  partir  avec  une  es- 
corte pour  aller  chasser  le  sanglier  chez  un  caïd  des  environs.  M.  de 
Bresmes  était  un  de  ces  maris  qui  font  croire  à  l'intervention  dans  les 
affaires  conjugales  d'une  puissance  mystérieuse  protectrice  des  céli- 
bataires. A  peine  réveillé,  il  était  allé  trouver  Pontrailles  pour  lui  dire 
qu'il  voulait  à  toute  force  se  donner  le  plaisir  d'une  chasse  africaine. 
L'officier  lui  avait  répondu  qu'il  ne  pouvait  point,  à  son  grand  regret, 
l'accompagner,  parce  que  son  devoir  le  retenait  à  son  poste,  mais 
qu'il  le  ferait  chasser  tant  qu'il  voudrait  sous  la  direction  d'un  hon- 
nête caïd  et  sous  la  garde  d'intrépides  spahis.  M.  de  Bresmes  était 
parti;  Guillaume  était  resté,  remerciant  Dieu  d'avoir  mis  au  cœur  des 
hommes  le  goût  de  détruire  les  sangliers. 

La  journée  qui  commença  pour  Pontrailles  après  ce  départ  est, 
avec  celle  qui  l'a  suivie,  de  ces  souvenirs  qu'on  craint  de  tirer  des 
profondeurs  embaumées  où  ils  reposent  au  fond  de  nous.  Ce  sont  des 
fantômes  qui  expliquent  la  fable  divine  d'Eurydice.  Des  accens  magi- 
ques les  évoquent,  un  regard  peut  les  faire  évanouir.  Toutefois  je 
tenterai  la  conjuration. 

Vers  trois  heures,  Pontrailles  et  sa  cousine  montèrent  à  cheval.  A 
ce  moment  du  jour,  il  y  a  déjà,  dans  le  ciel  si  vivant,  si  mobile  d'Afri- 
({ue,  un  mouvement  sensible  pour  les  yeux  et  pour  l'esprit.  Quelques 
clartés  trop  vives  commencent  à  s'effacer,  et  je  ne  sais  quoi  annonce 
l'arrivée  des  teintes  majestueuses.  C'est  comme  un  orchestre  qui 
nous  prépare,  après  les  danses  étincelantes  des  notes  légères,  à  la 


558  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

marche  imposante  des  graves  accords.  A  cette  heme,  nombre  de 
gens  en  ont  fait  l'expérience,  les  moins  poétiques  natures  subissent 
souvent  une  violente  action.  Les  Orientaux  ont  raison  de  mépriser  le 
vin  :  l'ivresse  est  dans  l'air  qu'ils  respirent.  A  ce  moment  donc  où  leur 
ardente  terre  reçoit  comme  un  dernier  baiser  du  soleil,  il  y  a  bien 
peu  d'âmes  qui  n'éprouvent  un  frémissement  passionné.  Anne  n'avait 
encore  passé  avec  Pontrailles  que  quelques  rapides  instans  de  la  ma- 
tinée, elle  ne  lui  avait  parlé  ni  de  ses  lectures,  ni  de  ses  pensées  de 
la  nuit.  En  cet  instant,  ces  récens  souvenirs  s'offrirent  à  elle  dans 
toute  leur  puissance. 

—  Mon  cher  cousin,  dit-elle,  je  remercie  Dieu  d'un  voyage  qui  m'a 
fait  connaître  deux  pays  entièrement  nouveaux  pour  moi,  cette  mer- 
veilleuse contrée  où  nous  nous  promenons  maintenant  ensemble,  et 
votre  esprit,  où  j'ai  fait  des  excursions  cette  nuit. 

—  Quoi!  s'écria  Pontrailles,  dont  le  teint  bruni  se  couvrit  d'une 
subite  rougeur,  auriez-vous  jeté  les  yeux  sur  les  paperasses  que 
j'avais  laissées  entre  mes  livres?  Je  suis  désolé  que  vous  ayez  lu  ces 
fadaises,  qui  sont  indignes  d'occuper  une  seule  minute  une  intelli- 
gence telle  que  la  vôtre.  Que  voulez-vous?  la  solitude  porte  à  la 
rêvasserie.  Mon  seul  tort,  c'est  de  ne  pas  avoir  laissé  mes  rêves  s'en- 
voler comme  la  fumée  de  ma  pipe. 

—  Si  vous  aviez  vu  ce  qui  se  passait  en  moi  cette  nuit,  répondit 
Anne,  peut-être  ne  regretteriez-vous  point  ce  tort-là. 

I  Pontrailles  garda  le  silence.  11  y  a  de  ces  paroles  chaudes  et  douces 
comme  un  soleil  printanier  qui  vous  donnent  un  bonheur  dont  on  a 
besoin  de  se  pénétrer  longuement.  Il  baissa  la  tête  sur  son  cheval, 
dont  la  crinière  dorée  et  soyeuse  ne  l'avait  jamais  tant  charmé.  Son 
visage,  quand  il  le  releva  pour  regarder  sa  cousine,  rayonnait  de 
cette  joie  que  Dieu  tire  si  rarement  pour  nous  de  son  trésor. 

—  Tenez,  fît-il,  hier  soir  je  vous  ai  aimée.  A  présent  je  veux  vous 
dire  que  je  vous  aime.  Je  sens  mon  âme  désormais  changée.  Peut- 
être  éprouvèrai-je  de  cruelles  souft'rances,  mais  je  ne  voudrais  point, 
pour  ce  qui  m'est  le  plus  cher  en  ce  monde,  pour  la  part  d'honneur 
et  de  danger  que  peut  me  réserver  l'avenir,  n'avoir  point  connu  ce 
qui  se  passe^en  moi.  Le  dieu  que  m'annonçaient  des  voix  mystérieuses 
vient  de  naître  au  fond  de  mon  cœur.  Je  le  salue  et  lui  offre  en  pré- 
sent toutes  mes  pensées.  Ma  cousine,  je  vous  en  supplie,  aimez-moi; 
je  mérite  que  vous  m'aimiez.  J'ai  rougi  tout  à  l'heure  quand  vous 
m'avez  appris  que  cette  nuit  vous  aviez  fait  invasion  dans  mes  son- 
geries, c'est  de  plaisir  que  je  rougissais.  Je  vous  ai  dit  que  j'étais 
désolé,  j'étais  heureux;  car  je  crois  en  effet  digne  de  vous  cet  homme 
qu'à  présent  vous  connaissez.  Je  n'ai  vécu  que  pour  les  nobles  émo- 
tions, seulement  la  plus  noble  de  toutes  me  manquait,  et  vous  me 


CARACTÈRES    ET    RÉCITS.  "  559 

l'avez  donnée.  Aussi  votre  image  ne  pourra  jamais  être  détruite  en 
moi  que  par  une  balle,  si  une  balle  peut  frapper  toutefois  ce  qui  est 
dans  mon  âme  au  moins  autant  que  dans  ma  chair. 

Et  il  ajouta  ces  simples  paroles  que,  loin  de  lui,  Anne  a  cru  bien 
souvent  entendre  encore  vibrer  : 

—  Mon  Dieu!  que  je  vous  aime  et  que  je  vous  aimerai! 

Anne  se  i>encha  sur  son  cheval,  et  d'une  voix  brève,  ardente,  pas- 
sionnée comme  celle  de  Chimène  laissant  échapper  son  secret  : 

—  Et  moi  aussi,  lui  dit-elle,  je  vous  aime. 

Si  Ion  me  dit  que  ce  fut  là  un  aveu  trop  rapide,  je  répondrai  que 
cette  scène  d'amour  ne  se  passait  pas  dans  un  salon,  que  le  ciel 
d'Afrique  agissait  sur  ces  deux  êtres,  entraînés  irrésistiblement  l'un 
vers  l'autre;  et  pour  peu  que  l'on  me  presse,  j'ajouterai  que  dans 
bien  des  salons,  du  reste,  des  aveux  aussi  rapides  que  celui-là  ont 
été  arrachés  à  de  fort  honnêtes'dames,  comme  dirait  Brantôme.  Enfin 
le  fait  est  qu'entre  trois  et  quatre  heures,  dans  une  de  ces  vallées  oii 
l'on  se  sent  saisi  d'émotions  secrètes  et  profondes,  Anne  et  Guillaume 
se  confièrent  tous  deux  qu'ils  s'aimaient.  Cette  journée,  dont  je  cher- 
che à  me  rappeler  les  moindres  souvenirs,  me  semble  elle-même, 
comme  la  vallée  où  elle  s'écoula,  une  région  mystérieuse  et  sacrée 
où  l'on  ne  peut  pénétrer  sans  trouble.  —  Toute  ma  vie,  a  dit  bien 
souvent  Pontrailles,  à  certaines  heures,  je  me  retirerai  dans  ce 
jour-là. 

L'Afrique  est  le  pays  des  ruines.  Gomme  un  cheval  qui  secoue  son 
cavalier  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  renversé,  cette  puissante  nature  s'est 
déjà  bien  des  fois  délivrée  des  nations  conquérantes  et  de  leurs  œu- 
vres. Les  deux  amans  s'arrêtèrent  à  une  fontaine  où  l'on  reconnais- 
sait encore  les  traces  de  cet  art  solennel  des  Romains,  qui  associe 
avec  tant  de  grâce  majestueuse  la  tristesse  de  ses  débris  à  la  mélan- 
colie des  grands  sites.  Ils  s'assirent  sur  une  pierre  que  couvrait  à 
moitié  une  mousse  sombre.  Là,  ils  laissèrent  jaillir  et  murmurer  leur 
amour,  plus  frais  et  plus  limpide  que  l'eau  qui  coulait  à  leurs  pieds. 
L'amour  a  ce  charme,  entre  toutes  ses  magies,  qu'il  transforme, 
comme  cette  fée  d'un  vieux  conte,  en  roses  et  en  diamans  les  moin- 
dres paroles  des  amoureux.  Le  miracle,  il  est  vrai,  n'est  visible  que 
pour  deux  personnes;  mais  qu'importe,  puisque  ces  deux  personnes 
ont  toute  la  vie  de  l'univers  en  eux? 

Avec  cette  gaieté  dont  les  amans  ont  le  privilège  à  certaines  heures 
comme  les  enfans,  avec  cette  gaieté  franche,  irréfléchie  et  chaude, 
véritable  soleil  du  cœur,  Pontrailles  lui  dit  tout  à  coup  : 

—  Savez-vous  à  quoi  je  viens  de  penser,  en  visitant  avec  vous  ce 
beau  pays  et  ces  touchantes  ruines?  Je  viens  de  penser  à  un  célèbre 
roman  que  m'a  fait  dernièrement  parcourir  le  hasard  des  lectures 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

militaires,  à  la  Corinne  de  M'"^  de  Staël,  que  j'ai  rencontrée  dans  un 
petit  poste  du  Tell,  chez  un  officier  des  bureaux  arabes.  Je  trouve 
que  nous  ressemblons  tous  deux  aux  héros  de  ce  livre,  seulement 
j'ai  peur  que  vous  ne  soyez  Oswald  et  que.je  ne  sois  Corinne.  Yous 
me  délaisserez  pour  quelque  blonde  Lucile,  c'est-à-dire  pour  un  de 
ces  diplomates  roses  et  frisés  qui  ont  parcouru  le  monde  entier  sans 
jamais  rester  douze  heures  à  cheval,  et  parlent  cependant  à  tout  pro- 
pos de  ce  qu'ils  ont  aperçu  derrière  leur  cache-nez,  à  travers  les 
glaces  des  chaises  de  poste  et  des  wagons. 

—  Vous  tenez  là  d'indignes  propos,  lui  répondit-elle.  Il  y  a  long- 
temps que  je  connais  les  gens  dont  vous  parlez  et  que  je  ne  songe 
guère  à  les  aimer.  Yous  ne  méritez  pas  que  je  vous  dise  ce  que  votre 
regard  a  l'air  pourtant  de  me  demander,  que  vous  serez  mon  unique 
tendresse. 

—  Oh  !  s'écria  Pontrailles,  je  mérite,  au  contraire,  que  vous  me  le 
disiez;  dites-le  moi;  dites-moi  que  vous  m'aimerez  toujours;  j'aime 
cette  insulte  charmante,  ce  noble  défi  jeté  à  la  réalité. 

Et  il  baisa  avec  ardeur  le  petit  pied  qu'il  prit  dans  ses  mains  pour 
la  replacer  à  cheval. 

Gontinuerai-je  encore  le  récit  de  cette  journée?  On  dit  que  le  bon- 
heur ne  se  raconte  pas,  et  maintenant,  j'y  pense,  il  y  a  peut-être 
impiété  à  le  raconter.  Les  grandes  douleurs  et  les  grandes  joies  sont 
des  mystères  qui  s'indignent  d'être  produits  au  jour.  Je  voudrais 
pourtant  que  l'empreinte  de  ces  heures  qui  apportèrent  tant  de  dé- 
lices à  deux  cœurs,  dont  peut-être  l'un  est  éteint,  l'autre  transformé, 
ne  fût  pas  effacée  de  ce  monde.  Les  poètes  se  sont  souvent  révoltés 
contre  les  lieux  où  ils  ont  aimé,  et  dont  leur  amour  a  disparu  aussi 
complètement  que  le  soleil  chaque  soir  disparaît  de  la  cime  des  arbres. 
Si  cette  vallée  où  ils  se  promenèrent,  si  cette  fontaine  où  ils  s'assirent 
ne  dit  pUis  rien  de  ceux  à  qui  nous  pensons  aujourd'hui,  qu'au  moins 
ces  lignes  en  parlent. 

Dans  la  soirée  qu'ils  passèrent  ensemble,  lorsqu'ils  furent  rentrés 
au  borclj,  ils  pratiquèrent  tour  à  tour  ces  amoureuses  confessions  si 
remplies  de  soulagement  divin,  d'intimes  et  vives  félicités  qui  nous 
révèlent  au  fond  de  nous  des  sources  d'une  profondeur  inconnue.  Ils 
se  dirent  tout.  Chacun  fit  le  roman  de  sa  vie.  Celle-ci  raconta  ses  jours 
arides,  ses  nuits  frivoles,  son  esprit  mécontent  et  désœuvré,  son  cœur 
assoupi;  celui-là  dit  ses  heures  d'enthousiasme  et  de  souffrance,  ses 
pensées  tantôt  résignées,  tantôt  triomphantes;  tous  deux  s'aimèrent 
encore  plus  lorsqu'ils  se  furent  écoutés.  Quand  arriva  cet  instant  où 
il  faut  que  l'on  se  sépare,  quand,  après  un  de  ces  silences  pleins  de 
tendresse,  divines  fatigues  qui  succèdent  aux  étreintes  passionnées 
des  âmes,  ils  s'aperçurent  qu'ils  avaient  vu  ensemble  le  soleil  dis- 


CARACTÈRES    ET   RÉCITS.  561 

paraître  et  les  étoiles  se  lever,  que  la  nuit  était  avancée  déjà,  une  ar- 
dente pensée  s'empara  de  Pontrailles.  Il  se  mit  à  ses  genoux  et  lui  dit  : 
Faut-il  donc  que  je  vous  quitte,  vous  que  je  retrouverai,  je  l'espère, 
dans  l'éternité,  mais  que  je  verrai  si  peu  dans  cette  vie?  Yoyez-vous, 
toutes  les  séparations  sont  affreuses,  même  celles  de  quelques  instans. 
Ce  sont  des  provocations  au  malheur.  Quand  une  fois  on  a  trouvé  la 
chère  vision,  dont  on  doit  avoir  toute  son  existence  illuminée,  on  ne 
devrait  jamais  la  laisser  disparaître;  ces  ombres  que  nous  sommes 
tous  se  dispersent  et  s'évanouissent  si  vite  dans  la  vallée  où  Dieu  nous 
fait  errer.  Dans  ce  moment-ci,  je  vois  vos  yeux,  je  sens  vos  mains. 
Je  touche  le  Dieu  que  j'adore,  ne  m'abandonnez  point,  par  pitié. 

Elle  était  assise  sur  un  de  ces*  canons  qui  décoraient  la  terrasse  du 
hordj;  elle  s'inclina  sur  le  front  de  Pontrailles,  et  y  mit  un  baiser, 
puis  elle  se  leva  et  courut  à  la  chambre  où  elle  avait  passé  la  nuit. 
Une  tapisserie  en  défendait  seule  l'entrée.  Quand  elle  fut  arrivée  au 
seuil  de  ce  sanctuaire  qu'elle  voulait  rendre  inviolable,  elle  se  re- 
tourna vers  son  amant.  —  Maintenant  que  je  vous  connais,  fit-elle, 
je  me  sais  mieux  défendue  par  cette  tapisserie  que  je  ne  le  serais  par 
les  murs  d'une  forteresse.  Adieu,  mon  ami,  le  jour  vous  rendra  de- 
main votre  vision,  car  notre  amour  n'aura  rien  à  redouter  des  rayons 
du  soleil;  je  veux  qu'il  reste  pur  comme  le  ciel  dans  lequel  il  est  né. 

Pontrailles  alla  se  jeter  sur  une  petite  natte  et  alluma  une  longue 
pipe,  bien  sûr  de  n'avoir  cette  nuit-là  aucune  relation  avec  le  som- 
meil. Sa  vie  était  devenue  un  roman,  son  âme  une  vraie  élégie,  et  je 
crois  pourtant  que  le  hussard  reparut  en  lui.  Les  dernières  paroles  de 
M"'  de  Bresmes  lui  parurent  d'une  mauvaise  poésie;  mais  il  se  dit  :  — 
L'amour  est  comme  les  conquêtes,  il  a  sa  fatalité.  11  y  a  quelque 
temps  je  me  battais  dans  le  Tell,  me  voici  en  pleine  montagne  aujour- 
d'hui; j'étais  dans  le  petit  désert  l'an  dernier,  je  serai  l'année  pro- 
chaine dans  le  Sahara.  Demain  je  la  reverrai,  et  elle  m'aime. 

YL 

Elle  s'endormit,  elle,  au  contraire,  d'un  sommeil  à  la  fois  doux  et 
profond.  L'air  qu'elle  avait  respiré,  l'amour  dont  elle  s'était  enivrée, 
avaient  composé  un  vrai  philtre  dont  elle  subissait  l'influence.  J'ai 
remarqué  que  les  songes  en  Afrique  s'imprégnaient  d'une  chaleur, 
se  teignaient  d'un  coloris  que  les  rêves  n'ont  point  dans  nos  contrées. 
On  est  là  sur  la  terre  qui  a  porté  l'échelle  mystérieuse  dont  se  ser- 
vent les  anges  pour  descendre  du  ciel.  Elle  se  vit  errant  avec  Pon- 
trailles dans  des  lieux  plus  resplendissans  encore  que  ceux  qu'elle 
avait  parcourus.  C'était  la  splendide  idylle  de  sa  journée  qui  s'ache- 
vait dans  des  paysages  impossibles,  sous  des  ombrages  inconnus.  Elle 


562  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

se  voyait  avec  son  amant  au  bord  d'une  fontaine  magique  dont  les 
ondes  semblaient  receler  toute  sorte  de  merveilleux  secrets,  quand 
elle  fut  réveillée  brusquement  par  un  bruit  d'armes  et  de  chevaux. 
Elle  se  leva  précipitamment,  et  par  l'étroite  ouverture  pratiquée  près 
de  son  lit  elle  aperçut  un  spectacle  étrange.  Une  troupe  de  cavaliers 
était  .assemblée  sous  les  murs  du  bordj;  les  uns  étaient  vêtus  de  bur- 
nous rouges,  les  autres  de  burnous  blancs,  qui,  à  la  clarté  de  la  lune, 
leur  donnaient  l'air  de  ces  guerriers  fantômes  des  ballades.  Elle  crut 
un  moment  qae  son  sommeil  durait  encore,  seulement  que  les  songes 
terribles  avaient  succédé  aux  visions  gracieuses;  mais  bientôt  elle  jie 
put  plus  douter  qu'elle  ne  fût  aux  prises  avec  la  réalité.  Elle  assistait 
à  yn  de  ces  événemens  si  communs  en  Afrique.  Une  attaque  nocturne 
avait  été  tentée  sur  une  tribu  amie  à  quelques  pas  du  bordj  de  Pon- 
trailles.  Le  grand  justicier  du  pays  kabyle  allait  monter  à  cheval, 
courir  dans  la  montagne,  brûler  de  la  poudre  et  casser  des  têtes.  Elle 
se  sentit  saisie  d'un  mortel  effroi  dont  bientôt  elle  fut  tirée  par  le 
mouvement  de  cœur  le  plus  passionné  à  coup  sûr  qu'elle  aura  jamais 
de  sa  vie.  Elle  entendit  tout  près  d'elle  une  voix  qui  lui  disait: — Adieu, 
ma  chère  Anne,  je  vais  à  une  lieue  d'ici  faire  cesser  inie  fusillade  qui 
pourrait  se  rapprocher  et  troubler  sérieusement  votre  repos.  Je  vous 
en  supplie,  avant  mon  départ,  accordez-moi  une  seule  faveur,  tendez- 
moi  votre  main  à  travers  cette  tapisserie. 

Anne  s'élança  jusqu'au  seuil  de  sa  chambre  ;  elle  fit  ce  qu'on  lui 
demandait,  et  elle  sentit  sur  sa  main  un  baiser  fervent  comme  l'acte 
d'adoration  d'un  chrétien  à  sa  dernière  heure,  puis  elle  entendit  un 
pas  qui  s'éloignait  avec  un  bruit  d'éperons  et  de  sabre.  Elle  se  jeta  sur 
son  lit,  oubliant  un  moment  terreur,  danger,  toutes  les  pensées  sinis- 
tres et  tristes,  pour  se  livrer  à  l'un  de  ces  enthousiasmes  que  les 
femmes  de  notre  temps  surtout  ne  sont  pas  d'habitude  appelées  à 
connaître.  Anne  était  fîère  de  son  amant,  heureuse  de  son  amour;  elle 
se  sentait  la  compagne  d'un  soldat,  elle  combattait  et  triomphait  de 
l'âme  auprès  de  lui.  Elle  porta  à  ses  lèvres  la  main  que  venait  de 
toucher  la  bouche  de  Pontrailles,  pour  retrouver  l'empreinte  de  cet 
héroïque  baiser  :  son  ardeur  se  soutint  encore,  lorsque  derri^*e  sa 
fenêtre  elle  vit  son  amant  courir  dans  la  campagne  à  la  tête  des  spahis 
et  du, çowm;  mais  quand,  au  détour  de  l'un  de  ces  âpres  sentiers  qui 
conduisent  au  pays  des  coups  de  feu,  le  cheval  de  Pontrailles,  puis 
celui  du  dernier  de  ses  cavaliers  eurent  dispaiii,  elle  fut  prise  par  un 
effroi  accablant.  Ces  montagnes,  qui  le  matin  lui  avaient  appam  si 
riantes,  et  qui  maintenant  se  di-essaient  mornes  devant  elle,  lui  sem- 
blèrent destinées  à  cacher  un  mystère  de  sang  et  de  mort.  Les  pres- 
sentimens,  ces  tristes  oiseaux  qui  s'abattent  sur  les  âmes  blessées, 
ouvrirent  dans  son  esprit  leurs  noires  ailes.  Soyons  vrai  pourtant, 


CARACTÈRES   ET    RÉCITS.  563 

car  la  vérité  est  notre  passion,  elle  prit  à  cette  terreur  même  dont 
elle  se  sentait  pénétrée  un  secret  plaisir.  Elle  se  dit  qu'elle  assistait 
à  une  aventure  qui  la  Vengeait  de  toute  une  existence  de  monotonie, 
et  elle  n'en  eut  pour  Pontrailles  qu'une  plus  tendre,  qu'une  plus  brû- 
lante reconnaissance.  Le  dragon  qu'il  s'agit  de  vaincre  avant  tout, 
pour  mériter  que  les  femmes  vous  saluent  héros  entre  les  héros, 
c'est  l'ennui.  Maintenant  il  avait  disparu  pour  elle,  ce  tyran  qui  lui 
semblait  si  puissant  qu'elle  avait  fini  par  en  accepter  le  joug  avec 
une  morne  placidité.  Elle  marchait  dans  sa  vie  comme  dans  un  roman, 
se  demandant  avec  anxiété  ce  qu'elle  trouverait  derrière  les  pages 
qu'elle  parcourait  avidement.  Il  est  certain  que  le  matin  du  27  oc- 
tobre,— elle  n'oubliera  jamais  cette  date,  —  elle  était  dans  une  situa- 
tion où  ne  se  représente  guère  aucune  des  femmes  qui  sont  condam- 
nées chaque  soir  à  se  traîner  de  salon  en  salon,  retrouvant  partout  les 
mêmes  visages,  les  mêmes  propos,  le  même  néant.  Elle  était  seule 
dans  un  vieux  château  comme  un  château  d'Anne  RadclifFe,  et  dans 
un  château  perdu  au  sein  d'un  pays  plus  cher  au  mystère  et  au  péril 
qu^  les  vallées  mêmes  des  Pyrénées. 

Vers  dix  heures,  un  nègre  se  présenta  devant  elle.  C'était  un  an- 
cien spahi  du  dey  qui  exerçait  dans  le  hordj  de  Pontrailles  la  profes- 
sion de  kavadgi.  Le  kavadgi  est  d'habitude  bavard,  car  d'habitude 
aussi  il  est  médecin  -et  barbier;  mais  celui-là  préparait  et  versait  son 
café  dans  un  silence  où  il  mettait  à  la  fois  son  plaisir  et  sa  vanité.  Il 
savait  pourtant  quelques  mots  de  cette  affreuse  languefaite  avec  les 
débris  corrompus  de  tous  les  langages  humains,  qu'on  appelle  la 
langue  franque,  ou  le  petit  sahir.  Ce  fut  dans  ce  patois  oriental  qu'il 
apprit  à  M""'  de  Bresmes  que  Pontrailles  lui  avait  confié  le  soin  de 
la  nourrir  et  de  la  garder.  Anne  se  rappela  que  le  soir  de  son  arri- 
vée au  bordj  elle  avait  entendu  son  cousin  dire  en  dhiant  à  M.  de 
Bresmes,  qui  se  plaignait  avec  une  fanfaronnade  de  conscrit  et  une 
ignorance  de  touriste  de  ce  qu'on  ne  cultivait  plus  en  Algérie  l'art  de 
couper  les  têtes  :  «Voilà  mon  vieux  Mohammed,  qui  pour  sa  part  en 
a  coupé  plus  d'une  centaine  du  temps  de  la  régence,  et  qui ,  l'an- 
née dernière,  en  a  coupé  trois  encore  fort  convenablement  dans  une 
course  où  je  l'avais  emmené!  »  Ce  souvenir  lui  revint,  et  elle  frémit; 
puis  elle  songea  aux  figures  qu'elle  apercevait  quelquefois  sous  des 
bonnets  de  coton,  au  fond  de  sa  cour,  en  rentrant  chez  elle  à  l'heure 
du  dîner.  Ces  bonnets  de  coton  lui  rappelèrent  naturellement  toute  sa 
vie  parisienne,  et  de  nouveau  elle  eut  un  de  ces  mouvemens  de  joie 
mêlés  à  tous  les  mouvemens  de  sa  terreur.  Elle  sut  gré  à  Moham- 
med de  sa  noire  figure  et  de  son  sanglant  passé.  Lui  aussi,  c'était 
un  personnage  nouveau.  Il  avait  son  rôle  dans  ce  drame  imprévu  que 
composait  pour  elle  la  destinée. 

Dans  la  journée  elle  se  mit  à  parcourir  le  bordj.  La  solitude  de 


564  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

cet  antique  et  bizarre  logis  avait  quelque  chose  qui  tenait  du  rêve  et 
du  conte  de  fée;  un  ciel  inondé  de  lumière  ne  la  rendait  que  plus 
saisissante,  car  rien  n'est  mystérieux  comme* la  tristesse  du  soleil; 
elle  parcourut  tour  à  tour  les  cours  carrées  où  s'élevaient  quelques 
figuiers  isolés,  et  les  grandes  pièces  oblongues  tapissées  de  nattes 
où  dormaient  et  fumaient  les  gens  de  guerre  qu'elle  avait  aperçus  la 
nuit.  Mais  une  partie  du  hordj,  entre  toutes  les  autres,  attirait  sa 
curiosité.  La  veille,  en  visitant  une  première  fois  cette  demeure  avec 
Pontrailles,  elle  avait  voulu  pénétrer  dans  le  petit  marabout  qui  sur- 
montait une  des  terrasses.  Pontrailles  s'était  jeté  devant  la  porte  en 
laissant  paraître  une  vive  émotion,  et  l'avait  suppliée  de  ne  pas  en- 
trer. M""^  de  Bresmes  se  rappela  l'histoire  de  Barbe-Bleue,  et  se  sen- 
tit au  cœur  la  passion  si  admirablement  peinte  par  cette  légende.  Elle 
pensa  que  ce  marabout  renfermait  peut-être  quelque  horrible  se- 
cret, un  squelette,  une  tête  coupée,  une  de  ces  choses  enfin  qui 
s'offrent  tout  environnées  de  surnaturelle  épouvante  à  qui  n'est  pas 
obligé  de  vivre  avec  la  mort  en  rapports  fréquens  et  familiers.  Ainsi 
que  nombre  de  portes  arabes,  la  porte  du  marabout  avait  un  ver^-ou 
qui  se  tirait  en  dehors.  Anne  pouvait  entrer,  elle  hésita  ;  sa  main  se 
posa  crispée  et  tremblante  sur  ce  morceau  de  fer  rouillé;  enfin, 
comme  cela  est  toujours  arrivé  depuis  Eve,  la  curiosité  eut  le  dessus 
dans  sa  lutte  avec  la  crainte. 

Le  verrou  fut  tiré,  la  porte  s'ouvrit,  et  elle  vit  un  spectacle  qui  lui 
serra  le  cœur.  Ce  n'était  point,  bien  loin  de  là,  un  spectacle  effrayant: 
elle  avait  devant  elle  une  créature  faite  pour  chasser  au  contraire 
toutes  les  tristes  et  sinistres  idées.  Sur  un  de  ces  tapis  aux  couleurs 
vives  et  bariolées  qui  viennent  du  pays  des  Nègres,  se  tenait  accrou- 
pie, l'œil  distrait,  la  cigarette  entre  les  lèvres,  une  Mauresque 
d'Alger.  Je  ne  dirai  point  que  ce  fût  une  beauté  merveilleuse,  qu'elle 
eût  fait  mettre  Michel-Ange  à  genoux  et  pleurer  d'enthousiasme 
Raphaël  :  la  beauté  est  bien  comme  l'amour,  on  en  parle  d'ordinaire 
sans  l'avoir  vue;  mais  cette  femme  pourtant  était  belle.  D'abord  elle 
avait  ces  deux  grands  yeux  qui  n'appartiennent  qu'à  l'Orient,  ces 
yeux  d'un  noir  velouté  et  lumineux  qui  font  songer  de  fleurs  et  de 
soleil.  Puis  tous  les  arcanes  de  la  coquetterie  africaine  :  cette  ligne 
sombre  que  les  Mauresques  tracent  entre  leurs  sourcils,  ces  teintes 
bleues  qui  donnent  de  voluptueuses  langueurs  à  leurs  paupières, 
cette  couleur  d'un  ardent  incarnat  qui  r-ougit  leur  bouche  et  fait 
briller  sur  leurs  dents  une  féerique  blancheur,  la  paraient  d'une 
étrange  et  saisissante  grâce.  Enfin  elle  portait  ce  costume  de  péri  qui 
est  aussi  tout  un  enchantement.  Les  femmes  en  Afrique  sont,  comme 
les  maisons,  le  triomphe  du  mystère.  Le  grand  voile  blanc  qui  les  en- 
veloppe, c'est  le  mur  sans  fenêtres  qui  oppose  à  la  vue  un  rempart. 
Derrière  ce  mur,  il  y  a  les  jardins,  les  fontaines  et  les  grandes  pièces 


CARACTÈRES    ET    RÉCITS.-  565 

à  arceaux  où  l'on  marche  pieds  nus;  sous  ce  voile,  il  y  a  la  chemise 
brodée,  la  veste  étoilée  de  ileurs  d'or  et  le  pantalon  couleur  de  la  rose 
ou  de  l'orange.  La  Mauresque  du  marabout  était  sans  voile;  ses  traits 
n'étaient  cachés  que  par  de  longues  nattes  qui  s'échappaient  d'un 
bonnet  de  velours  d'où  pendait  une  branche  de  jasmin.  C'eût  été  en 
définitive  la  plus  poétique  des  apparitions,  si  je  ne  sais  quoi  n'eût 
imprimé  à  cette  figure  le  caractère  de  la  réalité,  et  même,  faut-il 
le  dire,  d'une  réalité  assez  triste.  Cette  péri,  après  tout,  était  une  de 
ces  Danaé  dont  les  asiles  s'ouvrent  aux  plus  faibles  gouttes  de  la 
pluie  d'or.  Aussi,  depuis  son  visage  jusqu'à  sa  parure,  tout  était 
marqué  en  elle  de  cette  secrète  flétrissure  qui  est  le  signe  fatal  auquel 
on  reconnaît  sous  tous  les  cieux  les  prêtresses  avouées  du  plaisir. 

M™"  de  Bresmes  resta  pleine  d'hésitation  et  de  trouble  sur  le  seuil 
de  cette  chambre  où  elle  aurait  voulu  que  son  regard  n'eût  jamais 
pénétré;  mais  tout  à  coup  la  Mauresque  l'aperçut,  se  leva,  vint  à  elle, 
s'empara  de  sa  main,  et  mit  sur  cette  main  un  humble  baiser.  Les 
Africaines  reconnaissent  volontiers  la  supériorité  des  Européennes. 
Elles  sentent  des  êtres  traités  autrement  qu'elles  dans  ce  monde  et 
dans  l'autre,  qui  sont  estimés  ici-bas  plus  que  les  chevaux,  plus  que 
la  poudre,  et  dont  les  houris  ne  prendront  point  la  place  là-haut. 
Celle-là  fit  donc  à  M"'"  de  Bresmes  cette  soumise  caresse;  puis  elle 
lui  dit  dans  un  français  assez  pur  :  — Je  n'ai  pas  encore  vu  le  maître 
d'ici,  ton  mari  sans  doute.  Je  ne  sais  point  pourquoi  il  m'a  fait  venir, 
puisque  tu  es  auprès  de  lui,  et  qu'une  seule  femme  remplit  la  mai- 
son d'un  chrétien  comme  un  seul  figuier  remplit  la  cour  d'un  Arabe. 

Bientôt  M"^  de  Bresmes  eut  tout  compris;  la  Fatma  ou  la  Kadoudja 
qu'elle  avait  sous  les  yeux  était  un  caprice  oriental  de  Pontrailles, 
qui  avait  trouvé  trop  profonde  la  retraite  de  son  bordj;  mais  le  jour 
même  où  l'amour  africain  entrait  chez  lui  à  dos  de  mule,  l'amour 
européen  lui  apparaissait  à  cheval,  fier,  charmant,  victorieux.  11  avait 
si  bien  négligé  la  pauvre  Mauresque,  que  c'est  à'  peine  si,  sans  la 
compassion  du  vieux  kavadgi  coupeur  de  têtes,  elle  ne  serait  point 
morte  de  faim.  M""  de  Bresmes  courut  chez  elle,  et  revint  tenant  de 
l'or  dans  ses  deux  petites  mains  jointes,  comme  pour  empêcher  de 
s'enfuir  l'eau  puisée  à  une  fontaine.  La  Mauresque  lui  avait  dit  que 
si  elle  avait  de  l'argent,  elle  trouverait  le  moyen  de  se  faire  ramener 
sur-le-champ  à  Alger.  La  mule  qui  l'avait  portée  et  un  Juif  qui  l'avait 
amenée  l'attendaient,  ne  demandant  pas  mieux  que  de  quitter  le 
bordj  de  Pontrailles  avec  elle.  Quand  elle  vit  son  absence  achetée  par 
une  somme  dix  fois  plus  forte  que  celle  qui  payait  d'habitude  sa  pré- 
sence, elle  éprouva  une  joie  qu'elle  ne  chercha  pas  à  contenir,  et, 
après  avoir  embrassé  les  mains,  les  genoux,  la  robe  de  M™"  de 
Bresmes,  elle  tint  fidèlement  sa  promesse  en  disparaissant.  Anne, 
quand  elle  fut  seule,  s'assit  le  cœur  ému,  le  visage  empourpré,  sur 


'566  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

les  tapis  où  reposait  celle  qu'elle  venait  de  renvoyer.  Cette  chambre, 
dont  elle  avait  chassé  l'hôtesse,  lui  semblait  une  cage  qu'elle  avait 
ouverte.  Que  dirait  à  son  retour  le  maître  dont  elle  avait  mis  l'oiseau 
en  liberté?  Que  dirait-elle  surtout?  C'était  là  ce  qui  la  faisait  rougir, 
et  pourtant  la  satisfaction  était  dans  ses  yeux,  elle  n'avait  point  un  seul 
mouvement  de  repentir.  Son  esprit  était  tout  occupé  moitié  de  pensées 
distinctes,  moitié  de  confuses  songeries,  quand  des  coups  de  fusil, 
répétés  par  l'écho  des  montagnes,  retentirent  à  ses  oreilles  :  c'était 
Pontrailles  qui  rentrait,  escorté  par  la  turbulente  fantasia  des  goums 
et  des  spahis.  Il  venait  de  se  montrer  le  maître  du  bras,  comme 
disent  les  Arabes;  il  avait  brûlé  quelques  oliviers,  tué  quelques 
hommes,  enfin  servi  de  son  mieux  l'ordre  énergique  et  la  justice 
armée.  M""'  de  Bresmes  s'élança  au-devant  de  lui,  et  le  vit  descendre 
de  cheval.  Le  fait  est  qu'en  ce  moment  il  eût  pu  remuer  même  une 
imagination  paresseuse  et  un  cœur  endormi.  Dans  son  burnous  blanc, 
tombant  sur  son  épaule  comme  un  manteau  de  templier,  c'était  la 
vivante  apparition  de  ces  guerroyeurs  chrétiens  qui  ouvraient  avec 
leurs  épées  les  portes  du  paradis.  Lorsqu'il  aperçut  M'"'=  de  Bresmes, 
une  expression  pleine  d'ardente  tendresse  se  répandit  dans  ses  yeux, 
où  brillait  seule  la  noble  et  inhumaine  joie  du  combat.  Il  se  jeta  pré- 
cipitamment devant  un  spahi  qui  tenait  à  la  main  un  de  ces  sacs 
que  les  soldats  appellent  des  musettes,  où  les  chevaux  mangent  l'orge 
en  campagne.  Il  y  avait  sur  cette  musette  des  taches  rouges,  et  je 
crois  bien  qu'elle  pouvait  renfermer  quelques  oreilles. 

M"'  de  Bresmes  eut  un  de  ces  mouvemens  qu'on  a  reproduits  quel- 
quefois au  théâtre,  où  ils  sont  toujours  accueillis  avec  de  violentes  émo- 
tions. Elle  se  jeta  dans  les  bras  de  Pontrailles.  —  Ah!  dit  Guillaume, 
aujourd'hui  que  j'aime  mon  sabre  et  que  je  vous  aime  !  —  Toute  son 
âme  à  ce  pauvre  garçon  était  dans  ces  mots-là,  et  il  croyait  avoir 
atteint  le  faîte  de  son  bonheur  en  cette  vie. 

Après  le  dîner,  par  une  nuit  semblable  à  celle  où  l'amour  s'était 
abattu  sur  eux,  les  deux  cousins  se  promenaient  sur  la  terrasse.  Anne 
se  dirigea  vers  le  marabout  dont  elle  avait  été  écartée  la  veille,  et 
Guillaume  éprouva  de  nouveau  un  trouble  visible;  mais  celle  qui  était 
la  maîtresse  de  toutes  ses  actions  et  de  toutes  ses  pensées  l'entraîna 
impérieusement  vers  le  seuil,  qu'il  ne  voulait  point  franchir.  Arrivée 
à  la  porte.  M""  de  Bresmes  força  son  amant  à  la  suivre  dans  cet  asile, 
devenu  désert.  Là,  elle  dit  à  Pontrailles  :  —  Il  y  avait  ici  une  captive 
que  j'ai  mise  en  liberté;  mais  au  lieu  de  prendre  ses  chaînes,  comme 
faisaient  ceux  qui  autrefois  allaient  en  Afrique  délivrer  les  prison- 
niers, c'est  vous  que  je  veux  mettre  à  sa  place;  je  vous  laisse  dans 
votre  marabout,  et  je  m'échappe.  Vous  rappelez-vous  l'histoire  de  Bar- 
berine?  Vous  avez  mérité  d'être  enfermé  avec  une  quenouille;  tâchez 
d'en  trouver  une,  vous  filerez,  et  je  vous  apporterai  de  quoi  manger. 


CARACTÈRES   ET    RÉCITS.  567 

Et  ce  disant,  elle  fit  mine  de  s'échapper;  mais  s'échappa-t-elle  en 
effet?  11  est  des  points  obscurs  dans  toutes  les  histoires.  Que  chacun 
décide  de  cette  question  suivant  les  lumières  de  son  cœur. 

Du  reste,  honni  soit  qui  mal  y  pense.  J'ai  toujours  songé  avec 
.plaisir  de  cette  devise  qui  ne  veut  pas  dire  assurément  que  la  com- 
tessse  de  Salisbury  ait  été  aimée  de  telle  manière  plutôt  que  de  telle 
autre,  comme  Béatrix  ou  comme  M"^  de  Lafayette  plutôt  que  comme 
la  Fornarina  ou  M'"*"  de  Montespan.  Que  chacun  aime  comme  il  l'en- 
tend :  pourvu  qu'il  y  ait  amour,  il  n'y  a  rien  où  le  méchant  puisse 
mordre; — voilà  ce  que  ces  vieilles  et  chevaleresques  paroles  signifient 
tout  simplement.  Ce  que  je  sais  donc,  c'est  qu'Anne  et  Guillaume  s'ai- 
mèrent autant  qu'ils  pouvaient  s'aimer,  et  je  me  complais  dans  cette 
pensée.  Cette  vie  est  faite  au  rebours  du  paradis  terrestre  :  elle  ne 
renferme  qu'un  seul  fruit  qui  ne  soit  point  poussière,  où  l'on  ne 
trouve  pas  le  néant.  Heureux  ceux  à  qui  ce  fruit-là  n'a  pas  été  in- 
connu! 

Maintenant,  le  bonheur  de  nos  deux  amans  fut  court.  Le  lendemain 
du  jour  où  se  passa  la  scène  que  nous  venons  de  raconter,  M.  de 
Bresmes  revint  de  chez  son  caïd  après  avoir  tué  je  ne  sais  combien  de 
sangliers.  M.  de  Bresmes,  c'était  le  réveil. 

Mais  le  souvenir  du  songe  est  resté.  A  l'heure  de  la  séparation,  ils 
se  sont  juré  en  quelques  paroles  furtives  qu'ils  ne  s'oublieraient 
jamais,  et  que  même  sur  cette  terre,  si  la  mort  ne  se  mettait  pas 
entre  eux,^  ils  se  réuniraient  un  jour.  Je  trouve  merveille  qu'ils  aient 
tenu  aussi  longtemps  leur  serment.  Tous  les  deux  boivent  continuel- 
lement un  breuvage  mortel  à  la  mémoire  des  tendresses  sacrées.  Le 
monde  verse  à  celle-ci  son  assoupissement,  la  guerre  verse  à  celui-là 
ses  ivresses.  Quitterait-elle  bien  pour  touj'ours,  malgré  l'ennui  qu'ils 
lui  inspirent,  ces  salons  où  elle  a  repris  le  cours  de  ses  monotones 
plaisirs?  Et  lui,  pourrait-il  s'éloigner  de  ce  pays  rempli  d'excitantes 
émotions  comme  l'onde  verte  de  l'absinthe,  où  règne,  où  triomphe 
cette  vie  militaire  si  chère  à  l'esprit  qu'elle  calme  et  au  cœur  qu'elle 
exalte, — -où  tous  les  ans  la  poudre  résonne,  où  un  noble  sang  qui  ne 
se  lasse  point  de  se  répandre  entretient  un  généreux  éclat?  J'ai  peine 
à  le  croire.  Ferait-il  bien  d'ailleurs?  L'aimerait-elle,  s'il  n'était  plus 
lui?  Enfin  ils  se  sont  aimés;  voilà  ce  qu'on  doit  se  dire.  Il  y  a  là  de 
quoi  satisfaire  les  esprits  les  plus  altérés  d'idéal,  puisqu'il  est  bien 
prouvé,  —  la  religion  confirme  cette  vérité,  ce  me  semble,  —  qu'un 
élan  d'amour  tient  en  balance  toute  l'éternité. 

Paul  de  Molènes. 


PROMENADE 


EN  AMÉRIQUE 


LES  LACS   ET  LES  NOUVELLES  VILLES  DE  L'OUEST.' 

IROQUOIS  CHRÉTIENS.  —  LANGUES  AMÉRICAINES.  —  UNE  VILLE  QUI  POUSSE.  —  LAC  ONTARIO. 
—  NIAGARA.  —  BUFFALO.  —  DÉTROIT.  —  TABLEAU  TROP  ADMIRÉ.  —  SERMON  PRESBYTÉRIEN. 
— r  CHICAGO.  —  COTTAGES  PRÉS  DU  LAC  MICHIGAN.  —  ESPRIT  DES  SAUVAGES.  —  DE  LA 
RELIGION  AUX  ÉTATS-UNIS. — ÉCOLES.  — COURSE  EN  CHEMIN  DE  FER  A  TRAVERS  LA  PRAIRIE. 


-  Tout  près  de  Montréal  est  le  village  de  Canguawhaga  habité  par 
des  Iroquois  chrétiens.  Dans  ce  village  réside  depuis  quarante  ans 
un  curé  nommé  M.  Marcou,  qui  est  comme  le  chef  de  cette  petite 
communauté.  Aujourd'hui  il  n'est  pas  facile  de  rencontrer  des  sau- 
vages établis  chez  eux  et  non  mêlés  avec  les  blancs,  à  moins  d'aller 
du  côté  de  l'Orégon  ou  au-delà  du  Mississipi,  vers  la  chaîne  des  Mon- 
tagnes Rocheuses.  Un  village  iroquois  'est  donc  une  bonne  fortune 
pour  un  voyageur,  même  quand,  comme  celui  de  Canguawhaga,  il 
est  chrétien.  Le  costume  des  hommes  est  assez  semblable  au  vête- 
ment des  paysans  canadiens ,  mais  celui  des  femmes  est  mieux  con- 
servé; elles  parlent  leur  langue,  et  môme,  en  général,  ne  parlent 
pas  français.  Si  j'ai  eu  le  chagrin,  en  entrant  dans  le  village,  de  sur- 
prendre les  descendans  du  peuple  le  plus  puissant  et  le  plus  redou- 
table de  ces  contrées  jouant  au  bouchon ,  en  revanche  j'ai  eu  le 
plaisir  d'acheter  des  mocassins  à  des  Iroquoises  qui  ne  pouvaient  me 
parler  que  par  interprète,  et  de  voir  une  d'elles  porter  son  enfant 
attaché  dans  un  berceau  qu'elle  tenait  verticalement,  ainsi  qu'eût  pu 

(1)  Voyez  les  livraisoiis  des  l^^  et  15  janvier. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  569 

faire  la  belle  Géluta.  L'iroquois  est  un  langage  fort  doux  et  qui  pro- 
duit sur  l'oreille  à  peu  près  la  même  impression  que  le  grec  moderne. 
En  entrant  chez  M.  Marcou,  j'ai  pu  en  juger  en  écoutant  une  Cana- 
dienne qui  venait  le  consulter  sur  une  afï'aire  d'argent,  car  il  est  le 
conseiller  de  cette  petite  colonie,  dont  il  est  le  père. 

M.  Marcou  m'accueille  avec  sa  bonté  ordinaire,  bien  connue  des  voya- 
geurs français.  Il  me  donne  sur  les  populations  indigènes  du  Canada 
quelques  détails  assez  curieux.  Chaque  tribu,  me  dit-il,  a  ses  noms 
propres,  tous  significatifs  :  les  noms  de  ceux  qui  meurent  sont  donnés 
aux  enfans.  Une  tribu  trouverait  très-mauvais  qu'un  sauvage  d'une 
autre  tribu  prît  un  de  ces  noms,  son  patrimoine  et  son  héritage.  Cer- 
tains traits  de  mœurs  contrastent  singulièrement  avec  l'ensemble  des 
sentimens  et  des  coutumes  de  ces  peuples.  On  sait  que  parmi  eux  la. 
femme  est  la  servante  de  son  mari,  porte  les  fardeaux  et  le  gibier,  etc.  ; 
eh  bien,  la  mère  est,  à  quelques  égards,  plus  que  le  père  dans  la 
famille  iroquoise.  Non-seulement  les  enfans  appartiennent  à  la  femme, 
mais  ils  suivent  l'oncle  maternel  plutôt  que  le  père  lui-même.  Les 
Iroquois  sont  passionnés  pour  la  musique;  ils  chantent  très-mal, 
mais  ils  aiment  beaucoup  à  chanter  (cela  se  voit  quelquefois  même 
chez  des  peuples  très  civilisés) .  On  leur  permet  de  chanter  dans  leur 
langue  le  Credo,  le  Pater,  VAgnus  Dei  pendant  la  messe,  qui  se  dit 
en  latin.  Ils  viennent  à  l'église  chaque  jour  pour  la  prière  du  matin  et 
la  prière  du  soir,  et  le  dimanche  pour  les  oftices,  enveloppés  dans 
leurs  couvertures  blanches.  J'ai  vu  près  de  l'autel  deux  arbres  ornés 
de  rubans  et  assez  semblables  aux  arbres  de  Noël  auxquels  on  sus- 
pend, en  Allemagne,  les  étrennes  destinées  aux  enfans.  Ces  Indiens 
sont  eux-mêmes  de  grands  enfans.  Ils  avaient,  comme  tous  ceux  de 
leur  race,  la  passion  de  l' eau-de-vie;  la  tempérance  prêchée  par  le 
père  Schniky,  qui  est  le  Matthews  du  Canada,  les  a  beaucoup  amé- 
liorés. M.  Marcou  est  très  content  du  gouvernement  anglais.  Une 
lui  déplaît  pas  d'avoir  un  souverain  protestant,  les  souverains  catho- 
liques étant  parfois  disposés,  dit-il,  à  toucher  à  l'encensoir. 

Ce  qui  m'intéressait  surtout,  c'étaient  les  travaux  de  M.  Marcou  sur 
la  langue  iroquoise.  Dans  l'histoire  comparée  des  idiomes  humains, 
l'étude  des  langues  américaines  doit  tenir  une  grande  place.  On 
avait  cru  d'abord  que  l'Amérique  du  Nord  était  couverte  d'une  foule 
de  populations  parlant  des  langues  entièrement  différentes,  ce  qui 
était  difficile  à  concilier  avec  la  ressemblance  assez  grande  de  leurs 
traits  et  l'analogie  plus  grande  encore.de  leurs  mœurs  et  de  leurs 
croyances  religieuses.  Cette  unité  physique  et  morale  et  cette  extrême 
variété  de  langage  semblaient  incompatibles.  Cependant  il  faut  recon- 
naître que  le  même  fait  se  produit  ailleurs.  Quoi  de  plus  semblable 
pour  les  yeux  qu'un  Chinois  et  un  Tartare?  Et  poiu"tant  il  est  certain 

TOME  I.  37 


570  REVUE   DES   DEUX   IViONDES. 

qu'entre  la  langue  chinoise  et  le  mongol  ou  le  mantchou,  il  n'y  a  pas 
la  plus  légère  analogie.  Le  même  phénomène,  tout  inexplicable  qu'il 
est,  pouvait  se  présenter  en  Amérique;  mais  un  examen  plus  appro- 
fondi des  langues  de  ce  continent  a  montré  que  tous  les  idiomes  de 
l'Amérique  du  Nord,  et  quelques-uns  de  ceux  qui  sont  parlés  dans 
l'Amérique  du  Sud,  offraient  cette  particularité  remarquable,  que, 
souvent  fort  différens  pour  les  mots,  ils  avaient  des  grammaires  ana- 
logues. On  dirait  des  métaux  divers  jetés  dans  le  même  moule.  Ce 
n'est  pas  non  plus  un  fait  très  facile  à  expliquer;  mais  il  est  certain  et 
peut  s'accorder  avec  une  parenté  de  race,  malgré  la  diversité  des  vo- 
cabulaires, diversité  matérielle,  extérieure  pour  ainsi  dire,  tandis  que 
l'identité  de  la  grammaire  est  essentielle  et  fondamentale.  Les  mots 
sont  la  matière,  la  grammaire  est  la  forme  même  du  langage  et  de 
la  pensée.  Ce  qui  diminue  un  peu  l'importance  du  résultat  et  em- 
pêche d'y  voir  un  argument  décisif  en  faveur  de  l'unité  des  races 
américaines,  c'est  que  dans  des  pays  bien  éloignés  de  l'Amérique  on 
a  trouvé  des  exemples  très  semblables  de  ce  génie  grammatical  qu'on 
pourrait  croire  propre  au  Nouveau-Monde,  et  qui  consiste  à  exprimer 
un  grand  nombre  d'idées  par  un  seul  mot,  à  avoir  pour  chaque 
groupe  d'idées  un  mot  particulier.  Cette  classe  de  langues,  qu'on  a 
nommée  poly synthétique,  n'est  point  propre  au  continent  américain. 
On  rencontre  quelque  chose  d'analogue  sans  sortir  de  la  l'rance, 
dans  le  basque,  et  aussi  dans  les  idiomes  finnois  du  nord  de  l'Eu- 
rope, enfin  dans  plusieurs  idiomes  africains,  comme  celui  des  nègres 
wolofs.  Cette  nature  des  langues  polysynthétiques  ou  ultrasynthé- 
tiques n'est  donc  pas  un  fait  local,  mais  semble  plutôt  résulter  d'un 
état  peu  avancé  de  civilisation  dans  lequel  l'analyse  est  sans  puis- 
sance pour  décomposer  l'expression  et  la  pensée.  On  voit  que  le  pro- 
blème est  difficile  et  curieux,  et  qu'une  conversation  avec  M.  Marcou 
sur  l'iroquois  pouvait  avoir  son  intérêt. 

M.  Marcou  a  composé  une  grammaire  iroquoise  et  un  dictionnaire 
iroquois,  malheureusement  encore  inédits.  Comme  je  demandais  à 
un  excellent  prêtre  du  séminaire  de  Québec  pourquoi  ces  importans 
travaux  n'étaient  pas  pubUés,  il  me  répondit  :  «  M.  Marcou  craint 
que  les  Anglais  ne  s'en  servent  pour  traduire  la  Bible,  comme  ils  ne 
l'ont  déjà  fait  que  trop.  »  M.  Marcou,  malgré  ce  danger,  consentirait, 
je  crois,  à  publier  ses  ouvrages  iroquois,  s'il  trouvait  moyen  de  le 
faire  en  France,  et  si  quelqu'un  à  Paris  pouvait  en  surveiller  l'im- 
pression. Ce  respectable  ecclésiastique  a  bien  voulu  parcourir  avec 
moi  sa  grammaire.  Ayant  un  peu  étudié  des  langues  analogues  à 
l'iroquois,  je  saisissais  assez  rapidement  les  bizarreries  compliquées 
qu'il  présente,  et  j'ai  eu  la  joie  d'entendre  M.  Mai'cou  me  dire  : 
((  Vous  êtes  grammairien.  » 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  571 

Voici  ce  qui  tn'est  resté  de  plus  saillant  de  cette  inspection  à  pre- 
mière vue.  —  L'absence  de  l'analyse  et  de  l'abstraction  est  ce  qui 
caractérise  l'iroquois  comme  les  autres  langues  de  la  même  famille. 
Ainsi  il  n'y  a  pas  d'infinitif  (1).  L'infinitif,  c'est  l'action  abstraite  in- 
déterminée; il  faut  tourner  par  que  je  ;  au  lieu  de  dire  je  veux  aimer, 
il  faut  dire  je  veux  que  j'aime.  Ce  qui  est  assez  remarquable,  c'est 
qu'il  en  est  exactement  de  même  dans  le  grec  moderne  (2).  En  se  dé- 
pravant, la  langue  d'Homère  est  tombée,  sous  ce  rapport  seulement^ 
au  niveau  d'un  idiome  sauvage.  La  puissance  d'abstraction  d'où  ré- 
sulte Yinjinitif,  et  à  laquelle  l'iroquois  ne  s'est  jamais  élevé,  le  grec 
l'a  perdue  dans  l'usage  vulgaire. 

Cette  même  impossibilité  d'isoler  l'idée  abstraite,  de  l'exprimer 
autrement  que  dans  telle  ou  telle  relation,  modifiée  de  telle  ou  telle 
manière,  fait  qu'on  n'emploie  jamais  l'adjectif  seul  (3).  La  qualité 
qu'il  exprime  n'est  conçue  qu'inhérente  à  un  sujet.  On  ne  peut  dire 
bon,  mais  un  homme  bon,  une  plante  bonne,  etc. 

L'iroquois,  comme  les  autres  langues  de  même  famille,  étonne  par 
une  richesse  surabondante  de  formes  grammaticales.  Outre  le  verbe 
actif  et  passif,  il  y  a  le  verbe  fréquentatif,  qui  exprime  la  répétition 
d'un  acte,  le  verbe  réfléchi,  le  verbe  réciproque,  le  verbe  corrélatif, 
par  lequel  on  fait  entendre  qu'on  va  au-delà  d'un  lieu  et  qu'on  s'ar- 
rêtera en  deçà,  ce  qui,  par  parenthèse,  doit  rendre  difficile  d'annon- 
cer en  iroquois  le  projet  d' un  voyage  dont  on  ne  sait  pas  bien  le  terme, 
surtout  pour  ceux  qui,  comme  moi,  sont  sujets  à  changer  d'avis  sur 
la  route.  En  revanche,  une  autre  forme  verbale  fort  commode  pour 
les  esprits  mobiles  signifie  qu'on  prend  une  résolution  opposée  à  celle 
qu'on  a  piise  précédemment.  Par  une  troisième,  on  désigne  une 
chose  comme  cessant  d'exister;  c'est  le  contraire  de  l'idée  que  nous 
rendons  par  devenir.  Je  ne  sache  pas  qu'une  autre  lang^ue  offre  une 
semblable  ressource  grammaticale;  elle  serait  excellente  pour  traduire 
ce  vers  de  Voltaire  sur  l'eucharistie  : 

Adore  un  Dieu  caché  sous  un  pain  qui  n'est  plus. 

Tous  les  noms  peuvent  se  transformer  en  verbes  et  donner  naissance 
aux  diverses  formes  que  je  viens  d'énumérer  et  à  d'autres  encore,  et 
toutes  ces  formes  sont  susceptibles  de  se  conjuguer  de  cinq  manières 
différentes.  On  ne  saurait  imaginer  une  langue  plus  compliquée  que 

(1)  Il  en  est  même  dans  le  pokonchi,  parlé  par  les  Indiens  de  Guatemala,  à  l'autre 
extrémité,  de  l'Amérique  septentrionale. 

(2)  On  dit  que  l'infinitif  est  également  remplacé  par  le  subjonctif  dans  le  jargon  parlé 
par  les  tribus  errantes  connues  en  France  sous  le  nom  de  bohémiens. 

(3)  Par  suite  du  même  principe,  dans  la  langue  delaware,  on  ne  peut  pas  dii-e  père, 
mais  seulement  mon  père,  ton  père,  son  père,  etc. 


572  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

celle  que  parle  un  petit  Iroquois.  Il  a  fallu  à  M.  Marcou  un  travail 
de  toute  la  vie  pour  se  rendre  compte  de  cette  complication  que  le 
sauvage,  à  qui  l'usage  enseigne  sa  langue,  ne  soupçonne  pas.  De 
plus,  il  résulte  de  l'agglomération  des  radicaux  qui  s'altèrent  en  se 
combinant  des  composés  d'une  extrême  longueur.  Un  seul  mot  iro- 
quois veut  dire  :  je  donne  de  l'argent  à  ceux  qui  sont  arrivés  pour  leur 
acheter  encore  des  habits  avec  cela.  Ce  mot  n'a  que  vingt  et  une  let- 
tres là  où  nous  employons  dix-sept  mots,  ce  qui  montre  que  les  radi- 
caux sont  contractés  ou  apocopes.  11  y  a  en  sanscrit  des  mots  aussi 
longs.  Une  des  langues  les  plus  parfaites  et  l'idiome  d'un  des  peu- 
ples les  moins  développés  se  ressemblent  donc  jusqu'à  un  certain 
point  par  cette  faculté  de  former  des  mots  interminables,  tandis 
que  les  formes  de  verbes  fréquentatifs,  réfléchis,  réciproques,  sont 
analogues  à  ce  que  présentent  les  langues  sémitiques  et  surtout 
l'arabe.  Toutes  les  ressources  grammaticales  semblent  exister  en 
germe  dans  le  chaos  des  langues  sauvages. 

J'aurais  longtemps  écouté  M.  Marcou,  qui  me  rappelait  les  an- 
ciens missionnaires  des  forêts  de  l'Amérique;  je  le  quitte  à  regret  et 
avec  une  véritable  émotion.  Je  traverse  le  fleuve  à  la  nuit,  dans  un 
canot  conduit  par  des  Iroquois  qui  parlent  entre  eux  dans  leur  lan- 
gue. Il  ne  tient  qu'à  moi  de  me  croire  de  deux  cents  ans  en  arrière; 
mais  l'illusion  ne  serait  pas  de  longue  durée.  Le  canot  des  Iroquois 
me  conduit  au  bateau  à  vapeur  sur  lequel  je  vais  par  le  Saint-Lau- 
rent gagner  le  lac  Ontario.  Je  dis  adieu  au  Canada  avec  une  certaine 
tristesse  ;  il  me  semble  abandonner  de  nouveau  la  France.  Heureu- 
sement j'ai  en  perspective  la  chute  du  Niagara. 

La  nuit  a  été  employée  à  remonter  d'écluse  en  écluse  le  canal 
qu'on  a  creusé  le  long  du  Saint-Laurent  pour  éviter  les  rapides.  Nous 
touchons  à  Ogdensburg,  et  je  découvre  ce  dont  l'on  s'était  bien  gardé 
de  m' avertir  (on  n'avertit  de  rien  en  Amérique),  que  je  devais  ici 
changer  de  bateau.  Vite  on  me  met  à  terre  avec  mon  bagage.  Plusieurs 
grands  steamers  fument,  prêts  à  partir  de  différens  côtés.  L'on  n'est 
pas  d'accord  sur  celui  que  nous  devons  prendre;  il  faut  aller  de  l'un 
à  l'autre  s'informer  comme  on  peut.  Personne  pour  me  renseigner, 
me  conduire,  porter  mes  malles,  et  pendant  ce  temps-là  les  bateaux 
s'éloignent.  Il  en  reste  un  cependant,  c'est  le  nôtre;  mais  celui-là 
ne  partii'a  pas  ce  soir  ni  demain  dimanche.  Nous  resterons  à  Ogdens- 
burg jusqu'au  lundi  matin. 

J'ai  remarqué  qu'en  voyage  les  contrariétés  sont  presque  toujours 
l'occasion  d'un  incident  heureux;  c'est  un  des  principes  de  ma  phi- 
losophie du  voyageur,  et  il  m'est  arrivé  de  l'appliquer  parfois  à 
autre  chose  qu'à  des  voyages.  Ma  philosophie  a  triomphé  cette  fois. 
Je  serais  bien  fâché  de  n'être  pas  venu  à  Ogdensburg  et  de  n'y  avoir 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  573 

pas  passé  un  jour  et  demi,  car  je  ne  sais  si  j'aurais  eu  aussi  bien  ail- 
leurs le  spectacle  d'une  ville  qui  croît  à  vue  d'œil,  comme  croissent  les 
ailes  de  certains  insectes.  Il  fallait  un  contretemps  pour  s'arrêter  à 
Ogdensburg,  dont  personne  ne  m'avait  parlé  et  que  je  n'oublierai  pas. 

La  ligne  de  chemin  de  fer  qui  met  Boston  en  communication  par 
l'Ontario  avec  la  route  de  l'ouest,  cette  ligne,  ouverte  récemment, 
communique  à  Ogdensburg  un  mouvement  dont  on  ne  parle  pas  en- 
core parce  qu'il  commence  à  peine,  mais  qui  n'en  est  que  plus  curieux 
à  observer.  On  voit  ici  le  passage  de  la  bourgade  à  la  grande  ville. 
La  peau  de  la  chrysalide  enveloppe  encore  le  papillon  qui  commence 
à  montrer  ses  ailes. 

Un  des  plus  intéressans  spectacles  que  présentent  les  États-Unis  à 
un  Européen,  c'est  ce  que  j'appellerais  volontiers  l'embryogénie  des 
villes  ;  on  peut  en  faire  un  cours  complet ,  depuis  le  groupe  de  mai- 
sons de  bois,  qui  est  le  germe  informe,  jusqu'à  la  ville  arrivée  à 
terme,  bien  constituée,  ayant  sa  vie  individuelle,  sa  conformation 
régulière  et  tous  ses  membres  en  bon  état.  Entre  ces  deux  termes  ex- 
trêmes, il  y  a  une  quantité  infinie  de  degrés.  Ogdensburg  répond  à 
un  de  ces  degrés  intermédiaires  d'une  organisation  qui  est  en  voie  de 
développement.  Je  n'avais  jusqu'ici  rien  rencontré  aux  Etats-Unis 
qui,  sous  ce  rapport,  m'eût  autant  frappé.  Dans  cette  ville  ébauchée, 
tout  est  nouveau,  inachevé;  en  allemand,  on  dirait  que  c'est  quelque 
chose  qui  devient  [ein  icerden)  ;  c'est  comme  une  maison  qu'on  com- 
mence à  construire,  une  chambre  en  désordre  qu'on  est  en  train  d'ar- 
ranger. Imaginez  de  grandes  rues  droites,  larges,  bien  alignées;  çàet 
là,  au  milieu  de  ces  rues,  une  boue  noire;  sur  les  côtés,  des  trottoirs 
en  planches,  remplacés  dans  certaines  parties  par  des  dalles  magni- 
fiques; des  groupes  d'arbres  qui  ont  appartenu  à  la  forêt  primitive, 
des  terrains  grossièrement  enclos  et  qui  ont  l'air  abandonné,  dont 
on  a  pris  possession,  mais  qu'on  ne  cultive  pas  encore,  et  tout  à  côté, 
de  jolis  jardins,  d'élégans  cottages,  la  civilisation  la  plus  moderne 
qui  s'établit  sur  un  terrain  défriché  d'hier,  le  comfortable  auprès  de 
l'inculte;  des  vaches  paissant  non  loin  d'un  magasin  de  nouveautés 
où  sont  exposées  les  figures  du  Journal  des  Modes  et  les  portraits  des 
membres  du  gouvernement  provisoire;  les  ballots  de  marchandises 
dans  la  rue  parmi  des  troncs  d'arbres  renversés,  un  mélange  de  sau- 
vagerie qui  s'en  va  et  d'industrie  qui  arrive,  quelque  chose  d'iro- 
quois  et  de  chinois  :  —  voilà  ce  que  je  trouvai  dans  les  rues  parfaite- 
ment tracées  et  à  moitié  remplies  d' Ogdensburg.  Ces  rues  me  disaient 
l'avenir  de  la  ville;  on  les  fait  toujours  ainsi,  larges,  longues,  ré- 
gulières, car  on  a  toujours  l'idée  que  la  cité  qu'on  bâtit  sera  une 
grande  cité  ;  moi-même,  je  me  représentais  ce  que  serait  dans  vingt 
ans  celle  que  je  voyais;  elle  aura  peut-être  cent  mille  âmes.  Si  un 
de  mes  lecteurs  vient  l'année  prochaine  à  Ogdensburg,  il  ne  trouvera 


b7^  "  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  rien  de  ce  que  j'ai  vu.  Je  me  rappelle  avoir  visité  une  île  qui 
était  sortie,  entre  l'Italie  et  la  Sicile,  de  la  mer  où  elle  est  rentrée  :  on 
ep  faisait  des  silhouettes  pour  les  vendre  aux  curieux;  mais  la  figure 
de  l'île  volcanique  changeait  chaque  jour,  et  au  bout  de  vingt-quatre 
heures  les  portraits  ne  ressemblaient  plus  au  modèle.  Les  villes  des 
États-Unis,  qu'on  dirait  sorties  du  sol  par  des  éruptions  subites,  sont 
comme  l'île  Julia  :  elles  changent  sans  cesse  d'aspect,  et  le  portrait 
qui  est  fidèle  aujourd'hui  ne  le  sera  plus  demain. 

Après  cette  impression  plus  extraordinaire  qu'agréable  produite 
par  le  spectacle  du  développement  américain  à  Ogdensburg,  je  trouve 
une  de  ces  impressions  délicieuses  de  calme  et  de  sérénité  que  donne 
partout  une  promenade  à  travers  la  campagne,  sur  une  belle  route, 
en  vue  d'une  gfande  masse  d'eau  tranquille;  le  défrichement  a  res- 
pecté un  petit  bois  de  chênes  au  bord  du  fleuve;  j'y  ai  rêvé  longtemps 
en  regardant  l'eau  à  travers  les  branches  et  en  écoutant  les  clochettes 
des  vaches  tinter  comme  dans  un  pâturage  solitaire  de  l'Oberland. 
Ma  rêverie  a  été  interrompue  par  une  voix  de  femme  et  par  ces  mots  : 
Cette  poison  d'enfant. ..  Je  ne  savais  pas,  sur  les  rives  du  Saint-Lau- 
reut,  être  si  près  de  la  place  Haubert,  et  me  serais  volontiers  passé 
d'être  tiré  brusquement  de  mon  rêve  par  ce  souvenir  peu  poétique 
de  la  patrie. 

Nous  remontons  sur  le  grand  fleuve,  et  bientôt  nous  commençons 
avoir  les  îles  dont  l'entrée  du  lac  Ontario  est  semée,  et  qu'on  appelle 
les  mille  îles.  Ces  îles  sont  en  général  basses  et  couvertes  d'arbres 
qui  paraissent  sortir  du  lac.  La  marche  du  bateau  qui  serpente  à  tra- 
vers ce  labyrinthe  verdoyant  leur  donne  une  apparence  de  mouve- 
ment; elles  semblent  flotter  et  nager  sur  les  eaux.  Quand  on  a  passé 
les  dernières  îles,  le  lac,  qui  avait  encore  quelque  chose  d'un  vaste 
fleuve,  s'ouvre  et  devient  une  mer.  Ce  n'est  plus  pittoresque,  c'est 
encore  poétique.  Un  paysagiste  mépriserait  ce  spectacle,  mais  les 
peintres  méprisent  trop  les  effets  qu'ils  ne  peuvent  rendre,  les  hautes 
montagnes,  les  vastes  espaces  d'eau,  l'immensité  sous  toutes  ses 
formes.  La  création  n'a  pas  pour  but  unique  d'être  renfermée  dans 
un  cadre  de  trois  pieds  et  de  bien  faire  sur  un  chevalet. 

A  l'horizon  s'étend  une  ligne  grisâtre  :  ce  sont  les  bords  peu  éle- 
vés du  lac,  qui  par  moment  se  confondent  avec  ses  eaux.  Le  bateau 
à  vapeur  aborde  successivement  à  Kingston,  ville  canadienne,  et  à, 
Oswego,  ville  des  États-Unis.  Le  contraste  des  deux  pays  est  frap- 
pant :  Kingston  est  une  cité  tranquille,  régulièrement  bâtie,  qui  a 
un  air  ancien  ;  le  port  d'Oswego,  petite  ville  de  12,000  âmes,  est 
encombré  de  bâtimens.  Une  extrême  activité  règne  partout,  on  dé- 
barque à  la  hâte  le  fer  et  le  charbon.  Le  marteau  qui  radoube  les 
embarcations  frappe  avec  rapidité;  on  sent  qu'il  est  dans  des  mains 
pressées.  Les  passions  politiques  ne  sont  pas  moins  ardentes  ici  que 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  575 

la  passion  du  travail  et  du  gain.  Dans  un  journal  abolitioniste  d'Os- 
wego,  je  trouve  les  plus  violentes  injures  contre  les  partisans  du 
compromis,  contre  M.  Webster  en  particulier,  qu'on  appelle  le  bas 
et  infâme  ennemi  de  la  race  humaine,  et  un  morceau  contre  les  kid- 
najjers  (les  ravisseurs),  ceux  qui  prennent  part  légalement,  il  faut 
le  dire,  à  l'arrestation  des  esclaves  fugitifs.  (Par  parenthèse,  les 
hommes  du  sud  donnent  le  même  nom  aux  abolitionistes  qui  favo- 
risent la  fuite  de  leurs  esclaves).  Le  journaliste  d'Oswego  s'exprime 
ainsi  sur  les  agens  de  la  loi,  d'une  loi  bien  dure,  il  est  vrai  :  «  Nous 
nous  sentons  obligé  de  déclarer  que  s'il  est  une  classe  de  criminels 
qui  méritent  d'être  frappés  sur-le-champ,  ce  sont  les  Mdnapers.  »  Ce 
langage  furibond  n'est  pas  sans  danger.  Dans  la  ville  de  Christiania, 
un  planteur  qui  venait  réclamer  un  esclave  fugitif  a  été  tué  il  y  a 
quelques  jours.  La  question  de  l'esclavage  est  la  seule  qui  produise 
aux  États-Unis  de  véritables  émeutes  :  c'est  qu'il  y  a  là  plus  qu'une 
question  politique,  il  y  a  une  question  sociale. 

7  octobre,  Niagara. 

J'arrive  de  grand  matin  à  Niagara,  et  aussitôt  je  m'achemine  vers 
la  cataracte. 

Le  premier  effet  a  été  sublime;  entrevu  aux  pâles  lueurs  du  matin, 
à  travers  la  brume,  le  fleuve  semblait  tomber  des  nuages.  J'étais  en 
présence  de  quelque  chose  d'extraordinaire,  de  miraculeux  :  ce  n'é- 
tait pas  un  spectacle,  c'était  une  vision.  M.  de  Chateaubriand  a  ren- 
contré la  seule  expression  qui  puisse  peindre  ce  que  j'éprouvais  quand 
il  a  dit  :  «  C'est  une  colonne  d'eau  du  déluge.  »  Après  cette  première 
impression  confuse  et  sublime,  je  me  suis  orienté  dans  la  scène  (]ui 
était  devant  moi.  J'ai  distingué  les  deux  chutes,  l'une  au  fond  du  fer 
à  cheval,  déversant  sa  nappe  d'émeraude  et  de  neige  comme  dans 
une  vaste  coupe;  l'autre,  moins  large,  tombant  des  deux  côtés  d'un 
rocher  qui  partage  ses  eaux  en  deux  fleuves;  l'une  et  l'autre  avec  un 
fracas  immense  et  continu  venant  se  perdre  dans  le  gouffre,  d'où 
remonte  incessamment  un  nuage  qui  en  cache  le  fond,  pareil  à  la 
blanche  vapeur  qui  s'élèverait  au-dessus  d'une  chaudière  gigan- 
tesque. Un  double  arc-en-ciel  semble  un  pont  fantastique  à  deux 
étages  jeté  sur  le  gouffre  plein  d'écume  et  de  bruit.  Ce  bruit,  le  plus 
grand  que  l'oreille  de  l'homme  puisse  entendre,  est  comme  le  roule- 
ment de  plusieurs  tonnerres.  Les  Indiens  ont  eu  raison  de  donner  à 
ce  lieu  le  nom  de  Niagara,  qui  veut  dire  tonnerre  des  eaux  (1). 

Une  tour  a  été  plantée  sur  le  roc,  entre  les  deux  chutes.  Du  som- 
met de  cette  tour,  qui  frémit  incessamment  de  la  commotion  du  sol, 
le  regard  tombe  à  la  fois  et  sur  la  nappe  qui  déborde  dans  le  vide, 
sous  vos  pieds,  et  sur  celle  qui  s'épand  un  peu  plus  loin,  le  long  de 

(1)  O-ni-aw-ga-rah,  le  tonaerre  des  eaux,  eu  langue  cliippewa. 


576  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  paroi  semi-circulaire  de  rochers,  et  sur  la  trombe  de  vapeurs  qui 
sort  de  la  profondeur  invisible  et  retentissante  des  eaux.  Il  est  impos- 
sible de  ne  pas  être  fasciné  par  ce  coup  d'œil  incomparable,  et  en 
même  temps  il  y  a  dans  ces  masses  qui  tombent  quelque  chose  de 
simple  et  d'égal  qui  élève  l'âme  et  qui  la  tranquillise.  En  bas,  c'est 
le  désordre  du  chaos;  au-dessus,  c'est  le  mouvement  régulier  et  ma- 
jestueux d'un  monde. 

Quittez-vous  cette  scène  terrible  pour  faire  le  tour  de  l'île  qui 
divise  les  eaux  du  Niagara ,  bientôt  le  bruit  derrière  vous  n'est  plus 
qu'un  grondement  sourd.  Vous  marchez  sous  de  beaux  arbres  au 
bord  d'une  eau  rapide  qui  frôle  l'herbe  en  gazouillant,  puis  vous 
revenez,  vous  vous  arrêtez  à  un  point  de  vue,  à  un  autre;  vous  pas- 
sez un  pont  de  planches  jeté  sur  un  petit  bras  du  fleuve,  ruisseau 
coulant  entre  des  fleurs,  et  qui,  si  vous  y  mettiez  le  pied,  vous  en- 
traînerait irrésistiblement  dans  l'abîme  (1).  Vous  montez,  vous  des- 
cendez ,  vous  vous  asseyez  sur  un  banc,  vous  vous  appuyez  contre 
un  arbre,  et  toujours  le  même  tableau  s'offre  à  vous  sous  un  jour 
différent.  A  l'extrémité  de  l'île,  les  rapides  bouillonnent.  Quelle  diffé- 
rence entre  ce  bouillonnement  désordonné  et  le  déroulement  uniforme 
de  la  cataracte,  entre  le  tumulte  à  la  surface  du  fleuve  et  la  tour- 
mente au  fond  du  gouffre!  C'est  comme  une  agitation  superficielle 
et  une  passion  profonde. 

Cette  expression  :  enfer  des  eaux  [hell  ofwaters) ,  que  lord  Byron  a 
appliquée  à  la  cascade  de  Terni,  conviendrait  mieux  à  la  cataracte  du 
Niagara.  Les  poètes  voient  la  nature  à  travers  leur  âme.  Pétrarque  n'a 
trouvé  que  des  peintures  riantes  au  milieu  des  cimes  nues  et  tristes 
qui  entourent  la  vallée  de  Vaucluse;  lord  Byron  a  vu  un  enfer  dans  la 
majestueuse  cascade  de  Terni,  qui  vient  mourir  sous  des  orangers. 

Ce  soir,  il  y  a  eu  un  magnifique  clair  de  lune.  L'arc-en-ciel  lunaire 
dessinait  sa  courbe  pâle  dans  le  ciel  ;  la  colonne  de  vapeur,  balancée 
par  le  vent,  s'abaissait  et  se  redressait  comme  un  fantôme.  On  eût 
dit  l'esprit  de  la  cataracte. 

8  octobre. 

Il  me  semble  ce  matin  qu'hier  je  n'avais  rien  vu.  Le  spectacle 
qu'on  a  de  la  rive  anglaise  surpasse  encore  celui  que  présente  la  rive 
américaine.  Nulle  part  la  grande  chute  n'apparaît  plus  imposante 

(1)  Un  événement  récent  montre  la  vérité  de  ces  paroles.  Un  jeune  homme,  en  plai- 
santant, faisait  mine  de  jeter  dans  le  petit  bras  du  fleuve  une  jeune  fille  qu'il  aimait. 
Elle  lui  échappe  et  tombe  dans  le  courant.  Le  malheureux  y  saute  après  elle.  Ils  étaient  à 
deux  pas  du  bord;  l'eau  n'allait  pas  à  leur  ceinture;  mais  le  courant  est  rapide,  et  la  roche 
polie  n'offrait  aucune  prise  à  leurs  pieds.  Après  avoir  lutté  quelques  instans,  ils  dispa- 
rurent ensemble  dans  l'abîme.  Presque  ciiaqiie  année  le  Niagara  est  témoin  de  plusieurs 
catastrophes  de  ce  genre.  Toute  imprudence  peut  être  punie  de  mort.  Avec  un  peu  d'at- 
tention, le  Niagara  n'offre  aucun  péril;  le  seul  péril  est  la  sécurité. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  577 

que  du  milieu  du  fleuve;  puis,  arrivé  sur  le  bord  opposé,  on  découvre 
en  plein  les  deux  autres  chutes,  qu'on  ne  voyait  que  de  côté  ou  d'en 
haut  sur  le  rivage  américain.  On  peut  s'avancer  entre  le  rocher  et  la 
cataracte.  J'ai  essayé  de  cette  singulière  promenade,  que  Volney 
croyait  impossible ,  et  qui  se  fait  maintenant  à  peu  près  sans  dan- 
ger. Je  l'ai  trouvée  plus  extraordinaire  qu'agréable,  surtout  quand 
on  la  fait  avec  des  lunettes.  Il  me  semblait  être  sous  une  immense 
gouttière.  En  somme,  j'aime  mieux  voir  la  cataracte  que  la  rece- 
voir. Ici  seulement  je  n'ai  pas  trouvé  ce  que  j'attendais.  Un  autre 
point  de  vue  vanté,  le  Table  Rock,  n'existe  plus  :  le  rocher  s'est 
écroulé  en  grande  partie;  la  saillie  qu'il  projetait  au-dessus  du  fleuve 
est  maintenant  éboulée.  Le  lieu  d'où  reff"et  de  la  chute  m'a  semblé 
le  plus  étourdissant,  c'est  l'extrémité  d'une  poutre  qui  avance  au- 
dessus  d'une  espèce  de  degré,  lequel  est  très  près  du  gouffre.  De- 
bout sur  cette  poutre,  on  domine  le  cratère  où  l'eau  se  précipite, 
bouillonne  et  mugit.  Au  bout  de  quelques  momens,  on  fait  sage- 
ment de  s'asseoir  et  de  se  laisser  aller  sans  péril  au  tourbillonne- 
ment, qui  paraît  vous  emporter  et  vous  précipiter  avec  ce  déluge 
assourdissant  dans  lequel  on  se  croit  entraîné.  Ceci  est  tout-à-fait 
fantastique  :  c'est  le  rêve,  le  vertige.  En  présence  de  ce  désordre 
immense,  on  se  sent  transporté  par  la  pensée  au  temps  des  plantes 
colossales,  des  animaux  gigantesques,  au  temps  où  se  creusait  le  lit 
des  océans,  et  où  les  chaînes  de  montagnes  étaient  soulevées  par  les 
forces  déchaînées  de  la  nature.  Niagara  vous  apparaît  comme  le  con- 
temporain de  ces  êtres  monstreux ,  comme  le  produit  de  ces  forces 
encore  déréglées,  comme  un  cataclysme  de  l'ancien  monde. 

Il  y  a  des  gens  qui  trouvent  les  chutes  du  Niagara  très  inférieures 
à  ce  que  leur  imagination  avait  conçu.  J'en  fais  compliment  à  leur 
imagination.  Peut-être  qu'en  présence  de  l'objet,  leur  pensée  ne 
peut  concevoir  ce  que  leur  vue  embrasse.  Niagara  est,  comme  Saint- 
Pierre,  plus  grand  que  nature,  et  par  la  même  raison  l'on  n'en 
saisit  pas  toujours  l'ensemble  du  premier  coup.  J'ai  entendu  aussi 
comparer  diverses  cascades  à  Niagara  :  c'est  comparer  un  lac  à 
l'Océan.  J'ai  vu  bien  des  cascades  en  Suisse,  en  Ecosse,  en  Norwége, 
dans  les  Pyrénées;  —  toutes  ensemble  se  perdraient  et  se  noieraient 
dans  le  Niagara,  pygmées  auprès  d'un  titan.  Pour  moi,  les  deux  plus 
grandes  choses  de  ce  monde  sont,  parmi  les  monumens  élevés  par  la 
main  de  l'homme,  les  ruines  de  Thèbes,  et,  parmi  les  œuvres  de  la 
nature,  les  chutes  du  Niagara. 

Il  faut  songer  que  les  grands  lacs  qui  communiquent  ensemble, 
l'Erié,  le  Michigan,  le  Sàint-Clair,  l'Huron,  le  Supérieur,  qui,  avec 
l'Ontario,  forment  le  plus  vaste  amas  d'eau  douce  qui  existe  sur  la. 
terre,  et  tous  les  fleuves  qui  alimentent  ces  lacs,  n'ont  d'autre  issue 
que  cette  chute.  C'est  une  mer  qui  tombe,  voilà  tout. 


578  REVUE   DES  DEUX   MOISDES. 

L'on  avait  d'abord  exagéré  la  hauteur  d'où  les  eaux  se  précipitent. 
La  Hontan,  qui  est  loin  d'être  un  voyageur  exact,  la  croyait  de  sept  ou 
huit  cents  pieds.  L'intrépide  et  malheureux  Lasalle  disait  six  cents. 
Ce  dernier  mentionne  la  cataracte  sans  paraître  avoir  été  frappé  de 
son  aspect,  tant  le  sentiment  des  grandes  scènes  de  la  nature  est  un 
sentiment  nouveau  dans  le  monde.  Le  père  Hennepin  déclara  avoir 
été  obligé  de  boucher  ses  oreilles  pour  ne  pas  devenir  sourd  au  fra- 
cas de  la  cataracte.  Je  puis  assurer  que  la  précaution  n'est  pas  néces- 
saire. Les  anciens  disaient  bien  des  cataractes  du  Nil,  qui  ne  sont 
que  des  brisans,  qu'elles  tombaient  d'une  hauteur  énorme  et  ren- 
daient sourds  les  habitans  des  lieux  voisins.  L'homme  est  toujours 
porté  à  exagérer  même  ce  qu'il  y  a  de  plus  grand. 

La  cataracte  n'a  guère  que  cent  cinquante  pieds,  mais  au  milieu 
du  fer  à  cheval  la  nappe  a,  dit-on,  vingt  pieds  d'épaisseur.  On  estime 
qu'il  s'écoule  environ  cinq  milliards  de  barils  d'eau  [barreh)  en 
vingt-quatre  heures,  ce  qui  fait  à  peu  près  soixante-neuf  mille  barils 
en  une  seconde.  On  a  évalué  la  puissance  hydraulique  des  chutes. 
Elle  est  de  quatre  millions  cinq  cent  trente-trois  mille  trois  cent  qua- 
rante-quatre chevaux,  dix-neuf  fois,  dit-on,  le  pouvoir  moteur  dont 
dispose  la  Grande-Bretagne,  et  plus  qu'il  n'en  faudrait  pour  mettre 
en  mouvement  toutes  les  usines  du  monde.  Je  tremble  en  transcri- 
vant ces  chiffres.  J'ai  presque  peur  que  les  Américains,  qui  n'aiment 
pas  l'inutile,  trouvent  un  jour  le  moyen  de  tirer  parti  de  cette  force 
si  bien  calculée  en  chevaux,  et  qu'ils  ne  fassent  marcher  une  im- 
mense usine  par  la  chute  du  Niagara! 

Tout  n'est  pas  dit  quand  on  a  vu  cette  chute.  Le  fleuve  mérite  d'être 
suivi.  Ses  eaux  vertes  glissent  profondément  encaissées  entre  des 
rochers  dont  les  pentes  abruptes  sont  tantôt  nues,  tantôt  tapissées 
d'arbres.  Le  lieu  qu'on  appelle  le  tourbillon  [whirlpool)  oflre  un  des 
.  aspects  les  plus  sauvages  qu'on  puisse  rencontrer  aujourd'hui  en 
Amérique.  C'est  comme  une  espèce  d'entonnoir  de  verdure  au  fond 
duquel  l'eau  tournoie,  entraînant  tout  dans  le  cercle  qu'elle  décrit 
silencieusement.  Enfin,  à  quelque  distance,  un  pont  suspendu,  léger 
et  très  hardi,  apparaît  tendu  comme  un  fil  au-dessus  d'une  gorge  de 
deux  cent  quarante  pieds,  au  fond  de  laquelle  coule  paisible  cette  eau 
que  du  pont  même  on  voit  à  l'horizon  former  les  retentissantes  chutes 
du  Niagara. 

Buffalo,  10  octobre. 

Quand  on  voyage  en  Italie,  on  lit  dans  Ja  Guida  de  chaque  ville  : 
«  L'origine  de  cette  cité  se  perd  dans  la  nuit  des  temps.  »  Il  n'en  est 
pas  de  même  aux  États-Unis.  Au  lieu  d'un  fondateur  héroïque,  d'une 
mystérieuse  origine,  voici,  si  ce  que  l'on  m'a  conté  est  véritable, 
quelle  fut  l'origine  et  quel  a  été  le  vrai  fondateur  de  BuUalo. 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE»  579 

Un  monsieur  R. . .  imagina  de  mettre  en  circulation  des  billets  por- 
tant des  noms  d'endosseurs  supposés.  Il  en  fit  ainsi  pour  dix  mil- 
lions, les  payant  exactement  à  mesure  qu'on  les  lui  présentait,  et 
en  forgeant  de  nouveaux.  Au  moyen  de  ce  système  de  crédit  aidé 
de  faux,  M.  R.-..,  qui  avait  les  manières  d'un  quaker  et  dont  la  cha- 
rité était  célèbre,  fit  des  entreprises  immenses  :  il  bâtit  à  BulTalo 
des  quartiers  et  jusqu'à  un  théâtre.  Un  jour  la  débâcle  arriva  :  il  fut 
condamné  à  dix  ans  de  prison.  Son  temps  fait,  on  est  venu  le  cher- 
cher dans  sa  prison  et  on  l'a  porté  en  triomphe.  Il  avait  créé  la  ville 
de  Buflalo.  Voilà  un  singulier  triomphateur.  Avouons  que  tout  ceci 
rappelle  un  peu  trop  la  profession  des  premiers  fondateurs  de  Rome. 

Du  chemin  de  fer  qui  m'a  amené  à  Bulfalo,  on  m'a  montré  les  tra- 
vaux exécutés  pour  donner  de  l'eau  à  la  ville.  —  Existent-ils  depuis 
longtemps?  ai-je  demandé.  —  Certainement,  m'a-t-on  répondu,  de- 
puis plus  d'un  an.  Aux  États-Unis  c'est  un  siècle. 

J'apprends  que  la  semaine  dernière  un  incendie  terrible  a  détruit 
une  partie  de  la  ville,  et  j'en  vois  les  vestiges  récens.  Il  y  a  aussi 
des  ruines  aux  États-Unis,  mais  ce  sont  des  ruines  d'une  semaine. 
On  est  en  train  de  rebâtir  le  quartier  brûlé,  on  refait  les  trottoirs 
en  bois,  le  premier  étage  des  maisons  est  déjà  construit.  Dans  un 
mois,  il  n'y  paraîtra  plus. 

Le  chemin  de  fer  arrive,  à  travers  la  ville,  jusqu'à  une  grande  place 
de  fiacres;  seulement  il  ralentit  sa  marche,  et  on  sonne  une  cloche 
pour  annoncer  le  passage  du  train.  Les  rues  sont  spacieuses  et  régu- 
lières. Certainement  il  n'existe  pas  à  Paris  de  rue  à  la  fois  aussi  large 
et  aussi  longue  que  la  Main-Street  à  Buflalo,  qui  en  1795  était  un 
village  d'Indiens  Senécas  et  comptait  quarante  maisons.  Dans  cette 
superbe  et  large  rue,  les  caisses  et  les  ballots  de  marchandises  sont 
sur  le  trottoir.  Il  y  a  de  grands  espaces  vides  où  paissent  les  vaches, 
et  où  les  cochons  se  promènent,  qui  sont  destinés  à  être  des  squares. 
Buflalo  ofl're  tout  à  la  fois  l'aspect  d'une  capitale  et  l'aspect  d'une 
ville  qui  commence,  de  New-York  et  d'Ogdensburg.  Je  trouve  encore 
ici  ce  mélange  des  industries  qui  ne  disparaît  qu'avec  le  temps. 
Gomme  j'avais  besoin  d'épingles,  d'un  livre  de  notes  et  de  plumes 
métalliques,  je  suis  entré  chez  un  horloger  qui  vendait  en  outre  des 
couteaux,  des  violons  et  beaucoup  d'autres  choses. 

Je  m'aperçois  que  j'approche  de  l'ouest,  à  la  plus  grande  familia- 
rité des  inférieurs.  Un  cocher  m'appelle  son  ami  [myfriend).  Cela 
désespérait  un  Anglais,  et  m'amuse  presque  autant  que  l'allocution 
d'un  savetier  romain  à  qui  je  demandais  mon  chemin,  et  qui  me  ré- 
pondit :  Anima  mia,  non  so.  Mais  rien  en  ce  genre  ne  vaut  ce  qui 
advint  à  un  prince  allemand.  Il  avait  fait  prix  avec  un  Américain  qui 
devait  le  voiturer  à  la  ville  prochaine.  Le  conducteur  entra,  son  fouet 
à  la  main,  dans  l'hôtel  qu'habitait  le  prince,  et  dit  ;  Où  est  V homme 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  part  ce  soir?  Je  suis  le  gentleman  qui  doit  le  conduire.  —  J'ai 
vu  annoncé  dans  un  journal  qu'une  dame  [a  lady)  désirait  trouver 
une  place  de  femme  de  chambre. 

Je  monte  en  bateau  à  vapeur  tandis  que  le  soleil  se  couche  magni- 
fique sur  la  nappe  immense  du  lac  Érié.  En  me  réveillant  le  lende- 
main, je  ne  vois  de  rivage  nulle  part,  je  suis  comme  en  pleine  mer. 
Ce  bateau  à  vapeur  est  à  la  lettre  une  maison  flottante.  Cette  maison 
a  plusieurs  étages  :  au  rez-de-chaussée  sont  entassés  les  émigrans 
qui  se  rendent  dans  l'ouest;  le  premier  est  occupé  par  un  grand  et 
vaste  salon  où  se  trouvent  des  tables,  des  canapés,  des  fauteuils,  des 
poêles,  un  piano.  L'usage  réserve  aux  dames  une  des  extrémités  de 
ce  salon.  Chacun  a  une  petite  chambre  qui  donne  sur  le  lac  et  où 
l'on  est  chez  soi  comme  dans  un  hôtel.  La  vie  est  la  même,  les  heures 
des  repas  sont  les  mêmes.  Quand  sonne  le  tam-tam,  on  se  met  à  table, 
après  toutefois  que  les  dames  se  sont  assises  ;  jusque-là,  les  garçons 
défendent  très  positivement  aux  gentlemen  de  s'asseoir,  et  personne 
ne  s'assied.  Il  n'y  a  pas  de  peuple  qui  obéisse  plus  volontiers  que  les 
Américains  à  l'autorité  qu'ils  acceptent.  Jamais  je  n'ai  vu  de  discus- 
sion entre  les  voyageurs  et  le  capitaine  ;  quand  un  passager  se  con- 
duit mal,  le  capitaine  le  dépose  à  terre,  quelquefois  à  trente  lieues 
d'une  habitation,  sans  que  personne  demande  de  quel  droit.  En  ce 
qui  concerne  cette  déférence  obligée  pour  les  femmes,  nul  ne  résiste 
aux  garçons  du  bord,  parce  que  les  garçons  du  bord  commandent  au 
nom  d'un  sentiment  qui  est  celui  de  la  majorité.  On  sait  de  quels 
égards  les  femmes  sont  entourées  aux  États-Unis.  Elles  peuvent  aller 
seules  d'un  bout  de  l'Union  à  l'autre  sans  que,  parmi  le  grand  nombre 
de  voyageurs  souvent  assez  grossiers  avec  lesquels  elles  sont  en  con- 
tact, il  s'en  trouve  un  seul  qui  ait  la  pensée  de  leur  manquer  de  res- 
pect. Ce  respect  est  poussé  si  loin  qu'il  s'étend,  ce  que  je  trouve  un 
peu  excessif,  aux  hommes  qui  ont  une  dame  avec  eux,  who  hâve  a 
lady  in  charge.  Dans  ce  cas,  ils  participent  aux  avantages  accordés  au 
beau  sexe  par  la  courtoisie  américaine,  et  j'enrageais  parfois  de  voir 
ces  mortels  privilégiés  assis  paisiblement,  tandis  que  trois  cents 
hommes  moins  heureux  attendaient  debout  qu'une  lady,  qui  très 
souvent  n'était  pas  une  dame  et  ne  s'en  faisait  pas  moins  attendre, 
vînt  prendre  sa  place.  De  même,  quand  on  allait  à  la  queue  des  billets, 
les  femmes  passaient  toujours  avant  tout  le  monde,  et  avec  elles  les 
hommes  qui  les  accompagnaient.  J'ai  vu  parfois  un  Américain  rusé 
aller  chercher  une  vieille  paysanne  à  l'étage  des  émigrans,  et  passer 
ainsi  avant  nous,  parce  qu'il  avait  a  lady  in  charge.  C'est  un  abus 
sans  doute,  mais  c'est  l'abus  d'un  principe  que  je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  d'honorer.  Je  ne  crois  point,  comme  un  voyageur  anglais,  que 
le  respect  pour  les  femmes  soit  l'effet  de  leur  rareté  dans  l'ouest,  car 
il  est  général  aux  États-Unis.  Je  crois  qu'il  a  une  autre  cause  :  il  ré- 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  581 

suite,  je  pense,  de  la  rudesse  même  des  mœurs  américaines.  Dans  un 
pays  où  les  formes  de  la  politesse  sont  très  simplifiées,  si  ce  frein 
n'était  établi,  il  s'ensuivrait  nécessairement,  dans  les  rapports  avec 
les  femmes,  une  intolérable  grossièreté.  C'est,  je  crois,  ce  qui  a  pro- 
duit la  galanterie  au  sein  des  mœurs  violentes  du  moyen  âge.  Dans 
les  sociétés  plus  fortes  que  polies,  un  instinct  avertit  de  respecter  la 
faiblesse  pour  ne  pas  en  venir  à  l'écraser.  Au  moyen  âge,  il  fallait 
adorer  les  femmes  comme  les  chevaliers  pour  ne  pas  les  opprimer 
comme  les  sauvages.  Une  alternative  analogue  se  présentait  dans  la 
société  des  États-Unis,  qui,  surtout  là  où  elle  commençait  à  s'établir, 
avait  aussi  sa  rudesse.  Les  peuples  plus  raffinés  n'ont  pas  besoin 
d'être  retenus  par  des  prescriptions  si  précises  :  l'élégance  natu- 
relle des  mœurs  est  chez  eux  une  garantie  que  les  femmes  seront 
traitées  avec  les  égards  qui  leur  sont  dus  ;  mais  il  faut  avouer  qu'en 
France  on  s'est  souvent  trop  reposé  sur  notre  réputation  proverbiale 
de  galanterie,  et  que  nos  compatriotes  auraient  parfois  besoin  qu'un 
garçon  d'hôtel  ou  un  conducteur  de  diligence  les  rappelât  à  l'obser- 
vation d'un  devoir  qu'ils  oublient  trop  souvent  de  remplir. 

12  octobre.  Détroit. 

Détroit,  autrefois  le  fort  Détroit,  porte  un  de  ces  noms  français 
qu'on  rencontre  çà  et  là  dans  l'Amérique  du  Nord,  qui  rappellent  la 
place  que  nous  y  avons  tenue,  et  qui,  hélas  !  en  sont  l'unique  vestige. 

A  Détroit  vit  le  généralGass,  un  des  chefs  du  parti  démocrate,  et 
dont  on  parle  pour  la  présidence  prochaine  (1) .  M.  Cass  a  attaché 
son  nom  à  un  voyage  d'exploration  scientifique  dans  l'ouest;  il  pos- 
sède des  propriétés  considérables  dans  l'état  de  Michigan.  On  sait 
qu'il  a  été  longtemps  ministre  des  États-Unis  en  France.  Il  aime 
notre  pays,  et  a  plaisir  à  en  parler.  Le  parti  démocrate  américain  est 
fort  différent  de  ce  qu'on  appelle  en  France  le  parti"  démocratique.  Le 
général  Cass  est  fier  de  son  origine  populaire,  et  a  exprimé  ce  sen- 
timent dans  le  sénat  de  Washington;  mais  il  n'y  a  pas  dans  son  genre 
de  vie  la  moindre  affectation  de  mœurs  démocratiques.  J'ai  eu  l'hon- 
neur de  le  voir  à  Détroit  au  sein  de  sa  famille.  La  maison  où  il  m'a 
reçu  était  modeste,  et  ne  se  distinguait  en  rien  des  habitations  voi- 
sines; mais  tout  y  portait  l'empreinte  d'une  simpMcité  digne.  M.  Cass 

(1)  Toutes  les  prévisions  de  ce  genre  ont  été  trompées.  Pendant  mon  séjour  aux  États- 
Unis,  la  question  de  la  présidence  occupait  beaucoup  les  esprits.  On  parlait  de  M.  Cass, 
de  M.  Douglas,  de  M.  Houston  parmi  les  démocrates,  —  de  M.  Webster,  du  général  Scott 
parmi  les  whigs.  On  pensait  généralement  que  les  démocrates  l'emporieraient,  s'ils  ne  se 
divisaient  pas.  Ce  parti  a  montré  combien  les  Américains  savent  sacrifier  leurs  préfé- 
rences personnelles  au  triomphe  de  leur  opmion.  D'un  bout  à  l'autre  de  l'Union,  les  démo- 
crates ont  abandonné  leurs  candidats  de  prédilection  pour  se  porter  sur  M.  Pierce,  dont 
je  n'avais  jamais  entendu  prononcer  le  nom.  Les  prétendans  à  la  présidence  qui  appar- 
tenaient à  ce  parti  se  sont  empressés  de  se  désister  en  sa  faveur,  et  il  a  été  nommé  à 
une  immense  majorité. 


582  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

m'a  beaucoup  parlé  du  roi  Louis-Philippe,  à  la  mémoire  duquel  il  est 
resté  fort  attaché.  Il  pense  que  la  France  a  eu  grand  tort  de  quitter 
la  monarchie  constitutionnelle  pour  la  république.  Je  dois  dire  que 
je  n'ai  pas  rencontré  un  Américain  qui  ne  fût  de  cet  avis. 

Autre  différence  de  la  démocratie  américaine  et  de  la  démocratie 
française  :  je  suis  allé  voir  jouer  /'  Ouvrière  [Factory  girl) ,  cette  pièce 
qu'on  jouait  aussi  à  Lowell.  L'héroïne,  comme  on  peut  le  croire,  a 
toutes  les  vertus;  elle  sacrifie  son  amour  et  jusqu'à  sa  réputation 
pour  sauver  la  fille  de  sa  bienfaitrice.  Tout  cela  devait  être  ainsi; 
mais  ce  qui  m'a  paru  plus  digne  de  remarque,  c'est  que  dans  cette 
pièce,  composée  en  l'honneur  des  travailleurs,  où  l'on  se  moque 
beaucoup  des  lords,  des  ladies,  des  comtes  et  des  Français,  il  n'y  a 
rien  contre  les  riches. 

En  ce  moment,  on  expose  à  Détroit  une  peinture  dont  l'auteur  est 
un  artiste  américain;  c'est  un  tableau  de  chevalet  fort  ordinaire.  Rien 
ne  saurait  être  plus  divertissant  que  l'emphase  avec  laquelle  le  dé- 
monstrateur du  chef-d'œuvre  le  faisait  valoir.  Il  a  dit  positivement 
qu'en  Europe  parmi  les  tableaux  anciens  et  modernes  aucun  ne  pou- 
vait être  comparé  à  cette  merveille.  Hier  soir,  a-t-il  ajouté,  un  gen- 
tleman ne  pouvait  croire  que  les  figures  ne  fussent  pas  en  relief,  il 
a  été  obligé  de  s'en  assurer  en  s' approchant.  Cela  est  chaque  jour 
arrivé  la  veille  au  soir,  j'imagine.  Cette  admiration  pour  les  effets 
les  plus  communs  de  l'art  de  peindre  est  puérile.  Les  habitans  de 
Détroit,  qui  semble  une  ville  fort  civilisée,  auraient  dû  faire  taire  ce 
charlatan.  Pendant  qu'il  parlait,  j'étais  tenté  d'ouvrir  la  fenêtre  et 
de  dire  à  l'assemblée  :  N'écoutez  pas  ces  louanges  absurdes  d'un  ou- 
vrage médiocre.  Il  y  a  ici  quelque  chose  de  bien  autrement  merveil- 
leux que  les  raccourcis  et  les  illusions  d'optique  qu'on  vous  vante 
comme  si  vous  étiez  des  enfans  ou  des  sauvages;  il  y  a  une  rue 
d'une  demi-lieue,  large  comme  les  plus  grandes  rues  de  Paris  et 
de  Londres,  bordée  de  magasins,  éclairée  au  gaz,  dans  une  ville  de 
20,000  âmes,  qui  en  renfermait  3  ou  A, 000  il  y  a  vingt  ans.  En  1810, 
comme  me  le  disait  hier  le  général  Cass,  il  y  avait  20,000  habitans 
à  l'ouest  de  Détroit.  Aujourd'hui  il  y  en  a  5  millions.  Voilà  ce  qu'on 
ne  trouverait  pas  en  Europe  : 

Excudant  alii  spirantia  mollius  aéra. 

13  octobre. 

Aujourd'hui  j'ai  entendu  un  vrai  sermon  presbytérien.  Le  sujet 
était  le  déclin  de  la  religion.  Le  prédicateur  en  a  énuméré  les  causes  : 

1"  La  paresse,  la  négligence;  il  a  tiré  ses  comparaisons  de  la  vie 
commerciale.  Si  les  jeunes  gens  préfèrent  leurs  chevaux,  leur  buggy, 
leur  fusil  à  leur  magasin  [shop) ,  les  affaires  iront  mal;  il  en  sera  de 
même  si  on  se  relâche  sur  la  grande  affaire; 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  583 

2°  On  prend  la  religion  comme  quelque  chose  de  théorique,  de 
métaphysique,  non  comme  mi  fait;  dès  lors  elle  ne  peut  plus  agir  sur 
le  cœur  ; 

3°  L'infidélité  a  changé  de  forme;  elle  ne  se  produit  plus  sous  un 
aspect  grossier  et  repoussant,  escortée  du  blasphème  et  de  la  licence 
comme  au  temps  de  Thomas  Payne;  elle  n'habite  plus  les  tavernes 
et  les  mauvais  lieux.  Maintenant  elle  réforme  le  christianisme;  elle 
prétend  en  savoir  plus  que  la  Bible.  —  Ici  l'orateur  a  placé  un  mor- 
ceau assez  vif  sur  les  âges  des  terrains  selon  les  géologues,  que  pour- 
tant des  hommes  très  pieux,  M.  Frayssinous  parmi  les  catholiques, 
M.  Buckland  parmi  les  protestans,  ne  regardent  point  comme  incon- 
ciliables avec  l'Écriture,  et  une  autre  tirade  non  moins  vive  contre 
l'opinion  plus  difficilement  orthodoxe,  il  est  vrai,  qui  admet  diverses 
races  humaines  ne  procédant  pas  d'une  même  origine. 

k"  L'inimitié  des  diverses  églises  et  des  membres  d'une  même 
église  entre  eux.  A  en  croire  le  prédicateur,  il  régnerait  peu  de  cha- 
rité entre  les  diverses  sociétés  religieuses  qui  sont  forcées  de  se  tolé- 
rer aux  États-Unis.  Il  pourrait  bien  en  être  quelquefois  ainsi.  Quant 
à  moi,  ce  besoin  d'intolérance  si  naturel  à  l'esprit  de  secte  ne  m'a 
jamais  plus  frappé  que  dans  un  journal  universaliste.  Les  universa- 
listes  sont  ceux  qui  pensent  que  justes  et  pécheurs,  croyans  et  incré- 
dules, tout  le  monde  sera  sauvé.  Yoilà  une  doctrine  fort  charitable; 
je  n'ai  nulle  part  trouvé  plus  d'amertume  que  dans  la  controverse 
consacrée  à  l'établir.  Il  semblait  que  le  théologien  qui  avait  écrit 
l'article  en  question  voulût  se  dédommager,  en  insultant  ses  adver- 
saires dans  ce  monde,  du  chagrin  de  ne  pouvoir  les  damner  dans 
l'autre.  En  revanche,  il  existe  un  poème  intitulé  l'Universaliade,  écrit 
tout  exprès  poui-  célébrer  la  damnation  de  tous  ceux  qui  ne  sont  pas 
orthodoxes  comme  l'entend  l'auteur. 

Le  prédicateur  a  cité  enfin  comme  une  des  causes  de  la  décadence 
religieuse  le  désir  immodéré  de  faire  fortune.  Il  a  vigoureusement 
appuyé  sur  ce  vice  national,  u  Dieu,  s'est-il  écrié.  Dieu  fera  ce  qu'il 
a  déjà  fait  :  il  soufflera  sur  ces  richesses,  afin  de  laisser  à  leurs  pos- 
sesseurs plus  de  temps  pour  penser  à  lui.  » 

Ce  discours  a  été  lu  lentement,  le  prédicateur  s' arrêtant  entre  cha- 
que phrase  avec  quelque  chose  dans  le  ton  de  convaincu  et  d'impressif. 

Voilà  un  sermon  bien  diiïérent  de  la  dissertation  utihtaire  de 
M.  Waker  à  Boston.  Plus  on  avance  vers  l'ouest,  plus  on  trouve  de 
foi  véhémente  et  d'entraînement  religieux. 

Chicago. 

On  m'avait  beaucoup  recommandé  d'aller  à  Chicago.  Chicago  est 
une  ville  située  sur  le  bord  du  lac  Michigan,  à  l'entrée  de  la  prairie, 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est-à-dire  de  ces  steppes  immenses  qui  s'étendent  à  l'ouest  jus- 
qu'au Mississipi  et  par-delà  :  terre  vierge  vers  laquelle  se  porte  le 
flot  des  émigrans,  et  qui,  entre  leurs  mains,  se  change  rapidement 
en  champs  cultivés,  dont  les  produits  refluent  vers  l'est;  grenier  des 
États-Unis  et  ressource  de  l'Europe  dans  les  mauvaises  années.  Il 
paraît  que  les  Américains  sont  portés  à  s'exagérer  l'étendue  de  leurs 
exportations  de  céréales  en  Europe.  D'après  M.  Johnston,  agronome 
anglais  il  est  vrai,  ils  ne  produiraient  pas  beaucoup  plus  de  blé  qu'il 
ne  leur  en  faut  pour  leur  consommation.  Les  Américains  n'en  sont 
pas  moins  disposés  à  regarder  le  vieux  monde  comme  étant,  sous  ce 
rapport,  à  la  merci  du  nouveau.  Je  me  rappelle  un  article  de  journal 
dans  lequel  l'auteur,  après  s'être  apitoyé  sur  ces  malheureux  pays  de 
l'Europe,  livrés  à  des  révolutions  perpétuelles,  ne  sachant  pas  l'art  de 
se  gouverner,  ajoutait,  à  l'occasion  des  achats  de  blé  américain  faits 
par  la  France  en  1847  et  1848  :  «  Ils  ne  savent  pas  même  se  nourrir  et 
mourraient  de  faim,  si  nous  n'avions  pas  de  blé  à  leur  envoyer.  )> 

La  prairie  est  pour  les  Américains  comme  un  mot  magique.  C'est 
l'avenir,  c'est  le  progrès,  c'est  la  poésie.  On  ne  parle  guère  aujour- 
d'hui des  forêts  primitives;  elles  ont  été  percées  à  jour  par  les  che- 
mins de  fer.  Ce  n'est  pas  à  elles  que  s'attaque  surtout  maintenant 
l'ardeur  des  émigrans,  plus  souvent  ils  les  laissent  derrière  eux  pour 
aller  exploiter  la  prairie,  dont  la  culture  est  plus  facile,  plus  rapide, 
où  l'on  n'a  pas  à  défricher,  à  peine  à  labourer,  où  l'on  sème  dans 
une  terre  féconde  également  favorable  aux  moissons  et  aux  trou- 
peaux. L'imagination  aussi  est  excitée  par  ces  régions  singulières, 
les  seules  où  l'on  trouve  aujourd'hui  la  solitude,  le  charme  de  la  vie 
errante,  les  aventures,  les  rencontres  avec  les  Indiens,  les  troupeaux 
de  bisons  et  de  chevaux  sauvages,  la  nature  et  la  vie  primitives.  Le 
poète  Bryant  les  a  chantées,  Gooper  y  a  trouvé  son  trappeur  Bas-de- 
Cuir;  Washington  Irving,  l'écrivain  élégant,  les  a  décrites  avec 
amour,  et  après  eux  une  foule  de  touristes  et  de  romanciers  fatiguent 
chaque  jour  les  lecteurs  de  récits  et  de  peintures  monotones,  mono- 
tones comme  ces  plaines  sans  fin,  et  qui  n'en  ont  pas  la  grandeur. 

Chicago  est  aujourd'hui  ce  qu'était  il  y  a  trente  ans  Cincinnati, 
r avant-garde  de  la  civilisation  de  ce  côté  du  Mississipi;  car  au-delà 
est  Saint-Louis,  le  véritable  poste  avancé  du  mouvement  vers  l'ouest, 
r  avant-garde  de  cette  armée  de  défricheurs  que  le  grand  fleuve  n'ar- 
rête pas,  et  qui  s'avancera  jusqu'aux  plaines  de  sable  qui  s'étendent 
,au  pied  des  Montagnes  Rocheuses. 

The  star  of  empire  westward  moves. 

J'aurais  voulu  voir  Saint-Louis,  celle  peut-être  des  villes  de  l'Union 
dont  le  développement  est  le  plus  actif  et  le  plus  nouveau;  mais,  pour 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  585 

revenir,  il  faudrait  remonter  l'Ohio,  et  l'Ohio  est  presque  à  sec  en  ce 
moment  :  je  me  bornerai  donc  à  Chicago. 

Chicago  n'est  pas  une  grande  ville  comme  Saint-Louis,  maison 
me  l'a  signalée  comme  très-curieuse  par  la  rapidité  de  ses  progrès, 
et  par  sa  situation  aux  confins,  pour  ainsi  dire,  de  la  civilisation,  au 
moins  de  ce  côté.  Un  chemin  de  fer  conduit  droit  au  lac  Michigan  ; 
ce  chemin  traverse  de  vastes  forêts  coupées  de  flaques  d'eau  et  de 
petites  rivières.  On  arrive  le  soir  au  bord  du  lac,  on  le  traverse  en 
bateau  à  vapeur  pendant  la  nuit,  et  le  lendemain  matin  on  se  trouve 
à  Chicago.  Il  faut  se  défier  des  prévisions  et  des  prédictions  en  ce 
qui  concerne  l'extension  future  des  villes  en  Amérique.  On  a  voulu 
créer  une  capitale  à  Washington,  et  le  vaste  espace  qu'on  avait  pré- 
paré pour  les  destinées  idéales  de  la  ville  est  demeuré  en  grande 
partie  presque  vide.  D'autre  part,  M.  Keating,  qui  accompagnait  en 
1823  le  major  Long  dans  son  expédition,  et  traversait  avec  lui  les 
tribus  de  Potwanies  et  de  Chippewas  qui  occupaient  alors  le  pays 
que  je  visite  aujourd'hui  en  chemin  de  fer,  écrivait  :  a  Les  dangers 
de  la  navigation  sur  le  lac  Michigan  et  le  petit  nombre  de  ports 
qu'ofirent  ses  rives  seront  toujours  un  obstacle  sérieux  à  la  popula- 
tion de  Chicago.  »  Or  la  population  de  cette  ville,  qui  n'existait  pas  il 
y  a  quinze  ans,  est  aujourd'hui  de  3Zj,000  âmes. 

A  quelques  lieues  de  Chicago,  dans  un  pays  qui  n'a  rien  de  mon- 
tueux  et  qui  est  peu  élevé  au-dessus  de  la  mer,  se  trouve  le  partage 
des  eaux  qui  vont  se  jeter  dans  le  Saint-Laurent  ou  dans  le  Mississipi. 
Ici  les  deux  bassins  se  touchent,  sont  presque  de  niveau,  et  communi- 
quent même  par  un  canal  dans  la  saison  des  pluies.  Une  faible  iné- 
galité du  sol  détermine  si  une  goutte  d'eau  ira  se  perdre  dans  la  baie 
d'Hudson  ou  dans  le  golfe  du  Mexique.  N'y  a-t-il  pas  dans  la  vie  des 
individus  et  des  peuples  des  momens  qui  ressemblent  à  ce  lieu-là? 

L'hôtel  où  je  suis  descendu  est  un  des  plus  grands  et  des  mieux 
tenus  des  États-Unis;  le  propriétaire  était,  me  dit-on,  il  y  a  quelques 
années,  tailleur  au  fond  des  bois  (m  ihe  backwoods);  il  fit  faillite  et 
vint  à  Chicago,  où,  avec  son  frère,  il  vendait  des  pantalons  à  cin- 
quante sous  pièce;  aujourd'hui  il  a  bâti  le  magnifique  hôtel  qu'on 
est  tout  étonné  de  trouver  près  du  lac  Michigan.  Ce  lac  a  un  aspect 
sauvage  comme  son  nom  :  c'est  du  moins  ce  que  j'ai  trouvé  en  me 
promenant  aux  portes  de  la  ville,  sur  une  plage  sablonneuse  et  triste. 
Je  ne  voyais  qu'une  plaine  d'eau  verte  tourmentée  par  un  vent  dur 
et  froid;  je  n'entendais  que  le  hoquet  haletant  d'une  machine  à  va- 
peur, et  le  grincement  intermittent  d'une  scie  mêlé  au  bruit  des  va- 
gues. Devant  moi  s'avançait  dans  le  lac  une  longue  jetée  en  bois;  les 
planches  et  les  solives  sont  à  demi  brisées;  il  en  reste  juste  ce  qui 
est  nécessaire,  rien  de  plus.  La  ville  se  trouve  là  comme  un  bateau 


58^  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

échoué  sur  une  grève.  Tout  près  est  le  faubourg  habité  par  les  citoyens 
aisés  de  Chicago.  Ici  sont  de  belles  allées  et  des  maisons  de  bois  aux 
blanches  colonnes,  aux  élégans  portiques,  entourées  de  jardins  rem- 
plis de  fleurs.  Une  de  ces  maisons  est  au  centre  d'un  véritable  parc. 
Je  vois  de  belles  serres.  Suis-je  encore  près  du  lac  Michigan  ? 

Une  autre  maison  est  celle  de  M.  Ogden,  à  qui  je  suis  recommandé. 
Personne  ne  peut  mieux  me  renseigner  sur  Chicago  que  M.  Ogden; 
personne  ne  connaît  mieux  cette  ville;  il  l'a  vue  naître  et  a  aidé  à  la 
faire.  M.  Ogden  est  venu  jeune  dans  ce  pays,  où  il  avait  une  propriété. 
11  a  été  chargé  de  vendre  les  terres  de  l'état;  il  en  a  acheté  lui-même. 
Il  a  donc  assisté,  pour  ainsi  dire,  au  développement  de  Chicago; 
il  y  a  pris  une  part  active.  Comme  nous  nous  promenions  dans  son 
jardin,  il  m'a  montré  un-  arbre,  reste  de  la  forêt  primitive,  et  il  m'a 
dit  :  ((Il  y  a  quinze  ans,  je'suis  venu  ici;  j'ai  attaché  mon  cheval  à  cet 
arbre,  qui  était  au  cœur  de  la  forêt.  »  Ce  lieu  ressemble  maintenant 
à  la  forêt  primitive  comme  le  jardin  du  plus  gracieux  cottage  aux 
environs  de  Londres  ou  sur  les  hauteurs  de  Passy. 

M.  Ogden  m'a  présenté  à  une  dame  française  de  Chicago,  parfai- 
tement française  de  langage  et  de  manières,  et  dont  le  père  était 
un  chef  indien.  ((  On  n'est  point  humilié  de  cette  origine,  m'a-t-il  dit, 
le  préjugé  de  couleur  n'existe  point  pour  la  race  indienne  :  c'est  une 
noble  race,  n  En  effet,  si  les  mœurs  des  anciens  maîtres  du  sol  étaient 
barbares,  leurs  sentimens  étaient  souvent  héroïques.  Ils  avaient  dans 
leurs  manières  le  calme  et  le  se/f  possession  qui  partout  donnent  la 
distinction.  Leur  langage  était  poétique,  leurs  discours  parfois  d'une 
véritable  éloquence;  ils  avaient  même  de  l'esprit  et  savaient  em- 
ployer une  certaine  ironie  calme  qui  parfois  embarrassait  et  décon- 
certait leur  interlocuteur.  On  m'en  a  cité  deux  exemples.  Un  chef, 
ayant  reçu  laVisite  d'un  envoyé  des  États-Unis,  le  fit  asseoir  près  de 
lui  sur  un  tronc  d'arbre.  Tandis  que  l'envoyé  parlait,  l'Indien  le  pous- 
sait doucement  vers  l'extrémité  du  tronc  qui  leur  servait  de  siège 
à  tous  deux.  Enfin  le  blanc  se  récria  :  ((  Vous  me  poussez  toujours, 
je  n'ai  plus  de  place  pour  m'asseoir.  —  Voilà,  mon  père,  reprit  le  sau- 
vage, comme  vous  faites  pour  les  Indiens.  » 

Le  célèbre  Red-Jacket,  l'un  des  derniers  parmi  les  aborigènes  qui 
ait  cherché  à  lutter  contre  l'envahissement  de  la  race  blanche,  défen- 
dait, il  y  a  une  vingtaine  d'années,  devant  le  jury  un  de  ses  compa- 
triotes accusé  de  meurtre  et  qui  fut  acquitté.  Après  le  jugement,  Red- 
Jacket  s'approcha  de  l'attorney  qui  avait  soutenu  l'accusation  et  lui 
dit  :  ((  Sans  doute  mon  frère  avait  fait  un  grand  mal  à  quelqu'un  de 
tes  parens.  »  L'attorney  l'assura  qu'il  n'en  était  rien,  et  tenta  de  lui 
expliquer  quelle  était  la  nature  de  ses  fonctions.  Le  chef  écouta  en 
silence,  puis  il  reprit  :  ((  Reçois-tu  de  l'argent  pour  remplir  ces  fonc- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  587 

lions  dont  tu  parles?  »  Il  fallut  en  convenir,  h  Eh  quoi!  dit  alors 
l'Indien  jouant  la  surprise  et  avec  une  extrême  indignation,  ainsi  tu 
as  vendu  le  sang  de  mon  frère.  »  Le  magistrat  qui  racontait  cette 
scène  avouait  que  dans  le  moment  il  n'avait  trouvé  rien  à  répondre. 

Malgré  ce  qu'on  me  dit  à  l'avantage  des  Indiens,  je  vois  que  leurs 
vestiges  ont  été  bien  vite  effacés.  Là  où  est  aujourd'hui  la  promenade 
publique,  on  ne  voyait,  il  y  a  quinze  ans,  que  leurs  wigwams  et  leurs 
tombeaux.  Que  sont  devenus  ces  tombeaux?  ai-je  demandé.  Washed 
aivaf,  balayés  par  les  eaux,  m'a-t-on  répondu.  N'a-t-on  pas  aidé  aux 
eaux?  Cependant  le  culte  des  tombeaux  est  un  des  traits  les  plus 
touchans  et  les  plus  respectables  du  caractère  indien.  On  m'a  ra- 
conté que  des  sauvages  étaient  venus  il  n'y  a  pas  longtemps,  et 
venus  de  très  loin,  dans  un  canton  de  la  Nouvelle-Angleterre,  d'où  ils 
avaient  été  chassés  depuis  plusieurs  générations,  pour  visiter  les  tom- 
beaux de  leur  tribu.  Quand  ils  virent  qu'on  avait  détruit  ces  sépul- 
tures, leur  surprise  et  leur  désespoir  furent  au  comble  :  rien  ne  pou- 
vait apaiser  leur  douleur  ni  calmer  leur  indignation. 

C'est  là  ce  qui  perd  dans  l'esprit  des  Indiens  les  hommes  civilisés, 
qu'ils  ont  trop  souvent  sujet  de  mépriser.  Des  bandits,  l'écume  de 
la  population,  s'établissent  sur  la  frontière  pour  tromper  les  mal- 
heureux sauvages.  Un  de  ces  hommes  disait  naïvement  :  «  Je  suis 
venu  de  cent  lieues  pour  voler  des  Indiens.  »  Aussi  l'oncle  de  la  dame 
que  j'ai  vue  ce  matin,  auquel  elle  offrait  de  se  charger  de  l'éducation  ' 
de  ses  enfans,  lui  répondit  :  n  J'aimerais  mieux  leur  couper  la  gorge 
que  d'en  faire  des  coquins  pareils  à  ceux  qui  nous  reprennent  ce 
qu'ils  nous  OTit  donné.  » 

Il  y  a  trente-six  églises  à  Chicago.  Elles  appartiennent  à  diverses 
communions  chrétiennes.  J'entends  dire,  et  ce  n'est  pas  pour  la  pre- 
mière fois  :  Nous  aimons  la  diversité  des  sectes;  nous  y  voyons  une 
garantie  contre  la  prépondérance  de  l'une  d'elles.  C'est  bien  là  l'es- 
prit démocratique,  qui  prend  ombrage  de  tout  ce  qui  dans  la  société 
pourrait  exercer  sous  un  nom  ou  sous  un  autre  trop  d'influence  et 
trop  d'empire;  mais  est-ce  autant  l'esprit  religieux,  cet  esprit  qui 
paraît  du  reste  être  si  puissant  en  Amérique?  Les  sentimens  des  Amé- 
ricains en  matière  de  religion  sont  pour  moi,  à  quelques  égards,  une 
énigme  que  je  ne  comprends  pas  bien  encore.  Si  l'on  admet  réelle- 
ment une  profession  de  foi  quelconque,  il  est  impossible  qu'on  jugç 
également  en  possession  de  la  vérité  des  sectes  divisées  sur  des  points 
très  importans  et  qui  squvent  s'anathématisent  les  unes  les  autres. 
Peut-être  aux  Etats-Unis  le  grand  nombre  est- il  plus  convaincu  de 
l'excellence  et  de  l'utihté  morale  de  la  religion  que  de  la  vérité  de  tel. 
ou  tel  dogme.  Hommes  d'action  plutôt  que  de  réflexion  et  très  pressés 
peut-être,  leur  volonté  adhère  fortement  à  des  croyances  qu'ils  n'ont 


588  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

ni  le  goût  ni  le  temps  d'approfondir.  Je  connais  à  Paris  beaucoup  de 
ces  Américains-là. 

En  suivant  avec  M.  Ogden  une  belle  promenade  qui  s'étend  le  long 
des  rives  du  lac,  j'aperçois  une  jolie  petite  maison  de  bois  :  c'est  celle 
de  l'évêque  catholique,  qui  est  fort  considéré.  Je  demande  s' il  y  a  beau- 
coup de  protestans  qui  embrassent  le  catholicisme;  on  me  répond, 
comme  on  l'a  déjà  fait  plusieurs  fois,  que  ce  sont  des  cas  rares  et 
exceptionnels.  La  population  catholique  augmente  considérablement 
par  l'émigration,  qui  est  en  grande  partie  catholique,  se  composant 
surtout  d'Irlandais  et  d'Allemands  venus  principalement  des  parties 
de  l'Allemagne  où  règne  le  catholicisme;  mais  on  ne  cite  guère  d'au- 
tres conversions  que  celles  de  quelques  personnes  qui  ont  voyagé  en 
Europe  ou  d'enfans  qu'on  a  envoyés  à  des  écoles  catholiques.  En 
revanche,  on  me  dit  que  les  petits  Irlandais  qui  suivent  les  écoles  de 
la  ville  deviennent  souvent  protestans.  Le  catholicisme  n'est  aux  États- 
Unis  l'objet  d'aucun  préjugé  malveillant;  mais  je  ne  crois  pas  que  la 
majorité  soit  disposée  à  l'embrasser. 

Il  y  a  ici  un  grand  nombre  de  baptistes.  Comme  les  anabaptistes 
de  sanglante  mémoire,  auxquels  du  reste  ils  sont  loin  de  ressembler, 
ils  n'admettent  que  le  baptême  par  immersion;  leur  croyance  se  fonde 
sur  quelques  versets  des  épîtres  de  saint  Paul  où  il  est  dit  que  celui 
qui  est  baptisé  est  comme  plongé  dans  le  tombeau  pour  ressusciter 
ensuite  à  une  vie  nouvelle.  Prenant  ces  passages  à  la  lettre,  les  bap- 
tistes veulent  que  l'on  soit  plongé  et  comme  enseveli  sous  les  eaux. 
Pour  cela,  l'immersion  complète  est  nécessaire;  aussi  voit-on  souvent 
l'hiver,  à  Chicago,  les  ministres  baptistes  casser  la  glace  du  lac  et 
entrer  dans  l'eau  jusqu'à  la  ceinture  pour  immerger  les  néophytes 
adultes  qu'ils  tiennent  dans  leurs  bras.  Outre  ce  dogme  particulier, 
la  tendance  générale  des  baptistes  comme  des  méthodistes,  et  encore 
plus  peut-être,  est  de  s'occuper  des  classes  populaires,  trop  négligées 
par  les  épiscopaux,  les  presbytériens,  les  congrégationahstes,  les  uni- 
tairiens,  dans  les  églises  desquels  il  n'y  a  souvent  pas  de  place  pour 
les  pauvres  ou  bien  seulement  une  place  humiliante.  Les  méthodistes 
et  les  baptistes  ouvrent  leurs  chapelles  à  ces  bannis;  aussi  leur  lan- 
gage est-il  empreint  d'une  violente  amertume  contre  les  églises  qui 
sont  la  propriété  exclusive  des  riches.  Voici  ce  que  je  lis  dans  un  ser- 
mon baptiste  prononcé  récemment  :  ((  Les  diacres  peuvent  croiser 
les  bras ,  assis  sur  leurs  sièges  rembourrés,  et  fixer  les  yeux  sur  la 
chaire  qui  est  devant  eux;  mais  ils  ne  voient  pas  la  multitude  entassée 
sous  le  vestibule  :  ils  n'en  ont  souci.  Ils  ont  une  bonne  congréga- 
tion, une  bonne  église,  un  bon  ministre  :  tout  sent  sa  capitale,  depuis 
le  ministre  empesé  jusqu'au  bas  de  l'échelle;  mais  bientôt  tout  cela 
sera  flétri  et  desséché,  et  vous  entendrez  le  vent  siffler  à  travers  ce 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  589 

squelette,  car  dès  que  l'église  dédaigne  les  hommes  de  basse  con- 
dition, elle  se  dessèche  immédiatement.  »  Ce  langage  violent  peut 
paraître  exagéré;  mais  il  faut  bien  croire  ce  qu'écrivait  en  1838 
M.  Tuckerman  sur  l'état  des  églises  de  Boston.  Cet  homme  respec- 
table, frappé  du  grand  nombre  d'habitans  qui  n'étaient  attachés,  en 
raison  de  leur  pauvreté,  à  aucune  église,  à  aucune  congrégation  reli- 
gieuse, après  de  consciencieuses  recherches,  était  arrivé  à  ce  résultat 
que  sur  douze  mille  familles  il  y  en  avait  cinq  mille  six  cent  vingt- 
deux,  à  peu  près  la  moitié,  qui  étaient  dans  ce  cas.  Il  disait  très  bien  : 
((  Une  église  est  une  propriété  en  commandite  [join-stock  j^roperir). 
Elle  appartient  à  une  corporation;  elle  est  divisée  en  actions  [shares) 
appelées  bancs  {pews),  et  ces  bancs  sont  possédés  comme  une  pro- 
priété foncière.  Les  relations  du  ministre  avec  la  société  religieuse 
dont  il  fait  partie  sont  presque  entièrement  limitées  à  ceux  qui  paient 
ses  services.  »  11  n'y  a  donc  de  bancs  que  pour  les  sociétaires  qui 
sont  propriétaires  de  l'église  et  paient  le  ministre.  11  paraît  cepen- 
dant que  les  bancs  qu'on  ne  trouve  pas  à  louer  sont  mis  à  la  disposi- 
tion des  pauvres.  «Mais,  dit  M.  Tuckerman,  ces  places  humiliantes 
où  l'on  est  admis  à  titre  de  pauvre,  si  elles  sont  acceptées  en  Angle- 
terre, ne  le  sont  pas  en  Amérique;  personne  ne  veut  s'y  asseoir.  » 
Et  l'auteur  fait  ressortir  tout  ce  qu'il  y  a  de  contradictoire  entre  l'im- 
portance que  le  plus  pauvre  citoyen  a  dans  un  pays  démocratique, 
où  par  l'élection  il  concourt  au  gouvernement,  et  l'insulte  qu'on  lui 
fait  subir  en  l'excluant  de  l'égUse,  ou  en  lui  imposant  cette  révoltante 
inégalité  devant  Dieu  (1) . 

Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  bien  d'autres  plaintes  se  sont  fait 
entendre  après  celles  de  M.  Tuckerman  sur  l' insuffisance  des  établis- 
semens  religieux  en  Amérique,  malgré  le  zèle  des  particuliers  et  l'ac- 
tivité infatigable  des  méthodistes,  dont  les  prêtres  ambulans,  vérita- 
bles missionnaires,  distribuent  des  livres  et  des  journaux  religieux 
en  abondance.  Cette  distribution  se  fait  par  des  ventes  dont  les  béné- 
fices sont  employés  à  la  propagation  des  écrits  que  répand  la  société. 
On  voit  que  c'est  l'application,  application  au  reste  très  désinté- 
ressée, de  l'esprit  commercial  à  la  prédication  de  l'Évangile.  Dans 
l'année  qui  vient  de  s'écouler,  la  société  méthodiste  a  vendu  pour 
deux  millions  de  livres  pieux. 

Malgré  les  efforts  ardens  du  zèle  religieux ,  il  ne  saurait  suffire 

(1)  Joseph  Tuckerman,  ihe  Religions  principle  and  régulation  of  the  ministry  at 
large.  L'auteur  de  cet  écrit  avait  entrepris  de  fonder  des  chapelles  pour  ceux  à  qui  leurs 
moyens  pécuniaires  ne  permettaient  pas  de  faire  partie  des  associations  religieuses  exis- 
tantes. Il  avait  établi  un  corps  de  ministres  allant  visiter  les  pauvres  chez  eux  pour  leur 
porter  la  prédication  et  la  prière.  Noble  entreprise  de  secours  religieux  à  domicile  !  Je 
ne  sais  où  elle  en  est  maintenant. 


590  REYTÎE    DES   DEUX    MONDES. 

complètement  à  l'accroissement  prodigieusement  rapide  de  la  po- 
pulation. Un  rapport  de  la  société  du  Massachusets  pour  l'avance- 
ment de  l'instruction  chrétienne  s'exprimait  en  ces  termes:  «Dans 
les  comtés  de  Rockingham  et  de  Strafïbrd,  il  y  a  45  districts,  con- 
tenant 40,000  habitans,  qui  ont  été  privés  des  moyens  de  (/race,  les 
uns  pendant  dix,  les  autres  pendant  vingt,  quelques-uns  même 
pendant  trente  et  quarante  ans,  et  dans  un  district  qui  renferme 
1,063  âmes,  après  qu'un  ministre  y  a  eu  résidé  vingt  ans,  l'église 
visible  du  Christ  a  été  éteinte  durant  plusieurs  années.  »  Des  rap- 
ports faits  pour  diverses  sociétés  religieuses,  en  1833  et  1835,  éta- 
blissent qu'à  cette  époque,  plus  de  1,000  districts  et  villages  n'a- 
vaient pas  de  culte,  que  5  millions  d'hommes  n'avaient  pas  les  moyens 
de  grâce.  Le  rapport  de  la  société  des  missionnaires  baptistesen  1833 
contient  ces  paroles  :  ((  Même  si  tous  ceux  qui  font  profession  d'être 
des  instituteurs  chrétiens  étaient  doués  des  qualités  nécessaires,  il  y 
aurait  encore  un  déficit  de  4,000  ministres  pour  satisfaire  aux  be- 
soins du  pays  ;  mais  on  doit  faire  une  réduction  considérable  pour 
ceux  qui  propagent  l'erreur,  pour  ceux  qui  ne  connaissent  pas  assez 
bien  la  doctrine  chrétienne  pour  l'enseigner  convenablement,  enfin 
pour  ceux  qui  sont  fortement  engagés  dans  les  occupations  du  siècle 
au  point  de  ne  pouvoir  consacrer  leur  temps  à  se  préparer  de  ma- 
nière à  être  vraiment  utiles  dans  leur  ministère.  Ces  faits  montrent 
une  grande  et  alarmante  défaillance  dans  l'instruction  chrétienne.  » 

Le  zèle  de  toutes  les  communions,  particulièrement  des  baptistes 
et  des  méthodistes,  lutte  avec  ardeur  contre  cette  insuffisance  des 
secours  religieux.  Il  est  question  en  ce  moment  d'instituer  à  New- 
York  des  prédications  en  plein  air,  comme  celles  de  Londres  et 
d'Edimbourg,  parce  que  l'on  a  reconnu  qu'il  n'y  avait  de  place  dans 
toutes  les  églises  de  New-Yor'k  que  pour  une  moitié  de  la  population. 
Il  en  résulte  que  l'autre  moitié  n'assiste  pas  au  service  divin. 

Revenons  à  Chicago.  Après  les  églises,  la  première  chose  à  laquelle 
on  songe  en  bâtissant  une  ville,  ce  sont  les  écoles.  Il  y  a  six  écoles 
publiques  à  Chicago,  dans  lesquelles  on  instruit  trois  mille  enfans. 
Les  écoles  ont  le  trente-sixième  des  terres  à  vendre  dont  l'état  dis- 
pose, et  le  produit  d'une  taxe  locale,  qui  monte  ici  à  30,000  francs. 
Les  maîtres  reçoivent  à  peu  près  1,200  francs,  ce  qu'on  trouve  insuf- 
fisant. Ils  sont  aidés  par  des  assistantes,  qui  font  épeîer  les  petits 
garçons  et  les  petites  filles.  Aux  États-Unis,  on  emploie  beaucoup  de 
femmes  dans  l'instruction  primaire  des  deux  sexes,  et  on  s'en  trouve 
très  bien.  Elles  ont  la  patience  et  la  douceur  nécessaires  à  ce  pé- 
nible enseignement.  Trop  d'autres  carrières  sont  ouvertes  à  l'activité 
des  hommes  pour  qu'ils  se  contentent  longtemps  d'apprendre  à  lire 
à  des  enfans.  Une  société  s'est  formée  dans  la  Nouvelle- Angleterre 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE,  59îi 

pour  exporter  des  institutrices  dans  l'ouest.  Elles  y  rendent  les  plus 
grands  services  et  contribuent  efficacement  à  la  culture  morale  des 
rudes  populations  qui  habitent  ces  contrées  nouvelles.  En  même 
temps,  ces  personnes  trouvent  souvent  à  se  marier  avantageusement 
avec  des  colons  qui  ont  commencé  à  s'enrichir.  Ainsi  cette  institution 
profite  à  tout  le  monde,  aux  enfans,  aux  colons  et  aux  institutrices. 

II  y  a  deux  mois,  j'étais  en  Angleterre.  Une  solennité  agricole 
m'avait  appelé  à  une  vingtaine  de  lieues  de  Londres.  J'allais  voir 
fonctionner  une  machine  à  moissonner.  Un  assez  grand  nombre  de 
coiintrj  gentlemen  et  de  far  mers  s'étaient  rassemblés  dans  le  même 
but.  Une  scie  horizontale  mise  en  mouvement  par  le  mouvement  de 
la  machine  coupait  avec  une  grande  rapidité  une  quantité  considé- 
rable de  tiges  de  blé  à  la  fois.  Cette  machine,  traînée  par  un  cheval,, 
tournait  autour  de  la  pièce  en  abattant  à  chaque  tour  une  bande 
d'épis  large  de  plusieurs  pieds.  Un  paysan  placé  sur  la  machine 
i-ejetait  les  épis  coupés  à  mesure  que  l'action  de  la  scie  les  y  amon- 
celait. C'était  la  seule  intervention  de  l'homme  dans  l'opération. 
Il  me  semble  qu'il  ne  serait  pas  impossible  de  faire  rejeter  les  ja- 
velles par  la  machine  elle-même.  Telle  qu'elle  est,  elle  eut  le  plus 
grand  succès  aux  yeux  des  connaisseurs  présens  à  l'expérience.  Ce 
qui  me  rappelle  aujourd'hui  cette  machine,  c'est  qu'on  bsait  sur  un 
de  ses  côtés  :  Chicago.  C'est  en  effet  un  habitant  de  cette  ville, 
M.  Mac-Cormick,  qui  en  est  l'inventeur.  C'est  des  bords  du  lac 
Michigan,  du  voisinage  de  la  prairie,  de  cette  cité  née  d'hier,  que 
provient  une  découverte  qui  excite  l'intérêt  des  agronomes  de  l'An- 
gleterre, et  qui,  dans  plusieurs  joutes  aratoires,  l'a  emporté  sur  les 
machines  rivales.  Si  la  machine  à  moissonner  de  M.  Mac-Cormick  a 
eu  du  succès  en  Angleterre,  où  l'on  aime  en  agriculture  comme  en 
toute  chose  le  fini  et  la  perfection,  où  la  terre  est  chère,  la  culture 
très  soignée,  on  peut  penser  qu'elle  doit  réussir  encore  bien  mieux 
en  Amérique,  où  la  terre  est  pour  rien,  où  il  s'agit,  non  de  très  bien 
faire,  mais  de  faire  vite  et  beaucoup,  où  il  importe  peu  qu'on  laisse 
quelques  épis,  si  l'on  a  rapidement  dépouillé  de  sa  moisson  une 
plaine  immense.  Adieu  donc  les  moissonneurs  de  Théocrite  et  de 
Virgile,  et  le  patriarche  Booz  ordonnant  à  ses  serviteurs  de  laisser 
des  épis  dans  le  sillon  pour  que  Ruth  puisse  glaner  après  eux!  Encore 
un  grief  de  la  poésie  contre  les  machines  qui  lui  ont  fait  t9,nt  de  tort, 
mais  que  ses  plaintes  n'arrêteront  pas,  et  qui  elles-mêmes  ont  leur 
poésie,  au  moins  leur  grandeur,  puisqu'elles  représentent  la  puis- 
sance et  le  triomphe  de  l'homme  sur  la  nature. 

Dans  ce  pays  lointain  où  l'on  fait  des  machines  que  l'Europe  ad- 
mire, on  ne  sait  pas  faire  des  vaudevilles,  car  on  joue  ce  soir  un  vau- 
deville de  M.  Scribe,  dont  l'esprit  est  si  français  et  dont  les  succès 


592  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sont  cosmopolites;  on  joue  aussi  la  Bohémienne.  Cette  bohémienne 
est  la  Esméralda  de  M.  Victor  Hugo  :  les  personnages  de  Notre-Dame- 
de-Paris  sont  venus  jusqu'ici.  Je  ne  suis  pas  allé  au  théâtre,  parce 
que  j'ai  été  conduit  dans  un  concert  par  souscription,  où  j'ai  entendu 
une  bonne  pianiste  et  un  assez  bon  violon.  Celui-ci  est,  m'a-t-on  dit, 
un  négociant  ruiné.  L'orchestre  était  composé  d'amateurs  allemands  ; 
puis  l'on  a  dansé  et  valsé  à  peu  près  comme  à  Paris;  seulement, 
autour  de  moi,  on  ne  connaissait  pas  beaucoup  cette  population  nou- 
velle, qui  demain  sera  peut-être  ailleurs.  L'Américain  ne  s'attache 
pas  volontiers  au  sol,  et  cependant  il  a  très  énergiquement  le  senti- 
ment national.  La  patrie,  c'est  pour  lui  d'abord  l'Union  tout  entière, 
et  ensuite  le  point  du  pays  où  il  se  trouve,  mais  seulement  tant  qu'il 
y  reste;  car  il  connaît  le  patriotisme  de  clocher,  seulement  il  change 
volontiers  de  clocher. 

Avant  de  quitter  Chicago,  j'ai  voulu  au  moins  entrevoir  la  prairie. 
Pour  cela,  j'ai  pris  un  chemin  de  fer  qui  la  parcourt  jusqu'à  une 
certaine  distance.  Je  suis  descendu  à  une  station  en  plein  désert.  Il 
n'y  a  pas  de  bureau,  comme  on  peut  croire;  il  n'y  a  pas  de  maison, 
il  n'y  a  pas  d'arbres.  Là  bas,  j'aperçois  une  petite  case  rouge  :  elle 
m' apparaît  comme  la  dernière  habitation;  au  delà  il  n'y  a  plus  que  les 
plaines  sans  fin.  Pas  un  bruit,  pas  un  mouvement;  le  ciel  semble, 
comme  sur  l'Océan ,  plonger  derrière  l'horizon.  C'est  de  ces  plaines 
que  M.  Bryant,  poète  américain,  a  dit:  «Elles  s'étendent  si  loin, 
que  c'est  une  hardiesse  au  regard  de  plonger  dans  leur  étendue.  »  Je 
me  rappelle  les  beaux  vers  dans  lesquels  il  a  chanté  l'intérieur  de 
ces  immenses  steppes  dont  je  foule  les  bords,  mais  où  du  moins  je 
peux  m' écrier  comme  lui  :  Je  suis  dans  le  désert  seul  ! 

And  I  am  in  the  wilderness  alone. 

Après  avoir  passé  deux  heures  au  sein  de  cet  espace  vide  et  sans 
limite,  j'entends  le  bruit  lointain  du  train,  je  vois  la  fumée  s'élever 
et  courir  à  travers  la  solitude  ;  je  remarque  alors  le  fil  du  télégraphe 
électrique  qui  la  traverse  ;  je  ne  comprends  plus  que  j'aie  pu  me 
sentir  si  éloigné,  si  seul,  et  je  reviens  à  Chicago,  où  j'arrive  à  temps 
pour  passer  une  très  agréable  soirée  à  entendre  de  la  musique  et  à 
prendre  des  glaces  dans  la  jolie  habitation  de  M.  Ogden. 

J.-J.  Ampère. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


31  janvier  1853. 

II  y  a  des  événemens  qui,  aussitôt  qu'ils  se  produisent,  ont  le  singulier  pri- 
vilège d'éclipser  tous  les  autres  et  de  faire  diversion  dans  les  préoccupations 
publiques,  tout  en  se  rattachant  au  cours  général  des  choses.  On  en  parle,  on 
les  commente,  ils  deviennent  pour  quelques  jours  l'inépuisable  aliment  des 
conversations.  Cela  s'explique  sans  doute  par  l'importance  qu'ils  ont  et  aussi 
parce  qu'ils  s'adressent  par  quelque  côté  à  l'imagination ,  —  l'imagination 
qui  joue  toujours  un  si  grand  rôle  dans  notre  histoire!  Qu'a  donc  été  bien 
souvent,  en  effet,  la  politique  parmi  nous,  si  ce  n'est  cet  art  étrange  et  pas- 
sionné de  chercher  le  romanesque  dans  les  faits,  de  poursuivre  l'imprévu,  de 
mêler  tous  les  élémens,  de  se  jouer  dans  toutes  les  combinaisons  et  les  inter- 
prétations que  l'esprit  enfante  et  propage?  Autrefois,  quand  les  gouvernemens 
étaient  occupés  à  faire  des  choses  simplement  et  vulgairement  utiles,  on  disait 
que  la  France  s'ennuyait.  Si  cela  voulait  dire,  dans  la  pensée  de  l'auteur  de 
cette  parole,  qu'une  révolution  était  le  meilleur  moyen  d'ôter  à  la  France  son 
ennui,  c'était  interpréter  étrangement  les  penchans  et  les  goûts  de  notre  pays. 
Il  pouvait  y  avoir  du  vrai,  au  contraire,  si  cela  voulait  dire  que,  dans  toutes 
les  choses  de  la  vie  politique,  il  y  a  toujours  la  part  de  l'imagination  et  de 
cette  curiosité  ardente  de  nouveauté  et  d'imprévu.  Le  mariage  de  l'empereur 
est  à  coup  sûr  un  de  ces  événemens  qui  ont  tout  à  la  fois  ce  qui  fait  l'impor- 
tance politique  et  ce  qui  porte  à  l'imagination.  Il  y  a  peu  de  jours  encore,  il 
n'en  était  nullement  question.  Tout  au  plus  apercevait-on  cette  éventualité 
dans  un  terme  plus  ou  moins  prochain  et  dans  des  conditions  que  chacun 
arrangeait  suivant  sa  fantaisie.  A  l'heure  où  nous  sommes,  l'alliance  impé- 
riale est  scellée  du  double  sceau  religieux  et  civil;  la  nouvelle  impératrice  est 
aux  Tuileries  dans  l'éclat  de  sa  récente  majesté,  hier  brillant  dans  son  salon, 
aujourd'hui  portée  au  faîte  du  trône,  —  ce  trône  dont  on  disait  autrefois 
qu'il  était  le  premier  de  l'univers.  L'empereur  a  agi  comme  il  procède  sou- 
vent, surprenant  ceux  qui  devaient  ou  pouvaient  être  le  plus  prévenus, 
déconcertant  peut-être  autant  par  la  rapidité  de  ses  résolutions  que  par  le 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

secret  de  ses  délibérations  intimes,  et  élevant  tout  à  coup  par  le  fait  de  sa 
situation  un  acte  privé  de  sa  volonté  à  la  hauteur  d'un  événement  politique. 

Ce  qui  fait  surtout  du  mariage  du  chef  de  l'état  un  événement  politique, 
c'est  le  caractère  même  que  l'empereur  lui  a  donné  dans  le  message  par 
lequel  il  a  communiqué  sa  décision  aux  bureaux  du  sénat  et  du  corps  légis- 
latif en  même  temps  qu'au  conseil  d'état.  Il  semJile  au  premier  abord  que  le 
choix  d'une  épouse  dans  un  rang  social  élevé  sans  doute,  mais  non  dans  un 
rang  princier,  dût  ôter  toute  signification  politique  à  ce  mariage.  C'est  juste- 
ment par  là  au  contraire  qu'il  acquiert  une  signification.  Il  laisse  tout  son 
relief  et  sa  portée  à  ce  titre  de  parvenu  sur  le  trône  que  l'empereur  reven- 
diquait l'autre  jour  dans  son  discours  avec  une  insistance  particulière,  qui 
répondait  peut-être  simultanément  à  diverses  préoccupations.  Ce  n'est  pas 
que  l'empereur  en  aucune  circonstance  ait  décliné  ce  titre;  mais  pour  peu 
qu'on  l'observe,  la  nature  d'un  pouvoir  ne  se  détermine  pas  seulement  par  les 
circonstances  intérieures  du  pays  au  sein  duquel  il  s'élève  :  elle  se  détermine 
aussi  surtout  par  la  situation  qu'il  se  fait,  ou  qui  lui  est  faite  au  milieu  des 
autres  royautés.  C'est  particulièrement  en  face  de  l'Europe  que  l'empereur 
revendiquait  ce  caractère  d'une  souveraineté  élue  et  nouvelle,  marquant  ainsi 
la  différence  entre  les  royautés  traditionnelles  et  sa  propre  royauté,  émanée 
du  suffrage  populaire,  et  achevant  de  caractériser  cette  différence  par  une 
alliance  contractée  en  dehors  des  traditions  monarchiques.  D'ailleurs,  on  peut 
bien  le  dire,  il  y  a  toute  l'éloquence  des  faits  dans  ces  paroles  par  lesquelles 
l'empereur  rappelait  le  mauvais  sort  réservé  depuis  soixante  ans  aux  prin- 
cesses étrangères  qui  ont  approché  du  trône  en  France.  Aucune  d'elles,  cela 
est  vrai,  n'a  vu  la  fortune  lui  sourire  depuis  cette  noble  et  infortunée  reine 
Marie-Antoinette,  qui  ouvre  ce  douloureux  cortège  et  qui  mérite  le  premier 
rang  par  la  grâce,  par  la  beauté  et  par  le  malheur.  Cela  n'ôte  rien  sans  doute 
à  la  glorieuse  efficacité  de  ces  vieilles  alliances  royales  d'autrefois,  à  l'aide 
desquelles  s'est  formée  l'unité  française,  non  plus  qu'à  la  convenance  qu'il 
peut  y  avoir  encore  dans  les  unions  de  maison  souveraine  à  maison  souve- 
raine. Cela  peut  prouver  tristement  du  moins  que  la  naissance,  même  unie 
à  la  beauté  ou  à  la  vertu,  à  l'intelligence  ou  à  la  bonté,  ne  suffit  plus  pour 
garantir  la  perpétuité  d'un  trône.  Il  faut  évidemment  d'autres  conditions. 
Quoi  qu'il  en  soit,  parmi  les  traditions  du  premier  empire,  ce  n'est  point  à 
l'exemple  du  chef  de  sa  maison  allant  chercher  une  archiduchesse  que  l'em- 
pereur actuel  s'est  arrêté;  c'est  la  mémoire  de.  l'impératrice  Joséphine  qui 
semble  avoir  plutôt  dicté  «on  choix.  N'étant  point  issue  de  sang  royal,  la 
nouvelle  impératrice  n'est  pas  non  plus  d'origine  française.  C'est  l'Espagne 
qui  nous  l'envoie.  Ce  n'est  point  d'ailleurs  pour  la  première  fois  peut-être 
que  le  nom  de  M'"^  de  Montijo,  comtesse  de  Teba,  a  été  prononcé  et  jeté  comme 
une  énigme  à  la  société  parisienne  au  moment  où  il  s'est  trouvé  tout  à  coup 
devenir  le  nom  de  la  nouvelle  souveraine  des  Français. 

On  ne  saurait  s'étonner  beaucoup  qu'eu  ces  quelques  jours  laissés  à  peine 
à  la  curiosité  publique,  le  mariage  de  l'empereur  ait  été  l'objet  de  bien  des 
commentaires;  il  a  déjà  ses  légendes  de  diverse  sorte  et  son  histoire  fabuleuse. 
Quant  à  l'impératrice  elle-même,  on  n'a  point  oublié  sa  généalogie.  Quelques 
journaux  se  sont  plu  à  lui  donner  le  titre  de  duchesse,  parce  que  probable- 
ment ils  le  croyaient  plus  relevé;  ils  ne  savaient  pas  qu'en  Espagne  ce  n'est 


REVUE.  CHRONIQUE.  595 

point  ce  titre  qui  fait  rélévation  du  rang  :  c'est  la  grandesse  qui  constitue  la 
noblesse.  Or,  qu'elle  soit  duchesse,  ou  comtesse  ou  marquise,  et  elle  peut  être 
tout  cela  à  la  fois,  M""  de  Montijo  occupe  assurément  ou  occupait  un  rang 
élevé  dans  la  grandesse  espagnole.  Elle  va  par  son  nom  de  pair  avec  les  plus 
illustres  maisons.  Son  père,  le  comte  de  Teba,  était  le  second  fils  de  la  famille 
des  Montijo,  dont  l'aîné  était  entré  fort  avant  dans  le  mouvement  de  résis- 
tance à  l'invasion  de  1808;  il  était  même  un  des  chefs  du  soulèvement  du 
royaume  de  Valence.  Le  comte  de  Teba  entrait  au  contraire  à  cette  époque 
dans  l'armée  française  et  servait  le  gouvernement  de  Joseph.  Ce  n'est  que 
postérieurement,  à  la  mort  de  son  frère  aîné,  que  le  comte  de  Teba  héritait 
du  nom  et  des  biens  considérables  des  Montijo,  et  c'est  à  ce  titre  qu'il  a  été 
depuis,  sous  le  règne  d'Isabelle,  sénateur  du  royaume.  11  est  mort  en  1839, 
laissant  deux  filles,  dont  l'une  est  mariée  au  duc  de  Berwick  et  d'Albe,  et 
l'autre  est  devenue  l'impératrice  des  Français.  Jeune  encore.  M""  de  Montijo 
s'était  fait,  il  y  a  quelques  années  déjà,  dans  la  société  de  Madrid,  une  grande 
réputation  par  la  hardiesse  de  son  imagination  et  la  vivacité  ardente  de  son 
caractère.  Elle  frappait  par  une  sorte  de  grâce  virile  qui  en  eût  aisément  fait 
une  héroïne  de  roman,  et  elle  portait  fièrement,  avant  de  ceindre  le  bandeau 
impérial,  cette  couronne  de  cheveux  dont  un  peintre  vénitien  eût  aimé  la 
couleur.  La  destinée  nouvelle  de  la  comtesse  de  Teba  ne  l'a  point  émue,  assure- 
t-on.  Elle  a  du  moins  trouvé,  à  la  veille  de  monter  sur  le  trône,  l'occasion  d'ac- 
complir mi  acte  de  bon  goût  en  faisant  rejaillir  sur  les  pauvres  le  produit 
d'un  don  considérable,  par  lequel  le  conseil  municipal  de  la  ville  de  Paris 
s'était  cru  obligé  de  saluer  son  avènement.  Maintenant  les  derniers  bruits  des 
pompes  qui  avaient  lieu  hier  à  Notre-Dame  s'évanouissent  déjà.  Une  voie  nou- 
velle s'ouvre  pour  la  brillante  Espagnole  d'il  y  a  quelques  jours,  en  ce  mo- 
ment associée  à  l'empire,  et  cette  voie  nouvelle  n'est-elle  pas  ouverte  pour  la 
société  française  tout  entière?  Ce  n'est  pas  même  du  jour  de  ce  mariage  que 
notre  société  est  entrée  dans  une  phase  de  transformation.  Étrange  chose! 
combien  y  aurait-il  eu  d'hommes,  il  y  a  quelques  années,  qui  se  fussent  fait 
un  point  d'honneur  de  braver  l'étiquette  et  de  paraître  à  la  cour  en  cos- 
tume démocratique  !  11  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui  :  les  fêtes  se  mul- 
tiphent,  et  l'étiquette  reprend  son,  empire.  Nous  ne  nous  plaignons  point 
assurément  que  les  grands  fonctionnaires  de  l'état  donnent  des  fêtes,  que  les 
cérémonies  aient  leurs  pompes  et  leurs  règles,  et  qu'il  faille  se  vêtir  propre- 
ment pour  figurer  à  la  cour.  Très  probablement  il  est  des  industries  qui  se- 
ront fort  satisfaites  qu'on  s'habille  de  velours  et  que  le  bas  de  soie  devienne 
de  rigueur;  mais,  à  côté  de  ces  choses  extérieures,  il  y  a  évidemment  à  ac- 
complir un  travail  plus  profond  qui  consiste  à  ramener  la  société  au  culte  de 
sa.  propre  dignité,  des  supériorités  qui  font  sa  force,  des  distinctions  qui  ont 
fait  l'influence  de  la  France  dans  le  monde.  Ce  travail  intime  et  profond  ac- 
compli, la  transformation  des  mœurs  et  des  usages  suivra  son  cours.  Elle  ira 
jusqu'où  elle  peut  aller,  et  elle  s'arrêtera  aux  hmites  que  comportent  notre 
temps  et  la  vie  moderne. 

Cette  résurrection  de  certaines  habitudes,  de  certains  usages,  de  certaines 
obligations  officielles  est  l'accompagnement  ordinaire  des  grandes  reconstitu- 
tions du  pouvoir  qui  aime  ces  signes  extérieurs  par  lesquels  il  se  rend  témoi- 
gnage à  lui-même  et  se  fait  visible  à  tous  les  yeux^,  même  dans  les  fêtes  et  les 


596  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

décorations.  Si  quelque  chose  peut  démontrer  combien  les  démocrates  con- 
naissent peu  les  hommes  en  général  et  les  Français  en  particulier,  quand  ils 
prétendent  passer  le  niveau  égalitaire  sur  tous  ces  signes,  c'est  la  prompti- 
tude avec  laquelle  on  y  revient  au  premier  moment  où  on  se  sent  quelque  peu 
libre  du  joug  révolutionnaire.  11  ftiut  bien  en  prendre  son  parti,  et  ce  ne  sont 
pas  même  souvent  les  plus  monarchiques  de  la  veille  qui  montrent  le  plus 
d'empressement  à  prendre  le  pas.  11  y  a  beaucoup  de  démocrates  qui  ont  de 
merveilleuses  ressources  de  conversion;  seulement  ce  sont  les  conversions  su- 
bites, à  la  saint  Paul,  qui  sont  à  leur  usage,  surtout  quand  ils  voient  qu'il  ne 
reste  plus  d'autre  moyen.  11  en  est  plus  d'un  dont  la  langue  ne  tourne  nulle- 
ment en  employant  les  titres  de  sire  et  de  majesté.  Le  peuple  a  prononcé  ! 
disent-ils;  ils  avaient  pourtant  bien  eu  le  soin  de  mettre  leur  république  au- 
dessus  du  suffrage  universel,  mais  on  ne  peut  évidemment  tout  prévoir.  11  reste 
donc  toujours  un  moyen  d'éluder  la  responsabilité  de  ses  actes.  Avec  ce  mot: 
le  peuple  a  prononcé!  on  se  lave  les  mains  du  passé,  et  on  en  est  quitte  pour 
rendre  les  armes  après  s'en  être  servi.  Mais  la  société  se  guérit-elle  de  même 
en  un  jour  et  par  un  mot  du  mal  qu'on  lui  a  fait?  Qu'on  nous  permette  de 
le  dire,  nous  évitons  les  applications  personnelles,  qui  seraient  trop  faciles. 
Nous  observons  une  tendance,  nous  touchons  à  un  point  de  l'hygiène  morale 
de  notre  temps.  11  y  a  des  personnes  qui  se  plaisent  souvent  à  considérer  les 
fauteurs  de  révolution  comme  les  hommes  courageux,  virils,  énergiques  par 
excellence,  les  seuls  qui  défendent  vaillamment  leurs  principes.  Nous  le 
croyons  bien.  On  marche  sur  la  société  comme  sur  l'ennemi,  on  jette  la  dé- 
vastation dans  les  villes,  on  met  aux  prises  les  plus  implacables  passions;  le 
sang  des  victimes  innocentes  qui  meurent  pour  le  devoir  rougit  le  pavé.  Si  la 
révolution  triomphe,  "on  triomphe  avec  elle;  si  elle  est  vaincue,  le  pis  qui  vous 
puisse  arriver  au  bout  de  quelques  années,  c'est  une  amnistie.  Tout  cela  tient 
à  ce  que  les  notions  de  la  justice  ont  subi  de  nos  jours  de  terribles  altéra- 
tions. 11  s'est  propagé  depuis  longtemps  cette  idée  funeste,  que  les  révolution- 
naires, —  ceux,  bien  entendu,  qui  sont  pris  les  mains  dans  les  guerres  civiles 
et  qu'une  sentence  vient  frapper,  — nesont  point  des  coupables  ordinaires, 
que  la  justice  ne  les  regarde  pas,  que  la  loi  n'est  pas  faite  pour  eux,  qu'ils 
sont  au-dessus  du  châtiment, — et  les  gouvernemens  eux-mêmes,  sans  le  vou- 
Iqir,  accréditent  souvent  cette  idée,  en  se  hâtant,  dès  qu'ils  le  peuvent,  d'effa- 
cer, comme  on  dit,  par  une  amnistie  les  dernières  traces  des  dissensions  civiles. 
Certes  ce  n'est  point  une  pensée  blâmable  chez  les  gouvernemens,  bien  qu'elle 
n'ait  pas  toujours  porté  tous  les  fruits  qu'on  en  attendait.  Ce  que  nous  disons 
ici  n'est  point  essentiellement  contre  les  amnisties,  on  le  comprend,  contre  les 
amnisties  qui  vont  s'adresser  aux  retours  vrais  et  sincères;  encore  moins  se- 
rait-ce contre  les  adoucissemens  désirables  là  où  il  n'y  a  que  des  mesures  ad- 
ministratives exceptionnelles,  là  où  n'y  a  ni  jugement  ni  condamnation.  Ce 
que  nous  disons  est  contre  cette  étrange  idée  qui  tend  à  effacer  ce  mot  de  cou- 
pable là  où  la  justice  le  prononce,  à  faire  de  la  vie  sociale  une  bataille  où  on 
n'a  rien  à  craindre,  si  on  est  vainqueur,  et  où,  si  on  est  battu,  on  en  est  quitte 
pour  une  soumission,  annulant  ainsi  cette  loi  supérieure,  providentielle,  qui 
attache  un  châtiment  au  crime,  ou  rusant  avec  l'expiation. 

Nous  savons  bien  que  ce  n'est  point  par  des  lois  qu'on  remédie  à  cet  état 
moral;  c'est  par  le  rajeunissement  des  vraies  et  saines  notions  de  justice  se- 


REVUE.  CHRONIQUE.  597 

ciale.  Ce  qui  e?t  au  pouvoir  des  gouvernemens,  c'est  de  multiplier  les  efforts 
pour  rendre  exacte  et  sûre  l'administration  de  la  justice  ordinaire.  Sous  ce 
rapport,  le  gouvernement  paraît  s'occuper  d'un  des  plus  importans  objets  sur 
lesquels  il  puisse  flxer  son  attention  :  c'est  la  réforme  du  jury.  On  ne  saurait 
méconnaître  que  cette  sérieuse  et  difficile  question  se  trouve  débarrassée  d'un 
de  ses  élémens  les  plus  délicats,  aujourd'hui  que  les  délits  de  presse  rentrent 
dans  la  juridiction  des  tribunaux  ordinaires,  et  que  les  crimes  politiques  sont 
déférés,  en  vertu  de  la  constitution  même,  à  un  tribunal  spécial.  La  distrac- 
tion de  ces  deux  ordres  de  causes  de  la  juridiction  du  jury  a  du  moins  l'avan- 
tage de  placer  le  gouvernement  à  l'abri  des  soupçons,  qu'on  a  souvent  fait 
peser  sur  lui  autrefois,  de  vouloir  fausser  cette  grande  institution.  Le  but  poli- 
tique s'efface  ;  ce  qui  reste,  c'est  l'intérêt  unique  d'une  sérieuse  et  impartiale 
justice,  et  c'est  sans  nul  doute  à  ce  point  de  vue  que  la  commission  chargée 
d'élaborer  la  loi  nouvelle  étudie  cette  question.  Au  fond,  dans  cette  grave  et 
délicate  réforme,  il  y  a,  il  nous  semble,  deux  points  essentiels.  D'un  côté, 
l'institution  du  jury  est  aujourd'hui  profondément  enracinée  dans  les  mœurs; 
elle  est  environnée  de  la  conllance  publique,  ce  qui  est  la  plus  grande  chose 
dans  une  matière  de  ce  genre.  D'un  autre  côté,  il  est  trop  certain  qu'il  y  a  eu 
parfois  des  arrêts  dont  l'étrangeté  n'a  point  laissé  de  causer  quelque  surprise. 
Ce  qu'on  en  peut  dire  de  mieux,  c'est  qu'ils  n'ont  en  rien  porté  atteinte  à 
l'institution.  Elle  reste  donc  entière,  sujette  sans  doute  à  des  modifications 
dans  son  mécanisme,  mais  non  dans  son  essence,  dans  son  principe.  Les  ré- 
formes qui  se  préparent  aujourd'hui  semblent  devoir  porter  principalement 
sur  la  composition  des  listes  et  sur  le  chiffre  de  la  majorité  d'après  laquelle 
sont  rendus  les  jugemens.  Quant  au  premier  point,  il  devrait  être  formé 
désormais,  par  les  soins  du  préfet,  du  sous-préfet  de  l'arrondissement  et  du 
juge  de  paix  du  canton,  une  liste  distincte  de  la  liste  électorale.  11  est  bien 
difficile  en  effet  d'admettre  que  cette  dernière  présente  des  garanties  suffi- 
santes. Après  tout,  le  bon  sens  même  ne  suffit  pas  pour  rendre  un  jugement. 
11  faut,  pour  prononcer  sur  la  vie,  l'honneur,  les  biens  de  ses  concitoyens, 
des  conditions  de  capacité,  d'instruction  même,  qu'on  ne  remplit  pas  par 
cela  seul  qu'on  est  électeur  en  vertu  du  suffrage  universel.  Quant  à  la  fixation 
du  chiffre  de  la  majorité,  c'est  là  évidemment  la  question  la  plus  délicate, 
d'autant  plus  délicate  qu'elle  met  en  présence  l'intérêt  de  la  société,  qui  souffre 
de  l'absolution  d'un  coupable,  et  l'intérêt  de  l'innocent,  dont  le  sort  est  livré 
à  un  léger  déplacement  de  voix.  Tout  se  réunit  donc  pour  faire  de  cette  ré- 
forme l'objet  de  la  plus  attentive  et  de  la  plus  sérieuse  étude.  11  s'élaborerait 
en  même  temps,  assure-t-on,  une  autre  loi  qui  tendrait  à  restreindre  la  lon- 
gueur des  mises  en  prévention,  souvent  fort  abusive  comme  on  sait.  Ces  divers 
projets  seront  probablement  soumis  au  corps  législatif  dans  la  session  annuelle 
qui  va  s'ouvrir,  en  vertu  d'un  récent  décret,  le  14  février.  Alors  se  représen- 
teront sans  doute  ces  questions  et  d'autres  encore  non  moins  importantes, 
telles  que  le  budget.  Nous  ne  savons  si  le  corps  législatif  sera  saisi  cette  fois 
de  cette  loi  sur  l'instruction  publique  dont  on  avait  un  moment  parlé  l'an  der- 
nier. Certes  il  n'est  point  de  domaine  où  il  y  ait  plus  à  faire  que  celui  de 
l'instruction  publique,  et  il  n'en  est  pas  aussi  où  il  soit  plus  utile  de  marcher 
avec  une  prudence  intelligente  et  éclairée. 
Tout  ce  qui  tend  à  transformer  l'instruction  publique  touche  à  l'état  Intel- 


598  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lectuel  de  notre  pays,  et,  pour  peu  qu'on  observe  cet  état,  on  ne  pourra  que 
reconnaître  l'utilité  d'une  nouvelle  et  forte  impulsion.  On  se  souvient  sans 
doute  de  la  querelle  engagée,  il  y  a  quelque  temps,  par  M.  l'abbé  Gaume,  au 
sujet  des  classiques.  Un  ecclésiastique,  M.  l'abbé  Delacouture,  publie  encore  un 
nouvel  ouvrage  où  revivent  ces  mêmes  débats.  Peut-être,  à  ce  point  de  vue, 
le  livre  de  M.  Delacouture  vient-t-il  un  peu  après  le  combat.  La  thèse  de 
M.  l'abbé  Gaume  n'est-elle  pas  en  effet  bien  épuisée?  N'est-elle  pas  jugée  défini- 
tivement? Mais  le  nouvel  ouvrage  embrasse  un  autre  ordre  de  questions  où  la 
théorie  des  classiques  chrétiens  n'est  misa  en  cause  que  d'une  manière  inci- 
dente. Dans  son  but  spécial,  comme  son  titre  l'indique,  le  livre  de  M.  l'abbé 
Delacouture  est  une  série  d'Observatioîis  sur  un  décret  de  la  congrégation 
de  l'Index  du  27  septembre  1831.  Ce  décret  atteignait  un  Manuel  de  Droit 
cano7iiqve  publié  par  M.  l'abbé  Lequeux,  très  fort  soupçonné  de  gallicanisme, 
et  qui  s'est  d'ailleurs  soumis  à  la  décision  rendue  contre  lui.  Or  la  première 
question  que  se  pose  M.  l'abbé  Delacouture  est  celle  de  savoir  si  les  décrets 
de  la  congrégation  de  l'Index,  au  point  de  vue  reUgieux,  ont  force  de  loi  en 
France.  L'auteur  résout  cette  question  dans  un  sens  contraire  à  l'école  ultra- 
montaine,  et  il  cite  plus  d'un  exemple  de  nature  à  affaiblir  l'autorité  de  l'In- 
dex. Ce  n'est  point  là  d'ailleurs  le  seul  intérêt  des  Observations  de  M.  l'abbé 
Delacouture.  Le  décret  de  l'Index  n'est  qu'un  point  de  départ  d'où  l'auteur 
arrive  à  discuter  l'ensemble  des  doctrines  dé  l'école  ultramontaine  au  point 
de  vue  rehgieux,  philosophique,  social  et  même  littéraire.  Ainsi,  on  le  voit, 
le  champ  s'élargit  singulièrement,  un  vaste  horizon  s'ouvre  à  la  discussion. 
Une  des  parties  les  plus  curieuses  du  livre  de  M.  Delacouture  est  celle  où  il  s'ef- 
force de  rattacher  les  manifestations  récentes  du  catholicisme  ultramontain 
aux  opinions  anciennes  de  M.  de  Lamennais.  De  quelque  manière  qu'on  en- . 
visage  ces  questions,  il  y  a  une  chose  très  caractéristique  à  observer,  c'est 
l'ardeur  avec  laquelle  les  esprits  se  portent  depuis  quelque  temps  vers  l'étude 
de  cette  nature  de  problèmes.  La  vivacité  des  discussions  reUgieuses  s'est  ré- 
veillée, comme  pour  montrer  à  tous  les  yeux  la  grande  et  juste  place  que  la 
religion  ne  cesse  d'occuper  dans  le  monde,  et  qui  lui  est  plus  spécialement 
encore  assignée  par  les  défaillances  de  notre  temps.  C'est  là,  c'est  dans  cet 
ordre  de  questions  qu'il  se  publie  encore  le  plus  d'oeuvres  de  mérite,  qu'il  y 
a  le  plus  de  mouvement  et  quelquefois  le  plus  de  talent,  tandis  que,  dans  le 
domaine  plus  purement  littéraire,  la  lassitude  et  l'indécision  apparaissent 
comme  les  incontestables  symptômes  de  cette  situation  douteuse  que  nous 
traversons. 

Au  miheu  de  l'incertitude  intellectuelle  contemporaine,  nous  cherchons  où 
est  là  vie,  où  va  le  succès.  Le  succès  continue  à  aller  pour  le  moment  vers 
une  œuvre  étrangère,  vers  le  roman  de  M'"^  Beecher  Stowe.  Vingt  traducteurs 
se  disputent  la  célèbre  histoire  nègre;  le  théâtre  en  vit.  Nous  assistons  à  une 
merveilleuse  recrudescence  de  sensibiUté  pour  les  noirs,  bien  qu'il  ne  se  soit 
pas  formé  encore  en  France,  comme  en  Angleterre,  une  société  de  dames  pour 
l'abolition  de  l'esclavage  aux  États-Unis.  Et  ce  n'était  point  assez  de  VUncle 
Tom's  Cabin  pour  épuiser  la  curiosité;  nous  avons  aujourd'hui  les  Nouvelles 
américaines  de  M""" Beecher  Stowe.  Leroman  valait  mieux;  les  nouvelles  ne 
sont  que  de  légères  et  peu  profondes  esquisses  de  la  vie  américaine,  qui  ne  doi- 
vent très  certainement  de  voir  le  jour  en  France  qu'au  succès  de  leur  aîné. 


REVUE.  CHRONIQUE.  699 

Mais  à  part  ce  bruit  qui  se  fait  autour  d'une  invention  étrangère,  où  donc  est 
aujourd'hui  le  rouian  français?  C'est  M.  Alexandre  Dumas  qui  le  représente 
glorieusement.  M.  Dumas  n'avait  plus  à  mener  de  front  qn'haac  Laquedem 
et  ses  Mémoires,  où  il  raconte  un  peu  l'histoire  de  tout  le  monde,  et  voilà  qu'il 
est  arrêté  tout  à  coup  dans  la  j)ublicatioii  de  cet  Isaac  Laquedem,  —  l'œuvre 
de  sa  vie,  comme  ou  s'en  souvient.  L'auteur  était  occupé  à  mettre  en  feuilletons 
la  vie  de  Jésus-Christ,  à  partir  de  la  conception  de  la  sainte  Vierge,  et  le  voici 
cruellement  condamné  à  suspendre  ce  beau  travail  là  même  où  a  paru  cepen- 
dant le  Juif  Errant  de  M.  Sue.  L'épopée  s'éclipse  au  moment  où  elle  montait 
à  l'horizon,  et  M.  Dumas  n'a  plus  qu'à  raconter  dans  ses  Mémoires  la  révolu- 
tion de  1830  comme  fait  essentiellement  personnel.  La  réalité  est  que  nul  dans 
cette  révolution  n'a  dû  se  remuer  plus  que  M.  Dumas,  d'après  ses  Mémoires. 
Le  roman,  par  aventure,  serait-il  ailleurs?  Se  çacherait-il  dans  Blondine  de 
M"*  Cécile  de  Valgand?  Peut-être  un  autre  nom  se  déguise-t-tl  sous  celui-ci; 
mais  là  n'est  point  évidemment  le  germe  du  rajeunissement  et  de  la  vie.  Cher- 
chons encore  :  faute  d'une  meilleure  chance,  le  roman  se  fait  vagabond  et 
marron.  Après  avoir  couru  le  beau  monde,  il  se  met  à  bon  marché  et  va  en 
bonne  fortune  auprès  du  petit  peuple  qu'il  nourrit  de  saine  littérature,  de 
purs  sentimens  et  de  bons  tableaux  de  mœurs.  C'est  le  roman  à  quatre  sous. 
Que  ce  triste  colportage  soit  au  point  de  vue  moral  le  plus  dangereux  des 
pièges,  certes  cela  n'est  point  douteux.  Au  point  de  vue  littéraire  même,  il  est 
le  signe  de  la  plus  étrange  déviation  d'idées.  Au  lieu  d'aider  l'art  à  se  relever 
à  sa  juste  hauteur,  il  l'abaisse  au  niveau  de  toutes  les  curiosités  grossières  de 
ce  public  qu'il  va  séduire,  enivrer  et  pervertir.  Voilà  cependant  une  des  plus 
florissantes  spéculations  de  ces  derniers  temps!  S'il  fallait  en  juger  parla,  si 
on  ne  savait  que  malgré  tout  il  y  a  dans  notre  pays  de  bien  autres  ressources 
d'esprit  et  d'intelligence,  susceptibles  des  plus  sérieuses  apphcations,  par  les- 
quelles la  France  a  exercé  une  glorieuse  initiative  dans  le  monde  et  qui  n'ont 
besoin  que  d'un  instant  de  halte  propice  pour  retrouver  leur  action,  ne  fau- 
drait-il pas  trouver  quelque  éclair  de  vérité  dans  ces  mots  par  lesquels  com- 
mence une  brochure  récente  :  «  Les  sciences  morales  et  politiques  sont,  comme 
chacun  sait,  fort  peu  cultivées  en  France?...  » 

D'où  vient  cependant  ce  trait  lancé  contre  la  France?  Il  vient  tout  droit  de 
Belgique,  ce  qui  serait  peut-être  un  peu  étrange,  s'il  ne  fallait  y  voir  une  repré- 
saille  du  patriotisme.  C'est  le  premier  mot  en  effet  d'un  petit  livre  qui  a  pour 
titre  :  les  Limites  de  la  Belgique,  et  ce  n'est  pas  la  seule  réponse  faite  chez 
nos  voisins  du  nord  a.ux  Limites  de  la  Fronce.  Ce  n'est  pas  davantage  la  plus 
sensée  et  la  plus  juste  :  c'est  la  plus  violente  et  la  plus  ardente,  et  il  n'est 
point  inutile  parfois  de  voir  ce  qui  peut  fermenter  de  haines  dans  certains 
esprits  exclusifs  et  gallophobes  de  l'Europe.  L'auteur  des  Limites  de  la  Bel- 
gique est,  dit-on,  M.  Lucien  Jottrand,  fort  connu  à  Bruxelles  pour  son  anti- 
pathie contre  la  France,  et  qui  fit  l'an  dernier  un  pet^t  livre  dont  nous  avons 
parlé  :  Londres  au  point  de  vue  belge.  M.  Jottrand  a  fait  un  voyage  à  Dunkerque, 
où  il  a  constaté  qu'il  y  avait  des  enseignes  de  boutiques  en  flamand,  et  il  ne 
lui  en  a  pas  fallu  davantage  pour  conclure  que  le  nord  de  la  France  devait 
être  annexé  à  la  Belgique.  Comme  on  voit,  l'auteur  se  livre  avec  un  soin 
patriotique  à  la  recherche  des  frontières  belges.  Ce  n'est  point  certes  le  désir 
d'agrandir  la  Belgique  qui  est  étrange.  A  ceux  qui  veulent  de  Paris  annexer 


600  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  Belgique  à  la  France,  d'autres  répondent  de  Bruxelles  par  l'annexion  de 
la  France  à  la  Belgique,  —  rien  de  mieux.  Ce  qui  est  étrange,  c'est  la  voie 
par  laquelle  l'auteur  y  arrive,  c'est  le  raisonnement  qu'il  l'ait  à  l'Europe  et 
par  lequel  il  prétend  prouver  sans  doute  qu'on  cultive  beaucoup  mieux  en 
Belgique  qu'à  Paris  les  sciences  sociales  et  politiques.  II  y  a  en  France,  assure 
l'auteur,  deux  choses  très  différentes.  Il  y  a  le  virus  révolutionnaire,  dont  le 
midi  est  le  siège  gangrené,  et  il  y  a  la  puissance,  la  richesse  de  la  France, 
qui  lui  sert  à  propager  son  venin  du  midi;  cette  puissance,  ce  sont  les  pro- 
vinces du  nord  qui  la  représentent.  Que  reste-t-il  à  faire,  si  ce  n'est  à  séparer 
les  deux  régions,  à  ramener  le  nord  dans  le  giron  de  l'orthodoxie  euro- 
péenne et  à  laisser  la  France  du  midi  se  débattre  dans  l'anarchie  fébrile 
de  ses  révolutions?  La  France  en  effet  n'est-elle  pas  la  grande  perturbatrice  du 
monde?  Après  avoir  été  sur  le  point  de  faire  du  socialisme  économique  contre 
la  propriété,  ne  fait-elle  pas  du  socialisme  politique  contre  la  constitution 
européenne  par  son  ambition  mal  déguisée?  Quoi  !  direz-vous,  est-ce  donc 
du  socialisme  de  penser  que  l'état  général  de  l'Europe  a  pu  n'être  point  réglé 
en  1813  d'après  les  conseils  de  la  plus  stricte  et  la  plus  impartiale  sagesse? 
Mais  alors  le  nombre  des  socialistes  peut  être  beaucoup  plus  grand  qu'on  ne 
pense.  S'il  fallait  en  revenir  absolument  aux  traites  de  1815,  la  France  aurait 
beaucoup  à  changer  sans  doute  pour  sa  part;  mais  l'auteur  oublie  qu'une 
des  premières  choses  à  faire  serait  de  supprimer  la  Belgique,  —  auquel  cas 
sa  brochure  s'appellerait  les  Limites  des  Pays-Bas,  et  non  les  Limites  de  la 
Belglqîie.  Ce  petit  livre,  qu'il  ne  faut  pas  prendre  trop  au  sérieux,  est  écrit 
avec  une  verve  de  haine  contre  la  France  qui  rappelle  les  beaux  jours  de 
1813,  et,  chose  étrange,  faut-il  que  ce  soit  dans  notre  langue  qu'il  soit  ainsi 
parlé  de  notre  pays?  Est-ce  donc  pour  mieux  prouver  que.  c'est  bien  à  la 
France  de  se  laisser  annexer  à  la  Belgique?  Heureusement  pour  elle,  la  Bel- 
gique écoutera  peu  et  suivra  encore  moins  la  politique  de  M.  Jottrand,  poli- 
tique la  plus  triste  de  toutes,  puisqu'elle  ne  serait  que  de  la  haine  sans  la 
puissance  de  la  satisfaire. 

En  Allemagne,  la  question  religieuse  prend  chaque  jour  un  intérêt  nou- 
veau, et  atteste  par  d'incessans  témoignages  que  la  lutte  de  l'église  cathohque 
et  du  protestantisme  n'est  point  renfermée  dans  les  limites  de  l'Angleterre. 
La  Prusse  s'est  effrayée  des  progrès  que  la  propagande  catholique  a  faits  dans 
le  pays  à  la  faveur  même  des  succès  qu  elle  avait  obtenus  en  Angleterre.  Le 
gouvernement  prussien,  pour  satisfaire  aux  inquiétudes  de  l'opinion,  a  cru 
devoir  donner  aux  employés  supérieurs  des  provinces  des  instructions  for- 
melles sur  la  conduite  qu'ils  avaient  à  tenir  en  présence  de  cette  propagande. 
Par  suite  d'une  indiscrétion,  ces  instructions  ont  été  divulguées,  et  elles  sont 
devenues  l'objet  d'une  polémique  très  animée  entre  les  feuilles  périodiques 
des  divers  partis.  Des  écrivains  distingués  sont  eux-mêmes  intervenus  dans 
la  querelle.  Les  opinions  bizarres  y  ont  aussi  trouvé  leur  place,  et  tandis 
qu'on  lisait  avec  intérêt  les  brochures  de  M.  Rintel  et  la  lettre  du  profes- 
seur Walter  de  Bonn,  on  trouvait  une  ample  matière  à  raillerie  dans  une 
brochure  anonyme  portant  ce  titre,  dont  la  longueur  est  le  moindre  défaut  : 
L'église  catholique  dans  sa  liberté,  pierre  sépulcrale  de  la  révolution  poli- 
tique, pierr'e  protectrice  de  la  révolution  sociale,  pierre  fondamentale  de 
l'unité  allemande,  pierre  baptismale  de  la  science  libre î  II  résulte  des  dis- 


REVUE.  CHRONIQUE.  .  601 

eussions  auxquelles  la  question  religieuse  vient  de  donner  lieu  que  la  pro- 
portion numérique  des  prêtres  est  exactement  la  même  dans  les  deux  confes- 
sions, mais  que,  pour  le  nombre  des  églises  et  des  institutions  religieuses,  les 
catholiques  ont  l'avantage.  Les  craintes  des  protestans  ne  sont  que  plus  vives 
depuis  que  ce  point  curieux  de  statistique  a  été  mis  en  lumière.  Les  instruc- 
tions adressées  par  le  gouvernement  prussien  aux  administrations  des  pro- 
vinces ont  spécialement  pour  oljjet  de  paralyser  les  efforts  des  missionnaires 
jésuites.  L'un  des  chefs  du  parti  catholique  dans  la  seconde  chambre,  M.  de 
Waldbott,  a  fait  une  motion  dont  le  but  est  d'obliger  le  ministère  à  retirer  ces 
instructions.  Les  protestans  répondent  à  cette  démonstration  des  catholiques 
en  se  pressant  en  foule  aux  prédications  des  pasteurs  Krummacher  et  Kunze 
contre  l'église  romaine.  On  a  même  essayé  d'établir  à  Berlin  une  affiliation 
de  YEvangelical  Jlliance  d'Angleterre,  afin  de  concentrer  toutes  les  forces  du 
protestantisme  contre  l'agression  de  l'église  catholique ,  qui  passe  pour  mé- 
diter contre  l'anglicanisme  une  nouvelle  campagne  plus  formidable  encore 
que  la  première.  Jusqu'à  présent  toutefois  cette  affiliation  n'a  point  réussi  à 
se  fonder. 

L'Espagne,  à  la  veille  des  élections,  n'a  point  changé  de  situation.  Le  trait 
le  plus  saillant  de  l'état  actuel  de  la  Péninsule,  on  le  sait,  est  la  scission  entre 
les  diverses  fractions  du  parti  conservateur,  scission  qui  a  eu  déjà  bien  des 
phases,  et  qui  s'est  aggravée  récemment  encore  d'un  incident  où  s'est  trouvé 
mêlé  le  général  Narvaez.  Ce  qui,  à  notre  avis,  est  profondément  à  regretter 
tout  d'abord,  c'est  qu'au  milieu  de  la  lutte  des  partis  un  homme  comme  le 
duc  de  Valence,  avec  sa  situation,  ses  antécédens,  ses  services  et  son  avenir, 
ait  cru  devoir  prendre  une  attitude  aussi  militante  qu'il  l'a  prise,  au  lieu  de 
rester  comme  l'épée  fidèle  de  la  reine,  son  conseil  au  besoin,  et  peut-être  l'ar- 
bitre de  la  crise  prochaine  qui  s'annonçait.  C'est  là,  sans  nul  doute,  la  pre- 
mière cause  des  complications  où  il  s'est  trouvé  bientôt  personnellement  en- 
gagé. Le  cabinet  de  M.  Bravo  Murillo,  avant  sa  chute,  avait  donné  au  général 
Narvaez  l'étrange  mission  d'aller  à  Vienne  étudier  l'état  militaire  de  l'Au- 
triche. Arrivé  à  Bayonne,  le  duc  de  Valence,  sous  l'empired'une  susceptibilité 
facile  à  concevoir,  a  adressé  à  la  reine  une  supplique,  qui  ne  serait,  à  vrai 
dire,  rien  moins  qu'une  supplique,  si  elle  ne  se  terminait  par  la  demande  de 
rentrer  à  Madrid.  Il  en  est  résulté  que  le  nouveau  cabinet  s'est  vu  forcé  de 
renouveler  au  général  Narvaez  l'ordre  formel  de  remi)lir  sa  mission,  en  l'ac- 
compagnant de  l'expression  du  mécontentement  de  la  reine.  L'affaire  du  gé- 
néral Narvaez  a  provoqué  la  retraite  du  ministre  des  finances,  M.  Aristizabal, 
lequel  s'est  retiré  moins,  assure-t-on,  parce  qu'il  désapprouvait  la  mesure 
prise  par  ses  collègues  qu'en  raison  de  l'intimité  personnelle  qui  le  lie  au 
duc  de  Valence.  M.  Aristizabal  est  remplacé  par  le  ministre  de  l'intérieur, 
M.  Llorente,  auquel  succède  à  son  tour  un  des  anciens  membres  du  parti 
modéré,  M.  Benavides.  Au  reste,  dans  tous  les  incidens  de  ces  derniers 
temps,  le  cabinet  nouveau  de  Madrid  semble  avoir  gagné  plutôt  que  perdu.  Des 
hommes  considérables  qui  avaient  fait  acte  d'opposition  au  gouvernement 
se  sont  rapprochés  de  lui.  M.  Martinez  de  la  Rosa  vient  en  effet  de  rentrer 
au  conseil  d'état,  et  son  exemple  doit  avoir  du  poids  assurément.  Le  même 
esprit  qui  a  présidé  à  la  formation  de  ce  cabinet  se  retrouve  aujourd'hui  dans 

TOME  I.  39 


^02  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  politique  suivie  par  le  nouveau  ministre  de  l'intérieur.  D'un  côté  M.  Be- 
navides  multiplie  les  assurances  en  faveur  du  régime  constitutionnel,  de 
l'autre  il  combat  l'influence  de  la  coalition  qui  s'est  formée  entre  la  fraction 
dissidente  du  parti  modéré  et  le  parti  progressiste.  Quant  au  nouveau  ministre 
des  finances,  M.  Llorente,  homme  distingué  et  expert,  il  vient  de  signaler 
son  avènement  par  une  négociation  des  plus  épineuses  :  il  a  obtenu  de  quel- 
ques capitalistes  une  avance  de  100  millions  de  réaux  sur  les  prodxiits  de  la 
vente  des  biens  du  clergé,  sanctionnée,  comme  on  sait,  par  le  dernier  con- 
cordat. Cette  somme  est  destinée  à  pourvoir  aux  nécessités  de  la  situation 
financière,  qui  ne  pourra  manquer  de  s'éclaircir  dans  les  prochaines  cortès. 
Maintenant,  que  seront  ces  cortès?  Il  serait  difficile  de  le  prévoir  dans  la  situa- 
tion de  la  Péninsule.  Bien  des  chances  semblent  se  réunir  en  faveur  du  mi- 
nistère. La  plus  grande,  c'est  qu'il  serait  assez  difficile  de  le  remplacer  par 
un  cabinet  purement  conservateiu',  et  qu'il  serait  plus  périlleux  encore  de 
glisser  sur  la  pente  des  coalitions  et  des  compromis  progressistes. 

Par  quelque  côté  qu'on  l'observe,  l'Europe,  dans  la  mobilité  et  la  variété 
de  son  histoire,  ne  cesse  point  d'avoir  sa  physionomie  propre.  Les  problèmes 
qui  s'agitent  pour  elle,  à  travers  les  mille  incidens  de  son  existence,  ont  en- 
core dans  leur  ensemble  un  caractère  commun  qui  naît  d'un  travail  univer- 
sel pour  maintenir  un  certain  équilibre  entre  les  peuples  occidentaux  :  tra- 
vail obstiné  qui  se  poursuit  partout,  à  propos  de  tout,  et  qui  a  nécessairement 
pour  résultat  de  neutraliser  les  forces,  d'enchaîner  les  grandes  ambitions,  de 
circonscrire  le  développement  de  certaines  tendances.  Cet  équilibre,  qui  est 
la  loi  de  l'Europe,  est  ce  qui  existe  le  moins  au-delà  de  l'Atlantique  où  tout 
se  produit  dans  le  désordre  gigantesque  d'un  monde  qui  se  forme  et  qui  pré- 
pare peut-être  une  nouvelle  phase  de  la  civilisation.  En  attendant  ces  desti- 
nées inconnues,  ce  vaste  monde  américain  continue  à  se  remplir  de  l'anar- 
chie stérile  des  uns,  de  l'ambition  conquérante  des  autres.  Tout  ce  qui  pour- 
rait même  servir  de  contrepoids,  créer  des  droits  ou  des  garanties,  établir  un 
certain  équilibre,  semble  particulièrement  en  haine  à  cette  grande  race  anglo- 
américaine  dont  l'audace  s'accroît  par  le  succès.  Quel  est  aujourd'hui  un  des 
principaux  soucis  des  États-Unis?  C'est  d'empêcher  que  l'Europe  n'acquière 
une  situation  sur  un  point  quelconque  du  continent  américain,  comme  si 
l'Europe  était  bien  menaçante,  comme  si  elle  allait  même  jusqu'à  l'extrême 
hmite  de  son  droit  pour  défendre  et  sa  juste  influence  politique  et  les  quel- 
ques points  qui  lui  restent  matériellement  dans  le  Nouveau-Monde!  Dans  le 
dernier  message  de  M.  Fillmore,  on  a  vu  déjà  comment  le  gouvernement  de 
l'Union  a  décliné  l'offre,  faite  par  la  France  et  l'Angleterre,  de  garantir  par 
une  convention  collective  l'inviolaljilité  de  l'île  de  Cuba.  Les  papiers  relatifs 
à  cette  négociation  viennent  d'être  communiqués  au  sénat  américam.  On  peut 
remarquer  dans  ces  documens  le  projet  de  convention  préparé  par  les  cabi- 
nets de  Paris  et  de  Londres,  et  la  réponse  faite  par  le  ministre  des  affaires 
étrangères  des  États-Unis,  M.  Everett. 

Comme  nous  le  disions  récemment,  le  cabinet  de  Washington,  si  l'on  nous 
passe  ce  terme,  tire  son  chapeau  au  droit  public  en  désavouant  toute  prémé- 
ditation de  conquête  officielle  contre  la  possession  espagnole,  et  en  même 
temps  il  réserve  toutes  les  chances  possibles  d'une  annexion  que  les  circoa- 


k 


REVUE.  CHRONKIUE,  603 

stances  viendraient  à  légitimer  à  ses  yeux.  Cliose  singulière,  il  y  a  trente  ans, 
les  États-Unis  se  mettaient  en  quête  de  garanties  contre  les  projets  présumés 
de  l'Angleterre  sur  l'île  de  Cuba;  ils  négociaient  des  traités  contre  l'ambition 
britannique.  Aujourd'hui  ils  n'en  sont  plus  à  dissimuler  leur  propre  ambition. 
Cela  peut  donner  la  mesure  des  progrès  de  l'esprit  de  conquête  en  Amérique. 
Cet  esprit,  au  reste,  tend  à  dominer  dans  la  prochaine  ère  présidentielle  par 
l'avènement  au  pouvoir  de  l'élu  du  parti  démocrate,  M.  Franklin  Pierce.  Le 
parti  démocrate  américain  n'est  point  du  tout,  en  effet,  ce  que  ce  mot  poiurait 
faire  supposer  en  Europe.  Que  l'esclavage  existe  aux  États-Unis,  ses  instincts 
d'égalité  ne  s'en  émeuvent  guère.  Ce  qui  le  distingue  essentiellement,  c'est  l'hu- 
meur conquérante,  c'est  cette  ardeur  de  convoitise  territoriale  qui  a  provoqué 
la  guerre  du  -Mexique  en  1846  sous  la  présidence  de  M.  Polk.  La  question  est  de 
savoir  si  nous  assisterons  à  une  nouvelle  explosion  de  ces  mêmes  tendances. 
Déjà  les  motions  se  succèdent  dans  ce  sens  au  sénat  de  Washington,  et  le  véri- 
table mobile  se  cache  sous  le  prétexte  spécieux  de  lutter  contre  l'influence  de 
l'Europe  en  Amérique.  Un  sénateur  de  la  Louisiane,  M.  Soulé,  a  proposé  de 
mettre  1 1  milUons  de  dollars  à  la  disposition  du  pouvoir  exécutif  pour  sou- 
tenir la  lutte.  Un  autre  des  chefs  principaux  du  parti  démocrate,  le  général 
Cass,  est  l'auteur  d'une  proposition  identique.  A  ses  yeux  même,  toute  tenta- 
tive d'une  puissance  européenne  pour  coloniser  une  portion  du  continent 
américain  est  un  cas  de  guerre.  L'Amérique  tout  entière  pour  les  Américains, 
voilà  le  mot!  Ce  n'est  point  le  général  Cass  qui  dissimulera  ses  vues  sur  Cuba. 
Nul  ne  confesse  avec  plus  de  naïveté  cet  «  appétit  glouton  de  territoires  »  qui 
est  le  propre  de  l'insatiable  Yankee.  Ainsi  se  dessine  de  toutes  parts  la  po- 
litique prochaine  des  États-Unis.  Il  n'est  point  impossible  cependant  que  le 
nouveau  président  ne  soit  plus  sage  que  son  parti.  M.  Franklin  Pierce  passe 
pour  un  homme  modéré,  intelligent  et  ferme;  il  ne  se  donnera  point  sans 
doute  pour  mission  de  satisfaire  tous  les  farouches  appétits  du  parti  démo- 
cratique; mais  pourra-t-il  résister  à  tous  les  entraînemens  populaires  de  son 
pays?  Là  est  la  question. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'un  des  prétextes  de  cette  récente  re- 
crudescence de  l'exclusivisme  américain,  c'est  cette  malheureuse  expédition 
de  M.  de  Raousset-Boulbon  au  Mexique  dont  nous  avons  parlé.  Les  bons  dé- 
mocrates de  l'Union  savaient  pourtant  bien  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  chances 
probables  de  cette  petite  troupe  de  Français  engagés,  non  sans  courage  d'ail- 
leurs, au  miheu  de  l'anarchie  mexicaine;  ils  n'ignoraient  pas  que  c'était  une 
aventure  qui  avait  commencé  par  le  hasard  d'une  victoire,  et  qui  devait  finir 
par  le  hasard  d'une  défaite;  c'est  ainsi,  en  effet,  qu'elle  vient  de  s'achever.  La 
petite  armée  de  M.  de  Raousset-Boulbon,  un  moment  victorieuse,  a  été  dis- 
persée dans  deux  combats,  ou  a  capitulé  avec  les  honneurs  de  la  guerre,  et 
s'est  retirée  vers  Guaymas  pour  évacuer  tout  à  fait  le  sol  mexicain.  C'était  une 
entreprise  qui  réunissait  évidemment  peu  de  chances  de  succès;  mais  c'était 
bien  assez  pour  réveiller  l'appétit  yankee,  selon  le  langage  du  général  Cass, 
à  l'endroit  du  Mexique.  Et  véritablement,  en  dehors  même  de  cet  épisode,  qui 
n'a  pas  beaucoup  ajouté  aux  embarras  réels  du  Mexique,  comment  ne  s'ex- 
pliquerait-on pas  l'ambition  américaine  en  présence  de  l'incurable  anarchie 
qui  dévore  ce  pays?  Chaque  arrivage  porte  maintenant  le  bulletin  de  quelque 
révolution  nouvelle  qui  enlève  une  portion  du  territoire  au  gouvernement 


60/i  REVUE*  DES   DEUX    MONDES. 

régulier.  Chaque  province  devient  un  centre  insurrectionnel.  La  guerre  civile, 
semble  sévir  spécialement  à  Tamaulipas,  sur  le  Rio-Grande,  et,  ce  qui  est  plus 
grave,  c'est  qu'à  chaque  instant  des  officiers  de  l'armée  régulière,  ou  même 
des  vaisseaux  de  l'état,  font  défection  au  gouvernement.  D'un  autre  côté, 
comme  on  le  pense,  les  aventuriers  du  nord  affluent  de  toutes  parts  et  se 
mêlent  à  ces  insurrections  qui  tendent,  à  ce  qu'il  paraît,  à  se  concentrer  pour 
livrer  un  dernier  assaut  à  l'ombre  de  pouvoir  légal  qui  subsiste.  Pendant  ce 
temps,  on  discute  à  Mexico  sur  le  point  de  savoir  si  le  général  Arista,  chef 
suprême  de  la  république,  se  saisira  de  la  dictature  ou  s'il  restera  président 
constitutionnel.  On  fait  des  ministères  de  conciliation  qui  ne  concilient  rien, 
bien  entendu,  parce  qu'on  ne  concilie  pas  l'anarchie,  et  le  Mexique  descend 
par  degrés  cette  pente  redoutable  de  la  dissolution,  au  bout  de  laquelle  l'an- 
nexion successive  des  divers  états  mexicains  s'accomplira  sans  même  qu'une 
nouvelle  guerre  soit  nécessaire.  Triste  et  malheureuse  race  qui,  après  n'avoir 
point  su  S3  conduire,  sera  forcée  de  plier  la  tête  sous  la  rude  main  de  ses 
envahisseurs!  L'état  du  Mexique  n'est-il  point  un  saisissant  exemple  pour 
tous  les  peuples  de  race  espagnole  répandus  dans  le  Nouveau-Monde? 

Il  y  a  malheureusement  cependant  en  Amérique  plus  d'un  pays  qui,  s'il  n'a 
point  à  redouter  la  périlleuse  proximité  des  citoyens  de  l'Union,  offre  plus 
d'une  analogie  d'un  autre  genre  avec  le  Mexique.  Voici,  par  exemple,  la  guerre 
civile  qui  vient  de  se  rallumer  dans  la  République  Argentine.  Il  n'y  a  pas  un 
an  encore  que  Rosas  a  été  renversé  du  pouvoir,  et  déjà  deux  ou  trois  révolu- 
tions ont  eu  lieu.  La  dernière,  on  peut  s'en  souvenir,  date  du  1 1  septembre 
dernier,  et  avait  pour  but  d'émanciper  la  province  de  Buenos-Ayres  de  la  tu- 
telle d'Urquiza,  qui  avait  reçu  le  titre  de  directeur  provisoire  de  la  Confédéra- 
tion Argentine  dans  un  congrès  composé  des  gouverneurs  de  toutes  les  pro- 
vinces. Cette  révolution  accomplie,  la  junte  des  représentans,  qui  avait  été 
dissoute,  était  réinstallée;  le  lieutenant  laissé  par  Urquiza  à  Buenos- Ayres  était 
expulsé,  et  remplacé,  comme  gouverneur  de  la  province,  par  le  général  Pinto, 
auquel  a  succédé  depuis  le  docteur  Valentin  Alsina.  Enfin  Buenos-Ayres  dé- 
pouillait, en  ce  qui  la  concernait  du  moins,  le  directeur  provisoire  de  son  titre 
de  délégué  aux  affaires  extérieures  de  la  confédération.  La  question  était  de 
savoir  comment  L^rquiza  prendrait  cette  rupture  de  Buenos-Ayres,  et  com- 
ment il  y  répondrait.  Il  a  paru  d'abord  la  prendre  assez  diplomatiquement, 
et  n'a  point  essayé,  immédiatement  du  moins,  de  revendiquer  son  autorité  par 
la  force.  Peut-être  attendait -il  la  décision  d'un  congrès  général  qui  était  alors 
sur  le  point  de  se  réunir  à  Santa-Fé,  pour  statuer  sur  l'organisation  définitive 
de  la  répubhque.  En  attendant  toutefois,  on  le  pense,  ni  Buenos-Ayres,  qui 
persistait  dans  son  mouvement  du  11  septembre,  ni  Urquiza,  qui  était  peu 
disposé  à  abdiquer  son  pouvoir,  ne  restaient  inactifs.  Urquiza  agissait  pour 
conserver  l'appui  des  autres  provinces.  De  son  côté,  le  nouveau  gouvernement 
de  Buenos-Ayres,  par  des  négociations  secrètes,  cherchait  à  se  ménager  l'adhé- 
sion de  la  province  de  Corrientes  et  l'obtenait  en  effet;  et  comme  une  telle  si- 
tuation ne  pouvait  longtemps  se  prolonger,  les  hostilités  n'ont  point  tardé  à 
éclater.  C'est  au  commencement  de  novembre  que  Buenos-Ayres  a  expédié 
deux  corps  d'armée,  aux  ordres  du  général  Madariaga  et  du  général  Hornos, 
pour  aller  attaquer  Urquiza  dans  l'Entre-Rios.  Jusqu'ici  le  premier  de  ces  géné- 
raux paraît  avoir  été  battu  ;  le  second  semble  avoir  obtenu  quelque  avantage. 


REVUE.  CHRONIQUE.  605 

Ce  qui  ferait  croire  néanmoins  que  cet  avantage  était  peu  décisif,  c'est  que, 
sous  le  coup  de  ces  nouvelles,  le  gouvernement  de  Buenos-Ayres  préparait 
de  nouvelles  forces  et  prenait  d'assez  importantes  mesures  militaires.  Urquiza 
sortira-t-il  victorieux  de  cette  lutte?  Rien  n'est  plus  incertain.  Mais  à  cette 
question  on  pourrait  substituer  une  question  bien  plus  sérieuse  :  —  comment 
se  fait-il  que  la  merveilleuse  situation  faite  à  tous  les  hommes  intelligens 
par  les  événemens  de  l'an  dernier  avorte  si  misérablement  aujourd'hui  dans 
la  guerre  civile?  —  Un  émigré  Argentin  de  talent,  M.  Sarmiento,  dans  une 
lettre  qu'il  adressait  récemment  du  Chili  au  général  Urquiza,  disait  que  toutes 
les  anciennes  questions  de  partis  auraient  dû  s'effacer  devant  ces  autres 
questions  de  la  navigation  des  rivières,  des  voies  de  communication  à  créer, 
du  commerce  à  développer,  de  l'industrie  à  stimuler.  C'est  là,  en  effet,  la  seule 
pohtique  féconde  pour  ces  pays.  C'est  pour  l'avoir  oublié  que  la  République 
Argentine  se  trouve  de  nouveau  plongée  dans  la  guerre  civile,  et  tandis  que 
l'histoire  de  ces  provinces  compte  une  convulsion  de  plus,  d'autres  pays  sur 
le  même  continent  trouvent  la  paix  dans  la  pratique  d'une  politique  plus 
réelle  et  plus  efficace.  Le  Brésil  et  le  Pérou  viennent  d'échanger  les  ratifica- 
tions d'un  traité  sur  la  navigation  du  fleuve  des  Amazones.  Non-seulement 
ce  traité  règle  les  relations  commerciales  qui  s'établiront  entre  les  deux  pays 
par  cette  voie,  mais  il  détermine  les  avantages  qui  seront  faits  par  les  gou- 
vernemens  à  la  compagnie  créatrice  de  la  navigation  à  vapeur  sur  le  Maranon. 
Une  compagnie  s'est  même  organisée  et  a  été  autorisée  à  Rio-Janeiro;  ce  ne 
sera  pas,  à  coup  sûr,  un  événement  vulgaire  que  le  premier  voyage  d'un 
navire  à  vapeur  à  travers  ces  contrées  centrales  de  l'Amérique,  jusqu'ici  par- 
tagées entre  la  solitude  et  la  vie  sauvage.  ch.  de  mazade. 


LE  GÉNÉRAL  FRANKLIN  PIERCE. 

La  vie  du  nouveau  président  des  États-Unis  vient  d'être  racontée  par  un 
des  écrivains  les  plus  éminens  de  son  parti.  M.  Hawthorne,  qu'une  mesure 
impolitique  des  whigs  en  1848  avait  privé  d'une  modeste  position  adminis- 
trative, s'est  vengé  à  sa  manière  en  écrivant  la  biographie  du  candidat  dé- 
mocratique (1).  Bien  que  M.  Hawthorne  se  défende  d'avoir  été  inspiré  par  une 
pensée  de  polémique  politique,  un  léger  sentiment  de  rancune  court  d'un 
bout  à  l'autre  de  son  nouvel  écrit.  M.  Hawthorne  a  épuisé  toutes  les  ressources 
de  son  sujet,  il  a  rassemblé,  pour  éclairer  la  figure,  jusqu'ici  très  obscure,  du 
nouveau  président,  les  détails  les  plus  minutieux;  il  a  lu  les  lettres  et  les 
notes  du  général  Pierce,  il  a  analysé  les  plaidoyers  qu'il  a  prononcés  au  bar- 
reau du  New-Harapshire,  il  a  fouillé  dans  les  archives  du  congrès  et  des 
législatures  locales  pour  y  retrouver  ses  états  de  services;  il  craint  perpétuel- 
lement de  ne  i)as  faire  assez  admirer  son  héros;  en  un  mot,  le  langage  de 
M.  Hawthorne  est  empreint  d'une  exagération  qui  contraste  avec  les  faits 
qu'il  doit  raconter.  A-t-il  pris  la  plume  simplement  par  amitié,  pour  racon- 
ter la  vie  honorable  et  uniforme  d'un  ancien  camarade  avec  lequel,  il  le  con- 
fesse, il  n'a  eu  depuis  cette  époque  que  de  rares  et  passagères  relations  ?  «  Tout 

(1)  Life  of  General  Franklin  Pierce,  the  new  American  président,  by  Nathaniel 
Hawthorne;  London,  George  Routledge,  1853. 


606  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

était  différent  entre  nons,  écrit-il  quelque  part,  notre  vie  n'avait  pas  la  même 
fin  ni  les  mêmes  élans.  »  A-t-il  pris  la  plume  dans  l'intention  d'être  utile  à 
son  parti  et  d'employer  son  talent  au  service  d'une  cause  pour  laquelle,  après 
tout,  il  n'a  guève  que  des  sympathies  passives?  Nous  croyons  plutôt  que  la 
biographie  du  général  Pierce  a  été  le  fruit  d'un  petit  ressentiment  contre  les 
whigs.  Ajoutons  que  le  livre  a  paru  d'abord  par  numéros  détachés,  juste  au 
moment  le  plus  vif  de  la  lutte  électorale  pour  la  présidence.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cette  publication  a  son  à-propos.  Il  ne  nous  est  pas  indifférent  de  connaître  la 
vie  du  général  Pierce,  quelque  obscure  qu'elle  ait  été.  Les  fonctions  dont  l'an- 
cien commandant  de  la  milice  de  New-Hampshire  vient  d'être  revêtu  donnent 
de  l'importance  aux  moindres  actes  de  sa  vie  antérieure,  et  la  situation  des 
États-Unis,  dont  il  va  être  le  pi'emier  magistrat,  rehausse  smgulièrement  sa 
personne. 

On  sait  quelle  est  cette  situation  au  commencement  de  1833.  L'influence 
des  États-Unis  grandit  aussi  rapidement  que  leur  puissance  matérielle.  Us  ne 
vendent  pas  seulement  à  l'Europe  leurs  cotons  et  leur  tabac,  ils  y  exportent 
leurs  principes.  Dans  toutes  les  grandes  villes  industrielles  de  l'Angleterre, 
à  Liverpool,  à  Manchester,  les  Américains  ont  semé  leurs  idées  républicaines, 
qui  commencent  déjà  à  germer;  on  a  pu  s'en  apercevoir  dernièrement  par  le 
discours  de  M.  Bright  au  banquet  offert  à  M.  Ingersoll,  le  ministre  américain. 
La  politique  de  l'école  de  Manchester  n'est  guère  autre  chose  que  la  politique 
américaine  légèrement  transformée.  Liberté  du  commerce,  extension  du  droit 
de  suffrage,  désirs  d'égalité,  décapitation  progressive  du  pouvoir  aristocrati- 
que, gouvernement  transporté  des  classes  nobles  aux  classes  industrielles  et 
bourgeoises,  confiance  illimitée  dans  l'énergie  et  dans  l'activité  individuelles; 
toutes  ces  ambitions,  toutes  ces  convoitises  et  toutes  ces  idées  des  grands  in- 
dustriels des  villes  manufacturières  ne  sont  autre  chose  que  les  ambitions, 
les  convoitises  et  les  idées  des  Américains,  et  sont  encouragées,  entretenues 
par  eux.  De  plus  en  plus  les  citoyens  des  États-Unis  agiront  sur  l'Angleterre 
avec  le  même  zèle  de  propagande  que  les  Anglais  sur  le  continent.  Contre 
tous  les  reproches  qu'on  peut  leur  adresser  sur  leurs  excès  et  leurs  injustices, 
ils  s'arment  des  scandales,  des  abus  et  des  injustices  que  le  temps  a  engendrés 
dans  les  vieilles  civilisations  européennes.  Si,  par  exemple'  l'Angleterre  fait  des 
adresses  et  tient  des  meetings  pour  déplorer  les  abus  de  l'esclavage,  les  Amé- 
ricains feront  des  adresses,  ils  tiendront  des  meetings  pour  déplorer  les  abus 
sous  lesquels  saigne  depuis  tant  de  siècles  la  malheureuse  Irlande,  et,  triom- 
phans  des  misères  accumulées  par  les  siècles  dans  notre  Europe,  Ils  se  propo- 
seront résolument  comme  les  patrons  des  peuples  futurs,  comme  les  modèles 
du  gouvernement  universel.  , 

Si  nous  passons  de  l'influence  exercée  par  les  États-Unis  sur  l'Angleterre, 
c'est-à-dire  sur  un  peuple  frère,  à  leurs  démêlés  avec  les  états  européens  de- 
puis deux  ans,  nous  trouverons  partout  les  marques  de  leur  croissante  ambi- 
tion. L'Autriche  a  été  insultée,  la  Russie  conspuée,  l'Espagne  menacée,  et 
toutes  ces  attaques  ne  sont  cependant  que  les  signes  avant-coureurs  de  démê- 
lés et  de  conflits  plus  graves.  La  doctrine  du  président  Monroë  sur  l'exclusion 
légitime  et  nécessaire  des  Européens  de  l'Amérique  est  plus  que  jamais  en 
faveur.  Le  discours  du  général  Cass  au  sénat,  prononcé  sur  le  simple  bruit 
d'une  occupation  par  la  France  de  la  presqu'île  de  Samana,  témoigne  de  la 


REVUE.  CHRONIQUE.  607' 

jalouse  inquiétude  avec  laquelle  les  Américains  surveillent  les  plus  légères 
tentatives  des  Européens  dans  le  Nouveau-Monde.  Propagande  républicaine 
non  plus  seulement  par  la  parole,  mais  au  besoin  par  le  glaive,  tel  est  main- 
tenant le  mot  d'ordre  de  la  politique  américaine,  et  ce  mot  d'ordre,  il  faut  s'y 
attendre,  sera  prononcé  d'année  en  année  avec  plus  d'énergie. 

Or  le  général  Franklin  Pierce  a  été  élu  précisément  pour  donner  une  plus 
grande  force  d'impulsion  à  ces  tendances.  Il  est  le  représentant  du  parti  qui 
désire  le  plus  violemment  le  triomphe  de  ces  passions.  Sa  personne  a  pu  être 
obscure  jusqu'à  présent,  elle  ne  l'est  plus.  Son  élection  est  un  des  incidens 
les  plus  importans  parnoi  cette  masse  d'événemens  que  chaque  jour  voit  éclore, 
et  qui  préparent  (à  quoi  servirait-il  de  le  cacher?)  les  explosions,  les  tempêtes 
et  les  guerres  des  prochaines  années.  Une  question  se  présente,  qui  ne  permet 
pas  de  Ure  avec  indifférence  le  nouvel  écrit  de  M.  Hawthorne.  Quel  est  le  ca- 
ractère de  l'homme?  Est-il  plus  sensé  que  passionné,  plus  véhément  que 
ferme?  Est-il  faible,  et  cédera -t-il  aisément  à  la  pression  que  ne  manquera 
pas  d'exercer  sur  lui  la  fraction  la  plus  fougueuse  de  son  parti?  Sera-t-il  au 
contraire  susceptible  de  résistance  et  plus  soucieux  du  bien  public  que  de  sa 
popularité?  Cette  question  reçoit,  par  le  fait  du  biographe  de  M.  Frankhn  Pierce, 
la  solution  la  plus  favorable.  La  modération,  le  bon  sens,  l'absence  complète 
de  vanité,  la  fermeté  et  la  juste  mesure  dans  les  sentimens  patriotiques  les 
plus  exaltés  et  les  opinions  pohtiques  les  plus  extrêmes  sont  au  nombre  des 
qualités  qu'on  ne  peut  s'empêcher  d'attribuer  à  M.  Pierce.  Tout  en  lui  fait 
espérer  que  son  avènement  au  pouvoir  ne  sera  pas  l'avènement  d'une  poli- 
tique extérieure  excessive  et  d'un  patriotisme  intempérant. 

La  vie  du  général  Pierce  est  très  simple,  et  ne  prête  guère  aux  développe- 
mens  philosophiques.  Ce  n'est  pas  un  homme  de  génie,  cen^est  pas  un  héros, 
c'est  un  honnête  homme,  un  homme  de  bon  sens.  Parlons  donc  de  lui  comme 
nous  parlerions  de  quelqu'un  de  notre  connaissance,  d'un  brave  bourgeois, 
d'un  magistrat  intègre,  d'un  homme  d'affaires  probe  et  exact.  Le  général 
Pierce  est  un  homme  qui  a  toujours  fait  son  devoir,  ni  plus,  ni  moins.  Il  est 
remarquable  que  les  hommes  de  ce  caractère  ne  prêtent  pas  au  commentaire 
ei  échappent  à  l'analyse.  11  faut  faire  moins  que  son  devoir  ou  plus  que  son 
devoir  pour  conquérir  un  nom  et  réaliser  le  mot  de  Juvénal  : 

Ut  pueris  placeas  et  declamatio  fias. 

Le  général  Franklin  Pierce  est  né  en  1804,  à  Hillsborough,  dans  l'état  du 
New-Hampshire,  quia  été  égalementla  patrie  de  Daniel  Webster  et  de  plusieurs 
autres  personnages  importans  de  l'Union.  Son  père.  Benjamin  Pierce,  origi- 
naire du  Massachusets,  portait  comme  son  fils  le  titre  de  général,  était  comme 
lui  attaché  au  parti  démocratique,  et  était,  de  plus  que  lui,  un  démocrate  de 
condition,  c'est-à-dire  un  homme  du  peuple  et  un  rude  laboureur.  Benjamin 
Pierce  était,  sous  bien  des  rapports,  un  remarquable  caractère.  Il  avait  perdu 
«es  parens  de  bonne  heure,  avait  été  élevé  par  un  oncle  avec  une  stricte  éco- 
nomie et  selon  les  règles  sévères  des  anciens  états  du  nord.  La  vie  des  Améri- 
cains d'alors,  pour  le  dire  en  passant,  était  bien  diflérente  de  celle  des  Améri- 
cains d'aujourd'hui  :  c'était  une  vie  toute  d'épargne  et  de  privations,  tout 
intérieure,  renfermée,  sans  éclat,  comme  l'est  ordinairement  la  vie  des  pre- 
miers fondateurs  soit  d'un  état,  soit  simplement  d'une  bonne  et  solide  maison. 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

En  1775,  alors  que  la  révolution  commençait,  Benjamin  Pierce  laissa  là  sa 
charrue,  s'enrôla  dans  l'armée,  assista  à  la  bataille  de  Bunker-Hill,  et  fut 
nommé  commandant  d'une  compagnie.  Lorsque  la  guerre  fut  achevée  en 
1785,  il  acheta  un  lot  de  cinquante  acres  de  terre  à  Hillsborough,  dont  il  fut 
un  des  premiers  settlers.  Là  il  se  bâtit  une  maison,  défricha  la  terre  encore 
inculte,  se  maria,  et  fit  ainsi  disparaître  graduellement  autour  de  lui  la  stéri- 
lité et  la  solitude.  A  ses  côtés  grandirent  neuf  enfans,  fruits  de  deux  mariages 
successifs.  Cependant,  même  au  milieu  de  ses  travaux  rustiques,  le  vieux 
patriote  n'oubliait  pas  son  premier  métier  de  soldat.  Le  souvenir  de  cet  épi- 
sode de  sa  vie  lui  revenait  toujours  à  la  mémoire  et  faisait  l'orgueil  de  ses 
derniers  jours.  11  avait  eu  ce  bonheur,  le  plus  grand  qui  puisse  arriver  à  un 
homme,  d'associer  à  un  grand  intérêt  humain  et  patriotique  les  émotions  de 
la  jeunesse,  l'éclosion  des  premiers  sentimens,  les  épisodes  romanesques  du 
premier  âge,  toutes  ces  choses  enfin  que  l'on  se  rappelle  plus  tard  avec  une  si 
douce  tristesse,  et  qui  sont  l'éternel  objet  de  notre  orgueil  ou  de  nos  remords. 
M.  Hawthorne  raconte  à  ce  sujet  quelques  anecdotes  véritablement  tou- 
chantes. Un  jour,  le  vieux  Benjamin  Pierce  réunit  à  sa  table  tous  ses  anciens 
frères  d'armes,  et  le  soir,  à  l'heure  de  la  séparation,  il  leur  adressa  de  pathé- 
tiques paroles.  «  Nous  nous  séparons,  leur  dit-il,  tous  prêts  à  partir  lorsque 
nous  appellera  le  roulement  funèbre  du  tambour  voilé  de  crêpe,  pour  aller 
rejoindre  notre  bien-aimé  Washington  et  tous  nos  autres  camarades  qui  ont 
combattu  et  ont  été  blessés  à  nos  côtés.  »  Le  vieillard  eut  d'ailleurs  l'occasion 
de  prolonger  pour  ainsi  dire  jusque  dans  l'âge  le  plus  avancé  ce  premier  épi- 
sode de  sa  vie,  car  dès  1786  il  fut  nommé  officier  de  brigade  dans  la  milice 
du  comté  d'Hillsborough,  et  ne  cessa  jusqu'à  sa  mort  d'exercer  cet  emploi  et 
de  former  à  la  discipline  militaire  les  jeunes  générations.  Sous  la  présidence 
de  John  Adams,  il  refusa  un  commandement  important  dans  l'armée  qu'on 
levait  par  crainte  d'une  guerre  avec  la  république  française,  ses  opinions 
politiques  ne  lui  permettant  pas  d'accepter.  «  Non,  messieurs,  répondit-il 
aux  délégués  de  l'état,  je  suis  pauvre  il  est  vrai,  et  dans  toute  autre  circon- 
stance cette  proposition  eût  été  acceptable;  mais ,  plutôt  que  de  prêter  mon 
concours  au  dessein  pour  lequel  cette  armée  est  levée,  je  me  retirerais  dans 
les  montagnes  les  plus  reculées,  je  me  creuserais  une  caverne,  et  je  vivrais  de 
pommes  de  terre  rôties.  »  Ainsi  il  refusa,  au  nom  des  principes  qui  avaient 
guidé  sa  vie,  d'entrer  en  guerre  avec  un  gouvernement  républicain  et  une 
nation  qui  avait  jadis  contribué  à  la  naissance  des  États-Unis.  Cette  circon- 
stance est  peut-être  la  seule  dans  laquelle  il  n'ait  pas  consenti  à  servir  son 
pays,  car,  dès  le  commencement  de  la  guerre  de  1812,  il  envoya  deux  de  ses 
ûls  à  l'armée,  où  son  gendre,  le  général  Mac-Neil,  servait  également.  Le  vieux 
patriote  mourut  en  1839,  après  avoir  été  successivement  membre  de  la  légis- 
lature de  l'état  pendant  treize  années  consécutives  et  gouverneur  du  New- 
Hampshire. 

Ce  vieux  Benjamin  Pierce  nous  suggère  une  réflexion  qui  ne  s'applique  pas 
seulement  aux  États-Unis  :  c'est  que  les  générations  du  xviu^  siècle,  malgré 
tous  leurs  défauts,  étaient  dans  tous  les  pays  bien  supérieures  aux  généra- 
tions modernes.  Nous  n'aimons  pas  assez  les  hommes  du  xvin*  siècle  pour 
avoir  le  droit  d'être  injustes  à  leur  égard  et  pour  ne  pas  reconnaître  ce  qu'i 
y  avait  en  eux  d'excellent.  Ils  étaient,  à  notre  avis,  le&  fils  dégénérés  de  leurs 


REVUE.  CHRONIQUE.  609 

pères;  ils  n'avaient  plus  leurs  principes  moraux  ni  leur  sagesse,  mais  il  leur 
restait  des  principes  d'action  au  moyen  desquels  ils  ont  jusqu'à  un  certain 
point  suppléé  à  tous  les  autres.  Ils  savaient,  par  exemple,  qu'ils  se  devaient 
à  leur  patrie ,  qu'ils  devaient  mourir  pour  elle,  si  cela  était  nécessaire,  et  lui 
sacrifier  fortune  et  intérêts;  quelques-uns  même,  hélas!  surtout  chez  nous, 
pensaient  qu'on  devait  aussi  lui  faire  le  sacrifice  de  son  honneur  et  de  son 
àme,  et  qu'il  était  excusable  de  paraître  devant  Dieu  chargé  de  crimes , 
pourvu  que  ces  crimes  eussent  été  commis  au  nom  de  la  pairie.  Par  un  sin- 
gulier contraste,  jamais  génération  attachée  comme  celle-là  aux  choses  de  la 
terre,  aux  plaisirs  mondains,  aux  rêves  du  parfait  bonheur,  n'a  fait,  lorsqu'il 
le  fallait,  meilleur  marché  de  toutes  ces  choses  et  n'a  montré  moins  de  regrets 
pour  elles.  Mais,  pour  revenir  aux  États-Unis,  le  vieux  Benjamin  Pierce  était 
bien  de  la  même  génération  que  ce  vétéran  de  la  révolution,  presque  cente- 
naire, et  que  Parker  Willis  nous  raconte  avoir  rencontré  vivant  pauvrement 
dans  un  village  du  Massachusetts.  Plusieurs  fois  le  gouvernement  lui  avait 
offert  une  pension  en  récompense  de  ses  anciens  travaux  :  il  avait  toujours 
refusé.  On  n'avait  jamais  pu  lui  faire  comprendre  qu'il  avait  droit  à  cette 
pension  :  la  patrie,  répondait-il,  avait  réclamé  autrefois  ses  services  et  son 
sang,  il  avait  répondu  à  son  appel;  quoi  de  plus  simple  et  de  plus  naturel,  et 
pourquoi  venait-on  importuner  par  de  telles  offres  d'argent  la  paix  de  ses 
vieux  jours?  Aujourd'hui  comme  autrefois  on  trouverait  certainement  un 
grand  nombre  d'Américains  capables  de  se  dévouer  pour  leur  patrie;  peut- 
être  en  trouverait-on  beaucoup  moins  qui  seraient  capables  de  refuser  la 
légitime  récompense  de  leur  dévouement. 

C'est  par  un  père  imbu  de  tels  principes  que  Franklin  Pierce  fut  élevé,  et 
en  vérité  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître  dans  certains  actes  de  sa  vie  les 
traces  de  l'influence  laissée  par  cette  éducation.  L'exemple  le  plus  mémorable 
que  nous  en  puissions  citer  est  son  discours  prononcé  en  1840  au  sénat  de 
Washington,  précisément  sur  cette  question  d'indemnités  pécuniaires  et  de 
pensions  à  accorder  aux  vieux  soldats  de  la  révolution.  Franklin  Pierce  s'y 
opposa  en  faisant  remarquer  avec  force  que  le  peuple  américain  tout  entier 
aurait  droit  à  de  telles  immunités.  Nous  citerons  quelques  passages  de  ce  dis- 
cours, où  apparaissent  certaines  idées  morales  aujourd'hui  peu  goûtées,  et  où 
respire  quelque  chose  de  ce  stoïcisme  qui  a  été  parmi  beaucoup  d'autres  un 
des  caractères  de  la  fin  du  xvnr  siècle.  «  Les  pertes,  les  souffrances,  les  sacri- 
fices de  cette  période  furent  communs  à  toutes  les  classes  et  à  toutes  les 
conditions  de  la  société.  Ceux  qui  restèrent  dans  leurs  foyers  souffrirent  pres- 
que autant  que  ceux  qui  prirent  une  part  active  à  la  lutte.  Les  vieux  parens 
ne  souffrirent  pas  moins  que  leurs  fils,  qui  auraient  été  la  consolation  de  leurs 
derniers  jours,  et  qui  avaient  été  obligés  de  partir  pour  remplir  un  devoir  en- 
core plus  sacré  que  oelui-là  sous  les  étendards  de  la  patrie  saignante.  La 
jeune  mère  avec  ses  enfans  luttant  contre  le  besoin,  forcée  pendant  de  lon- 
gues années  de  passer  les  jours  en  travaux  pénibles,  les  nuits  en  anxiétés  et 
en  craintes,  n'excite  pas  moins  nos  sympathies  que  son  mari  suivant  la  for- 
tune de  nos  armes,  sans  habits  pour  protéger  son  corps,  sans  alimens  pour 
soutenir  sa  force.  Monsieur  le  président,  je  ne  pense  jamais  aux  soldats  de 
cette  armée  patiente  et  dévouée  qui  passa  la  Delaware  en  décembre  1777,  à 
ces  soldats  marchant  pieds  nus  à  la  rencontre  de  l'ennemi,  et  laissant  par  der- 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rière  eux,  sur  une  étendue  de  plusieurs  milles,  l'empreinte  sanglante  de  leurs 
pieds  déchirés,  je  ne  pense  jamais  à  leurs  souffrances  durant  ce  terrible  hiver 
sans  me  demander  involontairement  :  Où  étaient  alors  leurs  familles?  Qui 
leur  adressait  des  paroles  de  consolation  et  d'espoir?  Qui  donc  allumait  le 
feu  joyeux  à  leurs  foyers?  Bien  plus,  qui  donc  les  protégea  alors  contre  les 
rigueurs  de  l'hiver  et  leur  apporta  les  moyens  de  subsistance  nécessaires?  » 
L'argument  pourra  paraître  singulier;  mais  c'est  par  de  tels  sentimens,  nous 
devons  le  reconnaître,  que  M.  Pierce  a  pu  mériter  d'être  élu  président  des 
États-Unis,  car  il  se  rattache  par  eux  à  la  tradition  des  fondateurs  de  la  répu- 
blique américaine.  Les  vertus  que  la  tradition  du  genre  humain  attribue 
aux  républiques  animent  véritablement  ce  beau  discours  où  les  deux  supports 
éternels  des  états,  la  famille  et  la  patrie,  sont  mis  en  présence,  où  le  dévoue- 
ment privé  et  domestique  est  estimé  au  même  prix  que  le  dévouement  poli- 
tique et  militaire.  Or  ces  sentimens  sont  aujourd'hui  très  atténués,  ou  du 
moins  ont  pris  une  autre  forme,  et,  s'ils  se  retrouvent  chez  M.  Pierce,  c'est 
grâce  à  l'influence  de  l'éducation. 

Le  vieux  Benjamin  Pierce,  comme  il  arrive  à  tous  les  hommes  illettrés  qui 
s'exagèrent  pour  ainsi  dire  les  avantages  de  la  culture  intellectuelle,  voulut, 
malgré  sa  pauvreté,  faire  jouir  ses  enfans  de  cette  instruction  littéraire  dont 
il  avait  su  si  bien  se  passer  dans  la  vie.  En  conséquence,  il  envoya  Franklin 
Pierce,  après  plusieurs  années  d'études  préparatoires,  à  Bowdoin  Collège, 
dans  la  ville  de  Brunswick,  état  du  Maine.  C'est  là  qu'il  fut  le  condisciple  de 
Nathaniel  Haw^thorne.  M.  Hawthorne  nous  laisse  supposer  que  les  progrès  de 
Franklin  Pierce  dans  ses  études  furent  lents  et  difficiles,  et  qu'il  ne  parvenait 
à  regagner  ses  camarades  qu'à  force  de  persévérance  et  de  ténacité.  M.  Franklin 
Pierce  nous  apparaît,  en  effet,  comme  un  de  ces  hommes  qui  rachètent  ce 
qu'il  y  a  d'incomplet  dans  leurs  facultés  par  la  patience  qu'ils  mettent  à  com- 
bler ce  vide  intellectuel.  Il  n'a  pas  de  facultés  brillantes  et  élevées;  tout  ce 
qu'il  a  fait,  U  l'a  accompli  avec  lenteur,  à  force  d'esprit  de  suite,  d'exactitude 
et  de  calcul.  Ses  qualités  sont  surtout  des  qualités  d'homme  d'alfaires,  d'ad- 
ministrateur. U  était  au  sortir  du  collège  ce  qu'on  peut  appeler  un  excellent 
sujet,  à  qui  on  pouvait  se  confier  en  toute  assurance  pour  l'accomplissement 
d'un  devoir  même  ennuyeux,  ou  l'exercice  de  fonctions  même  stériles.  C'est 
ainsi  que  nous  nous  le  représentons  dans  ses  jeunes  années,  alors  qu'il  était 
président  du  comité  d'une  société  nommée  la  Société  athénienne,  et  qu'il 
faisait,  paraît-il,  non-seulement  sa  besogne,  mais  encore  une  bonne  partie 
de  celle  de  ses  collègues.  M.  Hawthorae  nous  dit  que  toutes  les  fois  qu'il  a 
rencontré  le  général  Pierce,  il  a  été  frappé  des  progrès  remarquables  que  son 
esprit  avait  faits  pendant  le  temps  écoulé  entre  les  deux  rencontres;  nous  le 
croyons  sans  peine.  Cette  progression  indéfinie  est  précisément  ce  qui  dis- 
tingue les  hommes  de  son  caractère,  et  qui,  comme  lui,  ne  font  rien  qu'avec 
lenteur.  S'ils  nous  paraissent  s'élever,  c'est  qu'on  peut  toujours  les  suivre  de 
l'œil;  on  les  voit  marcher,  piétiner,  s'efforcer  de  courir,  atteindre  un  sommet, 
en  escalader  un  autre,  mais  on  ne  les  perd  jamais  de  vue.  Les  hommes  de 
génie,  au  contraire,  qui  arrivent  de  bonne  heure  à  un  point  élevé,  ne  nous 
paraissent  jamais,  quels  que  soient  leurs  actes  ultérieurs,  plus  grands  qu'à 
leurs  débuts,  parce  qu'ils  nous  habituent  de  bonne  heure  à  les  voir  planer  sur 
les  hautes  cimes. 


REVUE.  CHRONIQUE.  611 

Nous  ne  voudrions  pas  que  ces  paroles  fussent  interprétées  dans  un  mau- 
vais sens.  En  faisant  ressortir  ces  qualités  d'homme  d'affaires,  qui  distinguent 
essentiellement  M.  Pierce,  nous  ne  croyons  ni  ne  prétendons  le  diminuer.  Les 
hommes  d'état  de  l'Amérique  jusqu'à  présent,  même  les  plus  grands  et  les 
plus  passionnés,  Henri  Clay  et  môme  Daniel  Webster  et  Calhoun,  n'ont  guère 
au  fond  d'autres  mérites  que  ceux-là.  Seulement  chez  eux,  ces  qualités  pra- 
tiques touchent  presque  au  génie.  Ils  n'ont  pas  ce  tempérament  passionné, 
cet  éclat,  cette  fougue  qui  caractérisent  souvent  les  grands  hommes  politiques. 
Ce  sont  des  esprits  sages  et  calculateurs,  très  froids,  même  sous  une  certaine 
chaleur  apparente;  leur  éloquence  n'est  souvent  qu'extérieure  et  leur  exalta- 
tion n'est  qu'une  exaltation  de  tête.  En  un  mot,  aucun  Américain  n'a  eu  jus- 
qu'à présent  rien  de  cette  passion  réelle,  de  ces  qualités  poétiques  et  brillantes, 
de  cet  éclat  éblouissant  [coruscation)  qui  distinguent  un  Bolingbroke,  un 
Fox,  un  Sheridan,  un  Mirabeau.  Est-ce  tant  pis  ou  tant  mieux  pour  eux?  Ceux 
qui  connaissent  les  dangers  de  la  vie  politique,  les  crises  et  les  malheurs  que 
de  telles  natures  peuvent  engendrer  dans  les  états,  se  chargeront  de  répondre. 

Outre  les  qualités  de  l'homme  d'état  américain,  M.  Pierce  en  a  d'autres, 
plus  précieuses  peut-être  et  qui  ne  sont  pas  toujours  le  partage  des  grands 
génies  dont  les  puissantes  facultés  sont  trop  souvent  pour  les  affections  du 
cœur  comme  l'ombre  du  mancenillier.  Il  est  capable  de  goûter  les  joies  de  la 
vie  domestique,  il  est  fait  pour  les  joies  du  foyer  et  les  douces  relations,  il  est 
religieux  et  tolérant.  M.  Hawthorne  nous  raconte  qu'après  son  retour  de  la 
campagne  du  Mexique,  il  traversa  un  jour  la  rue  pour  aller  serrer  la  main  à 
un  paysan  qui  conduisait  sa  charrette,  lequel  avait  été,  dit-il,  un  des  bons 
amis  de  son  père.  Nous  acceptons  cette  anecdote  telle  qu'elle  nous  est  racon- 
tée, et  sans  y  chercher  autre  chose  que  l'expression  d'une  boinie  et  affectueuse 
nature.  Il  ne  peut  y  avoir  ici  aucune  arrière-pensée,  aucun  charlatanisme 
ni  recherche  de  popularité,  car  jusqu'au  dernier  moment,  comme  on  le  sait, 
M.  Pierce  est  resté  étranger  à  toutes  les  brigues  pour  la  présidence. 

Sorti  du  collège  et  ayant  à  faire  choix  d'une  pro  ession,  Franklin  Pierce, 
malgré  certaines  vagues  inclinations  pour  l'état  militaire,  se  décida  à  suivre 
la  carrière  du  barreau,  et,  après  plusieurs  années  d'études  et  comme  nous 
dirions  de  stage,  il  fut  reçu  en  1827  membre  du  barreau  d'Hillsborough.  Il 
débuta  par  un  insuccès  complet.  C'est  à  cette  occasion  qu'il  prononça  un  mot 
vraiment  digne'd'être  rapporté,  car  il  nous  donne  la  clef  de  son  caractère.  Un 
de  ses  collègues  avait  cru  devoir  lui  exprimer  ses  sentimens  de  condoléance 
et  lui  donner  des  encouragemens,  pensant  sans  doute  que  ce  premier  insuccès 
avait  dû  abattre  sa  confiance  en  lui-môme.  «  Je  n'ai  point  besoin  d'encoura- 
g«mens,  répondit  Franklin  Pierce;  je  tenterai  encore  la  fortune  neuf  cent 
quatre-vingt-dix-neuf  fois,  et  si  je  ne  réussis  pas  encore,  je  la  tenterai  pour 
la  millième  fois.  »  Tel  est  l'homme.  Il  sait  attendre  et  il  a  confiance  dans  le 
temps.  C'est  toujours  une  excellente  vertu,  surtout  chez  un  politique,  que 
l'Eibsence  d'impatience  et  d'inquiétude  fiévreuse;  mais  chez  M.  Franklin 
Pierce,  chef  des  démocrates,  parti  naturellement  impatient  et  inquiet,  cette 
vertu  est  un  gage  de  paix  et  de  conciliation.  Ses  succès  au  barreau  se  firent 
attendre  longtemps,  mais  enfin  ils  arrivèrent,  et,  lorsque  le  vote  populaire  est 
venu  lui  confier  la  suprême  magistrature  de  l'Union,  il  était  un  des  avocats 
les  plus  renommés  du  New-Hampshire.  D'ailleurs  la  confiance  de  ses  compa- 


612  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

triotes^  devançant  sa  réputation,  l'entraîna  pour  un  temps  loin  des  cours  de 
justice,  et  le  jeta  dans  la  vie  politique.  Attaché  déjà  au  parti  démocratique, 
il  soutint  avec  ardeur  la  candidature  à  la  présidence  du  général  Jackson,  et 
fut  lui-même  élu  membre  de  la  législature  du  New^-Hampsliire,  dont  il  fut 
deux  ans  le  président.  A  l'expiration  de  son  mandat,  la  conflance  de  ses  con- 
.  citoyens  croissant  toujours,  il  fut  élu  représentant  au  congrès.  Là,  il  se  mon- 
tra encore  tel  qu'il  avait  été  dans  sa  jeunesse  et  dans  les  fonctions  qu'il  avait 
précédemment  remplies,  réservé  et  modeste,  parlant  peu,  laissant  la  parole 
aux  orateurs  en  renom  et  n'en  rendant  pas  moins  pour  cela  d'utiles  services. 
Il  était  essentiellement  ce  qu'on  peut  appeler  un  homme  de  comité  :  c'était  là 
.  qu'il  brillait  et  qu'il  faisait,  sans  grands  frais  d'éloquence,  des  remarques  et 
des  objections  pratiques.  Toutes  les  assemblées  possèdent  de  tels  hommes, 
et  il  n'est  peut-être  pas  injuste  de  dire  que  ce  sont  ces  personnes,  dont  la  des- 
tinée est  de  rester  obscures  et  dont  les  services  sont  presque  toujours  incon- 
nus du  public,  qui  font  en  réalité  la  besogne  des  assemblées  et  disposent  les 
matériaux  dont  les  orateurs  s'emparent  souvent  comme  de  leur  bien  propre. 

Plusieurs  de  ses  opinions  et  de  ses  votes  sur  des  questions  aujourd'hui  ré- 
solues sont  mentionnés  par  M.  Hawthorne;  ainsi  il  soutint  le  vote  du  général 
Jackson  sur  le  Mayurville  road  hill.  Durant  la  présidence  de  Quincy  Adams, 
les  whigs  avaient  entrepris  de  poser  en  principe  que  les  grands  travaux  d'uti- 
lité publique  devaient  être  entrepris  aux  frais  du  trésor.  C'est  contre  ce  système 
de  centralisation,  comme  on  le  sait,  que  réagit  le  général  Jackson,  dont  Fran- 
klin Pierce  fut  à  la  chambre  des  représentansle  défenseur  constant.  En  géné- 
ral, M.  Pierce  avait  peu  de  confiance  dans  les  entreprises  du  gouvernement; 
.il  doutait  de  la  puissance  de  la  législation  et  de  l'efficacité  des  mesures  gou- 
vernementales, même  dans  les  matières  qui  paraissent  devoir  être  le  plus 
facilement  réglées  par  l'action  de  bonnes  lois,  dans  les  questions  de  travaux 
publics  et  de  commerce.  C'est  là  ce  qui  fait  en  Amérique  la  force  du  parti  dé- 
mocratique; il  se  fie  moins  que  le  parti  whig  aux  abstractions  politiques,  aux 
formules  de  lois;  il  a  plus  de  confiance  dans  les  libres  mouvemeus  de  la  vie, 
dans  les  instincts  spontanés  de  l'homme.  Toutefois  ce  système  poussé  à  l'ex- 
trême conduit,  comme  le  système  opposé,  à  des  résultats  également  erronés, 
et  M.  Pierce  a  pu  s'en  convaincre  par  sa  propre  expérience.  Ainsi  il  s'opposa 
àunbill  pour  la  création  d'une  académie  militaire,  et  plus  tard,  après  la 
guerre  du  Mexique,  en  voyant  les  services  rendus  par  cette  académie,  il  dut 
reconnaître  qu'il  s'était  trompé.  Dès  cette  époque  enfin,  ses  opinions  étaient 
bien  arrêtées  sur  la  grande  question  de  l'esclavage.  Il  était  d'avis,  dit  M.  Haw- 
,  thorne,  que  les  intérêts  de  l'Union  ne  devaient  pas  être  mis  en  péril  pour  une 
question  de  philanthropie,  et  il  n'a  jamais  varié  depuis.  M.  Hawthorne  ap- 
prouve cette  opinion,  absolument  comme  s'il  n'avait  pas  fait  partie  jadis  de 
l'association  de  Brookfarm.  Ainsi  voilà  un  homme  qui  a  rêvé  le  bonheur  du 
genre  humain  tout  entier,  et  qui  trouve  que  l'esclavage  a  du  bon.  Ne  vous 
fiez  jamais  à  ces  Anglo-Saxons;  les  mots  ont  toujours  pour  eux  un  autre  sens 
que  pour  nous;  ils  sont  pleins  de  contradictions  et  s'entendent  à  merveille  à 
fouler  aux  pieds  la  logique,  lorsque  leurs  intérêts  sont  menacés;  avec  eux,  là 
où  vous  croirez  rencontrer  Platon,  défiez-vous,  —  vous  trouverez  Hobbes. 

En  1837,  M.  Pierce  fut  élu  membre  du  sénat.  C'est  dans  cette  assemblée 
qu'il  prononça  son  discours  sur  les  pensions  révolutionnaires;  mais  en  1840 


REVUE.  CHRONIQUE.  613 

la  fortune  sembla  abandonner  le  parti  démocratique  :  le  pouvoir  passa  aux 
wliih^s  après  la  présidence  de  Van  Buren,  et  alors  il  ne  fut  question,  parmi 
le  parti  triomphant,  que  de  pousser  à  une  réaction  contre  l'ensemble  des 
mesures  prises  dans  les  douze  années  précédentes  par  le  parti  démocratique. 
Les  whigs  firent  alors  ce  qu'ils  ont  fait  encore  très-impolitiquement  en  1848  : 
ils  destituèrent  tous  les  fonctionnaires  nommés  par  les  deux  derniers  prési- 
dens.  Lorsque  cette  question  fut  soulevée  au  sénat,  Franklin  Pierce  prit  la 
parole  et  s'éleva  contre  ces  destitutions,  accomplies  au  nom  de  la  doctrine  du 
salut  public  et  de  la  nécessité  d'état.  Cette  doctrine  funeste,  qui,  sous  prétexte 
de  salut  général,  n'est  qu'une  arme  de  combat  entre  les  mains  du  parti  triom- 
phant et  l'instrument  des  vengeances  et  des  représailles  politiques,  fut  atta- 
quée par  lui  avec  une  grande,  une  trop  grande  force  peut-être.  Dans  ce  dis- 
cours, M.  Pierce,  résumant  l'histoire  du  monde  entier,  montrait,  par  l'exemple 
de  toutes  les  nations,  que  cette  doctrine  n'avait  jamais  produit  qu'oppression 
et  violence,  et  qu'elle  était  la  doctrine  de  l'hypocrisie  et  de  la  ruse.  Il  le 
prouvait  par  l'exemple  de  l'inquisition,  du  massacre  des  Indiens  par  les  An- 
glais, des  exécutions  silencieuses  de  Venise,  de  l'astucieuse  politique  de  Straf- 
ford,  de  la  terreur  en  France,  etc.  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  trou- 
ver ce  résumé  historique  hors  de  propos  ;  ce  discours  est  énergique,  mais  il 
manque  de  tact  et  dépasse  le  but.  La  doctrine  du  salut  pubhc  et  de  la  né- 
cessité d'état  a  produit  par  tous  pays  des  maux  incalculables;  mais  qu'est-ce 
que  les  excès  de  l'inquisition  et  les  crimes  de  la  terreur  ont  et  auront  jamais 
de  commun  avec  la  destitution  de  quelques  fonctionnaires?  Tel  est  en  gé- 
néral le  défaut  des  Américains  :  ils  citeront  l'exemple  de  Jules  César  et  des 
moyens  qu'il  employa  pour  asseoir  sa  dictature,  si  quelque  général  se  permet 
la  plus  légère  parole  d'orgueil,  ou  les  exécutions  de  Venise,  si  une  vingtaine 
de  fonctionnaires  sont  destitués.  Il  ne  faut  voir  dans  de  telles  aberrations  et 
dans  de  telles  exagérations  que  l'envie  démesurée  de  faire  quelque  chose,  et  la 
tendance  à  placer  par  conséquent  les  faits  les  plus  simples,  les  incidens  les 
plus  naturels  au  niveau  des  plus  grands  faits  de  l'histoire.  Les  Américains  se 
procurent  par  ce  moyen  une  illusion  de  quelques  instans. 

Ce  discours  fut  un  des  derniers  actes  de  la  première  période  de  sa  vie  poli- 
tique, car  en  1842  le  général  Pierce  donna  sa  démission  de  sénateur  et  se 
retira  dans  ses  foyers.  La  vie  pohtique  l'avait  laissé  pauvre.  Il  était  mainte- 
nant marié,  père  de  famille;  il  sqngea  à  se  créer  des  ressources  pour  l'avenir. 
II  renouvela  ses  tentatives  au  barreau,  résolut  de  vaincre  la  mauvaise  volonté 
de  la  fortune,  et  il  y  parvint  par  ses  efforts.  C'est  à  partir  de  cette  époque  seu- 
lement, 1842,  que  date  sa  véritable  carrière  d'avocat.  Les  qualités  particulières 
qu'il  a  montrées  dans  ces  fonctions  sont  encore  des  qualités  de  bon  sens;  mais 
elles  sont  au  nombre  des  plus  indispensables  à  un  avocat.  Ainsi  il  avait  à  un 
degré  remarquable  le  sentiment  du  ridicule  et  l'art  d'interroger  les  témoins. 
11  ai^portait  aussi  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  un  grand  sentiment  d'équité, 
et  se  montrait  toujours  prêt,  même  aux  dépens  de  ses  intérêts,  à  prendre 
la  cause  des  opprimés  et  des  spoliés;  aussi  un  grand  respect  environnait-il 
sa  personne.  «  Les  sentimens  de  respect  et  d'affection  que  les  citoyens  avaient 
pour  le  général  Pierce,  écrit  un  de  ses  collègues,  avaient  une  grande  res- 
semblance avec  ce  sentiment  qui  éclate  dans  la  réponse  de  ce  pauvre  Écossais 
parlant  d'Henri  Erskine  :  «  Jamais  un  pauvre  homme  en  Ecosse  ne  man- 


61 Ù  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

«  qnera.  d'un  ami  et  ne  craindra  un  ennemi  tant  qu'Henri  Erskine  vivra.  » 
Les  opinions  politiques  du  général  Pierce  sont  fermes,  mais  elles  sont 
comme  sa  personne,  modérées,  réservées  et  presque  silencieuses.  On  ne  peut 
pas  lui  reprocher  l'ambition,  car  plusieurs  fois  il  a  refusé  les  postes  les  plus 
importans.  Une  convention  démocratique  l'avait  désigné  comme  candidat 
pour  la  charge  de  gouverneur  du  New-Hampshire;  il  refusa.  M.  Polk,  en  1846, 
lui  fit  offrir  la  charge  d'attorney  (jeneral  des  États-Unis  dans  son  cabinet.  Il 
déclina  cette  offre  dans  une  lettre  modeste  où  il  s'excusait  en  termes  dignes 
d'être  rapportés  :  «  Lorsque  je  résignais  mon  siège  au  sénat  en  1842,  je  le  fis 
avec  la  résolution  de  ne  plus  me  séparer  longtemps  de  ma  famille,  excepté 
dans  le  cas  où  ma  patrie  m'appellerait  au  service  militaire.  »  L'occasion  ne 
se  fit  pas  attendre,  car  la  guerre  du  Mexique  ne  tarda  pas  à  éclater.  Avant 
cette  époque,  et  à  l'occasion  des  questions  soulevées  par  le  PVilmot  proviso, 
M.  Pierce,  toujours  fidèle  à  ses  opinions  sur  l'esclavage,  empêcha  le  parti  dé- 
mocratique dans  le  New-Hampshire  de  suivre  la  direction  que  voulait  lui 
imprimer  son  chef,  M.  Haie,  qui  dès  lors  passa  dans  le  camp  des  free  soilers. 
Lorsque  la  guerre  éclata,  M.  Pierce  s'enrôla  comme  simple  volontaire;  mais 
il  reçut  bientôt  la  charge  de  colonel  et  peu  de  temps  après  celle  de  brigadier- 
général.  Il  partit  donc  à  la  tête  de  sa  brigade,  composée  des  régùnens  de  l'ex- 
trême nord,  dej'extrême  ouest  et  de  l'extrême  sud.  Rien  ne  ressemblait  moins 
à  des  régimens  réguliers  que  ceux  qu'il  avait  à  commander  :  tous  ses  soldats 
étaient  comme  lui,  leur  général,  de  simples  citoyens,  des  marchands,  des 
lawyers,  des  cultivateurs,  des  hommes  de  toutes  les  professions;  en  un  mot, 
son  corps  d'armée  était  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  garde  nationale  enthou- 
siaste et  téméraire.  M.  Pierce  s'embarqua  avec  son  détachement,  en  mai  1847^ 
à  Nev^port  sur  le  vaisseau  le  Kepler,  et  débarqua  à  la  Vera-Cruz,  un  mois  en- 
viron après  son  départ  des  États-Unis,  sans  savoir  au  juste  où  était  le  gros  de 
l'armée  et  où  il  devait  aller  le  rejoindre.  Nous  avons  le  journal  du  général 
Pierce  durant  cette  mardhe  de  la  Vera-Cruz  à  Puebla,  où  était  l'armée  du 
général  Scott.  Cette  marche  à  travers  un  désert  brûlant,  semé  çà  et  là  de 
petits  villages,  ressemble  singulièrement  aux  marches  de  nos  armées  en 
Afrique.  A  chaque  instant,  on  est  sur  le  qui-vive.  Un  coup  de  feu  part  à  l'im- 
proviste  du  coin  d'une  montagne;  on  lève  la  tête,  un  détachement  de  l'en- 
nemi est  là  qui  vous  ajuste.  La  marche  est  contrariée  perpétuellement  par 
ces  petits  obstacles  et  ces  petites  barricades  «vivantes  composées  d'une  dizaine 
d'hommes  qu'il  faut  mettre  en  déroute.  Les  guérillas  arrivent  à  l'improviste, 
coupent  un  pont  sur  lequel  l'armée  devait  passer,  surprennent  un  officier  qui 
s'est  imprudemment  écarté  de  son  armée,  l'enlèvent  et  s'enfuient  avec  leur 
proie.  Ajoutez  à  cela  les  inconvéniens  du  climat,  les  chaleurs  excessives  ou 
les  pluies  torrentielles  qui  arrêtent  la  marche,  les  maladies  du  pays  qui  met- 
tent hors  de  service  pour  un  temps  officiers  et  soldats.  Mais  ce  qui  est  plus 
intéressant  pour  nous  que  tous  ces  accidens,  c'est  la  supériorité  de  la  race 
anglo-américaine  sur  la  race  hispano-américaine,  dont  témoigne  le  journal 
du  général  Pierce.  Cette  supériorité  se  révèle  à  nous  subitement,  par  un  bon 
mot,  par  un  acte  d'énergie,  par  une  résolution  prise  sans  hésitation.  Ainsi  les 
Mexicains  ont  coupé  un  pont  magnifique,  ouvrage  de  leurs  énergiques  ancê- 
tres, et  l'armée  du  général  Pierce  est  forcée  de  s'arrêter.  «  Ces  gens  ont  détruit, 
dit  un  officier,  ce  qu'ils  ne  seront  jamais  capables  de  reconstruire.  »  Cependant 


REVUE.  CHRONIQUE.  615 

il  faut  passer.  Un  capitaine  Bodflsh  demande  cinq  cents  hommes  et  se  charge 
de  construire  en  quatre  heures  une  route  sur  laquelle  les  trains  de  l'armée 
pourront  traverser  la  rivière.  Les  troupes  passent,  et  les  soldats  se  raillent  des 
Mexicains,  qui  s'étaient  imaginé  jouer  un  bon  tour  aux  Yankees.  «  La  route 
de  Bodtish,  dit  M.  Pierce  dans  son  journal  (à  moins  que  la  nation  mexicaine 
ne  se  régénère),  sera  pour  plus  d'un  demi-siècle  maintenant  la  route  sur 
laquelle  passeront  les  diligences  mexicaines.  » 

Enfin,  après  plus  d'un  mois  de  marche,  le  général  Pierce  parvint  à  atteindre 
le  principal  corps  d'armée  à  Puebla,  le  7  août.  Une  semaine  après,  19  août, 
eut  lieu  la  bataille  de  Contreras.  Les  troupes  américaines  étaient  commandées 
par  le  général  Scott,  et  les  troupes  mexicaines  par  le  général  Valencia.  Le 
général  Scott  avait  pris  toutes  ses  mesures  pour  empêcher  la  jonction  des 
troupes  de  Valencia  avec  celles  de  San  ta- Anna.  Le  résultat  répondit  à  ses  espé- 
rances, et  la  bataille  fut  gagnée.  Le  général  Pierce  fut  blessé  pendant  la  bataille 
par  la  chute  de  son  cheval,  et,  malgré  toutes  les  observations  des  officiers  qui 
l'entouraient,  il  se  refusa  à  abandonner  son  commandement.  Sa  jambe  était 
brisée,  et  on  lai  faisait  remarquer  qu'il  lui  était  presque  impossible  de  se  tenir 
à  cheval.  «  Eh  bien!  répondit-il,  vous  devrez  m'attacher  sur  ma  selle,  »  Il 
refusa  de  se  retirer  et  resta  jusqu'au  complet  achèvement  de  la  victoire  à  son 
poste.  En  vain  le  général  Scott  le  pria  de  ne  pas  s'exposer  plus  longtemps. 
M.  Hawthorne  raconte  ainsi  l'entrevue  du  général  Pierce  et  du  général  Scott 
sur  le  champ  de  bataille  :  «  Pierce,  mon  cher  camarade  [my  dear  fellow),  dit 
le  général  Scott,  —  et  cette  épithète  familière  sur  le  champ  de  bataille  était 
la  preuve  la  plus  haute  de  l'estime,  venant  d'un  tel  homme,  —  vous  êtes  gra- 
vement blessé,  vous  ne  pouvez  pas  vous  tenir  sur  votre  selle.  —  Pardon, 
général,  répliqua  Pierce,  je  le  puis  et  je  le  dois  dans  une  occasion  comme 
celle-ci.  —  Mais  votre  pied  ne  peut  pas  toucher  l'é trier? — Un  de.  mes  pieds  le 
peut  au  moins.  — Vous  êtes  obstiné,  général  Pierce,  dit  Scott.  Nous  vous  per- 
drons, et  nous  avons  besoin  de  vous.  Il  est  de  mon  devoir  de  vous  faire 
retourner  à  Saint- Augustin.  —  Au  nom  de  Dieu!  général,  s'écria  Pierce,  ne 
parlez  pas  ainsi!  Cette  bataille  est  la  dernière  grande  bataille,  et  je  dois  con- 
duire ma  brigade. —  Le  général  en  chef  ne  fit  plus  aucune  objection  et  ordonna 
à  Pierce  d'avancer  avec  sa  brigade.  » 

Quelques  jours  après  la  bataille,  le  général  Scott  donna  une  autre  marque 
de  sa  haute  estime  pour  l'homme  qui  devait  être  plus  tard  son  rival  et  son 
compétiteur.  San  ta- Anna,  après  la  journée  de  Contreras,  fit  proposer  un 
armistice,  et  M.  Pierce  fut  nommé  par  le  général  en  chef  un  des  commissaires 
chargés  de  régler  les  conventions  de  la  trêve.  La  guerre  recommença  bientôt 
cependant,  et  le  général  Pierce  se  distingua  encore  aux  batailles  de  Molino- 
del-Rey  et  de  Chepultepec.  Telle  fut  la  conduite  honorable  et  courageuse  de 
M.  Pierce  durant  la  guerre  du  Mexique  :  il  n'était  point  un  soldat  de  profes- 
sion, il  n'avait  aucune  des  connaissances  scientifiques  nécessaires  dans  l'état 
mihtaire;  il  se  bornait  à  exécuter  avec  promptitude  et  courage  les  ordres  de 
ses  chefs;  en  un  mot,  il  n'était  encore  sur  le  champ  de  bataille  qu'un  simple 
citoyen  et  un  patriote.  Toujours  modeste,  il  sut  là  encore  rester  à  sa  place, 
sans  faux  orgueil  et  sans  présomption. 

Depuis  la  guerre  du  Mexique,  le  général  Pierce  n'a  point  pris  part  à  la  po- 
litique générale  de  l'Union;  il  a  borné  son  action  et  s'est  contenté  d'exercer 


616  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

son  influence  sur  son  voisinage,  pour  ainsi  dire.  Tous  ses  actes  se  rapportent 
à  la  politique  intérieure  du  New-Hampshire;  mais  cette  politique  locale  touche 
sur  plus  d'un  point  aux  grands  intérêts  de  la  confédération.  Ainsi  le  général 
Pierce  a  soutenu  vaillamment,  contre  les/ree  soilers,  si  nombreux  dans  le 
New-Hampshire,  les  mesures  du  compromis  Clay,  et  même,  dans  une  certaine 
occasion,  il  n'hésita  pas  à  se  prononcer  contre  un  ami  personnel,  M.  Atwood, 
qui,  ayant  accepté  du  parti  démocratique  la  candidature  à  la  charge  de  gou- 
verneur de  l'état,  avait,  par  faiblesse  ou  par  ruse,  pris  des  engagemens  se- 
crets avec  les  abolitionistes  etles//-ee  soilers.  En  1850,  une  convention  dé- 
mocratique s'assembla  à  Concord  pour  la  révision  de  la  constitution  du 
New-Hampshire,  et  nomma  le  général  Pierce  son  président.  Là,  il  essaya, 
sans  pouvoir  y  réussir,  de  faire  abolir  une  certaine  clause  de  la  constitution 
portant  que  certaines  charges  et  certains  offices  politiques  ne  pourront  être 
remplis  que  par  des  protestans.  Le  vieil  esprit  puritain,  si  puissant  encore 
dans  les  états  de  la  Nouvelle-Angleterre,  fit  par  deux  fois  rejeter  cette  propo- 
sition de  M.  Pierce,  et  maintint,  en  dépit  des  idées  de  tolérance  universelle 
et  du  principe  de  la  liberté  de  conscience,  cette  arme  de  défense  et  de  guerre. 
Ce  fut  là  le  dernier  acte  de  sa  vie  politique  avant  sa  nomination  à  la  prési- 
dence. En  janvier  1832,  certains  démocrates  du  New-Hampsliire  mlTcnt  en 
avant  le  nom  du  général  Pierce.  M.  Pierce  refusa,  et  déclara  que  «  l'usage 
qu'on  pourrait  faire  de  son  nom  dans  la  prochaine  convocation  démocratique 
à  Baltimore  répugnerait  entièrement  à  ses  goûts  et  à  ses  vœux.  »  Le  nom 
du  général  Pierce,  en  elTet,  ne  fut  point  porté  sur  la  liste  des  candidats  démo- 
cratiques à  la  présidence,  et  ce  n'est,  comme  on  peut  se  le  rappeler,  qu'après 
trente-cinq  tours  de  scrutin  que  le  parti  démocratique,  en  désespoir  de  cause, 
commença  à  le  prononcer.  Au  trente-sixième  tour  de  scrutin,  la  délégation 
de  la  Yirghiie  se  déclara  en  sa  faveur,  et  au  quarante-neuvième,  deux  cent 
quatre-vingt-deux  voix  s'étaient  réunies  sur  son  nom,  onze  seulement  sur 
ses  compétiteurs.  On  sait  avec  quel  enthousiasme  la  nomination  de  cet  homme, 
auquel  personne  ne  pensait  la  veille,  fut  accueillie  par  l'Union  entière. 

Telle  a  été  jusqu'à  présent  la  vie  du  général  Pierce;  tel  est  l'homme  qui 
va  occuper  la  première  magistrature  de's  États-Unis.  Les  faits  qui  remplissent 
cette  vie  n'ont  rien,  on  le  voit,  d'extraordinaire.  On  a  vu  à  toutes  les  époques 
des  hommes  plus  remarquables  que  leur  i^osition,  supérieurs  aux  affaires 
qu'ils  avaient  à  diriger.  Ici,  quels  que  soient  les  mérites  incontestables  de 
M.  Pierce,  c'est  le  contraire  qui  a  lieu  :  la  situation  est  plus  forte  que  l'homme, 
les  faits  sont  supérieurs  à  la  personne.  Il  est  parfaitement  inutile  de  chercher 
dans  le  général  Pierce  autre  chose  qu'un  homme  modeste,  libéral,  patriote, 
et  un  infatigable  travailleur.  C'est  là  en  résumé  le  caractère  de  M.  Pierce.  Les 
conclusions  à  tirer  du  récit  d'une  telle  vie,  c'est  l'avenir  qui  les  cache,  un  ave- 
nir prochain  dont  nous  sommes  séparés  par  un  mois  seulement,  et  dont  les 
limites  extrèm^cs  sont  resserrées  dans  l'étroit  espace  de  quatre  années.  Nous 
saurons  bientôt  si  le  général  Pierce  continuera  à  être  ce  qu'il  a  été  jusqu'à 
présent,  ou  s'il  donnera  un  démenti  à  sa  vie  passée  en  obéissant  aux  ten- 
dances les  plus  extrêmes  de  son  parti.  Emile  Montégut. 


V.  DE  Mars. 


THOMAS  MOORE 


SA  VIE  ET  SES  MÉMOIRES. 


Memoirs,  Journal  and  Correspondcnce  of  Thomas  Moore.  edited  by  the  right  honourable  lord  John 
Russell;  London,  Longman,  1853,  vol.  I  et  II. 


k 


S'il  était  vrai,  comme  on  l'assure,  que  nous  fussions  dans  un  siècle 
de  décadence,  il  resterait  cette  consolation  à  notre  orgueil,  qu'en  lit- 
térature nous  pourrions  nous  croire  encore  au  bon  temps  des  déca- 
dences. Si  la  civilisation  moderne  devait  avoir  un  Plutarque,  c'est  en 
effet  aujourd'hui  qu'il  pourrait  naître.  La  faculté  créatrice  est-elle 
éteinte  en  nous  ou  ne  fait-elle  que  sommeiller?  Je  né  sais;  la  chose 
évidente,  c'est  que  le  penchant  prédominant  de  l'époque  est,  en  ma- 
tière de  littérature  élevée,  le  goût  des  biographies.  A  défaut  d'inven- 
tion ,  nous  avons  la  curiosité.  Nous  ne  produisons  plus  de  thauma- 
turges, mais  nous  recueillons  la  légende  et  nous  décorons  la  chapelle 
de  nos  saints.  Cette  piété  littéraire  n'est  point  sans  mérite;  elle  a  de 
plus  un  grand  charme.  La  vie  d'un  homme  illustre,  c'est-à-dire  d'un 
homme  qui  a  été  à  son  heure  la  pensée,  la  parole  ou  le  bras  de  mil- 
liers d'hommes,  est  toujours  une  chose  poétique,  et  celui  qui,  réunis- 
sant les  souvenirs  d'une  telle  vie,  fait  revivre  la  figure  et  le  carac- 
tère qui  l'ont  animée  est  quelquefois  lui-même  presque  un  poète. 

Les  Anglais,  peuple  de  protestantisme  et  de  liberté  chez  lequel  le 
développement  de  l'individu,  le  sentiment  de  la  force  et  de  la  dignité 
personnelle  tiennent  une  plus  grande  place  que  parmi  nous,  se  sont 
depuis  plus  longtemps  que  nous  appliqués  à  la  biographie.  Il  est  de 
mise  en  France  que  l'homme  qui  a  occupé  vivant  l'attention  du  pu- 

TOXE  I.   —  15  FÉVRIER.  40 


618  RE\UE    DES   DEUX   MONDES. 

blic  écrit  lui-même  l'histoire  de  sa  vie.  L'Angleterre  n'a  pas,  comme 
nous,  une  brillante  littérature  de  mémoires.  Le  héros  ne  s'y  fait  pas 
son  propre  historien.  Excepté  Byron,  dont  l'œuvre  posthume  a  été 
détruite  par  une  pruderie  que  la  morale  justifie  peut-être,  mais  dont 
la  littérature  se  plaindra  éternellement,  je  ne  sais  pas  un  homme 
marquant  en  Angleterre,  depuis  un  siècle,  qui  ait  écrit  ses  mémoires. 
Les  Anglais  suppléent  à  cette  lacune  par  des  publications  d'une 
autre  sorte.  Il  se  trouve  presque  toujours  auprès  du  mort  illustre  un 
parent,  un  ami,  un  admirateur  qui  rassemble  ses  papiers,  ses  jour- 
naux, sa  correspondance,  les  coordonne,  les  relève  de  portraits  et 
d'anecdotes  en  les  encadrant  dans  un  simple  et  scrupuleux  récit  bio- 
graphique. Il  va  sans  dire  que  ces  compilations  n'ont  point  le  mor- 
dant, le  pittoresque  et  l'unité  de  composition  de  nos  mémoires.  Ce- 
pendant, comme  elles  sont  tissues  des  reliques  mêmes  du  mort,  le 
caractère  et  la  figure  auxquels  elles  sont  consacrées  s'en  dégagent 
toujours  avec  intérêt.  Moins  originales  que  des  mémoires,  elles  sont 
plus  sincères.  Nous  y  perdons  la  satisfaction  de  nous  amuser  ou  de 
nous  attrister  des  indiscrétions  et  des  vanités  de  l'homme  qui  se 
drape  devant  ses  lecteurs  d'outre-tombe  ;  mais  la  mémoire  du  mort 
y  gagne  d'arriver  à  nous  pure  des  mensonges  de  l'orgueil  et  proté- 
gée par  le  respect  pieux  d'un  ami.  Si  même  par  une  bonne  fortune 
un  écrivain  d'élite  prend  goût  à  un  pareil  travail,  alors  la  compila- 
tion, comme  M.  Cousin  vient  de  le  montrer  chez  nous  à  propos  de 
M"^  de  Longueville,  prend  le  rang  et  l'éclat  d'une  œuvre  achevée. 
On  citerait  une  foule  de  publications  de  ce  genre,  curieuses  et  atta- 
chantes, produites  par  l'Angleterre  dans  ces  dernières  années  :  en 
politique,  par  exemple,  les  vies  de  ces  deux  libéraux  accomplis,  sir 
Samuel  Romilly  et  sir  James  Mackintosh,  et  celles  de  deux  tories  re- 
marquables, lord  Malmesbury  et  lord  Eldon  ;  en  littérature,  les  mé- 
moires de  Walter  Scott  par  Lockhart,  ceux  de  Lamb  par  Talfourd, 
ceux  de  Southey.  Ces  recueils  biographiques  sont  tellement  entrés 
dans  les  mœurs  anglaises,  que  les  poètes  et  les  hommes  politiques 
pourvoient  souvent  eux-mêmes  d'avance  à  cette  partie  de  leurs  ob- 
sèques qu'on  pourrait  appeler  leurs  funérailles  littéraires,  et  dési- 
gnent les  exécuteurs  testamentaires  auxquels  ils  confient  l'héritage 
de  leur  renommée.  C'est  ainsi  qu'en  mourant  le  grand  Robert  Peel 
léguait  naguère  mie  mission  semblable  à  M.  Goulburn  et  à  sir  James 
Graham. 

En  1828,  un  des  plus  brillans  poètes  anglais  de  ce  siècle,  Thomas 
Moore,  insérait  dans  son  testament  la  disposition  suivante  :  «  Je 
confie  aussi  à  mon  précieux  ami  lord  John  Russell  (j'ai  obtenu  de  lui 
l'affectueuse  promesse  de  me  rendre  ce  service)  la  tâche  de  réviser 
tous  les  papiers,  lettres,  journaux  que  je  pourrai  laisser  après  moi. 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET   SES   MÉMOIRES.  619 

afin  d'en  faire  une  publication  sous  forme  de  mémoires  ou  autrement, 
dont  le  produit  soit  assuré  à  ma  femme  et  à  ma  famille.  »  A  l'époque 
où  Moore  destinait  ce  legs  à  la  noble  amitié  de  lord  John  Russell, 
Moore  était  dans  la  force  de  l'âge  et  dans  l'éclat  de  sa  réputation 
littéraire;  lord  John  Russell  était  jeune,  et  dans  la  carrière  politique 
où  l'avaient  engagé  son  nom  et  les  traditions  de  sa  famille,  il  n'avait 
point  dépassé  encore  les  rangs  secondaires.  Rien  n'annonçait  la  haute 
situation  à  laquelle  il  devait  arriver  à  la  tête  de  son  parti  et  du  gou- 
vernement de  son  pays.  Vers  ce  temps-là,  son  esprit  était  traversé  de 
doutes  et  de  découragemens  :  un  jour,  il  avait  témoigné  à  Moore  l'in- 
tention d'abandonner  la  politique.  Le  poète  lui  adressa  cette  lyrique 
exhortation  (1)  :  «  Quoi!  avec  ton  talent,  ta  jeunesse  et  ton  nom,  toi 
né  d'un  Russell,  porté  dans  la  carrière  accoutumée  de  tes  ancêtres 
par  le  même  instinct  qui  attire  sur  le  soleil  les  yeux  de  l'aiglon!  toi 
à  qui  la  noblesse  est  venue  marquée  d'un  sceau  mille  fois  plus  noble 
que  ceux  dont  peut  disposer  un  monarque,  scellée  du  sang  de  ta  race 
offert  pour  le  bien  d'une  nation  qui  jure  encore  par  ce  martyr  !  toi, 
défaillir;  toi,  te  détourner  de  la  lutte,  quitter  cette  puissante  arène 
où  tout  ce  qui  est  grand,  dévoué,  pur,  et  tout  ce  qui  décore  la 
vie,  appelle  les  courages  élevés  comme  le  tien!  Oh!  non,  n'y  songe 
jamais;  tandis  qu'entre  les  tyrans  et  les  traîtres  les  gens  de  bien  se 
désespèrent  et  les  timides  baissent  la  tête,  ne  pense  jamais  que  ton 
pays  se  puisse  passer  d'une  lumière  telle  que  toi  dans  son  horizon 
assombri...  11  ne  t'est  point  permis  de  dormir  dans  l'ombre.  Si  les 
excitations  du  génie,  la  musique  de  la  renommée  et  les  charmes  de 
ta  cause  ne  suffisent  point  à  t' entraîner,  songe  combien  tu  es  lié  à  la 
liberté  par  ton  nom.  Comme  les  branches  de  ce  laurier  qui,  par  le 
décret  de  Delphes,  étaient  réservées  au  temple  et  au  service  du  dieu, 
—  les  pousses  du  vieux  tronc  de  Russell,  la  liberté  les  réclame  pour 
sa  religion.  »  Yingt-quatre  années  s'écoulèrent.  L'an  dernier,  à  la 
fin  de  février,  Moore  s'éteignit  doucement;  peu  de  jours  avant, 
l'homme  d'état  que  le  poète  avait  réconforté  contre  les  dégoûts  de 
ses  commencemens  était  obligé  d'abandonner  ses  fonctions  de  pre- 
mier ministre.  Lord  John  Russell  consacra  les  loisirs  que  la  politique 
lui  laissait  à  la  tâche  que  Moore  lui  avait  léguée.  Dans  l'intervalle  de 
deux  ministères,  il  prépara  les  mémoires  dont  les  deux  premiers  vo- 
lumes viennent  de  paraître. 

Que  sont  les  œuvres  d'un  poète?  Des  fragmens  de  sa  vie  idéale. 
Pour  en  saisir  l'ensemble  et  les  bien  sentir,  il  faudrait  connaître  les 
détails  de  la  vie  réelle  où  elles  se  sont  produites,  le  fond  d'où  elles 
se  détachent  harmonieusement.  L'existence  des  poètes  n'est  pas  en- 

(1)  Remonstrance,  after  a  conversation  with  lord  J.  R.  in  whicli  lie  had  intimated 
some  idea  of  giving  up  ail  political  pursuits.  Miscellaneous  poems. 


620  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

roulée,  comme  celle  des  hommes  politiques,  aux  événemens  publics; 
elle  n'est  accidentée  que  des  faits  communs  aux  existences  ordinaires; 
c'est  une  raison  pour  qu'elle  nous  intéresse  davantage.  Vivant  de 
nôtre  vie,  ils  sont  les  interprètes  et  les  enchanteurs  de  nos  passions; 
ils  divinisent  nos  émotions;  ils  nous  fournissent  l'expression  anoblie 
et  colorée  des  sentimens  dont  nous  sommes  possédés.  Au  moment  où 
l'image  splendide  ou  gracieuse  nous  éblouit  ou  nous  charme,  nous 
voudrions  voir  de  nos  yeux  la  scène,  le  paysage  où  elle  s'est  peinte 
sur  la  fantaisie  du  poète.  Quand  ses  accens  brûlans  et  mélodieux 
nous  vont  à  l'âme,  nous  voudrions  savoir  pour  qui  et  au  milieu  de 
quelles  circonstances  son  cœur  a  crié.  Que  ne  donnerions-nou»  pas 
pour  connaître  la  vie  intime  de  Catulle  ou  de  Virgile  !  Le  talent  de 
Thomas  Moore  était  de  ceux  qui  éveillent  dans  les  lecteurs  quelque 
chose  de  cette  curiosité  sympathique. 

Dans  le  cycle  de  la  poésie  anglaise  de  ce  siècle,  Moore  n'a  eu  de 
supérieurs  que  Scott  et  Byron.  C'était  par-dessus  tout  un  poète  lyri- 
que. Il  était  Irlandais.  Il  avait  au  plus  haut  degré  les  trois  qualités 
caractéristiques  de  l'esprit  irlandais  :  la  pétulance  spirituelle,  la  note 
mélancolique,  le  luxe  asiatique  de  l'imagination.  Il  avait  débuté  par 
des  poésies  légères  et  voluptueuses,  imprégnées  des  parfums  d'Ana- 
créon,  de  Catulle  et  de  l'Anthologie.  Il  avait  écrit  ensuite  sur  des  airs 
nationaux  de  l'Irlande  des  chansons  rêveuses,  colorées,  ardentes, 
toutes  pénétrées  des  malheurs  et  des  grâces  de  sa  patrie.  C'étaient 
de  petits  poèmes  en  deux  ou  trois  couplets.  Chacun  de  ces  poèmes 
était  un  sourire  entre  deux  larmes,  une  larme  entre  deux  sourires, 
un  motif  d'amour  ou  de  patriotisme  touché  avec  une  exquise  ten- 
dresse de  sentiment,  développé  avec  une  imagination  fraîche  et  facile, 
chanté  dans  la  langue  la  plus  musicale  que  jamais  poète  anglais  ait 
parlée.  C'est  de  quelques-unes  de  ces  chansons  que  Byron  disait  ; 
«  Elles  valent  toutes  les  épopées  qui  aient  jamais  été  composées.  » 
Les  Mélodies  irlandaises  firent  la  popularité  de  Tom  Moore.  Plus  tard, 
il  composa  les  trois  épisodes  qui  forment  le  poème  de  Lalla-Rookh. 
Moore  dans  Lalla-Rookh  se  plongea  en  plein  Orient.  C'était  toujours 
la  même  sensibilité  suave,  mais  cette  fois  surchargée  des  richesses 
d'une  fantaisie  débordante  :  une  profusion,  dans  le  style,  de  couleurs, 
de  splendeurs  et  de  parfums  asiatiques,  à  défrayer  dix  volumes 
d' Orientales,  Mais  Moore  n'avait  pas  été  un  poète  séquestré  dans  son 
cœur  et  dans  son  imagination.  Il  était  de  son  temps,  de  son  pays,  et 
comme  son  pays  était  un  pays  libre,  il  était  aussi  de  son  parti.  Ses 
Mélodies  irlandaises  avaient  plaidé  la  cause  de  l'Irlande  dans  tous 
les  salons  d'Angleterre  où  se  rencontraient  une  jeune  miss  et  un  piano. 
Moore  mit  d'autres  armes  au  service  de  sa  cause  :  il  lança  contre  les 
puissans  et  les  rétrogrades  de  son  temps  des  satires  acérées  et  d'une 
excellente  verve  comique.  Il  y  avait  encore  dans  Moore  quelque 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET    SES    MÉMOIRES.  621 

chose  de  plus  que  cette  vivacité  de  jet,  cette  soudaineté  d'inspi- 
ration, cette  floraison  naturelle,  lesquelles,  chez  ceux  qui  n'ont  que 
cela,  brillent  un  instant  et  s'en  vont  avec  la  jeunesse  comme  une  sorte 
de  poésie  du  diable.  Moore  avait  autant  d'instruction  littéraire  acquise 
qu'il  avait  d'imagination  et  d'esprit.  Il  était  scholar  dans  toute  l'ac- 
ception du  mot  anglais.  Aussi,  à  l'âge  où  la  poésie  s'attiédit,  il  put 
écrire  des  ouvrages  de  prose  intéressans  et  distingués.  Il  publia  une 
histoire  de  son  éloquent  compatriote  Sheridan,  et  un  livre  sur  un 
autre  Irlandais  célèbre,  le  malheureux  lord  Edward  Fitzgerald,  chef 
de  la  rébellion  de  1796.  Dans  ces  deux  ouvrages,  Moore  avait  abordé 
la  politique  sans  tomber  dans  ces  tons  faux  et  criards,  dans  ces  notes 
discordantes  et  ridicules  qu'évitent  rarement  parmi  nous  les  hommes 
qui  se  sont  longtemps  cantonnés  dans  la  littérature  pure,  lorsque  l'idée 
leur  vient  de  faire  des  excursions  à  travers  la  politique.  Tel  était  dans 
Moore  le  poète  et  le  littérateur.  De  sa  personne,  voici  ce  que  l'on 
avait  pu  apprendre,  de  son  vivant,  par  cette  légende  anecdotique  qui 
circule  vaguement  autour  des  noms  célèbres.  On  savait  que  Moore 
était  un  tout  petit  homme  au  front  spirituel,  avec  la  vivacité  d'allures 
et  l'espièglerie  de  mouvemens  particuliers  aux  hommes  de  petite 
taille;  on  savait  qu'il  avait  dans  sa  toilette  et  dans  ses  manières  le 
raffinement  et  l'élégance  d'un  gentleman;  on  savait  que  son  élément 
et  son  triomphe  étaient  le  monde  et  les  salons,  dont  il  faisait  les  délices 
par  son  esprit  et  ses  mélodies,  qu'il  chantait  lui-même  à  ravir;  on 
savait  qu'il  était  bon,  gai,  courageux,  et  pour  cet  heureux  équilibre 
de  qualités  aimables,  Moore  était  renommé,  recherché  et  universel- 
lement aimé. 

Moore  avait  entrepris  d'écrire  lui-même  ses  mémoires.  En  1833,  il 
plaçait  cette  note  en  tête  de  son  manuscrit  :  «  Commencés  depuis 
longtemps,  ils  ne  seront,  je  le  crains,  jamais  finis.  »  En  effet,  comme 
Walter  Scott  et  comme  Southey,  il  ne  raconte  que  les  souvenirs  de 
son  enfance  et  s'arrête  à  l'entrée  de  sa  jeunesse. 

Il  était  né  à  Dublin  le  28  mai  1779.  Son  père  était  un  petit  mar- 
chand de  vins,  qui  se  maria  vieux  garçon  et  augmenta  son  établisse- 
ment avec  la  modeste  dot  de  sa  femme.  Tom  fut  leur  premier  enfant. 
Il  est  curieux  de  voir  le  poète  délicat  et  le  futur  homme  du  monde 
éclore  dans  une  arrière-boutique  et  se  former  dans  cette  famille  de 
petite  bourgeoisie.  Comme  c'est  l'usage  pour  la  plupart  des  hommes 
distingués,  l'influence  de  sa  mère  fut  celle  qui  dirigea  son  enfance  et 
fixa  les  principaux  traits  de  sa  vie.  M"""  Anastasia  Moore  mit  tout  son 
orgueil,  toute  son  ambition  dans  son  jeune  fils.  Chaque  fois  que  l'on 
pénètre  dans  ces  intérieurs  bourgeois  du  xviii"  siècle,  en  Angle- 
terre aussi  bien  qu'en  France  et  en  Allemagne,  on  est  surpris  et 
charmé  du  double  caractère  qui  les  distingue  des  mœurs  de  la:  bour- 
geoisie actuelle  :  c'est  un  goût  très  vif  des  plaisirs  de  société  et  des 


622  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plaisirs  de  l'esprit.  La  condition  politique  et  sociale  de  la  bourgeoisie 
était  moins  relevée  au  xviii*  siècle  que  de  nos  jours;  cependant  il  est 
certain  qu'on  s'y  amusait  davantage  et  que  les  aspirations  y  étaient 
plus  hautes,  les  penclians  plus  intellectuels  et  plus  fins.  En  croissant 
en  importance,  la  bourgeoisie  est  devenue  plus  maussade  et  plus 
lourde.  On  remarque  involontairement  ce  contraste  dans  le  tableau 
sur  le  fond  duquel  Moore  décrit  ses  souvenirs  d'enfance.  Sa  mère 
aimait  beaucoup,  et  elle  transmit  son  innocente  passion  à  son  fils,  ces 
réunions  du  soir,  ces  assemblées  où  l'on  faisait  de  la  musique,  l'on  dan- 
sait et  l'on  soupait.  Elle  excitait  l'émulation  de  son  fils.  Elle  se  parait 
devant  le  monde  de  son  intelligente  précocité,  elle  l'associait  à  ses 
amusemens  et  s'imposait  tous  les  sacrifices  pour  donner  autant  que 
possible  à  son  éducation  le  fini  de  la  perfection. 

Les  plaisirs  de  société  et  les  impressions  de  collège  se  croisent 
dans  les  souvenirs  d'enfance  de  Moore.  L'école  où  il  fit  ses  premières 
armes  était  dirigée  par  un  M.  Whyte,  lequel  avait  été  aussi,  mais 
trente  ans  auparavant,  le  maître  de  Sheridan;  une  espèce  de  poétâtre 
qui  avait  des  prétentions  d'auteur  dramatique  et  fréquentait  beaucoup 
les  comédiens  de  Dublin.  Le  magister  fut  enchanté  de  trouver  dans 
Moore  des  dispositions  à  la  déclamation;  aussi,  à  la  joie  de  l'enfant, 
fit-il  de  lui  une  sorte  d'élève  de  montre  et  lui  réserva-t-il  un  rôle  mar- 
quant dans  tous  les  examens  publics.  Un  jour,  M.  Whyte  présenta  le 
petit  Tommy  à  une  belle  actrice  de  Dublin  et  lui  fit  réciter  devant  elle 
une  ode  célèbre  de  Dryden.  Le  cœur  de  l'écolier  bondissait  d'émotion. 
La  souriante  comédienne  l'encouragea.  «  Je  doute,  dit  Moore,  que 
dans  un  âge  plus  avancé  un  salut  de  Corinne  couronnée  au  Capitole 
m'eût  rendu  plus  heureux.  »  Une  de  ces  fêtes  qui  occupent  plus  de 
place  dans  l'imagination  d'un  enfant  qu'une  crise  sérieuse  de  l'exi- 
stence dans  l'âme  d'un  homme  fut  le  jour  où  Moore  parut  lui-même 
sur  les  planches.  C'était  le  théâtre  de  société  de  lady  Barrowes.  On  y 
donnait  la  tragédie  de  Jane  Shore.  Moore  fut  chargé  de  réciter  un  épi- 
logue, et,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  eut  l'orgueil  de  lire  sur 
le  programme  du  spectacle  son  nom  imprimé!  Moore  avait  alors  onze 
ans.  Ce  fut  vers  cette  époque  qu'il  écrivit  ses  premiers  vers,  et  ses 
premiers  vers  furent  inspirés  par  un  joujou.  Il  y  avait  alors  un  jouet 
en  vogue  :  on  l'appelait  en  français  un  bandahre,  et  en  anglais  un 
quiz.  C'étaient  deux  petits  cercles  de  bois  réunis  au  centre  par  une 
baguette;  au  moyen  d'une  ficelle  qui  s'enroulait  sur  la  baguette,  on 
faisait  monter  et  descendre  le  jouet.  Telle  était  la  rage  de  la  mode, 
que  tout  le  monde,  hommes,  femmes  de  tout  âge,  de  tout  rang,  à  la 
promenade,  dans  les  salons,  aux  fenêtres,  jouait  au  quiz.  Longtemps 
après,  à  ce  sujet,  un  autre  Irlandais  célèbre,  lord  Plunket,  racontait 
à  Moore  une  étrange  anecdote.  «  Je  me  souviens,  disait  lord  Plunket, 
d'avoir  assisté  un  jour  à  un  comité  de  la  chambre  des  communes 


THOMAS   MOORE,    SA   YIE    ET   SES   MÉMOIRES.  623 

dont  lord  Edward  Fitzgerald  faisait  partie.  Le  duc  de  Wellington,  qui 
s'appelait  alors  le  capitaine  Wellesley  et  qui  était  l' aide-de-camp  du 
lord-lieutenant  d'Irlande,  s'y  trouvait  aussi.  Tant  que  duralaséance^ 
le  duc,  je  m'en  souviens,  ne  fit  autre  chose  que  jouer  au  quiz.  »  Voilà 
une  frivolité  un  peu  niaise  pour  un  homme  qui  devait  être  un  jour  le 
duc  de  Wellington.  «  Les  dames  aussi,  disait  Moore  dans  sa  poésie 
enfantine,  qui  flairait  déjà  les  grâces  malicieuses,  les  dames,  dans  les 
rues  ou  à  la  promenade,  vont  jouant  au  bandalore  pour  montrer  leurs 
formes  et  leur  gracieuse  tournure.  » 

Le  second  essai  poétique  de  Moore  fut  en  l'honneur  de  son  autre 
jeu  favori,  le  théâtre.  Il  habitait  pendant  les  vacances  une  maison  au 
bord  de  la  mer;  une  troupe  d'enfans  s'y  réunissait,  Moore  en  fit  une 
troupe  de  petits  comédiens.  Sa  passion  à  lui  était  les  rôles  d'Arlequin. 
Son  ambition  eût  été  de  posséder  un  véritable  habit  d'Arlequin.  Il  rê- 
vait parfois  qu'un  bon  génie  venait  lui  apporter  le  costume  à  losanges. 
Tout  ce  qu'il  put  obtenir,  ce  fut  une  vieille  batte  qui  avait  appartenu 
à  l'Arlequin  du  théâtre  d'Astley.  Moore  la  considérait  avec  autant  de 
respect  et  de  joie  que  si  elle  eût  eu  la  magique  puissance  que  la  comé- 
die lui  attribue.  Vif  et  preste,  il  prisait  surtout  dans  Arlequin  ses 
prouesses  gymnastiques.  Il  s'exerçait  avec  ardeur  sur  un  lit  à  faire 
les  sauts  les  plus  difficiles,  et  finit  par  piquer  des  têtes  avec  autant 
d'audace  et  de  bonheur  que  son  héros.  Malheureusement  les  vacances 
finirent.  Il  fallut  dire  adieu  à  ce  petit  monde  où  pointaient  déjà  toutes 
les  préoccupations  d'un  âge  plus  avancé,  ((  adieu  aux  petites  amou- 
rettes, aux  ambitions,  aux  rivalités,  dont  les  premières  excitations 
ont  un  romanesque  et  une  douceur  que  nous  ne  retrouvons  plus.  » 
Cet  adieu,  Moore  le  rima  :  «  Notre  Pantalon,  qui  paraissait  si  âgé,  va 
reprendre  sa  jeunesse,  sa  tâche,  son  livre;  notre  Arlequin,  qui  sautait, 
gambadait,  dansait  et  mourait,  il  faut  maintenant  qu'il  aille  se  ranger 
tremblant  à  côté  de  son  professeur.  »  Mais  était-ce  à  une  Colombine 
que  s'adressait  la  pensée  du  bambin,  quand,  la  larme  à  l'œil,  il  disait 
en  finissant  :  ((  Quelle  que  soit  la  carrière  que  nous  soyons  destinés  à 
parcourir,  soyez-en  sûrs,  nos  cœurs  seront  toujours  avec  vous?  » 

Lorsque  Moore  sortit  de  l'école  de  M.  Whyte,  il  avait  quinze  ans. 
Voici  le  tagage  d'instruction  et  d'impressions  morales  qu'il  empor- 
tait. Il  savait  les  élémens  du  latin  et  du  grec;  il  savait  aussi  un  peu  de 
français  que  lui  avait  appris  un  pauvre  émigré  nommé  M.  La  Fosse, 
et  un  peu  d'italien  que  lui  avait  enseigné  un  bon  moine,  commensal 
habituel  de  la  famille;  voilà  pour  le  sohde.  Sans  parler  de  l'enjoue- 
ment de  son  caractère  et  de  ses  manières,  déjà  dégourdies  par  l'a- 
mour et  l'habitude  des  plaisirs  mondains,  il  avait  acquis  plusieurs 
agrémens.  D'abord,  comme  on  l'a  vu,  il  savait  faire  des  vers;  il  en 
avait  même  imprimé  déjà  dans  un  magazine.  Ensuite  il  avait  com- 
mencé à  étudier  la  musique.  <c  La  musique,  dit-il,  est  le  seul  art  pour 


624  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

lequel,  suivant  moi,  je  sois  né  avec  une  vocation  naturelle.  Ma  poésie, 
pour  ce  qu'elle  vaut,  n'a  d'autre  source  que  le  sentiment  profond  que 
j'ai  de  la  musique.  »  Tout  enfant,  Moore  s'était  essayé  sur  un  mau- 
vais clavecin  qui  était  resté  à  son  père  de  la  faillite  d'un  débiteur.  On 
découvrit  bientôt  qu'il  avait  une  jolie  voix  et  du  goût  pour  le  chant. 
«  Au  milieu  de  la  vie  joyeuse  que  nous  menions,  ce  talent,  dit-il,  me 
mit  en  évidence,  et  me  fit  rechercher  dans  les  soupers  et  les  tea-par- 
ties.  »  Pourtant  il  fallut  que  la  sœur  du  poète  vînt  elle-même  en  âge 
d'apprendre  la  musique,  pour  que  la  famille  Moore  se  décidât  à  faire 
l'acquisition  d'un  piano.  L'achat  de  ce  piano  fut  une  affaire  d'état 
dans  le  modeste  intérieur.  Le  père  Moore  reculait  devant  le  prix;  la 
mère,  plus  hardie  et  jalouse  de  donner  un  talent  de  plus  à  ses  en- 
fans,  prit  le  parti  de  faire  pendant  six  mois  des  économies  sur  les 
dépenses  de  la  maison;  enfin  le  piano  fut  acheté.  La  politique  tenait 
aussi  une  grande  place  dans  les  réunions  de  la  famille  Moore.  On  y 
recevait  plusieurs  des  hommes  qui  travaillaient  avec  ardeur  à  l'é- 
mancipation de  l'Irlande.  L'amour  de  son  fils  intéressait  vivement 
M"^  Moore  aux  progrès  de  la  cause  libérale.  Les  lois  restrictives  qui 
pesaient  encore  sur  les  catholiques  élevaient  un  obstacle  à  la  car- 
rière de  Tom.  La  famille  Moore  était  catholique,  et  il  n'était  point 
permis  alors  aux  catholiques  de  prendre  des  grades  dans  l'université 
de  Dublin  et  d'entrer  au  barreau.  Le  jeune  Moore  fut  échauffé  de 
bonne  heure  par  les  controverses  politiques  qui  passionnaient  sa 
mère.  Un  jour,  son  père  l'avait  conduit  à  un  dîner  public  donné  à  un 
agitateur  de  l'époque.  Parmi  les  toasts,  il  y  en  eut  un  qui,  par  sa 
forme  poétique,  fit  une  impression  ineffaçable  sur  l'esprit  de  l'enfant  : 
((  Puissent  les  brises  de  France  (on  était  en  1792)  faire  verdir  notre 
chêne  irlandais  !  »  Ce  n'était  donc  pas  seulement  un  poète  et  un  mu- 
sicien qui  sortait  en  179/i.  de  l'école  de  M.  Whyte  pour  entrer  à 
l'université  :  c'était  un  jeune  patriote,  un  novice  enthousiaste  de  la 
liberté. 

Les  brises  de  France  ne  firent  point  verdir  le  chêne  irlandais, 
mais  ouvrirent  à  Moore  les  portes  de  l'université  de  Dublin.  Le  gou- 
vernement anglais  sentit,  en  face  de  la  révolution  française,  la  néces- 
sité de  se  rallier  par  quelques  concessions  les  catholiques  irlandais. 
Un  bill  voté  en  1793  admit  les  catholiques  à  l'université  de  Dublin  et 
au  barreau.  Les  riches  fondations  qui  ont  doté  les  universités  an- 
glaises leur  ont  fixé  des  revenus  destinés  à  entretenir  les  gradués  de 
ces  universités  qui  se  distinguent  par  leur  mérite.  Ce  sont  les  siné- 
cures désignées  du  nom  de  scholarships  et  defelloicships.  Le  bill 
de  1793  maintint  contre  les  catholiques  l'exclusion  de  ces  honneurs 
universitaires  auxquels  étaient  attachés  des  émolumens.  Comme  la 
famille  de  Moore  n'avait  que  des  ressources  précaires,  la  perspective 
d'un  honneur  lucratif  auquel  son  mérite  lui  permettait  un  accès  facile 


THOMAS   MOORE,    SA    "VIE    ET    SES   MÉMOIRES.  625 

n'était  pas  d'une  mince  considération.  On  délibéra  un  moment  dans 
la  pauvre  famille  si  l'on  ne  présenterait  pas  Moore  comme  protestant 
à  l'université.  Tel  est  l'effet  démoralisant  de  l'inégalité  sanctionnée 
par  les  lois  en  matière  de  religion;  mais  l'hésitation  ne  dura  qu'un 
instant  dans  l'esprit  des  parens  de  Moore  :  le  vieux  sentiment  de  la 
foi  et  de  l'honneur  reprit  le  dessus.  Il  fut  décidé  que  Tora  resterait 
catholique  à  tout  risque,  et  ne  songerait  qu'à  la  carrière  du  barreau. 
Les  études  de  Moore  à  l'université  ne  furent  point  illustrées  par 
les  succès  que  semblaient  promettre  ses  débuts  d'écolier.  Moore  n'eut 
qu'un  prix  la  première  année;  puis,  dégoûté  des  exercices  arides  par 
lesquels  se  gagnaient  les  honneurs  universitaires,  il  se  contenta  d'ap- 
pliquer aux  études  littéraires  qui  l'attiraient  la  liberté  de  son  esprit 
et  sa  juvénile  soif  de  savoir.  Il  continua  à  composer  des  poésies 
légères;  il  poursuivit  ses  études  musicales;  il  eut  l'idée  d'employer 
à  une  traduction  en  vers  d'Anacréon  la  connaissance  du  grec,  dans 
laquelle  il  se  fortifiait.  Le  profit  le  plus  net,  l'avantage  le  plus  viril 
qu'il  retira  de  sa  vie  d'université,  lui  vinrent  du  frottement  qu'il  y 
eut  avec  de  remarquables  compagnons  d'études.  L'action  exercée  par 
l'enseignement  des  professeurs  sur  les  jeunes  gens  qui  suivent  les 
cours  d'une  université,  qui  arrivent  à  ce  moment  de  la  vie  où  toutes 
les  ambitions  et  toutes  les  audaces  s'emparent  des  intelligences, 
est  bien  stérile,  à  elle  seule,  à  côté  de  l'influence  réciproque  que 
ces  jeunes  esprits  enflammés  exercent  les  uns  sur  les  autres  dans 
leurs  relations  de  camaraderie.  Toutes  les  fois  qu'une  génération  de 
jeunes  gens  est  animée  d'un  généreux  souflle  et  se  sent  appelée  aux 
grandes  vocations,  c'est  par  des  associations  particulières  qu'elle 
s'excite  et  se  féconde.  Le  professeur,  dans  sa  chaire,  distribue  la 
science  morte;  4' esprit  vivant,  celui  qui  renouvelle  la  vie  intellec- 
tuelle d'un  peuple,  il  est  dans  ces  jeunes  enthousiastes  qui  se  réu- 
nissent pour  échanger  leurs  découvertes,  leurs  pressentimens,  leurs 
espérances.  Moore  se  trouva  lancé  à  l'université  dans  une  réunion 
de  ce  genre,  dans  ce  qu'on  appelle  en  Angleterre  une  debating 
Society.  11  s'intéressa  beaucoup  aux  discussions  qui  agitaient  la  deba- 
ting Society  de  l'université;  mais  soit  réserve,  soit  défiance  de  lui- 
même,  plus  jeune  ou  plus  léger  que  les  autres,  Moore  ne  prit  point 
une  part  directe  aux  controverses  effervescentes  auxquelles  il  assista. 
La  politique  embrasait  les  plus  éloquens  de  ces  jeunes  orateurs. 
L'Irlande  était  alors  en  proie  à  une  fièvre  d'impatience  qui  poussait 
les  têtes  ardentes  à  la  conspiration  et  qui  aboutit  à  la  malheureuse 
rébellion  de  1798.  Les  plus  distingués  des  camarades  de  Moore 
furent  compromis  dans  cette  fatale  échauffourée.  Ce  fut  un  bonheur 
pour  lui  d'être  resté  à  l'écart.  Il  fut  témoin  de  la  triste  destinée  de 
ses  amis  :  les  uns  jetés  en  prison,  les  autres  forcés  de  s'expatrier, 


02{)  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

les  moins  punis  exclus  des  grades  universitaires  et  par  conséquent  des 
carrières  libérales.  Ces  martyrs  du  patriotisme  malheureux  laissè- 
rent dans  l'âme  de  Moore  des  sentimens  impérissables  de  sympathie 
et  d'admiration.  Les  scènes  de  désolation  et  de  terreur  qui  se  passè- 
rent alors  sous  ses  yeux  demeurèrent  vivantes  dans  sa  mémoire; 
elles  ont  donné  à  plus  d'une  mélodie  irlandaise  l'accent  de  la  dou- 
leur et  de  la  révolte. 

Pourtant  Moore  était  jeune,  friand  de  plaisirs.  Les  mauvais  mo- 
mens  de  la  politique  sont  toujours  suivis  par  des  fougues  d'amuse- 
mens.  Moore  ne  demeura  pas  longtemps  assombri  par  les  malheurs 
auxquels  il  venait  d'assister.  Il  poursuivit  ses  succès  de  société.  Sa 
réputation  de  chanteur  lui  ouvrit  les  premiers  salons  de  Dublin.  Il 
prit  à  l'université  le  grade  de  bachelier  ès-arts.  Il  termina  sa  traduc- 
tion d'Anacréon.  Enfin  en  1799,  à  l'âge  de  dix-neuf  ans,  il  partit 
pour  Londres  sous  prétexte  de  se  faire  immatriculer  au  Temple  et  de 
commencer  ses  études  d'avocat. 

Ils  sont  plus  intéressans  qu'ils  ne  pensent  eux-mêmes,  ces  Chris- 
tophe Colomb  de  vingt  ans  quittant  pour  la  première  fois  leur  pro- 
vince et  l'hmnble  maison  paternelle  pour  aller  chercher,  à  travers 
l'océan  de  Londres  ou  de  Paris,  cette  chose  miroitante  et  incertaine, 
leur  vie.  Le  départ  de  Moore  donna  lieu  à  des  scènes  touchantes. 
La  petite  somme  qu'on  destinait  à  son  séjour  de  Londres  avait  été 
amassée  sou  à  sou  depuis  des  mois.  La  m^re  du  poète  eut  la  précau- 
tion de  coudre  les  guinées  qu'on  lui  confiait  dans  la  ceinture  de  son 
pantalon.  La  pieuse  femme,  à  l'insu  de  son  fils,  attacha  un  scapu- 
laire  à  un  autre  vêtement.  Ainsi  lesté  et  protégé  par  la  religion  de  sa 
mère,  Moore  arrive  à  Londres.  C'est  ici  que  s'arrêtent  les  mémoires 
qu'il  avait  commencés.  Le  fil  conducteur  par  lequel  nous  pouvons 
suivre  sa  vie,  il  faut  le  chercher  maintenant  dans  ses  lettres,  la  plu- 
part adressées  à  sa  mère,  à  laquelle  il  écrivit,  tant  qu'elle  vécut,  deux 
fois  par  semaine. 

Moore  ne  garda  pas  longtemps  à  Londres  la  gaucherie  du  pro- 
vincial. Il  demeura  d'abord  près  de  Portman-Square,  quartier  où 
campait  une  fourmilière  de  pauvres  émigrés  français.  Sa  chambre 
était  contiguë  à  celle  d'un  vieux  curé  dont  le  lit  était  placé  tête 
à  tête  avec  celui  de  Moore,  et  comme  la  cloison  était  fort  mince,  le 
jeune  Irlandais  ne  perdait  pas  un  ronflement  du  bonhomme.  L'é- 
tage au-dessous  était  occupé  par  un  évêque,  lequel,  recevant  beau- 
coup de  visites,  mais  n'ayant  pas  de  domestique,  avait  suspendu  un 
tableau  dans  le  vestibule  de  la  maison,  sur  un  côté  duquel  ces  mots 
étaient  écrits  en  gros  caractères  :  «  L' évêque  y  est,  »  et  sur  l'autre  : 
«  L' évêque  n'y  est  pas,  »  en  sorte  qu'en  regardant  le  tableau  les  visi- 
teurs connaissaient  tout  de  suite  leur  sort.  L'avantage  que  trouvait 


THOMAS   MOORE,    SA   VIE    ET    SES   MÉMOIRES.  627 

Moore  à  demeurer  dans  ce  quartier  était  le  bon  marché  des  restaura- 
teurs français.  Il  ne  paraît  pas  avoir  eu  de  liaison  avec  ces  émigrés. 
Il  se  jeta,  avec  son  heureuse  vivacité,  en  plein  monde  de  Londres; 
aussitôt  débarqué,  aussitôt  lancé. 

On  peut  se  faire  une  idée  de  Moore  à  ce  moment  où  il  devient 
homme.  Par  la  taille  et  la  fraîcheur  du  teint,  il  a  encore  l'air  d'un 
enfant;  mais  il  a  l'aplomb  que  donne  l'usage  du  monde,  et  cette  mine 
assurée  que  prennent  les  petits  hommes,  soit  par  l'habitude  qu'ils 
ont  de  lever  la  tête  pour  regarder  les  autres,  soit  pour  rattraper  au 
moral  ce  qui  leur  manque  au  physique.  Dans  l'installation  de  sa  pe- 
tite chambre,  une  des  premières  choses  qu'il  se  procure,  c'est  un 
piano.  Quand  il  reste  chez  lui,  il  révise  son  Anacréon;  grosse  affaire, 
car  c'est  de  la  vente  de  son  livre  que  dépendent  ses  ressources  futures. 
Il  a  déjà  hypothéqué  sur  le  produit  à  venir  de  son  Anacréon  le  prix 
des  objets  de  toilette  qui  lui  sont  nécessaires  pour  figurer  décemment 
aux  soirées,  aux  tea-parties,  aux  bals  où  on  l'invite.  V Anacréon  est 
son  pot  au  lait.  Donc,  dans  ses  jours  laborieux,  lorsqu'il  cherche  des 
citations  françaises  ou  italiennes  pour  les  notes  à' Anacréon,  ou  lors- 
qu'il met  en  couplets  une  idée  poétique  qui  l'a  séduit,  il  dîne  écono- 
miquement dans  sa  chambre  :  cela  ne  lui  coûte  qu'un  shilling  ;  il  se 
dédommage  les  jours  où  il  dîne  en  ville.  11  est  venu  à  Londres  avec 
une  provision  de  lettres  de  recommandation.  Partout  il  est  accueilli, 
plaît  et  devient  favori.  Il  est  à  peine  à  Londres  depuis  trois  semaines, 
qu'il  écrit  à  sa  mère  :  «  Si  j'aimais  à  sortir,  il  n'y  a  pas  de  soir  où  je 
ne  pusse  aller  à  une  soirée  de  babil  féminin,  boire  du  thé,  jouer  aux 
bouts  rimes  et  manger  un  sandwich.  »  La  société  des  femmes  est 
celle  qui  lui  plaît  le  plus;  il  a  avec  elles  l'aisance  gracieuse,  le  je  ne 
sais  quoi,  ce  qu'en  un  mot  Saint-Simon  appelait  avoir  le  badinage 
des  femmes.  Quant  aux  femmes,  ce  gentil  poète  en  miniature,  le  front 
ouvert  et  rayonnant,  l'œil  espiègle,  le  nez  au  vent,  la  lèvre  volup- 
tueuse, les  amuse  et  les  charme  lorsqu'il  voltige  autour  d'elles  ;  il 
les  attendrit  quand  il  se  met  au  piano.  «  Je  regarde  toujours  Moore, 
disait  longtemps  après  un  de  ses  amis,  comme  un  enfant  jouant  sur 
le  sein  de  Vénus.  »  Qu'était-ce  donc  dans  la  première  fleur  de  sa  jeu- 
nesse? 

Moore  sut  tirer  parti  de  cette  veine  de  succès  mondains.  Une  de  ses 
meilleures  chances  fut,  dès  son  arrivée  à  Londres,  d'être  présenté  à 
lord  Moira,  grand  personnage  politique  du  temps,  un  des  patriciens 
les  plus  influons  du  parti  whig,  et  ami  du  prince  de  Galles.  Lord 
Moira  invita  Moore  à  venir  le  voir  dans  son  château,  à  Donington- 
Park.  «  Ce  fut,  dit  Moore  en  parlant  de  cette  invitation,  un  grand 
événement  dans  ma  vie.  Parmi  mes  souvenirs  d'Angleterre,  un  des 
plus  vifs  est  celui  que  m'a  laissé  la  première  nuit  que  je  passai  à 


628  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Donington,  lorsque  lord  Moira,  avec  cette  haute  courtoisie  qui  le  dis- 
tinguait, me  conduisit  lui-même  dans  ma  chambre»  Cet  imposant 
personnage  marchait  devant  moi.  11  traversa  la  longue  galerie,  tenant 
lui-même  à  la  main  mon  bougeoir,  qu'il  me  remit  à  la  porte  de  ma 
chambre.  Je  trouvais  cela  très  beau  et  très  grand,  mais  cela  m'em- 
barrassait beaucoup.  Je  ne  prévoyais  pas  alors  combien  je  me  trou- 
verais un  jour  chez  moi  et  à  l'aise  dans  cette  grande  maison.  »  Sous 
le  patronage  de  lord  Moira,  Moore  mena  de  front  ses  plaisirs  et  ses 
afl'aires.  11  fit  imprimer  VAnacréon  à  ses  frais  et  s'occupa  de  recueillir 
des  souscriptions.  Il  eut  bientôt  la  certitude  de  tirer  par  cet  arran- 
gement plus  de  100  guinées  de  son  livre.  Un  grand  helléniste,  le 
docteur  Lawrence,  se  chargea  de  revoir  sa  traduction,  et,  à  son  inten- 
tion, composa  une  ode  en  grec.  Il  faut  voir  comme  tout  se  mêle,  au 
milieu  de  naïves  bouffées  de  joie  et  d'orgueil,  dans  ses  lettres  à  sa 
mère  :  a  Je  vais  dîner,  et  puis  je  vais  ce  soir  à  deux  assemblées.  Voilà 
comme  nous  vivons  à  Londres  :  pas  moins  de  trois  par  soirée.  Vive 
la  bagatelle!  au  diantre  la  mélancolie!  »  —  «  Ma  chère  mère,  j'ai 
obtenu  le  nom  du  prince  (le  prince  de  Galles)  et  la  permission  de  lui 
dédier  Anacréon.  Hourra!  hourra!  »  —  «  J'attends  ma  présentation 
au  prince.  J'ai  rencontré  son  frère  William,  l'autre  soir,  dans  une 
réunion  très  élégante  chez  lady  Dering,  et  je  lui  ai  été  présenté.  Une 
jeune  personne  m'a  dit  qu'il  lui  a  fait  des  questions  sur  moi,  ma 
naissance,  ma  parenté,  etc.,  avec  la  curiosité  ordinaire  de  la 
famille  royale.  J'ai  été  obligé,  ce  soir-là,  de  chanter  deux  fois  cha- 
cune de  mes  chansons.  Avant-hier,  j'étais  d'un  splendide  déjeuner 
donné  par  sir  John  Coghill  :  nous  avons  eu  de  la  charmante  musique. 
J'ai  chanté  plusieurs  choses  avec  lord  Dudley  et  miss  Cramer.  J'ai 
été  présenté  dans  cette  maison  par  lord  Lansdowne.  »  —  «  J'ai  été 
présenté  hier  (4  août  1800)  à  son  altesse  royale  George,  prince  de 
Galles.  C'est  incontestablement  un  homme  de  manières  fascinatrices. 
Quand  je  lui  ai  été  nommé,  il  m'a  dit  qu'il  était  très  heureux  de  con- 
naître un  homme  de  mon  talent,  et  quand  je  l'ai  remercié  de  l'hon- 
neur qu'il  m'avait  fait  en  acceptant  la  dédicace  (ÏAnaci'éon,  il  m'a 
arrêté,  disant  que  tout  l'honneur  était  pour  lui  d'avoir  pu  attacher 
son  nom  à  un  ouvrage  de  ce  mérite.  Il  a  ajouté  que  l'hiver  prochain, 
quand  il  retournerait  en  ville,  nous  aurions,  lui  et  moi,  plus  d'oc- 
casions de  jouir  de  notre  société,  qu'il  aimait  passionnément  la  mu- 
sique et  avait  entendu  parler  depuis  longtemps  de  mon  talent  en  ce 
genre.  Tout  cela  n'est-il  pas  fort  beau?  Mais  il  m'en  a  coûté  un  habit 
neuf.  La  présentation  a  été  si  longtemps  ajournée,  que  mon  vieil 
habit  est  devenu  honteusement  laid.  Il  a  fallu  commander  im  habit 
neuf  et  qu'il  fût  fait  en  six  heures.  Je  l'ai  eu  par  un  biais  écono- 
mique :  j'ai  donné  au  tailleur  2  guinées  et  le  vieux,  le  prix  d'un 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET    SES   MÉMOIRES.  629 

habit  étant  ici  de  4  livres  sterling.  »  —  «  Que  pensez-vous  de  ceci? 
Lord  Moira,  qui  est  arrivé  en  ville  hier  (janvier  1801),  est  venu  me 
faire  une  visite  aujourd'hui  en  personne;  il  a  laissé  sa  carte.  N'est-ce 
pas  excellent?  »  —  «  Il  n'y  eut  jamais  homme  plus  affairé  que  moi. 
Toujours  en  course.  C'est  trop.  Je  veux  m' enfermer  pendant  quinze 
jours  et  annoncer  que  je  pars  pour  la  campagne.  Je  suis  allé  hier  à 
un  petit  souper  après  l'opéra,  où  se  trouvaient  le  prince  et  M"*  Fitz- 
Herbert  (c'était  la  maîtresse  du  prince  de  Galles).  J'ai  été  présenté  à 
cette  dame.  Je  dîne  demain  chez  lord  Moira  et  vais  le  soir  avec  lady 
Charlotte  à  une  assemblée  chez  la  comtesse  de  Cork.  Je  vous  assure 
que  c'est  très  sérieusement  que  je  pense  à  me  cacher  pendant  quinze 
jours.  »  —  «  Comment  vous  portez-vous,  ma  très  chère  mère?  Avez- 
vous  vu  mon  nom  sur  le  journal  parmi  les  listes  de  la  société  de  la 
plupart  des  derniers  rouis?  C'est  une  sotte  coutume  adoptée  ici  d'im- 
primer les  noms  des  personnes  les  plus  distinguées  qui  ont  assisté 
aux  grandes  soirées,  et  M.  Moore,  je  vous  assure,  n'est  point  oublié. 
J'ai  l'idée  d'aller  à  Donington-Park  m'enfermer  pendant  un  mois, 
dans  la  bibliothèque  du  château.  La  famille  est  ici,  mais  lord  Moira 
m'a  dit  que  j'aurai  toujours  un  appartement  à  Donington  quand  je 
le  désirerai.  »  —  «  Je  pars  mardi.  Je  compte  trouver  une  nouvelle 
veine  d'imagination  dans  la  sohtude  de  Donington.  J'espère  que  là, 
aidé  d'une  si  belle  bibliothèque,  je  pourrai  produire  quelque  chose 
de  mieux  que  mes  premiers  essais.  J'ai  dîné  en  famille  chez  lord 
Moira  jeudi  dernier.  Il  m'a  dit  que  tout  était  prêt  pour  me  recevoir 
à  Donington.  )>  —  Quelques  jours  après,  il  écrit  de  Donington  :  «  Le 
temps  ne  me  pèse  pas  ici,  quoique  je  sois  sijpeu  accoutumé  à  la  soli- 
tude. Je  me  lève  de  bonne  heure,  je  déjeune  cordialement,  je  me 
promène,  je  chasse  aux  vieux  livres,  et  je  fais  deux  repas,  pas  moins. 
Le  soir,  je  chante  le  soleil  couchant  comme  un  vrai  pythagoricien, 
puis  je  me  mets  au  lit,  où  je  dors  doucement,  sans  rêve  d'ambition, 
quoique  je  sois  sous  le  toit  d'un  comte.  Tel  est  mon  journal.  »  — 
«  Voici  trois  semaines  que  je  suis  à  Donington.  Vous  ne  sauriez  ima- 
giner comme  je  suis  devenu  vermeil.  Ces  bonnes  heures  ont  fait  de 
moi  un  Adonis.  Par  pitié  pour  les  Chloés,  il  faut  que  je  me  dissipe 
à  mon  retour  en  ville.  » 

J'ai  cité  tout  au  long  ces  enfantillages;  mais  ce  monde  qui  s'ouvre 
si  complaisamment  à  un  jeune  homme  de  vingt  ans,  ce  grand  sei- 
gneur, cet  homme  d'état  qui  met  ses  livres  et  son  château  à  la  dis- 
position du  fds  d'un  petit  commerçant  de  Dublin,  n'est-ce  pas  un 
agréable  tableau  de  l'hospitalité  de  l'aristocratie  anglaise  et  de  l'ac- 
cueillante libéralité  de  la  société  de  Londres  pour  les  gens  de  lettres? 
Dans  la  somptueuse  et  printanière  solitude  de  Donington,  Moore 
avait  mis  la  dernière  main  à  un  petit  volume  de  poésies  légères.  Il 


630  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

publia  ce  volume  sous  le  nom  de  Little,  un  être  fantastique,  une 
sorte  de  Joseph  Delorme,  soi-disant  mort  à  vingt  et  un  ans.  Seule- 
ment, il  n'y  a  pas  de  rayons  jaunes,  pas  de  toux  poitrinaire  dans 
les  Little' s  Poems.  C'est  de  la  poésie  pleine  de  santé,  franchement 
amoureuse,  avec  quelque  chose  presque  de  la  chaude  hardiesse 
des  premières  poésies  d'Alfred  de  Musset.  Je  ne  sais  quelle  figure 
durent  faire  devant  Moore  ses  belles  patronesses,  après  avoir  lu 
certains  vers  de  ce  volume  où.  l'auteur  exprimait  et  sentait  l'amour 
d'une  façon  qui  ne  s'apprend  pas  dans  les  classiques.  La  liste  déroulée 
dans  la  pièce  intitulée  Catalogue  n'était  pas  aussi  longue  que  celle 
de  don  Juan,  pourtant  le  catalogue,  s'il  n'était  pas  une  fatuité  poé- 
tique, n'était  déjà  pas  mal  fourni  comme  cela  pour  un  garçon  de 
viaigt  ans,  et  annonçait  que  le  Chérubin  avait  commencé  de  bonne 
heure  à  <(  chanter  la  romance  à  madame.  »  Les  Little' s  Poems  réus- 
sirent beaucoup.  ((  Mes  petits  poèmes  sont  fort  admirés  ici,  écrit-il  à 
sa  mère;  mon  libraire  en  vend  vingt  exemplaires  par  jour.  »  Moore 
reprit  de  plus  belle  sa  vie  de  société.  «  Londres,  écrit-il  un  jour,  est 
d'une  gaieté  massacrante,  et  mon  entrain  est  au  niveau  de  sa  gaieté. 
Je  dîne  aujourd'hui  avec  lady  Donegal  et  sa  sœur;  nous  ne  serons 
que  le  trio.  Le  jour  des  illuminations,  j'ai  déjeuné  chez  le  lord-inaire, 
J'ai  dîné  chez  lord  Moira,  et  je  suis  allé  le  soir  chez  M"^  Butler,  la 
duchesse  d'Athol,  lady  Mount-Edgecumbe  et  lady  Call,  où  il  y  avait 
bal  et  où  j'ai  dansé  jusqu'à  cinq  heures.  »  Mais  je  ne  répéterai  plus 
ces  futiles  bulletins  fashionables,  car  à  la  fin  il  vous  prend  envie 
comme  à  lui  d'envoyer  toutes  les  duchesses  et  toutes  les  marquises 
au  diable. 

Au  milieu  de  ces  charmantes  fumées,  Moore  avait  des  pensées  sé- 
rieuses; sa  pauvreté  le  forçait  bien  d'en  avoir.  De  1800  à  1803,  il 
avait  vécu  de  quelques  cent  guinées  que  ses  productions  littéraires 
lui  avaient  rapportées,  d'une  petite  somme  qui  lui  avait  été  prêtée 
par  un  de  ses  oncles,  et  d'autres  avances  que  lui  avaient  faites  des 
amis  plus  riches  que  lui.  Il  avait,  il  est  vrai,  conclu  avec  un  éditeur, 
le  libraire  Carpenter,  des  arrangemens  qui  lui  permettraient  à  l'a- 
venir de  vivre  de  son  travail;  mais  il  aurait  voulu  payer  ses  dettes, 
venir  au  secours  de  sa  famille  besoigneuse,  et  enfin  s'affranchir  de  la 
dure  nécessité  de  gagner  sa  vie  avec  sa  plume.  «  Jusqu'à  présent, 
j'avais  vécu  pour  écrire,  désormais  il  faudra  que  j'écrive  pour  vivre  !  )> 
s'écriait  Voltaire  avec  effroi  dans  un  moment  où  il  croyait  sa  fortune 
perdue.  Écrire  pour  vivre,  Moore  aurait  désiré,  lui  aussi,  chasser  de 
son  avenir  cette  triste  perspective.  L'espoir  de  Moore  était  lord  Moira. 
Si  les  whigs  arrivaient  aux  affaires,  lord  Moira  serait  ministre  et  le 
placerait.  Moore  en  était  là  de  ses  anxiétés  et  de  ses  espérances,  quand 
la  dignité  de  poète  lauréat,  à  laquelle  est  attachée  une  pension  de 


THOMAS   MOORE,    SA   TIE    ET   SES   MÉMOIRES.  631 

100  livres  sterling,  lui  fut  offerte.  Une  seule  considération,  les  be- 
soins de  sa  famille,  le  fit  hésiter  un  instant,  malgré  sa  répugnance; 
mais  son  père  lui  ayant  rendu  de  ce  côté  sa  liberté  d'action,  Moore 
refusa  :  il  ne  voulut  pas  s'enchaîner  aux  conditions  blessantes  pour 
son  indépendance  que  l'on  mettait  à  cette  faveur.  Tous  ses  amis, 
lord  Moira  lui-même,  approuvèrent  sa  résolution.  Son  éditeur,  Gar- 
penter,  lui  témoigna  dans  cette  circonstance  une  libéralité  remar- 
quable. Lorsqu'il  sut  le  motif  qui  avait  un  instant  arrêté  Moore,  il  lui 
dit  qu'en  dehors  des  affaires  commencées  entre  eux,  il  aurait  tou- 
jours, tant  qu'il  en  aurait  besoin,  100  livres  sterling  par  an  à  son 
service.  Moore  ne  perdit  rien  pour  avoir  refusé  le  laurier  officiel. 
Trois  mois  après,  lord  Moira  lui  fit  obtenir  une  position  qui  l'obli- 
geait à  s'éloigner  de  l'Angleterre,  mais  qui  paraissait  devoir  être 
lucrative;  c'était  une  place  de  contrôleur  des  prises  aux  Bermudes. 

Shakspeare  a  placé  aux  Bermudes  la  scène  d'une  des  plus  ravis- 
santes de  ses  comédies  fantastiques,  la  Tempête.  Moore  n'était-il  pas 
heureux  d'aller  vivre  dans  les  jolies  îles  peuplées  des  chants  suaves 
d'Ariel?  11  le  crut  en  arrivant  dans  ces  vertes  et  odorantes  cyclades 
de  l'Océan.  C'était  une  nature  telle  qu'un  poète  l'aurait  créée  à 
l'image  de  ses  rêves.  Moore  salua  d'abord  avec  enthousiasme  ces  îles 
coquettes,  couvertes  de  cèdres  et  d'orangers,  égrenées  comme  des 
émeraudes  sur  la  vaste  mer  argentée  qui  se  teignait  de  leur  verdure 
en  venant  s'endormir  dans  leurs  canaux  et  dans  leurs  baies.  De  loin, 
quand  sur  les  croupes  vertes  des  collines  il  apercevait  les  habitations 
«  blanches  comme  les  palais  des  gnomes  de  Laponie,  »  et  sur  les  murs 
desquelles  les  cèdres  découpaient  des  colonnes  fantasques,  Moore, 
aidé  dans  son  illusion  par  sa  poétique  myopie,  croyait  voir  de  petits 
temples  grecs  au  fond  des  bois  sacrés.  Les  déceptions  vinrent  vite. 
D'abord  les  îles  d'Ariel  n'étaient  habitées  que  par  les  enfans  de  Gali- 
ban.  Les  temples  grecs  de  son  imagination  n'abritaient  que  des  nègres 
hideux,  ce  Ne  vous  étonnez  pas,  chère  mère,  écrivait  Moore,  que  je 
tombe  amoureux  de  la  première  jolie  figure  que  je  rencontrerai  à  mon 
retour.  La  divine  face  humaine  a  prodigieusement  dégénéré  en  ce 
pays,  et  si  j'étais  peintre  et  que  je  voulusse  conserver  en  moi  l'idéal 
de  la  beauté  immaculée,  je  ne  souffrirais  pas  que  la  plus  brillante 
telle  de  Bermude  vînt  laver  ma  vaisselle.  »  Second  ennui  :  pas  de 
société  dans  le  royaume  de  Prospère,  pas  une  âme  où  s'épancher,  un 
esprit  avec  qui  causer;  pour  toute  musique,  une  mauvaise  épinette. 
Comment  supporter  cette  brusque  chute  des  routs  de  Londres,  de  la 
fréquentation  de  l'aristocratie  la  plus  riche  et  la  plus  éclairée  de 
l'Europe,  à  la  barbarie  et  au  néant?  Troisième  déboire  :  les  fonctions 
de  la  place  occupée  par  Moore  étaient  insipides,  il  fallait  passer  son 
temps  à  interroger  des  maîtres  d'équipage,  des  matelots,  etc.  Qua- 


632  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

trième  et  dernier  désappointement  :  la  place  n'était  pas  aussi  lucra- 
tive qu'on  l'avait  représentée  d'abord;  il  n'y  avait  pas  d'espoir  d'y 
acquérir  rapidement  l'aisance  après  laquelle  courait  notre  poète.  Ces 
considérations  additionnées  décidèrent  Moore,  au  bout  de  trois  mois, 
à  quitter  les  Bermudes.  Il  ne  se  démit  pas  de  sa  place,  il  la  fit  gérer 
par  un  suppléant,  ce  qui  lui  coûta  cher,  comme  on  le  verra  plus  tard, 
et  revint  en  Angleterre  en  touchant  aux  États-Unis. 

Sa  courte  excursion  aux  États-Unis  ne  lui  laissa  que  des  impres- 
sions défavorables.  Ce  n'est  pas  que  Moore  eut  à  souffrir  aucune 
blessure  d'amour-propre  dans  la  jeune  république;  au  contraire,  il 
se  trouvait  devancé  partout  par  sa  réputation  de  poète.  Le  respect  du 
mérite  littéraire  était  encore  si  répandu  à  cette  époque  dans  le  monde, 
que  Moore  en  reçut,  même  aux  États-Unis,  de  charmans  témçignages. 
Des  capitaines  de  navire  refusaient  le  prix  de  ses  traversées.  A  Nia- 
gara, un  pauvre  horloger  qui  avait  raccommodé  sa  montre  se  trou- 
vait assez  payé  par  l'honneur  d'avoir  pu  rendre  service  à  un  homme 
dont  il  avait  tant  entendu  parler.  ((  C'est  le  nectar  de  la  vie,  »  s'écriait 
Moore  touché  de  ces  hommages.  Ce  qui  le  chagrinait  aux  États-Unis, 
c'étaient  les  institutions  républicaines  et  les  mœurs  grossières,  le 
néant  de  société  polie  qu'il  attribuait  à  leur  influence.  Il  vit  à  Phi- 
ladelphie un  de  ses  amis  d'université  de  Dublin  que  la  rébellion 
de  1798  avait  contraints  à  s'expatrier  :  a  Je  me  sens  gêné  avec  Hud- 
son,  écrivait-il;  peut-être  son  séjour  en  ce  pays  l'a-t-il  confirmé 
dans  ses  anciennes  opinions  politique^.  Quant  à  moi.  Dieu  le  sait,  je 
n'y  vois  de  toutes  parts  que  des  motifs  de  changer  les  miennes.  »  Il 
avait  été  reçu  avec  tous  les  honneurs  littéraires  à  Philadelphie  et 
dans  plusieurs  autres  villes.  <(  Cependant,  écrivait-il,  ce  que  je  n'ou- 
blierai jamais  de  ce  pays,  c'est  la  nature;  mais  les  plus  beaux  pay- 
sages ont  peu  d'attrait  quand  aucun  sentiment  du  cœur  ne  se  mêle  à 
l'agrément  ou  à  l'admiration  qu'ils  inspirent.  Je  défie  les  barbares 
naturels  de  cette  terre  de  forger  des  chaînes  qui  puissent  retenir  les 
cœurs  qui  ont  déjà  connu  les  charmes  de  la  délicatesse  et  du  raffi- 
nement. Je  devrais  faire  une  exception  pour  les  femmes  :  elles  sont 
les  fleurs  de  tous  les  climats  ;  mais  ici  elles  perdent  leur  parfum  de 
la  façon  la  plus  déplorable.  » 

Moore,  de  retour  en  Angleterre,  avait  sa  vie  à  recommencer  :  vie 
du  monde,  vie  positive  liée  aux  vicissitudes  politiques,  et  vie  litté- 
raire. Il  reprit  la  vie  du  monde  où  il  l'avait  laissée.  A  peine  débar- 
qué, il  rencontra  dans  un  souper  le  prince  de  Galles  :  «  Je  suis  en- 
chanté devons  revoir,  Moore,  lui  dit  le  prince.  D'après  ce  que  j'avais 
entendu  dire,  je  craignais  que  vous  ne  fussiez  perdu  pour  nous.  Je 
vous  assure  (en  lui  tapant  sur  Fépaule)  que  c'était  un  regret  géné- 
ral. »  Tout  le  monde  lui  faisait  fête.  «  Si  les  fleurs  répandues  devant 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET    SES    MÉMOIRES.  633 

moi ,  disait-il ,  avaient  quelques  petites  feuilles  d'or,'  je  serais  le 
plus  heureux  chien  de  la  terre.  »  Parmi  ses  anciennes  amies,  celle 
dont  il  se  rapprocha  le  plus  fut  la  marquise  de  Donegal,  dont  la  sœur, 
miss  Godfrey,  avait  pour  Moore  une  merveilleuse  sympathie  d'esprit, 
et  l'agaçait  par  des  lettres  charmantes.  Il  avait  retrouvé  aussi  le  pa- 
tronage et  l'hospitalité  de  lord  Moira.  En  ce  temps-là  moururent  les 
deux  plus  grands  hommes  de  l'Angleterre,  Nelson  et  Pitt.  Ce  fut 
d'abord  Nelson  :  «  Ces  deux  hommes,  écrivait  Moore,  Buonaparte  et 
lui,  se  partageaient  le  monde,  — la  terre  et  la  mer;  nous  avons  perdu 
le  nôtre.  »  Puis  vint  la  mort  de  Pitt.  Cette  fois  Moore  ne  fut  pas  tant 
effrayé  :  «Quelque  chose  de  brillant,  disait-il,  sortira,  je  l'espère,  de 
ce  chaos  ;  et  si  un  rayon  ou  deux  viennent  à  tomber  sur  moi.  Dieu  soit 
loué!»  Cette  chose  brillante  que  prévoyait  Moore  était  l'avènement 
des  whigs  au  pouvoir,  et,  avec  les  whigs,  la  grandeur  de  lord  Moira. 
Le  pressentiment  était  juste.  Les  whigs  vinrent  au  ministère,  et  lord 
Moira  avec  eux.  Moore  fut  dans  une  crise  d'espérance.  Lord  Moira  fit 
d'abord  donner  au  père  de  son  protégé  une  petite  place;  c'était  assez 
pour  ôter  à  Moore  la  charge  et  le  souci  de  sa  famille.  Quant  à  lui, 
on  lui  promettait  un  .commissariat  en  Irlande.  Déjà  il  s'apprêtait  à 
partir  pour  l'Irlande  et  à  prendre  congé  de  la  littérature  et  de  la  vie 
de  Londres.  Il  écrivait  à  miss  Godfrey  :  «  Je  n'attends  que  l'arrivée  de 
la  Revue  d'Edimbourg,  et  puis  adieu  pour  longtemps  à  toutes  mes 
grandeurs  !  Londres  ne  me  verra  plus  jouer  la  farce  de  la  gentilhom- 
meçie,  et  «comme une  brillante  exhalaison  du  soir,  »  je  m'évanouirai 
dans  l'oubli.  » 

Moore  ne  se  doutait  pas  que  ce  numéro  de  la  Revue  d'Edimbourg 
devait  être  la  cause  d'un  incident  célèbre  de  sa  vie.  Il  venait  de  pu- 
blier un  volume,  les  Odes  and  Epistles.  C'était  la  même  veine  d'in- 
spiration que  lesLittle's  Poems,  seulement  avec  plus  de  vigueur  dans 
la  touche.  Cette  poésie  amoureuse  choqua  la  pruderie  du  reviewer 
écossais.  Jeffrey,  qui  avait  déjà  si  durement  traité  les  premières  poé- 
sies de  Byron,  dépassa  la  sévérité  dans  sa  critique  de  l'œuvre  de  Moore. 
11  accusait  le  poète  de  chercher  à  corrompre  les  mœurs  de  ses  lecteurs. 
Moore  crut  que  ce  reproche  excédait  les  droits  de  la  critique.  S'il  eût 
eu  l'argent  nécessaire  pour  le  voyage,  il  serait  allé  demander  rai- 
son à  Jeffrey  de  son  insulte  à  Edimbourg  même.  Le  hasard  épargna 
les  frais  du  voyage  au  belliqueux  petit  poète.  Jeffrey  vint  à  Londres 
peu  après  la  publication  de  l'article.  Moore  lai  envoya  le  défi  le  plus 
blessant.  Le  duel  allait  avoir  lieu  à  Chalk-Farm.  Les  deux  adver- 
saires avaient  le  pistolet  à  la  main,  lorsque  la  police,  avertie  par 
une  indiscrétion,  intervint.  La  susceptibilité  et  la  conduite  de  Moore 
dans  cette  circonstance  furent  généralement  approuvées,  malgré  le 
malicieux  récit  que  certains  journaux  firent  de  cette  affaire.  Jeffrey 

TOME  I.  41 


634  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  Moore  avaient  des  amis  communs,  Rogers  entre  autres,  le  Crésas 
des  poètes  anglais  de  ce  siècle,  chez  lequel  se  fit  la  réconciliation. 
Jeffrey  présenta  de  loyales  excuses  à  Moore.  Le  critique  et  le  poète 
sortirent  de  cette  rencontre  avec  un  goût  très  vif  l'un  pour  l'autre,  et 
qui  dura  le  reste  de  leur  vie. 

Cette  aventure  finit  presque  la  jeunesse  de  Moore.  Il  avait  alors 
vingt-sept  ans.  Dans  les  années  qui  suivent,  la  bonne  humeur  infa- 
tigable qui  l'avait  si  légèrement  et  si  gaiement  soutenu  sur  le  flot  du 
monde  et  de  la  mode  commence  à  être  traversée  par  quelques  pen- 
sées tristes.  Moore  ne  porte  plus  les  désappointemens  avec  la  même 
égalité  d'âme.  Il  fit  de  nouvelles  et  importantes  liaisons.  Il  devint 
l'ami  de  Byron  après  avoir  failli  se  couper  la  gorge  avec  lui  comme 
avec  Jeffrey.  Il  fut  introduit  dans  le  cercle  politique  et  littéraire 
de  Holland-House.  Il  vivait  souvent  à  Donington,  chez  lord  Moira,  qui 
avait  été  renvoyé  du  ministère  avec  les  whigs  en  1807,  et  n'avait 
pas  eu  le  temps  d'assurer  son  avenir.  On  menait  une  vie  princière  à 
Donington.  Moore  y  avait  déjà  connu  le  duc  de  Montpensier,  frère 
du  roi  Louis-Philippe,  celui  qui  a  écrit  ces  naïfs  et  délicieux  mémoires 
sur  sa  captivité  pendant  la  révolution,  une  des  fleurs  les  plus  ai- 
mables de  la  littérature  française  de  ce  siècle,  et  dont  le  tombeau  est 
à  Westminster-Abbey.  11  y  vit  aussi  le  comte  d'Artois,  le  prince  de 
Condé,  le  duc  de  Bourbon;  mais,  au  milieu  de  ces  grandeurs,  il  souf- 
frait de  l'incertitude  de  son  avenir,  ((  Lord  Moira  est  excellent  pour 
moi,  écrivait-il  à  miss  Godfrey  dans  un  accès  de  mélancolie;  mais  le 
point  important  manque  toujours  :  Il  me  donne  des  manchettes,  et  je 
n'ai  point  de  chemise.  Je  lis  plus  que  je  n'écris,  et  je  réfléchis  plus 
que  l'un  et  l'autre;  mais  qu  est-ce  que  tout  cela  signifie?  Le  monde 
me  regrette?  J'ose  dire  qu'en  ce  moment  le  monde  me  traite  comme 
l'air  fait  la  flèche  qui  l'a  traversé,  remplissant  le  vide  et  oubliant 
qu'elle  a  passé  par  là.  C'est  une  chose  terrible  que  de  n'être  pas  né- 
cessaire à  quelqu'un  que  l'on  aime  et  qui  vous  aime.  »  Il  était  trop 
finement  organisé,  il  respectait  trop  l'art  pour  ne  pas  souffrir  de 
l'idée  d'être  forcé  d'écrire  pour  vivre  :  «Je  ne  fais  pas  grand'  chose, 
écrivait-il  à  lady  Donegal;  cependant  la  nécessité  que  je  sens  de  faire 
quelque  chose  est  une  des  grandes  raisons  pour  lesquelles  je  ne  fais 
rien.  Il  faut  que  ces  choses-là  viennent  d'elles-mêmes,  et  je  hais  de 
traiter  ma  muse  comme  un  conscrit;  mais  je  ne  peux  continuer  la  guerre 
sans  elle;  ainsi  il  faut  marcher.  »  Quand  il  n'eut  plus  l'espoir  d'être 
placé  par  lord  Moira,  il  eut  une  velléité  d'abandonner  la  poésie  et  de 
se  faire  avocat  :  n  A  être  pauvre,  j'aime  mieux,  disait-il  à  sa  mère, 
être  un  pauvre  conseiller  qu'un  pauvre  poète;  il  y  a  un  ridicule  qui 
s'attache  à  l'un,  et  auquel  l'autre  peut  échapper.  »  La  vie  du  grand 
monde  l'attirait  sans  cesse,  et  il  sentait  le  besoin  de  s'y  dérober.  Il 


THOMAS   MOORE,    SA    VIE   ET   SES    MÉMOIRES.  635 

aimait  toujours,  par  exemple,  à  écrire  à  sa  mère  des  nouvelles  de  ce 
genre  :  «  J'ai  dîné  chez  lord  Holland  mercredi,  et  hier  chez  le  vieux 
Sheridan,  qui  nous  avait  remis  de  jour  en  jour  comme  si  nous  eus- 
sions été  ses  créanciers.  Nous  avions  hier  lord  Lauderdale,  lord 
Erskine,  lord  Besborough,  lord  Kinnaird,  etc.  »  Et  dans  la  même 
lettre  il  ajoutait  :  ((J'ai  enfin  loué  une  petite  chambre  à  deux  milles 
de  la  ville,  où  je  pourrai  m' aller  réfugier  de  temps  en  temps  pour 
travailler  la  matinée.  C'était  absolument  nécessaire,  si  je  ne  voulais 
mourir  gaiement  et  élégamment  de  faim  à  Londres.  »  Ces  doutes  et 
ces  déchiremens  finirent  par  le  mariage. 

Moore  était  de  ces  natures  faciles  et  généreuses  qui  ne  se  prennent 
au  sérieux  de  la  vie  que  lorsqu'une  affection  se  rencontre  avec  un 
devoir  pour  leur  faire  aimer  le  lien  qui  les  y  attache.  Il  avait  en  lui, 
comme  le  prouvent  ses  lettres  à  sa  mère,  la  fleur  suave  du  sentiment 
de  la  famille.  Son  amie,  miss  Godfrey,  sa  chère  Marie,  comme  il 
l'appelait,  lui  écrivait  un  jour  :  «  Vous  vous  êtes  arrangé.  Dieu  sait 
comment  !  pour  conserver  au  milieu  du  monde  toutes  vos  affections 
de  famille  et  de  foyer  aussi  pures  et  aussi  vraies  que  vous  les  aviez 
en  partant.  C'est  un  trait  de  votre  caractère  que  je  regarde  comme 
au-dessus  de  tous  les  éloges;  c'est  une  perfection  qui  ne  va  jamais 
seule,  et  je  crois  que  vous  finirez  après  tout  par  devenir  un  saint  ou 
un  ange.  »  Mooré  se  maria  en  1811,  à  l'âge  de  trente  et  un  ans,  avec 
miss  Ehsabeth  Dyke,  dont  le  petit  nom  Bessy  va  remplir  désormais 
ses  lettres  et  ses  journaux.  Il  n'y  a  pas  de  détail  sur  son  mariage 
dans  sa  correspondance;  une  circonstance  curieuse,  c'est  qu'il  ne 
l'annonça  que  deux  mois  après  à  sa  mère,  lorsque  déjà  il  avait  pré- 
senté sa  femme  à  ses  plus  intimes  amis  de  Londres,  àRogers,  àlady 
Donegal.  Miss  Dyke  était  une  très  belle  personne  qui  se  destinait,  je 
crois,  au  théâtre.  Moore  paraît  l'avoir  tendrement  aimée.  Dès  qu'il 
fut  marié,  il  prit  bravement  son  parti.  A  dater  de  ce  jour,  son  existence 
se  dessine  nettement.  Il  quitte  Londres,  dont  les  dissipations  ne  lui 
permettraient  pas  de  travailler  et  où  ses  ressources  ne  lui  permet- 
traient pas  de  vivre.  Il  fait  un  traité  avec  un  éditeur  de  musique, 
Power,  pour  la  publication  des  Mélodies  irlandaises;  il  s'engage  à 
donner  dans  l'année,  moyennant  500  livres  sterling  par  an,  six  livrai- 
sons de  douze  mélodies  ou  chansons.  Une  fois  les  munitions  assu- 
rées, il  s'établit  à  la  campagne  et  se  renferme  dans  les  douceurs  de 
la  vie  intérieure  et  du  travail  littéraire. 

Il  loua  pour  20  livres  par  an  une  petite  maison,  Kegworth-Gottage, 
dans  le  comté  de  Derby,  près  de  Donington-Park,  à  une  lieue  de  la 
riche  bibliothèque  de  lord  Moira,  qui  lui  était  si  précieuse.  Lord 
Moira  et  sa  sœur,  lady  Loudon,  comblèrent  sa  femme  de  prévenances 
et  d'attentions.  Le  jour  où  Moore  alla  lui  faire  sa  visite  d'installation, 


636  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lord  Moira  le  prit  à  part.  «  Avec  sa  manière  délicate,  raconte  Moore, 
il  m'interrogea  sur  l'état  de  mes  affaires  pécuniaires,  et,  lorsque  je 
lui  dis  que  j'avais  tout  espoir  d'aller  confortablement,  il  répondit  : 

—  Je  voulais  savoir  seulement  si  vous  n'aviez  pas  quelque  besoin 
présent;  quant  à  l'avenir,  je  ne  doute  pas  qu'il  n'y  ait  prochainement 
en  politique  un  changement  qui  nous  remettra  tous  sur  nos  jambes.  » 
Le  changement  arriva  bientôt,  en  effet,  et  ce  fut  la  dernière  alerte, 
la  crise  finale  de  Moore  du  côté  de  l'ambition  politique.  Le  prince  de 
Galles,  dont  lord  Moira  était  l'ami  personnel,  était  alors  régent;  il 
avait  rompu  avec  son  ancien  parti,  les  whigs.  Lord  Moira,  homme 
honnête,  mais  faible,  vit  cette  rupture  avec  douleur,  mais  se  crut 
obligé  de  rester  l'ami  du  prince  qui  avait  trompé  ses  espérances 
politiques.  Cette  déception,  la  situation  fausse  où  elle  le  plaçait  vis-à- 
vis  de  son  parti,  lui  rendaient  pénible  le  séjour  de  l'Angleterre.  D'ail- 
leurs ses  affaires  étaient  dérangées,  il  avait  besoin,  pour  les  rétablir, 
d'un  voyage  sur  le  continent  ou  d'une  grande  place.  Le  prince  régent 
le  nomma  gouverneur-général  de  l'Inde,  et  lord  Moira  accepta  ce 
splendide  exil.  Cet  événement  produisit  un  grand  émoi  dans  le  petit 
cottage  de  Kegworth.  Le  gouverneur-général  de  l'Inde  dispose  de 
situations  considérables.  Moore  croyait  toucher  à  l'échéance  des  pro- 
messes de  lord  Moira;  il  s'attendait  à  être  emmené  dans  l'Inde  par 
le  nouveau  proconsul,  avec  la  promesse  d'un  grand  emploi.  Ses  châ- 
teaux en  Espagne  furent  promptement  renversés.  La  cour  avait  im- 
posé ses  protégés  à  lord  Moira  pour  les  places  qui  étaient  à  la  nomi- 
nation du  gouverneur-général.  Le  pauvre  lord,  confus,  expliqua  à 
Moore  d'une  façon  embarrassée  son  impuissance.  Seulement,  il  lui 
dit  qu'il  demanderait  aux  ministres  de  réserver  à  Moore,  en  Angle- 
terre, la  première  place  à  sa  convenance,  comme  un  échange  de  ce 
que  lui,  lord  Moira,  pourrait  faire  dans  l'Inde  pour  leurs  protégés. 
Moore  repoussa  cette  offre  avec  une  noble  indépendance.  «  De  vos 
mains,  mylord,  répondit-il,  je  recevrais  tout,  et  peut-être  sera-t-il 
encore  en  votre  pouvoir  de  m'être  utile;  mais  je  vous  prie  de  ne  point 
prendre  la  peine  de  réclamer  pour  moi  le  patronage  des  ministres  : 
j'aime  mieux  lutter,  comme  je  fais,  que  d'accepter  quoi  que  ce  soit 
qui  pût  me  lier  la  langue  sous  un  gouvernement  comme  celui-ci.  » 

—  Ainsi  finissent,  ajoutait  Moore  en  racontant  son  entrevue,  les  lon- 
gues espérances  que  j'avais  mises  dans  le  comte  de  Moira,  cheva- 
lier de  la  Jarretière,  etc.  —  La  conduite  de  Moore  fut  applaudie  par 
les  whigs;  les  hommes  importans  du  parti  en  conçurent  une  haute 
estime  pour  son  caractère.  Ils  ne  savaient  pas  à  quel  point  la  dignité 
du  refus  de  Moore  méritait  leur  admiration  et  leur  sympathie.  Au 
moment  où  il  rejetait  les  offres  de  lord  Moira,  Moore  était  dans  une 
telle  pénurie,  qu'il  écrivait  à  son  éditeur  Power  :  «  Vous  m'obligerez, 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET   SES   MÉMOIRES.  637 

si  VOUS  pouvez  m'envoyer,  par  le  retour  de  la  poste,  3  ou  4  livres 
sterling.  Je  viens  de  passer  littéralement  la  semaine  sans  un  sixpence 
dans  ma  poche.  » 

Moore,  fixé  désormais  à  la  poésie  et  à  la  littérature,  demeura  en- 
core quelque  temps  à  Kegworth.  Il  s'éloigna  ensuite  de  Donington- 
Park,  et  habita,  dans  le  même  comté  de  Derby,  non  loin  de  la  jolie 
ville  d'Ashbourne,  une  petite  maison  qui  portait  le  nom  riant  de  May- 
fîeld-Gottage.  Peu  d'années  après,  il  vint  s'établir  à  Sloperton-Got- 
tage,  près  de  la  belle  résidence  de  son  ami  lord  Lansdowne,  et  c'est 
là  qu'il  passa  le  reste  de  sa  vie.  Les  trois  étapes  de  Moore  à  la  cam- 
pagne sont  datées  par  des  œuvres  qui  indiquent  les  applications  et 
les  manières  diverses  de  son  talent.  A  Kegworth,  il  fait  la  meilleure 
partie  des  Mélodies;  à  Mayfield,  il  achève  Lalla-Rookh;  à  Sloperton- 
Cottage,  mûri  par  l'âge  et  rapproché  du  cercle  politique  de  lord  Lans- 
downe, il  se  met  à  écrire  en  vile  prose  et  commence  la  vie  de  She- 
ridan. 

C'est  une  chose  à  rêver  pour  des  travailleurs  intellectuels,  que 
cette  vie  de  cottage  dont  on  a  la  fraîche  peinture  dans  les  lettres  et  les 
journaux  de  Moore,  et  dans  les  vies  de  bien  d'autres  poètes  anglais. 
Une  petite  maison  dans  les  champs,  enguirlandée  de  chèvrefeuilles, 
de  vignes  vierges,  de  clématites,  avec  un  jardin  fleuri  et  gazonné;  au 
dedans,  le  comfortable  simple,  propre,  reluisant  de  la  vie  matérielle, 
et  cet  arrangement  familier  et  un  peu  désordonné  des  choses,  qui  est 
la  poésie  des  lieux  habités;  les  joies  du  cœur,  les  plus  chères  affec- 
tions, femme  et  enfans,  rassemblées  sous  le  même  toit,  et  mieux  pos- 
sédées dans  l'isolement;  pour  l'esprit,  des  livres,  Haydn,  Mozart,  un 
piano  :  voilà  ce  qu'eut  Moore  dans  ses  divers  séjours.  La  poésie  a 
besoin  de  cet  air  vaste  et  pur  où  le  cerveau  se  baigne  et  se  rafraî- 
chit continuellement  et  qui  est  la  santé;  de  ce  fonds  de  silence  où  la 
pensée  se  concentre,  où  la  rêverie  s'épand,  où  les  souvenirs  refleu- 
rissent; de  cette  liberté  de  temps  qui  permet  de  contempler  la  créa- 
tion dans  ses  harmonies  grandioses,  et  de  l'épier  à  loisir  dans  ses 
gracieuses  minuties;  de  ces  entretiens  avec  la  nature  qui  nous  ren- 
voie toutes  nos  idées  en  images  et  en  musique.  On  sent  mieux  les 
Mélodies  irlandaises  quand  on  se  reporte  par  l'imagination  aux  lieux 
où  Moore  les  a  composées.  Rien  de  moins  compliqué  que  ces  petits 
poèmes.  Moore  en  empruntait  l'inspiration  à  des  airs  nationaux  de 
son  pays,  quand  il  n'en  faisait  pas  lui-même  la  musique.  La  mélodie 
populaire  ou  trouvée  se  mariait  en  lui  à  un  sentiment,  un  souvenir, 
une  impression  qu'il  fixait,  ou  dans  les  deux  premiers  vers  de  la 
chanson,  ou  dans  un  refrain;  puis  il  développait  son  thème  poétique 
d'après  le  dessin  rhythmique  du  chant.  Rarement  il  dépassait  trois 
couplets.  Moore  ne  noyait  point  le  sentiment  dans  le  flux  des  mots; 


638  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

il  le  resserrait  dans  une  forme  simple  et  pure.  Cette  condensation  est 
un  des  principaux  mérites  des  Mélodies.  Le  jet  du  petit  poème  en  est 
plus  naturel;  il  va  droit  au  sentiment  auquel  il  s'adresse,  sans  donner 
le  temps  à  l'émotion  ou  au  charme  qu'il  produit  de  se  fatiguer  et  de 
s'allanguir.  On  sent  que  Moore  a  laissé  chanter  son  âme  dans  la  calme 
liberté  de  la  campagne,  qu'il  n'a  pas  subi  en  écrivant  l'influence  des 
diversions,  des  mille  bruits,  des  saccades  et  des  excitations  artifi- 
cielles de  la  vie  des  villes.  L'inspiration  une  fois  trouvée  et  conden- 
sée dans  le  moule  musical,  Moore  ne  s'occupait  plus  que  de  la  per- 
fection et  du  fini  des  détails.  11  ruminait  et  fredonnait  ses  vers  devant 
son  piano  ou  en  errant  à  travers  cliamps.  Il  cueillait,  rassemblait  et 
assortissait  ses  mots  comme  en  un  bouquet.  Les  Mélodies  étaient  son 
occupation  du  matin;  le  soir,  il  les  essayait  au  piano  devant  sa 
femme  et  des  voisins  en  visite  chez  lui,  ou  bien  il  faisait  des  lectures 
à  haute  voix  :  les  anciens  poètes,  les  poètes  du  jour,  les  romans  nou- 
veaux. La  vie  de  cottage  avait  même  l'agrément  de  n'être  point  in- 
compatible avec  les  plaisirs  de  société.  Dans  un  pays  où  l'aristocra- 
tie et  le  monde  distingué  habitent  la  campagne  pendant  la  plus 
grande  partie  de  l'année,  la  campagne  n'est  jamais  sans  ressources 
pour  un  homme  cultivé.  Moore  trouva  dans  ses  trois  séjours,  sans 
parler  des  châteaux  et  de  leurs  nobles  hôtes,  d'excellentes  relations 
de  voisinage,  encore  assez  nombreuses  pour  alimenter  de  gaies  soi- 
rées avec  accompagnement  de  danse,  de  musique  et  de  souper.  Enfin, 
de  temps  en  temps,  Moore  relevait  l'uniformité  de  son  existence  ordi- 
naire par  des  excursions  à  Londres,  où  il  se  retrempait,  rattrapait  le 
ton  du  jour  et  soignait  sa  réputation,  en  donnant,  comme  il  disait, 
une  exhibition  de  sa  personne. 

Le  succès  des  Mélodies  fut  instantané,  universel.  Moore  eut  bien- 
tôt un  rare  témoignage  du  rang  qu'il  prenait  parmi  ses  contempo- 
rains :  Byron  lui  dédia  le  Corsaire.  Lord  Byron  disait  dans  sa  dédi- 
cace :  «Je  saisis  cette  occasion  d'orner  mes  pages  d'un  nom  consacré 
par  des  principes  politiques  intègres  et  par  le  talent  le  plus  incontesté 
et  le  plus  divers.  L'Irlande  vous  compte  parmi  les  plus  fermes  de  ses 
patriotes;  vous  êtes  dans  son  opinion  le  premier  de  ses  bardes,  et  la 
Bretagne  répète  et  ratifie  ce  jugement.  Permettez  à  un  homme  dont 
le  seul  regret,  depuis  le  commencement  de  sa  liaison  avec  vous,  est 
le  temps  qu'il  a  perdu  avant  de  vous  connaître,  d'unir  l'humble 
suffrage  de  son  amitié  à  la  voix  de  deux  nations...  Enfin,  disait-il  en 
terminant,  il  peut  m' être  utile  que  l'homme  qui  fait  les  délices  de  ses 
lecteurs  et  de  ses  amis,  le  poète  de  tous  les  cercles  et  l'idole  du  sien, 
me  permette  de  me  dire  ici  et  ailleurs  son  ami,  etc.  »  —  On  pourra 
dire,  remarquait  Moore,  qu'il  me  jette  la  louange  à  la  pelle;  mais  du 
moins  la  pelle  est  d'or.  — En  ce  temps-là,  Jeffrey,  le  rédacteur  en 


THOMAS   MOORE,    SA   VIE    Eï   SES   MÉMOIRES.  630 

chef  de  la  Revue  d'Edimbourg,  fit  proposer  à  Moore,  par  l'intermé- 
diaire de  Rogers,  d'écrire  des  articles  pour  sa  revue  :  «  Le  brillant 
succès  de  quelques-uns  des  derniers  ouvrages  de  M.  Moore,  écrivait 
Jeffrey  à  Rogers,  m'a  fait  penser  à  lui,  et  tout  ce  que  j'ai  appris  de- 
puis sur  la  virile  et  noble  indépendance  de  sa  conduite  dans  des  cir- 
constances fort  difficiles  a  augmenté  l'ambition  que  j'éprouve  de 
me  lier  avec  un  homme  d'un  tel  talent  et  d'un  tel  caractère.  J'ap- 
prends qu'il  vit  sans  profession,  cultivant  dans  la  retraite  la  littéra- 
ture et  le  bonheur  domestique.  J'ose  donc  espérer  qu'il  pourra  trou- 
ver, de  temps  en  temps  au  moins,  le  loisir  d'écrire  un  article,  s'il 
n'a  pas  d'objection  d'ailleurs  à  s'enrôler  parmi  nous.  »  La  Revue 
d'Edimbourg  avait  alors  une  publicité  énorme  pour  une  revue;  elle  se 
tirait  à  13,000  exemplaires.  Ce  succès,  qui  montre  le  large  auditoire 
ouvert  en  Angleterre  à  la  littérature  élevée,  permettait  à  la  Revue 
d' Edimbourg  de  donner  à  ses  collaborateurs  une  rémunération  digne 
du  labeur  littéraire.  Les  articles  ordinaires  étaient  payés  20  guinées 
(500  francs)  la  feuille  de  seize  pages,  les  articles  particulièrement 
soignés  30  guinées,  et  dans  certains  cas  beaucoup  plus.  C'était  dans 
cette  dernière  catégorie  que  Jeffrey  plaçait  les  travaux  qu'il  deman- 
dait à  Moore.  «  Quant  à  l'augmentation  au-delà  de  trente  guinées, 
j'ai  quelque  initiative  dans  cette  matière,  disait-il,  et  ne  suis  point 
disposé  à  en  user  avec  parcimonie.  »  Moore  répondit  à  ces  ouver- 
tures, et  travailla  de  temps  en  temps  pour  la  Revue  d'Edimbourg; 
mais  où  il  put  apprécier,  d'une  façon  singulièrement  fortunée  pour 
lui,  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  taux  de  sa  popularité  poétique,  ce  fut 
à  l'occasion  de  la  vente  de  son  poème  oriental,  Lalla-Rookh. 

Il  avait  commencé  Lalla-Rookh  en  1813,  lorsqu'il  était  encore  à 
Kegworth  ;  il  le  termina  à  Mayfield-Cottage.  Il  est  inutile  d'insister 
ici  sur  un  poème  si  connu.  On  sait  qu'il  se  compose  de  trois  épi- 
sodes, le  Prophète  voilé,  les  Adorateurs  du  feu,  la  Lumière  du  harem, 
reliés  par  le  fil  léger  d'un  récit  en  prose.  La  poésie  anglaise  avait 
l'air,  en  ce  temps-là,  de  faire  la  conquête  de  l'Asie  :  Byron,  Southey, 
Moore,  s'y  précipitaient  à  la  fois  comme  les  Clive  et  les  Hastings  de 
l'imagination.  C'était  un  mouvement  comme  celui  que  nous  avons  vu 
plus  tard  en  France  entraîner  la  peinture  vers  l'Orient,  à  la  suite  de 
Decamps,  de  Marilhat,  de  Delacroix.  Moore,  asiatique  par  l'imagina- 
tion, voulut  l'être  par  l'érudition  et  l'exactitude.  Il  se  nourrit,  dans 
la  bibliothèque  de  lord  Moira,  de  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  l'Orient. 
Il  n'y  a,  pour  ainsi  dire,  pas  une  image  dans  Lalla-Rookh  qui  ne 
soit  empruntée  aux  mœurs,  à  la  religion,  à  la  nature  de  l'Inde,  de  la 
Perse  et  de  l'Arabie.  Si  l'on  a  reproché  quelque  chose  au  poème  de 
Moore,  c'est  l'accumulation  exagérée  des  magnificences  asiatiques, 
la  prodigalité  exubérante  de  cette  orfèvrerie  de  langage  dont  il  était 


6ZiO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

si  riche  de  son  propre  fonds,  l'obscurité  qui  résultait  parfois  de  l'en- 
tassement d'érudition  orientale  dont  il  avait  surchargé  son  poème. 
Le  petit  volume  de  LaUa-Rookh  produit  par  moment  sur  les  esprits 
délicats  l'effet  de  ces  riches  essences  d'Orient,  suaves  à  la  première 
respiration,  et  qui  finissent  par  étourdir  le  cerveau.  En  181/i,  tandis 
qu'il  achevait  Lalla-Rookh,  Moore  fit  un  voyage  à  Londres.  Les  grands 
éditeurs,  Murray,  Longman,  assiégèrent  le  poète  pour  avoir  son  œu- 
vre. Murray  offrit  2,000  guinées  (50,000  fr.  )  de  ce  simple  volume 
de  vers.  Les  amis  de  Moore  trouvaient  que  c'était  trop  peu.  Perry, 
l'influent  rédacteur  en  chtî  àM  Morning-Chronicle ,  voulait  que  Moore 
obtînt  le  prix  le  plus  élevé  qui  eût  encore  été  payé  pour  un  poème  : 
—  ((  Alors,  dit  M.  Longman,  ce  sera  3,000  guinées.  —  Précisément, 
répliqua  Perry;  il  ne  recevra  pas  un  penny  de  moins.  »  Le  marché 
fut  conclu  dans  ces  termes  :  «  Nous  nous  engageons,  écrivit  M.  Long- 
man à  Moore,  à  vous  payer  la  somme  de  3,000  livres  sterling  lors- 
que vous  nous  aurez  remis  un  poème  de  l'étendue  de  Rokeby  (de 
Walter  Scott).  »  C'était  une  demi-guinée  le  vers.  Moore,  avec  cette 
superbe  perspective,  revint  à  Lalla-Rookh  du  meilleur  de  son  cœur. 
Il  passa  encore  un  an  sur  son  poème.  En  1816,  l'œuvre  était  prête 
pour  la  publication;  mais  c'était  une  année  de  crise  commerciale, 
mauvaise  saison  pour  la  librairie.  Moore,  avec  une  générosité  ma- 
gnanime, écrivit  aux  Longmans  qu'il  leur  rendait  la  liberté  d'ajour- 
ner, modifier  ou  même  résilier  le  marché.  M.  Longman  ne  voulut 
point  abuser  de  la  délicatesse  du  poète,  et  Lalla-Rookh  parut  en 
1817,  dédié  à  Rogers.  C'est  une  chose  touchante  que  la  joie  de  Moore 
en  se  voyant  maître  d'une  somme  si  considérable,  et  l'emploi  qu'il 
en  fait  tout  de  suite.  Arrivé  à  sa  trente-septième  année,  il  peut  enfin, 
pour  la  première  fois  de  sa  vie,  se  libérer  de  ses  dettes.  Sur  les  3,000 
livres,  il  en  prend  1,000  pour  désintéresser  ses  créanciers.  A  Rogers 
seul  il  devait  500  livres.  Rogers  ne  voulait  pas  les  recevoir  :  «  Je  les 
prends,  dit-il,  vaincu  par  les  instances  de  son  ami,  et  je  les  garde 
pour  les  tenir  à  votre  disposition.  »  Les  dettes  payées,  Moore  ne 
pense  qu'à  ses  parens.  Son  père  venait  de  perdre  sa  place  et  d'être 
mis  à  la  demi-solde;  Moore  laisse  chez  les  Longmans  les  2,000  livres 
qui  lui  restent,  et  en  abandonne  l'intérêt  annuel  de  100  livres  à  ses 
vieux  parens. 

Pour  veiller  à  l'impression  de  Lalla-Rookh,  Moore  avait  quitté  May- 
field-Gottage  et  était  venu  s'établir  à  Hornsey,  à  deux  lieues  de  Lon- 
dres; il  assista  à  son  succès.  «Le  livre  marche  fameusement,  »  écrit-il 
à  sa  mère.  Il  y  a  de  ces  époques  exceptionnelles  en  littérature  où 
auteur,  monde,  public  semblent  animés  d'une  même  ferveur;  temps 
heureux  pour  le  talent,  car  il  y  donne  toute  sa  valeur;  temps  heu- 
reux pour  le  public  qui  se  livre  sans  entraves  à  une  des  plus  nobles 


THOMAS    MOORE,    SA    VIE    ET    SES    MÉMOIRES.  Q!li 

jouissances  de  l'esprit,  l'admiration;  temps,  hélas!  bien  éloignés  de 
nous.  Déjà  un  ami  de  Moore,  sir  James  Mackintosh,  en  prévoyait 
alors  le  déclin  :  a  L'âge  de  l'admiration  va  finir,  »  disait-il  avec  un 
poétique  regret.  Moore  eut  le  bonheur  de  venir  assez  tôt  pour  profi- 
ter de  cette  veine,  et  il  était  digne  de  ce  bonheur,  qui  .exaltait  son 
émulation  :  «Vous  ne  pouvez  concevoir,  écrivait-il  à  sa  mère,  à  quel 
point  tout  le  monde  ici  est  bienveillant  pour  moi.  Mon  voyage  à  Lon- 
dres me  fera  tout  le  bien  du  monde  en  m'inspirant  plus  de  confiance 
en  moi  et  en  me  montrant  la  position  élevée  que  j'occupe.  »  Les 
témoignages  de  son  succès  lui  arrivaient  de  toutes  parts.  Un  mois 
après  la  publication,  la  première  édition  de  Lalla-Rookh  était  épui- 
sée. Une  jeune  fille  de  Bristol,  qui  ne  disait  pas  son  nom,  lui  envoyait, 
comme  preuve  de  son  admiration  pour  Lalla-Rookh,  un  billet  de 
3  livres  sterling.  Dans  un  dîner  public,  M.  Groker,  alors  secrétaire  de 
l'amirauté,  le  même  qui  aujourd'hui  encore  dans  sa  vieillesse  rédige 
avec  une  puissante  verdeur  la  politique  de  la  Quarterly  Revieiu, 
M.  Groker  portait  la  santé  de  Moore  et  s'enorgueillissait  de  l'amitié 
du  poète  plus  que  de  celle  de  Peel  et  du  duc  de  Gumberland.  Ses 
amis  influons  oflraient  à  Moore  la  direction  d'un  journal  politique 
qu'il  avait  la  prudence  de  refuser.  Un  libraire  voulait  fonder  avec  lui 
une  revue,  et  Moore  avait  encore  le  bon  esprit  d'échapper  à  cette  pro- 
position. Un  soir,  chez  lady  Besborough,  lord  Lansdowne  engagea 
Moore  à  fixer  sa  résidence  près  de  son  château  de  Bow^ood.  Moore 
accepta  cette  invitation  avec  empressement;  mais  avant  de  s'établir 
aux  environs  de  Bowood,  il  fit  un  petit  voyage  à  Paris. 

Il  passa  en  France  deux  mois  de  l'été  de  1817.  On  ne  trouve  dans 
sa  correspondance  d'autre  trace  des  impressions  de  ce  court  voyage 
que  cette  phrase  :  ((Paris  est  le  lieu  le  plus  délicieux  que  j'eusse  pu 
rêver  au  monde.  En  vérité,  si  je  puis  y  décider  Bessy,  mon  intention 
est  de  venir  vivre  ici  deux  ou  trois  ans.  »  En  écrivant  ces  mots,  le 
pauvre  Moore  ne  pensait  pas  qu'une  triste  nécessité,  au  lieu  d'une 
attrayante  fantaisie,  le  forcerait  bientôt  à  réaliser  son  projet.  Le  sé- 
jour de  Moore  en  France  lui  fournit  ce  qu'il  fallait  de  couleur  locale 
pour  un  pamphlet  politique  en  vers  comiques  qu'il  intitula  :  la  Fa- 
mille Fudge  à  Paris.  C'était  le  second  essai  de  Moore  en  ce  genre.  Il 
avait  publié  quelques  années  auparavant  de  petites  satires  auxquelles 
le  public  avait  mordu  de  bel  appétit.  Cela  s'appelait  ((  la  petite  poste,  » 
the  tivo  fenny  post-hag.  C'était  une  collection  de  lettres  rimées  en 
parodie,  où  Moore,  mal  déguisé  sous  le  pseudonyme  de  Tom  Brown, 
faisait  parler  certains  personnages  tories  du  temps.  Le  prince-régent, 
le  même  à  qui  Moore  avait  dédié  son  Anacréon,  et  avec  lequel  il  avait 
fait  de  petits  soupers,  mais  dont  les  vi^higs  ne  virent  plus  que  les 
ridicules  et  les  vices  lorsqu'il  les  eut  abandonnés,  y  avait  les  hon- 


642  RETUE   DES  DEUX   MONDES. 

neurs  de  la  caricature.  Une  bonne  charge  du  post-hag  est  la  lettre  du 
prince-régent  à  son  compagnon  de  plaisir,  le  comte  d'Yarmouth.  Une 
autre  bouffonnerie  amusante  est  la  lettre  de  congratulation  écrite  par 
un  officier  du  prince  à  un  M.  Gould  Francis  Leckie.  Ce  M.  Leckie 
avait  eu  l'extravagance  de  faire  un  livre  en  l'honneur  du  pouvoir 
absolu.  Entre  autres  excentricités,  cet  original  conseillait  aux  rois  de 
l'Europe,  pour  éviter  les  embarras  des  mariages  princiers,  de  prendre 
exemple  sur  le  grand-turc  et  d'envoyer  chercher  leu-rs  femmes  en 
Géorgie  et  en  Circassie.  La  Famille  Fudge  était  de  la  même  veine 
que  la  'petite  poste ^  c'était  aussi  une  satire  épistolaire.  Les  ridicules 
des  Anglais  à  Paris  formaient  la  broderie  ;  le  fond  était  la  politique 
anti-libérale  du  gouvernement  anglais  de  ce  temps-là,  présentée,  ap- 
préciée, défendue  en  charge  par  des  adeptes  abjects,  grossiers,  gro- 
tesques de  cette  politique.  Le  prince-régent  faisait  encore  les  frais  de 
cet  amusant  persiflage.  Lord  Castlereagh  et  lord  Sidmouth  étaient 
criblés  de  pointes.  Pendant  que  Moore  travaillait  à  la  Famille  Fudge^ 
lady  Donegal  lui  envoya  une  liste  de  personnes  qu'elle  le  priait  d'é- 
pargner. ((Votre  liste  m'embarrasse  beaucoup,  lui  répondait  Moore; 
il  faut  étouffer  au  berceau  de  jeunes  épigrammes.  Vos  noms  cepen- 
dant seront  épargnés,  excepté  lord  Sidmouth.  »  Lord  Sidmouth  (plus 
connu  en  France  sous  le  nom  de  M.  Addington,  le  ministre  de  la  paix 
d'Amiens)  était  un  bonhomme  assez  faible  de  caractère  et  de  talent; 
mais  Moore  ne  pouvait  lui  pardonner  l'odieux  réseau  de  police  dans 
lequel  il  avait  essayé  de  garrotter  la  libre  Angleterre.  ((  Il  serait 
contre  nature,  disait-il,  que  le  patron  des  espions  n'eût  pas  un  trait 
ou  deux.  Je  vous  promets  de  ne  pas  l'appeler  ((  vieille  pécore,  »  et 
c'est  tout  ce  que  ses  amis  les  plus  chauds  peuvent  attendre  de  mieux 
pour  son  compte.  »  Un  des  gais  morceaux  de  la  Famille  Fudge  est 
en  effet  un  parallèle  burlesque  de  Tibère  et  de  lord  Sidmouth,  Tib  et 
Sid,  comme  dit  Moore,  où  les  rimes  en  tih  et  en  sid  se  croisent  et 
tombent  de  la  façon  la  plus  comique. 

Nous  avons  déjà  vu  Moore  plusieurs  fois  en  contact  avec  la  po- 
litique :  dans  sa  vie  personnelle,  lorsqu'il  refuse  par  esprit  d'indé- 
pendance la  position  de  lauréat  et  l'intervention  de  lord  Moira  en  sa 
faveur  auprès  des  ministres  ;  dans  ses  œuvres,  lorsque  par  les  Mélo- 
dies irlandaises 'û  devient  l'organe  et  le  poète  d'une  nation  opprimée, 
et  par  ses  satires  livre  au  ridicule  les  sottes  et  basses  tendances  d'un 
gouvernement  rétrogade.  La  tenue  politique  de  Moore  est  un  des 
beaux  côtés  de  son  caractère,  et  j'ajouterai  une  des  harmonies  de 
son  talent,  car  nous  ne  savons  que  trop  que  l'esprit  détonne  et  que 
le  talent  se  fausse  là  où  manque  le  caractère.  Moore  était  libéral; 
quoique  Irlandais,  il  n'allait  pas  au-delà.  11  était  de  ces  esprits  et 
de  ces  cœurs  fermes,  rares  natures,  il  est  vrai,  qui  dans  nos  temps 


THOMAS   MOORE,    SA   VIE    ET   SES    MÉMOIRES.  643 

d'instabilité  révolutionnaire  restent  debout  et  ne  se  laissent  ni  em- 
porter à  la  démagogie  ni  abattre  sous  le  despotisme,  suivant  le  cou- 
rant du  jour  ou  la  fatalité  du  moment.  Il  n'aimait  pas  la  démocratie 
qu'il  avait  entrevue  aux  États-Unis,  parce  qu'elle  lui  paraissait  op- 
pressive pour  la  liberté  des  hommes  distingués.  Il  détestait  les  excès 
de  la  révolution  française  pour  le  mal  qu'ils  avaient  fait  à  la  liberté. 
«  Honte  aux  tyrans  !  disait-il  dans  la  mélodie  : 

'lis  gone  and  for  ever  the  light  we  saw  breaking, 

honte  aux  tyrans  qui  nous  ont  ravi  ce  bonheur  (la  liberté) ,  et  honte 
à  la  race  légère,  indigne  de  son  bien,  qui  sur  l'autel  fumant  de  la 
mort,  caressant  comme  les  furies  la  jeune  espérance  de  la  liberté,  l'a 
baptisée  dans  le  sang!  Alors  s'évanouit  pour  toujours  cette  belle  et 
lumineuse  vision  dont  l'image,  en  dépit  des  esclaves  et  des  cœurs 
glacés,  vivra  longtemps  pure,  brillante,  céleste  comme  d'abord  elle 
se  leva,  mon  Érin  perdue,  sur  toi  !  »  Le  souvenir  vivant  de  la  révolu- 
tion française  lui  inspira  un  inguérissable  dégoût  pour  toutes  les 
agitations  qui  font  appel  aux  passions  ignorantes  de  la  foule.  Il  savait 
que  la  démagogie  est  une  des  formes  les  plus  viles  de  la  servitude; 
aussi  ne  fit-il  jamais  cause  commune  avec  les  Irlandais  de  l'école 
d'O'Connell.  «  S'il  y  a  quelque  chose  au  monde  qui  m'ait  inspiré  plus 
de  mépris  et  de  haine  que  quoi  que  ce  soit  depuis  longtemps,  écri- 
vait-il en  1815,  ce  sont  ces  politiques  de  Dublin  auxquels  vous  crai- 
gnez de  me  voir  associé.  Je  ne  crois  pas  qu'une  bonne  cause  ait  jamais 
été  gâtée  par  une  clique  de  démagogues  plus  fanatique,  plus  brail- 
larde et  plus  dégoûtante.  Quoique  ce  soit  la  religion  de  mes  pères, 
je  dois  dire  que  ce  vil  et  grossier  esprit  doit  être  attribué  en  grande 
partie  à  cette  misérable  secte  qui  souille  encore  l'Europe  de  jésuitisme 
et  d'inquisition,  la  plus  étroite  et  la  plus  funeste  de  celles  qui  ont 
abruti  l'humanité.  Jugez  si  je  suis  en  danger  de  m' unir  à  MM.  O'Gon- 
nell,  O'Donnell,  etc.  )>  Mais  le  même  sentiment  qui  faisait  voir  àMoore 
dans  la  démagogie  l' avant-garde  du  despotisme  lui  montrait  dans 
les  fauteurs  du  pouvoir  arbitraire  des  provocateurs  de  révolution.  Du 
moins  en  Angleterre  les  conditions  essentielles  de  la  liberté  fCvaient 
été  respectées  :  la  liberté  y  était  bien  en  pénitence  sous  la  férule 
de  lord  Castlereagh;  mais  les  pacifiques  efforts  des  libéraux  avec 
lesquels  marchait  Moore  ont  suffi  pour  lui  rendre,  sans  convulsion, 
le  mouvement  et  la  fécondité. 

Moore,  au  retour  de  son  excursion  en  France,  alla  s'établir  près 
de  Bowood.  Il  loua,  pour  AO  livres  par  an,  tout  meublé,  le  cottage 
de  Sloperton,  un  vrai  cottage  couvert  en  chaume.  Tout  lui  souriait  : 
il  commençait  à  goûter  les  agrémens  de  son  nouveau  séjour;  il  se 
louait  des  attentions  de  lord  et  de  lady  Lansdowne  pour  sa  femme 


6A4  RE\UE    DES    DEUX    MONDES. 

et  pour  lui;  la  Famille  Fudge  lui  procurait  des  succès  nouveaux;  les 
profits  de  LallaRookh,  joints  aux  Mélodies  nationales  et  aux  Chants 
sacrés^  qu'il  continuait  à  publier,  et  à  la  Vie  de  Sheridan,  pour 
laquelle  Murray  devait  lui  donner  1,000  livres  sterling,  lui  promet- 
taient enfin  une  vie  d'agréables  travaux  et  d'honnête  aisance;  il  sem- 
blait, n'est-ce  pas?  avoir  le  droit  de  regarder  l'avenir  avec  une  con- 
fiante sécurité.  C'est  juste  en  ce  moment  qu'un  accident  terrible  vint 
bouleverser  l'existence  de  Moore.  On  se  souvient  qu'en  partant  de 
Bermude,  il  y  avait  laissé  à  sa  place  un  suppléant.  Moore  ne  put 
jamais  obtenir  de  son  remplaçant  des  comptes  réguliers;  il  avait 
fini  par  oublier  l'homme  et  la  place.  Voilà  que  le  1"  avril  1818  il 
reçoit  une  citation  à  comparaître  devant  le  tribunal  connu  sous  le 
nom  de  Doctors'  Commons.  Le  gérant  de  Moore  avait  refusé  de  resti- 
tuer le  produit  d'un  navire  vendu  avec  son  chargement  qui  avait 
été  déposé  entre  ses  mains  en  attendant  une  décision  du  tribunal 
des  prises.  Moore  était  cité  pour  avoir  à  répondre  du  détourne- 
ment imputé  à  son  remplaçant.  Il  s'agissait  d'une  somme  énorme, 
6,000  livres  sterling.  Si  Moore  perdait  son  procès,  comme  il  lui  était 
impossible  de  payer  une  somme  aussi  considérable,  il  serait  frappé 
de  la  contrainte  par  corps.  La  ruine,  la  prison,  la  prison  pour  la  vie 
peut-être,  voilà  la  fin  où  Moore  voyait  aboutir  les  efforts  et  les  succès 
de  tant  d'années. 

11  fit  face  à  cette  affreuse  tribulation  avec  une  admirable  sérénité 
d'humeur.  En  annonçant  la  catastrophe  à  lady  Donegal,  il  lui  disait  : 
«  Il  est  heureux  que  ce  coup  ne  soit  pas  tombé  sur  moi  plus  tôt; 
j'aurais  pu  en  perdre  la  gaieté  qui  m'était  nécessaire  pour  achever 
ma  Famille  Fudge.  Je  ne  sais  pourtant  comment  cela  se  fait,  ma 
conscience  étant  en  repos,  et  la  peine  n'étant  point  la  conséquence 
d'une  faute,  je  doute  que  même  la  prison  altère  ma  bonne  humeur; 
—  des  murs  de  pierre  ne  font  point  une  prison,  »  En  écrivant  à  son 
éditeur  Power  sur  le  même  sujet,  il  disait  :  «  Quelle  vie  !  Je  ne  suis 
cependant,  grâce  au  ciel,  pas  du  tout  abattu  de  cette  perspective. 
Comme  je  n'aurai  pas  à  souffrir  pour  une  mauvaise  action  commise 
par  mbi,  il  n'y  aura  dans  mon  malheur  rien  d'amer  pour  ma  con- 
science, et  je  pourrai  toujours  narguer  la  fortune.  On  ne  m'enlè- 
vera ni  ma  propre  estime  ni  mon  talent,  et  avec  cela  je  peux  vivre 
heureux  partout.  »  Moore  prit  courageusement  son  parti.  Le  procès 
qu'il  avait  à  soutenir  serait  long;  tout  n'était  pas  encore  perdu.  Il 
rassura  ses  parens,  ne  voulut  point  profiter  des  offres  empressées  de 
ses  amis,  se  blottit  en  les  savourant  plus  avidement  encore  dans  les 
douces  joies  de  son  intérieur,  animé  par  sa  douce  et  charmante  Bessy 
et  les  deux  enfans  qui  lui  restaient ,  et  en  attendant  le  dénoûment 
il  se  remit  intrépidement  au  travail. 


THOMAS   MOORE,    SA  YIE    ET   SES   MÉMOIRES.  645 

L'arrêt  des  Doctors'  Commons  se  fit  attendre  un  an.  Durant  cette 
année,  l'existence  de  Moore  fut  ainsi  distribuée  :  pour  ses  travaux,  il 
continua  les  mélodies  sacrées,  les  chants  nationaux,  et  s'occupa  prin- 
cipalement des  recherches  relatives  à  la  vie  de  Sheridan  ;  comme 
séjour,  il  habita  Sloperton-Cottage,  mais  fit  de  fréquentes  courees  à 
Londres  pour  veiller  à  son  procès  et  pour  recueillir  de  la  bouche  des 
amis  survivans  de  Sheridan  des  informations  sur  les  principaux  acci- 
dens  de  sa  vie  politique,  et  les  anecdotes  qui  pouvaient  servir  à  illus- 
trer son  caractère  ;  quant  aux  relations,  il  eut  à  la  campagne  l'inti- 
mité de  lord  Lansdowne,  à  Londres  il  vécut  beaucoup  dans  la  société 
de  lord  Holland.  Au  reste,  nous  avons,  par  le  journal  qu'il  tint  de- 
puis cette  époque  jusqu'en  1836,  le  bulletin  moral  et  le  détail  pres- 
que quotidien  de  sa  vie. 

11  faut  citer  quelques-unes  de  ces  notes  pour  donner  une  idée  de 
la  façon  dont  se  passaient  les  journées  de  Moore  à  Sloperton-Cottage, 
et  des  phases  de  sentimens  qu'il  traversait  dans  un  moment  si  cri- 
tique. En  voici  quelques  échantillons  :  ((27  octobre  1818.  Jour  plu- 
vieux :  dîné  de  bonne  heure.  Travaillé  le  matin  à  Sheridan.  Après  dîné 
et  après  le  thé,  copié  un  Benedictus  de  Mozart  et  le  Et  incarnatus 
est  de  Haydn,  tous  deux  le  merum  ml  de  la  musique.  Avant  souper, 
je  les  ai  chantés  et  d'autres  morceaux  avec  Mary  Dalby  et  Bessy.  La 
pauvre  Bessy  a  pleuré  à  mon  chant  sacré  :  ((  Oh  !  qu'il  est  doux  de 
penser  à  la  vie  à  venir,  »  et  dans  une  conversation  que  nous  avons 
eue  ensuite  sur  la  perspective  consolante  de  retrouver  dans  un  autre 
monde  ceux  que  nous  aimons  :  elle  pensait  à  la  pauvre  Barbara  (une 
jeune  fille  de  Moore  morte  récemment).  Lorsqu'elles  se  sont  cou- 
chées, j'ai  essayé  quelques  sonates  de  démenti;  j'ai  été  ravi  de  celles 
qui  sont  dédiées  à  miss  Gavin,  parce  que  ma  sœur  les  jouait  et  qu'elles 
m'ont  rappelé  d'anciens  jours.  Lu  un  peu  des  discours  de  Sheridan 
avant  d'aller  au  lit.  —  29.  Une  journée  est  si  semblable  à  l'autre  qu'il 
est  difficile  d'en  distinguer  la  différence;  ce  sont  les  plus  heureuses, 
vrais  jours  de  cottage  tranquilles  et  industrieux,  sans  autre  alliage 
que  la  faible  santé  de  ma  douce  Bessy,  qui  s'améliorera,  j'espère, 
quand  elle  aura  accouché.  Poursuivi  ma  tâche  tout  le  jour  dans  le 
jardin.  La  soirée  délicieuse!  on  eût  dit  le  dernier  doux  adieu  de  Tété. 
Les  Hughes  sont  venus  pour  le  thé  et  le  souper.  Nous  avons  joué  et 
chanté.  Je  leur  ai  lu  la  comédie  de  Morton  :  l'École  de  la  Réforme. 
—  30.  Même  répétition  pour  la  plus  grande  partie;  dans  la  soirée, 
encore  un  éclair  de  l'été  qui  s'en  va;  ce  sera  certainement  le  der- 
nier. Copié,  après  le  thé,  une  partie  d'une  chose  glorieuse  de  Haydn, 
commençant  par  le  chant  :  Amen  dico  tibi,  etc.,  le  passage  Oggi  con 
me  est  divin.  —  31  décembre.  Tout  est  en  l'air  pour  les  préparatifs  de 
notre  bal  de  ce  soir;  le  souper  dressé  dans  mon  cabinet  de  travail.  La 


6/16  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pauvre  Bessy  est  tout  le  jour  sur  les  jambes,  afin  que  tout  soit  aussi 
propre  que  possible;  ma  principale  occupation,  après  tirer  le  vin, 
est  de  tenir  le  petit  Tom  tranquille.  Tout  s'est  passé  très  gaiement. 
Nous  avons  fait  notre  possible  pour  rendre  nos  gens  heureux;  il  faut 
reconnaître  que  nos  hôtes  semblent  être  venus  tous  avec  le  parti  pris 
de  s'amuser.  Soupe  à  minuit  et  demi.  J'avais  fait  venir  des  homards, 
des  huîtres  et  du  Champagne  de  Londres  exprès  pour  la  circonstance, 
et  le  souper  a  été  non-seulement  gai,  mais  élégant,  ^ingt-deux  per- 
sonnes ont  soupe  dans  mon  petit  cabinet.  J'ai  chanté  après  le  souper, 
puis  l'on  a  encore  dansé  jusqu'à  quatre  heures  du  matin.  Joyeux 
commencement  pour  la  nouvelle  année.  Dieu  fasse  que  cela  continue 
et  qu'ainsi  a  nos  jours  et  nos  nuits,  avec  toutes  leurs  heures,  s'en 
aillent  en  dansant  sur  la  pointe  du  pied.  »  On  voit  ici,  comme  par 
une  fenêtre  de  son  cottage  ou  à  travers  la  grille  de  son  jardin,  le 
Tom  Moore  que  nous  avons  essayé  de  dépeindre,  homme  d'intérieur, 
de  travail  délicat,  de  douce  flânerie,  fou  de  musique,  toujours  amou- 
reux des  réunions  et  des  fêtes,  même  sous  la  menace  d'un  grand  mal- 
heur. A  travers  cette  paix  enjouée,  la  tristesse  pourtant  ou  quelque 
attendrissement  pénible  commençait  déjà  à  jeter  parfois  un  nuage. 
— 11  janvier  1819.  Une  remarque  d'un  article  sur  mes  dernières 
Mélodies  m'a  fait  en  quelque  sorte  froid  au  cœur.  «  Nous  pouvons 
reconnaître  l'influence  de  l'âge  qui  s'avance  aux  feux  maintenant 
plus  calmes  du  moderne  Anacréon.  »  Hélas!  ce  n'est  que  trop  vrai. 
Je  vais  avoir  bientôt  accompli  mon  huitième  lustre.  — 13.  Le  Mé- 
moire de  Cribb  (une  nouvelle  satire  politique)  est  presque  fini.  Je  me 
suis  promené  quatre  heures.  La  journée  était  exquise.  J'ai  senti  des 
élans  de  dévotion  en  me  promenant  et  en  contemplant  le  monde  glo- 
rieux autour  de  moi,  qui  m'ont  fait  plus  de  bien  que  des  volumes 
de  théologie.  —  20  février.  Une  tristesse  sur  moi,  quelquefois  sem- 
blable à  celle  des  jeunes  années  et  agréable,  mais  quelquefois  mêlée 
de  reproches  que  je  m'adresse,  et  par  conséquent  pénible.  — 11  avril. 
Commencé  des  paroles  sur  un  très  joli  air  français.  Splendide  cou- 
cher du  soleil  ce  soir;  si  je  m'étais  laissé  aller,  j'aurais  pleuré  comme 
un  enfant  aux  pensées  qui  me  venaient  devant  ce  spectacle  :  je  pen- 
sais' au  peu  que  j'ai  fait  dans  ce  monde,  et  à  tout  ce  dont  mon  âme 
se  sent  capable.  Mais  il  y  a  certainement  une  sphère  meilleure  pour 
ceux  qui  n'ont  fait  que  commencer  leur  course  dans  celle-ci.  —  23.  A 
mon  arrivée  chez  moi,  j'ai  trouvé  une  lettre  de  Tôlier  (son  avocat) 
renfermant  des  déclarations  de  mes  parties  adverses,  et  demandant 
des  instructions,  car  mes  adversaires  veulent  pousser  les  choses  aux 
extrémités.  La  catastrophe  est  donc  à  la  veille  d'éclater.  Cela  m'a  un 
peu  attristé,  car  j'avais  presque  oublié  toute  l'affaire,  et  voilà  qu'elle 
revient  sur  moi  plus  sombre  que  jamais.  C'est  peut-être  pour  le 


THOMAS    MOORE,    SA    YIE    ET    SES   MÉMOIRES.  647 

mieux.  — 2ù.  Jour  pluvieux,  sombre;  mon  humeur  de  la  même  teinte. 
Souvent  je  désirerais  trouver  une  bonne  cause  pour  laquelle  je  pusse 
mourir.  » 

On  n'a  ici  que  la  moitié  du  tableau  de  la  vie  de  Moore  à  la  cam- 
pagne. Ses  relations  avec  lord  Lansdowne  défrayaient  une  grande 
partie  de  son  temps.  Lord  Lansdowne  avait  consenti  à  être  le  parrain 
du  fds  de  Moore,  et  s'attachait  tous  les  jours  davantage  le  poète  par 
les  témoignages  de  sa  noble  amitié.  «  J'ai  vu  lord  Lansdowne,  écrit 
une  fois  Moore  sur  son  journal,  affectueux  et  aimable  comme  d'habi- 
tude. Je  trouve  qu'il  gagne  les  cœurs  de  la  bonne  façon,  piano  è 
sano.  »  Il  y  avait  toujours  société  nombreuse  à  Bowood,  recrutée 
dans  l'aristocratie  ou  parmi  les  hommes  éminens  de  la  politique  et 
de  la  littérature.  Moore  y  était  souvent  en  voisin.  Il  y  faisait  une 
moisson  d'anecdotes  sur  la  politique  du  temps  de  Sheridan.  Ses  jour- 
naux reproduisent  une  foule  de  conversations  politiques  ou  pure- 
ment littéraires,  dont  les  interlocuteurs,  outre  lui  et  lord  Lansdowne, 
sont  des  hommes  comme  Dumont  de  Genève,  Dugald  Stewart,  sir 
James  Mackintosh.  Ces  entretiens  roulent  sur  des  sujets  trop  particu- 
liers à  l'Angleterre  pour  qu'on  en  puisse  détacher  des  fragmens; 
mais  à  la  variété  qui  les  anime,  à  l'élévation  du  ton  et  à  la  finesse 
des  aperçus,  on  comprend  le  charme  et  l'utilité  de  cette  vie  de  so- 
ciété large  et  libérale.  A  Londres,  Moore  avait  Holland-House  pour 
lui  tenir  place  de  Bowood.  11  y  avait  plus  de  mouvement,  plus  de 
brillant,  plus  de  grâces  légères  chez  lord  Holland  que  chez  lord 
Lansdowne.  Moore  y  était  accueilli  sur  le  même  pied  d'intimité  :  il  y 
avait  toujours  sa  chambre  et  son  couvert.  Il  a  esquissé  dans  son  his- 
toire de  Sheridan  quelques  traits  de  la  figure  de  lord  Holland  qui 
montrent  bien  ce  qui  l'attirait  lui-même  dans  l'heureuse  nature  du 
neveu  de  Charles  Fox.  En  fait  d'opinions,  droiture,  amour  de  la  jus- 
tice, esprit  de  tolérance  qui  ne  savait  s'irriter  que  contre  la  tyrannie  ; 
dans  le  caractère  une  simplicité  ouverte  et  rayonnante,  un  accueil  si 
riant,  qu'il  faisait  dire  à  Rogers  :  «  Quand  lord  Holland  vous  aborde, 
on  dirait  qu'il  a  toujours  quelque  bonne  nouvelle  à  vous  annoncer;  » 
comme  causeur,  une  étendue  de  connaissances,  une  façon  d'être 
au  courant  des  choses  et  une  vivacité  d'esprit  qui  touchaient  à  tout, 
dit  Moore,  et  qui  ne  touchaient  à  rien  sans  l'embellir;  pour  mieux 
peindre  la  conversation  de  lord  Holland,  Moore  empnintait  une  image 
de  Dryden  :  «  C'est  le  matin  de  l'esprit,  disait-il  [the  morning  ofthe 
mind) ,  produisant  successivement  au  regard  de  nouveaux  objets,  de 
nouvelles  images,  et  répandant  sur  chaque  chose  une  fraîche  lumière.  )> 
Les  journaux  de  Moore  apportent  de  nouvelles  preuves  de  l'influence 
exercée  par  la  société  que  lord  Holland  réunissait  chez  lui  sur  la  po- 
litique et  la  littérature  anglaises.  La  maison  de  lord  Holland  fut  en 


648         '       REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Angleterre  un  prolongement  des  salons  français  du  xviii*  siècle.  Le 
rédacteur  en  chef  delà  Quarterly  Remew,  GifTord,  témoignait  à  Moore 
le  regret  que  le  parti  tory  n'eût  pas  un  centre  attrayant  à  opposer  à 
Holland-House.  Toujours,  en  effet,  et  partout  où  un  homme,  une 
femme  d'un  cœur  élevé  et  d'un  esprit  élégant,  sauront  fixer  et  ma- 
rier chez  eux  ces  choses  qui  se  fortifient  et  se  parent  si  bien  l'une  par 
l'autre,  le  monde,  la  politique  et  la  littérature,  —  le  résultat  est  infail- 
lible :  une  œuvre  pareille  exercera  sur  la  société  un  irrésistible  ascen- 
dant, et  laissera  sur  son  temps  une  ineffaçable  empreinte. 

C'est  à  Londres  et  dans  les  délices  de  cette  société  polie,  où  il  tenait 
si  bien  sa  place,  que  Moore  reçut  l'arrêt  qui  le  condamnait  à  resti- 
tuer les  6,000  livres  sterling  détournées  par  son  agent  infidèle.  Les 
offres  de  services  vinrent  de  toutes  parts  à  Moore.  Jeffrey,  à  la  pre- 
mière nouvelle  du  désastre,  lui  avait  proposé  500  livres  et  plus. 
Rogers  voulait  lui  faire  reprendre  les  500  livres  que  Moore  lui  avait 
rendues.  Lord  Holland  se  mettait  à  sa  disposition.  Lord  Lansdowne 
était  prêt  ou  à  l'aider  de  sa  bourse,  ou  à  lui  donner  sa  garantie.  Le 
marquis  de  Tavistock,  fils  aîné  du  duc  de  Bedford  et  frère  de  lord 
John  Russell,  offrait  aussi  de  l'argent.  Plus  pauvre  en  sa  qualité  de 
cadet,  lord  John  Russell,  qui  venait  de  publier  une  vie  de  lord  Rus- 
sell, le  martyr  du  xvii*  siècle,  voulait  consacrer  le  produit  de  son 
livre  à  Moore.  Ses  éditeurs,  les  Longmans,  étaient  disposés  à  lui 
faire  l'avance  des  6,000  livres  sterling.  D'autres  amis  de  Moore  par- 
laient d'ouvrir  une  souscription  qui  eût  été  promptement  couverte. 
Sir  Francis  Burdett  voulait  faire  à  la  chambre  des  communes  une  mo- 
tion afin  que  le  gouvernement  abandonnât  sa  part  dans  la  créance 
pour  laquelleMoore  était  menacé  de  la  prison.  Moore  fut  touché  et  re- 
connaissant de  ce  zèle,  mais  il  ne  voulut  point  en  profiter.  Il  préféra 
s'expatrier,  afin  de  se  mettre  en  mesure  d'entrer  en  accommodement 
avec  ses  créanciers  sans  subir  la  contrainte  de  la  prison. 

Mais  ici  s'arrêtent  les  deux  volumes  publiés  des  mémoires  de 
Moore.  Dans  les  volumes  suivans,  qui  ne  tarderont  point  à  paraître, 
c'est  en  France  que  nous  le  retrouverons.  Il  y  vint  avec  lord  John 
Russell.  Admirable  rencontre  qui  associe  deux  fois  le  nom  de  Russell 
au  nom  de  Moore,  et  qui  ne  fait  pas  moins  d'honneur  à  l'homme 
d'état  illustre  qu'au  poète  malheureux  :  lord  John  Russell  se  fit  le 
compagnon  de  Moore  après  son  désastre,  comme  aujourd'hui  après 
sa  mort  il  accompagne  encore  Moore  dans  le  livre  qui  doit  porter  à 
l'avenir  l'histoire  de  sa  vie  et  sa  renommée. 

Eugène  Forcade. 


SOUVENIRS  D'UNE   STATION 


LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE. 


LA  BAYONNAISE  A  BATAVIA. 


Le  2  juillet  18Zi9,  nous  quittâmes  le  port  de  Macassar,  et  nous 
tournâmes  notre  proue  vagabonde  vers  la  baie  de  Batavia.  Lorsqu'au 
mois  d'avril  1847  j'avais  quitté  la  France  pour  me  rendre  dans  les 
mers  de  Chine,  je  ne  m'étais  point  promis  de  plus  grand  dédomma- 
gement d'une  longue  absence  et  d'un  lointain  voyage  que  le  plaisir 
de  visiter  la  capitale  des  Indes  néerlandaises.  Mon  père  avait  fait,  sous 
les  ordres  de  M.  d'Entrecasteaux,  la  campagne  qu'accomplirent,  de 
1791  à  1795,  dans  l'Océan  Pacifique  et  dans  l'archipel  indien,  les 
deux  corvettes  envoyées  par  le  roi  Louis  XVI  à  la  recherche  des 
navires  de  La  Pérouse.  Après  la  mort  des  deux  chefs  de  l'expédi- 
tion, M.  d'Oribeau  conduisit  les  corvettes  françaises  dans  le  port  de 
Sourabaya,  et  mon  père,  alors  enseigne  de  vaisseau,  se  vit  contraint 
d'attendre,  pendant  plus  d'une  année,  sur  les  côtes  de  Java,  l'occa- 
sion de  rentrer  en  Europe. 

Les  colonies  hollandaises  étaient  à  cette  époque  sur  leur  déclin. 
Cependant,  après  cinquante-trois  ans  passés  à  parcourir  le  monde, 
l'ancien  officier  de  d'Entrecasteaux  affirmait  encore  que  l'île  de  Java 
et  les  Moluques  étaient  ce  qu'il  avait  vu  de  plus  beau  sur  la  terre.  Je 
m'étais  pénétré  de  ces  impressions  enthousiastes,  et  je  ne  pouvais 
songer  sans  émotion  au  bonheur  que  j'éprouverais  à  visiter  moi- 
même  ces  merveilleuses  contrées.  Une  circonstance  imprévue  était 

TOME    I.  42  ''^'! 


650  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

venue  d'ailleurs,  peu  d'années  avant  mon  départ,  raviver  ces  souve- 
nirs de  famille,  et  avait  contribué  à  enfoncer  plus  avant  encore  dans 
mon  cœur  l'aiguillon  de  la  curiosité.  Nous  avions  rencontré  à  Paris 
un  naturaliste  allemand,  le  docteur  Burger,  qui  avait  suivi  M.  Van 
der  Gapellen  à  Java  et  M.  Siebold  dans  l'intérieur  du  Japon.  Le  doc- 
teur Burger  n'était  point  seulement  un  savant  botaniste  et  un  philo- 
sophe doué  d'un  profond  esprit  d'observation,  il  avait  en  outre  le 
don  si  rare  de  rendre  ses  récits  attachans.  Sa  jeunesse  avait  été  labo- 
rieuse; mais,  comme  le  Beppo  de  Byron,  il  avait  fini  par  amasser,  au 
prix  de  mille  périls,  une  fortune  honorable  et  d'intéressans  souvenirs. 

Whate'er  his  youth  had  suffer'd  his  old  âge 
Whit  weath.  and  talking  made  him  some  amends. 

Je  ne  me  lassais  point  de  suivre  en  esprit  l'aimable  et  bon  docteur  à 
travers  les  rues  de  Jédo  ou  d'errer  avec  lui  au  milieu  des  forêts  vierges 
des  tropiques.  Les  entretiens  d'un  pareil  conteur  auraient  décidé  ma 
vocation  de  marin,  si  j'avais  encore  eu  le  choix  d'une  carrière  à  faire. 
Réunis  par  les  mêmes  goûts  et  par  une  secrète  sympathie,  au  bout 
de  quelque  temps  le  docteur  Burger  et  moi  nous  étions  devenus  in- 
séparables. Pendant  tout  un  hiver,  nous  courûmes  ensemble,  comme 
deux  écoliers,  des  bancs  de  la  Sorbonne  aux  amphithéâtres  du  Jar- 
din-des-Plantes.  Quelques  mois  encore,  et  l'histoire  naturelle  comp- 
tait un  adepte  de  plus.  Le  docteur  Burger  dut  malheureusement 
retourner  à  Batavia,  et  il  emporta  tout  mon  zèle  avec  lui.  En  me 
quittant,  il  avait  voulu  conserver  l'espoir  de  me  revoir  un  jour  dans 
cette  belle  île  de  Java  dont  si  souvent  il  m'avait  vanté  les  charmes. 
Un  singulier  enchaînement  de  circonstances  allait  réaliser,  après 
quatre  années  d'attente,  ce  vœu  amical. 

Dès  que  l'écueil  .du  Brill  fut  dépassé,  la  mousson  nous  fit  franchir 
en  cinq  jours  les  250  lieues. qui  séparent  les  côtes  de  Célèbes  de  la 
rade  de  Batavia.  Déjà  les  îlots  d'Edam  et  d'x\lkmaar  se  montraient  à 
l'horizon,  et  nous  nous^  flattions  de  gagner  le  mouillage  avant  le  cou- 
cher du  soleil,  quand  le  calme  vint  nous  surprendre.  Nous  parvînmes 
cependant  à  nous  traîner,  avec  un  dernier  souffle  de  brise,  jusqu'à 
la  hauteur  de  la  pointe  de  Kravvang,  qui  servit  longtemps  de  limite 
aux  possessions  delà  compagnie.  Nous  laissâmes  alors  tomber  l'ancre 
pour  attendre  le  jour,  et  vers  huit  heures  du  matin  nous  déployâmes 
de  nouveau  nos  voiles.  La  brise  du  large  ne  tarda  point  à  s'élever, 
marquant  d'un  cercle  noir  une  partie  de  l'horizon,  et  jetant  de  toutes 
parts  sur  la  surface  jusqu'alors  immobile  de  la  baie  les  empreintes 
d'une  griffe  invisible. 

La  baie  de  Batavia  ne  ressemble  point  à  la  mer  intérieure  qui  bai- 
gne la  plage  de  Manille  ;  elle  ne  rappelle  ni  la  rade  foraine  de  Me- 


LA  BAYONNAISE   A  BATAVIA.  651 

nado,  ni  le  calme  étang  de  Macassar;  elle  offre  un  coup  d'œil  qu'on 
chercherait  vainement  sur  un  autre  point  de  l'archipel  indien.  Dans 
le  lointain  se  dressent  les  hauts  sommets  du  Salak  et  du  Guédé,  qui 
s'élèvent  à  2  et  3,000  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Ce 
n'est  point  cependant  la  majesté  de  ces  grandes  lignes  qui  attire  les 
regards,  c'est  sur  la  baie,  émaillée  comme  un  pré  de  bouquets  de 
verdure,  que  l'œil  fasciné  s'arrête  et  se  reposé;  mais  dès  qu'on  a  dé- 
passé les  îlots  boisés  entre  lesquels  s'égare  la  mer  limpide  et  bleue, 
dès  qu'on  n'a  plus  devant  soi  que  les  écueils  de  la  rade,  une  teinte 
de  deuil  et  de  tristesse  vient  s'étendre  sur  ce  gracieux  paysage.  L'at- 
mosphère a  perdu  sa  transparence  ;  le  sommet  des  montagnes  com- 
mence à  disparaître  sous  un  dôme  de  vapeurs.  Les  terres  basses  qui 
forment  le  fond  de  la  baie  montent  au  niveau  de  l'horizon  par  un  mou- 
vement presque  insensible.  Au-dessus  de  ces  plages  marécageuses,  on 
croirait  voir  planer  un  air  lourd  et  pestilentiel.  C'est  bien  là  le  mé- 
lancolique aspect  que  l'imagination  prêtait  d'avance  à  la  plaine  de 
Batavia,  à  cette  terre  qu'un  enfant  égaré  des  îles  de  l'Océanie  (1) 
appelait,  dans  son  poétique  langage,  Enoua  maté^  la  terre  qui  tue. 
Heureusement,  non  loin  de  ces  marais  fétides  s'étend  une  plaine  assai- 
nie par  de  nombreuses  tranchées,  et  dont  la  pente,  légèrement  incli- 
née vers  la  mer,  procure  un  écoulement  facile  aux  eaux  stagnantes. 
Les  terrains  d'alluvion  qui  bordent  le  rivage  n'en  sont  pas  moins  en- 
core aujourd'hui,  comme  aux  temps  les  plus  funestes  de  Batavia,  un 
foyer  de  miasmes  délétères. 

Si  de  sombres  pensées  traversèrent  alors  notre  esprit,  l'attention 
que  nous  devions  donner  à  la  manœuvre  de  la  corvette  vint  bientôt 
nous  en  distraire.  Nous  entrions  dans  la  rade,  poussés  par  une  brise 
aussi  fraîche  que  Yembat  qui  souffle  aux  beaux  jours  de  l'été  dans 
le  golfe  de  Smyrne.  Au  milieu  des  nombreux  navires  qui  occupaient 
déjà  le  mouillage,  il  semblait  qu'il  ne  restât  plus  une  place  libre  pour 
la  Bayonnaise.  Sur  divers  points  de  cette  masse  confuse,  on  distin- 
guait de  loin  ou  la  croix  de  Saint-George  ou  les  blanches  étoiles  des 
Etats-Unis.  Les  trois  couleurs  de  la  Hollande  flottaient  au  vent  dans 
toutes  les  parties  de  la  rade.  A  côté  des  bricks  de  Java  montés  par  des 
subrécargues  arabes  se  montraient  les  grandes  frégates  marchandes 
de  la  Maatschappy ,  et  sur  le  premier  plan  la  flotte  de  guerre,  qui 
revenait  victorieuse  de  Bali.  Trois  frégates  de  hO  et  50  canons,  trois 
corvettes,  un  brick,  huit  goélettes  et  huit  navires  à  vapeur  témoi- 
gnaient de  la  renaissance  d'une  marine  qui  fut  jadis  la  seconde  de 
l'Europe.  A  peine  la  Bayonnaise  eut-elle  jeté  l'ancre  à  une  demi- 
encâblure  de  la  magnifique  frégate  qui  portait  le  pavillon  du  vice- 

(1)  Oroutou,  devenu  le  compagnon  de  voyage  de  Bougainville  après  le  passage  de  ce 
célèbre  navigateur  à  Taïti. 


G^2  -REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

amiral  Machielsen,  que  de  chaque  navire  hollandais  nous  vîmes  se 
détacher  une  embarcation  qui  venait  nous  porter  des  complimens  de 
bienvenue  et  des  offres  de  service.  Nous  ne  voulûmes  point  rester  en 
arrière  d'un  aussi  aimable  empressement,  et  dans  la  journée  même 
nous  visitâmes  l'un  après  l'autre  les  nombreux  bâtimens  de  l'escadre 
hollandaise;  nous  ne  rentrâmes  à  bord  qu'une  heure  après  le  coucher 
du  soleil.  Nous  ne  songions  plus  dès  lors  qu'à  nous  reposer  des  fati- 
gues de  ce  long  pèlerinage,  quand  nous  apprîmes  que  le  gouverneur- 
général,  M.  de  Rochussen,  avait  bien  voulu  exprimer  le  désir  de  nous 
recevoir  dans  la  soirée.  Nous  reprîmes  donc  nos  sabres,  nos  grands 
chapeaux  rougis  par  l'air  salin,  nos  lourds  habits  de  drap,  plus  pesans 
sous  les  tropiques  que  la  cotte  de  mailles  d'un  chevalier,  et  nous  nous 
dirigeâmes,  au  milieu  des  ténèbres,  vers  l'entrée  du  port. 

L'ancienne  ville  de  Batavia  avait  été  bâtie  sur  le  bord  de  la  mer. 
Des  atterrissemens  successifs  l'en  ont  éloignée  d%  près  d'un  mille. 
Une  rivière  qui  recevait  autrefois  les  bateaux  indigènes  et  jusqu'aux 
plus  grandes  jonques  de  la  Chine,  mais  dont  un  courant  affaibli  par 
d'imprudentes  saignées  ne  pouvait  plus  dégager  l'embouchure,  le 
Tji-Liwong,  a  été  détournée  vers  l'ouest  pour  faire  place  à  un  canal 
contenu  entre  deux  digues  qui  s'avancent  à  plus  d'un  kilomètre  delà 
plage.  Notre  premier  soin  fut  de  chercher  des  yeux  le  fanal  qui  de- 
vait nous  signaler  l'extrémité  de  ces  longues  jetées.  Nous  parvînmes, 
non  sans  peine,  à  le  découvrir,  et  en  moins  d'une  heure  nous  attei- 
gnîmes le  débarcadère  de  la  douane.  Le  succès  de  notre  voyage  ne 
fut  cependant  assuré  que  lorsque  nous  eûmes  réussi  à  nous  procurer 
une  voiture.  Un  cocher  malais  Aïonté  sur  le  siège  attendait  nos  ordres; 
un  autre  Malais  demi-nu  agitait  la  torche  flamboyante  qui  devait  pro- 
jeter sa  lumière  sur  la  route,  Nous  donnâmes  le  signal  du  départ, 
et  nos  coursiers  javanais,  lancés  à  fond  de  train,  dévorèrent  l'espace. 
•  De  hautes  maisons  bordaient  chaque  côté  du  chemin.  Éclairées  un 
instant  par  les  reflets  de  la  résine  ardente,  les  grandes  façades  de 
ces  édifices  rentraient  l'une  après  l'autre  dans  Tobscurité  de  la  nuit. 
Ce  n'était  pas  une  cité  vivante  que  nous  traversions,  c'était  le  fan- 
tôme d'une  ville  qui  s'enfuyait  en  silence  derrière  nous.  Nul  bruit, 
nulle  clarté  ne  sortait  de  ces  palais  déserts;  on  eût  dit  que  ces  som- 
bres masses  de  briques  et  de  laves  n'étaient  plus  habitées  que  par 
les  âmes  des  générations  que  pendant  deux  siècles  le  climat  de  Ba- 
tavia avait  dévorées.  Qui  sait  si  à  l'heure  de  minuit  les  conseillers 
des  Indes  n'errent  pas  encore  au  milieu  de  cette  nécropole,  si  les 
gOuverneurs-généraux,  précédés  de  leurs  gardes  du  corps  et  de  leurs 
trompettes,  ne  parcourent  pas  en  carrosse  ces  rues  solitaires!  Les 
dragons,  vêtus  d'habits  de  drap  écarlate  et  tout  galonnés  d'or,  sui- 
vent à  cheval  leur  voiture;  les  cavaliers  qui  les  rencontrent  mettent 
pied  à  terre  quand  ils  passent.  Des  ombres  en  justaucorps  de  ve- 


LA    lîAYONNAISE    A   BATAVIA.  653 

lours  d'Utrecht  ou  en  pourpoint  de  soie  se  rangent  le  long  des  murs 
pour  ne  pas  encombrer  la  chaussée.  Combien  de  milliers  d'Euro- 
péens sont  venus  chercher  la  mort  dans  cette  enceinte!  S'ils  sortaient 
tous  à  la  fois  de  leurs  tombeaux ,  la  vieille  ville  de  Batavia  ne  serait 
plus  assez  grande  pour  les  contenir  ! 

L'atmosphère  cependant  était  devenue  moins  humide  et  moins 
épaisse;  la  nuit  paraissait  moins  noire.  Nous  n'étions  plus  tentés  de 
peupler  de  spectres  et  d'apparitions  funèbres  la  longue  avenue  dans 
laquelle  nous  venions  d'entrer.  La  route  était  bien  encore  silencieuse  et 
déserte;  mais  c'était  la  solitude  des  campagnes,  ce  n'était  plus  celle 
d'une  ville  abandonnée.  Depuis  près  d'un  quart  d'heure,  nous  rou- 
lions ainsi  entre  deux  rangées  de  grands  arbres.  A  notre  gauche,  un 
canal  aux  flots  assoupis  baignait  sans  murmure  ses  talus  de  gazon,  et 
dans  le  lointain,  sur  la  drc^te,  des  lumières  scintillaient  à  travers  le 
feuillage.  Tout  à  coup  la  clarté  devient  plus  vive,  et  comme  des  pro- 
fondeurs d'un  bois  sacré  se  dégagent,  à  mesure  que  nous  avançons, 
de  blanches  colonnades  et  de  frais  péristyles.  Des  lampes  versent  sous 
ces  portiques  une  douce  clarté.  Mollement  étendues  dans  de  grands 
fauteuils  de  rotin  ou  groupées  autour  d'une  table  à  ouvrage,  des 
femmes  en  robes  de  mousseline  et  de  gaze,  les  bras  nus,  les  épaules 
découvertes,  apparaissent  à  nos  yeux  éblouis  comme  les  déités  plu- 
tôt que  comme  les  prêtresses  de  ces  temples.  On  se  figurera  diffici- 
lement notre  émotion  à  la  vue  de  ce  spectacle  inattendu.  Chacun  de 
nous  demeurait  immobile  et  muet ,  le  regard  attaché  sur  ce  tableau 
féerique  comme  sur  un  miroir  que  l'on  craint  de  ternir,  comme  sur 
une  image  qu'un  souflle  peut  faire  disparaître.  C'est  ainsi  que  l'es- 
prit du  mal  se  plaisait,  dit-on,  à  troubler  les  saintes  pensées  des  er- 
mites de  la  Thébaïde.  Rassurons-nous  :  ce  p'est  point  l'œuvre  du 
démon  que  nous  venons  de  contempler.  Nous  voici  arrêtés  devant  un 
de  ces  péristyles  :  les  colonnes  ne  s'enfoncent  pas  dans  le  sol;  les 
murailles  ne  s'abîment  pas  l'une  sur  l'autre  comme  les  débris  d'un 
château  de  cartes;  nos  pieds  mêmes  ont  foulé  ces  parvis  de  marbre 
sans  que  la  terre  ait  frémi  sous  nos  pas,  sans  que  le  gouffre  se  soit 
entr'ouvert.  Nous  ne  sommes  donc  le  jouet  ni  d'une  hallucination  ni 
d'un  rêve,  et  notre  enchantement  n'aura  pas  de  réveil. 

Le  résident  de  Batavia,  M.  van  Rees,  avait  bien  voulu  se  charger 
de  nous  introduire  auprès  du  gouverneur -général,  et  c'était  à  son 
hôtel  que  nous  avions  commandé  à  notre  cocher  de  nous  conduire. 
Malgré  notre  activité,  nous  nous  étions  fait  attendre.  M.  van  Rees 
s'avança  gracieusement  à  notre  rencontre  et  nous  offrit  de  monter 
dans  la  calèche  découverte  qu'il  avait  eu  soin  de  faire  atteler  à  l'a- 
vance. Pendant  le  temps  que  le  cocher  mit  à  se  ranger  devant  le  per- 
ron, nous  pûmes  jeter  un  regard  autour  de  nous.  Un  goût  délicat 
avait  présidé  à  l'architecture  et  à  l'ameublement  de  cette  délicieuse 


654  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

demeure.  L'éclat  du  stuc  qui  couvrait  les  murailles,  la  blancheur  des 
colonnes ,  la  fraîcheur  des  grandes  dalles ,  la  paraient  mieux  que 
n'auraient  pu  le  faire  les  lourdes  draperies  et  les  lambris  dorés  de 
nos  salons.  Ce  n'était  qu'une  miniature  de  palais,  mais  les  ouvriers 
de  rionie  avaient  dû,  aux  plus  beaux  jours  de  la  Grèce,  en  élever  de 
semblables.  Point  de  porte  à  ouvrir  pour  passer  du  vestibule  dans 
le  salon  ou  du  salon  dans  la  galerie  intérieure.  La  brise  errait  libre- 
ment d'une  pièce  à  l'autre  sans  avoir  à  soulever  une  tenture.  Des 
meubles  de  laque  et  de  rotin,  des  vases  d'albâtre,  des  globes  de 
cristal,  voilà  les  seuls  objets  que  nos  yeux  rencontraient  dans  ces 
appartemens.  Tout  à  coup,  d'un  des  angles  du  salon  nous  vîmes 
s'élancer,  avec  un  jappement  joyeux,  la  plus  ravissante  petite  créa- 
ture qui  ait  jamais  mérité  de  dormir  sur  les  genoux  d'une  marquise  : 
c'était  un  chien  du  Japon  à  la  robe  noire  et  soyeuse  marbrée  de 
raies  blanches  et  de  taches  de  feu ,  un  chien  de  la  grosseur  d'un 
rat,  doué  de  la  vivacité  d'un  écureuil.  Il  y  avait  une  noblesse  dans 
sa  petite  tête,  une  intelligence  dans  son  regard,  qui  relevaient  au- 
dessus  de  la  classe  ordinaire  des  roquets.  Les  caniches  lilliputiens 
de  Manille,  les  bassets  de  Péking  avec  leurs  jambes  torses  et  leurs 
gros  yeux  à  fleur  de  tête ,  auraient  eu  l'air  de  Calibans  auprès  de 
lui.  M.  van  Rees  l'avait  payé  un  prix  fabuleux;  ne  fallait-il  pas  cet 
Ariel  pour  garder  ce  palais  enchanté? 

Dès  que  la  voiture  de  M.  van  Rees  fut  avancée,  nous  partîmes  pour 
nous  rendre  chez  M.  le  comte  de  Rochussen,  et,  au  bout  de  quelques 
minutes,  nous  montions  les  degrés  de  l'hôtel  du  gouvernement.  Le 
vice-roi  des  Indes  néerlandaises  ne  saurait  être  entouré  de  trop  de 
splendeur.  Il  faut  que  les  populations  se  prosternent  devant  le  faste 
qui  l'environne.  Nulle  somptuosité  de  mauvais  goût  ne  dépare  pour- 
tant la  demeure  qu'il  habite.  On  a  su  donner  à  cet  édifice  un  cachet 
de  grandeur  sans  rien  sacrifier  de  la  simplicité  qui  convient  aux  palais 
de  l'Orient.  Des  salles  vastes  et  nues,  froides  comme  une  statue 
qui  vient  de  sortir  d'un  bloc  de  Carrare,  des  plafonds  supportés  par 
des  piliers  doriques,  des  sièges  rangés  en  demi-cercle  au  milieu  d'une 
immense  galerie,  je  ne  sais  quelle  gravité  imposante,  qui  semblait 
avoir  passé  des  lignes  de  cette  architecture  dans  les  habitudes  de 
cette,  enceinte,  rembrunirent  nos  fronts  et  imprimèrent  soudain  à 
notre  démarche  une  raideur  officielle.  A  l'entrée  du  vestibule,  nous 
trouvâmes  un  aide-de-camp  qui  nous  conduisit  auprès  du  gouverneur- 
général.  M.  de  Rochussen  portait  l'uniforme  de  maréchal,  symbole 
des  vastes  pouvoirs  qui  lui  étaient  conférés.  De  nombreux  officiers 
en  grande  tenue  entouraient  le  gouverneur,  et  semblaient  com- 
poser sa  maison  militaire.  Je  ne  sais  si  le  palais  du  roi  Guillaume 
eût,  présenté  un  aspect  plus  royal;  j'avais  sûrement  vu  pour  ma 
part  plus  d'une  tête  couronnée  qu'environnaient  moins  d'éclat  et 


LA    BAYONNAISE    A   BATAVIA.  655 

moins  d'étiquette.  Avant  de  nous  faire  asseoir,  M.  de  Rochussen  vou- 
lut nous  présenter  lui-môme  à  M.  le  duc  Bernard  de  Saxe-Weimar, 
lieutenant-gouverneur  et  commandant  de  l'armée  des  Indes.  Tous  les 
•étrangers  qui  ont  eu  l'honneur  d'être  reçus  à  Batavia  par  M.  de  Ro- 
chussen savent  quelle  aménité  et  quelle  grâce  bienveillante  tempé- 
raient chez  cet  homme  d'état  la  réserve  et  la  dignité  dont  ses  hautes 
fonctions  lui  faisaient  un  devoir.  Le  duc  Bernard  est  à  bon  droit  cité 
comme  l'un  des  hommes  les  plus  aimables  et  les  plus  spirituels 
qu'aient  produits  ces  maisons  princières  de  l'Allemagne  unies  par 
tant  de  liens  intimes  à  la  plupart  des  souverains  de  l'Europe.  Nous 
ne  prolongeâmes  point  cette  première  visite;  mais,  quand  nous  quit- 
tâmes le  gouverneur-général  de  Batavia,  nous  avions  appris  une  fois 
de  plus  que  la  véritable  courtoisie  peut  ne  rien  perdre  de  son  charme 
aux  formes  solennelles  dont  une  étiquette  rigoureuse  l'entoure. 

M.  van  Rees  voulut  nous  ramener  à  son  hôtel;  il  m'y  réservait  une 
aimable  surprise  :  la  première  personne  qui  s'offrit  à  mes  regards, 
quand  je  descendis  de  voiture,  ce  fut  le  docteur  Burger.  Instruit  de 
mon  arrivée  par  le  résident,  il  accourait  pour  m'enlever  au  passage. 
Ce  n'eût  point  été  de  la  discrétion,  c'eût  été  de  l'ingratitude,  que  de 
vouloir  me  soustraire  aux  empressemens  d'une  amitié  qui  avait  si  bien 
résisté  à  quatre  années  d'absence.  Le  docteur  triompha  donc  aisé- 
ment des  objections  que  j'essayai  d'opposer  à  ses  instances.  Dès.  cette 
nuit  même,  je  devins  son  hôte.  Les  émotions  de  la  journée  ne  m'em- 
pêchèrent pas  de  goûter  un  sommeil  paisible.  Lorsque  j'ouvris  les 
yeux,  le  globe  du  soleil  se  montrait  déjà  comme  un  météore  en- 
flammé au-dessus  de  l'horizon.  Le  docteur  était  levé  depuis  plus  d'une 
heure.  Selon  son  habitude,  il  s'était  empressé  de  quitter  sa  chambre 
pour  venir  s'asseoir  sous  le  péristyle.  Yêtu  de  la  cabaya  malaise  et 
d'un  large  pantalon  d'indienne  qu'un  cordon  de  soie  serrait  autour 
de  sa  taille,  étendu  dans  un  grand  fauteuil  à  dossier  renversé,  les 
pieds  posés  sur  les  barreaux  d'une  chaise,  le  coude  appuyé  sur  un 
guéridon,  il  aspirait  en  rêvant  la  fraîcheur  du  matin.  Je  me  hâtai  de 
m' habiller  et  d'aller  prendre  place  à  côté  de  lui.  La  rencontre  d'un 
ami  est  toujours  une  bonne  fortune;  mais,  quand  cette  rencontre  a 
lieu  sur  la  terre  étrangère,  quand  elle  transforme  une  ville  indiffé- 
rente en  un  lieu  de  refuge  où  le  cœur  longtemps  comprimé  ne  craint 
plus  de  s'ouvrir,  il  faut  remercier  le  ciel  d'une  double  faveur.  Jamais 
je  ne  m'étais  senti  mieux  disposé  à  admirer  les  beautés  de  la  nature. 
La  température  en  ce  moment  était  délicieuse.  La  brise  de  terre  qui 
avait  régné  toute  la  nuit  avait  rafraîchi  l'atmosphère,  et  les  premiers 
rayons  du  soleil  venaient  de  condenser  cette  humidité  pénétrante.qui 
tombe  incessamment  du  ciel  bleu  des  tropiques.  La  maison  de  M.  Bur- 
ger était  bâtie  sur  le  bord  du  canal  que  nous  avions  entrevu  la  veille. 
On  n'avait  que  quelques  pas  à  faire  pour  se  plonger  au  sortir  du  lit 


656  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dans  un  large  bassin  d'eau  courante.  Des  cloisons  et  un  toit  de  bam- 
bou cachaient  les  baigneurs  aux  regards  des  passans.  Les  massifs 
d'un  parterre,  où  brillaient  toutes  les  richesses  de  la  flore  java- 
naise, s'étendaient  entre  la  façade  de  la  maison  et  la  grille  du  jardin. 
Là  croissaient  au  milieu  des  ébéniers,  des  cassiers  et  des  mimosas,  le 
sapan  aux  longues  étamines,  le  gehang  dont  les  palmes  rigides  se 
développent  comme  un  éventail,  le  dadap  aux  grappes  de  corail,  le 
kayou-pouli  au  tronc  argenté,  le  tvarou  aux  fleurs  jaunes  ou  aux  co- 
rolles écarlates,  mille  autres  plantes  dont  le  nom  m'est  resté  inconnu, 
et  dont  je  crois  encore  voir  frémir  le  feuillage.  D'élégantes  voitu- 
res se  croisaient  déjà  sur  la  route  et  passaient  devant  nous  avec  la 
rapidité  d'une  flèche.  D'infatigables  piétons  portaient  suspendus  aux 
deux  extrémités  d'une  perche  flexible  des  paniers  remplis  de  volailles 
ou  de  fruits,  et  s'en  allaient  d'un  pas  cadencé  ofi"rir  de  maison  en 
maison  les  produits  de  leurs  basses-cours  ou  ceux  de  leurs  vergers. 
C'était  une  scène  de  singulière  activité  dont  l'aspect  variait  à  chaque 
instant,  comme  si  une  main  complaisante  eût  voulu  faire  passer  sous 
mes  yeux  toute  une  galerie  de  tableaux. 

Cette  belle  et  tiède  matinée  me  rendait  cependant  un  peu  honteux 
de  mon  inaction.  Il  me  semblait  que  la  promenade  eût  été  à  pareille 
heure  un  exercice  éminemment  salutaire.  Tel  n'était  pas  l'avis  du 
docteur  Burger.  <(  Tout  eff"ort,  disait-il,  est  funeste  sous  un  ciel  qui 
énerve.  Sortez  en  voiture,  si  cela  vous  convient;  montez  même  à  che- 
val, je  n'y  vois  pas  d'inconvénient;  mais,  dans  l'intérêt  de  votre  santé, 
ne  marchez  jamais.  »  Bien  peu  de  personnes  s'écartent  à  Batavia  des 
règles  de  cette  hygiène.  La  plupart  des  Européens  ne  s'y  servent  de 
leurs  jambes  que  pour  passer  d'un  appartement  dans  l'autre.  C'est 
assurément  le  pays  où  un  paralytique  sentirait  le  moins  le  malheur 
de  sa  condition.  Docile  au  vœu  du  docteur,  je  ne  me  permis  de  toute 
la  matinée  d'autre  effort  que  de  jeter  au  vent  la  fumée  de  quatre  ou 
cinq  cigares.  Nulle  part,  si  ce  n'est  à  Smyrne,  je  n'avais  fumé  d'une 
façon  plus  orientale.  Assis  sur  les  moelleux  divans  du  café  des  Roses, 
je  n'avais  qu'à  prononcer  d'une  voix  gutturale  :  verhana  bir  tcldbonkl 
et  verhana  atesh!  pour  qu'Ismaël  m'apportât  à  la  fois  une  longue  pipe 
et  du  feu.  Sous  le  portique  hospitalier  du  docteur  Burger,  j'avais 
encore  moins  de  frais  à  faire.  La  langue  malaise  est  si  douce  et  si 
musicale!  Sapadal  disais-je  sans  m'érailler  le  gosier  comme  aux 
jours  où  j'essayais  de  parler  turc.  —  la  iouan!  répondait  un  jeune 
Javanais  qui  se  tenait  accroupi  dans  un  coin  de  la  verandah,  une 
mèche  en  bourre  de  cocotier  à  la  main.  —  Cassi  api.'  apporte-moi 
du  feu!  Je  prenais  un  cigare  sur  le  guéridon  placé  près  de  moi,  et, 
sans  avoir  eu  la  peine  de  détourner  la  tête,  je  continuais  à  suivre  les 
mille  créations  de  ma  fantaisie  au  milieu  des  blanches  spirales  qui 
s'échappaient  de  mes  lèvres. 


LA   BAYONNAISE    A   BATAVIA.  657 

Vers  onze  heures,  le  déjeuner  vint  m' enlever  aux  douceurs  de  cette 
vie  contemplative.  Je  fus  surpris  de  l'étonnante  profusion  qui  régnait 
sur  la  table  du  docteur,  profusion  d'autant  plus  inutile  que  sous  les 
tropiques  on  ne  se  sent  guère  disposé  à  faire  honneur  à  de  tels  fes- 
tins. Le  regard  se  détourne  avec  dégoût  des  viandes  fumantes  et  des 
mets  substantiels  que  l'estomac  répudie.  L'appétit  émoussé  ne  se  ra- 
nime un  instant  que  sous  l'influence  excitante  des  épices.  Le  docteur 
Burger  possédait  encore  à  ce  sujet  de  précieux  aphorismes.  <i  Le 
poivre  est  échauffant,  disait-il,  le  piment  seul  rafraîchit.  »  Le  fait 
est  qu'au  bout  de  quinze  jours  le  docteur  m'avait  guéri  d'une  irrita- 
tion d'entrailles  par  un  usage  judicieux  du  kaiTick  à  l'indienne.  Un 
partisan  aussi  décidé  de  la  médecine  tonique  devait  naturellement 
s'élever  contre  l'abus  des  finiits.  L'ananas,  la  pamplemousse,  le  li- 
tchi, le  sursak,  avec  leur  saveur  acide  et  sucrée,  lui  semblaient 
encore  plus  dangereux  que  le  poivre.  Il  n'exceptait  guère  de  la  pro- 
scription générale  que  la  figue  banane  et  le  roi  des  fruits,  le  man-^ 
goustan,  semblable  à  une  orange  renfermée  dans  la  peau  d'une  gre- 
nade, dont  la  pulpe  fondante  et  blanche  ne  saurait  être  mieux 
comparée  qu'à  un  sorbet  à  la  pêche. 

Quand  à  Batavia  on  a  perdu  sa  matinée,  il  faut  savoir  faire  trêve 
à  ses  projets,  et  chercher  dans  le  sommeil  l'oubli  d'une  curiosité  im- 
patiente. Je  me  décidai  sans  peine  à  remettre  au  lendemain  le  plai- 
sir de  parcourir  la  vieille  ville  et  la  ville  neuve;  mais  avant  d'endos- 
ser la  cabaya  et  de  revêtir  le  pantalon  moresque,  indispensable 
préliminaire  d'une  sieste  javanaise,  je  voulus  faire  plus  ample  con- 
naissance avec  la  maison  de  M.  Burger.  La  salle  à  manger  donnait 
sur  une  vaste  cour  intérieure.  Un  figuier  aux  rameaux  étendus  et  aux 
racines  multipliantes,  le  waringin,  si  cher  aux  Javanais  et  aux  Chi- 
nois, s'élevait  au  centre  de  cette  cour  et  couvrait  de  son  ombre  tout 
un  village  indigène.  Chacun  des  nombreux  serviteurs  de  M.  Burger 
avait  là  son  toit  de  chaume.  C'était  un  phalanstère  où  rien  n'était  en 
commun,  si  ce  n'est  la  providence  du  docteur.  Aussi  la  paix  et  l'abon- 
dance régnaient-elles  au  sein  de  cette  heureuse  peuplade.  Les  femmes 
n'avaient  d'autre  soin  que  d'allaiter  leurs  enfans,  de  piler  le, paddy  (1) 
ou  de  tisser  le  sarong  conjugal;  les  jeunes  filles  allaient  dès  le  matin 
suspendre  aux  rameaux  du  figuier  la  cage  où  la  tourterelle  roucou- 
lait jusqu'au  soir  son  long  gémissement  d'amour.  Une  foule  de  petits 
êtres  à  la  peau  cuivrée  rampaient  dans  la  poussière  ou  demeuraient 
assis  sur  le  seuil  de  la  case,  promenant  autour  d'eux  des  regards  so- 
lennels. Tout  cela  vivait  sans  effort,  sans  souci  du  passé,  sans  inquié- 
tude de  l'avenir,  attendant  le  paddy  quotidien  du  docteur  comme 

(1)  Paddy  à  Java,  ^alay  à  Manille  :  c'est  le  riz  avant  (pi'il  soit  dépouillé  de  son  enveloppe. 


658  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'herbe  des  champs  attend  la  rosée  des  nuits,  comme  les  grands 
arbres  se  confient  pour  alimenter  leur  sève  aux  sucs  nourriciers  de 
la  terre.  C'était  le  bonheur  insouciant  du  sauvage  abrité  sous  l'aile 
d'une  philosophie  bienfaisante. 

La  chaleur  cependant  était  devenue  accablante.  Il  fallait  se  rendre 
aux  douceurs  énervantes  du  climat,  Européens  et  Javanais  m'en 
donnaient  l'exemple.  Je  me  décidai  à  me  jeter  sur  mon  lit;  je  n'y 
trouvai  qu'un  sommeil  agité.  Vers  quatre  heures,  l'orage  qui  gron- 
dait depuis  quelque  temps  dans  les  gorges  profondes  du  Guédé  s'a- 
battit sur  le  jardin  comme  une  avalanche.  La  foudre  dardait  de  tous 
les  points  du  ciel  ses  langues  fourchues,  le  vent  soulevait  des  nuages 
de  poussière,  et  la  maison  ébranlée  tremblait  sur  ses  fondemens. 
Cette  convulsion  violente  ne  dura  que  quelques  minutes.  Réveillé  par 
l'orage,  je  me  hâtai  de  m'habiller,  car  un  nouveau  repas  m'attendait. 
Entre  le  déjeuner  et  le  dîner  on  n'avait  mis  que  l'intervalle  de  la 
sieste.  N'allez  point  croire  à  ce  trait  que  les  Hollandais  aient  apporté 
dans  les  Indes  l'appétit  de  Pantagruel.  Mon  Dieu!  non  :  une  foule  de 
plats  couvre,  il  est  vrai,  la  table,  mais  ces  plats  n'obtiendront  des 
convives  qu'un  sourire  dédaigneux.  Le  dîner,  à  tout  prendre,  n'est  à 
Batavia  qu'une  coutume  importune.  Si  l'on  en  avance  l'heure,  je 
croirais  volontiers  que  c'est  pour  en  être  débarrassé  plus  tôt.  La 
soirée  est  au  contraire  le  moment  où  la  gaieté  renaît,  où  les  amis  se 
visitent,  où  les  causeries  de  tous  Côtés  s'éveillent.  La  température 
pendant  la  journée  s'élève  souvent  jusqu'à  32  degrés  centigrades; 
elle  redescend  aux  approches  de  la  nuit  à  22  et  23  degrés.  Le  voya- 
geur qui  n'aurait  visité  Batavia  que  pendant  le  jour  n'envierait  point, 
à  coup  sûr,  le  sort  de  ses  habitans.  Celui  qui  pourrait  y  arriver  avec 
les  premières  ombres  du  soir  pour  en  sortir  une  heure  après  le  lever 
du  soleil  s'imaginerait  avoii*  traversé  ces  champs  délicieux  que  les 
Grecs  n'avaient  osé  placer  que  sur  l'autre  rive  du  Styx. 

J'aurais  pu,  sans  sortir  de  chez  le  docteur  Burger,  étudier  dans  ses 
moindres  détails  la  vie  intime  des  colons  hollandais,  de  ceux  du  moins 
dont  la  fortune  est  faite,  et  pour  lesquels  l'île  de  Java  est  devenue 
une  seconde  patrie.  En  se  retirant  des  affaires,  ces  heureux  créoles 
ont  songé  pour  la  plupart  à  fixer  leur  résidence  en  Europe;  lorsque 
l'hiver  est  arrivé  avec  ses  frimas,  ils  se  sont  pris  à  regretter  leur  beau 
paradis  des  Indes,  leur  existence  somptueuse  et  facile,  et  ils  sont  re- 
venus à  Batavia,  non  plus  pour  y  demander  un  salaire  au  gouverne- 
ment ou  tenter  d'y  grossir  leur  fortune,  mais  pour  y  passer  la  vie  plus 
doucement  qu'ailleurs.  L'entretien  d'une  maison  entraîne  cependant 
à  Batavia  des  frais  considérables.  Le  budget  d'un  modeste  ménage  y 
dépasse  souvent  le  chiffre  des  appointemëns  attribués  en  France  à 
un  lieutenant-général  :  trente  mille  livres  de  rente  constituent  à  peine 


LA   BAYONNAISE   A   BATAVIA.  659 

dans  cet  Eldorado  une  honorable  aisance.  Ce  qui  serait  luxe  en  Eu- 
rope est  besoin  impérieux  ou  rigoureuse  convenance  à  Java.  A  moins 
de  marcher  sous  un  dais  à  l'instar  des  Chinois,  qui  se  font  souvent 
suivre  d'un  esclave  portant  au-dessus  de  leur  tête  un  immense  para- 
sol (1) ,  vous  ne  pourrez  vous  transporter  à  vingt  pas  de  votre  de- 
meure sans  monter  en  voiture.  L'intérêt  de  votre  santé  et  votre  ré- 
putation de  gentleman  l'exigent.  Il  vous  faudra  aussi  habiter  à  vous 
seul  une  maison  tout  entière.  Vous  y  rassemblerez,  en  dépit  de  tous 
vos  projets  de  réforme,  une  armée  de  domestiques;  car,  semblables 
aux  coulis  de  l'Inde,  les  domestiques  javanais  n'exercent  qu'une  fonc- 
tion et  ne  souffrent  guère  qu'on  les  détourne  de  leur  emploi  spécial. 
Vous  aurez  deux  voitures  au  moins,  et  dans  votre  écurie  trois  ou 
quatre  attelages.  Je  ne  parle  point  des  dîners,  du  théâtre  et  des  fêtes. 
Si  vous  ne  dépensez  pour  vous  tenir  au  niveau  de  la  classe  moyenne 
que  2,000  francs  par  mois,  vous  serez  économe;  mais  aussi  vous  au- 
rez été  servi,  traîné  comme  un  nabab;  vous  aurez  savouré  les  plus 
molles  délices  que  puisse  procurer  la  richesse. 

2,000  francs  par  mois  sont  aux  Indes  le  traitement  d'un  colonel  ou 
d'un  conseiller  de  la  haute  cour  de  justice.  C'est  le  moins  qu'on 
puisse  allouer  aux  employés  supérieurs  de  la  colonie „  si  l'on  veut  leur 
fournir  les  moyens  de  faire  honneur  à  leur  rang  et  de  ne  pas  déchoir 
de  leur  position  sociale.  L'existence  d'un  fonctionnaire  ou  d'un  négo- 
ciant hollandais  à  Java  ne  ressemble  guère  à  celle  du  créole  indépen- 
dant qui  n'a  d'autre  souci  que  de  mettre  d'accord  ses  goûts  avec  ses 
revenus.  Dans  les  sphères  actives  de  la  société,  on  retrouve  à  Batavia 
comme  partout  ailleurs  le  zèle  persévérant,  l'assiduité  au  travail  qui 
distinguent  la  race  hollandaise.  Ce  n'est  ni  un  des  employés  du  gou- 
vernement, ni  un  des  commis  de  la  Maatschappy  que  l'on  prendra 
jamais  pour  Renaud  au  milieu  des  jardins  d'Armide.  Dès  dix  heures 
du  matin,  chacun  court  à  son  bureau  et  n'en  sort  qu'à  quatre  ou  cinq 
heures  du  soir.  Le  docteur  Burger  devait  la  douceur  de  ses  loisirs  à 
de  longues  années  de  cette  vie  laborieuse.  11  avait  acquis  péniblement 
le  droit  de  philosopher  à  son  aise.  Si  chère  que  lui  fût  la  rêverie,  il  n'en 
pouvait  cependant  goûter  le  charme  que  lorsqu'il  n'y  avait  pour  lui 
aucun  bien  à  faire  ni  aucun  ami  à  obliger.  A  l'occasion,  il  redevenait 
l'homme  infatigable  dont  toute  la  colonie  avait  pu  admirer  le  zèle 

(1)  On  compte  dans  l'île  de  Java  4^751  esclaves;  mais  nous  avons  pu  voir  de  nos  propres 
yeux,  pendant  notre  séjour  à  Macassar,  de  quelle  sollicitude  le  gouvernement  hollan- 
dais entourait  cette  classe  trop  nombreuse  encore.  Le  propriétaire  qui  maltraite  un  de 
ses  esclaves  est  à  l'instant  frappé  d'une  amende.  Cette  intervention  du  magistrat  dans  le 
moindre  conflit  domestique  a  rendu  la  possession  de  l'esclave  une  chose  si  onéreuse  et 
souvent  même  si  irritante,  qu'un  affranchissement  général  ne  peut  tarder  à  effacer  des  _ 
possessions  hollandaises  dans  les  Indes  la  dernière  trace  de  l'esclavage. 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  la  triple  situation  de  fonctionnaire,  de  négociant  ou  de  planteur. 
Il  savait  combien  j'étais  désireux  de  mettre  à  profit  les  trop  courts 
instans  que  je  devais  passer  à  Java,  et  il  se  promettait  d'avance  de 
jouir  de  mes  émotions.  Aussi  fut-il  le  premier,  dès  le  lendemain  de 
mon  arrivée,  à  me  proposer  de  parcourir  la  vieille  ville  et  les  nou- 
veaux quartiers  de  Batavia. 

J'allais  donc  voir  cette  fastueuse  rivale  de  Calcutta  et  de  Bombay, 
cette  ville  dont  mon  père  m'avait  tant  de  fois  entretenu  et  qu'il  avait 
visitée  plus  d'un  demi-siècle  avant  moi!  Lui-même  à  cette  heure 
n'eût-il  pas  mis  en  doute  la  fidélité  de  ses  souvenirs  à  la  vue  des 
changemens  qui  s'étaient  accomplis  sur  ces  rivages,  non  moins  fu- 
nestes à  l'expédition  de  M.  d'Entrecasteaux  qu'aux  équipages  du  ca- 
pitaine Cook  et  du  capitaine  Bougainville  (1)?  Les  enfans  de  Japhet 
ont  porté  jusque  dans  l'extrême  Orient  la  mobilité  de  leurs  goûts  et 
l'audace  de  leur  esprit  novateur.  Une  ville  nouvelle  a  tué  l'antique 
capitale  des  Indes.  La  citadelle  de  Batavia  a  disparu  ;  les  palais  de 
l'ancienne  régence  jonchent  la  terre,  ou  sont  convertis  en  bureaux  et 
en  magasins.  Les  fondateurs  de  Batavia,  comme  ceux  de  Manille,  n'a- 
vaient songé  qu'à  élever  une  place  forte.  Ils  donnèrent  à  cette  ville 
la  forme  d'un  rectangle  entouré  de  murs  et  de  bastions,  dont  la  face 
septentrionale  était  occupée  par  une  vaste  citadelle.  Le  Tji-Liwong 
traversait  Batavia  dans  toute  sa  longueur.  Une  infinité  de  canaux  la 
sillonnaient  dans  tous  les  sens.  Des  quais  plantés  d'arbres,  des  rues 
spacieuses  et  se  coupant  à  angle  droit,  des  maisons  à  plusieurs  étages 
donnaient  alors  à  la  capitale  des  Indes  un  caractère  de  grandeur  qui 

(1)  Il  ne  sera  peut-être  point  sans  intérêt  de  reproduire  ici  les  lignes  suivantes  que 
j'extrais^  sans  y  rien  changer,  des  journaux  que  m'a  laissés  mon  père.  «  Notre  arrivée 
devant  Batavia,  écrivait-il  en  1795,  nous  donna  une  haute  idée  de  la  richesse  de  c^ette 
ville.  Un  nombre  considérable  de  bàtimens  était  à  l'ancre,  et,  parmi  eux ,  on  pouvait 
compter  plusieurs  vaisseaux  de  64  et  de  50  canons.  La  rade  est  vaste  et  abritée  des  vents 
du  large  par  plusieurs  petites  îles  sur  lesquelles  on  a  élevé  des  forteresses  et  des  établis- 
semens  pour  le  radoub  des  navires,  ou  des  magasins  pour  y  déposer  leurs  cargaisons.  Le 
mouillage  est  un  peu  éloigné  de  l'embouchure  de  l«a  rivière  qui  conduit  à  la  ville.  Les 
eaux  de  ce  canal  sont  sales  et  bourbeuses.  Les  rives  en  sont  couvertes,  à  marée  basse, 
d'une  vase  liquide  qui,  échauffée  par  un  soleil  ardent,  donne  naissance  à  des  émanations 
fétides  qui  pourraient  à  elles  seules  expliquer  l'insalubrité  du  climat.  Nous  ne  tardâmes 
pas  à  en  ressentir  la  funeste  influence.  Deux  de  nos  lieutcnans  de  vaisseau  ainsi  que  plu- 
sieurs de  nos  marins  furent  atteints  dès  les  premiers  joxu-s  de  fièvres  pernicieuses  aux- 
quelles ils  succombèrent.  Pendant  notre  séjour  à  Batavia,  la  compagnie  hollandaise 
éprouva  dans  ses  états-majors  des  pertes  cruelles.  Elle  essaya  de  recruter,  parmi  les 
jeunes  gens  de  notre  expédition  qui  venait  de  se  dissoudre,  des  capitaines  et  des  offi- 
ciers pour  ses  vaisseaux.  Bien  que  je  n'eusse  pas  encore  dix-neuf  ans,  on  me  proposa  le 
grade  de  capitaine  et  le  commandement  d'un  vaisseau  de  50  canons.  Cette  offre  était  sé- 
duisante. Deux  ou  trois  voyages  aux  Moluques  pouvaient  m'assurer  une  belle  foitmae.  Je 
refusai  cependant.  Il  fallait  renoncer  à  mon  pays,  prendre  la  cocarde  orange,  changer  de 
pavillon.  Cette  pensée  me  révoltait.  » 


LA   BAYONNAJSE   A  BATAVIA.  661 

répondait  à  sa  richesse  et  à  son  importance.  Malheureusement  l'air 
circulait  à  peine  à  l'abri  de  ces  hautes  murailles  et  au  milieu  de  ces 
maisons  contiguës.  Les  canaux  à  demi  comblés  laissaient  échapper 
des  miasmes  infects.  Le  climat  faisait  chaque  année  des  milliers  de 
victimes.  Le  général  Daendels  conçut,  en  1808,  un  projet  qu'il  ac- 
complit avec  la  rare  énergie  de  son  caractère.  Décidé  à  couper  le  mal 
dans  sa  racine,  il  fit  raser  les  murs  et  la  citadelle  de  Batavia  :  il  ne  se 
contenta  point  d'assainir  ainsi  l'ancienne  ville,  il  voulut  en  fonder  une 
nouvelle.  A  trois  milles  environ  du  rivage,  sur  un  terrain  déjà  élevé 
de  30  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  il  fit  construire  de  vastes 
casernes,  d'élégantes  habitations  pour  les  officiers,  et  un  immense  '"^ 
édifice  destiné  à  devenir  le  palais  du  gouverneur-général,  mais  dans 
lequel  M.  Van  der  Capellen,  effrayé  des  proportions  de  ce  monument 
disgracieux,  établit  pendant  son  gouvernement  les  bureaux  de  l'ad- 
ministration. Cette  cité  militaire  reçut  le  nom  de  Weltevreden.  Dès 
l'amiée  1816,  elle  menaçait  d'un  entier  abandon  la  vieille  ville.  Les 
employés  avaient  donné  le  signal  de  l'émigration.  Les  négocians  les 
suivirent.  De  charmantes  villas  se  groupèrent  de  toutes  parts  autour 
du  nouveau  quartier  fondé  par  le  général  Daendels,  et  la  ville  ma- 
ritime ne  fut  plus  visitée  par  les  Européens  que  pendant  les  heures 
destinées  aux  affaires.  Batavia  aujourd'hui  a  en  partie  disparu;  un 
grand  nombre  de  maisons  tombaient  en  ruines,  on  s'est  hâté  de  les 
démolir.  On  n'a  respecté  que  les  rues  principales  où  de  vastes  hôtels 
serrés  l'un  contre  l'autre  élèvent  encore  dans  l'air  un  double  et  triple 
^tage.  En  pénétrant  sous  ces  voûtes  épaisses  depuis  longtemps  dé- 
pouillées de  leur  magnificence,  en  gravissant  les  larges  escaliers  de 
pierre  qui  me  conduisaient  d'un  comptoir  à  une  chambre  encombrée 
de  barriques  de  sucre  ou  de  sacs  de  café,  je  m'étonnais  du  caractère 
de  solidité  et  de  durée  qu'avaient  osé  imprimer  à  leurs  demeures  les 
premiers  colons  hollandais.  Il  fallait  que  l'esprit  de  ce  siècle  fût  bien 
empreint  des  idées  de  grandeur  héréditaire  pour  que  les  fondateurs 
de  Batavia  songeassent  à  ériger  de  pareils  monumens  sur  un  sol  où 
la  vie  humaine  était  pour  les  Européens  si  précaire  et  si  courte  (1). 
De  la  vieille  ville  de  la  compa^ie,  il  ne  subsiste  plus  aujourd'hui 
dans  son  intégrité  que  le  campong  chinois.  Ge  quartier,  habité  par 

(1)  Je  retrouve  encore  dans  les  mémoires  inédits  de  mon  père  le  souvenir  du  faste  que 
déployaient  à  cette  époque  dans  leurs  gouvernemens  les  employés  supérieurs  de  la  com- 
pagnie des  Indes.  «  Nous  étions  depuis  très  peu  de  jours  à  Sourabaya,  lorsque  le  gouver- 
neur de  cette  partie  de  l'île  fut  appelé  à  Batavia  pour  y  siéger  au  conseil  de  la  haute 
régence.  Son  remplaçant,  M.  Hogendorp,  homme  d'esprit  et  de  cœur,  parlant  toutes 
les  langues  vivantes  et  joignant  à  une  instruction  profonde  une  physionomie  des  plus 
gracieuses,  avait  de  plus  à  nos  yeux  le  mérite  de  beaucoup  aimer  les  Français.  Nous 
n'eûmes  donc  qu'à  nous  louer  de  ses  procédés  affables.  Il  ne  donnait  pas  une  fête  que 


662  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

une  population  de  32,000  âmes,  est  situé  près  du  bord  de  la  mer,  à 
l'ouest  du  canal  qui  traverse  la  ville  européenne.  C'est  un  des  fau- 
bourgs de  Canton  transporté  sous  ce  ciel  étranger  avec  ses  ruelles 
étroites  et  ses  carrefours,  avec  ses  magasins  et  ses  échoppes,  avec 
ses  enseignes  et  ses  lanternes.  La  colonie  chinoise  a  menacé  plus 
d'une  fois  la  sécurité  de  l'établissement  hollandais.  En  1660,  elle 
soutint  les  prétentions  d'un  prince  de  la  famille  de  Mataram,  qui 
reçut  des  Javanais  le  surnom  dérisoire  d'empereur  des  ^^hinois.  En 
1740,  elle  tenta  de  s'emparer  de  Batavia.  Des  rassemblemens  se  for- 
mèrent dans  la  campagne  et  se  portèrent  en  armes  sous  les  murs  de 
la  ville.  Il  ne  fallut  qu'une  démonstration  vigoureuse  pour  les  dis- 
perser. Craignant  cependant  que  l'insurrection  vaincue  ne  comptât 
de  nombreux  complices  parmi  les  étrangers  qui  n'y  avaient  point  pris 
une  part  active,  ou  voulant  par  un  grand  coup  effrayer  à  jamais  les 
rebelles,  le  gouverneur  hollandais  osa,  dit-on,  ameuter  contre  les 
Chinois  les  instincts  féroces  de  la  populace  javanaise.  Des  troupes  de 
furieux  se  ruèrent,  la  torche  en  main,  sur  le  campong^  et  le  livrèrent 
aux  flammes.  Dix  mille  victimes  furent  égorgées  dans  un  seul  jour. 
C'est  le  souvenir  le  plus  néfaste  de  l'histoire  de  la  compagnie.  Les 
Chinois  heureusement  s'émeuvent  peu  de  pareils  désastres.  Sous  le 
courroux  des  despotes  ou  sous  les  fureurs  populaires,  ils  courbent  la 
tête  comme  à  l'approche  de  l'ouragan.  Ils  ne  font  cas  ni  d'un  mas- 
sacre ni  d'un  typhon.  Leur  immense  population  ressemble  à  ces  tours 
vivantes  dont  parle  Bossuet,  qui  réparent  à  l'instant  leurs  brèches. 
Quelques,  années  après  la  catastrophe  de  1740,  ils  avaient  reparu  à 
Batavia  aussi  nombreux,  aussi  actifs  qu'auparavant.  Un  écrivain  hol- 
landais a  fait  remarquer,  non  sans  raison,  que,  si  les  lois  du  Céleste 
Empire  cessaient  de  s'opposer  à  l'émigration  des  femmes,  la  Malaisie 
ne  tarderait  point  à  devenir  une  province  de  l'empire  chinois.  Jus- 
qu'à présent,  le  trop  plein  des  provinces  méridionales  de  la  Chine 
ne  se  déverse  point  chaque  année  sur  les  côtes  de  l'archipel  indien 
dans  l'intention  de  s'y  établir.  Il  est  peu  de  Chinois  qui  abandonnent 
la  terre  natale  sans  emporter  l'espoir  de  la  revoir  avant  de  mourir. 
On  comptait  cependant  à  Java,  en  1849, 108,000  Chinois.  Il  n'y  avait 
à  la  même  époque,  dans  toute  l'île,  que  16,000  Européens  et  20,000 

nous  n'y  fussions  invités.  Son  hôtel  nous  était  tous  les  jours  ouvert^  et  chaque  soir  nous 
y  étions  accueillis  avec  l'urbanité  la  plus  flatteuse.  M.  Hogendorp  étalait  dans  son  gou- 
vernement un  faste  asiatique.  Sa  garde  était  composée  de  cavaliers  vêtus  d'un  élégant 
uniforme  M.  Hogendorp  ne  sortait  qu'en  voiture  à  six  chevaux  et  toujours  suivi  d'une 
nombreuse  escorte.  Dans  les  fêtes  airsquelles  nous  étions  conviés^  deux  esclaves  jeunes 
et  belles  étaient  affectées  au  service  de  chaque  convive,  et  une  excellente  musique  se 
faisait  entepdre  pendant  toute  la  durée  du  repas.  »  Par  une  singidière  coïncidence,  j'ai 
eu  le  plaisir  de  rencontrer  à  Batavia  le  fils  du  général  Hogendorp,  devenu  lui-même 
conseiller  des  Indes  après  avoir  été  l'un  des  plus  braves  officiers  de  l'armée  française. 


LA   BAYONNAISE   A   BATAVIA.  663 

Bouguis  OU  Arabes.  Le  gouvernement  hollandais  a  voulu,  en  temps 
opportun,  limiter  le  chiffre  de  ces  turbulens  auxiliaires.  Sous  l'ad- 
ministration de  M.  Duyjnaer  van  Twist,  une  ordonnance  du  conseil 
des  Indes  a  interdit  jusqu'à  nouvel  ordre,  aux  habitans  du  territoire 
céleste,  l'entrée  d'une  île  où  leur  industrie  offrait  moins  d'avantages 
que  leurs  pratiques  usuraires  et  leurs  brigues  sournoises  ne  présen- 
taient de  dangers. 

Il  existe  à  Batavia  trois  populations  distinctes.  On  y  peut  recon- 
naître aussi  trois  villes  plutôt  que  trois  quartiers  séparés.  Les  Chi- 
nois, nous  l'avons  dit,  au  nombre  de  32,000,  habitent  le  bord  de 
la  mer.  Une  ceinture  de  villages,  dans  lesquels  vivent  agglomérés 
2/i0,000  Javanais,  enveloppe  la  ville  européenne.  Cette  dernière 
compte  à  peine  3,500  habitans,  et  embrasse  cependant  un  immense 
espace.  Le  quartier  fondé  par  le  général  Daendels  a  étendu  un  de 
ses  bras  vers  la  mer,  l'autre  vers  les  montagnes.  Weltevreden,  par 
ses  dépendances,  touche  d'un  côté  au  faubourg  méridional  de  la 
ville  basse,  de  l'autre  au  quartier  javanais  de  Meester-Cornelis,  élevé 
de  trente-trois  mètres  au-dessus  du  niveau  de  l'océan  et  distant 
de  six  milles  environ  du  rivage.  Molevnliet,  Noordwyk,  Ryswyk, 
Koning's-Plein ,  Weltevreden  ,  Gounong-Saharie ,  composent  moins 
une  ville  qu'un  parc  sans  limites,  entrecoupé  de  mille  bouquets 
d'arbres,  de  longues  avenues  remplies  d'ombre,  de  prairies,  de  cours 
d'eau,  de  délicieux  pavillons  cachés  par  la  main  des  fées  au  milieu 
de  touffes  de  verdure.  Les  places  ménagées  au  centre  de  cet  échiquier 
fantastique  ne  sont  point  d'arides  déserts  d'asphalte  ou  de  granité. 
Ce  sont  de  vastes  pelouses  dont  les  bœufs  du  Bengale,  au  garrot 
renflé  comme  la  bosse  du  bison,  viennent  tondre  en  mugissant  l'herbe 
épaisse  et  courte.  Des  allées  couvertes  par  les  grands  rameaux  du 
djatli,  du  waringin  ou  du  tamarinier,  encadrent  d'une  double  en- 
ceinte ces  tapis  de  gazon.  De  brillantes  cavalcades  errent  chaque 
matin  sous  leurs  ombrages,  d'élégantes  calèches  traversent  rapide- 
ment les  rues  voisines,  et  de  légères  pirogues  descendent,  emportées 
par  le  courant,  les  canaux  qu'alimente  le  Tji-Liwong.  La  ville  neuve 
de  Batavia  est,  âmes  yeux,  la  plus  ravissante  création  qu'ait  enfantée 
la  fantaisie  humaine.  Une  exquise  propreté  en  complète  la  grâce  et 
en  fait  valoir  les  plus  minutieux  détails.  Moins  de  recherche  prési- 
dait à  l'entretien  des  carrés  de  tulipes  d'Haarlem,  et  les  jardins  du 
Généraliffe  auraient  paru  sans  poésie  à  côté  de  semblables  merveilles. 
Un  magnifique  résultat  a  couronné  cette  œuvre  intelligente.  Batavia 
A  cessé  de  dévorer  sa  population.  Nulle  part  sous  les  tropiques ,  la 
mortalité  n'est  moins  considérable  que  dans  cette  ville,  où  jadis  la 
vie  d'un  Européen  ne  durait  souvent  qu'une  saison.  Sans  doute  on 
y  est  encore  exposé  aux  maladies  qu'amène  l'influence  débilitante 


C6â  RETUE    DES   DEUX    MONDES. 

du  climat;  la  fibre  y  perd  son  énergie,  le  sang  son  oxygène;  on 
peut  y  languir,  on  n'y  meurt  plus. 

Je  ne  veux  point  essayer  de  cacher  ma  partialité  pour  Batavia. 
C'est  la  ville  où  je  crois  que  je  pourrais  le  mieux  supporter  tout  le 
poids  de  l'exil.  Je  ne  me  plaindrais  point  cependant  de  trouver  dans 
cette  ville  de  prédilection  un  peu  moins  des  grands  airs  que  lui 
donne  son  rang  de  capitale.  .Tout  y  respire  un  peu  trop,  pour  mes 
goûts,  le  faste  et  l'opulence.  Point  de  fête  qui  n'y  réunisse  des  mil- 
liers d'invités,  point  de  festin  qui  n'y  prenne  les  'proportions  d'un 
banquet.  Quand  nous  dînions  chez  le  gouverneur-général,  une  table 
de  soixante  couverts  rassemblait  dans  une  vaste  galerie  des  fonc- 
tionnaires dont  le  rang  était  marqué  d'avance.  Derrière  chaque  con- 
vive se  tenait  immobile  un  domestique  en  livrée.  Ce  double  front  de 
broderies  et  d'épaulettes,  cette  armée  de  turbans  rangés  en  bataille, 
cette  salle  éblouissante  de  lumières,  cette  splendeur  orientale  unie  à 
ce  luxe  européen,  auraient  tenté  le  pinceau  d'un  Paul  Véronèse.  L'île 
de  Java,  grâce  aux  différentes  zones  botaniques  que  présentent  ses 
hautes  montagnes,  peut  offrir  au  palais  blasé  du  voyageur  des  fruits 
de  tous  les  climats.  Les  navires  des  Etats-Unis  y  apportent  chaque 
année  les  gros  blocs  de  glace  bleuâtre  des  lacs  américains.  On  oublie- 
rait donc  aisément  que  l'on  dîne  à  cent  vingt  lieues  de  l'équateur,  si 
à  côté  des  fraises  ou  des  raisins  cultivés  sur  les  pentes  du  Guédé,  à 
plus  de  mille  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  on  ne  voyait 
figurer  les  trésors  embaumés  de  la  plaine. 

J'aimais  surtout  dans  cette  gracieuse  ville  de  Batavia  ses  goûts 
européens  et  ses  habitudes  françaises.  C'était  là  ce  qui  me  consolait 
de  l'ennui  de  traîner  en  tout  lieu  mon  grand  sabre  et  mon  uniforme. 
Dans  les  salons,  je  n'entendais  parler  que  notre  langue;  sur  la  scène, 
je  retrouvais  nos  auteurs  et  nos  pièces  de  théâtre.  Les  Mousquetaires 
de  la  Reine  et  la  Favorite  se  partageaient,  pendant  notre  séjour  dans 
l'île  de  Java,  la  faveur  publique.  Je  n'oublierai  de  ma  vie  le  coup 
d'œil  que  présentait  la  salle  de  spectacle  la  première  fois  que  j'y  fus 
conduit  par  M.  Burger.  Les  deux  loges  d'avant-scène  étaient  occu- 
pées par  le  gouverneur-général  et  par  le  duc  Bernard,  entoui'és  de 
leurs  aides-de-camp.  Les  conseillers  des  Indes  avaient  leurs  places 
réservées  au  centre  du  balcon.  Sur  un  double  rang  brillaient  tout 
autour  d'une  longue  galerie  de  forme  elliptique  les  fraîches  toilettes 
des  dames.  Par  une  singularité  que  je  ne  tenterai  point  d'expliquer, 
les  femmes  du  midi  de  l'Europe  résistent  moins  bien  au  climat  des 
tropiques Tjue  les  femmes  du  nord.  Sous  l'influence  accablante  de  la 
zone  torride,  les  grands  yeux  noirs  des  Espagnoles  ne  tardent  pas  à 
perdre  leur  vivacité;  vous  voyez  leurs  lèvres  pâlir,  leur  teint  se  plom- 
ber, la  fatigue  et  l'ennui  creuser  sur  leur  beau  front  une  ride  préy 


LA   BAYONNAISE    A    BATAVIA.  665 

coce.  Le  sang  flamand,  au  contraire,  ne  cesse  point  de  parer  du  plus 
vif  incarnat  l'aimable  visage  des  crépies  hollandaises  et  leur  bouche 
vermeille,  qui  semble  toujours  sourire.  Je  n'ai  jamais  beaucoup  admiré 
les  beautés  de  la  famille  malaise  ou  les  charmes  de  la  race  chinoise. 
Aussi  j'éprouvai,  je  l'avoue,  en  jetant  les  yeux  sur  cette  galerie  tout 
étincelante  de  fraîcheur  et  de  beauté,  quelque  chose  de  l'émotion  du 
sauvage  retrouvant  dans  les  serres  de  Jussieu  les  verts  arbustes  de 
son  île. 

Nous  n'étions  pas  les  seuls  étrangers  qu'un  pareil  spectacle  cap- 
tivât. Les  ambassadeurs  que  l'île  de  Bali  avait  envoyés  à  Batavia  pour 
régler  les  conditions  d'une  paix  définitive  semblaient  exprimer  par 
leurs  regards  une  admiration  vive  et  sincère.  Ces  ambassadeurs 
étaient  peut-être  moins  des  négociateurs  que  des  otages.  Le  gouver- 
nement hollandais  se  plaisait  toutefois  à  les  entourer  d'égards  et  à 
déployer  devant  eux  l'éclat  de  sa  puissance.  Il  leur  avait  donné  pour 
interprète  et  pour  guide  un  Arabe  de  Bornéo,  caractère  subtil  et  insi- 
nuant, d'une  fidélité  jadis  douteuse,  que  des  faveurs  récentes  avaient 
enfin  conquis  aux  intérêts  de  la  Hollande.  Ce  compatriote  du  pro- 
phète, vêtu  d'une  longue  robe  de  soie  et  coiffé  d'un  large  turban 
d'une  blancheur  irréprochable,  dominait  de  sa  haute  taille  les  princes 
balinais  accroupis  sur  leur  banquette  comme  des  chefs  iroquois  au- 
tour du  feu  du  conseil.  Le  profil  régulier  et  sévère  de  l'Arabe,  les 
belles  lignes  de  ce  type  biblique  ne  faisaient  que  mieux  ressortir  la 
face  écrasée  et  les  traits  sans  noblesse  de  la  race  hindoue.  Le  costume 
des  ambassadeurs  de  Bali  était  d'une  extrême  simplicité.  Cette  sim- 
plicité cependant  avait  sa  poésie  et  sa  grandeur  ;  elle  convenait  aux 
guerriers  à  demi  sauvages  qui  avaient  figuré  sur  les  champs  de  ba- 
taille de  Djaga-Raga  et  de  Klong-Kong;  une  pièce  de  coton  enroulée 
autour  du  corps  leur  tombait  jusqu'à  mi-cuisse;  leur  buste  était  en- 
tièrement nu  ;  leurs  cheveux,  relevés  et  attachés  sur  le  sommet  du 
crâne,  étaient  ornés  d'une  fleur  d'hibiscus.  C'était  ainsi  que  les  com- 
pagnons de  Léonidas,  après  s'être  frottés  d'huile,  avaient  dû  se  pré- 
senter au  combat.  Les  princes  balinais  ne  portaient  d'autre  arme  que 
leur  kris,  placé,  suivant  leur  coutume,  derrière  le  dos.  L'extrémité 
du  fourreau  était  enfoncée  dans  les  plis  de  leur  ceinture,  tandis  que 
la  poignée,  enrichie  d'or  et  de  pierreries,  dépassait  presque  la  hau- 
teur de  leur  tête.  Tel  était  autrefois  le  costume  de  cour  de  la  no- 
blesse javanaise,  et  tel  est  encore  aujourd'hui  celui  des  habitans 
de  Bali.  Le  buste  découvert  a  toujours  été  considéré  dans  l'archipel 
indien  comme  un  signe  de  déférence  et  de  respect.  Avec  leur  peau 
fauve  et  dorée,  leur  coiffure  de  femme,  leur  regard  à  la  fois  effronté 
et  intrépide,  ces  princes  hindous  me  rappelaient  bien  le  mélange  de 
sensualité  et  d'audace  qui  forme  le  trait  distinctif  des  populations 

TOME  I.  43 


666  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

malaises.  Tout  à  coup  l'orchestre  lit  retentir  une  marche  guerrière  : 
c'était  l'hymne  de  Djaga-Raga,  le  chant  de  victoire  de  l'armée  hollan- 
daise. Les  ambassadeurs  balinais  tressaillirent  ;  un  éclair  fanatique 
jaillit  dç  leurs  yeux  moroses.  Quand  la  voix  des  clairons  se  tut,  quand 
les  vibrations  des  cymbales  s'apaisèrent,  ils  reprirent  leur  attitude 
indifférente,  et  ne  parurent  accorder  d'intérêt  au  drame  qui  se  dérou- 
lait devant  eux  que  lorsqu'il  y  eut  des  épées  brandies  en  l'air  ou 
replongées  brusquement  dans  le  fourreau.  Cette  soirée,  où  la  civili- 
sation em'opéenne  s'efforçait  de  déployer  toutes  ses  séductions  sous 
les  yeux  des  derniers  champions  de  l'indépendance  malaise,  me  frappa 
vivement.  Je  me  rappelle  surtout  quel  légitime  orgueil  brillait  sur 
ces  belles  figures  militaires  qui  venaient  de  se  bronzer  au  soleil  de 
Bali.  Plusieurs  officiers  hollandais  étaient  encore  convalescens  de 
leurs  blessures.  On  me  les  montrait  dans  la  salle  en  me  racontant 
leurs  récens  exploits.  Ces  glorieux  souvenirs,  présens  à  tous  les  es- 
prits, laissaient  dans  l'air  je  ne  sais  quelle  odeur  de  poudre,  quel  par- 
fum d'héroïsme  qui  faisait  plaisir  à  respirer. 

C'est  ainsi  que  chaque  jour  me  réservait  à  Batavia  une  émotion 
nouvelle.  Tantôt  on  me  faisait  visiter  les  vastes  salons  du  Cei-.cle  de 
l'Harmonie,  le  plus  gracieux  monument  de  Batavia,  celui  qui,  par  sa 
blancheur  de  marbre,  ses  terrasses  à  l'italienne,  ses  arceaux,  ses  por- 
tiques, me  rappelait  le  mieux  les  palais  du  Bosphore;  tantôt  on  me . 
conduisait  dans  l'immense  galerie  où  sont  appendus  les  portraits  des 
quarante-six  gouverneurs  qui,  de  1601  à  1845,  ont  présidé  aux  des- 
tinées des  Indes  néerlandaises.  D'autres  fois,  un  chemin  que  bordaient 
de  rians  buissons  de  cœsalpinia  en  fleurs  me  menait,  à  mon  insu, 
jusqu'au  pied  des  glacis  de  la  citadelle.  Je  ne  me  lassais  point  de 
revoir  les  mêmes  sites,  d'admirer  les  mêmes  merveilles.  Il  suffisait 
d'un  nuage,  d'un  rayon  de  soleil,  d'un  souffle  de  brise  pour  en  chan- 
ger l'aspect  :  c'était  la  nature  à  la  fois  la  plus  riche  et  la  plus  mo- 
bile que  j'eusse  encore  contemplée.  Mais  ce  sont  là  des  souvenirs 
qui  s'effacent  aisément  et  que  je  m'étonne  de  retrouver  encore.  Ce 
qui  se  grave  bien  mieux  dans  la  mémoire,  quand  on  a  vécu  pendant 
quelque  temps  au  milieu  des  colons  hollandais,  c'est  leur  bienveil- 
lance sincère,  leur  urbanité  sans  faste  et  sans  effort.  Dans  quelques 
çinnées,  si  des  chances  imprévues  ne  m'ont  pas  de  nouveau  conduit 
vers  le  détroit  de  la  Sonde,  mon  esprit  n'aura  plus  gardé  qu'une 
impression  confuse  de  tous  ces  frais  jardins,  de  tous  ces  rians  porti- 
ques; j'aurai  peut-être  oublié  Batavia  ;  je  suis  bien  sur  que  je  me 
souviendrai  de  ses  habitans. 

E.    JURIEN   DE    LA   GrAVIÈRE. 


LE   CAMP 


MARÉCHAL  RADETZKY. 


Erinnerungen  eines  oesterreickischen  Veleranen  aiis  dem  italienischen  Kriege  der  Jahreti 
18A8-1849,  Stuttgart  and  Tubingeu  1852,  Cotta. 


Quelque  soit  le  sentiment  qu'on  professe  à  l'endroit  de  la  domina- 
tion étrangère  en  Italie,  il  est  impossible  aujourd'hui  de  ne  pas  re- 
connaître les  services  que  l'armée  autrichienne  a  rendus  à  la  cause 
de  la  civilisation  pendant  les  années  ISliS  et  1849.  Ce  ique  nous 
disons  ici,  les  cœurs  les  plus  sympathiques  à  cette  noble  terre  n'ont 
point  à  le  prendre  en  mauvaise  part,  car  c'est  la  révolution  euro- 
péenne plus  encore  que  l'indépendance  nationale  que  l'Autriche  a 
vaincue  en  Italie,  et  là-dessus  les  Piémontais  eux-mêmes  sont  d'ac- 
cord. Lisez  l'ouvrage  remarquable  à  plus  d'un  titre,  quoique  trop 
personnel  peut-être,  que  le  général  Bava  a  écrit  sur  cette  guerre,  — 
et  vous  verrez  quelle  détestable  impression  ont  laissée  de  ce  côté 
Mazzini  et  ses  tristes  complices.  Un  officier  autrichien  né  s'exprime- 
rait pas  sur  leur  compte  avec  plus  de  dédain  et  d'amertume.  Il  était 
dans  la  destinée  de  ces  hommes  hypocrites  et  pervers  de  soulever 
contre  eux,  à  un  moment  donné,  ceux-là  même  qui  le  plus  généreu- 
sement avaient  obéi  à  l'impulsion  de  leur  propagande.  On  devait  finir 
par  comprendre  dans  le  camp  de  Charles-Albert  que  les  plus  impla- 
cables ennemis  de  la  monarchie  piémontaise  n'étaient  pas  sous  les. 
drapeaux  de  Radetzky,  et  la  journée  de  Gênes,  où  le  général  de  La 
Marmora  eut  affaire  aux  mêmes  adversaires  que  Wimpffen,  Haynau 
et  d'Aspre  foudroyaient  dans  Livourne,  Bologne  et  Brescia,  vint  dé- 


668        *        REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

montrer  suffisamment  que  si  la  première  phase  de  cette  guerre  avait 
eu  pour  objet  l'extermination  des  barbares  tudesques,  il  s'agissait  pu- 
rement et  simplement,  dans  la  seconde,  de  jeter  à  bas  toute  espèce 
de  pouvoir  sans  tenir  acte  de  la  nationalité  de  son  origine. 

Pendant  le  siège  de  Milan,  il  y  eut  une  heure  singulièrement  carac- 
téristique :  ce  fut  celle  où  la  révolution  se  trouva  prise  entre  deux  feux; 
Autrichiens  et  Piémontais  tiraient  sur  elle  indistinctement.  C'était 
bien  là,  en  effet,  l'ennemi  commun.  L'Autriche,  dès  le  premier  jour, 
se  le  tint  pour  dit,  et  ne  cessa  de  manœuvrer  en  conséquence;  quant 
à  Charles-Albert,  placé  naturellement  à  un  autre  point  de  vue,  la 
raison  ne  lui  vint  que  plus  tard  ;  son  imagination  ardente  parla 
d'abord,  et  très  imprudemment  il  s'y  laissa  entraîner,  sans  voir  que 
ces  illusions,  auxquelles  il  aimait  tant  à  se  livrer,  étaient  l'œuvre 
d'un  infernal  thaumaturge,  de  ce  froid  et  mystique  Mazzini,  qui, 
pareil  à  ces  nécromans  orientaux,  évoquait  aux  yeux  du  roi  qu'il 
voulait  égarer  de  fabuleux  mirages.  Persuadé  de  la  profonde  im- 
puissance d'un  carbonarisme  caduc  et  sceptique,  dont  la  police  autri- 
chienne se  complaisait  à  déjouer  chaque  effort  avec  une  méthodique 
persistance,  instruit  par  trois  ou  quatre  échauffourées  de  l'entière 
inutilité  des  tentatives  partielles,  Mazzini  entreprit  de  s'instituer  le 
pontife  souverain  d'une  idée  nouvelle,  d'un  système.  De  là  ce  plan  de 
réunir  sous  une  même  couronne  les  divers  états  de  l'Italie,  plan  su- 
blime par  lequel  il  enrôlait  dans  sa  croisade  contre  l'Autriche,  son 
seul  épouvantail,  certains  princes  dont  il  ne  lui  coûtait  rien  d'allé- 
cher l'ambition,  quitte  à  susciter  contre  eux  ses  bandes  révolution- 
naires, lorsqu'il  se  serait  servi  de  leurs  armées  pour  renverser  un 
ennemi  ferme  et  vigilant,  et  sur  lequel  lui  et  les  siens  ne  pouvaient 
mordre.  Ora  e  sempre, — maintenant  et  toujours!  avait  dit  Mazzini 
à  son  début,  alors  qu'il  se  révélait  comme  chef  de  la  jeune  Italie. 
On  voit  qu'il  demeurait  fidèle  à  sa  devise  :  chez  lui,  le  conspirateur 
n'abdique  jamais,  il  se  modifie.  Le  carbonarisme  avait  été  sa  pre- 
mière manière;  la  combinaison  machiavélique  et  puissante  deV If.alm 
uniia  fut  sa  seconde,  et  jusqu'à  présent  du  moins  son  chef-d'œuvre. 
Pour  arriver  à  ses  fins,  pour  mettre  l'idée  en  pratique,  il  lui  fallait 
deux  choses  également  indispensable^  :  de  l'argent  et  des  circon- 
stances. La  mauvaise  humeur  adroitement  exploitée  des  plus  riches 
familles  de  l'aristocratie  de  son  pays  lui  fournit  le  nerf  de  la  guerre, 
la  révolution  de  février  et  la  chute  du  gouvernement  de  Louis-Phi- 
lippe furent  l'occasion. 

U  y  avait,  on  le  sait,  dans  l'Italie  de  18A8  deux  partis  politiques 
tendant  par  les  voies  les  plus  contraires  vers  l'indépendance  et  l'unité 
nationales.  A  la  tête  de  l'un  était  l'abbé  Gioberti,  qui  voulait  une 
sorte  de  confédération  aveclepape  au  sommet.  L'autre  parti,  le  parti 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  669 

de  l'idée  révolutionnaire  dans  toute  la  force  de  son  expansion,  avait 
Mazzini  pour  grand-prêtre.  Son  système  à  lui  était  des  plus  simples  : 
il  voulait  la  destruction  de  tous  les  gouvernemens,  et,  sur  leurs 
ruines  amoncelées,  la  république  romaine;  mais  si  tel  était  son  der- 
nier mot,  il  n'avait  garde,  on  le  suppose,  de  l'articuler,  et  laissait 
volontiers  passer  devant  lui  les  plus  pressés,  leur  donnant  au  besoin 
un  coup  de  main  dans  l'occasion.  Tandis  que  Gioberti,  esprit  roma- 
nesque et  fantasque,  trop  philosophe  pour  un  prêtre,  trop  prêtre 
pour  un  philosophe,  se  livrait  à  ses  divagations  triomphantes,  tandis 
que  le  comte  Cesare  Balbo  exposait,  dans  les  Speranze  d'Italia^  cette 
idée  au  moins  bizarre  —  que  l'Italie  ne  renaîtrait  qu'au  jour  de  la  dis- 
solution de  l'empire  ottoman,  l'impénétrable  Mazzini,  quoique  plein 
de  dédain  pour  ces  travaux  d'idéologue,  ne  cessait  pas  de  les  encou- 
rager, car  les  théories  du  libéralisme  de  l'époque  avaient  à  ses  yeux 
leur  utilité  pratique  :  elles  déblayaient  le  terrain,  elles  démocrati- 
saient les  princes  et  les  gouvernemens,  et  l'on  sait  ce  que  valent,  au 
jour  où  l'insurrection  se  démasque,  les  princes  et  les  gouvernemens 
démocratisés.  Avant  même  qu'ils  eussent  eu  le  temps  de  s'en  douter, 
la  plupart  des  souverains  de  l'Italie  étaient  devenus  la  proie  de  la 
révolution.  Évoquant  à  la  fois  le  mécontentement  des  cabinets,  l'am- 
bition des  princes,  les  sourdes  mais  implacables  rancunes  d'un  patri- 
ciat  humilié,  l'esprit  dominateur  du  clergé,  —  habile  à  se  faire  arme 
de  tout  contre  l'Autriche,  à  réunir  en  un  seul  faisceau  tous  les  patrio- 
tismes,  tous  les  aveuglemens,  toutes  les  impuissances,  —  étape  par 
étape,  le  cauteleux  Mazzini  s'avançait  de  la  sorte  vers  sa  république 
universelle.  L'idée  d'une  fédération  italienne  avait  entraîné  déjà 
Pie  IX  dans  sa  cause;  par  la  chimérique  promesse  d'un  royaume  de 
la  Haute-Italie,  il  venait  de  leurrer  Charles-Albert;  le  monde  obéis- 
sait à  l'impulsion  du  fanatique  ascète,  et  Y  idée  allait  triompher,  lors- 
qu'en  face  d'elle  se  dressa  tout  à  coup  la  force  matérielle,  représentée 
par  le  maréchal  Radetzky  efses  armées. 

«  Il  était  réservé  à  notre  époque,  a  dit  ingénieusement  un  célèbre 
orateur  espagnol,  de  nous  montrer  le  double  spectacle  de  la  barbarie 
amenée  par  les  idées  et  de  la  civilisation  restaurée  par  les  armes.  )> 
A  défaut  de  tant  d'autres  exemples  que  nous  pourrions  citer  en 
abondance,  l'histoire  de  la  campagne  d'Italie  en  1848  et  18Zi9  est 
là  pour  démontrer  la  profonde  justesse  de  cette  parole  de  M.  Donoso 
'  Cortès.  Nous  espérons  ici  qu'on  ne  se  méprendra  point  sur  notre 
pensée.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  prétendions  nous  extasier  devant 
la  domination  autriclîienne  en  Italie  et  proclamer  sans  réserve  le 
gouvernement  militaire  du  maréchal  Radetzky  comme  le  plus  grand 
bienfait  dont  le  ciel  ait  jamais  doté  un  peuple!  Ce  régime,  quoique 
d'ailleurs  très  peu  barbare  et  ne  ressemblant  en  rien  au  tableau  que 


670  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

journellement  on  nous  en  donne,  ce  régime  a  son  côté  triste  et  ses 
abus,  nous  en  convenons.  Ainsi  que  bien  d'autres,  nous  aimerions  à 
voir  cette  glorieuse  terre  rendue  à  son  indépendance,  et  plus  d'une 
fois  notre  cœur  a  saigné  à  entendre  le  sabre  des  Croates  retentir  sur 
l'antique  dalle  de  Saint-Marc;  mais  était-ce  la  fin  de  cet  abaissement 
que  devait  amener  le  triomphe  de  Mazzini?  Les  Autrichiens  repoussés 
au-delà  de  Vérone,  au-delà  des  Alpes  tyroliennes,  aiu-ait-on  eu  l'in- 
dépendance nationale?  —  Interrogez  là-dessus  ceux  qui  ont  pris  à 
cette  guerre  une  part  mémorable,  les  officiers  piémontais  tous  les 
premiers,  et  vous  verrez  ce  qu'ils  vous  répondront. 

En  écrasant  la  révolution  en  Italie,  l'armée  autrichienne  combattait 
pour  la  cause  de  l'ordre  européen,  et  c'est  à  ce  titre  qu'elle  a  mérité 
tant  de  sympathies.  Qu'il  y  eût  ensuite  à  ses  yeux  dans  la  question 
sociale  une  question  politique,  personne  n'en  saurait  douter.  Un 
grand  empire  ne  se  laisse  point  ainsi  démembrer  sans  coup  férir; 
mais,  je  le  répète,  c'est  là  une  question  qui  regarde  les  traités,  et 
ceux  qui  ne  pardonnent  point  à  l'Autriche  d'avoir  maintenu  par  la 
force  ses  droits  sur  l'Italie  n'ont  qu'à  refaire  la  carte  de  l'Europe. 
Quant  à  nous,  il  nous  plaît  mieux  de  nous  placer  à  un  point  de  vue 
plus  élevé  et  de  voir  dans  cette  guerre  moins  l'Italie  en  cause  que  la 
révolution,  rendant  de  la  sorte  à  chacun  ce  qui  lui  appartient  :  à  la 
nationalité  italienne  les  regrets  que  mérite  une  généreuse  entreprise 
indéfiniment  et  fatalement  ajournée,  à  l'armée  autrichienne  ce  tribut 
d'éloges  et  d'admiration  que  réclame  un  exemple  d'héroïque  initia- 
tive qui,  dans  les  temps  d'universel  abattement  où  il  fut  donné,  eut 
pour  conséquence  immédiate  de  relever  le  moral  de  TEurope. 

C'est  l'histoire  de  cette  guerre  qu'un  des  principaux  lieutenans 
du  maréchal  Radetzky  vient  de  publier  en  deux  volumes  auxquels  je 
ne  reprocherai  qu'une  chose,  la  modestie  du  titre.  Souvenirs  d'un 
Vétéran  des  campagnes  d'Autriche  en  1848  et  18Zi9,  n'est-ce  pas 
trop  peu  dire,  quand  on  écrit  de  véritables  annales?  La  campagne 
d'Italie,  qui  déjà  dans  M.  de  Zedlitz  avait  eu  son  poète,  et  son  con- 
teur humoristique  dans  M.  Hacklânder,  l'amusant  et  spirituel  autem- 
du  si  renommé  Soldatenleben,  nous  semble  avoir  trouvé  cette  fois 
un  historien  digne  d'elle.  Quel  est  cet  écrivain,  tout  le  monde  le  sait 
aujourd'hui,  et  nous  serions  les  seuls  à  ne  le  pas  nommer.  Soldat  et 
diplomate,  de  plus  l'un  des  écrivains  militaires  les  plus  habiles  de 
son  temps,  le  général  comte  Schoenhals  réunissait  tous  les  titres  pour 
rédiger  l'histoire  d'une  guerre  à  laquelle  il  a  pris  une  part  si  bril- 
lante. Dans  son  gouvernement  de  Milan,  alors*  qu'il  administrait  en- 
core le  pays  sous  les  ordres  de  l'archiduc  vice-roi,  Radetzky  avait 
avec  lui  deux  aides-de-camp  intimes,  Hess  et  Schoenhals,  deux  noms 
tellement  inséparables,  qu'en  Autriche  on  ne  les  prononce  guère  l'un 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  671 

sans  l'autre.  Plus  tard,  lorsque  les  mauvais  jours  arrivèrent,  il  va 
sans  dire  que  les  deux  acolytes  montèrent  à  cheval  aux  côtés  de  leur 
capitaine,  qu'ils  ne  quittèrent  pas  d'un  instant  aussi  longteinps  que 
l'expédition  se  prolongea,  celui-ci,  tacticien  profond,  imperturbable, 
s' appliquant  de  préférence  à  combiner  les  plans  d'opération,  celui-là, 
plus  homme  du  monde  et  plus  porté  à  se  répandre,  esprit  sagace  et 
pénétrant,  parole  éloquente  et  persuasive,  s' employant  davantage. 
aux  négociations,  aux  dépêches,  aux  affaires  de  cabinet.  Il  apparte- 
nait à  Iê^  plume  d'où  sortirent  à  cette  époque  tant  de  manifestes 
fameux,  qui  resteront  dans  la  mémoire  de  l'Europe,  d'écrire  les 
Souvenirs  d'un  Vétéran,  qui  sont,  à  proprement  parler,  les  vraiS: 
commentaires  d'un  général.  Une  idée  me  venait  en  lisant  ce  livre, 
d'un  style  si  naturel  et  pourtant  si  achevé,  d'une  lecture  si  variée, 
si  engageante,  et  pourtant  si  féconde,  où  la  stratégie  touche  à  la  po- 
litique, l'observation  des  mœurs  à  la  narration,  où  les  événemens 
sont  exposés  avec  une  éloquence  chaleureuse  qui  trouve  le  secret 
de  ne  point  tomber  dans  le  plaidoyer  :  je  me  demandais  comment 
il  se  fait  qu'un  homme  ainsi  voué  à  la  carrière  des  armes,  ne  se 
tournant  vers  les  lettres  en  quelque  sorte  que  par  occasion,  puisse 
atteindre  du  premier  coup,  et  comme  sans  y  viser,  aux  plus  rares 
conditions  de  l'art.  Serait-ce  donc  que  pour  écrire  un  bon  ouvrage 
il  importerait  d'ignorer  le  métier  d'auteur?  Je  n'oserais  affirmer  une 
semblable  irrévérence.  On  m'avouera  cependant  que  chez  l'écrivain 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  profession  offre  bien  aussi  ses  in- 
convéniens  et  ses  misères.  A  force  de  se  dépenser  en  menue  monnaie 
de  chaque  jour,  d'effleurer  vingt  sujets  en  une  semaine,  et  de  tou- 
cher à  tout,  l'esprit  perd  à  la  longue  ses  facultés  de  concentration 
et  d'originalité.  Ce  grand  art  de  la  mise  en  œuvre,  que  chacun  désor- 
mais possède  plus  ou  moins,  cette  habileté  de  main  qui  court  les 
rues,  ne  s'exercent  trop  souvent  qu'aux  dépens  de  la  conviction. 
Vous  avez  des  virtuoses  par  centaines;  mais  des  écrivains  sincères 
qu'une  vérité  anime,  et  qui  passent  leur  vie  à  la  proclamer,  com- 
bien en  comptez-vous?  Faire  le  métier  d'homme  de  lettres,  cela  si- 
gnifie aujourd'hui  écrire  même  lorsqu'on  n'a  rien  à  dire.  Or  tel  n'est 
point  le  cas  dans  certaines  exceptions  dont  je  parle.  Quand  un  géné- 
ral éminent,  quand  un  homme  d'état  ayant  marqué  dans  une  période 
telle  que  celle  que  l'Europe  vient  de  parcourir  depuis  cinq  ans, 
prend  pour  texte  l'histoire  des  événemens  auxquels  il  s'est  trouvé 
mêlé  si  activement,  ce  n'est  pas,  je  le  suppose,  le  point  de  vue  qui 
lui  manque.  La  haute  connaissance  du  sujet  lui  rend  d'avance  aisée 
la  classification,  et  c'est  dans  ses  convictions,  ce  pecius  des  anciens, 
qu'il  puise  les  ressources  de  son  style. 

Nous  avons  vu  dernièrement,  à  propos  de  Goergey,  quels  trésors 


672  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  verve  humoristique,  d'observation  ingénieuse,  d'excellente  litté- 
rature, peuvent  chez  l'homme  d'action  jailhr  en  un  moment  d'une 
veine  ignorée  jusqu'alors.  L'ouvrage  du  comte  Schoenhals  offre  un 
nouvel  exemple  de  ce  genre.  Seulement  Goergey,  ainsi  que  d'ordi- 
naire il  arrive  aux  individus  dont  le  rôle,  après  tout,  reste  équivoque, 
Goergey  est  plus  personnel.  Il  raconte  en  quelque  sorte  en  homme 
"^  préoccupé  de  se  justifier,  et  son  observation  des  faits  ne  s'étend  jamais 
beaucoup  au-delà  de  sa  propre  circonférence.  Le  général  Schoenhals 
au  contraire,  cœur  austère  et  loyal,  esprit  droit  et  que  l'amour  du 
vrai  possède  seul,  s'efface  tout  entier  devant  le  récit  et  l'apprécia- 
tion des  événemens.  Tandis  que  l'un  laisse  parler  sa  passion  et  ses 
haines,  l'autre  ne  s'inspire  que  du  pur  sentiment  de  son  patriotisme, 
et  si  Goergey  a  composé  de  ravissans  mémoires,  le  général  Schoenhals, 
on  peut  le  dire,  a  fait  un  livre  d'histoire.  Au  reste,  il  faut  le  recon- 
naître à  l'honneur  de  l'armée  autrichienne,  le  mouvement  régénéra- 
teur de  1848,  déjà  si  fécond  sur  les  champs  de  bataille,  a  suscité  en 
elle,  dans  les  régions  de  l'intelligence,  nombre  de  remarquables  pro- 
ductions. Les  titres  ne  me  manqueraient  pas  si  je  voulais  citer,  et  je 
me  contente  de  nommer  en  passant  l'ouvrage  si  substantiel,  si  plein 
d'intérêt  sous  sa  forme  didactique,  du  colonel  Saint-Quentin  :  A  notre 
armée  (  Unserer  Armée) ,  les  écrits  si  judicieux  et  si  recommandables 
du  vicomte  Gorberon,  l'ami  de  cœur  du  noble  Jellachich. 

Ces  commentaires  du  général  Schoenhals  ont  à  mes  yeux  le  très 
enviable  mérite  d'offrir  en  deux  volumes  l'exposé'  le  plus  lucide  et 
le  plus  frappant  de  l'état  de  l'Europe  pendant  la  crise  révolution- 
naire de  18Û8  et  1849.  Dans  ce  livre,  où  l'Autriche  et  son  armée 
occupent  naturellement  la  première  place,  aucuji  pays  n'est  oublié, 
et  c'est  surtout  dans  ses  excursions  épisodiques  à  l'étranger  que  le 
noble  écrivain,  par  son  intelligence  des  faits,  par  la  courtoisie  de 
son  langage,  gagne  du  crédit  sur  son  lecteur.  Gomment  celui  qui 
connaît  si  bien  et  juge  avec  tant  de  mesure  ce  qui  se  passait  chez  les 
autres  à  la  même  époque,  n'aurait-il  point,  en  effet,  complète  auto- 
rité pour  nous  parler  de  ce  qu'il  a  vu?  Quant  à  sa  manière  d'appré- 
cier les  principaux  acteurs  du  drame  qu'il  raconte,  on  peut  s'en  fier 
là-dessus  à  la  sûreté  de  son  coup  d'œil.  Ce  n'est  pas  lui  qui  refusera 
de  reconnaître  le  talent  et  la  supériorité  chez  ses  adversaires,  ces 
.  talens,  d'ailleurs,  ne  dussent-ils  s'exercer  jamais  qu'au  préjudice  de  - 
la  cause  qu'il  défend.  L'opinion  que  le  comte  Schoenhals  exprime  au 
sujet  de  Mazzini  est  sur  ce  point  significative.  Ghaque  fois  que  le 
cours  de  son  récit  le  ramène  en  présence  de  cet  homme,  il  l'étudié 
et  l'analyse  avec  une  impartialité  calme,  et  toujours  des  quelques 
phrases  qu'il  lui  consacre  ressort  la  haute  idée  qu'il  a  des  éminentes 
facultés  de  .son  adversaire,  «  d'un  homme,  ajoute-t-il,  sur  lequel 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  673 

les  gouvernemens  feront  bien  de  veiller,  car,  tel  que  je  le  connais, 
c'est  l'ennemi  le  plus  dangereux  de  l'ordre  social  existant.  Et  je 
frémis  quan4  je  pense  qu'un  pareil  fanatique  n'a  peut-être  pas  dit 
encore  son  dernier  mot.  » 

Puisque  nous  en  sommes  au  chapitre  des  portraits,  j'avouerai  fran- 
chement que  je  me  serais  attendu  à  plus  de  détails.  Ce  qui  manque 
dans  l'ouvrage  du  comte  Schoenhals,  c'est,  le  croira-t-on?  la  partie 
anecdotique.  A  cet  endroit,  le  noble  auteur  se  montre  d'une  réserve 
inexorable.  Chaque  trait  de  physionomie  un  peu  intime  est  repoussé 
comme  trivial,  et  tant  de  précieuses  confidences,  qu'on  aimerait  à 
recueillir  d'une  bouche  si  bien  informée,  s'arrêtent  au  bout  de  la 
plume,  comme  pouvant  faire  longueur  et  ne  s' accordant  point  avec 
le  style  soutenu  de  l'ensemble.  Aussi  voudrions-nous,  sans  trop  nous 
éloigner  des  brillans  commentaires  du  général  autrichien,  essayer  à 
notre  tour  d'esquisser  ici  certains  côtés  de  cette  guerre.  Il  a  peint  les 
larges  traits,  nous  nous  attacherions  plus  volontiers  à  cette  partie, 
trop  souvent  omise  chez  lui,  de  biographie  et  d'analyse,  étudiant 
même,  en  dehors  du  cadre  où  le  comte  Schoenhals  les  a  posées,  plu- 
sieurs de  ces  figures  de  héros  dont  la  curiosité  publique  longtemps 
encore  sera  préoccupée,  et  complétant,  à  l'aide  de  nos  souvenirs 
personnels,  mainte  physionomie  qui  nous  est  restée  présente. 

m 

Le  18  mars  1848,  le  maréchal  Radetzky  était  à  travailler  dans  son 
cabinet  de  Yilla-Reale,  lorsqu'on  vint  lui  apprendre  que  des  barri- 
cades se  dressaient  de  tous  côtés  dans  Milan,  et  que  le  podestat 
Casati,  accompagné  de  l'archevêque,  promenait  par  les  rues  un  dra- 
peau tricolore.  A  peine  avait-il  reçu  cette  nouvelle,  qu'un  officier 
d'ordonnance  entre  à  la  hâte  disant  que  le  palais  du  gouvernement 
vient  de  tomber  au  pouvoir  des  insurgés.  A  ces  mots,  sans  manifes- 
ter la  moindre  émotion,  le  maréchal  pose  sa  plume,  et  se  tournant 
vers  le  comte  Schoenhals,  son  adjudant-général  :  —  Ne  vous  semble- 
t-il  pas,  dit-il,  que  le  moment  soit  venu  de  mettre  sur  pied  la  gar- 
nison?—  Ceci,  en  effet,  répond  alors  le  comte  Schoenhals,  n'est  plus 
une  émeute,  excellence,  mais  une  révolution.  —  Eh  bien!  donc 
faites  tirer  le  canon,  et  tout  le  monde  à  cheval  !  —  En  dix  minutes, 
l'alarme  était  partout,  et  Milan  voyait  s'engager  dans  ses  rues  une 
lutte  terrible  qui  devait  servir  de  prélude  à  la  campagne  d'Italie. 
C'est  peut-être  la  première  fois  qu'un  chef  d'armée  passait  ainsi  sans 
transition  de  son  cabinet  de  travail  en  pleine  expédition  militaire. 

Au  milieu  de  l'entraînement  général,  finsurrection  de  Milan  ne 
comptait  guère  que  comme  un  détail,  et  ce  n'était  plus  seulement  à 
la  Lombardie  révoltée,  mais  à  f  Italie  entière  soulevée,  que  Radetzky 


67A  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

allait  avoir  à  tenir  tête.  Attaqué  dans  Milan  par  l'insurrection  triom- 
phante, menacé  du  côté  de  la  Suisse  et  du  Piémont,  voyant  à  l'in- 
térieur du  pays  toutes  ses  communications  interceptées,  inquiet  du 
sort  de  ses  forteresses  partout  occupées  par  d'insuffisantes  garni- 
sons, Radetzky,  plutôt  que  de  sacrifier  à  un  faux  point  d'honneur  le 
salut  de  ses  armées  et  de  la  monarchie,  prit  la  détermination  de  se 
retirer  sur  Vérone,  afin  de  s'y  organiser  militairement  pour  la  cam- 
pagne qui  s'annonçait  à  lui  sous  les  auspices  les  plus  sévères. 

Ce  fut  le  22  mars,  au  jour  levant,  que  le  maréchal,  passant  de- 
vant le  front  de  son  régiment  de  hussards,  fit  part  à  l' état-major  de 
cette  résolution.  On  avisa  sur-le-champ  aux  mesures  à  prendre  pour 
assurer  l'exécution  des  ordres  supérieurs.  Les  généraux  Clam  et 
Wohlgemuth  reçurent  l'injonction  de  nettoyer  tous  les  édifices  d'où 
l'insurrection  pourrait  inquiéter  la  marche  des  troupes.  Une  chose 
surtout  préoccupait  vivement  Radetzky  ;  je  veux  parler  du  manque 
absolu  de  moyens  de  transport ,  qui  le  forçait  à  laisser  aux  mains 
de  l'ennemi  un  grand  nombre  de  ses  blessés  et  de  ses  malades,  et 
en  même  temps  le  privait  de  la  faculté  d'emporter  quantité  d'objets 
de  la  plus  haute  importance  :  la  caisse  centrale  du  gouvernement, 
par  exemple,  enfermée  dans  le  palazzo  Marini^  construction  massive 
et  dont  les  portes,  vigoureusement  verrouillées,  ne  pouvaient  s'ou- 
vrir qu'à  l'aide  du  canon,  tous  les  employés  étant  en  fuite  ou  cachés. 
Quatre  ou  cinq  cent  mille  florins  furent  tout  ce  qu'il  parvint  à  sau- 
ver de  la  bagarre.  Le  soir  venu,  vers  dix  heures,  les  troupes,  ras- 
semblées en  cinq  colonnes,  se  déroulèrent.  A  la  tête  de  la  troisième 
colonne  s'avançait  Radetzky.  La  nuit  était  froide  et  sombre,  l'incen- 
die des  maisons,  la  sanglante  lueur  des  barricades  en  flammes  éclai- 
raient au  loin  les  ténèbres,  du  haut  des  tours  grondait  le  canon,  et 
sur  le  j)assage  des  soldats  s'engageait  à  chaque  instant  la  fusillade. 
Morne  au  dehors  et  le  deuil  dans  l'âme,  le  maréchal  assistait  à  cette 
lutte,  qui  ne  lui  semblait  plus  qu'une  escarmouche,  comparée  aux 
meurtriers  combats  que  depuis  tantôt  cinq  jours  ses  troupes  sou- 
tenaient sans  désemparer.  Arrivé  à  une  certaine  distance,  il  regarda 
en  arrière,  du  côté  de  Milan,  comme  s'il  eût  voulu  adresser  un  der- 
nier adieu  à  la  cité  rebelle,  et  murmura  entre  ses  dents  :  «  Nous 
reviendrons  bientôt.  » 

Après  avoir  campé  à  Melegnano,  les  Autrichiens  s'avancèrent  sur 
Lodi,  où  le  maréchal  passa  l'Adige.  Ce  fut  là  que  vint  l'atteindre  la 
nouvelle  de  la  défection  de  Venise.  Un  pareil  coup  manquait  à  ses 
désastres.  Que  toutes  les  villes  de  terre  ferme  eussent  obéi  au  mot 
d'ordre  de  la  capitale,  c'était  un  grand  dommage,  mais  qui  pouvait 
se  réparer,  tandis  qu'aux  yeux  des  moins  clairvoyans,  Venise  perdue, 
c'était  le  coup  de  mort  porté  aux  destinées  de  l'Autriche  en  Italie. 
Quelle  force  morale  la  révolution  n'emprunterait-elle  pas  d'un  tel 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  675 

triomphe  !  quelles  ressources  matérielles  et  quels  trésors  ses  mains 
n'allaient-elles  pas  puiser  dans  ses  magasins  et  ses  arsenaux!  \enise 
perdue,  tout  devenait  possible.  On  connaît  l'histoire  de  ce  roi  Ro- 
di'igue  pleurant  sa  défaite  au  milieu  des  débris  de  sa  puissance,  énu- 
mérant  le  soir  de  la  bataille  les  armées,  les  citadelles^  les  châteaux, 
les  immenses  richesses  qu'il  avait  le  matin  et  qu'il  n'a  plus.  Tel  on 
se  représente  le  vieux  Radetzky  à  cette  heure  suprême.  <(  Qui  me 
dira  des  nouvelles  de  Mantoue?  Vérone  tient-elle  encore  pour  l'em- 
pereur? l'Autriche  a-t-elle  bien  encore  un  empereur?...  »  Par  Cré- 
mone, Manerbe  et  Montechiari,  il  se  précipite  sur  le  Mincio;  à  Cré- 
mone, Dieu  soit  loué!  il  avait  appris  que  Mantoue,  quoique  réduite 
aux  plus  terribles  extrémités,  jusqu'alors  n'avait  point  mis  bas  les 
armes. 

Que  se  passait-il  à  Mantoue?  Cette  importante  forteresse  avait, 
comme  toutes  les  places  fortes  du  royaume  lombarde-vénitien,  subi 
les  conséquences  d'une  paix  de  plus  de  trente  années,  c'est-à-dire 
qu'on  s'était  borné  aux  réparations  les  plus  indispensables  pour 
l'empêcher  de  crouler  de  fond  en  comble.  La  plus  grande  partie  du 
matériel  de  guerre,  avariée  par  le  temps,  n'avait  été  ni  réparée  ni 
remplacée.  Du  reste,  point  d'approvisionnemens,  et  quant  aux  muni- 
tions, il  les  fallait  aller  chercher  à  deux  lieues  de  la  citadelle,  dans 
des  magasins  à  poudre  disposés  pour  les  temps  de  paix.  L'état  de  la 
garnison,  d'ailleurs  très  peu  nombreuse,  et  que  venaient  de  complé- 
ter des  recrues  italiennes  fraîchement  arrivées  de  Brescia,  était  des 
moins  rassurans  vis-à-vis  d'une  population  effervescente  et  dont  la 
nouvelle  des  journées  de  mars  à  Vienne  avait  porté  le  patriotisme 
jusqu'à  l'ivresse.  Le  général  Gorczkowsky,  qui  commandait  la  for- 
teresse, sentant  le  côté  critique  de  sa  position,  évitait  soigneuse- 
ment toute  espèce  de  conflit  avec  la  ville.  Les  choses  en  étaient  là 
quand  on  apprit  que  le  général  attendait  le  régiment  Ferdinand 
d'Esté,  qui,  revenant  de  Modène  et  Parme,  devait  passer  par  Man- 
toue. Aussitôt  le  comité  révolutionnaire  de  dépêcher  partout  des 
émissaires  pour  enlever  les  ponts,  barricader  les  routes,  et  rendre 
impossible  l'arrivée  des  auxiliaires  impériaux.  Gorczkowsky,  de  son 
côté,  envoie  pendant  la  nuit  un  détachement  chargé  de  faciliter  le 
passage  du  Pô  à  ce  régiment,  sur  lequel  reposent  désormais  toutes 
ses  espérances»  Informé  de  cette  mesure,  le  comité  redouble  d'acti- 
vité pour  la  faire  échouer,  et  bientôt  le  général  voit  apparaître  une 
députation  qui  le  somme  de  rendre  la  forteresse.  Repoussés  avec 
hauteur  par  le  commandant,  les  membres  de  cette  députation  se 
répandent  dans  le  peuple  et  se  mettent  à  l'exciter  au  combat.  Aus- 
sitôt le  signal  est  donné,  et  des  barricades  s'organisent  à  la  porte 
Ceresa,  par  où  doit  entrer  le  régiment  d^ Este, 

Cependant,  à  l'aide  du  détachement  envoyé  à  sa  rencontre,  le  régi- 


676  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ment  avait  pu  rétablir  le  pont  de  bateaux  et,  tournant  la  porte  où  le 
guettait  l'insurrection,  était  entré  par  un  autre  point  dans  la  citadelle. 
Ce  renfort  rendait  sans  doute  un  peu  moins  désespérée  la  situation 
du  commandant.  N'oublions  pas  toutefois  que  Mantoue  compte  trente 
mille  habitans,  et  que,  mal  rassuré  sur  les  dispositions  du  personnel 
italien  de  sa  garnison,  le  général  autrichien  veut  ne  s'aventurer  qu'à 
la  dernière  extrémité  dans  une  lutte  de  carrefours.  Une  commission 
envoyée  par  le  parti  de  Y  insurrection,  modérée  s'était  rendue  auprès 
du  vice-roi,  alors  à  Vérone,  lequel  avait  répondu  simplement  qu'il 
laissait  le  général  commandant  la  forteresse  libre  d'agir  selon  ce  que 
son  devoir  et  sa  conscience  lui  dicteraient.  Le  comité  voulait  voir  à 
toute  force  un  encouragement  dans  cette  parole,  et  réitéra  sa  dé- 
marche auprès  de  Gorczkowsky,  l'invitant  derechef  à  livrer  la  for- 
teresse. Le  général  répondit  froidement  que  d'abord  il  n'avait  point 
reçu  du  vice-roi  un  ordre  de  la  sorte,  mais  que,  le  fait  existant,  il  refu- 
serait de  s'y  soumettre,  n'ayant  à  rendre  compte  de  sa  conduite  qu'au 
maréchal  Radetzky;  -que  dès  lors  on  cessât  de  l'importuner  à  ce  sujet, 
car  il  était  résolu  à  ne  livrer  qu'avec  sa  vie  la  place  où  l'avait  mis  la 
confiance  de  son  empereur.  Furieux  de  se  voir  ainsi  éconduits,  les 
hommes  du  mouvement  précipitent  la  collision;  le  peuple  ameuté 
charge  ses  armes,  la  garnison  s'apprête  à  vendre  chèrement  sa  vie, 
des  ruisseaux  de  sang  vont  couler.  Tout  à  coup  en  dehors  des  mu- 
railles une  fanfare  retentit,  des  escadrons  couvrent  la  plaine.  Hurrah  î 
c'est  Radetzky;  Mantoue  est  sauvée  !  Il  y  a  dans  cette  péripétie  je  ne 
sais  quoi  de  dramatique  et  d'émouvant  qui  vous  attire.  Getta  gar- 
nison impériale  aux  abois  sjir  les  remparts  de  Mantoue,  ce  vieux  guer- 
rier qui,  juste  à  l'instant  voulu,  accourt  à  sa  délivrance,  ces  clairons, 
ces  drapeaux,  ces  escadrons  secouant  devant  eux  la  poussière,  on 
se  croirait  en  plein  moyen  âge „  en  plein  Shakspeare. 

La  faiblesse  du  général  Zichy  avait  perdu  Venise;  l'attitude  ferme 
et  décidée  du  général  Gorczkowsky  sauva  Mantoue.  Ces  deux  faits, 
qui  eurent  lieu  à  si  peu  de  distance  l'un  de  l'autre,  provoquent  invo- 
lontairement la  comparaison,  et  l'admiration  que  vous  ressentez  pour 
celui-ci  augmente  encore,  s'il  est  possible,  la  triste  impression  que 
celui-là  vous  inspire.  Ce  n'était  cependant,  à  Dieu  ne  plaise,  ni  un 
traître  ni  un  lâche  que  le  général  comte  Zichy,  l'un  des  plus  illustres 
gourmands  que  les  temps  modernes  aient  vu  naître,  et  qui,  dans  soii 
trop  comfortable  hôtel  du  Campo  San-Siefano,  donnait  des  dîners  à  dé- 
sespérer l'ombre  de  Lucullus.  Le  comte  Zichy  connaissait  à  merveille 
son  poste  de  gouverneur  de  Venise,  il  en  savait  le  fort  et  le  faible,  et 
possédait  en  outre  l'estime  et  la  confiance  du  maréchal  Radetzky; 
mais  Zichy  aimait  passionnément  la  bonne  chère,  en  dissertait  vo- 
lontiers et  à  toute  heure,  et  comme  jadis  chez  nous  le  duc  Des  Cars, 
joignant  l'exemple  au  précepte,  s'entendait  à  meiTeille  à  préparer 


LE    CAMP    DU    MARÉCHAL   RADETZKY.  677 

les  fins  morceaux  qu'il  ofirait  à  déguster  à  ses  convives.  Mauvaise 
note  pour  un  général  d'aimer  ainsi  la  table  et  le  bien-vivre!  Qu'un 
diplomate  caresse  un  pareil  goût,  rien  de  mieux  :  remettre  au  len- 
demain, prendre  son  temps,  c'est  son  affaire;  mais  le  général  d'ar- 
mée en  campagne,  le  commandant  d'une  forteresse  en  pays  con- 
quis, cet  homme  sur  lequel  pèse  une  responsabilité  du  jour  et  de  la 
nuit,  y  pensez-vous?  «J'en  appelle  à  Philippe  à  jeun,  »  disait  l'Athé- 
nien; Venise  en  appela  à  Zichy  sortant  de  table,  à  Zichy  bien  repu, 
et  Venise  eut  certes  raison.  Le  seul  maréchal  de  France  qui  n'ait 
jamais  gagné  de  batailles  a  laissé  un  nom  immortel  dans  les  fastes 
gastronomiques  :  côtelettes  à  la  Soubise^  quelle  impitoyable  satire! 
Quiconque  a  séjourné  à  Venise  aura  pu  se  convaincre  qu'il  existe 
peu  de  villes  moins  faites  pour  servir  de  théâtre  à  l'insurrection.  En 
dehors  de  la  place  Saint-Marc  et  du  quai  des  Esclavons,  pas  un  seul 
point  favorable  aux  rassemblemens.  Maître  de  ces  deux  positions,  le 
gouvernement  pouvait  fermer  toute  issue  à  l'émeute,  la  reléguer  au 
fond  de  ruelles  étroites  et  rendre  impuissans  tous  ses  efforts  en  ame- 
nant du  canon  sur  la  Piazzetta,  et  en  faisant  garder  le  Grand-Canal 
par  quelques  chaloupes  canonnières;  mais  dans  cet  effroyable  chaos 
où  l'Europe  se  débattait  alors,  tout  ce  qui  était  autorité,  pouvoir, 
gouvernement,  semblait  possédé  du  vertige.  L'armée  avait  cessé 
partout  de  soutenir  l'autorité  politique;  d'autorité  politique,  à  vrai 
dire,  il  n'en  existait  plus  nulle  part;  C'est  ici  qu'on  se  sent  irrésisti- 
blement pris  de  sympathie  pour  ces  généraux  dont  l'altière  initia- 
tive, en  sauvant  leur  patrie,  sauvait  peut-être  le  monde  de  la  bar- 
barie. En  Hongrie,  à  Vienne,  en  Italie,  où  la  révolution  n'était-elle 
pas  alors?  a  Je  venais  de  battre  les  Hongrois  à  Schvvéchat,  nous  disait 
un  jour  Jellachich ,  et  mon  devoir  de  militaire  me  commandait  de 
les  refouler  de  l'autre  côté  de  la  Laytha;  mais,  au  milieu  de  l'épou- 
vantable déchirement  de  la  monarchie,  un  autre  devoir  j)arlait  à  ma 
conscience  :  sauver  l'empire  !  Si  l'empire  existe  encore  quelque  part, 
pensai-je  alors,  c'est  dans  la  capitale.  Et  je  fondis  sur  Vienne  à  la 
tête  de  mes  manteaux  rouges.  »  Cette  idée,  en  même  temps  qu'elle 
s'emparait  du  ban  de  Croatie,  inspirait  à  Prague  Windisch-Graetz, 
et,  sans  s'être  concertés  ensemble,  sans  s'être  donné  le  mot,  tous  les 
deux  arrivaient  sous  les  murs  de  Vienne.  Ainsi  en  Italie,  ainsi  de 
tous  ces  généraux,  —  Zichy  seul  excepté,  —  qui,  les  uns  bloqués  dans 
une  forteresse  démantelée,  les  autres  isolés  avec  un  faible  détache- 
ment au  fond  d'une  province,  sans  communications  possibles  avec 
le  quartier-général,  s'apprêtaient  à  mourir  glorieusement,  comme 
Gorczkowsky  àMantoue,  ou  ne  songeaient,  comme  d'Aspre  à  Padoue, 
qu'à  marcher  sur  Vérone.  C'était  là  que  le  maréchal  devait  arriver 
et  qu'il  fallait  aller  se  joindre  à  lui,  tant  était  grande  la  confiance 
qu'inspirait  à  ses  lieutenans  ce  mâle  vieillard  dont  un  poète  a  pu  dire 


678  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

avec  raison  cette  parole  cornélienne  :  «  Dans  ton  camp  est  l'Au- 
triche; ))  in  deinem,  Lager  ist  Oesterreich! 

Les  sanglans  conflits  de  Milan  et  de  Venise  n'étaient  cependant 
que  les  préludes  d'une  lutte  plus  sérieuse.  La  partie  allait  se  jouer 
entre  l'armée  autrichienne  et  les  forces  combinées  de  toute  l'Italie. 
Les  mémoires  du  général  Schoenhals  nous  font  pénétrer  dans  les  deux 
camps  :  d'abord  à  la  veille  de  la  guerre,  puis  pendant  les  diverses 
péripéties  des  deux  campagnes  de  1848  et  1849.  Il  convient  mainte- 
nant de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  deux  armées  au  moment  où  la 
lutte  va  s'engager.  Nous  n'aurons  plus  après  cela  qu'à  les  suivre  dans 
les  incidens  les  moins  connus  de  la  série  d'opérations  auxquelles 
donna  lieu  le  soulèvement  de  Milan. 

L'armée  piémontaise  se  composait  de  la  garde  et  de  la  ligne.  La 
garde  comptait  quatre  régimens  de  grenadiers  et  deux  bataillons  de 
chasseurs;  la  ligne,  dix-huit  régimens  d'infanterie,  six  régimens  de 
cavalerie,  un  bataillon  de  sapeurs,  une  compagnie  de  mineurs,  sou- 
tenue d'un  bataillon  de  marine,  le  tout  prenant  part  à  la  guerre.  Ajou- 
tons ce  fameux  bataillon  des  bersaglieri,  qui  peut  être  augmenté  à 
volonté,  troupe  exercée,  prompte  à  l'attaque,  infatigable,  et  qui,  pour 
l'agilité  du  mouvement,  la  hardiesse  intrépide,  l'adresse  dans  l'art 
de  tirer,  mérite  d'être  comparée  à  nos  chasseurs  de  Vincennes.  Cet 
effectif  formait  neuf  brigades  d'infanterie,  une  de  la  garde,  trois  de 
cavalerie.  Chaque  brigade  avait  trois  régimens;  chaque  régiment, 
trois  bataillons.  A  compter  mille  hommes  par  bataillon,  à  prendre 
pour  six  mille  hommes  la  garde,  les  beisaglieri  et  le  bataillon  de  ma- 
rine, on  avait  ainsi  soixante  mille  hommes  d'infanterie.  Chaque  régi- 
ment de  cavalerie  contenait  cinq  escadrons;  à  huit  cents  hommes  par 
régiment,  on  avait  une  cavalerie  forte  de  quatre  mille  huit  cents  che- 
vaux. De  plus,  en  appelant  les  réserves  sous  les  armes,  l'infanterie 
pouvait  facilement  atteindre  le  chiffre  de  cent  mille  hommes.  Il  faut 
dire  aussi  que  le  Piémont,  ayant  été  un  peu,  comme  tout  le  monde  à 
cette  époque,  surpris  par  les  événemens,  ne  se  trouvait  pas  entière- 
ment préparé.  Ses  troupes  n'étaient  pas  concentrées,  et  force  lui  fut 
de  les  rassembler,  ce  qui  fit  que  Charles- Albert,  lorsqu'il  parut  sur  le 
Tessin,  n'avait  pas  avec  lui  plus  de  quarante  à  quarante-cinq  mille 
hommes;  mais  son  effectif  grandissait  tous  les  jours,  et,  vers  le  milieu 
d'avril,  le  chiffre  s'élevait  au  moins  à  soixante  mille  hommes.  On  con- 
naît la  réputation  de  l'artillerie  piémontaise,  véritable  corps  d'élite, 
richement  pourvu  quant  au  matériel,  et  que  recommandaient  à  la  fois 
et  l'aptitude  de  ses  officiers  et  l'intelligence  de  ses  soldats.  Cent  pièces 
cle  canon,  réparties  en  batteries  de  huit  pièces  chacune,  formaient 
son  contingent. 

L'armée  piémontaise,  bien  montée  d'ailleurs,  ne  laissait  pas  d'a- 
voir ses  côtés  critiques.  De  l'aveu  même  du  général  Bava,  le  service 


LE    CAMP    DU    MARÉCHAL    RADETZKY.  679 

des  vivres  s'y  faisait  mal.  Au  sein  du  pays  le  mieux  approvisionné 
de  la  terre,  le  soldat  y  souffrait  de  la  faim,  et  souvent  des  retards 
apportés  dans  sa  nourriture  entravèrent  l'exécution  des  manœuvres. 
Le  roi,  jaloux  de  se  concilier  la  tendresse  des  Italiens,  évitait  partout 
de  mettre  le  pays  en  frais  :  généreux  mouvement  qui  du  reste  man- 
qua son  but,  ce  qui  arrive  aux  meilleures  choses  de  ce  monde.  En 
effet,  le  soldat  qu'on  nourrit  mal  devient  pillard,  et  plus  d'un  exemple, 
à  ce  qu'on  assure,  vint  pendant  la  campagne  corroborer  cet  axiome 
du  troupier.  L'armée  entière  était  partagée  en  deux  corps,  lesquels 
se  disloquaient  chacun  en  deux  divisions;  à  la  tête  du  premier  corps 
était  le  lieutenant-général  Bava,  à  la  tête  du  second  le  lieutenant- 
général  Sonnaz.  Le  duc  de  Savoie,  prince  royal,  avait  sous  ses  ordres 
une  division  de  réserve,  et  le  roi  dirigeait  en  personne  le  comman- 
dement supérieur. 

C'était  un  prince  militaire  que  Charles- Albert,  militaire  en  ce  sens 
qu'il  se  plaisait  aux  batailles,  et  n'eût  point  volontiers  laissé  se  perdre 
l'occasion  de  mettre  en  avant  cette  bravoure  qu'il  tenait  de  sa  race; 
mais  de  cet  instinct  belliqueux,  de  cette  fougue  magnanime  qu'on 
aime  dans  les  princes,  aux  qualités  supérieures  d'un  général  d'ar- 
mée, il  y  a  loin.  Et  ces  grandes  qualités,  il  est  permis  aujourd'hui  de 
le  dire,  Charles-Albert  ne  les  posséda  jamais.  L'insurrection  militaire 
de  1821,  pour  la  première  fois,  nous  le  montre  sur  la  scène  poli- 
tique. On  sait  comment,  après  avoir  encouragé  le  mouvement,  après 
avoir  souffert  qu'on  l'en  déclarât  le  chef,  au  moment  du  danger  le 
prince  de  Carignan  rompit  tout  à  coup  en  visière  à  son  monde,  et, 
prenant  sa  course  vers  Florence,  laissa  la  conspiration  se  débrouiller 
à  sa  guise.  Cette  fâcheuse  aventure,  tout  en  ruinant  Charles-Albert 
dans  l'esprit  des  révolutionnaires,  n'était  point  faite  pour  lui  valoir 
la  sympathie  des  cabinets.  Aussi  le  voit-on,  à  dater  de  cette  époque, 
s'évertuer  à  détruire  cette  mauvaise  impression  donnée  à  l'Europe. 
Engagé  comme  volontaire  sous  les  drapeaux  de  la  France,  il  prend 
part,  en  1823,  à  l'expédition  du  duc  d'Angoulême  en  Espagne,  et 
reçoit  de  son  régiment,  pour  récompense  de  sa  vaillante  conduite  au 
siège  du  Trocadéro,  les  épaulettes  de  laine  de.  grenadier.  L'Autriche 
en  même  temps  le  décorait  de  son  ordre  de  Marie-Thérèse. 

Devenu  roi  de  Sardaigne  à  l'extinction  de  la  ligne  directe,  Charles- 
Albert  ne  s'attacha  que  davantage  à  faire  oublier  les  entreprises  du 
prince  de  Carignan.  Au  lendemain  des  journées  de  juillet,  ce  fut  lui 
qui  fournit  à  M™^  la  duchesse  de  Berry  les  moyens  de  débarquer  sur 
la  côte.  On  se  souvient  du  nom  que  portait  le  bâtiment  monté  par  la 
princesse.  Le  gouvernement  français  avait  alors  un  ambassadeur  à 
Turin;  sut-il  le  chaleureux  concours  que  prêta  Charles- Albert  à  cette 
expédition,  dans  laquelle  il  était  de  tous  ses  vœux,  de  toutes  ses  sym- 
pathies, de  toutes  ses  forces?  «  Je  le  vois  encore,  nous  disait  un  soir 


680  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  des  personnages  qui  prirent  la  plus  vive  part  à  cette  affaire,  je  le 
vois  encore  assis,  grand  et  maigre,  dans  son  cabinet  du  château  de 
Raconis,  et  dépliant  une  dépêche  de  Madame,  que  je  venais  de  lui 
remettre.  Comme  la  page,  toute  blanche,  n'offrait  de  haut  en  bas 
aucune  trace  d'écriture  visible,  il  ouvrit  un  tiroir,  prit  une  fiole 
remplie  d'un  réactif,  y  trempa  les  barbes  d'une  plume  qu'il  promena 
ensuite  méthodiquement  sur  le  papier;  puis,  cette  opération  chimique 
terminée,  les  caractères  ayant  apparu,  il  se  mit  à  déchiffrer  la  note 
à  laquelle  il  répondit  séance  tenante,  en  ayant  soin  de  recourir  aux 
mêmes  artifices.  »  Versatilité  humaine!  Qui  jamais  eût  soupçonné  que 
ce  prince,  alors  si  ardent  à  conspirer  pour  la  cause  de  la  légitimité  mo- 
narchique, lèverait  un  jour  l'étendard  de  l'indépendance  italienne?  Il 
est  vrai  que  la  question  ici  s'offrait  complexe.  Sur  le  premier  plan 
flamboyait  l'idée  de  nationalité,  idée  sainte,  idée  souveraine.  Pie  IX 
l'avait  saluée  de  son  enthousiasme;  un  prince  italien,  un  roi  de  Pié- 
mont pouvait-il  ne  se  point  armer  pour  sa  défense?  On  n'a  point 
assez  admiré  avec  quelle  habileté  prodigieuse  toute  cette  partie  fut 
jouée  au  début  par  les  révolutionnaires.  Quel  homme  que  ce  Mazzini, 
fanatique  dont  le  type  semblait  avoir  cessé  d'appartenir  à  nos  âges, 
sectaire  de  la  pire  espèce!  Gomme  il  s'insinue  au  cœur  de  l'Italie, 
comme  il  la  prépare  et  l'élabore,  cette  crise  qui  doit  lui  livrer  le 
monde!  Au  fond  de  lui  est  la  république  universelle,  l'utopie  insen- 
sée; au  dehors,  }e  masque  du  moment  se  montre  seul.  Libéralisme, 
nationalité,  peu  lui  importent  les  causes,  pourvu  qu'elles  l'aident 
à  s'emparer  de  l'heure  présente.  Jusque  dans  les  conseils  des  rois 
s'étend  son  influence,  jusque  dans  l'urne  du  conclave  sa  main 
plonge.  Au  milieu  de  cet  Éden  de  l'Italie,  on  dirait  le  serpent  tenta- 
teur. A  la  belle  âme  de  Pie  IX,  enivrée  des  acclamations  du  monde 
catholique,  il  parle  de  la  sainte  ligue  des  peuples;  aux  oreilles  de 
l'ambitieux  Charles-Albert,  il  chuchotte  :  «  Tu  seras  roi  d'Italie!  » 
Puis,  la  croisade  à  peine  entamée,  les  choses  tout  à  coup  changent 
d'aspect,  et  voilà  que,  par  un  subit  revirement,  il  se  trouve  que  l'en- 
nemi commun,  ce  n'est  plus  seulement  désormais  l'Autrichien,  mais 
Pie  IX,  mais  le  roi  de  Naples,  mais  le  roi  de  Sardaigne  et  tous  les 
princes  italiens  qui  s'étaient  levés  pour  la  défense  du  territoire.  Der- 
rière la  question  nationale  se  dresse  maintenant  la  question  sociale  : 
monarchie  ou  république.  Plus  de  rois,  plus  de  papauté,  en  un  tour 
de  main  l'escamotage  s'est  accompli,  et,  tandis  que  la  puissance  du 
Piémont  s'effondre  à  Novare  sous  le  canon  de  Radetzky,  Mazzini  entre 
à  Rome,  où  il  règne  et  gouverne  à  la  place  de  Pie  IX,  qui  est  à  Gaëte. 
«  Il  n'était  point  Alexandre,  mais  il  eût  été  son  premier  soldat.  » 
Ce  mot  ingénieux  de  Voltaire  sur  Charles  XII  s'applique  admirable- 
ment à  Charles-Albert.  Une  fois  engagé  dans  la  révolution,  bien  lui 
en  prit  d'être  ce  premier  soldat,  car  ne  l' eût-il  pas  été,  la  forcé  des 


LE    CAMP    DU    MARÉCHAL    RADETZKY.  681 

événemens  ne  l'en  aurait  pas  moins  entraîné  vers  la  guerre.  Par  la 
guerre  seule,  il  pouvait  en  effet  reconquérir  cette  liberté  d'action 
qu'il  avait  perdue  en  tirant  l'épée  pour  une  cause  qu'il  croyait  être 
vraiment  la  cause  de  l'Italie.  Vainqueur,  il  se  serait  tôt  ou  tard 
retourné  contre  la  révolution;  vaincu,  il  se  vit  emporté  par  elle. 
Quelles  épreuves  pour  ce  prince  hautain  que  celles  qui  l'attendaient, 
lui  et  son  armée,  dans  les  rues  de  Milan!  Cette  ingratitude  féroce, 
inouïe,  avait  laissé  au  fond  de  son  âme  un  tel  levain  d'amertume  et 
de  colère,  que,  si  le  sort  des  batailles  se  fût  prononcé  en  sa  faveur, 
les  Milanais  auraient  peut-être  trouvé  en  lui  un  triomphateur,  un 
juge  bien  autrement  sévère  que  Radetzky.  Et  le  soir  de  la  bataille 
de  Novare,  se  figure-t-on  l'immense  désespoir  qui  dut  s'emparer  de 
ce  cœur  de  roi?  Charles-Albert,  dans  l'insondable  profondeur  de  son 
découragement,  avait  laissé  à  d'autres  la  direction  de  la  bataille. 
C'était  assez  pour  lui  de  se  jeter  partout  au  plus  épais  de  la  mêlée. 
«  Il  fut  un  des  derniers  qui  abandonnèrent  les  hauteurs  de  la  Bicoque, 
et  plusieurs  fois,  en  se  retirant,  il  se  retourna  vers  nous,  arrêtant 
son  cheval  au  milieu  du  feu,  puis,  comme  les  balles  semblaient  ne 
le  vouloir  pas  atteindre,  il  mit  son  cheval  au  pas  et  gagna  la  ville.  » 
Ainsi  s'exprime  le  général  Schoenhals,  l' aide-de-camp  de  Radetzky. 
Continuons  le  récit  de  cette  dernière  heure,  elle  a  sa  grandeur  et 
son  enseignement,  a  Pendant  ce  temps,  nos  batteries  avaient  occupé 
les  hauteurs  d'où  nous  venions  de  débusquer  l'ennemi  et  faisaient 
un  feu  terrible  sur  la  ville.  Les  Piémontais  nous  répondaient  du  sein 
des  remparts  démantelés.  Là  se  tenait  le  roi,  debout  derrière  les 
canons,  promenant  son  œil  morne  sur  cette  plaine  dans  laquelle  il 
venait  de  laisser  sa  couronne,  indifférent  désormais  aux  ravages  que 
la  mitraille  exerçait  autour  de  lui.  A  chaque  instant,  ceux  qui  l'ac- 
compagnaient s'attendaient  à  le  voir  tomber,  et  comme  le  général 
Jacques  Durando  s'efforçait  de  l'entraîner  par  le  bras  :  «  Laissez- 
moi,  général,  s'écria  le  malheureux  monarque,  laissez-moi,  c'est 
mon  dernier  jour,  et  je  veux  mourir!  » 

Cette  scène  se  passait  le  23  mars  18/i9.  Il  y  avait  un  an,  jour  pour 
jour,  que  Charles-Albert  avait  lancé  son  fameux  manifeste  et  franchi 
le  Tessin  à  la  tête  de  son  armée.  Avoir  rêvé  la  couronne  de  fer,  rêvé 
les  duchés  de  Plaisance,  de  Parme  et  de  Modène,  s'être  vu  sacrer  par 
la  main  du  pape  au  Capitole,  et  se  réveiller  d'un  songe  si  magnifique 
dans  la  défaite,  dans  l'isolement,  dans  l'abîme  de  toutes  les  douleurs 
morales  et  physiques!  La  religion  seule  pouvait  en  ce  moment  venir 
en  aide  à  cette  puissance  brisée  dont  la  tombe  refusait  d'ensevelir  le 
désespoir.  Laissons  les  railleurs  plaisanter  des  pratiques  dévotes  de 
Charles-Albert,  et  rire  de  ce  roi  qui  mettait  ses  étendards  sous  l'in- 
vocation spéciale  de  la  sainte  Vierge.  Sans  doute,  le  temps  n'est  plus 

TOME   I.  44 


682  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

OÙ  des  archanges  cuirassés  parcouraient  l'espace  en  brandissant  leurs 
glaives  flamboyans,  et  c'est  par  d'autres  signes  que  les  miracles  du 
Dieu  des  armées  se  manifestent;  mais  ce  qui  a  survécu  et  ce  qui  tou- 
jours subsistera,  c'est  cette  force  d'âme  que  donne  une  croyance, 
cette  faculté  souveraine  qu'inspire  la  foi,  de  s'élever  au-dessus  des 
humiliations  et  des  catastrophes  du  moment,  et  de  regarder  plus 
haut  et  plus  loin.  Il  y  avait  dans  l'expression  sévère  et  mystique  de 
Charles- Albert,  dans  cette  figure  ascétique  et  martiale,  beaucoup  de 
la  physionomie  d'un  chevalier  du  moyen  âge.  Évidemment,  il  crut 
jusqu'à  la  fin  accomplir  une  mission  providentielle  et  marcher  à  la 
croisade.  Au  début  de  la  seconde  campagne,  en  franchissant  l'Adige 
au  milieu  de  son  état-major,  il  se  découvrit  solennellement,  comme 
aurait  pu  faire  Godefroy  de  Bouillon  mettant  le  pied  en  Terre-Sainte  ! 

Autour  de  Charles-Albert  et  de  son  armée  se  groupaient  les  divers 
détachemens  de  la  force  armée  italienne  proprement  dite.  Naples  en- 
voya quinze  mille  hommes  bien  organisés,  sous  la  conduite  du  général 
Pepe;  il  est  vrai  que  le  roi  Ferdinand  eut  en  même  temps  l'heureuse 
inspiration  de  conserver  auprès  de  lui  sa  garde  et  les  Suisses,  élite  de 
ses  troupes,  à  laquelle  il  dut  le  salut  de  sa  couronne  à  la  journée  du 
15  mai.  Aux  Napolitains  vinrent  se  joindre  dix-sept  mille  Romains 
ou  Suisses  de  l'armée  papale,  formant  deux  bataillons  de  grenadiers, 
deux  bataillons  de  chasseurs,  cinq  de  fusiliers,  avec  deux  batteries 
et  un  régiment  de  dragons,  troupe  aguerrie  et  vigoureuse  que  ren- 
forçait partout  sur  son  passage  la  célèbre  milice  des  Crociati.  Comp- 
tons en  outre  les  Toscans  au  nombre  de  six  à  sept  mille,  la  cohorte 
livournaise  et  la  bande  des  étudians  de  Pise.  Quant  au  chiffre  du  con- 
tingent fourni  par  Modène  et  Parme,  il  pouvait  s'élever  à  quatre 
mille  hommes.  Si  maintenant  on  estime  à  quarante  ou  cinquante  mille 
hommes  la  masse  de  ces  alliés,  à  cinquante  mille  l'armée  lombardo- 
piémontaise,  il  résulte  de  ce  calcul  que  le  maréchal  allait,  dès  son 
entrée  en  campagne,  se  trouver  en  présence  d'un  effectif  de  cent 
mille  hommes. 

Quelles  étaient,  d'autre  part,  les  forces  militaires  de  Radetzky? 
Le  maréchal,  au  moment  de  quitter  Milan,  disposait  en  tout  (y  com- 
pris la  gendarmerie  et  la  police)  de  soixante-quinze  mille  hommes, 
-dont  il  avait  fallu  détacher  une  brigade  pour  l'envoyer  en  toute  hâte 
maintenir  le  Tyrol,  et  que  la  capitulation  ou  la  désertion  avaient  au 
moins  réduits  de  vingt  mille  hommes,  de  sorte  qu'après  sa  jonction 
avec  son  second  corps  d'armée  il  pouvait  compter  de  quarante-cinq 
à  cinquante  mille  combattans,  ce  qui  lui  faisait,  en  ôtant  quinze 
mille  soldats  que  réclamait  impérieusement  la  défense  des  forte- 
resses, trente  à  quarante  mille  hommes  de  troupes  disponibles. 

L'Italie,  à  cette  heur^e,  semblait  donc  perdue  à  tout  jamais  pour 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  683 

l'Autriche.  De  cité  en  cité  retentissait  l'appel  aux  armes,  de  clocher 
en  clocher  gagnait  l'insurrection.  Partout  s'allumait  la  guerre  sainte; 
partout,  au  cri  de  :  Dieu  le  veut!  on  se  croisait.  Temps  singuliers, 
étranges,  poétiques,  et  dont  le  romantisme  rappelle  certaines  pé- 
riodes du  moyen  âge!  Des  universités  de  Pavie,  de  Padoueetde  Pise, 
des  murs  crénelés  de  Mantoue,  se  précipitent,  l'escopette  au  dos,  le 
poignard  à  la  ceinture,  des  légions  de  hardis  jeunes  gens,  ceux-ci 
vêtus  en  bandits  de  théâtre,  ceux-là  portant  la  croix  rouge  en  pleine 
poitrine.  Un  prêtre,  Gavazzi,  fait  le  coup  de  feu  dans  les  rues;  un 
pontife,  l'archevêque  de  Milan,  bénit  les  barricades;  une  femme,  la 
princesse  Belgiojoso,  exécute  dans  la  capitale  de  la  Lombardie  son 
entrée  triomphale,  on  dirait  Semiramide  in  Babilonia;  puis  soudain, 
péripétie  imprévue!  l'ovation  change  de  caractère,  le  cri  de  triomphe 
devient  huée,  Sémiramis  disparaît  de  la  scène  comme  par  une  trappe, 
et  le  secret  de  ce  coup  de  théâtre,  c'est  que  la  princesse  est  républi- 
caine, et  que  l'agitation  milanaise  tient  encore  pour  la  monarchie  du 
roi  de  Piémont  (1) .  On  s'était  trompé  sur  l'esprit  de  Milan;  mais  grâce 
à  Dieu,  Rome  a  de  l'avance,  et  on  part  pour  la  ville  éternelle,  où  bientôt 
arrive  Mazzini,  car  l'Italie,  à  cette  époque,  offre  ce  trait  curieux,  que  sa 
révolution  développe  des  variétés  de  toutes  sortes.  Allez  d'une  ville 
à  l'autre,  ce  n'est  plus  le  même  caractère  insurrectionnel  :  vous  re- 
culez ou  vous  avancez.  Pour  les  royalistes  et  les  partisans  de  la  fu- 
sion, il  y  a  la  Lombardie;  pour  les  républicains,  Bologne  et  Brescia; 
pour  les  rouges,  Livourne  et  Rome.  C'est  comme  un  immense  clavier 
rendant  à  volonté  toutes  les  notes  de  la  gamme  révolutionnaire,  et 
dont  le  maestro  Mazzini  fait  vibrer  chaque  touche.  Néanmoins,  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas,  pour  mettre  d'accord  toutes  ces  haines,  pour  réunir 
en  un  même  foyer  toutes  ces  incandescences,  il  suffisait  de  crier  : 
Mort  à  l'Autrichien  !  Nous  parlions  des  universités,  c'était  aussi  le 
tour  aux  grandes  villes  de  déclarer  la  guerre  aux  habits  blancs.  Flo- 
rence, Rome,  Naples,  obéissaient  à  l'impulsion  commune.  A  Naples, 
la  multitude  furieuse  arrachait  de  l'hôtel  d'Autriche  l'écusson  impé- 
rial, et  l'aigle  à  deux'  têtes  roulait  dans  la  fange  du  ruisseau,  sous 
les  yeux/de  Schwarzenberg  frémissant.  L'homme  habile  et  résolu 
auquelmevait  échoir  un  jour  la  première  place  dans  les  conseils  de 
son  empereur  sentit  alors  ce  qu'il  avait  à  faire.  Le  prince  Félix  de 
Schwarzenberg  se  ressouvint  de  son  premier  état ,  et  se  rendit  au- 
près du  vieux  maréchal,  qui  lui  donna  un  commandement.  C'était 
le  temps  où  les  diplomates  quittaient  la  plume  pour  l'épée,  où  les 
hommes  de  cabinet  des  deux  partis  se  rencontraient  volontiers  sur 
les  champs  de  bataille  :  le  marquis  d'Azeglio,  ministre  des  affaires 

(1)  On  lira  aussi  avec  intérêt  dans  l'ouvrage  du  général  Schoenhals  l'anecdote  originale 
et  pittoresque  de  cette  comtesse  Pallavicini,  qui  menait  en  guerre  son  piano,  à  cette  fin 
d'animer  ses  soixante  chevaliers  au  combat  en  leur  chantant  :  Sul  Campo  délia  Glorial 


684  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

étrangères  du  roi  de  Piémont,  blessé  à  Vicence;  le  prince  de  Schwar- 
zenberg,  atteint  au  bras  d'un  coup  de  feu  à  Goïto,  nobles  exemples 
qui  vous  reportent  involontairement  vers  cet  autre  grand  ministre, 
le  cardinal  de  Richelieu,  à  cheval  sous  les  batteries  des  forts  de  La 
Rochelle  ! 

Le  maréchal,  du  reste,  ne  se  faisait  pas  d'illusions,  et  voyait  clai- 
rement que  l'Italie  était  devenue  un  terrain  qu'il  lui  fallait  recon- 
quérir pied  à  pied;  aussi,  dans  ce  désastre  universel,  n'accordait-il 
qu'une  attention  assez  médiocre  aux  mille  défections  dont  chaque 
jour,  chaque  heure  apportait  la  nouvelle.  Une  ville  de  plus  ou  de 
moins,  c'était  là  désormais  à  ses  yeux  une  question  secondaire,  et 
tout  son  intérêt,  toutes  ses  préoccupations  se  concentraient  sur  les 
places  fortes  dont  il  méditait  de  faire  dans  l'avenir  ses  bases  d'opé- 
ration. Ah  !  si  Venise  eût  tenu  bon  comme  Mantoue,  les  choses,  sans 
nul  doute,  auraient  pu  prendre  un  autre  aspect  :  livrer  à  Charles- 
Albert  un  combat  décisif,  l'écraser  avant  qu'il  eût  le  temps  de  ras- 
sembler ses  forces  sur  le  Mincio,  rien  de  cela  n'était  impossible; 
mais  qu'on  réfléchisse  à  la  situation  où  se  trouvait  Radetzky.  Les 
nouvelles  de  Vienne  prenaient  de  plus  en  plus  un  caractère  alarmant; 
esclave  des  partis  ameutés,  misérable  jouet  du  flot  révolutionnaire, 
le  cabinet  Pillersdorf  marchait  de  concessions  en  concessions,  et  fai- 
sait litière  de  tous  les  droits  de  la  couronne.  Était-ce  le  moment  de 
jouer  sur  un  coup  de  dés  la  fortune  de  l'empire?  Le  maréchal  ne  le 
pensa  point;  il  prit  la  ferme  résolution  de  se  retrancher  dans  Vé- 
rone, et  de  n'en  venir  aux  mains  qu'autant  qu'on  oserait  l'y  atta- 
quer. L'heure  avait  sonné  pour  Radetzky  de  démontrer  par  la  pra- 
tique l'importance  qu'il  accordait  volontiers  en  théorie  à  cette  place 
forte.  Vers  ce  point  convergeait  pour  le  moment  toute  sa  stratégie  ; 
là  il  ravitaillerait  ses  troupes,  organiserait  son  matériel;  là  il  atten- 
drait l'armée  de  réserve  que  Nugent  lui  amenait.  Quelle  victoire  pou- 
vait valoir  les  avantages  qu'on  allait  tirer  d'un  pareil  plan?  Heureu- 
sement pour  le  maréchal,  Charles- Albert,  tranquille  sur  le  Mincio,  ne 
troubla  point  sa  retraite  et  lui  laissa  le  temps  de  préparer  à  loisir 
ses  plans  de  campagne. 

L'armée  de  réserve  ne  pouvait,  dans  l'état  du  pays,  lui  arriver 
qu'en  passant  par  de  nombreux  détours,  et  avec  cela  point  de  nou- 
velles! Qu'on  se  figure  ses  impatiences,  ses  perplexités,  ses  décou- 
ragemens!  Quand  il  pourrait  enfin  commencer  ses  opérations,  lui- 
même  l'ignorait,  car  tout  dépendait  de  sa  jonction  avec  Nugent,  et 
comment  prévoir  l'heure  où  cette  jonction  se  ferait?  Venise  coupée, 
le  seul  moyen  qui  lui  restât  de  communiquer  avec  l'intérieur  de  la 
monarchie,  c'était  la  voie  éloignée  et  difficile  du  Tyrol,  et  encore 
cette  voie  menaçait  d'être  interceptée  dès  l'instant  que  l'ennemi 
s'avancerait  sur  le  lac  de  Garda.  Les  nouvelles  n'arrivaient  plus  que 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  685 

lentement;  celles  qui  arrivaient  étaient  sinistres.  Jours  d'épreuve  et 
d'amertume  pour  ce  vieillard  de  quatre-vingt-un  ans  !  Souvent  on  le 
voyait  assis  la  tête  dans  ses  mains,  silencieux,  morne,  abattu.  Qu'un 
intendant  militaire  entrât  alors,  avec  quelle  vivacité  soucieuse  il  l'in- 
terrogeait sur  l'approvisionnement  de  l'armée!  Bon  nombre  d'écri- 
vains ont  voulu  voir  un  système  dans  ce  qui  fut,  à  cette  première 
époque  de  la  guerre  d'Italie,  la  nécessité  absolue  du  moment;  de  là 
ce  caractère  temporisateur,  cette  physionomie  de  Fabius  Cunctator, 
faussement  attribués  à  un  homme  dont  le  génie  est  bien  plutôt  la 
décision,  l'audace,  l'intrépidité  du  coup  de  main.  Quand  il  ne  procède 
au  début  qu'avec  tant  de  mesure  et  de  circonspection,  quand  il  affecte 
de  ne  rien  livrer  aux  chances  d'une  rencontre,  c'est  qu'alors  le  vieux 
soldat,  sur  qui  pèse  une  responsabilité  si  énorme,  sent  qu'il  ne  peut 
donner  aux  opérations  militaires  proprement  dites  que  la  moitié 
de  son  application  :  tandis  que  d'un  œil  il  observe  Charles-Albert  et 
le  tient  à  distance,  de  l'autre  il  regarde  \ienne,  ce  cœur  de  l'empire 
où  la  révolution  lui  suscite  des  ennemis  non  moins  menaçans  et  non 
moins  acharnés.  La  guerre  d'Italie  se  divise,  on  le  sait,  en  deux 
parts,  dont  la  première  va  jusqu'à  l'armistice  de  Milan  et  remplit 
l'espace  de  plus  d'une  année,  et  dont  la  seconde,  enlevée  en  dix 
jours,  marche  à  pas  de  géant  de  la  reprise  des  hostilités  à  la  ba- 
taille de  Novare.  Rien  qui  se  ressemble  moins  que  ces  deux  cam- 
pagnes. D'un  côté  lenteurs,  attermoiemens,  prudence;  de  l'autre, 
vigueur,  entraînement,  soudaineté,  inspiration  dans  l'attaque,  im- 
prévu dans  l'offensive  !  Charles- Albert  y  fut  pris,  ou  plutôt  le  général 
Chrzanowsky,  car  à  Novare  Charles-Albert  ne  commandait  pas;  il  ne 
fit  que  se  battre  en  soldat,  en  héros.  Nul  doute  que  le  souvenir  de 
ses  temporisations  précédentes  n'ait  merveilleusement  servi  la  for- 
tune de  Radetzky  à  cette  période  définitive.  Comme  la  première  fois, 
il  battit  en  retraite;  mais  cette  retraite  n'était  plus,  en  1849,  qu'une 
feinte  habile  pour  tromper  l'ennemi.  Le  général  polonais  qui  diri- 
geait les  forces  piémontaises  ignorait  encore  quelle  direction  il  avait 
prise,  que  Radetzky,  se  retournant,  fondait  sur  lui  comme  un  lion 
et  l'écrasait.  «  Jamais,  nous  disait  un  jour  le  maréchal  à  Vérone,  je 
n'ai  tendu  un  piège  à  Charles-Albert  sans  qu'il  y  soit  tombé  tout 
aussitôt  !  » 

Radetzky,  toujours  sans  nouvelles  du  corps  de  Nugent,  était  donc 
occupé  à  se  fortifier  dans  Vérone,  lorsque  le  6  mai  1848,  enhardi  par 
son  heureux  passage  du  Mincio  et  les  succès  de  Pastrengo,  se  voyant 
à  la  tête  d'une  armée  qui  chaque  jour  grandissait  en  nombre,  tandis 
que  le  dénûment,  les  blessures  et  la  contagion  diminuaient  celle  de 
ses  adversaires,  comptant  bien  aussi  quelque  peu  sur  l'insurrection 
viennoise  qui  forçait  à  cette  heure  même  l'empereur  à  se  réfugier  dans  , 
le.Tyrol,  —  Charles- Albert,  résolu  d'en  finir,  vint  assaillir  le  général 


686  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

autrichien  jusque  dans  son  dernier  retranchement.  Cette  affaire  de 
Sainte-Lucie,  commencée  par  des  escarmouches  d'avant-postes,  prit 
en  peu  d'instans  les  proportions  d'un  véritable  combat;  l'engage- 
ment fut  acharné,  terrible.  Les  Piémontais  ne  se  lassaient  pas  d'at- 
taquer, les  Autrichiens  de  leur  opposer  une  imperturbable  défensive. 
Le  roi,  toujours  défiant  à  l'endroit  de  son  aptitude  stratégique,  après 
avoir  remis  le  commandement  supérieur  au  général  Bava,  vint  se  mê- 
ler aux  rangs  de  ses  soldats;  puis,  lorsqu'il  les  eut  un  moment  ani- 
més de  son  exemple,  il  quitta  le  champ  de  bataille  pour  se  rendre  à 
une  villa  voisine  autour  de  laquelle,  disent  les  récits  de  la  journée, 
il  fit  ensevelir  quelques  officiers  de  son  état-major  tombés  victimes 
du  sort  de  la  guerre.  Quand  la  dernière  pelletée  de  terre  eut  recou- 
vert le  dernier  trépassé  d'entre  ses  adjudans,  ce  monarque  pâle  et 
comme  marqué  au  front  de  ce  signe  de  découragement  et  d'ennui 
que  la  fatalité  semble  imprimer  à  certaines  figures  mélancoliques  de 
l'histoire,  ce  triste  roi  monta  au  belvéder  de  la  villa  Fenilone^  d'où, 
sa  lunette  braquée  sur  Vérone,  il  attendait  qu'un  mouvement  insur- 
rectionnel se  déclarât  pom*  lui  dans  l'intérieur  de  la  place;  ce  qui 
toutefois  n'eut  pas  lieu,  grâce  aux  énergiques  mesures  de  Radetzky 
et  à  la  proclamation  laconiquement  sévère  qu'il  adressa  aux  Yéronais 
en  montant  à  cheval. 

Des  deux  côtés  les  traits  de  courage  et  d'abnégation  militaire  ne 
manquèrent  pas.  J'en  veux  citer  un  qui  rappelle  à  sa  manière  le 
sublime  stoïcisme  du  colonel  Combes  à  Constantine.  Au  début  de 
l'action,  le/' colonel  Pottornaz,  commandant  le  régiment  François- 
Charles,  a  le  bras  emporté  par  un  boulet.  Il  quitte  les  rangs,  se 
dirige  au  pas  de  son  cheval  vers  le  général  d'Aspre,  et,  du  ton  dont 
il  aurait  fait  son  rapport  :  «  Excellence,  dit-il,  je  viens  d'avoir  le  bras 
droit  emporté,  et  j'ai  l'honneur  de  vous  informer  que  je  me  vois 
forcé  de  me  retirer  du  champ  de  bataille.  »  —  «  Ma  bague!  ah!  ma 
bague!  «s'écriait  à  Fontenoy  un  brillant  capitaine  aux  gardes-fran- 
çaises courant  après  sa  main  enlevée  par  la  mitraille.  Elégance, 
esprit,  légèreté,  galanterie  aimable  et  frivole  jusque  dans  la  mêlée 
et  le  carnage,  n'est-ce  point  là  le  Français?  Formalisme,  gravité 
didactique,  culte  chevaleresque  de  la  discipline,  de  la  hiérarchie,  du 
protocole,  voilà  l'Autrichien. 

La  journée  de  Sainte-Lucie  fut  une  de  celles  où,  les  circonstances 
jmralysant  l'action  et  le  génie  d'un  chef  d'armée,  tout  est  remis  à 
rintrépide  initiative  des  soldats.  Le  terrain  glissant  s'opposait  aux 
mouvemens ,  la  faiblesse  numérique  des  troupes  autrichiennes  ne 
permettait  pas  les  dispositions  stratégiques.  Il  fallait  mourir  ou 
vaincre  l'arme  au  bras  :  on  vainquit.  Aux  uns  et  aux  autres  cette 
affaire  coûta  cher,  aux  Piémontais  surtout,  qui  perdirent  beaucoup 
de  monde  et  quittèrent  la  place  en  plein  désarroi.  Lorsque  le  len- 


LE    CAMP   DU   MARÉCHAL   RADETZKY.  687 

demain,  à  l'aube,  le  maréchal  visita  le  champ  de  bataille,  les  morts 
et  les  blessés  encombraient  le  terrain,  et  parmi  les  ustensiles,  les  baj- 
gages,  les  équipemens  de  toute  espèce  qui  couvraient  le  sol,  au  milieu 
des  monceaux  d'épaulettes,  d'annes,  de  shakos,  de  trompettes,  on 
trouva  (singulière  rencontre  en  pareil  lieu!)  nombre  de  masques  de 
théâtre  figurant  Belzébuth  avec  ses  cornes  (1) .  On  se  souvient  du 
fameux  diable  vert  du  ballet  de  la  Tentation;  plusieurs  cadavres, 
lorsqu'on  les  releva,  portaient  encore  ce  déguisement.  Quel  pouvait 
être  le  sens  de  cette  mascarade?  Les  officiers  de  l' état-major  de  Ra- 
detzky  se  le  demandèrent  et  finirent  par  découvrir  qu'à  l'aide  de  ces 
oripeaux  fantastiques  on  avait  voulu  tout  simplement  terrifier  les 
Croates.  Et  dire  qu'en  même  temps  qu'on  estimait  ces  braves  Croates 
assez  naïfs  pour  se  laisser  intimider  par  des  épouvantails  d'enfans, 
les  journaux  de  l'époque  nous  les  représentaient  comme  des-fléaux 
de  Dieu  et  d'invétérés  bandits  massacrant  les  vieillards,  pillant  les 
églises,  et  portant  toujours  leur  giberne  pleine  de  mains  de  femmes 
qu'ils  coupaient  à  la  hâte  chemin  faisant,  se  réservant  d'en  ôter  les 
bagues  plus  tard,  comme  on  coupe  une  branche  pour  avoir  le  fruit! 
Rien  ne  saurait  se  comparer  à  ces  fables  au  moyen  desquelles  on 
exploitait  alors  la  crédulité  pubhque.  Les  blessés  piémontais,  qu'on 
transportait  à  l'hôpital  de  Vérone,  suppliaient  les  soldats  autrichiens 
de  ne  pas  les  priver  de  la  vue,  et  les  officiers  qui  dirigeaient  l'escorte 
eurent  toutes  les  peines  du  monde  à  rassurer  ces  braves  gens,  à  qui 
on  avait  fait  accroire  que  les  impériaux  arrachaient  les  yeux  à  leurs 
prisonniers.  Les  choses  allèrent  même  si  loin,  que  le  maréchal  dut 
se  rendre  en  personne  auprès  de  ces  malheureux,  et  qu'après  les 
avoir  consolés,  après  avoir  donné  des  ordres  pour  qu'ils  fussent 
traités  avec  autant  de  soins  et  d'égards  que  ses  propres  soldats,  il 
en  écrivit  vertement  au  ministre  du  roi  de  Sardaigne,  le  sommant 
de  mettre  un  terme  à  de  si  ridicules  manœuvres. 

S'il  y  eut  des  journées  plus  brillantes  que  celle  de  Sainte-Lucie,  il 
n'y  en  eut  point  de  plus  féconde  en  résultats.  Elle  marque,  à  vrai 
dire,  l'heure  exacte,  le  moment  où  la  fortune  accomplit  son  évolu- 
tion, et  des  drapeaux  de  Charles-Albert,  qu'elle  avait  jusque-là  sui- 
vis, passe  définitivement  au  camp  du  maréchal.  Au  point  de  vue  de 
l'influence  morale,  ce  succès  fut  immense  :  il  raffermit  le  courage 
des  troupes,  leur  discipline,  ralluma  leur  foi  dans  l'avenir,  et  fut 
l'heureux  point  de  départ  d'une  période  nouvelle.  Deux  archiducs  y 
gagnèrent  hardiment  leurs  éperons  sous  les  yeux  du  père  ^adetzky  : 
l'archiduc  Albert,  digne  fils  de  l'illustre  archiduc  Charles,  et  le 
prince  François-Joseph,  que  son  courage  désigna  dès  ce  jour  à  l'ar- 
mée, ignorant  encore  que,  dans  ce  blond  guenier  marqué  au  front 

(t)  Nous  empruntons  ce  fait  au  récit  du  général  Schoenbals. 


688  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  l'étoile  de  la  jeunesse,  elle  saluait  le  futur  empereur  militaire 
dont  les  circonstances  lui  faisaient  souhaiter  l'avènement! 

Les  jours  d'épreuve  étaient  passés,  l'arrivée  tant  réclamée  du 
corps  de  réserve  venait  enfin  le  25  mai  augmenter  de  dix-neuf  mille 
hommes  l' effectif  du  maréchal.  Les  rôles  allaient  changer  :  c'était  à 
Radetzky  maintenant  de  prendre  l'offensive  et  de  poursuivre  cet 
adversaire  qu'il  avait  jusque-là  évité  en  si  ingénieux  et  si  consommé 
tacticien. 

IL 

«  C'était  par  une  magnifique  nuit  de  printemps  ;  le  roulement  de 
,nos  fourgons  nombreux,  de  nos  équipages,  ébranlait  l'air  comme 
un  grondement  de  tonnerre.  A  une  distance  assez  rapprochée  bril- 
laient les  feux  de  bivouac  de  l'ennemi,  dont  nous  longions  les  avant- 
postes  à  une  portée  de  canon.  A  la  tête  du  second  corps  d'armée, 
.ayant  à  ses  côtés  le  futur  souverain  de  l'Autriche,  s'avançait  à  cheval 
Radetzky,  gai,  dispos,  l'œil  rayonnant,  le  visage  en  belle  humeur. 
Par  intervalle  un  coup  de  feu  lointain,  échangé  entre  nos  patrouilles 
et  les  avant-postes  ennemis,  troublait  seul  le  calme  de  la  nuit.  » 

Ainsi  on  quittait  Vérone,  ainsi  on  marchait  allègre  et  joyeux  à  la 
journée  de  Curtatone,  où  les  Toscans  de  Laugier  furent  défaits,  à  la 
journée  de  Vicence ,  où  les  Romains  de  Durando  trouvèrent  leurs 
fourches  caudines.  Dès  le  soir  du  premier  jour  d'attaque,  Yicence 
n'était  plus  tenable  pour  les  Italiens,  forcés  dans  leurs  derniers  retran- 
chemens  intérieurs.  Toutes  ces  hauteurs  des  MontiBerici,  ces  déli- 
cieuses collines  que  surmonte  l'église  et  le  cloître  de  la  Madona  del 
Monte,  et  au  pied  desquelles  s'étend  la  ville  au  sein  d'un  paysage 
vraiment  édénique,  les  Autrichiens  victorieux  les  occupaient  lorsque 
la  nuit  vint  mettre  fin  au  combat.  ((  Sous  nos  yeux  se  déroulait  la 
cité  magnifique  si  richement  dotée  par  le  génie  de  Palladio.  Le  ma- 
réchal allait  s'en  retourner  à  son  quartier-général  après  avoir  pris 
toutes  ses  dispositions ,  le  feu  devait  se  rouvrir  au  jour  levant,  nos 
colonnes  se  massaient  aux  portes  de  la  ville,  et,  de  l'éminence  où 
nous  étions,  nous  pouvions  en  un  moment  anéantir  Yicence  sous  une 
pluie  de  bombes  et  d'obus.  L'issue  de  cette  affaire  avait  donc  cessé 
.pour  nous  d'être  douteuse,  mais  nous  nous  demandions  ce  qui  advien- 
drait de  tant  de  chefs-d'œuvre  pendant  l'assaut  du  lendemain.  »  La 
question  était  superflue  :  Yicence  capitula.  Déjà,  vers  le  déclin  du 
jour,  au  plus  chaud  de  l'action,  le  drapeau  blanc  avait  été  vu  flot- 
-tant  çà  et  là  sur  divers  points  ;  il  est  vrai  que  presque  aussitôt  le 
drapeau  rouge  l'avait  partout  remplacé.  On  prétend  que  ce  furent 
les  gardes  nationaux  vicentins  qui  prirent  sur  eux  de  couper  cour 
aux  préliminaires  pacifiques;  mais  Durando,  vieux  soldat,  et,  comme 


LE    CAMP    DU    MARÉCHAL    RADETZKY.  689 

tel ,  jugeant  mieux  de  la  situation^  ne  partagea  point  l'avis  de  ces 
messieurs.  Les  seules  forces  qui  lui  restaient  étaient  les  bataillons 
suisses,  lesquels,  après  s'être  vigoureusement  battus  pour  l'honneur 
à  la  défense  du  Monte  Berico,  sentant  qu'ils  étaient  là  contre  la 
volonté  du  pape,  commencèrent  à  dire  tout  haut  qu'ils  ne  se  sou- 
ciaient point  de  servir  davantage  d'instrumens  aux  complots  d'un 
ministère  révolutionnaire  avec  lequel  ils  ne  s' étaient  jamais  engagés. 
Durando  négocia  donc  :  pendant  cette  nuit  même,  des  parlementaires 
furent  envoyés  aux  avant-postes  autrichiens,  et  sur-le-champ  une 
capitulation  eut  lieu,  par  laquelle  le  général  Durando  s'obligeait  à 
se  retirer  avec  toutes  ses  troupes  de  l'autre  côté  du  Pô,  et  à  ne  plus 
porter  de  trois  mois  les  armes  contre  l'Autriche. 

Disons-le  cependant,  là  fortune  avait  ses  retours,  et  tout  au  début 
de  cette  phase  nouvelle  on  compta  plus  d'un  échec,  a  A  Goïto,  par 
exemple,  deux  fautes  graves  furent  commises  :  nous  tînmes  Bava 
pour  plus  faible  qu'il  n'était,  tandis  que  d'autre  part  nous  nous  exa- 
gérâmes les  forces  du  roi;  ce  qui  fit  qu'on  attaqua  le  premier  trop 
à  la  hâte  et  sans  être  en  nombre,  alors  qu'on  se  laissait  imposer  par 
le  second,  qui  n'avait  auprès  de  lui  que  neuf  bataillons.  Le  général 
Benedeck,  à  mesure  qu'il  arrivait  en  vue  de  Goïto,  rangea  ses  troupes 
en  bataille.  Nous  n'avions  jusque-là  rencontré  que  d'assez  faibles 
détachemens  de  cavalerie  qui  s'enfuyaient  à  notre  approche,  quand 
soudain,  vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  la  tête  de  nos  colonnes 
fut  saluée  à  coups  de  canon.  Nous  répondîmes  à  l'instant  par  le  feu 
de  nos  batteries;  mais  la  supériorité  de  son  artillerie  nous  indiqua 
bientôt  que  l'ennemi  avait  concentré  ses  forces  sur  ce  point.  »  Dès 
lors  l'engagement  prit  un  caractère  plus  sérieux.  Wohlgemuth  d'a- 
bord, puis  Clam,  reçurent  l'ordre  de  se  porter  au  secours  de  Bene- 
deck; mais  la  difficulté  du  terrain  s'opposait  à  l'exécution  des 
manœuvres.  Pendant  ce  temps,  Benedeck  à  lui  seul  soutenait  rude- 
ment l'assaut,  non  toutefois  sans  éprouver  de  grosses  pertes,  de  sorte 
que  lorsqu' arrivèrent  les  brigades  de  renfort,  il  avait  trop  souiTert 
pour  leur  pouvoir  prêter  un  secours  utile.  L'ennemi  gagnait  du  ter- 
rain, et  peu  à  peu  on  se  voyait  réduit  à  renoncer  à  tous  ses  avan- 
tages. Que  faisait  le  général  d'Aspre?  Comment  cet  intrépide  pour- 
fendeur tardait-il  tant  d'accourir  sur  le  champ  de  bataille,  où  sa 
valeureuse  présence  aurait  suffi  pour  captiver  la  victoire  incertaine? 
A  tout  moment  on  s'attendait  à  le  voir  déboucher  sur  le  flanc  droit 
de  l'ennemi...  Personne!  Misères  de  l'humanité,  faut-il  bien  que 
jusque  chez  les  héros  on  vous  rencontre  !  Le  général  d'Aspre  était 
sujet  à  d'horribles  accès  de  goutte,  et  cette  maladie  avait  pour  pre- 
mier effet  de  paralyser  en  un  clin  d'œil  tous  ses  mouvemens.  Il  souf- 
frait alors  les  tortures  d'un  damné;  mais  à  l'entendre,  les  tortures 


690  •       REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

physiques  n'étaient  que  peu  de  chose  auprès  du  supplice  moral  qu'il 
endurait  à  se  voir  ainsi  impotent  et  perclus.  Impotent,  ce  fier  soldat 
dont  le  cheval  hennit  aux  apprêts  de  la  bataille!  perclus,  ce  vain- 
queur de  la  veille  de  qui  dépend  l'affaire  du  lendemain  !  Sentir  dans 
sa  poitrine  battre  le  cœur  d'un  d'Aspre  et  ne  pouvoir  remuer  la  main 
pour  boucler  son  ceinturon  quand  déjà  gronde  la  canonnade  ! 

Pends-toi,  brave  Grillon,  on  s'est  battu  sans  toi  ! 

D'Aspre,  lui,  ne  voulait  pas  qu'on  se  battît.  Il  aimait  mieux,  cet 
homme  intraitable,  compromettre  le  succès  d'une  journée  que  d'en- 
voyer ses  troupes  au  combat  quand  il  ne  pouvait  pas  les  y  conduire. 
Lorsque,  après  Goïto,  le  maréchal  lui  demanda  sévèrement  pourquoi 
il  n'était  pas  arrivé  au  bruit  du  canon?  —  Le  canon,  répondit  d'As- 
pre avec  amertume,  je  ne  l'ai  pas  entendu.  —  La  goutte  l'avait  rendu 
sourd  ! 

De  semblables  infirmités,  on  le  conçoit,  ne  laissent  point  à  la  lon- 
gue d'aigrir  le  caractère,  et  lorsque  le  patient,  de  sa  nature,  n'est 
pas  un  saint,  mais  tout  bonnement  un  homme  comme  les  autres,  et 
plus  que  les  autres  peut-être  porté  à  l'égoïsme,  elles  finissent  par 
en  faire  un  personnage  impraticable.  Tel  était  devenu  le  général 
d'Aspre.  Ennuyé,  maussade,  sarcastique,  dégoûté  de  tout,  il  n'écou- 
tait que  l'humeur  du  moment  :  tantôt,  comme  à  l'affaire  de  Goïto, 
refusant  de  donner  parce  que  ses  souffrances  le  clouaient  au  lit,  et 
tantôt,  comme  à  Novare,  s' exposant  à  compromettre  l'action  par  l'in- 
croyable excès  de  son  audace.  On  eût  dit  qu'aux  jours  de  bien-être 
il  voulût  regagner  le  temps  perdu  et  se  montrer  héroïque  à  la  fois 
pour  l'heure  présente  et  pour  le  lendemain,  dont  il  ne  pouvait,  hélas î 
jamais  répondre.  Le  tort  d'un  pareil  calcul  était  d'intéresser  son  amour-  , 
propre  beaucoup  plus  que  le  salut  de  l'armée.  On  sait  comment  à 
Novare  la  témérité  du  général  d'Aspre  faillit  coûter  cher  aux  Autri- 
chiens :  dédaignant  tout  préliminaire,  il  entame  l'attaque  avec  quinze 
mille  hommes,  et  ce  n'est  qu'à  la  formidable  résistance  qu'on  lui 
oppose  qu'il  s'aperçoit  qu'il  a  affaire  non  point  seulement  à  une 
arrière-garde,  mais  à  l'armée  royale  elle-même,  forte  de  soixante 
mille  hommes.  Tout  autre  que  d'Aspre,  en  ouvrant  les  yeux  sur  son 
erreur,  se  fût  hâté  d'appeler  à  son  aide;  mais  lui  ne  prévient  même 
pas  le  maréchal.  C'est  par  l'immense  bruit  de  la  canonnade  que 
Radetzky  devine  la  gravité  de  la  situation  où  s'est  engagé  son  lieu- 
tenant, car  pour  d'Aspre,  il  ne  s'en  effraie  pas  le  moins  du  monde, 
et  ses  premiers  bulletins  sont  rassurans.  Quinze  mille  hommes  contre 
soixante  mille,  cela  lui  paraît  tout  naturel,  et  pendant  cinq  heures 
il  soutient  le  choc  sans  perdre  un  pouce  de  terrain.  ((  Du  secours  !  je 
me  suis  fourvoyé,  »  voilà  ce  que  cet  mtraitable  orgueil  s'entêta  jus- 


LE    CAMP   DU   MARÉCHAL    RADETZKY.  691 

qu'à  la  fin  à  ne  vouloir  pas  reconnaître.  Cette  audace  qui  la  veille,  à 
Mortara,  avait  si  magnifiquement  décidé  la  victoire,  il  allait  la  payer 
de  son  sang,  du  sang  de  tous  ses  braves,  plutôt  que  de  condescendre 
à  s'en  accuser  comme  d'une  faute  militaire. 

Qu'on  s'en  soit  ou  non,  du  côté  des  Piémontais,  exagéré  l'impor- 
tance, bataille  ou  combat,  cette  rencontre  de  Goïto  fit  plus  d'un 
illustre  blessé.  Charles-Albert  y  reçut  un  éclat  d'obus,  le  roi  de  Sar- 
daigne  actuel,  alors  duc  de  Savoie,  un  coup  de  feu  dans  la  cuisse.  Ce 
fut  là  aussi,  et  non  point  à  Gurtatone  comme  on  l'a  prétendu,  que 
le  prince  Félix  Schwarzenberg,  à  la  tête  de  sa  division,  eut  le  bras 
fracassé  par  une  balle.  Physionomie  remarquable  que  celle  de  cet 
homme  d'état  au  camp  de  Radetzky  !  La  vie  du  prince  Schwarzen- 
berg, quand  on  y  pense,  est  une  des  mieux  remplies  qui  se  puissent 
voir.  Tout  y  vient  à  son  heure,  à  son  point.  Homme  de  plaisir,  grand 
seigneur,  diplomate,  soldat,  premier  ministre,  il  sut  toujours  com- 
biner et  fondre  en  de  justes  proportions  certaines  qualités  particu- 
lières à  ces  divers  états.  Chez  lui,  le  soldat  toujours  un  peu  se  res- 
sentit du  négociateur,  le  diplomate  du  guerrier,  le  tout  sans  pré- 
judice de  l'homme  de  plaisir,  du  grand  seigneur  libertin  qui  jusqu'à 
la  fin  brocha  merveilleusement  sur  l'ensemble.  Après  avoir,  sous  un 
couvert  diplomatique  qui  ne  messied  pas,  fort  occupé  le  monde 
du  bruit  de  ses  galantes  équipées,  la  campagne  d'Italie  survint 
très  à  propos  pour  opérer  une  diversion  devenue  nécessaire  dans 
une  existence  qui  depuis  mainte  aventure  par  trop  romanesque  com- 
mençait à  tourner  au  scandale.  Tel  il  avait  été  dans  les  boudoirs  de 
Naples,  de  Londres  et  de  Paris,  tel  il  fut  plus  tard  dans  son  cabinet 
du  palais  de  la  chancellerie  à  Vienne,  —  et  tel  il  se  montre  sur  les 
champs  de  bataille,  impassible,  dédaigneux,  superbe.  Son  visage 
avait  quelque  chose  de  glacial  qui  déconcertait,  même  alors  qu'il 
affectait  son  expression  la  plus  aimable,  et  vous  vous  demandiez,  à 
voir  ce  corps  si  long  et  si  maigre  que  l'étroitesse  de  son  attila  mili- 
tairement boutonné  rendait  encore  plus  efflanqué,  à  voir  ces  traits 
pâles  et  durs,  où  se  peignait,  à  côté  d'une  ironie  hautaine,  le  senti- 
ment de  la  plus  inflexible  personnalité,  —  vous  vous  demandiez  par 
quelle  inexplicable  force  d'attraction  cet  homme,  sans  jeunesse,  sans 
beauté,  sans  agrément,  agissait  ainsi  sur  la  plus  séduisante  moitié 
du  genre  humain.  Pour  grand  seigneur  et  brave,  il  l'était,  qui  en 
doute?  mais  les  Lobkowitz,  les  Windisch-Graetz ,  les  Lichtenstein 
aussi  sont  des  braves,  et  de  très  grands  seigneurs.  Quel  charme  par^ 
ticulier  possédait-il  donc,  ce  prince  Schwarzenberg,  pour  qu'on  le 
préférât  aux  plus  beaux,  aux  plus  vaillans,  aux  plus  jeunes?  Quel 
était  son  secret  pour  entraîner  tant  de  cœurs  à  sa  suite  ?  car,  cet 
homme  étrange,  on  ne  se  contentait  pas  de  l'aimer,  on  l'adorait  jus- 


692  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'à  l'extravagance,  jusqu'au  délire,  jusqu'à  la  mort.  Les  passions, 
il  les  inspirait  par  douzaines,  cela  même  aux  derniers  temps  de  sa 
vie.  Zerline,  Elvire,  dona  Anna,  que  de  victimes!  C'était,  à  vrai 
dire,  le  don  Juan  d'un  siècle  comme  le  nôtre  :  à  cette  soif  du  plaisir, 
à  cette  ardeur  éternellement  inassouvie  il  joignait  l'intelligence  et 
l'amour  des  affaires,  ce  noble  emploi  des  hautes  facultés  de  l'esprit 
dont  le  sensualisme  de  nos  jours  a  besoin  pour  savourer  pleinement 
ses  délices.  Aussi  bientôt  ses  forces  se  consumèrent.  Un  soir,  comme 
il  s'habillait  pour  aller  dîner  chez  l'empereur,  la  mort  vint  le  prendre. 

—  Qui  frappe  là?  —  C'est  la  statue!  Toujours  le  même  dénoùment. 

—  Le  prince  Schwarzenberg  n'existait  plus;  la  Prusse  respira,  se 
sentant  délivrée  de  l'antagoniste  superbe  qui,  à  Dresde,  à  Francfort, 
à  Cassel,  à  Olmûtz,  tant  de  fois  l'avait  humiliée,  du  rival  qui,  dans 
la  question  imminente  du  Zollverein^  n'eût  pas  manqué  de  se  dres- 
ser devant  elle  aussi  inflexible,  aussi  cassant  qu'il  s'était  montré 
dans  les  affaires  du  Sleswig-Holstein. 

Le  prince  Schwarzenberg  était  surtout  l'homme  du  succès;  nul 
jamais  ne  s'entendit  mieux  à  profiter  de  l'occasion  quand  et  comme 
elle  s'offrait  à  lui.  Reste  à  se  demander  s'il  eût  été  aussi  habile  à  la 
faire  naître.  Il  est  permis  de  douter,  en  tous  cas,  que  les  calculs  de  sa 
politique  eussent  une  très  grande  profondeur.  Il  traitait  les  affaires 
militairement,  et,  disons-le,  un  peu  en  casse-cou.  Certes,  son  idée 
de  concentration  de  l'Allemagne  dans  l'Autriche  était  d'un  esprit 
ferme  et  capable  d'entreprises  hardies;  mais  n'y  avait-il  donc  point 
aussi  quelque  témérité  à  prétendre  confier  uniquement  au  sort  des 
armes  une  question  comme  celle-là?  Il  semble  qu'en  pareil  cas  un 
Richelieu  eût  compté  davantage  avec  les  mœurs  et  les  institutions 
d'un  pays  protestant  et  parlementaire.  Je  l'ai  dit,  il  y  avait  du  soldat 
dans  ce  diplomate;  et  si  l'esprit  militaire,  qui  communiquait  à  ses 
desseins  l'énergie  et  la  soudaineté,  l'empêcha  souvent  de  porter  sa 
vue  au-delà  du  moment,  c'est  peut-être  qu'en  somme,  toute  bonne 
qualité  a  son  défaut,  ainsi  que  toute  médaille  son  revers.  D'ailleurs, 
heureux  comme  il  l'était,  c'eût  été  faillir  à  sa  destinée  que  de  ne  se 
point  montrer  aventureux.  N'avait-il  pas  son  étoile,  n'avait-il  pas  son 
influence  magnétique?  et  quand  j'écris  ce  mot,  je  l'emploie  non  plus 
au  figuré,  mais  dans  son  acception  réelle,  médicale.  A  l'époque. où 
le  prince  Hohenlohe  mit  le  magnétisme  à  la  mode  dans  les  salons 
de  Yienne,  le  prince  Schwarzenberg  avait  senti  se  développer  en  lui 
une  puissance  nerveuse  qui  jusque  là  était  demeurée[à  l'état  latent,  et 
dont  il  usa  ensuite  tant  bien  que  mal  durant  le  reste  de  sa  vie.  Cette 
force  surnaturelle  ne  cessa  même  jamais  de  s'exercer  depuis  sur  une 
de  ses  sœurs  de  complexion  délicate  et  souffrante,  laquelle  emprun- 
tait au  pouvoir  magnétique  de  son  frère  le  peu  de  santé  dont  elle 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  693 

jouissait.  Du  temps  où  le  prince  était  ambassadeur  à  Naples,  cette 
sœur  se  rendit ,  à  diverses  reprises,  de  Vienne  à  Rome ,  où  celui-ci 
arrivait  de  son  côté  pour  la  rencontrer  et  la  faire  en  quelque  sorte 
revivre  au  contact  de  cette  vie  nerveuse  dont  il  possédait  les  mysté- 
rieux trésors. 

Quand  le  prince  Schwarzenberg  mourut,  il  touchait  au  plus  haut 
point  de  sa  fortune  politique,  il  avait  reconquis  l'Italie  à  la  couronne 
d'Autriche,  écrasé  la  révolution,  humilié  la  Prusse,  affermi  partout 
la  souveraineté  de  son  jeune  maître.  Sortir  à  temps  de  ce  monde  qui 
n'avait  cessé  de  lui  prodiguer  toutes  ses  fêtes,  cène  fut  peut-être  pas 
le  moindre  signe  par  où  se  laissa  voir  l'heureux  arrangement  de  sa 
destinée.  Sis  Félix  Schwarzenberg!  disaient  ses  camarades  au  camp 
de  Radetzky,  en  jouant  sur  son  nom.  Heureux  en  effet,  car  la  mort, 
qu'il  bravait  insolemment,  semblait  prendre  à  tâche  de  l'épargner! 
A  Goïto,  tandis  que  la  mousqueterie  et  la  mitraille  dévastaient  les 
rangs,  il  fouettait  sa  botte  du  bout  de  son  épée,  non  moins  dédai- 
gneux vis-à-vis  des  balles  et  des  boulets,  non  moins  altier  en  sa  con- 
tenance qu'il  ne  le  fut  plus  tard  dans  son  cabinet  de  premier  ministre. 
Le  bonhomme  Radetzky  l'appelait  spirituellement  son  feld-diphmate , 
et,  chaque  fois  qu'une  négociation  se  présentait,  l'en  chargeait.  L'Au- 
triche offrait  alors  le  spectacle  inouï  d'un  état  dont  la  puissance  au 
dehors  se  relève  et  se  régénère,  lorsqu'à  l'intérieur  tous  les  élémens 
de  force  et  de  vitalité  périclitent  et  se  détraquent.  A  Vienne  florissait 
un  de  ces  ministères  à  la  Necker,  fléaux  des  monarchies,  et  qu'on 
retrouve  malheureusement  au  début  de  toutes  les  crises  sociales,  un 
de  ces  pouvoirs  néfastes  qui,  trop  ambitieux  pour  abdiquer,  trop  fai- 
bles pour  résister  au  flot  envahissant,  trahissent  un  peu  tout  le  monde 
et  finissent  par  devenir  la  proie  de  l'émeute  après  avoir  été  quelque 
temps  son  jouet.  Kossuth  et  Mazzini  avaient  leurs  agens  alors  à  Vienne 
comme  à  Turin  (1) . 

On  voit  à  quelles  difficultés  avait  affaire  cette  armée  d'Italie. 
Vaincre  au  jour  le  jour  tant  d'ennemis  coalisés,  c'était  pour  elle  la 
moindre  chose;  il  lui  fallait  en  outre  tenir  tête  au  mauvais  vouloir  de 
son  gouvernement,  que  possédait  l'esprit  de  Mazzini.  A  ces  soldats 
dont  le  sang  coulait  sur  tous  les  champs  de  bataille,  la  patrie,  repré- 
sentée à  Vienne  par  les  hommes  de  Kremsier,  marchandait  les  vête- 
mens  et  le  pain.  Eux  pourtant,  sans  se  laisser  décourager,  conti- 
nuaient stoïquement  leur  marche.  Affamés,  meurtris,  déguenillés, 
ils  répondaient  par  des  victoires  à  l'indifférence  et  aux  insultes  de 
la  métropole.  Ils  envoyaient  à  Vienne  les  drapeaux  pris  à  Sainte- 

(1)  Au  quartier-général  de  Charles-Albert  se  trouvait,  par  exemple,  un  certain  baron 
Spleni,  ancien  officier  au  service  d'Autriche,  et  qui  jouait  le  rôle  d'intermédiaire  entre 
le  roi  et  Kossuth. 


694  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lucie,  à  Curtatone,  à  Vicence,  et  la  capitale  de  Tempire,  qu'une 
poignée  d'étudians  et  d'émeutiers  tenait  sous  sa  domination,  jetait 
aux  égouts  ces  trophées.  Il  est  beau  de  voir  éclater  l'indignation  du 
soldat  au  souvenir  de  pareils  opprobres  :  «  Ces  temps  douloureux, 
ces  temps  ignobles,  aucun  de  nous  ne  saurait  se  les  rappeler  sans 
frissonnerd'horreur  etde  dégoût.  Nous  repoussions  partout  l'ennemi, 
partout  en  Italie  nous  relevions  le  sceptre  impérial  et  la  dignité  de 
la  maison  d'Autriche,  et  pendant  ce  temps  s'écroulait  en  poussière 
l'œuvre  de  tant  de  siècles,  l'héritage  sacré  de  tant  de  souverains 
que  nous  défendions  au  prix  de  notre  vie.  Et  dire  que  l'ennemi  nous 
clouait  à  notre  place  et  nous  empêchait  de  voler  au  cœur  de  cette 
patrie  où  nous  appelait  la  voix  de  l'honneur  et  de  la  foi  jurée  !  Que 
de  fois,  du  milieu  de  la  canonnade,  nos  yeux  se  retournèrent  avec 
anxiété  du  côté  de  Vienne,  car  là  s'agitaient,  nous  le  savions,  des 
adversaires  bien  autrement  puissans  et  redoutables  que  ceux  que 
nous  avions  en  face  !  » 

A  peine  remis  des  fatigues  de  Curtatone  et  de  Vicence,  le  maréchal 
Radetzky  s'apprêtait  à  poursuivre  sa  marche  en  avant,  lorsqu'un 
matin  une  dépêche  de  l'empereur  Ferdinand  lui  arrive  d'Innsbruck. 
A  cette  lecture,  le  vieillard  pâlit,  sa  main  tremble,  ses  sourcils  se  fron- 
cent. Ce  que  contenait  ce  message,  c'était  l'ordre  de  proposer  immé- 
diatement l'armistice  à  Charles-Albert.  Lui,  Radetzky,  s'humilier  de- 
vant son  rival  et  tourner  brusquement  le  dos  à  la  fortune  qu'il  voyait, 
après  tant  de  traverses  héroïquement  endurées,  revenir  sous  ses  dra- 
peaux! <(  Un  boulet  de  trente-six  qui  fût  tombé  à  mes  pieds,  racon- 
tait-il plus  tard,  m'eût  semblé  la  colombe  de  l'arche  auprès  de  ce  mes- 
sage de  malheur,  inspiré,  je  n'eus  pas  grand' peine  à  le  reconnaître, 
par  le  machiavélisme  combiné  de  Batthyâny  et  de  Palmerston  !  » 
Que  faire  cependant?  Soldat,  son  premier  mouvement  fut  de  se  rési- 
gner et  d'obéir.  La  rougeur  au  front,  l'âme  navrée,  il  commence  une 
dépêche  au  roi  de  Piémont;  mais  bientôt  la  plume  lui  tombe  des 
mains,  il  a  trop  présumé  de  ses  forces.  Non,  avant  de  consommer  un 
pareil  acte,  il  tentera  auprès  de  son  empereur  une  dernière  démarche. 
L'épître  à  Charles- Albert  vole  en  morceaux;  il  se  lève,  fait  quelques 
pas,  puis  se  rassied  et  supplie  son  gracieux  maître  de  révoquer  son 
ordre  ou  d'accepter  sa  démission,  l'assurant  d'ailleurs  d'une  prompte 
victoire  au  cas  où  les  motifs  qu'il  développe  seraient  accueillis.  Sa 
dépêche  écrite,  le  maréchal  envoya  chercher,  pour  la  porter  en  toute 
hâte  à  l'empereur,  l'homme  à  ses  yeux  le  plus  capable,  par  sa  con- 
naissance de  la  situation  et  les  ressources  de  son  esprit,  de  mener  à 
bien  l'entreprise.  Le  général  Félix  Schwarzenberg  était  alors  fort 
souffrant  de  sa  blessure  reçue  à  Goïto.  On  raconte  qu'en  apprenant 
la  mort  de  l'empereur  Charles  VI,  le  grand  Frédéric  sauta  à  bas  de 


LE   CAMP   DU   MARÉCHAL   RADETZKY.  695 

son  lit,  disant  qu'il  avait  bien  autre  chose  à  faire  qu'à  soigner  sa 
fièvre.  Le  prince  Schwarzenberg  agit  de  même,  et,  sans  écouter 
davantage  l'avis  des  médecins,  il  partit  dans  la  nuit  pour  Innsbruck, 
où  l'autorité  de  sa  présence  déjoua  l'intrigue  ourdie  par  le  cabinet 
hongrois  autour  du  faible  Ferdinand.  Le  prince  Schwarzenberg  fut 
depuis  un  grand  ministre,  et  l'histoire  un  jour  appréciera  l'impulsion 
féconde  que  sa  main  sut  imprimer  aux  destinées  nouvelles  de  son 
pays;  mais  parmi  les  immenses  services  rendus  par  lui  à  l'Autriche, 
s'il  en  est  de  plus  éclatans  et  de  plus  fameux,  on  n'en  trouverait  pas 
de  plus  utile.  Qu'on  pense,  en  effet,  aux  résultats  qu'en  de  sem- 
blables circonstances  un  temps  d'arrêt  dans  les  hostihtés  aurait 
amenés.  L'armistice,  c'était  en  ce  moment  l'abandon  de  tous  les 
avantages  conquis,  l'abdication  dans  la  victoire,  la  démoralisation 
de  l'armée,  suprême  élément  de  salut.  De  la  réussite  de  cette 
démarche  tout  dépendait  donc  à  cette  heure,  et  le  vieux  Radetzky 
le  savait  à  n'en  pas  douter,  lui  qui,  au  retour  de  Schwarzenberg, 
s'écriait  en  l'embrassant  :  «  Bravo,  prince,  voilà  une  victoire  qui 
nous  coûte  moins  cher  que  Custozza  et  qui  vaut  mieux!  » 

Du  reste,  cette  capitulation,  à  laquelle  la  diplomatie  de  lord  Pal- 
merston  paraissait  prendre  un  si  vif  intérêt,  revenait  sur  le  tapis  à 
quelques  semaines  de  là.  Seulement  cette  fois  les  rôles  n'ont  plus  la 
distribution  tant  souhaitée  des  conseillers  secrets  de  la  cour  d' Inns- 
bruck. C'est  le  roi  de  Piémont  qui  propose,  et  le  maréchal  qui  dis- 
pose. A  dater  de  Somma-Carapagna ,  les  opérations  de  Radetzky 
avaient  pris  le  véritable  caractère  d'une  marche  triomphale.  Vengono 
inostri!  s'écriaient  sur  son  passage  les  populations,  heureuses  d'être 
enfin  débarrassées  de  ces  hordes  révolutionnaires,  contre  lesquelles 
l'armée  piémontaise  ne  les  sauvegardait  plus  qu'à  demi.  L'affaire  de 
Volta,  dernier  effort  de  Charles-Albert  pour  reconquérir  ses  positions 
sur  le  Mincio,  et  l'immense  déroute  qui  suivit  ce  coup  de  tête  ve- 
naient de  jeter  le  découragement  et  la  confusion  au  camp  des  Pié- 
montais.  Au  milieu  des  horreurs  d'une  débâcle  générale,  le  roi  tint 
conseil,  et,  rassemblant  ses  officiers  autour  de  la  couche  de  paille  où 
la  fièvre  le  consumait,  il  leur  demanda  ce  qu'il  y  avait  à  faire.  Tous 
furent  d'avis  que,  dans  l'état  actuel  des  choses,  continuer  la  guerre 
était  devenu  impossible,  et  qu'il  fallait,  coûte  que  coûte,  gagner  du 
temps.  On  arrêta  donc  que  des  ouvertures  d'armistice  seraient  immé- 
diatement entamées. 

Le  maréchal  Radetzky  était  en  train  de  prendre  ses  dispositions 
d'offensive  pour  le  lendemain,  lorsqu'on  lui  annonça  l'arrivée  à  Volta 
des  plénipotentiaires  de  Charles-Albert  :  «  Schwarzenberg  est  là,  se 
contenta  de  répondre  le  narquois  guerrier;  dites  que  je  m'en  remets 
à  lui  du  soin  de  cette  négociation  !  »  Le  roi  proposait  la  ligne  de 


696  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

rOglio,  se  doutant  bien  que  son  offre  serait  repoussée;  mais  à  cette 
proposition  l'ennemi,  dans  sa  pensée,  répondrait  par  une  contre- 
proposition,  et,  comme  ce  qu'on  voulait  avant  tout  c'était  gagner 
du  temps,  on  arriverait  de  la  sorte  au  but  qu'on  se  ménageait.  Du 
premier  coup  d'œil,  le  prince  Schwarzenberg  vit  de  quoi  il  s'agis- 
sait, et,  repoussant  avec  sa  superbe  ordinaire  les  ouvertures  en  ques- 
tion, il  posa  carrément  la  ligne  de  l'Adda,  plus  l'évacuation  de. 
Venise,  de  Peschiera,  Rocca  d'Anfo,  Pizzighetone,  Modène  et  Parme, 
plus  la  retraite  de  la  flotte,  la  levée  du  blocus  de  Trieste,  plus  enfnv 
la  mise  en  liberté  et  le  renvoi  immédiat  au  quartier-général  autri- 
chien de  tous  les  officiers  ou  fonctionnaires  illégalement  retenus.  Ces 
conditions,  si  dures  qu'elles  semblent,  Charles-Albert  commit  une 
faute  grave  en  ne  les  agréant  point,  car  son  refus  amena  l'armée  au- 
trichienne sous  les  murs  de  Milan,  et  c'était  bien  sur  quoi  l'altier 
Schwarzenberg  avait  compté. 

A  peu  de  jours  de  là,  Radetzky,  en  marche  vers  Milan,  apprenait 
que  l'envoyé  d'Angleterre  à  la  cour  de  Turin,  sir  Ralph  Abercromby, 
désirant  lui  parler,  attendait  aux  avant-postes  qu'un  officier  d'état- 
major  vînt  l'aider  à  franchir  les  colonnes  de  l'armée  impériale.  Si 
l'on  s'en  souvient,  à  cette  époque  les  pérégrinations  politiques  du 
comte  Minto  avaient  fort  émotionné  l'Italie,  et  il  s'en  fallait  certes 
de  beaucoup  que  la  figure  d'un  agent  anglais  fût  bien  venue  des 
officiers  de  Radetzky.  Cependant  le  maréchal  ne  crut  pas  devoir  à 
cette  occasion  se  départir  de  ses  habitudes  de  bonhomie  et  de  poli- 
tesse. Il  envoya  donc  le  général  Walmoden  chercher  à  l' avant-garde 
le  négociateur  britannique,  et,  quand  sir  Ralph  descendit  de  cheval, 
il  l'accueillit  de  son  air  le  plus  empressé,  et  lui  parla  de  la  pluie  et 
du  beau  temps  en  homme  qui  s'évertue  de  son  mieux  à  divertir  son 
monde.  Seulement,  l'ambassadeur  ayant  voulu,  après  mainte  digres- 
sion, aborder  un  nouveau  terrain  et  causer  un  peu  des  affaires  pen- 
dantes :  «Oh!  pour  cela,  voyez-vous,  moi,  je  n'y  comprends  rien! 
s'écria-t-il  en  coupant  court  à  la  conversation.  La  diplomatie  et  les 
diplomates  m'ont  toujours  été  lettre  close;  mais  tenez,  voici  Schwar- 
zenberg, chapitrez-le  tout  à  votre  aise;  c'est  votre  homme!  »  Schwar- 
zenberg, c'était,  nous  l'avons  dit,  sa  réponse  ordinaire  en  pareil  cas, 
et  le  malin  vieillard  s'esquiva  tout  joyeux,  laissant  nez  à  nez  les  deux 
augures.  Le  prince  Félix  détestait  cordialement  lord  Palmerston,  et 
cela  de  vieille  date.  Avant  de  se  retrouver  sur  le  terrain  de  la  poli- 
tique, ces  deux  hommes  d'état,  tous  deux  hommes  de  plaisir  et  pas- 
sés maîtres  en  l'art  de  plaire,  s'étaient  rencontrés  dans  un  champ- 
clos  moins  vaste  sans  doute,  mais  non  moins  brûlant  et  périlleux,  et 
peut-être  que  si  l'on  essayait  de  remonter  à  l'origine  de  cette  impla- 
cable animosité  qui  faillit  compromettre  la  paix  du  monde,  on  la 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  697 

trouverait  dans  certaine  rivalité  de  boudoirs  ignorée  des  uns,  ou- 
bliée des  autres,  mais  dont  Tâpre  et  cuisant  souvenir  ne  cessa  jus- 
qu'à la  fin  d'irriter  au  combat  les  deux  puissans  antagonistes.  Quoi 
qu'il  en  soit,  on  peut  s'imaginer  l'accueil  que  fit  ce  jour-là  au  mi- 
nistre de  lord  Palmerston  \%  feld-diplomate  du  maréchal  Radetzky. 
Aux  paroles  officieuses  de  l'intermédiaire  britannique,  le  froid  et  raide 
Schwarzenberg  répondit  en  quatre  mots  que  la  convention  qu'on  lui 
proposait  n'avait  pas  d'objet  au  point  où  les  choses  en  étaient,  et 
qu'on  la  reprendrait  s'il  y  avait  lieu  dans  Milan,  alors  que  le  dernier 
Piémontais  aurait  évacué  le  sol  de  la  Lombardie.  11  était  d'usage  que 
toute  personne  de  distinction  venue  en  visite  au  quartier-général  y 
fût  retenue  à  dîner.  Sir  Ralph  Abercromby  accepta  donc  très  gracieu- 
sement l'invitation  du  maréchal,  et  l'on  se  mit  à  table  résolus  de  part 
et  d'autre  à  ne  plus  dire  un  mot  de  politique.  Laissons  l'officier  au- 
trichien raconter  l'histoire  de  ce  dîner  avec  une  fine  pointe  de  persi- 
flage bien  pardonnable,  après  tout,  chez  un  soldat. 

«  La  table  du  maréchal  était  des  plus  simples,  et  se  distinguait  très  peu  de 
l'ordinaire  du  troupier,  lîne  soupe  au  riz,  le  bœuf,  quelquefois,  dans  les  grandes 
occasions,  un  rôti  de  veau,  voilà  tout  le  festin.  L'Anglais,  en  consentant  à  res- 
ter, savait-il  nos  habitudes,  et  Radetzky  n'avait-il  pas  mis  quelque  malice  à 
le  retenir?  Je  l'ignore,  toujours  est-il  que  sir  Ralph  fit  contre  fortune  bon 
cœur.  Nous  autres  Italiens,  nous  aimons  généralement  le  riz  un  peu  croquant 
et  la  viande  assez  tendre;  mais,  juste  ce  jour-là,  voyez  la  mésaventure!  maître 
Jean  (c'était  le  cuisinier  du  maréchal)  s'était  complètement  oubhé,  et,  par 
extraordinaire,  ce  fut  le  riz  qui  se  trouva  mou  et  la  viande  dure!  Pour  notre 
appétit  à  toute  épreuve,  l'inconvénient  fut  médiocre,  et  l'on  se  contenta  de 
boire  un  coup  de  plus;  mais  le  malheureux  sir  Ralph!  je  le  vois  encore,  et  ne 
puis,  sans  un  véritable  serrement  de  cœur,  songer  à  la  douloureuse  expres- 
sion qui  se  peignit  sur  son  visage  pendant  la  seconde  moitié  de  ce  mémorable 
dîner  qu'il  n'oubliera  de  sa  vie,  j'en  réponds.  Il  y  eut  surtout  un  moment  où 
sou  découragement  me  fendit  l'âme,  celui  où  le  veau  fut  trouvé  détestable. 
J'avoue  que,  pour  ma  part,  j'allais  compatir  à  ses  misères,  lorsque  je  pensai 
qu'il  était  venu  parmi  nous  dans  l'intention  d'arrêter  notre  marche  triom- 
phale et  de  nous  faire  rebrousser  chemin  derrière  l'Adda  que  nous  avions 
franchi  :  Bah!  me  dis-je  alors,  c'est  de  bonne  guerre,  et  mieux  vaut  en  rire!  » 

A  Lodi,  le  maréchal  apprit,  à  n'en  plus  pouvoir  douter,  que  Charles- 
Albert  battait  en  retraite  sur  Milan.  La  désorganisation  de  l'armée 
piémontaise  était  complète.  Des  bandes  de  fuyards,  des  convois  de 
bagages,  le  parc  entier  d'artillerie  de  réserve,  se  précipitaient  vers 
le  Tessin,  et  d'après  les  bruits  recueillis  par  l' état-major  autrichien, 
il  était  facile  de  conclure  que  le  roi  ne  devait  plus  avoir  avec  lui 
qu'une  faible  partie  de  ses  troupes.  Une  députation  de  Milanais  était 
venue  implorer  Charles-Albert,  l'assurant  qu'il  trouverait  leur  capi- 

TOME  I.  *3 


^8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

taie  pourvue  de  vivres  et  de  munitions,  et  parfaitement  en  mesure 
de  soutenir  un  siège,  pour  peu  qu'il  consentît  à  lui  prêter  l'appui  de 
ses  armes.  Les  généraux  protestèrent  bien,  par  leur  silence,  contre 
une  expédition  à  tous  les  points  de  vue  si  romanesque;  mais  trop 
souvent  le  romanesque  était  ce  qui  séduisait  davantage  ce  roi  pala- 
din. Cette  fois  encore,  il  voulut  n'écouter  que  la  généreuse  impulsion 
de  son  cœur,  et  ce  fut  sa  perte.  Quiconque  a  parcouru  la  campagne 
de  Milan,  quiconque  a  visité  ces  prairies  sillonnées  de  fossés,  ces 
champs  où  les  arbres  foisonnent,  et  qu'en  tous  les  temps  inondent 
des  irrigations  sans  nombre,  avouera  qu'il  y  avait  au  moins  quelque 
témérité  à  jouer  son  dernier  atout  en  un  si  étrange  terrain.  Les 
hommes  du  métier  vous  diront  tous  là  dessus  la  même  chose.  Ici 
point  de  jonction  possible  entre  les  différens  corps  d'armée,  aucun 
moyen  de  faire  manœuvrer  l'artillerie,  difficultés  de  toute  espèce 
pour  la  défense  plus  encore  que  pour  l'attaque,  car  celui  qui  attaque 
a  la  liberté  de  ses  mouvemens,  et  peut  cacher  à  l'ennemi  ses  opéra- 
tions à  l'aide  de  ces  forêts  de  cultures,  jungles  impénétrables  où  l'œil 
à  vingt  pas  ne  voit  rien.  La  fatigue  et  les  privations  avaient  d'ailleurs 
brisé  les  forces  de  l'armée  piémontaise,  et  les  Milanais  ne  tardèrent 
point  à  s'apercevoir  que  ces  troupes,  ainsi  décimées  par  le  jeûne  et  la 
souffrance,  ne  leur  offriraient  qu'un  secours  impuissant  contre  les  vic- 
torieuses légions  de  Radetzky.  Ce  fut  alors  que  leur  ingratitude  éclata 
dans  toute  sa  noirceur.  Vainement  les  Piémontais,  pleins  du  souvenir 
de  l'enthousiasme  qui  les  avait  accueillis  à  leur  première  apparition, 
et  forts  de  la  conscience  des  glorieux  services  qu'ils  venaient  de 
rendre  à  la  cause  de  la  liberté  italienne,  avaient  compté  sur  un  peu 
de  sympathie  hospitalière;  vainement  ces  nobles  martyrs  de  la  patrie 
commune  avaient  espéré  trouver  au  sein  de  la  cité  fraternelle  un  jour 
de  repos  et  de  subsistance  :  hélas!  devant  eux  tout  ce  qui  pouvait  fuir 
s'empressait  de  quitter  la  place,  les  rues  étaient  désertes,  et  les  quel- 
ques figures  qu'ils  rencontraient  les  regardaient  d'un  air  farouche 
et  se  détournaient  aussitôt,  en  proférant  d'une  voix  sourde  le  mot 
sacramentel  de  tradimento  ! 

Les  illusions  de  ce  genre  n'étaient  plus  désormais  de  nature  à 
tromper  l'âme  du  vieux  Radetzky.  Arrivé  en  vue  de  Milan,  son  visage 
se  rembrunit  soudain;  au  souvenir  de  tant  d'affronts  essuyés  naguère 
à  cette  même  place,  qu'il  foulait  aujourd'hui  en  vainqueur,  ses  sour- 
cils se  froncèrent,  mais  ce  ne  fut  là  qu'un  éclair,  et  presque  aussitôt 
sa  physionomie  reprit  son  calme  accoutumé.  En  transcrivant  les 
annales  de  cette  guerre,  l' aide-de-camp  du  maréchal  ne  pouvait 
omettre  l'histoire  d'un  moment  si  solennel,  et  la  page  qu'il  y  con- 
sacre décrit  avec  l'éloquence  de  l'imprécation  les  sourds  ressenti- 
inens  de  l'état-major  autrichien. 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  699 

«  Elle  était  donc  en  notre  main,  cette  ville  de  Milan  qui  dans  son  délire 
superbe  s'imaginait  anéantir  le  trône  des  Habsbourg,  cette  ville  qui  hier  en^ 
core  interdisait  le  sol  de  la  patrie  à  des  femmes,  à  des  enfans  dont  le  crime  uni- 
que était  d'avoir  à  leurs  noms  des  consonnances  allemandes  !  La  voilà  donc, 
la  cité  altière,  en  présence  de  ce  vieillard  et  de  cette  armée  qu'elle  humilia 
si  cruellement,  et  qui  reparaissent  aujourd'hui  devant  ses  murailles  forts  de 
soixante  mille  hommes  et  de  deux  cents  bouches  à  feu!  Comme  dans  les  jour- 
nées de  mars,  le  tumulte  grondait  à  l'intérieur  de  la  ville,  et  cent  cloches  hur- 
laient le  tocsin.  Inutiles  efforts,  peine  perdue  !  Cette  fois,  personne  n'accourait; 
bien  au  contraire,  c'était  à  qui  fuirait  ce  sol  de  la  discorde  et  de  la  haine.  Des 
milliers  d'individus,  tournant  le  dos  à  la  patrie,  couvraient  déjà  les  routes 
de  la  Suisse  et  du  Piémont.  Les  émeutiers  de  profession  avaient  beau  dresser 
des  barricades,  nul  bras  ne  se  levait  pour  les  défendre  :  on  sentait  désormais 
que  l'armée  n'était  plus  là.  Cette  armée,  unique  soutien,  unique  force  de  l'in- 
surrection milanaise,  elle  regagnait  le  Tessin,  entraînant  avec  elle  son  roi 
vaincu,  son  infortuné  roi  qui  devait,  plus  amèrement  peut-être  encore  que 
Radetzky,  ressentir  l'ingratitude  de  Milan.  Où  donc  étaient-ils,  ces  héros  si 
empressés  jadis  à  lancer  leur  pays  à  travers  l'abîme?  Où  donc  étaient-ils,  à 
cette  heure  où  le  roi  qu'eux-mêmes  avaient  choisi  servait  de  point  de  mire 
à  l'insulte  et  aux  balles  de  la  populace?  Où  étaient-ils,  alors  que  la  bataille 
s'engageait  devant  leurs  portes  et  que  cette  vaillante,  cette  infatigable  armée 
piémontaise  versait  son  sang  pour  leur  salut?  » 

Le  maréchal,  grave  et  silencieux,  avait  arrêté  son  cheval;  ses 
regards  se  portaient  sur  Milan.  Tout  à  coup  la  canonnade  retentit 
dans  la  direction  de  la  Porta  Romana  :  c'était  le  combat  qui  s'enga- 
geait. Désormais  il  ne  dépendait  plus  de  Radetzky  d'arrêter  le  cours 
des  événemens.  Que  serait-il  arrivé  dans  le  cas  où  le  roi  de  Piémont 
aurait  trouvé  chez  les  Milanais  de  sérieux  auxiliaires  et  poussé  la 
défense  à  ses  dernières  extrémités?  Le  maréchal  s'est  depuis  mainte 
fois  posé  la  question  en  frémissant.  <(  Dieu  m'est  témoin  que  je  n'a- 
vais au  cœur  en  ce  moment  ni  haine  ni  vengeance;  mais  que  pou- 
vais-] e  faire,  ajoutait-il,  placé  comme  je  l'étais  à  la  tête  de  soixante 
mille  soldats  exaspérés  et  résolus  à  soumettre  la  cité  rebelle  par  tous 
les  moyens  de  destruction  dont  ils  disposaient  !  » 

Longtemps  Charles- Albert  parcourut  les  remparts,  s' efforçant  de 
relever  le  moral  de  ses  troupes,  que  la  pluie  qui  tombait  par  torrens 
pénétrait  jusqu'aux  os,  comme  si  ce  n'eût  pas  été  assez  pour  elles 
des  tortures  de  la  faim.  Puis,  ayant  passé  sa  lugubre  revue,  il  se 
retira,  la  mort  dans  l'âme,  au  palais  Greppi.  Et  là,  congédiant  son 
escorte,  loin  de  son  armée  et  des  siens,  il  commit  la  très  magnanime 
imprudence  qui  pensa  lui  coûter  la  vie,  de  confier  sa  garde  au  peuple 
de  Milan.  A  peine  descendu  de  cheval,  le  roi  convoqua  son  conseil 
de  guerre,  auquel  assistèrent  les  députations  de  la  municipalité  et 
du  comité  de  défense.  Il  n'y  avait  de  vivres  que  pour  deux  jours  au 


700  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

plus,  et  quant  aux  munitions,  on  en  manquait  absolument.  Le  con- 
seil, d'un  avis  unanime,  décida  qu'il  fallait  demander  à  capituler. 
L'occasion  s'offrait  trop  belle  pour  que  le  parti  républicain  la  laissât 
échapper.  Tradimento  !  s'écrièrent  les  furieux,  et  les  équipages  de 
Charles-Albert,  qui  s'apprêtaient  à  quitter  la  ville,  pillés  et  mis  en 
pièces,  servirent  à  fabriquer  des  barricades  autour  du  palais  (ireppi. 
'  Scène  émouvante  et  solennelle  de  cette  romantique  épopée  de  la  vie 
de  Charles-Albert!  Le  roi  paraît  à  son  balcon.  «  Yous  le  voulez,  dit-il 
d'une  voix  ferme,  eh  bien!  soit!  je  resterai,  mais  aune  condition, 
une  seule,  vous  m'entendez  tous,  —  c'est  que  vous  vous  battrez  !  »  Et 
la  foule  de  répondre  :  —  ((  Cent  mille  bras  italiens  se  lèveront  pour  la 
liberté  de  l'Italie!  —  Pas  de  phrases,  ajoute  le  monarque,  mais  bat- 
tez-vous !  »  Et  là-dessus  il  rentre  et  s'enferme.  Cependant  l'émeute 
se  recrute,  la  capitulation  lui  fournit  son  mot  d'ordre,  encore  quel- 
ques instans,  et  cette  ville  qu'un  empereur  et  qu'un  roi  se  disputent 
va  devenir  la  proie  d'une  horde  de  forcenés.  C'est  alors  que  l'armée 
piémontaise,  avertie  des  périls  qui  menacent  son  auguste  chef,  inter- 
rompt tout  à  coup  sa  lutte  avec  l'Autrichien,  et  braque  résolument 
ses  canons  sur  Milan,  qui  se  voit  à  la  fois  tenu  en  respect  par  les 
ennemis  et  par  ses  propres  alliés.  Le  duc  de  Gênes,  —  ce  fds  que 
Charles-Albert  entourait  entre  tous  d'une  prédilection  particulière, 
—  le  duc  de  Gênes  se  fraie  un  chemin  jusqu'au  palais  Greppi;  mais 
à  peine  a-t-il  essayé  de  haranguer  cette  multitude,  qu'une  immense 
clameur  couvre  sa  voix  et  ne  lui  permet  pas  de  s'offrir  en  otage  pour 
sauver  les  jours  de  son  père.  Des  coups  de  feu  partent  d'en  bas,  et 
les  balles  viennent  trouer  le  plafond  de  la  chambre  où  le  roi,  la 
pâleur  au  front,  le  dédain  sur  la  lèvre,  calme  et  silencieux,  attend  la 
fin  de  cette  scène,  triste  et  misérable  plagiat  du  10  août,  qui  devait 
avorter  grâce  à  l'ingénieux  dévouement  des  généraux  de  La  Marmora 
et  Tonelli,  sortis  secrètement  du  palais  par  une  fenêtre  de  derrière, 
au  moyen  d'une  échelle  oubliée  là.  Ils  courent  sonner  l'alarme  parmi 
les  soldats  et  reviennent  bientôt,  au  pas  de  charge,  avec  une  compa- 
gnie de  la  garde  et  des  bersaglieri.  Il  était  grandement  temps,  car  la 
populace,  que  dispersa  la  seule  vue  des  baïonnettes,  charriait  déjà  le 
baril  de  poudre  destiné  à  faire  sauter  la  tour  du  palais.  Le  roi  se  ren- 
dit à  pied  au  milieu  de  ses  troupes  et  donna  l'ordre  de  la  retraite. 
On  sait  l'histoire  de  l'armistice  du  9  août  18Zi8,  et  comment  cette 
convention  de  six  semaines,  après  s'être  prolongée  quelque  temps 
de  l'aveu  tacite  des  deux  partis,  avait  fini  par  aboutir  à  un  état  qui 
n'était  ni  la  paix  ni  la  guerre,  et  que  Charles- Albert,  cédant  à  d'aven- 
tureuses sollicitations,  rompit  brusquement  un  matin.  Chose  étrange 
et  curieuse  que  la  situation  respective  des  deux  pays  et  des  deux 
camps  à  cette  période  :  du  côté  de  l'Autriche,  c'était  l'armée  qui  vou- 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  701 

lait  la  guerre  et  le  parlement  révolutionnaire  de  Kremsier  qui  vou- 
lait la  paix,  tandis  qu'en  Piémont  au  contraire,  pour  la  reprise  des 
hostilités,  la  chambre  était  de  feu  et  l'armée  de  glace.  Le  soldat  pié- 
montais,  pas  plus  que  l'Autrichien,  n'était  révolutionnaire.  Entraîné 
à  la  guerre  par  un  juste  sentiment  d'obéissance  pour  son  roi,  il  avait 
bravement  fait  son  devoir;  mais  bientôt,  déçu  dans  ses  espérances 
de  victoire,  forcé  par  les  plus  douloureux  revers  à  reconnaître  l'insuf- 
sance  militaire  de  son  auguste  chef,  il  commençait  à  sentir  beaucoup 
diminuer  son  zèle,  lorsque  les  saturnales  de  Milan  vinrent  effacer  en 
lui  jusqu'à  la  dernière  trace  de  sympathie  pour  la  cause  lombarde. 
Cette  cause,  son  instinct  lui  dit  dès  ce  moment  qu'elle  n'était  plus  la 
sienne,  qu'elle  n'était  plus  celle  de  son  roi;  et  quand  l'armée  s'aperçut 
du  peu  d'égards  qu'on  lui  témoignait  et  se  vit  sacrifiée,  —  elle  qui 
n'avait  pas  marchandé  son  sang  sur  les  champs  de  bataille,  —  au 
parasitisme  remuant  et  vain  d'une  garde  nationale  omnipotente,  son 
découragement  fut  au  comble.  Dans  les  conseils  de  Charles-Albert, 
au  sein  des  assemblées  politiques,  les  agitateurs  fomentaient  la 
guerre;  la  tribune  retentissait  d'un  continuel  appel  aux  armes,  et  les 
démagogues  s'obstinaient  à  n'attribuer  qu'à  la  trahison  les  désastres 
récemment  subis,  aimant  mieux  mettre  en  suspicion  aux  yeux  de  la 
patrie  la  généreuse  et  loyale  conduite  de  l'armée  que  de  reconnaître, 
même  tacitement,  la  supériorité  militaire  du  général  ennemi.  «  Je 
sais  ce  que  vous  m'apportez  et  vous  en  remercie,  >>  dit  le  maréchal 
Radetzky  en  allant  familièrement  au-devant  de  l'officier  chargé  de 
lui  dénoncer  l'armistice  (16  mars  18Zi9).  Le  croira-t-on?  le  cabinet 
de  Turin  mit  une  telle  hâte  à  ce  coup  de  tête,  que  le  général  Chrza- 
nowsky,  — lequel,  en  sa  qualité  de  commandant  en  chef  des  forces 
piémontaises,  méritait  assez  cependant  qu'on  le  tînt  au  courant  des 
choses,  —  ne  fut  qu'au  retour  du  courrier  informé  de  ce  qui  se  pas- 
sait. Il  faut  dire  aussi  quel  acte  singulier,  quelle  pièce  inouïe  c'était 
que  cette  déclaration  d'armistice  signée  non  par  le  roi,  non  par  le 
commandant  en  chef  de  l'armée,  mais  tout  simplement  parle  conseil 
des  ministres.  «  Depuis  quand,  remarquait  plus  tard  le  maréchal 
Radetzky,  des  ministres  constitutionnels  s'arrogent-ils  le  droit  de 
faire  la  paix  ou  la  guerre?  Ce  document,  il  n'eût  tenu  qu'à  moi  de  le 
refuser  comme  nul,  car  j'avais  conclu  l'armistice  avec  le  roi  en  per- 
sonne, avec  le  roi  général  en  chef  et  représentant  de  l'armée  piémon- 
taise;  mais  le  dirai-je?  ce  malencontreux  document,  tout  absurde 
qu'il  fût,  nous  remplissait  le  cœur  d'une  joie  trop  vive  pour  que 
l'idée  me  vînt  d'ergoter  sur  les  termes.  » 

Dans  l'attente  des  événemens  qui  se  préparaient,  le  maréchal  avait 
d'avance  démembré  son  armée,  de  telle  sorte  qu'en  huit  jours  elle 
pouvait  se  trouver  concentrée  sur  le  point  d'opération  le  plus  éloigné. 


702  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Badetzky  connaissait  à  peu  près  les  forces  ennemies*,  il  savait  qu'elles 
se  dirigeaient  vers  Novare.  Il  s'agissait  donc  pour  lui  de  faire  croire 
au  général  polonais  qu'on  évacuait  Milan  pour  se  porter  derrière 
l'Adda,  puis  tout  à  coup  de  franchir  le  Tessin  par  un  mouvement 
rapide  et  de  se  jeter  avec  toute  son  armée  sur  le  flanc  droit  de  son 
adversaire  avant  q;ae  celui-ci  eût  le  temps  de  préparer  son  offensive. 
Ce  plan,  tout  simple  qu'il  était,  ne  fut  pas  déjoué  par  Chrzanowsky. 
Tout  commandait  à  Radetzlcy  une  stratégie  d'initiative  et  de  vigueur  : 
la  force  de  ses  troupes,  leur  supériorité  morale,  conséquence  de  leurs 
récens  succès,  le  calme  du  pays,  en  un  mot  ces  divers  avantages  qui 
décident  un  capitaine  à  porter  chez  l'ennemi  le  théâtre  de  l'action. 
Et  pourtant  ou  s'entêta  jusqu'au  dernier  moment  à  croire  qu'il  allait, 
comme  par  le  passé,  recommencer  à  battre  en  retraite;  déjà  on  le 
voyait  sur  l'autre  rive  de  l'Adda,  que  dis-je?  de  l'autre  côté  du  Min- 
cio.  Illusion  funeste  que  rien  ne  dissipait!  «  A  Turin!  »  s'était  écrié 
le  maréchal  dans  une  proclamation  à  ses  soldats,  et  ce  mot  superbe 
où  la  vérité  se  faisait  jour  sous  la  colère  passait  au  camp  ennemi 
pour  une  hâblerie  de  rodomont.  «  Mes  adversaires  avoueront  du 
moins  qu'ils  n'eurent  pas  à  s'en  prendre  à  moi  de  leur  aveuglement, 
car  je  leur  avais  dit  franchement,  et  le  cœur  sur  la  main,  ce  que  j'al- 
lais faire.  Il  est  vrai  que  probablement  cette  raison  fut  cause  qu'ils 
ne  me  crurent  pas.  »  En  effet,  personne  n'y  voulut  croire,  témoin 
cette  anecdote  assez  bouffonne.  Le  maréchal,  quittant  Milan  à  la  tête 
de  son  état-major,  sortit  par  la  Porta  Romana,  laquelle  est  juste  à 
l'opposite  de  la  Porta  Vercellina,  qui  est  celle  qui  conduit  à  Turin; 
sur  quoi  un  mauvais  plaisant,  faisant  allusion  à  l'ordre  du  jour  de 
la  veille,  imagina  de  hisser  à  la  Por^a  i^omaria  un  écriteau  avec  cette 
inscription  dérisoire  :  Via  per  Turino;  —  absolument  comme  si,  à  la 
grille  de  la  barrière  de  l'Étoile,  quelqu'un  s'amusait  à  mettre  :  ro^ite 
d'Italie.  Le  maréchal,  quand  on  lui  rapporta  ce  coq-à-l'âne,  s'en 
divertit  beaucoup,  et  continua  sa  marche  sur  Lodi  à  la  grande  satis- 
faction des  rieurs  dupes  de  son  jeu,  et  dix  jours  après  (28  mars  18â9) 
le  vainqueur  de  Novare  rentrait  à  Milan,  mais  par  la  porte  Vercel- 
lina cette  fois  ! 

Pour  combattre  l'Autriche,  le  Piémont  avait  dû  recourir  à  la  plus 
dangereuse  des  alliées  :  la  révolution.  La  bataille  de  Novare  ayant 
tranché  la  question  entre  les  deux  états,  la  couronne  de  Sardaigne 
eut  à  son  tour  à  tenir  tête  à  son  alliée,  qui  ne  tarda  point  à  lui  rompre 
en  visière.  Gênes  la  républicaine.  Gênes,  l'antique  foyer  des  boude- 
ries patriciennes  et  pour  le  moment  l'objet  des  plus  tendres  sollici- 
tudes de  Mazzini  et  de  ses  préoccupations  les  plus  vives,  joua  dans 
cette  affaire  à  l'égard  du  Piémont  le  rôle  de  Venise  envers  l'Autriche. 
Au  premier  brait  de  la  défaite  de  Novare,  l'insurrection  éclate,  et 


LE    CAMP    DU   MARÉCHAL    RADETZKY.  VOS' 

après  avoir  (toujours  comme  à  Venise)  contraint  le  général  d'Azara 
à  livrer  les  forts  à  la  garde  nationale,  elle  le  chasse  de  la  ville  avec 
ses  troupes,  et  proclame  la  république.  Sans  la  vaillante  et  rapide 
manœuvre  du  général  de  LaMarmora,  et  nous  pouvons  ajouter  aussi 
sans  la  généreuse  intervention  du  maréchal  Radetzky,  lequel  usa  de 
tout  son  pouvoir  pour  empêcher  la  flotte  de  l'Adriatique,  composée 
en  majeure  partie  de  Génois,  de  se  déclarer  pour  le  gouvernement 
insurrectionnel ,  l'acte  de  séparation  était  consommé.  Et  qui  peut 
dire  quelles  complications  nouvelles  n'aurait  pas  amenées,  non-seu- 
lement pour  le  Piémont,  mais  pour  le  repos  de  l'Italie  entière,  cette 
république  génoise,  renforcée  de  la  division  lombarde,  dont  un  article 
de  l'armistice  conclu  au  lendemain  de  Novare  semblait  prononcer  en 
vain  la  dissolution? 

Le  à  avril,  La  Marmora  paraît  devant  les  murs  de  Gênes.  Avezzani, 
qui  préside  à  la  révolte,  au  lieu  d'organiser  la  défense  en  haut  des 
forts  et  des  remparts ,  se  contente  de  barricader  les  rues.  La  Mar- 
mora pénètre  dans  la  ville  et  s'empare  de  quelques  forts,  d'où  il  bat 
en  brèche  par  derrière  les  barricades,  que  ses  bataillons  attaquent 
de  front.  Les  républicains  prennent  la  fuite,  et  les  derniers  efforts 
de  la  résistance  se  concentrent  dans  le  palais  Doria,  qui  va  devenir 
la  proie  des  flammes,  lorsque  le  général  La  Marmora  fait  suspendre 
l'attaque.  L'insurrection  est  vaincue,  on  parlemente,  le  roi  consent 
un  armistice,  et  le  9  Avezzani  et  toute  sa  bande  s'embarquent  pour 
Rome,  où  ils  vont  en  grande  hâte  préparer  de  la  besogne  à  nos  sol- 
dats. N'est-ce  pas  un  incroyable  spectacle  de  voir  ce  personnel  des 
barricades  plier  bagage,  une  fois  le  rideau  baissé  sur  tant  de  ruines 
et  de  cadavres,  et  reprendre  imperturbablement  de  ville  en  ville  la 
même  pièce,  toujours  interrompue  par  la  canonnade!  Chassés  de 
Milan  par  Radetzky,  ils  arrivent  à  Gênes;  La  Marmora  les  en  dé- 
busque, ils  tombent  sur  Livourne  ;  de  Livourne  d'Aspre  ne  les  a  pas 
plus  tôt  expulsés,  que  les  voilà  à  Bologne,  où,  traqués  par  Wimpffen, 
ils  se  donnent  rendez-vous  à  Rome  !  «  La  république  interrompue,  » 
ainsi  pourrait  s'appeler  cette  œuvre  de  sang  et  de  terreur,  ce  mau- 
vais mélodrame  dont  tous  les  tréteaux  de  l'Europe  ont  vu  le  pro- 
logue, et  dont  aucun,  grâce  au  Dieu  des  armées,  n'a  vu  cette  fois  le 
dénouement. 

Toute  cette  fin  de  la  campagne  d'Italie  a  le  caractère  romantique 
des  guerres  de  châteaux-forts  au  moyen  âge.  Plus  de  batailles  rangées 
dans  les  plaines  de  la  Lombardie,  mais  des  expéditions  partielles 
sur  tous  les  points.  Le  maréchal  a  fourni  sa  tâche,  c'est  le  tour  à  ses 
intrépides  lieutenans  de  guerroyer.  —  Brescia,  Livourne,  —  Bologne, 
—  épilogue  terrible  d'une  épopée  sanglante!  —  A  réduire  Livourne, 
le  fougueux  d'Aspre  met  trois  jours.  A  Brescia,  Nugent  est  blessé  à 


704  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mort.  Haynau  quitte  son  quartier-général  de  Padoue,  s'empare  du 
commandement,  et  va  foudroyer  la  ville  du  haut  de  la  citadelle,  lors- 
qu'un prêtre  se  présente  en  parlementaire,  et  lui  annonce  que,  les 
insurgés  étant  maîtres  de  l'hôpital,  il  doit  s'attendre  à  ce  que  chacun 
des  coups  qu'il  s'apprête  à  tirer  sera  suivi  du  massacre  immédiat 
d'un  soldat  autrichien.  On  le  voit,  ce  n'est  plus  la  guerre,  mais  le 
carnage,  l'extermination.  Adieu  Charles-Albert  et  ses  braves  Piémon- 
tais,  adieu  les  antiques  traditions  du  code  militaire  !  Il  s'agit  main- 
tenant d'assiéger  dans  leurs  forteresses  les  bandes  fanatiques  de 
Mazzini.  A  ce  siège  de  Brescia  d'horribles  souvenirs  sont  restés  atta- 
chés, et  comme  il  faut  toujours  aux  partis  vaincus  un  bouc  émissaire 
sur  lequel  s'acharnent  par  la  suite  leurs  haines  inextinguibles  et 
leurs  posthumes  anathèmes,  le  général  Haynau  fut  chargé  de  toute 
l'exécration  de  cette  néfaste  journée.  Ainsi  nous  avons  vu  durant  plus 
de  dix  ans  le  maréchal  Bugeaud,  malgré  le  témoignage  irrécusable 
de  sa  parole,  malgré  des  explications  écrites  maintes  fois  renouve- 
lées, accusé  impitoyablement  des  massacres  de  la  rue  Transnonain. 
L'euménide  révolutionnaire  est  aveugle  et  secoue  jtu  hasard  la  torche 
de  ses  vengeances;  malheur  à  celui  sur  qui  tombe  l'étincelle  fatale  ! 
Jusqu'à  la  fin,  et  quoi  qu'il  fasse,  il  en  subira  l'incurable  morsure. 
Convaincu  de  cette  vérité,  le  général  Haynau  a  pris  son  mal  en  pa- 
tience, et  porte  ce  stygmate  d'impopularité  comme  une  cicatrice  de 
plus  sur  son  visage  balafré.  Ce  qui  du  reste  suffit  pour  dénoncer  un 
homme  de  guerre  à  la  fureur  des  partis,  le  sait-on  jamais  bien?  Une 
anecdote  de  journal,  moins  que  cela,  un  air  de  tête  qui  déplaît,  une 
façon  plus  austère  et  plus  âpre  d'exercer  le  commandement.  A  ce 
compte,  le  général  Haynau,  par  son  œil  d'oiseau  de  proie,  sa  longue 
moustache  grise  et  sa  physionomie  rébarbative  de  vieux  pandour, 
avait  des  droits  naturels  à  cette  renommée  de  chat-tigre  qu'on  s'est 
plu  à  lui  faire,  et,  chose  assez  étrange,  cette  renommée  existe  beau- 
coup plus  à  distance,  —  à  Paris  ou  à  Londres,  par  exemple,  —  que 
sur  les  lieux  mêmes  où  le  soldat  sauvage  aurait  commis  les  détestables 
cruautés  qu'on  lui  impute.  Serait-ce  qu'il  en  est  de  cette  qualité  de 
bête  féroce  comme  de  la  qualité  de  prophète,  que  nul  n'exerce  en 
son  pays? 

J'étais  en  Hongrie  au  milieu  des  événemens  qui  terminèrent  cette 
triste  guerre,  et  je  puis  presque  dire  que  j'entends  encore  tinter  à 
mes  oreilles  les  vibrations  lugubres  de  la  cloche  d'Arad  sonnant  l'ago- 
nie et  les  funérailles  de  quelques-uns  des  infortunés  chefs  de  la  révo- 
lution. Eh  bien  !  à  cette  époque  et  sur  ce  terrain  encore  tremblant 
des  commotions  civiles,  le  nom  du  général  Haynau  n'avait  rien  de 
ce  caractère  odieux,  infâme,  dont  on  l'a  depuis  entouré.  Ceux-là  même 
qui  maudissaient  davantage  l'Autriche  n'avaient  pour  le  vainqueur  de 


LE  CAMP  DU  MARÉCHAL  RADETZKY.  705 

Temesvvar  ni  plus  ni  moins  de  haine  que  pour  tel  ou  tel  autre  membre 
du  tribunal  militaire  qu'il  présidait  à  cette  heure.  Le  type  poétique 
ne  s'était,  si  l'on  me  passe  l'expression,  pas  encore  dégagé  :  comme 
l'Attila  de  la  légende,  le  Haynau  flagellum  Dei  n'a  pris  naissance 
que  plus  tard,  dans  l'imagination  des  rapsodes  du  comité  de  Lon- 
dres. Quant  à  l'affaire  de  Brescia,  tout  porte  à  croire  que  les  choses  se 
passèrent  là  comme  ailleurs,  et  que  si  la  répression  fut  terrible,  c'est 
que  la  violence  de  l'attaque  ne  permettait  pas  de  moyens  termes. 
Voyons  comment  s'explique  à  ce  sujet  un  homme  d'une  loyauté  mi- 
litaire partout  reconnue,  le  général  comte  Schoenhals,  esprit  impar- 
tial, mesuré,  politique,  aussi  incapable  d'amnistier  chez  un  compa- 
gnon d'armes  un  acte  de  félonie  que  de  le  commettre  lui-même  : 

«La  prise  de  Brescia  fut  sanglante  et  nous  coûta  cher;  le  régiment  de 
Baden,  à  lui  seul,  eut  douze  officiers  tués  et  plus  de  sept  cents  hommes 
tués  ou  blessés;  la  perte  des  insurgés  n'a  jamais  été  connue  offlcielleraent; 
toutefois  elle  dut  être  énorme,  si  l'on  réfléchit  à  l'acharnement  de  la  résis- 
tance et  à  la  fureur  avec  laquelle  nos  soldats  combattaient.  Cette  fureur  avait 
été  poussée  à  son  comble  par  les  atroces  traitemens  dont  furent  victimes,  de 
la  part  des  insurgés  de  Brescia,  deux  de  nos  blessés  qui  tombèrent  entre  leurs 
mains.  On  ne  saurait  imaginer  rien  de  plus  sauvage  que  l'anarchie  qui  ré- 
gnait dans  la  ville;  nos  soldats  et  nos  officiers,  que  l'insurrection  avait  sur- 
pris hors  de  la  citadelle,  furent  massacrés  sans  rémission,  nos  malades  égorgés 
dans  l'hôpital  !  Quand  nous  entrâmes  dans  Brescia,  nous  trouvâmes  dans  les 
prisons  de  la  préture  des  cadavres  des  nôtres  déchiquetés  comme  par  la  main 
d'un  peuple  de  cannibales.  Personne  plus  que  nous  ne  déplore  ces  journées 
de  carnage;  mais  il  faut  dire  aussi  que  la  ville,  par  son  incroyable  levée  de 
boucliers  au  moment  où  tout  se  pacifiait  autour  d'elle,  par  ses  manœuvres 
anarchiques  et  ses  détestables  cruautés  envers  nos  soldats,  avait  mérité  de 
recevoir  un  châtiment  exemplaire,  et  que  notre  justice  aurait  pu  être  plus 
sévère,  sans  la  discipline  de  nos  troupes  et  la  modération  du  général  Haynau, 
si  indignement  décrié  depuis.  » 

Tandis  qu'après  la  soumission  de  Livourne,  ce  foyer  de  tous  les 
troubles  de  la  Toscane,  Florence  s'ouvrait  paisiblement  au  géné- 
ral d'Aspre,  Wimpffen,  chargé  de  rétablir  l'ordre  dans  la  Romagne, 
s'avançait  à  la  tête  de  sa  division.  Dans  ce  malheureux  pays,  au- 
cune espèce  d'autorité  n'avait  survécu.  Du  pape,  naturellement  il 
n'était  plus  question;  mais  pouvait-on  appeler  du  nom  de  république 
le  gouvernement  de  quelques  milliers  de  condottieri  de  toutes  les 
nations,  transportant  de  côté  et  d'autre  leurs  nomades  colonnes,  et 
sous  la  conduite  de  chefs  tels  que  les  Garibaldi,  les  Zambeccari,  les 
Montanini,  levant  des  taxes  odieuses,  pressurant  les  populations,  et 
les  forçant,  le  couteau  sur  la  gorge,  à  soutenir  d'horribles  sièges, 
plus  barbares  cent  fois  eux-mêmes  et  plus  détestés  que  les  prétendus 
tyrans  contre  lesquels  ils  prêchaient  la  croisade?  En  quelles  effroya- 


:7Ô6  BEVUE   DES  DEUX   MONDES. 

iles  saturnales  cette  guerre  au  début  si  noble  avait  dégénéré,  et 
comment,  le  Piémont  s' étant  retiré  de  la  scène,  la  république  d'abord, 
puis  le  communisme,  avaient  fini  par  prendre  la  place  de  l'indépen- 
dance de  l'Italie,  —  il  suffît  pour  s'en  convaincre  de  voir  se  dérouler 
ces  tristes  annales.  Chaque  province,  chaque  bourg  se  gouvernait  à 
;sa  guise,  et  dans  le  chaos  qui  régnait,  impossible  à  un  général  de 
calculer  le  plus  ou  moins  de  résistance  que  telle  ou  telle  ville  allait 
opposer  à  ses  armes.  On  croyait  occuper,  on  avait  à  dresser  un  siège 
en  règle.  Ce  fut  aussi  ce  qui  nous  arriva  devant  Rome  :  à  l'approche 
des  corps  d'armée  de  d'Aspre  et  de  Wimpffen,  les  bandes  mazzinistes 
débusquées  de  la  Romagne  et  de  la  Toscane  refluèrent  vers  la  ville, 
ce  qui,  pour  un  moment,  augmenta  les  forces  de  l'éphémère  répu- 
blique, tellement  que  les  troupes  avec  lesquelles  la  France  paraissait 
sur  le  terrain  se  trouvèrent  d'abord  insuffisantes.  Avant  que  les  ren- 
forts arrivassent,  Mazzini  et  les  siens  eurent  le  temps  de  s'organiser 
et  de  se  fortifier  si  bien,  que,  le  combat  traînant  en  longueur,  il  fallut 
finalement  en  venir  à  un  siège. 

Brescia,  Livourne  et  Bologne  furent  les  derniers  épisodes  de  cette 
sanglante  et  inutile  campagne  de  18A9,  qui  mit  fin  à  la  révolution  si 
imprudemment  galvanisée  par  la  dénonciation  de  l'armistice.  A  vrai 
dire,  le  mouvement  italien  avait  joué  sa  dernière  partie  dans  la  plaine 
de  Novare.  Une  fois  l'armée  piémontaise  vaincue,  tout  ce  que  cette 
cause,  même  chimérique,  renfermait  d'élevé,  de  saint,  de  magnanime, 
disparaît,  et  désormais  il  ne  reste  debout  que  les  forces  de  l'insur- 
rection que  Charles-Albert  avait  un  moment  tirées  du  chaos  pour  s'en 
faire  un  auxiliaire,  hydre  partout  écrasée  et  partout  renaissante,  et 
qui  semblait  défier  les  baïonnettes  combinées  de  la  France  et  de  l'Au- 
triche. Yainement  Rome  tenait  encore  :  en  Italie  comme  dans  toute 
l'Europe,  la  crise  touchait  à  soii  terme,  et  d'avance  était  prévu  le  dé- 
noûment.  Au  mois  d'avril  1849,  l'Autriche  était  rentrée  en  pleine 
possession  de  la  Lombardie,  et  du  sein  du  Milanais  reconquis  le  ma- 
réchal Radetzky  préparait  la  soumission  de  Venise,  dont  tant  de 
travaux  et  de  vicissitudes  l'avaient  empêché  jusque-là  de  s'occuper 
sérieusement. 

Venise  donc  menacée  sans  espoir  de  secours,  le  Piémont  réduit  à 
demander  la  paix.  Gênes  contrainte  à  l'obéissance,  en  Toscane  la 
république  culbutée  avant  de  naître,  Rome  en  proie  à  l'anarchie,  la 
Sicile  engagée  avec  le  roi  de  Naples  dans  une  lutte  impossible,  tel 
était  au  printemps  de  18â9  le  tableau  de  la  péninsule,  tel  était  l'abîme 
de  désolation  où  Mazzini  et  ses  complices  avaient  précipité  l'Italie. 
Cependant,  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  Mazzini,  s'il  exploita  miracu- 
leusement cette  situation,  ne  la  créa  point.  Son  grand  art  fut  de  se 
trouver  prêt  à  heure  dite.  On  ne  le  répétera  jamais  assez,  ceux  qui 


LE   CAMP    DU    MARÉCHAL   RADETZKY.  707 

font  les  révolutions,  d'habitude,  n'en  profitent  guère.  Quels  béné- 
fices ont  valus  les  journées  de  mars  et  d'octobre  à  tant  d'illustres 
mécontens  qui,  las  de  clabauder  inutilement  dans  les  salons  de  l'aris- 
tocratie viennoise  contre  l'autorité  caduque  du  prince  de  Metternich, 
donnèrent  la  main  à  la  révolution  pour  renverser  un  pouvoir  dont  le 
pire  tort  à  leurs  yeux  était  de  vivre  trop  longtemps  pour  leurs  ambi- 
tions? Quels  avantages  ont  retirés  de  l'insurrection  milanaise  les  Ga- 
sati,  les  Borromeo,  les  Litta,  dupes  aujourd'hui  de  lordPalmerston ,  de- 
main jouets  de  Mazzini,  soulevant  au  nom  de  l'indépendance  italienne 
leur  pays,  que  d'un  côté  guettaient  le  protectorat  britannique  et  de 
l'autre  le  communisme?  Aux  époques  de  révolutions,  les  hautes  classes 
s'agitent,  et  les  escamoteurs  les  mènent.  Où  les  conduisent-ils?  Nous 
le  savons  tous;  mais  ce  que  nous  savons  aussi,  c'est  que  l'anarchie 
n'a  qu'un  jour,  et  qu'alors,  un  extrême  remplaçant  l'autre,  aux  arbres 
de  la  liberté,  aux  drapeaux  rouges,  aux  tumultueuses  assemblées, 
succèdent  l'état  de  siège,  la  suppression  de  toutes  les  anciennes 
garanties  constitutionnelles  et  le  régime  militaire,  plus  sévèrement 
exercé  par  une  armée  victorieuse,  qui  peut-être  se  souviendra  long- 
temps encore  de  tant  d'ignobles  traitemens  dont  elle  fut  l'objet. 

a  Ce  siècle  n'est  point  mûr  pour  mon  idéal  !  »  s'écrie  dans  la  tra- 
gédie de  Don  Carlos  le  marquis  de  Posa.  Cette  parole  du  héros  de 
Schiller  ne  s'applique-t-elle  pas  à  ce  rêve  subMme  de  Xltalia  unita, 
pour  lequel,  à  diverses  périodes,  ces  peuples  d'une  même  origine, 
d'une  même  langue,  d'une  même  littérature,  semblent  se  passionner, 
et  qui,  trois  fois  en  moins  de  cinquante  ans,  n'aboutit  qu'à  d'insignes 
avortemens?  1820,  1831,  1848,  dates  faites  pour  décourager  les 
plus  intrépides!  Le  libéralisme  aventureux  d'un  prince  de  la  maison 
de  Carignan,  l'avènement  d'un  pontife  patriote,  ravivent  par  inter- 
valle sur  cette  terre  des  morts  le  sentiment  de  sa  grandeur  passée,  et 
la  voilà  debout  ;  mais  bientôt  les  dissensions  éclatent,  et  chaque  parti 
commence  à  tirer  à  soi.  Tandis  qu'invinciblement  l'esprit  municipal 
anime  une  ville  contre  l'autre,  les  divers  souverains,  peu  jaloux  de 
fonder  la  suprématie  de  tel  ou  tel  confédéré,  ne  tardent  pas  à  voir 
leur  zèle  se  refroidir.  Peu  à  peu  les  armées,  ou  rappelées  ou  vain- 
cues, disparaissent  de  la  scène  que  les  intrigans  et  leurs  mercenaires 
occupent  seuls  un  moment,  et  d'où  ils  sont  chassés  par  la  force  des 
baïonnettes.  Triste  dénoûment,  et  par  trop  prévu,  sur  lequel  le 
rideau  tombe  !  Après  quoi  tout  reprend  son  cours  dans  l'univers 
pacifié,  et,  personne  n'ayant  rien  appris  ni  rien  oublié,  les  princes 
s'en  retournent  à  leurs  abus,  les  populations  à  leur  indifférence,  les 
démagogues  à  leurs  éternelles  conspirations. 

Blaze  de  Bury. 


DES 


VOIES  MARITIMES. 


LES  PAQUEBOTS  TRANSATLANTIQUES. 


La  Grande-Bretagne  et  les  États-Unis  possèdent  aujourd'hui  des  flottes  de 
paquebots.  Partout  ou  se  porte  l'activité  humaine,  ces  deux  puissances  se 
hâtent  de  créer  des  services  de  bateaux  à  vapeur  qui  multiplient  les  relations 
et  les  rendent  faciles,  régulières  et  rapides.  L'Atlantique,  la  mer  du  Sud, 
l'Océan  Indien,  les  mers  de  l'Australie,  sont  sillonnés  en  tous  sens  par  ces 
bâtimens  merveilleux  qui  bravent,  sur  leurs  ailes  de  flamme,  les  courans  et 
les  brises  contraires,  l'ouragan  et  les  calmes.  La  France  a  jusqu'ici  abandonné 
à  d'autres  peuples  l'exploitation  de  ces  vastes  domaines,  et  les  roues  de  ses 
paquebots  ne  connaissent  encore  que  les  flots  de  la  Méditerranée. 

Le  16  mai  1840,  M.  Thiers,  président  du  conseil  des  ministres,  montait  à  la 
tribune  de  la  chambre  des  députés,  et  présentait  un  projet  de  loi  relatif  à  la 
création  des  services  transatlantiques.  «  La  navigation  par  la  vapeur,  disait-il, 
a  fait  de  tels  progrès  depuis  quelques  années,  que  des  questions  naguère  en- 
core douteuses  se  trouvent  maintenant  complètement  résolues.  De  grands 
espaces  ont  été  parcourus  en  peu  de  jours  par  des  bâtimens  à  vapeur  :  plu- 
sieurs ont  déjà  fait  de  nombreuses  traversées  d'Angleterre  en  Amérique,  et 
il  n'est  bruit  que  de  projets  d'établissemens  nouveaux  formés  chez  nos  voi- 
sins pour  correspondre  avec  toutes  les  parties  du  globe.  Au  milieu  de  ce  mou- 
vement imprimé  à  des  entreprises  éminemment  utiles,  la  France  ne  saurait 
demeurer  inactive;  notre  commerce  souffrirait  nécessairement  des  retards  que 
les  communications  de  nos  ports  avec  l'Amérique  éprouveraient,  tandis  que 
celles  de  nos  concurrens  deviendraient  chaque  jour  plus  nombreuses  et  plus 
rapides.  Il  y  a  donc  pour  nous  nécessité  absolue  de  marcher  dans  la  même 
voie  et  de  ne  pas  nous  y  laisser  devancer  plus  longtemps  par  d'autres  nations.» 
Voilà  plus  de  douze  ans  que  ces  paroles  ont  été  prononcées.  Les  prédic- 
tions de  M.  Thiers  se  sont  réalisées  :  nos  concurrens  nous  ont  devancés  sur 
tous  les  points.  En  France,  suivant  l'expression  consacrée,  la  question  est  en- 
core à  l'étude. 


DES  NOUVELLES   VOIES  MARITIMES.  709 

Notre  intérêt  et  notre  honneur  exigent  que  la  solution  ne  se  fasse  plus 
attendre.  Divers  essais  tentés  sous  le  gouvernement  de  juillet  ont  malheu- 
reusement avorté;  puis  sont  venues  les  révolutions.  Aujourd'hui  la  sécurité 
matérielle  est  rétablie;  les  capitaux  et  les  intelligences  se  portent  avec  ardeur 
vers  les  spéculations  de  l'industrie  et  du  commerce;  les  principes  de  Tasso- 
ciation  se  développent  et  s'appliquent  à  la  construction  des  chemins  de  fer, 
qui,  dans  peu  d'années,  couvriront  notre  territoire.  Toutes  les  imaginations 
et,  ce  qui  vaut  mieux,  tous  les  bras  travaillent.  Le  gouvernement  doit  en- 
courager cet  heureux  mouvement,  et  le  diriger  vers  les  entreprises  d'utilité 
nationale.  Au  premier  rang  se  présentent  les  paquebots  transatlantiques.  Ne 
sont-ce  pas  les  chemins  de  fer  de  l'Océan?  Mais,  avant  de  se  mettre  à  l'œuvre, 
il  importe  de  se  rendre  compte  des  besoins  et  des  intérêts  qui  se  rattachent 
à  cette  grande  question.  Il  ne  suffit  pas  d'éviter  un  nouvel  échec,  il  faut  aussi 
que  les  services  soient  établis  dans  les  conditions  les  plus  favorables  pour 
l'industrie,  le  commerce,  la  navigation  et  la  défense  du  pays;  il  faut  profiter 
des  études  qui  ont  été  faites  depuis  1840  et  de  l'expérience  de  nos  concurrens. 
Alors  seulement  on  sera  en  mesure  de  décider  quelles  sont  les  lignes  qu'il 
convient  de  créer,  —  quels  doivent  être  les  points  d'arrivée  et  de  départ,  le 
mode  et  les  conditions  financières  de  l'exploitation. 

I. 

Le  projet  de  loi  présenté  en  1840  par  M.  Thiers,  pour  la  création  des  lignes 
de  paquebots,  fut  accueilli  par  les  deux  chambres  avec  un  égal  empresse- 
ment :  les  pouvoirs  publics  comprenaient  que  la  France  devait,  même  au 
prix  de  sacrifices  considérables,  se  lancer  dans  les  voies  que  la  vapeur  avait 
ouvertes.  A  cette  époque,  la  marine  commerciale  de  l'Angleterre  comptait 
840  steamers,  représentant  une  force  de  64,700  chevaux,  alors  que  nous  ne 
possédions  encore  qu'un  petit  nombre  de  navires  attachés  au  service  de  la 
Méditerranée  et  quelques  remorqueurs  à  l'entrée  des  ports  et  des  fleuves.  Il 
y  avait  dans  cette  comparaison  un  argument  décisif  :  l'honneur  national 
était  en  jeu.  La  pensée  exprimée  par  le  président  du  ministère  du  l"  mars 
répondait  ainsi  à  l'une  des  plus  vives  préoccupations  du  pays,  et  les  chambres 
se  hâtèrent  d'y  donner  suite.  Les  rapports  rédigés  par  MM.  de  Salvandy  et 
Daru  attestent  l'intérêt  sérieux  qu'inspirait  l'établissement  des  communica- 
tions transatlantiques;  ils  préparèrent  la  loi  qui  fut  promulguée  le  16  juillet 
i840.  En  vertu  de  cette  loi,  le  ministre  des  finances  était  autorisé  à  traiter, 
dans  le  délai  de  six  mois,  avec  une  compagnie  commerciale,  pour  le  service 
du  Havre  à  New- York,  moyennant  une  subvention  annuelle  qui  ne  pouvait 
excéder  880  francs  par  force  de  cheval;  le  nombre  des  paquebots  devait  être  de 
trois  au  moins  et  de  cinq  au  plus.  On  créait  en  outre,  aux  frais  et  pour  le 
compte  de  l'état,  deux  lignes  principales  desservies  par  des  navires  de  4o0  che- 
vaux :  l'une  partant  de  Bordeaux  tous  les  vingt  jours  et  de  Marseille  tous  les 
mois  pour  les  Antilles  françaises  et  étrangères;  l'autre  partant  tous  les  mois 
de  Saini-Nazaire  à  destination  du  Brésil.  Enfin  trois  lignes  secondaires,  se 
rattachant  aux  hgnes  principales  et  desservies  par  des  navires  de  220  che- 
vaux, devaient  aboutir  au  Mexique,  à  l'Amérique  centrale  et  à  Buénos-Ayres. 
Une  somme  de  28  millions,  répartie  entre  quatre  exercices,  était  mise  à  la  dis- 


710  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

position  du  gouvernement  pour  la  construction  et  l'armement  des  navires 
affectés  aux  différens  services. 

Cette  loi  ne  fut  pas  exécutée.  11  ne  se  présenta  point  de  compagnie  sérieuse 
qui  entreprît  de  se  charger  de  la  ligne  du  Havre  à  New-York,  et,  pour  les 
autres  lignes,  le  ministère  du  29  octobre,  qui  remplaça  l'administration  de 
M.  Thiers,  ne  crut  pas  devoir  adopter  les  calculs  sur  lesquels  avaient  été  l)a- 
sées  les  dispositions  de  la  loi.  Une  commission  spéciale,  embarquée  à  bord  du 
Gomer  (1842  à  1844),  étudia  les  itinéraires  et  dressa  le  devis  des  recettes  et  des 
dépenses  probables  de  l'opération.  Près  de  cinq  années  s'écoulèrent  avant  que 
le  gouvernement  fit  connaître  aux  chambres  sa  pensée  définitive,  et  pendant 
ces  cinq  années,  l'Angleterre,  aussi  prompte  à  exécuter  qu'à  entreprendre, 
doublait  le  nombre  de  ses  paquebots.  Ce  fut  seulement  le  29  mars  1845  que  le 
ministre  des  finances  soumit  à  la  chambre  des  députés  un  nouveau  projet  de 
loi.  D'après  l'exposé  des  motifs,  la  loi  votée  en  \  840  plaçait  le  trésor  en  face 
d'une  dépense  certaine  de  12  millions  par  an  et  d'un  revenu  éventuel  de  4  à 
5  millions  :  les  progrès  de  l'art  nautique,  la  substitution  du  fer  au  bois  dans 
les  constructions  navales,  l'emploi  de  l'héhce  et  des  chaudières  tubulaires, 
avaient  complètement  modifié  les  conditions  des  services  transatlantiques  : 
la  vitesse  étant  devenue  l'élément  principal  de  succès  pour  les  lignes  de  ba- 
teaux à  vapeur,  les  navires  construits  par  l'état  et  destinés  à  porter  une  forte 
artillerie  en  cas  de  guerre  ne  pouvaient  plus  être  avantageusement  employés 
au  transport  des  correspondances  et  des  passagers.  D'ailleurs,  plusieurs  com- 
pagnies s'étant  offertes  pour  exploiter  toutes  les  lignes  à  l'aide  d'une  subven- 
tion, il  paraissait  préférable  de  faire  appel  à  la  concurrence  des  capitaux 
plutôt  que  d'imposer  à  l'état  les  frais  et  les  embarras  de  l'entreprise.  En  con- 
séquence, le  ministère  proposait  de  concéder  à  des  compagnies  quatre  grandes 
lignes  allant  à  Rio-Janeiro,  aux  Antilles,  à  là  Havane  et  à  New-York,  ainsi 
que  deux  lignes  secondaires  aboutissant  à  la  Plata  et  au  Mexique  ;  le  projet 
de  loi  s'abstenait  de  déterminer  les  points  de  départ  et  les  conditions  finan- 
cières des  différentes  concessions  ;  il  demandait  pour  le  ministre  des  finances 
un  véritable  blanc-seing.  Il  prévoyait  toutefois  le  cas  où  les  compagnies  ne 
seraient  pas  en  mesure  d'exploiter  toutes  les  lignes  :  l'état  devait  alors  se 
charger,  aux  conditions  fixées  par  la  loi  de  1840,  des  services  non  concédés. 

Telle  était  l'économie  du  projet  de  loi  de  1845.  Le  ministère  avait  eu  le  tcrt 
très-grave  de  présenter  son  système  trop  tardivement;  mais  ce  système  était 
plus  simple,  plus  praticable  que  celui  de  1840.  Il  laissait  le  ministre  libre 
d'agir  suivant  les  circonstances  et  dans  l'intérêt  général,  sans  lui  créer  à  l'a- 
vance des  obhgations  qui  pouvaient,  le  cas  échéant,  ajourner  ou  même  arrê- 
ter complètement  la  signature  d'im  contrat  sérieux.  Cependant  la  commis- 
sion qui  fut  chargée,  à  la  chambre  des  députés,  d'examiner  Je  projet,  n'admit 
point  d'abord  les  propositions  du  gouvernement.  Dans  un  premier  rapport 
rédigé  par  M.  Lanjuinais,  elle  exprima  l'avis  que  le  pouvoir  i)arlementaire 
ne  devait  pas  abandonner  le  droit  de  déterminer  le  point  de  départ  de 
chaque  ligne,  et  elle  maintint  formellement  les  désignations  qm  avaient  été 
déjà  consacrées  par  la  loi  de  4840.  Plus  tard,  il  est  vrai,  dans  un  rapport  sup- 
plémentaire de  M.  Estancelin,  elle  revint  sur  sa  première  opinion  et  se  con- 
tenta d'exiger  que  l'une  des  lignes  à  concéder  fût  réservée  à  Marseille;  mais 
l'ensemble  du  projet,  amendé  pax  elle,  se  ressentait  trop  visiblement  de  cette 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  711 

manie  réglementaire  qui,  s'appliquant  aux  moindres  détails,  devait  écarter 
les  offres  des  compagnies.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple,  la  commission  limi- 
tait le  poids  des  marchandises  que  les  paquebots  auraient  été  autorisés  à 
transporter,  et,  dominée  par  l'intention  très-louable  de  ménager  les  intérêts 
de  la  marine  à  voiles,  qui  s'effrayait  de  la  concurrence  des  navires  à  vapeur  (1), 
elle  semblait  avoir  pris  à  tâche  d'éloigner  les  spéculations  qu'elle  avait  pré- 
cisément en  vue  d'encourager. 

Les  études  de  1845  demeurèrent  à  l'état  de  rapport.  La  question  ne  se  re- 
présenta qu'en  1847,  sous  la  forme  de  deux  projets  de  loi  déposés  le  17  février. 
Le  premier  projet  avait  pour  but  de  sanctionner  un  marché  passé  entre  le 
gouvernement  et  la  compagnie  Hérout  et  de  Handel  pour  l'exploitation  de  la 
ligne  du  Havre  à  New-York  :  le  gouvernement  livrait  à  la  compagnie,  pour 
un  délai  de  dix  ans,  4  bateaux  à  vapeur  de  450  chevaux,  construits  en  vertu 
de  la  loi  de  1840;  ce  prêt  devait  tenir  lieu  de  subvention.  La  compagnie,  de 
son  côté,  s'engageait  à  accomphr  gratuitement  le  service  postal.  Cette  pro- 
position fut  adoptée  par  les  chambres  et  mise  immédiatement  en  vigueur. 
—  Le  second  projet  de  loi  reproduisait  à  peu  près  les  dispositions  préparées 
par  la  commission  parlementaire  de  1845.  Dans  un  rapport  très  développé, 
M.  Ducos  soutint  les  conclusions  suivantes  :  le  gouvernement  devait  pro- 
céder, par  adjudication,  à  la  concession  pour  dix  ans  au  plus  de  trois  lignes 
principales  :  1°  Saint-Nazaire  à  Rio- Janeiro;  2"  Bordeaux  à  la  Havane  avec 
prolongement  sur  la  Nouvelle-Orléans;  3°  Marseille  à  la  IVIartinique  et  à  la 
Guadeloupe.  Ces  trois  hgnes  pouvaient  être  remises  aux  mains  d'une  seule 
et  même  compagnie  ;  le  maximum  de  la  subvention  annuelle  de  l'état  se 
trouvait  limité  à  5  millions  de  francs  pour  l'ensemble  des  services;  dans  le 
cas  où  l'adjudication  ne  serait  pas  valable,  le  ministre  des  finances  était  au- 
torisé à  accorder  des  concessions  à  l'amiable  en  se  renfermant  dans  la  limite 
des  crédits  ouverts.  Indépendamment  des  trois  hgnes  principales,  la  commis- 
sion de  1847  proposait  de  créer,  par  voie  de  concessions  directes,  quatre  ser- 
vices secondaires  aboutissant  à  la  Plata,  aux  Antilles  espagnoles  et  à  Haïti,  à 
la  Côte-Ferme  et  au  Mexique.  —  Ce  projet  de  loi  fut  adopté  par  la  chambre 
des  députés,  mais  il  n'eut  pas  d'autres  suites.  —  La  compagnie  qui  avait  entre- 
pris le  service  de  New-Yorlc  ne  put,  de  son  côté,  remplir  ses  eugagemens. 
Est-il  besoin  de  rappeler  l'échec  complet  qu'elle  éprouva? 

En  résumé,  la  révolution  de  1848  trouva  dans  les  archives  parlementaires 
quatre  projets  de  loi  et  autant  de  rapports  relatifs  aux  communications  trans- 
atlantiques ;  mais  la  France  n'avait  pas,  sur  l'Océan,  un  seul  paquebot  !  Ses 
correspondances,  ses  marchandises,  ses  passagers  en  étaient  réduits  à  deman- 
der asile  aux  steamers  anglais  ou  américains  ! 

On  ne  saurait  se  défendre  d'un  certain  découragement,  lorsqu'au  début 
d'mie  étude  aussi  difficile  et  aussi  complexe,  on  ne  découvre  en  quelque  sorte 
dans  le  dossier  de  l'affaire  que  des  plans  inexécutables  et  des  projets  avortés. 
Comment  1  depuis  1840,  le  gouvernement  et  les  chambres,  les  hommes  les 
plus  distingués  dans  l'administration,  dans  la  pohtique,  dans  l'industrie,  se 

(1)  Cette  crainte  n'était  point  fondée.  L'un  des  premiers  armateurs  de  l'Angleterres, 
M.  Lindsay,  a  récemment  déclaré  à  Southampton  que  la  navigation  à  voiles  avait  tout  à 
gagner  au  développement  de  la  marine  à  vapeur,  et  il  ajoutait,  à  l'appui  de  ses  paroles, 
<IQe  pendant  l'année  1852  le  taux  du  fret  avait  éprouvé  une  hausse  de  100  pour  100. 


712  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sont  épuisés  en  travaux  stériles,  et,  toutes  les  fois  qu'ils  se  sont  mis  à  l'œu- 
vre, ils  n'ont  abouti  qu'à  l'impossible!  A  quelles  causes  faut-il  attribuer  ces 
tristes  déceptions?  Voilà  ce  qu'il  importe  de  rechercher  avant  de  procéder  à 
de  nouvelles  expériences.  A  ce  point  de  vue,  il  était  indispensable  de  rappe- 
ler les  difîérens  systèmes  qui  ont  été  successivement  proposés  et  discutés  en 
d'autres  temps. 

Lorsque  la  monarchie  de  juillet,  obéissant  à  une  pensée  nationale,  eut 
résolu  de  créer,  à  l'exemple  de  l'Angleterre,  des  lignes  de  paquebots  trans- 
atlantiques, elle  craignit  que  l'industrie  ne  fût  pas  assez  avancée,  assez  har- 
die pour  exploiter  une  navigation  aussi  coûteuse.  Il  y  avait  d'ailleurs  à  cette 
époque,  une  certaine  défiance  contre  le  prétendu  monopole  des  compagnies. 
Le  gouvernement  offrit  d'abord  de  construire  les  navires  dans  ses  arsenaux 
et  de  se  charger  de  l'ensemble  des  services  (à  l'exception  de  celui  du  Havre  à 
New- York).  Cette  combinaison  lui  fournissait  le  moyen  d'obtenir  du  pouvoir 
législatif,  ordinairement  peu  flexible  en  matière  de  finances,  les  crédits  né- 
cessaires pour  ajouter  à  la  flotte  une  escadre  de  bateaux  à  vapeur.  Les  crédits 
furent  votés  ;  mais  les  navires,  construits  plutôt  pour  la  guerre  que  pour  la 
course,  ne  possédaient  point  les  qualités  requises  pour  les  traversées  rapides, 
et  ils  durent  être  purement  et  simplement  inscrits  dans  les  cadres  de  l'effectif 
militaire.  On  dépensa  donc  de  fortes  sommes  sans  atteindre  le  but  désiré,  ou 
tout  au  moins  avoué  par  l'exposé  des  motifs  du  projet  de  loi  de  1840.  On 
reconnut  en  outre  que  l'état  se  montre  en  général  peu  habile  à  diriger  de 
semblables  entreprises.  Il  serait  superflu  d'insister  sur  ce  fait,  qui  est  aujour- 
d'hui consacré  par  l'expérience,  et  qui,  après  de  longues  discussions,  est  de- 
venu un  principe  d'économie  sociale.  Les  Anglais  surent  éviter  les  deux 
écueils  sur  lesquels  se  brisèrent  nos  premiers  efforts  :  ils  confièrent  à  des 
compagnies  commerciales  fortement  organisées  l'exploitation  des  lignes,  et, 
dans  la  construction  des  paquebots,  leurs  ingénieurs  se  préoccupèrent  prin- 
cipalement de  la  vitesse  à  obtenir,  sans  négliger  l'éventualité  d'un  service 
militaire.  Us  réussirent;  la  France,  qui  avait  agi  en  sens  inverse,  échoua. 

Ce  n'est  pas  tout.  Lors  de  la  discussion  des  projets  de  1845  et  1847,  le  gou- 
vernement et  les  chambres  se  donnaient  beaucoup  de  peine  pour  tracer  sur 
l'Océan,  dans  les  directions  les  plus  favorables,  les  lignes  principales  et  les  em- 
branchemens  :  ils  fixaient  le  tonnage  et  la  force  des  navires;  ils  déterminaient 
les  conditions  du  trafic;  ils  multipliaient  les  articles  du  futur  contrat,  et  chaque 
article  contenait  d'ordinaire  une  obligation  ou  une  servitude  à  la  charge  des 
concessionnaires.  Malheureusement  ce  travail  était  nul,  car  les  concession- 
naires n'existaient  pas.  On  dressait  un  plan  idéal  où  tout  était  prévu,  or- 
donné, réglementé  :  il  n'y  manquait  qu'une  compagnie  pour  le  débattre,  l'ac- 
cepter et  l'exécuter,  de  sorte  qu'après  de  consciencieuses  études  la  question 
pratique  n'avait  point  fait  un  pas.  Est-ce  ainsi  que  l'on  organise  des  opéra- 
tions aussi  vastes?  A  quoi  bon  multiplier  de  gaieté  de  cœur  des  difficultés  qui 
sont  déjà  si  grandes,  en  se  liant  les  mains  par  la  rédaction  prématurée  d'un 
cahier  des  charges  inflexible  comme  la  loi?  H  n'y  avait  alors  et  il  n'y  a  encore 
aujourd'hui  qu'un  seul  mode  praticable.  Le  gouvernement  doit  provoquer  les 
propositions  des  compagnies  pour  l'exploitation  des  lignes  que  l'intérêt  public 
commande  d'étabUr  :  il  examine  les  divers  projets,  se  met  en  rapport  direct 
avec  ceux  qui  les  ont  émis,  et  discute  avec  soin  les  offres  qui  lui  paraissent 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  713 

être  les  plus  avantageuses,  et  qui  présentent  les  garanties  les  plus  solides.  S'il 
réussit  à  s'entendre  avec  une  ou  plusieurs  compagnies,  il  arrive  devant  le 
pouvoir  législatif  avec  un  contrat  en  bonne  forme,  exécutoire  immédiate- 
ment après  le  vote.  La  plupart  des  compagnies  anglaises  et  américaines  ont 
été  constituées  ainsi.  Comment  s'étonner  que  les  projets  si  péniblement  éla- 
borés en  France  n'aient  eu  aucune  suite?  On  commençait  par  où  l'on  aurait 
dû  finir,  et  l'on  ne  votait  que  des  abstractions. 

Les  inconvéniens  de  cette  méthode  étaient  si  flagrans,  qu'ils  ne  pouvaient 
échapper  aux  esprits  désintéressés;  mais  en  face  des  prétentions  contradic- 
toires qui  s'agitaient  bruyamment  autour  des  projets  de  loi,  ils  étaient  deve- 
nus presque  irrémédiables.  Chaque  port  voulait  posséder  au  moins  une  ligne 
de  paquebots,  comme  chaque  bourg  voulait  avoir  un  tronçon  de  chemin  de 
fer.  De  là,  au  sein  de  l'assemblée  élective,  des  luttes  ardentes  qu'entretenait 
l'animosité  des  passions  locales.  Le  gouvernement,  craignant  de  se  compro- 
mettre vis-à-vis  de  tel  ou  tel  port,  demeurait  impassible  ou  se  bornait  à  prê- 
cher la  conciliation.  On  s'attachait  alors  à  imaginer  des  transactions,  des 
combinaisons  mixtes  qui  fussent  de  nature  à  apaiser  les  querelles  intestines 
et  à  satisfaire  aussi  équitablement  que  possible  les  prétentions  rivales.  L'in- 
térêt public  disparaissait  sous  les  exigences  des  localités,  représentées  à  la  fois 
dans  le  ministère,  dans  le  parlement,  dans  la  presse.  De  guerre  lasse,  on  par- 
tageait entre  les  principaux  ports  les  lignes  transatlantiques  :  Marseille,  Bor- 
deaux, Nantes,  Le  Havre,  étaient  appelés  à  prendre  part  à  la  distribution  des 
services.  Les  passions  se  calmaient,  les  ports  se  félicitaient  de  voir  sanctionner 
par  la  législature  leur  droit  aux  paquebots.  Quant  aux  compagnies  improvi- 
sées pour  les  besoins  de  la  cause  sur  les  rives  de  la  Méditerranée  et  de  l'Océan, 
elles  avaient  cessé  d'exister  au  moment  même  où  le  vote  de  la  loi  les  conviait 
à  se  mettre  à  l'œuvre  et  à  réaliser  les  merveilles  de  leurs  prospectus. 

Aussi,  dans  les  conditions  où  ont  été  examinées,  avant  1848,  les  proposi- 
tions relatives  à  l'établissement  des  paquebots,  l'échec  était-il  à  peu  près  cer- 
tain. En  premier  lieu,  la  question  était  nouvelle  en  France.  Bien  que  l'on  désirât 
de  tous  côtés  la  création  des  services  transatlantiques,  les  esprits  n'étaient  pas 
encore  suffisamment  éclairés  sur  les  moyens  d'exécution.  De  plus,  les  discus- 
sions tombaient  en  quelque  sorte  dans  le  vide,  puisqu'elles  se  bornaient  à  la 
rédaction  de  contrats  imaginaires,  dont  l'acceptation  n'était  garantie  par  au- 
cun engagement  sérieux.  Enfin  le  gouvernement  de  cette  époque,  assuré 
d'une  majorité  considérable  dans  les  luttes  politiques,  reculait  trop  aisément 
devant  la  responsabilité  que  lui  imposait  la  direction  des  intérêts  matériels. 
Il  s'attachait  surtout  à  ne  pas  se  créer  d'embarras,  à  ne  point  exciter  d'oppo- 
sition trop  vive,  système  peu  habile,  car  il  n'est  pas  de  grande  mesure  qui 
ne  froisse  et  ne  sacrifie  même  des  intérêts  puissans,  et  il  faut  bien  qu'un  gou- 
vernement se  résigne  à  ne  pas  contenter  tout  le  monde. 

Ces  erreurs  du  passé  nous  apportent  d'utiles  enseignemens.  Aujourd'hui, 
la  situation  paraît  beaucoup  plus  favorable  pour  le  succès  des  paquebots  trans- 
atlantiques. On  connaît  mieux  l'ensemble  et  les  détails  de  ces  opérations  gi- 
gantesques dont  l'Angleterre  et  les  États-Unis  ont  si  merveilleusement  per- 
fectionné le  mécanisme.  Le  gouvernement  peut  tirer  parti  des  expériences 
faites  par  les  nations  rivales.  A  l'intérieur,  aucun  obstacle,  aucune  opposi- 

TOJIE  I.  46 


714  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tion  ne  le  gêne;  les  ardeurs  parfois  immodérées  de  la  spéculation  le  sollici* 
tent  sans  relâche  pour  qu'il  jette  clés  steamers  français  sur  les  océans.  La  dé- 
cision est  donc  imminente,  et  elle  est  attendue  avec  une  légitime  anxiété. 

II. 

Quand  un  particulier  entreprend  de  construire  une  usine  et  d'exercer  une 
grande  industrie,  son  premier  soin  est  de  mesurer  avec  exactitude  la  force  et 
les  ressources  de  ses  concurrens  ou  des  industriels  qui  Font  précédé  dans  la 
même  carrière.  C'est  une  règle  élémentaire  :  elle  s'applique  à  la  création  des 
services  à  vapeur. 

Les  steamers  anglais  et  américains  sillonnent  aujourd'hui  les  Océans  At- 
lantique et  Pacifique,  la  Méditerranée,  la  mer  des  Indes.  Les  difierentes  lignes 
sont  réparties  entre  plusieurs  compagnies  très  puissantes,  pourvues  de  capi- 
taux considérables  et  soutenues  par  les  subventions  de  l'état.  11  est  indispen- 
sable d'exposer  succinctement  les  moyens  d'action  dont  ces  compagnies  dis- 
posent, leurs  itinéraires,  les  résultats  qu'elles  obtiennent,  et  l'influence  qu'elles 
exercent  sur  l'industrie  et  le  commerce  des  pays  dont  elles  assurent  et  déve- 
loppent les  relations  maritimes. 

Ce  fut  au  mois  d'avril  1838  que  partirent  de  Bristol  et  de  Cork  les  deux  na- 
vires (le  Great-fVestern  et  le  Sirius)  qui  les  premiers  affrontèrent  la  traver- 
sée de  l'Atlantique  à  l'aide  de  la  vapeur  (1).  Le  Great-JVesternn'd.ydlia.hoTÙ. 
que  sept  passagers  dont  on  admirait  l'audace.  Dès  la  fin  de  1838,  le  gouver- 
nement anglais  se  mit  en  mesure  d'établir  entre  les  États-Unis  et  l'Angleterre 
une  communication  régulière,  et  il  conclut  avec  M.  Cunard  un  arrangement 
en  vertu  duquel  le  concessionnaire  s'engageait  à  desservir  deux  fois  par  mois 
la  ligne  de  Liverpool  à  Halifax,  moyennant  une  subvention  annuelle  de 
45,000  livres  sterling  (1,125,000  Ir.).  Le  service  fut  inauguré  en  1840,  et  quatre 
steamers,  de  1200  tonneaux  et  de  la  force  de  400  chevaux,  y  furent  affectés. 
En  1849,  une  nouvelle  convention  organisa  les  départs  hebdomadaires  à  des- 
tination de  Boston  ou  de  New-York,  sauf  pour  les  quatre  mois  d'hiver,  pen- 
dant lesquels  les  départs  ne  devaient  avoir  lieu  que  par  quinzaine,  et  porta 
la  subvention  à  145,000  Uvres  sterling  (3,625,000  francs).  Les  anciens  navires 
furent  remplacés  par  des  bâtimens  de  1800  à  2000  tonneaux,  et  d'une  force 
de  650  à  800  chevaux.  Enfin,  en  1852,  la  subvention  a  été  élevée  à  186,000 
livres  sterhng  (4,650,000  francs).  Dans  une  enquête  récente,  M.  Cunard  a  dé- 
claré que  la  valeur  du  capital  engagé  dans  l'opération  était  de  25  millions  de 
francs.  Le  service  s'accomplit  avec  la  plus  grande  régularité.  Chaque  jour, 
la  compagnie,  stimulée  par  la  concurrence  américaine,  améliore  son  matériel 
naval;  les  steamers  qu'elle  fait  construire  mesurent  un  plus  fort  tonnage  et 
sont  pourvus  de  macliines  plus  puissantes. 

En  1840,  l'amirauté  signa  un  contrat  avec  la  Royal  fVest  India  Mail  steam 
packet  Company,  pour  le  transport  des  correspondances  aux  Antilles,  à  la 
Côte-Ferme  et  au  Brésil.  La  subvention  annuelle'fut  fixée  à  240,000  Uv.  sterl. 

(1)  En  1819,  le  Savannah  avait  fait  en  vingt-six  jours  la  traversée  de  New- York  à 
Liverpool;  mais  c'était  un  navire  mixte,  se  servant  à  la  fois  de  la  voile  et  de  la  vapeur^ 
et  l'expérience  ne  pouvait  être  considérée  comme  décisive . 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  715 

(6,000,000  de  francs),  pour  l'entretien  de  14  paquebots  de  400  chevaux  et  de 
4  navires  à  voiles  de  100  tonneaux.  Les  services  de  la,  compagnie  embrassent 
les  points  les  plus  importans  des  Antilles  anglaises  ou  étrangères  et  de  la  côte 
d'Amérique.  Le  contrat  a  été  renouvelé  en  1832,  pour  un  délai  de  onze  ans, 
moyennant  une  subvention  annuelle  de  270,000  livr.  sterl.  (6,730,000  fr.). 

Une  troisième  compagnie  [Pacific  Océan  steam  navigation  Company)  des- 
sert la  ligne  de  Chagres  à  Valparaiso.  Fondée  en  1840,  elle  absorba  en  six  ans 
les  deux  tiers  de  son  capital,  bien  que  ses  navires,  exemptés  de  toute  taxe 
dans  les  ports  des  républiques  américaines,  eussent  obtenu  dès  le  principe  le 
monopole  du  transport  des  correspondances.  Un  premier  contrat,  signé  en 
1846  avec  l'amirauté,  lui  accorda  une  subvention  annuelle  de  20,000  livres 
sterling  (300,000  francs),  qui  dut  être  élevée  ultérieurement  au  double,  soit 
un  million  de  francs,  pour  un  service  bi-mensuel  effectué  par  4  navires  de 
400  chevaux. 

La  Compagnie  Péninsulaire  et  Orientale  àéhviici,  en  1837,  par  l'établisse- 
ment d'un  service  mensuel  entre  l'Angleterre,  les  principaux  ports  du  Por- 
tugal, Cadix  et  Gibraltar.  Elle  recevait  un  subside  de  29,600  livres  sterling 
(740,000  fr.).  En  1839,  elle  se  chargea  de  transporter  directement  les  dépêches 
d'Angleterre  à  Alexandrie,  en  touchant  à  Gibraltar  et  à  Malte.  Quatre  ans  plus 
tard,  elle  organisa,  moyennant  une  subvention  de  160,000  livres  sterling 
(4,000,000  de  francs),  ses  services  des  mers  de  l'Inde  et  de  la  Cliine.  En  vertu  de 
son  dernier  contrat,  qui  date  du  26  février  1852,  elle  prélève  sur  les  fonds  du 
trésor  une  somme  de  199,600  livres  sterling  (4,990,000  francs),  pour  desservir 
de  nombreuses  lignes  sur  les  côtes  de  Portugal  et  d'Espagne,  dans  la  Médi- 
terranée, la  Mer  Noire,  la  Mer  Rouge,  l'Océan  Indien,  la  Malaisie  et  l'Austra- 
lie. L'énumération  de  ces  lignes  et  de  leurs  embranchemens  occuperait  ici 
une  trop  grande  place;  il  suffit  de  signaler  l'étendue  et  l'importance  des  ser- 
vices exploités  par  la  Compagnie  Péninsulaire  et  de  constater  qu'elle  possède 
actuellement  27  navires  à  flot,  1 1  sur  les  chantiers,  4  steamers  servant  de 
magasins,  et  que  dans  deux  ans  son  matériel  représentera  la  somme  énorme 
de  2  millions  de  livres  sterling  (30  millions  de  francs). 

Trois  autres  compagnies  sont  chargées  de  services  réguhers  partant  de  Sout- 
liampton  et  aboutissant  à  la  côte  occidentale  d'Afrique,  à  Sidney  et  à  Cal- 
cutta, par  le  cap  de  Bonne-Espérance.  Leurs  navires  font  escale  dans  toutes 
les  colonies  anglaises  de  l'Océan  Atlantique  et  de  la  mer  des  Indes. 

Telle  est,  en  résumé,  l'organisation  des  communications  à  vapeur  subven- 
tionnées par  l'échiquier  :  le  total  des  subsides  accordés  aux  compagnies  atteint 
près  de  20  millions  de  francs. 

Les  services  établis  jusqu'à  ce  jour  par  le  gouvernement  des  États-Unis  sont 
beaucoup  moins  nombreux.  Il  n'existe  actuellement  entre  les  États-Unis  et 
l'Europe  que  trois  lignes  réguUères,  savoir  :  1°  celle  de  New-York  à  Liverpool, 
exploitée  par  la  compagnie  Colhns,  qui,  après  une  période  d'opérations  désas- 
treuses, a  dû  réclamer  du  congrès  l'augmentation  de  sa  subvention,  et  qui  a 
obtenu  33,000  dollars  (178,200  francs)  par  voyage;  2°  celle  de  New-York  à 
Brème  avec  escale  à  Southampton,  qui  reçoit  du  gouvernement  16,666  dol- 
lars par  voyage  (89,996  francs);  3°  celle  de  New-York  au  Havre  avec  escale  à 
Cowes,  qui  ne  touche  pour  ce  service  que  12,500  doU.  par  voyage  (67,500  fr.). 
Les  concessionnaires  de  ces  deux  dernières  hgnes  ont  déclaré  que  les  subsides 


716  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mis  à  leur  disposition  étaient  complètement  insuffisans.  Par  un  acte  du  31  août 
1852,  le  congrès  a  autorisé  le  gouvernement  à  conclure  un  contrat  nouveau 
qui  stipulerait  l'accroissement  de  la  subvention,  l'augmentation  du  nombre 
des  voyages  et  la  substitution  du  port  d'Anvers  au  port  du  Havre,  comme 
point  de  destination  de  la  troisième  ligne.  Indépendamment  de  ces  commu- 
nications transatlantiques,  les  États-Unis  possèdent  un  service  régulier  de 
steamers  de  Charleston  à  la  Havane,  de  New- York  à  Chagres,  de  Panama  à 
San-Francisco,  et  le  gouvernement  se  propose  d'établir  prochainement  de 
nouvelles  lignes  de  Boston  à  Halifax  et  de  la  Nouvelle-Orléans  à  Vera-Cruz 
avec  escale  à  Tampico. 

Bien  que  les  Américains  soient  encore  distancés  de  très  loin  par  les  Anglais 
pour  la  création  des  lignes  de  paquebots,  ils  ont  accompli,  depuis  cinq  ans, 
d'immenses  progrès.  En  1848,  le  chiffre  des  subventions  allouées  aux  services 
transatlantiques  dépassait  à  peine  100,000  dollars  (540,000  fr.  );  il  a  atteint 
en  1852  1,896,250  dollars  (10,239,750  fr.).  Le  congrès  ne  reculera  devant 
aucun  sacrifice  pour  venir  en  aide  aux  entreprises  de  l'industrie  privée.  Il  est 
entraîné  dans  cette  voie,  non-seulement  par  les  exigences  de  l'intérêt  com- 
mercial et  maritime,  mais  encore  par  une  sorte  de  passion  nationale  qui  veut, 
en  toute  occasion,  vaincre  la  concurrence  de  la  Grande-Bretagne,  et  l'opinion 
publique  aux  États-Unis  devient  très  ardente  dès  qu'il  s'agit  de  multiplier  les 
relations  postales,  d'encourager  le  commerce,  de  fortifier  la  marine,  et  sur- 
tout de  lutter  contre  les  Anglais. 

On  voit,  dès  à  présent,  par  l'exemple  de  l'Angleterre  et  des  États-Unis,  que 
les  services  de  navigation  à  vapeur  ne  peuvent  subsister  sans  avoir  recours 
à  une  subvention  de  l'état.  Les  premiers  efforts  qui  ont  été  tentés  pour  exploi- 
ter librement  cette  industrie  n'ont  abouti  qu'à  des  désastres.  Et  encore  avec 
les  subsides  alloués  par  les  contrats  existans,  subsides  qui,  au  premier  exa- 
men, paraissent  si  considérables,  les  compagnies  retirent-elles  des  bénéfices? 
font-elles,  comme  on  dit  vulgairement,  de  bonnes  affaires?  En  ce  qui  touche 
les  compagnies  américaines,  il  n'est  pas  douteux  que  jusqu'ici  leur  budget 
ne  se  soit  soldé  en  déficit,  puisque  le  gouvernement  et  le  congrès  ont  dû 
augmenter  récemment  la  subvention  de  la  ligne  Collins,  et  que  les  compa- 
gnies chargées  des  services  du  Havre  et  de  Brème  sollicitent  instamment 
qu'on  les  assiste  d'une  manière  plus  efficace.  Quant  aux  compagnies  anglaises, 
la  question  est  beaucoup  plus  difficile  à  éclaircir.  Si  l'on  en  jugeait  par  le 
dividende  de  8  pour  100,  que  la  Compagnie  Péninsulaire  distribue  annuelle- 
ment à  ses  actionnaires ,  non  compris  les  économies  inscrites  au  fonds  d'assu- 
rance qui  forment  un  compte  à  part,  on  pourrait  supposer  que  les  capitaux 
employés  dans  la  navigation  à  vapeur  sont  amplement  rémunérés;  mais  les 
lignes  des  États-Unis  et  des  Antilles  sont  loin  de  produire  des  résultats  aussi 
briUans.  Il  a  été  déclaré  dans  une  enquête  officielle  que,  de  1842  à  1848,  les 
dividendes  avaient  à  peine  dépassé  3  pour  100,  année  moyenne. 

Personne,  assurément,  ne  conteste  la  nécessité  de  faire  peser  sur  le  budget 
de  l'état  une  partie  des  dépenses  qu'entraîne  l'entretien  des  services  à  vapeur; 
mais  on  s'effraie  aisément  à  la  vue  des  gros  chiffres,  et  il  est  nécessaire,  en  - 
France  surtout,  que  les  esprits  se  familiarisent  avec  l'idée  d'accorder  aux  com- 
pagnies de  navigation  transatlantique  des  sommes  très  considérables.  L'ar- 
gent des  subventions  n'est  point  d'ailleurs  dépensé  en  pure  perte.  Les  gouver- 


DES   NOUVELLES    VOIES   MARITIMES.  717 

nemens  d'Angleterre  et  des  États-Unis  se  sont  réservé  les  recettes  des  postes 
sur  toutes  les  correspondances  transportées  par  les  paquebots.  Ces  recettes 
sont  importantes.  M.  Cunard  a  déclaré  en  1851,  devant  une  commission  d'en- 
quête nommée  par  la  chambre  des  communes,  que  la  seule  ligne  de  Liverpool 
à  New- York  faisait  rentrer  dans  les  caisses  de  l'état,  à  titre  de  droits  de  poste, 
une  somme  de  140,000  livres  sterling.  Dans  son  rapport  de  1832,  le  directeur- 
général  des  postes  de  l'Union  a  constaté  que  le  produit  de  la  taxe  des  lettres  à 
bord  des  paquebots  Cunard  et  Collins  avait  procuré  au  trésor,  pendant  l'exer- 
cice d851-o2,  une  somme  de  403,615  dollars  (2,503,521  fr.)  (1).  Ainsi  dans  cer- 
tains cas  le  revenu  postal  couvre  une  grande  partie  des  frais  de  la  subvention. 
Le  bénéfice  est  également  très  sensible,  si  Ton  considère  le  développement 
que  les  steamers  impriment  aux  transactions  et  l'augmentation  qui  en  résulte 
dans  les  recettes  des  diverses  branches  de  l'impôt  indirect,  notamment  de  la 
douane.  Pendant  l'année  1851,  les  marchandises  importées  d'Europe  en  Amé- 
rique par  les  lignes  de  Liverpool  (Cunard  et  Collins),  du  Havre  et  de  Brème, 
ont  payé  à  la  douane  de  New- York  près  de  39  millions  de  francs  à  titre  de 
droits  d'entrée.  Une  grande  partie  de  ces  marchandises,  consistant  surtout  en 
objets  de  luxe,  n'aurait  sans  doute  pas  été  expédiée,  si  l'exécution  des  com- 
mandes avait  dû  être  subordonnée  aux  lenteurs  inévitables  de  la  navigation 
à  voiles.  Pour  justifier  l'accroissement  qu'ils  sollicitaient  dans  le  taux  de  leur 
subvention,  les  concessionnaires  de  la  ligne  de  Brème  à  New- York  ont  fait 
observer  avec  raison  que,  depuis  l'établissement  de  ce  service,  les  envois  de 
l'Allemagne  à  destination  des  États-Unis  s'étaient  élevés  de  3  millions  de  dol- 
lars à  10  millions,  c'est-à-dire  qu'ils  avaient  plus  que  triplé.  En  Angleterre, 
les  mêmes  résultats  se  sont  produits;  on  en  peut  juger  par  une  déposition  de 
M.  Anderson,  membre  du  parlement  et  directeur  delà  Compagnie  Péninsu- 
laire, devantla  commission  d'enquête o;i  steam  navy. — Il  y  a  quelques  années, 
dit  M.  Anderson,  on  demanda  au  chanceher  de  l'échiquier  une  subvention 
supplémentaire  pour  établir  entre  Londres  et  Constantinople  un  service  qui 
pouvait  réduire  à  treize  jours  (au  lieu  de  vingt-quatre)  la  durée  des  voyages 
et  des  communications  postales.  Après  quelques  hésitations,  le  crédit  fut 
accordé,  et  en  peu  d'années  les  exportations  de  l'Angleterre  pour  la  Turquie 
s'accrurent  de  plus  de  30  millions  de  francs.  En  1848,  les  steamers  de  cette 
ligne  exportèrent  de  Southampton  pour  25  millions  de  marchandises,  et  les 
négocians  grecs,  qui  se  livrent  principalement  à  ce  commerce,  déclarèrent 
que  le  développement  des  affaires  devait  être  attribué  à  la  création  des  ser- 
vices de  paquebots,  qui  permettaient  de  multiplier  l'emploi  du  capital  et  assu- 
raient l'arrivée  à  jour  fixe  des  marchandises  destinées  aux  différens  marchés. 
A  l'aide  de  calculs  incontestables,  M.  Anderson  démontrait  que  l'accroisse- 
ment signalé  dans  le  chiffre  des  exportations  pour  la  Turquie  procurait  à 
l'échiquier,  par  suite  des  perceptions  de  l'impôt  indirect,  un  supplément  de 
recettes  de  120,000  livres  sterMng  (3  millions  de  francs).  Les  autres  lignes 

(1)  D'après  le  même  rapport,  les  steamers  transatlantiques  ont  transporté,  en  1851-52, 
4,431,545  lettres,  qui  se  répartissent  ainsi  entre  les  différentes  lignes  :  , 

Lettres  transportées  parles  lignes  Cunard.  .  .  .  2,758,096 

—  Collins 763,692 

—  De  Brème.  .  .  354,470 

—  Du  Havre.  .  .  345,287 


718  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

établies  par  TAngleterre  ont  exercé  une  égale  influence  sur  le  commerce  et 
sur  le  revenu;  elles  ont  provoqué  la  production  et  l'échange  d'immenses 
richesses  qui,  sans  elles,  n'auraient  point  trouvé  au  dehors  de  débouchés  avan- 
tageux et  certains. 

Le  chiffre  élevé  des  subventions  se  justifie  encore  par  ce  fait,  que  les  com- 
pagnies transatlantiques  ne  se  sont  pas  bornées  à  exécuter  les  clauses  oné- 
reuses de  leurs  contrats,  quant  à  la  répartition  et  à  la  fréquence  des  services 
qu'elles  s'étaient  engagées  à  effectuer.  Elles  n'ont  pas  hésité  à  agrandir  spon- 
tanément leurs  opérations,  à  étendre  leur  parcours,  à  augmenter  le  nombre 
des  voyages,  en  un  mot  à  donner  au  public  plus  qu'elles  ne  lui  devaient.  Par 
exemple,  la  compagnie  Cunard,  qui  n'est  tenue  qu'à  accomplir  un  service  bi- 
mensuel pendant  la  saison  d'hiver,  a  organisé  pour  toute  l'année  des  voyages 
hebdomadaires.  De  même  la  Compagnie  Péninsulaire  a  établi  plusieurs  lignes 
qui  ne  sont  pas  expressément  stipulées  dans  sa  charte,  et  ces  accroissemens 
de  dépenses  ont  été  volontairement  supportés  par  les  concessionnaires  sans 
que  le  trésor  y  contribuât.  11  est  rare  que  les  choses  se  passent  ainsi  dans  les 
entreprises  ordinaires,  où  les  résultats  demeurent  le  plus  souvent  bien  au- 
dessous  des  promesses  inscrites  dans  les  prospectus;  mais  dans  l'industrie  des 
transports  maritimes,  une  opération  en  amène  sans  cesse  une  autre.  Le  ser- 
vice d'une  ligne  a  besoin  d'être  complété  par  un  service  supplémentaire  ou 
par  un  embranchement  dont  on  ne  prévoyait  pas  d'abord  l'utilité;  l'obliga- 
tion de  lutter  contre  une  concurrence  qui  vient  exploiter  les  mêmes  marchés 
impose  à  la  compagnie  concessionnaire  de  nouveaux  sacrifices,  en  sorte  que, 
tantôt  pour  accroître  les  bénéfices,  tantôt  pour  sauver  le  capital  engagé,  on 
est  constamment  entraîné  à  augmenter  le  matériel  et  à  améliorer  les  condi- 
tions offertes  aux  passagers  et  aux  marchandises.  Les  cahiers  des  charges  ne 
sauraient  tenir  compte  de  ces  éventuaUtés  qui  peuvent  surgir  à  tout  moment, 
et  qui  altèrent,  dans  des  proportions  très  sensibles,  les  clauses  fondamentales 
du  bail  passé  entre  une  compagnie  et  l'état.  Pour  être  dans  le  vrai,  il  faut 
apprécier  le  taux  de  la  subvention ,  non  point  en  présence  des  obligations 
créées  par  le  cahier  des  charges,  mais  en  présence  des  services  effectivement 
accomplis,  et  alors  on  remarquera  que  les  sacrifices  du  trésor  sont  beaucoup 
moindres,  puisque  pour  une  même  somme  le  public  est  appelé  à  profiter  de 
communications  plus  fréquentes,  plus  rapides  et  plus  économiques. 

Enfin  il  est  une  dernière  considération  qui  ne  permet  plus  aux  peuples 
jaloux  de  leur  dignité  et  de  leur  influence  poh tique  de  reculer  devant  aucun 
sacrifice  pour  organiser  dans  leurs  ports  le  matériel  et  le  personnel  néces- 
saires à  l'entretien  d'une  flotte  à  vapeur.  A  mesure  que  l'Europe  se  répand  sur 
le  monde  et  promène  à  travers  les  mers  ses  émigrans,  son  génie  et  ses  ri- 
chesses, l'élément  maritime  conquiert  une  part  plus  grande  dans  la  constitu- 
tion militaire  des  nations  :  l'Océan  est  désormais  le  champ  de  bataille  où  se 
joueront  les  destinées  de  l'avenir.  Aujourd'hui  des  millions  d'hommes  se  pres- 
sent et  se  croisent  en  tous  sens  jusque  dans  les  zones  les  plus  lointaines  ; 
réchange  des  marchandises  que  l'industrie  humaine  confie  à  la  fortune  des 
mers  a  atteint  des  proportions  merveilleuses.  C'est  la  vapeur  qui,  en  moins 
d'un  demi-siècle,  a  opéré  ces  prodiges  :  c'est  elle  qui  a  rapproché  les  rivages 
que  Dieu  semblait  avoir  séparés  par  des  distances  infranchissables,  c'est  elle 
qui  resserre  les  liens  de  la  civilisation  et  favorise  la  prospérité  commerciale 


DES   NOUVELLES    VOIES   MARITIMES.  719 

€11  temps  de  paix;  mais  c'est  elle  aussi  qui  donnera  la  puissance  et  assurera 
la  victoire  en  temps  de  guerre.  Ces  majestueux  vaisseaux  dont  les  immenses 
voiles  et  l'artillerie  formidable  défiaient  les  vents  et  l'ennemi,  ces  frégates 
élégantes  et  rapides  que  les  croisièies  les  plus  aventureuses  entraînaient  aux 
extrémités  du  monde,  les  voici  qui  subissent  à  regret  la  loi  de  la  vapeur  et 
réclament  le  secours  de  l'hélice  !  La  révolution  est  accomplie.  L'Angleterre 
dépense  des  sommes  énormes  pour  appliquer  à  sa  flotte  le  mécanisme  nou- 
veau qui  a  modifié  si  profondément  les  constructions  navales;  les  États-Unis 
l'imitent.  La  France  a  compris  qu'elle  ne  pouvait  demeurer  inactive,  et  qii'à 
tout  prix  elle  devait  organiser  sa  force  maritime  à  l'exemple  de  ses  rivaux, 
A  ce  point  de  vue,  les  services  transatlantiques  sont  indispensables.  En  effet, 
aux  États-Unis  comme  en  Angleterre,  la  marine  commerciale  possède  déjà 
un  nombreux  effectif  de  bâtimens  à  vapeur  qui,  en  cas  de  guerre,  seraient 
promptement  pourvus  d'artillerie  et  trouveraient  des  équipages  tout  formés. 
En  France,  au  contraire,  la  marine  commerciale  à  vapeur  ne  compte  encore 
qu'un  effectif  de  20,000  tonneaux,  et  ses  progrès  sont  très  lents,  si  on  les  com- 
pare à  ceux  qu'accomplissent  chaque  jour  les  États-Unis  et  la  Grande-Bre- 
tagne. Il  faut  donc  que  l'état  intervienne  sans  retard  pour  suppléer  à  l'insuf- 
fisance de  l'industrie  privée,  encourager  la  construction  des  navires  et  des 
machines,  créer  un  corps  de  mécaniciens  et  de  chauffeurs.  Une  somme  de  plus 
de  4  millions  est  inscrite  au  budget  à  titre  de  primes  en  faveur  de  la  pêche 
de  la  morue  et  de  la  baleine  :  ces  primes  ont  pour  but  de  réserver  à  la  marine 
de  guerre  une  pépinière  de  matelots.  La  subvention  accordée  aux  paquebots 
transatlantiques  répondrait  à  la  même  pensée.  Il  n'y  a  point  de  dépense  qui 
soit  plus  légitime,  qui  puisse  être  consacrée  plus  utilement  à  l'indépendance 
et  à  l'honneur  de  notre  pavillon. 

Lorsque  l'on  pense  que,  dans  le  projet  de  loi  de  1847,  on  proposait  d'ac- 
corder comme  maximum  une  subvention  annuelle  de  5  millions  seulement 
pour  l'établissement  de  trois-  grandes  lignes  aboutissant  au  Brésil,  à  la  Ha- 
vane et  aux  Antilles,  on  est  vraiment  surpris  d'une  si  étrange  parcimonie. 
Quant  à  la  compagnie  Hérout  et  de  Handel,  comment  aurait-elle  pu  remplir 
ses  engagemens  pour  le  service  du  Havre  à  New-York,  avec  une  subvention 
qui  consistait  dans  le  simple  prêt  de  4  paquebots  construits  pour  la  marine 
militaire?  Les  énergiques  efforts  tentés  par  l'Angleterre  et  les  États-Unis  nous 
enseignent  à  quel  prix  reviennent  ces  vastes  entreprises,  si  l'on  veut  qu'elles 
soient  sérieuses  et  solides.  Il  faut,  bon  gré  mal  gré,  prodiguer  les  milUons; 
autrement,  mieux  vaudrait  s'abstenir,  car  un  subside  insuffisant  demeure- 
rait complètement  improductif,  et  en  peu  d'années  tout  serait  perdu,  capital 
et  intérêts. 

Ainsi  les  concurrences  que  nous  devons  affronter  sont  déjà  très  puissantes; 
c'est  assurément  un  grand  désavantage  pour  nous  d'arriver  si  tard  dans  la 
carrière  :  cependant  cette  infériorité  est  en  partie  compensée  par  l'expérience 
gratuite  que  nous  donnent  les  succès  et  même  les  erreurs  des  deux  peuples 
qui  nous  ont  devancés. 

m. 

Les  services  de  paquebots  transatlantiques  seront-ils  administrés  par  l'état 
ou  confiés  à  l'exploitation  de  l'industrie  privée?  Telle  est  la  première  ques- 


720  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tion  qui  se  présente  lorsqu'il  s'agit  de  créer  en  France  des  lignes  de  steamers. 
Hâtons-nous  de  dire  que  la  réponse  à  cette  question  ne  saurait  plus  être  dou- 
teuse. Il  y  a  douze  ans,  on  discutait  encore,  et  très-vivement,  sur  les  avan- 
tages et  les  inconvéniens  des  deux  systèmes  appliqués  aux  grands  travaux 
d'utilité  publique,  notamment  à  la  construction  des  chemins  de  fer.  Le  sys- 
tème qui  conseillait  d'attribuer  à  l'état  l'exécution  et  l'exploitation  des  travaux 
comptait  au  sein  des  chambres  de  nombreux  partisans  qui  ne  voyaient  dans 
les  compagnies  industrielles,  commerciales  ou  maritimes,  subventionnées  par 
le  trésor,  que  des  corporations  égoïstes,  vivant  d'agiotage  et  disposées  à  sacri- 
fier en  toute  occasion  l'intérêt  général  aux  exigences  de  leur  monopole.  Aujour- 
d'hui, l'expérience  en  Angleterre,  aux  États-Unis,  en  France  même,  a  sou- 
verainement prononcé,  et  il  serait  inutile  de  faire  ressortir  la  supériorité 
incontestable  du  système  qui  a  prévalu  :  on  peut  admettre  comme  établie  la 
nécessité  de  laisser  à  l'industrie  privée  l'administration  des  services  trans- 
atlantiques. 

Il  est  un  autre  point  qui  a  été  l'objet  de  vives  controverses  :  c'est  le  mode 
de  concession.  Des  entreprises  aussi  vastes  seront-elles  concédées  à  l'amiable 
par  le  gouvernement  (sauf  l'approbation  du  corps  législatif  pour  le  règle- 
ment de  la  subvention),  ou  bien  doivent-elles  être  mises  aux  enchères  et 
adjugées  au  soumissionnaire  qui  offre  à  l'état  les  conditions  les  plus  avanta- 
geuses? Il  semble  d'abord  que  ce  dernier  mode,  conforme  à  ce  qui  se  pratique 
en  général  pour  les  approvisionnemens  et  les  fournitures  des  grands  services 
publics,  mérite  d'être  préféré.  En  effet,  l'équité  est  satisfaite,  puisque  chacun 
a  le  droit  de  concourir,  et  le  gouvernement  se  trouve  dégagé  de  toute  res- 
ponsabilité morale,  puisque  son  rôle  se  borne  à  dresser  le  procès-verbal  de 
l'adjudication;  aussi  les  esprits  ont-ils  quelque  peine  à  se  détacher  d'un  sys- 
tème qui  concilie,  en  apparence,  toutes  les  difficultés  en  même  temps  que 
toutes  les  délicatesses  de  la  concession,  et  nous  voyons  qu'en  18i7  la  com- 
mission de  la  chambre  des  députés  maintenait  fermement,  par  l'organe  de 
M.  Ducos,  le  principe  de  l'adjudication  publique.  L'équité  qui  résulte  du  con- 
cours de  tous  les  capitalistes  convoqués  aux  enchères  est  assurément  une  con- 
dition très-précieuse;  mais,  en  pareille  matière,  ce  qui  importe  le  plus,  c'est 
que  le  sort  de  l'entreprise  soit  assuré  et  que  les  travaux  se  fassent.  Or  le 
système  de  l'adjudication  ne  donne  à  cet  égard  aucune  garantie.  Il  peut,  au 
hasard,  mettre  l'affaire  entre  les  mains  de  la  compagnie  la  moins  sérieuse, 
qui  n'aura  point  suffisamment  étudié  le  projet  ni  mesuré  ses  forces,  et  qui, 
après  avoir  épuisé  toutes  ses  ressources,  sera  obligée  de  se  déclarer  en  fail- 
lite. Que  deviendraient  alors  les  lignes  transatlantiques?  Le  trésor  saisira  le 
cautionnement  déposé  pour  répondre  de  l'exécution  du  contrat;  il  usera, 
cruellement  peut-être,  de  son  droit,  comme  il  en  a  usé  envers  la  compagnie 
Hérout  et  de  Handel,  mais  l'industrie,  le  commerce,  l'intérêt  général  en  se- 
ront-ils plus  avancés?  On  procédera  à  une  adjudication  nouvelle,  et,  en  atten- 
dant, les  services  seront  interrompus.  Que  l'on  songe  en  outre  à  l'effet  mo- 
ral produit  sur  les  capitalistes  qui  éprouveraient  une  légitime  répugnance  à 
s'engager  dans  une  opération  discréditée  par  un  premier  échec  ! 

La  concession  directe  par  l'état  est,  pour  le  début,  le  seul  mode  praticable. 
Certains  esprits  méticuleux  et  défians  craindraient-ils  que  la  décision  du  gou- 
vernement ne  fût  influencée  par  des  considérations  étrangères  à  l'intérêt  pu- 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  721 

blic,  ou  qu'elle  n'accordât  aux  compagnies  des  bénéfices  exagérés?  Mais,  dans 
de  si  graves  conjonctures,  le  gouvernement  n'est-il  pas  intéressé  lui-même, 
plus  que  personne,  à  organiser  l'entreprise  sur  les  bases  les  plus  solides  et  avec 
la  plus  stricte  économie?  Comment  supposer  que  son  choix  ne  portera  pas  de 
préférence  sur  la  compagnie  qui  présentera  les  meilleures  conditions  de  cré- 
dit et  d'habileté?  Lors  même  qu'il  ne  demeurerait  pas  assujetti  au  contrôle 
du  pouvoir  législatif  pour  le  vote  des  subventions,  il  n'irait  pas  follement  se 
compromettre  par  une  concession  irréfléchie,  et  l'on  reconnaîtra  que  la  res- 
ponsabilité des  ministres  qui  gouvernent  est  pour  le  public  une  garantie 
plus  sûre  que  l'aveugle  décision  d'une  enchère.  Admettons  cependant  que  les 
concessionnaires  aient  obtenu  un  contrat  qui  leur  permette  de  réaliser, 
pendant  un  temps  donné,  des  bénéfices  exceptionnels.  Ce  résultat  nous  pa- 
raîtrait, après  tout,  peu  regrettable.  Il  n'est  pas  inutile  que  les  capitalistes 
qui  traitent  avec  l'état  pour  l'accomplissement  d'un  service  public  soient  sa- 
tisfaits de  leur  opération  :  le  gouvernement  se  ménage  ainsi,  pour  l'avenir, 
leur  concours  et  en  quelque  sorte  leur  clientèle,  et  de  plus  il  acquiert  le  droit 
de  réclamer,  soit  à  l'expiration  du  bail,  soit  même  durant  le  cours  du  con- 
trat, des  modifications  favorables  à  l'industrie  et  au  commerce.  Par  exemple, 
la  Compagnie  Péninsulaire  et  Orientale,  dont  la  situation  financière  est  si  flo- 
rissante, s'est  toujours  montrée  disposée  à  étendre  ou  à  multiplier  ses  lignes 
de  paquebots  lorsque  le  gouvernement  anglais  en  a  exprimé  le  désir;  elle  ne 
marchande  pas  avec  l'échiquier,  qui  n'a  pas  marchandé  avec  elle,  et  l'admi- 
nistration qui  la  dirige  avec  tant  d'habileté  comprend  que  son  premier  devoir 
est  de  servir  largement  le  public,  qui  la  rétribue  largement.  Cette  entente 
cordiale,  qui  existe  entre  les  compagnies  et  l'état  et  qui  efface  en  certains  cas 
les  restrictions  du  caliier  des  charges  pour  y  substituer  une  interprétation  libé- 
rale également  avantageuse  aux  deux  parties,  n'est-elle  pas  mille  fois  préféra- 
ble aux  luttes  de  chaque  jour,  aux  arguties,  aux  chicanes  que  provoquerait  à 
coup  sûr  une  compagnie  pauvrement  dotée,  besoigneuse,  obligée  de  se  re- 
trancher derrière  tous  les  faux-fuyans  pour  échapper  à  la  ruine?  C'est  de  ce 
point  de  vue  élevé  que  l'on  doit  envisager  la  question.  Si  l'on  se  laissait  en- 
core aveugler  par  les  sentimens  de  jalousie  mesquine,  qui,  en  France  plus 
qu'ailleurs,  s'attaquent  aux  bénéfices  recueillis  par  les  compagnies,  si,  au  lieu 
de  se  réjouir  à  la  vue  d'un  capital  amplement  rémunéré,  on  s'obstinait  à  con- 
sidérer les  dividendes  distribués  aux  actionnaires  comme  un  gain  illicite 
extorqué  aux  dépens  de  l'état,  il  faudrait  renoncer  absolument  aux  grandes 
entreprises.  Le  gouvernement,  on  le  répète,  est  seul  en  mesure  de  tenir  compte 
de  ces  considérations  par  le  choix  direct  des  capitalistes  auxquels  doivent  être 
confiés  Iqs  services  maritimes. 

On  est  généralement  d'accord  sur  la  désignation  des  lignes  à  étabUr  entre 
la  France  et  les  pays  transatlantiques.  Les  points  de  destination  sont  indi- 
qués par  la  nature  même  et  l'importance  des  relations  politiques  ou  commer- 
ciales que  nous  entretenons  avec  les  différentes  zones  du  littoral  américain. 
Ce  sont  :  1"  les  États-Unis,  2°  les  Antilles  et  le  golfe  du  Mexique,  3°  le  Brésil 
et  les  rives  du  Rio  de  la  Plata.  Dans  les  mers  d'Asie,  où  nos  intérêts  sont  mal- 
heureusement presque  nuls  et  que  sillonnent  d'ailleurs  avec  tant  de  succès 
les  steamers  de  la  Compagnie  Péninsulaire  et  Orientale,  nous  n'avons  point 


722  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore  à  nous  préoccuper  de  la  création  d'un  service  à  vapeur.  On  a  quelque- 
fois songé,  il  est  vrai,  à  rattacher  la  colonie  de  la  Réunion,  soit  à  Aden,  soit  à 
Bombay,  soit  à  Pointe-de-Galle,  par  un  paquebot  qui  correspondrait  avec  les 
navires  de  la  compagnie  anglaise;  mais  il  n'y  a  là  qu'un  intérêt  purement 
local  auquel  on  pourrait  aisément  donner  satisfaction  au  moyen  d'un  stea- 
mer de  guerre  appartenant  à  la  division  navale  des  mers  de  l'Inde.  Jusqu'ici 
le  département  de  la  marine  a  reculé  devant  la  déx>ense,  et  il  attend,  avec  quel- 
que raison,  que  le  gouvernement  anglais  ait  pris  en  faveur  de  l'île  Maurice, 
voisine  de  la  Réunion,  l'initiative  de  la  mesure  qui  profiterait  en  même  temps 
à  notre  colonie.  Il  ne  faut  pas  en  outre  perdre  de  vue  que  depuis  peu  de 
mois  un  nouveau  service  part  régulièrement  de  Southampton  pour  Calcutta, 
en  passant  par  le  cap  de  Bonne-Espérance  et  en  faisant  escale  à  Maurice.  Nos 
communications  avec  la  Réunion  sont  ainsi  devenues  plus  rapides  et  plus 
fréquentes,  et  elles  paraissent  suffire  aux  intérêts  du  service  administratif 
comme  aux  besoins  du  commerce.  Quant  au  Sénégal  et  à  la  côte  occidentale 
d'Afrique,  où  nos  échanges  ont  acquis  pendant  ces  dernières  années  un  dé- 
veloppement considérable,  la  ligne  qui  desservira  le  Brésil  pourra,  soit  direc- 
tement en  touchant  à  Corée,  soit  par  un  embranchement  établi  à  Madère, 
assurer  leur  correspondance  mensuelle  avec  la  France.  Il  n'y  a  donc  en  réa- 
lité que  trois  services  principaux  dont  la  création  immédiate  soit  aujourd'hui 
nécessaire;  ils  doivent  aboutir  aux  trois  zones  où  se  concentre,  sur  l'Atlantique, 
l'activité  commerciale  du  Nouveau-Monde. 

Si  l'on  consulte  les  documens  statistiques  publiés  par  l'administration  des 
douanes,  on  observe  que,  pour  1851,  la  valeur  totale  des  marchandises  trans- 
portées entre  la  France  et  les  États-Unis  s'est  élevée  à  339  millions  de  francs. 
Les  échanges  avec  les  Antilles  et  le  golfe  du  Mexique  ont  atteint,  pour  la 
même  année,  160  millions;  avec  le  Brésil  et  le  Rio  de  la  Plata,  102  millions. 
L'ensemble  de  ces  chiffres  représente  environ  le  tiers  du  commerce  maritime 
de  la  France. 

Sur  la  ligne  des  États-Unis,  nos  paquebots  auront  à  lutter  contre  la  double 
concurrence  des  steamers  anglais  et  américains;  sur  les  deux  autres  lignes, 
ils  ne  rencontreront  que  les  compagnies  anglaises;  ce  sera  donc  le  service  de 
New-York  qui  exigera  de  notre  part  le  plus  d'efforts  et  de  sacrifices.  Assurer 
à  nos  paquebots  la  clientèle  des  passagers  et  des  marchandises  qui,  jusqu'à 
ce  jour,  ont  emprunté  la  voie  de  l'Angleterre  pour  être  transportés  de  France 
aux  États-Unis,  et  vice  versa,  attirer  sur  notre  territoire  le  transit  des  pro- 
duits que  l'Europe  centrale  expédie  dans  le  Nouveau-Monde,  tel  est  le  pro- 
blème à  résoudre.  Dans  cette  vue,  il  serait  nécessaire  que  le  service  français  fût 
égal,  sinon  supérieur,  à  ceux  des  compagnies  Cunard  et  Collins,  tant  pour  la 
fréquence  des  voyages  que  pour  la  rapidité  des  traversées.  Les  départs  des 
paquebots  Cunard  étant  hebdomadaires,  et  ceux  des  paquebots  ColUns  bi -men- 
suels, nous  ne  saurions  avoir  moins  de  deux  départs  chaque  mois  à  destina- 
tion de  New- York.  Les  lois  de  la  concurrence  conseilleraient  même  d'orga- 
niser un  départ  chaque  semaine,  car,  en  matière  de  transports,  l'avantage 
demeure  infailliblement  au  service  qui  offre  les  plus  grandes  facilités  pour  les 
communications  et  qui  appelle  ainsi  les  préférences  du  commerce.  Les  Amé- 
ricains ne  se  dissimulent  pas  la  supériorité  des  Anglais  à  cet  égard  sur  la 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  723 

ligne  de  New- York  à  Liverpool,  et  ils  seront  probablement  entraînés  un  jour 
ou  Tautre  à  établir,  comme  leurs  rivaux,  des  départs  hebdomadaires.  Nous 
pourrions  cependant,  pour  le  début,  nous  en  tenir  à  une  correspondance  bi- 
mensuelle, et,  dans  ce  cas,  il  faudrait  employer  S  steamers,  soit  4  pour  le 
service  régulier  et  1  de  réserve. 

Les  paquebots  anglais  qui  sont  chargés  de  la  ligne  des  Antilles  et  du  golfe 
du  Mexique  partent  de  Southampton  deux  fois  par  mois;  ils  se  rendent  à 
Saint-Thomas,  d'où  rayonnent  six  embranchemens  qui  desservent  toutes  les 
colonies  anglaises  et  étrangères,  et  qui  aboutissent  à  Chagres,  Vera-Cruz,  la 
Havane,  Demerara,  la  Trinité  et  Nassau.  Les  paquebots  français  devront  four- 
nir le  même  nombre  de  départs;  mais  leur  parcours  sera  beaucoup  moins 
compliqué,  attendu  que  nos  intérêts  coloniaux  dans  la  mer  des  Antilles  n'exi- 
geront pas  autant  d'escales,  et  qu'il  suffira  de  rattacher  à  la  ligne  principale, 
aboutissant  à  la  Martinique,  deux  embranchemens  qui  se  dirigeront,  l'un 
vers  le  Mexique,  l'autre  vers  Chagres.  Ce  service  emploierait  douze  navires 
ainsi  répartis  :  5  sur  la  ligne  principale  et  7  sur  les  deux  embranchemens. 

Les  départs  des  paquebots  anglais  à  destination  du  Brésil  n'ont  lieu  qu'une 
fois  par  mois.  L'établissement  d'un  pareil  service  exigerait  en  France  l'emploi 
de  3  steamers,  auxquels  s'ajouteraient  deux  autres  navires  pour  l'embranche- 
ment de  la  Plata.  Peut-être  les  conditions  particulières  de  notre  commerce 
avec  le  Brésil,  Montevideo  et  Buénos-Ayres  permettraient-elles  d'effectuer 
avec  profit  deux  voyages  par  mois.  Cette  hypothèse  sera  examinée  en  son  lieu. 

En  résumé,  le  nombre  des  navires  strictement  nécessaires  pour  le  service 
des  communications  transatlantiques  sur  les  trois  lignes  des  États-Unis,  du 
golfe  du  Mexique  et  du  Brésil,  y  compris  les  embranchemens,  serait  de  22; 
c'est  toute  une  flotte  à  construire  et  à  équiper  dans  le  plus  bref  délai. 

ici  se  présentent  plusieurs  questions  techniques  qui  sont  encore  aujourd'hui 
très  controversées.  Les  navires  affectés  à  la  navigation  transatlantique  seront- 
ils  construits  en  fer  ou  en  bois?  Seront-ils  mus  par  les  roues  à  aubes  ou  par 
l'hélice?  Quelle  sera  leur  force  en  chevaux  de  vapeur?  Quel  sera  leur  tonnage? 
—  Au  premier  abord,  on  serait  assez  disposé  à  penser  que  la  solution  de  ces 
différens  points,  en  ce  qui  concerne  chaque  ligne,  pourrait  être  laissée  à  l'ap- 
préciation de  la  compagnie  concessionnaire,  qui  sera  naturellement  très  inté- 
ressée à  adopter  les  combinaisons  les  plus  avantageuses  pour  opérer  des 
transports  économiques  et  rapides.  Cependant  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue 
que  le  service  des  paquebots,  tel  qu'on  veut  l'établir,  offre  tous  les  caractères 
d'une  entreprise  nationale,  qu'il  sera  largement  subventionné  par  le  trésor, 
et  que  dès  lors  l'état  possède  le  droit  incontestable  d'intervenir  dans  les  dé- 
tails qui  se  rattachent  à  la  construction  et  à  l'armement  des  navires.  Comment 
d'ailleurs  parviendrait-on  à  fixer  éqtdtablement  le  taux  de  la  subvention,  si 
chaque  contrat  ne  contient  pas  sur  les  principaux  chapitres  de  dépenses  des 
règles  précises  auxquelles  la  compagnie  concessionnaire  sera  obligée  de  se 
conformer?  Les  prix  d'un  navire  en  fer  et  d'un  navire  en  bois,  d'une  machine 
à  roues  et  d'un  propulseur  à  hélice  ne  sont  pas  les  mêmes  :  le  chiiSfre  de  la 
subvention  sera  donc  plus  ou  moins  élevé  selon  que  le  gouvernement  impo- 
sera, par  le  cahier  des  charges,  des  conditions  plus  ou  moins  coûteuses,  et  ce 
sont  ces  conditions  qu'il  importe  d'abord  de  stipuler. 


72A  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Avant  d'exprimer  une  opinion  définitive  sur  le  mode  de  construction,  il 
importe  de  déterminer  exactement  quel  sera  le  principal  rôle  des  steamers. 
Si  l'on  veut  obtenir  des  bâtimens  propres  au  combat  et  pouvant,  à  un  mo- 
ment donné,  entrer  en  ligne  dans  les  rangs  d'une  escadre  de  guerre,  les  con- 
structions en  bois  doivent  être  évidemment  préférées,  car  il  a  été  reconnu  que 
les  boulets,  frappant  la  coque  des  navires  en  fer,  produisent  des  avaries  très 
graves  et  souvent  irrémédiables.  Si  au  contraire  on  veut  obtenir  une  marche 
rapide  et  une  exploitation  économique,  les  constructions  en  fer  doivent  l'em- 
porter. On  a  fait  à  ce  sujet  de  nombreuses  expériences,  et  l'un  de  nos  plus  habiles 
constructeurs,  M.  Benêt,  entendu  dans  la  dernière  enquête  parlementaire  sur 
la  marine,  a  émis  son  opinion  en  ces  termes  :  «  Je  suis  convaincu  que,  pour 
le  commerce,  les  constructions  en  fer  remplaceront  celles  en  bois.  Dans  la 
marine  militaire,  pour  les  bâtimens  qui  ne  sont  pas  des  navires  de  guerre 
proprement  dits,  pour  les  avisos,  on  continuera  à  se  servir  du  fer;  pour  les 
vaisseaux  destinés  à  combattre,  on  est  déjà  revenu  au  bois.  »  Cela  posé,  il  faut 
que  le  gouvernement  décide  s'il  entend  sacrifier  l'intérêt  commercial  à  l'in- 
térêt militaire,  en  exigeant  la  construction  de  navires  en  bois.  Or  il  nous 
semble  que,  dans  les  circonstances  actuelles,  à  la  suite  de  l'échec  éprouvé  par 
les  navires  en  bois  de  450  chevaux  prêtés  à  la  compagnie  Hérout  et  de  Handel 
et  en  présence  de  la  concurrence  anglaise,  il  serait  imprudent  d'adopter  un 
parti  aussi  radical.  Quelle  est  la  fonction  habituelle,  normale  des  paquebots? 
Dans  quel  intérêt  crée-t-on  les  lignes  transatlantiques?  N'est-ce  point  surtout 
afin  de  faciliter  l'échange  des  correspondances,  les  relations  du  commerce,  le 
transport  des  passagers?  Et  dès  lors  comment  pourrait-on  hésiter  entre  les 
deux  systèmes?  D'ailleurs,  les  navires  en  fer  ne  seraient  point  inutiles  en 
temps  de  guerre;  on  les  emploierait  aux  transports  de  troupes,  de  munitions, 
d'approvisionnemens,  et  ils  rendraient,  à  ce  titre,  d'immenses  services  qu'il 
est  superflu  d'énumérer.  Le  contrat  signé  le  5  juillet  1850  entre  l'amirauté  et 
la  Compagnie  Royale  pour  l'exploitation  de  la  ligne  des  Indes  occidentales  et 
du  Brésil  stipule  l'entretien  de  quinze  navires,  dont  dix  seront  construits  en 
bois  et  mis  en  état  de  porter  au  besoin  de  l'artillerie  d'un  fort  calibre;  mais, 
il  y  a  deux  ans,  on  n'était  pas  encore  complètement  fixé  sur  les  qualités 
respectives  du  bois  et  du  fer,  et  aujourd'hui  la  compagnie  anglaise  se  trouve 
gravement  lésée  par  la  condition  expresse  qui  lui  a  été  imposée  dans  son 
contrat.  —  Au  point  où  en  sont  les  choses  et  pour  donner  satisfaction  à  l'in- 
térêt militaire,  qui  tient  évidemment  une  grande  place  dans  les  préoccu- 
pations du  gouvernement,  on  pourrait  à  la  rigueur  exiger  qu'une  partie  des 
paquebots  affectés  aux  grandes  lignes,  la  moitié  au  plus,  fussent  construits 
en  bois;  aller  au-delà,  ce  serait,  nous  le  croyons,  dépasser  la  mesure. 

Les  expériences  récentes  ont  démontré  que  les  steamers  à  roues  convien- 
nent surtout  aux  courtes  traversées,  et  les  steamers  pourvus  de  l'hélice,  aux 
longs  voyages.  Les  paquebots  Cunard  et  Collins,  qui  font  le  service  entre 
l'Angleterre  et  les  États-Unis,  sont  mus  par  des  roues,  tandis  que  l'héUce  est 
généralement  employée  pour  les  services  lointains  qui,  depuis  deux  annés, 
se  sont  multipUés  en  Angleterre,  à  destination  de  la  côte  occidentale  d'Afrique, 
du  cap  de  Bonne-Espérance,  de  Calcutta,  de  l'Australie.  Sur  onze  navires 
actuellement  en  chantier  pour  le  compte  de  la  Compagnie  Péninsulaire 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  725 

et  Orientale,  huit  seront  à  hélice.  Cette  préférence  s'explique  aisément.  Les 
roues,  jusqu'ici  du  moins,  possèdent  une  force  de  propulsion  plus  énergique, 
et,  pour  les  courtes  traversées,  surtout  lorsque  l'on  doit  naviguer  vent  debout 
(ainsi  qu'il  arrive  dans  les  voyages  de  Liverpool  à  New-York),  ce  mécanisme 
produit  une  vitesse  plus  grande;  mais  quand  il  s'agit  de  longs  parcours  où  le 
navire  rencontre  des  moussons  et  des  brises  de  travers  qui  permettent  d'aller 
à  la  voile,  l'hélice  offre  des  avantages  incontestables  :  on  rentre  le  propulseur, 
on  éteint  les  feux,  et  le  paquebot,  prenant  les  allures  d'un  bâtiment  à  voiles, 
n'est  point  gêné  dans  son  sillage  par  l'immense  obstacle  qu'opposerait  au 
vent  et  à  la  mer  l'appareil  des  tambours  attachés  aux  flancs  des  navires  à 
roues.  Il  en  résulte  une  notable  économie  de  combustible,  sans  perte  de  vitesse. 
L'observation  de  ces  faits,  qui  sont  chaque  jour  confirmés  par  de  nouveaux 
exemples,  guidera  naturellement  le  gouvernement  français  pour  l'organisa- 
tion des  services  transatlantiques  :  la  ligne  de  New-York  sera  exclusivement 
livrée  aux  paquebots  à  roues,  tandis  que  ceUes  des  Antilles  et  du  Brésil,  par- 
ticulièrement cette  dernière,  qui  traverse  la  zone  des  vents  alises,  pourront 
être  exploitées  avec  profit  par  des  paquebots  à  hélice. 

De  même,  la  force  en  chevaux  de  vapeur  qu'il  convient  de  donner  aux 
navires  ne  saurait  être  fixée  uniformément  pour  toutes  les  lignes.  Elle  variera 
en  raison  des  distances  ou  des  conditions  nautiques,  et  sous  le  stimulant  plus 
ou  moins  actif  de  la  concurrence  étrangère.  Le  point  essentiel,  c'est  d'entrer 
en  lice  avec  une  puissance  de  vitesse  au  moins  égale  à  celle  des  paquebots 
anglais  et  américains.  Par  exemple,  sur  la  ligne  de  New-Y'ork,  on  voit  que 
les  steamers  américains,  pourvus  de  machines  de  1,000  chevaux,  l'emportent 
sur  les  steamers  anglais  de  la  compagnie  Cunard,  dont  la  force  est  de  650 
à  800  chevaux.  Cette  victoire,  qui  flatte  singulièrement  l'amour-propre  natio- 
nal des  Yankees,  engagera  la  compagnie  anglaise  à  augmenter  la  force  de 
ses  paquebots.  Que  l'on  s'attende  donc  à  ne  plus  voir  bientôt  sur  l'Océan, 
entre  les  États-Unis  et  l'Europe,  que  des  navires  de  1,000  chevaux,  si  même 
on  s'en  tient  là.  Ce  chiffre  doit  être  adopté,  quant  à  présent,  par  la  ligne  fran- 
çaise, puisque  les  faits  l'ont  en  quelque  sorte  consacré.  Pour  les  services  des 
Antilles  et  du  Brésil,  il  ne  paraît  point  nécessaire  d'employer  des  machines 
aussi  puissantes.  Le  contrat  passé  entre  l'amirauté  et  la  compagnie  anglaise 
oblige  celle-ci  à  entretenir  10  navires  de  400  chevaux  au  moins  et  4  de  250; 
mais  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que,  dans  la  pensée  d'accroître  sans  cesse  la 
vitesse,  il  y  a  aujourd'hui  une  tendance  très  prononcée  à  augmenter  partout 
la  force  de  propulsion.  En  outre,  le  commerce  devient  de  plus  en  plus  exi- 
geant. Le  22  décembre  dernier,  il  s'est  tenu  à  Londres  un  meeting  considé- 
rable qui  se  plaignit  en  termes  très  vifs  des  irrégularités  signalées  dans  le 
service  de  la  compagnie  des  Indes  occidentales  et  du  Brésil;  on  accusait  cette 
compagnie  de  ne  pas  introduire  dans  la  construction  de  ses  navires  et  dans 
le  mode  de  propulsion  les  améliorations  indiquées  par  les  découvertes  nou- 
velles de  la  science.  Cette  démonstration ,  à  laquelle  ont  pris  part  les  princi- 
paux négocians  intéressés  dans  le  commerce  des  colonies,  ne  demeurera  pas 
stérile.  Aussi  serait-il  prudent  de  placer  dès  à  présent  sur  nos  lignes  princi- 
pales aboutissant  à  la  Martinique  et  à  Rio-Janeiro  des  bâtimens  de  500  che- 
vaux au  moins,  et  sur  les  embranchemens  de  Chagres,  de  la  Havane  et  de  la 
Plata,  des  navires  de  300  chevaux. 


726  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Quant  au  tonnage,  il  serait  impossible  d'établir  une  règle  précise.  Dans  les 
steamers  anglais,  le  chiffre  du  tonnage  est  double,  triple,  parfois  quadruple 
de  celui  qui  représente  la  force  en  chevaux  de  vapeur.  Les  contrats  passés 
entre  Tamirauté  et  les  compagnies  ne  fixent  point  de  maximum  ni  de  mini- 
mum :  les  compagnies  sont  libres  de  donner  à  leurs  bâtimens  les  dimensions 
et  la  capacité  qui  leur  conviennent;  le  gouvernement  se  borne  à  leur  imposer 
des  conditions  de  vitesse  pour  chaque  section  de  parcours,  en  stipulant  le 
paiement  d'amendes  assez  fortes  en  cas  de  retards  non  justifiés.  Ce  mode  est 
à  la  fois  le  plus  sage  et  le  plus  simple.  -Il  n'y  a  pas  en  effet  d'industrie  plus 
variable  dans  ses  élémens,  plus  progressive  que  celle  des  constructions  na- 
vales. En  1840,  un  steamer  de  2,000  tonneaux  eût  été  considéré  comme  une 
merveille;  aujourd'hui,  cependant,  ce  chiffre  rentre  dans  les  limites  ordi- 
naires, et  déjà  les  calculs  des  ingénieurs,  dépassant  toutes  les  hardiesses  de 
l'imagination,  promettent  des  navires  de  S,000  tonneaux,  qui  se  rendront 
en  droite  ligne  de  Southampton  à  Calcutta,  sans  être  obligés  de  renouveler 
en  route  leur  approvisionnement  de  charbon.  Il  en  est  du  tonnage  comme 
de  la  puissance  de  la  vapeur  :  partout  on  procède  par  accroisseraens  énormes 
dans  les  proportions  jusqu'ici  connues  ;  on  cherche  une  combinaison  qui  pro- 
cure l'économie  en  même  temps  que  la  vitesse;  la  trouvera-t-on  au  bout  de 
ces  conceptions  gigantesques  qui  semblent  un  défi  jeté  à  l'Océan?  Quoi  qu'il 
en  soit,  c'est  aux  compagnies  qu'il  appartient  d'étudier  ces  intéressans  pro- 
blèmes, et  le  gouvernement,  qui  profitera  pour  son  propre  compte  des  expé- 
riences faites  sous  ses  yeux,  n'a  point  à  intervenir  dans  la  question  de  ton- 
nage. Encore  moins  doit-on  réglementer  la  calaison  des  navires  et  fixer  un  mi- 
nimum de  tirant  d'eau.  Ce  sont  là  des  détails  de  construction  qui  ne  relèvent 
que  du  jugement  des  concessionnaires,  et  il  serait  même  désirable  que  le  ti- 
rant d'eau  fût  plus  faible  que  celui  des  paquebots  anglais  ou  américains  (près 
de 7  mètres),  car  les  navires  qui  présenteraient  une  profondeur  aussi  grande 
éxjrouveraient  beaucoup  de  difficultés  à  entrer  dans  la  plupart  de  nos  ports. 

Nous  arrivons  à  l'examen  de  deux  points  très  importans,  qui  touchent  à  des 
intérêts  particuliers  et  locaux,  et  qui  ne  peuvent  être  décidés  qu'après  de 
mûres  réflexions.  La  concession  des  paquebots  transatlantiques  sera-t-elle 
faite  à  une  ou  à  plusieurs  compagnies?  Les  lignes  partiront-elles  d'un  ou  de 
plusieurs  ports?— Il  suffit  de  savoir  que  différentes  compagnies  briguent  ins- 
tamment la  concession  fractionnée  ou  collective  des  trois  services,  et  que  cha- 
cun de  nos  principaux  ports  réclame  au  moins  l'une  des  lignes  à  établir,  pour 
se  rendre  compte  de  l'agitation  extrême  que  soulèvent  ces  deux  questions.  Le 
Havre,  Cherbourg,  Lorient,  Nantes,  Bordeaux  et  Marseille,  c'est-à-dire  six  ports 
et  un  nombre  de  compagnies  à  peu  près  égal  se  disputent  les  trois  lignes.  Les 
ims  se  tiendraient  satisfaits  d'en  obtenir  une;  les  autres,  plus  ambitieux,  les 
voudraient  toutes.  A  quel  système,  à  quel  port  sera  accordée  la  préférence? 
Quelle  que  soit  la  décision,  il  y  aura  plusieurs  ports  qui  se  prétendront  sacri- 
fiés. Quand  on  se  trouve  ainsi  en  face  de  passions  ardentes  qu'envenime  une 
rivalité  d'ailleurs  fort  naturelle,  il  faut  prendre  hardiment  son  parti,  et  mar- 
cher droit  dans  la  direction  de  l'intérêt  général.  Un  seul  port,  ime  seule  com- 
pagnie, telle  est  la  solution  qui  nous  paraît  devoir  être  adoptée. 

Sous  le  rapport  de  l'économie,  il  ne  saurait  subsister  aucun  doute  sur  l'a- 
vantage que  présente  un  point  de  départ  unique.  Si  tous  les  services  trans- 


DES   NOUVELLES   YOIES   MARITIMES.  727 

atlantiques  sont  réunis  dans  un  même  port,  les  frais  d'administration,  tant 
pour  le  personnel  que  pour  le  matériel,  seront  évidemment  beaucoup  moin- 
dres. La  compagnie,  au  lieu  d'entretenir  pour  chaque  ligne  un  navire  de  ré- 
serve, soit  trois  navires  pour  les  trois  lignes,  pourra,  avec  deux  navires  seu- 
lement, être  en  mesure  de  parer  à  toutes  les  éventualités  et  de  garantir  la 
régularité  des  voyages.  Il  y  aura  un  seul  magasin  pour  les  marchandises,  un 
seul  chantier  pour  les  réparations,  un  seul  atelier  pour  les  machines,  un  seul 
dock  pour  le  stationnement  des  paquebots.  En  Angleterre,  cet  argument 
serait  moins  décisif  :  les  onze  navires  que  fait  construire  en  ce  moment  la 
Compagnie  Péninsulaire  et  Orientale  sont  répartis  entre  cinq  chantiers  situés 
dans  cinq  ports  différens.  L'immense  développement  des  opérations  maritimes 
a  déterminé  sur  toutes  les  côtes  l'érection  d'usines  fortement  organisées  qui 
peuvent  exécuter  immédiatement,  et  avec  leurs  seules  ressources,  les  com- 
mandes les  plus  considérables.  Les  principaux  ports  possèdent  des  docks  et 
des  cales  qui  donnent  accès  aux  plus  grands  navires.  En  France,  au  con- 
traire, la  plupart  de  ces  ressources  nous  manquent  encore  :  docks,  usines, 
tout  est  à  créer,  ou  du  moins  à  compléter,  par  une  organisation  nouvelle  et 
au  prix  de  sacrifices  très  coûteux.  Il  serait  donc  plus  économique  de  con- 
centrer, quant  à  présent,  tous  les  travaux  dans  l'un  de  nos  ports.  Cette  consi- 
dération est  à  nos  yeux  très  puissante  ;  elle  ne  suffirait  pas  cependant,  il 
faut  le  reconnaître,  pour  justifier  la  proposition,  et  les  ports,  qui  se  préoc- 
cupent bien  plus  de  leur  intérêt  que  de  celui  du  trésor,  affirment  qu'elle 
doit  fléchir  sous  les  exigences  du  commerce  et  des  communications  postales. 
Ainsi,  Lorient  soutient  qu'il  est  le  point  le  plus  rapproché  des  États-Unis, 
et  que  dès  lors  la  ligne  de  New-York  lui  est  naturellement  dévolue.  Nantes 
et  Marseille  pour  la  ligne  du  Brésil,  Bordeaux  pour  celle  des  Antilles,  invo- 
quent le  même  argument  et  s'appuient  sur  l'impoi^tance  de  leurs  relations 
avec  ces  contrées.  Le  Havre,  plus  éloigné  des  rivages  du  Nouveau-Monde, 
fait  ressortir  sa  proximité  de  Paris,  la  facilité  et  la  rapidité  de  ses  commu- 
nications avec  l'Allemagne  et  la  Suisse,  l'accroissement  de  ses  échanges  trans- 
atlantiques. Enfin  Cherbourg  se  présente  dans  le  débat  et  retient  à  son  profit 
toutes  les  hgnes.  Il  déclare  que  l'intérêt  militaire  lui  donne  d'incontestables 
droits,  et  que  l'achèvement  du  chemin  de  fer  qui  doit  le  relier  à  la  capitale 
lui  permet  de  servir,  autant  et  même  mieux  que  le  Havre,  les  intérêts  du. 
commerce,  des  correspondances  et  des  passagers.  —  Telles  sont  les  préten- 
tions qui  assiègent  depuis  plusieurs  mois  les  conseils  du  gouvernement  :  la 
presse  locale,  les  assemblées  municipales,  les  chambres  de  commerce,  élèvent 
partout  la  voix.  Nous  assistons  de  nouveau  aux  luttes  qui  se  livraient,  en 
1840, 184o  et  1847,  au  sein  des  commissions  législatives,  elles  discussions  sont 
d'autant  plus  vives,  que  l'on  pressent  l'approche  d'une  sérieuse  décision.  En 
jnême  temps  qu'il  exalte  ses  i)ropres  mérites  pour  établir  sa  supériorité, 
chaque  port  est  amené  à  dénigrer  ses  rivaux,  et  l'observateur  impartial  se 
trouve  pris  entre  un  feu  croisé  de  critiques  et  de  récriminations  qui  intimi- 
dent son  jugement.  Le  vent,  la  marée,  les  bas-fonds,  le  brouillard,  jouent  un 
grand  rôle  dans  la  lutte,  en  sorte  que  si  l'on  ajoutait  foi  aux  divers  organes 
de  cette  curieuse  polémique,  il  n'y  aurait  peut-être  pas  en  France  un  seul 
port  en  état  de  recevoir  des  paquebots. 


728  '     REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Pour  les  communications  à  vapeur,  la  vitesse  est  assurément  une  condition 
très  essentielle;  aussi  recommandé-t-on  en  général  de  prendre  le  point  de 
départ  le  plus  rapproché  du  pays  de  destination;  mais  cette  règle  n'est  point 
absolue,  elle  se  combine  avec  un  second  élément  non  moins  essentiel,  à  sa- 
voir l'élément  de  trafic.  En  d'autres  termes,  il  est  nécessaire  que  le  point  de 
départ  soit  également  à  portée  de  la  région  politique,  industrielle,  commer- 
ciale, qui  doit  prendre  le  plus  d'intérêt  à  l'existence  de  services  rapides  et  qui 
est  appelée  à  contribuer  pour  la  plus  forte  part  au  chargement  des  paque- 
bots. En  1830,  le  gouvernement  anglais  a  procédé  à  une  enquête  dont  les 
résultats  méritent  d'être  étudiés  :  il  s'agissait  de  savoir  si  le  point  de  départ 
de  la  ligne  des  États-Unis  pouvait  être  utilement  transféré  de  Holy-Head, 
c'est-à-dire  de  Liverpool,  à  l'un  des  ports  de  la  côte  occidentale  d'Irlande.  Tous 
les  argumens  que  l'on  invoque  aujourd'hui  en  France  pour  faire  prévaloir  la 
condition  de  vitesse  furent  produits  par  les  délégués  des  ports  irlandais  ;  ce- 
pendant, bien  que  la  combinaison  soumise  à  l'examen  du  comité  d'enquête 
abrégeât  évidemment  la  durée  de  la  traversée  entre  la  Grande-Bretagne  et 
l'Amérique,  le  rapport  conclut,  en  termes  très  explicites,  au  maintien  de 
l'état  de  choses  actuel,  dans  l'intérêt  des  relations  commerciales  dont  Liver- 
pool est  le  centre.  De  môme,  c'est  de  Southampton,  non  de  l'extrémité  sud- 
ouest  de  l'Angleterre,  que  partent  les  paquebots  de  la  compagnie  des  Indes 
occidentales,  parce  que  l'on  a  compris  la  nécessité  de  placer  le  port  d'attache 
à  proximité  de  Londres.  De  même  encore,  aux  États-Unis,  c'est  New-York  qui 
est  demeuré  le  principal  point  d'arrivée  et  de  départ  des  paquebots  ;  si  l'on 
ne  tenait  compte  que  de  la  vitesse,  Halifax,  placé  sur  la  côte  de  la  Nouvelle- 
Ecosse,  se  trouverait  dans  une  situation  plus  favorable.  Il  semble  donc  naturel 
d'appliquer  à  la  création  des  services  que  l'on  se  propose  d'établir  en  France 
le  même  raisonnement,  et  à  ce  point  de  vue  il  convient  de  rechercher  quelle 
est  dans  notre  pays  la  région  qui  peut  être  considérée  comme  le  foyer  le  plus 
actif  du  commerce  transatlantique. 

Il  serait  superflu  de  démontrer,  à  l'aide  des  chiflres,  que  la  navigation  de 
la  France  avec  les  États-Unis  se  concentre  presque  exclusivement  dans  la 
Manche.  Quant  à  l'intercourse  avec  le  golfe  du  Mexique  et  les  Antilles  et  avec 
le  Brésil,  voici  quelle  est,  d'après  les  tableaux  officiels  pubhés  par  l'adminis- 
tration des  douanes,  la  part  respective  de  nos  principaux  ports.  En  1851,  le 
Havre  a  entretenu  avec  le  golfe  du  Mexique  et  les  Antilles  un  mouvement  de 
70,000  tonneaux  (entrée  et  sortie);  Marseille,  47,000;  Bordeaux,  41,000;  Nan- 
tes, 16,000.  Le  mouvement  avec  le  Brésil  et  la  Plata  a  employé,  au  Havre, 
36,000  tonneaux;  à  Marseille,  34,000;  à  Bordeaux,  12,000;  à  Nantes,  1,000. 
Le  rôle  de  Lorient  et  de  Cherbourg  dans  l'ensemble  des  transactions  mari- 
times est  presque  insignifiant. —  Mais  les  calculs  qui  précèdent  ne  sauraient 
être  encore  tenus  pour  décisifs.  En  effet,  il  ne  suffit  pas  de  connaître  le  nom- 
bre des  tonneaux  transportés  de  part  et  d'autre;  il  faut  surtout  apprécier  la 
nature  des  marchandises  que  ces  tonneaux  représentent,  particulièrement  à 
la  sortie  de  France.  Or  n'est-il  pas  constaté  que  les  tissus  et  les  produits  de 
luxe,  dont  le  transport  procurerait  du  fret  à  la  navigation  à  vapeur,  sont  ex- 
pédiés par  Le  Havre?  Ne  sait-on  pas  également  que  la  plupart  des  passagers 
arrivant  de  l'étranger  en  France  se  dirigent  vers  Paris?  Il  en  résulte  que  le 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  729 

commerce  transatlantique  qui  s'effectue  par  la  Manche  est  beaucoup  plus  im- 
portant pour  une  ligne  de  paquebots  que  le  commerce  des  places  situées  sur 
les  rives  de  l'Océan  ou  de  la  Méditerranée. 

Si  l'on  agrandit  le  cercle  de  la  comparaison  et  que  l'on  envisage  l'intérêt 
du  transit,  la  supériorité  des  ports  de  la  Manche  devient  encore  plus  mani- 
feste. C'est  par  la  France  que  doivent  passer  les  marchandises,  les  voyageurs, 
les  correspondances  de  l'Europe  centrale  à  destination  des  deux  Amériques  : 
la  France  est  en  quelque  sorte  au  seuil  de  l'Europe  et  de  l'Océan,  position 
merveilleuse  qui  rend  l'étranger  tributaire  de  notre  sol.  Déjà  Strasbourg  et 
Mulhouse  sont  reliés  au  Havre  par  des  chemins  de  fer  :  on  achève  en  ce  mo- 
ment le  chemin  de  Cherbourg.  Pour  ces  riches  et  populeuses  contrées  alle- 
mandes qui  accroissent  chaque  jour  leur  commerce  extérieur,  et  dont  les  ha- 
bitans  se  sentent  entraînés  vers  les  rivages  américains  par  un  attrait  presque 
irrésistible,  la  route  est  toute  tracée,  —  Paris  et  la  'Manche.  Il  n'en  est  pas 
qui  soit  plus  directe  et  moins  coûteuse.  Pourquoi  détourner  ce  courant?  Si 
dans  l'emplacement  des  services  transatlantiques  on  néglige  les  intérêts  et 
les  convenances  de  la  Suisse,  de  l'Allemagne,  de  la  Prusse,  on  court  risque  de 
perdre  une  grande  partie  de  notre  transit,  qui  passerait  à  l'Angleterre  ou  s'é- 
coulerait par  les  ports  anséates,  hollandais  et  belges.  Southampton  et  Liver- 
pool,  Anvers,  Brème,  Hambourg,  se  hâteront  de  profiter  de  notre  erreur  en 
se  partageant  les  transports  dont  nous  n'aurons  pas  su  garder  le  bénéfice. 
Que  l'on  établisse  ailleurs  que  dans  la  Manche  le  principal  point  de  départ 
des  lignes  du  golfe  du  Mexique  et  du  Brésil,  les  Allemands  du  nord  qui  se 
rendront  en  Californie  par  Chagres  ou  dans  l'Amérique  du  Sud  iront  s'em- 
barquer à  Southampton;  les  correspondances  et  les  marchandises  de  luxe, 
qui  suivent  d'ordinaire  la  route  des  voyageurs,  échapperont  à  nos  paquebots, 
et  ceux-ci  n'auront  plus  alors,  pour  alimenter  leur  vaste  tonnage,  que  le 
mouvement  français  au  lieu  du  mouvement  européen.  Toutes  les  raisons  que 
l'on  peut  alléguer  en  faveur  de  la  Méditerranée  et  de  l'Océan  ne  changeront 
pas  le  cours  naturel  des  choses;  la  Manche  est,  pour  ainsi  dire,  le  confluent 
de  l'Europe  financière  et  commerciale  :  c'est  là  que  nous  devons  nous  placer, 
en  face  de  l'Angleterre  et  sur  le  chemin  de  ses  ports. 

On  compte  dans  la  Grande-Bretagne  et  aux  États-Unis  plusieurs  places  de 
premier  ordre  où  le  crédit  et  les  transactions  présentent  une  activité  à  peu 
près  égale  :  par  exemple,  Londres  et  Liverpool,  New- York  et  la  Nouvelle- 
Orléans.  On  s'explique  que  dans  ces  deux  pays  divers  ports  soient  en  mesure 
d'entretenir  avec  leurs  propres  ressources  des  lignes  de  paquebots.  En  France, 
au  contraire,  Paris  est  demeuré  le  centre  des  opérations  de  banque  et  du  com- 
merce d'exportation.  Paris  prête  ses  capitaux  et  donne  l'impulsion  aux  dif- 
férentes branches  de  l'industrie  nationale,  aux  manufactures  comme  aux 
armemens;  il  exerce  sur  toute  la  France  une  influence  prépondérante.  Que 
cette  influence  soit  excessive,  regrettable  à  beaucoup  d'égards  ;  que  l'on  en 
prenne  texte,  suivant  l'usage,  pour  .faire  le  procès  à  la  centralisation,  ce 
n'est  point  là  ce  qu'il  s'agit  de  discuter.  Le  fait  existe  :  quelle  conséquence 
faut-il  en  tirer  en  ce  qui  concerne  l'emplacement  des  services  transatlanti- 
ques?—  C'est  que  les  points  de  départ  doivent  être  surtout  rapprochés  de 
Paris,  où  viennent  aboutir  les  correspondances,  les  ordres  de  vente  et  d'a- 

TOME  I.  47 


730  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chatj  où  se  traitent  les  plus  grandes  affaires,  où  se  rencontrent  les  voyageurs 
du  monde  entier.  En  vain  prétendrait-on  que  les  chemins  de  fer  transporte- 
ront de  Bordeaux  ou  de  Marseille  à  Paris  les  marchandises  et  les  voyageurs, 
que  le  fil  électrique  transmettra  avec  la  rapidité  de  l'éclair  les  dépêches  et 
les  nouvelles.  Ne  sait-on  pas  que,  pour  les  voyageurs  et  les  marchandises  ar- 
rivant par  mer,  la  condition  principale  est  de  débarquer  aussi  près  que  pos- 
sible du  lieu  de  destination,  et  vice  versa  pour  l'embarquement?  Quant  au 
télégraphe  électrique,  ce  n'est,  après  tout,  qu'un  mode  exceptionnel  de  trans- 
mission pour  un  nombre  limité  de  dépêches.  L'enquête  suivie  en  Angleterre 
au  sujet  de  l'entrée  des  paquebots  des  États-Unis  dans  les  ports  d'Irlande  a 
tranché  ces  deux  questions  avec  une  autorité  décisive. 

11  nous  reste  à  développer,  en  faveur  de  la  Manche,  un  dernier  argument  : 
c'est  l'argument  politique  et  militaire.  Si  le  gouvernement  se  décide  à  faire 
de  larges  sacrifices  pour  doter  la  France  d'un  système  de  communications 
transatlantiques,  il  lui  est  assurément  permis  de  se  préoccuper  en  même 
temps  des  intérêts  de  notre  puissance  navale  et  d'assigner  aux  paquebots  un 
rôle  actif  dans  les  guerres  qui  pourraient  survenir.  Les  paquebots  ne  rempla- 
ceront jamais  les  vaisseaux  de  ligne,  mais  ils  seraient,  le  cas  échéant,  d'utiles 
auxiliaires  pour  la  flotte.  Aujourd'hui  la  paix  règne,  et  personne  ne  songe  à 
la  troubler.  Quel  peuple,  quel  souverain  oserait  prendre  sur  lui  la  terrible 
responsabiUté  d'une  guerre  qui  mettrait  le  monde  en  feu  et  transformerait 
en  instrumens  de  destruction  ces  nobles  et  fraternels  navires,  instrumens  de 
civilisation,  de  commerce  et  de  paix?  Mais  est-ce  une  raison  pour  ne  point 
entretenir  une  armée  et  une  flotte,  des  soldats  et  des  matelots?  M.  Cobden  et 
ses  amis,  les  amis  de  la  paix,  auraient-ils  par  leur  éloquence  supprimé  les 
luttes  internationales?  Plût  à  Dieu  qu'il  en  fût  ainsi!  Malheureusement  l'iiis- 
toire  est  là  pour  enseigner  aux  peuples  qu'ils  doivent  être  prêts  à  défendre 
leur  territoire  et  leur  drapeau.  L'Angleterre,  dit-on,  s'alarme;  elle  nous  voit 
avec  défiance  construire  tant  de  steamers!  Singulière  méprise  !  Peut-on  con- 
sidérer comme  un  acte  hostile  la  réalisation  si  tardive  d'un  projet  conçu  dès 
1840,  la  création  d'un  service  de  paquebots  nécessaire  à  notre  commerce,  à 
notre  industrie,  au  maintien  de  notre  influence  légitime?  Depuis  plus  de  dix 
ans,  l'Angleterre  a  organisé  de  vastes  compagnies  qui  sont  obhgées  par  leurs 
contrats  à  employer  des  navires  assez  forts  pour  recevoir  au  besoin  de  l'artil- 
lerie du  plus  gros  calibre.  L'intention  de  cette  clause  était  évidente;  elle  n'a 
causé  aucun  étonnement.  Les  États-Unis  ont  suivi  l'exemple  dont  nous  nous 
emparons  à  notre  tour.  De  la  part  de  l'Angleterre,  des  États-Unis,  de  la  France, 
cette  conduite  est  toute  naturelle;  elle  est  prudente,  et  rien  de  plus.  Les  décou- 
vertes de  l'industrie  moderne  transforment  chaque  jour  et  perfectionnent  les 
armes  de  guerre.  Il  y  a  vingt  ans,  on  n'aurait  conduit  au  'combat  que  des 
navires  à  voiles;  aujourd'hui,  tous  les  peuples  ont  reconnu  les  avantages 
particuliers  que  procurerait  l'emploi  des  navires  à  vapeur.  Comment  donc 
resterions-nous  privés  d'un  moyen  puissant  de  défense  et  d'attaque,  alors 
que  nos  rivaux  en  sont  largement  pourvus?  Comment  la  France  hésiterait-elle 
à  adopter,  pour  son  propre  compte,  les  ressources  militaires  et  navales  qui 
existent  dans  d'autres  pays?  N'est-ce  pas  d'ailleurs  au  sein  de  la  paix  que 
les  grandes  nations  trouvent  les  loisirs  et  l'argent  indispensables  pour  orga- 


DES   NOUVELLES    VOIES    MARITIMES.  731 

niser  fortement  leurs  armées  et  leurs  flottes?  Nous  n'avons  à  prendre  con- 
seil que  de  nos  intérêts  en  présence  de  cette  question  franchement  posée  : 
—  En  cas  de  guerre  maritime,  quel  serait  notre  ennemi  le  plus  redoutable? 
Sur  quels  points  nous  serait- il  avantageux  de  concentrer  nos  forces?  —  Eh 
bien!  nous  ne  pensons  pas  faire  injure  à  la  Grande-Bretagne  en  déclarant 
qu'aucune  marine  ne  serait  pour  nous  plus  redoutable  que  la  sienne,  et  dès 
lors  n'est-ce  point  dans  la  Manche,  pour  la  défense  de  nos  côtes  ou  pour  l'at- 
taque des  côtes  ennemies,  que  doivent  être  naturellement  concentrés  nos  plus 
puissans  moyens  de  transport?  La  question  se  résout  par  la  question  même. 
Placer  dans  la  Manche  les  paquebots  transatlantiques,  ce  n'est  point,  faut-il  le 
répéter?  menacer  ni  provoquer  l'Angleterre;  c'est  agir  avec  prévoyance,  avec 
sagesse,  mettre  à  profit  les  leçons  de  l'expérience  et  obéir  aux  plus  simples 
notions  du  bon  sens. 

Mais  dans  quel  port  de  la  Manche  les  paquebots  seront-ils  établis?  A  Cher- 
bourg "ou  au  Havre?  S'il  y  a  rivalité  entre  les  trois  mers,  la  concurrence  entre 
ces  deux  ports  n'est  pas  moins  vive.  Situé  à  l'extrémité  d'une  presqu'île  qui 
se  dresse  pour  ainsi  dire  en  avant  de  la  France  et  fait  saillie  sur  la  mer,  Cher- 
bourg semble  arrêter  au  passage  et  attirer  à  lui  les  navires  arrivant  d'Amé- 
rique :  il  leur  offre  une  entrée  saine,  un  abri  sûr,  un  chemin  de  fer  qui,  pro- 
chainement achevé,  les  mettra  en  communication  directe  avec  Paris  et  le 
centre  de  l'Europe.  De  plus,  Cherbourg  est  l'œil  de  la  France  constamment 
fixé  sur  l'Angleterre.  Ce  sont  là  de  grands  avantages.  De  son  côté,  Le  Havre 
insiste  sur  la  supériorité  incontestable  de  son  mouvement  maritime  :  quoi 
qu'on  puisse  attendre  de  l'avenir  commercial  réservé  à  Cherbourg  lorsque  le 
chemin  de  fer  sera  terminé,  il  paraît  certain  que  le  courant  d'affaires  apporté 
au  Havre  par  la  navigation  de  la  Seine  et  par  le  rail-way  ne  se  détournera 
pas  aisément.  Au  point  de  vue  militaire,  la  position  du  Havre  ne  manque 
pas  d'importance  :  elle  commande  l'embouchure  d'un  fleuve,  protège  une 
longue  étendue  de  côtes,  et  regarde  le  rivage  anglais. 

Quant  à  la  vitesse  des  traversées  entre  la  France  et  les  pays  transatlan- 
tiques, Cherbourg  possède  sur  Le  Havre  un  avantage  de  six  heures,  qui  ne 
serait  plus  que  de  trois  à  quatre  heures,  si  l'on  calcule  en  même  temps  la  dis- 
tance respective  qui  sépare  de  Paris  chacun  de  ces  ports.  La  différence  est 
donc  à  peu  près  nulle  pour  les  dépêches  et  les  passagers  comme  pour  les  mar- 
chandises, celles-ci  devant  même  préférer  la  route  qui  abroge  le  plus  leur 
transport  par  chemin  de  fer,  car  ce  mode  de  roulage  est  le  plus  coûteux.  Que 
le  point  de  départ  soit  fixé  au  Havre  ou  à  Cherbourg,  les  paquebots  français 
conserveront,  dans  les  deux  cas,  l'avantage  de  la  vitesse  sur  les  paquebots 
anglais,  et  c'est  là  le  point  essentiel.  Il  faut  en  outre  tenir  compte  d'une 
éventualité  très  sérieuse.  Si  les  États-Unis,  rivalisant  ou  se  concertant  avec 
nous,  établissaient  une  ligne  bi-mensuelle  entre  New-York  et  la  France,  de 
telle  sorte  que  les  deux  lignes  combinées  fournissent  un  service  hebdoma- 
daire, il  est  probable  qu'ils  dirigeraient  leurs  paquebots  vers  Le  Havre,  où 
leur  commerce  est  et  demeurera  très  influent;  ils  enlèveraient  ainsi  aux 
départs  de  Cherbourg  une  grande  partie  des  passagers  et  du  fret.  Ici  encore, 
observons  ce  qui  se  passe  en  Angleterre.  Le  gouvernement  ayant  laissé  entre- 
voir l'intention  de  transférer  de  Liverpool  dans  un  autre  port  de  la  Manche 


732  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  service  de  la  compagnie  Cunard,  celle-ci  résiste,  en  affirmant  que  cette 
mesure  livrerait  à  la  compagnie  américaine,  dont  le  siège  serait  maintenu  à 
Liverpool,  tous  les  bénéfices  du  trafic. 

Il  semble  donc  qu'à  beaucoup  d'égards  Le  Havre  devrait  l'emporter  sur  Cher- 
bourg. On  objecte  pourtant  que  ce  choix  rencontrerait,  dans  la  pratique,  des 
obstacles  insurmontables  :  on  dit  que  l'entrée  et  le  fond  du  port  du  Havre  ne 
sont  pas  en  état  de  recevoir  des  navires  ayant  la  largeur  et  le  tirant  d'eau 
que  comportent  les  paquebots;  mais  cette  assertion  n'est  pas  concluante.  Lors 
même  que  l'on  désignerait  Cherbourg,  il  faudrait  exécuter  dans  ce  port  des 
travaux  considérables  pour  organiser  le  service  des  steamers  transatlantiques, 
qui  ne  pourraient  sans  inconvénient  être  placés  dans  le  même  bassin  que 
les  navires  de  guerre.  Il  s'agit  donc  de  savoir,  en  premier  lieu,  si  la  nature 
s'oppose  absolument  à  l'élargissement  de  l'entrée  du  Havre,  au  creusement 
de  nouveaux  bassins  assez  profonds  et  assez  vastes  pour  donner  accès  aux 
paquebots,  et  il  est  difficile  de  croire  qu'il  en  soit  ainsi;  en  second  lieu,  si 
les  dépenses  à  faire  pour  mettre  le  port  en  état  sont  tellement  considérables, 
qu'il  faille  de  prime  abord  y  renoncer.  Posée  en  ces  termes,  la  question  rentre 
complètement  dans  la  compétence  des  ingénieurs,  dont  la  décision  sera  sou- 
veraine. S'il  était  constaté  qu'à  l'aide  de  quelques  sacrifices  d'argent  on  pour- 
rait compléter  les  avantages  déjà  si  grands  que  Le  Havre  doit  à  sa  situation 
naturelle,  aux  habitudes  prises,  aux  échanges  établis  par  son  intermédiaire 
entre  l'Amérique  et  une  portion  de  l'Europe,  est-il  besoin  de  démontrer  com- 
bien il  serait  important  pour  la  France  d'introduire  la  navigation  à  vapeur 
à  côté  de  ces  nombreux  bassins  où  se  dressent  les  mâts  de  tant  de  navires 
venus  de  tous  les  points  du  monde?  Le  Havre  deviendrait  alors  la  première 
place  commerciale  du  continent.  Son  entrepôt  de  douanes,  depuis  longtemps 
insuffisant,  a  été,  il  y  a  quelques  années,  doublé  d'une  succursale  :  aujour- 
d'hui les  magasins  sont  encore  trop  étroits,  et  l'on  songe  à  construire  un 
dock.  Pourquoi  ce  dock  ne  serait-il  pas  établi  de  manière  à  répondre  aux 
exigences  d'un  service  de  paquebots?  Cette  combinaison  ne  semble-t-elle  pas 
naturellement  indiquée  par  les  intérêts  du  commerce,  et,  avec  le  patronage 
de  l'état,  n'ofire-t-elle  point,  de  grandes  chances  de  succès  à  la  compagnie  qui 
voudrait  la  tenter? 

En  concentrant  dans  la  Manche,  dans  un  même  port,  tous  les  services 
transatlantiques,  on  excitera  d'ardentes  jalousies  et  de  vives  rancunes;  on 
provoquera  sur  les  rives  de  la  Méditerranée  et  de  l'Atlantique  de  violentes 
colères  :  il  faut  s'y  attendre.  Excusées  par  les  illusions  de  l'intérêt  local,  ces 
plaintes  seront  vite  étouffées  sous  l'éclatante  manifestation  des  intérêts  géné- 
raux, et  l'on  n'aura  plus  qu'à  se  féliciter  d'avoir  opposé  une  ferme  résistance 
aux  entraînemens  d'une  popularité  stérile.  Si  depuis  1840  la  plupart  des  pro- 
jets relatifs  aux  paquebots  transatlantiques  ont  échoué  misérablement,  c'est 
surtout  à  la  division  des  hgnes  que  doivent  être  attribués  tous  les  échecs.  Le 
moment  est  venu  d'éviter  la  faute  tant  de  fois  commise  et  d'échapper  par 
l'adoption  d'un  autre  système  à  d'inévitables  déceptions.  Du  reste,  le  prin- 
cipe d'unité  et  de  concentration  ne  s'oppose  point  à  ce  que  dans  l'avenir  ou 
môme  dans  le  présent  l'état  encourage  l'établissement  de  services  supplémen- 
taires dont  l'utifité  serait  démontrée.  Marseille,  par  exemple,  entretient  avec 


DES    NOUVELLES    VOIES   MARITIMES.  733 

le  Brésil  et  la  Plata  une  navigation  de  34,000  tonneaux,  et  le  mouvement  de 
ses  échanges  avec  le  Sénégal,  la  côte  occidentale  d'Afrique  et  les  îles  Canaries 
représente  au  moins  30,000  tonnes.  C'est  dans  son  port  que  viennent  aboutir 
un  grand  nombre  de  paquebots  qui  visitent  les  échelles  du  Levant.  Une  ligne 
mensuelle  partant  de  Marseille  pour  le  Brésil,  et  desservie  par  des  navires  de 
force  moyenne,  ne  ferait  donc  pas  double  emploi  avec  la  ligne  principale  par- 
tant de  la  Manche,  et  n'entraînerait  pas  de  grandes  dépenses.  Elle  serait  ali- 
mentée par  le  midi  de  la  France,  l'Espagne,  une  partie  de  la  Suisse,  et  par  les 
passagers  et  les  marchandises  que  les  navires  du  Levant  recueillent  dans  leurs 
fréquentes  escales;  elle  prendrait  l'avance  sur  les  ports  étrangers  de  la  Médi- 
terranée qui  tenteraient,  comme  Gênes,  de  nous  enlever  le  transit  en  créant 
pour  eux-mêmes  une  société  de  paquebots.  —  La  ligne  supplémentaire  de 
Marseille  ne  porterait  point  atteinte  au  principe  d'unité  qui  conseille  impé- 
rieusement de  réunir  sur  le  même  point,  à  portée  du  centre  des  affaires  euro- 
péennes, l'ensemble  des  services  transatlantiques. 

Ce  principe  admis,  il  devient  presque  inutile  de  prouver  qu'il  conviendrait 
de  traiter  avec  une  seule  compagnie  tant  pour  les  grandes  lignes  que  pour  les 
lignes  supplémentaires;  il  en  résulterait  une  économie  notable.  La  subvention 
de  l'état  serait  moins  élevée,  la  surveillance  plus  simple.  Le  commerce  et  le 
public  n'auraient  point  à  redouter  les  abus  d'un  monopole,  puisque  les  paque- 
bots français  seraient  exposés  pour  toutes  leurs  destinations  à  la  concurrence 
très  active  des  paquebots  américains  ou  anglais.  Les  motifs  qui  ont  déterminé 
dans  ces  derniers  temps  la  fusion  de  plusieurs  lignes  de  chemins  de  fer  s'ap- 
pliquent également  aux  opérations  de  transports  maritimes,  et,  à  la  suite  d'un 
banquet  qui  vient  d'avoir  lieu  à  Southampton  pour  célébrer  la  naissance 
d'une  nouvelle  compagnie,  il  s'est  manifesté  en  Angleterre  de  vives  tendances 
vers  une  réunion,  au  moins  partielle,  des  nombreuses  compagnies  qui  exploi- 
tent les  paquebots.  En  présence  de  ces  faits  et  de  ces  symptômes,  la  question 
ne  saurait  demeurer  douteuse. 

rv. 

L'exposé  que  nous  venons  de  faire  permet  d'apprécier  les  difficultés,  les 
complications  de  toute  nature  qui  ont  entravé  jusqu'ici  l'organisation  de  nos 
services  à  vapeur  sur  l'Océan.  Comment  concilier  tant  d'intérêts  contradic- 
toires? et  si  la  conciliation  est  impossible,  comment  affronter  les  méconten- 
temens  de  ces  intérêts  froissés?  Ce  n'est  pas  tout,  il  y  a  une  foule  de  détails 
techniques  dont  l'étude  est  indispensable  et  qui  soulèvent  les  problèmes  les 
plus  ardus.  Enfin,  quelle  que  soit  la  décision,  il  faut  que  le  trésor  débourse 
une  très  forte  somme.  La  subvention  de  l'état  est  la  base  de  tout  l'édifice  : 
comment  la  calculer  de  telle  sorte  qu'elle  contribue  efficacement  au  succès 
de  l'entreprise,  sans  grever  outre  mesure  la  fortune  publique? 

Le  gouvernement  a  chargé  une  commission  spéciale  d'examiner  ces  diffé- 
rens  points,  d'entendre  les  propositions  des  compagnies  et  de  préparer  les 
clauses  du  futur  contrat.  Le  taux  de  la  subvention  devant  dépendre  du  nom- 
bre des  navires,  de  leur  échantillon,  de  leur  force  de  vapeur,  de  leur  mode 
de  construction,  de  la  fréquence  des  voyages,  de  la  longueur  des  itinéraires. 


"TS'A  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

il  serait  tout  à  fait  superflu  de  rédiger  ici  un  devis  de  dépenses,  avant  de 
connaître  les  dispositions  qui  seront  arrêtées  par  les  autorités  compétentes. 
La  subvention  variera  nécessairement  suivant  que  les  conditions  imposées 
à  la  compagnie  seront  plus  ou  moins  onéreuses;  mais,  en  laissant  de  côté  les 
chiffres,  il  n'est  pas  sans  intérêt  d'indiquer  les  procédés  à  l'aide  desquels  on 
peut  déterminer,  au  moins  approximativement,  le  taux  d'une  subvention. 
—  Le  mode  qui  parait,  au  premier  abord,  le  plus  simple  consiste  à  accorder 
une  somme  fixe  par  cheval  de  vapeur.  Il  est  surtout  praticable  lorsqu'il  s'ap- 
plique à  des  services  nettement  définis,  qui  exigent  l'emploi  constant  de  la 
vapeur,  et  pour  lesquels  les  navires  doivent  tous  être  construits  sur  le  même 
modèle  et  avec  la  même  force,  car  alors  on  sait  exactement  quelle  sera  la 
dépense  de  chaque  voyage.  —  D'après  un  second  procédé,  on  calcule  le  nom- 
bre de  milles  que  les  paquebots  sont  tenus  de  parcourir  pendant  l'année;  on 
évalue  les  frais  en  raison  des  conditions  de  vitesse,  et  la  subvention  est  allouée 
par  mille.  Ainsi  la  compagnie  anglaise  des  Indes  occidentales  et  du  Brésil,» 
dont  le  parcours  annuel  est  de  K47,296  milles,  reçoit  une  somme  de  270,000  liv. 
sterl.,  qui  représente,  par  mille,  9  sh.  10  d.,  et,  en  vertu  du  contrat,  ce  der- 
nier chiffre  est  pris  pour  base  des  supplémens  qui  devraient  être  alloués  à  la 
compagnie  dans  le  cas  où  l'état  jugerait  à  propos  d'allonger  les  itinéraires. 
A  ce  point  de  vue,  la  subvention  par  mille  présente,  pour  certaines  lignes 
dont  le  parcours  ne  saurait  être  définitivement  établi  au  moment  de  la  con- 
cession, un  avantage  très  appréciable,  en  ce  qu'elle  résout  à  l'avance  les  dif- 
ficultés auxquelles  donneraient  lieu  les  modifications  prescrites  par  le  gou- 
vernement dans  la  direction  des  services.  —  Suivant  une  troisième  méthode, 
on  estimerait  le  capital  nécessaire  pour  l'exploitation  des  services,  et  l'état 
accorderait,  à  titre  de  subside,  une  somme  représentant  une  certaine  pro- 
portion de  ce  capital  (2a  ou  30  pour  100,  par  exemple).  —  Enfin  l'enquête 
qui  a  été  ordonnée  en  Angleterre  sur  le  service  des  paquebots  a  révélé  un 
dernier  procédé  qui  mérite  d'être  signalé.  En  1848,  avant  l'expiration  du 
contrat  passé  avec  la  Compagnie  Péninsulaire  et  Orientale  pour  une  ligne 
mensuelle  de  Southampton  à  Alexandrie,  le  gouvernement,  désireux  d'obte- 
nir à  plus  bas  prix  le  transport  des  malles,  mit  le  service  en  adjudication.  La 
Compagnie  Péninsulaire  fit  observer  qu'il  serait  injuste  de  lui  enlever  une 
exploitation  à  laquelle  elle  avait  consacré  un  capital  considérable;  mais,  ses 
propositions  n'ayant  pas  été  agréées,  elle  offrit  de  hvrer  ses  comptes  de  toute 
nature,  pendant  la  durée  d'un  nouveau  contrat,  à  l'examen  d'inspecteurs 
délégués  par  l'échiquier,  et  elle  s'engagea  à  verser  au  trésor  les  produits 
excédant  la  somme  nécessaire  pour  pa^er  aux  actionnaires  un  intérêt  net 
de  10  pour  100.  Assurément,  on  s'imaginerait,  avec  quelque  raison,  que 
le  plus  grand  obstacle  pour  l'emploi  d'un  procédé  de  cette  nature  viendrait 
des  compagnies  elles-mêmes;  les  entreprises  commerciales  n'aiment  pas,  en 
général,  à  dévoiler  le  secret  de  leurs  opérations.  Cependant,  on  le  voit,  l'une 
des  plus  grandes  compagnies  de  l'Angleterre  suggérait  spontanément  ce 
moyen,  que  l'échiquier  n'eiît  sans  doute  pas  osé  lui  proposer.  —  Pourquoi, 
dans  la  concession  des  services  français,  le  gouvernement  ne  se  réserverait-il 
pas  la  faculté  que  la  Compagnie  Péninsulaire  offrait  à  l'échiquier?  Il  jugerait 
ainsi,  par  ses  propres  yeux,  si  la  subvention  est  insuffisante  ou  excessive. 


DES   NOUVELLES   VOIES   MARITIMES.  735 

L'exploitation  des  lignes  à  vapeur  est  si  peu  connue  en  France,  que  l'on  risque 
fort  de  se  tromper  dans  la  rédaction  du  premier  cahier  des  charges,  et  la 
compagnie  elle-même  doit  comprendre  que  le  gouvernement  sera  beaucoup 
plus  libéral  à  son  égard,  si  la  fixation  d'un  maximum  de  dividende  le  garan- 
tit à  l'avance  contre  les  résultats  prolongés  d'une  erreur  préjudiciable  au  tré- 
sor. D'ailleurs,  la  limitation  des  bénéfices  ne  constituerait  pas  précisément 
une  innovation  dans  la  jurisprudence  administrative  sur  la  matière.  Il  y  a 
des  compagnies  de  chemin  de  fer  qui  sont  tenues  de  partager  avec  l'état  les 
produits  dépassant  une  certaine  proportion. 

C'est  en  combinant  ces  divers  modes  que  l'on  parviendra  à  fixer  le  taux  de 
la  subvention  réclamée  par  les  paquebots  transatlantiques.  Cette  subvention, 
il  faut  le  prévoir,  atteindra  un  chiffre  élevé;  autrement  on  ne  trouverait  point 
de  capitaux  disposés  à  courir  les  chances  de  l'entreprise,  et  il  est  de  toute 
nécessité  que  l'opération. soit  enfin  tentée  sérieusement;  l'intérêt  national 
veut  qu'elle  réussisse.  Aussi,  ne  doit-on  pas  se  contenter  de  garantir  à  la 
compagnie  l'assistance  pécuniaire  de  l'état;  il  importe  également  de  recher- 
cher si,  par  d'autres  moyens,  on  ne  pourrait  pas  lui  procurer  soit  une  dimi- 
nution de  dépenses,  soit  un  accroissement  de  recettes.  On  sait,  par  exemple, 
que  la  construction  des  navires  coûte  plus  cher  en  France  qu'à  l'étranger  :  ce 
désavantage  tient  aux  règlemens  de  notre  législation  douanière,  qui  interdit 
l'achat  des  navires  à  l'étranger  et  frappe  de  droits  élevés  les  matières  propres 
aux  constructions  navales.  On  a  déjà  proposé  de  supprimer  ces  restrictions, 
que  l'Angleterre,  les  Pays-Bas  et  la  plupart  des  peuples  maritimes  ont  rayées 
de  leur  tarif;  mais  la  mesure  est  vivement  combattue  par  les  industriels,  et  il 
est  difficile  de  prévoir  à  quelle  époque  elle  remplacera  définitivement  le 
régime  si  défavorable  qui  pèse  sur  nos  armemens.  Dans  cette  situation,  ne 
devrait-on  pas  au  moins  admettre  une  exception  pour  les  paquebots  trans- 
atlantiques et  autoriser  leur  construction  en  entrepôt  (1)?  L'économie  serait 
importante  pour  les  navires  en  fer.  On  pourrait  aller  plus  loin.  S'il  est  reconnu 
que  nos  chantiers  et  nos  ateliers  ne  sont  pas  aujourd'hui  suffisamment  outillés 
pour  livrer,  dans  un  délai  assez  court,  une  vingtaine  de  navires  d'un  tonnage 
et  d'une  force  qui  dépassent  les  constructions  ordinaires,  pourquoi  ne  permet- 
trait-on pas  à  la  compagnie  de  se  procurer  à  l'étranger  la  moitié  de  ses  bâti- 
mens?  Les  industriels  seraient-ils  en  droit  de  se  plaindre  et  d'invoquer,  sui- 
vant l'usage,  *le  grand  argument  de  la  protection  due  au  travail  intérieur? 
Nous  ne  le  pensons  pas.  Le  gouvernement  a,  depuis  un  an,  imprimé  une 
impulsion  si  vigoureuse  aux  travaux  publics,  surtout  à  la  construction  des 
chemins  de  fer,  il  a  donné  tant  de  gages  de  son  respect  pour  le  principe  de 
la  protection  manufacturière ,  que  les  maîtres  de  forges  ne  sauraient,  sans 
ingratitude,  s'élever  contre  une  faveur  exceptionnelle,  temporaire,  accordée 
à  une  œuvre  essentiellement  nationale.  Cette  dérogation  à  notre  régime  éco- 
nomique aurait  un  double  effet  :  elle  accélérerait,  au  profit  du  public,  l'orga- 
nisation des  services  ;  elle  diminuerait  les  frais  des  navires  et  par  suite  le 
chiffre  de  la  subvention  payée  par  l'état. 

(1)  La  loi  du  6  mai  1841  a  exempté  de  tous  droits  de  douanes  les  machines  à  vapeur 
de  fabrication  étrangère  destinées  à  la  navigation  internationale  maritime. 


736  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Ce  n'est  point  la  seule  économie  qui  pourrait  être  obtenue.  Les  navires  fran- 
çais sont  soumis,  dans  les  ports  étrangers,  à  des  droits  de  tonnage  plus  ou 
moins  élevés  :  un  dollar  par  tonneau  aux  États-Unis,  12  réaux  (8  fr.)  à  la 
Havane,  300  reis  (80  centimes)  au  Brésil.  Acquittés  à  chaque  voyage  par  des 
bâtimens  d'un  fort  tonnage,  ces  droits  représentent  une  somme  considérable. 
Les  paquebots  étant  appelés  à  rendre  à  tous  les  pays  qu'ils  desserviront 
d'immenses  services,  ne  paraît-il  pas  naturel  qu'ils  soient  partout  exemptés 
des  taxes  de  tonnage?  L'Angleterre  et  les  États-Unis  accueilleraient  sans 
doute  cette  proposition;  le  Brésil  a  déjà  réduit  les  droits  d'ancrage,  et  il  ne 
refuserait  probablement  pas  la  franchise  complète  pour  favoriser  les  relations 
de  Rio-Janeiro,  Bahia  et  Fernambouc  avec  les  plus  grands  marchés  de  l'Eu- 
rope. Quant  à  l'Espagne,  elle  a  tellement  besoin  de  ses  ressources  fiscales 
que  son  concours  serait  peut-être  plus  difficile  à  obtenir;  il  s'agirait  en  efTet 
pour  elle  d'abandonner  une  recette  assez  importante.  Cependant  les  réformes 
que  le  cabinet  de  Madrid  a  récemment  introduites  dans  la  loi  maritime  de 
la  métropole  et  des  îles  Canaries  révèlent  une  tendance  marquée  vers  le  libé- 
ralisme, et  la  pensée  qui  les  a  inspirées  ne  devrait  voir  dans  les  encourage- 
mens  accordés  aux  steamers  que  l'application  des  saines  doctrines  économi- 
ques. Quoi  qu'il  en  soit,  l'occasion  est  favorable  pour  appeler  sur  ce  point 
particulier  de  la  législation  internationale  la  sollicitude  des  gouvernemens. 

La  nécessité  de  réduire,  autant  que  possible,  les  charges  qui  pèsent  sur  les 
transports  deviendra  chaque  jour  plus  évidente  et  plus  impérieuse.  On  ne 
tardera  pas  à  comprendre  que  le  maintien  de  toute  rigueur  fiscale  est  incom- 
patible avec  le  progrès  des  communications  nouvelles.  Plus  les  nations  se 
rapprochent  et  se  pénètrent,  plus  elles  aspirent  à  resserrer  encore  les  liens 
qui  les  unissent.  On  ne  se  contentera  point  de  franchir  vite  et  à  l'aise  les  plus 
grandes  distances  :  on  voudra  que  les  échanges  ne  soient  plus  entravés  par 
les  prohibitions  ou  par  des  taxes  trop  souvent  excessives,  et  tôt  ou  tard  l'essor 
imprimé  à  la  navigation  à  vapeur  amènera  la  réforme  des  lois  de  douanes. 
La  conséquence  est  logique.  A  quoi  bon  multiplier  les  navires,  améliorer  leur 
construction,  accroître  leur  vitesse,  si  l'on  ne  songe  en  même  temps  à  leur 
procurer  du  fret?  Cette  observation  se  rattache  intimement  à  la  création  de 
nos  services  transatlantiques.  L'abaissement  des  tarifs  augmenterait  le  trafic 
des  lignes  et  permettrait  de  diminuer  le  chiffre  des  subsides  alloués  à  la  com- 
pagnie. En  effet,  tout  se  suit  et  s'enchaîne  dans  l'exécution  d'une  œuvre  utile 
comme  dans  le  développement  d'une  pensée  juste.  Le  jour  où  la  France  pos- 
sédera enfin  des  lignes  de  paquebots ,  elle  verra  s'ouvrir  devant  elle  une 
longue  carrière  de  progrès;  elle  améliorera  les  commmunications  postales; 
elle  facilitera  de  plus  en  plus  les  entreprises  du  commerce,  les  conquêtes  de 
l'industrie,  les  nobles  travaux  de  la  science;  elle  se  répandra  sur  les  rives 
les  plus  lointaines  par  l'envoi  régulier  de  ses  produits  et  de  ses  colons.  Qu'elle 
se  hâte  donc!  11  faut  que,  dès  aujourd'hui,  elle  parcoure  avec  ses  rivaux  les 
grandes  routes  de  l'Océan. 

C.  Lavollée. 


PROMENADE 


EN  AMÉRIQUE. 


LA  REINE  DE  L'OUEST  ET  LES  ANTIQUITÉS  DE  L'OHIO.  ' 


ABSENCE  DE  RENSEIGNEMENS .  —  CINCINNATI.  —  DEMOCRATIES  DE  L  OUEST.  —  LES  COCHONS. 
—  PROMENADE  AUX  BORDS  DE  L'OHIO.  —  DE  LA  SCULPTURE  ET  DE  l'ARCHITECTURE  AUX 
ÉTATS-UNIS.  —  COURS  DE  CHIMIE  POUR  LES  OUVRIÈRES.  —  ANTIQUITÉS.  —  MONUMENS  d'UN 
PEUPLE  INCONNU.  —  CONJECTURES  SUR  CE  PEUPLE.  —  LES  ALLEMANDS  EN  AMÉRIQUE.  —  UN 
COIN  DE  LA  FORÊT  PRIMITIVE. 


Ce  voyage  sans  repos  qui  dure  depuis  près  de  deux  mois  commence 
à  me  fatiguer.  Ma  santé  s'altère,  sans  cela  j'aurais  gagné  Saint-Louis 
en  suivant  à  travers  la  prairie  le  canal  et  la  rivière  des  Illinois  ; 
mais  je  crois  plus  sage  de  songer  à  regagner  New-York,  dont  je  suis 
encore  assez  éloigné.  Je  ne  conseille  à  personne  de  tomber  malade 
aux  États-Unis,  surtout  loin  des  grandes  villes  :  tout  le  monde  est  si 
affairé,  si  pressé,  que  nul  n'aurait  le  temps  de  s'occuper  de  vous. 
Cependant  je  ne  veux  pas  être  venu  dans  l'ouest  sans  voir  Cincin- 
nati, les  bords  de  l'Ohio,  et  quelque  chose  au  moins  des  antiquités 
indiennes  qu'on  a  découvertes  dans  la  vallée  que  traverse  la  Belle- 
Rimère  (2) .  Je  vais  donc  retourner  à  Détroit,  et,  coupant  l'extrémité 
du  lac  Érié,  aller  à  Sandusky  prendre  le  chemin  de  fer  de  Cincinnati, 
puis,  de  Cincinnati,  retourner  à  New-York  après  avoir  visité  les  anti- 
quités indiennes  de  la  vallée  de  l'Ohio. 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  le^  et  15  janvier,  et  du  \."  février. 

(2)  Les  Français  lui  avaient  donné  ce  nom,  qui  est  la  traduction  du  mot  indien  ohio. 


738  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

18  septeiobre. 

Je  reprends  le  bateau  à  vapeur,  je  traverse  de  nouveau  le  lac  Mi- 
chigan,  et  j'arrive  à  Nev^^-BufFalo  trop  tard  pour  pouvoir  partir  ce  soir 
même  par  le  chemin  de  fer  de  Détroit.  Nos  bagages  sont  délivrés  im- 
médiatement au  bureau,  et  demain,  à  six  heures  du  matin,  nous 
nous  mettrons  en  route  avec  eux  pour  Détroit. 

Il  n'y  a  pas  moyen  d'avoir  un  lit  ou  même  un  matelas  pour  cette 
nuit.  On  nous  entasse  dans  une  immense  salle  à  manger,  nous  et  les 
passagers  d'un  autre  bateau  à  vapeur  qui  part  demain  matin  dans  la 
direction  de  l'ouest.  Ces  passagers  sont  surtout  des  émigrans,  com- 
pagnons de  chambrée  assez  bruyans  et  assez  peu  policés.  Pour  moi, 
je  place,  pour  me  servir  d'oreiller,  un  petit  sac  de  cuir,  où  sont  mes 
notes  et  mes  livres,  sur  une  table  au-dessous  d'une  lampe  suspendue 
au  plancher;  je  tire  du  sac  un  roman  anglais,  je  me  mets  à  lire,  couché 
sur  ce  lit  un  peu  dur,  jusqu'à  ce  que  les  hommes  aient  cessé  de  par- 
ler, les  femmes  de  gronder  leurs  enfans,  les  enfans  de  crier,  et  alors 
je  tâche  de  dormir.  Je  suis  réveillé  un  peu  incivilement  par  le  garçon 
de  la  taverne,  qui  me  jette  une  serviette  dans  le  ventre  en  me  criant  : 
Allons,  camarade,  éveillez-vous  !  Il  est  vrai  qu'il  avait  à  servir  le  café 
sur  cette  table  où  j'étais  établi,  et  que  tout  le  monde  était  debout 
depuis  longtemps. 

En  grondant  un  peu  contre  la  rudesse  des  subalternes  aux  États- 
Unis,  je  me  mets  en  marche  vers  la  station  du  chemin  de  fer,  où  nos 
effets  ont  été  déposés  la  veille  au  soir.  Dans  le  trajet,  l'incurie  amé- 
ricaine pense  m' être  fatale  :  une  caisse  lancée  sur  un  plan  incliné, 
sans  dire  gare,  selon  l'usage,  vient  passer  à  deux  pouces  de  mes 
jambes,  qu'elle  aurait  brisées,  si  elle  m'eût  atteint.  C'était  le  jour  des 
mésaventures  :  je  ne  trouve  à  la  gare  ni  locomotive  ni  aucune  appa- 
rence de  départ.  Je  demande  si  le  train  va  bientôt  partir,  on  me  répond 
qu'il  partira  dans  vingt  minutes,  sans  autres  explications.  Les  Amé- 
ricains ont  horreur  des  explications. 

Le  temps  s'écoule,  çXje  ne  vois  rien  venir.  Enfin  j'avise  quelques 
voyageurs  qui  marchaient  d'un  pas  précipité.  Je  les  interroge,  et  j'ap- 
prends  que  les  trains  vont  partir  non  pas  de  l'endroit  où  ils  s'étaient 
arrêtés  il  y  a  quatre  jours  en  venant  de  Détroit,  mais  d'un  autre  point 
situé  à  un  quart  de  lieue.  On  avait  reçu  nos  bagages  sans  avoir  l'idée 
de  nous  avertir  de  cette  disposition,  grâce  à  laquelle  il  s'en  est  fallu 
d'une  minute  que  je  n'aie  manqué  le  convoi,  qui  aurait  emporté  mes 
malles  au  bord  du  lac  Érié.  Je  raconte  ces  petits  incidens,  qui  doi- 
vent intéresser  médiocrement  le  lecteur,  et  je  raconterai  toutes  les 
contrariétés  de  ce  genre  qui  me  surviendront,  parce  qu'elles  peignent 
le  caractère  national,  qui  se  retrouve  dans  les  plus  petites  choses 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  739 

comme  dans  les  grandes.  Le  principe  de  la  politique  et  de  la  société 
aux  États-Unis,  c'est  que  chacun  se  tire  d'affaire  comme  il  l'entend. 
On  lui  laisse  entière  liberté  d'action  en  ce  qui  ne  choque  pas  les  opi- 
nions ou  les  passions  de  la  majorité;  mais  cette  liberté  d'action  de 
l'individu  lui  est  accordée  à  ses  risques  et  périls.  On  ne  le  dirige 
point,  on  ne  l'avertit  point.  C'est  à  lui  de  s'informer  d'où  part  le  che- 
min de  fer,  c'est  à  lui  de  prendre  garde  si  on  ne  lui  lance  point  une 
caisse  à  travers  les  jambes.  Tout  se  résout  dans  le  mot  sacramentel  : 
Aidez-vous  vous-même  [help  one  se/f),  qu'on  traduit  quelquefois 
ainsi  :  <(  Dieu  pour  tous,  en  avant,  et  que  le  diable  emporte  le  der- 
nier! » 

Si  ces  pages  tombaient  sous  les  yeux  des  Américains,  je  ne  serais 
pas  fâché  de  leur  faire  un  peu  honte  de  leur  incurie  en  tout  ce  qui 
se  rapporte  au  comfort  des  voyageurs.  Je  n'ai  trouvé,  au  moins  parmi 
les  gens  à  qui  j'ai  eu  affaire,  nulle  trace  de  cette  grossièreté  de  mœurs 
qu'on  leur  a  tant  reprochée  :  je  ne  l'ai  rencontrée  que  chez  les  infé- 
rieurs; mais  ce  que  j'ai  trouvé  partout,  c'est  une  absence  d'indica- 
tions, d'avertissemens,  de  direction  pour  les  voyageurs,  qui  est  extrê- 
mement incommode.  Je  voudrais  inspirer  aux  Américains  le  désir  de 
réformer  cet  abus  du  self-government ,  qui  n'en  est  point  une  consé- 
quence nécessaire.  Je  ne  les  crois  point  incorrigibles;  ils  ont  profité 
des  diatribes  les  plus  violentes  et  souvent  les  plus  injustes.  M"""  Trol- 
lope,  à  qui,  dit-on,  une  situation  qui  n'était  point  égale  à  son  esprit 
et  à  son  caractère  n'aurait  pas  ouvert  précisément  les  meilleures 
maisons,  a  fait  sur  l'Amérique  un  livre  outrageant,  qui  a  charmé  en 
Europe  les  vanités  aristocratiques  au  service  desquelles  elle  se  trou- 
vait assez  singulièrement  enrôlée  (1).  Eh  bien!  les  Américains  ont 
eu  le  bon  esprit  de  tirer  parti  de  ces  injures,  auxquelles  se  mêlaient 
quelques  vérités.  Quand  un  homme,  au  théâtre,  plaçait  ses  pieds  à 
la  hauteur  de  sa  tête,  on  lui  criait  en  riant  :  Trollope  !  TroUope  !  et 
cette  mode  peu  aimable  a  passé.  Je  suis  convaincu  que  les  manières 
américaines  se  sont  beaucoup  améliorées  depuis  quelques  années, 
car  tout  ne  pouvait  pas  être  faux  dans  ces  tableaux  grotesques,  dont 
je  n'ai  retrouvé  presque  aucun  trait  au  sein  des  mœurs  actuelles; 
mais  il  reste  à  prendre  quelques  mesures  de  prévenance  et  de  soin 
pour  les  voyageurs,  mesures  qu'ils  ont  le  droit  d'attendre  de  toutes 
les  nations  civilisées,  et  qu'ils  ne  rencontrent  presque  jamais  aux 
États-Unis. 

(1)  Je  serais  désolé  de  manquer  de  respect  à  Mn>e  Trollope,  qui  est  une  femme  res- 
pectable; mais  il  est  certain  qu'elle  était  venue  à  Cincinnati  établir  un  bazar  de  modes 
qui  ne  réussit  point,  et  qu'elle  ne  vit  presque  personne.  C'est  ce  que  dit  tout  le  monde 
en  Amérique,  et  ce  que  confirme  le  capitaine  Marryat  lui-même,  très  peu  favorable  aux 
États-Unis. 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ma  santé,  qui  ne  se  remet  point,  augmente  peut-être  ma  dispo- 
sition chagrine.  J'ai  passé  tout  ce  jour  en  chemin  de  fer  sans  man- 
ger, car  je  me  rappelais  trop  l'exécrable  chère  que  j'avais  faite  dans 
les  stations  où  l'on  s'arrête  pour  les  repas.  Il  est  vrai  que  l'on  tra- 
verse des  forêts  à  peine  défrichées;  mais,  puisqu'il  y  a  un  chemin  de 
fer,  il  semble  qu'il  pourrait  y  avoir  de  quoi  dîner. 

A  Détroit,  je  n'ai  que  le  temps  de  monter  sur  VArrotv  (la  flèche), 
bateau  à  vapeur  dont  le  nom  pourrait  être  la  devise  d'un  voyageur 
aux  États-Unis.  Avec  le  jour,  je  débarque  à  Sandusky,  et  prends 
presque  aussitôt  le  chemin  de  fer  de  Cincinnati,  où  j'arrive  à  la  nuit. 
J'ai  fait  à  peu  près  deux  cents  lieues  depuis  hier  matin,  et  ne  m'en 
trouve  pas  mieux. 

Cincinnati,  20  septemire. 

Je  me  lève  tard,  un  peu  faible  et  triste,  et  je  marche  au  hasard 
dans  les  rues  droites  et  spacieuses  de  la  reine  de  l'ouest.  Le  temps  est 
assez  froid,  le  vent  aigre,  le  ciel  gris;  ma  première  impression  n'est 
pas  gracieuse.  Je  descends  au  bord  de  l'Ohio.  Les  eaux  de  la  Belle- 
Rivière  sont  basses;  sur  ses  deux  bords  s'étendent  de  grands  espaces 
ordinairement  recouverts  par  elles,  et  qui  ont  cet  air  de  marais  à  demi 
desséchés  que  présente  le  rivage  de  la  mer  pendant  le  reflux.  Pas  de 
quai  au  bord  du  fleuve,  trop  peu  de  ponts.  Les  ponts  ici  sont  les 
nombreux  bateaux  à  vapeur  qui  passent  sans  cesse  d'un  bord  à 
l'autre,  rompant  le  silence  du  dimanche  par  leur  essoufflement.  Je 
remonte  dans  la  ville.  Les  rues  portent  des  noms  d'arbres  :  le  nom 
du  châtaignier,  du  noyer,  du  pin,  ce  qui  semble  un  souvenir  des 
forêts  qu'elles  ont  remplacées.  Plusieurs  sont  belles  et  plantées. 
L'horreur  de  l'inutile  et  par  suite  l'amour  de  l'abréviation  ont  fait 
retrancher  le  mot  streei  (rue)  sur  les  écriteaux.  Les  trottoirs,  en  larges 
dalles,  s'interrompent  parfois  brusquement;  on  sent  une  capitale  fa- 
briquée à  la  hâte  et  qui  n'est  pas  finie.  Je  descends  derrière  la  ville, 
je  trouve  des  faubourgs  en  construction,  et  par  delà  les  faubourgs 
des  hauteurs  dépouillées,  où  restent  quelques  troncs  à  demi  brûlés, 
comme  dans  les  défrichemens,  et  quelques  arbres  que  la  hache  a  res- 
pectés; lieux  d'un  aspect  triste  et  pénible  à  voir  :  ce  n'est  plus  la  cam- 
pagne, mais  ce  sera  bientôt  la  ville.  Cincinnati,  cité  de  116,000  âmes, 
compte  environ  une  demi-année  pour  chaque  millier  d'habitans,  et 
renferme,  dit-on,  un  citoyen  plus  vieux  qu'elle.  Elle  augmente  tou- 
jours avec  une  grande  rapidité,  car  elle  a  plus  que  doublé  depuis  dix 
ans.  Communiquant  par  les  chemins  de  fer  avec  les  lacs,  par  l'Ohio 
avec  le  Mississipi,  elle  est  le  point  central  du  commerce  intérieur  des 
États-Unis. 

On  appelle  Cincinnati  la  reine  de  l'ouest;  elle  est  la  capitale  de  ce 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  741 

qui  était,  il  y  a  vingt  ans,  \efar-west.  Maintenant  V ouest  lointain  a 
reculé  à  mesure  que  la  civilisation  avançait.  Tandis  que  je  suis  dans 
rOhio,  l'un  des  derniers  venus  d'entre  les  états  de  l'Union  et  aujour- 
d'hui un  des  plus  florissans,  c'est  peut-être  le  moment  de  dire  quel- 
que chose  touchant  la  manière  dont  se  forment  les  états  nouveaux  et 
ce  qui  caractérise  la  constitution  politique  de  ceux  qui  ont  été  le  plus 
récemment  admis  dans  l'Union.  J'emprunte  ces  détails  surtout  à  l'ou- 
vrage intéressant  de  M.  James  Hall,  intitulé  Esquisses  de  V ouest. 

Avant  d'être  élevés  au  rang  d'état,  les  pays  nouvellement  cultivés, 
et  dont  la  population  est  encore  insuffisante  pour  qu'ils  soient  repré- 
sentés dans  le  congrès,  sont  désignés  par  le  nom  de  territoires  et  régis 
pendant  cet  intervalle  par  des  dispositions  particulières  habilement 
combinées.  C'est  comme  une  initiation  graduelle  qu'on  leur  fait 
subir  avant  de  les  admettre  à  l'égalité  de  la  représentation.  Dès  qu'ils 
sont  reconnus,  les  territoires  sont  régis  par  un  gouverneur,  un  sénat 
et  une  cour  composée  de  trois  juges.  Le  gouverneur  et  la  majorité 
des  juges  adoptent  et  promulguent  celles  des  lois  des  autres  états 
qui  conviennent  à  l'état  nouveau,  et  en  réfèrent  au  congrès,  qui  peut 
annuler  leur  décision.  Le  gouverneur  nomme  les  employés  civils  et 
tous  les  officiers  inférieurs  ;  les  officiers-généraux  sont  nommés  par 
le  congrès. 

A  ce  premier  degré  d'existence  ou  plutôt  d'enfance  politique  un 
second  succède  lorsque  le  territoire  en  est  venu  à  contenir  cinq  mille 
mâles  libres  et  majeurs.  Alors  une  chambre  représentative  est  ac- 
cordée au  territoire.  Il  y  a  un  représentant  pour  cinq  cents  citoyens 
jusqu'à  la  concurrence  de  vingt-cinq;  au-delà,  le  nombre  des  repré- 
sentans  est  réglé  par  la  législature,  qui  se  compose  du  gouverneur, 
de  son  conseil  et  de  la  chambre  des  représentans.  Le  conseil  est 
formé  par  cinq  membres  nommés  pour  cinq  ans,  à  moins  que  le  con- 
grès ne  borne  à  un  temps  moins  long  la  durée  de  leur  mandat.  Ce 
conseil  est  nommé  par  le  congrès  sur  une  présentation  faite  par  les 
représentans  du  territoire.  Les  candidats  doivent  posséder  une  pro- 
priété de  500  acres.  Tous  les  bills  passés  dans  la  chambre  des  repré- 
sentans ou  dans  le  conseil  ont  besoin  de  l'assentiment' du  gouver- 
neur, qui  réunit,  proroge  et  dissout  l'assemblée.  Les  représentans 
et  les  membres  du  conseil  réunis  nomment  un  délégué  au  congrès 
qui  a  le  droit  de  prendre  part  au  débat,  mais  non  de  voter. 

Toutes  ces  mesures  me  paraissent  porter  l'empreinte  d'une  grande 
sagesse.  L'administration  des  territoires  est  fondée  sur  des  principes 
entièrement  différens  de  ceux  qui  président  au  gouvernement  des 
états.  Intervention  du  congrès,  droit  du  gouverneur  de  proroger  et 
de  dissoudre  l'assemblée  représentative,  conditions  d'élection  qui  ont 
pour  base  la  propriété,  tout  cela  est  opposé  à  l'esprit  général  des  insti- 


742  REYUE    DES  DEUX    MONDES. 

tutions  américaines;  mais  le  bon  sens  américain  a  compris  qu'on  ne 
devait  pas  appliquer  la  même  forme  de  gouvernement  aux  états  an- 
ciens, dont  l'éducation  politique  avait  été  faite  par  cent  cinquante 
ans  de  lutte  avec  la  métropole  et  qui  avaient  une  vieille  habitude  de 
se  gouverner  eux-mêmes,  et  aux  états  nouveaux,  sans  éducation  poli- 
tique, sans  passé,  et  qui  se  formaient  d'élémens  hétérogènes  de  toute 
nature  et  de  toute  origine.  A  ceux-là  il  fallait  une  tutelle  provisoire 
qui  les  préparât  graduellement  au  rôle  d'état  indépendant  et  à  une 
complète  égalité  de  prérogatives. 

Du  reste,  la  population  des  territoires  de  l'ouest  s'est  si  rapidement 
accrue,  qu'ils  ont  bientôt  atteint  le  chiffre  qui  les  élevait  au  rang 
d'état.  A  ce  moment  tout  a  changé.  Maîtres  d'eux-mêmes,  ils  se  sont 
donné  des  constitutions  de  leur  choix,  et  ces  constitutions  sont  en 
général  très-démocratiques.  On  ne  saurait  se  dissimuler  que  le  mouve- 
ment politique  est  partout  en  ce  sens.  Dans  les  constitutions  de  l'Ohio, 
de  rindiana,  de  l'IUinois,  le  principe  démocratique  prévaut  beau- 
coup plus  que  dans  les  constitutions  des  états  anciens.  La  prépondé- 
rance de  ce  principe  se  manifeste  par  le  peu  de  durée  des  fonctions 
publiques  :  — dansl'Indiana,  celles  des  représentans  ne  durent  qu'une 
année;  —  par  la  défiance  dont  la  force  armée  est  l'objet  :  —  dans  le 
même  état,  les  militaires,  et  même  leurs  parens,  ne  peuvent  voter;  — 
par  la  facilité  à  réviser  la  constitution  :  —  tous  les  douze  ans  on  délibère 
s'il  y  a  lieu  de  nommer  une  convention  dans  ce  but;  —  par  l'incompa- 
tibilité entre  les  fonctions  de  représentant  et  un  emploi  conféré  soit 
par  l'état  particulier,  soit  parle  gouvernement  central.  Dans  ces  nou- 
veaux états,  le  divorce  est  en  général  très-facile.  Dans  l'IUinois,  il 
est  accordé  par  le  juge  sur  le  témoignage  du  demandeur,  sans  en 
donner  connaissance  à  l'autre  intéressé.  L'ivrognerie,  une  absence 
de  deux  ans,  sont  considérés  comme  des  motifs  suiïisans  pour  pro- 
noncer la  dissolution  du  mariage.  Les  lois  contre  les  débiteurs  sont 
très-douces,  comme  il  arrive  partout  où  prévalent  les  influences 
démocratiques.  L'inquiétude  ombrageuse  des  démocraties  est  poussée 
si  loin  dans  ces  états  nouveaux,  qu'elle  s'attaque  même  aux  associa- 
tions volontaires.  On  y  a  empêché,  par  exemple,  des  banques  de  s'éta- 
blir, comme  si  l'on  craignait  l'oppression  de  l'intérêt  individuel  par 
la  ligue  des  capitaux.  De  même  on  y  a  souvent  refusé  d'autoriser  des 
associations  formées  dans  un  but  religieux  ou  dans  le  dessein  d'établir 
des  écoles  ;  on  leur  a  dénié  le  droit  de  posséder  quelques  acres  de 
terrain  pour  y  bâtir  une  église  ou  y  placer  un  cimetière,  toujours 
par  la  crainte  immodérée  de  fonder  quelque  chose  de  plus  puissant 
que  l'individu,  par  l'effroi  de  la  seule  aristocratie  qui  puisse  naître 
dans  un  pays  d'égalité  et  de  liberté,  cette  aristocratie  collective  que 
constitue  légitimement  l'association.  Arrivé  à  cet  excès,  le  fanatisme 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  743 

démocratique  combat  ce  que  le  véritable  esprit  démocratique  favo- 
rise, la  puissance  de  l'association  libre.  Par  un  effroi  déraisonnable 
d'une  tyrannie  chimérique,  on  en  est  venu  à  priver  l'individu  qu'on 
croit  protéger  contre  elle  de  son  droit  d'agir.  11  faut  que  les  Améri- 
cains se  défendent  de  cette  tendance  extrême,  trop  marquée  dans  les 
nouveaux  états,  et  qui  est  contraire  à  ce  qui  fait  surtout  la  force  et  la 
grandeur  de  leur  pays,  l'accord  volontaire  des  efforts  particuliers 
pour  un  but  commun. 

On  sait,  par  les  gaietés  de  mistressTroUope,  que  le  commerce  des 
porcs  est  considérable  à  Cincinnati.  Dans  l'état  actuel  des  sociétés, 
dont  le  commerce  détermine  la  prospérité  et  la  puissance,  il  n'est 
peut-être  pas  intelligent  de  traiter  légèrement  l'immense  développe- 
ment d'une  branche  de  négoce,  quelle  qu'elle  soit.  Eh  bien  !  oui,  on 
tue  et  on  sale  beaucoup  de  porcs  à  Cincinnati ,  et  c'est  en  partie  pour 
cela  qu'au  bout  d'un  demi-siècle  il  se  trouve  sur  le  bord  de  l'Ohio, 
au  lieu  des  sauvages  qui  scalpaient  les  navigateurs,  une  ville  de 
cent  mille  âmes,  des  églises,  des  écoles,  des  théâtres,  et  même  un 
observatoire.  Je  ne  suis  pas  cependant  à  la  hauteur  d'un  écrivain 
indigène  qui  s'écrie  :  «  L'étranger  qui  se  trouve  ici  durant  la  saison 
où  l'on  encaque  [packing]^  et  surtout  celle  où  on  expédie  cet  article, 
perd  la  tête  [is  bewiklered)  en  cherchant  à  se  tenir  au  courant,  par 
l'œil  et  par  la  mémoire,  des  procédés  divers  qu'il  a  successivement 
observés,  tandis  qu'il  suivait  les  différens  degrés  de  la  préparation 
du  porc  jusqu'à  l'état  final  dans  lequel  il  est  vendu,  et  en  contem- 
plant les  lignes  de  charettes  interminables,  ce  semble,  qui,  à  cette 
époque  occupent  les  principales  rues,  allant  et  retournant  en  files 
continues  sur  une  étendue  d'un  mille  et  plus  de  longueur,  excluant 
tout  autre  emploi  de  ces  rues  depuis  l'aube  jusqu'au  soir.  »  Voilà 
une  période  digne  de  Cicéron,  au  moins  pour  la  longueur.  Cela  est 
presque  lyrique  et  rappelle  en  vérité  (pardon  pour  le  rapproche- 
ment) les  vers  de  Dante  peignant  les  files  innombrables  de  pèlerins 
allant  et  venant  de  Saint-Pierre  au  pont  d'Adrien,  et  du  pont  à  Saint- 
Pierre  pendant  la  solennité  du  jubilé.  L'auteur  continue  avec  le  même 
enthousiasme  :  ((  Et  l'étonnement  de  l!étranger  n'est  pas  diminué 
quand  il  considère  cette  immense  quantité  de  barils  de  porc,  de 
caques  de  lard  pour  lesquelles  on  ne  peut  trouver  de  place  sur  le 
plancher  des  magasins,  quelque  étendus  qu'ils  soient,  et  qui,  pour 
cela,  sont  éparses  sur  le  rivage,  et  encombrent  tout  espace  demeuré 
libre,  sur  les  trottoirs,  dans  les  rues,  et  même  dans  les  terrains  ad- 
jacens,  ordinairement  vides  (1).  » 

Sans  être  pénétré  de  l'admiration  empreinte  dans  l'hymne  qu'on 

(1)  Cincinnati  in  the  year  1851,  p.  257. 


7M  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vient  de  lire,  il  est  impossible  de  ne  ne  pas  être  frappé  du  dévelop- 
pement vraiment  gigantesque  de  l'industrie  porcine  dans  ce  pays; 
un  seul  établissement,  qu'on  appelle  Y  établissement  Mamouth^  a 
expédié  dans  une  saison  près  de  12,000  cochons.  La  moyenne,  pour 
Cincinnati,  est  déplus  de  300,000  par  an;  une  année,  le  chiffre  s'est 
élevé  à  725,000;  dans  la  vallée  du  Mississipi,  à  plusieurs  millions. 
Les  grands  nombres  étonnent  toujours  l'imagination,  qu'il  soit  ques- 
tion d'années,  de  distances,  d'individus  quelconques,  même  quand 
ces  individus  sont  des  cochons. 

Après  le  dîner,  je  suis  sorti  par  un  plus  beau  temps  que  celui  de 
ce  matin,  mieux  portant  et  de  meilleure  humeur;  j'ai  suivi  les  rives 
de  rOhio  en  remontant  son  cours,  et  j'ai  trouvé  cette  fois  la  Belle- 
Rivière  avec  tout  le  charme  de  ses  eaux  et  de  ses  bords.  Il  a  fallu  tra- 
verser un  faubourg  plein  de  magasins  et  de  hangars  destinés  à  ces 
opérations  qu'admire  tant  l'écrivain  cité  plus  haut;  puis  je  suis  arrivé 
sur  la  rive  du  fleuve,  et  ici  le  ravissement  a  commencé.  Glissant  au 
pied  de  collines  arrondies  couvertes  de  beaux  arbres  aux  teintes  au- 
tomnales et  qu'éclairait  la  plus  belle  lumière,  l'Ohio  décrivait  une 
gracieuse  courbe  d'azur.  Sur  ma  droite,  à  quelque  distance,  s'éle- 
vaient d'autres  collines  plus  abruptes;  de  leur  sommet  j'ai  contemplé 
la  ville  baignée  dans  les  splendeurs  du  couchant,  s' étalant  en  amphi- 
théâtre, et  d'où  s'élançaient  de  blancs  clochers  sveltes  comme  les  mi- 
narets d'une  ville  d'Asie.  Cette  masse  lumineuse  se  détachait  sur  un 
fond  sombre.  Un  nuage  pluvieux  planait  sur  une  partie  de  la  ville 
éclairée  par  le  soleil.  Je  suis  redescendu  sur  la  rive  du  fleuve  :  les 
nuages  ont  disparu,  et  je  n'ai  plus  vu  que  des  tons  dorés  étincelant 
sur  le  feuillage  et  diaprant  le  sol  à  mes  pieds.  La  soirée  était  sereine, 
le  paysage  calme.  Une  barque  traînée  par  des  chevaux  fuyait  sans 
bruit  sur  l'onde  unie  et  transparente,  d'élégans  cabriolets  découverts, 
aux  roues  légères,  ramenaient  dans  la  ville  des  familles  qui  revenaient 
de  la  campagne.  Tout  ce  monde  paraissait  pénétré  de  la  satisfaction 
paisible  que  donnent  une  existence  facile,  des  habitudes  douces,  l'ai- 
sance sans  luxe,  les  richesses  sans  ostentation,  l'égalité  du  bien-être, 
car  tous  les  cabriolets,  tous  les  chevaux,  je  dirais  presque  toutes  les 
familles,  se  ressemblaient.  J'aurais  voulu  marcher  toujours  devant 
moi  sur  les  bords  de  cette  charmante  rivière,  au  pied  de  ces  collines, 
à  l'ombre  de  ces  beaux  arbres,  parmi  ces  promeneurs  qui  me  sem- 
blaient heureux.  La  nuit  m'a  forcé  de  regagner  la  ville,  et  en  ren- 
trant je  me  disais  :  Ce  sont  pourtant  les  cochons  qui  ont  fait  tout  cela! 

21  septembre. 

Je  suis  soufl'rant.  L'exaltation  d'hier  soir  est  un  peu  calmée.  Je  lis 
dans  l'ouvrage  que  j'ai  déjà  cité  :  «  Cincinnati  est  considérée  comme 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  7Zi5 

la  ville  artistique  et  scientifique  de  notre  république,  comme  le 
centre  de  la  culture  et  du  goût  des  arts,  et  par  conséquent  de  la 
population  la  plus  perfectionnée  de  notre  continent.  »  C'est  beaucoup 
dire,  Boston  et  Philadelphie  pourraient  réclamer.  Cependant  il  y  a  là, 
je  crois,  quelque  chose  de  vrai  en  ce  qui  concerne  les  arts;  le  paysage 
est  particulièrement  essayé  dans  cette  ville  déjà  un  peu  méridionale, 
dans  ce  pays  dont  j'admirais  hier  la  belle  lumière.  Le  sculpteur 
Powell,  dont  la  statue  de  la  jeune  Esclave  a  été  remarquée  à  Londres 
dans  le  Palais  de  Cristal,  est  de  Cincinnati.  Seulement,  comme  on  l'a 
remarqué,  il  était  singulier  que  le  spécimen  de  la  sculpture  améri- 
caine fût  une  esclave.  Pour  les  états  libres,  c'était  un  contre-sens; 
pour  les  états  où  subsiste  l'esclavage,  une  épigramine  trop  méritée. 
La  statue  est  gracieuse,  malgré  quelques  défauts;  s'il  y  a  un  art  ou 
les  Américains  aient  réussi,  c'est  la  sculpture. 

Outre  M.  Powell,  M.  Greenough,  dont  j'ai  vu  l'atelier  à  Florence, 
et  M.  Crawfurd,  qui  vit  à  Rome,  sont  des  hommes  de  talent.  Ce 
fait  peut,  je  crois,  s'expliquer.  La  sculpture  est  un  art  en  dehors  des 
mœurs  modernes;  c'est  presque  toujours  plus  ou  moins  une  imitation 
de  l'antique.  Or  l'Europe  n'est  pas  plus  semblable  à  l'antiquité  que 
l'Amérique.  Pour  toutes  deux,  l'idéal  de  la  statuaire  est  une  tradition 
qui  peut  leur  être  commune.  L'infériorité  artistique  des  États-Unis 
se  fait  sentir  principalement  dans  l'architecture,  où  il  faut  créer  de 
nouveaux  types  pour  des  besoins  nouveaux.  C'est  là  que  l'invention 
est  indispensable;  mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'un  homme  né 
aux  bords  de  l'Ohio  ne  s'inspire  aussi  bien  qu'un  homme  né  au  bord 
de  la  Seine  ou  du  Rhin  en  présence  des  mêmes  modèles.  Seulement 
il  faut  pouvoir  étudier  ces  modèles;  pour  y  parvenir,  il  suffit  d'un 
voyage  en  Italie,  et  les  bateaux  à  vapeur  sont  là  pour  rendre  ce 
voyage  facile,  même  à  un  habitant  de  Cincinnati.  C'est  à  Rome  que 
s'est  formé  M.  Powell;  il  était  pauvre,  et  son  début  fut,  dans  sa 
première  jeunesse,  des  plus  bizarres  et  des  plus  incroyables.  La  chose 
vaut  la  peine  d'être  racontée. 

Les  Américains  ont  la  mauvaise  habitude  de  donner  aux  choses 
des  noms  trop  pompeux,  surtout  à  celles  où  ils  excellent  le  moins. 
Dans  ce  pays,  où  ce  qui  manque  surtout,  c'est  la  haute  culture  litté- 
raire, il  y  a  beaucoup  d'académies,  mais  on  appelle  ainsi  des  écoles 
ou  des  collèges,  tandis  qu'un  muséum  est  souvent  une  collection  de 
bric-à-brac  où  l'on  donne  des  représentations  dans  lesquelles  figurent 
des  faiseurs  de  tours  ou  des  funambules.  11  y  a  à  Cincinnati  un  mu- 
séum. Ce  muséum  renferme,  il  est  vrai,  outre  mille  objets  insigni- 
fians,  quelques  antiquités  curieuses  déterrées  dans  les  tertres  dont  je 
parlerai  bientôt.  J'y  ai  vu  même  une  petite  figure  égyptienne  qu'on 
dit  avoir  été  trouvée  sur  une  des  pyramides  mexicaines,  ce  qui  serait 

TOME   I.  48 


746  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

très  curieux  si  c'était  vrai,  mais  ce  que  je  n'hésite  pas  à  déclarer 
impossible.  Malheureusement,  dans  ce  muséum  se  voit  aussi  une 
exhibition  grotesque  et  parfaitement  ridicule.  C'est  un  squelette  au- 
quel on  fait  faire  des  contorsions;  un  lion  empaillé  que  l'on  tire  par 
des  ficelles  hors  de  sa  grotte,  tandis  qu'un  homme  caché  pousse  des 
hurlemens;  le  chien  Cerbère  qui  aboie;  un  serpent  empaillé  qui  paraît 
ramper,  et  autres  momeries  iDonnes  à  faire  rire  les  matelots  et  pleu- 
rer les  enfans.  Eh  bien!  ce  fut  à  arranger  tout  ce  spectacle  de  la  foire 
que  dut  employer  son  talent  naissant  le  jeune  Powell.  Heureusement, 
dans  cette  ville  industrielle  se  trouvait  un  riche  particulier,  nommé 
M.  Longworth.  Celui-ci  comprit  que  ce  talent  pouvait  être  bon  à 
autre  chose.  Un  citoyen  fit  encore  cette  fois  ce  que  font  en  Europe 
les  gouvernemens  :  il  envoya  à  ses  frais  M.  Powell  étudier  à  Rome 
pendant  plusieurs  années.  Ce  même  M.  Longworth  a  donné  le  terrain 
sur  lequel  un  observatoire  a  été  bâti,  comme  on  dit  ici,  par  le  peu- 
ple, c'est-à-dire  par  les  souscriptions  volontaires  des  citoyens.  Il  y 
a  aussi  une  société  astronomique  à  Cincinnati.  La  composition  de 
cett^  société  est  curieuse  :  on  y  compte  25  médecins,  33  avocats, 
39  épiciers  en  gros,  15  épiciers  en  détail,  5  ministi'es,  16  marchands 
de  porcs,  23  charpentiers  et  menuisiers.  Évidemment  les  membres 
de  cette  société  ne  feront  pas  de  grandes  découvertes  astronomi- 
ques, mais  ils  contribuent  de  leur  bourse  à  l'étude  de  l'astronomie. 
Le  docteur  Locke,  de  Cincinnati,  a  contribué  plus  directement  à 
l'avancement  de  la  science  par  son  horloge  électrique,  qui,  com- 
binée avec  le  télégraphe  électrique,  a  fourni  un  moyen  plus  parfait 
de  déterminer  les  longitudes,  et  à  propos  de  laquelle  le  célèbre 
directeur  de  l'observatoire  de  Washington,  M.  Mauiy,  a  pu  dire 
dans  son  rapport  officiel  :  ((Ce  problème,  qui  avait  tourmenté  les 
astronomes  et  les  navigateurs  durant  des  siècles,  a  été  réduit  prati- 
quement, par  la  sagacité  américaine,  à  la  forme  et  à  la  méthode 
la  plus  simple  et  la  plus  axacte.  M^ntenant,  grâce  à  ce  procédé,  les 
longitudes  peuvent  être  déterminées  en  une  nuit  avec  beaucoup  plus 
d'exactitude  qu'elles  n'auraient  pu  l'être  par  des  années  d'observa- 
tion d'après  toutes  les  méthodes  employées  jusqu'ici.  » 

Je  m'informe  des  moyens  à  prendre  pour  voir  les  antiquités  de  la 
vallée  de  l'Ohio.  On  m'assure  que  dans  la  petite  ville  de  Chilicothe 
je  trouverai  M.  Davies,  qui  a  publié  un  ouvrage  important  sur  ce 
sujet.  J'hésite  à  faire  cette  course,  qui  me  jette  hors  de  la  ligne  des 
chemins  de  fer;  mais,  me  sentant  un  peu  mieux,  je  me  décide  à  m' ar- 
rêter à  Columbus,  chef-lieu  politique  de  l'état,  et  à  me  rendre  de  là 
comme  je  pourrai  à  Chilicothe. 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  747 

22  septemLre,  Coltmabus. 

Aux  États-Unis,  le  gouvernement  ne  réside  presque  jamais  dans 
la  ville  principale  de  l'état.  Ainsi  ce  n'est  point  à  Cincinnati  qu'est 
le  capitole  de  l'état  de  l'Ohio,  c'est  à  Columbus,  dont  la  population  est 
à  peu  près  douze  fois  moins  nombreuse  que  celle  de  Cincinnati.  11  est 
sage  de  placer  ainsi  le  pouvoir  exécutifet  les  assemblées  délibérantes 
hors  des  grands  centres  de  population.  Le  gouvernement  fédéral 
réside  non  dans  une  des  vastes  cités  ou  dans  un  des  grands  états  de 
l'Union,  mais  dans  le  petit  district  de  Columbia  et  dans  la  ville  de 
Washington,  qui  ne  compte  que  /iO,000  âmes.  A  Columbus,  la  ville 
n'est  guère  qu'une  rue,  mais  longue  d'un  quart  de  lieue  et  large 
comme  la  rue  de  la  Paix.  Au  bout,  on  trouve  la  forêt.  A  droite  et  à 
gauche,  il  y  a  bien  d'autres  rues;  mais  les  maisons  y  sont  en  général 
petites  et  encore  clair-semées,  comme  dans  un  village.  Au  milieu  de  ce 
village  s'élève  un  monument  immense  qui  sera  le  capitole,  image 
de  cette  société  où  l'individu  est  petit,  où  la  communauté  est  grande. 

Partout,  dans  les  rues  agrestes  de  Columbus,  on  entend  retentir  le 
marteau  et  crier  la  poulie.  On  a  le  spectacle  d'une  ville  qui  s'élève. 
On  pourrait  dire  comme  Virgile  peignant  les  commencemens  de  Car- 
tilage naissant  à  la  parole  de  Didon  : 

Instant  ardentes  Tyrii;  pars  ducere  muros 
Molirique  arcem  et  manibus  suLvolvere  saxa. 

Mais  ici  Didon,  c'est  l'état  de  l'Ohio. 

Je  ne  sais  ce  que  sera  le  capitole  de  Columbus.  Ce  que  j'ai  vu  jus- 
qu'à présent  de  l'architecture  aux  États-Unis  ne  m'a  pas  charmé, 
excepté  les  grands  travaux  d'utilité  publique,  comme  les  réservoirs 
de  Boston,  qui  sont  construits  avec  une  simplicité  et  une  solidité  vrai- 
ment romaines.  Je  n'ai  pas  encore  visité  ceux  de  New-York.  Les  Améri- 
cains vont  comme  nous  de  l'antique  au  gothique,  non-seulement  pour 
les  églises,  mais  pour  les  douanes,  les  banques,  les  collèges  :  leur 
antique  ne  vaut  pas  celui  de  la  Bourse  ou  de  la  Madeleine;  ils  ne 
savent  pas  faire  le  gothique  comme  les  Anglais,  qui  parfois  le  font 
très  bien,  et,  quand  ils  veulent  imaginer  du  nouveau,  ils  tombent 
dans  le  baroque.  Si  la  sculpture  me  semble  l'art  dont  ils  se  tirent  le 
mieux,  je  trouve  que  l'architecture  est  celui  où  ils  brillent  le  moins. 
Je  crois  que  le  même  principe  rend  compte  de  leur  succès  dans  l'un 
de  ces  arts  et  de  leur  insuccès  dans  l'autre.  Si  la  sculpture  est  un 
art  sans  rapport  avec  les  mœurs  modernes,  un  art  où  l'imitation 
de  l'antique  domine  encore  plus  aujourd'hui  que  l'imitation  de  la 
nature,  et  si  par  conséquent  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  qu'on  n'y 
excelle  pas  dans  un  pays  aussi  bien  que  dans  un  autre,  l'architec- 


7A8  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ture  est  au  contraire  un  art  essentiellement  lié  à  la  vie  réelle,  aux 
habitudes,  aux  nécessités  de  la  société  au  sein  de  laquelle  il  se  pro- 
duit. Combiner  les  lois  du  beau  avec  la  destination  d'un  édifice,  c'est 
le  problème  que  doit  résoudre  l'architecte.  Il  faut  donc  créer  de  nou- 
velles formes  pour  les  approprier  à  de  nouveaux  besoins.  Or  c'est  là 
le  difficile;  en  Europe  même,  on  y  est  rarement  parvenu  :  il  est  en- 
core plus  malaisé  d'atteindre  à  ce  but  dans  un  pays  où,  au  milieu  de 
la  préoccupation  incessante  et  impérieuse  de  l'utile,  le  sentiment  du 
beau  n'a  pas  encore  eu  le  temps  de  se  développer  assez  pour  marcher 
sans  guide,  et  pour  l'architecture  usuelle,  on  n'a  aucun  type  qu'on 
puisse  copier  dans  l'antiquité  ou  le  moyen  âge.  En  se  soumettant  aux 
conditions  imposées  par  le  temps,  il  faut  trouver  le  beau  et  le  combiner 
avec  l'utile.  On  s'attend  peut-être  qu'aux  États-Unis  l'utile  doit  être 
la  loi  de  l'architecture,  que  les  architectes  y  seront  les  disciples  de 
cette  école  qui  compte  des  adeptes  parmi  nous,  et  dont  M.  Durand 
a  exposé  les  principes  avec  tant  de  confiance,  donnant  un  plan  de 
Saint-Pierre  refait  d'après  son  système,  et  pour  démontrer  ce  sys- 
tème donnant  aussi  le  chiffre  précis  des  millions  et  des  hommes  qui 
eussent  été  épargnés,  si  on  l'eût  suivi  au  xvi^  siècle;  car,  selon  cet 
auteur,  on  eût  évité  ainsi  le  protestantisme  et  par  suite  les  guerres, 
de  religion,  dont,  comme  chacun  sait,  les  indulgences  vendues  par 
le  pape  pour  aider  à  la  construction  de  Saint-Pierre  ont  été  la  seule 
cause.  Les  Américains,  tout  utilitaires  qu'ils  sont,  ne  poussent  pas  si 
loin  le  fanatisme  de  l'utile.  Les  défauts  de  leur  architecture  ne  vien- 
nent pas  de  là.  Loin  de  subordonner  tout  dans  cet  art  à  des  condi- 
tions d'utilité  et  de  s'interdire  les  recherches  du  beau,  ils  le  cherchent, 
mais  malheureusement ,  mal  inspirés,  ils  ne  le  rencontrent  presque 
jamais.  Ils  ont  aussi  très  souvent  l'ambition  de  l'originalité,  de  la 
nouveauté;  or  l'architecture  est  celui  de  tous  les  arts  où,  sauf  cer- 
taines époques  extraordinaires,  il  est  le  plus  rare  d'inventer;  ils  ima- 
ginent y  parvenir  en  mêlant  de  la  manière  la  moins  heureuse  les  diffé- 
rons styles  d'architecture  et  en  y  mêlant  aussi  des  ornemens  de  leur 
fantaisie,  le  tout  en  général  sans  nul  égard  pour  la  destination  du 
monument  qu'ils  construisent.  Ces  réflexions  m'étaient  suggérées  au- 
jourd'hui par  un  singulier  édifice  qui  s'est  présenté  à  moi  dans  une 
rue  de  Columbus.  Cet  édifice  est  construit  en  brique  avec  une  grande 
tour  hexagone,  une  foule  de  tourelles,  des  portes  et  des  fenêtres  en 
marbre  blanc,  ayant  un  faux  air,  très  faux  il  est  vrai,  de  l'Alhambra. 
J'ai  demandé  quel  pouvait  être  cet  étrange  bâtiment  à  un  passant, 
qui  m'a  répondu  en  souriant  d'un  air  assez  satisfait  :  C'est  comme 
un  château.  —  Ce  château  bizarre  est  une  école  de  médecine. 
.  ^oici  qui  vaut  mieux  que  cette  construction  féodale  en  l'hon- 
neur d'Hippocrate.  Je  lis  dans  le  journal  de  Scioto,  petite  ville  de 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  749 

11,000  âmes,  que  1,000  ouvrières  y  suivent  un  cours  de  chimie, 
assises  parmi  les  filles  et  les  femmes  de  bourgeois  et  en  tricotant. 
Ceci  est  encore  au-delà  de  ce  que  j'ai  souvent  vu  avec  admiration  au 
Conservatoire  des  arts  et  métiers  à  Paris  :  des  familles  d'ouvriers 
venant  assister  aux  cours  de  M.  Pouillet,  dont  le  merveilleux  talent 
de  professeur  est  perdu  désormais  pour  tout  le  monde.  1,000  ou- 
vrières dans  une  ville  de  11,000  âmes  suivre  un  cours  de  chimie  en 
faisant  des  bas!  il  faut  venir  aux  États-Unis  pour  trouver  un  pareil 
amour  de  l'instruction  dans  le  peuple. 

23  septembre,  Chilicothe. 

Pour  aller  de  Columbus  à  Chilicothe,  on  prend  une  diligence.  Je 
suis  bien  aise  de  savoir  par  expérience  comment  l'on  voyage  aux 
Etats-Unis  autrement  qu'en  chemin  de  fer,  ne  serait-ce  que  pour 
mieux  sentir  les  bienfaits  et  être  plus  indulgent  pour  les  inconvé- 
niens  de  ce  mode  de  transport.  La  diligence  que  je  prends  est  assez 
propre  à  le  faire  valoir  et  à  le  faire  regretter.  C'est  un  véhicule  mal 
fermé  par  des  rideaux  de  cuir.  La  route  est  mauvaise  et  les  cahote- 
mens  très  rudes.  J'admire  plus  que  je  ne  les  envie  ceux  qui  ont  par- 
couru ce  pays  avant  l'établissement  des  chemins  de  fer.  Il  y  a  vingt 
ans,  on  ne  voyageait  pas  autrement  que  je  n'ai  voyagé  cette  nuit.  Cette 
incommodité  tombe  pour  moi  assez  mal  en  ce  moment,  où  j'aurais 
besoin  de  repos;  mais  il  faut  bien  aller  à  Chilicothe,  où  j'espère  trou- 
ver des  monumens  indiens  et  la  collection  d'antiquités  de  M.  Davies. 

Malheureusement  pour  moi,  M.  Davies  est  à  New-York.  Je  m'a- 
dresse à  son  beau-père,  qui,  avec  une  politesse  parfaite  et  un  empres- 
sement très  aimable,  me  prête  le  livre  de  son  gendre  pour  m' orienter 
dans  mes  recherches,  et  me  met  en  rapport  avec  un  jeune  médecin 
allemand  au  fait  des  localités  environnantes,  et  qui  a  plusieurs  fois 
accompagné  M.  Davies  dans  ses  excursions  archéologiques.  M.  Ro- 
minger,  à  qui  je  procure  le  plaisir  de  parler  allemand  et  de  parler 
de  l'Allemagne,  me  reçoit  avec  beaucoup  de  cordialité  et  m'emmène 
dans  son  cabriolet  visiter  plusieurs  de  ces  grands  tertres  et  de  ces 
vastes  travaux  de  défense  qui  attestent  l'existence  d'une  population 
plus  nombreuse  et  d'une  race  plus  puissante  que  celles  qu'on  a  ren- 
contrées dans  la  portion  de  l'Amérique  du  Nord  occupée  aujourd'hui 
par  les  Etats-Unis.  Sur  une  immense  étendue,  depuis  les  grands  lacs 
jusqu'au-delà  du  Mississipi,  on  a  trouvé  des  fortifications  en  terre 
fort  considérables  et  des  tertres  contenant  une  classe  d'antiquités 
d'un  caractère  tout  particulier,  et  qui  ne  ressemble  à  aucune  autre. 
Je  n'ai  vu  encore,  dans  les  collections  de  Cincinnati,  qu'un  petit  nom- 
bre de  ces  antiquités,  des  poteries,  des  figures  d'animaux  remarqua- 
blement sculptées,  etc.,  et  je  remets  pour  en  parler  à  l'époque  où 


750  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

j'aurai  visité  la  collection  de  M.  Davies,  qui  est  comme  lui  à  New- 
Yoi'k.  Quant  aux  tertres  et  aux  enceintes  dont  les  unes  paraissent 
avoir  été  des  enceintes  religieuses,  et  les  autres  étaient  certainement 
des  fortifications,  j'en  ai  visité  plusieurs  aux  environs  de  Chilicothe  : 
elles  sont  quadrangulaires  ou  circulaires  et  forment  toujours  des  cer- 
cles et  des  carrés  parfaits.  Il  est  de  ces  enceintes  carrées  qui  ont 
plus  de  mille  pieds  sur  chaque  côté  (1).  Celles  qui  ont  été  construites 
dans  un  but  de  défense  sont  entourées  d'un  fossé  extérieur.  Le  rem- 
part qui  est  en  dedans  du  fossé  est  le  plus  souvent  en  terre.  Cepen- 
dant on  a  trouvé  aussi  des  murs  composés  de  pierre,  et  quelquefois 
ces  pierres  paraissent  avoir  été  apportées  d'assez  loin  (2).  Ce  sont 
des  travaux  considérables  qui  supposent  une  population  trop  abon- 
dante pour  avoir  pu  vivre  autrement  que  par  l'agriculture,  et  que 
les  races  faibles  et  rares  découvertes  par  les  premiers  explorateurs 
de  ces  contrées  n'auraient  pu  exécuter.  De  plus,  il  est  certain  que 
ces  constructions  et  les  tertres  artificiels  qui  les  accompagnent  re- 
montent à  une  époque  plus  ancienne.  Quelques-uns  des  arbres  qui 
les  couvraient  ont  été  coupés,  et  en  comptant  les  couches  annuelles 
de  leurs  troncs,  on  a  reconnu  que  «plusieurs  d'entre  eux  étaient  âgés 
d'au  moins  huit  cents  ans  (3).  Comme  ces  arbres  n'étaient  probable- 
ment pas  nés  sur  le  dernier  en  date  de  ces  monumens,  on  peut  sans 
exagération  donner  à  ceux-ci  un  millier  d'années,  et  par  conséquent 
une  origine  bien  antérieure  à  la  découverte  de  l'Amérique.  Les  en- 
ceintes que  j'ai  vues  étaient  carrées  ou  rondes;  mais  il  existe  dans 
d'autres  parties  de  la  vallée  de  l'Ohio  des  élévations  en  terre  aux- 
quelles on  a  donné  la  forme  d'animaux.  L'une  d'elles  représente  un 
grand  serpent  de  cent  cinquante  pieds  de  long  avec  un  œuf  au-devant 
de  sa  tête.  Cette  figure  est  d'autant  plus  curieuse,  que  quelque  chose 
de  semblable  se  voyait  en  Angleterre  auprès  du  fameux  monument 
de  Stone-Henge,  dans  la  plaine  de  Salisbury.  En  rapprochant  de  ces 
faits  le  rôle  que  le  serpent  a  joué  dans  les  anciennes  religions  de 
rOrient,  M.  Squiers,  collaborateur  de  M.  Davies,  a  formé  un  système 
historique  sur  le  culte  du  serpent.  M.  Squiers  me  paraît  confondre, 
comme  beaucoup  d'autres  auteurs  de  systèmes  mythologiques,  des 
choses  entièrement  différentes.  Les  faits  en  eux-mêmes  n'en  sont  pas 
moins  curieux  et  les  rapprochemeiis  moins  singuliers. 

Mais,  à  part  tous  ces  rapprochemens,  il  demeure  établi  qu'une 
classe  de  monumens  évidemment  de  même  origine,  renfermant  des 
antiquités  de  même  sorte,  s'étendent  sur  un  espace  de  plusieurs  cen- 


(1)  Ancient  Monuments  of  the  Valley  of  Mississipi,  by  Davies  and  Squiers,  31,  40. 

(2)  Ibid.,  II,  23. 

(3)  Lyell,  Travels  in  Am.,  t.  Il,  29. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  751 

taines  de  lieues  dans  l'ouest  des  États-Unis,  attestent  la  présence, 
dans  cette  immense  région,  d'une  race  supérieure  à  toutes  les  races 
indiennes  de  ces  contrées,  et  remontent  à  une  époque  antérieure 
d'au  moins  six  cents  ans  à  la  découverte  de  l'Amérique.  Cette  race  a 
entièrement  disparu  et  n'a  laissé  d'autres  vestiges  d'elle-même  que 
ces  monumens  gigantesques,  pareille  à  ces  oiseaux  et  à  ces  lézards 
dont  l'espèce  est  perdue  et  dont  l'existence  n'est  attestée  que  par  les 
empi'eintes  de  leurs  pas  sur  le  sable  humide  qui  les  a  gardées.  On  ne 
sait  pas  le  nom  de  ce  peuple,  et  on  est  obligé  de  désigner  ceux  qui 
ont  élevé  ces  tertres  et  construit  ces  remparts  par  l'appellation  de 
bâtisseurs  de  tertres  [naound-builders] .  Chose  assez  remarq^uable,  on 
ne  trouve  aucun  signe  de  la  présence  de  ces  populations  inconnues 
à  l'est  des  Alleghanis,  chaîne  de  montagnes  qu'évidemment  elles 
n'ont  pas  traversée.  Ainsi  on  peut  faire,  en  quelque  sorte,  la  carte  des 
régions  qu'elles  ont  occupées.  Cette  carte  a  été  tracée  par  M.  Davies, 
qui,  sans  appui,  a  considérablement  avancé  l'étude  des  antiquités  de 
rOhio  et  duquel  date  une  nouvelle  ère  dans  ces  recherches.  Il  serait 
bien  à  désirer  qu'un  gouvernement  européen  voulût  envoyer  une 
expédition  à  la  recherche  de  ces  antiquités  sur  les  points  nombreux 
où  elles  existent.  Guidé  par  la  carte  de  M.  Davies,  on  pourrait  faire 
des  fouilles  à  coup  sûr.  J'ai  pris  à  Chilicothe  des  renseignemens  pré- 
cis; on  trouverait  toutes  les  directions  désirables  auprès  d'un  négo- 
ciant distingué  de  cette  ville,  M.  Clemensen.  Le  travail  des  fouilles 
reviendrait  à  5  francs  par  jour  pour  chaque  homme.  Il  faudrait  se 
hâter,  car  chaque  jour  tertres,  enceintes  sacrées,  fortifications,  dis- 
paraissent sous  la  charrue  du  défricheur.  Dans  vingt  ans,  il  ne  sub- 
sistera peut-être  plus  rien  de  ce  passé  inconnu.  Ne  serait-il  pas  dési- 
rable de  sauver  de  la  destruction  les  débris  de  ce  qu'on  peut  appeler 
une  civilisation  relative  qui  semble  avoir  été  intermédiaire  entre  la 
culture  plus  avancée  des  peuples  du  Mexique  et  la  barbarie  des  sau- 
vages? On  ne  peut  faire  que  des  conjectures  sur  la  race  puissante 
qui  a  construit  des  retranchemens  et  élevé  des  autels  et  des  tombeaux 
dans  toute  la  région  de  l'ouest.  Les  Indiens  des  prairies  disent  que 
cette  race  est  antérieure  à  leurs  traditions;  ils  les  attribuent  au  grand 
Manitou.  Heckenwelder,  missionnaire  morave,  qui  a  beaucoup  vécu 
au  milieu  des  sauvages,  parle  d'un  peuple  qu'il  appelle  Talligewi  ou 
Alligewi,  et  qui,  dit-il,  habitait  à  l'est  du  Mississipi  et  sur  les  rives  de 
rOhio  (1) .  «  Ces  hommes,  ajoute  Heckenwelder,  qui  ont  bâti  les  for- 
tifications et  les  retranchemens  qui  subsistent  encore,  étaient  remar- 
quablement grands  et  forts ,  et  quelques-uns  avaient  la  taille  et  la 

(1)  Les  Delawares  prétendaient  avoir  autrefois  vaincu  ce  peuple  et  l'avoir  contraint  de 
fuir  vers  le  Mississipi. 


752  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vigueur  des  géans.  »  Il  semble  que  ce  soit  là  une  tradition  indienne 
recueillie  par  le  missionnaire  morave;  mais  elle  n'a  probablement 
pas  beaucoup  d'importance,  parce  qu'il  est  naturel  que  les  sauvages 
aient  supposé  l'existence  d'un  peuple  de  géans  pour  expliquer  la  pré- 
sence de  monumens  dont  ils  ignoraient  l'origine,  et  qu'après  avoir 
imaginé  ce  peuple  de  géans,  ils  aient  fait  à  leurs  ancêtres  l'honneur 
d'en  triompher. 

Quand  on  voit  ces  monumens  singuliers  s'avancer  des  bords  du 
Saint-Laurent  jusqu'au  Mexique,  on  ne  peut  se  défendre  d'une  con- 
jecture qui  se  présente  naturellement.  Le  peuple  inconnu  qui  les 
a  construits,  n'est-ce  pas  ce  peuple  que  les  peintures  mexicaines 
montrent  marchant  du  nord  au  sud,  et  dans  lequel  on  est  porté  à 
voir  une  émigration  asiatique  entrant  en  Amérique  par  l'extrémité 
septentrionale  de  ce  continent?  Il  y  aune  certaine  analogie  entre 
les  ouvrages  défensifs  du  peuple  inconnu  et  ceux  des  Mexicains  (1) , 
entre  les  pyramides  tronquées,  et  quelquefois  à  degrés,  de  la  vallée 
de  rOhio  ou  du  Mississipi,  et  les  tèocallis  mexicains.  Les  monu- 
mens que  j'ai  visités  et  leurs  analogues  seraient  les  premiers  efforts 
d'une  civilisation  encore  imparfaite  qui  se  serait  développée  plus 
complètement  sur  le  plateau  du  Mexique,  On  s'expliquerait  ainsi  la 
présence  de  ce  peuple  dans  ces  contrées  à  une  époque  ancienne  et 
sa  disparition. 

Peut-être  faut-il  attribuer  à  ce  peuple  disparu  de  la  surface  de  la 
terre  certaines  traces  de  demi-civilisation,  comme  ces  anciennes  cul- 
tures qui  semblent  avoir  été  abandonnées,  et  qu'on  a  suivies  sur  un 
espace  de  cinquante  lieues  à  travers  la  prairie,  depuis  la  source  du 
Wabash  jusqu'à  la  vallée  de  la  grande  rivière  du  Michigan,  et  sur- 
tout ces  vestiges  d'exploitation  du  cuivre  près  du  Lac  Supérieur,  qui 
semblent  antérieurs  à  l'arrivée  des  blancs,  et  sur  lesquels  un  obser- 
vateur, qui  paraît  exact  et  qui  les  visita  en  1849,  a  donné  de  curieux 
détails.  Il  a  trouvé  de  vastes  tranchées  larges  de  10  à  15  pieds  et 
d'une  profondeur  qui  varie  de  5  à  25  pieds,  un  pilier  naturel  ménagé 
dans  l'épaisseur  du  terrain  pour  soutenir  le  toit,  comme  cela  se  pra- 
tique dans  les  mines  de  houille,  enfin  une  masse  de  cuivre  natif  re- 
posant sur  un  treillis  de  bois,  et  que  les  anciens  mineurs  avaient 
essayé  de  soulever  au  moyen  de  coins,  mais  qu'ils  avaient  été  obligés 
d'abandonner  à  cause  de  son  grand  poids,  qui  était  de  douze  mille 
livres  environ.  Tout  à  l'entour  étaient  des  monceaux  de  charbon  et  de 
cendre,  qui  témoignaient  de  l'emploi  du  feu.  Un  rocher  très  dur 
avait  été  ouvert  sur  une  ligne  longue  de  plusieurs  milles.  Ce  qui 
prouve  l'antiquité  de  ces  travaux,  c'est  l'absence  d'instrumens  en 

(1)  Ancient  Monuments  of  the  Valley  of  Missisipi, -p.  18,  45. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  753 

métal  et  au  contraire  la  grande  quantité  de  marteaux  de  pierre  trou- 
vés çà  et  là,  enfin  la  présence  au-dessus  de  la  masse  de  cuivre  d'un 
arbre  dont  les  racines  la  recouvraient  entièrement,  et  qui,  d'après 
le  nombre  des  anneaux  concentriques  de  son  tronc,  ne  pouvait  avoir 
moins  de  deux  cent  quatre-vingt-dix  ans,  — ■  ce  qui  prouve  que  les 
travaux  étaient  déjà  abandonnés  à  une  époque  bien  antérieure  aux 
premiers  établissemens  européens  près  du  Lac  Supérieur. 

Ces  traces  d'une  agriculture  étendue,  ces  exploitations  de  mines 
qui  surpassent  si  fort  ce  que  peuvent  exécuter  les  peuples  sauvages 
tels  qu'on  les  a  trouvés  dans  les  forêts  de  l'Amérique,  rapprochées  des 
grands  travaux  de  défense  et  des  objets  travaillés  avec  un  certain 
art  recueillis  dans  les  tertres  qui  avoisinent  ces  travaux,  n'indiquent- 
elles  pas  l'existence  d'une  population  plus  nombreuse  et  moins  bar- 
bare? Cette  race  entièrement  détruite  n'offre-t-elle  pas  un  mystère 
historique  d'un  intérêt  extraordinaire?  Enfin  n'aurait-elle  point  com- 
muniqué aux  tribus  errantes  qui  lui  ont  survécu,  peut-être  après 
l'avoir  anéantie,  quelques  idées  de  religion  pure  et  de  morale  assez 
haute  qui  contrastent  bizarrement  avec  leurs  sentimens  féroces  et 
leurs  superstitions  grossières,  comme  elle  a  laissé  dans  leurs  déserts 
des  vestiges  d'une  société  plus  avancée  et  d'un  art  moins  imparfait? 
Tout  cela  vaut  la  peine  qu'on  s'en  occupe,  et  bien  que  ma  course  à 
Chilicothe  eût  surtout  pour  but  de  visiter  la  collection  d'antiquités 
américaines  rassemblées  par  M.  Davies  et  que  je  ne  verrai  qu'à  New- 
York,  je  ne  regarderais  pas  ma  fatigue  comme  perdue,  si  j'inspirais 
la  pensée  d'une  exploration  facile,  peu  coûteuse,  dont  les  résultats 
seraient  à  peu  près  certains,  et  qui  pourrait  achever  de  faire  entrer 
un  élément  entièrement  nouveau  dans  l'histoire  du  genre  humain. 

Tout  en  m' occupant  des  générations  ignorées  qui  ont  élevé  les 
-curieux  monumens  de  Chilicothe,  je  découvre  ce  qu'il  y  a  encore 
d'arriéré  dans  une  petite  ville  de  l'ouest,  comme  j'ai  appris  à  connaître 
dans  la  maison  du  beau-père  de  M.  Davies  ce  qui  s'y  rencontre  aussi 
de  politesse  et  de  prévenance.  On  m'assure  que  le  gros  des  habitans 
n'a  aucun  respect  pour  le  savoir.  Ils  ne  peuvent  se  figurer  qu'un 
médecin  quitte  l'Europe,  s'il  a  quelque  valeur;  ils  sont  souvent  dupes 
d'un  charlatan  qui  a  l'avantage  d'être  américain.  On  m'a  montré  une 
maison  neuve  en  me  disant  :  C'est  la  propriété  d'un  peintre  en  bâti- 
mens  qui  s'est  avisé  de  devenir  médecin  et  qui  a  fait  fortune. 

Un  des  plus  grands  intérêts  d'un  voyage  aux  États-Unis,  c'est  le 
spectacle  des  destinées  et  des  caractères  que  les  circonstances  ont 
jetés  sur  cette  terre  ouverte  à  tous  les  genres  d'entreprises.  M.  Ro- 
minger,  qui  a  bien  voulu  me  servir  de  guide,  était  venu  en  Amérique 
pour  y  faire  des  études  géologiques;  mais  il  a  été  amené  à  ajourner 
ses  plans  et  à  en  préparer  l'exécution  en  se  livrant  pendant  quelques 


754  REVUE    DES   DEUX    MONDES, 

années  à  la  pratique  de  la  médecine,  et  il  s'est  arrêté  à  Chilicothe.  Il 
m'invite  à  entrer  dans  sa  maison  pour  voir  sa  curieuse  collection 
de  coquilles  de  l'Ohio  et  goûter  le  vin  de  Catawba,  le  Champagne 
américain  (d) ,  dont  la  saveur  est  encore  un  peu  sauvage,  mais  qu'on 
pourra  perfectionner.  Là,  sur  des  tablettes,  je  trouve  les  Animaux 
fossiles  de  Guvier,  la  Chimie  de  Berzelius,  des  livres  de  géologie  et 
aussi  des  poètes,  Gray,  Shakspeare,  et  par  hasard  un  crâne  hu- 
main au-dessus  des  œuvres  de  lord  Byron. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  sous  le  soleil  deux  natures  d'homme 
plus  différentes  que  l'Yankee  et  l'Allemand  :  l'un  tout  pratique,  tout 
positif,  homme  d'action,  d'énergie,  presque  toujours  avec  un  but 
matériel;  l'autre  tout  intellectuel,  tout  idéal,  homme  de  spéculation, 
parfois  de  rêverie,  vivant  pour  la  science  et  par  la  pensée.  Il  n'est 
pas  surprenant  que  ces  deux  peuples  si  différons,  bien  qu'ils  soient  l'un 
et  l'autre  d'origine  germanique,  aient  beaucoup  de  peine  à  s'entendre 
et  à  se  convenir  réciproquement.  Cependant  la  population  des  États- 
Unis  reçoit  chaque  année  une  forte  couche  de  population  allemande. 
Les  Allemands  comptent  maintenant  dans  l'Union  par  millions  (2), 
et  lui  fournissent  une  classe  en  général  très  laborieuse  et  très  res- 
pectable d'agriculteurs.  Celle-ci  a  moins  de  peine  à  se  fondre  dans 
la  nationalité  américaine  que  les  lettrés,  et  encore  remarque-t-on 
que  les  émigrans  allemands  s'agrègent  volontiers  en  associations 
particulières  et  conservent  assez  longtemps  leur  langage  et  leurs 
mœurs.  C'est  surtout  dans  les  villes  que  la  séparation  et  l'antipathie 
subsistent.  Je  lisais  l'autre  jour  dans  un  journal  qu'à  New-York  une 
troupe  de  ces  bandits  qu'on  appelle  des  rawdies,  et  qui  remplissent 
de  désordre  et  de  violences  pas  assez  réprimés  les  quartiers  peu 
fréquentés  de  cette  ville,  avait,  il  y  a  quelque  temps,  juré  haine  aux 
Allemands  et  en  a  tué  plusieurs. 

En  cherchant  des  antiquités,  j'ai  rencontré  un  petit  coin  de  forêt 
qui,  plus  qu'aucun  autre  lieu  que  j'aie  vu  jusqu'ici,  m'a  donné  le  sen- 
timent de  cette  beauté  tranquille  et  sauvage  qui  est  celle  des  forêts 
primitives;  les  arbres  qui  croissent  sur  les  tertres  n'ont  pas  été 
abattus,  et  autour  de  ces  arbres  droits  et  magnifiques  serpentent  et 
s'enlacent  en  lianes  ligneuses  des  vignes  vierges  de  cinquante  pieds 
de  hauteur.  Quand  je  cesse  de  marcher,  le  silence  est  complet  autour 
de  moi.  A  quelques  pas  coulent  à  travers  la  forêt,  comme  enfoncées 
entre  deux  grands  espaces  de  verdure,  les  eaux  vertes  elles-mêmes 

(1)  Il  y  a  maintenant  plus  de  1,300  acres  de  vignes  dans  la  vallée  de  l'Ohio.  Le  prin- 
cipal propriétaire  de  ces  vignobles  a  fait  venir  de  Paris  un  homme  exercé  à  la  prépara- 
tion du  vin  de  Champagne.  Il  en  vend  cent  mille  bouteilles  par  an. 

(2)  Cette  année,  l'émigration  allemande  a  égalé  en  nombre  Fémigration  irlandaise  : 
toutes  deux  ont  importé  environ  120,000  hommes  sur  le  sol  américain. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  755 

du  Scioto.  Ce  fleuve  sans  bruit  et  comme  sans  rives  semble  perdu 
dans  la  solitude;  on  dirait  qu'il  dort  et  qu'il  rêve. 

Ce  coin  de  forêt  est  bien  un  reste  de  la  forêt  primitive,  la  hache 
n'a  jamais  frappé  les  arbres  autour  desquels  s'enroulent  les  lianes  et 
les  vignes  sauvages;  mais  l'homme,  qui  ne  l'a  pas  encore  cultivé,  en 
a  déjà  pris  possession;  il  l'a  entouré  d'une  barrière  qu'il  a  fallu  esca- 
lader pour  pénétrer  dans  cette  solitude.  Un  groupe  remarquable 
de  M.  Greenough,  statuaire  américain,  représente  la  race  anglo- 
saxonne  contenant  et  désarmant  la  race  indienne  :  de  même  ici  la 
civilisation  étreint,  pour  ainsi  dire,  le  désert  qu'elle  va  faire  dispa- 
raître. 

Je  dois  aux  antiquités  de  l'Ohio  d'avoir  joui  comme  je  ne  l'avais 
pas  fait  encore  de  ce  charme  silencieux  des  eaux  et  des  forêts  amé- 
ricaines. Le  pays  est  ravissant  ;  partout  on  aperçoit  des  montagnes 
arrondies  couvertes  de  belles  forêts,  en  ce  moment  parées  de  toutes 
les  splendeurs  de  l'automne.  Nulle  part  dans  le  monde,  les  teintes 
du  feuillage  en  cette  saison  ne  sont  vives  et  variées  comme  dans 
l'Amérique  du  Nord;  la  diversité  des  arbres  dans  les  forêts  est  très 
grande,  et  plusieurs  de  ces  arbres'  se  teignent  en  automne  des  cou- 
leurs les  plus  brillantes  :  le  rouge  sanglant,  l'orangé,  le  brun  doré, 
y  éclatent  à  côté  l'un  de  l'autre  au  milieu  d'une  verdure  tantôt  som- 
bre, tantôt  claire.  Le  regard  est  vraiment  ébloui  de  cet  arc-en-ciel  de 
la  végétation,  il  n'en  est  pas  toujours  complètement  satisfait.  Quel- 
quefois ces  tons  si  vifs  ne  sont  pas  harmonieusement  fondus  et  crient, 
mais  par  momens  on  rencontre  au  contraire  les  combinaisons  les  plus 
harmonieuses,  en  même  temps  que  les  plus  éclatantes.  Alors  c'est 
un  spectacle  qui,  je  crois,  n'a  point  son  pareil  dans  un  autre  pays, 
et,  pour  emprunter  les  expressions  d'un  poète  américain,  «  les  teintes 
que  déploient  les  bois  d'érables  sont  comme  le  bouton  qui  s'ouvre 
ou  la  rose  qui  pâlit,  ou  variées  comme  les  couleurs  des  nuages  au  cou- 
cher du  soleil.  » 

J.-J.  Ampère. 


ADELINE  PROTAT. 


I.  —  LE  DÉSIGNEUX. 

Chaque  année,  au  retour  de  la  belle  saison,  les  peintres  paysa- 
gistes s'abattent  par  essaims  clans  les  environs  de  Fontainebleau.  Le 
village  de  Barbizon,  qui  avoisine  une  des  plus  remarquables  parties 
de  la  forêt  connue  sous  le  nom  de  Bas-Bréau,  demeura  longtemps 
le  séjour  favori  des  artistes,  et  leur  présence  annuelle  dans  ce  pays 
a  été  une  source  de  fortune  pour  deux  ou  trois  aubergistes  qui  s'y 
étaient  établis.  L'une  de  ces  hôtelleries  est  même  comprise  parmi  les 
curiosités  que  les  itinéraires  désignent  aux  voyageurs,  et  ceux-ci  ne 
manquent  pas  d'aller  visiter  son  réfectoire,  où  beaucoup  de  peintres 
illustres  ont  laissé  sur  les  murailles  une  trace  de  leur  passage  et 
formé  ainsi  une  espèce  de  musée  qui  est  une  véritable  richesse  pour 
le  propriétaire.  Mais  depuis  quelque  temps,  Barbizon  et  CJhailly  ont 
trouvé  des  concurrens  dans  deux  ou  trois  villages  situés  à  l'extrémité 
de  la  forêt,  sur  des  points  où  elle  renferme  des  sites  moins  parcourus, 
et  par  conséquent  moins  exploités.  Les  nouvelles  résidences  préfé- 
rées aujourd'hui  par  les  colonies  d'artistes  nomades  sont  Bourron, 
Montigny,  Mariette  et  Becloses,  bâti  à  pic  sur  un  rocher  élevé,  du- 
quel on  découvre  une  immense  étendue  de  pays. 

Vers  le  milieu  du  mois  d'août,  à  l'heure  la  plus  chaude  d'une  brû- 
lante journée  de  moisson,  un  jeune  homme  que  la  voiture  qui  fait  le 
service  entre  Fontainebleau  et  Nemours  venait  de  déposer  au  bas  de 
la  montagne  de  Bourron  s'engagea,  après  avoir  traversé  ce  village, 
dans  le  chemin  rural  qui  relie  Bourron  à  Montigny.  Le  voyageur  sem- 
blait accablé  par  la  chaleur  suffocante  qui  tombait  du  ciel  incendié; 
la  sueur  ruisselait  de  son  visage,  et  avait  pénétré  le  feutre  de  son 


ADELINE    PROTAT.  757 

chapeau  gris  à  larges  bords.  Pour  assurer  sa  marche  autant  que  pour 
alléger  la  pesanteur  d'un  sac  qui  paraissait  bourré  outre  mesure,  il 
s'appuyait  sur  un  long  bâton  dont  l'extrémité  ferrée  faisait  jaillir  des 
étincelles  chaque  fois  qu'elle  rencontrait  du  grès  ou  du  pavé.  Ce  pié- 
ton, dont  le  costume  et  les  allures  indiquaient  au  premier  examen  un 
artiste  touriste,  s'appelait  Lazare,  et  se  rendait  au  village  de  Montigny, 
où  il  avait  coutume  d'habiter  depuis  deux  années.  Derrière  lui,  à  quel- 
que distance,  cheminait,  traînant  le  pied  comme  un  gibier  blessé,  un 
jeune  paysan  qui  paraissait  âgé  de  douze  à  treize  ans.  Lui  aussi  ployait 
l'échiné  sous  le  poids  d'une  lourde  boîte  sur  laquelle  étaient  bouclés  un 
chevalet  de  campagne  et  un  de  ces  grands  parasols  en  toile  blanche  dont 
les  peintres  se  servent  pour  se  ménager  une  lumière  égale  lorsqu'ils 
travaillent  en  plein  air.  Lazare  et  le  jeune  paysan  traversaient  alors 
une  grande  plaine  très  animée  par  les  travaux  de  la  moisson.  A  chaque 
minute,  l'éclat  du  soleil,  en  frappant  le  fer  des  faucilles,  allumait  un 
éclair  dans  la  main  des  moissonneurs  à  demi  cachés  dans  l'épaisseur 
des  sillons,  et  dont  les  rumeurs  effarouchaient  les  bandes  d'alouettes 
qui  tournoyaient  au-dessus  des  blés,  inquiètes  de  leurs  couvées.  A 
la  droite  des  deux  piétons,  derrière  la  ligne  mobile  de  peupliers  qui 
indique  le  cours  du  Loing,  un  horizon  peu  accidenté,  rappelant  les 
terrains  plats  de  la  Beauce,  prolongeait  ses  lointains  bleuâtres  jus- 
qu'aux confms  du  Gâtinais.  On  apercevait  distinctement  Grez,  qui 
fut  autrefois  une  ville,  et  où  se  trouvent  encore  les  ruines  informes 
d'un  château  bâti  par  la  reine  Blanche  pendant  sa  régence.  A  côté 
de  ces  débris,  on  voit  une  église  qui  marque,  au  dire  des-  archéo- 
logues, la  première  époque  du  temps  où  l'influence  de  l'architecture 
sarrasine,  rapportée  des  croisades,  commença  à  se  faire  sentir  dans 
les  monumens.  A  peu  près  dans  la  même  direction,  mais  à  un  point 
plus  reculé  de  l'horizon,  entre  Nemours  et  La  Chapelle  de  la  Beine,  le 
sommet  noirci  de  la  haute  tour  de  Larchant  s'élève  au-dessus  de  la 
profonde  vallée  où  est  situé  ce  bourg,  qui  fut  un  point  d'occupation 
militaire  à  l'époque  de  l'invasion  des  Gaules,  et  devint  au  moyen  âge 
une  place  fortifiée  et  un  lieu  de  pèlerinage  célèbre  où  les  fidèles  ve- 
naient de  plus  de  vingt  lieues  à  la  ronde  pour  adorer  les  reliques  de 
saint  Mathurin.  A  la  gauche  des  voyageurs,  la  lisière  de  la  forêt  de 
Fontainebleau  s'étendait,  enfermant  de  ce  côté  le  pays  par  une  ligne 
de  verdure  qui  s'en  allait  rejoindre  le  village  de  Bourron  à  l'endroit 
où  passe  la  route  qui  conduit  à  Nemours.  Au  bas  de  cette  sorte  de 
rampe,  les  maisons  de  Marlotte  élevaient  leurs  toitures  rousses.  De- 
vant eux,  et  dans  la  même  direction  qu'ils  suivaient  pour  se  rendre 
à  Montigny,  la  rivière  du  Loing  découpait  ses  pittoresques  sinuosités, 
en  arrosant  la  campagne  fertile  au  bout  de  laquelle  se  trouve  la  petite 
ville  de  Moret,  où  le  marteau  de  l'embellissement  public  fait  tomber 


758  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chaque  jour  quelques  débris  des  anciennes  constructions  qui  faisaient 
de  cette  bourgade  une  véritable  curiosité  historique. 

Bien  que  le  pays  qu'il  traversait  ne  fût  pas  nouveau  pour  lui,  puis- 
qu'il l'avait  déjà  habité,  Lazare  s'arrêtait  quelquefois  pour  regarder 
autour  de  lui  cette  vaste  campagne  surprise  en  plein  travail  de  fécon- 
dité, et  dans  un  seul  jour  payant  à  la  faucille  le  prix  des  laborieux  tra- 
vaux qu'elle  avait  pendant  un  an  coûtés  à  la  charrue.  Durant  les  courtes 
haltes  que  faisait  son  compagnon,  le  jeune  paysan  déposait  son  far- 
deau à  terre,  s'asseyait  dessus  gravement,  et,  posant  la  tête  dans  ses 
mains,  il  semblait  s'abîmer  dans  des  réflexions  profondes;  puis,  quand 
il  entendait  retentir  sur  le  chemin  le  bâton  ferré  de  l'artiste,  il  re- 
chargeait la  boîte  sur  ses  épaules,  essuyait  avec  la  manche  de  sa 
blouse  une  larme  qui  roulait  dans  le  coin  de  ses  yeux,  et  reprenait 
sa  route  en  poussant  un  gros  soupir.  L'un  suivant  l'autre,  ils  mar- 
chaient ainsi  depuis  environ  une  demi-heure,  et  les  premières  mai- 
sons de  Montigny  étaient  encore  à  une  distance  assez  éloignée. 

—  Ces  diables  de  lieues  de  pays  n'en  finissent  pas,  murmura  l'ar- 
tiste en  s'essuyant  le  front;  plus  on  approche,  moins  on  arrive. 

Et  comme  il  avait  insensiblement  ralenti  sa  marche,  le  petit  pay- 
san, qui  avait  maintenu  son  allure,  se  trouva  bientôt  sur  ses  talons. 
Lazare,  qui  s'était  retourné  machinalement,  s'aperçut  alors  de  la 
tristesse  peinte  sur  le  visage  du  jeune  garçon.  Il  remarqua  aussi  que 
ses  yeux  étaient  rougis  par  des  larmes  récentes. 

—  Ah  ça,  mon  pauvre  Zéphyr,  lui  demanda-t-il  amicalement,  où 
as-tu  pris  cette  mine  d'enterrement?  Sais-tu  (jue  tu  m'as  accueilli 
assez  mal  quand  je  suis  arrivé  à  Bourron  tout  à  l'heure?  Quand  je 
suis  parti  l'an  passé,  tu  pleurais  presque  en  venant  me  conduire  à  la 
voiture,  et  maintenant  tu  pleures  en  me  voyant  revenir  :  ce  n'est 
pas  naturel,  mon  garçon.  Est-ce  que  tu  aurais  du  chagrin?  Le  père 
Protat  t'aurait-il  battu  un  peu  plus  que  de  coutume?  Tu  dois  com- 
mencer à  t'y  habituer  pourtant.  Il  ne  faut  pas  lui  en  vouloir;  il  a  la 
main  un  peu  prompte,  mais  pas  trop  lourde,  et  le  plus  souvent  il  y 
a  de  la  caresse  dans  ses  tapes.  D'ailleurs,  si  tu  es  paresseux  comme 
un  loir,  tu  n'es  guère  plus  douillet  qu'un  bœuf,  et  les  coups  ne 
t'émeuvent  guère.  Et  puis  réfléchis,  Zéphyr,  que  si  le  bonhomme 
Protat  a  toujours  une  chiquenaude  au  bout  des  doigts,  mieux  vaut 
qu'elle  tombe  sur  ton  nez  que  sur  le  mignon  visage  de  la  mignonne 
Adeline.  Est-ce  vrai,  mon  gai-çon?  Lève  un  peu  les  yeux,  qu'on  te 
voie.  Tu  n'as  pas  changé,  va;  tu  as  toujours  ta  bonne  figure,  rnoi- 
tié  bonté,  moitié  bêtise,  un  peu  triste  cependant,  un  peu  fatiguée 
même.  Ah!  j'y  pense  :  tu  n'as  peut-être  dormi  que  douze  heures,  et 
ça  ne  fait  pas  ton  compte. 

—  Excusez-moi,  monsieur  Lazare,  je  n'ai  pas  dormi  du  tout  la  nuit 


ADELL\E   PROTAT.  759 

passée,  ni  l'autre  nuit,  ni  celle  d'avant,  répondit  Zéphyr  en  traînant 
la  voix. 

Il  y  avait  dans  ces  simples  paroles  un  accent  d'affliction  si  péné- 
tré, que  Lazare  ne  put  s'empêcher  d'examiner  le  jeune  paysan  avec 
plus  d'attention.  Celui-ci,  s'étant  aperçu  de  l'examen  dont  il  était 
l'objet,  avait  baissé  les  yeux  comme  s'il  eût  craint  que  ses  regards 
ne  révélassent  les  pensées  qui  semblaient  agiter  son  esprit,  —  et, 
comme  s'il  eût  voulu  éviter  de  nouvelles  interrogations  auxquelles 
il  ne  souhaitait  pas  répondre,  il  essaya  de  retarder  sa  marche  et  de 
mettre  entre  ses  pas  et  ceux  du  jeune  homme  la  distance  qui  les  avait 
séparés  pendant  la  première  partie  du  chemin  ;  mais  Lazare,  que 
l'attitude  dolente  de  son  compagnon  commençait  à  étonner  et  même 
à  intriguer,  le  rappela  auprès  de  lui  et  le  força  à  régler  son  pas  sur 
le  sien.  Quoi  qu'il  pût  faire  cependant,  et  si  habilement  qu'i)  s'y  prît, 
il  ne  put  rien  apprendre  ni  même  rien  deviner  du  secret  qui  causait 
la  tristesse  de  Zéphyr.  Celui-ci  s'obstinait  dans  son  silence,  et,  si  la 
politesse  l'obligeait  quelquefois  à  le  rompre  quand  Lazare  le  pressait 
trop  vivement,  il  ne  répondait  que  par  d'insignifiantes  paroles  aux- 
quelles la  plus  ingénieuse  subtilité  n'aurait  pu  faire  dire  que  ce 
qu'elles  disaient  réellement,  —  oui  ou  non.  Durant  cette  petite  lutte 
entre  la  curiosité  de  Lazare  et  la  discrétion  de  Zéphyr,  on  était  arrivé 
au  village  de  Montigny.  Tous  les  habitans  étant  occupés  aux  champs, 
le  peintre  traversa  d'un  bout  à  l'autre  la  grande  rue  sans  rencontrer 
aucune  figure  de  connaissance,  sinon  quelques  petits  enfans  que  sa 
grande  barbe  avait  d'abord  effrayés  les  années  précédentes,  mais 
que  Lazare  avait  su  apprivoiser  en  leur  achetant  des  joujoux  le  jour 
de  la  fête  du  pays.  En  reconnaissant  leur  bon  ami  le  cUsigneux  (c'est 
le  nom  qu'on  donne  aux  artistes  dans  le  pays) ,  les  bambins  l'entou- 
rèrent en  poussant  des  cris  joyeux  et  ne  le  laissèrent  continuer  sa 
route  que  lorsqu'il  les  eut  embrassés  les  uns  après  les  autres. 

—  Enfin  nous  voilà  arrivés,  dit  Lazare  en  entendant  le  bruit  pro- 
chain causé  par  le  barrage  établi  en  amont  du  moulin  de  Montigny. 
Allons,  Zéphyr,  un  peu  de  courage,  mon  garçon;  nous  allons  nous 
débarrasser  de  nos  fardeaux  et  boire  un  bon  coup  de  vin  frais  sous 
la  tonnelle  du  père  Protat. 

Mais  en  parlant  ainsi  Lazare  s''aperçut  que  le  jeune  paysan  était 
disparu;  seulement,  avant  de  s'enfuir,  il  avait  eu  la  précaution  de 
déposer  sur  un  banc  de  la  rue  la  boîte  à  peindre  et  le  parasol  de 
l'artiste. 

—  Que  diable  est-ce  qui  prend  à  ce  petit  drôle?  murmura  celui-ci 
en  retournant  sur  ses  pas  pour  aller  chercher  les  objets  abandonnés 
par  Zéphyr.  Est-ce  qu'il  est  devenu  fou?  L'an  dernier  il  n'était  qu'im- 
bécile. 


760  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Très  embarrassé  par  le  surcroît  de  charge  qui  venait  de  lui  tom- 
ber sur  les  épaules,  Lazare  reprit  sa  marche,  ralentie  autant  par 
l'incommodité  que  par  le  poids  de  son  fardeau.  Heureusement  qu'il 
ne  lui  restait  plus  à  faire  qu'une  centaine  de  pas.  Comme  il  arrivait 
harassé  devant  la  maison  où  il  se  rendait,  il  aperçut  à  la  fenêtre  du 
premier  étage  la  figure  enluminée  du  bonhomme  Protat,  en  train 
d'évider  un  sabot  déjà  à  moitié  dégrossi. 

—  Eh  !  père  Protat!  s'écria  Lazare  en  faisant  au  sabotier  signe  de 
descendre,  venez  donc  m'aidera  monter  mes  bagages.  Je  sue  comme 
un  mulet  qui  revient  de  la  foire. 

Le  père  Protat  mit  le  nez  à  la  fenêtre,  et  en  voyant  l'artiste  seul 
et  chargé  en  effet  comme  une  bête  de  somme,  sa  surprise  fut  si  grande, 
qu'il  laissa  tomber  à  terre  son  sabot  et  son  émardoir. 

—  Eh  bien  !  s'écria-t-il  quand  il  fut  descendu  sur  le  seuil  de  la 
porte,  qu'est-ce  que  vous  avez  donc  fait  de  Zéphyr? 

—  Zéphyr  m'a  planté  là  au  milieu  de  la  rue  il  y  a  cinq  minutes. 
Je  ne  sais  pas  quelle  mouche  l'a  piqué,  mais  il  s'est  envolé  sans  dire 
gare. 

—  Ah  !  le  petit  gredin  !  Quelle  mitonnée  de  calottes  je  vais  lui  faire 
chauffer  pour  son  souper  !  murmura  entre  ses  dents  le  père  Protat, 
qui  aidait  Lazare  à  se  débarrasser  de  ses  bagages. 

—  Vous  m'obligeriez  au  contraire  en  ne  le  maltraitant  pas,  dit 
Lazare.  Ce  pauvre  garçon  a  quelque  chagrin  caché  sans  doute,  car 
il  m'a  paru  fort  triste.  C'est  à  peine  s'il  m'a  dit  quatre  mots  tout  le 
long  de  sa  route,  et  je  me  suis  aperçu  qu'il  avait  pleuré...  J'ai  voulu 
le  confesser  afin  de  le  consoler  s'il  était  en  peine  ;  mais  il  est  resté 
bouche  close.  Peut-être  bien  est-ce  aussi  que  vous  le  brutalisez  un 
peu  trop. 

—  Allons  donc  !  fit  le  sabotier,  est-ce  que  j'ai  mauvais  cœur  !  et  si 
je  le  corrige,  n'est-ce  pas  pour  son  bien?  Faudrait-il,  par  hasard, 
mettre  des  gants  pour  lui  tirer  les  oreilles,  à  ce  fainéant,  qui  passe- 
rait sa  vie  couché  à  côté  de  la  besogne,  si  on  ne  le  réveillait  pas  avec 
des  torgnolles?  C'est  né  sur  la  paille  et  ça  voudrait  vivre  comme  un 
fils  de  millionnaire,  en  regardant  l'eau  couler.  Voyez-vous,  monsieur 
Lazare,  je  suis  encore  trop  doux  avec  lui ,  et  il  arrive  plus  d'une  fois 
que  Zéphyr  va  se  coucher  sans  avoir  reçu  le  compte  des  horions  qu'il 
a  gagnés  dans  la  journée.  Aussi  est-ce  pour  cela  qu'il  ne  change 
guère.  Fer  mal  battu,  fer  mal  forgé. 

Tout  en  causant,  Lazare  et  son  hôte  étaient  entrés  dans  une  chambre 
basse  qui  semblait  avoir  destination  de  salle  à  manger.  Un  couvert 
était  préparé  sur  une  table  garnie  d'une  nappe  de  grosse  toile  bien 
blanche  exhalant  l'odeur  de  la  lessive.  La  table  était  placée  auprès 
d'une  fenêtre  ayant  vue  sur  la  rivière  du  Loing,  dont  l'eau  claire  et 


ADELINE    PROTAT.  761 

rapide  comme  celle  d'un  torrent  baignait  le  jardin  planté  devant 
l'habitation  du  père  Protat. 

—  Père  Protat,  dit  Lazare  en  se  laissant  tomber  sur  une  chaise, 
j'ai  dans  le  ventre  quinze  lieues  de  voiture  à  jeun,  et  dans  le  gosier 
deux  lieues  de  poussière  ;  ainsi  j'étrangle  de  soif  et  je  meurs  de  faim. 

—  Un  peu  de  patience.  La  petiote  est  au  fourneau  et  s'occupe  de 
vous,  répondit  le  sabotier.  On  va  vous  servir  une  matelotte  d'an- 
guilles qui  frétillaient  encore  il  n'y  a  pas  une  heure  dans  la  boîte  à 
poisson  du  meunier.  Notre  voisin  le  charcutier  a  tué  un  porc  hier,  et 
comme  je  vous  attendais  ce  matin,  je  vous  ai  fait  préparer  des  an- 
douillettes  comme  vous  aimiez  tant  les  manger  l'an  dernier.  Quant 
au  dessert,  vous  irez  le  cueillir  vous-même  :  il  vous  attend  au  bout 
des  branches  de  l'espalier;  mais  en  attendant  que  le  déjeuner  soit 
prêt,  si  vous  souhaitez  vous  désaltérer,  nous  allons  trinquer  à  votre 
bon  retour  parmi  nous. 

Et  ce  disant,  le  père  Protat  emplit  jusqu'au  bord  un  large  verre 
anciennement  doré  qui  était  sans  doute  la  pièce  d'honneur  de  son 
rustique  dressoir,  et  dont  l'usage  devait  être  exclusivement  réservé 
pour  les  grandes  solennités  domestiques. 

—  Pourquoi  me  donnez-vous  ce  verre-là?  dit  l'artiste  en  jetant  à 
son  hôte  un  regard  de  reproche  amical.  Je  pourrais  avoir  le  malheur 
de  le  briser,  et  je  ne  m'en  consolerais  pas,  ni  vous  non  plus;  car  vous 
y  tenez,  vous  me  l'avez  dit  plus  d'une  fois. 

—  Oui,  sans  doute,  je  l'ai  dit  et  je  le  répète,  fit  le  sabotier  d'une 
voix  émue  en  regardant  le  grand  verre  à  fleurs.  J'y  tiens  presque 
autant  qu'à  l'un  de  mes  membres;  c'est  un  cadeau  de  ma  défunte; 
elle  me  l'a  donné  le  jour  de  ma  fête,  qui  tombait  précisément  la 
veille  de  notre  mariage;  ça  me  repousse  loin,  ces  souvenirs-là,  mon- 
sieur Lazare,  car  voilà  bientôt  trente  ans  que  j'ai  dansé  à  ma  noce. 
Ah!  nous  faisions  un  joli  couple,  ma  chère  femme  et  moi.  Si  le  bon 
Dieu  est  fâché  de  la  manière  dont  j'aurai  vécu,  quand  je  trépasserai, 
il  pourra  bien,  s'il  veut,  m' envoyer  dans  son  enfer:  je  n'y  oublierai 
pas  les  quinze  ans  de  paradis  que  m'aura  donnés  ma  pauvre  Fran- 
çoise. 

—  Père  Protat,  dit  l'artiste  véritablement  touché  par  ce  naïf  re- 
gret si  simplement  exprimé,  voulez-vous  me  faire  le  plaisir  de  boire 
avec  moi  à  la  mémoire  de  votre  femme? 

—  Ah  !  monsieur  Lazare,  exclama  le  bonhomme  avec  une  cordiale 
vivacité,  de  tout  mon  cœur. 

Et,  après  avoir  respectueusement  retiré  son  bonnet  de  coton,  il 
approcha  son  verre  de  celui  de  Lazare. 

—  De  tout  mon  cœur  aussi ,  brave  homme,  répondit  le  peintre  en 
retirant  également  son  chapeau. 

TOME  I.  ,  49 


762  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Cette  marque  de  respect  donnée  par  un  étranger  au  souvenir  de 
sa  femme  parut  causer  au  sabotier  une  impression  qu'il  n'eut  pas  la 
force  de  contenir,  car  il  s'empara  de  la  main  du  jeune  homme  et  la 
serra  dans  la  sienne  avec  une  telle  rudesse,  qu'elle  arracha  à  Lazare 
un  tressaillement  involontaire. 

Le  père  Protat,  qui  s'était  mépris  sur  la  cause  de  ce  mouvement, 
craignit  sans  doute  de  s'être  montré  trop  familier,  et  commença  une 
litanie  d'excuses;  mais  Lazare  l'arrêta  tout  à  coup.  —  Eh  quoi!  lui 
dit-il,  auriez-vous  honte  de  m' avoir  rendu  témoin  d'une  sensibilité 
qui  atteste  l'excellence  de  votre  cœur?  Ignorez-vous  donc  qu'il  est 
des  circonstances  où  l'on  est  aussi  coupable  en  dissimulant  un  bon 
sentiment  qu'en  essayant  de  cacher  une  mauvaise  pensée? 

—  Vous  parlez  bien,  fît  le  bonhomme,  dont  la  figure  reprenait  pro- 
gressivement son  apparence  d'humeur  réjouie. 

—  Mais  je  mangerais  encore  mieux,  répliqua  Lazare  en  frappant 
sur  son  assiette  avec  un  couteau. 

—  Justement  voici  votre  déjeuner  qui  descend,  fit  le  sabotier.  En 
effet,  un  pas  léger  qui  semblait  se  hâter  ébranlait  l'escalier  de  bois 
par  lequel  on  atteignait  à  l'étage  supérieur. 

—  Arrive  donc,  petiote,  cria  doucement,  si  cela  peut  se  dire,  le 
père  Protat  à  sa  fille,  qui  venait  de  paraître  au  bas  de  l'escalier  te- 
nant un  plat  dans  ses  mains,  voilà  monsieur  Lazare  qui  meurt  de 
faim. 

—  Eh  !  bonjour,  mignonne,  dit  l'artiste  en  prenant  la  taille  de  la 
jeune  fille,  —  et  avant  qu'elle  eût  pu  se  dégager,  ce  qu'elle  tenta  au 
reste  bien  faiblement,  il  l'avait  embrassée  sm-  le  front.  Cette  chaste 
et  familière  caresse,  que  la  présence  de  son  père  rendait  toute  fra- 
ternelle, fit  cependant  naître  une  vive  rougeur  sur  le  visage  de  la 
jeune  Adeline,  et,  pour  cacher  son  embarras,  elle  fit  semblant  de 
ranger  quelque  chose  sur  la  table,  où  toute  chose  était  à  sa  place. 

Adeline  Protat  allait  avoir  dix-huit  ans,  et  c'était  à  peine  si  on 
lui  en  eût  donné  quinze,  tant  l'épanouissement  de  sa  jeunesse  était 
resté  tardif.  Délicate  comme  le  sont  presque  toujours  les  enfans 
dont  les  premières  années  ont  été  tourmentées  par  ces  cruelles  ma» 
ladies  qui  sont  le  martyre  des  mères,  les  vives  couleurs  de  sa  santé, 
qui  depuis  peu  de  temps  seulement  n'inspirait  plus  aucune  crainte, 
commençaient  à  nuancer  son  visage  pâli  par  des  souffrances  hâtives; 
mais  ce  tendre  coloris  n'avait  aucune  ressemblance  avec  le  fard  cham- 
pêtre que  la  vivacité  de  l'air  des  champs  plaque  sur  les  joues  des 
paysannes  en  couches  de  vermillon  brutal.  Adeline  avait  une  petite 
tête  bien  proportionnée  avec  son  corps  frêle  et  mignon  ;  ses  traits, 
empreints  d'une  douceur  quasi-sérieuse,  offraient  un  mélange  où 
l'élégance  se  mêlait  confusément  à  la  naïveté.  En  l'examinant  aveo 


ADELTNE    PROTAT.  763 

soin,  on  aurait  pu  comparer  sa  physionomie  à  un  dessin  retouché 
par  an  maître  habile,  qui,  sans  altérer  l'expression  originelle,  l'au- 
rait comme  anoblie  en  rectifiant  l'irrégularité  du  contour  primitif. 
Par  une  habitude  où  la  coquetterie  pouvait  ne  pas  être  étrangère, 
Adeline  restait  la  tête  nue  en  toute  saison,  et  prenait  un  soin  parti- 
culier de  ses  jolis  cheveux  châtains,  fins  comme  la  soie  la  plus  fine, 
et  qu'elle  portait  en  bandeaux  plats  et  luisans,  ramenés  derrière  ses 
oreilles,  dont  le  dessin  pur  et  la  blancheur  se  trouvaient  ainsi  rais 
en  relief  par  le  voisinage  de  sa  chevelure  foncée.  Bien  qu'il  fût  en 
apparence  celui  des  femmes  de  la  campagne,  son  costume  se  distin- 
guait par  l'harmonie  qui  régnait  dans  la  couleur  paisible  des  étoffes 
communes  et  grossières  qui  le  composaient.  Les  tons  criards  ne  s'y 
injuriaient  pas  entre  eux  par  ces  violentes  oppositions  que  les  villa- 
geoises combinent  à  dessein  dans  leurs  vêtemens,  et  que  l'on  peut, 
même  à  la  ville,  remarquer  dans  la  toilette  d'une  certaine  classe  de 
femmes  qui  forment  comme  le  conservatoire  du  mauvais  goût.  Adeline 
taillait  d'ailleurs  et  cousait  elle-même  ses  habits,  et  elle  savait  toujours 
risquer  à  propos  quelque  ingénieux  coup  de  ciseau  qui  donnait  de  la 
tournure  au  vêtement  le  plus  vulgaire.  Dans  l'arrangement  de  sa  per- 
sonne, dans  sa  démarche,  dans  ses  attitudes  et  ses  mouvemens,  enfin 
dans  toutes  ses  façons  d'être  ou  d'agir,  cette  jeune  fille,  encore  enfant 
par  les  apparences,  indiquait  en  elle  une  recherche  de  distinction 
qu'elle  atteignait  avec  d'autant  plus  de  facilité,  qu'elle  y  était  portée 
par  ses  instincts  naturels.  Sa  voix,  qui  n'avait  aucun  accent  de  ter- 
roir, était  très  douce.  Elle  la  traînait  quelquefois  comme  font  les 
personnes  qui  s'écoutent  parler  et  veulent  qu'on  les  écoute.  Il  y  avait 
certains  mots  insignifians  par  eux-mêmes  auxquels  sa  façon  de  les 
dire  donnait  un  charme  qu  on  subissait  sans  pouvoir  s'en  rendre 
compte.  Quant  à  son  langage,  il  suffisait  de  l'avoir  entendue  causer 
cinq  minutes  pour  deviner  que  ce  n'était  pas  seulement  aux  leçons 
du  magister  communal  qu'elle  avait  appris  à  s'exprimer  avec  autant 
de  correction  et  de  facilité. 

Pour  achever  l'ébauche  de  ce  portrait  rapide,  qui  se  trouvera  com- 
plété plus  tard,  entre  autres  singularités  de  nature  à  étonner  chez 
une  petite  paysanne,  fille  du  sabotier  d'un  petit  village,  nous  ajoute- 
rons qu'\deline  avait  des  mains  sinon  très  pures  de  forme,  au  moins 
suffisamment  soignées  pour  ne  pas  faire  un  contraste  trop  violent  avec 
la  délicatesse  un  peu  maladive  de  sa  personne.  Il  était  évident  que 
ces  petites  mains  ignoraient  les  durs  travaux  de  la  vie  rustique.  En 
effet,  pour  des  raisons  que  nous  ferons  connaître,  et  qui  donneront 
l'explication  de  certains  détails  qui  pourraient  sembler  étranges  dans 
le  portrait  de  cette  jeune  fille,  Adeline  n'avait  jamais  mis  le  pied  dans 
les  champs,  et  son  père  possédait  cependant  quelques  arpens  de  dif- 


764  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

férens  rapports  qu'il  faisait  valoir  lui-même,  tout  en  exerçant  son 
état.  Impuissante  et  inhabile  à  tout  ce  qui  était  travail  pénible  ou 
grossier,  Adeline  n'aurait  pas  su,  comme  beaucoup  de  jeunes  filles 
de  son  âge  et  de  sa  condition,  sarcler  un  champ,  botteler  une  gerbe 
ou  biner  une  vigne;  son  père  avait  été  obligé  de  prendre  à  gages  une 
vieille  voisine  qui  faisait  dans  la  maison  le  gros  de  la  besogne,  tel 
que  veiller  la  basse  cour,  où  voletaient  une  quarantaine  de  canards, 
poules  et  dindons,  soigner  la  petite  mule,  traire  la  vache  et  préparer 
les  repas.  Adeline  entretenait  seulement  le  linge  et  veillait  surtout 
à  ce  que  la  plus  grande  propreté  régnât  dans  la  maison;  un  grain 
de  poussière  resté  sur  un  meuble,  une  goutte  d'eau  répandue  sur  le 
carreau  suffisaient  pour  l'inquiéter,  comme  une  hermine  qui  voit  sa 
robe  tachée.  Aussi,  la  vieille  Madelon,  qu'elle  tourmentait  sans  cesse 
à  ce  propos,  aurait-elle  pu,  au  bout  d'un  certain  temps,  être  appré- 
ciée par  une  ménagère  flamande. 

Telle  était  cette  jeune  fille,  peut-être  dangereusement  gâtée  par 
l'aveugle  bonté  de  son  père,  dont  la  tendresse  savait  trouver  pour 
elle  un  langage  et  des  manières  qui  pouvaient  surprendre  chez  un 
paysan,  et  surtout  chez  un  homme  connu,  comme  il  l'était,  par  une 
brusquerie  allant  quelquefois  jusqu'à  la  brutalité.  Adeline  n'ignorait 
pas  l'étendue  de  son  influence  sur  la  volonté  paternelle,  qu'un  simple 
mot  de  sa  bouche  rendait  malléable  comme  une  cire;  mais  il  faut 
déclarer,  à  sa  louange,  qu'elle  n'en  abusait  pas  :  elle  apportait,  au 
contraire,  une  grande  modération  dans  l'exercice  de  son  despotisme. 
Lazare,  que  deux  ans  de  séjour  dans  la  maison  avaient  rendu  familier 
avec  le  père  Protat,  lui  avait  souvent  représenté  qu'il  agissait  peut- 
être  avec  imprudence  en  aliénant  aussi  complètement  son  autorité 
entre  les  mains  d'une  enfant,  et  que  cette  faiblesse  dont  il  faisait 
preuve  pourrait  par  la  suite  devenir  nuisible  à  sa  fille  et  lui  préparer 
des  regrets  à  lui-même.  A  ces  sages  remontrances,  le  bonhomme 
Protat  secouait  négativement  sa  tête  grisonnante,  et  répondait  avec 
orgueil  que  sa  fille  avait  été  trop  bien  élevée  pour  désirer  jamais 
quoi  que  ce  soit  que  son  devoir  de  père  le  mît  dans  l'obligation  de 
refuser.  —  C'est  égal,  reprenait  alors  Lazare  en  secouant  la  tête  à 
son  tour,  j'ai  dit  ce  que  j'ai  dit  :  vous  agissez  légèrement,  et  la  façon 
même  dont  Adeline  a  été  élevée,  au  lieu  de  vous  rassurer  sur  son 
compte,  devrait  précisément  vous  inquiéter.  —  Le  sabotier,  qui  n'ai- 
mait pas  à  être  contrarié  sur  ce  chapitre,  répliquait  ordinairement  de 
manière  à  faire  comprendre  au  jeune  homme  qu'il  éprouvait  de  la 
répugnance  à  s'entendre  contredire. 

Durant  les  premiers  instans  de  son  repas,  Lazare,  dont  l'appétit 
avait  été  aiguisé  par  un  voyage  de  dix-huit  lieues,  car  il  arrivait  de 
Paris,  se  jeta  sur  le  premier  plat  qu'on  lui  servit  avec  une  véritable 


ADELINE    PROTAT.  765 

voracité.  Le  père  Protat,  voulant  laisser  à  son  hôte  le  temps  d'apaiser 
sa  première  faim,  gardait  le  silence  et  se  tenait  à  quelque  distance 
de  l'artiste,  autour  de  qui  se  mouvait  Adeline,  veillant  toujours  à  ce 
qu'il  eût  du  pain  coupé  auprès  de  son  assiette,  remplissant  son  verre 
dès  qu'il  était  vide,  et  ne  lui  donnant  pas  le  temps  de  rien  demander 
qu'il  ne  le  trouvât  aussitôt  sous  sa  main.  Cet  empressement  dégagé 
de  toute  forme  servile  était  remarqué  de  celui  qui  en  était  l'objet, 
et  de  temps  en  temps  il  laissait  échapper  un  geste  affectueux  ou  une 
obligeante  parole  qui  semblait  doubler  le  plaisir  que  la  jeune  fille 
éprouvait  à  l'entourer  de  ses  soins. 

—  Voilà  du  poisson  délicieux,  s'écria  Lazare,  et  merveilleusement 
accommodé.  Il  faudra  que  j'en  complimente  Madelon;  mais  à  propos, 
où  donc  est-elle  ? 

—  Elle  est  à  la  cuisine,  répondit  Adeline.  Je  vais  la  rejoindre,  et 
je  lui  dirai  que  vous  avez  trouvé  la  matelotte  à  votre  goût;  ça  lui 
fera  plaisir,  car  elle  avait  bien  peur  de  ne  pas  la  réussir. 

Au  même  instant,  la  vieille  servante,  de  qui  l'on  parlait,  parut  sur 
le  seuil  de  l'escalier. 

—  Eh!  bonjour,  mère  Madelon!  s'écria  Lazare,  qui  l'aperçut  le 
premier.  Arrivez  donc  que  l'on  vous  complimente!  Savez-vous  que 
vous  êtes  devenue  un  vrai  cordon  bleu? 

—  Dam,  monsieur  Lazare,  dit  la  vieille  en  faisant  une  révérence, 
on  sait  que  vous  êtes  une  fine  bouche,  et  on  tâche  de  se  distinguer. 
Vous  allez  me  dire  si  vous  êtes  content  de  ça,  ajouta-t-elle  en  dépo- 
sant sur  la  table  le  plat  qu'elle  tenait  dans  ses  mains.  C'est  de  la 
viande  peu  cuite,  elle  n'a  fait  que  passer  devant  le  feu  ;  mais  je  me 
suis  souvenue  que  vous  aimiez  à  manger  les  côtelettes  vivantes. 

—  Parfait,  dit  Lazare  en  découpant  la  viande,  qui  laissa  jaillir  un 
jet  de  sang  sous  le  couteau. 

—  Comment  pouvez-vous  manger  ça  sans  que  le  cœur  vous  lève  ? 
dit  la  vieille  en  faisant  un  geste  de  répugnance.  Défunt  mon  pauvre 
Caporal,  qui  n'était  pourtant  pas  une  bête  difficile,  n'en  aurait  jamais 
voulu. 

—  Mère  Madelon,  c'est  délicieux,  fit  l'artiste. 

—  J'aime  mieux  le  croire  que  d'y  aller  voir,  répondit  la  bonne 
femme.  Et  se  retournant  vers  Adeline  :  Viens  avec  moi,  ma  fille,  lui 
dit-elle,  j'ai  besoin  de  toi  là-haut  pour  préparer  le  café  de  M.  Lazare. 
Je  ne  saurais  jamais  me  servir  de  cette  mécanique  que  nous  avons 
achetée  ce  matin  à  Moret. 

Adeline  et  la  vieille  Madelon  disparurent  ensemble  par  l'escalier 
qui  conduisait  à  la  cuisine. 

La  maison  du  bonhomme  Protat  devant  être  le  centre  principal  où 
se  passeront  les  scènes  de  cette  histoire  et  les  principaux  person- 


766  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

nages  appelés  à  y  jouer  un  rôle  s'y  trouvant  réunis,  nous  en  profite- 
rons pour  donner  dès  à  présent  la  connaissance  de  certains  détails 
qui  compléteront  le  portrait  et  le  caractère  de  chacun  d'eux,  en 
même  temps  qu'ils  serviront  de  prologue  naturel  au  drame  domes- 
tique dont  l'intérieur  du  sabotier  doit  être  le  théâtre. 

n.   —  LA  MÈRE   MADELON. 

La  mère  Madelon  était  une  pauvre  veuve  de  soixante  ans  passés. 
Elle  avait  le  dos  voûté  comme  presque  tous  les  gens  qui  ont  pendant 
un  demi-siècle  creusé  le  sillon  qui  les  a  nourris,  eux  et  les  leurs.  Mal- 
gré son  âge  avancé,  elle  avait  conservé  cette  vivacité  trotte-menue 
qu'on  remarque  chez  certains  vieillards,  et  qui  est  plus  commune 
chez  les  hommes  que  chez  les  femmes.  Sa  figure,  qui  avait  dû  être 
belle  dans  sa  jeunesse,  était  creusée  de  rides  profondes  qui  sem- 
blaient avoir  été  des  ornières  à  lannes,  et  la  peau  basanée  qui  la  re- 
couvrait avait  la  couleur  brune  d'une  panicule  de  roseau.  Au  milieu 
de  cette  physionomie  dévastée  par  le  temps  et  par  les  chagrins  d'une 
vie  rudement  éprouvée,  ses  yeux,  brillans  comme  des  trous  lumi- 
neux, prenaient  quelquefois  une  expression  qui  donnait  à  son  visage 
un  caractère  hautain  et  presqae  dédaigneux.  Chez  les  êtres  les  plus 
vulgaires  par  le  fait  ou  l'apparence,  l'accumulation  d'un  grand  nom- 
bre de  maux  endurés  avec  résignation  et  courage  provoque  passa- 
gèrement, quand  le  souvenir  leur  revient,  les  accès  de  fierté  sou- 
daine qu'éprouve  toute  créature  en  se  retrouvant  encore  solitaire, 
mais  debout,  au  milieu  des  ruines  que  la  fatalité  a  faites  autour 
d'elle. 

En  effet,  la  mère  Madelon  n'avait  pas  été  toujours  ce  qu'elle  était 
alors.  La  vieille  veuve  avait  tenu  son  rang  dans  le  pays,  où  elle  pis- 
sait pour  une  des  plus  riches  propriétaires;  mais  après  dix  ans  de 
prospérité  et  d'une  union  heureuse,  son  mari,  qui  possédait  l'une 
des  belles  fermes  que  l'on  voit  encore  sm*  les  bords  du  Loing  en  arri- 
vant à  Grez,  s'était  laissé  entraîner  par  une  bande  de  mauvais  sujets 
qu'il  avait  connus  en  allant  à  Nemours  pour  ses  affaires.  Après  quel- 
ques années,  cette  vie  dissipée  amena  sa  ruine  complète.  Toutes  les 
pièces  de  terre  furent  vendues  ou  dévorées  par  des  emprunts  usu- 
raires,  et  bientôt  il  ne  resta  plus  dans  ses  étables  une  seule  tête  de 
bétail  qui  ne  fût  menacée  par  tous  les  huissiers  de  Nemours  ou  de 
Fontainebleau.  Acculé  par  ses  fautes  volontaires  au  fond  d'une  im- 
passe terrible,  le  fermier  rêva  un  crime  pour  en  sortir.  Les  bâtimens 
de  sa  ferme  et  les  nombreuses  dépendances  que  l'obstination  de  sa 
femme  avait  su  maintenir  libres  de  toute  hypothèque  étaient  as- 
surés pour  une  somme  quatre  fois  plus  élevée  que  lem*  valeur  réelle. 


ADELINE    PROTAT.  767 

Le  fermier  pensa  qu'un  incendie  le  sauverait  de  la  ruine;  il  mit  le 
feu  à  sa  grange  le  jour  de  la  fête  de  Grez,  pendant  qu'on  tirait  des 
pièces  d'artifice  à  quelque  distance  de  sa  ferme.  Il  espérait  à  tort  que 
le  désastre  serait  attribué  à  quelque  fusée  égarée  :  son  crime  avait 
eu  des  témoins.  Un  garçon  et  une  fille  de  ferme,  dont  sa  présence 
dans  la  grange  avait  dérangé  le  galant  tête-à-tête,  l'avaient  aperçu 
sans  qu'il  s'en  doutât.  Ils  appelèrent  au  secours,  mais  trop  tard;  la 
ferme  brûla  jusqu'au  dernier  brin  de  chaume.  Le  fermier  fut  arrêté, 
jeté  en  prison,  où  il  mourut  fou  la  veille  de  son  jugement. 

Restée  seule  devant  un  tas  de  cendres,  la  pauvre  veuve  remercia 
encore  le  ciel,  qui,  en  la  laissant  inféconde,  lui  épargnait  du  moins 
la  douleur  de  traîner  à  sa  suite,  sur  les  chemins  du  hasard,  un  pauvre 
enfant  à  qui  elle  n'aurait  pu  donner  qu'un  nom  entaché  par  l'infamie 
du  crime  paternel.  Elle  quitta  alors  le  village  de  Grez,  où  son  infor- 
tune n'éveillait  qu'une  pitié  indifférente,  à  laquelle  se  mêlaient  encore 
les  malveillantes  consolations  suggérées  par  l'instinct  de  farouche 
égoïsme  qui  pousse  l'homme  à  se  réjouir  des  maux  de  son  semblable. 
Gomment  elle  avait  vécu  depuis  trente  ans  que  ces  événemens  l'avaient 
frappée,  c'était  le  secret  de  cette  industrieuse  nécessité  qui  fait  pain 
de  tout  labeur,  espèce  de  génie  de  la  misère  que  Dieu  révèle  à  ceux 
qu'il  y  condamne.  C'était  seulement  depuis  une  douzaine  d'années 
que  la  mère  Madelon  était  venue  se  fixer  à  Montigny.  Elle  habitait  à 
l'extrémité  du  village,  et  sur  la  lisière  d'un  bois  qu'on  appelle  les 
Trembleavx ,  une  méchante  masure  grossièrement  édifiée  avec  des 
fragmens  de  grès  empruntés  aux  carrières  des  environs,  et  dont  la 
toiture  était  un  mélange  de  chaume,  de  genêts  et  de  hautes  bruyères. 
Au  moment  où  la  mère  Madelon  était  arrivée  à  Montigny,  la  vachère 
qui  menait  paître  au  communal  les  vaches  du  pays  venait  de  mou- 
rir. La  vieille  veuve  avait  demandé  et  obtenu  sa  survivance.  Comme 
elle  n'avait  point  d'asile,  les  gens  du  village  s'étaient  réunis  pour  lui 
bâtir  à  frais  communs  cette  habitation  d'une  apparence  toute  primi- 
tive dont  nous  avons  parlé.  Au  reste,  les  habitans  de  Montigny  n'avaient 
guère  eu  à  débourser  que  la  main-d'œuvre,  puisque  les  élémens  de 
la  construction  avaient  été  fournis  par  la  forêt  même,  et  ce  fut  sur 
les  faibles  gages  de  sa  place  que  la  mère  Madelon  remboursa  peu  à 
peu  les  avances  faites  pour  lui  bâtir  cette  pauvre  cabane,  dont  elle  ne 
tarda  pas  à  devenir  propriétaire. 

Dans  ce  pays,  l'endroit  où  l'on  mène  paître  les  troupeaux  s'appelle 
«?or7noz>,  néologisme  rustique  dont  l'étymologie  semble  indiquée  par 
la  sieste  à  laquelle  se  livrent  les  bêtes  quand  elles  ont  pâturé.  Le 
do7'moir  qui  servait  de  communal  aux  vaches  de  Montigny  était  situé 
dans  la  partie  la  plus  voisine  de  la  forêt  qu'on  appelle  les  Longs^ 
Rochers.  En  y  menant  son  troupeau,  la  mère  Madelon  avait  remarqué 


768  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

que  ces  gorges,  dont  l'aspect  est  bien  plus  sauvage  et  le  caractère 
plus  grandiose  que  celles  qu'on  admire,  sur  programme  d'itinéraire, 
à  Franchard  ou  Apremont,  étaient  souvent  visitées  par  les  curieux 
et  quotidiennement  fréquentées  par  les  artistes.  La  nouvelle  vachère 
imagina  alors  d'installer  au  milieu  de  ces  solitudes  une  industrie  qui 
devait  plus  tard  lui  mériter  le  surnom  de  vivandière  des  arts.  Elle 
apporta  tous  les  jours  avec  elle  un  grand  panier  contenant  des  gourdes 
remplies  de  liqueurs,  du  tabac,  des  cigares,  des  pipes,  et  tous  les  ob- 
jets employés  par  les  fumeurs.  Cette  idée  devait  avoir  des  résultats 
très  lucratifs,  car,  pour  les  artistes  qui  venaient  travailler  dans  les 
Longs-Rochers  ou  les  environs,  le  panier  providentiel  de  la  mère  Ma- 
delon  arrivait  comme  la  manne  au  milieu  du  désert.  Elle  eut  bientôt 
toute  une  clientèle  de  rapins  qui  venaient  de  temps  en  temps  au  dor- 
moir  couper  par  un  quart  d'heure  àe,  farniente  leur  laborieuse  étude 
en  plein  air. 

En  succédant  à  la  vachère  défunte,  la  mère  Madelon  avait  hérité 
de  son  chien.  C'était  une  vieille  bête  intelligente  et  pacifique,  au  poil 
hérissé  tel  qu'un  buisson  de  houx,  avec  des  yeux  pleins  de  malice 
qui  luisaient  comme  des  braises;  ce  chien  s'appelait  Caporal.  Il  avait 
été  ainsi  baptisé  par  des  soldats  qui  l'avaient  adopté  quand  il  était 
jeune,  et  il  avait  fait  les  campagnes  d'Afrique  à  la  suite  d'un  régi- 
ment. Dressé  par  les  loustics  du  camp.  Caporal  était  devenu  un  chien 
savant;  il  faisait  l'exercice  comme  le  meilleur  sergent  instructeur;  il 
portait  les  armes  au  nom  des  officiers  supérieurs  de  l'armée,  et  croi- 
sait baïonnette  dès  qu'on  parlait  d'Abd-el-Kader.  Acrobate  comme 
Auriol,  il  franchissait  un  faisceau  de  fusils.  Mathématicien  comme 
Munito,  qui  fut  le  Newton  de  la  race  canine,  il  jouait  aux  dominos  et 
devinait  quelquefois  l'âge  du  capitaine.  A  ces  menus  talens  de  société, 
qui  faisaient  les  délices  de  la  garnison,  Caporal  ajoutait  au  besoin  les 
qualités  du  chien  de  chasse,  plus  utiles  en  campagne.  Quand  son 
régiment  faisait  une  razzia  dans  quelque  tribu  ennemie,  Caporal  y 
prenait  une  part  acti\e  en  dévalisant  les  poulaillers,  et  plus  d'une  fois 
il  paya  largement  son  écot  en  augmentant  par  l'appoint  d'une  volaille 
la  maigre  pitance  du  bivouac.  S'il  avait  la  ruse  du  renard  en  ma- 
raude, il  avait  le  courage  du  lion  devant  le  feu.  A  l'assaut  de  Constan- 
tine.  Caporal  monta  le  premier  sur  la  brèche  et  se  mêla  au  combat 
en  étranglant  un  chien  turc.  Une  nuit,  dans  un  défilé  de  l'Atlas,  sa 
vigilance  avait  sauvé  de  la  destruction  imminente  un  détachement  qui 
allait  être  surpris  pendant  le  sommeil  par  une  bande  d'Arabes.  Cette 
belle  action  lui  valut  la  croix.  Un  soldat  qui  avait  été  perruquier  lui 
tondit  le  poitrail  de  façon  à  ce  que  le  dessin  de  la  tonte  représentât 
l'étoile  des  braves;  on  augmenta  d'un  petit  verre  quotidien  sa  ration 
d'eau-de-vie;  il  fut  dispensé  des  corvées,  et  les  sentinelles  lui  pré- 


ADELTNE   PROTAT,  769 

sentaient  les  armes.  Ramené  en  France  et  rentré  dans  la  vie  civile, 
Caporal  était  devenu  chien  de  berger,  et  faisait  à  la  satisfaction  com- 
mune la  police  du  troupeau  confié  à  sa  garde. 

L'industrie  exercée  dans  les  Longs-Rochers  par  sa  nouvelle  maî- 
tresse devait  initier  Caporal  à  un  métier  nouveau  pour  lui,  qui  en 
avait  déjà  tant  pratiqué.  Les  artistes  disséminés  dans  la  forêt,  trou- 
vant quelquefois  incommode  de  se  déranger  quand  ils  avaient  besoin 
de  quelque  chose  à  la  cantine,  avaient  coutume  d'appeler  de  loin  la 
cantinière  pour  lui  demander  ce  qu'ils  souhaitaient.  Cela  était  d'au- 
tant plus  facile,  que  les  Longs-Rochers  possèdent  un  écho  d'une 
telle  fidélité  de  répercussion,  que  le  son  y  est  distinctement  reproduit 
à  la  distance  d'un  kilomètre.  La  mère  Madelon,  qui  trouvait  pénible 
de  courir  à  travers  les  escarpemens  des  gorges,  dressa  Caporal  à  la 
remplacer.  Cette  invention  devint  pour  elle  une  nouvelle  source  de 
profits.  Les  peintres,  qui  trouvaient  originale  la  métamorphose  de 
Caporal  en  garçon  d'estaminet,  renouvelaient  plus  fréquemment 
leurs  consommations  pour  se  procurer  le  plaisir  de  voir  l'intelligent 
animal  bondir  à  travers  les  roches,  chargé  d'un  petit  panier  qu'il 
portait  suspendu  au  cou,  et  dans  lequel  sa  maîtresse  déposait  les 
choses  que  lui  demandait  sa  clientèle  nomade.  A  sa  double  fonction 
de  garçon  de  café  et  de  chien  de  berger.  Caporal  en  ajouta  une  troi- 
sième, qui  augmenta  encore  de  temps  en  temps  le  gain  modique  de 
sa  vieille  maîtresse. 

Il  y  a  dans  les  Longs-Rochers  des  espèces  de  grottes  qui  ont  con- 
servé le  nom  de  chambres  du  Croque- Marin,  en  souvenir  d'une  tra- 
dition dont  nous  avons  en  vain  cherché  l'origine.  Ces  grottes,  qui 
n'ont  autrement  rien  de  bien  curieux,  sont  situées  dans  la  partie  la 
plus  solitaire  des  gorges,  et  il  est  assez  difiîcile  de  les  trouver  quand 
on  ne  connaît  pas  le  terrain.  Les  gens  qui  désiraient  visiter  les 
grottes  s'adressaient  à  la  mère  Madelon,  qui  se  faisait  volontiers 
leur  guide  et  recevait  d'eux  quelque  menu  salaire.  De  même 
qu'elle  s'était  fait  remplacer  par  son  chien  pour  le  service  de  la  can- 
tine, la  vachère  de  Montigny  utilisa  son  instinct  en  lui  confiant  le  soin 
de  conduire  au  Croque-Marin  les  étrangers.  Caporal  connaissait 
d'ailleurs  tous  les  coins  de  la  forêt  aussi  bien  que  s'il  eût  fait  partie 
de  la  meute  princière;  il  suffisait  de  prononcer  devant  lui  le  nom 
d'une  vente,  d'une  croix,  d'un  carrefour  ou  d'un  site  quelconque, 
pour  qu'il  en  prît  sur-le-champ  la  direction.  Cette  connaissance  des 
lieux  lui  permettait  donc  d'étendre  ses  fonctions  de  guide  au-delà 
du  rayon  dans  lequel  étaient  situés  les  Longs-Rochers,  et  si  quelque 
visiteur  s'informait  du  chemin  qu'il  fallait  suivre  pour  aller  à  la  Mare 
aux  Fées  ou  à  la  Gorge  au  Loup,  la  vachère  proposait  aussitôt  Capo- 
ral, qui  conduisait  son  monde  par  les  sentiers  les  plus  pittoresques. 
Caporal  avait,  sur  les  ciceroni  que  l'on  prend  en  location  à  Fontaine- 


770  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

bieau,  l'avantage  de  son  mutisme  :  il  n'ennuyait  point  les  prome- 
neurs par  une  érudition  bavarde  et  vulgaire,  et  ne  cherchait  point, 
comme  ses  confrères  bipèdes,  à  leur  imposer  son  impression  person- 
nelle. De  plus,  il  donnait  aux  personnes  qu'il  conduisait  le  temps 
d'examiner  les  curiosités  de  la  forêt,  et  quand  une  compagnie  de 
bourgeois  parisiens  ou  une  spleenétique  famille  anglaise  restait  du- 
rant un  quart  d'heure  extasiée  devant  un  bloc  de  rocher  d'une  forme 
bizarre,  Caporal  attendait  patiemment  qu'ils  missent  fin  à  leur  admi- 
ration. Gravement  assis  sur  sontrain  de  derrière,  il  secouait  dédai- 
gneusement la  tête  en  se  rappelant  les  cols  de  Mouzaïa  ou  le  défdé 
des  Portes  de  Fer,  et  il  semblait  se  dire  à  lui-même  :  J'en  ai  vu  bien 
d'autres. 

On  comprendra  donc  facilement  l'attachement  profond  que  la  mère 
Madelon  éprouvait  pour  Caporal.  Pour  elle  en  effet,  il  était  plus  qu'un 
serviteur  utile,  c'était  un  ami  véritable,  la  seule  affection  de  ses  der- 
niers jours,  le  seul  compagnon  de  sa  pauvreté  solitaire  et  résignée. 
Aussi,  bien  qu'elle  l'entourât  des  soins  les  plus  touchans  et  qu'elle 
le  traitât  comme  s'il  eût  été  un  être  humain,  la  bonne  vieille  ne  se 
croyait  pas  encore  quitte  avec  cette  bête  fidèle,  soumise  et  dévouée, 
dont  l'intelligence,  appliquée  à  tant  de  petits  métiers,  lui  permettait 
d'introduire  de  temps  en  temps  dans  son  existence  précaire  certaines 
douceurs  auxquelles  elle  eût  été  forcée  de  renoncer,  si  elle  n'avait 
pas  eu  Caporal.  Le  gain  qu'elle  retirait  de  son  commerce  avec  les 
artistes  et  de  ses  relations  avec  les  visiteurs  des  Longs-Rochers 
améliora  peu  à  peu  la  situation  de  la  vieille  veuve ,  et  progressive- 
ment lui  permit  d'apporter  des  modifications  dans  son  misérable 
intérieur.  D'abord  elle  fit  remplacer  par  une  couverture  de  tuiles  la 
mince  toiture  de  chaume  de  sa  cabane,  devenue  pénétrable  au  vent 
et  à  la  pluie.  Un  jour  elle  acquit  quelques  toises  de  terrain  autour 
de  son  habitation  et  y  sema  des  plantes  potagères.  Une  autre  fois 
l'unique  chambre  de  sa  maisonnette  se  meubla  d'un  lit  véritable, 
qui  remplaça  la  paillasse  de  fougère.  Lentement,  bien  lentement, 
grâce  à  ces  combinaisons  économiques  connues  seulement  de  ceux 
qui  ont  pratiqué  longtemps  l'abstinence  des  choses  considérées 
comme  étant  de  première  nécessité,  la  mère  Madelon  s'entourait 
d'un  semblant  de  bien-être.  Enfin,  trois  ans  environ  après  son  arri- 
vée dans  le  village,  elle  se  rendit  chez  le  notaire  de  Montigny  et  le 
pria  de  lui  garder  en  dépôt  et  de  faire  valoir  comme  il  l'entendrait 
une  somme  de  cent  écus,  qu'elle  lui  apportait  dans  un  vieux  sac. 
Cette  consignation  de  fonds,  divulguée  par  l'un  des  clercs  du  notaire 
à  l'auberge  de  la  Maison-Blanche,  qui.  était  le  seul  café  du  pays,  fut 
bientôt  connue  de  tout  le  monde,  et  pendant  un  mois  il  ne  fut  ques- 
tion que  de  cela  aux  veillées;  mais  comme  en  résumé  la  source  de 
cette  petite  fortune  avait  son  explication  naturelle  dans  les  bénéfices 


ADELINE    PROTAT.  771 

que  la  mère  Madelon  retirait  de  l'exploitation  de  sa  cantine  en  plein 
vent,  après  avoir  beaucoup  parlé  de  ses  cent  écus,  il  arriva  qu'on 
n'en  pailla  plus.  Seidement  la  bonne  femme  y  gagna  l'espèce  de  consi- 
dération qui,  au  village  peut-être  encore  plus  qu'à  la  ville,  s'attache 
à  tous  ceux  qui  possèdent.  Les  gens  de  Montigny  se  montraient  plus 
aiï'ectueux  avec  elle  dans  leurs  rapports  familiers,  et  ces  apparences 
d'égards,  nouveaux  pour  elle,  rejaillissaient  sur  Caporal  en  atten- 
tions dont  celui-ci  profitait  sans  pouvoir  en  deviner  la  cause. 

Au  bout  d'une  résidence  de  neuf  années  à  Montigny,  pendant  les- 
quelles la  mère  Madelon  avait  continué  à  m^ener  les  vaches  au  dor- 
moir,  elle  déposa  successivement  chez  maître  Guérin  le  notaire  plu- 
sieurs sommes  qui,  avec  les  intérêts  des  placemens,  avaient  fini  par 
produire  un  capital  de  dix-huit  cents  francs.  C'était  déjà  beaucoup 
pour  elle,  mais  cependant  elle  ne  trouvait  pas  encore  que  ce  fût 
assez.  Son  rêve  était  d'amasser  100  francs  de  rente.  Avec  ces  trois 
chiffres,  sobre  comme  elle  était  et  vivant  de  peu,  elle  pensait  assurer 
la  tranquillité  aux  jours  que  Dieu  voudrait  bien  lui  compter  encore 
en  récompense  de  la  résignation  avec  laquelle  elle  avait  supporté  la 
rigueur  des  jours  passés.  Avec  l'obstination  commune  aux  vieilles 
gens  lorsqu'ils  s'accrochent  à  une  idée,  elle  ne  voulait  pas  résigner 
ses  fonctions  avant  d'avoh'  arrondi  le  dernier  zéro  du  modeste  trésor 
dont  elle  convoitait  la  possession.  Cependant  il  y  avait  des  jours  où 
elle  fût  volontiers  restée  close  dans  sa  maisonnette,  plutôt  que 
d'aller  conduke  le  troupeau  à  la  pâture;  loais  ses  cent  francs  de 
rente  étaient  son  rêve,  et  elle  voulait  absolument  qu'ils  devinssent 
une  réalité.  Quant  à  Caporal,  lui  aussi  se  faisait  vieux  et  cassé;  son 
poil  blanchissait  et  se  faisait  rare.  Il  commençait  à  trouver  pénibles 
ses  longues  courses  quotidiennes.  Son  haleine  devenait  courte,  son 
ouïe  moins  subtile,  son  flair  s'émoussait.  En  faisant  le  service  de  la 
cantine,  il  lui  arrivait  quelquefois  de  faire  attendre  la  pratique.  En 
guidant  les  étrangers,  il  perdait  la  mémoire,  se  trompait  de  chemin 
€t  égarait  les  personnes  qu'il  avait  mission  de  conduire.  11  oubliait 
les  arts  d'agrément  dans  lesquels  il  avait  jadis  excellé.  Si  un  peintre 
l'invitait  à  faire  l'exercice  avec  son  appuie-main.  Caporal  demeurait 
penaud  comme  une  nouvelle  recrue  à  qui  on  commanderait  la  charge 
en  douze  temps.  Le  troupeau  confié  à  ses  soins  souffrait  aussi  de  l'af- 
faiblissement de  ses  instincts.  Sa  vigilance  endormie  ne  s'apercevait 
point  des  écarts  des  jeunes  génisses  attirées  sur  les  pentes  dange- 
reuses des  rochers,  où  elles  voyaient  les  chèvres  brouter  le  cytise.  Il 
ne  savait  plus  le  compte  des  animaux  dont  il  avait  la  garde,  et  il 
arrivait  souvent  que  la  cornemuse  de  la  mère  Madelon  donnait  le 
signal  du  retour  aux  étables,  sans  que  Caporal  eût  pris  garde  qu'une 
vache  manquait  à  l'appel.  Il  fallait  alors  que  la  vachère  se  mît 
elle-même  à  la  recherche  de  la  bête  égarée,  dont  elle  était  respon" 


772  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sable.  Enfin  Caporal  subissait  la  loi  commune,  sa  bonne  volonté  de 
bien  faire  commençait  à  faillir  sous  le  poids  de  l'âge.  Il  éprouvait  cet 
impérieux  besoin  de  repos  nécessaire  à  tous  les  êtres  qui  approchent  de 
leur  fin.  Aussi,  quand  elle  le  surprenait  en  faute,  la  mère  Madelon  ne 
le  grondait  jamais  :  elle  comprenait  que  le  moindre  reproche  eût  été 
injuste,  et  qu'une  dure  parole  aurait  blessé  cette  bête  docile,  qui 
avait  toujours  fait  plus  que  son  devoir.  Elle  le  caressait  au  contraire 
davantage  et  s'entretenait  avec  lui,  comme  s'il  eût  pu  la  compren- 
dre, de  l'existence  paisible  dont  ils  jouiraient  prochainement  l'un  et 
l'autre,  car  la  mère  Madelon  estimait  dans  sa  pensée  que  le  jour  où 
elle  aurait  gagné  le  dernier  sou  de  ses  vingt  écus  de  rente,  la  moitié 
au  moins  serait  la  propriété  légitime  de  Caporal. 

Ce  fameux  jour  arriva  enfin.  Le  notaire  annonça  à  sa  cliente  que 
la  somme  déposée  à  son  étude  s'élevait  à  deux  mille  francs  passés. 

—  Souhaitez-vous  reprendre  votre  argent?  lui  demanda  maître 
Guérin. 

—  Non,  répondit-elle,  gardez-le;  —  moi  et  Caporal  nous  avons 
assez  travaillé  pour  amasser  ces  écus,  c'est  à  leur  tour  de  travailler 
pour  nous.  Continuez  à  faire  valoir  mon  argent;  seulement  j'exigerai 
que  l'intérêt  me  rapporte  cent  francs,  vingt  écus  tout  ronds,  pas  un 
liard  de  moins. 

—  J'ai  en  vue  un  placement  plus  avantageux.  Je  ferai  entrer  vos 
deux  mille  francs  dans  une  somme  plus  considérable  que  m'a  de- 
mandée le  meunier  de  Sorgues.  L'emprunt  sera  de  cinq  ans,  et  ga- 
ranti par  hypothèque.  Les  fonds  sont  un  peu  rares  dans  ce  moment-ci, 
le  meunier  est  à  court,  nous  lui  prêterons  à  cinq  et  demi. 

—  N'est-ce  pas  trop  cher?  lui  demanda  la  mère  Madelon. 

—  Mon  confrère  de  Nemours  lui  demande  six,  répondit  maître 
Guérin. 

m.  —  CAPORAL. 

Le  lendemain,  la  mère  Madelon  alla  pour  la  dernière  fois  au  dor- 
moir.  Chaque  soir,  en  revenant  du  pâturage  à  l'heure  où  le  soleil 
descend  sur  l'horizon,  le  troupeau  avait  l'habitude  de  se  disperser  à 
l'entrée  du  village,  et  chaque  bête  regagnait  isolément  l'étable  quittée 
le  matin  au  premier  appel  de  la  cornemuse;  mais  ce  soir-là,  en  revenant 
des  Longs-Rochers,  la  mère  Madelon,  accompagnée  de  Caporal,  recon- 
duisit sous  leur  toit  chacune  de  ses  vaches,  et  leur  laissa,  avant  de  les 
quitter,  un  petit  mot  d'amitié  et  une  caresse  en  signe  d'adieu.  Caporal, 
comme  s'il  eût  deviné  l'intention  de  sa  maîtresse,  tournait  et  retour- 
nait vingt  fois  autour  des  pacifiques  animaux,  et  ses  démonstrations 
empressées  semblaient  vouloir  dire  :  Ne  regretterez-vous  pas  un  peu 
votre  vieux  gardien,  et  n'aurez-vous  pas  souvenir  de  son  indulgence 
et  de  la  protection  active  dont  il  vous  entourait? 


ADELINE    PROTAT.  773 

Le  passage  subit  d'une  vie  laborieusement  occupée  à  une  existence 
presque  indépendante  ne  s'opère  pas  sans  qu'on  éprouve  l'espèce  de 
gène  qui  résulte  d'une  habitude  rompue.  Si  pénible  que  soit  un  travail, 
quand  on  l'a  fait  tous  les  jours  pendant  dix  ans,  le  corps,  fait  par  une 
longue  pratique  aux  luttes  quotidiennes  avec  la  fatigue,  souffre  pres- 
que de  son  immobilité  dans  les  premiers  instans  du  repos  qu'il  a  tant 
souhaité.  Aux  colonies,  on  a  vu  souvent  des  esclaves  affranchis  ne 
point  savoir  trouver  l'emploi  de  leur  liberté,  et  venir  se  replacer  vo- 
lontairement sous  le  fouet  de  la  commanderie.  Dans  les  grandes  villes, 
les  gens  de  commerce,  dont  le  seul  rêve  est  de  se  retirer,  subissent, 
dès  qu'ils  ont  vendu  leur  fonds,  cet  état  de  malaise,  et  ceux  qui  n'en- 
treprennent pas  une  nouvelle  industrie  sollicitent  de  leurs  successeurs 
la  permission  d'aller  de  temps  en  temps  respirer  l'air  du  magasin.  Ma- 
delon  se  trouva,  elle  aussi,  fort  dépaysée  quand  elle  n'eut  plus  qu'à 
s'occuper  d'elle-même  et  à  soigner  son  intérieur,  ce  qui  n'était  ni 
bien  long  ni  bien  fatigant.  Les  heures  lui  semblaient  doubles,  et,  ha- 
bituée au  mouvement,  elle  était  fort  embarrassée  de  son  immobilité. 

Chaque  matin,  en  voyant  passer  devant  sa  porte  son  ancien  trou- 
peau conduit  par  la  nouvelle  vachère,  elle  ne  pouvait  s'empêcher  de 
jeter  un  regard  sur  ses  bêtes,  qui,  en  défdant  devant  elle,  s'arrêtaient 
un  moment  et  la  regardaient  aussi  avec  leurs  grands  yeux  toujours 
étonnés.  Quant  à  Caporal,  il  avait  encore  plus  de  peine  à  se  faire  à 
l'état  de  rentier,  et  depuis  que  le  repos  lui  était  permis,  il  paraissait 
plus  que  jamais  avoir  repris  goût  à  l'activité.  Il  semblait  surtout  privé 
de  ne  plus  aller  au  dormoir,  et  pendant  les  premiers  jours,  sa  maî- 
tresse fut  obligée  de  l'attacher  pour  l'empêcher  de  suivre  les  vaches. 
Caporal  restait  soumis,  mais  il  ne  pouvait  retenir  un  aboi  plaintif  tant 
qu'il  entendait  résonner  au  loin  les  clochettes  du  troupeau,  dont  la 
garde  était  maintenant  confiée  à  un  chien  plus  jeune.  Cette  tristesse 
avait  sa  source  dans  une  sympathie  particulière  que  Caporal  éprou- 
vait depuis  longtemps  pour  une  belle  Cotentine  qui  faisait  partie  du 
troupeau.  Née  au  milieu  des  plantureuses  vallées  du  Calvados,  cette 
vache,  qui  s'appelait  Bellotte,  avait  la  nostalgie  du  terrain  natal.  En 
broutant  les  gazons  ras  et  les  fougères  brûlées" qui  croissent  dans  les 
Longs-Rochers,  on  eût  dit  qu'elle  regrettait  les  herbages  aromatiques 
et  salés  de  la  côte  normande.  La  préférence  que  lui  témoignait  Capo- 
ral allait  souvent  jusqu'à  l'injustice,  et  il  lui  laissait  prendre  bien  des 
privautés  qu'il  n'eût  pas  tolérées  chez  les  autres.  Ainsi  il  lui  per- 
mettait de  s'écarter  au-delà  des  limites  ordinaires,  afin  qu'elle  pût 
aller  dans  les  places  où  la  végétation  du  sol  offrait  une  pâture  plus 
abondante  et  plus  verte.  S'il  voyait  Bellotte,  encouragée  par  sa  négli- 
gence volontaire,  s'aventurer  du  côté  des  bois-taillis  pour  donner  un 
coup  de  dent  aux  jeunes  pousses,  il  détournait  la  tête  d'un  autre  côté, 
et  lui  laissait  tout  le  temps  de  se  repaître  avant  d'aller  lui  rappeler 


774  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'elle  était  en  faute.  La  vache  normande  ayant  vêlé,  il  n'y  eut  pas 
de  soins  et  d'attentions  dont  Caporal  n'entourât  son  veau  quand  il  fut 
en  état  d'accompagner  sa  mère  au  dormoir,  et  lorsqu'il  mourut  de 
la  maladie,  Caporal  en  fut  presque  affligé  pendant  plusieurs  jours. 
Aussi,  dès  que  sa  maîtresse  lui  donnait  un  moment  de  liberté,  il  pre- 
nait sa  course  dans  la  direction  des  Longs-Rochers  pour  aller  passer 
quelques  instans  auprès  de  Bellotte. 

Un  soir  qu'il  errait  dans  le  village  à  l'heure  où  rentraient  les  va- 
ches, Bellotte,  suivant  une  mauvaise  habitude  que  l'indulgence  de 
Caporal  lui  avait  laissé  contracter,  était  restée  bien  en  arrière  du 
troupeau.  Arrêtée  devant  une  haie  qui  servait  de  clôture  à  une  habi- 
tation, elle  mordait  nonchalamment  les  branches  vertes,  sourde  aux 
cris  de  la  vachère,  qui  l'avait  déjà  appelée  plusieurs  fois.  Celle-ci,  im- 
patientée de  n'être  pas  obéie,  indiqua  la  vache  à  son  chien,  pour  qu'il 
eût  à  lui  faire  rejoindre  le  troupeau.  En  quelques  bonds,  le  chien  at- 
teignit la  bête  retardataire,  et  comme  elle  faisait  résistance,  il  la  mor- 
dit au  jarret  pour  lui  faire  lâcher  la  verdure.  Bellotte  partit  comme 
un  trait  en  poussant  un  mugissement  de  douleur. 

Caporal  avait  vu  de  loin  l'agression  dont  sa  favorite  venait  d'être 
victime,  et  tout  son  poil  se  hérissa  de  colère.  Caporal  nourrissait 
d'ailleurs  un  commencement  de  haine  contre  son  remplaçant,  qui, 
de  son  côté,  ne  voyait  pas  d'un  bon  œil  les  assiduités  de  Caporal  au 
dormoir.  Au  moment  où  Bellotte,  emportée  dans  sa  course  et  tou- 
jours poursuivie  par  le  chien  de  la  vachère,  passait  devant  son  ancien 
ami,  qu'elle  n'eut  pas  le  temps  de  voir.  Caporal  se  mit  en  travers  de 
la  rue  et  coupa  brusquement  le  passage  au  nouveau  gardien  du  trou- 
peau. Celui-ci  tenta  une  feinte  pom'  passer  outre  et  continuer  sa  pour- 
suite; mais  Caporal,  ayant  retrouvé  son  agilité,  le  rejoignit  lestement 
et  lui  barra  de  nouveau  le  passage.  Les  pattes  tendues  en  arrêt  et  tout 
prêt  à  l'élan,  la  queue  immobile  et  basse,  l'oeil  allumé,  l'oreille  di-es- 
sée,  la  gueule  écartée,  laissant  voir  la  double  rangée  de  ses  longues 
dents  jaunies,  qui  semblaient  s'aiguiser  dans  un  grondement  sourd, 
Caporal  avait  l'attitude  d'un  molosse  flairant  la  curée.  En  dépouillant 
l'apparence  débonnaire  de  sa  race,  il  était  superbe  de  férocité  impa- 
tiente, et  avait  retrouvé  toute  l'ardeur  dont  il  avait  jadis  fait  preuve 
à  l'assaut  de  Constantine.  Après  un  premier  moment  de  sui-prise,  le 
chien  de  la  vachère,  devinant  une  attaque,  s'était  de  son  côté  mis 
sur  la  défensive  :  plus  jeune  que  son  adversaire,  il  était  plus  vigou- 
reux; mais,  peu  habitué  aux  luttes,  il  ignorait  les  ruses  que  celui-ci 
pouvait  appeler  au  secours  de  sa  faiblesse.  Caporal,  voyant  que  sa 
provocation  était  acceptée,  fondit  brusquement  sur  son  ennemi  au 
moment  même  où  celui-ci  ramassait  son  corps  pour  prendre  son  élan 
et  porter  la  première  agression.  Le  chien  de  la  vachère,  subitement 
étreint  à  la  gorge,  faillit  sur  le  coup  être  mis  hors  de  combat. 


ADELINE    PROTAT.  775 

Malheureusement  pour  Caporal,  cette  scène  se  passait  devant  un 
débit  de  tabac  et  de  liqueurs  dont  la  propriétaire  en  avait  beaucoup 
voulu  à  la  mère  Madelon,  à  cause  de  l'établissement  que  celle-ci  avait 
ouvert  dans  les  Longs-Rochers.  Elle  prétendait  que  cette  concurrence, 
bien  indirecte  cependant,  lui  était  nuisible  en  ce  sens  que  les  artistes 
qui  résidaient  dans  le  village,  au  lieu  de  se  munir  chez  elle,  préfé- 
raient donner  leur  pratique  à  la  mère  Madelon.  Cette  inimitié  qu'elle 
éprouvait  pour  la  vieille  vachère,  la  débitante  la  reportait  sur  Ca- 
poral, dont  l'intelligence  avait,  comme  on  se  le  rappelle,  puissam- 
ment concouru  à  la  prospérité  de  la  cantine  des  Longs-Rochers.  Cette 
femme,  qui  avait  assisté  aux  préliminaires  de  la  lutte  engagée  entre 
les  deux  animaux,  avait  pu  remarquer  q\ie  Caporal  s'était  montré 
l'agresseur;  elle  vit  dans  ce  fait  une  occasion  légitime  d'exercer  sa 
rancune  contre  l'animal  et  sa  maîtresse,  et  à  l'instant  où  Caporal 
allait  infailliblement  étrangler  son  ennemi,  la  débitante  lui  assena  sur 
la  tête  un  coup  de  la  fourche  qu'elle  tenait  à  la  main.  Caporal  poussa 
un  hurlement  plaintif  qui  dut  retentir  dans  tout  le  village,  lâcha  aus- 
sitôt l'autre  chien,  et  s'en  fut  lui-même  rouler  à  quelques  pas,  tout 
étourdi  d'un  coup  qui  aurait  dû  l'assommer.  L'adversaire  de  Capo- 
ral, sauvé  si  à  propos  de  ses  crocs  furieux,  fondit  sur  lui  dès  qu'il  se 
sentit  libre.  La  cuisante  douleur  de  -sa  blessure,  qui  laissait  fuir  un 
double  ruisseau  de  sang,  l'avait  rendu  terrible.  Caporal,  surpris  à  son 
tour  au  moment  où  il  commençait  à  peine  à  se  remettre  de  son  étour- 
dissement,  se  trouva  lui-même  dans  la  position  dangereuse  où  il 
avait,  l'instant  d'auparavant,  mis  le  chien  de  la  vachère.  La  débi- 
tante, qui  avait  sans  doute  juré  la  mort  de  Caporal,  s'avança  encore 
sur  lui  la  fourche  haute;  mais  le  vaillant  chien  venait  alors  de  se 
dégager  de  la  gueule  qui  le  déchirait,  et,  s' apercevant  de  l'hostilité 
de  la  débitante,  il  s'élança  sur  elle  avec  une  vivacité  tellement  furi- 
bonde, qu'elle  en  fut  effrayée  et  se  sauva  dans  la  cour  de  sa  maison 
en  laissant  tomber  sa  fourche.  Les  deux  animaux  blessés  se  rejetè- 
rent l'un  sur  l'autre.  Une  haine  intelligente  semblait  diriger  leurs 
attaques  et  portait  leur  acharnement  aux  dernières  limites.  Chacun 
de  leurs  coups  de  dents  faisait  une  plaie,  et  chaque  plaie  épuisait  le 
sang  de  leurs  veines. 

Cependant  la  vachère,  inquiète  de  son  chien,  était  revenue  sur  ses 
pas.  En  le  trouvant  aux  prises  avec  Caporal,  elle  ameuta  des  paysans 
qui  passaient  pour  qu'ils  séparassent  les  deux  combattans;  mais  la 
lutte  était  arrivée  à  un  degré  de  furie  qui  rendait  toute  interven- 
tion dangereuse,  et  les  témoins  de  cette  boucherie  y  semblaient 
au  contraire  trouver  du  plaisir.  Au  lieu  de  chercher  à  y  mettre  un 
terme,  ils  excitaient  du  geste  et  de  la  voix  les  deux  bêtes,  comme 
s'ils  eussent  assisté  à  une  scène  de  cirque;  il  s'en  fallait  même  de  pen 
qu'ils  n'ouvrissent  des  paris  sur  l'issue  de  ce  duel  de  fauves.  Sur  ces 


776  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

entrefaites,  un  garde  forestier  qui  rentrait  chez  lui  pénétra  dans  le 
groupe  et  s'informa  de  ce  qui  se  passait;  ce  fut  la  marchande  de 
tabac  qui  donna  des  explications. 

—  C'est  une  mauvaise  bête,  ajouta-t-elle  en  montrant  Caporal; 
c'est  lui  qui  a  commencé  à  mordre  l'autre.  Il  est  tombé  dessus  en 
traître,  j'ai  voulu  l'en  empêcher,  et  il  s'est  jeté  sur  moi  comme  s'il  était 
enragé. 

En  entendant  ce  mot,  que  la  débitante  avait  laissé  échapper  sans 
intention,  tous  les  paysans  reculèrent  avec  effroi.  On  était  alors  dans 
les  jours  les  plus  chauds  de  la  canicule,  et  deux  cas  d'hydrophobie 
qu'on  avait  signalés  dans  les  environs  répandaient  l'épouvante  dans 
les  esprits  au  seul  nom  de  ce  mal  horrible.  On  comprendra  donc  le 
mouvement  qui  se  produisit  subitement  autour  de  la  pauvre  bête. 
Les  cris  de  :  «  il  faut  le  tuer  !  —  tuez-le  !  »  s'élevèrent  de  toutes  parts, 
et  en  même  temps  les  regards  se  fixèrent  sur  le  fusil  que  le  garde 
forestier  portait  en  bandoulière. 

—  C'est  le  chien  de  la  mère  Madelon,  répondit  le  garde;  elle  a 
grand  soin  de  lui,  car  elle  l'aime  autant  que  ses  petits  boyaux.  Il 
«erait  bien. surprenant  qu'il  eût  attrapé  le  mal  de  rage. 

—  Attendez  donc,  insinua  la  débitante  en  s' apercevant  de  la  dis- 
position hostile  où  ses  premières  paroles  avaient  mis  les  assistans; 
attendez  donc  un  peu!  La  mère  Madelon  se  plaignait  l'autre  jour  que 
sa  bête  n'était  plus  douce  et  obéissante  avec  elle  ;  elle  disait  encore 
que  dimanche  dernier,  en  menant  Caporal  au  lavoir  pour  l'appro- 
prier, le  chien  s'était  sauvé  dès  qu'il  avait  vu  la  rivière.  Quand  ces 
bêtes-là  craignent  l'eau,  c'est  mauvais  signe;  et  puis,  s'il  était  dans 
son  état  naturel,  est-ce  qu'il  aurait  attaqué  son  camarade?  est-ce 
qu'il  se  serait  jeté  sur  moi  comme  un  frénétique?  Seigneur!  j'en 
tremble  rien  que  d'y  penser.  Bien  sûr  qu'il  est  enragé,  ajouta-t-elle 
en  se  retournant  vers  un  groupe  de  commères  accourues  au  bruit. 

Cette  révélation,  complètement  mensongère,  mais  faite  sur  un  ton 
de  précipitation  et  d'effroi  qui  lui  donnait  une  apparence  de  sincé- 
rité, produisit  l'effet  que  l'ennemie  de  la  mère  Madelon  et  de  Capo- 
ral en  avait  attendu.  —  Si  Caporal  est  enragé,  comme  tout  porte 
malheureusement  à  le  croire,  dit  le  garde,  l'autre  chien  ne  tardera 
pas  à  le  devenir,  car  il  a  reçu  plus  de  coups  de  crocs  qu'il  n'en  fau- 
drait pour  rendre  tout  un  chenil  hydrophobe.  Comme  les  ordon- 
nances sont  précises,'  ajouta-t-il  en  indiquant  du  doigt  une  affiche  de 
la  préfecture  apposée  sur  le  volet  du  débit  de  tabac ,  il  est  prudent 
de  les  abattre  tous  les  deux;  ça  les  mettra  d'accord,  acheva  le  garde 
en  armant  son  fusil  à  deux  coups. 

A  cette  menace,  la  vachère  se  mit  à  pousser  des  cris  et  s'opposa 
énergiquement  à  ce  que  l'on  abattît  son  chien  avant  qu'il  fût  exa- 
miné par  le  vétérinaire.  Le  garde  forestier  se  borna  à  faire  observer 


ADELINE    PROTAT.  777 

que,  riiydrophobie  de  Caporal  étant  à  peu  près  constatée,  on  ne  pou- 
vait mettre  en  doute  qu'il  ne  l'eût  déjà  incurablement  inoculée  à 
son  adversaire,  et  que  la  sûreté  publique  exigeait  qu'on  se  débarras- 
sât de  ces  animaux  dès  qu'ils  étaient  seulement  soupçonnés  dange- 
reux. Tous  les  paysans  qui  se  trouvaient  rassemblés  furent  de  cet 
avis  et  étouffèrent  les  réclamations  de  la  vachère  dans  les  cris  de 
mort  que  la  frayeur  leur  faisait  pousser  contre  les  deux  chiens,  qui 
se  mettaient  littéralement  en  lambeaux.  Le  garde  forestier  ajusta  celui 
qui  se  présenta  le  premier  le  plus  favorablement  à  découvert  pour 
ne  pas  être  manqué,  bien  que  le  fusil  ne  fût  chargé  qu'avec  du  plomb 
à  lièvre.  Le  coup,  tiré  presque  à  bout  portant,  avait  fait  balle,  et  le 
chien  de  la  vachère  tomba  raide  mort.  Au  même  instant,  une  seconde 
détonation  se  fit  entendre ,  et  Caporal  alla  rouler  auprès  du  premier 
cadavre.  Seulement  Caporal  n'avait  pas  été  tué  sur  le  coup  :  un  mou- 
vement brusque  de  sa  tête  quand  il  avait  senti  le  canon  du  fusil  s'y 
appuyer  avait  fait  dévier  l'arme,  et  la  charge  n'avait  porté  qu'à  moi- 
tié. 11  avait  l'épaule  brisée,  le  col  et  l'échiné  fracassés. 

—  C'est  assez  de  poudre  brûlée  pour  une  aussi  mauvaise  chasse, 
dit  le  garde  forestier  en  rejetant  son  fusil  sur  son  épaule;  et,  s' adres- 
sant aux  paysans  qui  ne  paraissaient  point  complètement  rassurés, 
il  ajouta  en  leur  montrant  Caporal  agonisant  :  —  Il  n'y  a  plus  de 
danger,  prenez  des  fourches,  et  achevez-le. 

Comme  il  allait  s'éloigner,  la  mère  Madelon,  informée  de  ce  qui 
se  passait  par  l'apprenti  du  sabotier,  accourait  précipitamment  sur 
le  lieu  de  l'exécution.  En  apercevant  sa  maîtresse.  Caporal  tourna  la 
tête  de  son  côté,  comme  pour  lui  demander  du  secours  :  il  essaya  de 
se  traîner  jusqu'à  elle;  mais,  après  de  vains  efforts,  il  retomba  lour- 
dement sur  le  pavé,  noyé  dans  une  mare  de  sang.  En  le  voyant  dans 
cet  état,  la  pauvre  femme  poussa  des  cris  à  fendre  l'âme  :  elle  voulut 
s'approcher  du  moribond,  qui  semblait  toujours  l'appeler  du  regard; 
mais  le  garde  forestier  la  retint  avec  vivacité. 

^-  Mère  Madelon,  lui  dit-il  d'un  ton  assez  triste,  la  perte  de  votre 
chien  doit  vous  affliger,  je  le  comprends;  mais  sa  mort  était  devenue 
nécessaire  pour  éviter  de  graves  accidens.  Caporal  est  enragé;  c'est 
moi  qui  lui  ai  tiré  un  coup  de  fusil  tout  à  l'heure.  Il  n'est  pas  tout 
à  fait  mort,  mais  on  va  l'achever. 

Et  le  garde,  prenant  la  vieille  femme  par  le  bras,  essaya  de  l'em- 
mener avec  lui.  La  mère  Madelon  lui  résista  durement. 

—  Caporal  enragé!  s'écria-t-elle,  qui  a  pu  vous  le  faire  croire? 

—  Mais,  répondit  le  garde,  les  symptômes  que  vous  aviez  remar- 
qués en  lui  devaient  vous  le  faire  craindre. 

—  Quoi?  répliqua  vivement  la  mère  Madelon,  je  ne  sais  pas  ce  que 
vous  voulez  dire. 

TOUE  I.  50 


//»  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Eh  !  répondit  brusquement  le  garde,  vous  en  saviez  assez  pour 
deviner  quelle  peut  être  la  maladie  d'un  chien  qui  craint  l'eau,  sur- 
tout dans  cette  saison.  Vous  avez  même  agi  imprudemment  en  ne  le 
conduisant  pas  chez  le  vétérinaire  aux  premiers  signes  inquiétans. 
Vous  exposiez  tout  le  monde  à  un  mal  terrible,  sans  compter  que 
vous  auriez  pu  vous-même  en  devenir  la  première  victime.  Bref, 
votre  chien  s'est  jeté  tout  à  l'heure  comme  un  furieux  sur  celui  de 
la  vachère;  on  m'a  dit  qu'il  était  enragé,  il  en  avait  l'air,  j'ai  dû  les 
abattre  tous  les  deux.  Mon  basset  Finaud,  auquel  je  suis  bien  autant 
attaché  que  vous  l'étiez  à  Caporal,  se  serait  trouvé  dans  le  même  cas, 
que  j'aurais  tué  Finaud  sans  miséricorde. 

Gomme  le  garde  forestier  achevait  de  parler,  la  débitante  de  tabac, 
prévoyant  des  explications  auxquelles  elle  ne  souhaitait  pas  prendre 
part,  se  retira  du  groupe  et  rentra  chez  elle. 

— 11  n'y  a  d'enragé  que  vous,  s'écria  de  nouveau  la  mère  Madelon 
en  empêchant  le  garde  de  se  retirer.  Caporal  était  encore  ce  matin  ce 
qu'il  a  toujours  été,  inoffensif  comme  un  agneau.  Si  on  l'a  attaqué,  il 
s'est  défendu,  et  il  a  bien  fait.  Quant  à  craindre  l'eau,  il  ne  la  craint 
pas  plus  que  vous  ne  craignez  la  chopine,  et  la  preuve,  c'est  qu'il  n'y 
a  pas  deux  heures,  en  jouant  avec  le  petit  garçon  du  meunier.  Capo- 
ral a  sauté  dans  la  rivière  pour  aller  repêcher  le  bourrelet  que  l'en- 
fant avait  laissé  tomber. 

—  Ça,  c'est  vrai,  dit  un  garçon  de  moulin  qui  se  trouvait  là. 

—  Mon  pauvre  chien  n'était  malade  que  de  vieillesse,  reprit  la 
vieille,  dont  le  désespoir  allait  croissant,  et  cette  maladie-là  lui  aurait 
permis  de  vivre  encore  quelque  temps  pour  me  tenir  compagnie. 
Pourquoi  l'avez-vous  laissé  tuer  comme  une  bête  malfaisante?  Il  ne 
vous  a  jamais  fait  de  mal;  il  amusait  vos  petits  enfans,  et  se  montrait 
reconnaissant  quand  vous  lui  jetiez  un  os  ou  un  morceau  de  pain 
dur;  enfin  depuis  quinze  ans  il  gardait  vos  vaches.  Une  bête  n'est 
qu'une  bête;  mais  quand  elle  a  été  utile,  on  peut  s'en  souvenir  et  en 
avoir  pitié  à  l'occasion.  S'il  était  vraiment  malade,  je  l'aurais  conduit 
chezun  vétérinaire  de  Fontainebleau  qui  me  l'aurait  guéri.  Ça  aurait 
peut-être  coûté  gros;  mais  j'ai  de  l'argent  à  lui. 

Et  pendant  que  cette  révélation  naïve  faisait  sourire  grossièrement 
quelques  spectateurs,  avant  qu'on  eût  songé  à  la  retenir,  la  mère 
Madelon  s'était  élancée  auprès  de  son  chien. 

—  Prenez  garde  !  prenez  garde  !  lui  crièrent  plusieurs  voix. 

—  Je  n'ai  pas  peur,  reprit-elle;  vous  voyez  bien  que  je  n'ai  pas 
peur,  moi  ! — Et  s' étant  agenouillée  auprès  de  la  bête  moribonde,  elle 
lui  prit  la  tête  dans  les  mains  et  examina  ses  blessures.  Caporal  se 
plaignit  faiblement,  et  tourna  vers  sa  maîtresse  ses  yeux  mourans  in- 
jectés d'une  lueur  sanglante.  Il  y  avait  à  la  fois  du  remerciement  et 


ADELINE    PnOTAT.  779 

du  reproche  dans  ce  regard  vague  qui  ne  voyait  déjà  plus,  et  dont 
l'expression  semblait  dire  :  —  Merci  d'être  venue;  mais  pourquoi  ve- 
nez-vous aussi  tard? 

—  Hélas  !  murmurait  la  vieille  femme,  il  n'en  reviendra  pas  !  — Ca- 
poral paraissait  en  efîet  blessé  mortellement.  De  temps  en  temps  sa 
gueule  s'ouvrait  dans  une  contraction  pénible  et  laissait  voir,  au  mi- 
lieu d'une  écume  rougie,  sa  langue  épaissie  et  pendante.  Son  poil, 
souillé  de  sueur  et  de  poussière,  se  hérissait  sous  des  frissons  subits; 
son  corps  se  raidissait  dans  des  convulsions  douloureuses.  Tout  à 
coup,  à  une  certaine  façon  dont  il  regarda  sa  maîtresse  en  même 
temps  qu'il  remuait  la  queue,  celle-ci  comprit  qu'il  était  altéré. 

—  Il  a  soif  l  s'écria-t-elle  en  regardant  le  cercle  autour  duquel  elle 
se  trouvait  et  qui  s'augmentait  de  plus  en  plus,  car  les  deux  coups  de 
fusil  avaient  attiré  tout  le  village.  —  Il  a  soif,  vous  voyez  bien  ! 

—  Eh  bien!  qu'on  lui  donne  à  boire,  fit  le  garde.  Nous  allons  sa- 
voir à  quoi  nous  en- tenir  sur  son  état. 

Un  paysan  alla  tirer  de  l'eau  dans  un  puits  voisin;  on  en  remplit 
une  écuelle  que  la  mèr-e  Madelon  osa  seule  placer  à  la  portée  de  son 
chien.  Un  grand  silence  se  fit  dans  l'assemblée.  Caporal  se  jeta  sur 
l'écuelle;  mais  soit  que  la  fraîcheur  de  l'eau  eût  saisi  la  chair  vive 
de  sa  gueule  mutilée  pendant  la  rixe,  soit  que  le  mouvement  qu'il 
venait  de  faire  rendît  plus  violentes  les  douleurs  causées  par  sa 
double  blessure,  il  se  recula  brusquement,  et  pendant  un  instant 
l'expression  égarée  qui  est  un  des  caractères  de  la  rage  alluma  sa 
prunelle.  Un  cri  d'effroi  s'échappa  aussitôt  de  toutes  les  bouches,  les 
femmes  prirent  la  fuite,  et  les  hommes  eux-mêmes  firent  un  mou- 
vement de  retraite. 

—  Il  faut  en  finir,  dit  le  garde,  qui  se  disposait  à  recharger  son 
fusil.  Mère  Madelon,  retirez-vous;  vous  voyez  bien  cette  fois  que 
votre  chien  est  dangereux. 

—  Il  ne  vous  reconnaîtra  pas.  — ^Vous  vous  ferez  mordre! — Est-ce 
que  vous  êtes  folle?  s'écrièrent  à  la  fois  plusieurs  voix  effrayées. 

—  Tonnerre!  fit  le  garde  forestier  en  frappant  du  pied,  allez-vous 
vous  ôter  de  là,  la  vieille?  Vous  voulez  donc  mourir  étouffée  entre 
deux  matelas?  — Et  en  parlant  ainsi  il  glissait  une  charge  de  chevro- 
tines dans  le  double  canon  de  son  fusil  ;  mais  la  courageuse  femme 
restait  sourde  à  tous  les  avertissemens  de  la  prudence.  Une  crédulité 
aussi  touchante  qu'absurde  lui  disait  qu'elle  ne  devait  rien  avoir  à 
craindre  de  son  chien,  fût-il  véritablement  atteint  du  mal  qui  faisait 
réclamer  sa  mort. 

—  C'est  impossible!  répétait-elle  toujours  :  je  l'ai  quitté,  il  y  a 
deux  heures,  tranquille  et  bien  portant. 

—  11  aura  été  mordu  par  quelque  chien  errant,  et  le  mal  ne  s'est 


^ 


780  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

déclaré  que  tout  à  l'heure,  répondit  le  garde.  Allons,  ma  bonne 
femme,  soyez  raisonnable,  retirez-vous. 

Avant  d'obéir  à  cette  injonction,  la  mère  Madelon  voulut  encore 
essayer  une  nouvelle  tentative  pour  sauver  Caporal.  Elle  approcha 
auprès  de  lui  l'écuelle  remplie  d'eau,  et  la  lui  indiqua  de  la  main  en 
lui  jetant  pour  ainsi  dire  un  regard  de  supplication  impérative.  L'es- 
prit de  soumission  qui  avait  toujours  été  sa  principale  vertu  se 
réveilla  soudainement  chez  Caporal,  et,  comme  s'il  eût  voulu  que  le 
dernier  acte  de  la  vie  qu'il  allait  quitter  fût  un  témoignage  d'obéis- 
sance, malgré  la  répugnance  qu'elle  lui  avait  inspirée,  il  s'approcha 
de  l'écuelle  et  but  quelques  gorgées.  Puis,  une  soif  véritable  s' étant 
emparée  de  lui,  il  absorba  avec  une  avidité  précipitée  tout  le  contenu 
du  vase. 

—  Il  a  bu!  il  n'est  pas  enragé!  s'écria  joyeusement  la  mère  Made- 
lon. —  Étes-vous  rassurés  maintenant?  continua-t-elle  en  s' adressant 
aux  paysans,  qui  se  rapprochèrent. — Il  a  bu!  voyez,  l'écuelle  est  vide! 

Le  garde,  suffisamment  convaincu  par  cette  épreuve,  désarma  son 
fusil.  Malheureusement  la  joie  de  la  mère  Madelon  ne  devait  pas  être 
de  longue  durée.  La  fraîcheur  glacée  de  cette  eau  de  puits  dont 
Caporal  venait  d'absorber,  sans  reprendre  haleine,  une  énorme  quan- 
tité, détermina  bientôt  un  étouffement.  Il  tourna  ses  yeux  éteints  du 
côté  de  sa  maîtresse,  flaira  ses  vêtemens,  se  tordit  dans  une  convul- 
sion suprême,  et,  poussant  un  hurlement  aigu,  il  vint  expirer  aux 
pieds  du  garde  forestier,  qui  ne  put  s'empêcher  de  reculer  d'un  pas. 

—  Ma  pauvre  femme,  dit-il  en  s' adressant  à  la  mère  Madelon,  je 
suis  désolé  de  ce  qui  est  arrivé;  mais  après  tout  j'ai  fait  mon  devoir. 
—  Quant  à  vous,  continua  le  garde  en  montrant  à  la  vachère  le  ca- 
davre de  son  chien,  la  commune  vous  le  remplacera.  Vous  ne  l'aviez 
que  depuis  un  mois;  celui-là  ou  un  autre,  cela  doit  vous  être  égal.  Ce 
n'est  pas  la  même  chose  que  la  mère  Madelon,  qui  vivait  avec  le  sien 
depuis  dix  ans, 

—  C'est  sa  faute  aussi,  à  la  Madelon,  si  on  a  tué  nos  bêtes,  fit  la 
vachère  avec  humeur. 

—  C'est  ma  faute!  comment  ça?  intervint  la  vieille  femme,  qui 
jusque-là  était  restée  silencieuse. 

—  Bien  sûrement  que  oui,  continua  la  vachère  avec  la  même 
aigreur.  Pourquoi  avez-vous  jasé  dans  le  pays  que  votre  chien  deve- 
nait hargneux,  et  que  ça  l'aguichait  de  voir  seulement  couler  la 
rivière?  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  donner  la  peur  au  monde. 

—  Mais  encore  une' fois,  répondit  la  mère  Madelon,  je  n'ai  jamais 
tenu  de  ces  propos-là.  —  Et  quand  vous  me  les  avez  répétés  tout  à 
l'heure,  dit-elle  en  se  tournant  vers  le  garde,  je  ne  vous  ai  pas  com- 
pris; je  ne  comprends  pas  davantage  à  présent. 


ADELINE   PROTAT.  781 

Le  garde  forestier  n'était  pas  fâché  de  se  débarrasser  de  la  respon- 
sabilité de  ses  deux  coups  de  fusil. 

—  Voyons,  dit-il  à  la  mère  Madelon,  rappelez-vous  bien.  N'avez- 
vous  point  dit  tout  dernièrement  à  quelqu'un  du  village  que  votre 
chien  vous  donnait  des  inquiétudes,  qu'il  n'était  plus  le  même  qu'à 
son  ordinaire? 

—  C'est  un  conte!  exclama  la  vieille  femme;  je  n'ai  pas  dit  un  mot 
de  ça.  Où  est-il,  celui  qui  m'a  entendu?  Qu'on  me  le  montre! 

—  Cette  personne  n'est  plus  là,  reprit  le  garde  en  cherchant  au- 
tour de  lui;  mais  elle  y  était  tout  à  l'heure.  C'est  la  débitante  de 
tabac.  Elle  m'a  assuré  que  vous  aviez,  vous,  mère  Madelon,  manifesté 
dans  le  pays  des  inquiétudes  à  propos  de  votre  bête,  et  ce  sont  ses 
révélations  alarmantes  qui  m'ont  décidé,  pour  la  sécurité  commune,  à 
agir  comme  je  l'ai  fait. 

—  Elle  vous  a  menti  !  fit  la  vieille  femme  indignée.  Elle  a  inventé 
ça  pour  faire  assassiner  mon  vieux  compagnon.  Ah  !  je  comprends 
tout  maintenant;  mais  c'est  bon...  patience...  On  verra  comment  la 
Madelon  se  venge,  toute  vieille  qu'elle  est. 

Et,  se  détournant  du  côté  du  débit  de  tabac,  elle  étendit  son  bras 
en  fermant  sa  main  jaune  et  ridée,  ,et  répéta  encore,  mais  plus  len- 
tement et  plus  bas  :  On  verra  !  En  parlant,  son  visage  avait  soudai- 
nement pris  une  expression  de  menace  effrayante.  A  la  voir  dans  cette 
attitude,  qui  transfigurait  son  être  chétif  en  une  figure  presque  poé- 
tique, avec  le  geste  farouche  de  son  bras  tendu  qui  semblait  secouer 
la  malédiction,  un  esprit  enclin  au  merveilleux  l'eût  prise  pour  une 
magicienne  fabuleuse  appelant,  dans  une  terrible  invocation,  la  colère 
des  dieux  sur  le  toit  d'un  ennemi.  Ceux  qui  entendirent  ces  paroles 
menaçantes  n'y  prirent  point  autrement  garde,  ou  les  attribuèrent  à 
un  emportement  passager;  mais  la  débitante  de  tabac,  aux  oreilles 
de  qui  elles  étaient  parvenues,  car  elle  écoutait  derrière  un  rideau,  en 
éprouva  une  si  grande  impression  d'épouvante,  qu'elle  tomba  à  demi 
évanouie  dans  son  comptoir. 

Quand  la  ïoule  se  fut  dispersée,  la  mère  Madelon  fit  placer  dans  une 
brouette  le  cadavre  de  Caporal  et  le  fit  transporter  chez  elle.  Lennême 
soir,  elle  creusa  un  trou  profond  dans  le  terrain  qui  entourait  sa  mai- 
son, et  elle  y  enterra  les  restes  du  seul  ami  qu'elle  avait  au  monde. 

Ce  fut  environ  trois  mois  après  la  scène  que  nous  venons  de  re- 
tracer, que  la  mère  Madelon,  pour  échapper  à  l'ennui  de  la  soli- 
tude, entra  comme  servante  chez  le  père  Protat,  sabotier  du  pays. 
Le  bonhomme,  qui  l'avait  connue  au  temps  où  on  l'appelait  encore  la 
belle  fermière  de  Grez,  ne  la  considérait  pas  absolument  comme  une 
étrangère  prise  à  gages.  En  outre,  dans  sa  jeunesse,  la  mère  Madelon 
avait  été  un  peu  l'amie  de  sa  femme,  et,  fidèle  comme  il  l'était  à  la 
mémoire  de  sa  chère  Françoise,  cette  ancienne  liaison  était  déjà  une 


^è2  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

recommandation  à  ses  yeux.  D'un  autre  côté,  Protat  savait  que  la  pe- 
tite rente  dont  jouissait  la  bonne  femme  la  mettait  à  l'abri  du  besoin, 
et  que  c'était  moins  encore  pour  en  retirer  du  gain  que  pour  ne  point 
rester  seule  chez  elle,  qu'elle  avait  consenti  à  aider  sa  fille  dans  les 
travaux  du  ménage.  En  lui  confiant  la  direction  des  dépenses  domes- 
tiques, il  ne  craignait  donc  pas  qu'elle  grattât  les  centimes  pour  en 
faire  des  sous.  Or,  sans  être  avare,  le  bonhomme  Protat  était  soi- 
gneux de  son  petit  avoir,  et  volontiers  aimait  à  s'enfermer  dans  un 
coin  pour  mirer  ses  vieux  louis  dans  des  écus  neufs.  —  La  mère  Made- 
lon,  installée  dans  cette  maison,  y  vécut  sur  un  certain  pied  de  fami- 
liarité qui  aurait  pu  faire  quelquefois  supposer  aux  étrangers  qu'elle 
faisait  partie  de  la  famille. 

Les  seules  contestations  qui  s'élevaient  entre  elle  et  le  père  Protat 
avaient  pour  cause  la  protection  dont  elle  essayait  de  couvrir,  autant 
que  cela  lui  était  possible,  le  petit  apprenti  Zéphyr,  et  les  remon- 
trances qu'elle  adressait  à  la  jeune  Adeline  à  propos  de  certaines  ten- 
dances de  son  caractère,  dont  elle  essayait  d'arrêter  les  développe- 
mens.  Sur  ces  deux  points  seulement  ils  ne  s'entendaient  pas  toujours, 
car  le  père  Protat,  qui  n'était  point  tendre,  comme  on  l'a  pu  voir,  aux 
défauts  de  Zéphyr,  souffrait  beaucoup,  pour  peu  que  l'on  hésitât  à  re- 
connaître en  sa  fille  l'assemblage  de  toutes  les  perfections.  Dans  son 
aveuglement  injuste,  quand  une  altercation  s'élevait  entre  la  mère 
Madelon  et  sa  fille,  il  ne  voulait  même  pas  savoir  le  motif  qui  l'avait 
fait  naître,  et  donnait  de  confiance  tort  à  la  première,  sans  vouloir 
comprendre  combien  l'infaillibilité  qu'il  accordait  à  la  seconde,  même 
dans  les  choses  où  elle  était  le  plus  inexpérimentée,  pourrait  devenir 
dangereuse  par  la  suite.  Le  père  Protat  partageait  une  erreur  com- 
mune aux  parens  dont  lesenfans  ont  reçu  une  éducation  au-dessus 
de  l'état  dans  lequel  ils  sont  appelés  à  vivre,  et  c'était  précisément  le 
cas  où  Adeline  se  trouvait  par  suite  de  circonstances  que  nous  avons 
aussi  à  faire  connaître. 

IV.   —  UN  MAUVAIS   PÈRE. 

La  fille  du  sabotier  avait  à  peine  trois  ans  à  l'époque  où  sa  mère 
était  morte.  Les  maladies  qui  avaient  rendu  ses  premières  années 
indécises,  les  soins  et  les  peines  qui  en  étaient  résultés  pour  sa  mère 
contribuèrent  puissamment  au  dépérissement  de  celle-ci,  dont  la 
santé  s'était  trouvée  profondément  altérée  à  la  suite  de  ses  couches. 
Le  père  Protat  avait  accueilli  avec  la  joie  la  plus  vive  la  naissance 
tardive  de  cette  enfant,  venue  au  monde  après  douze  ans  de  ma- 
riage; mais  après  la  mort  de  sa  femme,  il  éprouva  un  étrange  sen- 
timent pour  la  chétive  créature  qui  lui  restait  entre  les  bras.  En 
regardant  le  berceau  où  luttait  sa  vie  incertaine,  il  ne  pouvait  s'em- 


ADELINK    PROTAT.  78| 

pêcher  de  penser  que  sa  mère  aurait  peut-être  vécu,  si  les  veilles  pas- 
sées auprès  de  ce  berceau  n'avaient  point  hâté  le  terme  de  ses  jours, 
et  malgré  lui  il  se  surprenait  à  regretter  l'heure  où  sa  femme  l'avait 
rendu  père. 

Par  une  singulière  bizarrerie,  cette  amertume,  dont  au  reste  il 
souffrait  lui-même,  disparaissait  durant  les  périodes  où  l'enfant  re- 
prenait momentanément  une  apparence  de  vigueur.  Son  père  alors 
l'accablait  de  caresses;  il  quittait  son  travail  pour  la  mener  promener 
dans  les  champs,  et  durant  des  heures  entières  il  la  prenait  sur  ses 
genoux,  s'efforçant  de  retrouver  dans  ses  traits  une  ressemblance  qui 
pût  lui  rappeler  la  défunte  regrettée;  mais  aussitôt  qu'elle  retombait 
dans  son  état  maladif,  sa  tendresse  paternelle  se  changeait  en  brus- 
querie, en  impatiences  involontaires  qui  rendaient  la  petite  muette  et 
chagrine,  et  quelquefois  même  la  faisaient  hésitera  se  plaindre,  tant 
elle  redoutait  la  grosse  voix  de  son  père.  Malgré  son  âge  peu  avancé, 
son  intelligence  précoce  saisissait  bien  les  contradictions  qui  se  fai-^ 
saient  remarquer  dans  la  conduite  du  bonhomme;  mais  elle  ne  pouvait 
pas  deviner  pourquoi  celui-ci  se  montrait  moins  doux  et  moins  pa- 
tient avec  elle  dans  les  occasions  où  elle  avait  le  plus  besoin  de  pa- 
tience et  de  douceur.  Comme  les  êtres  que  l'on  habitue  à  la  crainte, 
et  aux  oreilles  de  qui  toute  parole  arrive  avec  le  son  d'un  reproche, 
l'enfant  devint  peu  à  peu  timide  et  contrainte.  Il  en  résulta  que  dans 
les  momens  où  le  père  Protat  se  trouvait  bien  disposé,  il  ne  retrouvait 
plus  dans  sa  fille  les  gentillesses  et  le  naïf  abandon  de  son  âge;  elle 
avait  perdu  cette  charmante  et  confuse  expression  du  langage  enfan- 
tin, et  ce  rire  bruyant  qui  ouvre  la  bouche  des  enfans  quand  ils  n'ont 
pas  d'autre  moyen  d'exprimer  leurs  joies  puériles,  ou  de  montrer  le 
bonheur  qu'ils  éprouvent  à  se  sentir  aimés.  La  petite  Adeline  rece- 
vait alors  les  caresses  de  son  père  et  les  lui  rendait  avec  une  timidité 
inquiète.  En  la  trouvant  silencieuse  quand  il  aurait  souhaité  entendre 
son  petit  bavardage  confus,  Protat  se  chagrinait  d'abord,  puis  il  s'em- 
portait et  se  mettait  en  colère  pour  forcer  sa  fille  à  être  bruyante  et  à 
paraître  joyeuse;  il  lui  ordonnait  déjouer  du  même  ton  bourru  avec 
lequel  il  le  lui  défendait  lorsque  ses  jeux  l'ennuyaient.  Adeline  obéis- 
sait, car  elle  connaissait  l'obéissance  à  l'âge  où  l'on  ignore  encore  le 
sens  de  ce  mot;  mais  cette  soumission  cachait  tout  un  petit  monde 
d'arrière-pensées  dans  lesquelles  le  bon  sens  paternel  du  père  Protat 
pouvait  clairement  deviner  que  l'enfant  appréciait  ses  façons  d'être. 
Il  s'alarmait  alors  en  remarquant  le  changement  opéré  chez  cette  frêle 
créature  déjà  pensive  et  réfléchie,  qui  s'abstenait  de  laisser  voir  ses 
désirs,  dans  la  crainte  qu'on  ne  s'y  rendît  pas,  ou  qu'on  ne  les  satisfît 
qu'avec  mauvaise  grâce. 

lorsqu'il  voyait  sa  fille  affecter,  pour  lui  complaire,  une  appa- 
rence de  gaieté  ou  de  plaisir  qu'elle  n'éprouvait  point  réellement,  le 


78A  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

sabotier  se  reprochait  de  lui  avoir  enseigné  la  dissimulation  à  une 
époque  de  la  vie  où  toutes  les  impressions  portent  ordinairement  le 
cachet  de  la  franchise.  Il  s'en  voulait  alors  à  lui-même  et  se  disait 
son  fait  dans  des  soliloques  où  il  ne  se  ménageait  pas.  Quoi  qu'il  pût 
se  dire  cependant,  on  en  disait  encore  bien  plus  dans  le  pays,  où 
l'espèce  d'éloignement  qu'il  avait  laissé  percer  pour  sa  petite  fille 
avait  été  exagéré  jusqu'à  l'aversion.  Ces  bruits  malveillans  étaient 
basés  sur  quelques  propos  qu'il  aurait  laissé  échapper  à  l'occasion  des 
ordonnances  du  médecin,  qui  le  ruinaient,  avait-il  dit,  sans  guérir 
l'enfant,  qui  ne  faisait  que  geindre. 

C'est,  au  reste,  une  habitude  assez  commune  aux  paysans  de 
remettre  dix  fois  dans  leur  poche  l'argent  qu'ils  doivent  donner  au 
pharmacien  :  pour  eux,  toute  dépense  qui  reste  sans  profit  quelcon- 
que, qu'elle  ait  pour  cause  la  nécessité  ou  le  plaisir,  leur  semble  une 
prodigalité  inutile,  et  leur  saigne  le  cœur  autant  que  la  bourse  :  ils 
ont,  disent-ils  naïvement,  le  moyen  d'être  pauvres,  mais  pas  celui 
d'être  malades.  Aussi  les  voit-on  souvent  nier  le  mal  qu'ils  ressentent 
jusqu'au  moment  où  il  les  couche  de  force  dans  leur  lit,  ou  bien  ils 
attendent  encore  leur  guérison  du  repos,  remède  banal,  mais  qu'ils 
estiment,  par  un  manque  de  raisonnement,  moins  coûteux  que  les 
visites  du  médecin.  A  l'époque  où  sa  femme  avait  tenu  le  lit  pendant 
trois  mois,  sa  maladie  coûta  gros.  Cependant  Protat  n'avait  jamais  fait 
la  plus  légère  récrimination.  Ne  se  fiant  point  à  la  science  du  médecin 
de  Montigny,  il  avait  fait  appeler  un  docteur  de  Fontainebleau,  dont 
les  visites  le  forçaient  à  ouvrir  largement  le  sac  aux  écus,  et,  pour 
les  avoir  de  meilleure  qualité,  il  faisait  venir  les  médecines  de  Paris. 
Il  aurait  certainement  vendu  avec  joie  son  dernier  arpent  pour  pro- 
longer l'existence  de  sa  femme.  On  avait  su  tout  cela  dans  le  pays, 
où  il  avait  été  longtemps  parlé  des  soins  dont  il  avait  entouré  la 
défunte  jusqu'à  ses  derniers  momens  et  de  la  profonde  douleur  qu'il 
avait  témoignée  à  sa  perte.  Aussi  ce  furent  peut-être  ces  mêmes  sou- 
venirs qui  rendaient  inexplicables  les  paroles  que  dans  un  moment 
de  mauvaise  humeur  il  avait  laissé  échapper  à  propos  de  la  maladie 
prolongée  de  la  petite  Adeline. 

—  Est-ce  la  faute  de  cette  petiote,  si  elle  est  souffrante?  disaient 
les  uns.  Ce  n'es/  pas  les  drogues  qu'elle  prend  qui  ruinent  son  père, 
puisqu'à  la  Saint-Jean  dernière  il  s'est  encore  agrandi  en  achetant 
le  pré  aux  frères  Thibaut,  même  qu'il  le  leur  a  payé  d  un  seul  coup 
pour  l'avoir  à  meilleur  compte. 

'  —  Eh  !  reprenait  un  autre,  quand  bien  même  il  ne  lui  resterait  plus 
en  plaine  un  épi  ni  un  brin  d'avoine,  quand  il  serait  réduit,  pour  toute 
possession,  à  ses  deux  bras  et  à  ses  outils,  est-ce  qu'il  devrait,  comme 
ça,  laisser  voir  son  mauvais  cœur?  A  la  fin  des  fins,  c'est-il  bien  vrai 
qu'il  aimait  tant  la  mère,  puisqu'il  ne  peut  pas  souffrir  l'enfant? 


ADELINE    PROTAT.  785 

Il  y  avait  dans  tous  ces  discours  l'exagération  qui  de  bouche  en 
bouche  arrive  à  faire  une  poutre  d'un  fétu.  Il  fut  un  jour  reporté  au 
père  Protat  qu'on  avait  dit  dans  le  pays  que  le  chagrin  qu'il  avait 
montré  après  la  mort  de  Françoise  n'était  pas  sincère,  puisqu'il  mar- 
tyrisait son  enfant  depuis  qu'elle  n'était  plus  en  vie.  Cette  révélation 
le  mit  dans  une  de  ces  fureurs  qui  rendent  un  homme  assassin.  Il 
s'enquit  de  la  personne  qui  avait  tenu  le  propos,  et  jura  qu'il  le  lui 
ferait  rétracter  devant  tout  le  monde.  Ayant  appris  que  c'était  un  de 
ses  voisins,  le  dimanche  qui  suivit,  il  fut  l'attendre  sur  la  place  de 
l'église,  à  la  sortie  de  la  messe.  Au  moment  où  il  l'aperçut,  il  lui  sauta 
à  la  gorge,  et,  sans  lui  dire  pourquoi,  il  lui  administra  une  correc- 
tion terrible.  Le  curé,  qui  venait  de  quitter  l'église,  intervint  pour 
rétablir  la  paix. 

—  Monsieur  le  curé,  dit  le  sabotier,  ce  n'est  pas  une  vengeance, 
c'est  une  justice.  Ce  gredin-là  a  dit  que  je  n'aimais  pas  ma  femme  et 
que  je  rendais  ma  fille  malheureuse.  Je  ne  le  lâcherai  que  lorsqu'il 
aura  demandé  pardon  à  Dieu  devant|sa  maison  de  son  mensonge  abo- 
minable, et,  s'il  n'obéit  pas  tout  de  suite,  je  lui  coupe  entre  ses  pro- 
pres dents  sa  méchante  langue  d'aspic. 

Voyant  que  le  sabotier  était  disposé  à  lui  faire  un  mauvais  parti, 
le  voisin  s'exécuta,  non  sans  protester,  dès  qu'il  se  vit  libre,  contre 
la  violence  dont  il  avait  été  victime. 

Le  lendemain  de  cette  scène,  qui  fut  diversement  commentée  sans 
amener  aucun  retour  dans  l'opinion  qu'on  avait  sur  lui,  le  père  Pro- 
tat s'en  alla  à  Nemours.  Il  en  revint  le  soir  même,  ramenant  avec  lui 
un  gentil  petit  chariot  auquel  était  attelée  une  chèvre  blanche  portant 
de  jolis  harnais.  Le  chariot  était  rempli  de  joujoux  de  toutes  sortes. 
Le  père  Protat  avait  dépensé  plus  de  cent  francs  pour  prouver  à  tout 
le  monde  qu'il  adorait  sa  fille.  On  vit  donc  bientôt  la  petite  Adeline 
parcourir  le  village  de  Montigny  dans  la  voiture  traînée  par  la  chèvre 
blanche.  Gela  causa  sans  doute  un  grand  émoi,  surtout  parmi  les  en- 
fans,  qui  ne  pouvaient  se  lasser  d'admirer  le  chariot  et  son  charmant 
attelage;  mais,  durant  cette  marche  triomphale,  la  petite  Adeline  ne 
semblait  pas  éprouver,  même  intérieurement,  la  joie  qu'aurait  dû  lui 
causer  ce  riche  cadeau,  dont  son  père  avait  eu  l'idée  en  voyant  une 
gravure  qui  représentait  le  roi  de  Rome  dans  un  équipage  pareille- 
ment attelé. 

En  se  promenant  ainsi  dans  tout  le  village  avec  un  orgueil  qu'il  ne 
dissimulait  pas,  le  sabotier  s'étonnait  de  ne  point  rencontrer  dans  les 
yeux  de  sa  fille  le  remerciement  du  plaisir  qu'il  pensait  lui  procurer. 
Nonchalamment  renversée  dans  sa  voiture,  la  petite  se  voyait  regar- 
dée et  se  devinait  enviée  sans  que  rien  dans  sa  personne  indiquât  cette 
satisfaction  d'amour-propre  qui  rend  les  enfans,  aussi  bien  que  les 

TOME  I.  51 


786  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

hommes,  sensibles  à  tout  témoignage  d'attention.  Comme  ils  passaient 
devant  une  maison,  une  petite  fille  qui  jouait  auprès  de  sa  mère  vou- 
lut s'approcher  pour  caresser  la  chèvre,  et,  comme  elle  trahissait 
malgré  elle  le  plaisir  qu'elle  aurait  eu  à  se  trouver  à  la  place  d'Ade- 
line,  sa  mère  la  rappela  auprès  d'elle,  la  prit  dans  ses  bras,  où  elle 
l'embrassa  trois  ou  quatre  fois  en  lui  disant  de  manière  à  être  enten- 
due du  sabotier  :  —  Ne  sois  pas  jalouse,  ma  fille,  les  caresses  valent 
mieux  que  de  beaux  joujoux. 

Le  père  Protat  sentit  aussitôt  la  colère  bouillonner  dans  ses  veines, 
car  ces  paroles,  qui  s'adressaient  à  lui  comme  un  reproche  indu'ect, 
avaient  été  entendues  et  comprises  de  plusieurs  personnes.  Il  arrêta 
le  chariot,  s'approcha  d'Adeline,  et  l'embrassa  aussi  en  lui  disant  : 
Embrasse  ton  père,  mon  enfant;  mais,  malgré  lui,  l'agitation  qu'il  es- 
sayait de  contenir  donnait  de  la  brutalité  à  ce  mouvement  de  ten- 
dresse, et  sa  parole,  devenue  brève,  avait  le  ton  impératif  du  com- 
mandement. La  petite  fille  fut  efïrayée,  et  son  effroi  devint  visible. 
Pendant  qu'elle  lui  rendait  son  baiser,  le  père  Protat  s'aperçut  qu'elle 
tremblait  dans  ses  bras,  et,  quand  il  la  regarda  de  plus  près,  craignant 
qu'elle  ne  fût  plus  malade,  il  vit  qu'elle  était  pâle  et  faisait  des  efforts 
pour  ne  pas  pleurer, 

Auc un  détail  de  cette  scèBe  rapide  ne  fut  perdu  pour  ceux  qui  obser- 
vaient le  père  et  l'enfant,  restés  aussi  tristes  l'un  que  l'autre.  —  C'est 
le  baiser  de  Judas,  mm'mura  la  mère  de  la  petite  fille  à  l'oreille  d'une 
voisine.  —  Heureusement  le  sabotier  n'entendit  pas  cette  monstrueuse 
parole.  Il  ramena  sa  fille,  et,  comme  la  petite  chèvre  ne  marchait  pas 
à  son  gré,  tant  il  avait  hâte  d'être  rentré  chez  lui,  il  la  battit  durement 
pour  la  faire  aller  plus  vite.  Il  arriva  enfin  à  sa  maison  fou  de  rage 
et  de  chagrin.  —  Malheureux  que  je  suis  !  s'écria-t-il  en  se  frappant 
la  tête  avec  ses  poings, on  croit  que  je  n'aime  pas  mon  enfant,  et  moi 
Je  suis  sûr  que  c'est  mon  enfant  qui  ne  m'aime  plus! 

Pendant  qii'il  se  désolait  ainsi,  la  petite  Adeline  était  couchée,  eu 
proie  à  une  douleur  nerveuse  qui  la  sui^prenait  par  intervalles;  mais, 
intimidée  par  la  présence  de  son  père  et  craignant  d'être  grondée  si 
elle  faisait  du  biTiit,  elle  n'osait  se  plaindre  ni  remuer,  bien  que  ces 
sortes  de  crises  chez  les  enfans  comme  chez  les  grandes  personnes 
trouvent  une  espèce  de  soulagement  dans  les  cris. 

Quoi  qu'elle  fît  cependant  pour  se  contraindre,  il  arriva  un  mo- 
ment où  la  douleur  fut  si  vive,  que  l'enfant  laissa  échapper  une 
plainte  étouffée  qui  parvint  à  l'oreille  du  père.  Il  s'élança  aussitôt 
vers  la  barcelonnette ;  mais  la  petite  Adeline,  ayant  entendu  ses  pas, 
«'était  blottie  sous  la  couverture  et  mordait  son  drap  pour  comprimer 
les  cris  que  lui  arrachait  la  douleur.  En  se  voyant  découverte,  elle 
imagina  que  son  père  était  mécontent  à  cause  du  bruit  qu'elle  avait 


ADELINE    PROTAT.  787 

fait,  et  pour  conjurer  la  colère  qu'elle  croyait  lire  dans  ses  traits 
t)0ule versés  par  le  chagrin,  elle  croisa  les  mains  et  lui  dit  d'une  voix 
suppliante  :  —  Mon  papa,  ne  me  grondez  pas,  je  vous  promets  de  ne 
plus  être  jamais  malade. 

Ces  simples  paroles,  qui  semblaient  reprocher  innocemment  au 
sabotier  le  manque  de  patience  qu'il  avait  témoigné  plusieurs  fois 
dans  des  circonstances  semblables,  le  rendirent  stupide  d'épouvante. 
Cette  pauvre  enfant  qui,  depuis  cinq  ans  qu'elle  était  au  monde,  ne 
connaissait  encore  la  vie  que  par  la  douleur,  et  qui  s'accusait  de  son 
mal  comme  d'une  faute,  c'était  un  spectacle  navrant  dont  la  vue  faillit 
un  instant  ébranler  la  raison  du  père.  —  Malheureux  !  malheureux 
que  je  suis  !  s'écria-t-il  en  donnant  un  libre  cours  à  ses  larmes,  toi  qui 
es  dans  le  ciel,  et  qui  connais  la  vérité,  ô  ma  chère  Françoise,  prie 
le  bon  Dieu  qu'il  ait  pitié  de  moi,  et  qu'il  me  rende  le  cœur  de  notre 
enfant. 

Le  sabotier  passa  toute  la  nuit  auprès  du  lit  d'Adeline,  qui  se  ré- 
veilla le  lendemain  en  proie  à  une  fièvre  alarmante.  Le  médecin  appelé 
en  toute  hâte  parut  embarrassé.  Il  fit  son  ordonnance  et  se  retira  sans 
avoir  prononcé  une  parole  rassurante.  Protat  embrassa  sa  fille  pen- 
dant qu'elle  dormait,  et,  ayant  laissé  une  garde  auprès  d'elle,  il  sortit 
pour  se  rendre  à  l'église.  Le  sabotier  n'était  pas  dévot;  mais  à  défaut 
de  piété,  il  avait  la  croyance  religieuse  qui  se  fie  à  la  Providence,  et 
sait  qu'aux  plus  grands  maux  d'ici  bas  le  dernier  remède  peut  tom- 
ber d'en  haut.  De  son  vivant,  sa  femme  l'avait  déshabitué  de  mal 
parler  des  prêtres,  qui  dans  certaines  campagnes  subissent  encore 
les  rigueurs  d'un  préjugé  grossier  répandu  dans  l'esprit  populaire  par 
les  doctrines  philosophiques  du  dernier  siècle,  continuées  par  l'ancien 
libéralisme.  Quand  le  sabotier  rencontrait  le  curé  de  Montigny,  il  ne 
manquait  jamais  de  le  saluer  et  lui  témoignait  tout  le  respect  que 
méritait  ce  vieillard.  Le  desservant  de  ce  village  était  un  prêtre  irlan- 
dais ordonné  en  France.  Son  dévouement  et  sa  charité  avaient  eu 
l'occasion  de  faire  leurs  premières  armes  dans  sa  malheureuse  patrie, 
que  Dieu  semble  avoir  placée  exprès  au  milieu  des  flots  pour  qu'elle 
ne  donnât  pas  aux  autres  peuples  la  contagion  de  sa  misère.  Le  désin- 
téressement de  cet  obscur  et  pieux  serviteur  du  ciel  le  rendait  quel- 
quefois lui-même  aussi  nécessiteux  que  le  plus  pauvre  d'entre  ses 
paroissiens.  Il  n'avait  presque  rien  à  lui;  mais  le  peu  qu'il  possédait 
était  le  bien  de  tous,  car  son  évangélique  charité  laissait  toujours  la 
clé  sur  la  porte.  Aussi  le  sabotier,  s' étant  aperçu  souvent  que,  durant 
les  grands  froids  de  l'hiver,  la  cheminée  de  la  cure  était,  dans  tout 
le  pays,  la  seule  où  l'on  ne  voyait  pas  de  fumée,  y  envoyait  de  temps 
en  temps  une  ânée  de  bourrées  ou  un  stère  de  bois  coupé  dans  ses 
baliveaux.  Comme  Protat  se  dirigeait  vers  l'église,  il  rencontra  le  curé, 


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qui  venait  d'en  sortir,  et  celui-ci  parut  surpris  de  voir  son  paroissien, 
qui  ne  venait  ordinairement  à  l'église  que  pour  assister  à  la  messe  du 
bout  de  l'an  dite  en  mémoire  de  sa  femme. 

—  Est-ce  que  vous  aviez  à  me  parler?  demanda  le  prêtre. 

:  —  Non,  monsieur  le  curé,  pas  à  vous,  mais  au  bon  Dieu.  Je  viens 
lui  demander  d'avoir  pitié  de  ma  petite  fdle,  qui  va  bien  mal. 
,  —  Dieu  vous  entende  et  vous  exauce!  répondit  le  prêtre.  Je  le  prie- 
rai aussi  pour  qu'il  vous  conserve  votre  enfant.  — Et  il  ajouta  douce- 
ment, avec  une  intention  qui  semblait  vouloir  reprocher  au  sabotier 
la  rareté  de  ses  apparitions  à  l'église  :  Dieu  n'est  pas  comme  les 
hommes  qu'on  ne  rencontre  jamais  quand  on  a  besoin  d'eux.  Si  rare- 
ment qu'on  vienne  le  voir,  on  est  toujours  sûr  de  le  trouver.  Entrez, 
père  l'rotat,  ajouta-t-il  en  désignant  la  porte  de  l'église;  vous  serez 
seul  ! 

—  Je  n'ai  pas  peur  qu'on  me  voie,  répondit  fermement  le  sabotier. 
Je  voudrais,  au  contraire,  que  tout  le  village  fût  là  pour  écouter  ma 
prière.  Quand  on  l'aurait  entendue,  on  ne  dirait  peut-être  plus  les 
vilaines  choses  qu'on  dit. 

Le  curé  savait  vaguement  les  calomnies  dont  son  paroissien  était 
l'objet. 

—  Je  sais  que  vous  êtes  un  honnête  homme  et  un  tendre  père,  dit-il 
à  Protat.  Celui  que  vous  allez  prier  le  sait  aussi,  et  c'est  pourquoi  il 
vous  écoutera. 

—  Merci  de  m'avoir  dit  ça,  monsieur  le  curé,  fit  le  sabotier  avec 
émotion,  cela  me  donnera  de  la  confiance.  — Et  il  entra  dans  l'église. 

C'était  un  petit  temple  rustique  où  l'on  ne  voyait  aucune  appa- 
rence de  luxe.  Les  murailles,  blanchies  à  la  chaux,  étaient  nues,  sauf 
une  douzaine  de  lithographies  grossièrement  coloriées  et  encadrées 
de  sapin,  qui  représentaient  les  douze  stations  du  chemin  de  la  croix. 
Le  grand  autel,  situé  au  fond  de  la  nef,  n'avait  aucun  ornement  d'art. 
La  nappe  était  bien  blanche,  mais  sans  broderie,  et  reprisée  en  mille 
endroits.  Les  chandeliers  étaient  de  bois  tourné,  la  croix  en  métal 
imitant  l'argent,  et,  pour  la  conserver  plus  longtemps,  on  l'envelop- 
pait d'un  morceau  de  gaze  que  l'on  retirait  seulement  les  jours  de 
fête  et  les  dimanches.  Le  chœur  était  entouré  d'une  demi-douzaine 
de  stalles  de  chêne  verni,  sans  aucune  sculpture.  Au  milieu  du  chœur 
brûlait  la  lampe  du  tabernacle,  seul  objet  de  valeur  que  possédât  la 
fabrique.  Cette  lampe  était  en  argent,  et  avait  été  offerte  à  l'église  de 
Montigny  par  l'évêque  du  diocèse  pendant  une  de  ses  tournées. 
Dans  cette  modeste  maison  édifiée  à  son  culte.  Dieu  paraissait  aussi 
pauvre  que  le  jour  où  il  vint  au  monde  dans  une  étable^  L'impres- 
sion que  l'on  éprouvait  au  milieu  de  cette  simplicité  n'était  peut-être 
point  la  même  que  celle  qui  s'empare  de  l'âme  sous  les  voûtes  des 


ADELINE    PROTAT.  789 

grandes  basiliques;  mais  là  du  moins  la  pensée  n'était  point  dis- 
traite forcément  par  Fadmiration  que  sollicitent  les  chefs-d'œuvre  et 
les  merveilles  du  génie  humain,  qui,  dans  les  cathédrales,  rehausse 
et  glorifie  la  grandeur  de  la  Divinité.  A  genoux  sur  le  carreau  nu,  le 
chrétien  venu  là  pour  prier  sentait  que  sa  prière  était  moins  éloi- 
gnée de  celui  qui  devait  l'entendre. 

Au  moment  oii  le  père  Protat  pénétrait  dans  l'église,  des  bruits 
singuliers  troublaient  le  silence  du  lieu  saint  :  c'étaient  des  bataillons 
de  rats  qui  couraient  dans  les  charpentes  délabrées  de  sa  couverture. 
Ces  hôtes  incommodes  étaient  devenus  si  audacieux,  que  le  bedeau 
était  obligé  de  retirer  chaque  soir  les  cierges  des  chandeliers,  pour 
qu'ils  ne  vinssent  pas  les  manger  pendant  la  nuit.  Le  sabotier  alla 
s'agenouiller  devant  la  chapelle  de  la  Yierge.  C'était  précisément 
celle  où  il  avait  été  marié  il  y  avait  dix-sept  ans.  On  était  alors  dans 
le  mois  de  mai,  consacré  spécialement  au  culte  de  Marie,  et  la  cha- 
pelle était  ornée  de  fleurs  dont  le  parfum  pénétrant  embaumait  tout 
ce  coin  de  l'église.  Le  père  d'Adeline  pria  longtemps,  avec  une  fer- 
veur vraie  et  cette  éloquence  touchante  qu'une  douleur  sincère  met 
aux  lèvres  des  êtres  les  plus  grossiers.  Il  pleura  ces  chaudes  larmes 
qui  brûlent  les  joues,  et  trouva  des  invocations  passionnées  qui  eus- 
sent attendri  l'être  le  plus  insensible.  Il  y  eut  un  moment  où,  par  un 
jeu  de  la  lumière  extérieure,  l'un  des  vitraux  de  la  chapelle  projeta 
son  coloris  rosé  sur  la  figure  de  la  Vierge,  et  pendant  une  minute  la 
blancheur  du  plâtre  se  revêtit  d'une  apparence  de  chair  vivante.  Au 
milieu  de  son  exaltation,  le  père,  qui  implorait  pour  sa  fille  la  Yierge 
dont  le  cœur  maternel  avait  été  percé  par  les  sept  glaives  doulou- 
reux, crut  la  voir  compatir  au  récit  de  ses  soufirances,  et  il  lui  sem- 
bla qu'elle  lui  promettait  sa  protection  dans  un  sourire  de  miséri- 
corde. Avant  de  quitter  la  chapelle,  le  sabotier  fit  vœu,  si  sa  fille 
était  sauvée,  de  recueillir  et  d'élever  le  premier  orphelin  dont  il  au- 
rait connaissance  dans  le  pays,  Protat  sortit  de  l'église  en  emportant 
une  fugitive  espérance  qui  devait  presque  se  trouver  réalisée  à  son 
retour  à  la  maison.  Il  y  trouva  Adeline  plus  calme  que  lorsqu'il  l'avait 
quittée,  et  l'enfant  exprimait  le  bien-être  qu'elle  ressentait  en  en- 
tr' ouvrant  ses  lèvres  comme  pour  un  sourire.  Pour  la  première  fois 
aussi  depuis  bien  longtemps,  elle  offrit  à  son  père  une  physionomie 
plus  sympathique,  et  elle  lui  demanda  ses  joujoux  sans  que  sa  voix 
parût  exprimer  la  crainte  de  se  voir  refusée.  Chacun  des  jours  qui  se 
succédèrent  apporta  une  amélioration  sensible  dans  l'état  de  la  petite 
Adeline,  et  au  bout  de  deux  semaines  elle  parut,  pour  quelque  temps 
du  moins,  complètement  rétablie. 

Henry  Murger. 

(  La  seconde  partie  au  prochain  n°) 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE, 


14  février  1853. 

Est-il  donc  des  momens  où  il  passe  dans  l'air  quelque  chose  d'inconnu  et 
de  mystérieux  qui  réveille  subitement  les  esprits  en  faisant  naître  les  inci- 
dens  brusques  et  inattendus?  Et  par  quel  capricieux  hasard  ces  incidens 
viennent-ils  se  mêler  aux  bruits  expirans  d'un  temps  de  fêtes  et  de  plaisirs 
quelque  peu  échevelés?  Des  arrestations  en  assez  grand  nombre  à  Paris,  une 
tentative  d'insurrection  à  Milan,  tout  cela  presque  le  même  jour,  presque  à 
la  même  heure,  comme  des  images  montant  à  deux  points  différons  de  l'ho- 
rizon !  Heureusement  la  simultanéité  est  le  seul  lien  entre  ces  incidens;  il  n'y 
a  aucune  autre  analogie  dans  la  nature  des  faits,  et  encore  moins  peut-il  y  en 
avoir  dans  les  résultats;  il  semble  au  contraire  que  le  caractère  primitif  des  ar- 
restations opérées  à  Paris  tende  à  s'atténuer  de  plus  en  plus,  soit  par  la  mise 
en  liberté  successive  de  la  plupart  des  personnes  arrêtées,  soit  par  la  lumière 
qui  se  fait  sur  les  inculpations  dont  sont  encore  l'objet  celles  qui  restent  dé- 
tenues. D'un  complot  contre  la  sûreté  de  l'état,  l'accusation  passe  à  un  déht 
de  propagation  de  fausses  nouvelles,  et,  sous  cette  forme,  elle  rentre  dans  le 
ressort  de  la  justice  ordinaire.  Les  trilîunaux  auront  donc  à  se  prononcer  sur. 
ce  qui  semblait  dès  l'abord  être  un  acte  préventif  de  sûreté  publique,  et  re- 
vêtir à  ce  titre  un  caractère  essentiellement  politique.  S'il  y  a  eu  délit,  la  jus- 
tice le  dira  infailliblement,  de  même  que  s'il  y  a  quelque  question  de  légahté 
doutéïuse,  elle  lixera  les  incertitudes  de  la  loi;  c'est  là  sa  mission  et  son  œuvre 
dans  ce  cas  spécial.  En  assumant  la  responsabihté  de  la  mesure  qu'il  a  cru 
devoir  prendre,  le  gouvernement  avait  visiblement  pour  but  d'atteindre  d'une 
manière  plus  générale  un  commerce  suspect  de  fausses  nouvelles,  de  bruits 
injurieux,  de  correspondances  agressives,  et  c'est  là  le  seul  point  où  on  peut 
s'arrêter. 

C'est  toujours  sans  doute  une  triste  guerre  que  celle  qui  consiste  à  propa- 
ger des  bruits  nés  on  ne  sait  d'où,  à  accréditer  l'injure  clandestine,  à  imaginer 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  ^  791 

chaque  jour  des  scissions  et  des  crises,  à  travestir  les  hommes  et  les  choses; 
il  n'en  faudrait  point  cependant  grossir  rimpqrtance.  De  tout  temps,  on  a  pu 
voir  à  l'œuvre  cet  étrange  besoin  de  savoir  plus  que  ce  qui  existe  réellement 
et  de  dire  plus  que  ce  qui  est  vrai.  Naturellement  ce  besoin  change  d'expres- 
sion selon  les  circonstances;  il  trouve  une  issue  dans  les  journaux  quand  les 
journaux  ont  le  droit  de  tout  dire,  de  tout  imprimer,  de  tout  divulguer. 
Il  prend  la  forme  d'un  bruit,  d'une  rumeur  voyageuse,  d'un  mot  échangé  en 
passant,  d'une  confidence  qui,  sans  être  publique,  appartient  à  tout  le  monde, 
sous  l'empire  des  régimes  qui  imposent  une  plus  étroite  réserve.  Si  ces  régimes 
sont  quelquefois  une  garantie,  ils  ont  souvent  aussi  un  inconvénient  dont  ils 
souffrent  eux-mêmes  :  c'est  qu'ils  fournissent  un  prétexte  pour  dire  tout  bas 
ce  qu'en  aucun  cas  on  n'oserait  dire  tout  haut;  c'est  que  la  crédulité  s'y  déve- 
Iopi)e  d'une  manière  singulière,  au  point  d'ajouter  foi  aux  plus  ridicules  com- 
mérages comme  aux  fables  les  plus  impossibles.  Tout  ce  que  peut  faire  l'au- 
torité publique,  c'est  d'intervenir  là  où  cette  propagation  clandestine  prend 
le  caractère  de  la  diffamation  et  de  l'injure.  Quant  au  reste,  quant  à  ce  besoin 
particulièrement  inhérent  à  l'esprit  français  de  chercher  partout  un  aliment, 
de  se  répandre  dans  les  conversations,  de  faire  tout  comparaître  à  son  tribu- 
nal, souvent  plus  amusant  que  juste,  mieux  que  tout  autre  le  gouvernement 
peut  savoir  s'il  est  toujours  facile  et  même  s'il  est  utile  de  lutter  avec  l'impal- 
pable et  l'inconnu,  avec  ce  délit  perpétuel  et  insaisissable  des  imaginations 
inventives  et  médisantes.  Si  les  gouvernemens  s'imposaient  un  tel  travail,  ils 
trouveraient  probablement  bien  des  coupables,  à  commencer  fréquemment 
par  leurs  amis  eux-mêmes,  car  quel  est  l'homme  en  France  qui  se  refuse  le 
plaisir  d'une  saillie,  même  contre  le  pouvoir  qu'il  sert?  Ce  qu'il  y  a  donc  de 
mieux  pour  le  gouvernement,  il  nous  semble,  c'est,  sans  abdiquer  le  droit  de 
réprimer,  quand  il  peut,  les  fables  injurieuses  et  les  nouvelles  mensongères, 
de  leur  opposer  surtout  les  actes  d'une  politique  intelligente  et  juste.  Quel- 
que place  qu'occupent  parfois  dans  le  mouvement  social  les  bruits  et  les  ru- 
meurs, les  choses  sérieuses  ne  laissent  point  d'y  reprendre  naturellement  leur 
rang;  il  y  en  a  un  nombre  suffisant  aujourd'hui.  La  session  législative  s'ouvre 
à  l'heure  où  nous  sommes.  Hier  à  peine  M.  le  ministre  des  finances,  dans  un 
rapport  à  l'empereur,  exposait  les  résultats  de  l'exercice  financier  de  1852  et 
l'état  présent  des  ressources  du  trésor.  Il  y  a  peu  de  jours,  le  gouvernement 
décrétait  la  création  d'un  conseil  supérieur  de  l'agriculture,  du  commerce  et 
de  l'industrie.  Plus  que  jamais  l'Algérie  devient  en  ce  moment  l'objet  de  l'at- 
tention universelle.  Enfin,  depuis  quinze  jours,  le  conseil  supérieur  de  l'in- 
struction publique  tient  une  laborieuse  session.  A  travers  les  mobilités  de  la 
pohtique,  n'aperçoit-on  pas  là  quelques-uns  des  élémens  les  plus  sérieux  de 
la  présente  situation  de  la  France  au  point  de  vue  de  ses  intérêts  positifs  et 
permanens? 

C'est  aujourd'hui  môme  en  effet  que  s'ouvre  la  session  législative  légale  et 
régulière.  Elle  s'ouvrait  il  y  a  un  an  au  lendemain  du  2  décembre,  elle  s'ou- 
vre maintenant  au  lendemain  du  rétablissement  du  pouvoir  monarchique. 
Très  probablement  une  communication  de  l'empereur  viendra  exposer  l'état 
général  des  affaires  du  pays.  On  sait  suffisamment  du  reste  que  le  corps  légis- 
latif n'a  point  à  délibérer  de  réponse  à  ces  manifestations  du  chef  de  l'état;  H 


792  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

n'y  a  plus  de  discussion  de  l'adresse,  selon  les  usages  parlementaires  d'autre- 
fois. Il  est  hors  du  domaine  des  assemblées  de  passer  en  revue  dans  de  solen- 
nels et  vifs  débats  tous  les  points  de  la  politique  extérieure  et  intérieure.  Le 
corps  législatif  se  retrouvera  tout  de  suite  en  face  de  ses  travaux,  en  présence 
de  quelques-uns  des  projets  dont  il  a  pu  être  saisi  l'an  dernier  et  de  ceux  qui 
pourront  être  proposés  à  ses  délibérations  cette  année.  Moins  ses  prérogatives 
sont  étendues  au  point  de  vue  politique,  plus  il  semble  que  ses  investigations 
et  son  contrôle  doivent  se  porter  sur  certaines  matières  des  plus  graves  en- 
core, telles  que  l'état  des  finances.  Le  budget  est  une  occasion  naturelle.  C'est 
au  corps  législatif  de  vérifier,  d'analyser,  de  décomposer  cette  situation  finan- 
cière dont  M.  Bineau  traçait  l'autre  jour  le  tableau  dans  ce  rapport  dont  nous 
parlions.  Envisagée  dans  son  ensemble,  certes  cette  situation  n'a  rien  que  de 
pleinement  rassurant.  L'ordre  a  rendu  leur  essor  aux  affaires,  et  en  le  ren- 
dant aux  affaires,  il  l'a  rendu  aux  recettes  publiques.  Que  voit-on  dans  le 
rapport  de  M.  Bineau?  C'est  que  les  revenus  indirects  de  1852  non-seule- 
ment ont  dépassé  de  plus  de  60  millions  les  produits  de  1851,  mais  qu'ils  ont 
encore  surpassé  de  28  millions  les  prévisions  sur  lesquelles  était  basé  le  bud- 
get. 1851  a  laissé  un  découvert  de  100  millions,  celui  de  1852  est  réduit  à 
28  millions;  il  était  primitivement  porté  à  103  millions.  En  comptant  sur  le 
développement  régulier  et  normal  des  intérêts,  sur  le  progrès  de  la  fortune 
publique,  ou  pourrait  espérer  voir  les  recettes  de  l'état  s'élever  insensible- 
ment au  niveau  des  dépenses,  et  le  budget  atteindre  à  l'équilibre,  cet  équi- 
libre tant  souhaité  et  toujours  si  vainement  poursuivi.  La  situation  finan- 
cière de  notre  pays  se  présenterait  donc  sous  un  jour  des  plus  favorables,  si 
ce  n'étaient  les  déficits  permanens  et  toujours  accrus,  qui  s'élèvent  mainte- 
nant à  700  millions  environ.  11  est  pourvu  à  ces  charges,  on  le  sait,  avec  les 
ressources  de  la  dette  flottante,  qui  se  compose  des  fonds  des  caisses  d'épargne, 
des  bons  du  trésor,  etc.,  et  qui  monte  aujourd'hui  à  690  millions. 

Le  chiffre  élevé  de  la  dette  flottante  ne  constitue  pas  une  difficulté  pour  le 
moment;  en  serait-il  ainsi  dans  toutes  les  éventualités?  On  peut  éviter  le 
danger,  dira-t-on,  en  évitant  les  révolutions.  Soit,  nous  ne  demandons  pas 
mieux  que  de  voir  cette  chance  disparaître  de  la  liste  des  éventuahtés  hu- 
maines; mais  telle  est  l'extrémité  singulière  que  créent  les  révolutions  :  si  on 
compte  sans  elles  dans  les  calculs  financiers,  on  est  imprudent  et  téméraire. 
Si  on  fait  trop  de  place  à  ces  redoutables  probabilités,  on  craint  d'agir,  on 
restreint  toute  prévision,  on  vit  au  jour  le  jour,  et  l'essor  du  pays  se  trouve 
paralysé.  Il  faut  donc  tâcher  de  passer  à  travers  ces  écueils ,  en  engageant 
l'avenir  avec  une  prévoyante  modération,  en  disposant  du  présent  avec  sa- 
gesse. Quant  au  présent,  M.  le  ministre  des  finances  donne  une  assurance 
qui  sera  certainement  reçue  avec  joie,  c'est  que  de  nouvelles  charges  ne  seront 
point  imposées  au  pays,  ce  qui  exclut  d'avance  toute  pensée  de  faire  revivre 
les  projets  de  taxe  qui  avaient  été  présentés  l'an  dernier  au  corps  législatif. 
Si  le  rapport  ministériel  révèle  d'une  manière  générale  l'améhoration  des 
intérêts  et  des  affaires,  le  compte-rendu  annuel  de  la  Banque  l'exprime  aussi 
sous  une  forme  particuUère  par  l'immense  accroissement  des  opérations  de 
cet  établissement.  Dans  le  compte-rendu  de  la  Banque  comme  dans  le  rap- 
port de  M.  Bineau,  il  y  a  une  chose  qui  nous  frappe,  c'est  que  dans  ces  deux 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  793 

exposés  financiers,  on  se  félicite  également  de  voir  la  fortune  publique  re- 
monter aujourd'hui  au  niveau  de  1847,  et  en  effet  cela  suppose  un  grand 
et  vigoureux  effort;  il  y  a  bien  de  quoi  s'arrêter  un  moment  à  constater  le 
point  où  on  se  trouve  ramené,  comme  lorsqu'on  a  parcouru  une  route  longue 
et  scabreuse.  Mais  tout  ce  qui  a  été  perdu  dans  l'intervalle,  mais  les  déficits 
qui  restent  comme  un  poids  sur  le  pays,  mais  toutes  les  forces  employées 
pendant  quatre  années  à  lutter  contre  la  ruine,  au  lieu  de  se  tourner  vers 
les  entreprises  fécondes  !  Le  seul  progrès  que  permettent  les  révolutions  cou- 
sis te-t-il  donc  à  revenir  au  point  où  on  se  trouvait  avant  qu'elles  éclatassent? 
Encore  p'y  revient-on  que  meurtri,  avec  bien  des  plaies  à  guérir  et  dans  des 
conditions  totalement  transformées.  Dans  cette  situation  nouvelle,  plus  le 
gouvernement  est  investi  d'une  immense  autorité,  plus  il  lui  est  utile  de 
s'entourer  de  toutes  les  lumières  dont  le  concours  peut  rendre  son  initiative 
intelligente  et  efficace.  N'est-ce  point  là  la  pensée  qui  a  présidé  à  la  création 
d'un  conseil  supérieur  de  l'agriculture,  de  l'industrie  et  du  commerce?  Le 
rapport  de  M.  Troplong  sur  le  sénatus-consulte  qui  rétablissait  l'empire  lais- 
sait pressentir  cette  création,  aujourd'hui  réalisée.  Le  nouveau  conseil  est 
nommé  par  le  gouvernement,  il  ne  saurait  donc  entraver  son  action.  Les 
avis  ne  sont  pas  obligatoires,  mais  ils  doivent  nécessairement  avoir  un  grand 
poids.  C'est  un  organe  attitré  des  besoins  et  des  izitérêts,  un  intermédiaire 
utile  dont  l'influence  toute  pratique  peut  contribuer  à  faire  marcher  d'accord 
le  gouvernement  et  l'opinion  publique  vers  la  solution  des  grands  problèmes 
de  l'industrie  et  du  commerce. 

Cet  accord  de  l'opinion  publique  et  du  gouvernement  sur  quelques-uns  des 
points  qui  touchent  le  plus  essentiellement  à  la  grandeur  du  pays  n'est-il 
point  la  première  garantie  d'une  impulsion  juste  et  féconde?  N'est-il  point  la 
condition  la  plus  nécessaire  et  la  plus  favorable?  La  France  aujourd'hui,  après 
avoir  épuisé  toutes  les  fortunes  politiques,  est  en  train  d'aimer  le  repos  et  de 
chercher  partout  des  alimens  à  son  ardeur  de  conquêtes  matérielles  et  paci- 
fiques. L'Algérie  lui  en  offre  un  naturellement.  Lorsque  l'empereur,  dans  son 
discours  de  Bordeaux,  disait  qu'il  y  avait  pour  la  France,  de  l'autre  côté  de  la 
Méditerranée,  un  royaume  à  fonder,  il  indiquait  une  de  ces  œuvres  où  cet 
accord  dont  nous  parlions  entre  l'opinion  publique  et  le  gouvernement  est  le 
plus  nécessaire:  il  montrait  un  champ  nouveau  d'activité.  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'ait  été  fait  beaucoup  jusqu'ici  en  Afrique.  La  guerre  d'abord  a  été  faite  réso- 
lument, victorieusement,  de  manière  à  ne  laisser  aucun  doute  sur  les  chances 
de  notre  domination.  Il  peuty  avoir  encore  des  soulèvemens  partiels  en  Afrique, 
les  grandes  résistances  sont  vaincues,  les  grands  obstacles  sont  brisés.  L'Al- 
gérie tout  entière  est  au  pouvoir  de  nos  armes,  et  la  récente  prise  de  Laghouat 
n'a  fait  qu'ajouter  une  garantie  de  plus  à  notre  prépondérance.  Maintenant, 
sous  la  protection  de  l'épée  de  nos  soldats,  la  place  reste  libre  à  l'organisa- 
tion, au  travail,  à  la  colonisation,  à  l'assimilation  complète  de  ce  vaste  terri- 
toire. Il  a  été  question  dans  ces  derniers  temps,  assure-t-on,  d'un  sénatus- 
consulte  destiné  à  régler  la  constitution  de  l'Algérie,  et  à  cette  question  s'en 
joignait  une  autre,  celle  de  savoir  en  quelles  mains  reposerait  le  gouver- 
nement supérieur  de  la  colonie.  On  n'en  est  point  à  savoir  que  le  nom  d'un 
prince  de  la  famille  impériale  a  été  prononcé.  Les  futurs  ministres  de  la 


7&4  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

future  vice-royauté  étaient  même  déjà  désignés  par  la  rumeur  publique,. ce 
qui,  vu  quelques-uns  des  noms  mis  en  avant,  ne  pouvait  être  évidemment 
qu'une  calomnie  à  l'égard  du  gouvernement  et  à  Fégard  des  hommes  ainsi 
désignés.  Autant  qu'on  en  puisse  juger  d'après  les  apparences  actuelles,  rien 
ne  semble,  pour  le  moment,  aussi  avancé  qu'on  a  pu  le  croire.  Ceci  est  en 
quelque  sorte  le  côté  purement  politique  des  affaires  de  l'Algérie.  Mais  le  gou- 
vernement paraît  en  même  temps  porter  son  attention  sur  bien  d'autres  ma- 
tières :  il  s'occupe,  dit-on,  d'mie  réorganisation  judiciaire  de  l'Algérie.  Une 
des  plus  graves  réformes  qui  se  préparent  est  celle  de  l'impôt  foncier  sur  les 
indigènes,  impôt  dont  l'assiette  varie  jusqu'ici  selon  les  lieux,  selon  les  tribus, 
et  qu'il  s'agirait  d'établir  sur  un  plan  plus  uniforme  et  moins  incertain.  Et 
au-dessus  de  ces  divers  projets  administratifs,  il  reste  enfin  la  grande  affaire 
de  l'Algérie,  la  colonisation. 

Comment  arrivera-t-on  à  peupler  l'Afrique?  Comment  le  travail  et  l'indus- 
trie parviendront-ils  à  transformer  ce  sol  et  à  s'approprier  ses  immenses  res- 
sources? Ce  n'est  pas  qu'à  ce  point  de  vue  même  l'Algérie  n'ait  fait  déjà  de 
notables  progrès  :  on  en  pourra  mieux  juger  quand  le  gouvernement  aura 
mis  au  jour  les  résultats  du  mouvement  commercial  de  la  colonie  en  1852;. 
mais  le  problème  de  la  colonisation  reste  évidemment  entier  encore.  Or  c'est 
ici  que  les  projets  abondent  sous  toutes  les  formes.  11  y  en  a  de  très  gigan- 
tesques, et  il  pourrait  bien  y  en  avoir  aussi  de  très  chimériques.  On  a  parlé 
'une  puissante  compagnie  qui  se  formerait  à  l'instar  de  la  compagnie  an- 
glaise des  Indes,  et  qui  se  chargerait  exclusivement  de  la  colonisation  algé- 
rienne. Elle  demanderait  lemonojiole  de  l'exploitation  des  mines,  des  forêts, 
de  toutes  les  industries  en  un  mot,  sans  compter  l'exploitation  agricole. 
11  y  a  une  condition  qui  n'est  point  de  nature,  ce  nous  semble,  à  faire  réussir 
l'entreprise,  c'est  que  le  gouvernement  devrait  garantir  un  minimum  d'in- 
térêt. Selon  un  projet  différent,  l'état,  agissant  directement,  devrait  jeter 
en  Afrique  cinq  cent  mille  hommes  et  500  millions;  mais  pense-t-on  qu'il 
soit  très  facile  de  trouver  ces  500  millions  et  ces  cinq  cent  mille  hommes? 
L'état  peut  beaucoup,  il  ne  peut  pas  tout  cependant.  Cela  ne  veut  point  dire 
qu'il  doive  se  mettre  à  l'écart  et  laisser  tout  à  faire  à  l'effort  individuel ,  qui, 
livré  à  lui-même,  serait  impuissant;  cela  veut  dire  que  le  meilleur  système 
de  colonisation  est  peut-être  celui  qui  exclut  tout  esprit  de  système,  qui  com- 
bine l'intervention  de  l'état  avec  l'effort  individuel.  Il  est  le  meilleur  parce 
qu'il  est  le  plus  pratique,  parce  qu'il  tient  compte  de  tous  les  élémens  et  se 
prête  aux  tentatives  les  plus  variées. 

Voilà  donc  quelques-uns  des  projets  les  plus  récens  nés  de  cette  préoc- 
cupation très  vive  des  destinées  de  l'Algérie.  Il  en  est  encore  d'autres  pour- 
tant qui  ne  sont  pas  même  tous  éclos  en  France.  Ainsi  il  s'est  formé  à 
Genève  une  compagnie  dont  les  propositions  sont  actuellement  souiidses 
au  gouvernement  français,  qui  ne  semble  point  éloigné  de  les  accepter.  La 
compagnie  genevoise  demande  une  concession  de  20,000  hectares  aux  envi- 
rons de  Sétif .  Cette  concession  sera  faite  par  annuités,  à  raison  de  2,000  hec- 
tares par  an.  La  compagnie,  quant  à  elle,  s'engage  à  construire  un  village  de 
cinquante  feux  sur  chacune  de  ces  portions  de  2,000  hectares.  Elle  déposera 
au  besoin,  pour  chaque  colon,  la  somme  de  3,000  francs  que  celui-ci  devra 


REVUE.  CHRONIQUE.  795 

apporter.  Le  bénéfice  de  la  compagnie  résultera  d'un  prélèvement  de  800  hec- 
tares fait  à  son  profit  sur  chaque  concession  annuelle.  Comme  nous  le  disions, 
ces  propositions  sont  en  ce  moment  à  l'étude.  Elles  peuvent  aboutir  à  un 
résultat  heureux,  justement  parce  qu'elles  ne  sont  pas  gigantesques  et  qu'elles 
se  présentent  dans  des  conditions  plus  praticables.  Il  reste  enfin  un  dernier 
projet,  qui  n'est  certes  point  le  moins  ingénieux  :  c'est  celui  de  la  création 
de  villages  départementaux,  ou,  en  d'autres  termes,  de  villages  dont  la  popu- 
lation serait  empruntée  à  chaque  département  de  France.  Dans  un  pays 
comme  l'Afrique,  en  effet,  on  a  pu  le  remarquer,  les  villages  se  composent 
souvent  d'habitans  dont  la  langue,  les  mœurs,  les  usages  sont  différens; 
ce  sont  des  individus  qui  vivent  juxtaposés,  ce  n'est  point  une  population 
homogène,  vivant  de  la  même  vie.  Les  villages  départementaux  dont  on 
parle  auraient  pour  but  de  remédier  à  cette  incohérence,  de  fortifier  la  popu_ 
lation  française,  relativement  faible  en  Afrique,  de  rendre  l'émigration  plus 
facile  et  moins  rebutante  pour  les  paysans  de  nos  campagnes,  en  chang  eant 
le  moins  possible  leurs  habitudes  et  en  leur  faisant  retrouver  sur  le  sol  afri- 
cain une  sorte  d'image  de  leur  patrie  européenne.  Joignez  à  tous  ces  plans 
de  colonisation  les  projets  de  chemin  de  fer,  qui  commencent  à  se  produire 
et  à  se  multiplier  pour  l'Afrique.  Il  est  déjà  question  de  propositions  faites 
au  gouvernement  pour  créer  des  lignes  de  fer  entre  Alger  et  Blidah,  entre 
Philippeville  et  Constantine,  d'Arzew  vers  Oran.  Comme  on  voit,  l'Algérie 
exerce  sur  les  imaginations  l'influence  des  terres  merveilleuses;  elle  fait  ger  - 
mer  les  combinaisons.  Dans  tous  ces  projets,  ce  qui  nous  semble  le  plus  utile, 
c'est  de  faire  le  moins  de  part  possible  au  chimérique  et  au  gigantesque.  Il 
ne  suffit  pas  de  jeter  dans  le  monde  de  la  spéculation  quelque  combinaison 
qui  frappe  et  qui  étonne;  on  sait  ce  qui  en  arrive  souvent  :  l'outre  g  onflée  se 
crève,  après  toutefois  que  les  inventeurs  ont  commencé  par  se  payer  de  leurs 
inventions.  Il  a  été  fait  sur  le  sol  de  l'Afrique  assez  d'expériences  pour  que 
l'opinion  publique  ne  s'intéresse  qu'aux  tentatives  sérieuses,  et  que  le  gouver- 
nement ne  seconde  avec  une  sage  hardiesse  que  les  entreprises  possibles  et 
réellement  fécondes. 

Nous  parlons  ici  d'un  intérêt  en  quelque  sorte  à  demi  extérieur,  puisqu'il 
suppose  une  expansion  de  la  France  hors  de  sa  sphère  d'action  continentale. 
C'est  une  pensée  pratique  qui  doit  régler  et  féconder  cette  expansion,  et  n'en 
est-il  pas  toujours  ainsi,  de  quelque  intérêt  qu'il  s'agisse?  La  même  pensée 
prudente  et  pratique  ne  doit-elle  pas  présider  aux  profonds  remaniemens  que 
le  gouvernement  croit  devoir  accomplir  dans  diverses  parties  de  l'adminis- 
tration intérieure,  notamment  dans  l'instruction  publique  en  ce  moment? 
C'est  la  loi  du  1 3  mars  1 830,  on  ne  l'a  pas  oublié,  qui  a  commencé  de  modifier 
d'une  manière  sensible  le  principe  môme  du  régime  de  l'enseignement.  Le 
décret  du  10  avril  1852,  qui  trace  tout  un  nouveau  programme  d'études,  est 
venu,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  ajouter  à  cette  transformation.  Ce  chan- 
gement profond  dans  la  direction  générale  de  l'instruction  pulilique  entraî- 
nait nécessairemant  un  assez  grand  nombre  de  modifications  dans  l'écono- 
mie du  régime  universitaire.  C'est  de  cet  ensemble  de  modifications,  sorte 
d'appendice  du  décret  du  10  avril,  que  s'occupe  depuis  quelques  jours  le  con- 
seil supérieur,  sur  les  propositions  de  M.  le  ministre  de  l'instruction  publique. 


796  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  règlemens  nouveaux  soumis  au  conseil  sont  de  diverse  nature;  ils  tou- 
chent à  l'agrégation  des  lycées,  à  l'enseignement  des  facultés  des  lettres,  à 
l'enseignement  du  droit  romain,  à  la  licence  pour  les  sciences  physiques, 
mathématiques  et  naturelles,  enfin  au  régime  financier  des  lycées.  Déjà  des 
décrets  ou  des  arrêtés  sont  intervenus  sur  certains  de  ces  règlemens,  notam- 
ment sur  celui  qui  concerne  l'enseignement  du  droit  romain;  les  autres  sont 
encore  en  discussion  au  sein  du  conseil  supérieur,  et  ne  tarderont  pas,  à  ce 
qu'il  paraît,  à  voir  le  jour.  Quelle  influence  exerceront  sur  l'instruction 
publique  en  France  les  réformes  accomplies  depuis  quelque  temps  et  poursui- 
vies encore  par  le  gouvernement?  L'expérience  seule  peut  répondre  évidem- 
ment. Tout  ce  que  le  gouvernement  peut  faire,  c'est  de  marcher  avec  pru- 
dence dans  une  voie  où  il  a  été  conduit  par  vm  de  ces  reviremens  d'opinion 
si  fréquens  aux  heures  de  révolution. 

L'instruction  publique  en  effet,  telle  qu'elle  a  été  longtemps  constituée,  a 
été  l'objet  de  bien  des  accusations  :  cela  tient  un  peu  à  ce  qu'on  est  en  gé- 
néral bien  aise  de  se  décharger  sur  quelqu'un  ou  sur  quelque  chose  de  la 
responsabilité  d'un  mal  universel  où  tout  le  monde  a  sa  part.  L'instruction 
publique,  cette  fois,  a  été  un  des  coupables.  Sans  partager  bien  des  injus- 
tices et  bien  des  préjugés  d'esprits  superficiels,  quelle  a  été  en  réalité  la  faute 
de  l'instruction  publique?  C'est  d'avoir  été  de  son  temps,  d'avoir  flatté  peut- 
être  quelquefois  des  goûts,  des  instincts,  des  enivremens  factices  au  lieu  de 
les  réprimer,  d'avoir  cédé  à  des  tendances  qui  l'éloignaient  insensiblement 
de  son  but.  La  discipline  morale  a  commencé  par  disparaître  de  l'éducation 
publique,  et  cette  discipline,  ce  n'est  point  malheureusement  avec  des  règle- 
mens ou  des  décrets  qu'on  peut  la  faire  renaître.  Une  fois  sur  ce  terrain, 
d'autres  déviations  sont  venues  et  se  sont  manifestées  sous  plus  d'une  forme. 
S'il  y  a  bien  des  professeurs  de  tout  âge  et  à  tous  les  degrés  de  l'enseigne- 
ment qui  sont  restés  fidèles  à  leur  rôle,  à  leur  mission,  à  leur  caractère,  n'est-il 
pas  vrai  qu'il  en  est  bien  d'autres  qui  ont  été  moins  occupés  de  rester  des 
maîtres  attentifs  et  pratiques  que  d'être  des  esprits  brillans  et  instruits  par- 
fois, il  est  vrai,  mais  plus  habituellement  tournés  vers  le  dehors  que  vers 
l'intérieur  modeste  de  leur  classe?  Le  caractère  propre  du  maître  s'est  atté- 
nué en  eux.  En  ce  qui  touche  les  élèves  eux-mêmes,  n'est-il  point  vrai  encore 
que  l'enseignement  a  été  considéré  comme  une  sorte  de  gymnastique  à  l'aide 
de  laquelle  ils  se  sont  accoutumés  à  prendre  avec  hâte  et  précipitation  une 
teinture  générale  de  tout,  qui  leur  procurait  l'illusion  de  la  science  sans 
leur  en  laisser  la  réalité?  L'instruction  publique  est  devenue  ainsi  telle  que 
nous  l'avons  vue, — plus  littéraire  que  morale,  plus  superficielle  que  profonde, 
plus  étendue  que  substantielle. 

Si  les  réformes  actuelles  ont  pour  résultat  de  ramener  l'instruction  pu- 
blique à  son  but,  de  coordonner  les  études,  de  les  fortifier  en  les  spécialisant, 
de  leur  faire  regagner  en  solidité  ce  qu'elles  peuvent  perdre  en  étendue,  il  ne 
faut  pas  s'en  plaindre.  C'est  ce  qui  doit  dominer  les  modifications  auxquelles 
l'enseignement  est  soumis  depuis  quelque  temps;  c'est  là,  il  nous  semble,  la 
pensée  des  divers  règlemens  que  le  conseil  supérieur  a  eu  à  discuter  dans  ces 
derniers  mois.  C'est  aussi  à  cette  pensée  que  se  rattachent  toutes  les  dispo- 
sitions qui  tendent  à  rendre  un  caractère  plus  pratique  au  professorat  dans 


REVUE.  CHRONIQUE.  797 

les  lycées.  Le  projet  sur  l'agrégation  n'est,  au  reste,  que  l'application  du  dé- 
cret du  10  avril.  Quant  au  règlement  sur  le  régime  financier  des  lycées,  il  a 
un  double  but,  celui  de  combler  le  déficit  permanent  qui  existe  dans  le  bud- 
get de  l'instruction  publique  et  d'améliorer  la  situation  matérielle  des  pro- 
fesseurs. M.  le  ministre  de  l'instruction  publique  se  propose  d'y  arriver  sans 
demander  à  l'état  un  supplément  de  dotation,  par  l'élévation  modérée  des 
rétributions  que  paient  les  familles  pour  l'éducation  de  leurs  enfans.  La  mo- 
dicité de  ces  rétributions  produit  aujourd'hui  un  fait  singulier  :  c'est  que  le 
nombre  des  élèves,  au  lieu  d'être  un  élément  de  prospérité  pour  un  lycée',  est 
au  contraire  un  élément  de  ruine.  Ainsi  les  lycées  les  plus  renommés  de 
Paris  sont  ceux  qui  ont  besoin  de  la  plus  forte  part  dans  la  subvention  de 
l'état.  Une  légère  élévation  de  prix  doit  suffire,  dans  la  pensée  de  M.  le  mi- 
nistre de  l'instruction  publique,  pour  combler  le  déficit  de  300,000  fr.  qui 
existe  dans  le  budget  de  l'enseignement,  et  pour  améliorer  la  situation  des 
professeurs,  en  augmentant  leur  traitement  éventuel,  qui  se  compose  d'une 
part  proportionnelle  dans  les  rétributions  universitaires.  A  cela  on  objecte 
que  l'élévation  du  prix  aura  pour  effet  d'éloigner  un  grand  nombre  d'élèves 
et  d'altérer  le  caractère  démocratique  de  l'université;  mais  n'est-ce  point 
mêler  à  cette  question  une  considération  qui  lui  est  étrangère?  Le  but  de  l'in- 
struction publique  n'est  point  d'instruire  le  plus  grand  nombre,  mais  d'in- 
struire le  mieux  possible,  dans  les  conditions  [les  plus  efficaces  et  les  plus 
favorables.  Le  but  de  l'état  en  particulier  est  de  maintenir  dans  ses  lycées 
un  niveau  d'enseignement  qui  les  rende  toujours  préférables  pour  ceux  qui 
recherchent  les  études  élevées.  C'est  là  la  pensée  supérieure  à  réaliser,  et 
dont  on  ne  paierait  pas  trop  cher  la  réalisation,  dût-on  être  obligé,  pour 
cela,  d'améliorer  sous  une  autre  forme  la  situation  des  professeurs.  Il  y  a 
dans  le  nouveau  règlement  une  disposition  qui,  nous  l'avouons,  est  à  nos 
yeux  plus  susceptible  d'être  contestée.  D'après  le  règlement,  le  traitement 
affecté  au  professorat  serait  alloué  à  l'ancienneté  et  au  choix  sans  distinction 
de  grade  et  de  nature  d'enseignement,  de  telle  sorte  qu'un  professeur  élémen- 
taire pourrait  toucher  un  traitement  supérieur  à  celui  d'un  professeur  de  rhé- 
torique. Il  y  a  là,  il  nous  semble,  une  innovation  assez  grave,  [fondée  peut- 
être  sur  une  erreur  qui  consiste  à  attacher  exclusivement  à  l'homme  le  traite- 
ment qui  s'attache  souvent  à  la  fonction.  De  quelque  manière  qu'on  juge,  et 
sans  déprécier  aucun  service,  il  y  a  évidemment  une  distinction  à  faire  entre 
une  chaire  élémentaire  et  une  chaire  de  rhétorique;  c'est  le  même  principe 
qui  fait  la  différence  entre  les  fonctions  de  substitut  et  celles  de  procureur- 
général.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  règlement  sur  le  régime  financier  des  lycées 
'  se  lie  à  un  ensemble  de  réformes  dignes  de  toute  considération,  et  auxqueUes 
M.  Fortoul  consacre  une  incessante  activité. 

Toutes  ces  choses  que  nous  énumérons,  les  finances  en  voie  de  s'améliorer, 
la  colonisation  de  l'Algérie  qui  s'élabore,  l'instruction  publique  qui  se  trans- 
forme, ce  sont  là  des  intérêts  supérieurs  et  permanens  qui  sont  la  meilleure 
garantie  de  la  paix.  Ils  ont  besoin  de  l'ordre  et  du  calme  au  dedans  et  au  de- 
hors. Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'au  moment  même  où  la  paix 
semble  ressortir  le  plus  invinciblement  de  la  situation  morale  et  matérielle 


798  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

des  peuples,  il  y  a  des  esprits  qui  s'amusent  à  allumer  pour  leur  passe-temps 
toutes  sortes  d'incendies  européens,  à  brûler  de  la  poudre  dont  l'odeur  ne  se 
fait  sentir  heureusement  que  dans  les  brochures.  C'est  le  contraste  entre  Ti- 
magination  et  la  réalité.  On  n'a  point  sans  doute  oublié  la  grande  querelle 
récemment  engagée  entre  les  Limites  de  la  France  et  les  Limites  de  la  Bel- 
gique, querelle  où  nous  avons  mêlé  à  tort,  à  ce  qu'il  paraît,  le  nom  de  M.  Jot- 
trand,  avocat  de  Bruxelles.  M.  Jottrand  n'est  point  l'auteur  des  Limites  delà 
Belgique;  nous  nous  sommes  trompés  sur  le  nom,  point  sur  les  idées,  dont 
M.  Jottrand  ne  semble  guère  décliner  la  solidarité,  et  encore  notre  erreur 
était-elle  celle  de  bien  des  gens  en  Belgique,  par  une  raison  assez  naïve  :  c'est 
qu'on  supposait  que  l'honorable  avocat  de  Biuxelles  pouvait  seul  avoir  l'idée 
d'annexer  la  France  à  la  Belgique.  Il  parait  qu'il  n'en  est  pas  ainsi.  Au  fond, 
d'ailleurs,  peut-être  eût-il  mieux  valu  que  M.  Jottrand  fût  l'auteur  de  ce  sin- 
gulier livre,  parce  qu'enfin  il  n'eût  risqué  que  lui-même;  il  n'eût  pu,  par  sa 
position,  éveiller  la  pensée  d'une  sohdarité  que  le  gouvernement  belge  dés- 
avouerait certainement,  à  moins  que  le  cabinet  de  Bruxelles  ne  sente  le  be- 
soin à  son  tour  de  jouer  son  rôle  dans  ce  drame  de  l'imagination  effarée  dont 
nous  parlions.  Pour  le  moment,  la  question  reste  donc  indécise  sur  le  point 
de  savoir  si  c'est  la  Belgique  qui  sera  annexée  à  la  France,  ou  la  France  à  la 
Belgique.  Le  feu  s'éteint  de  ce  côté;  mais  il  s'ouvre  aussitôt  sur  un  autre  point, 
et  nous  voici  retombés  en  pleine  invasion  de  l'Angleterre.  C'est  là  tout  sim- 
plement ce  que  l'auteur  des  Lettres  franqu es  a  à  proposer  au  gouvernement 
français.  11  ne  faut  à  l'ardent  ennemi  du  nom  britannique  rien  moins  que 
l'immolation  de  l'Angleterre,  pour  le  plus  grand  honneur  de  l'humanité  et  de 
la  morale.  Faute  de  voir  son  idée  acceptée  par  le  gouvernement,  l'auteur  se 
verra  dans  l'obligation  de  la  porter  à  M.  le  comte  de  Chambord,  qui  la  mettra 
très  certainement  à  exécution  au  premier  jour.  L'auteur  des  Lettres  franques 
semble  en  effet  appartenir  à  une  certaine  fraction  du  parti  légitimiste  qui  fait 
beaucoup  d'articles  avec  les  Anglais  de  l'extérieur  et  de  l'intérieur,  et  qui  n'a 
jamais  pu  trouver  une  aiguille  assez  fine  pour  y  mettre  son  parti  en  équilibre. 
Heureusement,  dans  la  présente  brochure,  les  Anglais  de  l'intérieur  ne  vien- 
nent qu'en  post-scriptum  ;  autrement  nous  nous  figurons  qu'ils  allaient  être 
convenablement  pulvérisés,  au  moins  autant  que  les  Anglais  de  l'extérieur. 

Ce  qu'il  y  a  de  mieux,  c'est  que  les  Lettres  franques  ont  eu  à  Londres  un 
succès  étrange  et  colossal  :  elles  ont  fait  baisser  les  fonds  dans  la  Cité,  et  pro- 
bablement aussi  la  nouvelle  milice  a  fait  dans  tous  les  comtés  une  prome- 
nade patriotique,  pour  repousser  les  Français  prêts  à  débarquer.  Il  y  a  ainsi 
bon  nombre  d'Anglais,  à  ce  qu'il  paraît,  qui  croient  à  une  toute  prochaine 
descente  d'une  armée  française.  Par  bonheur,  la  paix  a  trouvé  un  rude  cham- 
pion en  Angleterre  :  c'est  M.  Richard  Cobden.  M.  Cobden  tient  des  meetings 
pour  la  concorde  universelle  et  rédige  des  brochures.  11  réunit  le  congrès  de 
la  paix  et  tient  bon  contre  tous.  Rien  n'ébranle  cet  homme  intrépide,  pas 
même  quand  on  lui  dit,  comme  à  Manchester,  que  ledit  congrès  réunit  en  sa 
faveur  toutes  sortes  de  considérations,  mais  qu'il  n'a  pas  le  sens  commun. 
<Ju'a  don(;  fait  cette  pauvre  paix  des  nations  pour  être  ainsi  défendue?  Et 
comme  il  faut  que  l'hunaiour  britannique  trouve  toujours  son  issue,  M.  Cobden 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  799 

fait  des  paris  contre  l'invasion  française  en  véritable  incrédule,  et  il  trouve 
qui  lui  répond.  Les  Lettres  franques  ont  pu  lui  faire  croire  un  moment  qu'il 
était  bien  près  de  perdre  sa  gageure  :  il  n'en  est  rien  pourtant,  et  M.  Cobden 
est  encore  en  possession  de  ses  10,000  livres  sterling.  Sérieusement,  il  est 
assez  curieux  d'observer  tout  ce  tapage  d'imaginations  échauffées  qui  se 
mettent  en  une  aussi  flagrante  contradiction  avec  les  besoins,  les  instincts, 
les  intérêts  des  peuples,  avec  leurs  goûts  même,  qui  ne  sont  point  du  tout 
aux  collisions,  aux  luttes  guerrières  et  aux  conquêtes  par  les  armes.  Nous 
sommes  un  peu  de  l'avis  de  M.  Jottrand,  qui  disait  l'autre  jour  à  peu  près  : 
Que  chacun  reste  chez  soi,  et  que  cela  finisse!  Très  certainement  les  gouver- 
nemens  ne  s'associent  pas  à  tout  ce  bruit  de  plume;  autrement  qu'en  fau- 
drait-il penser?  et  que  faudrait-il  croire  de  ce  colosse  britannique  pour  aller 
s'émouvoir,  —  de  quoi?  D'une  assez  pauvre  httérature  à  qui  il  a  pris  fantai- 
sie d'éclore  un  jour  d'hiver  où  la  moisson  littéraire  n'était  guère  abondante. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  en  effet,  c'est  que  les  Lettres  franques  ne  sont  point 
du  tout  un  pamphlet  amusant,  ce  qui  est  cependant  une  condition  indispen- 
sable pour  un  livre  qui  se  passe  si  bien  de  tout  le  reste.  Heureusement,  à 
l'autre  bout  de  l'horizon  littéraire  il  se  préparait  une  de  ces  fêtes  où  le  monde 
accourt  pour  voir  comment  un  vif  esprit  se  jouera  avec  l'impossible.  Une 
femme  d'imagination  entreprenait  de  changer  le  sexe  de  Tartufe  et  de  jeter 
sur  la  scène  cet  étrange  personnage  ainsi  transformé  et  transplanté  dans 
notre  monde  contemporain,  dans  nos  mœurs,  dans  le  capricieux  mouvement 
de  la  vie  élégante.  Oui,  Tartufe  en  robe  de  satin  et  en  coiffure  de  dentelles, 
Tartufe  dame  de  charité  et  patronesse,  ayant  ses  pauvres  et  faisant  des  uni- 
formes pour  les  singes  des  petits  Savoyards,  par  amour  de  l'humanité, — Tar- 
tufe ayant  une  variété  d'histoires  galantes  dans  son  passé  et  dans  son  pré- 
sent, excellant  à  s'introduire  dans  les  familles,  à  lancer  la  calomnie  sur  un 
ton  mielleux,  à  compromettre  les  jeunes  filles,  à  monter  l'esprit  d'un  vieux 
maréchal  pour  l'épouser!  telle  est  la  pensée  de  la  comédie  nouvelle  qui  s'ap- 
pelle Lady  Tartufe.  Faire  pour  le  sexe  féminin,  sans  déguiser  nullement 
cette  prétention,  ce  que  Mohère  a  fait  pour  notre  sexe,  certes  ce  n'était  point 
une  entreprise  vulgaire.  Le  malheur  est  que  dans  une  œuvre  de  ce  genre  il 
faut  plus  que  de  l'imagination  et  de  l'esprit;  il  faut  une  rare  puissance  d'ob- 
servation, l'art  de  saisir  la  réalité,  de  communiquer  la  vie,  d'animer  les  per- 
sonnages, de  représenter  les  caractères  dans  leurs  nuances  et  dans  leur  pro- 
fondeur; il  faut  cet  instinct  dramatique  qui  fait  d'une  œuvre  de  l'esprit  l'image 
fidèle  de  la  vie  humaine.  «Comme  je  suis  mal  coiffée!  »  dit  pour  son  pre- 
mier mot  lady  Tartufe  en  se  regardant  dans  une  glace.  N'est-ce  point  tout  à 
fait  ainsi  que  doit  commencer  la  comédie  d'une  femme?  Et  à  bien  d'autres 
traits  encore  on  peut  reconnaître  une  main  féminine,  ne  fût-ce  qu'à  tout  ce 
que  l'auteur  dit  de  spirituellement  brutal  sur  son  sexe.  Quel  homme  en  eût 
pu  dire  autant?  quel  homme  eût  osé  mettre  cette  hardiesse  ou  cette  crudité 
dans  certains  détails! 

Maintenant  le  succès  a-t-il  couronné  cette  bizarre  et  hardie  tentative?  C'est 
ici  véritablement  une  autre  question.  Par  quoi  Lady  Tartufe  aurait-elle  donc 
réussi?  Est-ce  par  l'action?  Mais  l'action  est  souvent  lente,  traînante,  mono* 


800  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tone.  Elle  repose  sur  une  fable  impossible,  sur  une  calomnie  à  laquelle  on  ne 
croit  pas.  On  fait  comme  l'amant  de  cette  jeune  fille  que  la  calomnie  cherche 
à  flétrir  :  on  la  regarde,  et  l'histoire  s'évanouit.  Est-ce  donc  par  les  caractères 
que  la  comédie  nouvelle  se  soutient?  Mais  la  plupart  manquent  de  vérité;  ils  ne 
vivent  pas,  parce  que  l'artifice  de  l'imagination  s'y  fait  sentir  en  mille  disso- 
nances et  en  mille  affectations.  Il  y  a  dans  la  pièce  un  homme  d'esprit  qui  fait 
la  hête,  selon  le  langage  de  l'auteur,  et  qui  pourrait  passer  pour  jouer  le  per- 
sonnage tout  contraire.  La  seule  figure  vraie  et  vivante  peut-être  est  celle  de 
cette  jeune  fille,  passant  à  travers  toute  cette  atmosphère  de  calomnie  qui 
l'environne,  comme  un  oiseau  qui,  par  sa  légèreté,  échappe  à  tous  les  pièges. 
M"^  Rachel  n'a  pu  changer  la  fortune  de  Lady  Tartufe;  elle  l'a  peut-être  ag- 
gravée au  contraire.  M""  Rachel  se  démène  au  milieu  de  cette  frêle  action 
comme  une  âme  en  peine,  comme  une  ombre  tragique  qui  cherche  le  poi- 
gnard et  qui  va  poser  la  main  sur  le  fameux  uniforme  du  singe  du  petit 
Savoyard.  Dans  l'impuissance  de  M""  Rachel,  dans  la  ligure  qu'elle  fait,  éclate 
tout  entière  Finégalité  entre  l'idée  que  l'auteur  s'était  proposée  et  les  forces 
réelles  de  son  esprit.  Et  cependant  dans  cette  comédie,  qui  n'est  vraie  que 
par  ridée  première,  qui  n'intéresse  que  par  momens,  où  le  dialogue  res- 
semble le  plus  souvent  à  un  monologue  de  l'auteur  parlant  sous  tous  les  mas- 
ques, dans  cette  comédie  il  y  a  encore  bien  des  saillies  mordantes,  bien  des 
détails  d'une  observation  non  pas  profonde,  mais  spirituellement  paradoxale. 
Il  y  a  tout  ce  mouvement,  tout  ce  pétillement  d'un  esprit  distingué  qui  est 
peut-être  mieux  à  sa  place  dans  un  roman  que  sur  la  scène.  On  pourrait,  à  la 
rigueur,  être  adorablement  faux  dans  un  roman,  non  au  théâtre.  Aussi  n'est-il 
pas  surprenant  que  M'""  de  Girardin  se  trouve  au  même  instant  lancer  dans 
le  public  une  comédie  qui  n'aura  qu'un  succès  douteux,  et  un  roman  qui  est 
une  lecture  agréable  et  charmante,  comme  Marguerite. 
-  Dans  le  système  des  compensations  qui  régit  heureusement  les  choses  hu- 
maines, Marguerite  vient  à  propos  à  côté  de  Lady  Tartufe.  Là,  tous  ces 
détails  piquans,  tout  cet  esprit  mobile  et  léger,  tout  ce  manège  de  l'observa- 
tion féminine,  ces  allusions  qu'on  jette  ou  qu'on  retient,  tous  ces  traits  de 
passion  intime  ou  de  fantaisie  moqueuse,  perdent  bien  moins  leur  reUef  ou 
leur  grâce.  M"""  de  Meuilles,  Marguerite,  est  une  jeune  femme  merveilleuse- 
ment belle,  languissante  et  pâle.  Elle  relève  de  maladie  et  a  cet  attrait  char- 
mant de  la  beauté  qui  renaît.  Déjà  veuve,  elle  est  sur  le  point  de  se  remarier 
avec  un  cousin,  Etienne  d'Arzac,  qui  l'aime  passionnément.  Elle  l'aime  aussi; 
elle  l'aime  avec  calme,  avec  bonheur,  avec  un  cœur  content.  Consultez  l'au- 
teur; il  vous  dira  que  c'est  là  le  danger,  qu'on  n'aime  pas  pour  être  heureux, 
mais  pour  être  malheureux,  que  le  véritable  amour  n'est  pas  celui  qui  jette 
la  joie  dans  votre  vie,  mais  celui  qui  la  ravage  et  la  dévaste,  —  ce  qui,  à 
vrai  dire,  dépend  très  probablement  des  goûts.  Toujours  est-il  que  Margue- 
rite se  trouve  bientôt,  sans  y  songer,  entre  l'amour  heureux,  représenté  par 
Etienne  d'Arzac,  et  l'amour  malheureux,  fatal,  impossible  et  inévitable,  qui 
s'offre  à  elle  sous  la  figure  de  M.  de  La  Fresnaye.  L'amour  heureux  a  beau 
lutter,  il  est  vaincu  par  l'amour  ravageur,  et  le  triomphe  de  ce  dernier  est  le 
signal  de  la  mort  de  la  pauvre  Marguerite.  Ce  n'est  point,  on  le  voit,  le 


REVUEi  CHRONIQUE.  801 

sujet  qui  peut  faire,  par  sa  nouveauté,  le  suprême  intérêt  de  Marguerite,  ce 
n'est  ni  la  variété  ni  la  puissance  de  l'action;  mais  sur  ce  thème  délicat  et 
subtil  l'auteur  a  brodé  toutes  sortes  de  variations  charmantes.  La  fantaisie 
railleuse  se  mêle  à  l'observation  fine  et  i)énétrante.  La  main  féminine  se  fait 
sentir  dans  l'analyse  des  orages,  des  frivolités,  des  délicatesses  d'un  cœur  de 
femme,  comme  dans  un  détail  de  toilette  jeté  en  passant.  Ce  qui  distingue 
donc  Marguerite,  c'est  une  certaine  grâce  mondaine,  une  certaine  fleur  de 
distinction  et  d'élégance  qui  tranche  avec  les  vulgarités  du  roman  contem- 
porain. Que  faut-il  de  plus?  N'est-ce  point  assez  qu'une  lecture  de  deux 
heures  qui  intéresse  et  amuse?  C'est  un. mérite  assez  grand,  il  nous  semble, 
de  ne  point  laisser  place  à  l'ennui  :  il  n'en  faudrait  pour  preuve  que  Lady 
Tartufe. 

Brillantes  réunions  de  théâtre,  spirituelles  peintures  des  amours  mon- 
dains, succès  ou  échecs  littéraires,  tout  cela  cependant  ne  s'efface-t-il  pas 
devant  la  réalité  qui  reprend  en  certains  momens  son  empire  et  se  manifeste 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  saisissant  au  dehors?  L'esprit  d'insurrection,  qu'on 
croyait  étouffé  et  qui  n'était  pas  même  endormi,  vient  en  effet  de  faire  une 
apparition  nouvelle  à  Milan,  comme  nous  le  disions.  C'est  le  jour  même  du 
carnaval  que  cette  étrange  tentative  a  eu  lieu  et  a  ensanglanté  une  fois  de 
plus  la  Lombardie.  Des  barricades  ont  été  élevées,  quelques  attaques  ont 
été  dirigées  contre  des  casernes  et  des  postes  autrichiens;  mais  il  a  suffi  de 
quelques  heures  pour  comprimer  l'insurrection  naissante.  Malheureusement, 
à  la  suite  sont  venues  déjà  des  rigueurs  trop  explicables  :  un  certain  nombre 
d'exécutions  ont  accompagné  le  soulèvement  du  6  février.  Ce  mouvement 
était-il  préparé  et  combiné  de  longue  date?  Ce  qui  tendrait  à  le  faire  croire, 
c'est  l'agitation  qui  s'est  produite  simultanément  sur  divers  points  de  la 
Lombardie;  mais  il  y  a  une  preuve  plus  certaine  :  c'est  la  publication  des 
manifestes  des  comités  de  Londres.  Il  y  avait  longtemps  que  M.  Mazzini  et 
M.  Kossuth  n'étaient  apparus,  la  foudre  en  main,  comme  les  Jupiters  de 
l'olympe  révolutionnaire.  Ce  silence  va  mal  à  leur  nature  :  ils  ont  besoin  de 
souffler  la  guerre  quelque  part.  Il  faut  que  ces  inflexibles  orgueils  s'attestent 
à  eux-mêmes  leur  puissance  par  les  immolations  qu'ils  causent  et  dont  ils 
sont  les  premiers  coupables,  M.  Mazzini  s'adresse  donc  aux  Italiens  pour  leur 
prêcher  la  guerre  au  couteau,  et  M.  Kossuth  prend  la  parole  pour  sommer 
les  soldats  hongrois  de  faire  cause  commune  avec  les  insurgés  italiens.  Rien 
n'est  plus  curieux ,  au  reste,  que  ce  mélange  d'excitations  inouïes  et  de  jac- 
tance révolutionnaire,  de  fanatisme  et  de  despotique  violence,  qui  fait  le 
fonds  de  ce  manifeste.  M.  Kossuth  daigne  apprendre  au  monde  qu'il  est 
■plein  d'activité,  et  qu'il  est  sur  le  point  d'atteindre  son  but.  Il  ne  peut  se 
défaire  de  ses  allures  de  dictateur,  et  voici  qu'au  nom  de  sa  nation  il  contracte 
gravement  des  alliances;  il  fait  des  pactes  avec  M.  Mazzini,  qui  a  tout  autant 
de  titres  pour  contracter  au  nom  de  l'Italie.  Savez-vous  les  résultats?  Ce 
sont  de  pauvres  diables  qui  vont  pendre  à  une  potence  ou  se  faire  fusiller  à 
Milan,  tandis  que  MM.  Mazzini  et  Kossuth  rédigent  des  manifestes.  Aujour- 
d'hui, et  on  ne  saurait  s'en  étonner,  l'Autriche  redouble  de  vigilance  et  de 
sévérité.  Les  lois  de  l'état  de  siège  sont  appliquées  dans  toute  leur  rigueur 

TOKE  I.  52 


802  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sur  toute  la  surface  de  la  Lombardie,  et  viennent  ajouter  leurs  dures  condi- 
tions aux  froissemens  légitimes  de  Finstinct  national.  11  reste  à  souhaiter 
que  l'Autriche  use  avec  modération  d'une  victoire  facile  sur  la  plus  insensée 
des  tentatives;  mais  d'après  l'mcessant  travaU  des  sectes  démagogiques,  on 
peut  voir  si  c'est  encore  le  moment  pour  la  société  européenne  de  se  créer  des 
périls  de  fantaisie.  Cette  étrange  et  lumineuse  révélation  vient  à  point  pour 
les  gouvernemens  qui  seraient  tentés  de  se  laisser  aller  à  la  politique  des  ar^ 
memens  capricieux  et  des  expectatives  hostiles.  En  Angleterre  même,  il  est 
douteux  que  les  principaux  hommes  d'état  conservent  les  mêmes  sentimens 
qu'à  l'époque  des  tournées  provocatrices  de  lord  Minto  en  Italie. 

Les  récentes  affaires  de  Milan  seront  très  probablement  l'objet  de  quelque 
discussion  en  Angleterre.  Le  parlement  vient  en  effet  de  se  rouvrir  et  de  rendre 
quelque  animation  à  la  vie  politique,  qui  n'avait  été  variée,  dans  ces  derniers 
temps,  que  par  l'excentrique  gageure  de  M.  Cobden.  Dès  les  premières  séances 
du  parlement,  lord  John  Russell  est  venu  faire  une  sorte  de  nouveau  pro- 
gramme; mais  il  est  singulier  de  voir  comme  tous  les  programmes  se  débar- 
rassent successivement  de  leurs  promesses.  Des  divers  projets  qui  avaient  été 
annoncés  au  début  de  l'administration  nouvelle,  la  plupart,  et  la  réforme 
électorale  notamment,  sont  renvoyés  à  l'année  prochaine,  et  d'ici  là,  le  mot 
de  la  fable  de  La  Foataine  peut  à  coup  sûr  trouver  sa  réalisation.  Au  fond, 
plus  on  examine,  plus  on  sent  qu'il  y  a  dans  le  cabinet  actuel ,  si  considé- 
rable et  si  brillant  par  les  hommes,  quelque  chose  qui  doit  empêcher  sa 
durée  et  le  faire  tomber  quelque  jour,  au  moment  le  plus  imprévu,  en  dis- 
solution. Les  élémens  d'opposition  ne  manquent  pas;  les  occasions  ne  feront 
pas  défaut,  et  la  division  des  partis  pourra  bien  faire  le  reste.  En  atten- 
dant, les  chefs  du  parti  tory,  lord  Derby  dans  la  chambre  des  lords,  et  M.  Dis- 
raeli dans  les  communes,  préparent  leur  campagne.  Le  ministère  écarte  bien 
le  plus  qu'il  peut  les  débats  dangereux;  mais,  avant  ou  après  les  vacances  de 
Pâques,  il  faudra  bien  que  la  discussion  des  grandes  questions  ait  son  jour, 
et  alors  peut-être  pourra-t-on  mieux  voir  quel  fonds  il  faut  faire  sur  la  des- 
tinée du  cabinet  actuel. 

Les  affaires  de  France  n'ont  pas  cessé  d'occuper  vivement  l'Allemagne.  A 
peine  avait-on  épuisé  la  question  de  la  reconnaissance  de  l'empire,  que  celle 
du  mariage  de  l'empereur  est  venue  ranimer  la  polémique.  En  Prusse,  le 
parti  qui  a  dépensé  tant  d'activité  pour  retarder  la  reconnaissance  du  nouvel 
empereur  ne  pouvait,  sans  inconséquence,  applaudir  à  un  acte  si  contraire 
aux  idées  reçues  parmi  les  théoriciens  de  la  monarchie  historique.  Si  les 
fervens  apôtres  du  parti  féodal  ont  voulu  rester  fidèles  à  leurs  immuables 
principes,  les  organes  semi-officiels  du  ministère  prussien  ont  persévéré  dans 
les  sentimens  de  conciliation  qu'ils  ont  jusqu'à  ce  jour  témoignés  pour  le 
second  empire  français.  Leur  langage  est  d'autant  plus  à  remarquer,  que 
l'opinion  Fattribue  en  grande  partie  à  M.  Quelil,  membre  de  la  seconde 
chambre,  employé  supérieur  du  ministère  des  affaires  étrangères  et  généra- 
lement regardé  à  Berlin  comme  le  confident  de  M.  de  Mauteuffel.  On  peut 
donc,  à  bon  droit,  voir  dans  les  articles  favorables  à  la  France  impériale  l'ex- 
pression de  la  pensée  du  gouvernement.  Le  désir  de  M.  de  Manteuffel  est  évi- 


REVUE.  CHRONIQUE.  80S 

demment  de  repousser  ostensiblement  les  déclamations  fiévreuses  des  jour- 
naux piétistes,  bonnes  seulement  à  entretenir  entre  les  peuples  l'irritation  et 
l'inquiétude. 

Les  débats  parlementaires  se  poursuivent  d'ailleurs  en  Prusse  avec  vivacité. 
Le  parti  féodal  vient  de  remporter  coup  sur  coup  deux  avantages  importans 
dans  les  deux  questions  les  plus  graves  qui  aient  depuis  longtemps  occupé  les 
chambres,  la  question  de  la  pairie  et  celle  de  l'administration  communale.  La 
première  chambre  a  voté  l'amendement  du  chef  de  l'extrême  droite,  le  De 
Maistre  protestant  de  la  Prusse,  M.  Stahl,  qui  confère  au  roi  le  pouvoir  de  nom- 
mer les  pairs  à  vie  ou  héréditairement.  II  est  vrai  qu'avant  d'avoir  force  de 
loi,  cet  amendement  a  besoin  d'être  agréé  par  la  seconde  chambre,  et  qu'il 
peut  encore  échouer  dans  cette  nouvelle  épreuve.  Cependant  la  seconde  cham- 
bre vient,  de  son  côté,  de  voter  l'abolition  de  la  loi  communale,  de  cette  loi 
célèbre  qui  devait  être,  dans  l'espoir  du  parti  libéral,  le  complément  et  l'ap- 
pui de  la  constitution  de  1850,  et  qui,  à  peine  proclamée,  a  suscité  contre  elle 
l'opposition  ardente  et  aujourd'hui  victorieuse  de  la  haute  noblesse  et  des  ho- 
bereaux. La  seconde  chambre,  elle  aussi,  cède  donc,  momentanément  du 
moins,  aux  influences  sur  ce  point  triomphantes  de  la  féodalité. 

L'affaire  du  Monténégro  continue  en  même  temps  d'occuper  l'Allemagne,  et 
les  mouvemens  de  troupes  qui  ont  eu  [lieu  en  Autriche  vers  la  frontière  otto- 
mane ont  un  moment  fait  croire  que  la  question  ne  se  terminerait  pas  sans  un 
conflit  diplomatique.  Les  inquiétudes  que  l'on  pouvait  concevoir  à  cet  égard 
semblent  devoir  se  dissiper  peu  à  peu.  Le  cabinet  de  Vienne,  on  le  sait,  a  envoyé 
à  Constantinople  en  mission  extraordinaire  le  prince  de  Leiningen ,  et  cette 
mission,  à  laquelle  l'opinion  s'était  plu  à  attribuer  d'abord  un  caractère  agres- 
sif, se  présente  maintenant  sous  un  jour  beaucoup  plus  rassurant.  D'après 
un  article  de  la  Gazette  officielle  de  Vienne,  le  cabinet  autrichien,  qui  a  été 
accusé  d'encourager  l'insurrection  des  Monténégrins ,  se  bornerait  aujour- 
d'hui à  demander  à  la  Porte  le  maintien  du  statu  qtio  ante  hélium  et  la  pro- 
messe de  quelques  concessions  aux  chrétiens  de  la  Bosnie.  Il  est  impossible 
toutefois  de  ne  pas  être  frappé  du  soin  que  l'Autriche  met  à  se  poser  en  pro- 
tectrice des  chrétiens  dans  les  provinces  voisines  de  ses  frontières.  C'est  depuis 
quelques  années  seulement  qu'elle  a  pris  cette  attitude,  et  il  semble  qu'elle 
veuille  suivre  en  cela  de  tout  point  l'exemple  de  la  Russie.  Comme  la  Russie  se 
pique  de  protéger  les  Bulgares  et  les  Serbes,  l'Autriche  affecte  de  revendiquer 
le  protectorat  des  Bosniaques  et  des  Albanais  catholiques.  Au  Monténégro,  les 
deux  puissances  se  disputent  le  terrain;  seulement  ici  la  Russie  a  de  l'avance 
sur  sa  rivale.  Cette  rivalité  d'ailleurs  est  exempte  de  tout  sentiment  d'hosti- 
lité. L'Autriche  croit  avoir  le  même  intérêt  que  la  Russie  à  viser  au  partage  de 
Tempire  ottoman.  Tout  spécieux  qu'il  soit,  ce  calcul  est  erroné,  et  l'Autriche 
aurait  moins  à  s'applaudir  peut-être  qu'elle  ne  l'imagine  de  la  chute  de  la 
Turquie;  mais  le  rôle  de  protectrice  des  Slaves  catholiques  de  Turquie  lui 
sourH  depuis  que  les  Slaves  de  la  Hongrie  méridionale  et  de  la  Bohême 
lui  ont  rendu  de  si  grands  services  dans  les  révolutions  de  1848  et  1849, 
Le  gouvernement  autrichien  ne  sait  comment  payer  les  services  que  lui  rap- 
pellent chaque  jour  avec  amertume  ces  peuples  non  récompensés;  c'est  à 


804  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

peine  en  effet  s'il  leur  a  accordé  quelques-unes  des  nombreuses  libertés  qu'il 
leur  avait  promises  lorsqu'il  avait  si  grand  besoin  de  leur  concours.  Aujour- 
d'hui il  espère  leur  donner  le  change  en  les  berçant  de  l'espoir  d'affranchir 
leurs  frères,  les  raïas  de  la  Turquie  d'Europe.  On  a  vu  en  effet  que  c'est  à  Jel- 
lachich,  serviteur  zélé,  depuis  deux  ans  en  disgrâce,  mais  dont  le  nom  est 
aujourd'hui  nécessaire  pour  produire  l'effet  voulu,  c'est  à  Jellachich  que  l'on 
a  donné  le  commandement  du  corps  d'armée  chargé  de  surveiller  la  frontière 
ottomane.  L'Autriche  néanmoins  ne  saurait  trop  éviter  d'intervenir  par  les 
armes  dans  les  troubles  qui  agitent  en  ce  moment  une  partie  de  la  Turquie. 
Jouer  avec  une  insurrection  quelconque,  c'est  jouer  avec  le  feu,  et  s'il  est  un 
pays  qui  ne  puisse  pas  se  permettre  ce  jeu-là  sans  danger,  c'est  peut-être 
l'Autriche.  En  déclarant,  par  l'organe  de  la  Gazette  de  Fienne,  que  la  misr 
sion  du  prince  de  Leiningen  était  une  mission  pacifique  et  conciliatrice,  le 
gouvernement  de  l'empereur  François-Joseph  a  donné  un  gage  de  la  modé- 
ration intelligente  qu'il  continuera  de  porter,  on  aime  à  le  croire,  dans  ses 
rapports  avec  la  Turquie. 

A  Constantinople,  la  publication  du  nouveau  firman  relatif  à  l'administra- 
tion du  pays  a  causé  d'abord  de  vives  inquiétudes.  On  a  craint,  dans  le  pre- 
mier moment  de  surprise,  que  la  charte  de  Gulhané  ne  fût  menacée  dans  ses 
principes  mêmes.  La  politique  incertaine  que  le  ministère  suit  depuis  quel- 
ques mois  entre  les  idées  du  parti  de  la  réforme  et  celles  du  vieux  parti  turc 
semblait  justifier  ces  craintes.  Le  nouveau  firman  n'a  pas  cependant  le  carac- 
tère fâcheux  qu'on  s'était  trop  pressé  de  lui  attribuer,  il  n'a  pour  but  que  de 
centraliser  l'action  du  pouvoir  et  de  resserrer  les  forces  des  administrations 
provinciales,  jusqu'alors  trop  éparpillées  et  sans  unité.  Il  profitera  à  la  fois 
aux  gouverneurs  des  provinces,  qui  tiendront  désormais  sous  leur  main  tous 
les  agens  secondaires  de  leur  ressort,  et  à  l'autorité  centrale,  devant  laquelle 
les  gouverneurs  seront  seuls  responsables  pour  leurs  propres  fautes,  comme 
pour  celles  de  leurs  agens.  En  un  mot,  une  plus  grande  unité  régnera  dans 
l'administration,  et  la  responsabilité,  en  se  simpliliant,  deviendra  plus  réelle. 
Tels  sont  les  points  saillans  du  nouveau  firman.  Pour  en  juger  plus  à  fond, 
il  faut  en  attendre  les  conséquences.  Puisse-t-il  servir  à  réparer  les  fautes 
qui  ont  été  commises  depuis  quelques  mois  en  Turquie  !  ch.  de  mazade. 


REVUE  MUSICALE. 

La  saison  musicale  se  développe,  cette  année,  avec  une  grande  richesse 
d'incidens.  Une  fièvre  de  distractions  s'est  emparée  de  la  société  parisienne. 
Les  réunions  des  gens  de  loisir  et  de  goût,  vivant  des  mêmes  idées,  aspirant 
au  même  but,  se  multiplient.  On  s'assemble,  on  cause,  on  s'entend,  et,  en  se 
voyant,  en  si  nombreuse  compagnie,  participer  aux  mêmes  jouissances  de 
l'esprit,  on  se  raffermit  dans  cette  pensée,  que  rien  de  grand  et  de  durable  ne 
peut  se  faire  en  France  en  dehors  des  classes  éclairées,  qui  sont  les  déposi- 
taires de  la  civihsation  européenne. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  805 

L'Opéra  s'est  enfin  passé  la  fantaisie  de  la  Louise  Miller  de  M.  Verdi,  dont 
la  première  représentation  avait  été  retardée  indéfiniment  et  qu'on  aurait 
pu  retarder  encore  sans  grand  dommage  pour  l'art  et  les  plaisirs  du  public. 
Traduit  en  français  par  un  homme  d'esprit  qui  a  l'habitude  de  ces  sortes  de 
trahisons,  comme  dit  le  proverbe  italien,  l'ouvrage  du  compositeur  ultra- 
montain,  bien  loin  de  gagner  à  ce  changement  de  climat,  y  a  perdu  quel- 
ques-unes des  qualités  qu'il  possède  dans  la  langue  où  il  a  été  conçu.  Nous 
ne  reviendrons  pas  sur  la  musique  et  le  sujet  de  Louise  Miller,  dont  nous 
avons  déjà  apprécié  le  mérite  et  signalé  les  faiblesses.  11  nous  suffira  d'ajou- 
ter aujourd'hui  que,  dans  la  grande  salle  de  l'Opéra,  l'œuvre  de  M.  Verdi  a 
produit  un  effet  encore  plus  fâcheux  qu'au  Théâtre-Italien,  et  qu'il  sera  bien 
difficile  au  trop  célèbre  maestro  de  réparer  le  double  échec  qu'il  vient  d'é- 
prouver à  Paris.  Tout  le  monde  a  été  frappé  de  la  pauvreté  de  cette  musique 
violente  et  de  courte  haleine,  qui  ne  révèle  ni  l'originalité  de  l'inspiration  ni 
la  main  d'un  vrai  maître.  C'est  une  très  mauvaise  imitation  de  l'école  alle- 
mande et  particulièrement  du  Freyschutz  de  Weber,  qui  est  à  M.  Verdi  ce  que 
Corneille  est  à  Crébillon.  L'exécution  est  très  imparfaite.  MM,  Gueymard  et 
MorelU  crient  et  hurlent  à  l'envi  l'un  de  l'autre,  et,  quant  à  M"*  Bosio,  qui 
est  chargée  du  rôle  de  Louise,  c'est  une  cantatrice  sur  le  retour,  dont  la  voix 
de  soprano  aigu  manque  de  timbre  dans  les  cordes  du  médium  et  accuse  la 
fatigue  dans  le  registre  supérieur  par  une  vibration  qui  tourmente  l'oreille. 
Du  reste,  M""^  Bosio  est  une  artiste  de  mérite  qui  a  du  feu,  de  la  flexibilité 
dans  l'organe.  Elle  a  fait  ressortir  certaines  parties  de  son  rôle  que  M"'=  Cru- 
velli  avait  complètement  négligées.  On  peut  se  demander  cependant  s'il  était 
bien  nécessaire  d'engager  une  cantatrice  nouvelle  pour  chanter  la  partie  de 
Louise,  et  si  M'"^  Tedesco,  avec  sa  belle  voix  limpide  et  froide  comme  de  la 
glace,  n'aurait  pas  suffi  à  l'entreprise.  Que  faites-vous  donc  de  M"*  La  Grua, 
jeune  et  jolie  personne  que  vous  laissez  se  morfondre  avec  sa  belle  voix 
vigoureusement  trempée,  et  qui  n'a  pu  se  produire  jusqu'ici  que  dans  le  Juif 
errant,  qui  ne  marche  plus,  ou  dans  Robert,  pour  remplacer  de  temps  en 
temps  M"*  Poinsot,  dont  vous  aimez  tant  les  intonations  fausses  et  la  voix 
criarde? 

Depuis  que  Marco  Spada  a  pris  possession  de  son  succès,  qui  est  loin  de 
s'épuiser,  le  théâtre  de  l'Opéra-Comique,  dont  on  ne  peut  que  louer  l'acti- 
vité, a  donné  un  tout  petit  acte,  le  Miroir,  dont  la  musique  est  de  M.  Gastinel, 
grand  prix  de  Rome,  qui  vient  de  faire  avec  distinction  ses  premières  armes. 
Le  Sourd  ou  l'Juberge pleine,  cette  grosse  facétie  du  comédien  Desforges,  qui 
remonte  à  l'année  1790  et  qui  a  été  arrangée  depuis  pour  tous  les  théâtres 
de  Paris,  vient  aussi  de  prendre  le  masque  d'un  opéra-comique  en  trois  actes. 
La  musique  de  cette  bonne  plaisanterie  de  carnaval  a  été  accommodée  avec 
esprit  et  adresse  par  M.  Adam,  qui  était  là  dans  son  véritable  élément. 
M.  Sainte-Foy,  dans  le  rôle  de  Danières,  est  d'un  comique  achevé.  M"*  Lemer- 
cier  rend  aussi  avec  malice  l'accent  et  les  allures  d'une  franche  Provençale. 
Un  succès  de  meilleur  aloi  est  celui  que  vient  d'obtenir  un  charmant  petit 
opéra  en  un  acte,  les  Noces  de  Jeannette.  Le  sujet  de  cette  pièce,  qui  n'est  pas 
sans  présenter  à  l'esprit  quelque  rapport  lointain  avec  le  Champi  et  les  au- 
tres fables  paysanesques  de  M""  George  Sand,  a  été  choisi  avec  goût  et  leste- 


806  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ment  mené  par  MM.  Carré  et  Barbier,  les  auteurs  du  poème  un  peu  profane 
de  Galatée.  Jean,  un  joyeux  compagnon  de  village,  vient  de  l'échapper  belle  : 
il  a  failli  se  marier!  Mais  au  moment  de  signer  le  contrat,  le  cœur  lui  man- 
que, et  il  se  sauve  comme  un  conscrit  qui  préfère  la  liberté  aux  illusions  de 
la  gloire.  Rentré  chez  lui,  Jean  no  se  sent  pas  d'aise  de  se  retrouver  Jean  tout 
court  comme  devant  ;  mais  Jeannette  n'est  pas  de  cet  avis,  et  eUe  vient  lui 
demander  raison  de  l'outrage  qu'on  lui  a  fait.  Elle  s'établit  sans  façon  dans  la 
chaumière  de  son  fiancé  rebelle,  et  par  un  tissu  de  petites  ruses  féminines, 
d'agaceries  et  de  bons  sentimens,  elle  parvient  à  changer  les  dispositions 
libertines  de  son  amant,  qu'elle  enlève  au  célibat,  au  grand  contentement  de 
Jean  lui-même.  Telle  est  la  donnée  de  cette  petite  pièce,  que  certains  mots 
un  peu  risqués  et  une  scène  de  brusquerie  maritale  un  peu  forte  n'empêchent 
pas  d'être  écoutée  avec  plaisir.  La  musique  est  de  M.  Victor  Massé,  connu 
déjà  par  deux  autres  ouvrages  qui  ont  eu  du  succès,  la  Chanteuse  voilée  et 
Galatée.  L'ouverture,  composée  d'un  seul  motif  qui  n'a  rien  de  bien  saillant, 
commence  par  une  sonnerie  de  cloches  qui  annonce  le  mariage  qui  va  s'ac- 
complir, et  qui  ne  mérite  pas  autrement  d'être  remarquée.  Il  y  a  quelques 
détails  heureux  dans  le  premier  air  que  chante  Jean  en  se  félicitant  d'être 
encore  garçon,  et  la  première  romance  de  Jeannette  est  agréable  aussi,  sans 
sortir  toutefois  des  banalités  du  genre.  Les  couplets  bachiques  chantés  par 
Jean  derrière  la  coulisse  ont  de  la  couleur.  C'est  le  morceau  le  mieux  réussi 
de  tout  l'ouvrage,  en  y  ajoutant  la  charmante  petite  romance  qui  s'échappe 
du  cœur  de  Jeannette  pendant  qu'elle  raccommode  la  veste  de  son  futur.  L'aii* 
un  peu  prétentieux  et  tout  rempli  de  vocalises  par  lesquelles  Jeannette  agace 
le  cœur  de  son  mari,  en  luttant  avec  le  rossignol,  ressemble  à  tous  les  mor- 
ceaux de  bravoure  possibles  qui  n'ont  d'autre  mérite  que  de  faire  briller  la 
flexibilité  d'organe  de  la  cantatrice.  Ce  petit  ouvrage,  sans  rien  ajouter  à  la 
réputation  que  M.  Massé  s'est  honorablement  acquise  comme  musicien  gra- 
cieux, qui  a  plus  de  distinction  que  de  force  et  d'originahté,  la  confirme  en 
laissant  subsister  le  doute  si,  dans  un  cadre  plus  grand,  le  jeune  maestro 
serait  aussi  heureux.  A  la  place  de  M.  le  directeur  de  l'Opéra-Comique,  nous 
engagerions  M.  Massé  à  ne  point  se  hâter  de  quitter  le  rivage  fleuri  de  l'idylle, 
et  à  rester  encore  quelque  temps  dans  un  genre  modeste  et  limité.  Un  ou  deux 
actes  tout  au  plus  doivent  suffire  à  la  muse  délicate  de  M.  Massé,  qui  a  besoin 
d'apprendre  beaucoup  de  choses  :  à  varier  son  style  et  ses  couleurs,  à  ren- 
forcer ses  mélodies  par  un  meilleur  choix  de  la  seconde  phrase  complémen- 
taire, partie  délicate  de  la  composition  où  échouent  tant  de  musiciens  qui 
visent  à  chanter  le  vainqueur  des  vainqueurs  de  la  terre.  Et  puisque  nous 
engageons  M.  Massé  à^con tenir  son  ambition  et  à  retarder  de  quelque  temps 
encore  son  vol  dans  une  sphère  plus  élevée,  mais  plus  dangereuse,  qu'il  nous 
permette  de  lui  signaler  un  sujet  qui  conviendrait  à  son  agréable  talent.  Nous 
voulons  parler  du  roman  de  M"*  Sand,  André,  d'où  l'on  pourrait  tirer  deux 
actes  d'une  fine  et  charmante  comédie  qui  serait,  ce  nous  semble,  une  heu- 
reuse continuation  de  Galatée  et  des  Noces  de  Jeannette,  fort  bien  jouées 
par  M.  Coudère  et  par  M"*  Miolan,  qui  chante  comme  un  ange. 

Le  Théâtre-Italien  [se  débat  toujours  au  milieu  d'inextricables  difficultés. 
Après  Luisa  Miller ,  dont  les  représentations  ont  été  brusquement  interrom- 


REVUE.  CHRONIQUE.  807 

pues,  on  a  repris  II  Proscritto,  c'est-à-dire  YErnani  de  M.  Verdi,  opéra  en  quatre^ 
actes,  dans  lequel  M'"'  Cruvelli  nous  est  apparue  il  y  a  trois  ans.  Ni  le  talent 
de  la  jeune  cantatrice  qui  est  chargée  du  rôle  d'Elvira,  ni  la  partition  du 
compositeur  italien  n'ont  retrouvé  cette  année  la  même  faveur  qu'en  1830; 
c'est  que  le  temps  marche  vite  pour  les  talens  surfaits  et  pour  les  œuvres  qui 
ne  sont  ni  les  enfans  du  génie,  ni  le  produit  de  la  science  des  maîtres.  Le 
directeur,  M.  Corti,  qui  est  un  homme  actif  et  qui  commence  à  comprendre 
que  le  public  de  Paris  n'est  pas  tout  à  fait  aussi  facile  à  séduire  que  le  public 
de  Milan,  a  voulu  porter  un  grand  coup  en  mettant  en  scène  le  Don  Juan 
de  Mozart.  Nous  ne  ferons  pas  l'éloge  d'Hercule,  comme  dit  un  proverbe 
grec,  et  nous  nous  abstiendrons  d'apprécier  une  œuvre  qui  est  classée  depuis 
longtemps  au  nombre  des  rares  merveilles  de  l'esprit  humain;  nous  nous 
permettrons  seulement  de  dire  à  la  direction  du  Théâtre-Italien  que  la  par- 
tition de  Mozart  exige,  pour  être  dignement  interprétée,  six  virtuoses  de 
premier  ordre,  un  grand  spectacle  et  des  chœurs  nombreux  et  bien  discipli- 
nés. Excepté  M.  Calzolari,  qui  n'a  pas  trop  mal  chanté  l'air  de  don  Ottavio, 
il  mio  tesoro,  excepté  le  trio  des  masques  qui  a  été  rendu  au  moins  avec 
ensemble,  tout  le  reste  de  cette  création  divine,  qui  ne  sera  jamais  comprise 
que  d'un  petit  nombre  d'initiés,  a  été  complètement  défiguré.  On  ne  s'ima- 
ginerait jamais  quels  gestes,  quels  accens,  quelles  vociférations  tudesques 
M""  Cruvelli  a  prêtés  au  caractère  si  noble  et  si  pathétique  de  dona  Anna  ! 
Pardonnez-leur,  Seigneur,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font. 

Au  troisième  théâtre  lyrique,  où  règne  une  activité  vraiment  désespérante, 
on  vient  de  représenter  une  sorte  de  mimodrame,  le  Lutin  de  la  Fallée, 
pour  servir  de  prétexte  aux  exercices  chorégraphiques  de  M.  Saint-Léon,  qui 
a  quitté  l'Opéra  avec  armes  et  hagages.  M.  Saint-Léon  a  le  très  grand  tort 
de  jouer  beaucoup  trop  du  violon  pour  un  danseur,  et  d'abuser  de  ses  jambes 
encore  plus  que  de  son  archet.  Nous  ignorons  vraiment  quel  plaisir  on  peut 
éprouver  à  voir  ces  espèces  de  monstres  qu'on  nomme  vulgairement  des  dan- 
seurs venir  grimacer  sur  une  scène  et  présenter  aux  regards  des  poses  au 
moins  indécentes  qui  n'expriment  ni  la  grâce  de  la  femme,  ni  la  virilité  sé- 
rieuse et  noble  qui  sied  à  l'homme.  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  luttes  de  boxeurs 
dans  lesquelles  brille  surtout  M.  Saint-Léon,  le  Lutin  de  la  Fallée  n'a  d'autre 
mérite  que  d'avoir  mis  en  évidence  le  talent  d'une  charmante  danseuse, 
M"*  Guy-Stephan,  qui  s'y  est  fait  justement  applaudir. 

La  Société  des  Concerts  a  inauguré  le  7  janvier  la  vingt-sixième  année  de 
son  existence.  La  Symphonie  Héroïque  de  Beethoven  y  a  été  exécutée  avec  la 
perfection  accoutumée,  sauf  l'intégrité  de  certains  mouvemens  que  M.  Girard, 
le  chef  d'orchestre,  semble  disposé  à  ralentir  de  plus  en  plus.  Après  des  frag- 
mens  de  l'Armide  de  Gluck,  un  jeune  virtuose  sur  la  flûte,  M.  Altès,  a  exé- 
cuté avec  un  rare  talent  les  Chants  du  Rossignol,  espèce  de  vocalises  de  sa 
composition,  où  il  a  su  grouper  avec  goût  toutes  les  difficultés  de  son  instru- 
ment. M.  Altès,  qui  est  élève  de  M.  Tulou,  est  digne  de  marcher  sur  les  traces 
de  son  maître.  La  séance  s'est  terminée  par  le  chœur  final  de  l'oratorio  de 
Beethoven,  Christ  au  mont  des  Oliviers,  morceau  grandiose  et  d'un  effet  vrai- 
ment dramatique.  La  seconde  séance  de  la  Société  des  Concerts  a  eu  lieu 
le  dimanche  23.  La  symphonie  avec  chœurs  de  Beethoven  remphssait  le  pre- 


808  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

mier  numéro  du  programme.  Cette  composition  colossale,  où  le  maître  semble 
avoir  voulu  fondre  dans  une  même  conception  tous  les  styles  et  toutes  les 
formes  musicales  connues,  depuis  le  récitatif  dramatique  jusqu'à  l'hymne  de 
grâce,  et  dans  laquelle  il  offre  le  spectacle  d'une  imagination  où  l'on  trouve 
la  fantaisie  adorable  de  l'Arioste  s' unissant  à  la  fougue  idéale  de  Shakspeare, 
cette  neuvième  et  dernière  symphonie  a  été  exécutée  avec  un  très  grand  en- 
semble dont  le  public  commence  à  comprendre  la  grandeur.  Toutefois  nous 
devons  ajouter  que  le  scherzo  a  été  pris  trop  lentement  par  M.  Girard,  qui 
communique  à  tout  ce  qu'il  touche  son  flegme  désespérant.  Après  l'hymne 
d'Haydn,  exécuté  par  les  instrumens  à  cordes,  morceau  exquis  par  la  suavité 
des  idées  autant  que  par  la  clarté  de  l'harmonie,  M"*  Laborde  a  chanté  un 
Incarnatus  est  de  Mozart  avec  accompagnement  obligé  de  flûte,  hautbois  et 
basson,  qui  est  aussi  peu  digne  du  nom  qui  l'a  signé  que  de  la  Société  des  Con- 
certs qui  l'a  choisi.  Il  faut  honorer  les  maîtres  dans  les  œuvres  immortelles 
qu'ils  ont  laissées  et  couvrir  leurs  faiblesses  d'un  silence  respectueux.  C'est 
l'auteur  à'Jthalie,  de  Britannicus  et  d'Jndromaque  qu'admire  la  postérité,  et 
non  pas  celui  des  Frères  ennemis  et  d'Jleœandre.  Le  goût  d'une  époque  éclai- 
rée comme  la  nôtre  ne  doit  se  laisser  fasciner  par  aucun  génie  particulier, 
il  faut  juger  les  choses  dans  leur  essence  et  conformément  à  la  raison.  Les 
chœurs  des  génies  de  \'0bero7ide  Weber,  qui  ont  été  chantés  avec  beaucoup 
d'ensemble  et  de  justesse,  et  l'ouverture  de  Guillaume  Tell,  ont  complété  le 
programme  de  cette  belle  fête  de  l'art.  Le  troisième  concert,  qui  a  eu  lieu  le 
6  février,  a  commencé  par  une  agréable  symphonie  de  M.  Félicien  David,  qui 
renferme  quelques  parties  estimables,  entre  autres  Y  amiante,  dont  on  a  remar- 
qué le  thème  élégant,  qui  rappelle  fortement  la  manière  d'Haydn.  M.  Félicien 
David  est  un  musicien  distingué,  un  homme  de  goût  qui,  sans  avoir  un  grand 
nombre  d'idées  nouvelles,  tire  assez  bonfparti  de  son  inspiration,  et  se  meut 
avec  grâce  dans  les  limites  très  étroites  de  son  empire.  Après  une  scène  de 
VEuryanthe  de  Weber,  dont  M.  Girard  a  encore  méconnu  le  caractère  et  le 
mouvement,  la  scène  s'est  terminée  par  la  symphonie  en  la  de  Beethoven. 

La  Société  de  Sainte-Cécile,  fondée  et  dirigée  par  M.  Seghers,  marche  à 
grands  pas  sur  les  traces  de  la  Société  des  Concerts,  son  aînée  et  son  émule. 
Dans  un  premier  concert  en  dehors  de  l'abonnement,  on  y  a  exécuté  avec  un 
ensemble  parfait  la  cinquante  et  unième  symphonie  d'Haydn  et  puis  un 
Ave,  verum,  pour  voix  de  ténor  et  chœurs  de  M.  Gounod,  morceau  moins 
remarquable  par  la  nouveauté  de  la  mélodie  que  par  le  style  vraiment  reli- 
gieux dont  il  est  empreint.  Les  deux  concerts  d'aboimement  qui  ont  succédé 
ont  été  aussi  très  briUans,  et  le  public  a  pris  définitivement  sous  sa  protec- 
tion cette  réunion  d'artistes  courageux  qui,  sous  la  direction  d'un  chef  habile 
et  tenace,  ont  élevé  presque  une  institution  publique  qui  mériterait  de  fixer 
l'attention  du  gouvernement. 

A  côté  de  ces  deux  grandes  sociétés  consacrées  à  l'exécution  des  admi- 
rables poèmes  de  la  musique  instrumentale,  il  est  juste  de  mentionner  quatre 
vaillans  virtuoses,  MM.  Maurin,  Chevillard,  Mas  et  Sabattier,  qui  se  sont 
voués  à  l'interprétation  (le  mot  est  ici  parfaitement  à  sa  place)  des  derniers 
grands  quatuors  de  Beethoven.  Est-il  nécessaire  de  rappeler  qu'au  milieu  de 
'œuvre  immense  de  Beethoven,  ce  génie  aussi  fécond  que  subUme  a  composé 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  809 

dix-sept  quatuors  pour  instrumens  à  cordes,  dont  les  cinq  derniers  renfer- 
ment de  telles  difficultés  et  de  telles  hardiesses  d'harmonie,  qu'ils  sont  restés 
à  peu  près  incompris  jusqu'à  nos  jours?  A  Vienne  et  presque  sous  les  yeux 
de  Beethoven,  on  essaya  vainement  de  les  déchiffrer  d'une  manière  suffisam- 
ment intelligible,  en  sorte  que  les  uns  considéraient  ces  terribles  quatuors 
comme  le  dernier  effort  d'un  génie  grandiose,  mais  affaibli  par  l'âge  et  les 
infirmités,  tandis  que  les  autres  y  voyaient  la  révélation  d'une  phase  nou- 
velle de  la  musique  instrumentale.  La  vérité,  comme  on  le  pense  bien,  n'était 
dans  aucune  de  ces  opinions  extrêmes,  et,  grâce  à  l'exécution  tout  à  fait 
remarquable  de  MM.  Maurin,  Chevillard,  Mas  et  Sabattier,  nous  pouvons 
apprécier  maintenant  avec  plus  de  confiance  quelle  est  la  valeur  des  der- 
nières compositions  du  sublime  symphoniste.  Comme  tous  les  hommes  supé- 
rieurs qui  ont  beaucoup  écrit  et  que  la  Muse  a  visités  de  bonne  heure,  Beet- 
hoven a  modifié  son  style  et  ses  idées  en  suivant  l'impulsion  irrésistible  du 
temps.  Après  avoir  procédé  d'Haydn  et  de  Mozart,  il  s'est  brusquement 
dégagé  de  la  tradition  de  ses  maîtres  en  donnant  l'essor  à  son  propre  génie 
et  en  produisant  les  grandes  conceptions  de  sa  maturité,  qui  se  prolonge  jus- 
qu'en 1820.  A  partir  de  cette  époque,  Beethoven  entre  dans  une  nouvelle 
voie;  il  conçoit  des  combinaisons  plus  hardies,  entrevoit  des  horizons  inex- 
plorés, il  veut  enfin  produire  des  œuvres  qui  ne  ressemblent  en  rien  à  celles 
déjà  connues.  La  neuvième  symphonie  avec  chœurs  dont  nous  avons  parlé 
plus  haut,  les  cinq  derniers  grands  quatuors  et  quelques  sonates  pour  piano 
.  sont  le  résultat  de  cette  détermination  un  peu  systématique.  Sans  entrer  dans 
les  détails  techniques  dont  nous  pourrions  appuyer  notre  jugement,  on  peut 
affirmer  que  le  caractère  général  des  dernières  compositions  de  Beethoven, 
c'est  la  hardiesse  parfois  excessive  des  combinaisons  harmoniques  et  le 
dédain  des  formes  consacrées  non-seulement  par  la  théorie,  mais  aussi  par 
les  œuvres  des  maîtres.  Pour  résumer  notre  opinion  sur  les  cinq  derniers 
quatuors  de  Beethoven,  nous  dirons  franchement  qu'à  côté  de  pages  incom- 
parablement belles,  on  y  remarque  des  étrangetés,  des  bizarreries  qui  sem- 
blent plutôt  le  résultat  d'un  système  arrêté  que  le  libre  épanchement  d'une 
inspiration  nouvelle.  11  y  a  des  parties  merveilleuses  qui  ne  ressemblent  à 
rien  de  ce  qu'on  connaît  et  où  chaque  instrument  s'agite  dans  un  espace 
immense,  et  comme  s'il  était  chargé  de  la  partie  dominante;  mais  le  tout 
manque  de  proportions  et  de  cette  coordination  des  idées  secondaires  qui  est 
le  signe  indélébile  des  conceptions  vraiment  belles.  Quoi  qu'il  en  soit  de 
l'opinion  qu'on  peut  avoir  de  ces  quatuors,  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire, 
c'est  d'aller  les  entendre  exécuter  par  les  quatre  artistes  courageux  et  habiles 
qui  attirent  à  leurs  séances  tout  ce  qu'il  y  a  à  Paris  d'amateurs  distingués. 

Depuis  que  la  symphonie  a  été  créée  par  Haydn,  admirablement  traitée 
par  Mozart  et  agrandie  par  le  génie  prodigieux  de  Beethoven,  une  foule  de 
compositeurs  s'est  éprise  d'un  attrait  bien  dangereux  pour  cette  forme  su- 
prême de  la  musique  instrumentale.  Sans  parler  de  l'Allemagne,  où  s'est 
produit  un  grand  nombre  d'imitateurs,  parmi  lesquels  Mendelssohn  est  in- 
contestablement le  plus  distingué  de  tous,  la  France  a  vu  naître  aussi  quel- 
ques compositeurs  de  mérite  qui  se  sont  essayés  avec  plus  ou  moins  de  succès 


'810  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dans  la  musique  instrumentale.  MM.  Onslow,  Reber,  Berlioz,  Félicien  David, 
ont  fait  des  symphonies  qui  ont  trouvé  des  appréciateurs  plus  ou  moins  cha- 
leureux, mais  que  la  grande  masse  du  public  éclairé  a  laissé  passer  sans  trop 
y  prendre  garde.  C'est  qu'il  en  est  un  peu  de  la  symphonie  comme  d'un  poème 
épique  :  s'il  n'est  exquis,  s'il  ne  reflète  pas  les  vives  et  puissantes  clartés  de  la 
passion  et  du  génie,  il  n'a  pas  de  raison  d'être.  Pour  un  Homère,  pour  un 
Virgile,  pour  un  Dante,  un  Tasse,  un  Arioste,  un  Milton,un  Camoëns,  un  Wie- 
land,  etc.,  que  de  milliers  de  prétendus  poèmes  ont  été  fabriqués,  dont  le 
souvenir  ne  s'est  conservé  que  dans  le  catalogue  des  bibliomanes  !  De  nos 
jours  encore,  et  malgré  le  naufrage  de  la  Henriade,  n'a-t-on  pas  vu  des 
hommes  d'esprit  conserver  l'illusion  du  poème  épique,  et  charger  leurs  ba- 
gages littéraires  du  poids  énorme  d'une  Philippêide!  Redisons-le,  la  sym- 
phonie n'est  point  une  conception  ordinaire  qu'il  soit  permis  d'aborder  sans 
terreur.  Elle  suppose  de  la  part  de  l'artiste  la  plus  grande  ambition  e  t  les 
plus  hautes  facultés  de  l'esprit,  et  c'est  pourquoi  il  n'est  donné  qu'à  un  très 
petit  nombre  d'êtres  privilégiés  d'y  réussir. 

M.  Théodore  Gouvy  est  un  jeune  compositeur  français  qui  habite  l'Alle- 
magne et  qui  cultive  avec  succès  la  musique  instrumentale.  Disciple  de  Men- 
delssohn,  comme  le  sont  presque  tous  les  symphonistes  modernes,  parce  qu'il 
est  plus  facile  d'imiter  un  maître  qui  a  plus  de  savoir  que  de  génie,  M.  Gouvy 
s'est  fait  connaître  par  une  symphonie  qui  a  été  exécutée  par  la  société 
Sainte-Cécile  il  y  a  deux  ans.  Celle  qu'il  a  fait  entendre  cette  année  dans  un 
concert  qu^il  a  donné  le  10  janvier  renferme  de  très  bonnes  parties,  le  lar- 
ghetto, par  exemple,  et  le  scherzo,  qui  a  de  la  grâce.  Une  sérénade  pour 
instrumens  à  cordes,  qui  remplissait  le  troisième  numéro  du  programme, 
est  aussi  un  morceau  agréable,  rempli  d'émotion  et  d'élégance.  Sans  doute 
qu'on  pourrait  désirer  plus  d'invention  dans  la  musique  de  M.  Gouvy,  et  quel- 
ques-unes de  ces  témérités  qui  font  pardonner  bien  des  fautes;  mais  des  dé- 
tails ingénieux,  de  la  clarté  dans  le  plan  général,  de  la  sobriété  et  parfois  de 
l'onction  et  de  la  grâce  dans  les  mélodies,  sont  des  qualités  secondaires  qu'on 
rencontre  souvent  dans  les  compositions  de  M.  Gouvy,  et  qui  recommandent 
son  nom  à  la  critique  sérieuse.  N'est-il  pas  curieux  aussi  de  trouver  une 
femme  parmi  le  très  petit  nombre  de  musiciens  français  qui  se  sont  voués  à 
la  musique  instrumentale?  M""*  Farrenc,  professeur  de  piano  au  Conserva- 
toire, est  sans  contredit  une  artiste  de  distinction.  Élève  de  Reicha  pour 
l'harmonie  et  le  contre-point,  M"^'  Farrenc  a  composé  des  sonates,  des  trios, 
un  septuor  pour  instrumens  à  vent,  et  trois  symphonies,  dont  la  dernière  en 
sol  inîneur,  a  été  exécutée  dans  la  salle  Herz  le  14  janvier.  Il  y  a  de  très 
bonnes  choses  dans  cette  symphonie,  et  le  scherzo  surtout  est  rempli  de  dé- 
tails piquans,  déduits  avec  beaucoup  d'adresse  et  ramenés  au  thème  avec  une 
sûreté  de  main  vraiment  remarquable,  et  dont  beaucoup  de  compositeurs 
célèbres  pourraient  être  jaloux. 

Deux  célèbres  violonistes,  MM.  Vieuxtemps  et  Sivori,  se  trouvent  actuelle- 
ment à  Paris.  M.  Vieuxtemps,  dont  nous  avons  déjà  apprécié  le  mérite,  a 
donné  deux  concerts  qui  ont  été  fort  suivis,  et  puis  il  s'est  fait  entendre  deux 
fois  à  l'Opéra,  où  il  a  produit  moins  d'effet  que  dans  la  salle  Herz,  mieux 


REVUE.  CHRONIQUE.  811 

appropriée  à  la  nature  de  son  talent,  plus  énergique  que  tendre.  En  effet, 
M.  Vieux  temps,  qui  est  sans  contredit  un  virtuose  de  premier  ordre,  possède 
les  plus  rares  qualités  du  violoniste  sévère,  un  style  grandiose,  une  puissante 
sonorité,  mie  justesse  remarquable  et  une  netteté  parfaite  dans  les  difficultés 
les  plus  ardues.  Son  coup  d'archet  est  vraiment  magistral;  il  se  promène  avec 
noblesse  sur  la  corde  frémissante,  qui  chante  toujours  et  ne  crie  jamais.  Les 
effets  de  la  double  corde  accompagnés  de  pizzicato,  les  sons  harmoniques  les 
plus  aigus,  les  grands  arpèges  qui  embrassent  presque  simultanément  deux 
et  trois  octaves,  enfin  tous  les  artifices  du  mécanisme  semblent  un  badinage 
sous  les  doigts  de  l'artiste.  Au  milieu  de  ces  prodiges  d'exécution,  on  regrette 
de  ne  pas  trouver  chez  M.  Yieuxtemps  une  sensibilité  plus  expansive  et  plus 
pénétrante,  une  imagination  plus  colorée,  quelques  rayons  de  cette  sponta- 
néité divine  qui  est  le  signe  des  vocations  supérieures.  Les  compositions  de 
M.  Vieuxtemps,  sans  atteindre,  ainsi  qu'on  a  osé  l'affirmer  étourdiment,  à  la 
hauteur  de  la  musique  des  maîtres,  se  font  remarquer  cependant  par  des  qua- 
lités solides.  Le  Concerto  en  ré  mineur  qu'il  nous  a  fait  entendre  à  ses  deux 
soirées  renferme  des  parties  excellentes,  Yandante  religioso  et  le  scherzo,  et 
Ton  peut  dire  que  dans  M.  Yieuxtemps  le  compositeur  et  le  virtuose  s'étaient 
et  se  complètent  d'une  manière  tout  à  fait  remarquable. 

M.  Sivori  est  Italien.  Il  est  de  Gênes,  de  la  ville  même  qui  a  vu  naître  Paga- 
nini,  dont  il  est  l'élève.  Aussi,  de  tous  les  violonistes  qui  se  sont  précipités 
sur  les  traces  de  l'admirable  virtuose,  M.  Sivori  est-il  celui  qui  approche  le 
plus  de  son  modèle.  De  la  fougue,  du  brio,  de  la  passion,  une  sensibilité  ex- 
quise, une  bravoure  extraordinaire,  et  tout  cela  avec  une  justesse,  un  fini, 
une  désinvolture  vraiment  incroyables,  telles  sont  les  principales  qualités  du 
talent  de  M.  Sivori.  11  chante,  il  pleure,  il  rit  sur  son  violon  comme  un  vrai 
démon.  11  faut  lui  entendre  jouer  le  grand  concerto  en  si  viineur  de  son  maître 
Paganini.  Quel  charme,  quelle  bonne  humeur,  quelle  gaieté  franche  et  naïve  ! 
Il  y  a  du  poète  dans  l'imagination  de  M.  Sivori,  quelque  chose  de  cet  estro 
lumineux  et  enfantin  qu'on  trouve  dans  l'Arioste  ou  dans  lesfabbie  de  Gozzi. 
M.  Sivori  est  né  violoniste,  et  il  joue  tout  aussi  bien  la  musique  de  Mozart  et 
de  Beethoven  que  celle  des  Corelli,  des  Tartini,  des  Yiotti  et  des  Paganini. 
MM.  Yieuxtemps  et  Sivori  sont  aujourd'hui  les  deux  plus  habiles  et  plus  célè- 
bres violonistes  qu'il  y  ait  en  Europe.  Un  jeune  allemand  nommé  Joachim, 
qui  est  venu  à  Paris  en  1849,  qui  a  longtemps  habité  Leipzig,  et  qui  réside 
maintenant  à  la  cour  de  Weimar,  ne  tardera  pas  à  s'élancer  aussi  dans  la  car- 
rière, où  il  ne  sera  pas  facile  de  le  vaincre  et  de  lui  disputer  le  premier  rang; 
auquel  aspire  son  ambition. 

Bien  que  né  en  Belgique,  M.  Yieuxtemps  est  un  violoniste  de  l'école  fran- 
çaise, dont  il  possède  les  quahtés  les  plus  saillantes,  tandis  que  M.  Sivori  ne 
saurait  récuser  l'Italie  pour  sa  mère,  qui  l'a  nourri  de  ses  mamelles  fécondes. 
S'il  nous  fallait  caractériser  en  quelques  mots  ces  deux  artistes  et  les  deux 
pays  qu'ils  représentent,  nous  dirions  que  l'un  joue  du  violon  en  grand  pro- 
fesseur et  en  musicien  consommé,  l'autre  en  enfant  gâté  de  la  nature,  qui  l'a 
doué  des  dons  les  plus  précieux.  Lutteurs  intrépides  tous  les  deux  et  maîtres 
de  leur  instrument,  ils  s'en  servent  chacun  d'une  manière  différente.  M.  Yieux- 


812  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

temps  ne  vous  laisse  jamais  oublier  qu'il  joue  du  violon,  que  les  merveilles 
de  mécanisme  qu'il  accomplit  sous  vos  yeux  sont  de  la  plus  grande  diffi- 
culté et  lui  ont  coûté  bien  de  la  peine,  tandis  que  M.  Sivori  a  l'air  d'ignorer 
qu'il  tient  à  la  main  l'un  des  instrumens  les  plus  compliqués  qui  existent,  et 
il  vous  chante  comme  une  Malibran  ou  comme  un  fanciullo  : 


Ghe  piangendo  e  ridendo  pargoleggia. 


P.  SCUDO. 


REVUE  LITTERAIRE. 

l'histoire  et  la  littérature  en  DANEMARK. 

.  Nous  avons  signalé  tout  récemment  (1)  quel  ascendant  avait  acquis  en 
Danemark,  pendant  l'année  qui  vient  de  s'écouler  et  pendant  celles  qui  l'ont 
précédée  immédiatement,  les  études  d'archéologie  et  de  statistique.  La  htté- 
rature  religieuse,  et  celle  qu'on  peut  appeler  la  littérature  d'imagination, 
c'est-à-dire  le  poème,  le  roman,  le  théâtre,  n'y  sont  pas  restées  stériles.  Sin- 
cèrement protestante,  la  presse  danoise  publie  chaque  année  un  grand 
nombre  de  dissertations  théologiques,  de  sermons  et  d'exégèses,  sans  égaler 
pourtant  sous  ce  rapport  l'activité  un  peu  diffuse  des  presses  américaine  et 
anglaise.  Cette  littérature  religieuse  a  surtout  produit  dans  les  dernières 
années  les  nombreux  ouvrages  de  MM.  Kierkegaard  et  Martensen,  le  premier 
animé  d'une  foi  profonde  et  appliquant  la  méthode  socratique  à  l'enseigne- 
ment d'un  dogme  rigoureusement  observé,  le  second  se  rapprochant  davan^ 
tage  des  méthodes  du  rationalisme,  tous  deux  ennemis  des  systèmes  scepti- 
ques de  l'Allemagne  et  tous  deux  popularisant  leurs  idées  par  le  charme  d'un 
style  pur  et  élevé.  Avec  ces  deux  écrivains  de  talent,  des  hommes  de  mérite, 
comme  le  fougueux  M.  Grundtvig  et  le  vénérable  évéque  de  Copenhague, 
M.  Mynster,  donnent  à  la  parole  évangéhque  en  Danemark  la  dignité  et 
l'éclat.  L'histoire  religieuse,  étudiée  par  de  nombreux  théologiens,  y  produit 
de  nombreux  mémoires,  destinés  soit  aux  différens  recueils  théologiques, 
soit  à  la  section  liistorique  et  philosophique  des  Jetés  de  la  société  royale 
danoise.  C'est  dans  ce  dernier  recueil  qu'a  paru  tout  récemment,  pour  être 
ensuite  publié  à  part,  un  beau  travail  de  M.  Scharling,  professeur  de  théo- 
logie à  l'université  de  Copenhague,  sur  les  doctrines,  l'mfluence  et  la  vie  si 
peu  connues  de  Molinos  (2). 

Le  livre  de  M.  Scharling  mérite  qu'on  s'y  arrête.  Les  luttes  religieuses  de 
l'époque  dont  il  s'occupe  ont  été  trop  rarement  étudiées.  Le  xvi^  siècle  avait 
été  pour  l'église  une  époque  d'agitations  et  de  déchiremens  :  le  siècle  suivant 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier. 

(2)  Michael  de  Molinos,  Et  Billede  fra  det  ITde  Aarhundredes Kirke  Historié  (Michel 
de  Molinos,  Épisode  de  l'Histoire  ecclésiastique  du  dix-septième  siècle),  m-k°,  Copen- 
hague, 1852. 


REVUE.  CHRONIQUE.  813 

amena  un  grand  mouvement  de  ferveur  et  de  foi.  Parmi  les  protestans,  c'était 
une  ardeur  de  néophytes;  quant  à  l'église  romaine,  elle  s'était  réformée  elle- 
même  en  présence  de  la  réforme  luthérienne  :  de  part  et  d'autre,  les  âmes  se 
rattachaient  plus  fortement  au  dogme  et  à  toutes  les  prescriptions  du  culte 
extérieur.  Contre  cet  ascendant  qui  semblait  ennemi  de  toute  liberté  d'esprit, 
on  vit  s'élever,  pendant  la  seconde  moitié  du  xvn"  siècle,  une  réaction  dont  les 
effets,  qui  se  sont  produits  dans  le  protestantisme  aussi  bien  que  dans  le  sein 
de  l'église  romaine,  ont  pris  les  différens  noms  de  quakérisme,  piétisme,  jan- 
sénisme et  quiétisme.  Le  quiétisme  en  particulier,  sans  offrir  la  même  éléva- 
tion de  doctrine  que  la  plupart  des  systèmes  mystiques  sur  lesquels  il  croyait 
cependant  renchérir,  en  offrait  tous  les  dangers.  Il  n'atteignait  pas  à  leur 
hauteur,  car  il  ne  donnait  pas  à  l'âme  le  ressort  nécessaire  pour  un  pareil 
élan  ;  mais  il  la  détachait  également  des  Mens  qui  lui  sont  salutaires.  L'âme 
a  besoin,  non  à  cause  de  sa  nature  tout  indépendante  et  divine,  mais  à  cause 
sans  doute  de  son  alliance  avec  le  corps,  que  certaines  attaches  la  maintien- 
nent dans  la  voie  où  notre  intelligence  peut  l'accompagner  et  la  suivre.  C'est 
Justement  le  sens  précis  du  mot  religion  de  signifier  que  le  dogme  et  le  culte 
extérieur  sont  destinés  à  remplir  ce  rôle  nécessaire.  M.  Scharling,  habile 
théologien,  nous  semble  pourtant  avoir  tenu  trop  peu  de  compte  de  ces  prin- 
cipes dans  son  récent  travail  sur  Molinos.  Le  théologien  danois  ne  refuse  pas 
à  l'église  catholique  le  droit  dont  elle  a  usé  de  condamner  et  de  réprimer  les 
erreurs  du  quiétisme,  mais  il  considère  volontiers  Molinos  comme  une  sorte 
de  saint  qui  tenta,  au  xvn«  siècle,  d'introduire  dans  l'église  romaine  une 
réforme  consistant  à  ramener  les  âmes  du  culte  extérieur  à  la  rehgion  inté- 
rieure. M.  Scharling  appellerait  volontiers  Molinos  un  protestant  au  milieu 
de  l'église  romaine;  il  pense  que  MoUnos  a  dissimulé,  afin  d'échapper  le  plus 
longtemps  possible  à  toute  condamnation.  11  va  jusqu'à  croire  qu'il  n'était 
pas  véritablement  mystique  ou  quiétiste,  et  qu'il  a  feint  cette  hérésie  pour 
faire  passer  sous  une  apparence  peu  redoutée  les  doctrines  destinées  à  régé- 
nérer l'église  catholique  dans  le  sens  protestant.  Il  le  nomme  un  Hamlet 
religieux.  —  Cependant  M.  Scharling  sait  fort  bien  que  Hamlet,  à  force  de 
contrefaire  la  folie,  est  devenu  fou  lui-même,  et  que  la  contagion  de  sa  dé- 
mence a  coûté  la  vie  à  la  pauvre  Ophélia.  Que  Molinos  ait  feint  ou  non  d'être 
quiétiste,  ce  serait  donc  tout  un  pour  ce  qui  le  concerne  et  pour  ses  disci- 
ples. L'a-t-il  été  en  effet,  et  ses  doctrines  étaient-elles  réellement  dangereuses? 
Nous  ne  croyons  pas  qu'il  soit  possible  de  le  nier. 

Une  chose  entr'autres  peut  expliquer  que  M.  Scharling  soit  devenu  partial 
pour  son  héros,  c'est  qu'il  en  a  étudié  la  vie  et  toutes  les  pensées  avec  un  soin 
curieux.  Nous  ne  possédions  pas  de  biographie  exacte  de  Molinos  avant  ce 
travail  si  complet,  dont  la  lecture  éclairera  plusieurs  points  de  l'histoire 
religieuse  du  xvn*  siècle.  M.  Scharling  s'est  montré,  dans  ce  travail,  non  pas 
seulement  théologien  disert  et  délié,  mais  historien  sévère.  11  a  recueilli  dans 
des  livres  et  des  manuscrits  peu  connus  nombre  de  témoignages  sur  Molinos 
qui  voient  le  jour  pour  la  première  fois,  et,  ce  qui  ne  gâte  rien,  il  met  ha- 
bilement en  scène  les  épisodes  dramatiques  de  la  vie  de  son  héros,  qu'il  suit 
jusqu'aux  derniers  momens. 


Ik 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  sentiment  religieux,  toujours  présent,  donne  au  livre  de  M.  Scharling 
sur  la  vie  de  Molinos  une  valeur  plus  grande  encore  que  celle  qu'il  emprunte 
à  ré  tendue  et  à  l'exactitude  des  documens  nouveaux  rassemblés  par  l'au- 
teur. C'est  ce  même  sentiment,  souvent  profond,  presque  jamais  mys- 
tique, chez  les  écrivains  danois,  qui  a  plus  d'une  fois  inspiré  les  poètes  con- 
temporains. 11  a  dicté  tout  récemment  à  M.  C.-H.  Thurah  une  intéressante 
paraphrase  du  Cantique  des  Cantiques,  Savons  Rose.  Nous  le  retrouvons  sur- 
tout comme  le  trait  principal  d'un  curieux  poème  :  l'Jdam  Homo,  de  M.  Pa- 
ludan-Muller.  M.  MuUer  s'est  surtout  appliqué  à  donner,  dans  son  récit  presque 
épique,  une  peinture  exacte  et  piquante  de  la  vie  réelle;  mais,  malgré  les  spi- 
rituelles couleurs  et  la  finesse  de  son  pinceau,  souvent  satirique,  j'aime  mieux 
relever  d'abord  ce  que  la  pensée  religieuse  donne  d'élévation  à  sa  conception 
poétique.  Adam  Homo,  après  une  enfance  naïve  et  un  pur  amour  contracté  au 
village,  voit  la  ville  et  le  grand  monde;  il  y  perd  ses  croyances  et  le  senti- 
ment d'une  passion  qui  était  généreuse  et  que  partageait  la  douce  Aima.  Ses 
aventures  dissipent  ses  belles  années  et  lui  ravissent,  après  l'espoir  du  bon- 
heur, celui  de  la  fortune.  Il  retrouve  à  son  lit  de  mort  cette  Aima  qu'il  a 
abandonnée,  qui  s'est  vouée  au  soin  des  malades,  et  qui,  devenue  son  bon 
ange,  inspire  les  dernières  comme  les  premières  pensées  de  son  âme.  Il  meurt 
avec  la  conscience  amère  d'une  vie  perdue,  il  meurt  misérable,  mais  du  moins 
il  emporte  aux  cieux  le  souvenir  de  cette  amie  qu'il  avait  délaissée  sur  la 
terre.  Aima  le  suit  elle-même  de  près,  et  ici  vient  se  placer,  dans  le  douzième 
et  dernier  chant,  l'épisode  le  plus  curieux  du  poème.  Adam  Homo  est  appelé 
pour  le  jugement.  L'avocat  de  l'enfer  vient  l'accuser,  et  son  plaidoyer  est 
une  curieuse  satire  de  la  société  mortelle  au  milieu  de  laquelle  Adam  a  vécu. 
Un  céleste  avocat  défend  sa  cause,  l'excuse  en  rappelant  sa  bonne  volonté, 
ses  bonnes  intentions,  difficiles  à  mettre  en  .pratique  entre  tous  les  périls  de 
la  terre.  Les  argumens  de  l'accusation  l'emportent;  déjà  l'âme  coupable  se 
sent  entraînée  par  la  force  irrésistible  du  châtiment  vers  les  ténèbres  éter- 
nelles, quand  tout  à  coup  brille  à  ses  yeux  une  belle  étoile;  elle  approche  : 
c'est  l'âme  d'Alma,  qui  vient  d'échapper  à  ses  hens  mortels;  elle  aussi  vient 
plaider  la  cause  de  celui  qui  l'a  aimée,  ou  plutôt  elle  l'absout  et  le  sauve  en 
s'offrant  pour  lui,  en  déversant  sur  lui  les  mérites  de  son  véritable  et  constant 
amour,  de  son  dévouement  et  de  son  sacrifice,  et  elle  l'entraîne  victorieuse 
vers  le  purgatoire,  d'où  elle  saura  encore  lui  faire  conquérir  les  cieux. — Voilà 
l'issue  singulière  de  cette  épopée,  inspirée  plus  d'une  fois  par  la  vraie  poésie. 
Elle  a  surpris,  elle  a  ému  les  compatriotes  protestans  de  M.  Paludan-MuUer. 
Nous  ne  voyons  cependant  pas  que,  pour  s'être  approchée  du  dogme  catho- 
lique, elle  se  soit  éloignée  du  type  éternel  de  l'élévation  poétique  et  de  la 
beauté  morale. 

L'esprit  de  nationalité,  plutôt  que  l'idée  rehgieuse,  a  guidé  M.  Goldschmidt 
dans  la  composition  de  son  roman  le  Juif.  Son  héros  abandonnerait  sans 
doute  la  loi  de  Moïse,  si  ses  coreligionnaires  n'étaient  persécutés.  Ce  spirituel 
ouvrage  nous  fait  connaître  une  des  faces,  non  la  moins  singulière,  de  la 
question  religieuse  dans  le  Nord.  Le  sentiment  d'une  nationalité  menacée 
récemment  et  sauvée  par  des  prodiges  de  valeur  est  devenu  d'ailleurs  poui'  le 


REVUE.  CHRONIQUE.  SIS 

Danemark,  depuis  1850,  la  source  de  toute  une  littérature,  comprenant  beau- 
coup d'écrits  de  polémique, — tels  que  la  série  des  Fragmens  anti-slesvlg-holsteî- 
nois,  puhliée  par  les  soins  de  M.  Krieg'er,  et  dont  la  plupart  des  livres  de 
M.  Wegener  font  partie,  —  puis  des  ouvrages  de  stratégie  sur  chacune  des  ba- 
tailles gagnées  ou  perdues,  des  récits  anecdotiques,  dont  quelques-uns  sont 
devenus  promptement  populaires,  comme  les  Tableaux  de  guerre,  Krigs- 
Billeder,  de  M.  W.  Holst;  enfin  des  chansons  et  des  poésies,  comme  la  mar- 
seillaise danoise  intitulée  :  le  Vaillant  Fantassin  danois  [den  Tappre  Land- 
soldat),  et  encore  le  joli  poème  de  M.  H.-P.  Holst,  le  Petit  Trompette  {den  Lille 
Hornhlœser).  Ce  petit  ouvrage  doit  autant  sa  popularité  à  l'élégance  de  son 
style  et  au  charme  de  ses  descriptions  qu'aux  circonstances  qui  l'ont  fait 
naître,  et  puisque  le  texte  en  est  danois,  sans  que  des  traductions  soient  ve- 
nues encore,  que  nous  sachions,  le  répandre  en  Angleterre  ou  en  Allemagne, 
il  convient  ici  de  compléter  l'analyse  par  quelques  citations.  Jean-Pierre  s'est 
engagé  pour  aller  sonner  de  la  trompette  contre  les  Allemands.  «  Le  roi,  lui 
a-t-on  dit,  lui  donnera  sa  nourriture,  12  skilUngs,  et  le  galon  sur  la  manche. 
D'ailleurs  le  roi  a  besoin  de  lui...  Je  ne  te  ferai  pas  honte,  petit  père.  Toi, 
bonne  mère,  ne  pleure  pas.  La  mauvaise  herbe  ne  meurt  pas  facilement,  et 
puis  je  ferai  bien  attention  à  moi. — Dès  le  lendemain,  le  navire  YHékla  enfle 
ses  voiles  pour  aller  à  Slesvig.  Il  tarde  au  beau  navire  d'essayer  vraiment 
ses  forces.  Il  ne  s'est  encore  abandonné  qu'en  jouant  à  des  périls  imaginaires; 
il  ne  connaît  pas  le  déchirement  furieux  des  gros  canons  tonnans.  Il  n'a  pas 
tremblé  sous  la  bordée  ennemie  ;  le  boulet  ennemi  n'a  pas  encore  béni  sa 
carcasse  pour  les  combats.  11  n'a  pas  entendu  à  travers  le  fracas  les  cris 
des  mourans,  et  son  blanc  tillac  n'a  pas  vu  le  sang  couler  dans  les  flots. 
Comme  la  jeune  fille  qui  va  pour  la  première  fois  à  la  danse,  il  est  impatient 
et  rejette  l'écume  à  droite  et  à  gauche.  —  Écoutez  !  Du  fort  un  salut  d'adieu 
résonne,  et  du  navire  la  réponse  retentit,  pendant  qu'on  agite  les  chapeaux. 
Jean-Pierre,  au  premier  rang,  crie  hourra  pour  son  père  et  sa  mère,  hourra 
pour  son  beau  vaisseau.  Il  part;  à  travers  les  larmes,  sa  mère  suit  le  navire, 
jusqu'à  ce  que  le  haut  des  mâts  disparaisse  sous  la  courbe  des  flots.  —  Jean- 
Pierre  a  pleuré,  lui  aussi;  mais  le  vent  sèche  ses  larmes,  et  son  jeune  courage 
triomphe  de  son  cœur.  Pendant  qu'il  s'élance  dans  la  Tie  pour  y  disperser 
son  chagrin,  sa  mère  retourne  lentement  chez  elle,  et  conserve  fidèlement 
sa  douleur.  Le  chagrin  fuit  le  pied  rapide  eft  léger  du  jeune  homme;  mais  il 
alourdit  la  marche  de  ceux  que  la  vie  a  fatigués.  Il  s'envole  loin  de  celui  qui 
se  lance  gaiement  sur  la  scène  mobile  de  la  vie,  tandis  qu'il  établit  sa  de- 
meure chez  celui  qui  vit  seul  et  abandonné...»  —On  aborde  au  nouveau 
rivage.  Alors  commence  la  vie  des  camps  et  des  bivouacs...  «Pendant  qu'un 
feu  clair,  qui  pétille  dans  le  silence  de  la  nuit,  se  reflète  sur  les  arbres  de  la 
forêt  et  sur  les  vedettes  placées  à  l'entour,  tout  à  coup  on  entend  à  distance 
un  pas  pressé;  c'est  un  officier  qui  s'approche.  Chacun  de  secouer  le  sommeil 
et  de  se  lever  aussitôt.  C'est  un  grand  et  bel  homme,  son  œil  brillant  sourit 
avec  majesté  et  douceur;  mais  sur  ses  lèvres  repose  une  expression  de  tris- 
tesse. Il  remplit  un  des  gobelets  qui  sont  encore  à  terre  :  —  Buvons  cette  nuit, 
mes  enfans,  demain  nous  nous  battrons...  — Nous  nous  battrons  demain? 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'écrie  toute  la  troupe.  Eh  bien  !  hourra  pour  la  bataille  !  —  A  notre  première 
victoire  !  dit  l'officier,  et  souhaitons  à  qui  tombera  au  sort  une  joyeuse  mort 
de  soldat.  —  Puis  il  s'en  alla,  doux  et  grave;  nos  soldats  entonnèrent  le  chant 
national.  Le  chant  s'élevait  sous  la  voûte  des  arbres,  la  flamme  montait  claire 
et  pétillante;  tous  s'endormirent  avant  le  matin,  mais  celui  qui  dormit  le 
dernier,  ce  fut  Jean-Pierre.  Plus  les  autres  avaient  chanté,  plus  il  était  de- 
venu silencieux.  Il  songeait  aux  paroles  du  capitaine,  à  son  regard  profond, 
et  mille  diverses  images  se  présentaient  à  ses  yeux.  Il  écoutait  ces  chants  du 
Danemark,  il  les  avait  chantés  bien  souvent  dans  son  enfance;  cependant  com- 
bien ils  lui  paraissaient  nouveaux,  et  comme  il  les  comprenait  pour  la  première 
fois  !  Puis  sa  pensée  fatiguée  se  réfugia  en  arrière,  vers  sa  mère  et  son  foyer... 
et,  lasse  de  réflexion,  elle  jeta  l'ancre  dans  la  maison  paternelle,  dans  Nybo- 
der...  et  il  sommeilla  doucement,  jusqu'à  ce  que  le  bruit  du  camp  et  la  fraî- 
cheur du  matin  vinssent  le  tirer  du  sommeil...  »  Suivent  les  récits  de  la  ba- 
taille, de  la  captivité,  de  la  trêve,  enfin  du  retour  dans  la  patrie,  écrits  avec 
âme  et  avec  une  connaissance  parfaite  des  circonstances  locales  qui  fait  dire 
à  chaque  Danois  :  «  J'y  étais!  mon  fils,  mon  frère,  mon  père  y  était!  »  De 
pareilles  qualités  font  vite  un  bon  livre,  et  un  livre  pareil ,  qui  s'apprend 
par  cœur  et  inspire  le  plus  humble,  ressemble  fort  à  un  acte  de  patriotisme,  à 
une  bonne  action. 

L'année  1 852  a  vu  se  multiplier  en  Danemark,  à  la  suite  de  celles  que  nous 
venons  de  citer,  les  publications  relatives  à  la  guerre  des  duchés.  Outre  un 
petit  recueil  de  nouveaux  Contes,  par  M.  Andersen,  et  quelques  œuvres  dra- 
matiques originales,  comme  un  Episode  (de  la  vie  d'Ewald),  par  M.  Ch, 
Juul,  et  la  Jeunesse  de  Tycho-Brahé,  par  M.  Hauch,  —  l'année  littéraire  a 
vu  aussi  se  produire  de  nouvelles  et  belles  éditions,  comme  celles  des  œu- 
vres d'Œhlenschlaeger  et  d'Œrsted  (1),  d'Ewald  et  de  Hauch  (2).  On  a  con- 
tinué d'importans  ouvrages,  comme  le  Dictionnaire  des  auteurs  danois,  par 
M.  Erslew.  Si  on  ajoute  à  ces  travaux  les  incessantes  recherches  des  sociétés 
savantes  du  Danemark,  si  justement  renommées,  on  reconnaîtra  dans  ce  petit 
royaume  une  singulière  activité  littéraire,  au  moment  où,  à  peine  délivré 
des  tristes  diversions  d'une  guerre  redoutable,  il  rencontre  encore  dans  la 
politique  intérieure  une  nouvelle  cause  de  préoccupations.     A.  geffroy. 

(1)  Chez  le  libraire  Hœst  à  Copenhague. 

(2)  Chez  le  libraire  Reitzel. 


V.  DE  Mars. 


LE  PÈRE  VENTURA 


BT 


LA  PHILOSOPHIE. 


La  Raison  Philosophique  et  la  Raison  Catholique,  conférences  prêchées 
à  Paris  dans  l'année  1831. 


Il  est  remarquable  que  les  trois  hommes  qui  ont  dans  ces  derniers 
temps  le  plus  illustré  le  clergé  de  l'Italie  sont  trois  métaphysiciens,  Vin- 
cent Gioberti,  M.  l'abbé  Rosmini  Serbati  et  le  père  Ventura  de  Raulica. 
Au  point  de  vue  de  la  philosophie,  il  y  a  certainement  des  distinctions 
à  faire  entre  eux,  et  le  second  est  le  seul  peut-être  qui  puisse  être 
considéré  comme  ayant  une  doctrine  propre  et  comme  le  promoteur 
d'un  système;  mais  enfin  tous  trois  ont  jugé  de  ce  monde  par  l'esprit 
humain,  ce  qui  est  le  caractère  du  philosophe.  Tous  trois  ont  traité 
de  la  religion  comme  d'une  science  et  embrassé  dans  leurs  médita- 
tions toutes  les  sciences  morales  avec  elle.  Par  là,  ils  ont  un  trait 
commun  qui  les  signale  à  l'attention  des  historiens  de  la  philosophie. 

Un  autre  trait  qui  leur  est  propre  augmente  pour  nous  leurs  droits 
à  une  respectueuse  attention.  11  n'en  est  aucun  qui,  au  moment  favo- 
rable, n'ait  accueilli  la  pensée  d'une  réforme  dans  l'état  politique  de 
l'Italie.  Ici  avec  plus  d'éclat,  là  avec  plus  de  discrétion,  tous,  en 
voyant  luire  les  jours  bien  courts  de  1847,  ont  conçu  pour  leur  pays, 
ont  donné  à  leur  pays  des  espérances  trop  tôt  dissipées,  et,  dans  ces 
jours  mémorables,  les  regards  du  public  se  sont  portés  sur  eux, 
comme  sur  les  précurseurs  ou  les  conseillers,  les  confidens  ou  les 
interprètes  de  celui  qui  fut  alors  un  instant  l'espoir  du  monde.  C'était 
là  une  belle  époque,  un  de  ces  momens  que  le  ciel  ne  fait  que  mon- 

TOME   I.   —  1"   MARS.  53 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

trer  aux  hommes,  et  qu'aveugles  ou  ingrats,  ils  laissent  perdre  ou 
corrompre  sans  retour.  On  put  croire  que  l'heure  d'une  régénéra- 
tion nécessaire  avait  sonné;  mais,  depuis  plusieurs  années,  le  règne 
des  extrêmes  approchait.  Les  opinions  intermédiaires  avaient  com- 
mencé à  décliner.  L'esprit  conservateur  avait  cessé  d'être  capable 
de  profiter  de  l'occasion;  l'esprit  radical  n'était  capable  que  d'en 
abuser.  L'aube  se  couvrit  d'orageux  nuages,  et  bientôt  tout  disparut 
dans  la  tempête.  L'Italie,  à  l'exception  du  noble  pays  où  règne  la 
loyale  maison  de  Savoie,  se  replongea  dans  son  néant,  et  d'éminens 
esprits,  découragés  par  l'expérience,  rentrèrent  dans  la  retraite  avec 
de  plus  tristes  pensées. 

Vincent  Gioberti  sera  bientôt,  nous  l'espérons,  dignement  apprécié 
dans  ce  recueil.  Nous  laisserons  aujourd'hui  M.  Rosmini  dans  la 
sainte  obscurité  où  se  cachent  la  piété  de  sa  vie  et  la  gravité  de  ses  tra- 
vaux. Seulement  nous  pourrons  quelque  jour  lui  demander  le  secret 
de  ses  doctrines  métaphysiques.  Dès  à  présent,  nous  prendrons  plus 
de  liberté  avec  le  père  Ventura.  Aussi  bien  s'est-il  mis  lui-même  à 
notre  portée.  11  a  été  donné  aux  oreilles  françaises  d'entendre  de  sa 
bouche  la  parole  chrétienne.  Ramené  par  les  événemens  à  la  préoc- 
cupation unique  de  ce  qui,  pour  le  prêtre,  commence  et  finit  tout, 
de  ce  qui  est  pour  lui  Y  alpha  et  Y  oméga  de  la  pensée  et  de  la  vie,  il 
est  venu  de  Rome  faire  entendre  dans  cette  capitale  aux  mille 
croyances  un  écho  des  catacombes  et  du  Vatican. 

Je  crois  que  la  première  fois  que  son  nom  parvint  à  ce  public  insou- 
ciant, ce  fut  par  la  traduction  de  son  oraison  funèbre  d'O'Connell. 
Ce  discours,  écrit  avec  beaucoup  de  verve  et  de  liberté,  accueilli  par 
l'enthousiasme  des  fidèles  dans  une  des  basiliques  de  Rome,  consacré 
par  l'approbation  de  l'autorité  pontificale,  n'avait  pas  seulement 
l'avantage  de  nous  révéler  un  orateur  chrétien,  il  annonçait  quelque 
chose  de  plus  grave  et  de  plus  nouveau.  C'était  l'alliance  de  la  vieille 
foi  de  nos  pères  avec  l'esprit  libérateur  des  sociétés  modernes.  Un 
éloquent  appel  venait  de  la  métropole  des  églises  à  toutes  les  églises, 
à  tous  les  fidèles,  et  les  conviait  à  célébrer  comme  des  serviteurs  du 
christianisme  les  défenseurs  des  droits  des  hommes.  Leur  nom  était 
loué  dans  la  chaire  de  vérité;  ils  étaient  mis  au  rang  des  esprits  qui 
peuvent  être  selon  Dieu,  probate  spiritus  si  ex  Deo  sint.  L'Irlande  a 
ce  privilège,  que  ses  souffrances  ont  touché  ceux  qu'avait  jusque-là 
faiblement  émus  l'oppression,  et  qu'une  éloquence  tribunitienne, 
consacrée  à  répéter  ses  plaintes  et  à  réclamer  sa  liberté,  a  fait  com- 
prendre à  des  hommes  qui  semblaient  l'ignorer  que  liberté,  jury, 
pétition,  parlement,  n'étaient  pas  de  vains  mots,  et  que  le  christia- 
nisme aussi  pouvait,  plus  sûrement  qu'à  l'ombre  des  trônes,  se  réfu- 
gier sous  l'égide  des  constitutions. 


lE    PÈRE    VENTURA   ET    LA    PHILOSOPHIE.  819 

Mais  si  roraison  funèbre  d'O'Connell  fit  connaître  au  public  un 
prédicateur  dont  le  nom  lui  était  nouveau,  ce  nom  n'était  pas  ignoré 
de  ceux  qui  suivaient  avec  quelque  intérêt  dans  tous  les  pays  l'ensei- 
gnement de  la  philosophie.  On  savait,  du  moins  on  pouvait  savoir 
que  le  père  Ventura  avait  de  bonne  heure  porté  son  attention  sur 
ceux  de  nos  écrivains  qui  ont,  dans  les  commencemens  du  siècle, 
paru  défendre  la  cause  de  l'église,  et  qu'un  de  ses  premiers  travaux 
avait  été  la  traduction  de  la  Législation  primitive.  On  savait  qu'il 
s'était  formé  par  l'enseignement  à  la  prédication,  et  qu'il  avait  pro- 
fessé la  philosophie  théologique  à  Rome  dans  un  des  premiers  éta- 
blissemens  du  monde  catholique.  Lors  donc  que  la  révolution  romaine 
eut  perdu  la  cause  même  pour  laquelle  elle  était  entreprise,  lorsque 
ce  triste  dénouement  amena  en  France  l'ancien  général  des  théatins, 
qui  se  rencontra  parmi  les  vaincus  sans  avoir  été  du  nombre  des 
combattans,  il  parut  parmi  nous  précédé  d'une  double  renommée, 
celle  de  l'orateur  et  du  théologien.  Un  curieux  empressement  réunit 
un  nombreux  auditoire  autour  de  sa  chaire,  et,  après  un  premier 
mouvement  de  surprise  causé  par  des  formes  toutes  méridionales, 
par  un  accent  inaccoutumé  qui  était  cependant  comme  un  souvenir 
de  Saint-Pierre  de  Rome,  on  se  fit  à  sa  manière  franche  et  animée; 
on  lui  trouva  une  facilité  abondante,  toute  la  passion  compatible  avec 
la  sainteté  du  ministère;  on  lui  trouva  enfin,  chose  assez  rare,  une 
éloquence  naturelle  dans  une  langue  étrangère.  Depuis  vingt  ans,  l'art 
de  la  prédication  s'est  relevé  parmi  nous,  et  notre  éghse  a  donné 
aux  Rourdaloue  et  aux  Massillon  d'honorables  successeurs.  Nous  ne' 
serons  pas  ingrat  envers  le  talent  dont  ils  ont  fait  preuve  (com- 
ment le  serions-nous?  nous  aimons  le  talent  de  la  parole,  et  il  devient 
si  rare  !  ) ,  mais  ils  nous  permettront  de  leur  dire  que  le  succès  du 
père  Ventura  est  dû  à  des  qualités  qui  méritent  d'être  étudiées. 
D'abord  nulle  affectation;  point  de  trace  des  idées  et  des  formes  de 
la  littérature  à  la  mode;  de  la  simplicité  et  du  mouvement,  ce  qui 
prouve  ou  ce  qui  vaut  l'improvisation;  une  mémoire  vaste  et  pré- 
sente, un  habile  emploi  des  autorités,  un  choix  heureux  des  textes 
sacrés,  une  connaissance  méthodique  des  questions,  enfin  les  appa- 
rences pour  le  moins  d'une  science  positive  qui  rassure  l'auditeur 
ému  par  le  talent  et  laisse  une  instruction  dans  la  pensée  après  que 
l'émotion  a  disparu.  Nous  avons  maintenant  sous  les  yeux  ses  paroles 
fixées  par  l'impression.  Hors  de  la  scène  animée  où  elles  ont  été 
entendues,  elles  doivent  perdre  beaucoup  de  leur  mérite  et  de  leur 
effet.  Quoique  jamais  Sicilien  n'ait  manié  notre  langue  a;vec  cette 
justesse  et  cette  clarté,  le  style  n'atteint  pas,  on  doit  s'y  attendre, 
à  l'élégance  parfaite,  à  la  dernière  précision,  et  les  beautés  d'expres- 
sion sont  rares.  De  l'éloquence  il  ne  reste  que  les  mouvemens;  mais- 


820  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

les  mouvemens,  quand  ils  sont  naturels,  peuvent  suffire  à  l'élo- 
quence, et,  sans  accepter  les  exagérations  ridiculement  exprimées 
que  les  éditeurs  ont  eu  le  tort  de  mettre  en  tête  du  volume,  nous 
pensons  que  l'église  de  France  doit  se  féliciter  d'avoir  entendu  le 
père  Ventura.  Elle  n'oubliera  ni  l'hommage  qu'il  lui  a  rendu,  ni  les 
exemples  qu'il  lui  a  donnés. 

Mais  c'est  un  livre  qui  est  devant  nous.  Ce  recueil  de  neuf  confé- 
rences prêchées  à  Paris  en  1851,  dans  l'église  de  l'Assomption,  a 
pour  titre  :  la  Raison  philosophique  et  la  Raison  catholique.  Ou- 
blions l'éloquence  et  ne  voyons  plus  que  la  doctrine.  Séparons  de  la 
foi  du  prêtre  les  systèmes  db  l'écrivain;  ceux-ci  nous  regardent  seuls. 
Les  dogmes  sont  sacrés,  qu'ils  restent  inviolables  ;  mais  la  manière 
de  les  établir  ne  l'est  pas,  et  celle  du  père  Ventura  diffère  assez  des 
méthodes  jadis  préférées  dans  l'église  pour  que  nous  puissions,  entre 
lui  et  nous,  séculariser  le  débat  et  discuter  librement,  sans  craindre 
de  paraître  un  moment  discuter  la  religion  même. 

Ce  dernier  ouvrage  n'est  pas  son  coup  d'essai.  Sa  doctrine  était 
connue  par  un  livre  publié  en  1828,  de  Methodo  philosophandi.  Je 
me  souviens  de  l'avoir  lu,  il  y  a  plus  de  vingt  ans.  Il  me  parut  une 
tentative  de  conciliation  entre  la  théologie  dogmatique  et  la  doctrine 
de  M.  de  Lamennais,  qui  exerçait  alors  sur  une  portion  très  intelli- 
gente du  clergé  une  influence  si  funeste,  et  dont  les  erreurs,  encore 
qu'un  peu  dissimulées,  continuent  d'y  faire  école,  même  aujourd'hui 
que  l'éloquent  écrivain  les  a  échangées  contre  des  erreurs  nouvelles. 
Je  viens  de  relire  cet  ouvrage,  peu  destiné  à  devenir  populaire,  et  il 
convient  d'en  déterminer  exactement  le  caractère  avant  de  rendre 
compte  du  nouveau  livre  du  même  auteur.  Nous  connaîtrons  mieux 
la  route  que  son  esprit  a  suivie,  nous  verrons  mieux  s'il  marche  ou 
s'il  s'arrête  ;  nous  saurons  ce  qu'il  a  appris  des  vingt  ans  qui  viennent 
de  s'écouler. 

Il  faut  se  reporter  en  1828.  L'impiété  fait  chaque  jour  des  pro- 
grès; tel  était  le  point  de  fait  d'où  l'on  partait  alors.  Elle  prend,  à 
l'égard  de  la  vérité  divine,  tantôt  les  formes  de  la  haine,  tantôt  celles 
de  l'indifférence;  mais  quelle  est  la  cause  de  ses  progrès?  Les  passions, 
l'ignorance,  les  sciences?  Non,  la  méthode  adoptée  en  philosophie.  La 
bonne  ou  mauvaise  philosophie  est  de  peu  de  conséquence  pour  la  reli- 
gion ;  la  bonne  même  ne  sert  pas  à  connaître  la  vérité,  mais  seulement 
à  donner  de  la  vérité  connue  une  notion  scientifique.  Une  mauvaise 
méthode,  au  contraire,  peut  conduire  à  méconnaître  la  vérité  même 
et  à  détruire  la  foi  dans  ce  que  l'on  sait.  Or,  en  examinant  la  présente 
méthode  de  la  philosophie,  on  trouve  qu'elle  est  de  tout  point  con- 
traire à  la  sagesse  chrétienne;  cela  suffit  pour  expliquer  l'impiété  du 
siècle.  Considérez-vous  en  effet  la  méthode  en  elle-même  ou  dans  son 


LE   PÈRE   VENTURA   ET   LA  PHILOSOPHIE.  821 

sujet?  L'observation  ou  l'expérience,  qui  n'était  que  le  moyen  de  con- 
naître les  choses  corporelles,  du  temps  que  l'on  consultait  l'autorité 
sur  les  choses  divines,  sur  les  choses  humaines  le  sens  commun,  est 
devenue  la  méthode  universelle  des  sciences  ramenées  toutes  au  même 
niveau.  L'égalité  a  confondu  les  sciences  comme  elle  a  bouleversé  la 
société.  Quant  à  l'objet  de  la  méthode,  ce  n'est  plus  l'explication  dé- 
monstrative de  la  vérité  connue,  c'est  la  recherche  ou  la  découverte  de 
la  vérité  :  définition  qui  suppose  qu'il  n'y  a  que  des  vérités  naturelles 
ou  qu'aucune  vérité  n'est  révélée,  et  l'une^et  l'autre  supposition  nient 
le  christianisme.  Quel  est  le  fondement  de  la  certitude?  Autre  ques- 
tion qui  importe  beaucoup  à  la  méthode  philosophique.  Tandis  que 
Platon,  qui  semble  à  quelques-uns  toucher  aux  vérités  chrétiennes, 
cherchait  la  certitude  dans  la  raison  individuelle,  Aristote,  qui  la  pla- 
çait dans  le  sens  commun,  était  en  cela  plus  près  que  Platon  du  chris- 
tianisme, dont  ses  doctrines  s'éloignaient  davantage.  La  foi  dans  le 
sens  privé  est  le  dogme  commun  à  Luther  et  à  Descartes;  elle  domine 
dans  la  philosophie  moderne,  tandis  que  la  science  orthodoxe  s'ap- 
puie sur  le  sens  commun  ou  sur  le  témoignagne  universel,  c'est-à- 
dire  sur  l'autorité  ou  l'infaillibilité  de  l'église.  Enfin  le  quatrième 
point  à  considérer  dans  une  philosophie,  c'est  son  principe.  Suivant 
le  père  Ventura,  le  principe  de  la  philosophie  moderne  peut  s'expri- 
mer ainsi  :  «  Dans  aucun  composé  substantiel  ou  accidentel  ne  se 
rencontre  l'unité;  »  ce  qui  est  contraire  à  cet  autre  principe,  le  fon- 
dement, suivant  l'auteur,  de  toute  philosophie  orthodoxe  :  «  Là  où 
soit  deux,  soit  plusieurs  principes  s'unissent  [coalescunt)  substan- 
tiellement, il  y  a  unité  réelle.  »  L'intelligence,  par  exemple,  est  une 
simple  puissance  tant  que  la  vérité  ne  l'illumine  pas.  Ce  n'est  que 
de  la  vérité  unie  à  l'intelligence,  comme  la  forme  à  la  matière,  que 
résulte  l'unité  de  la  raison  humaine,  tandis  que  les  philosophes  pré- 
supposent la  raison  à  la  vérité;  de  même  ils  regardent  l'âme  seule 
comme  l'unité  dans  l'homme,  tandis  que  celle-ci  résulte  de  l'union 
substantielle  du  corps  et  de  l'âme.  Ainsi  encore,  dans  l'ordre  so- 
cial, l'unité  du  pouvoir  résulte  de  l'union  du  sujet  et  du  ministre,  et, 
dans  l'ordre  politique,  l'unité  consiste  dans  l'union  substantielle  de 
l'église  et  de  l'état. 

Telles  sont,  suivant  le  père  Ventura,  sur  le  sujet,  l'objet,  le  fonde- 
ment et  le  principe  de  la  méthode  philosophique,  les  différences  capi- 
tales de  la  doctrine  vraie  à  la  doctrine  fausse,  ou,  ce  qui  est  la  même 
chose,  de  la  philosophie  scolastique  à  la  philosophie  du  siècle.  Il 
n'est  nullement  difficile,  et  l'on  voit  d'avance  par  quelles  analogies, 
de  rattacher  ces  idées  générales  à  quelques-uns  des  dogmes  de  la 
religion,  et  l'unité  de  la  science  et  de  la  foi  est  ainsi  constituée. 
L'omission  ou  la  violation  de  quelqu'une  de  ces  conditions  de  la 


822  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

méthode  a  donné  naissance  à  toutes  les  hérésies,  à  toutes  les  erreurs 
de  la  théologie,  de  la  métaphysique,  de  la  morale,  de  la  politique. 
Ces  erreurs,  l'auteur  les  signale  jusque  dans  des  doctrines  tenues 
communément  pour  orthodoxes,  par  exemple  \a^  philosophie  de  Lyon, 
et  il  n'a  pas  de  peine  à  établir  qu'il  est  à  propos  de  restaurer  sur  ses 
véritables  fondemens  la  méthode  de  la  philosophie,  methodus  philo- 
sophandi.  C'est  l'objet  de  son  livre. 

L'ouvrage,  quoique  digne  d'être  lu,  ne  contient  rien  de  bien  essen- 
tiel en  dehors  des  idées  qui  viennent  d'être  résumées.  Tout  s'y  réduit 
à  cette  pensée  :  la  philosophie  ne  peut  être  la  recherche  de  la  vérité, 
puisque  la  vérité  est  connue,  ou  bien  elle  suppose  l'ignorance,  auto- 
rise le  doute,  admet  ou  réalise  l'erreur.  C'est  la  philosoplde  de  démon- 
stration (lisez  à' explication,  car  une  philosophie  démonstrative  serait 
un  rationalisme  absolu)  substituée  à  la  philosophie  d'inquisition. 
Telle  est  restée  au  fond  la  doctrine  du  père  Ventura;  seulement  il 
la  soutient  aujourd'hui  d'une  manière  plus  exclusive..  Ainsi,  il  y  a 
vingt  ans,  il  admettait  encore  une  théologie  naturelle  avant  la  surna- 
turelle, concession  que  ses  principes  lui  interdiraient  aujourd'hui; 
mais  s'il  est  plus  absolu  en  philosophie,  il  l'est  moins  en  politique. 
Sous  ce  rapport  du  moins,  il  suit  assez  exactement  saint  Thomas. 
Ayant  quelque  peu  souffert  pour  certaines  opinions  que  les  partis 
dominans  ne  pardonnent  guère,  il  s'en  venge  sur  la  philosophie,  et 
il  espère  se  réhabiliter  en  l'attaquant. 

Sur  le  titre  de  son  nouvel  ouvrage,  on  prévoit  en  effet  qu'il  com- 
pare la  raison  catholique  à  la  raison  philosophique,  non  pour  les  con- 
cilier, mais  pour  les  opposer,  peut-être  même  pour  exclure  l'une  par 
l'autre.  C'est  la  vieille  distinction  entre  la  raison  et  la  foi,  distinction 
légitime  que  l'on  peut  pousser  jusqu'à  l'antithèse,  mais  dont  on  ne 
doit  pas  faire  un  conflit  :  or,  c'est  un  conflit  que  le  père  Ventura 
semble  chercher.  La  raison,  il  le  reconnaît,  est  faite  pour  la  vérité; 
mais  en  la  poursuivant,  elle  ne  la  peut  atteindre  et  ne  l'a  jamais 
atteinte.  La  vérité  a  été  divinement  révélée  à  l'homme  après  la  créa- 
tion par  celui  qui  est  la  vérité  même.  Ainsi  elle  s'est  conservée,  elle 
s'est  transmise  dans  l'humanité,  et  une  tradition  plus  ou  moins  pure 
est  devenue  le  fond  et  l'aliment  de  toute  connaissance,  de  toute 
science  digne  de  ce  nom.  Cette  tradition  perpétuelle,  universelle,  a 
maintenu  sur  la  terre  la  foi  à  ces  dogmes  fondamentaux.  Dieu,  la  loi 
morale,  les  peines  futures.  Telle  est  la  religion  éternelle.  Aussi  n'y 
a-t-il  pas  eu,  à  proprement  parler,  de  polythéisme  dans  l'antiquité. 
Lorsque  la  raison  des  sages,  secouant  le  joug  des  superstitions,  a 
prétendu  chercher  par  elle-même  la  vérité,  elle  n'a  rien  trouvé,  ou 
elle  n'a  trouvé  que  ce  qu'il  y  avait  de  vrai  dans  ces  superstitions 
mêmes;  elle  n'a  trouvé  que  la  vérité  religieuse  recouverte,  mais  con- 


LE    PÈRE    VENTURA    ET   LA    PHILOSOPHIE.  823 

servée  par  ces  préjugés  populaires  qu'un  orgueil  savant  prétendait 
dissiper  comme  des  rêves.  Bien  loin  que  la  vérité  fût  nouvelle,  l'an- 
tique seul  était  vrai,  et  toutes  les  nouveautés  n'offraient  qu'erreur  ou 
ignorance.  Cette  prétention  de  la  raison  à  découvrir  seule  et  par  elle- 
même  la  vérité  est  le  rationalisme  ou  la  raison  philosophique.  Dès  le 
temps  du  paganisme,  celle-ci  avait  pour  antagoniste  la  raison  reli- 
gieuse de  l'humanité  ou  la  tradition  permanente  des  vérités  primiti- 
ment  révélées.  Depuis  la  chute  des  faux  dieux,  la  religion  univer- 
selle et  perpétuelle,  c'est  le  catholicisme.  La  science,  la  philosophie, 
si  elle  veut  atteindre  la  vérité,  n'a  pas  à  la  chercher  ailleurs,  ou 
plutôt  elle  ne  doit  pas  la  chercher,  elle  doit  la  prendre  là  où  elle  est 
toute  trouvée,  la  recevoir  de  qui  la  possède.  Quand  la  raison  cherche, 
elle  est  perdue.  La  raison  inquisitive,  c'est  la  raison  philosophique, 
c'est-à-dire  quelque  chose  qu'on  ne  peut  qualifier  que  par  des  épi- 
thètes  outrageantes.  La  raison  catholique,  c'est  la  raison  qui  sait 
qu'elle  n'est  bonne  qu'à  exposer,  non  à  chercher  la  vérité;  qu'elle 
doit  être  non  inquisitive,  mais  démonstrative.  Telle  est  en  effet  la 
philosophie  chrétienne;  car  il  y  a  une  science,  une  philosophie  légi- 
time, en  d'autres  termes  un  légitimfe  emploi  de  la  raison.  Il  ne  suffit 
pas  d'avoir  établi  que  la  philosophie  toute  seule  n'apprend  rien,  que 
la  vérité  est  révélée  d'en  haut,  que  cette  révélation  universelle  et 
perpétuelle  dans  l'humanité  est  comme  en  dépôt  dans  l'église  catho- 
lique; il  faut  ajouter  et  montrer  que  la  révélation,  la  tradition,  la  re- 
ligion, le  catholicisme  a  produit  une  philosophie.  C'est  la  théologie 
scolastique,  ou  plutôt  c'est  la  philosophie  de  saint  Thomas  d'Aquin. 
Ce  dernier  point  est  en  France  le  côté  original  ou  du  moins  parti- 
culier de  la  doctrine  du  père  \entura.  C'est  par  là  qu'il  a  étonné  les 
esprits  et  produit  un  effet  de  nouveauté  dans  le  clergé  même.  Au 
milieu  de  l'ignorance  universelle,  de  ce  déclin  des  études  sérieuses, 
sous  un  reste  d'influence  de  l'esprit  du  dernier  siècle,  sous  l'empire 
des  méthodes  et  du  langage  modernes,  aucune  école,  et  l'église 
elle-même,  ne  voulait  ou  n'osait,  ou  ne  daignait  relever  publique- 
ment l'étendard  des  doctrines  du  moyen  âge.  Il  en  résultait,  il  faut 
bien  l'avouer,  une  lacune  dans  l'enseignement  ecclésiastique.  Osten- 
siblement du  moins,  il  y  manquait  une  philosophie.  Par  la  nature 
des  choses,  en  créer  une  nouvelle  était  interdit,  et  parmi  toutes 
celles  qui  datent  de  la  révolution  cartésienne,  il  était  dangereux  de 
choisir,  pour  ceux-là  du  moins  qui  ont  déclaré  une  mortelle  guerre 
"au  principe  même  de  la  philosophie  moderne.  La  conséquence  était 
'donc  de  remonter  à  ce  moyen  âge  dont  on  célébrait  déjà  si  complai- 
.samraent  les  arts,  les  mœurs  et  l'histoire.  Dans  ce  recueil  même, 
cette  réaction  a  été  habilement  décrite  et  jugée;  mais  nous  devons 
avouer  qu'à  certains  égards,  elle  était  logique  et  naturelle.  Lors  donc 


824  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'un  orateur  docte  et  véhément  est  venu  proclamer  avec  hardiesse 
et  développer  avec  un  incontestable  talent  cette  réhabilitation  de  la 
scolastique,  lorsqu'il  est  venu  dire  à  la  face  du  siècle  ce  qui  se  mur- 
murait sans  doute  dans  les  séminaires,  je  ne  sais  s'il  a  satisfait,  mais 
il  a  certainement  rencontré  un  besoin  réel;  à  des  esprits  incertains 
et  curieux,  il  a  offert  une  ressource  qu'ils  cherchaient  vaguement, 
et  peut-être  a-t-il  paru  combler  le  vide  en  le  signalant.  S'il  n'eût 
fait  que  porter  une  nouvelle  accusation  de  fragilité  contre  la  philo- 
sophie, il  répétait  un  lieu-commun  du  temps,  et  peut-être  avec  moins 
de  subtilité  et  de  force  que  certains  de  ses  prédécesseurs.  Ceux-ci 
avaient  plus  réfuté  qu'enseigné,  plus  détruit  qu'édifié;  ils  s'effor- 
çaient de  faire  le  vide  dans  la  science  et  ne  le  remplissaient  pas,  et 
ce  n'est  pas  le  moindre  mérite  du  nouveau  prédicateur  que  d'avoir 
osé  dire  ce  qu'ils  osaient  à  peine  penser. 

Voici  donc  les  points  capitaux  traités  dans  ses  conférences  de  l'As- 
somption :  d'abord  la  comparaison  entre  la  raison  philosophique  et 
la  raison  catholique,  distinguées  profondément  et  opposées  l'une  à 
l'autre,  tant  dans  leurs  principes  que  dans  leur  méthode;  la  pre- 
mière condamnée  par  ses  œuvres  dans  les  temps  anciens  et  modernes, 
et  la  seconde  justifiée  par  les  siennes  dans  les  temps  catholiques  et 
par  les  caractères  de  l'enseignement  de  l'église  dans  tous  les  temps; 
enfin  l'exposition  de  quelques  points  de  doctrine  pouvant  servir  de 
preuves  et  d'exemples,  qui  sont,  en  philosophie,  la  nature  de  l'âme 
et  l'origine  des  idées,  —  en  théologie,  la  Trinité,  l'incarnation  et  la  ré- 
demption, que  l'auteur  appelle  à  dessein  la  restauration  de  l'univers. 

Traiter  toutes  ces  questions  serait  infini;  nous  nous  bornerons  à 
juger,  selon  nos  lumières,  la  partie  polémique,  puis  la  partie  dogma- 
tique, non  pas  de  la  théologie,  mais  de  la  philosophie,  et  nous  ter- 
'  minerons  par  quelques  réflexions  sur  la  révolution  qu'on  a  voulu 
opérer  de  nos  jours  dans  la  manière  de  défendre  la  religion. 

I. 

La  polémique  du  père  Ventura  est  toute  moderne.  C'est  au  fond 
l'acte  d'accusation  si  connu  contre  l'instabilité  de  la  philosophie.  Les 
motifs  ne  manquent  pas,  et  le  grief  n'est  pas  neuf.  Ce  qui  est,  non 
pas  nouveau,  car  les  pyrrhoniens  l'avaient  fait,  mais  caractéristique, 
c'est  d'induire  de  la  diversité  des  systèmes  l'incertitude  universelle, 
en  essayant  de  faire  ensuite  en  faveur  du  dogme  une  exception 
subreptice  à  l'universel.  Cette  doctrine,  si  c'est  vraiment  une  doc- 
trine, le  père  Ventura  l'établit  par  des  argumens  qui  ressemblent 
fort  à  ceux  de  l'auteur  de  \ Essai  sur  l'Indifférence,  et  il  se  persuade 
qu'il  répète  saint  Thomas  d'Aquin.  Faire  remonter  sa  doctrine  du 


LE    PÈRE   YENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  825 

xix^  siècle  au  xiii*  serait  en  effet  un  coup  de  maître,  car  rien  n'est 
vrai,  s'il  n'est  vieux;  mais  c'est  ici  que  notre  opposition  commence. 

Dans  les  discussions  de  ce  genre,  il  ne  suffit  pas  d'une  parfaite 
sincérité  ni  d'une  intelligence  générale  des  questions  et  des  sys- 
tèmes :  sous  ces  rapports,  l'auteur  est  irréprochable;  mais  il  faut 
encore  la  plus  juste  mesure  dans  l'appréciation  des  doctrines,  ne  rien 
surfaire,  ne  rien  atténuer,  se  défendre  des  entraînemens  de  l'argu- 
mentation oratoire,  combattre  le  penchant  de  l'éloquence  à  donner 
aux  vérités  relatives  une  forme  absolue,  aux  simples  considérations 
une  apparence  démonstrative,  aux  expressions  modérées  une  valeur 
hyperbolique.  Par  exemple,  voulant  prouver  que  la  raison  philoso- 
phique est  absurde  dans  sa  méthode,  l'auteur,  après  avoir,  selon  son 
bon  plaisir,  défini  cette  méthode,  nous  annonce  que  saint  Thomas 
l'a  écrasée  de  toute  la  puissance  de  son  génie,  et  il  analyse  les  objec- 
tions de  son  maître,  pour  conclure  que  la  raison,  procédant  par  ses 
seules  forces,  est  aussi  insensée  qu'arrogante  et  tombe  dans  l'impuis- 
sance de  s'élever  à  la  première  vérité,  à  la  connaissance  de  Dieu. 

Sur  cela,  j'ai  plusieurs  observations  à  faire.  Je  remarque  d'abord 
que  c'est  une  argumentation  qu'on  nous  promet,  une  argumentation 
imposante,  triomphante,  qui  nous  donnera  l'évidence,  l'évidence  ma- 
thématique. Soit;  elle  n'en  perd  pas  pour  cela  son  caractère  d'argu- 
mentation. Donner  par  le  raisonnement  une  évidence  mathématique, 
c'est,  s'il  en  fut  jamais,  un  procédé  de  rationalisme.  Ceci  importe, 
parce  que  nous  sommes  au  principe  de  la  science.  Assurément,  on 
ne  peut  exiger  que  la  théologie  ne  raisonne  point  :  tout  le  monde 
sait  que  la  logique  y  joue  un  grand  rôle,  et  que,  hormis  sur  ses  prin- 
cipes qu'elle  emprunte  à  l'autorité,  c'est  une  science  argumentative, 
comme  le  disent  les  scolastiques;  mais  nous  ne  sommes  point  encore 
en  théologie,  nous  cherchons  la  science.  Malgré  son  horreur  pour 
l'inquisition,  le  père  Ventura  débute  par  elle.  Comment  ferait-il 
autrement?  Saint- Cyrille  a  très  bien  dit  :  a  Le  principe  de  la  con- 
naissance est  l'inquisition.  »  Le  père  Ventura  cherche  donc;  il  se 
demande  où  est  la  vérité,  sur  quels  fondemens  elle  repose,  quelle 
est  la  méthode  qui  y  conduit.  Or  comment  décide-t-il  cette  question 
première  ?  Par  une  argumentation.  Que  place-t-il  au  début  de  la 
science?  Le  rationalisme. 

Nous  ne  lui  reprochons  pas  de  faire  ainsi;  c'est,  selon  nous,  chose 
inévitable;  nous  lui  reprochons  de  ne  pas  s'en  apercevoir.  Quant  à 
l'argument  dont  il  se  sert,  c'est,  dit-il,  celui  de  saint  Thomas;  mais 
avant  d'être  jugé,  l'argument  doit  être  bien  compris.  Nous  ne  savons 
s'il  le  serait  de  qui  ne  l'aurait  lu  que  dans  son  interprète.  Nous 
avouerons  que  dès  le  premier  moment  l'assertion  nous  a  surpris. 
Ce  n'est  guère  l'usage  des  scolastiques  de  se  gendarmer  contre  le 


826  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rationalisme.  De  leur  temps,  la  science  était  très  honorée,  très  mé- 
nagée. La  raison  humaine,  même  la  philosophie  païenne,  n'était 
guère  traitée  avec  dédain,  du  moins  par  les  hommes  d'école.  Le 
scepticisme  était  peu  connu,  par  conséquent  peu  redouté,  et  l'accu- 
sation d'engendrer  le  scepticisme,  cette  accusation  banale,  dirigée 
aujourd'hui  si  facilement  contre  toute  philosophie,  n'était  pas  l'arme 
ordinaire  des  philosophes  de  l'église.  Je  m'étonnais  surtout  que  le 
sage  saint  Thomas,  avec  ce  calme  d'un  esprit  vaste,  pût  avoir  expres- 
sément soutenu  des  maximes  violentes,  telles  que  celles-ci  :  »  Il  n'y 
a  point  de  science  humaine;  la  raison  par  elle-même  n'arrive  à  rien; 
Aristote  et  les  philosophes  de  l'antiquité  ne  savaient  rien.  )> 

Qu'ai-je  donc  fait?  J'en  demande  pardon  au  père  Ventura;  je  me 
suis  adressé  à  saint  Thomas  lui-même.  Voyons  donc  ensemble  ce 
qu'il  dit,  voyons  s'il  dit  bien  ce  qu'on  lui  fait  dire. 

J'ouvre  avec  le  père  Ventura  la  Somme  contre  les  Gentils.  Le  livre 
est  destiné  à  la  conversion,  non  des  hérétiques,  non  des  Juifs,  mais 
des  païens,  mais  des  mahométistes^  de  tous  les  infidèles,  de  tous  ceux 
qui  n'ont  avec  les  chrétiens  aucun  principe  commun.  Le  saint  doc- 
teur va-t-il  donc  avec  ceux-là  commencer  par  proscrire  la  raison  phi- 
losophique? Non;  il  dit  en  propres  termes  qu'avec  eux,  il  est  néces- 
saire de  recourir  à  la  raison  naturelle,  necesse  est  ad  naturalem, 
rationem  recurrere.  Va-t-il  éclater  contre  la  raison  inquisitive?  Non; 
sans  cesse,  en  parlant  des  vérités  premières  touchant  la  Divinité,  il  se 
sert  du  mot  de  recherche,  investigatio;  il  les  déclare  accessibles  à 
l'inquisition  de  la  raison,  inquisitioni  rationis  pervia.  Sur  Dieu,  en 
effet,  les  vérités,  suivant  saint  Thomas,  sont  de  deux  sortes.  Les  unes 
excèdent  la  puissance  de  l'humaine  raison,  comme  celle-ci  :  que  la 
Trinité  s'accorde  avec  l'unité  de  Dieu.  Les  autres  sont  celles  que  la 
raison  naturelle  peut  atteindre,  comme  celles-ci  :  Dieu  existe,  il  n'y  a 
qu'un  Dieu,  —  et  d'autres  semblables.  Les  philosophes  que  la  lumière 
de  la  raison  a  conduits  à  ces  vérités  les  ont  prouvées  démonstrative- 
ment.  Leur  part  de  la  vérité  est  la  vérité  démonstrative,  veritas  de- 
monstrativa.  Mais  si  la  vérité  était  réservée  uniquement  à  l'investi- 
gation de  la  raison,  il  en  résulterait  des  inconvéniens  pour  l'instnic- 
tion  religieuse  de  l'humanité.  La  bonté  divine  a  voulu  que,  dans  ses 
prescriptions,  la  foi  fût  d'accord  avec  la  raison  dans  ses  recherches. 
Quant  aux  dogmes  uniquement  révélés,  la  vérité  n'en  est  pas,  comme 
celle  dont  il  vient  d'être  parlé,  intelligible  par  elle-même,  ou  suscep- 
tible de  démonstration.  Elle  ne  peut  être  établie  que  par  des  simili- 
tudes, par  des  raisons  vraisemblables,  encore  qu'un  peu  débiles, 
quantumque  debilibus,  et  par  la  solution  des  difficultés  qu'on  lui  op- 
pose. Et,  après  ces  préliminaires,  l'auteur  entre  en  matière,  annon- 
çant expressément  l'intention  de  poursuivre ,  par  la  voie  de  la  raison. 


LE    PÈRE    VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  827 

les  choses  que  la  raison  humaine  peut  rechercher  touchant  Dieu.  Ces 
choses  sont,  entre  autres,  l'existence,  l'unité,  la  bonté  de  Dieu,  ses 
attributs  généraux,  puis  la  simplicité,  l'immortalité  et  les  facultés 
de  l'âme. 

On  le  voit,  nous  sommes  loin  du  père  Ventura.  11  nous  interdisait 
la  raison  inquisitive  et  ne  nous  laissait  que  la  raison  démonstrative, 
qu'il  identifiait  avec  la  raison  catholique,  prêtant  sans  doute  à  ce 
mot  de  démonstration  un  sens  que  ne  connaît  ni  la  géométrie,  ni  la 
logique,  ni  la  scolastique,  et  voilà  que  saint  Thomas  refuse  à  la  vé- 
rité révélée  la  démonstration,  et,  admettant  en  dehors  d'elle,  plaçant 
avant  elle  l'inquisition  de  la  raison  ou  la  raison  inquisitive,  il  tient 
celle-ci  pour  seule  démonstrative.  La  contradiction  peut-elle  être 
plus  directe  qu'entre  le  maître  et  le  disciple  ? 

Mais  nous  voulons  faire  beau  jeu  au  père  Ventura.  Nous  n'avons 
cité  comme  lui  que  la  Somme  contre  les  Gentils.  L'ouvrage  a  été 
contesté.  L'auteur  ne  s'y  adressé  qu'à  des  incrédules.  Peut-être  leur 
a-t-il  fait  quelque  concession  pour  se  mettre  à  leur  portée.  Consul- 
tons un  livre  plus  célèbre,  plus  complet,  d'une  autorité  plus  grande, 
la  Somme  théologique.  C'est  son  dernier  ouvrage;  nous  aurons  ici 
toute  sa  pensée.  Ici  il  parle  à  ceux  qui  ne  nient  pas  tous  les  principes 
de  la  théologie,  non  pas  aux  hérétiques  seulement,  mais  aux  com- 
mençans,  aux  novices,  aux  philosophes  qui  veulent  s'instruire.  Dès  la 
première  page,  il  établit  ce  que  c'est  que  la  théologie.  Peut-être 
va-t-il  immoler  toute  philosophie  aux  pieds  de  la  théologie;  c'est  le 
moment  ou  jamais  de  faire  de  celle-ci  la  science  unique  :  l'essaie-t-il? 
Nullement;  il  n'y  pense  pas.  11  ne  révoque  pas  en  doute  un  instant 
l'existence  de  la  science  philosophique,  qui  est  du  ressort  de  la  rai- 
son. Il  recherche  si  elle  est,  comme  il  le  semble,  la  science  suffi- 
sante, et  il  établit  pourquoi  la  doctrine  chrétienne  a  été  nécessaire 
et  comment  elle  est  une  science  aussi.  Mais  exposons  sa  pensée  en 
n'employant  guère  que  ses  expressions. 

Est-il  nécessaire  qu'il  y  ait  une  autre  science  que  les  sciences  phi- 
losophiques? Oui,  car  l'Écriture  sainte,  divinement  insphée,  est  utile 
pom'  nous  enseigner  la  justice,  c'est-à-dire  ce  qui  donne  le  salut.  Or 
elle  n'est  pas  du  ressort  de  la  raison  humaine.  Elle  nous  apprend 
elle-même  que  l'homme  est  ordonné  pour  une  fin  qui  ne  lui  est  con- 
nue que  par  une  révélation  divine.  Celle-ci  lui  est  nécessaire,  même 
pour  les  choses  touchant  Dieu  qui  peuvent  être  cherchées  par  la  rai- 
son humaine,  car  la  science  ainsi  acquise  demande  trop  de  temps, 
elle  est  à  la  portée  de  trop  peu  de  monde,  et  elle  n'arriverait  pas  au 
commun  des  hommes  sans  se  mêler  de  beaucoup  d'erreurs.  De  la 
nécessité  d'une  révélation  divine  pour  le  salut  se  tire  la  nécessité 
d'une  science  qui  soit  comme  la  doctrine  de  cette  révélation,  La 


828  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

science  philosophique  traite  des  choses  en  tant  qu'elles  sont  connais- 
sablés  par  la  lumière  de  la  raison  naturelle;  rien  n'empêche  qu'une 
autre  science  ne  traite  des  mêmes  choses,  en  tant  qu'elles  sont  con- 
nues par  la  lumière  de  la  révélation  divine;  quoique  cette  théologie 
sacrée  ne  soit  pas  du  même  genre  que  la  théologie  qui  fait  partie  de 
la  philosophie,  on  ne  doit  pas  lui  refuser  le  titre  de  science,  parce 
qu'elle  ne  procède  point  de  principes  connus  par  eux-mêmes.  Gomme 
la  perspective  a  ses  principes  dans  une  science  supérieure,  la  géo- 
métrie, ainsi  la  science  sacrée  procède  de  principes  connus  par  la 
lumière  d'une  science  supérieure,  qui  est  celle  de  Dieu  et  des  bien- 
heureux. Elle  surpasse  en  dignité  les  autres  sciences,  puisqu'elle 
puise  sa  certitude  dans  une  science  divine,  c'est-à-dire  infaillible, 
puisqu'elle  traite  principalement  de  choses  qui  sont  supérieures  à  la 
raison  humaine,  et  que,  si  elle  emprunte  quelque  chose  aux  sciences 
philosophiques,  ce  n'est  point  ses  principes.  Toutefois  cette  science 
est  argumentative.  Sans  doute  elle  n'argumente  point  pour  prouver 
ses  principes,  qui  sont  les  articles  de  foi  ;  mais  elle  argumente  de  ses 
principes  pour  prouver  le  reste.  Dans  les  sciences  philosophiques, 
les  sciences  secondaires  ne  discutent  pas  avec  quiconque  nie  leurs 
principes;  elles  laissent  cela  à  une  science  supérieure,  à  la  métaphy- 
sique, qui  elle-même  ne  discute  pas,  si  l'adversaire  ne  lui  accorde 
rien,  mais  qui  peut  alors  résoudre  seulement  ses  objections.  Ainsi 
fait  la  science  sacrée.  Elle  est  en  droit  de  s'appuyer  sur  l'autorité, 
base  très  faible  pour  les  sciences  fondées  sur  la  raison  humaine, 
mais  non  pour  «ne  science  qui  se  fonde  sur  une  révélation  divine  et 
qui  peut  apparemment  invoquer  l'autorité  de  ceux  qui  l'ont  directe- 
ment reçue.  Elle  emploie  également  la  raison  humaine,  non  pas  afin 
de  prouver  la  foi,  ce  qui  en  détruirait  le  mérite,  mais  pour  donner 
plus  d'évidence  à  quelques-uns  de  ses  enseignemens.  Quant  à  ses 
autorités,  ce  sont  les  livres  canoniques,  sur  lesquels  elle  fonde  des 
raisonnemens  nécessaires.  L'autorité  des  docteurs  de  l'église  ne  peut 
donner  lieu  qu'à  des  argumens  probables. 

Voilà  exactement  la  pensée  de  saint  Thomas.  Quelle  sagesse!  quelle 
mesure!  quel  juste  partage  entre  la  science  révélée  et  la  science  hu- 
maine! Y  a-t-il  rien  ici  de  ces  prétentions  absolues,  de  ces  exclusions 
impérieuses  où  l'on  se  complaît  aujourd'hui?  Dit-il  que  la  philoso- 
phie n'existe  pas?  Il  établit  seulement  que  la  théologie  existe  comme 
elle.  Récuse-t-il  la  raison,  la  science,  le  raisonnement?  Il  dit  seule- 
ment qu'il  y  a  une  science  qui  prend  ses  principes  ailleurs  que  dans 
la  lumière  naturelle.  Soumet-il  la  philosophie  à  la  théologie?  Il  dit 
seulement  que  la  théologie  est  supérieure  en  dignité,  parce  qu'elle 
tient  ses  principes  de  Dieu  même.  Tout  ce  qu'il  dit,  il  est  en  droit  de 
le  dire,  et  si  tous  les  écrivains  de  l'église  tenaient  aujourd'hui  son 


LE    PÈRE   VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  829 

langage,  entre  eux  et  les  philosophes  la  discussion  ne  serait  pas 
longue.  Jamais  homme  de  sens  ne  contestera  à  l'église  le  droit  de 
soutenir  la  doctrine  que  voici  :  —  Les  vérités  fondamentales  de  toute 
croyance  religieuse  peuvent  être  connues  par  les  recherches  de  la 
raison;  mais  si  elles  ne  pouvaient  être  connues  que  par  cette  voie,  la 
longue  durée,  la  difficulté  d'une  telle  étude,  la  diversité  des  esprits, 
l'imperfection  ou  la  paresse  de  l'intelligence,  les  préoccupations  et 
les  travaux  nécessaires  à  la  vie,  ne  permettraient  d'acquérir  que  len- 
tement, rarement,  une  science  sans  uniformité.  Ce  sont  là  de  sérieux 
inconvéniens,  et  c'est  pour  les  éviter  que  la  vérité  touchant  les  choses 
divines  a  dû  être  révélée  aux  hommes  sous  une  forme  invariable. 
C'est  là,  non  par  des  argumens  d'une  évidence  mathématique,  ainsi 
qu'on  l'avait  promis,  mais  par  de  solides  motifs,  établir  l'utilité  de 
la  foi  ou  plutôt  de  la  révélation.  C'est  de  la  révélation  qu'on  peut 
dire  en  effet  qu'elle  n'a  pas  les  lenteurs,  les  ambiguïtés,  les  inéga- 
lités d'une  science  humaine  :  ce  n'est  point  de  la  théologie,  qui  est 
aussi  difficile,  aussi  longue  à  étudier  qu'aucune  science  humaine, 
et  qui  est  comme  elle  exposée  à  des  variations  et  à  des  erreurs.  Mais 
dans  ces  considérations,  que  nous  empruntons  à  saint  Thomas,  la 
raison  ni  la  science  ne  sont  niées  en  elles-mêmes,  et  rien  ne  rappelle 
cette  maxime  tranchante  :  Hors  de  la  foi  point  de  vérité. 

Je  ne  puis  assez  insister  sur  cette  distinction,  elle  est  capitale.  Dire 
qu9  la  science  humaine  est  variable,  sujette  à  l'erreur  comme  l'homme 
même,  et  dire  sans  restriction  qu'elle  est  incapable  de  certitude, 
qu'elle  prend  mensongèrement  le  nom  de  science,  et  ne  conduit  légi- 
timement qu'au  doute  et  à  l'ignorance,  c'est  dire  deux  choses  fort 
diiférentes.  La  première  thèse  est  l'expression  d'un  fait,  d'un  fait 
général,  universel,  qui  doit  toujours  être  présent  à  l'esprit  du  phi- 
losophe comme  du  théologien,  du  chrétien  comme  de  l'incrédule,  et 
dont  la  pensée  doit  nous  inspirer  une  salutaire  défiance  de  nous- 
mêmes.  La  seconde  thèse  est  celle  même  du  scepticisme,  thèse  abso- 
lue, qui  détruit  toute  science,  sciences  sacrées,  sciences  profanes,  et 
c'est  là  ce  qu'en  général  aucune  bonne  théologie,  y  compris  la  théo- 
logie scolastique,  n'a  soutenu.  C'était  une  thèse  de  désespoir  dans 
Pascal;  c'est,  je  le  crains,  une  thèse  d'esprit  de  parti  chez  les  écri- 
vains de  l'école  actuelle.  Ces  opinions  extrêmes  ne  deviennent  com- 
munes que  dans  les  temps  de  troubles,  comme  toutes  les  opinions 
extrêmes.  Provoquée  par  l'incrédulité  absolue,  la  foi  absolue  croit 
par  là  se  mieux  défendre.  C'est  la  tyrannie  qui  succède,  comme  une 
réaction  naturelle,  à  l'anarchie;  mais  ce  sont  là,  de  part  et  d'autre, 
des  excès  de  la  raison  humaine,  et  nous  voudrions  que  le  père  Ven- 
tura s'en  fût  plus  sévèrement  préservé.  Nous  le  reconnaissons,  il  ne 
s'y  jette  pas  aveuglément;  mais  il  n'a  pas  évité  l'écueil,  et  le  secta- 


830  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

teur  de  M.  de  Lamennais  est  caché  dans  le  disciple  de  saint  Thomas. 

La  doctrine  de  saint  Thomas  est  celle-ci  :  —  Les  vérités  divines,  ou,, 
si  l'on  veut,  théologiques,  sont  de  deux  sortes,  les  unes  accessibles  à 
la  raison,  les  autres  non.  Celles-ci  comme  celles-là  peuvent  être  et 
sont  révélées;  mais  celles-ci  ne  sont  que  révélées.  Les  premières 
seules  sont  l'objet  d'une  science  selon  la  raison.  Les  premières  et  les 
secondes,  mais  surtout  les  secondes,  sont  l'objet  d'une  science  selon 
la  révélation;  puisque  la  révélation  complète  la  vérité,  la  science 
selon  la  révélation  achève  la  science  selon  la  raison,  qu'elle  surpasse, 
mais  qu'elle  ne  détruit  pas. 

Et  voilà,  pour  emprunter  le  langage  de  M.  Ventura,  la  véritable 
distinction  entre  la  raison  catholique  et  la  raison  philosophique.  L'une 
peut,  si  l'on  veut,  dépasser,  perfectionner,  éclairer  l'autre,  mais  elle 
ne  l'anéantit  point.  On  aura  beau  faire,  il  sera  toujours  certain  que 
Dieu,  ses  attributs  généraux,  sa  bonté,  sa  puissance,  sa  providence, 
que  l'âme,  son  unité,  ses  facultés,  son  immortalité,  que  les  principes 
fondamentaux  de  la  morale  peuvent  être  connus  de  la  raison,  non  pas 
parfaitement  connus,  —  rien  n'est  connu  parfaitement  d'un  être  im- 
parfait, —  mais  suffisamment  pour  le  plein  repos  de  l'esprit  et  pour 
la  conduite  de  la  vie.  Il  sera  toujours  certain  qu'à  côté  de  ces  idées 
philosophiques  et  religieuses  il  y  en  a  d'autres,  telles  que  la  Trinité, 
l'incarnation,  la  rédemption,  qui  surpassent  la  raison,  en  ce  sens 
que  la  raison  à  elle  seule  n'y  parviendrait  jamais,  —  et  celles-là,  il 
était  nécessaire  qu'elles  fussent  révélées,  et  comme  telles  elles  se 
font  croire  d'autorité,  mais  elles  sont  connues  par  la  foi.  Si  l'on  veut 
qu'elles  soient  mieux  connues  encore,  elles  doivent  être  exposées,  ex- 
pliquées, ordonnées  avec  méthode,  et  elles  deviennent  alors  l'objet 
d'une  science,  de  la  théologie  sacrée,  qui  est  aux  vérités  de  la  révé- 
lation ce  que  la  philosophie  est  aux  vérités  de  la  raison.  Si  ces  vé- 
rités ne  sont  pas  contraires  les  unes  aux  autres,  et  la  vérité  ne  peut 
jamais  être  divisée  contre  elle-même,  pourquoi  la  philosophie  et  la 
théologie  seraient-elles  opposées  entre  elles?  Celle-ci  suppose  les 
mêmes  vérités  que  celle-là,  et  non-seulement  elle  les  suppose,  mais 
encore  elle  les  confirme  en  y  ajoutant  des  lumières  nouvelles.  L'une 
n'est  donc  pas  nécessairement  opposée  à  l'autre,  quoiqu'elle  en  soit 
distincte,  et  de  ce  que  l'une  soutient  qu'elle  est  supérieure  à  l'autre, 
pourquoi  conclure  que  celle-ci  soit  nulle?  car  c'est  de  mdlité  qu'il 
s'agit.  Ou  les  mots  ne  signifient  rien  et  tout  est  déclamation,  ou  l'école 
dont  je  parle  tient  la  philosophie  pour  néant;  ce  qui  est  dire  en  d'au- 
tres termes  qu'aucune  vérité  touchant  les  choses  divines  ne  peixt 
être  connue  par  la  raison.  Nous  verrons  plus  tard  si  cela  est  vrai,  et 
s'il  serait  utile  que  cela  fût  vrai.  Dans  tous  les  cas,  c'est  ce  que  sairt 
Thomas  n'a  pas  dit. 


LE    PÈRE    VENTURA   ET   LA    PHILOSOPHIE.  831 

■  Le  docteur  angélique,  nous  le  croyons  du  moins,  distinguait  pro- 
fondément la  révélation  de  tout  ce  qui  alors  n'en  portait  pas  le  nom. 
Il  appelait  révélation  la  parole  de  Dieu,  soit  qu'elle  eût  été  miracu- 
leusement entendue,  soit  qu'elle  eût  été  miraculeusement  inspirée, 
telle  qu'elle  est  consignée  dans  les  livres  saints.  Il  n'appelait  pas 
révélation  ces  enseignemens,  ces  instructions,  originairement  divines 
pourtant,  mais  naturelles,  que  Dieu  donne  par  ses  œuvres  géné- 
rales; mais  s'il  en  eût  nié  l'existence,  saint  Paul  lui  aurait  rappelé 
que  tous  les  hommes  ont  connu  ce  qui  se  peut  découvrir  de  Dieu, 
que  ses  perfections  invisibles,  sa  puissance  éternelle,  sa  divinité 
même,  ont  été  manifestées  depuis  la  création  du  monde  par  la  con- 
naissance que  ses  créatures  nous  en  donnent,  et  qu'il  y  a  là  un  ensei- 
gnement pour  tous,  dont  tous  doivent  profiter,  puisqu'ils  le  peu- 
vent, et  sont  responsables  de  méconnaître  le  sens  et  l'autorité.  Quoi 
que  l'on  pense  sur  l'origine  des  connaissances  humaines,  ou  plutôt 
de  la  connaissance  parmi  les  hommes,  il  y  a  deux  sources  différentes 
d'instruction  sur  les  choses  divines,  l'une  la  révélation  spéciale,  sur- 
na:urelle,  plus  ou  moins  directe,  qui  est  la  force  et  la  joie  du  chré- 
tiei;  l'autre,  la  révélation  générale,  naturelle,  souvent  indirecte, 
miis  non  moins  divine,  et  qui  est  indistinctement  départie  à  tous  les 
hcmmes.  Cette  duplicité  de  connaissances,  lors  même  qu'on  la  ramè- 
nerait à  une  première  origine  commune,  est,  depuis  les  temps  his- 
toriques, un  fait  étabh,  avoué,  que  les  pères  de  l'église,  que  les 
écoles  théologiques  ont  admis,  et  dont  on  s'est  même  prévalu,  non 
sms  fondement ,  pour  marquer  une  différence  importante  entre  la 
science  sacrée  et  la  science  humaine.  On  a  pu ,  dans  des  intentions 
f«rt  diverses,  noter  entre  elles  deux  des  ressemblances,  des  points 
ommuns,  des  vérités  concordantes,  dire  tantôt,  comme  les  premiers 
jères,  que  la  philosophie  avait  préparé  les  voies  à  la  religion,  tan- 
lôt,  comme  d'autres  docteurs,  que  quelques  vérités  révélées  avaient 
transpiré  jusque  dans  la  philosophie  et  en  composaient  le  meilleur 
<t  le  plus  solide;  mais  ce  n'est  que  dans  ces  derniers  temps  qu'on  a 
Doussé  plus  loin,  qu'on  a  fait  d'une  certaine  communauté  d'idées 
un  fonds  identique ,  et  que  l'on  a  voulu  ramener  les  deux  sciences 
à  l'unité,  soit  en  absorbant  l'une  dans  l'autre,  soit  en  annulant  l'une 
au  profit  de  l'autre. 

Singulière  fortune  des  raisonnemens  humains!  Nos  pères  ont  vu,  et 
nous  avons  vu  nous-mêmes,  le  temps  où  l'on  ne  poursuivait  la  dé- 
monstration de  cette  identité  que  dans  un  dessein  hostile  au  chris- 
tianisme. Pendant  le  xviir  siècle,  on  s'attachait,  avec  l'ardeur  de 
cette  époque  passionnée,  à  retrouver,  dans  ce  qu'on  appelait  la  reli- 
gion naturelle  et  la  loi  naturelle ,  les  principes  les  plus  élevés ,  les 
maximes  les  plus  salutaires  que  le  christianisme  ait  répandus  parmi. 


832  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

les  hommes.  On  s'efforçait  de  prouver  qu'il  n'avait  rien  ajouté  d'es- 
sentiel aux  croyances  qui  fortifient  la  raison  et  la  vertu,  et  l'on  ne 
manquait  pas  d'en  conclure  que  tout  l'excédant  de  la  foi  sur  la  phi- 
osophie  était  accessoire,  superflu,  on  disait  même  alors  chimérique, 
absurde,  etc.  On  connaît  tous  ces  adjectifs,  les  mêmes  que  la  théo- 
logie rend  aujourd'hui  à  la  philosophie.  Et  les  apologistes  de  la  foi 
avaient  grand  soin  de  répondre  que  les  analogies  entre  la  religion  et 
la  morale  révélées  d'une  part,  et  de  l'autre  la  religion  et  la  morde 
naturelles,  étaient  incomplètes,  apparentes,  exagérées  à  dessein,  et 
que,  bien  loin  que  la  raison  humaine  eût  en  tout  temps  conservé  le 
dépôt  de  croyances  identiques,  le  christianisme  seul  avait  possédé 
le  privilège  incommunicable  d'enseigner  la  vérité  morale  et  la  vérité 
religieuse.  Ce  n'était  pas  sur  des  accessoires,  sur  des  détails  qu'il 
avait  innové;  c'était  sur  le  fond  même,  c'était  sur  les  principes,  et' 
ses  dogmes  n'étaient  qu'à  lui. 

Peut-être  est-ce  un  souvenir  de  notre  éducation;  mais  nous  le 
pouvons  nous  défendre  de  croire  que  cette  dernière  doctrine,  même 
ainsi  outrée,  était  plus  conforme  à  l'esprit  de  l'église.  Cependant 
depuis  trente  ou  quarante  ans  une  doctrine  opposée  s'est  élevée  et  a 
fini  par  triompher  dans  certaines  écoles.  Ce  ne  sont  plus  des  incré- 
dules, ce  sont  des  orthodoxes  qui  ont  entrepris  de  prouver  qu'en  tout 
temps  le  genre  humain  avait  connu  les  articles  essentiels  de  la  fd 
chrétienne,  que  ces  articles  composaient  ce  qui  avait  été  confessé 
pour  vrai  partout  et  toujours,  et  que  non-seulement  la  vérité  de  ces 
croyances  en  avait  fait  l'universalité  et  la  perpétuité,  mais  bien  plus, 
qu'elles  n'étaient  vraies  que  parce  qu'elles  étaient  universelles  et 
perpétuelles.  Nul  à  notre  connaissance  n'a  établi  cela  d'une  manière 
plus  ingénieuse  et  plus  forte,  nul  n'y  a  consacré  les  fruits  d'une  éru- 
dition plus  heureuse  dans  le  choix  de  ses  preuves  que  M.  l'abbé 
de  Lamennais.  On  peut  lire  les  deuxième,  troisième  et  quatrième 
volumes  de  Y  Essai  sur  l'Indifférence,  on  sera  intéressé  et  surpris  par 
la  multitude  de  citations  et  de  faits  qu'il  y  a  rassemblés;  mais,  je 
l'avoue,  on  se  demandera  plus  d'une  fois  où  il  en  veut  venir,  et  si 
c'est  bien  le  christianisme  qui  doit  sortir  de  cette  apothéose  de  la 
science  et  de  la  croyance  du  genre  humain.  On  sait  en  effet  où  l'élo- 
quent apologiste  en  est  venu.  Je  ne  voudrais  pas  dire  que  c'est  cette 
sorte  d'argumentation  qui  l'y  a  conduit,  cependant  elle  pouvait  l'y 
conduire;  car  ceux  qu'elle  persuade  peuvent  être  facilement  inclinés 
à  penser  que  la  prédication  de  l'Évangile  n'a  eu  d'autre  but  et  d'autre 
effet  que  de  rendre  plus  nette,  plus  formelle  dans  son  expression, 
surtout  plus  populaire  et  plus  puissante,  la  croyance  que  le  genre 
humain  conservait  sans  l'Évangile,  —  et  l'avènement  du  christianisme 
serait  ainsi  ramené  aux  proportions  tout  humaines  de  la  plus  heu- 


LE    PÈRE    VENTURA    ET    LA    PHILOSOPHIE.  833 

relise  des  révolutions.  Hâtons-nous  de  dire  que  ces  conséquences 
énormes  ne  sont  pas  sorties  pour  tout  le  monde  de  ces  prémisses. 
Des  membres  très-fidèles  du  clergé  soutiennent,  sans  faiblir  dans  la 
foi,  cette  doctrine,  qui  semble  au  premier  abord  lui  ôter  quelque 
chose  de  son  caractère  surnaturel  et,  si  j'ose  ainsi  parler,  de  sa  divine 
originalité.  Le  père  Ventura  reprend  ce  thème  de  la  perpétuité  uni- 
verselle des  croyances  chrétiennes  avant  le  christianisme  et  en  dehors 
du  christianisme.  Il  cite  en  ce  sens  des  paroles  très-positives  de  M^'  le 
cardinal  Gousset.  On  peut  même  dire  que  cette  idée,  qui  longtemps 
n'avait  été  admise  que  renfermée  .dans  des  limites  fort  étroites,  a 
rompu  ses  digues,  et  qu'acceptée  sans  réserve,  elle  est  soutenue 
d'une  manière  absolue  par  de  grandes  autorités,  unanimes  à  procla- 
mer que  tous  les  peuples,  je  me  sers  à  dessein  des  expressions  mêmes 
d'un  prélat  respecté,  ont  admis  comme  venant  de  Dieu  les  princi- 
fales  vérités  de  la  religion,  même  celles  de  Tordre  surnaturel. 

Dans  la  philosophie  de  M.  de  Lamennais,  cette  opinion  était  obli- 
gée. Il  n'admettait  comme  signe  de  la  vérité  que  le  témoignage 
universel.  Il  était  contraint  à  prétendre  que  tout  le  monde  était  catho- 
lique. Sa  doctrine  a  été  désavouée,  tout  au  moins  modifiée,  par  les 
écrivains  de  son  école;  mais  nous  craignons  qu'ils  ne  se  paient  de 
mots,  s'ils  croient  l'avoir  tout  à  fait  renoncé.  Il  pourrait  bien  être 
le  vieil  homme  qu'ils  n'ont  pas  dépouillé,  et  j'en  vois  une  forte 
et  triste  preuve  dans  le  besoin  qu'ils  éprouvent  tous  qu'il  n'y  ait 
qu'une  seule  philosophie  de  vraie,  le  scepticisme.  C'est  un  mauvais 
signe  pour  une  doctrine  que  de  commencer,  avant  de  relever  l'es- 
prit humain,  par  exiger  qu'il  abdique. 

Nous  n'aurions  pas,  quant  à  nous,  d'intérêt  à  contester  cette  iden- 
tité des  croyances  religieuses  de  l'humanité,  quoiqu'il  nous  semble 
qu'on  l'exagère  un  peu.  Nous  souhaitons  même  que  l'on  prouve  que 
cette  identité  est  l'effet,  le  vestige,  le  reflet  de  la  révélation  dont 
l'Ancien  Testament  porte  témoignage.  Nous  ne  voyons  pas  que  la 
religion  ait  beaucoup  à  gagner  à  ce  que  ce  soit  vrai,  mais  nous 
voyons  encore  moins  que  la  philosophie  ait  rien  à  y  perdre.  Ici  seu- 
lement nous  demanderons  au  père  Ventura  s'il  s'est  bien  rendu  compte 
des  motifs  qui  lui  ont  fait  admettre  la  nécessité  d'une  révélation  chré- 
tienne universelle.  Qu'il  nous  permette  de  le  lui  dire,  il  tombe  à 
l'égard  de  la  raison  humaine  dans  l'hypothèse  de  la  tabula  rasa,  qu'il 
reproche  avec  tant  de  fondement  à  Épicure  et  à  toute  l'école  sensua- 
liste.  Que  signifient  en  effet,  hors  de  cette  hypothèse,  toutes  ces  atta- 
ques contre  la  raison  inquisitive,  contre  la  raison  philosophique, 
contre  la  raison  cherchant  par  elle-même  la  vérité?  Pour  qui  se 
comprend  en  parlant,  cette  entreprise  de  la  raison  ne  peut  être  taxée 
d'absurdité,  d'arrogance,  de  folie,  que  si  l'on  considère  l'esprit  hu- 

TOME  I.  54 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

main  comme  quelque  chose  de  vide,  de  neutre  entre  le  faux  et  le 
vrai,  n'ayant  ni  lois,  ni  principes,  aucun  rapport  préétabli  avec  la 
vérité,  —  comme  une  pure  capacité  d'être  affecté  d'une  manière  acci- 
dentelle, et  de  tirer  tout  au  plus  de  ses  sensations  des  inductions  arbi- 
traires, —  en  un  mot  comme  une  succession  fortuite  de  phénomènes. 
Si  l'esprit  humain  est  cela,  s'il  est  incapable  de  connaissances  abso- 
lues, s'il  n'y  a  point  pour  lui  de  vérités  nécessaires,  s'il  n'a  point  en 
lui  de  principes  primitifs  qu'il  découvre  en  les  appliquant,  mais  qu'il 
ne  crée  pas  à  posteriori,  s'il  n'est  pas  dans  un  certain  rapport  avec 
lés  choses,  s'il  n'a  pas  l'idée  légitime  de  l'universel,  s'il  n'est  pas  en 
harmonie  avec  le  principe  de  toute  intelligence,  si  la  raison  n'est  pas 
en  quelque  participation  de  la  raison  infinie,  alors,  j'en  conviens, 
c'est  une  insigne  outrecuidance  que  de  chercher  la  vérité  avec  nos 
facultés.  Chercher  est  absurde;  il  n'y  a  pas  moyen  de  trouver. 
L'homme  est  en,  dehors  de, tout;  il  est  dans  un  isolement  complet, 
dans  une  indépendance  absolue;  il  n'a  de  rapport  avec  quoi  que  ce 
soit  au  monde.  Mais  alors  pourquoi  nous  arrêter  ?  A  quoi  bon  la  ré- 
vélation ?  Nous  ne  sommes  plus  même  en  état  de  la  comprendre.  Oui, 
pour  un  tel  être,  pour  une  intelligence  ainsi  faite,  l'être  infini  sorti- 
rait vainement  de  la  lumière  inaccessible  ;  et  quand,  apparaissant 
sous  la  forme  ineffable  que  la  foi  n'ose  décrire,  il  parlerait  encore  à 
l'homme  ainsi  qu'à  un  ami,  sa  miséricorde  s'abaisserait  vainement 
jusqu'à  sa  créature,  il  n'en  serait  pas  entendu,  ou  du  moins,  entendu 
par  les  sens,  il  ne  persuaderait  pas  l'esprit;  il  n'y  ferait  point  péné- 
trer la  lumière  de  la  vérité  incréée,  s'il  ne  recommençait  la  création, 
s'il  ne  repétrissait  le  limon  primitif  et  ne  l'animait  d'un  nouveau 
souffle.  Mais  ce  n'est  point  là  l'homme  fait  à  l'image  de  Dieu. 

Quand  nous  prononçons  ces  nobles  paroles,  titre  immortel  de  no- 
blesse de  l'humanité,  nous  entendons  qu'il  brille  dans  l'homme 
un  rayon  de  la  lumière  infinie;  nous  croyons,  non  pas  seulement 
en  chrétiens,  mais  en  philosophes,  que  le  Verbe  illumine  tout  homme 
venant  au  monde,  ou,  pour  parler  le  langage  d'une  prosaïque  science, 
que  la  raison  est  la  faculté  de  la  vérité,  et  qu'il  y  a  de  la  vérité  en 
elle  :  faculté  qui  n'est  pas  infaillible,  en  qui  toute  la  vérité  n'est 
pas,  —  vérité  cependant;  et  quand,  depuis  Descartes  et  même  avant 
Descartes,  on  a  dit  que  l'homme  devait  rentrer  en  lui-même  pour 
chercher  la  vérité,  on  a  toujours  compris  que  c'était  y  chercher 
ce  que  Dieu  y  avait  mis.  Je  n'exclus  pas  assurément  la  révélation 
surnaturelle,  et  il  était  digne  de  vous  de  recueillir  et  de  donner  les 
raisons  qui  rendent  tout  au  moins  très  difficile  de  concevoir  sans 
elle  le  commencement  de  l'humanité;  mais  je  dis  que  cette  révéla- 
tion elle-même  n'était  possible  et  efficace  qu'à  la  condition  d'une  ré- 
vélation antérieure  qui  est  la  nature  même  de  l'homme.  Et  qu'est-ce 


LE    PÈRE   VENTURA   ET    LA   PHILOSOPHIE.  835 

donc  que  la  création,  si  elle  n'est  pas  la  première  des  révélations? 
Ne  me  dites  pas  que  j'abuse  des  termes;  la  vérité  se  révèle  quand 
elle  se  communique.  Cette  communication  n'est  jamais,  sur  cette 
terre  du  moins,  cette  vision  parfaite  dont  nos  célestes  espérances 
nous  donnent  quelque  idée.  Nous  le  savons  par  la  plus  constante, 
la  plus  universelle,  la  plus  intime  expérience,  le  jour  se  fait  peu 
à  peu  dans  notre  esprit;  la  vérité,  sortant  par  degrés  de  l'invi- 
sible, y  apparaît,  y  pénètre,  s'y  établit,  et  finit  par  se  rendre  chaque 
jour  même  plus  sensible  et  plus  familière,  à  l'aide  de  toutes  ces 
affections  du  dehors  qui  sont  comme  les  occasions  de  l'activité  de 
l'intelligence,  et  qui  l'excitent  sans  la  maîtriser,  qui  la  servent  sans 
lui  obéir.  Pourquoi  cela  est-il  ainsi?  Pourquoi  ce  mystère  dans  l'in- 
térieur de  notre  être?  Pourquoi  ce  demi-jour  dans  le  seul  temple  où 
Dieu  veut  faire  sentir  sa  présence?  Pourquoi  ce  je  ne  sais  quoi  d'in- 
décis dans  nos  connaissances,  qui  fait  que  la  réflexion  la  plus  atten- 
tive ne  suffit  pas  toujours  pour  nous  aider  à  distinguer  sûrement  nos 
sensations  de  nos  idées,  nos  idées  acquises  de  nos  idées  primitives, 
nos  opérations  de  nos  lois,  ce  qui  est  vérité,  ce  qui  est  illusion,  le 
nécessaire,  le  contingent,  l'éternel,  le  variable?...  Je  l'ignore;  mais 
dans  les  manifestations  même  externes  et  surnaturelles  du  Dieu  de 
Jacob,  dans  les  paroles  inspirées  du  livre  saint,  il  y  a  des  nuages,  il 
y  a  des  ombres;  le  sens  caché  sous  des  figures  flottantes  ne  se  dé- 
cèle qu'à  la  sagacité  patiente  et  parfois  abusée  de  l'interprète,  vere 
Deus  abscondiivs.  Image  fidèle,  harmonieuse  répétition  de  cette  ob- 
scurité relative  dont  l'ordonnateur  des  choses  a  voulu  s'envelopper 
en  se  communiquant  par  le  verbe  intérieur  à  l'esprit  humain!  Mais 
quelle  que  soit  la  difficulté  d'éclairer  d'une  lumière  suffisante  les 
profondeurs  de  l'âme,  la  plupart  des  philosophes  ont  reconnu  et 
prouvé  qu'il  s'y  rencontre  des  lois,  des  principes,  des  vérités,  des 
anticipations,  peu  importent  ici  les  termes,  tout  au  moins  une  raison 
qui  s'égale  aux  choses,  une  intelligence  faite  pour  la  vérité,  une  com- 
munauté, une  société,  une  harmonie  avec  Dieu  même;  vous  trouve- 
rez ces  expressions  et  bien  d'autres  dans  leurs  livres  :  elles  ne  signi- 
fient rien  que  de  naturel,  quoique  merveilleux;  mais  la  nature  est 
une  merveille  de  tous  les  jours.  Elles  signifient  seulement  que  la  rai- 
son est  faite  pour  la  vérité.  La  raison  atteint  souvent  la  vérité  d'une 
manière  directe  et  qui  semble  inspirée;  c'est  ainsi  que  s'offrent  à  elle, 
qu'apparaissent  en  elle  ces  notions  nécessaires  dont  aucune  intelli- 
gence n'est  dépourvue.  L'intelligence,  comme  l'homme  même,  et 
parce  qu'elle  est  l'homme  même,  est  assujettie  au  travail.  Par  des 
efforts  lents  et  réfléchis,  par  l'emploi  raisonné  de  ses  facultés,  elle 
s'éclaire,  elle  s'agrandit,  elle  voit  d'une  manière  distincte  ce  qu'elle 
entrevoyait  confusément;  elle  découvre  dans  ce  qu'elle  connaît  ce 


836  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

qu'elle  n'apercevait  pas.  Par  la  méditation  et  le  raisonnement,  elle 
arrive  laborieusement  à  la  vérité.  Elle  la  trouve  ainsi;  mais  la  trouver, 
ce  n'est  pas  la  faire.  Comment  donc  accuser  la  raison  de  présomp- 
tion parce  qu'elle  dit  qu'elle  la  cherche,  qu'elle  la  cherche  en  elle- 
même,  comme  si  c'était  arrogance  et  folie  que  d'étudier  l'homme  pour 
le  connaître?  Qui  donc,  en  disant  que  la  raison  cherchait  à  s'instruire 
par  elle-même  ou  par  ses  seules  lumières,  a  entendu  qu'elle  créait 
l'objet  même  de  ses  recherches,  et  que  ses  lumières  étaient  son  ou- 
vrage? On  a  entendu  qu'il  fallait  chercher  pour  trouver;  cherchez  et 
vous  trouverez,  ces  mots  sont  vrais  aussi  dans  ce  sens.  D'où  vient 
qu'il  y  aurait  plus  d'orgueil  à  dire  qu'on  cherche  la  vérité  et  plus 
d'humilité  à  dire  qu'on  la  possède?  La  raison,  qui  fait  effort  vers  la 
connaissance  parfaite,  se  reconnaît  par  là  même  dépendante  de  la 
vérité.  Souveraine  dans  l'homme,  la  raison  a  sa  loi  en  elle-même, 
mais  qui  vient  de  plus  haut  qu'elle.  Où  est  la  chimère,  où  est  l'or- 
gueil? Est-ce  de  croire  que  la  raison  humaine  est  faite  pour  la  vérité? 
Nous  avons  cet  orgueil,  parce  que  nous  croyons  en  Dieu. 

Vous  bornez-vous  à  dire  qu'il  vaudrait  mieux  chercher  la  vérité 
dans  les  opinions  communes,  dans  les  traditions  permanentes  de 
l'humanité?  Ceci  est  plus  soutenable,  mais  ne  mérite  pas  qu'on  en 
fasse  tant  de  bruit.  Interroger  les  croyances  des  peuples,  l'histoire 
de  leurs  cultes,  c'est  une  inquisition  comme  une  autre,  et,  remar- 
quez-le bien,  c'est  toujours  chercher  dans  l'homme  ce  qu'il  faut 
croire  de  Dieu,  car  les  croyances  humaines  sont  dans  les  hommes 
apparemment.  Toute  la  question  est  de  savoir  quel  est  le  meilleur 
procédé  d'enquête,  s'interroger  soi-même  ou  passer  en  revue  les  opi- 
nions humaines.  Le  second  procédé  n'est  sûrement  pas  à  dédaigner, 
mais  il  tombe  plus  que  tout  autre  sous  la  remarque  de  saint  Thomas; 
il  demande  plus  de  temps,  de  travail,  d'érudition;  il  est  moins  à  la 
portée  du  commun  des  hommes.  Je  ne  sache  pas  au  reste  qu'aucun 
philosophe  ait  renoncé  à  s'enquérir  de  ce  que  pensent  les  hommes 
en  général  ;  on  apprend  également  par  là  à  connaître  la  nature  hu- 
maine. Cependant,  si  les  deux  procédés  sont  distincts,  si  l'on  peut  pré- 
férer l'un  à  l'autre,  en  doit-on  exclure  aucun?  Celui  qui  cherche  en  lui- 
même,  dans  ses  idées,  dans  le  moi,  si  vous  voulez,  poursuit  l'uni- 
versel, car  c'est  l'objet  propre  de  la  science  ;  et  cette  investigation 
aurait  beaucoup  moins  de  prix  à  ses  yeux,  s'il  n'était  assuré  qu'il 
trouve  en  lui  toute  la  nature  humaine,  et  que  sa  raison  est  celle  de 
tout  le  monde.  De  même  celui  qui  passe  la  revue  des  croyances 
reçues  dans  toutes  les  sociétés  d'hommes  ne  les  comprend,  ne  les 
apprécie  que  parce  qu'il  peut  les  contrôler  par  ses  propres  idées  et 
les  rapporter  aux  types  qu'il  rencontre  dans  son  esprit  et  dont  elles 
ne  sont  que  des  exemplaires  plus  ou  moins  différens.  Je  suis  certain 


LE    PÈRE    YEJNTURA    ET   LA   PHILOSOPHIE.  837 

qu'il  y  a  riiomme  dans  tout  homme,  que  dans  l'erreur  la  plus  gros- 
sière on  peut  retrouver  quelque  chose  de  la  vérité  primitive;  mais 
j'ai  le  malheur  de  croire  aussi  que  l'homme  la  défigure  étrangement, 
que  non-seulement  sa  raison,  même  exercée,  cultivée,  développée, 
peut  errer,  mais  surtout  que  l'irréflexion,  la  préoccupation  domi- 
nante de  ses  besoins  et  de  ses  passions,  la  faiblesse,  la  violence,  la 
misère,  la  grossièreté  d'esprit,  la  barbarie  des  mœurs,  l'oppression, 
l'imposture,  peuvent,  si  ce  n'est  altérer  la  nature,  au  moins  retenir 
l'essor  ou  faire  dévier  la  marche  de  sa  raison,  et  qu'il  y  a  de  grands 
préjugés  et  de  grandes  ignorances  en  ce  monde.  Yoilà  pourquoi  l'on 
peut  trouver  plutôt  curieux  que  nécessaire  l'examen  complet  de 
toutes  les  croyances  et  de  tous  les  cultes.  Mais  sans  contredit,  de  ce 
que  les  hommes  pensent  en  général,  du  témoignage  des  peuples 
pris  en  masse,  peuvent  se  tirer  des  inductions  précieuses.  Une  cer- 
taine coïncidence  entre  l'humanité  et  le  vrai  peut  être  ainsi  reconnue 
à  posteriori,  et  il  serait  assurément  injuste  de  reprocher  à  la  philo- 
sophie d'avoir  négMgé  cette  source  d'instruction.  En  France  surtout, 
je  ne  l'ai  entendu  que  trop  souvent  accuser  d'être  plus  historique 
que  dogmatique.  Le  vrai,  c'est  qu'aucun  philosophe  n'a  prétendu 
s'isoler  absolument  de  l'humanité.  Descartes  ne  prisait  pas  l'érudi- 
tion ni  l'histoire;  il  faisait  peu  de  cas  des  opinions  d' autrui.  On  pense 
à  lui  probablement,  lorsqu'on  reproche  à  la  philosophie  d'avoir  con- 
seillé à  l'homme  de  chercher  en  soi  la  certitude  et  la  science.  Il  a 
été  sans  doute  un  grand  observateur  de  la  pensée,  et  sa  prétention, 
très  fondée  sous  quelques  rapports,  était  de  marquer  dans  la  science 
comme  un  inventeur  et  d'instituer  une  doctrine  originale.  Et  cepen- 
dant il  est  si  loin  d'exclure  ce  que  sait  le  commun  des  hommes, 
qu'il  dit  en  propres  termes  que  «  toutes  les  vérités  qu'il  met  au 
nombre  de  ses  principes  ont  été  connues  de  tout  temps  de  tout  le 
monde.  »  Enfin,  et  pour  ne  rien  laisser  sans  réponse,  au  cas  que  l'on 
insiste  sur  cette  objection  de  Bonald,  que  l'homme,  en  écoutant 
sa  raison,  n'entend  jamais  que  l'écho  de  sa  propre  voix,  je  deman- 
derai si  l'on  prétend  lui  contester  la  faculté,  le  devoir  de  se  connaître 
soi-même.  Il  faudrait  donc  abandonner  ce  plus  vieux,  ce  plus  divin 
des  préceptes.  J'ai  entendu  l'objection  de  la  bouche  des  matéria- 
listes; comment  concevoir,  disaient-ils,  que  l'observateur  et  l'ob- 
servé ne  fassent  qu'un?  Mais  s'il  résultait  de  l'identité  de  l'esprit 
humain  sous  ces  deux  aspects  qu'il  ne  pût  valablement  se  connaître, 
il  ne  pourrait  rien  connaître  du  tout.  Ce  n'est  jamais  que  dans  la 
conscience  de  ses  actes,  sensations,  perceptions,  idées,  que  l'esprit 
humain  puise  ses  connaissances;  il  n'a  jamais  que  lui-même  pour 
garant  de  ce  qu'il  affirme,  et  c'est  en  lui  qu'il  croit  d'abord  lors- 
qu'il connaît  quelque  chose.  Si  ce  fait  suffit  pour  mettre  en  préven- 


8â8  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tion  d'incertitude  toutes  ses  connaissances,  pour  donner  droit  de  le 
récuser  lorsqu'il  prononce,  parce  qu'il  est  à  la  fois  juge  et  témoin,  il 
y  a  une  doctrine  fondée  sur  cette  récusation  de  l'esprit  humain,  et 
cette  doctrine,  au  fond  toute  semblable  à  celle  qui  lui  refuse  des 
principes  nécessaires  de  vérité  et  de  connaissance,  et  qui  lui  con- 
teste le  droit  et  la  puissance  d'arriver  à  aucun  savoir,  cette  doctrine, 
soutenue  sous  sa  première  forme  par  M.  de  Bonald,  admise  sous  la 
'  seconde  par  le  père  Ventura,  elle  porte  un  nom  fort  connu  :  elle  s'ap- 
pelle le  scepticisme. 

II. 

Après  avoir  établi  peut-être  surabondamment  notre  dissidence  sur 
le  fond,  nous  serons  moins  sévère  pour  un  genre  de  raisonnement 
que  le  père  Ventura  emprunte  bien  encore  au  scepticisme,  mais  qui, 
renfermé  dans  de  justes  limites,  a  sa  valeur  et  sa  force.  Vous  les 
connaîtrez  à  levrs  fruits,  dit-il  des  philosophes.  C'est  un  valable 
moyen  de  discussion  que  d'examiner,  que  de  comparer  entre  eux  les 
différens  produits  de  la  réflexion  et  de  tirer  de  la  discordance  des 
systèmes,  de  la  succession  pour  ainsi  dire  périodique  des  écoles,  quel- 
ques inductions  contre  la  certitude  de  la  science,  et  surtout  contre 
l'infaillibilité  de  la  raison.  On  ne  peut  contester  à  notre  prédicateur 
le  droit  de  se  servir  de  cet  argument,  encore  qu'un  peu  usé,  et  il  s'en 
est  servi  en  consacrant  deux  conférences  à  l'examen  des  œuvres  de 
la  raison  philosophique  dans  les  temps  anciens  et  modernes;  mais 
plus  cette  critique  de  la  philosophie  venait  naturellement  dans  son 
sujet,  plus,  il  eût  été  désirable  qu'elle  fût  présentée  d'une  manière 
saisissante,  et  qu'un  certain  choix  dans  les  preuves,  un  certain  bon- 
heur dans  la  forme,  sauvassent  la  trivialité  du  fond.  Nous  ne  pou- 
vons nous  défendre  de  dire  que  ces  deux  conférences  sont  parmi  les 
plus  faibles  du  recueil.  Nous  ignorons  où  en  est  la  science  de  l'anti- 
quité en  Italie;  mais  elle  doit  être  encore  assez  florissante  pour  qu'on 
fût  en  droit  d'attendre  ici  une  connaissance  plus  exacte  des  systèmes, 
un  emploi  plus  judicieux  et  plus  équitable  des  autorités.  En  France 
du  moins,  il  est  nécessaire  et  facile  de  ne  point  parler  des  écoles 
grecques  sans  les  connaître,  et  l'on  y  éviterait  par  exemple  d'attri- 
buer à  l'école  de  Platon  la  doctrine  de  Protagoras,  contre  laquelle 
Platon  a  écrit  un  dialogue,  et  qu'il  poursuit  avec  acharnement.  La 
philosophie  antique,  c'est  la  philosophie  grecque.  Or  le  père  Ventura 
semble  ne  la  connaître  que  par  la  philosopliie  latine,  et  il  ne  cite 
guère  que  Gicéron.  Nous  pourrions  réclamer.  Cicéron  aimait  pas- 
sionnément la  philosophie;  il  en  dissertait  avec  beaucoup  d'élégance 
et  de  charme;  il  exposait  les  systèmes  avec  un  rare  talent,  et  quel- 


LE    PÈRE    TENTURA   ET    LA    PHILOSOPHIE.  839 

qiies-uns  de  ses  traités  sont  des  chefs-d'œuvre.  Cependant,  soit 
l'imperfection  et  la  pauvreté  d'un  idiome  impropre  à  l' expression 
des  idées  métaphysiques,  soit  le  tour  d'esprit  de  l'auteur,  qui  le  por- 
tait au  doute  et  à  la  raillerie,  qui  lui  faisait  préférer  l'argumentation 
oratoire  à  la  sévérité  de  la  dialectique,  et  les  grâces  de  la  parole  à 
l'exactitude  des  choses,  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  faudrait  toujours 
demander  une  détermination  précise  et  une  exposition  rigoureuse 
des  systèmes  enfantés  par  la  subtilité  féconde  du  génie  de  l'hellé- 
nisme. Mais  nous  n'insisterons  pas  sur  cette  remarque,  et  nous  con- 
venons qu'on  peut  s'aventurer  sur  la  foi  d'un  guide  qui  s'appelle 
Cicéron,  et  se  résigner  à  ne  pas  comprendre  la  Grèce  mieux  que  lui, 
aune  condition  cependant,  c'est  qu'on  discernera  dans  ses  ouvrages 
ce  qu'il  dit  et  ce  qu'il  veut  dire.  En  philosophie,  Cicéron  n'a  rien 
inventé,  hormis  peut-être  quelques  argumens  de  détail,  et,  je  le 
crois,  quelques  parties  de  la  morale  dans  l'admirable  traité  des 
Devoirs.  Il  aimait  tant  les  systèmes,  il  était  si  heureux  de  montrer 
comme  il  savait  les  entendre  et  les  traduire,  qu'il  se  borne  quelque- 
fois à  les  exposer  presque  sans  conclure,  et  qu'on  sait  à  peine  ce  qu'il 
en  pense.  Il  était  grand  amateur  d'opinions,  magnus  opinator,  et  il 
ne  faudrait  pas  toujours  lui  attribuer  celles  dont  il  s'est  rendu  l'in- 
terprète. Au  reste,  ses  ouvrages,  lus  et  cités  avec  attention,  prévien- 
nent cette  méprise.  Ce  sont,  comme  l'on  sait,  presque  toujours  des 
dialogues.  Il  y  fait  soutenir  par  divers  interlocuteurs  les  thèses  les 
plus  diverses,  mais  sans  admettre  toutes  celles  qu'il  déduit  sous  leur 
nom.  Ordinairement,  un  de  ses  personnages,  et  souvent  ce  person- 
nage est  lui-même,  discute  les  opinions  produites,  distingue,  cri- 
tique, réfute,  et  termine  enfin  par  en  adopter  ou  en  présenter  une, 
au  moins  comme  la  plus  probable;  car  c'était  le  genre  de  crédibilité 
que  la  nouvelle  académie  substituait  à  la  certitude,  et  que  Cicéron 
regardait  comme  aussi  digne  de  la  foi  pratique  de  la  raison.  Ainsi, 
par  exemple,  le  traité  de  la  Nature  des  dieux  est  destiné  évidem- 
ment à  présenter,  sous  la  forme  d'un  débat  entre  un  épicurien  et 
un  stoïcien,  une  libre  discussion  sur  la  religion  païenne,  que  Cicé- 
ron, lorsqu'il  ne  parlait  pas  politique,  était  loin  de  ménager  autant 
que  le  fait  parfois  le  père  Ventura.  Dans  ce  dialogue,  Velleius  com- 
mence par  exposer  la  doctrine  d'Épicure,  qui  ressemble  fort  à 
l'athéisme.  Balbus  la  réfute  par  les  argumens  du  stoïcisme  et  par 
une  profession  de  foi  religieuse  dans  laquelle  il  y  a  du  vrai  et  du 
beau.  Un  académicien,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  ici  un  disciple  de 
Platon,  mais  de  Carnéade,  Cotta,  fait  à  Balbus  quelques  objections, 
et  Cicéron,  avec  promesse  qu'elles  seront  un  jour  résolues,  clôt  la 
séance  en  déclarant  qu'il  incline  à  l'avis  de  Balbus.  Cicéron  est  loin 
dans  cet  ouvrage  de  conclure  aussi  énergiquement  sur  la  question 


840  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  la  Providence  qu'il  l'a  fait  dans  d'autres  écrits,  et,  quoiqu'il  n'y 
suiye  pas  son  ami  Cotta,  nous  le  trouvons  encore  trop  préoccupé  des 
doutes  subtils  de  l'école  d'Arcésilas;  mais  il  y  a  souveraine  injus- 
tice à  lui  imputer  ce  qu'il  met  dans  la  bouche  de  l'adversaire  des 
dieux  et  à  présenter  comme  un  cri  de  détresse  du  rationalisme, 
comme  un  aveu  de  découragement,  ce  qui  serait  plutôt  un  cri  de 
triomphe  de  l'épicurien  Velleius,  lorsque,  après  s'être  attaché  à 
mettre  en  contradiction  Cléanthe  avec  lui-même,  il  s'écrie  que  ce 
Dieu  tour  à  tour  cherché  dans  le  monde,  dans  l'éther,  dans  la  raison, 
n'apparaît  définitivement  nulle  part,  nusquam  prorsus  appareat. 
C'est  l'athée  qui  parle  ainsi,  et  l'on  croirait  que  c'est  son  adversaire 
quand  on  lit  M.  Ventura.  On  pourrait  signaler  d'autres  preuves 
d'une  certaine  négligence  de  l'exactitude  qui  n'est  pas  de  mise  en 
de  si  graves  sujets,  et  surtout  quand  on  se  pique  de  discuter  pièces 
en  main;  mais  ces  critiques  finiraient  par  lasser,  et  nous  ne  ferons 
que  résumer  la  conclusion  de  cette  partie  de  l'ouvrage.  D'une  part  il 
y  avait  dans  le  monde  païen  une  raison  religieuse  bien  supérieure  à 
la  raison  philosophique.  C'est  comme  témoins  des  cultes  populaires 
que  les  grands  écrivains  ont  conservé  et  professé  le  dogme  de  l'unité 
de  Dieu,  la  foi  dans  la  loi  morale,  dans  le  sacrifice,  dans  la  vie  à 
venir.  Tous  et  toujours  les  peuples  y  ont  cru;  ils  n'ont  jamais  cru  en 
plusieurs  dieux;  les  gentils  ont  connu  le  véritable.  Et  d'un  autre 
côté,  quoi  qu'en  aient  dit  plus  d'un  père  de  l'église,  et  saint  Clément, 
et  Lactance,  et  saint  Augustin  lui-même,  les  esprits  supérieurs,  les 
écrivains,  les  philosophes,  ont  méconnu  ces  vérités;  ils  n'ont  pas 
démêlé  sous  l'idolâtrie  l'adoration  d'un  Dieu  suprême,  à  travers  la 
diversité  des  lois  positives  la  persistance  d'une  loi  invariable,  au 
milieu  des  contes  puérils  du  Tartare  et  de  l'Achéron  la  croyance  à 
une  autre  vie  et  à  un  jugement  futur  entre  les  bons  et  les  méchans. 
Pythagore,  Socrate,  Platon,  Cicéron  lui-même,  n'ont  pas  vu  toutes 
ces  choses;  ils  ont  corrompu  le  monde  païen  par  leurs  subtilités  et 
par  leurs  doutes.  Il  n'est  pas  vrai  que,  comme  l'a  prétendu  Bossuet, 
((  les  philosophes  ont  connu  que  le  monde  était  régi  par  un  Dieu 
((  bien  différent  de  ceux  que  le  vulgaire  adorait;...  que  cette  belle 
((  philosophie...  de  quelque  endroit  qu'elle  soit  venue...  commençait 
((  à  réveiller  le  genre  humain;  que  les  philosophes,  qui  ont  dit  de. 
((  si  belles  choses  sur  la  nature  divine,  n'ont  osé  s'opposer  à  l'erreur 
((  publique  et  ont  désespéré  de  la  vaincre;  qu'Athènes  prenait  pour 
<(  athées  ceux  qui  parlaient  des  choses  intellectuelles;  qu'ils  étaient 
«  bannis  comme  des  impies;  que  toute  la  terre  était  possédée  de  la 
«  même  erreur.  »  Non,  c'est  la  vérité  qui  régnait  par  toute  la  terre; 
l'erreur  était  avec  les  sages.  Cicéron  était  en  particulier  un  athée,  un 
matérialiste  et  un  hypocrite,  les  philosophes  des  idiots.  La  philosophie 


LE   PÈRE   VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  841 

a  été  ignoble,  abjecte,  ineptie  de  l'orgueil,  imperturbable  effronte^^ie. 

On  comprend  que  la  raison  philosophique  dans  les  temps  modernes 
n'est  pas  traitée  par  l'orateur  avec  plus  d'indulgence.  Elle  est  stu- 
pide  et  coupable;  quand  elle  est  spiritualiste,  elle  est  inepte;  si  elle 
affirme  un  dieu,  c'est  l'athéisme  avec  l'hypocrisie  de  plus.  Laissons 
ces  misères.  Le  tableau  que  le  père  Yentura  trace  de  la  philoso- 
phie moderne  est  loin  d'être  frappant  ni  complet,  et  nous  trouvons 
ici  plus  d'assertions  que  de  raisons.  Ses  critiques  sont  des  armes 
émoussées  par  l'usage,  et  qui,  dans  d'autres  mains,  ont  porté  de  plus 
rudes  coups;  mais  le  trait  saillant,  ce  qu'on  était  déshabitué  de  lire, 
et  ce  qui  nous  choque  le  moins,  c'est  que  le  grief  principal  contre  la 
philosophie  est  moins  d'avoir  propagé  le  doute  et  l'erreur,  —  elle  ne 
faisait  en  cela  qu'obéir  à  sa  nature,  —  que  d'avoir  décrié  et  renversé 
«  une  philosophie  véritable,  une  philosophie  raisonnable  dans  son 
but,  naturelle  dans  son  principe,  solide  dans  son  fondement,  sûre 
dans  sa  méthode,  heureuse  dans  ses  résultats,  utile  dans  ses  consé- 
quences. »  A  ces  traits,  vous  devrez  reconnaître  la  scolastique. 

Nous  conviendrons  que  la  chute  de  l'empire  de  Gonstantinople,  et 
plus  encore  peut-être  la  découverte  de  l'imprimerie,  répandirent, 
vers  la  seconde  moitié  du  xv^  siècle,  une  connaissance  plus  délicate 
et  plus  complète  de  l'antiquité,  surtout  de  l'antiquité  grecque,  et 
que  l'on  vit  alors  poindre  l'aurore  de  la  renaissance.  L'esprit  mo- 
derne a  ainsi  commencé,  et  il  faut  accorder  aux  auteurs  d'une  polé- 
mique devenue  fameuse  que  ce  commerce  intelligent  avec  le  génie 
d'un  passé  qui  n'était  pas  chrétien  est  devenu  le  signal,  si  ce  n'est  la 
cause,  d'une  grande  révolution  morale  que  l'église  ne  saurait  en  tout 
bénir.  Ce  fut  une  restauration  du  paganisme,  dit  M.  Ventura;  les  pre- 
miers coups  contre  la  scolastique  datent  de  là.  Il  est  vrai,  Platon  se 
vengea  d'Aristote;  car  la  scolastique  n'était  pas,  comme  on  sait,  si 
exclusivement  chrétienne  dans  ses  origines,  que  le  péripatétisme, 
par  des  causes,  suivant  moi,  plus  accidentelles  que  générales,  ne  se 
fût  étroitement  entrelacé  à  la  théologie  orthodoxe.  J'admettrai  moins 
facilement  que  l'esprit  byzantin  ait  exercé  une  grande  influence  sur 
la  réforme.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  réforme  suivit  la  prise  de  Gonstan- 
tinople, l'imprimerie,  la  renaissance  des  lettres  antiques,  et  elle  s'é- 
leva tout  d'abord  contre  l'église  et  contre  sa  philosophie.  On  connaît 
les  anathèmes  dont  Luther  poursuivit  la  scolastique,  et  quoiqu'à  son 
point  de  vue  il  reprochât  à  la  scolastique  d'être  une  science  pro- 
fane, sans  aucun  doute,  en  l'attaquant  comme  le  reste,  il  contribua  à 
préparer  l'avènement  de  cet  esprit  d'indépendance  qui  devait  aussi 
protester^  mais  contre  tout  le  moyen  âge.  Cinquante  ans  se  passèrent 
entre  la  mort  de  Luther  et  la  naissance  de  Descartes;  nous  ne  met- 
tons entre  l'un  et  l'autre  aucun  lien  intellectuel,  si  ce  n'est  que  l'in- 


8A2  REVUE   DES  DEUX    MONDES. 

dépendance  fut  un  caractère  de  leur  génie.  Pendant  ce  demi-siè- 
cle, la  littérature  philosophique  fut  très  animée.  Elle  enfanta  cent 
livres  curieux,  hardis,  chercheurs,  des  tentatives  plutôt  que  des  doc- 
trines. Enfin  Descartes  vint,  et  c'est  bien  lui,  en  effet,  qui  ferma  les 
portes  du  temple.  Ce  temple  de  la  Jérusalem  scolastique,  le  père 
Ventura  voudrait  le  rouvrir  aujourd'hui,  en  réparer  les  ruines.  Qe 
n'est  pas  nous  qui  nous  rirons  de  cette  entreprise,  ni  qui  cherche- 
rons à  disperser  les  travailleurs.  Nous  les  avons  visitées  quelquefois 
ces  ruines  fameuses  avec  une  curiosité  pleine  de  respect,  et  nous  ne 
serions  pas  scandalisé  de  les  voir  se  relever  de  terre;  mais  franche- 
ment la  chute  a  été  bien  lourde,  le  discrédit  est  bien  grand.  Des- 
cartes a  terriblement  réussi.  Le  père  Ventura  aurait  bien  fait  de 
rechercher  pourquoi,  et  d'examiner  si  la  scolastique  est  de  ces  puis- 
sances dont  la  restauration  soit  possible.  Il  se  borne  à  comparer, 
dans  un  morceau  brillant  et  animé  qui  a  dû  produire  de  l'effet  en 
chaire,  la  raison  humaine,  errant  depuis  quatre  siècles  hors  du  giron 
de  l'église,  à  l'enfant  prodigue,  et  il  la  conjure  éloquemment  de  re- 
venir se  jeter  dans  les  bras  qui  s'ouvrent  pour  la  recevoir.  C'est  bien 
dit;  mais  les  choses  humaines  auraient  d'étonnans  retours,  si  les 
générations  nouvelles  devaient,  pour  demander  le  pain  de  la  science, 
revenir  frapper  à  la  porte  de  l'école  de  saint  Thomas  d'Aquin. 

C'est  ici  qu'il  est  assez  piquant  d'opposer  le  père  Ventura  à  ses  de- 
vanciers. M.  de  Maistre,  M.  de  Bonald  soupçonnaient  assez  vaguement 
qu'il  devait  se  trouver  plus  de  bon  grain  qu'on  ne  croyait  dans  cette 
ivraie  de  la  scolastique;  mais  ils  n'étaient  nullement  tentés  d'y  aller 
Toir,  et  confondant,  comme  on  le  fait  sans  cesse  et  comme  le  fait  un 
peu  le  père  Ventura,  la  philosophie  scolastique  et  la  théologie  sco- 
lastique, ils  savaient  en  gros  que  la  première  était  un  aristotélisme 
verbal,  et  se  souciaient  peu  de  vérifier  si,  appliquée  à  la  traduction 
et  à  la  déduction  des  dogmes  chrétiens,  cette  langue  et  cette  méthode 
en  avaient  fait  un  tout  scientifique  très  propre  à  l'enseignement  et 
à  la  controverse.  Ce  n'est  pas  sous  cette  forme  qu'on  aimait  alors 
à  présenter,  à  célébrer  le  génie  du  christianisme.  On  préférait  la 
forme  du  xvii'=  siècle;  M.  de  Lamennais  lui-même  l'appelait  le  siècle 
de  la  religion  et  de  la  gloire,  ce  siècle  du  gallicanisme  et  du  jansé- 
nisme. En  ce  temps-là,  on  s'inquiétait  fort  peu  des  hardiesses  de  Des- 
cartes; on  avait  de  bien  autres  soucis.  C'étaient  Volney  et  Dupuis 
qu'il  fallait  ruiner.  C'était  contre  l'école  de  Bacon  et  contre  Bacon 
lui-même  qu'il  fallait  réagir,  et  Joseph  de  Maistre  écrivait  tout  un 
volume  pour  démolir  l'édifice  de  sa  renommée.  Moins  délicat  et  moins 
exigeant  qu'aujourd'hui,  on  n'éprouvait  aucun  besoin  de  se  moquer 
de  la  Logique  de  Port-Royal,  et  l'on  se  serait  tenu  pour  très  heureux 
si  les  jeunes  esprits  avaient  bien  voulu  y  revenir,  sans  jamais  remou- 


LE    PÈRE    TENTURA   ET    LA   PHILOSOPHIE.  843 

ter  plus  haut.  On  leur  aurait  à  ce  prix  bien  volontiers  permis  de  lais- 
ser dans  un  profond  oubli  tous  les  anges  de  l'école,  tous  les  aigles 
de  la  théologie,  et  d'ignorer  à  jamais  qu'il  y  eût  une  certaine  science 
philosophique  et  religieuse  répandue  dans  les  in-folios  de  saint  An- 
selme, de  saint  Bernard,  d'Hugues  et  Richard  de  Saint-Yictor,  enfin 
de  saint  Bonaventure,  science  dont  saint  Thomas  d'Aquin  avait  fait 
l'encyclopédie  méthodique,  christianisme  dont  le  Dante  avait  été  le 
poète.  L'esprit  littéraire  de  la  France,  cet  esprit  formé  par  l'antiquité, 
élégant  et  difficile,  plus  amoureux  du  beau  que  du  vrai,  du  talent  que 
de  la  pensée,  un  peu  dédaigneux,  un  peu  vain,  libre  avec  goût,  cher- 
chant la  raison  facile,  la  dignité,  la  grâce,  la  clarté,  et  redoutant  le 
travail  et  l'ennui  comme  des  restes  de  barbarie,  dominait  tout,  la 
philosophie,  la  science,  la  religion.  11  aurait  cru  déroger  en  prenant 
date  d'une  autre  époque  que  celle  où  Montaigne  avait  commencé 
d'écrire;  il  aurait  craint  de  se  salir  en  retournant  chercher  des  pail- 
lettes d'or  dans  le  fumier  du  moyen  âge,  lui  qui  remuait  à  boisseaux 
les  brillantes  médailles  frappées  sous  le  règne  de  Louis  XIY. 

Aussi  M.  de  Bonald,  qui  le  premier  a  osé  dire  qu'il  fallait  répondre 
à  la  révolution  française  par  une  philosophie,  et  transporter  la  guerre 
dans  le  domaine  des  idées,  cherchant  à  réaliser  cette  grande  pensée 
et  à  élever  de  ses  mains  le  monument,  n'imagina  pas  d'aller  deman- 
der au  moyen  âge  ses  méthodes  et  ses  principes,  pas  plus  qu'il  n'eût 
conseillé  à  l'émigration  de  lui  emprunter  ses  armes  de  guerre  pour 
combattre  l'artillerie  des  soldats  de  la  république.  Dans  ses  ouvrages, 
aujourd'hui  si  peu  lus,  mais  où  brille  un  esprit  élevé,  subtil,  et  le  ta- 
lent d'un  écrivain,  il  défend  la  cause  du  passé  sans  en  étudier  l'his- 
toire, et,  quoique  ennemi  des  témérités  de  la  raison  pure,  il  ne  prend 
pas  son  point  d'appui  dans  les  livres  et  n'affecte  nulle  érudition.  Il 
est  de  son  temps;  il  sait  peu  de  chose,  pense  beaucoup,  raisonne  en- 
core plus,  et  montre  autant  d'esprit  qu'il  peut,  ce  qui  n'est  pas  peu 
dire.  En  devisant  sur  la  métaphysique,  il  rencontre  le  moyen  âge,  et 
il  en  parle  comme  en  parlait  tout  le  monde.  11  se  heurte  aux  scolas- 
tiques,  et  il  les  traite  comme  aurait  fait  Daunou,  qui  cependant  pas- 
sait pour  les  connaître.  C'étaient  des  esprits  incultes,  dit-il.  Des 
esprits  incultes,  s'écrie  le  père  Ventura,  Albert  le  Grand  et  saint  Tho- 
mas !  Leur  science,  poursuit  M.  de  Bonald,  était  une  mécanique  du 
raisonnement,  \mQ  idéologie  ténébreuse;  ainsi  aurait  parlé  l'inventeur 
même  du  nom  de  l'idéologie;  puis,  ayant  occasion  de  donner  une 
définition  de  l'homme,  il  en  rédige  une  fort  élégante  qui  n'est  pas 
trop  mauvaise,  qui  a  fait  scandale  à  l'École  de  médecine  de  Paris, 
mais  qui  n'est  pas  celle  de  saint  Thomas.  Enfin,  chose  plus  grave 
encore,  dans  ses  Recherches  métaphysiques,  après  une  revue  de 
toutes  les  écoles  depuis  Thaïes,   y  compris  les  écoles  chrétiennes 


Sàk  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

(qu'entendait-il  par-là?  je  ne  le  sais  trop),  il  décide,  ce  qui  à  cette 
époque  n'embarrassait  personne,  que  depuis  trois  mille  ans  on  n'y  a 
rien  compris,  et  que  l'Europe  attend  encore  une  philosophie.  On 
disait  cela  couramment  dans  l'école  opposée.  Bacon,  Descartes  en 
avaient  touché  quelque  chose;  Voltaire,  Condillac,  Tracy  ne  se  fai- 
saient pas  scrupule  de  le  redire;  pourquoi  M.  de  Bonald  ne  le  répé- 
terait-il pas?  Mais  quoique  la  philosophie  qu'il  promettait  n'ait  rien 
de  commun  avec  la  leur,  quoique  ses  principes  aient  une  grande  ana- 
logie avec  ceux  que  le  père  Ventura  recommande,  elle  est  nouvelle  : 
il  suffit;  elle  suppose  que  l'église  catholique,  qui  philosophe  depuis 
dix-huit  cents  ans,  a  philosophé  en  vain  ;  c'en  est  assez  pour  que  le 
nouvel  apologiste  de  l'église  relève  avec  sévérité,  quoique  sans  amer- 
tmne,  toutes  ces  témérités  d'un  écrivain  catholique.  Après  les  Grecs 
du  bas-empire,  après  les  protestans,  après  les  cartésiens,  M.  de  Bo- 
nald arrive  à  son  rang  dans  le  dénombrement  des  adversaires  de  la 
scolastique  et  du  père  Ventura.  Un  petit-fils  de  M.  de  Bonald,  qui 
lui-même  cultive  les  lettres,  a  relevé  le  gant;  il  a  répondu  à  l'agres- 
seur, qui  a  répliqué.  Dans  cette  controverse  où,  comme  il  arrive  sou- 
vent, personne  n'a  tout  à  fait  tort,  l'ancien  général  des  théatins  a 
porté  beaucoup  d'insistance  et  quelque  vivacité;  il  a  publié  une  bro- 
chure, écrite  un  peu  lourdement,  pas  très  obligeamment,  où  il  établit 
et  motive  son  dire  et  sa  pensée  avec  une  parfaite  clarté;  mais  encore 
une  fois,  pour  décider  qui  a  raison  dans  cette  controverse,  il  fau- 
drait traiter  du  fond  des  choses,  dire  où  est  la  vraie  philosophie,  et 
quant  à  ce  procès-là,  nous  demandons  l'ajournement. 

Donc  le  père  Ventura  a  entrepris  la  réhabilitation  de  saint  Thomas. 
Nous  n'avons  rien  contre.  Saint  Thomas  est  un  grand  esprit.  Si  quel- 
ques-uns lui  refusent  toute  l'originalité  permise  au  philosophe,  cette 
sagacité  profonde  qui  fait  pénétrer  la  science  d'un  pas  de  plus  dans 
la  vérité,  il  n'a  pas  du  moins  de  supérieur  pour  l'étendue  et  la  capa- 
cité de  l'intelligence,  pour  la  subtilité  raisonnable,  pour  la  facilité 
dialectique,  pour  la  bonne  foi  dans  la  recherche  et  l'exposition,  pour 
la  droiture  de  sens  au  milieu  même  des  systèmes  singuliers  que  lui 
imposent  son  temps  et  son  école.  Il  n'est  point  de  scolastique  dont 
la  lecture  soit  plus  instructive,  et  nous  aimons  à  voir  l'église  s'in- 
spirer de  son  génie.  Il  était  un  grand  partisan  de  la  raison,  ce  dont 
nous  le  louons  fort;  un  zélé  disciple  d'Aristote,  ce  qui  ne  nous  offense 
point;  un  sectateur  assez  vif  de  la  philosophie  des  sensations,  ce  que 
nous  ne  lui  reprocherons  pas  trop  sévèrement;  mais  il  mérite  la 
grandeur  de  sa  renommée.  Au  reste,  elle  n'est  pas  demeurée  à  l'aban- 
don. Il  n'y  a  pas  longtemps  que  le  père  Lacordaire,  qui  avait  com- 
mencé à  le  rappeler  à  la  mémoire  des  hommes,  en  écrivant  pour  le 
rétablissement  des  frères  prêcheurs,  est  venu  prononcer  son  pané- 


LE   PÈRE   VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  8A5 

gyrique  dans  cette  imposante  église  de  Saint-Sernin  de  Toulouse,  où 
reposent  les  froides  reliques  de  Y  ange  de  l'école.  M.  l'abbé  Carie  a 
publié  sur  la  vie  et  les  écrits  de  saint  Thomas  un  ouvrage  d'un  luxe 
monumental,  qu'on  lit  avec  beaucoup  d'intérêt.  Un  jeune  métaphy- 
sicien protestant,  trop  tôt  enlevé  à  la  science,  M.  Léon  Montet,  a  pu- 
blié deux  très  bons  mémoires  sur  la  philosophie  du  même  maître. 
Enfin  un  écrivain  qu'il  faut  toujours  citer  quand  on  parle  de  scolas- 
tique,  M.  Hauréau,  qui  est  lui-même  un  peu  thomiste,  a  consacré 
dans  son  ouvrage  deux  chapitres  d'un  grand  prix  à  la  doctrine  de 
saint  Thomas  d'Aquin.  Voici  maintenant  le  père  Ventura  qui  vient 
l'enseigner  dans  la  chaire  chrétienne.  Gomme  lui,  l'illustre  descen- 
dant des  comtes  d'Aquino  avait  quitté  l'Italie  pour  venir  enseigner  à 
Paris,  et  on  a  entendu  dans  l'église  de  l'Assomption  quelques-unes 
des  théories  que  Thomas,  en  1253,  développait  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève.  Ge  que  le  père  Ventura  a  exposé  en  présence  d'un 
auditoire  un  peu  mondain,  n'aurons-nous  pas  licence  d'en  dire  ici 
quelques  mots?  Ce  n'est  pas  moins  que  la  réponse  à  cette  question  : 
«  Qu'est-ce  que  l'homme?  »  car  le  docte  prédicateur  la  pose,  cette 
question,  sans  faire  réflexion  que  la  poser  ainsi,  quœrere,  et  entre- 
prendre de  la  résoudre,  comme  on  va  le  voir,  par  le  raisonnement, 
c'est  chercher  la  vérité,  et  faire,  j'en  suis  bien  fâché,  de  la  philoso- 
phie inquisitive. 

Voyons  laquelle.  M.  de  Bonald  a  défini  l'homme — une  intelligence 
servie  par  des  organes  : — définition  radicalement  fausse,  définition  car- 
tésienne, qui  ne  tient  aucun  compte  de  ce  que  pense  le  genre  humain, 
savoir  que  l'homme  est  un  tout  substantiel,  composé  de  l'âme  et  du 
corps.  L'âme  est  unie  au  corps;  ce  n'est  pas  union  accidentelle,  c'est 
unité  substantielle  :  vérité  qui  nous  est  donnée  par  la  définition  même 
de  l'âme;  «  l'âme  intellective  est  la  forme  substantielle  du  corps 
humain.  »  C'est  la  définition  de  saint  Thomas,  c'est  ce  principe  pro- 
fond et  important  que  le  concile  de  Vienne,  en  1311,  a  décrété  et 
prescrit  sous  peine  d'hérésie.  Il  n'en  faut  pas  vouloir  aux  anciens 
philosophes,  ajoute  avec  beaucoup  de  charité  notre  vénérable  auteur, 
de  n'avoir  pas  su  cette  grande  vérité  :  pour  connaître  ainsi  l'homme, 
il  fallait  connaître  Jésus-Christ. 

Voilà  qui  étonnera  tout  lecteur  ayant  la  moindre  teinture  des  choses 
philosophiques.  Il  se  demandera  sur  quels  témoignages  ou  par  quelle 
inadvertance  un  savant  théologien  a  pu  écrire  des  choses  aussi  sur- 
prenantes, et  qu'un  étudiant  n'aurait  pas  écrites.  C'est  qu'un  étu- 
diant n'aurait  pas  eu  un  système  à  justifier  et  le  besoin  de  chercher 
contre  la  philosophie  des  griefs  à  tout  prix,  même  au  prix  de  la  vé- 
rité des  faits. 
D'abord  la  définition  de  M.  de  Bonald  n'est  pas  cartésienne.  Elle 


8Zi6  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

est  plutôt  platonicienne,  car  elle  se  rapproche  fort  de  celle  de  Bos- 
suet,  qui  dit,  d'après  Platon  :  «  L'homme  est  une  âme  se  servant  du 
corps.  ))  Descartes  parle  autrement.  Il  définit  l'âme  une  chose  qui 
pense,  c'est  vrai;  mais  je  doute  que  nulle  part  il  définisse  l'homme, 
11  a  donné  maintes  fois  de  la  nature  humaine  une  théorie  développée, 
et  il  dit  positivement,  dans  une  réponse  à  Arnauld,  qu'il  a  bien  pris 
garde  que  personne  ne  pût  penser  que  l'homme  71  est  rien  qu'un  esprit 
usant  et  se  servant  du  corps.  Il  combat,  comme  le  père  Ventura,  la 
doctrine  qui  assimile  l'âme  dans  le  corps  à  un  pilote  en  son  navire,  et 
tous  deux  se  gardent  bien  de  nous  dire  qu'en  cela  ils  ne  font  que  ré- 
péter Aristote.  Enfin  il  convient,  avec  le  père  Ventura,  qu'il  y  a  union 
réelle  entre  l'âme  et  le  corps;  que  l'un  et  l'autre  sont  substantielle-' 
ment  unis;  mais  j'avoue  qu'il  entend  par  là  qu'il  y  a  union  de  sub- 
stance à  substance  et  non  unité  de  substance.  Il  sait  trop  bien  que 
ce  sont  deux  choses  distinctes,  deux  natures  séparables,  et  qu'il  im- 
porte à  l'homme,  avant  toute  chose,  que  l'âme  soit  en  elle-même  une- 
substance. 

Il  est  vrai  que  Descartes  professe  peu  de  respect  pour  les  formes 
substantielles.  Il  déclare  qu'il  s'en  passe  ;  il  les  appelle  une  fois  de 
misérables  êtres ^  une  autre  fois  de  pauvres  innocens.  C'est  avouer 
qu'il  n'admet  pas  la  définition  de  l'âme  d'après  saint  Thomas,  deve- 
nue un  article  de  foi  de  par  le  concile  de  Vienne,  et  que  le  pape 
Jean  XXII  estimait  à  ce  point  qu'il  fit  exhumer  et  brûler  les  os  d'un 
théologien  qui  l'avait  niée.  Mais  ne  semblerait-il  pas,  à  entendre  le 
père  Ventura,  qu'il  s'agisse  d'un  dogme  révélé,  quand  il  exalte  cette 
définition,  ce  principe  profond  et  important ,  base  de  toute  philosophie^' 
ce  principe  inconnu  des  philosophes  anciens  à  qui  il  faut  pardonner, 
puisqu'ils  ignoraient  le  christianisme?  Or  ce  principe  est  tout  simple- 
ment, qui  donc  l'ignore?  la  définition  d' Aristote.  Il  faut  qu'il  y  ait 
longtemps  que  le  père  Ventura  ait  lu,  je  ne  dis  pas  Aristote,  Dieu 
l'en  préserve!  mais  saint  Thomas,  car  dans  les  dix-sept  questions 
de  la  première  partie  de  la  Somme  théologique ,  qui  forment  un  véri- 
table traité  de  l'âme,  il  aurait  vu,  à  chaque  page,  le  philosophe  de 
Stagire  plus  souvent  cité  que  l'Écriture  et  les  pères,  et  notamment 
question  76,  article  I,  il  aurait  lu,  à  la  suite  des  éclaircissemens  sur 
la  définition  classique  de  l'âme,  ces  propres  mots  :  Hœc  est  demons- 
tratio  Aristotelis  in  II  de  Anima,  iext.  1h.  Et  si  le  père  Ventura  veut 
s'édifier  complètement  sur  un  point  aussi  connu  de  l'histoire  de  la 
philosophie,  nous  le  prierons  de  passer  de  la  Somme  théologique  à  la. 
Somme  contre  les  Gentils;  il  y  verra,  livre  II,  chapitre  70,  saint  Tho- 
mas soutenir  contre  Averroès  sa  définition  comme  étant  le  vrai  sens 
d' Aristote.  Enfin,  si  ces  deux  autorités  ne  sufîisent  pas,  nous  l'enga- 
gerons à  consulter  le  commentaire  même  de  saint  Thomas  sur  Aris- 


LE    PÈRE    VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  847 

tote,  in  très  lihros  Arisfotelis  de  Anima  prœclarissima  expositio;  il 
y  retrouvera  développée,  élucidée,  interprétée  cette  doctrine,  que 
l'âme  est  Informa  ou  species,  non  pas  forme  accidentelle,  mais  sub- 
stantielle, l'acte  premier,  la  perfection,  l'achèvement  du  corps  orga- 
nique, tous  ces  mots  n'exprimant,  selon  Aristote  et  Thomas,  que  des 
points  de  vue  de  la  même  idée.  Nous  ne  sommes  pas  grand  admira- 
teur de  cette  définition;  mais,  pour  l'honneur  d' Aristote  et  de  saint 
Thomas,  nous  devons  faire  remarquer  qu'ils  la  rendent  plus  exacte 
que  ne  l'a  fait  le  père  Ventura.  Si  l'âme  n'était  que  la  forme  substan- 
tielle du  corps,  tout  corps,  même  inorganique  et  inanimé,  ayant  en 
scolastique  une  forme  substantielle,  sous  peine  de  ne  pas  exister, 
tout  corps  aurait  une  âme  ;  mais  Aristote  et  saint  Thomas  insèrent 
presque  toujours  dans  la  définition  ces  mots  :  corps  naturel,  orga- 
nique; et  comme  le  corps  organique  peut  être  sans  vie,  ils  ajoutent  : 
corps  organique  ayant  la  vie  en  puissance.  En  effet,  l'âme  n'est  la 
forme  substantielle  du  corps  qu'autant  que  le  corps  est  vivant.  La 
définition  signifie  que  l'âme  est  le  principe  qui  fait  passer  le  corps  de 
la  vie  en  puissance  à  la  vie  en  acte.  Aussi  est-ce  la  définition  de  l'âme 
comme  principe  à' animation,  la  définition  de  l'anima  dans  l'animal, 
et  Aristote  et  saint  Thomas  sont  obligés  de  montrer  subséquemment 
que  l'âme  intellective  dans  l'homme  est,  avec  de  grandes  perfections 
de  plus,  semblable  au  principe  de  vie  de  tout  être  animé. 

Mais  nous  ne  sommes  point  ici  pour  discuter  la  scolastique.  Bonne 
ou  mauvaise,  le  père  Yentura  est  fort  en  droit  d'adopter  une  défini- 
tion de  l'âme  qui  a  contenté  saint  Thomas,  pourvu  qu'il  veuille  bien 
ne  pas  omettre  désormais  de  dire  que  saint  Thomas  avait  emprunté 
presque  toute  sa  psychologie  d' Aristote,  et  qu'en  cette  matière  comme 
en  toute  autre  il  ne  s'écarte  des  leçons  de  celui  qu'il  appelle  par 
excellence  le  philosophe  que  lorsqu'il  est  décidément  impossible  de 
les  accorder  avec  les  dogmes  de  la  foi.  Avant  d'accuser  les  philosophes 
de  crétinisme  orgueilleux,  il  ne  serait  pourtant  pas  inutile  de  se  rap- 
peler ces  choses-là. 

Nous  y  insistons  parce  que  le  père  Ventura  a  fait  de  la  définition 
de  l'âme  un  point  capital  de  son  enseignement.  S'il  en  concluait  seu- 
lement que  l'âme  est  unie  au  corps,  et  que  cette  union  constitue  un 
tout  dans  lequel,  en  cette  vie  du  moins,  l'une  ne  peut  se  passer  de 
l'autre,  il  dirait  une  chose  fort  raisonnable,  vulgaire  pour  quiconque 
ne  croit  pas  à  l'homme  matière,  et  que,  suivant  saint  Augustin,  Var- 
ron,  grand  collecteur  de  systèmes,  avait  conclue  de  l'analyse  des 
diverses  opinions  des  philosophes;  mais  cela  ne  suffit  pas.  au  père 
Ventura  :  il  veut  que  cette  union  soit  substantielle,  c'est-à-dire  qu'il 
en  résulte  unité  de  substance.  Par  là,  dit-il,  toutes  les  questions 
qui  ont  embarrassé  et  égaré  les  savans  s'évanouissent  comme  des 


848  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

rêves.  Plus  de  difficulté  pour  expliquer  les  rapports  de  l'âme  et  du 
corps,  plus  de  nécessité  de  recourir  aux  chimères  de  l'harmonie  pré- 
établie, de  l'influx  physique  et  des  causes  occasionnelles.  En  même 
temps  l'origine  des  idées  est  découverte;  elles  ne  viennent  pas  de 
l'âme,  elles  ne  viennent  pas  du  corps;  elles  viennent  de  l'âme  et  du 
corps.  Le  corps  en  est  la  cause  matérielle,  l'âme  la  cause  efficiente. 
Le  corps  donne  les  fantômes,  sans  lesquels  l'intelligence  ne  com- 
prendrait pas,  et  de  ces  images  sensibles  l'âme  exprime  les  concep- 
tions intentionnelles  qui  sont  les  idées.  L'intelligence  humaine  est 
bien  faite  pour  comprendre  l'universel,  mais  elle  ne  pourrait  l'at- 
teindre, ou  du  moins  elle  ne  l'atteindrait  qu'en  général  et  d'une 
manière  imparfaite  et  confuse,  si  les  images  déterminées  des  objets 
sensibles  ne  lui  étaient  données  par  l'organisation  corporelle  à  l'effet 
d'en  abstraire  les  conceptions  intellectuelles  nécessaires  à  la  con- 
naissance parfaite.  C'est  pour  son  plus  grand  avantage  que  l'âme 
est  unie  au  corps.  Séparée  du  corps,  l'âme  intellective  perd  l'instru- 
ment de  son  opération  parfaite.  Elle  n'en  peut  donc  être  à  jamais 
séparée,  car  ce  serait  contraire  à  sa  nature. 

Ce  que  c'est  que  de  parler  sans  contradicteur,  et  de  citer  dans  un 
langage  aujourd'hui  peu  usité  un  auteur  aujourd'hui  peu  étudié.  On 
vous  donne  avec  confiance  ces  vieilles  formules  a  comme  une  belle  et 
simple  solution  par  laquelle  la  raison  catholique  a  fait  cesser  toute 
dispute  parmi  les  philosophes  chrétiens  touchant  une  si  grave  ques- 
tion. »  Le  monde  sait  en  effet  si  les  disputes  ont  cessé,  même  dans  le 
sein  de  l'église,  sur  la  question  de  l'origine  des  idées  depuis  l'an  1471 
que  parut  la  première  édition  datée  de  la  Somme  de  saint  Thomais. 
Et  d'ailleurs,  comment  la  doctrine  qui  vient  d'être  résumée  pour- 
rait-elle satisfaire  la  juste  curiosité  de  l'esprit  humain  et  dissiper 
tous  ses  doutes?  Comment  l'unité  de  substance  du  corps  et  de  l'âme 
en  expliquerait-elle  clairement  les  rapports?  Ce  n'est  pas  de  savoir 
s'ils  sont  unis  qu'il  est  question,  c'est  de  savoir  ou  plutôt  de  conjec- 
turer comment  deux  substances  ou,  si  l'on  veut,  deux  natures  aussi 
différentes  peuvent  être  en  communication  et  dans  un  certain  rap- 
port d'action  et  de  passion.  Ce  n'est  pas  le  fait,  c'est  le  comment  du 
fait  qui  étonne,  qui  trouble,  et  plus  vous  aurez  rapproché,  confondu 
les  deux  substances,  plus  vous  aurez  épaissi  le  voile  derrière  lequel 
se  dérobe  ce  mystère  de  notre  nature.  L'âme  connaît  et  le  corps  sert 
à  connaître,  voilà  un  fait  certain  et  familier.  Comment  le  corps  ou  la 
matière,  qui  ne  connaît  rien,  peut-elle  transmettre  à  l'intelligence  les 
élémens  de  la  connaissance?  Quand  vous  soutiendrez  que  l'intelli- 
gence ne  saurait  connaître  sans  cela,  vous  aurez  fait  un  pas  vers  une 
proposition  tant  soit  peu  périlleuse  de  M.  de  Tracy,  savoir  qu'une 
intelligence  sans  organes  est  incompréhensible;  vous  aurez  peut-être 


LE   PÈRE    VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  849 

un  peu  rabaissé  l'intelligence,  mais  vous  n'aurez  pas  relevé  la  ma- 
tière, ni  mieux  éclairci  les  clauses  du  contrat  qui  les  unit.  Vous 
ajoutez  que  le  corps  donne  les  fantômes,  et  que  l'intelligence  en 
exprime  les  idées'VLa  doctrine  est  connue,  c'est  encore  une  doctrine 
d'Aristote;  mais  en  vérité  vous  seriez  plus  clair,  si  vous  disiez  que 
les  idées  sont  tirées  des  sens,  que  l'intelligence  généralise  ou  trans- 
forme les  sensations.  Ne  voilà-t-il  pas  une  belle  solution  et  bien 
propre  à  satisfaire,  non  pas  même  le  spiritualisme  platonicien,  mais 
le  spiritualisme  chrétien?  Enfin  que  signifient  ces  mots  :  le  corps 
transmet  les  fantômes?  Comment  les  donne-t-il?  que  sont-ils?  Quelle 
expérience  ou  quel  raisonnement  prouve,  indique  seulement  que 
cette  masse  organisée  soit  une  fabrique  d'images?  La  croyance  uni- 
verselle ne  confirme  pas  assurément  cette  invention  scientifique.  Le 
genre  humain  croit  qu'il  voit  par  les  organes  des  objets  réels,  et  que, 
se  rappelant  qu'il  les  a  vus,  il  y  pense  et  il  en  raisonne.  Quant  à  l'hy- 
pothèse des  fantômes,  il  faudrait  la  prouver  avant  de  s'en  servir 
avec  tant  de  confiance.  Ignoreriez-vous  que  ces  fantômes,  ces  images, 
ces  espèces  sensibles  ont  été  niées  d'une  manière  absolue,  et  qu'elles 
seraient  surtout  insoutenables,  si  elles  étaient,  comme  vous  semblez 
le  prétendre,  purement  physiques?  Si,  pour  vous  épargner  beau- 
coup de  volumes  à  feuilleter,  vous  voulez  bien  lire  seulement  sur  cet 
article  quelques  pages  laissées  par  M.  Royer-Collard,  vous  trouverez 
contre  votre  hypothèse  une  argumentation  qui,  si  elle  ne  vous  semble 
péremptoire,  vous  paraîtra  du  moins  fort  sérieuse. 

Mais  voici  qui  est  plus  grave.  Si  l'âme  est  confondue  avec  le  corps 
au  point  qu'il  y  ait,  non  pas  union  de  deux  substances,  mais  unité  de 
substance  dans  l'homme,  comment  l'âme  peut-elle  être  séparée  du 
corps  sans  cesser  d'exister?  Cette  unité  de  substance  est  une  pensée 
d'Aristote  très-mal  venue  dans  une  philosophie  chrétienne.  Aristote, 
lui,  n'admettait  pas  l'immortalité  de  l'âme,  du  moins  de  l'âme  tout 
entière.  La  substance  ne  résultait  pour  lui  que  de  la  réunion  de  la 
forme  et  de  la  matière.  Cette  forme  qu'on  appelle  âme,  perdant 
sa  substance  en  perdant  son  corps,  comment  pourra-t-elle  subsister 
sans  lui?  //  y  sera  supj)léé,  nous  dit-on,  par  d'autres  moyens.  Ce 
n'est  là  qu'une  assertion,  encore  peu  rassurante.  On  me  dit  bien  que 
l'âme  comprend  par  elle-même;  mais,  comme  on  ajoute  qu'elle  ne 
connaît  que  par  le  corps,  je  me  demande  comment  elle  comprendra 
sans  connaître?  Par  habitude^  répond  le  père  Ventura.  iN'importe; 
de  la  mort  à  la  résurrection  générale,  l'intervalle  est  long  à  traver- 
ser, et  bien  imprudent  est  le  vœu  que  formait  saint  Paul  d'être 
délivré  de  ce  corps  de  mort.  Il  est  vrai  que  saint  Paul  s'imagine 
qu'il  y  a  une  lutte  entre  la  chair  et  l'esprit.  Il  était  venu  avant  le 
concile  de  Vienne,  et  peut-être  était-il  de  l'avis  du  père  Malebranche, 

TOME   I.  55 


850  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  appelait  les  formes  substantielles  des  inventiovs  de  gens  oisifs. 
Parlons  sérieusement,  et  concluons  que  la  philosophie  catholique 
(nous  ne  disons  pas  la  foi  catholique,  c'est  tout  autre  chose) ,  inter- 
prétée du  moins  par  le  père  Ventura,  est  loin  de  tenir  les  promesses 
qu'il  nous  a  faites,  et  qu'au  point  de  vue  de  la  science  et  de  la  reli- 
gion elle  n'a  pas  les  caractères  éclatans  de  la  vérité,  et  pourrait  avoir 
quelques-unes  des  conséquences  de  la  mauvaise  philosophie.  Il  est 
bien  entendu  que  nous  ne  faisons  pas  à  un  écrivain  respectable  l'in- 
jure que  Ton  fait  quelquefois  aux  philosophes.  Ces  fâcheuses  consé- 
quences, le  ciel  nous  préserve  de  l'accuser  de  les  admettre  ni  de  les 
enseigner.  Nous  savons  très  bien  qu'après  avoir  soutenu  la  philoso- 
phie des  sensations,  il  n'en  croit  pas  moins  ce  qu'elle  nie.  Nous 
n'ignorons  pas  qu'en  ayant  sur  la  nature  de  l'âme  et  sur  la  nécessité 
du  corps  une  doctrine  qui  obscurcit,  affaiblit  les  signes  de  l'immor- 
talité de  la  première,  il  proclame  d'une  foi  ardente  l'avenir  glorieux 
et  redoutable  de  la  personne  humaine.  Nous  disons  seulement  que 
sa  métaphysique  contraste  avec  sa  foi,  et  que  si  cette  métaphysique 
était  la  nôtre,  nous  tomberions  dans  un  grand  découragement.  La 
suite  de  son  ouvrage,  plus  exclusivement  théologique,  si  le  temps 
nous  permettait  de  l'analyser,  nous  donnerait  d'autres  exemples  de 
Finfluence  de  certaines  doctrines  abstraites  sur  la  manière  de  con- 
cevoir les  dogmes  de  la  religion.  Nous  doutons  que  l'église  souscrivît 
formellement  à  toutes  les  opinions  théologiques  du  savant  docteur; 
mais  nous  aimons  mieux  répéter  que  les  dernières  conférences  se 
lisent  avec  intérêt,  qu'il  s'y  rencontre  des  morceaux  écrits  de  verve, 
par  exemple  la  seconde  moitié  de  la  quatrième,  et  qu'il  faut  envier 
ceux  qui  ont  entendu  quelques-unes  de  ces  éloquentes  paroles  reten- 
tir dans  la  chaire  évangélique. 

III. 

Fermons  le  livre  maintenant,  et,  laissant  de  cété  les  systèmes, 
essayons  de  nous  rendre  compte  de  la  nature  et  des  motifs  de  l'ar- 
gumentation adoptée  de  notre  temps  par  de  célèbres  apologistes 
de  la  foi.  On  ne  contestera  pas,  je  pense,  qu'ils  s'occupent  moins 
que  ceux'  d'une  autre  époque  de  l'expliquer  et  de  la  démontrer  par 
elle-même,  et  que  le  travail  cent  fois  plus  attachant  de  rechercher 
dans  ses  dogmes  la  preuve  de  sa  vérité  a  fait  place  à  l'habitude  ba- 
tailleuse d'accuser  d'erreur,  de  contradiction,  de  mensonge  et  de 
pis  encore,  non-seulement  les  doctrines  contraires,  mais  toutes  les 
doctrines  humaines,  d'opposer  l'unité  à  la  discordance,  la  constance 
à  la  variation,  l'autorité  à  l'examen,  en  sorte  que  ce  qu'on  appelle  la 
question  de  l'église  est  devenue  la  principale  question,  et  que  l'on 


LE    PÈRE    VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  851 

pourrait  dire,  ou  peu  s'en  faut,  non  que  l'église  est  fondée  sur  la 
vérité,  mais  la  vérité  sur  l'église.  Disons  bien  que  cette  méthode 
n'est  pas  absolument  condamnable;  nous  savons  dans  quelle  mesure 
elle  est  admissible,  et  surtout  combien  elle  peut  être  utile;  nous  re- 
marquons seulement  qu'elle  est  dominante,  presque  exclusive,  et 
nous  craignons  que,  ainsi  employée,  elle  ne  soit  plus  propre  à  pro- 
duire des  réactions  religieuses  que  des  conversions  religieuses. 

Apercevoir  et  dénoncer  l'erreur  est  facile.  Plus  facile  encore  est  de 
convaincre  la  science  humaine  d'inconstance,  et  l'histoire  de  l'esprit 
humain  est  celle  de  ses  contradictions.  La  satire  de  l'esprit  humain 
est  si  aisée  et  si  tentante,  qu'elle  est  la  philosophie  de  ceux  qui  n'en 
ont  pas.  Non-seulement  les  esprits  profondément  moqueurs,  Mon-^ 
taigne,  Rabelais,  Voltaire,  s'y  plaisent,  mais  les  hommes  frivoles  qui 
ne  pensent  à  rien,  les  heureux  du  monde,  les  gens  blasés,  ceux  qui 
livrent  toute  leur  âme  aux  plaisirs  et  aux  intérêts  de  cette  vie,  sont 
prêts  à  dire  et  aiment  qu'on  leur  répète  que  la  science  est  vanité.  On 
se  trouve  d'intelligence  avec  tous  ceux  qui  envient  ou  imitent  les 
voluptés  de  Salomon,  quand  on  leur  redit  ses  railleuses  conclusions. 
La  polémique  amuse  la  malignité  de  notre  esprit.  Il  faudrait  bien  de 
la  maladresse  pour  qu'elle  ne  rencontrât  pas  souvent  juste;  il  y  a  des 
objections  à  tout;  point  de  doctrine  qui  n'ait  son  faible;  la  vérité  est 
parfaite,  mais  elle  n'est  qu'imparfaitement  connue,  et  rien  n'est  facile 
comme  d'appuyer  sur  les  obscurités  et  les  lacunes  de  la  connaissance 
pour  ébranler  et  décrier  la  connaissance  même.  Cette  entreprise  a 
quelque  chose  qui  divertit  et  qui  passionne.  Voilà  bien  des  motifs 
pour  exciter  beaucoup  d'esprits  à  préférer  la  négation  à  l'affirmation, 
Fattaque  à  la  défense,  l'invective  à  l'enseignement;  mais  de  telles  rai- 
sons ne  peuvent  déterminer  des  écrivains  et  des  prédicateurs  habiles 
et  convaincus  à  suivre  la  voie  où  nous  les  voyons  marcher. 

La  critique  dirigée  avec  talent  et  avec  énergie  contre  des  systèmes 
dépourvus  de  l'appui  d'une  autorité  extérieure,  livrés  à  l'inquisition 
de  l'esprit,  aux  hasards  et  aux  caprices  du  talent,  modifiés  ou  altérés 
suivant  les  époques,  toujours  incomplets  ou  obscurs  par  quelque 
côté,  toujours  discutables  en  un  point,  puisqu'il  y  a  de  l'insoluble 
dans  les  choses,  cette  critique  conduit  à  peu  près  sûrement  le  com- 
mun des  intelligences  à  l'incertitude,  au  doute,  parfois  à  une  incré- 
dulité dédaigneuse.  Puis,  comme  le  scepticisme  n'est  pas  une  situa- 
tion tenable  pour  des  esprits  sérieux,  ni  même  pour  tous  les  esprits 
frivoles,  il  se  change  en  une  disposition  favorable  à  une  doctrine  qui 
parle  avec  autorité,  se  proclame  hautement  immutable,  et  ajoute  à  la 
grandeur  des  dogmes  la  beauté  des  préceptes,  l'éclat  et  la  multitude 
des  exemples,  les  promesses  et  les  consolations.  Peu  importe  que, 
pour  se  recommander  à  des  esprits  désolés,  cette  doctrine,  telle  qu'on 


852  RETUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  prêche  aujourd'hui,  affirme  après  avoir  nié,  se  joue  des  objections 
dont  elle  s'est  servie,  et  qu'après  avoir  poussé  au  doute,  elle  rap- 
pelle à  la  croyance.  Si  l'on  a  suscité  ou  développé  le  mal,  on  apporte 
le  remède.  Les  sentimens  qu'on  a  excités  tournent  au  profit  des  idées 
qu'on  veut  inspirer.  Le  découragement  ramène  à  la  foi.  En  affaiblis- 
sant dans  la  raison  le  ressort  de  la  conviction,  on  augmente  parfois 
dans  les  cœurs  le  besoin  de  croire.  Pascal  n'a  pas  caché  combien  il 
trouvait  puissante  cette  manière  de  gagner  les  âmes,  et  l'on  a  pu 
dire  :  Faites  cent  sceptiques,  vous  ferez  cinquante  croyans.  —  Je  ne 
les  appelle  pas  tout  à  fait  des  chrétiens,  parce  que  ce  titre  convient 
à  une  foi  assise  sur  des  fondemens  plus  fermes  et  d'un  ordre  plus 
élevé. 

Le  temps  où  nous  vivons  est  singulièrement  favorable  à  l'art  de 
prendre  les  hommes  par  le  découragement.  Les  traditions  de  toutes 
sortes  sur  lesquelles  s'appuyaient  les  sociétés  modernes  ayant  été, 
depuis  la  fin  du  siècle  dernier,  ébranlées,  il  est  devenu  nécessaire, 
quand  même  ce  n'aurait  pas  été  le  goût  général,  de  leur  donner, 
par  voie  d'examen  et  de  recherche,  de  nouvelles  institutions,  presque 
de  nouvelles  mœurs.  Il  a  fallu  tenter  de  transformer  des  opinions  en 
coutumes.  C'est  la  raison  moderne  qui  a  entrepris  de  reconstituer  la 
société,  et  avec  tout  le  respect  qu'on  lui  doit,  on  est  forcé  de  lui  dire 
que  jusqu'à  présent  elle  a  médiocrement  réussi.  11  y  a  eu  de  grandes 
tentatives  et  de  petits  succès.  De  là  d'innombrables  déceptions.  La 
faiblesse  et  le  scrupule,  l'honnêteté  et  le  préjugé,  l'intérêt  qui  se 
donne  pour  la  vertu,  la  peur  qui  se  fait  passer  pour  la  raison,  jettent 
des  masses  entières  dans  une  aveugle  réaction  contre  des  idées  dont 
on  désespère  pour  en  avoir  trop  espéré.  En  France  surtout,  où  l'on 
croit  que  pour  être  logique  il  faut  être  extrême,  on  se  lance  dans 
un  pyrrhonisme  illimité.  C'est  à  l'aide  d'une  disposition  semblable 
qu'au  commencement  de  ce  siècle,  des  écrivains  distingués  crurent 
pouvoir  rétablir  le  passé  tout  entier  dans  la  croyance  sociale,  et 
essayèrent  la  restauration  morale  de  toutes  les  sortes  d'ancien  ré- 
gime, la  religion  comprise,  qu'ils  semblaient  considérer  surtout  du 
côté  de  la  politique.  On  peut  douter  que  ce  mélange  de  ce  qui  est 
consacré  à  l'éternité  avec  des  établissemens  de  leur  nature  périssables 
ait  été  heureusement  conçu,  et  l'église  a  paru,  depuis  quelques  an- 
nées, vouloir  s'affranchir  d'une  importune  solidarité;  mais  elle  n'a 
eu  garde  de  renoncer  à  employer  pour  une  fin  spirituelle  les  besoins 
moraux  d'une  société  souffrante.  Nous  parcourons  une  période  qui 
présente  quelques  analogies  avec  le  début  de  ce  siècle.  Plus  que 
jamais  les  gémissemens  se  font  entendre  depuis  dix  à  douze  ans  sur 
l'état  anarchique  des  intelligences.  On  a  encore  propagé,  envenimé 
ce  mal  en  le  déplorant.  Dans  ces  dernières  années,  les  événemens. 


LE    PÈRE    VENTURA    ET   LA   PHILOSOPHIE.  853 

toujours  si  puissans  sur  les  imaginations,  ont  achevé  d'abattre  les 
esprits.  On  dirait  que  le  ressort  de  la  raison  est  brisé.  De  nobles 
souffrances,  de  honteuses  misères  ont  détruit  dans  la  société  tout 
bon  sentiment  d'elle-même,  ce  que  Cicéron  appelait  bona  spes  sut. 
Certes,  ce  ne  serait  pas  un  mauvais  service  à  rendre  à  cette  mul- 
titude humiliée  que  de  relever  ses  regards  vers  les  choses  célestes, 
et  si  l'église,  sans  tremper  dans  aucune  politique,  saisit  cette  occa- 
sion de  reprendre  plus  d'empire,  qui  pourrait  s'en  plaindre  et  sur- 
tout le  lui  reprocher?  Que  pour  une  telle  œuvre,  dans  une  telle 
situation  des  esprits,  les  raisonnemens  pris  de  l'incertitude  des  opi- 
nions humaines  aient  une  grande  valeur  de  circonstance,  qu'il  soit 
naturel  et  licite  de  s'en  servir,  c'est  ce  qu'on  ne  saurait  contester, 
dût  la  foi  ainsi  obtenue  ressembler  à  une  simple  opinion,  et  rester  à 
la  surface  de  l'esprit,  sans  pénétrer  jusqu'à  l'homme  intérieur. 

D'ailleurs,  si  l'on  peut  abuser  de  ce  moyen  de  prosélytisme,  s'il  ne 
produit  pas  toujours  des  résultats  profonds  ni  solides,  s'il  doit'beau- 
coup  aux  circonstances,  il  n'est  pas  en  lui-même  dénué  de  valeur 
rationnelle.  Décréditer  successivement  tous  les  systèmes,  comme 
variables  et  discordans,  comme  dépourvus  d'une  autorité  durable  et 
étendue  sur  les  esprits,  enfin  comme  liés  par  un  fil  logique  à  d'au- 
tres opinions  dangereuses  en  politique  ou  en  morale,  qui  paraissent 
condamnées  par  les  événeraens,  et  de  là  conclure  en  faveur  d'une 
doctrine  qui,  en  fait,  a  plus  de  fixité,  qui  se  maintient  au  milieu  des 
vicissitudes  du  monde  sous  la  garde  d'une  autorité  extérieure,  c'est 
attaquer  les  esprits  par  des  considérations  sérieuses,  à  défaut  d'ar- 
gumens  démonstratifs,  et  il  peut  se  rencontrer  des  intelligences  qui 
en  seront  plus  touchées  qu'elles  ne  le  seraient  d'une  preuve  directe 
de  la  vérité  de  la  doctrine. 

Mais  c'est  une  règle  importante  que  de  réduire  cet  argument  à  sa 
juste  portée,  et  que  d'en  user  avec  une  rigoureuse  bonne  foi.  Ainsi 
d'abord,  il  faut  éviter  une  certaine  faute  très  commune  contre  la 
logique.  On  oppose  ordinairement  la  philosophie  à  la  foi  catholique, 
c'est-à-dire  quelque  chose  de  général  et  de  vague,  à  quelque  chose  de 
déterminé.  Qu'entend-on  par  philosophie?  —  Toutes  les  philosophies. 
— L'autre  terme  de  comparaison  devrait  donc  être  la  religion,  en  dési- 
gnant par  ce  mot  toutes  les  rehgions.  Alors  on  serait  en  droit  d'étaler 
les  luttes  et  l'influence  successive  du  scepticisme,  du  matérialisme, 
de  l'idéalisme,  du  spiritualisme,  et  de  faire  combattre  entre  eux 
Anaxagore,  Zenon,  Épicure,  Platon,  Aristote,  Carnéade,  Plotin,  et  la 
multitude  des  modernes;  mais  on  examinerait  par  contre  quelles 
ont  été  les  variations  et  les  dissidences  des  religions,  celles  de  l'Inde 
et  de  l'antiquité,  le  judaïsme  et  ses  divisions,  enfin,  dans  notre  chris- 
tianisme même,  ses  hérésies,  au  nombre  desquelles  plusieurs  écri- 


854  REYUE    DES   DEUX    MONDES. 

vains  religieux  comptent  jusqu'au  mahométisme.  A  la  diversité  des 
écoles  on  opposerait  la  diversité  des  sectes,  et  peut-être  verrait-on 
qu'il  faut  s'en  prendre  de  ces  tristes  variations  moins  aux  doctrines 
qu'à  la  nature  de  l'esprit  humain.  Pour  raisonner  régulièrement,  il 
faudrait,  par  exemple,  comparer  la  foi  catholique,  non  assurément 
sous  le  rapport  de  la  vérité,  mais  sous  celui  de  la  stabilité,  à  une 
doctrine  déterminée.  Et  pour  ne  pas  choisir  la  meilleure,  l'épicu- 
réisme,  par  exemple,  a-t-il  beaucoup  changé?  Je  ne  sais,  mais  rien 
ne  se  ressemble  plus,  pour  la  manière  de  raisonner  de  Dieu  et  de 
l'homme,  que  la  doctrine  d'Épicure  ou  même  de  Démocrite  et  celle 
des  écoles  sensualistes  qui  la  représentent  chez  les  modernes.  Rien 
n'est  changé,  excepté  les  noms.  En  insistant  trop  sur  ces  réflexions, 
je  laisserais  croire  que  je  ne  vois,  en  effet,  aucune  différence,  au 
point  de  vue  de  la  fixité  et  de  l'autorité,  entre  la  religion  et  la  phi- 
losophie, quand  je  veux  dire  seulement  qu'il  ne  faut  pas  exagérer 
cette  différence  à  l'aide  d'un  paralogisme.  Seconde  observation.  On 
fait  valoir  quelquefois  l'argument  de  la  perpétuité  du  catholicisme, 
en  telle  sorte  qu'il  se  réduit  à  dire  que  l'église  catholique  est  encore 
catholique.  Si  sa  perpétuité  avait  été  de  fait  combinée  avec  l'univer- 
salité, si  les  hérésies  n'étaieut  pas  sorties  de  son  sein,  on  pourrait 
prétendre  qu'elle  ne  s'est  jamais  divisée.  Mais  ses  divisions  à  elle  ce 
sont  les  hérésies,  et  il  serait  trop  commode  de  faire  abstraction  des 
sectes  qui  s'en  sont  séparées,  pour  ne  considérer  que  les  fidèles  qui 
sont  restés  dans  son  sein,  et  conclure  qu'elle  n'a  connu  ni  variations, 
ni  discordes.  Ce  serait  un  truisme  que  de  dire  que  le  catholicisme 
est  invariable  chez  les  catholiques  qui  n'ont  pas  changé.  Il  a  changé 
apparemment  chez  tous  les  catholiques  qui  sont  devenus  grecs, 
luthériens,  calvinistes,  déistes,  incrédules.  Cette  observation  d'une' 
puérile  évidence  a  pourtant  été  incessamment  négligée. 

Voici ,  ce  me  semble ,  en  quoi  est  fondé  un  argument  qu'il  faut, 
limiter  mais  non  proscrire.  D'abord  la  religion,  par  sa  nature  même, 
a  plus  d'autorité  que  la  philosophie.  Par  les  sentimens  auxquels  elle 
s'adresse,  par  les  formes  qu'elle  emploie,  par  le  langage  qu'elle 
■  parle,  par  le  salutaire  effet  de  la  crainte  et  de  l'espérance,  elle  donne 
aux  dogmes  qu'elle  enseigne  et  aux  préceptes  qu'elle  en  déduit  plus 
d'empire,  de  solidité,  de  popularité.  La  foi  qu'elle  inspire  est  donc 
plus  forte,  plus  stable,  plus  transmissible  que  la  conviction  philoso- 
phique. Si  l'on  sort  des  généralités,  il  sera  facile  de  montrer  que  ces 
avantages  appartiennent  éminemment  à  l'église  catholique,  et  d'éta- 
blir par  sa  constitution  et  son  histoire  qu'elle  est  particulièrement 
propre  à  s'eniparer  de  l'indocilité  du  cœur  et  de  l'esprit  humain.  De 
là  à  opposer  sa  force  de  conservation  à  l'instabilité  des  choses  du 
monde.  Tordre  intérieur  qu'elle  peut  maintenir  autour  d'elle  quand* 


LE   PÈRE   VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  855 

on  croit  en  elle  au  désordre  toujours  renaissant  des  intelligences 
dispersées  par  le  vent  du  siècle,  le  pas  est  facile  à  franchir,  et  l'on 
arrivera  par  cette  voie,  non  à  démontrer  en  principe  la  vérité  de  la 
doctrine,  mais  à  y  ramener  beaucoup  d'esprits,  surfout  à  leur  per- 
suader qu'il  est  désirable  qu'elle  soit  vraie,  ou  du  moins  que  la  foi  se 
raffermisse  et  s'étende. 

Cet  argument,  j'en  conviens,  est  plutôt  politique  ou  moral  que 
métaphysique.  Il  est  politique,  car  il  appuie  la  foi  sur  le  bien  de  la 
société;  il  est  moral,  car  il  admet  que  l'état  de  foi  est  meilleur  pour 
l'ârne  que  l'état  d'incrédulité.  Il  provoque  par  de  sérieuses  considé- 
rations les  dispositions  favorables  à  la  religion  :  il  motive  suffisam- 
ment les  réactions  religieuses ,  et  toute  église  qui  saura  s'en  servir 
avec  dignité  et  modération  pourra  déterminer  en  sa  faveur  un  mou- 
vement durable;  mais  ce  serait,  je  crois,  outrer  cet  argument  que 
d'en  faire  sortir  le  scepticisme  universel,  ou  que  de  le  regarder 
comme  suffisant  pour  établir  la  vérité  du  christianisme.  A  lui  seul  il 
ne  fera  jamais  un  bon  chrétien,  il  pourra  seulement  disposer  à  le 
devenir. 

On  remarquera  en  eiîet  que  les  considérations  prises  de  l'état  des 
âmes  croyantes  dans  ses  rapports  avec  le  bien  moral  de  la  société 
et  de  l'individu  pourraient  s'accommoder  avec  une  religion  fausse 
comme  avec  une  véritable.  Plus  d'un  auteur  moderne  a  plaint  les 
Romains  d'avoir,  avant  César,  négligé  le  culte  des  faux  dieux,  et 
l'on  a  imputé  à  l'affaiblissement  de  leur  religion  la  chute  de  leurs 
mœurs  et  de  la  république.  Ce  qui  est  plus  vrai  et  ce  qui  doit  donner 
à  réfléchir,  c'est  que  quand  on  raisonne  au  point  de  vue  de  la  disci- 
pline morale  de  la  société,  l'exemple  des  pays  protestans  doit  être 
cité  le  premier.  Les  écrivains  de  l'église  ne  sauraient  donc  se  servir 
avec  trop  de  précaution  d'une  arme  qui  peut  les  blesser,  et  cet  argu- 
ment, pliable  en  plusieurs  sens,  ne  les  dispense  pas  d'appuyer  la 
religion  catholique  sur  la  démonstration  directe  de  sa  vérité,  œuvre 
grande,  difficile,  que  l'état  des  esprits  et  des  doctrines  rend  nou- 
velle et  ne  permettrait  pas  de  traiter  sans  une  philosophie  profonde. 
Ce  que  nos  pères  appelaient  une  démonstration  évangélique  serait  une 
œuvre  très  opportune;  car  ce  qui  provoque  nos  objections  chez  les 
modernes  apologistes,  ce  n'est  pas  la  thèse,  mais  l'argument.  Une 
certaine  défaveur  s'attache,  je  le  sais,  à  toute  réfutation,  si  mesurée 
qu'elle  puisse  être,  d'une  doctrine  qui  se  donne  pour  orthodoxe.  Au- 
tant on  aimerait  à  braver  les  attaques  de  l'esprit  de  secte  ou  de  parti, 
autant  on  est  porté  à  tenir  compte  du  sentiment  de  regret  qu'éprou- 
vent d'honnêtes  gens,  pleins  de  foi,  ou  de  respect,  ou  de  scrupules, 
lorsqu'ils  voient,  au  milieu  de  tant  d'autres  erreurs  plus  répréhen- 
sibles  ou  plus  funestes,  la  critique  s'attacher  à  celles  qui  peuvent  se 


856  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rencontrer  dans  un  ouvrage  dicté  par  le  sentiment  chrétien.  Où  est 
l'intérêt  en  effet,  si  l'on  ne  nourrit  pas  contre  la  foi  d'inimitié 
cachée,  de  signaler  quelques  faibles  raisons,  qui,  mêlées  à  d'excel- 
lentes, peuvent  contribuer  à  la  défendre,  à  la  propager,  à  l'affermir? 
Une  rigueur  excessive  à  l'égard  des  moyens  de  la  cause  ne  trahit- 
elle  pas  plus  que  de  l'indifférence  pour  la  cause  même?  Que  faut-il 
désirer  après  tout  dans  ces  temps  de  péril?  N'est-ce  pas  que  l'huma- 
nité croie?  et  qu'importe  comment  la  croyance  est  obtenue? 

Je  pourrais  répondre  en  me  couvrant  de  grands  exemples,  dont 
quelques-uns  sont  sacrés.  Combien  de  docteurs  chrétiens,  dans  leur 
sévérité  consciencieuse,  n'ont  pas  voulu  souffrir  une  adultère  alliance 
de  la  vérité  et  de  l'erreur,  et,  au  risque  de  perdre  quelques  bonnes 
semences,  ont  passé  au  crible  les  plus  pieuses  théories  !  La  doctrine 
du  christianisme  doit  être  ce  métal  pur  qui,  éprouvé  par  le  feu,  reste 
au  fond  du  creuset.  Je  pourrais  ajouter  que,  malgré  des  apparences 
dont  on  fait  grand  bruit,  les  temps  d'empire  de  la  philosophie  ne 
sont  pas  tellement  éloignés,  qu'il  soit  indifférent  de  souffrir  la  con- 
fusion de  la  bonne  avec  la  mauvaise,  et  d'encourager  des  systèmes 
qui  ne  laissent  à  l'intelligence  humaine  aucun  milieu  entre  la  foi 
absolue^  toujours  rare  comme  une  grâce  spéciale,  et  des  doctrines 
de  pyrrhonisme  qui  dégradent  la  conscience  et  la  raison.  Quand  on 
pense  avec  Descartes  et  Leibnitz,  avec  saint  Thomas  et  Bossuet,  qu'il 
y  a  des  vérités  communes  à  la  science  et  à  la  religion,  vérités  que  la 
première  démontre  à  la  raison  comme  la  seconde  les  révèle  à  la  foi, 
c'est  un  devoir  envers  la  vérité  que  de  défendre  le  droit  et  le  nom  de 
la  philosophie  contre  tout  effort  pour  l'ébranler  dans  ses  fondemens 
et  pour  la  diffamer  dans  son  honneur.  Aucun  de  ces  motifs  ne  m'est 
étranger  et  ne  me  trouve  insensible,  je  l'avoue;  mais  il  en  est  d'au- 
tres encore,  et  dont  l'importance  est  plus  grande  pour  la  société  et 
pour  l'église.  Ceux-là,  je  les  dirai  sans  détour. 

La  raison  par  elle-même  ne  saurait  atteindre  à  la  vérité  :  voilà  le 
principe  absolu  qu'au  mépris  des  autorités  les  plus  augustes,  des 
antécédens  les  plus  respectés,  on  veut  placer  au  centre  des  sciences, 
appuyées  toutes  sur  le  principe  contraire.  Si  l'on  en  croyait  les  nou- 
veaux TertuUiens,  ce  principe  unique  serait  toute  la  philosophie  qui 
resterait  à  l'esprit  humain,  et  cette  philosophie  serait  rigoureusement 
identique  au  scepticisme  universel  ;  elle  ferait  donc  crouler  sur  leurs 
bases  toutes  les  croyances,  et,  selon  moi,  toutes  les  vérités  que  l'es- 
prit humain  s'est  conquises  par  ses  propres  forces,  non  pas  seulement 
depuis  soixante  ans,  mais  depuis  trois  siècles.  Ce  n'est  point  par 
accident  ni  caprice,  c'est  par  une  conséquence  naturelle,  irrésistible, 
que  la  réaction,  renversant  tout  sur  sa  route,  est  remontée  jusqu'au 
moyen  âge.  Comme  un  conquérant  vaincu,  l'esprit  humain,  dans  cette 


LE    PÈRE    VENTURA   ET   LA   PHILOSOPHIE.  857 

désastreuse  retraite,  devrait  tout  ravager  sur  son  passage  et  ne  laisser 
que  des  ruines  en  se  retirant.  Qu'on  ne  dise  pas  que  j'exagère  :  il  n'y 
a  rien  de  ce  que  nous  croyons  avoir  appris  de  neuf  en  législation,  en 
économie  puLlique,  en  morale  sociale  et  dans  les  sciences  mêmes, 
qui  ne  soit  remis  en  doute,  si  par  ses  propres  forces  la  raison  humaine 
ne  peut  atteindre  à  la  vérité.  Je  ne  parle  pas  des  idées  libérales  en 
particulier,  je  ne  parle  pas  des  principes  de  89;  je  n'en  parle  pas, 
mais  j'y  pense.  Est-il  besoin  de  dire  que  la  nouvelle  doctrine  les  em- 
porte en  débris?  Comment  le  lui  reprocher?  Elle  n'a,  j'en  ai  peur,  été 
inventée  que  pour  cela. 

Mais  s'il  en  est  ainsi,  quelles  sont  les  conséquences?  Souffrez  que 
je  vous  les  dise,  et  vous  me  direz  si  vous  les  acceptez.  Elles  sont 
graves  pour  la  société  entière;  elles  le  sont  pour  les  fidèles,  elles  le 
sont  pour  l'église  elle-même.  Supposez  que  toute  voix  qui  s'élève 
dise  aux  hommes  que  rien  de  ce  qui  n'est  pas  révélation  ne  mérite 
foi  ni  respect;  ces  hommes  sont  des  fidèles  ou  ils  n'en  sont  pas. 
Pour  ceux-ci,  leur  situation  est  claire  :  ayant  rejeté  la  révélation,  ils 
ont  tout  rejeté.  Le  divin  flambeau  est  éteint  dans  leur  âme,  et,  livrés 
à  eux-mêmes  dans  une  nuit  funeste,  ils  n'y  marchent  qu'à  tâtons, 
non  plus  guidés  par  la  raison  ou  la  conscience,  mais  poussés  par  des 
appétits  ou  emportés  par  des  passions.  Comme  les  aveugles  chez  qui 
se  perfectionnent  tous  les  sens  qui  restent,  ces  gens  ne  se  dévelop- 
pent plus  que  dans  l'art  de  la  fortune  ou  du  plaisir.  Voilà  pour  les 
incrédules.  Quant  aux  fidèles,  sans  doute  un  asile  leur  demeure,  et 
qui  ne  leur  envierait  alors  le  saint  privilège  de  croire  à  quelque 
autre  chose  que  la  volupté  ou  le  profit?  mais  le  monde  n'est  pas  un 
monastère,  la  théocratie  n'est  pas  réalisée.  La  société  laïque  est 
réglée,  dirigée,  soutenue  par  une  foule  de  lois  et  de  croyances  sur 
lesquelles  l'église  et  la  révélation  sont  muettes.  Tout  ce  qui  s'est 
accompli,  tout  ce  qui  s'est  commandé,  tout  ce  qui  s'est  pensé  en 
dehors  de  l'autorité  sacrée,  sur  la  foi  de  la  raison  humaine,  dans  ces 
derniers  siècles  et  surtout  de  nos  jours,  tout  cela  est  donc  vain, 
tout  cela  est  arrogance  et  chimère!  toutes  les  sciences  humaines, 
n'étant  qu'humaines,  ne  méritent  que  mépris  ou  pitié!  Il  n'y  a  point 
en  elles  de  vérité,  puisque  la  seule  autorité  dépositaire  de  la  vérité 
n'y  commande  pas.  Vainement  la  raison  veut-elle  distinguer  entre  les 
opinions,  les  systèmes,  les  partis,  là  condamner,  ici  absoudre  :  qu'en 
sait-elle?  Par  elle-même,  elle  n'atteint  pas  à  la  vérité.  Que  parle- 
t-on  de  principes?  il  n'y  en  a  pas;  la  société  temporelle  n'en  saurait 
avoir.  Elle  en  a  donc  manqué  depuis  soixante  ans.  Depuis  soixante 
ans,  tout  est  indifférent.  La  politique  est  l'empire  légitime  du  scep- 
ticisme :  ni  vrai,  ni  faux ,  ni  bien ,  ni  mal.  Ainsi  le  scepticisme,  en 
inspirant  aux  incrédules  le  culte  des  faits,  aux  croyans  l'indifférence 


858  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

à  tous  les  faits,  conduit  les  uns  et  les  autres  au  même  néant,  la 
négation  du  droit. 

Parlé-je  ici  d'un  mal  possible  ?  Plût  à  Dieu,  hélas  !  C'est  le  mal  dti 
temps.  Je  suis  convaincu,  et  il  y  a  longtemps,  et  ce  mal  a  fait  de 
cruels  progrès,  que  le  scepticisme  est  le  vice  mortel  de  la  société 
française.  —  Le  scepticisme  religieux,  va-t-on  me  dire.  —  Est-ce 
qu'il  y  en  a  deux  ?  Les  principes  sur  lesquels  on  fonde  le  doute  ab- 
solu en  matière  de  science  humaine  ont-ils  des  limites  possibles  dans 
leur  application  ?  Quand  la  raison  a  succombé  sous  leur  atteinte,  peut- 
elle  se  relever  pour  défendre  le  dogme  et  leur  fermer  le  ciel  après 
leur  avoir  abandonné  la  terre?  Quiconque  aujourd'hui  travaille  pieu- 
sement pour  le  scepticisme  porte  du  bois  à  l'incendie,  et  les  incré- 
dules de  la  raison,  qu'ils  le  sachent  bien,  livrent  le  monde  aux  incré- 
dules de  la  foi. 

Si  donc  par  impossible  les  nouvelles  doctrines  venaient  à  préva- 
loir dans  le  sein  de  l'église,  elle  tiendrait  elle-même,  sur  tout  ce  qui 
n'est  pas  dogme,  école  de  doute  et  d'indifférence;  elle  autoriserait  par 
ses  leçons  le  mépris  de  toute  leçon,  et  tendrait  à  constituer  à  la  lettre 
en  dehors  d'elle  une  société  sans  foi  ni  loi.  Compromise  elle-même 
par  un  dédain  qui  aurait  les  mêmes  effets  que  la  complaisance,  elle 
paraîtrait  se  prêter  à  toutes  choses,  parce  qu'elle  n'adhérerait  à  rien, 
et,  récusant  toutes  les  règles  qu'elle  n'a  point  posées,  elle  encoura- 
gerait ceux  qui  osent  tout  et  ceux  qui  souffrent  tout  ;  elle  donnerait 
des  prétextes  à  l'audace  et  des  excuses  à  la  bassesse.  L'idée  chré- 
tienne du  néant  des  choses  humaines,  qui  ne  doit  inspirer  que  le  dés- 
intéressement spirituel,  viendrait  en  aide  à  l'insouciance  qui  déprave 
les  sociétés,  et  la  sagesse  désabusée  de  Salomon  servirait  à  justifier 
la  morale  d'Épicure.  Une  pitié  superbe  pour  les  vaines  contentions 
du  monde  engendrerait  un  détachement  sans  conscience,  la  parure 
et  le  sophisme  de  la  servitude.  Que  l'église  daigne  y  réfléchir;  pour 
le  chétif  plaisir  de  se  venger  de  quelques  écrivains  qui  lui  ont  déplu, 
est-il  bon  qu'elle  porte  la  sape  aux  fondemens  de  toute  croyance, 
et  lui  importe-t-il  qu'il  y  ait  sur  la  terre  du  respect  et  du  dévoue- 
ment de  moins?  Est-ce  rendre  hommage  à  la  Providence  que  d'affai- 
blir systématiquement  la  confiance  dans  le  vrai,  l'espérance  dans  le 
bien,  que  de  délier  la  raison  de  toutes  les  convictions  qui  l'obligent, 
et  de  rendre  les  choses  humaines  plus  méprisables,  afin  de  mieux 
satisfaire  le  triste  orgueil  de  les  mépriser?  Nous  osons  conjurer  le 
clergé  de  France  d'avoir  toujours  présente  à  la  pensée  cette  belle  pa- 
role de  saint  Augustin  :  <(  Ce  qui  avilit  la  dignité  de  l'homme  ne  peut 
être  un  moyen  de  plaire  à  la  majesté  divine.  NtiUo  modo  his  artibits 
placaiur  divina  majestas  quitus  humana  dignitas  inquinaiur.  n 

Charles  de  Rémusat. 


ADELINE  PROTAT. 


DEUXIÈME    PARTIE.* 


I.    —    LA    FILLE    ADOPTIVE. 

Un  matin,  le  sabotier,  qui  avait  droit  de  pêche  sur  le  littoral,  tra- 
versait la  rivière  dans  un  bachot  pour  aller  visiter  ses  lignes  de  fond; 
comme  il  amvait  à  la  hauteur  d'une  passerelle  que  l'on  a  depuis 
remplacée  par  un  pont  suspendu,  un  cri  terrible  lui  fit  relever  la  tête; 
ce  double  cri  avait  été  poussé  par  deux  dames  qu'il  aperçut  alors  sur 
la  passerelle,  où  elles  donnaient  les  signes  d'une  indicible  épouvante. 
Voici  ce  qui  était  arrivé.  L'enfant  de  la  plus  jeune  des  dames,  petite 
fiUe  de  cmq  ans,  était  tombée  dans  l'eau.  Gomme  elle  s'appuyait  pour 
examiner  le  paysage  sur  une  mince  perche,  déjà  rompue,  qui  formait 
une  rampe  de  parapet,  le  bois  avait  cédé  sous  le  poids  de  son  corps, 
si  léger  qu'il  fût,  avant  que  celle-ci  eût  pu  la  retenir,  et  elle  avait 
échappé  à  sa  mère.  La  rivière  duLoing  n'est  pas  très  profonde;  mais 
dans  l'endroit  où  l'accident  avait  eu  lieu,  le  lit,  plus  resserré,  active 
encore  la  rapidité  de  l'eau.  L'enfant  était  déjà  à  plus  de  vingt  pas 
lorsque  le  sabotier  s'aperçut  de  sa  chute;  il  fit  un  signe  à  la  mère 
pour  lui  indiquer  qu'il  allait  porter  du  secours  à  sa  petite  fille.  Pro- 
tat  se  trouvait  alors  au  milieu  de  la  rivière  et  dans  une  place  où  elle 
est,  en  toute  largeur,  embarrassée  par  de  hautes  herbes  tellement 
serrées,  que  la  navigation  du  plus  frêle  batelet  n'y  est  praticable 

(1)  Voyez  la  liyraison  du  15  février. 


860  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qu'à  l'aide  de  la  gaffe.  Le  sabotier  jugea  que  le  jeu  des  avirons  serait 
gêné,  et  qu'avant  d'avoir  franchi  cet  obstacle,  la  petite  fille  aurait 
dix  fois  le  temps  de  périr.  A  la  grande  inquiétude  des  deux  femmes, 
qui  ne  comprenaient  rien  à  cette  manœuvre,  au  lieu  de  descendre  le 
courant  dans  son  bachot,  il  fut  s'aborder  à  une  rive,  et,  prenant  sa 
course  avec  rapidité  dès  qu'il  eut  touché  terre,  il  atteignit  en  quel- 
ques secondes  l'endroit  en  face  duquel  passait  alors  la  petite  fille, 
que  ses  robes  avaient  d'abord  maintenue  à  fleur  d'eau,  mais  qui  com- 
mençait à  s'enfoncer.  Protat  se  jeta  à  l'eau;  en  trois  brasses,  il  attei- 
gnit l'enfant  qui  allait  disparaître.  En  abordant  au  rivage  opposé,  il 
y  trouva  les  deux  femmes  accourues  au-devant  de  lui.  La  jeune  mère 
était  folle  de  douleur;  en  voyant  que  sa  fille  respirait  encore,  elle 
devint  folle  de  joie.  Le  sabotier  lui  offrit  d'entrer  dans  sa  maison  pour 
porter  les  premiers  secours  à  la  petite  noyée.  Dès  qu'on  y  fut  arrivé, 
Protat  fit  flamber  une  bourrée  dans  sa  grande  cheminée,  et  mit  toute 
la  garde-robe  d'Adeline  au  service  des  dames.  Au  bout  de  deux 
heures,  l'enfant  avait  complètement  repris  connaissance.  Comme  sa 
grand'mère  était  sortie  un  moment  dans  la  rue  pour  expliquer  aux 
paysans  rassemblés  devant  la  maison  ce  qui  s'était  passé,  l'un  d'eux 
coupa  brusquement  les  éloges  qu'elle  prodiguait  au  sauveur  de  sa 
petite  fille  : 

—  Il  a  de  la  chance,  le  sabotier;  pour  un  méchant  bain  de  pieds 
qu'il  aura  pris,  on  lui  donnera  une  grosse  récompense. 

• — Eh!  oui,  ajouta  un  autre,  et  si  c'était  sa  petiote  qui  était 
tombée  à  l'eau,  il  aurait  peut-être  regardé  à  deux  fois  avant  de  se 
mouiller. 

La  vieille  dame  ayant  précisément  interrogé  parmi  les  paysans 
ceux-là  qui  étaient  le  plus  indisposés  contre  le  père  d'Adeline,  leurs 
confidences  la  convainquirent  que  ce  même  homme  qui  venait  d'ar- 
racher sa  petite  fille  aux  flots  était  un  père  dénaturé,  et  elle  ne  fut 
pas  éloignée  de  croire,  comme  elle  venait  de  l'entendre  dire,  que  ce 
sauvetage  avait  été  moins  inspiré  par  un  dévouement  spontané  que 
par  un  intérêt  réfléchi.  En  rentrant  dans  la  maison,  elle  examina  plus 
attentivement  la  petite  Adeline,  qu'elle  avait  à  peine  eu  le  temps  de 
remarquer,  et,  la  trouvant  pâle  et  chétive,  elle  attribua  cette  appa- 
rence de  langueur  aux  mauvais  traitemens  et  à  la  négligence  dont 
on  avait  rendu  le  père  coupable  à  ses  yeux.  Sur  ces  entrefaites,  le 
gendre  de  la  vieille  dame,  qui  se  trouvait  dans  une  maison  du  voisi- 
nage pendant  l'accident,  entrait  tout  effaré  dans  le  logis  du  sabo- 
tier. En  retrouvant  son  enfant  vivante  et  déjà  en  état  de  répondre  à 
ses  caresses,  il  se  jeta  dans  les  bras  de  Protat  et  embrassa  le  paysan 
avec  un  élan  de  sincérité  dont  celui-ci  fut  profondément  touché.  — 
Que  puis-je  pour  vous,  brave  homme?  ajouta-t-il;  vous  avez  sauvé 


ADELINE    PROTAT.  861 

lîia  petite  Cécile,  et  ce  serait  me  rendre  un  nouveau  service  que  de 
m'indiquer  un  moyen  de  vous  prouver  ma  reconnaissance. 

Dans  l'homme  qui  lui  parlait  ainsi,  Protat  avait  reconnu  l'un  des 
riches  propriétaires  des  environs,  le  marquis  de  Bellerie,  qui  possé- 
dait un  château  à  Moret,  où  il  résidait  pendant  la  belle  saison. 

—  Monsieur  le  marquis,  répondit-il  avec  une  certaine  dignité,  j'ai 
fait  ce  que  le  premier  venu  aurait  fait  à  ma  place,  et  pour  cela  je  n'ai 
couru  aucun  danger.  Je  suis  d'ailleurs  suffisamment  récompensé  par 
la  joie  que  j'éprouve  d'avoir  pu  rendre  un  enfant  à  ses  parens,  car 
moi,  qui  suis  père  aussi,  je  comprends  ce  bonheur-là,  ajouta-t-il  en 
allant  embrasser  Adeline. 

—  Quelle  hypocrisie  !  dirent  les  deux  femmes  qui  avaient  déjà  eu 
le  temps  de  se  parler;  et  la  jeune  marquise,  ayant  pris  son  mari  à 
part,  l'entretint  à  voix  basse  pendant  une  minute.  Elle  lui  répétait  sans 
doute  les  choses  que  lui  avait  apprises  sa  mère,  caria  figure  du  mar- 
quis exprima  subitement  l'indignation,  et  lorsqu'il  revint  auprès  du 
sabotier,  celui-ci  put  remarquer  le  brusque  changement  opéré  dans 
sa  physionomie. 

—  Nous  vous  avons  occasionné  du  dérangement,  et  il  est  juste  que 
vous  soyez  dédommagé,  dit  le  marquis,  faisant  violence  à  ses  sen- 
timens  et  à  ses  manières,  ordinairement  affables,  pour  leur  donner  un 
caractère  hautain  dont  Protat  fut  subitement  choqué. 

— Puisque  vous  voulez  absolument  me  payer,  monsieur  le  marquis. . . 

Sur  ce  mot  du  sabotier,  un  dédaigneux  sourire  courut  sur  les  lè- 
vres du  gentilhomme;  il  prit  un  petit  portefeuille  dans  sa  poche  et  le 
jeta  sur  une  table,  tandis  que  ses  regards  semblaient  dire  à  sa  femme 
et  à  sa  belle-mère  :  —  Voilà  ce  que  cet  homme  attendait.  Tous  ces 
gens  ont  le  même  bas  instinct  de  cupidité.  —  Le  sabotier  devina  le  sens 
de  ce  rapide  coup  d'œil.  Un  vieux  levain  populaire  l'irrita  contre  ces 
nobles  qui  l'avaient  si  mal  compris.  11  regarda  le  marquis  avec  un 
front  rouge  de  honte  et  empreint  d'une  hauteur  au  moins  égale  à  la 
sienne;  puis,  après  un  moment  de  silence,  il  répondit  d'une  voix  con- 
tenue en  indiquant  le  billet  de  banque  : 

—  Puisque  vous  voulez  vous  acquitter  de  cette  façon,  monsieur  le 
marquis,  je  vais  vous  faire  votre  compte,  —  et  ce  ne  sera  pas  long. 
J'ai  brûlé  deux  bourrées  de  trois  sous  pour  sécher  votre  demoiselle; 
ça  nous  fait  six  sous;  je  lui  ai  prêté  les  vêtemens  de  ma  petite  qu'il 
faudra  faire  blanchir,  une  chemise,  une  camisole,  un  jupon,  six  sous 
aussi;  —  ça  nous  fait  douze;  — plus  deux  verres  d'eau  sucrée  pour 
les  dames,  quatre  sous;  —  ça  nous  fait  seize.  — Quant  à  mon  temps 
perdu,  je  ne  le  compte  pas;  j'ai  le  moyen  de  flâner.  Nous  disions 
donc,  monsieur  de  Bellerie,  que  vous  me  devez  seize  sous.  Si  vous 
n'avez  pas  de  cuivre,  ajouta-t-il  en  prenant  le  billet  de  banque,  je 


862  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vais  vous  rendre.  — En  parlant  ainsi,  la  joie  railleuse  et  rageuse  de 
Jacques  Bonhomme  humiliant  son  seigneur  éclatait  dans  la  physiono- 
mie du  sabotier;  mais  le  marquis  se  borna  à  lui  répondre  froidement  : 

—  La  marquise  et  moi,  nous  ne  pouvons  pas  soulïiir  que  l'on  nous 
ait  servis  gratis.  — Gardez  cette  somme,  ajouta-t-il  en  indiquant  le 
billet  de  banque. 

—  Je  ne  suis  que  le  serviteur  de  ma  volonté,  dit  Protat,  et  je  lui 
obéis  toujours  quand  elle  me  dit  de  bien  faire.  Elle  me  conseilla  tout 
à  l'heure  de  secourir  une  créature  en  péril  :  je  ne  me  le  suis  pas  fait 
dire  deux  fois;  elle  me  défend  maintenant  de  recevoir  le  prix  d'une 
action  que  vous  aviez  d'abord  appelée  dévouement,  et  qu'il  vous  plaît 
ensuite  de  considérer  comme  une  besogne  :  je  ne  me  ferai  pas  répéter 
sa.  défense  deux  fois  non  plus. 

—  Que  voulez-vous  donc  de  nous?  demanda  plus  doucement  le 
marquis,  qui  commençait  à  croire  que  les  actes  et  le  langage  de  cet 
Jhomme  étaient  inspirés  par  un  sentiment  vraiment  honorable,  et  qui 
craignit  de  l'avoir  blessé. 

—  De  la  reconnaissance  toute  pure,  répondit  le  sabotier;  un  franc 
merci  venu  du  cœur,  et  une  pauvre  petite  caresse  à  ma  fille,  qui  a 
prêté  à  la  vôtre  ses  vêtemens  et  son  lit,  et  que  vous  n'avez  pas  seu- 
lement regardée  les  uns  et  les  autres,  ajouta-t-il  avec  un  accent  de 
reproche. 

Le  marquis  regarda  sa  mère  et  sa  femme,  qui  observaient  Protat 
avec  étonnement. 

—  Ah  ça!  qu'est-ce  que  vous  me  disiez  donc?  laissa  échapper 
M.  de  Bellerie,  et,  par  un  signe,  il  indiquait  aux  deux  femmes  Pro- 
tat, qui  s'était  approché  d'Adeline  pour  la  caresser.  Le  sabotier  se 
retourna  sur  cette  parole;  il  s'aperçut  de  l'attitude  embarrassée  de 
ces  trois  personnes,  et  lut  dans  leurs  physionomies  la  surprise  que 
paraissait  leur  causer  son  empressement  autour  de  son  enfant.  11  se 
frappa  le  front  avec  un  geste  rapide,  et  s'écria  avec  vivacité  :  —  Ga- 
geons qu'on  vous  a  causé  sur  moi  dans  le  pays. 

M™*  de  Bellerie  et  sa  mère  gardèrent  le  silence;  mais  le  marquis 
répondit  à  l'interrogation  de  Protat  par  une  inclination  de  tête  aiïîr- 
jnative. 

—  Tonnerre  de  Dieu!  s'écria  le  sabotier  en  se  laissant  tomber  sur 
une  chaise;  ces  gredins-là  me  feront  faire  un  crime. 

Le  marquis,  sa  femme  et  sa  belle-mère,  inquiétés  par  son  état 
d'exaltation,  s'empressèrent  autour  de  lui  pour  le  calmer.  Pendant  ce 
temps-là,  la  petite  marquise,  complètement  remise  de  son  accident, 
s'amusait  dans  un  coin  avec  Adeline,  qui  lui  montrait  ses  jonjoux. 

Quand  il  eut  recouvré  un  peu  de  sang-froid,  Protat  n'eut  pas  be- 
soin de  parler  longtemps  pour  détruire  la  mauvaise  impression  que 


ADELINE    PROTAT.  86â 

de  misérables  calomnies  avaient  fait  naître  dans  l'esprit  de  ses  hôtes. 
La  vieille  dame,  qui  ne  pouvait  pas  souffrir  les  paysans  et  qui  par- 
lait par  proverbes,  avait  beau  insinuer  qu'il  n'y  avait  pas  de  fumée 
sans  feu;  le  marquis  et  sa  femme  avaient  reconnu  que  le  cœur  d'un 
bon  père  pouvait  seul  trouver  les  élans  de  tendresse  et  d'indignation 
dont  le  sabotier  avait  fait  preuve  en  leur  parlant  de  sa  fille  et  des 
bruits  répandus  contre  lui  par  la  méchanceté  publique. 

Lorsque  le  marquis  et  sa  femme  songèrent  à  se  retirer,  ils  eurent 
toutes  les  peines  du  monde  à  emmener  la  petite  Cécile,  qui  s'était 
déjà  fait  une  amie  d'Adeline  et  ne  voulait  pas  la  quitter.  De  son  côté» 
la  fille  du  sabotier  avait  trouvé  dans  cette  communauté  de  jeux  un 
plaisir  tout  nouveau  pour  elle,  et  semblait  voir  avec  peine  les  pré- 
paratifs de  départ  qui  allaient  l'éloigner  de  sa  petite  camarade.  En 
montant  dans  leur  voiture,  qui  était  venue  les  attendre  à  la  porte  de 
Protat,  les  parens  de  Cécile  exprimèrent  une  dernière  fois  au  sabo- 
tier leur  reconnaissance,  et  la  jeune  marquise,  ayant  pris  Adeline 
dans  ses  bras,  l'embrassa  avec  une  tendresse  toute  maternelle,  à  la- 
quelle l'enfant  répondit  par  des  caresses  qui  parurent  causer  un  mou- 
vement de  jalousie  à  son  père. 

Trois  ou  quatre  jours  après  ces  événemens,  comme  on  en  causait 
encore  dans  tout  Montigny,  Protat,  en  revenant  des  champs,  fut  tout 
étonné  de  trouver  chez  lui  M"'*'  de  Bellerie,  qui  attendait  son  retour  en 
causant  avec  un  homme  déjà  âgé  qui  l'accompagnait.  Après  quelques 
mots  d'amicale  politesse,  la  marquise  indiqua  l'étranger  à  Protat. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  est  le  docteur  G...,  un  des  grands  mé- 
decins de  Paris  et  l'ami  de  notre  famille.  Il  est  venu  passer  quelques 
jours  au  château,  et  j'ai  eu  l'idée  de  vous  l'amener  pour  qu'il  exa- 
mine votre  petite  fille.  Je  lui  avais  expliqué  tout  ce  que  vous  m'aviez 
fait  connaître  de  sa  maladie.  Tout  à  l'heure  il  a  vu  l'enfant,  et  il  se 
trouve  maintenant  assez  renseigné  pour  vous  dire  ce  qu'il  en  pense. 

Une  grande  inquiétude  se  peignit  sur  le  visage  du  sabotier,  qui 
regarda  tour  à  tour  le  docteur  et  la  marquise. 

—  Est-ce  que  monsieur  aurait  de  mauvaises  choses  à  me  dire  sur 
ma  pauvre  petiote?  demanda-t-il  en  s' inclinant  devant  le  célèbre  mé- 
decin, dont  l'air  froid  n'avait,  en  effet,  rien  de  bien  rassurant.  Avant 
de  répondre,  celui-ci  indiqua  du  doigt  la  petite  Adeline,  qui  jouait 
dans  la  chambre  avec  la  fille  de  la  marquise.  Devinant  que  l'on  s'oc- 
cupait d'elle  et  intriguée  par  les  questions  que  le  médecin  lui  avait 
adressées  avant  l'arrivée  de  son  père,  l'enfant  semblait,  tout  en 
jouant,  tenir  une  oreille  à  l'affût  des  paroles.  M*"'  de  Bellerie,  ayant 
deviné  la  pensée  du  docteur,  prit  les  deux  enfans  par  la  main,  et  les 
emmena  dans  le  petit  jardin  qui  était  derrière  la  maison.  Quand  ils 
furent  seuls  : 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Êtes-vous  courageux,  brave  homme?  demanda  le  médecin  en 
regardant  Protat  fixement. 

—  Seigneur  mon  Dieu  !  s'écria  celui-ci  en  se  laissant  tomber  sur 
une  chaise.  C'est  comme  ça  que  m'a  répondu  le  docteur  de  Fontai- 
nebleau quand  je  lui  demandais  ce  qu'il  pensait  de  ma  pauvre  dé- 
funte, et  trois  jours  après...  on  l'a  mise  en  terre...  Est-ce  que  ma 
pauvre  petite?... 

—  Rassurez-vous,  reprit  le  docteur,  l'état  de  votre  enfant  n'est 
pas  désespéré  ;  mais  il  va  vous  obliger  à  prendre  une  détermination 
qui  doit  coûter  à  un  père.  C'est  pourquoi  je  vous  ai  demandé  si  vous 
aviez  du  courage.  —  Écoutez-moi  :  votre  fille  est  atteinte  du  mal  qui 
a  tué  sa  mère.  Celui  de  mes  confrères  qui  la  soigne  doit  le  savoir 
aussi  bien  que  moi. 

—  Mais  tout  dernièrement,  interrompit  Protat,  le  médecin  de  Mon- 
tigny  me  donnait  quasiment  des  espérances;  il  disait  qu'en  prenant 
de  l'âge  et  de  la  force  la  petiote  pourrait  s'en  tirer. 

—  Mon  confrère  avait  raison  de  parler  ainsi,  bien  qu'il  ne  crût 
pas  sans  doute  à  ses  paroles,  dit  le  docteur  C...  Notre  devoir,  même 
en  ayant  les  plus  tristes  convictions,  est  de  ne  jamais  les  laisser  voir. 
D'ailleurs,  au-dessus  de  la  science,  il  y  a  quelquefois  le  hasard. .  .Votre 
enfant  peut  être  sauvée;  mais  si  elle  reste  auprès  de  vous,  dans  ce 
pays,  à  moins  d'un  miracle,  elle  n'atteindra  pas  la  fm  de  son  enfance. 

En  écoutant  ces  paroles  dites  avec  l'accent  de  certitude  qui  donne 
aux  déclarations  de  la  science  la  solennité  d'une  sentence  de  mort, 
le  sabotier  sentit  un  frisson  lui  parcourir  le  corps.  Il  observa  atten- 
tivement la  figure  du  docteur  comme  pour  découvrir  dans  ses  traits 
quelle  était  la  véritable  pensée  qui  lui  avait  fait  prononcer  ces  ter- 
ribles mots  :  Vot7^e  enfant  mourra,  si  elle  reste  auprès  de  vous. 

—  Monsieur,  dit  Protat  en  déguisant  de  son  mieux  l'émotion  qu'il 
éprouvait,  j'aime  ma  petite  fille  avec  passion.  C'est  le  seul  enfant 
que  j'aie  eu  d'une  femme  que  je  regrette  encore  comme  au  premier 
jour  de  sa  perte.  Rien  ne  me  coûtera  pour  conserver  la  vie  à  cette 
pauvre  créature,  qui  n'a  encore  fait  que  souffrir  et  pleurer  depuis 
qu'elle  est  au  monde.  S'il  fallait  que  je  voie  un  jour  son  petit  lit 
vide,  je  vous  jure  que  je  n'aurais  plus  qu'à  me  jeter  dans  notre  ri- 
vière, dans  l'endroit  le  plus  creux;  car,  si  je  ne  mourais  pas,  je  devien- 
drais un  bien  méchant  gueux...  Je  ferai  donc  tout  ce  qu'il  faudra... 
tout,  monsieur  le  docteur...  Quoique  vous  soyez  de  Paris,  je  vous 
ferai  venir  ici  pour  la  soigner,  et  je  vous  paierai  vos  visites  sans  vous 
demander  de  me  faire  grâce...  Je  pe  suis  pas  si  pauvre  que  j'en  ai 
l'air.  J'ai  du  bien  dans  le  pays,  sans  compter  du  bon  argent  qui  ne 
doit  rien  à  personne.  S'il  le  faut,  tout  y  passera,  jusqu'à  mon  der- 
nier sou.  Quand  je  verrai  ma  petite  Adeline  avec  une  grosse  figure 


ADELINE    PROTAT.  865 

rouge,  je  ne  croirai  pas  que  ses  couleurs  auront  été  payées  trop 
cher;  mais,  ce  que  je  ne  comprends  pas  bien,  c'est  que  vous  me 
disiez  qu'elle  ne  pourra  guérir  que  si  elle  s'en  va  d'auprès  de  moi. 
Faudrait-il  la  conduire  à  Paris  pour  qu'elle  soit  mieux  soignée?  Si 
c'est  cela  que  vous  avez  voulu  dire,  nous  allons  f^ire  nos  paquets,  ça 
ne  sera  pas  long. 

—  Le  séjour  de  Paris  ne  vaudrait  pas  mieux  que  celui  de  cette 
campagne,  et  encore  moins,  reprit  le  docteur;  laissez-moi  achever. 
M"*  de  Bellerie,  qui  m'a  amené  ici,  se  dispose  à  aller  habiter  le  midi 
de  la  France  pour  quelque  temps.  Tout  à  l'heure,  quand  elle  m'in- 
terrogeait sur  le  compte  de  votre  petite  fille,  je  lui  ai  répondu  :  La 
seule  chose  qui  pourrait  sauver  cet  enfant,  c'est  le  soleil  chaud  et 
l'air  salubre  d'un  autre  climat;  mais  comment  dire  à  ce  pauvre 
homme  :  Votre  fille  mourra,  si  elle  ne  va  pas  habiter  l'Italie  ou  les  îles 
d'Hyères?  La  marquise  m'a  interrompu  pour  me  dire  :  Nous  allons 
partir  pour  la  Provence,  où  nous  resterons  peut-être  deux  hivers;  ce 
brave  homme  a  sauvé  mon  enfant  de  la  mort;  si  la  vie  de  sa  fille  dé- 
pend d'un  peu  de  soleil,  dites-lui  que  nous  l'emmènerons  avec  nous. 
Maintenant ,  dit  le  docteur  en  regardant  le  sabotier,  voilà  ma  com- 
mission faite.  La  marquise  est  la  meilleure  des  femmes  ;  elle  aura 
pour  votre  enfant  les  soins  de  la  plus  tendre  des  mères.  La  reconnais- 
sance qu'elle  vous  doit  est  une  garantie  de  l'affection  que  votre  enfant 
trouvera  au  sein  de  cette  famille,  où  elle  sera  traitée  comme  la  sœur 
de  la  petite  Cécile.  Autant  l'évidence  m'oblige  à  vous  instruire  de 
l'état  dangereux  où  se  trouve  votre  petite,  autant  je  puis  prendre  sur 
moi  de  vous  faire  espérer  sa  guérison,  si  vous  consentez  à  vous  sépa- 
rer d'elle  en  la  laissant  partir  avec  M.""  de  Bellerie.  Elle  et  moi,  nous 
n'avons  pas  songé  un  instant  que  vous  auriez  besoin  de  réfléchir, 
acheva  le  médecin  en  voyant  que  le  sabotier  ne  répondait  pas. 

Au  même  instant,  la  marquise  rentrait  dans  la  chambre  avec  les 
deux  enfans. 

—  Votre  petite  se  plaint  du  froid,  dit-elle  à  Protat  en  lui  montrant 
Adeline  qu'elle  avait  enveloppée  dans  la  pèlerine  de  Cécile.  Protat 
prit  Adeline  sur  ses  genoux  et  l'embrassa  silencieusement.  Pendant 
ce  temps,  la  marquise  interrogeait  le  docteur  du  regard  en  lui  dési- 
gnant le  sabotier,  qui  paraissait  plongé  dans  ses  réflexions.  Le  méde- 
cin fit  un  geste  qui  voulait  dire  :  Il  n'a  pas  encore  répondu.  Adeline, 
qui  semblait  mal  à  l'aise  dans  les  bras  de  son  père,  laissa  échapper 
une  petite  toux  sèche,  et  les  efforts  qu'elle  faisait  se  peignaient  sur 
son  visage  par  une  contraction  douloureuse.  La  crise  passée,  l'en- 
fant, redevenue  insouciante  à  ce  mal  dont  elle  avait  l'habitude, 
parut  s'admirer  dans  la  riche  pelisse  de  soie  blanche  dont  elle  était 
vêtue. 

TOUE   I.  56 


866  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

—  Eh  bien!  dit  la  marquise  au  sabotier  en  lui  montrant  sa  fille, 
le  docteur  vous  a  dit  ce  qu'il  fallait  faire... 

—  Me  séparer  d'elle  !  murmura  le  père  avec  tristesse,  et  en  par- 
lant il  regardait  le  médecin ,  et  semblait  lui  demander  mentalement  : 
C'est  donc  bien  vrai,  ce  que  vous  m'avez  dit? 

Un  nouvel  accès  de  toux,  plus  violent  que  le  premier,  interrompit 
la  petite  Adeline  au  milieu  d'mi  éclat  de  rire,  et  une  nuance  d'un 
rouge  foncé  vint  colorer  passagèrement  les  pommettes  de  ses  joues 
amaigries. 

—  Reconnaissez-vous  le  mal  de  la  mère  dans  les  souffrances  de 
l'enfant?  demanda  le  médecin  à  Protat,  qui  restait  muet. 

—  Oui,  monsieur,  répondit-il  faiblement,  c'est  bien  malheureuse- 
ment la  même  chose;  mais  si  ma  pauvre  femme  était  là,  je  crois  bien 
qu'elle  ne  laisserait  point  partir  la  petite  :  elle  aurait  trop  peur  de  ne 
pas  la  voir  revenir. 

Sur  ces  entrefaites,  le  curé  de  Montigny,  qui  passait  devant  la 
maison  de  Protat,  entra,  comme  il  le  faisait  souvent,  pour  demander 
des  nouvelles  d' Adeline.  En  apercevant  des  étrangers,  il  se  disposait 
à  se  retirer;  mais  la  marquise  et  le  docteur  se  joignirent  pour  le  faire 
rester,  et  en  quelques  mots  l'instruisirent  de  ce  qui  se  passait. 

—  Gomme  père  et  comme  chrétien,  c'est  votre  devoir  d'accepter, 
dit  le  prêtre  gravement  en  s' adressant  au  sabotier.  11  y  a  peu  de 
temps,  vous  êtes  allé  demander  à  Dieu  le  salut  de  votre  enfant.  Il 
vous  a  entendu  sans  doute,  car  c'est  la  Providence  qui  se  manifeste 
dans  l'intérêt  que  vous  témoigne  M"''  la  marquise.  Repousser  cette 
proposition  serait  commettre  une  double  faute;  ce  serait  à  la  fois 
méconnaître  la  générosité  d'une  personne  qui  veut  utilement  prouver 
sa  reconnaissance,  et  la  volonté  du  ciel  qui  lui  en  a  inspiré  la  pen- 
sée. Protat,  je  vous  ordonne  de  confier  votre  fille  à  madame. 

—  Mais  si  je  laisse  partir  ma  petite,  ils  vont  dire  dans  le  pays  que 
j'ai  été  bien  content  de  me  débarrasser  d'elle. 

—  Votre  tendresse  de  père  est-elle  donc  au-dessous  de  quelques 
méchans  propos?  répondit  le  curé,  et  d'ailleurs  ne  dirait-on  pas  en- 
core plus ,  quand  on  saurait  que  vous  avez  refusé  une  offre  dont  le 
résultat  pouvait  conserver  les  jours  de  votre  enfant? 

Ces  derniers  mots  parurent  convaincre  le  père  d' Adeline.  Il  alla 
prendre  la  petite  par  la  main,  et  la  conduisit  auprès  de  la  marquise. 

—  Emmenez-la  donc,  madame,  lui  dit-il  en  essuyant  du  revers  de 
sa  main  deux  grosses  larmes  qui  coulaient  le  long  de  ses  joues;  em- 
menez-la. 

—  Nous  ne  partons  pas  tout  de  suite,  dit  la  jeune  femme;  mais 
pour  préparer  votre  fille  à  une  absence  qui  pourra  être  longue,  peut- 
être  feriez-Yous  bien  de  lui  laisser  passer  quelques  jours  au  château 


ADELINE   PROTAT.  867 

avant  l'époque  du  départ.  Je  vous  l'amènerai  une  ou  deux  fois  par 
semaine,  ou  vous  viendrez  la  voir  à  Moret.  De  cette  façon,  elle  et 
vous  trouverez  déjà  moins  cruelle  cette  séparation  quand  le  moment 
en  sera  arrivé. 

—  C'est  juste,  dit  le  médecin  :  un  enfant  de  cet  âge  n'a  pas  ordi- 
nairement de  volonté  ;  mais  la  précaution  est  bonne  à  prendre.  —  Et 
d'un  regard  il  sollicita  l'avis  du  curé,  qui  acquiesça  par  une  incli- 
nation de  tête. 

—  Mais  il  faudrait  au  moins  que  j'aie  le  temps  de  préparer  ses 
petites  affaires,  dit  le  sabotier. 

—  Que  cela  ne  vous  inquiète  pas,  interrompit  la  marquise;  Adeline 
a  prêté  une  fois  ses  vêtemens  à  ma  fille,  ma  fille  lui  prêtera  les  siens. 
A  compter  d'aujourd'hui,  ajouta-t-elle  en  pressant  les  deux  enfans 
entre  ses  bras  et  en  les  flattant  d'une  même  caresse,  elles  sont  sœurs. 

Sans  rien  comprendre  à  tout  ce  qui  se  passait  autour  d'elle  et  à  cause 
d'elle,  la  petite  Adeline  se  laissa  emmener  par  la  marquise.  Quand 
elle  fut  dans  sa  voiture,  elle  brisa  le  cœur  de  son  père  par  l'impa- 
tience qu'elle  témoignait  à  voir  rouler  le  brillant  équipage.  Lorsqu'il 
eut  disparu  à  ses  yeux,  Protat  resta  longtemps  devant  sa  porte  avant 
d'oser  rentrer  dans  sa  maison. 

Un  mois  après,  Adeline  partait  pour  la  Provence. 

Avant  son  départ,  son  père  était  allé  la  voir  cinq  ou  six  fois  à  Mo- 
ret ;  chacune  de  ses  visites  lui  avait  rendu  plus  visible  le  sentiment 
d'indilî'érence  avec  lequel  Adeline  avait  quitté  la  maison  paternelle. 
Le  changement  de  lieux,  qui  plaît  communément  aux  enfans,  l'as- 
pect de  mille  choses  nouvelles  dont  la  jouissance  lui  était  permise,  le 
luxe  qui  l'entourait,  la  recherche  de  ses  vêtemens,  qu'elle  portait  avec 
une  coquetterie  enfantine,  avaient  cependant  déjà  modifié  ce  qu'il  y 
avait  de  taciturne  dans  son  caractère;  le  besoin  de  caresses,  qu'un 
poète  appelle  le  pain  de  l'enfance,  — besoin  qu'elle  avait  dû  refou- 
ler en  elle,  quand  elle  était  chez  son  père,  —  trouvait  à  se  satisfaire 
amplement  dans  cette  maison,  où,  recueillie  d'abord  par  reconnais- 
sance, elle  ne  tarda  pas  à  se  faire  aimer  pour  elle-même.  Quand  son 
père  lui  disait  qu'on  allait  l'emmener  bien  loin  et  qu'elle  resterait 
longtemps  sans  le  voir,  la  petite  demeurait  pensive  et  ne  répondait 
pas.  Protat  s'affligeait  alors  de  ce  silence,  car  il  ne  comprenait  point 
qu'un  enfant  ne  put  pas  avoir  le  sentiment  exact  des  distances  et  du 
temps. — Apprenez-lui  à  ne  pas  m' oublier,  dit-il  à  la  marquise  le  jour 
où  il  alla  dire  adieu  à  sa  fille. 

—  Je  la  ferai  vivre  pour  vous  aimer  comme  la  plus  tendre  des 
filles,  répondit  M""  de  Bellerie,  qui  avait  déjà  remarqué  l'espèce  de 
réserve  que  la  petite  Adeline  gardait  en  face  de  son  père. 

Dans  les  premiers  temps  qui  suivirent  le  départ  de  sa  fille,  le  cha- 


868  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grin  du  sabotier  fut  si  vif,  qu'il  ne  pouvait  pas  tenir  à  la  maison.  Il 
avait  même  commencé  à  hanter  les  cabarets  pour  tromper  son 
ennui.  Un  événement  qui  fera  connaître  l'origine  d'un  des  person- 
nages de  cette  histoire  fit  rentrer  Protat  dans  ses  habitudes  labo- 
rieuses. Un  jour  qu'il  était  allé  à  Fontainebleau  pour  affaire,  au  lieu 
de  revenir  à  Montigny  par  les  chemins  de  la  forêt,  Protat,  qui  s'était 
attardé,  préféra  prendre  la  grand' route,  pour  éviter  de  passer  au 
pied  du  mont  Merle,  où  une  bande  de  loups,  rendus  féroces  par  la 
rigueur  de  la  saison,  avait  été  aperçue  récemment.  Gomme  il  arrivait 
à  la  hauteur  de  la  croix  de  Saint-Hérem,  le  sabotier  crut  entendre 
de  petits  cris  plaintifs  qui  paraissaient  sortir  d'une  cahute  que  des 
cantonniers  avaient  construite  au  coin  de  la  Route-Ronde.  Protat 
s'avança,  guidé  par  la  lune,  dans  la  direction  où  il  avait  entendu  les 
cris,  et  quand  il  pénétra  dans  la  cabane,  il  y  trouva,  couché  à  terre 
et  à  peine  enveloppé  dans  un  mauvais  lange  troué,  un  petit  enfant  à 
demi  mort  de  froid.  Protat  mit  la  petite  créature  sous  sa  limousine, 
et  gagna  en  courant  le  village  de  Bourron,  qui  est  à  un  quart  d'heure 
de  la  croix  de  Saint-Hérem.  Une  auberge  de  rouliers  était  encore 
ouverte;  le  sabotier  y  entra  pour  donner  du  secours  à  l'enfant  qu'il 
venait  de  trouver.  C'était  un  garçon;  il  paraissait  âgé  de  quinze  ou 
seize  mois;  il  semblait  chétif  et  mal  venu. 

—  C'est  égal,  dit  Protat,  comme  je  le  trouve,  je  le  prends.  Demain 
il  fera  jour,  je  ferai  ma  déclaration  au  maire  de  la  commune,  et  si 
on  ne  découvre  pas  les  parens  de  ce  mioche,  je  le  garderai. 

—  Qu'est-ce  que  les  gens  de  Montigny  disaient  donc,  que  vous 
n'aimiez  pas  les  enfans?  dit  l'aubergiste.  Ça  ne  s'arrange  guère  avec 
ce  que  vous  voulez  faire  cependant. 

Protat  fronça  le  sourcil  sans  répondre,  et,  quand  le  petit  garçon 
fut  complètement  réchauffé,  afin  de  rester  moins  longtemps  en 
route,  le  sabotier  emprunta  la  carriole  de  l'aubergiste  pour  retourner 
à  Montigny.  Le  lendemain  même,  il  fit  sa  déclaration  au  maire,  qui 
l'autorisa  à  garder  l'enfant. 

—  Il  est  bien  laid  comme  le  diable,  dit-il  au  curé  en  lui  contant 
l'aventure;  mais  j'avais  fait  le  vœu  de  recueillir  un  orphelin,  si  ma 
fille  retrouvait  la  santé.  Depuis  qu'elle  est  partie,  j'ai  reçu  de  bonnes 
nouvelles,  et  j'ai  profité  de  l'occasion  pour  tenir  ma  promesse.  Un 
abandonné,  c'est  tout  comme  un  orphelin.  D'ailleurs  cet  innocent-là 
me  tiendra  compagnie.  J'avais  pris  la  mauvaise  habitude  d'aller  au 
cabaret,  il  me  fera  rester  chez  moi.  Je  l'ai  couché  dans  le  lit  d'Ade- 
line,  et  ma  maison  ne  me  paraît  plus  si  triste  depuis  que  ce  petit  lit 
n'est  pas  vide.  Quand  il  aura  l'âge,  je  lui  apprendrai  à  faire  des 
sabots.  —  C'est  égal,  ce  marmot-là  a  eu  de  la  chance  que  je  sois 
passé  sur  la  route  à  minuit,  et,  pour  que  sa  mère  l'ait  oublié  dans 


ADELINE    PROTAT.  869 

cet  endroit-là,  elle  avait  sans  doute  un  bien  mauvais  dessein,  car 
depuis  huit  jours  tout  le  monde  sait  que  les  loups  courent  la  forêt. 

Comme  nos  lecteurs  l'ont  déjà  deviné  sans  doute,  cet  enfant  aban- 
donné était  le  petit  apprenti  Zéphyr,  que  l'on  a  vu  dans  le  premier 
chapitre  de  ce  récit,  et  que  l'on  retrouvera  prochainement. 

Environ  quinze  mois  après  le  départ  de  la  petite  Adeline,  la  veille 
du  jour  de  l'an,  le  sabotier  reçut  une  lettre  de  Provence.  Elle  était  de 
la  marquise,  et  en  renfermait  une  autre  dont  l'écriture  irrégulière, 
mais  cependant  lisible,  ressemblait  à  celle  des  en  fans  qui  commen- 
cent à  écrire.  Cette  lettre,  qui  ne  contenait  que  quelques  lignes, 
était  signée  Adeline  Protat.  C'était  en  effet  Adeline  qui  adressait  à 
son  père  un  compliment  de  jour  de  l'an  que  lui  avait  dicté  M""^  de 
Bellerie.  Cette  épître  enfantine  finissait  par  ces  mots  :  «  Tu  verras, 
mon  cher  papa,  comme  je  suis  devenue  belle,  et  je  ne  tousse  plus 
du  tout.  »  Le  sabotier  courut  montrer  la  lettre  de  sa  fille  à  toutes 
ses  connaissances.  Il  l'aurait  volontiers  affichée  à  la  porte  de  Ja  mai- 
rie pour  que  tout  le  monde  pût  la  voir.  Ayant  rencontré  le  garde 
champêtre  du  pays  qui  venait  battre  un  ban  sur  la  place,  Protat 
l'interrompit  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  pour  lui  montrer  la  lettre 
d' Adeline. 

—  Gageons  que  c'est  aussi  bien  écrit  que  vos  procès-verbaux, 
père  Talot,  lui  dit  le  sabotier  rouge  d'orgueil. 

—  Pardi  oui,  ma  foi!  Et  c'est  la  petiote  qui  n'avait  plus  que  le 
souffle  qui  est  déjà  si  instruite!  —  Elle  ne  doit  pas  être  loin  d'être 
guérie  pour  lors.  —  C'est  que  l'orthographe  y  est  presque,  ajouta  le 
bonhomme  d'un  air  capable. 

Protat  le  quitta  pour  aller  montrer  la  lettre  au  notaire,  qui  sortait 
de  son  étude. 

Huit  mois  après,  Adeline  était  de  retour  après  une  absence  de 
plus  de  deux  ans.  Protat  ne  la  reconnut  pas,  tant  elle  était  changée. 
Cette  chétive  créature,  qui  semblait  ne  pas  tenir  à  la  vie  plus  que 
ne  tient  à  la  branche  une  feuille  tourmentée  par  le  vent,  était  de- 
venue une  belle  enfant,  non  point  d'épaisse  et  robuste  carrure  comme 
l'aurait  souhaité  son  père,  mais  distinguée  à  ne  plus  reconnaître  sa 
race.  Un  mot  peindra  l'impression  qu'elle  causa  au  bonhomme. 

—  J'ai  presque  envie  de  l'appeler  mademoiselle ,  disait-il  à  la 
marquise. 

—  Je  vous  la  ramène,  lui  dit  celle-ci,  mais  je  ne  vous  la  rends  pas. 

Par  mille  raisons  que  sut  trouver  la  marquise  et  dont  quelques- 
unes  flattaient  la  vanité  du  sabotier,  elle  lui  persuada  de  lui  laisser 
Adeline,  à  qui  elle  voulait  faire  partager  l'éducation  que  recevrait  sa 
fille  Cécile. 

—  Que  fera-t-elle  de  tant  de  savoir?  demanda  le  sabotier. 


870  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

M™°  de  Bellerie,  un  moment  arrêtée  par  cette  réflexion,  sut  néan- 
moins apaiser  les  scrupules  de  Protat. 

Après  avoir  passé  quelques  jours  à  Montigny,  Adeline  accompagna 
la  marquise  à  Paris.  L'été  suivant,  elle  revint  habiter  Moret,  où  Protat 
la  voyait  fréquemment.  Selon  la  promesse  de  la  marquise,  Adeline 
était  devenue  la  plus  tendre  des  filles.  Son  père  aurait  bien  voulu  la 
reprendre  avec  lui;  mais,  chaque  fois  qu'il  en  manifestait  l'intention, 
la  marquise  lui  répondait  :  —  Demandez  à  Cécile  si  elle  veut  se  sé- 
parer de  sa  sœur. 

Protat  s'en  revenait  seul,  moitié  triste,  moitié  content  :  —  triste, 
parce  qu'il  lui  semblait  qu' Adeline  ne  paraissait  point  pressée  de 
quitter  sa  famille  d'adoption;  content,  parce  que  sa  fierté  paternelle 
trouvait  son  compte  à  voir  son  enfant  élevée  comme  une  fille  de 
grande  maison. 

Cet  état  de  choses  se  prolongea  ainsi  pendant  six  années.  Adeline 
passait  les  étés  au  château  de  Moret,  et  l'hiver  elle  retournait  à 
Paris.  Habituées  à  la  voir  traiter  avec  une  affectueuse  familiarité  par 
cette  famille,  les  personnes  qui  fréquentaient  la  maison  de  M™"  de 
Bellerie  lui  témoignaient  un  intérêt  où  la  politesse  était  sans  doute 
pour  beaucoup,  mais  dont  les  apparences  ne  laissaient  point  soup- 
çonner qu'elles  s'étonnaient  de  voir  son  séjour  se  prolonger  aussi 
longtemps  à  l'hôtel  de  Bellerie.  Quant  à  k  jeune  Cécile,  son  attache- 
ment était  sérieux;  c'était  plus  qu'un  sentiment  d'habitude  qui  lui 
faisait  chérir  cette  compagne  avec  qui  elle  avait  presque  échangé  les 
premiers  mots  qu'elle  eût  prononcés  et  les  premières  idées  qu'elle 
avait  pu  concevoir.  Désintéressée  comme  on  l'est  à  l'âge  où  l'on 
ignore  les  nécessités  de  la  vie  et  les  obligations  du  rang  que  l'on  y 
occupe,  Cécile  aurait  joyeusement  fait  l'abandon  d'une  moitié  de  sa 
fortune  à  venir  pour  que  la  fdle  du  sabotier  fût  aussi  bien  sa  sœur 
de  sang  qu'elle  l'était  de  sympathie.  Aussi  la  voyait-on  s'attrister 
jusqu'aux  larmes  lorsque,  dans  ses  conversations  intimes,  Adeline 
lui  faisait  comprendre  qu'un  jour  viendrait  où  leur  séparation  serait 
imminente. 

—  Pourquoi  me  quitterais-tu?  demandait  Cécile.  N'es-tu  donc  pas 
bien  dans  cette  maison? 

—  Mais  toi-même  tu  n'y  resteras  plus,  répondait  Adeline.  Bientôt 
l'on  songera  à  te  marier,  si  l'on  n'y  songe  pas  déjà.  Et  ton  mari 

—  Je  n'épouserai  qu'un  homme  qui  fera  mes  volontés,  répliquait 
la  pétulante  jeune  fille,  et  la  première  que  je  lui  imposerai  sera  de 
te  laisser  vivre  auprès  de  moi. 

Adeline  souriait  à  ces  folies. 

—  Et  mon  père,  ajoutait-elle,  il  resterait  donc  seul? 
Cécile  baissait  la  tête  en  répondant  :  — C'est  vrai. 


ADELINE   PROTAÏ.  871 

—  Quand  le  moment  de  nous  quitter  sera  venu,  reprenait  Adeline, 
il  sera  bien  temps  de  nous  chagriner;  n'y  pensons  donc  pas  d'avance. 

Et,  tout  entières  à  l'neure  présente,  les  deux  jeunes  fdles  ou- 
bliaient l'avenir  pour  ne  plus  songer  qu'au  bonheur  de  vivre  l'une 
auprès  de  l'autre  en  partageant  les  mêmes  plaisirs,  les  mêmes  études, 
et  en  faisant  ensemble  ces  jolis  rêves  qui  troublent  les  cervelles  de 
quinze  ans.  —  Quand  M""  de  Bellerie  eut  achevé  son  éducation,  ses 
parens  songèrent  à  la  produire  dans  le  monde.  Adeline,  qui  était 
admise  aux  réunions  intimes  de  l'hôtel  de  Bellerie,  ne  pouvait  pas 
suivre  sa  jeune  amie  dans  les  fêtes  parisiennes  où  la  marquise  con- 
duisait sa  fdle.  Comme  elle  avait  beaucoup  de  sens  naturel,  déve- 
loppé encore  par  l'instruction  qu'elle  avait  reçue,  la  vanité  d' Adeline 
ne  souffrait  aucunement  de  cet  ostracisme  dont  Cécile,  au  contraire, 
s'affligeait  au  point  de  se  faire  malade  quelquefois  pour  refuser 
les  invitations  qu'elle  ne  pouvait  pas  faire  partager  à  son  amie. 
Douée  d'un  cœur  excellent,  cette  jeune  fille  aur.rit  voulu  pouvoir 
refaire  les  lois  de  la  société  au  bénéfice  de  ses  affections.  Née  de 
grande  race,  elle  se  révoltait  avec  une  vigueur  singulière  contre  les 
préjugés  qu'elle  disait  rapportés  des  croisades,  et  s'étonnait  naïve- 
ment de  ne  pouvoir  emmener  Adeline  dans  le  monde,  lorsque  devant 
tout  ce  monde  elle  l'emmenait  au  théâtre,  au  concert  ou  à  la  prome- 
nade. —  Un  jour,  elle  s'emporta,  assez  vivement  pour  s'attirer  les 
représentations  de  sa  mère,  contre  un  jeune  homme  qui,  l'ayant 
rencontrée  avec  Adeline,  avait  salué  celle-ci  plus  légèrement  qu'il 
n'avait  fait  pour  elle-même.  La  mercuriale  maternelle  augmenta 
encore  le  dépit  qu'avait  causé  à  Cécile  la  nuance  de  politesse  qu'elle 
considérait  comme  un  affront  fait  à  Adeline.  Plus  tard,  dans  les  soi- 
rées où  elle  rencontra  ce  jeune  homme,  elle  le  mit  obstinément  au 
ban  de  tous  ses  quadrilles.  Lorsqu'elle  entra  dans  sa  seizième  année, 
ses  parens  s'occupèrent  de  son  établissement.  Le  premier  prétendant 
qui  s'offrit  fut  précisément  celui  pour  qui  elle  éprouvait  un  commen- 
cement de  sympathie.  Les  paroles  échangées  entre  les  deux  familles, 
le  mariage  de  Cécile  fut  fixé  à  six  mois;  mais  les  derniers  jours  de  sa 
vie  de  jeune  fille  furent  réclamés  par  une  de  ses  parentes  paternelles 
qui  habitait  la  Touraine.  Cécile  voulait  emmener  Adeline  avec  elle; 
celle-ci,  prévenue  en  secret  par  la  marquise,  fit  entendre  à  son  amie 
que  cela  n'était  pas  possible,  et  que  le  moment  où  elles  devaient  se 
séparer  était  arrivé.  Leurs  adieux  furent  touchans.  Avec  une  égale  sin- 
cérité, elles  se  jurèrent  une  amitié  éternelle,  et,  avant  de  partir  pour 
la  Touraine,  Cécile  exigea  de  son  fiancé  qu' Adeline  assisterait  à  son 
mariage.  Celui-ci  avait  consenti  naturellement,  connne  un  homme 
qui  ne  voyait  dans  ce  désir  que  l'enfantine  puérilité  d'une  jeune  fille 
sentimentale. 


872  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Un  matin  du  mois  de  novembre,  Cécile  ramena  Adeline  chez  son 
père,  accompagnée  de  ses  parens.  M.  de  Bellerie,  qui  se  portait  can- 
didat aux  futures  élections  du  département,  voulant  se  rendre  popu- 
laire, accepta  sans  façon  la  respectueuse  invitation  à  dîner  qae  le 
sabotier  lui  fit  transmettre  par  sa  fille.  Le  curé  de  Montigny  fut  égale- 
ment invité.  Une  heure  après,  tout  le  village  était  instruit  du  retour 
d' Adeline,  et  on  savait  que  le  sabotier  traitait  un  marquis.  Ce  fut 
pour  la  soirée  un  texte  à  glose  dans  toutes  les  veillées,  qui  commen- 
çaient précisément  ce  jour-là. 

Le  surlendemain,  un  fourgon  amenait  de  Paris  à  Montigny  tout  le 
mobilier  de  la  chambre  qu' Adeline  avait  occupée  à  l'hôtel  de  Bellerie. 
En  ouvrant  l'un  des  tiroirs  de  sa  commode,  elle  y  trouva  dix  mille 
francs  en  billets  de  banque  renfermés  dans  un  petit  portefeuille  brodé 
par  Cécile.  Le  portefeuille  contenait  en  outre  ces  quelques  mots  : 

«  Ce  sont  mes  économies  de  jeune  fille  ;  prends-les  sans  compter, 
comme  je  te  les  donne.  Cette  goutte  d'eau  de  moins  dans  ma  fortune 
n'y  fera  pas  le  vide  que  ton  absence  laissera  dans  mon  cœur.  Un  re- 
merciement serait  presque  une  offense,  pense  à  ce  que  serait  un  refus. 
Il  me  ferait  croire  que  je  ne  suis  déjà  plus  pour  toi  ce  que  je  veux 
rester  toujours,  de  loin  comme  de  près,  ta  sœur,  Cécile.  » 

Adeline  consulta  néanmoins  son  père,  pour  savoir  si  elle  devait 
accepter  une  si  grosse  somme.  Protat  se  trouva  embarrassé  d'être 
pris  pour  juge  dans  une  cause  où  il  se  considérait  un  peu  comme 
partie,  et  où  nécessairement  son  jugement  se  trouvait  fait  d'avance. 
Il  feignit  de  partager  l'hésitation  de  sa  fille,  il  trouva  des  pour  et  des 
contre,  et  au  milieu  de  cette  apparence  de  discussion  ingénieuse  il 
sut  finalement  amener  Adeline  à  une  acceptation,  en  insistant  sur- 
tout sur  le  chagrin  qu'un  refus  pourrait  causer  à  la  donatrice.  «  Si 
elle  t'avait  mis  ça  dans  la  main  comme  une  aumône,  il  aurait  fallu 
voir,  dit-il:  mais  c'est  offert  si  gentiment  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  re- 
fuser. D'ailleurs  nous  ne  sommes  pas  assez  pauvres  pour  nous  montrer 
orgueilleux.  Faute  de  cet  argent-là,  tu  n'aurais  pas  coiffé  sainte  Cathe- 
rine; mais  quand  tu  te  marieras,  mon  gendre  ne  sera  pas  fâché  de 
trouver  ces  chiffons-là  dans  ta  corbeille  de  noces,  et  de  plus  ils  te 
permettront  de  te  montrer  difficile.  » 

Le  retour  de  la  jeune  fille  dans  la  maison  paternelle  y  fut  l'objet 
d'un  bouleversement  général.  Protat  voulut  qu'elle  habitât  la  plus 
belle  chambre,  et,  ne  la  trouvant  pas  assez  belle,  il  fit  venir  le  meil- 
leur tapissier  de  Nemours,  pour  que  cette  pièce  fût  ornée  de  façon  à 
ne  pas  jurer  avec  le  joli  mobilier  qui  devait  la  garnir.  Adeline  laissa 
faire  son  père  en  tout  ce  qui  concernait  l'embellissement  de  son  inté- 
rieur; mais,  au  grand  étonnement  du  bonhomme,  elle  ne  voulut  pas 


ADELTNE    PROTAT.  873 

consentir  à  porter  ses  toilettes  de  ville,  et  se  fit  habiller  à  la  façon  des 
filles  du  pays.  Elle  voulut  même  d'abord  se  charger  de  tous  les  soins 
de  la  maison;  mais  soit  faiblesse,  soit  inhabileté,  elle  n'y  put  tenir 
longtemps,  et  permit  alors  l'introduction  d'une  servante.  On  sait 
quelles  raisons  décidèrent  Protat  à  prendre  la  mère  Madelon.  Le  sa- 
botier fut  si  heureux  d'avoir  enfin  la  jouissance  de  sa  fille,  qu'il  en 
perdit  presque  la  tête  dans  les  premiers  jours.  Il  avait  laissé  son  éta- 
bli, et  passait  tout  son  temps  à  regarder  sa  petiote  se  mouvoir  avec 
grâce  dans  cette  même  chambre  où  ses  premiers  pas  avaient  été  pen- 
dant longtemps  si  chancelans.  Il  se  rappelait  comment  il  s'était  mon- 
tré injuste  avec  elle  dans  son  jeune  âge,  et  combien  de  fois  il  avait 
peu  ménagé  à  sa  chétive  enfance  les  colères  et  les  brutalités  qui  lui 
avaient  mérité  sa  réputation  de  mauvais  père.  11  se  demandait  si  les 
remords  et  les  douleurs  qu'il  avait  endurés  depuis  étaient  une  ex- 
piation suffisante.  Il  s'inquiétait  surtout  de  savoir  si  aucun  souvenir 
de  ses  premières  années  n'avait  laissé  de  traces  dans  le  cœur  de  son 
enfant.  Il  osait  à  peine  l'interroger  sur  le  passé,  tant  il  craignait 
d'entendre  sortir  de  sa  bouche  une  seule  parole  qui  lui  prouvât  que 
la  jeune  fille,  maintenant  florissante  de  santé,  et  qu'il  étouffait  de 
caresses,  se  rappelait  le  temps  où  elle  comprimait  les  cris  de  sa  souf- 
france pour  ne  pas  éveiller  sa  mauvaise  humeur.  Sans  cesse  en  obser- 
vation devant  sa  fille,  il  T étudiait  dans  toutes  ses  actions,  dans  les 
propos  les  plus  insignifians.  Psychologue  sans  le  savoir,  il  passait 
toutes  les  pensées  d'Adeline  au  crible  d'une  minutieuse  analyse,  pour 
découvrir  s'il  ne  restait  aucune  amertume  au  fond  de  cette  âme  qu'il 
avait  froissée.  La  nuit,  il  se  relevait  pour  aller  la  voir  dormir.  Il 
écoutait  le  souffle  pur  et  régulier  qui  s'échappait  de  cette  poitrine 
longtemps  déchirée  par  une  toux  cruelle.  Il  ramenait  sur  ses  épaules 
le  drap  qui  s'était  écarté,  il  la  bordait  dans  sa  couverture  ;  sou  ido- 
lâtrie devinait  par  intuition  toutes  ces  délicatesses  de  soins  et  d'atten- 
tions qui  viennent  seulement  à  l'esprit  des  mères  les  plus  tendres  ou 
des  amans  les  plus  épris. 

Une  nuit,  Adeline  se  réveilla  pendant  que  son  père  était  au  pied  de 
son  lit. 

—  J'avais  cru  t' entendre  tousser,  dit-il,  un  peu  embarrassé. 

—  Tu  sais  bien  que  je  ne  tousse  plus,  dit-elle  en  riant,  et  puis  j'en 
aurais  envie  que  je  me  retiendrais. 

Quoique  ces  paroles  eussent  été  dites  très  naturellement  et  sans 
aucun  dessein,  Protat  crut  y  voir  une  allusion  au  passé.  Adeline  le 
vit  si  triste,  qu'elle  comprit  que  son  père  avait  vu  un  reproche  dans 
ces  quelques  mots.  Elle  le  convainquit  qu'il  s'était  trompé  avec  des 
propos  si  câlins,  elle  le  combla  de  caresses  si  douces,  si  finalement 
passionnées,  que  le  bonhomme  lui  dit,  moitié  riant,  moitié  pleurant  : 
—  Oh  !  fais-moi  du  mal  souvent,  si  tu  dois  me  guérir  comme  ça. 


874  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Malgré  toute  l'affection  qu'on  lui  témoignait  dans  la  maison  de 
M'""  de  Bellerie,  Adeline  avait  souvent  remarqué  des  nuances  qui  éta- 
blissaient une  différence  entre  les  soins  dont  elle  était  l'objet  et  ceux 
qui  entouraient  la  fille  de  la  maison,  que  ses  parens  aimaient  jusqu'à 
l'adoration.  En  se  voyant  l'idole  de  son  père,  elle  comprit  et  apprécia 
bientôt  de  quel  amour  elle  avait  été  privée  pendant  tout  le  temps  où 
elle  avait  été  l'enfant  d'une  famille  étrangère.  Fille  de  cœur  et  dô 
sens,  elle  sut  convenir  qu'elle  n'était  qu'une  modeste  figure  villa- 
geoise qu'un  caprice  du  hasard  avait  pendant  quelque  temps  placée, 
ou  peut-être  déplacée  dans  un  cadre  brillant.  Aussi  oublia-t-elle 
promptement  les  recherches  de  son  ancienne  existence,  les  habitudes 
de  luxe  et  d'élégance  qui  lui  avaient  été  familières,  et  si  elle  ^ne  les 
oublia  point  complètement,  au  moins  ne  donna-t-elle  aucun  signe  ex- 
térieur qui  pût  faire  supposer  à  son  père  qu'elle  regrettait  sa  vie 
passée.  Installée  reine  et  maîtresse  dans  ce  rustique  intérieur,  elle 
s'efforça  d'y  faire  sa  loi  douce,  et  de  n'y  régner  que  pour  donner  de 
la  joie  à  qui  lui  donnait  tant  d'amour.  A  son  retour,  elle  avait  re- 
trouvé l'enfant  recueilli  par  son  père,  le  petit  Zéphyr,  qui  avait  alors 
onze  ans,  et  qu'on  avait,  par  une  ironique  antiphrase,  ainsi  nommé  à 
cause  de  sa  nonchalance  et  de  la  lourdeur  de  sa  démarche.  Ce  petit 
bonhomme  aimait  l'oisiveté  avec  impudence,  et  son  penchant  à  ne 
rien  faire  s'était  manifesté  dès  ses  premières  années.  Quand  le  sabo- 
tier, son  père  adoptif,  avait  voulu  l'envoyer  à  l'école  communale  pour 
qu'il  y  apprît  à  lire  et  à  écrire.  Zéphyr  n'était  jamais  sorti  de  classe 
sans  être  coiffé  du  bonnet  d'âne,  et  chacune  des  vingt-cinq  lettres  de 
l'alphabet  lui  avait  valu  un  millier  de  palettes.  Toutes  les  remon- 
trances du  sabotier  n'y  faisaient  rien,  les  plus  rudes  corrections  le 
trouvaient  insensible.  Il  avait  l'activité  en  horreur.  Le  jeu  même, 
cette  passion  de  l'enfance,  lui  paraissait  une  fatigue;  mais  pour  dor- 
mir une  heure  de  plus  par  jour,  il  aurait  avec  joie  renoncé  à  un  repas. 
Lorsque  le  bonhomme  Protat  l'avait  mis  à  son  établi  de  sabotier,  au- 
tant pour  l'utiliser  comme  apprenti  que  pour  lui  mettre  entre  les 
mains  un  état  dont  il  pourrait  vivre  plus  tard.  Zéphyr  resta  plus 
d'une  année  avant  de  connaître  par  leur  nom  les  outils  de  son  métier. 
Dès  que  son  maître  tournait  le  dos,  il  s'échappait  de  la  maison  pour 
aller  regarder  pendant  des  heures  les  bouillons  que  faisait  l'écluse  du 
moulin.  Un  autre  de  ses  plaisirs  était  de  se  coucher  en  plein  soleil 
dans  la  prairie  située  de  l'autre  côté  du  Loing.  Enfoui  dans  les  hautes 
herbes  qui  le  cachaient,  il  regardait  courir  les  nuages  chassés  par  le 
vent.  Quand  la  faim  le  pressait  par  trop,  il  rentrait  à  la  maison  et 
subissait  l'ouragan  du  père  Protat  avec  la  placidité  d'une  brute  ou 
d'un  roc.  Zéphyr  n'était  cependant  pas  un  idiot;  il  avait  au  contraire 
beaucoup  d'intelligence,  mais  il  dédaignait  de  la  laisser  voir,  comme 
s'il  eût  craint  que  son  maître  n'eût  essayé  d'en  tirer  parti.  Un  trait 


ADELINE    PROTAT.  875 

peindra  le  caractère  de  cet  enfant  bizarre,  né  pour  mener  la  pares- 
seuse vie  du  lazzarone  napolitain.  Un  jour  qu'il  s'était  montré  encore 
plus  négligent  que  de  coutume ,  Protat  lui  dit  très  gravement  :  — 
Va-t-en  dans  les  Trembleaux  couper  un  bâton  de  cornouiller,  pour 
remplacer  celui  que  je  viens  de  te  casser  sur  les  épaules. 

Zéphyr  alla  dans  les  Trembleaux,  et  rapporta  six  bâtons  qui  pou- 
vaient passer  pour  des  gourdins. 

—  Je  ne  t'en  avais  demandé  qu'un,  dit  le  sabotier,  en  voilà  une 
demi-douzaine. 

—  C'est  pour  ne  pas  y  retourner  si  souvent  que  j'en  rapporte  une 
provision,  répondit  tranquillement  l'apprenti. 

Adeline  s'intéressa  à  Zéphyr,  et  essaya  de  le  corriger  de  son  incu- 
rable nonchalance.  L'apprenti,  rebelle  aux  durs  accens  de  Protat, 
tenta  de  se  montrer  obéissant  à  la  voix  douce  de  cette  jeune  fille,  qui 
tamponnait  pour  ainsi  dire  les  gourmades  paternelles  avec  des  ca- 
resses. 

Tels  étaient  les  antécédens,  utiles  à  connaître,  des  personnages 
que  le  peintre  Lazare  avait  rencontrés  dans  l'intérieur  du  sabotier 
Protat,  quand  un  hasard  l'avait  rendu  pour  la  première  fois  l'hôte  de 
celui-ci,  deux  ans  avant  l'époque  où  nous  l'avons  vu  revenir  à  Mon- 
tîgny  pour  la  troisième  fois. 

II.   —  QUERELLES   DOMESTIQUES. 

Nous  reprendrons  le  récit  de  cette  histoire  à  l'endroit  où  elle  com- 
mence véritablement,  c'est-à-dire  à  l'arrivée  du  peintre  Lazare  à 
Montigny,  où  nos  lecteurs  se  rappelleront  sans  doute  la  bienveil- 
lante réception  que  s'était  hâté  de  lui  faire  le  sabotier  Protat.  On 
n'aura  pas  oublié  non  plus  que  la  jeune  Adeline  n'avait  pu  dissi- 
muler entièrement  le  trouble  ingénu  que  lui  causait  le  retour  de 
l'artiste,  bien  que  ce  retour  eût  été  annoncé  plusieurs  jours  à  l'avance 
et  qu'elle  eût  eu  le  temps  nécessaire  pour  se  préparer  une  attitude 
réservée.  La  vieille  mère  Madelon  elle-même,  comme  on  l'a  pu  voir 
au  commencement  de  ce  récit,  avait  contribué  au  bon  accueil  que 
tout  le  monde  faisait  au  îeunedésignevx,  en  tâchant  de  se  distinguer 
plus  que  jamais  dans  l'accomplissement  de  ses  fonctions  de  cordon- 
bleu.  Après  être  venue  recevoir  les  complimens  que  lui  méritait  le 
triomphal  déjeuner  qu'elle  avait  jwéparé  à  l'appétit  du  voyageur,  la 
bonne  femme,  on  voudra  bien  se  le  rappeler  encore,  était  retournée 
à  ses  fourneaux,  emmenant  avec  elle  sa  jeune  maîtresse  pour  qu'elle 
lui  indiquât  la  façon  de  se  servir  d'une  cafetière  d'un  nouveau  mo- 
dèle inaugurée  le  matin  dans  la  maison  à  l'occasion  du  retour  de  leur 
hôte.  Enfin ,  et  pour  derniers  souvenirs  qui  relieront  complètement 
dans  l'esprit  du  lecteur  los  détails  contenus  dans  le  premier  chapitre, 


876  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nous  conclurons  par  lui  rappeler  que  l'apprenti  Zéphyr  était  dans 
toute  la  maison  le  seul  qui  se  fût  montré  hostile  à  l'arrivée  de  Lazare. 
Sans  que  personne  en  eût  pu  soupçonner  la  raison ,  il  avait  quitté 
l'artiste  au  seuil  du  logis  de  son  maître,  et  avait  disparu  aussi  rapi- 
dement que  si  on  l'eût  escamoté. 

—  Mais,  demandait  Lazare  à  son  hôte  en  l'obligeant  à  trinquer 
encore  une  fois  avec  lui,  pourquoi  donc  la  fdlette  Adeline  est-elle 
remontée  là-haut  si  vite?  J'ai  eu  à  peine  le  temps  de  la  féliciter  sur 
sa  bonne  mine. 

—  Je  suis  sûr,  répondit  le  sabotier  en  lapant  son  vin  avec  la  sa- 
tisfaction d'un  propriétaire,  je  suis  sûr  que  ma  fille  et  la  Madelon 
sont  remontées  pour  vous  mijoter  encore  quelque  friandise. 

—  Vous  me  recevez  beaucoup  plus  en  ami  qu'en  pensionnaire, 
savez-vous?  dit  le  jeune  homme. 

—  En  seriez-vous  fâché,  et  l'amitié  de  pauvres  gens  comme  nous 
vous  serait-elle  importune? 

Lazare  protesta  par  un  mouvement  rapide. 

—  Non,  n'est-ce  pas?  continua  le  sabotier.  En  tous  cas,  ce  seraif 
bien  mal.  Quand,  il  y  a  trois  jours,  votre  lettre  est  venue  annoncer 
votre  arrivée,  elle  a  éclaté  ici  comme  une  bombe  de  joie.  La  petite  n'y 
tenait  plus  d'aise,  et  la  mère  Madelon  en  était  quasiment  rajeunie.  Il 
n'y  a  que  Zéphyr  qui  ne  s'est  pas  réjoui,  et  comme  ça  m'ennuyait  de 
lui  voir  faire  la  mine  quand  nous  étions  tous  contons,  j'ai  été  forcé 
de  le  talocher  pour  le  mettre  de  bonne  humeur. 

—  Est-ce  que  j'aurais  eu  le  malheur  de  déplaire  à  M.  Zéphyr?  dit 
l'artiste  en  riant.  Je  m'étais  bien  douté  qu'il  n'était  pas  satisfait  de 
mon  retour  à  Montigny  ;  mais  qu'est-ce  que  ça  peut  lui  faire? 

:  —  Ah  !  je  m'en  doute  un  brin,  répondit  le  père  Protat  :  il  se  méfie 
que  vous  allez  comme  les  autres  années  lui  faire  trimbaler  vos  outils 
sur  le  dos  quand  vous  irez  en  forêt,  et  lui  qui  trouve  déjà  sa  peau 
trop  lourde  à  porter,  ça  va  le  gêner.  Ah  !  tenez,  monsieur  Lazare,  je 
n'ai  pas  eu  la  main  heureuse  le  soir  où  je  l'ai  ramassé  tout  bleu  de 
froid  sur  le  pavé  de  Bourron,  et  sans  reproche,  le  bon  Dieu  aurait 
pu  aussi  bien  mettre  un  autre  chrétien  que  lui  dans  le  sale  torchon 
où  je  l'ai  trouvé.  Ah  !  si  je  n'avais  pas  fait  le  vœu  de  recueillir  un 
orphelin,  après  l'avoir  retiré  humainement,  comme  je  l'ai  fait,  de  la 
gueule  du  loup,  il  y  a  longtemps  que  je  lui  aurais  dit  :  Mon  garçon, 
tu  dois  avoir  quelque  part  des  parens  dans  le  monde.  Tu  me  diras 
que  le  monde  est  grand  ;  mais  tu  as  des  jambes,  fais-moi  le  plaisir 
d'aller  chercher  ta  famille! 

—  Allons,  allons,  père  Protat,  interrompit  Lazare,  vous  ne  dites  pas 
ce  que  vous  pensez,  et  ce  n'est  pas  vrai  que  vous  vous  repentez  d'une 
aussi  bonne  action  dont  Zéphyr  se  montrera  reconnaissant  tôt  ou  tard, 
quand  il  appréciera  ce  que  vous  avez  fait  et  ferez  encore  pour  lui. 


ADELINE    PROTAT.  877 

—  Reconnaissant!  allez-y  voir!  Je  gage  qu'il  ne  connaît  seulement 
pas  plus  le  mot  que  la  chose.  Est-ce  qu'il  n'aurait  pas  eu  le  temps 
de  me  la  prouver  sa  reconnaissance,  depuis  douze  ans  qu'il  mange 
le  pain  de  ma  huche?  On  ne  peut  pas  dire  qu'il  pèche  par  ignorance 
quand  il  fait  mal,  car  il  est  encore  plus  mauvais  que  bête.  C'est  pour 
ça  que  je  le  rudoie  plus  que  je  ne  voudrais;  mais  ce  drôle-là  tente- 
rait la  patience  d'un  saint.  Depuis  que  j'essaie  de  lui  apprendre  mon 
métier,  croiriez-vous  qu'il  n'est  pas  en  état  de  mettre  proprement 
une  paire  de  sabots  sur  talon?  Ah  !  c'est  une  mauvaise  graine.  Tenez, 
n'en  parlons  plus. 

—  C'est  drôle  cependant!  fit  Lazare.  Je  me  rappelle  que  l'an  der- 
nier je  faisais  de  lui  tout  ce  que  je  voulais. 

—  C'est  vrai,  répondit  le  sabotier,  il  a  eu  quelques  mois  de  bon- 
nace,  c'est  même  pendant  ce  temps-là  qu'il  a  appris  le  peu  qu'il 
sait,  comme  lire  et  écrire,  par  exemple;  mais  Dieu  sait  ce  qu'il  en  a 
coûté  à  Adeline  de  patience  et  de  morceaux  de  pain  tendre!  J'étais 
même  assez  content  de  lui  après  votre  absence  ;  les  bons  conseils  que 
vous  lui  aviez  donnés,  l'habitude  qu'il  avait  prise,  en  courantla  forêt 
avec  vous,  de  connaître  la  fatigue  et  de  la  supporter,  l'avaient  un  peu 
corrigé  de  sa  fainéantise.  Il  entendait  volontiers  raison  quand  je  lui 
expliquais  qu'un  jour  viendrait  où  il  serait  bien  aise  de  savoir  se  ser- 
vir de  l'état  que  je  lui  mettais  dans  les  mains;  enfin  je  commençais 
à  croire  que  je  pourrais  tirer  quelque  chose  de  lui.  En  m' apercevant 
de  ces  changemens  favorables,  dus  en  partie  aux  remontrances  de 
ma  fille,  qui  le  câlinait  comme  s'il  eût  été  son  frère,  je  me  disais  en 
moi-même  :  Je  m'y  suis  mal  pris  avec  lui.  Je  l'ai  tapé,  il  n'a  pas 
bougé;  Adeline  le  caresse,  il  remue.  Pendant  six  mois,  ça  a  bien  été 
ou  pas  trop  mal  ;  il  commençait  à  é vider  proprement  un  morceau  de 
frêne  ou  de  châtaignier.  Quand  on  lui  disait  de  faire  ceci  ou  ça,  il 
n'était  plus  sourd,  on  ne  l'entendait  plus  geindre  du  matin  au  soir, 
et  de  mon  côté,  s'il  m' arrivait  de  lui  abattre  une  chiquenaude  sur  les 
oreilles  quand  il  restait  un  peu  longtemps  à  faire  une  course  ou  à 
comprendre  une  explication,  la  chiquenaude  partie,  je  m'en  voulais 
presque  à  moi-même,  etje  l'envoyais  jouer  un  moment  pour  se  conso- 
ler. Quand  je  dis  jouer,  c'est-à-dire  qu'il  allait  s'asseoir  de  l'autre  côté 
de  l'eau  à  regarder  voler  les  hirondelles,  sauter  les  grenouilles,  ou 
qu'il  s'amusait  à  voir  tourner  la  roue  du  moulin.  Mais  un  beau  jour 
il  paraîtrait  qu'il  s'est  lassé  d'avoir  pris  le  bon  chemin.  Comme  s'il 
eût  regretté  les  coups  et  les  bourrades,  il  s'est  mis  à  les  rappeler  en 
reprenant  ses  mauvaises  habitudes  :  il  a  rechigné  à  la  besogne  ;  il 
fallait  lui  expliquer  trois  fois  une  chose  pour  qu'il  ne  la  fît  pas  seu- 
lement une.  J'ai  décroché  martin-bâton  ;  ah  ouiche!  c'était  taper  dans 
l'eau.  Adeline  s'est  remise  à  le  sermonner  ;  mais  ses  douceurs  n'ont 
pas  mieux  réussi  que  ma  branche  de  cornouiller,  et  encore  moins.  Ma 


878  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

fille  et  moi  nous  en  désespérons  maintenant.  Aussi  j'y  suis  bien  dé- 
cidé :  un  de  ces  matins,  je  lui  ferai  son  sac,  je  mettrai  dix  écus  au 
fond,  et  je  le  pousserai  sur  la  route,  à  la  grâce  de  Dieu  ou  à  la  vo- 
lonté du  diable. 

—  C'est  singulier!  dit  Lazare,  qui  avait  écouté  avec  une  apparence 
d'intérêt  le  récit  de  son  hôte.  Malgré  la  farce  qu'il  m'a  faite  tantôt, 
malgré  la  mauvaise  disposition  qu'il  montre  à  mon  égard,  je  m'in- 
téresse à  ce  petit  drôle!  Je  ne  peux  pas  croire  qu'on  naisse  mau- 
vais, comme  une  plante  empoisonnée.  Vous  l'avez  eu  encore  aux 
langes  ;  vous  êtes  un  brave  et  honnête  homme  qui  n'avez  pu  que  lui 
donner  de  bons  conseils  ;  votre  fille  a  eu  pour  lui  les  soins  d'une 
bonne  sœur;  ce  n'est  donc  pas  dans  votre  maison  qu'il  s'est  gâté. 

—  Je  ne  pense  pas  comme  vous,  monsieur  Lazare ,  répliqua  le 
bonhomme  Protat  en  secouant  la  tête,  je  crois  qu'il  y  a  clés  gens  qui 
viennent  au  monde  tout  mauvais.  Nous  avons  une  voisine  qui  prend 
des  nourrissons;  elle  en  avait  un  petit  dernièrement  qui  n'a  pas  plus 
tôt  eu  sa  première  dent  qu'il  s'en  est  servi  pour  la  mordre.  Vous 
voyez  donc  bien  ! 

Cette  preuve,  sur  laquelle  le  sabotier  appuyait  naïvement  sa 
croyance,  fit  sourire  l'artiste,  qui  ne  voulut  cependant  pas  entamer 
une  discussion  avec  lui  sur  ime  matière  aussi  sérieuse  que  celle  du 
mal  originel.  Il  avait  pour  système  que  toute  singularité  a  une  cause 
connue  ou  cachée,  et  il  pria  le  sabotier  de  patienter  encore  quelque 
temps  avant  d'abandonner  son  apprenti. 

—  Il  n'a  point  le  cœur  ni  l'esprit  vicié,  dit  Lazare.  L'an  dernier 
particulièrement,  pendant  nos  courses  dans  ce  pays,  j'ai  causé  avec 
lui  comme  on  peut  causer  avec  un  gamin;  eh  bien,  je  vous  avouerai 
qu'il  m'a  souvent  étonné,  et  que  je  lui  ai  entendu  faire  des  remarques 
deux  fois  plus  vieilles  que  son  âge.  Il  a  surtout  une  sensibilité  ex- 
trême, ce  qui  est  presque  toujours  l'indice  d'un  bon  cœur.  Il  est  pa- 
resseux, c'est  vrai;  mais  sa  paresse  n'est  pas  la  fainéantise  :  c'est  la 
paresse  qui  recherche  l'immobilité  de  l'être,  afin  de  pouvoir  donner 
toute  son  activité  à  la  pensée.  Il  est  paresseux  à  la  manière  des  gens 
qui  rêvent. 

—  A  quoi  peut-il  rêver  ?  demanda  Protat  étonné. 

—  C'est  son  secret,  répondit  Lazare.  Je  pourrais  m' étendre  plus 
longuement  à  propos  de  certaines  étrangetés  que  j'ai  constatées  dans 
la  nature  de  votre  apprenti,  mais  il  faudrait  entrer  dans  des  détails 
et  des  explications  qui,  sans  vous  offenser,  père  Protat,  ne  vous 
expliqueraient  rien. 

—  Et  pourquoi  donc  cela?  fit  le  sabotier  en  manifestant  un  doute. 

—  Pourquoi?  continua  l'artiste.  Mon  Dieu...  parce  que...  Enfin 
je  vous  promets  que  vous  n'y  entendriez  rien. 

—  Je  comprends  tout  ce  que  peut  comprendre  un  homme  qui  a 


I 


ADELINE   PROTAT.  87& 

an  bon  sens  et  l'habitude  d'en  faire  usage  à  la  satisfaction  des  autres 
et  à  la  sienne,  répondit  le  père  Protat  avec  un  peu  de  dépit.  Aussi 
je  comprends,  par  exemple,  que  vous  êtes  un  bon  jeune  homme  qui 
vous  intéressez  au  sort  de  ce  petit  drôle  et  que  vous  tâchez  de  le  blan- 
chir de  ses  défauts,  qui  deviendront  des  vices.  Je  comprends  que 
vous  voulez  profiter  de  ce  que  vous  êtes  ici  pour  lui  faire  de  la  mo- 
rale, €t  lui  expliquer  qu'il  me  vole  toutes  les  bouchées  de  pain  qu'il 
mange;  mais  je  ne  crois  pas  que  lui  veuille  vous  comprendre.  Et, 
comme  s'il  avait  deviné  vos  intentions  à  son  égard,  voilà  qu'il  détale 
comme  un  lièvre  forcé. 

—  Il  est  vrai  que,  loin  de  me  faire  accueil,  comme  je  m'y  attendais, 
dit  Lazare,  ma  présence  a  paru  l'effaroucher.  11  y  a  sans  doute  dans 
sa  fuite  un  motif  qui  se  rattache  au  secret  dont  je  vous  parlais,  et 
c'est  aussi  probablement  ce  même  secret  qui  exerce  une  influence 
mystérieuse  sur  son  caractère  et  ses  façons  d'agir.  D'ailleurs  sa  dis- 
parition n'est  qu'une  boutade,  il  ne  doit  pas  être  loin,  et  si  tard  qu'il 
revienne,  il  reviendra  toujours. 

—  Assurément  qu'il  reviendra!  dit  le  sabotier.  Il  reviendra  dès 
qu'il  sentira  l'odeur  de  la  soupe. 

—  Eh  bien  !  reprit  l'artiste,  dès  qu'il  sera  revenu,  je  le  prendrai  à 
part,  et  je  saurai  bien  découvrir  pourquoi  mon  arrivée  l'a  mis  en 
fuite. 

—  J'ai  peur  que  vous  n'en  tiriez  rien,  dit  Protat.  Zéphyr  restera 
muet  comme  un  poisson.  Quand  il  s'est  mis  dans  la  tête  de  ne  pas 
répondre,  il  se  laisserait  tuer  sur  la  place  plutôt  que  de  desserrer  les 
dents,  même  pour  dire  un  mensonge. 

—  Il  n'est  pas  menteur  en  effet,  j'ai  eu  occasion  de  le  remarquer, 
fit  Lazare.  L'absence  de  ce  défaut-là  excuse  l'absence  de  bien  des 
qualités.  C'est  un  bon  signe  que  la  franchise.  Un  enfant  qui  ne  ment 
pas  deviendra  cifficilement  im  malhonnête  homme.  C'est  chose  si 
facile  et  si  tôt  faite  de  dire  autrement  que  l'on  n'a  pensé  ou  agi, — 
quand  la  vérité  peut  nuire.  —  Si  Zéphyr  était  menteur,  combien  de 
fois  aurait-il  pu,  quand  il  avait  mal  fait,  trouver  des  excuses  qui  l'eus- 
sent mis  à  l'abri  de  vos  corrections!  En  préférant  ne  pas  s'y  sous- 
traire, il  faisait  preuve  de  courage  en  même  temps  qu'il  se  rendait 
justice.  Eh  bien  !  ma  foi,  c'est  encore  là  une  qualité. 

—  Mais,  monsieur  Lazare,  s'écria  le  sabotier,  vous  me  surprenez 
beaucoup  en  vérité;  si  je  vous  laissais  aller,  avant  un  quart  d'heure 
vous  m'auriez  persuadé  que  ce  petit  gueux-là  est  un  modèle  de  toutes 
les  vertus. 

—  Je  ne  vais  pas  si  loin,  fit  Fartîste,  je  constate  celles  qu'il  pos- 
sède, voilà  tout.  Je  vous  demande  de  ne  point  abandonner  ce  garçon 
avant  mon  départ.  Je  crois  qu'à  cette  époque  et  même  avant,  vous 
aurez  remarqué  du  changement  dans  sa  personne.  Si  vous  m'accor- 


880  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dez  cela,  je  vous  demanderai  en  outre  de  ne  plus  vous  occuper  de  lui 
et  de  le  laisser  complètement  livré  à  mon  influence. 

—  Je  ne  suis  pas  curieux,  fit  Protat,  mais  je  voudrais  bien  savoir 
comment  vous  comptez  vous  y  prendre.  Songez  donc,  monsieur  La- 
zare, que  moi,  à  qui  il  devrait  obéir  comme  à  un  maître,  sinon 
comme  à  un  père,  il  m'est  impossible  d'en  faire  rien  qui  vaille. 

—  C'est  peut-être  précisément  le  sentiment  de  cette  autorité  que 
vous  le  voulez  forcer  à  reconnaître,  qui  éveille  en  lui  le  sentiment 
de  la  résistance.  Peut-être  possède-t-il  des  instincts  qui  ne  peuvent 
trouver  leur  application  dans  l'existence  qu'il  mène.  C'est  tout  cela 
que  j'aurai  à  débrouiller.  Comment  je  m'y  prendrai?  Autrement  que 
vous,  cela  est  sûr;  —  n'étant  pour  lui  qu'un  étranger,  il  se  trouvera 
plus  libre  en  face  de  moi.  —  Pour  gagner  sa  confiance,  je  me  ferai, 
s'il  le  faut,  son  camarade.  Enfin,  soyez  tranquille,  j'ai  mon  plan. 

—  Tenez,  dit  le  sabotier,  vous  êtes  véritablement  trop  bon  de  vous 
intéresser  à  ce  vaurien-là. 

—  Ma  bonté!...  fit  l'artiste  en  souriant.  Mon  Dieu!  père  Protat,  ne 
me  faites  pas  meilleur  que  je  ne  suis.  Dans  l'intérêt  que  je  porte  à 
votre  apprenti,  ma  bonté  est  beaucoup  moins  en  jeu  que  ma  curio- 
sité. Ce  garçon  m'intrigue  :  c'est  une  espèce  de  rébus  que  je  veux 
deviner.  Dame,  à  la  campagne,  quand  il  fait  mauvais  temps,  que  l'on 
ne  sait  que  faire,  on  s'ennuie.  Les  distractions  ne  sont  pas  com- 
munes ici.  Je  m'amuserai  à  déchiffrer  le  problématique  Zéphyr.  Au- 
tant vaudra  cette  occupation  que  d'aller  jouer  au  piquet  à  la  Maison- 
BlancJie. 

—  Faites  à  votre  désir,  monsieur  Lazare,  conclut  le  sabotier;  mais 
ne  parlons  plus  de  Zéphyr,  ça  m'obligera. 

—  C'est  entendu,  répondit  l'artiste.  Nous  ne  reparlerons  de  lui 
que  lorsque  nous  aurons  du  bien  à  en  dire.  Espérons  seulement  que 
cela  ne  tardera  pas. 

Comme  la  conversation  s'achevait,  Adeline  parut,  apportant  le 
café. 

Lazare,  qui  était  particulièrement  un  fin  gourmet  à  propos  de 
cette  liqueur,  durant  son  précédent  séjour  dans  la  maison  du  sabo- 
tier s'était  plaint  plusieurs  fois  de  la  manière  dont  la  mère  Madelon 
préparait  le  café.  En  effet,  la  bonne  femme  s'obstinait  à  employer 
le  procédé  élémentaire,  qui  consiste  à  faire  bouillir  en  même  temps 
marc  et  café  dans  un  vase  de  terre  et  à  précipiter  ensuite  dans  le 
breuvage  une  braise  ardente  pour  obtenir  la  clarification.  Comme 
toutes  les  vieilles  gens  que  le  progrès  épouvante,  sous  quelque  forme 
qu'il  se  manifeste,  la  mère  Madelon,  même  dans  les  plus  petites 
choses,  avait  l'amour  des  anciennes  coutumes.  Aussi  s'était-elle  tou- 
jours refusée,  tantôt  sous  un  prétexte  et  tantôt  sous  un  autre,  à  adop- 
ter l'invention  que  lui  avait  signalée  Lazare;  mais  le  matin  même, 


ADELINE   PROTAT.  *  881 

en  allant  au  marché  à  Moret,  Adeline,  qui  s'était  rappelé  les  nom- 
breuses recommandations  de  l'artiste  à  ce  propos,  avait,  malgré  une 
dernière  opposition  de  la  Madelon,  qui  voulait  rester  fidèle  aux  an- 
ciens us,  acheté  le  fameux  ustensile,  et  elle  venait  d'obliger  la  ser- 
vante à  en  faire  usage.  Pour  convaincre  la  servante  de  la  supério- 
rité du  nouveau  procédé  sur  l'ancien,  quand  le  breuvage  fut  passé, 
Adeline  voulut  le  faire  goûter  à  la  bonne  femme.  :  celle-ci  refusa 
d'abord,  puis  elle  finit  par  consentir.  Mais,  soit  qu'elle  ne  voulût  pas 
se  rendre  à  l'évidence,  parce  que  cet  aveu  eût  donné  tort  à  l'obsti- 
nation qu'elle  avait  montrée,  soit  par  tout  autre  motif,  elle  trouva 
le  café  détestable,  prétendit  qu'il  avait  pris  l'odeur  du  fer-blanc, 
et  mêla  beaucoup  de  mauvaise  humeur  à  ses  réflexions.  Enfin  une 
discussion,  très  pacifique  au  début,  s'éleva  à  ce  propos  entre  elle 
et  sa  jeune  maîtresse.  Adeline,  habituée  aux  familiarités  de  la  Ma- 
delon, lui  répondit  d'abord  très  doucement  et  avec  toute  sorte  de 
mesure,  pour  ne  point  l'irriter,  car  celle-ci  se  montrait  vraiment 
agressive  quand  elle  rencontrait  une  contradiction.  Dans  ces  occa- 
sions, il  arrivait  souvent  que  sa  langue  allait  .plus  vite  qu'elle  ne 
voulait;  il  lui  échappait  alors  des  paroles  qu'elle  regrettait  sans 
doute,  mais  qui  n'en  étaient  pas  moins  dites  et  qui  n'en  avaient  pas 
moins  produit  leur  effet.  Ces  orages  intérieurs  avaient  toujours  pour 
point  de  départ  quelque  détail  futile,  comme  celui  que  nous  venons 
de  signaler.  Ordinairement  Adeline  n'avait  pour  mettre  fin  à  ces  que- 
relles domestiques  d'autre  moyen  que  de  laisser  la  place  à  la  vieille 
servante,  qui  ne  voulait  jamais  avoir  le  dernier,  estimant  dans  son  for 
intérieur  qu'il  était  de  son  devoir  de  ne  pas  céder  à  une  enfant  gâtée. 
Il  lui  était  même  arrivé  plus  d'une  fois  de  répondre  à  Adeline  comme 
celle-ci  n'eût  pas  osé  lui  répondre,  si  elle  eût  été  la  servante  et 
Madelon  la  maîtresse.  La  fille  de  Protat  s'efforçait  de  n'y  prendre 
point  garde;  mais  elle  souffrait  cependant  de  voir  que  la  Madelon  ne 
tenait  pas  compte  de  la  réserve  qu'elle  lui  témoignait  à  cause  de  son 
grand  âge.  Gomme  toutes  les  natures  qui  possèdent  en  elles  le  senti- 
ment de  la  justice  et  ne  peuvent  s'empêcher  de  l'invoquer  même 
dans  les  circonstances  où  cela  peut  leur  être  préjudiciable,  Adeline 
était  péniblement  affectée  d'être  souvent  obligée  d'acheter  la  paix  et 
le  silence  de  la  vieille  femme,  en  lui  faisant  tacitement  des  conces- 
sions qui  affaiblissaient  chaque  jour  son  autorité.  11  arrivait  alors  ce 
qui  arrive  presque  toujours  en  pareil  cas,  c'est  que  la  Madelon,  se 
faisant  une  force  de  la  faiblesse  d' Adeline,  perdait  tout  sentiment  de 
retenue,  et,  par  la  vivacité  de  son  langage,  elle  forçait  la  jeune  fille 
à  élever  tout  à  coup  le  sien  au  ton  du  commandement,  et  à  lui  faire 
comprendre  clairement  qu'après  tout,  eût-elle  tort  ou  raison,  en 
définitive  elle  était  la  maîtresse  de  la  maison  et  voulait  être  obéie. 

TOME   I.  57 


882  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Mise  en  demeure  de  rentrer  dans  l'infériorité  de  sa  condition,  la 
Madelon  épanchait  alors  toute  sa  bile. 

—  Maîtresse  !  s'écriait-elle.  Ah  !  le  voilà  donc  lâché  le  grand  mot. 
Parce  qu'on  a  été  élevée  dans  du  coton  et  qu'on  a  porté  les  modes 
des  dames  de  Paris,  on  croit  qu'on  n'a  jamais  tort;  on  pense  tout 
savoir  sans  avoir  jamais  rien  appris.  Par  la  raison  qu'on  a  passé  tout 
son  temps  à  se  laver  les  mains  dans  de  l'eau  de  Cologne  et  à  se  fourrer 
de  grandes  épingles  dans  les  cheveux,  en  se  regardant  dans  le  mi- 
roir; parce  qu'on  a  un  bonhomme  de  père  qui  s'use  le  corps  du 
matin  au  soir,  pendant  que  nous  restons  les  bras  croisés  à  lire  dans 
des  livres  qui  n'apprennent  rien  de  bon,  pour  passer  le  temps,  il  faut 
qu'on  taquine  les  domestiques.  Si  une  pauvre  vieille  femme  comme 
inoi,  dans  l'intérêt  de  la  maison,  s'avise  de  vous  remontrer  avec  dou- 
ceur une  bonne  vérité,  dont  elle  est  sûre,  on  lui  donne  un  démenti. 

—  De  quoi  vous  mêlez-vous,  la  vieille?  Où  donc  avez-vous  appris  à 
servir,  pour  ne  point  savoir  que  les  maîtres  ont  toujours  raison?  — 
Eh  bien  !  moi  qui  vous  parle,  mam'zelle,  reprenait  la  Madelon  avec 
une  nouvelle  animation,  je  n'ai  pas  toujours  eu  une  mauvaise  jupe 
comme  celle-ci,  qui  serait  bonne  à  accrocher  dans  les  cerisiers  pour 
épouvanter  les  oiseaux.  J'ai  eu  une  maison  aussi,  qui  en  aurait  bien 
tenu  trois  comme  la  vôtre  :  dans  une  année,  mon  homme  et  moi  nous 
avons  envoyé  à  moudre  aux  moulins  d'Essonne  plus  de  grain  que  ne 
pourrait  en  engranger  en  dix  récoltes  M.  Protat,  votre  père,  qui  est 
si  fier  d'occuper  le  plus  de  faucilles  en  plaine  quand  vient  le  temps 
de  la  moisson.  J'ai  eu  des  domestiques  aussi,  pas  un  ni  deux,  mais 
jusqu'à  dix,  et  c'est  en  leur  commandant  que  j'ai  appris  à  servir. 
Quand  une  créature  à  mes  gages  me  faisait  voir  mon  tort,  comme 
c'était,  après  tout,  une  manière  de  prendre  mes  intérêts,  je  ne  la  ru- 
doyais pas  comme  vous  me  rudoyez,  mam'zelle;  —  je  ne  cherchais 
pas  à  humilier,  parce  qu'on  était  pauvre  et  vieux,  et  que  j'étais, 
moi,  jeune  et  riche,  et  belle  aussi,  par-dessus  le  marché;  je  disais  : 

—  Un  tel,  ou  une  telle,  tu  sais  cela  aussi  bien  et  même  mieux  que 
moi,  puisque  c'est  ta  besogne  et  pas  la  mienne.  Fais  donc  comme  tu 
l'entends,  à  ta  guise,  et  n'en  parlons  plus...  Et  la  maison  n'en  allait 
pas  plus  mal,  et  ce  serait  encore  la  première  et  la  meilleure  ferme 
du  pays,  sans  des  malheurs...  Mais  voilà!  on  devient  pauvre,  puis 
arrive  le  temps  qui  marie  ensemble  misère  et  vieillesse,  et  alors,  pour 
un  morceau  de  pain  qu'on  vous  donne,  faut  tout  subir,  tout  enten- 
dre, sans  dire  un  mot.  Ah  !  qu'il  est  dur  le  pain  du  maître,  qu'il  est 
raide  à  monter  l'escalier  des  autres  !  ajoutait  la  Madelon,  sans  se  dou- 
ter qu'elle  parlait  ainsi  le  langage  même  du  vieux  Dante.  Et,  comme 
si  les  souvenirs  de  sa  fortune  passée  lui  eussent  rendu  plus  triste 
l'aspect  de  sa  situation,  un  levain  d'acrimonie  se  répandait  dans  toutes 


ADELINE    PROTAT.  88S 

ses  paroles,  et  elle  se  laissait  emporter  à  dire  des  choses  qui  étaient 
souvent  de  nature  à  faire  douter  si  elle  n'était  pas  en  chemin  de  perdre 
sa  raison. 

Ces  longues  litanies  se  reproduisaient  invariablement  dans  les 
mêmes  termes  chaque  fois  que  la  jeune  Adeline,  ayant  épuisé  toute 
sa  patience,  revendiquait  son  autorité  de  maîtresse  de  maison.  La 
fille  du  père  Protat,  sachant  par  expérience  qu'une  fois  partie  sur 
ce  ton  il  était  impossible  d'arrêter  la  mère  Madelon,  l' écoutait  sans 
lui -répondre,  et  même  sans  l'entendre.  La  plupart  de  ces  reproches 
n'ayant  de  près  ni  de  loin  aucun  rapport  avec  la  cause  où  la  que- 
relle avait  pris  naissance,  elle  laissait  la  servante  se  défendre  aussi 
longuement  qu'elle  voulait  contre  des  accusations  chimériques.  Elle 
lui  permettait  d'abuser  trop  souvent  de  l'infériorité  de  sa  position 
pour  lui  faire,  à  elle  pauvre  enfant  qui  ne  demandait  qu'à  adoucir 
son  amertume,  un  reproche  de  la  supériorité  où  la  plaçait  le  sort. 
Dans  toutes  les  conditions,  c'est  un  fait  à  remarquer  que  les  gens 
qui  ont  éprouvé  de  grands  malheurs  méconnaissent  presque  tou- 
jours la  pitié  que  leur  infortune  inspire,  et  sont  portés  à  prendre 
pour  du  dédain  toutes  les  paroles  ou  tous  les  actes  par  lesquels  cette 
pitié  tend  à  se  manifester.  La  mère  Madelon,  nous  l'avons  déjà  dit, 
plus  que  tout  autre  partageait  cette  erreur.  Adeline  ne  s'émouvait  donc 
pas  de  tous  les  mots  que  sa  servante  pouvait  lui  lancer  à  propos 
de  quelques  habitudes  prises  autrefois  dans  la  maison  de  la  mar- 
quise et  auxquelles  elle  n'avait  pas  cru  utile  de  renoncer.  Elle  n'en 
voulait  pas  à  la  Madelon,  lorsque  celle-ci  lui  reprochait  presque 
d'avoir  de  la  dentelle  à  ses  oreillers  ou  de  mettre  une  jupe  de  soie  les 
jours  de  fête;  mais  si  la  vieille  se  laissait  emporter  jusqu'à  hasarder 
quelque  méchant  propos,  faisant  allusion  à  l'aveugle  bonté  que  lui 
témoignait  son  père,  la  fille  du  bonhomme  Protat  se  dressait  alors 
de  toute  la  hauteur  de  son  orgueil  jusque-là  contenu,  et  sa  parole 
et  son  geste,  empreints  d'une  même  dignité  impérative,  rédui- 
saient soudainement  au  silence  sa  trop  familière  servante,  qui  ne  re- 
connaissait plus  la  jeune  paysanne  timide  dans  cette  Adeline  trans- 
figurée, à  la  voix  brève,  au  geste  imposant.  Le  bonhomme  Protat 
avait  eu  vent  quelquefois  de  ces  discussions  domestiques.  Dans  les 
commencemens,  il  avait  essayé  d'y  prendre  part;  mais  Adeline  savait 
que  son  intervention  serait  plus  dangereuse  qu'utile.  En  efîet,  ce 
n'eût  pas  été  lui  qui  eût  attendu  patiemment  que  la  mère  Madelon 
eût  égrené  son  chapelet  de  récriminations;  aussi  la  jeune  fille  avait- 
elle  prié  son  père  (et  cette  prière  était  un  commandement)  de  ne 
^  jamais  se  mêler  aux  débats  qu'elle  pourrait  avoir  avec  la  Madelon, 
donnant  pour  motif  à  cette  exclusion  qu'il  fallait  conserver  dans  une 
maison  l'unité  de  l'autorité.  Dans  ces  deux  mots,  le  sabotier  avait 
seulement  compris  que  sa  fille  ne  voulait  pas  d'autre  maîtresse 


884  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'elle-même,  et  il  avait  commencé  par  obéir.  Cela  ne  laissait  pas 
de  le  mettre  dans  un  singulier  embarras,  car  lorsque  la  Madelon 
faisait  quelque  chose  qui  n'était  pas  à  sa  convenance,  le  sabotier 
n'osait  pas  hasarder  la  moindre  observation,  tant  il  craignait  que  sa 
réprimande  n'allât  à  l' encontre  de  la  volonté  de  sa  fille,  et  qu'il  ne 
compromît  ainsi  V unité  de  l'autorité.  Réduit  à  ce  rôle  passif  qui  l'obli- 
geait au  silence,  quelque  envie  de  parler  qu'il  eût  d'ailleurs,  il  se 
dédommageait  avec  le  petit  Zéphyr,  qui  manquait  rarement  de  laisser 
passer  un  jour  sans  fournir  au  bonhomme  l'occasion  de  se  dégourdir 
la  langue,  et  aussi  la  main. 

Pendant  la  conversation  qu'il  venait  d'avoir  avec  l'artiste,  le  sa- 
botier avait  entendu  plusieurs  fois  les  éclats  d'une  discussion  com- 
mencée dans  la  cuisine.  Le  fausset  aigu  de  la  vieille  Madelon,  comme 
d'habitude,  dominait  la  querelle;  mais  Protat,  ainsi  qu'on  l'a  vu,  ne 
s'était  pas  occupé  un  seul  instant  de  ce  qui  se  passait  à  l'étage  su- 
périeur. Il  ne  s'était  pas  interrompu  quand  c'était  lui  qui  parlait,  de 
même  qu'il  n'avait  pas  interrompu  son  pensionnaire  quand  celui-ci 
lui  répondait;  il  s'était  borné  à  penser  en  lui-même  :  —  Il  y  a  encore 
du  grabuge  là-haut  :  voilà  ma  fille  qui  secoue  la  Madelon,  celle-ci 
sera  de  mauvaise  humeur,  et  le  dîner  s'en  ressentira  tantôt;  tant  pis. 
—  Seulement,  dans  cet  instant-là,  si  l'apprenti  Zéphyr  s'était  trouvé 
à  la  portée  du  sabotier,  il  est  probable  qu'il  aurait  ressenti  jaillir  sur 
ses  épaules  quelques  éclaboussures  du  dépit  que  son  maître  éprou- 
vait de  ne  pouvoir  aller  aider  sa  fille  à  gronder  la  servante,  sans  doute 
en  défaut. 

La  discussion  qui  avait  lieu  à  la  cuisine,  commencée  à  propos  du 
futile  prétexte  que  nous  avons  fait  connaître,  avait  suivi  la  marche 
ordinaire  en  pareille  circonstance.  Madelon,  irritée  du  trop  grand 
succès  qu'elle  avait  obtenu  avec  le  premier  essai  du  nouvel  appareil 
dont  elle  avait  combattu  l'emploi,  avait  déclaré  le  café  détestable, 
sans  faire  la  remarque  que,  tout  en  le  décriant,  elle  n'en  laissait  pas 
une  goutte  dans  la  tasse  où  Adeline  venait  de  lui  en  verser  pour 
qu'elle  le  goûtât.  La  jeune  fille,  en  surprenant  cette  contradiction, 
n'avait  pu  s'empêcher  de  rire  comme  une  folle.  Cette  gaieté  inextin- 
guible, dont  le  bruyant  éclat  couvrait  sa  voix,  impatientait  Madelon, 
qui  passa  de  la  mauvaise  humeur  à  la  colère.  Adeline  rit  plus  haut 
et  plus  fort.  Madelon  s'emporta  outre  mesure.  Adeline  cessa  de  rire; 
mais  en  ce  moment  surtout  elle  était  si  peu  fâchée,  qu'eût-elle  eu 
aussi  bien  dix  fois  raison,  comme  elle  l'avait  une,  elle  aurait  cédé 
à  Madelon  plutôt  que  de  disputer  avec  elle,  tant  elle  avait  d'autres 
choses  à  faire.  Irritée  encore  davantage  par  le  silence  de  la  jeune 
fille,  qui  demeurait  impassible  quand  elle  avait  déjà  dépassé  la 
limite  où  la  patience  d' Adeline  s'arrêtait  ordinairement,  la  mère 
Madelon  se  buta  à  vouloir  forcer  sa  maîtresse  à  lui  imposer  silence. 


ADELINE    PROTAT.  885 

Elle  avait  tant  dit  de  choses  inutiles,  injustes,  qu'elle  était  embar- 
rassée pour  continuer  à  parler;  mais  un  amour-propre  sans  nom  la 
poussait  toujours.  A  chaque  mot  qu'elle  ajoutait,  elle  s'attendait  à  ne 
pouvoir  pas  l'achever,  arrêtée  qu'elle  serait  par  Adeline,  qui  pren- 
drait soudain  son  grand  air  de  princesse;  mais  Adeline  paraissait  à 
cent  lieues  d'elle.  Elle  regardait  par  la  fenêtre  le  tranquille  paysage 
qui  bordait  les  rives  du  Loing,  et  sa  pensée  était  aussi  loin  de  la  sotte 
querelle  qu'elle  avait  à  subir,  qu'elle-même  était  éloignée  du  nuage 
qui  passait  dans  les  hauteurs  du  ciel,  où  son  regard  se  fixait  de  temps 
en  temps.  Madelon,  outrée  de  cette  indifférence  qui  venait  la  con- 
vaincre qu'elle  parlait  depuis  une  heure,  non -seulement  à  une 
muette,  mais  encore  à  une  sourde,  ne  put  pas  résister  plus  long- 
temps à  cette  apparence  de  dédain.  Elle  se  précipita  vers  Adeline, 
qui  était  appuyée  contre  une  table;  elle  lui  arracha  la  cafetière  qu'elle 
tenait  entre  les  mains,  et  s'écria  :  —  Pendant  que  vous  restez  là, 
comme  une  borne,  à  rêvasser,  le  café  s'est  refroidi,  et,  quand  je  vais 
descendre  le  servir,  votre  amoureux ,  qui  est  en  bas,  me  mettra  ça  sur 
le  dos,  et  votre  père  me  donnera  un  savon,  comme  si  c'était  de  ma 
faute...  Yoilà  encore  une  belle  invention  que  ta  satanée  cafetière, 
qu'on  n'a  pas  le  temps  de  jaser  un  brin  que  le  café  est  à  la  glace.  Tu 
vois  bien,  petite,  que  j'avais  raison  de  n'en  pas  vouloir.  C'est  encore, 
dans  les  vieux  pots  qu'on  fait  la  meilleure  soupe,  va!*...  Si  je  m'étais 
servie  du  mien,  le  cafimi  serait  encore  bouillant,  au  lieu  que  va  fal- 
loir le  faire  réchauffer,  et  qu'il  perdra  tout  son  goût. 

Aux  premiers  mots  de  la  phrase  de  la  mère  Madelon,  Adeline, 
mue  comme  par  un  ressort  intérieur,  s'était  relevée  subitement. 
Elle  avait  jeté  sur  la  servante  un  regard  qui  la  foudroya  presque. 
Aussi,  comme  on  l'a  vu,  celle-ci  essaya-t-elle  d'effacer  l'impres- 
sion qu'elle  venait  de  causer  à  la  jeune  fdle  en  reprenant  dans  un 
ton  familier,  qui  devait,  selon  elle,  hâter  la  conciliation;  mais,  si 
habile  qu'elle  fût,  cette  manœuvre  n'eut  pas  le  résultat  qu'elle  en  avait 
espéré.  Adeline  n'avait  pas  entendu  le  reste  de  cette  phrase;  elle  en 
était  encore  à  réfléchir  sur  un  mot  qui  avait  retenti  dans  son  cœur 
comme  un  coup  de  foudre. 

—  Mère  Madelon,  dit  la  jeune  fille  après  une  courte  hésitation,  il 
faut  absolument  que  cette  querelle  soit  la  dernière. 

—  Une  querelle,  mon  enfant!  dit  la  vieille  femme,  redevenue  câ- 
line non  par  esprit  de  servilité,  mais  parce  qu'elle  s'apercevait 
qu'elle  avait  blessé  Adeline,  et  qu'elle  en  éprouvait  du  regret;  une 
querelle  entre  nous!...  tu  veux  rire?  Nous  avons  causé  un  peu  haut, 
comme  ça  nous  arrive  souvent,  voilà  tout.  Tu  sais,  je  suis  obstinée, 
et  un  peu  vive,  — •  défaut  de  naissance,  ma  petite,  je  suis  trop  vieille 
pour  m'en  corriger;  — faut  pas  m'en  vouloir,  et  tu  ne  m'en  voudras 
pas,  Adeline,  j'en  suis  bien  sûre.  Tu  es  trop  bonne  fille  pour  ça. 


REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Je  vous  en  veux  cependant,  Madelon,  répondit  tranquillement 
la  fille  du  sabotier.  C'est  précisément  parce  que  je  suis  bonne,  ou 
que  je  tâche  de  l'être  avec  tout  le  monde,  et  surtout  avec  vous,, 
que  vous  avez  tort  d'abuser  de  ma  bonté.  Ce  n'est  pas  la  première 
fois  que  nous  avons  des  discussions;  il  est  rare  que  je  les  fasse  naître, 
plus  rare  encore  que  je  ne  cherche  pas  à  les  éviter  quand  c'est  vous- 
qui  les  commencez.  Vous  êtes  injuste  avec  moi,  qui  toujours  m'ef- 
force d'être  équitable  et  patiente,  et  qui  m'en  voudrais  toute  ma  vie 
de  vous  dire  une  chose  qui  pût  vous  faire  le  moindre  chagrin,  parce 
que  vous  êtes  vieille  et  que  vous  avez  été  durement  éprouvée.  Cepen- 
dant, Madelon,  vous  ne  laissez  jamais  échapper  une  occasion  de  me 
donner  à  entendre  que  je  n'ai  pas  pour  votre  âge  et  pour  vos  mal- 
heurs passés  le  respect  qu'ils  méritent.  C'est  déjà  coupable  de  penser 
cela,  c'est  plus  coupable  encore  de  le  dire,  car  vous  savez  bien  que 
je  ne  tire  aucune  vanité  de  ma  position  actuelle,  et  que  je  n'ai  d'ail- 
leurs aucune  raison  pour  le  faire.  Si  autrefois  j'ai  vécu  passagère- 
ment dans  un  monde  où  je  n'étais  pas  née,  dans  ce  temps-là  j'ai  dû 
prendre  les  habitudes  de  la  société  où  je  vivais;  mais  quand  je  suis 
revenue  chez  mon  père,  vous,  comme  les  autres,  Madelon,  et  mieux 
que  les  autres,  puisque  vous  étiez  plus  souvent  auprès  de  moi ,  ne 
m'avez-vouspas  vue  me  dépouiller  des  habitudes  qui  étaient  des  de- 
voirs quand  j'habitais  chez  madame  de  Bellerie,  et  qui  eussent  été 
des  ridicules,  si  je  les  avais  conservées  au  village?  Vos  plaisanteries  à 
ce  sujet,  je  vous  les  pardonne  de  bon  cœur;  mais  ce  qui  me  fâche  un 
peu,  c'est  quand  l'intention  qui  vous  les  dicte  semble  en  faire  une 
méchanceté.  Il  m'est  pénible  aussi,  je  vous  l'ai  dit  plusieurs  fois,  et 
vainement,  puisque  j'ai  à  vous  le  redire,  d'entendre  parler  comme 
vous  le  faites  souvent  d'un  monde  que  vous  ne  connaissez  pas,  et  que 
je  n'ai  aucun  regret  d'avoir  appris  à  connaître,  puisque  c'est  dans  ce 
monde-là  que  j'ai  trouvé,  quand  j'étais  une  enfant  chétive  et  débile,, 
une  famille  où  j'ai  été  protégée,  aimée  comme  dans  la  mienne  propre,, 
qui  Hi'a  fait  donner  une  instruction  qui  ne  me  servira  jamais,  cela; 
est  possible,  mais  qui,  du  moins,  en  me  la  faisant  donner,  prouvait 
qu'elle  me  croyait  digne  de  la  recevoir.  La  seule  chose  qui  avait  la 
puissance  dte  me  courroucer  véritablement  contre  vous,  c'est  quand 
je  vous  entendais  blâmer  mon  père  à  propos  de  la  tendresse  qu'il  me 
témoigne.  Pendant  tout  le  temps  que  j'ai  passé  dans  une  maison 
étrangère,  et  même  pendant  les  années  qui  ont  précédé  mon  départ: 
de  Montigny,  j'ai  été  privée  de  l'amour  de  mon  père,  comme  il  a  été 
privé  du  mien.  Nous  nous  rattrapons  tous  les  deux  du  temps  perdu; 
pourquoi  nous  en  vouloir  de  cela,  à  l'un  comme  à  l'autre?  Vous  pour- 
riez avoir  raison  dans  vos  observations,  si  j'étais  assez  coupable  pour 
aiwiser  de  sa  bonté.  Je  lui  fais  faire  tout  ce  que  je  veux,  c'est  la  vé- 
rité; .mais  ce  que  vous  appelez  mes  caprices  a-t-il  un  autie  but  que 


ADELINE    PROTAT.  887 

de  le  flatter  dans  tous  ses  désirs,  et  de  mettre  le  plus  de  bonheur 
que  je  pourrai  dans  les  jours  qui  lui  restent  à  vivre?  M'a-t-on  vue  mé- 
riter la  malice  des  propos  publics  par  des  actes  ou  des  paroles  qui 
témoigneraient  que  je  suis  tourmentée  par  des  sentimens  au-dessus 
de  mon  humble  condition?  Encore  une  fois,  et  pour  la  dernière.  Ma- 
delon,  plus  un  mot,  plus  une  allusion  à  ce  propos.  Quant  à  la  parole 
que  vous  avez  dite  tout  à  l'heure,  ajouta  Adeline  en  baissant  les  yeux, 
vous  avez  dépassé  toute  retenue,  toute  convenance;  vous  avez  été 
injuste  en  môme  temps  que  cruelle. . .  vous  m'avez  presque  injuriée. 
Dans  le  monde  où  j'ai  vécu,  Madelon,  on  m'a  appris  à  respecter  le 
grand  âge.  Ce  respect  est  un  hommage  que  l'on  rend  partout  à  l'ex- 
périence d'une  vie  qui  s'achève.  Laissez-moi  vous  dire  que  les  vieilles 
gens  doivent  avoir  le  même  respect  pour  la  jeunesse  en  certaines 
occasions,  et  tout  à  l'heure  vous  en  avez  manqué  avec  moi. 

Dans  la  crainte  d'embarrasser  la  Madelon  et  même  le  bonhomme 
Protat,  Adeline  ne  se  servait  que  le  moins  possible  du  langage  que 
l'instruction  et  l'éducation  lui  avaient  appris  à  parler.  Elle  s'expri- 
mait ordinairement  de  façon  à  ce  que  tous  ses  termes  fussent  com- 
pris sans  équivoque  de  ceux  à  qui  elle  s'adressait,  et  évitait  avec 
soin,  dans  ses  conversations  avec  les  gens  du  pays,  de  s'attirer  le 
reproche  d'être  une  belle  parleuse,  qualification  épigrammatique 
qui,  au  village,  signifie  Oi'ûmdXvement  faiseuse  d'embarras.  En  écou- 
tant la  mercuriale  qui  venait  de  lui  être  adressée  par  sa  jeune  maî- 
tresse, bien  que  le  ton  avec  lequel  celle-ci  l'avait  prononcée  accusât 
moins  la  colère  et  le  dépit  que  le  chagrin  réel  éprouvé  par  la  jeune 
fille,  obligée  de  s'exprimer  avec  une  apparence  de  sévérité,  la  Ma- 
delon demeura  quelques  secondes  tout  intei'dite.  Elle  roulait  dans 
ses  doigts  le  cordon  de  son  tablier,  et  semblait  se  demander  en  elle- 
même  si  ce  beau  discours  n'était  pas  hérissé  de  sottises.  Tous  les  gens 
qui  ont  le  caractère  mal  fait  sont  portés  à  dénaturer  l'intention  la 
plus  pacifique  des  mots  qu'ils  ne  comprennent  pas  sur-le-champ. 
Dans  le  seul  emploi  d'un  langage  plus  correct  que  le  leur,  ils  voient 
même  une  préméditation  à  les  humilier.  C'était  là  un  des  défauts  les 
plus  saillans  de  la  Madelon.  Une  dureté  franchement  dite,  et  comme 
elle-même  savait  les  dire,  lui  était  moins  désagréable  à  entendre 
qu'un  reproche  formulé  dans  des  termes  les  plus  ménagés.  Pendant 
sa  courte  hés'tation,  elle  eut  dix  fois  l'envie  de  se  jeter  au  cou  d' Ade- 
line, et  de  lui  dire  en  l'embrassant  :  —  Eh  bien  !  oui,  ma  fille,  j'ai 
eu  tort.  Je  t'ai  fait  du  chagrin,  pardonne-moi.  —  Mais  au  moment 
où  elle  allait  se  décider,  l'amour-propre  la  retenait.  Elle  voulait  bien 
s'avouer  à  elle-même  qu'elle  avait  eu  tort;  mais  il  lui  répugnait  de 
l'avouer  à  Adeline.  Elle  accusait  sa  maîtresse  de  ne  pas  comprendre 
qu'exiger  de  sa  part  l'aveu  de  ce  qu'elle  avait  pu  faire  ou  dire  de 


888  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mal,  c'était  vouloir,  par  cette  confession,  lui  faire  sentir  plus  amère- 
ment l'infériorité  de  sa  condition.  Enfin,  comme  le  peintre  Lazare  le 
lui  avait  dit  un  jour  assez  brutalement,  la  Madelon  abusait  de  ses 
cheveux  gris. 

Cette  lutte  entre  le  bon  et  le  mauvais  sentiment  se  termina  mal- 
heureusement sous  l'influence  de  ce  dernier. 

Madelon  fit  la  brave;  elle  recommença  plus  aigrement  la  discussion 
et  employa  ce  terrible  système  mis  en  œuvre  par  les  gens  qui  sont  dans 
leur  tort,  et  qui  consiste  à  discuter  à  côté  de  la  question  qui  est  l'objet 
de  la  querelle,  de  telle  façon  que  tout  accord  devient  impossible,  et 
que  les  natures  les  plus  patientes,  aiguillonnées  sans  cesse  par  toute 
sorte  de  propos  irritables,  n'ont  d'autre  porte  de  sortie  que  la  co- 
lère. 

Ce  fut  enfin  ce  qui  arriva  pour  Adeline.  Cette  franche  et  loyale 
nature  s'indigna  de  voir  qu'elle  était  si  mal  comprise.  Ses  instincts  de 
justice  se  révoltèrent  en  s' apercevant  que  l'excès  de  sa  bienveillance 
se  tournait  contre  elle-même.  Blanche,  tremblante  et  comme  étonnée 
de  se  sentir  en  elle  cette  puissance  d'indignation,  elle  ne  daigna  plus 
même  répondre  à  sa  servante;  et  profitant  d'un  moment  où  la  Madelon 
épuisée  par  son  emportement  restait  silencieuse,  Adeline  lui  ordonna 
brièvement  de  se  préparer  à  quitter  la  maison. 

—  C'est  bon,  dit  la  Madelon,  qui  ne  paraissait  point  s'attendre  à 
celle-là;  on  reparlera  de  ça;  nous  avons  le  temps;  tantôt,  demain  ou 
un  autre  jour,  n'est-ce  pas,  mam'zelleî 

—  Il  ne  s' agit-pas  de  tantôt  ni  de  demain,  c'est  tout  de  suite  que 
vous  allez  partir,  dit  Adeline. 

—  Faut  d'abord  voir  ce  que  pensera  monsieur  votre  père  de  ce 
déménagement,  reprit  la  Madelon  en  redoublant  d'impertinence. 

—  Mon  père  n'a  pas  d'autre  volonté  que  la  mienne,  fit  Adeline, 
vous  le  savez  bien. 

•  —  Ce  n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  mieux  dans  la  maison,  répliqua  la 
servante. 

—  Que  ce  soit  bien  ou  mal,  cela  est  ainsi,  personne  n'a  rien  à  y 
voir,  et  vous  moins  que  personne. 

—  Ce  que  vous  m'empêchez  de  dire,  vous  n'empêcherez  point  les 
autres  de  le  penser,  mam'zelle. 

—  L'opinion  des  autres  nous  est  indifférente,  à  mon  père  comme 
à  moi;  nous  sommes  au-dessus  de  tout  le  monde. 

—  Ah  !  fit  la  Madelon  avec  un  méchant  sourire,  on  sait  que  vous 
êtes  fière,  mam'zelle,  et  vous  n'êtes  pas  fâchée  de  rencontrer  des  oc- 
casions comme  celle-ci  pour  laisser  échapper  des  bouffées  d'orgueil, 
sans  ça  on  vous  trouverait  étouffée  un  matin  dans  votre  lit  à  beaux 
rideaux...  M'n  enfant,  —  continua  la  vieille  en  redoublant  d'ironie. 


ADELINE   PROTAT.  889 

—  faut  être  bien  grands  pour  être  au-dessus  de  tout  le  monde,  et 
quand  bien  même  on  y  serait  encore  pour  de  bon  au-dessus  de  tout 
le  monde,  c'est  souvent  plutôt  un  mal  qu'un  bien;  car,  une  suppo- 
sition :  qu'on  vienne  à  tomber,  plus  qu'on  est  haut,  plus  qu'on  se  fait 
de  mal,  donc.  Cest-y  point  ça,  mam'zelle?  acheva  la  Madelon  en  re- 
gardant sa  maîtresse  avec  un  coup  d'œil  si  aigu,  que  celle-ci  ne  put 
s'empêcher  de  rougir  et  de  baisser  la  tête. 

—  Que  voulez-vous  dire?  reprit  Adeline,  honteuse  d'un  moment 
d'embarras,  qui  pouvait  autoriser  la  domestique  à  croire  que  ses 
insinuations  malveillantes  lui  avaient  donné  de  véritables  craintes, 

—  Ce  n'est  point  besoin  de  répéter;  vous  m'avez  suffisamment 
comprise,  dit  la  Madelon. 

—  Eh  bien!  je  vous  ordonne  de  vous  expliquer,  à  la  fin,  s'écria 
Adeline. 

—  Vous  n'avez  plus  droit  de  rien  me  commander,  puisque  je  ne 
suis  plus  à  votre  service. 

—  Vous  devez  m' obéir  tant  que  vous  serez  ici,  fit  la  jeune  fille. 

—  Je  n'y  suis  plus,  puisque  je  m'en  vas,  répliqua  l'irascible  vieille 
en  détachant  son  tablier  de  service  qu'elle  jeta  sur  une  chaise. 

—  Madelon  !  dit  Adeline  en  adoucissant  sa  voix. 

Et  elle  regarda  la  vieille  femme,  de  façon -à  lui  prouver  que  celle- 
ci  aurait  bien  peu  à  dire  et  bien  peu  à  faire  pour  que  cette  scène 
déplorable  fût  oubliée. 

La  servante  se  méprit  sur  le  sens  de  cet  appel  et  de  ce  regard  con- 
ciliateur; elle  pensa  que  sa  jeune  maîtresse,  inquiétée  par  ses  propos 
ambigus,  dont  elle  avait  dû  deviner  le  sens,  craignait  de  la  voir 
partir  de  la  maison  en  emportant  la  première  lettre  de  son  secret. 
Ce  n'était  donc  pas  à  la  bienveillance  naturelle  d' Adeline,  mais  à  la 
peur,  que  Madelon  attribuait  cette  tentative  de  retour  ;  aussi  n'eut- 
elle  point  égard  à  cette  espèce  d'avance,  et  se  retournant  brusque- 
ment du  côté  où  était  la  fille  du  sabotier,  elle  se  borna  à  lui  répondre 
sèchement  :  —  Mademoiselle  ! 

Une  larme  vint  aux  yeux  d' Adeline;  mais,  par  un  sentiment  d'or- 
gueil justement  blessé,  elle  s'efforça  de  ne  point  la  laisser  paraître. 

Quand  on  commence  la  vie,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  et  quelle 
que  soit  aussi  la  place  qu'elle  tienne  dans  le  cœur,  la  rupture  de  toute 
affection  est  pénible,  et  la  jeune  fille  éprouvait  une  affection  réelle 
pour  la  vieille  Madelon. 

Témoin  de  l'émotion  que  sa  maîtresse  ne  pouvait  dissimuler  entiè- 
rement, la  servante  ne  put  se  défendre,  de  son  côté,  d'être  réellement 
émue;  mais,  plus  expérimentée  que  la  jeune  fille,  elle  sut  contenir 
ce  qu'elle  éprouvait  intérieurement,  et  pas  une  ligne  de  son  visage 
ne  démentit  sa  rigidité. 


S90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Nous  avons  un  petit  compte;  quand  faudra-t-il  que  je  vienne 
pour  le  régler?  demanda-t-elle  tranquillement. 

—  Quand  vous  voudrez ,  mère  Madelon ,  répliqua  Adeline  sur  le 
même  ton.  Comme  vous  n'avez  pas  pris...  elle  allait  dire  :  vos  gages; 
mais,  par  une  délicatesse  qui  passa  inaperçue,  elle  évita  de  pronon- 
cer ce  mot,  qui  rappelait  cette  condition  de  domesticité  dont  lamour- 
propre  exagéré  de  la  Madelon  avait  tant  à  souffrir...  Comme  vous 
n'avez  pas  pris  d'argent,  nous  vous  devons  même  une  certaine 
somme... 

= —  A  combien  que  ça  peut  aller,  à  votre  idée?  demanda  la  vieille, 
qui  savait  parfaitement  son  compte. 

—  Dam  !  dit  la  jeune  fille,  ça  peut  monter  à  quarante  francs. 
.  —  Oh  !  vous  faites  erreur,  mam'zelle. 

—  C'est  possible,  fit  Adeline;  s'il  y  a  plus,  on  vous  le  donnera. 

—  C'est  pas  ça  que  je  veux  dire;  vous  me  devez  au  moins  dix  francs 
de  moins.  Dam  !  trois  mois  à  dix  francs,  ça  nous  compte  trente. 

—  En  effet,  reprit  Adeline;  mais  nous  ajouterons  dix  francs  pour 
le  mois  qui  suivra  votre  départ,  c'est  l'usage. 

—  Dans  votre  monde,  c'est  possible,  dit  la  vieille,  mais  pas  chez; 
nous,  où  on  ne  pale  jamais  plus  qu'on  ne  doit.  Vous  me  donnerez 
mon  dû,  et  pas  un  liard  avec.  Dieu  merci,  je  n'ai  plus  besoin  qu'on 
me  fasse  l'aumône.  En  sortant  d'ici,  je  sais  où  aller  sans  être  à  la 
charge  de  personne.  Je  ne  sais  même  pas  pourquoi  on  se  met  chez  les 
autres  quand  on  peut  rester  chez  soi.  Quand  je  suis  entrée  ici,  c'était 
moins  par  nécessité  que  pour  obliger  votre  père.  Dans  ce  temps-là, 
je  n'étais  point  de  trop  dans  la  maison;  mais  aujourd'hui  c'est  dif- 
férent :  on  s'aperçoit  que  j'ai  des  yeux,  aussi  on  m'ouvre  la  porte... 
comme  à  un  chien...  et  on  nie  dit  :  Va-t'en...  C'est  bon!  on  s'en  va, 
et  votre  café  aussi ,  que  vous  avez  laissé  sur  le  feu  dans  votre  ma- 
chine. Dépêchez-vous  donc  de  le  descendre  au  désigneux...  au  lieu 
de  perdre  votre  temps  à  me  regarder  comme-  un  ecce  homo.  Le  bon- 
jour à  votre  père.  Je  fais  mon  paquet. 

m.  — LE   SECRET  d'ADEL^N-E. 

Lorsque  Adeline  redescendit  dans  la  salle,  encore  toute  bouleversée 
par  la  scène  qui  venait  de  se  passer  dans  la  cuisine,  IVotat  s'apprê- 
tait à  lui  demander  la  cause  de  son  trouble;  mais,  en  lui  désignant 
Lazare  par  un  rapide  coup  d'ceil,  elle  mit  le  doigt  sur  sa  bouche  et 
regarda  son  père,  comme  pour  lui  faire  comprendre  qu'il  n'était  pas 
utile  de  parler  devant  un  témoin.  Le  bonhomme  entendit  sa  recom- 
mandation et  garda  le  silence,  il  s'efforça  même  de  détourner  l'at- 
tention de  l'artiste,  qui  n'avait  pu  s'empêcher  de  remarquer  le  chan- 


ADELINE    PROTAT.  891 

gement  opéré  dans  les  manières  de  la  jeune  fille  depuis  qu'elle 
s'était  absentée.  L'attitude  contrainte  d'Adeline  -et  l'inquiétude  du 
sabotier  jetèrent  un  certaili  embarras  dans  la  dernière  partie  du  dé- 
jeuner. Le  fameux  café,  source  de  l'orage  domestique  que  nous 
venons  de  raconter,  fut  servi  d'une  main  tremblante  par  la  jeune 
fille.  Au  lieu  de  le  déguster  avec  une  lenteur  reposée,  comme  il  en 
avait  l'habitude,  le  sabotier  l'avala  d'un  seul  coup,  sans  même  re- 
marquer qu'il  était  presque  froid.  Lazare  n'eut  pas  besoin  d'une 
plus  longue  attention  pour  deviner  que  le  père  et  la  fille  avaient  à 
s'entretenir.  Il  prétexta  un  accablement  causé  par  la  chaleur  et  le 
voyage  pour  aller  prendre  une  heure  ou  deux  de  repos. 

—  La  chambre  est  prête  depuis  hier,  dit  le  sabotier  en  se  levant 
pour  donner  la  clé  à  l'artiste.  On  vous  enverra  réveiller  pour  l'heure 
du  dîner. 

Après  la  pièce  occupée  par  Adeline,  la  chambre  du  pensionnaire 
était  la  plus  belle  de  la  maison.  Elle  était  située  au  premier  étage  et 
donnait  sur  la  rivière,  que  l'on  voyait  serpenter  à  travers  le  gai  pay- 
sage. En  y  pénétrant,  Lazare  s'aperçut  que,  depuis  son  dernier  sé- 
jour, elle  avait  subi  de  notables  changemens.  Selon  le  désir  qu'il 
avait  exprimé  plusieurs  fois,  pour  la  commodité  de  son  travail,  on 
avait  donné  à  cette  pièce  les  apparences  d'un  atelier.  Le  papier, 
dont  les  tons  criards  agaçaient  les  yeux,  avait  été  remplacé  par  une 
couche  de  badigeon  gris,  et  la  fenêtre  élargie  avait  été  disposée  en 
châssis.  Lazare,  qui  était  réellement  brisé  par  la  fatigue,  se  jeta  tout 
habillé  sur  son  lit,  et  s'endormit  aussitôt. 

Dès  que  le  peintre  se  fut  retiré,  le  père  Protat  avait  interrogé  sa 
fille  au  sujet  de  son  émotion.  Adeline  lui  raconta  tout  ce  qui  s'était 
passé  entre  elle  et  la  mère  Madelon. 

—  Tout  ça  ne  m'explique  pas  pourquoi  tu  as  les  yeux  rouges,  dit 
le  sabotier.  Si  la  Madelon  te  tracasse  et  ne  veut  pas  faire  tes  volon- 
tés, comme  c'est  son  devoir,  puisque  c'est  toi  qui  es  la  maîtresse 
dans  la  maison,  tu  as  bien  fait  de  la  renvoyer;  mais  ça  n'est  pas  une 
raison  pour  pleurer.  Il  y  a  quelque  chose  que  tu  ne  me  dis  pas. 

Adeline  répondit  qu'il  lui  avait  été  pénible  d'user  de  son  autorité, 
et  qu'elle  éprouvait  un  véritable  chagrin  du  renvoi  de  la  vieille 
femme.  La  jeune  fille  ne  mentait  pas  certainement  en  donnant  cette 
raison  de  sa  tristesse;  mais  elle  n'osait  pas  confesser  à  son  père  ce 
qu'elle  osait  à  peine  s'avouer  à  elle-même,  c'est-à-dire  qu'elle  était 
atteinte  au  cœur  par  l'insinuation  récidivée  que  la  mère  Madelon 
avait  laissé  échapper  au  plus  fort  de  sa  violence.  Protat  s'obstinait  à 
ne  pas  croire  que  le  motif  invoqué  par  sa  fille  fût  réellement  le  seul 
qui  l'eût  bouleversée  à  ce  point.  Son  instinct  paternel  lui  disait 
qu'il  existait  au  fond  de  cette  querelle  quelque  chose  de  plus  sérieux 


892  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

qu'une  affaire  de  ménage.  Ce  fut  en  vain  qu'il  déploya  toute  son 
adresse  et  fit  des  prodiges  de  diplomatie  inquisitoriale  que  n'eût 
point  désavoués  un  juge  d'instruction;  Adeline  se  maintint  dans  son 
silence.  Pour  mieux  convaincre  son  père  et  lui  prouver  que  sa  tris- 
'  tesse  n'avait  pas  d'autre  cause  que  le  départ  de  Madelon,  elle  supplia 
même  le  bonhomme  de  parler  à  la  vieille  femme  et  d'essayer  d'ar- 
ranger les  choses. 

—  Parbleu!  non,  s'écria  le  sabotier,  je  ne  garderai  pas  dans  ma 
maison  une  entêtée  et  une  querelleuse  qui  ne  veut  pas  comprendre 
qu'on  ne  se  met  pas  chez  les  autres  pour  faire  ses  volontés.  Pour  que 
la  Madelon  t'ait  mise  dans  la  nécessité  de  la  renvoyer,  il  faut  qu'elle 
ait  de  grands  torts  envers  toi. 

Adeline  rougit  extrêmement;  elle  connaissait  le  caractère  emporté 
de  son  père;  elle  savait  que,  si  le  bonhomme  se  mettait  dans  la  tête 
que  la  Madelon  l'avait  sérieusement  offensée,  il  irait  lui  faire  une 
scène  violente,  et  dans  les  dispositions  hostiles  où  elle  avait  laissé 
la  servante,  elle  craignit  que  celle-ci  ne  pensât  à  se  venger  de  son 
renvoi  en  répétant  à  son  père  quelque  propos  de  nature  à  l'alarmer. 
Les  allusions  qui  l'avaient  tant  effrayée,  il  lui  semblait  déjà  les  en- 
tendre murmurer  sur  son  passage  par  tous  les  gens  du  pays,  instruits 
par  les  indiscrétions  de  la  servante  chassée;  à  tout  prix,  il  fallait  donc 
renfermer  dans  la  maison,  entre  elle  et  Madelon,  le  secret  que  celle- 
ci  avait  découvert,  et  que  sa  rancune  pouvait  aller  répandre  au  de- 
hors, si  on  lui  laissait  passer  la  porte.  Adeline,  appelant  à  son  aide 
toutes  ses  ruses,  toutes  ses  câlineries  d'enfant  gâtée,  manœuvra  son 
père  de  façon  à  ce  qu'il  prit  sur  lui  d'opérer  sa  réconciliation  avec 
Madelon. 

—  A  tout  bien  considérer,  —  lui  dit-elle  en  rougissant,  moins  en- 
core à  cause  de  ce  mensonge  que  pour  le  motif  qui  le  lui  faisait  com- 
mettre,—  c'est  moi  qui  ai  manqué  de  patience.  J'ai  été  vive,  trop 
vive  avec  Madelon;  elle  a  beau  être  notre  servante,  c'est  une  vieille 
femme  un  peu  susceptible,  comme  tous  les  gens  âgés;  je  l'aurai  mor- 
tifiée en  lui  parlant  un  peu  trop  haut,  d'ailleurs  j'étais  mal  disposée 
depuis  ce  matin. 

—  Mal  disposée,  allons  donc!  dit  Protat;  jamais,  au  contraire,  je 
ne  t'avais  vue  si  gaie  et  de  plus  franche  humeur;  tu  paraissais  si 
légère,  que  tu  aurais  pu  marcher  sur  une  mouche  sans  l'écraser.  Pour 
que  ce  bel  entrain-là  soit  parti,  la  vieille  t'aura  fait  quelque  grosse 
misère  que  tu  ne  veux  pas  me  dire  pour  que  je  ne  me  mette  pas  en 
colère  après  elle;  mais,  ajouta-t-il  en  faisant  mine  de  sortir,  attends 
un  peu,  je  vais  aller  la  remuer,  moi. 

—  Mais  je  t'assure  que  non,  reprit  Adeline  très  agitée  en  retenant 
son  père,  et  si  tu  veux  me  rendre  bien  contente  comme  je  l'étais  ce 


ADELINE   PROTAT.  893 

matin,  tu  vas  aller  trouver  la  Madelon,  et  tu  feras  ma  paix  avec  elle. 

—  Si  ça  te  fait  plaisir,  je  veux  bien;  mais  elle  ne  restera  qu'à  la 
condition... 

Adeline  interrompit  vivement  son  père. 

—  Sans  condition...  dit-elle,  puisque  c'est  moi  qui  ai  eu  tort... 
Je  t'assure  que  si,  ajouta-t-elle  en  voyant  que  le  bonhomme  secouait 
la  tête  d'un  air  de  doute-,  c'est  pour  ça  que  je  suis  fâchée  de  ce  qui 
est  arrivé;  il  faut  nous  raccommoder;  d'ailleurs  elle  est  très  utile 
dans  la  maison...  nous  ne  pourrions  pas  la  remplacer  facilement... 
Dis-lui  que  tu  m'as  grondée  quand  tu  as  appris  que  je  voulais  la  ren- 
voyer; je  ne  te  démentirai  pas. 

—  Gomment  dis-tu?  fit  Protat  étonné  et  effrayé  de  voir  que  sa 
fille  songeait  à  atténuer  Vxiniiè  du  -pouvoir  en  plaçant  son  autorité  à 
lui  au-dessus  de  la  sienne;  pas  de  ça,  Lisette,  c'est  toi  qui  commandes 
ici,  et,  quand  j'obéis  moi-même,  il  me  semble  qu'une  domestique 
n'a  pas  le  droit  de  se  montrer  plus  fière  que  moi.  Je  vais  appeler  Ma- 
delon. Nous  allons  nous  expliquer  tous  les  trois.  Si  elle  est  raison- 
nable, nous  ne  la  renverrons  pas;  mais  si  elle  s'obstine  encore  et  fait 
sa  mauvaise  tête,  dit  le  sabotier  en  prenant  sa  grosse  voix,  eh  bien! 
elle  s'en  ira,  et  bon  voyage... 

—  Allons!  fit  Adeline,  voilà  que  tu  veux  tout  gâter  avec  ton  em- 
portement. Ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  faut  s'y  prendre,  et  d'ailleurs  je 
ne  dois  point  paraître  dans  tout  ceci.  Il  faut  au  moins  avoir  l'air  de 
ménager  mon  amour-propre  devant  Madelon.  Va  la  trouver,  et  dis- 
lui  tout  doucement  :  —  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  j'apprends  donc,  que 
vous  nous  quittez,  mère  Madelon?  Mais  je  ne  donne  pas  la  main  à 
cela,  moi.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  bêtises-là?  Je  suis  un  peu  le 
maître  aussi,  que  diable... 

—  La  Madelon  va  me  rire  au  nez  si  je  lui  dis  ça,  fit  Protat  avec 
conviction. 

—  Jure  un  peu  comme  si  tu  étais  en  colère  après  moi,  dit  Adeline 
en  continuant  à  faire  la  leçon  au  bonhomme.  Dis-lui  encore  :  —  Est-ce 
que  vous  devriez  faire  attention  aux  vivacités  d'une  étourdie  qui  a  la 
langue  un  peu  prompte  et  qui  a  été  mal  élevée? 

—  Mal  élevée,  toi,  qui  as  été  instruite  comme  une  princesse!  s'écria 
le  sabotier  en  faisant  un  bond  de  surprise. 

—  C'est  précisément  à  cause  de  cela  que  je  n'ai  pas  été  bien  élevée 
pour  une  paysanne.  Dis  ça  à  Madelon,  ça  lui  fera  plaisir;  tu  sais 
bien  que  c'est  son  idée.  Quand  on  a  besoin  des  gens,  il  faut  flatter 
leur  manie. 

—  Comment,  besoin?  mais  je  n'ai  pas  besoin  de  Madelon,  ni  toi 
non  plus,  dit  le  bonhomme,  ahuri  par  les  étranges  conseils  que  lui 
donnait  sa  fille. 


S94  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Adeline  comprit  qu'elle  avait  laissé  échapper  un  mot  imprudent, 
et  se  mordit  la  lèvre. 

—  Il  faut  bien  croire  que  tu  as  besoin  d'elle,  puisque  tu  veux 
qu'elle  reste  chez  nous,  et,  pour  la  garder,  il  faut  bien  faire  des  con- 
cessions. 

—  Comment?  je  veux,...  s'écria  le  sabotier,  qui  ne  comprenait  plus 
rien;  mais  je  ne  veux  rien  du  tout,  moi.  Que  Madelon  parte  ou  de- 
meure, ça  m'est  bien  égal. 

—  Mais  non,  fit  Adeline  en  lui  passant  les  bras  autour  du  cou  et 
en  le  tenant  embrassé,  cela  ne  t'est  pas  égal,  puisque  tu  désires 
tout  ce  que  je  souhaite,  et  que  moi  je  désire  que  Madelon  ne  s'en 
aille  pas. 

—  Ah!  comme  ça,  c'est  autre  chose,  balbutia  Protat,  pris  à  la  fois 
dans  les  rets  des  caresses  de  sa  fille  et  dans  la  glu  de  sa  subtilité. 
—  C'est  égal,  continua-t-il,  tu  conviendras  que  c'est  un  peu  fort 
d'aller  faire  des  excuses  à  une  servante...  quand  c'est  elle  au  con- 
traire. . .    . 

—  Mais,  va  donc,  répondit  Adeline  en  le  poussant  du  côté  du  jar- 
din, dans  lequel  elle  venait  de  voir  entrer  Madelon. 

—  J'y  vais,  j'y  vais,  murmura  le  sabotier  en  faisant  quelques  pas 
dans  la  direction  que  lui  indiquait  sa  fille;  mais,  comme  il  se  retour- 
nait subitement  avant  de  quitter  la  chambre,  il  aperçut  Adeline  qui 
venait  de  se  laisser  tomber  sur  une  chaise,  et  qui  se  cachait  la  tête 
dans  ses  mains  comme  si  elle  pleurait.  Protat  se  disposait  à  revenir 
sur  ses  pas,  quand  il  réfléchit  qu'il  ne  pourrait  rien  apprendi-e  par 
Adeline,  qui  semblait  avoir  une  grave  raison  pour  se  taire.  Il  pensa 
que  Madelon  seule  était  instruite  du  motif  de  cette  affliction,  qui  lui 
paraissait  plus  que  jamais  devoir  se  rattacher  à  la  querelle  qu'il  avait 
mission  de  concilier. 

—  Allons  trouver  Madelon,  dit  Protat,  qui  commençait  à  être 
inquiet. 

Et  il  ajouta  tout  bas  :  —  Que  diable  se  passe-t-il,  et  qu'est-ce  que 
je  vais  trouver  au  fond  du  sac? 

Adeline,  restée  seule,  ne  demeura  pas  longtemps  dans  la  salle 
basse.  Craignant  d'y  être  surprise  au  milieu  de  ses  larmes  par  le 
retour  de  son  père  et  de  sa  servante,  elle  remonta  dans  sa  chambre, 
qui  n'était  séparée  de  celle  qu'habitait  actuellement  Lazare  que  par 
une  espèce  de  cabinet  où  couchait  l'apprenti  Zéphyr. 

Cette  chambre,  décorée  avec  une  recherche  voisine  du  luxe,  était, 
comme  nous  l'avons  dit,  garnie  des  meubles  apportés  de  l'hôtel  de 
Bellerie.  C'était  un  réduit  charmant,  et  rendu  presque  mystérieux 
par  les  doubles  rideaux  de  la  fenêtre,  qui  ne  laissaient  pénétrer 
qu'une  lumière  paisible.   Il  régnait  dans  cette  pièce  cette  douce 


ADELINE    PROTAT.  895 

odeur  des  solitudes  virginales,  un  parfum  de  cellule  monastique 
tempéré  par  les  émanations  subtiles  que  laissaient  échapper  les 
tiroirs  des  meubles,  renfermant  des  aromates  destinés  à  conserver 
les  étoiles  des  vêtemens  d'Adeline.  Les  meubles,  comme  tous  les 
objets  de  fantaisie  qui  les  garnissaient,  attestaient  toutes  les  minu- 
ties d'un  soin  particulier,  dans  lequel  se  révélaient  les  mains  gra- 
cieuses d'une  femme  habituée  à  toucher  les  fragiles  caprices  qui  sont 
pour  elle  autant  de  souvenirs.  Adeline,  en  effet,  faisait  elle-même 
son  ménage  intime.  Tous  les  jours,  elle  passait  deux  heures  à  chasser 
grain  par  grain  la  poussière  qui  s'introduisait  dans  sa  chambre. 
C'était  pour  elle  un  plaisir  quotidien  en  même  temps  qu'un  devoir 
de  soigner  tous  ces  objets  inanimés,  qui  semblaient  quelquefois 
prendre  une  voix  pour  lui  parler  de  l'amie  qui  lui  en  avait  fait  don, 
et  lui  rappeler  une  époque  qu'elle  ne  regrettait  pas  sans  doute  avec 
l'amertume  qui  accompagne  ordinairement  le  regret,  mais  à  laquelle 
elle  ne  pouvait  s'empêcher  de  penser  sans  qu'il  lui  échappât  un 
soupir.  Parmi  les  meubles,  il  en  était  un  pour  lequel  la  fdle  du  sabo- 
tier avait  une  prédilection  particulière.  C'était  un  petit  bureau  en 
bois  de  rose,  qui  pouvait  en  même  temps  servir  de  table  de  travail. 
A  ce  joli  meuble  était  adaptée  une  glace  surmontée  d'une  ornemen- 
tation formant  blason;  sur  le  champ  de  gueules  étaient  gravées  les 
initiales  A  P.  Cécile,  qui  avait  donné  cette  table  à  sa  jeune  com- 
pagne, l'avait  fait  exécuter  sur  le  môme  dessin  qui  avait  servi  pour 
la  sienne,  et  elle  avait  poussé  l'imitation  jusqu'à  exiger  que  l'on 
n'oubliât  pas  ce  détail  d'apparence  héraldique.  C'était  dans  les 
tiroirs  de  ce  meuble  que  la  jeune  paysanne  serrait  les  bijoux  de  son 
modeste  écrin,  ainsi  que  les  lettres  que  son  ancienne  amie  lui  écri- 
vait de  temps  en  temps. 

En  entrant  dans  sa  chambre,  ses  yeux  tombèrent  d'abord  sur  ce 
meuble  gardien  de  ses  richesses  et  de  ses  souvenirs,  et  elle  parut 
surprise  en  s' apercevant  que  la  clé,  qu'elle  avait  ordinairement 
grand  soin  de  retirer,  était  restée  sur  l'un  des  tiroirs. 

Cet  incident  n'éveilla  d'abord  aucune  crainte  dans  sa  pensée.  Elle 
attribua  la  présence  de  la  clé  sur  le  meuble  à  un  oubli  causé  par  les 
préoccupations  qui  l'avaient  agitée  depuis  trois  jours,  et  particuliè- 
rement dans  cette  matinée,  qui  avait  précédé  le  retour  de  Lazare  à 
Montigny.  Adeline  était  une  jeune  fille  naïve;  mais  sa  naïveté  n'allait 
point  jusqu'à  l'ignorance  qu'on  prête  aux  Agnès.  Elle  n'en  était  plus 
à  chercher  quelle  était  la  nature  du  sentiment  qu'elle  éprouvait  de- 
puis environ  une  aimée  pour  le  jeune  peintre  qui  était  l'hôte  de  son 
père,  et  dont  le  nom,  lorsqu'on  le  prononçait  devant  elle,  lui  causait 
un  trouble  qu'elle  pensait  bien  tenir  invisible,  et  que  sa  dissimulation 
même  aurait  pu  rendre  encore  plus  apparent,  si  on  y  eût  pris  garde. 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Adeline  aimait  Lazare;  elle  le  savait,  elle  le  sentait,  et,  pour  se  con- 
vaincre de  cette  vérité,  elle  n'avait  pas  besoin  d'en  appeler  aux  sou- 
venirs de  quelques  romans  que  la  grand'mère  de  Cécile  lui  avait  fait 
lire  autrefois.  Cet  amour  était  bien  né  de  son  cœur  et  point  de  son 
imagination,  comme  naissent  le  plus  souvent  les  premières  passions 
déjeunes  filles.  Avant  de  voir  Lazare,  elle  n'avait  jamais  caressé  le- 
vague  idéal  qui  enchante  les  premiers  rêves.  Les  livres  qu'une  vieille 
femme  imprudente  avait  mis  entre  ses  mains  n'avaient  éveillé  au- 
cune curiosité  dans  son  esprit,  aucun  émoi  dans  son  âme  tranquille. 
Elle  les  avait  lus  parce  que  sa  position  dans  l'hôtel  de  Bellerie  ne  lui 
permettait  pas  de  refuser  cette  complaisance  à  la  mère  d'une  per- 
sonne qu'elle  considérait  comme  sa  bienfaitrice;  mais  elle  échappait 
aux  dangers  de  ses  lectures  parce  que,  dans  les  romans  qui  étaient  du 
goût  de  la  vieille  dame,  la  passion  était  présentée  sous  une  forme 
exaltée,  pleine  d'invraisemblance,  et  traitée  dans  un  langage  vio- 
lent qui  rendait  ces  récits  incompréhensibles  pour  un  esprit  ingénu 
comme  l'était  le  sien.  Paul  et  Virginie,  ou  telle  autre  histoire  du 
même  genre  où  la  simplicité  du  sentiment  s'allie  à  la  vérité  de  l'ex- 
pression, est  plus  dangereuse  pour  une  jeune  imagination  que  tel 
roman  écrit  pour  des  gens  corrompus.  Au  début  de  son  amour,  qui 
avait  commencé  par  les  enfantillages  traditionnels,  Adeline  avait  subi 
le  charme  sans  même  essayer  de  lutter  contre  lui.  Quand  Lazare  ve- 
nait pendant  trois  mois  de  l'année  habiter  la  maison  de  son  père,  elle 
était  heureuse  de  se  trouver  sous  le  même  toit  que  lui,  heureuse  de 
le  rencontrer  plusieurs  fois  dans  la  journée,  d'être  assise  auprès  de 
lui  pendant  les  repas.  Quand  le  soir  elle  entendait  retentir  sur  le  pavé 
de  la  rue  la  pique  ferrée  annonçant  le  retour  de  l'artiste  rentrant  de 
l'étude,  ses  mains  tremblaient  bien  un  peu  en  mettant  le  couvert, 
elle  sentait  bien  qu'elle  rougissait  s'il  la  poursuivait  autour  de  la 
table  pour  l'embrasser,  jouant  avec  elle  comme  un  frère  avec  sa  sœur; 
mais  ce  bonheur  était  si  calme,  si  douce  était  l'impression  que  lui  lais- 
saient les  familiarités  du  jeune  peintre,  qu'elle  ne  songeait  pas  à 
s'en  effrayer.  Quant  au  bonhomme  Protat,  ilétait  à  cent  lieues  de  se 
douter  que  sa  fdle  pensât  à  l'artiste  autrement  qu'il  y  songeait  lui- 
même,  c'est-à-dire  comme  à  un  hôte  agréable  dont  la  compagnie 
lui  plaisait,  dans  la  conversation  duquel  il  trouvait  souvent  à  s'in- 
struire, et  dont  il  avait  pu  apprécier  le  caractère  loyal  et  le  cœur 
excellent.  S'il  faut  tout  dire  aussi,  le  sabotier  aimait  Lazare  parce 
que  c'était  un  hôte  exact  à  lui  payer  sa  pension,  et  que  son  séjour 
dans  sa  maison  lui  procurait  un  bénéfice.  Il  était  donc  loin  de  s'in- 
quiéter de  cette  familiarité  que  les  rapports  de  la  vie  en  commun 
établissaient  entre  lui  et  sa  fille,  dans  laquelle  il  voyait  toujours  ce 
qu' Adeline  paraissait  être  restée,  même  aux  yeux  de  Lazare,  —  une 


ADELINE    PROTAT.  897 

enfant.  Ce  fut  seulement  vers  la  fin  du  second  séjour  que  le  peintre  fit 
à  Montigny  que  les  sentimens  de  la  jeune  fille  se  précisèrent  plus  com- 
plètement; sa  tranquillité  était  traversée  par  des  rêveries  qui  la  péné- 
traient de  langueur;  à  de  fugaces  éclairs  d'une  gaieté  folle  succédait 
soudainement  une  inquiétante  immobilité  ou  un  brusque  changement 
d'humeur  :  Adeline  se  montrait  irritable,  capricieuse...  elle  rudoyait 
Madelon,  elle  rudoyait  Zéphyr;  elle  sevrait  son  père  des  câlineries  qui 
faisaient  la  joie  du  bonhomme,  et  quand  le  peintre  demandait  à  celui- 
ci  :  — Qu'a  donc  la  petiote?  le  sabotier  répliquait  :  — Bah!  c'est  la 
croissance. 

Il  ne  savait  point  dire  aussi  vrai,  quand  il  répondait  cette  banalité. 
C'était  en  effet  la  croissance  de  son  amour  qui  modifiait  l'humeur, 
toujours  si  égale,  de  cette  jeune  fille.  Ces  changemens  s'étaient  opérés 
en  elle  depuis  un  soir  où,  au  milieu  du  dîner,  Lazare  avait  annoncé 
à  son  hôte  qu'il  allait  retourner  à  Paris  dans  huit  jours.  Un  incident 
était  venu  troubler  ce  repas  :  comme  Lazare  achevait  de  parler,  le 
bonhomme  Protat  s'aperçut  qu'au  lieu  de  remj)lir  le  verre  qu'il  lui 
tendait,  sa  fille  répandait  le  vin  sur  la  table. 

—  Eh  bien!  fillette,  qu'est-ce  que  tu  fais  donc?  avait  dit  le  père 
en  regardant  Adeline,  devenue  toute  pâle. 

—  Rien,  dit-elle.  —  Et  montrant  le  petit  apprenti  qui  se  trouvait 
assis  en  face,  elle  ajouta  :  —  C'est  Zéphyr  qui  vient  de  me  marcher 
sur  le  pied.  Ça  m'a  fait  faire  un  mouvement. 

Zéphyr  avait  eu  beau  protester,  le  bonhomme  Protat,  lui  allongeant 
un  coup  de  pied  sous  la  table,  l'envoya  manger  à  la  cuisine. 

Cette  nuit-là  Adehne  n'avait  pas  dormi,  et  elle  avait  pleuré. 

La  veille  du  jour  où  il  devait  quitter  Montigny,  comme  il  rentrait 
chez  lui  pour  faire  ses  préparatifs,  Lazare  trouva  Adeline  dans  sa 
chambre.  Il  fut  surpris  moins  de  cette  rencontre  que  de  l'embarras 
qui  se  peignit  sur  le  visage  de  la  jeune  fille,  et  presque  de  l'effroi 
qu'elle  avait  laissé  paraître  à  sa  vue.  Adeline  avait  motivé  sa  pré- 
sence dans  la  chambre  du  jeune  homme  par  quelque  détail  de  mé- 
nage qu'elle  lui  avait  expliqué  en  balbutiant;  puis  elle  était  sortie. 
Quand  Lazare  s'était  trouvé  seul,  il  avait  voulu  achever  une  lettre 
commencée  le  matin,  et  dans  laquelle  il  annonçait  son  retour  à  Paris. 
Cette  lettre,  qui  était  restée  sur  sa  table,  il  ne  la  retrouva  plus, 
mais  plusieurs  dessins,  qu'il  avait  également  laissés  sur  cette  même 
table,  placée  auprès  de  la  fenêtre,  et  qu'il  trouva  dispersés  dans  la 
cham.brç,  lui  firent  supposer  que  le  grand  vent  qui  soufflait  avait 
emporté  sa  lettre  dans  le  jardin,  et  du  jardin  dans  la  rivière.  Il  ne 
fit  pas  d'autres  recherches,  et  écrivit  une  nouvHle  lettre. 

Pendant  qu'il  écrivait,  Adeline,  retirée  dans  sa  chambre,  enfer- 
mait à  double  tour,  dans  le  petit  meuble  dont  nous  avons  parlé,  la 

TOME  I.  58 


898  REVUE    I>ES    DEUX    MONDES. 

lettre  que  l'artiste  croyait  emportée  par  lèvent.  A  cette  lettre  étaient 
joints  un  petit  lorgnon  d'écaillé  brisé  et  un  bout  de  croquis  à  la 
plume  qui  avait  une  vague  ressemblance  avec  Lazare,  et  qu'un  des 
amis  du  jeune  homme  avait  dessiné  sur  un  coin  de  l'album  que  le 
dèsigneux  portait  toujours  dans  sa  poche. 

C'était  avec  ces  souvenirs  qu'Adeline  avait  nourri,  pendant  l'année 
qui  avait  suivi  le  départ  de  Lazare,  l'amour  que  celui-ci  n'avait  pas 
senti  battre  dans  l'embrassement  de  l'adieu. 

On  comprendra  donc  facilement  le  soin  qu'elle  prenait  de  fermer  à 
double  tour  le  tiroir  à  la  garde  duquel  elle  avait  confié  ce  reliquaire 
amoureux,  —  où  elle  faisait  quotidiennement  ses  dévotions,  —  non 
pas  sans  avoir  eu  la  précaution  de  pousser  le  verrou  à  la  porte  de  sa 
chambre  et  de  tirer  son  rideau,  pour  éviter  toute  surprise. 

C'est  par  tous  ces  degrés,  dont  l'analyse  était  nécessaire,  que  l'a- 
mour d'Adeline  avait  passé  successivement.  Sa  joie,  en  apprenant  le 
retour  du  peintre,  de  l'aveu  même  de  son  père,  elle  n'avait  pu  la 
contenir.  Pendant  les  trois  jours  qui  avaient  précédé  son  arrivée, 
elle  avait  fait  mettre  les  ouvriers  à  la  chambre  de  Lazare,  convertie, 
comme  nous  l'avons  dit,  en  atelier,  et  elle  avait  activé  leurs  tra- 
vaux, craignant  qu'ils  n'eussent  pas  achevé  à  temps.  Dans  toute 
cette  agitation,  le  bonhomme  Protat  ne  voyait  que  le  désir  innocent 
d'être  agréable  à  l'hôte  attendu,  et,  comme  toujours,  il  y  donnait  les 
mains. 

La  vieille  Madelon,  plus  expérimentée,  et  qui  était  femme  après 
tout,  avait  flairé  une  fraîche  odeur  d'amourette  dans  tout  le  mouve- 
ment que  se  donnait  la  jeune  fdle,  sans  que  celle-ci  s'en  fût  même 
doutée.  Pendant  la  course  qu'elle  avait  faite  à  Moret  pour  aller  aux 
provisions,  la  servante  avait  fait  parler  Adeline,  qui  ne  demandait  pas 
mieux  que  d'épancher  en  paroles  le  trop  plein  de  sa  joie,  et,  sauf  les 
détails  que  nous  avons  révélés,  elle  avait  dit  son  secret  tout  entier, 
qu'elle  était  encore  à  se  croire  seule  à  le  connaître.  La  Madelon  n'avait 
vu  dans  cet  innocent  amour  qu'un  fait  très  naturel  et  prévu  peut-être 
par  son  bon  sens  dès  la  première  année  où  Lazare  était  venu  habiter 
la  maison.  Assez  familière  avec  l'artiste,  elle  avait  compris  que  le 
jeune  homme  ne  prenait  pas  garde  à  sa  jeune  maîtresse;  rassurée  sur 
ce  point,  elle  n'avait  rien  dit  au  bonhomme  Protat,  et  elle  avait  con- 
tinué à  fermer  les  yeux  sur  l'inclination  d'Adeline. 

Cependant  le  mot  qui  lui  était  échappé  dans  sa  querelle  avec  la 
fille  du  sabotier  avait  assez  effrayé  celle-ci.  En  supposant  qu'Adeline 
en  eût  encore  été  à  chercher  le  nom  du  sentiment  qu'elle  éprouvait 
pour  Lazare,  la  peine  lui  en  avait  été  épargnée  par  la  vieille  servante. 
Voire  amoureux,  avait-elle  dit. . . 

Assise  auprès  du  petit  meuble,  Adeline  se  demandait  ingénument 


ADELINE    PROTAT.  899 

comment  la  Madelon  avait  pu  découvrir  ce  secret,  et  elle  avait  beau 
repasser  dans  sa  mémoire  tous  les  incidens  des  jours  précédens  et  de 
la  matinée;  dans  sa  conduite  et  dans  ses  paroles,  elle  ne  se  rappelait 
aucun  fait,  aucun  propos  qui  eût  pu  la  trahir.  Tout  à  coup  elle  trem- 
bla de  tous  ses  membres,  en  songeant  que,  dans  cet  instant  même, 
son  père  avait  une  explication  avec  Madelon.  Si,  au  lieu  de  lui  porter 
des  paroles  de  paix,  comme  elle  l'en  avait  chargé,  le  bonhomme  se 
laissait  gagner  par  son  penchant  à  la  colère  et  faisait  échouer  cette 
réconciliation,  sur  laquelle  elle  comptait  pour  acheter  le  silence  de  la 
servante,  celle-ci,  avant  d'aller  répandre  son  secret  par  tout  le  vil- 
lage, commencerait  par  le  jeter  comme  une  menace  à  la  tête  de  son 
père.  A  cette  pensée,  tout  son  sang  se  glaça.  Elle  sentit  son  cœur 
s'arrêter  dans  sa  poitrine.  Un  nuage  passa  devant  ses  yeux.  Elle  al- 
lait s'évanouir,  lorsque  sa  main  brûlante  tomba  sur  un  objet  qui  lui 
causa  une  fraîcheur  soudaine;  elle  venait  de  s'appuyer  sur  la  clé  res- 
tée au  tiroir  de  son  petit  meuble. 

Adeline  s'aperçut  alors  d'une  chose  qu'elle  n'avait  pas  remarquée 
jusque-là,  c'est  que  cette  clé  était  précisément  restée  sur  celui  des 
tiroirs  qui  contenait  la  lettre,  le  lorgnon  et  le  portrait  appartenant  à 
Lazare. 

—  C'est  singulier,  murmura-t-elle  avec  un  commencement  d'in- 
quiétude, je  suis  pourtant  sûre  de  l'avoir  fermé,  et  cette  clé!  continuâ- 
t-elle; mais  je  l'avais  retirée,  comme  toujours.  —  Et  son  inquiétude 
redoublait.  Tout  à  coup,  comme  ses  yeux  erraient  vaguement  autour 
d'elle  dans  sa  chambre,  elle  vit  se  mouvoir  les  plis  d'un  rideau  for- 
mant portière  et  destiné  à  cacher  une  communication  condamnée 
ayant  issue  sur  le  petit  cabinet  habité  par  l'apprenti  Zéphyr.  Adeline 
se  leva,  souleva  entièrement  le  rideau,  et  vit  que  la  porte  condamnée 
avait  été  ouverte.  On  ne  l'avait  pas  même  entièrement  refermée.  Un 
courant  d'air  avait  agité  le  rideau  qui  signala  cette  quasi-effraction 
à  la  jeune  fille,  dont  l'inquiétude  s'était  changée  en  soupçon.  Cette 
découverte  fit  d'abord  oublier  à  Adeline  l'incident  de  la  clé;  mais  les 
deux  faits  ne  tardèrent  point  à  se  réunir.  L'un  semblait  la  consé- 
quence de  l'autre. 

—  On  est  entré  chez  moi  par  la  chambre  de  Zéphyr,  pensa  Adeline, 
et  tout  à  coup  la  lueur  se  fit  dans  son  esprit.  Elle  courut  au  meuble, 
ouvrit  le  tiroir,  y  jeta  un  regard  rapide. 

Il  était  vide. 

—  Ah!  s'écria-t-elle  en  poussant  un  cri,  tout  s'explique;  c'est  la 
Madelon  qui  a  fait  le  coup. 

L'indignation,  la  terreur,  les  larmes  la  suffoquèrent;  elle  voulut 
crier  :  sa  bouche  devint  muette,  ses  yeux  se  fermèrent,  elle  tomba 
évanouie. 


000  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pendant  que  ceci  se  passait  dans  la  chambre  d'Adeline,  Lazare, 
qui  avait  terminé  sa  sieste,  venait  de  se  mettre  à  la  fenêtre  et  fumait 
tranquillement  en  regardant  le  père  Protat,  qui  semblait  avoir,  au 
bout  du  jardin,  une  explication  très  animée  avec  la  Madelon. 

—  Décidément,  pensa  Lazare,  il  se  passe  quelque  chose  dans  la 
maison  :  la  fillette  Adeline  pleurniche,  maman  Madelon  crie,  le  père 
Protat  jure.  Je  suis  très  fâché  de  ça,  le  rôti  sera  brûlé,  et  mon  ami 
Zéphyr  aura  des  coups. 

Depuis  une  demi-heure  environ,  le  bonhomme  Protat  rusait  avec 
la  vieille  servante  pour  savoir  le  secret  des  pleurs  de  sa  fille.  Sa  co- 
lère une  fois  refroidie,  la  Madelon,  qui  était  bonne  femme  an  fond, 
reconnut  qu'elle  avait  eu  tort  dans  la  discussion,  et  qu'elle  avait 
obligé  Adeline  à  lui  signifier  son  renvoi.  «  J'ai  été  dure,  pensait-elle 
en  se  promenant  de  long  en  large,  très  dure  avec  cette  enfant. 
Dam!  c'est  vif,  ça  porte  la  tête  aussi  haut  que  le  cœur.  Où  est  le  mal, 
quand  on  n'a  rien  à  se  reprocher?  C'est  vrai  au  moins,  ce  qu'elle 
m'a  dit,  qu'il  y  avait  des  occasions  où  les  vieilles  gens  devaient  res- 
pecter la  jeunesse.  Qu'est-ce  que  j'avais  besoin  d'aller  lui  parler  de 
ces  bêtises-là?  0  vieille  langue,  ajoutait  la  bonne  femme,  tu  ne  pour- 
ras donc  jamais  t' arrêter  à  temps?  »  Elle  en  était  là  de  son  mono- 
logue, quand  elle  fut  abordée  par  le  sabotier.  Lorsqu'elle  apprit  par 
lui  qu'il  avait  quitté  Adeline  dans  les  pleurs,  la  Madelon,  qui  savait 
être  la  cause  de  ce  chagrin,  recommença  tout  haut  ses  récriminations 
contre  elle-même. 

—  Ah!  vieille  mauvaise,  va;  gredine...  sans  cœur  que  tu  es,  vois 
ce  que  tu  as  fait.  Voilà  ma  fille  qui  pleure  à  présent! 

—  A  quel  diable  en  avez-vous?  demanda  le  sabotier  surpris. 

—  Eh!  à  moi  donc,  répliqua  la  vieille.  Tenez,  monsieur  Protat,  me- 
nez-moi vers  Y  enfant,  que  je  lui  fasse  excuse.  C'est  vrai,  ça,  je  ne 
sais  pas  ce  que  j'ai  à  ce  matin,  mais  je  l'ai  taquinée  tant  et  tant,  que 
le  bon  Dieu  lui-même  aurait  perdu  patience.  Menez-moi,  que  je  lui 
dise  mon  tort.  Nous  autres  vieux,  ça  nous  offusque  toujours  de  voir 
les  jeunes  gens  plus  adroits  que  nous  de  la  parole  et  des  mains.  Moi 
aussi,  j'ai  été  jeune  et  j'ai  eu  mon  temps.  Chacun  son  tour,  c'est 
naturel. 

—  Qu'est-ce  que  vous  me  chantez  là?  fit  Protat  impatienté.  C'est 
donc  vous  qui  êtes  dans  vos  torts? 

—  Oui,  c'est  moi,  qu'est-ce  qui  dit  le  contraire,  puisque  j'en  con- 
viens? 

—  Eh  bien  !  alors  pourquoi  ma  fille  m'envoie-t-elle  vous  deman- 
der pardon  ? 

La  Madelon  n'était  point  sotte.  Elle  devina  quelle  crainte  avait  dû 
passer  dans  l'esprit  d'Adeline,  pour  que  la  jeune  fille,  qu'elle  savait 


ADELINE    PROTAT.  901 

orgueilleuse,  et  ne  ployant  jamais  quand  elle  avait  le  bon  droit  pour 
elle,  eût  consenti  à  faire  faire  une  pareille  démarche. 

«  Oh  !  pauvre  enfant,  murmura  la  vieille  servante  en  se  parlant 
à  elle-même,  je  l'ai  donc  bien  cniellement  offensée,  pour  qu'elle  me 
suppose  capable  de  la  trahir  !  » 

—  Allons  trouver  votre  fille,  dit-elle  vivement  au  bonhomme. 

—  Ah  ça,  répliqua  celui-ci,  me  direz-vous  au  moins  ce  que  tout  ça 
signifie  ? 

—  Oui,  plus  tard,  répondit  Madelon  d'un  ton  qui  semblait  indiquer 
au  sabotier  qu'il  y  avait  bien  réellement  quelque  chose  à  lui  expli- 
quer. 

Comme  ils  se  dirigeaient  vers  la  salle  à  manger,  Lazare,  qui  était 
resté  à  sa  fenêtre,  poussa  un  grand  cri. 

La  Madelon  et  son  maître  relevèrent  en  même  temps  la  tête. 

—  A  votre  bachot...  démarrez,  vite,  s'écria  Lazare  en  faisant  signe 
au  sabotier...  il  y  a  quelqu'un  qui  se  noie.  Et  l'artiste  quitta  brus- 
quement sa  fenêtre.  Le  bruit  qu'il  fit  en  descendant  l'escalier  et  les 
cris  qu'elle  entendit  monter  du  jardin  tirèrent  peu  à  peu  Adeline  de 
son  engourdissement;  elle  put  se  traîner  jusqu'à  la  fenêtre  et  l'en- 
tr' ouvrir  à  demi.  Une  bouffée  d'air  frais  qui  la  frappa  au  visage  lui 
rendit  complètement  l'usage  de  ses  sens. 

Voici  ce  qu'elle  aperçut  : 

Dans  le  jardin,  sur  le  bord  de  l'eau,  la  Madelon  faisant  des  grands 
bras  et  poussant  des  cris  d'effroi;  au  milieu  de  la  rivière,  son  père 
dans  son  bachot  ramant  avec  vigueur  d'après  les  indications  que  sem- 
blait lui  donner  Lazare,  placé  à  l'avant  du  bateau,  à^moitié  déshabillé 
et  une  gaffe  à  la  main. 

—  Encore  un  coup. . .  là. . .  s'écriait  l'artiste,  qui  jeta  la  gaffe  comme 
pour  sonder;  c'est  là,  s'écria-il,  le  croc  a  mordu; — et  il  se  laissa  tom- 
ber dans  l'eau. 

Adeline  descendit  dans  le  jardin. 

—  Ah!  ma  fille,  s'écria  la  Madelon  en  l'apercevant,  ne  reste  pas 
là,  ça  te  ferait  trop  de  mal  à  voir  ;  on  le  ramènera  mort,  bien  sûr. 

—  Qui  donc,  qui  donc?  dit  la  jeune  fille. 

—  Eh!  Zéphyr  qui  s'est  laissé  tomber  dans  l'eau!  M.  Lazare  est 
allé  le  pêcher. 

Adeline  devint  toute  pâle;  il  fallut  que  la  Madelon  la  soutînt  pour 
l'empêcher  de  tomber. 

—  N'aie  point  peur,  lui  dit-elle  tout  bas...  c'est  pas  pour  lui  qu'il 
y  a  du  danger. 

A  cette  parole,  Adeline  se  rejeta  rapidement  loin  de  Madelon,  à  qui 
elle  lança  un  regard  de  mépris. 

—  Sacrebleu  !  tonnait  le  père  Protat,  debout  dans  son  bachot,  dont 


902  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  avait  rembarqué  les  rames,  M.  Lazare  qui  ne  revient  pas!...  Et  le 
sabotier  se  disposait  à  retirer  ses  babits.  Comme  il  allait  plonger, 
l'eau  s' en tr' ouvrit  sous  ses  yeux,  Lazare  reparut.  Il  tirait  par  les 
cheveux  un  corps  à  demi  enveloppé  d'herbes  aquatiques. 

—  Aidez-moi,  aidez-moi!  cria-t-il  au  sabotier,  il  va  encore  couler. 
Aidé  par  les  vigoureux  efforts  du  sabotier,  Lazare  parvint  à  reti- 
rer entièrement  le  noyé  hors  de  la  rivière. 

—  Tonnerre!  qu'il  est  lourd,  exclama  le  père  Protat,  qui  devint 
tout  pâle,  en  reconnaissant  la  figure  de  son  apprentL..  yeux  morts, 
bouche  violette. 

—  Je  crois  bien,  dit  Lazare,  il  a  une  pierre  à  chaque  pied.  A  terre  ! 
à  terre  ! 

En  deux  coups  de  rames,  le  bachot  atterrissait. 
•     Aidé  du  sabotier,  Lazare  déposa  le  corps  du  jeune  garçon  sur  le 
rivage. 

—  Descendons  vite  !  vite  !  11  vit  encore  !  s'écria  l'artiste,  qui  avait 
posé  sa  main  sur  le  cœur  de  l'apprenti,  et  l'avait  senti  battre  forte- 
ment. 

Adeline  voulait  aider  Madelon,  mais  elle  se  sentait  clouée  siu"  la 
place  par  la  terreur  et  par  la  pitié. 

—  Tiens!  fit  Lazare,  qui,  en  écartant  les  herbes,  avait  rencontré 
un  petit  sac  de  toile  pendu  à  même  la  peau  par  une  ficelle,  qu'est-ce 
que  ça?  Voyez  donc  un  peu,  mademoiselle  Adeline;  et  vous,  père 
Protat,  allez  chercher  du  secours,  un  médecin... 

Le  sabotier  disparut. 

Adeline  ouvrit  le  sac  et  en  tira  trois  objets  tout  mouillés.  En  les 
reconnaissant,  Adeline  posa  une  main  sur  son  cœur,  voulut  parler  et 
s'évanouit  une  seconde  fois. 

Lazare,  l'ayant  vue  tomber  sur  le  banc,  voulut  connaître  le  motif 
de  cet  évanouissement  :  il  prit  le  sac  échappé  des  mains  d' Adeline 
et  en  retira  :  —  une  lettre,  —  un  lorgnon  cassé  —  et  un  petit  des- 
sin, que  l'humidité  n'avait  point  encore  assez  effacé  pour  qu'il  ne 
pût  pas  le  reconnaître.  Une  seconde  avait  suffi  pour  éclairer  l'artiste. 
Il  comprit  tout  ce  qui  se  passait,  et  devina  qu'il  était  la  cause  du 
drame  dont  il  était  le  témoin. 

—  Pauvre  enfant  !  dit  Lazare  en  regardant  Zéphyr,  qui  ne  donnait 
pas  signe  de  vie.  —  Pauvre  fille  !  ajouta-t-il  en  regardant  Adeline  tou- 
jours évanouie.  Et,  après  avoir  paru  réfléchir  un  moment,  il  coula  le 
sac  dans  la  poche  de  la  jeune  fille.  Au  même  instant,  Protat  arrivait 
ramenant  des  secours. 

Henry  Murger. 

(La  troisième  partie  au  prochain  n'>). 


L^ÉCONOMIE  RURALE 


EN  ANGLETERRE. 


II. 

LES   CULTURES.' 


I. 

Toute  culture  a  pour  but  de  produire  la  plus  grande  quantité  pos- 
sible d'alimentation  humaine  sur  une  surface  donnée  de  terrain;  mais 
pour  arriver  à  ce  but  commun ,  on  peut  suivre  des  voies  très  différentes. 
En  France,  les  cultivateurs  se  sont  surtout  préoccupés  de  la  produc- 
tion des  céréales,  parce  que  les  céréales  servent  immédiatement  à  la 
nourriture  de  l'homme.  En  Angleterre,  au  contraire,  on  a  été  amené, 
d'abord  par  la  nature  du  climat,  ensuite  par  la  réflexion,  à  prendre 
un  chemin  détourné  qui  ne  conduit  aux  céréales  qu'après  avoir  passé 
par  d'autres  cultures,  et  il  s'est  trouvé  que  le  chemin  indirect  était 
le  meilleur. 

Les  céréales  en  général,  et  surtout  le  froment,  sont  sans  doute  un 
des  plus  beaux  produits  du  travail  agricole,  mais  elles  ont  un  grand 
inconvénient  qui  n'a  pas  assez  frappé  le  cultivateur  français  :  elles 
épuisent  le  sol  qui  les  porte.  Ce  défaut  est  peu  sensible  avec  cer- 
taines terres  privilégiées  qui  peuvent  porter  du  froment  presque  sans 
interruption;  il  peut  être  d'un  faible  effet  tant  que  les  terres  abondent 
pour  une  population  peu  nombreuse  :  on  est  libre  alors  de  ne  cul- 
tiver en  blé  que  les  terres  de  première  qualité,  ou  de  laisser  reposer 
les  autres  pendant  plusieurs  années  avant  d'y  ramener  la  charrue; 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  janvier. 


904  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mais  quand  la  population  s'accroît,  tout  change.  Si  l'on  ne  s'occupe 
pas  sérieusement  des  moyens  de  rétablir  et  même  d'accroître  la  fé- 
condité du  sol  à  mesure  que  la  production  des  céréales  la  réduit,  il 
arrive  un  moment  où  les  terres,  trop  souvent  sollicitées  à  porter  du 
blé,  s'y  refusent.  Même  avec  les  climats  et  les  terrains  les  plus  favo- 
risés, l'ancien  système  romain,  qui  consistait  à  cultiver  le  blé  une 
année  et  à  laisser  le  sol  en  jachère  l'année  suivante,  fmit  par  devenir 
insuffisant;  le  blé  ne  donne  plus  que  des  récoltes  sans  valeur. 

La  terre  s'épuise  plus  vite  par  la  production  des  céréales  dans  le 
Nord  que  dans  le  Midi;  de  cette  infériorité  de  leur  sol,  les  Anglais  ont 
su  faire  une  qualité.  Dans  l'impossibilité  où  ils  étaient  de  demander 
aussi  souvent  que  d'autres  du  blé  à  leurs  champs,  ils  ont  dû  recher- 
cher de  bonne  heure  les  causes  et  les  remèdes  de  cet  épuisement.  En 
même  temps,  leur  territoire  leur  présentait  une  ressource  qui  s'offre 
moins  naturellement  aux  cultivateurs  méridionaux  :  c'est  la  produc- 
tion spontanée  d'une  herbe  abondante  pour  la  nourriture  du  bétail. 
Du  rapprochement  de  ces  deux  faits  est  sorti  tout  leur  système  agri- 
cole. Le  fumier  étant  le  meilleur  agent  pour  renouveler  la  fertilité 
du  sol  après  une  récolte  céréale,  ils  en  ont  conclu  qu'ils  devaient 
s'attacher  avant  tout  à  nourrir  beaucoup  d'animaux.  Outre  que  la 
viande  est  un  aliment  plus  recherché  des  peuples  du  Nord  que  de  ceux 
du  Midi,  ils  cherchent  dans  cette  nombreuse  production  animale  le 
moyen  d'accroître  par  la  masse  des  fumiers  la  richesse  du  sol  et  d'aug- 
menter ainsi  leur  produit  en  blé.  Ce  simple  calcul  a  réussi,  et,  depuis 
qu'ils  l'ont  adopté,  l'expérience  les  a  conduits  à  l'appliquer  tous  les 
jours  de  plus  en  plus. 

Dans  l'origine,  on  se  contentait  des  herbes  naturelles  pour  nourrir 
le  bétail;  une  moitié  environ  dû  sol  restait  en  prairies  ou  pâturages, 
l'autre  moitié  se  partageait  entre  les  céréales  et  les  jachères.  Plus 
tard,  on  ne  s'est  pas  contenté  de  cette  proportion,  on  a  imaginé  les 
prairies  artificielles  et  les  racines,  c'est-à-dire  la  culture  de  certaines 
plantes  exclusivement]  destinées  à  la  nourriture  des  animaux,  et  le 
domaine  des  jachères  s'est  réduit  d'autant.  Plus  tard  encore,  la  cul- 
ture des  céréales  a  elle-même  diminué;  elle  ne  s'étend  plus,  même 
en  y  comprenant  l'avoine,  que  sur  un  cinquième  du  sol,  et  ce  qui 
prouve  l'excellence  de  ce  système,  c'est  qu'à  mesure  que  s'accroît  la 
production  animale,  la  production  du  blé  s'augmente  aussi  :  elle 
gagne  en  intensité  ce  qu'elle  perd  en  étendue,  et  l'agriculture  réa- 
lise à  la  fois  un  double  bénéfice. 

Le  pas  décisif  dans  cette  voie  a  été  fait  il  y  a  soixante  ou  quatre- 
vingts  ans.  Au  moment  où  la  France  se  jetait  dans  les  agitations 
sanglantes  de  sa  révolution  politique,  une  révolution  moins  bruyante 
et  plus  salutaire  s'accomplissait  dans  l'agriculture  anglaise.  Un  autre 
homme  de  génie,  Arthur  Young,  complétait  ce  que  Bakewell  avait 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  905 

commencé.  Pendant  que  l'un  enseignait  à  tirer  des  animaux  le  meil- 
leur parti  possible,  l'autre  apprenait  à  en  nourrir  la  plus  grande 
quantité  possible  sur  une  étendue  donnée  de  terrain.  De  grands 
propriétaires,  que  d'immenses  fortunes  ont  récompensés  de  leurs 
efforts,  favorisaient  la  diffusion  de  ces  idées  en  les  pratiquant  eux- 
mêmes  avec  succès.  C'est  alors  que  le  fameux  assolement  quadrien- 
nal, connu  sous  le  nom  d'assolement  de  Norfolk,  du  comté  où  il  a 
pris  naissance,  a  commencé  à  se  propager.  Cet  assolement,  qui  règne 
aujourd'hui  avec  quelques  variantes  dans  toute  l'Angleterre,  a  trans- 
formé complètement  les  terres  les  plus  ingrates  de  ce  pays  et  créé 
de  toutes  pièces  sa  richesse  rurale. 

Je  ne  referai  pas  ici  la  théorie  de  l'assolement,  qui  a  été  faite  cent 
fois.  Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  que  la  plupart  des  plantes  four- 
ragères, puisant  surtout  dans  l'atmosphère  les  élémens  de  leur  végé- 
tation, ajoutent  au  sol  plus  qu'elles  ne  lui  prennent,  et  contribuent 
doublement,  soit  par  elles-mêmes,  soit  par  leur  transformation  en 
fumier,  à  réparer  le  mal  fait  par  les  céréales  et  les  cultures  épuisantes 
en  général;  il  est  donc  de  principe  de  les  faire  au  moins  alterner  avec 
ces  cultures;  c'est  ce  que  fait  l'assolement  de  Norfolk.  De  grands 
efforts  ont  été  tentés  aussi  en  France,  dès  le  commencement  du  siècle, 
par  des  agronomes  éminens,  pour  y  répandre  cette  pratique  salu- 
taire, et  des  progrès  réels  ont  été  accomplis  dans  cette  voie;  mais 
les  Anglais  ont  été  beaucoup  plus  vite  que  nous,  et  par  là  s'est  accru 
sans  cesse  entre  leurs  mains  ce  précieux  capital  de  fertilité  que  tout 
bon  cultivateur  ne  doit  jamais  perdre  de  vue. 

Près  de  la  moitié  du  sol  cultivé  a  été  maintenue  en  prairies  perma»- 
nentes;  le  reste  forme  ce  qu'on  appelle  les  terres  arables  et  est  divisé 
en  quatre  soles,  d'après  l'assolement  de  Norfolk  : — 1"  année  :  racines 
et  notamment  navets  ou  turneps;  —  2*  année  :  céréales  de  printemps 
(orge  et  avoine)  ;  —  3*  année  :  prairies  artificielles  (notamment  trèfle 
et  ray-grass)  ;  —  h"  année  :  blé. 

Depuis,  on  a  généralement  ajouté  une  année  à  la  rotation  en  lais- 
sant les  prairies  artificielles  occuper  la  terre  pendant  deux  ans,  ce  qui 
rend  l'assolement  quinquennal.  Ainsi,  sur  une  terre  de  70  hectares 
par  exemple,  30  seraient  en  prairies  permanentes ,  8  en  pommes  de 
terre  et  navets,  8  en  orge  et  avoine,  8  en  prairie  artificielle  de  pre- 
mière année,  8  en  prairie  artificielle  de  seconde  année,  et  8  en  blé. 
Dans  les  parties  du  pays  les  plus  favorables  à  la  végétation  herbacée, 
la  proportion  des  prairies  est  encore  accrue,  et  celle  du  blé  réduite; 
dans  celles  qui  ne  se  prêtent  pas  autant  à  la  végétation  des  racines 
et  des  prés,  on  substitue  aux  turneps  les  féveroles,  et  on  étend  les 
soles  de  céréales  aux  dépens  des  autres  récoltes,  mais  dans  l'en- 
semble ces  exceptions  se  compensent  à  peu  près,  au  moins  pour  la 
Grande-Bretagne.  En  Irlande,  tout  est  différent  :  la  culture  des  na- 


906  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vets  n'a  pas  fait  de  progrès,  le  froment  et  l'orge  sont  peu  répandus, 
les  grandes  cultures  sont  l'avoine  et  la  pomme  de  terre. 

En  somme,  déduction  faite  des  11  millions  d'hectares  incultes  que 
renferment  les  îles  britanniques,  les  20  millions  d'hectares  cultivés 
se  décomposent  à  peu  près  ainsi  : 

Prairies  naturelles 8,000,000  d'hectares. 

Prairies  artificielles 3,000,000 

Pommes  de  terre,  turneps,  fèves.     .    .  2,000,000 

Orge 1,000,000 

Avoine 2,500,000 

Jachères 500,000 

Froment 1,800,000 

Jardins,  houMon,  lin,  etc 200,000 

3ois 1,000,000 

Total.    .     .     .     20,000,000 

En  France,  nous  avons  aussi  11  millions  d'hectares  incultes  sur 
53;  les  42  millions  restans  se  décomposent  ainsi  : 

Prés  naturels ,    .  4,000,000  d'hectares. 

Prés  ajtificiels ;    .    .  3,000,000 

Racines 2,000,000 

Avoine 3,000,000 

Jachères. 5,000,000 

Froment 6,000,000 

Seigle,  orge,  maïs,  sarrasin 6,000,000 

Cultures  diverses 3,000,000 

Vigne 2,000,000 

Bois 8,000,00« 

Total.    .     .     .     42,000,000 

De  la  comparaison  entre  ces  deux  tableaux  ressort  toute  la  diffé- 
rence des  deux  agricultures. 

Il  semble  au  premier  abord  que  la  France  ait  l'avantage  sur  le 
royaume-uni  pour  la  proportion  des  terres  incultes  aux  terres  culti- 
vées; mais  les  terres  délaissées  par  nos  voisins  sont  incultivables,  elles 
se  trouvent  presque  toutes  dans  la  Haute-Ecosse,  le  nord  de  l'Irlande 
et  le  pays  de  Galles,  tout  ce  qui  ailleurs  était  susceptible  d'être  dé- 
friché l'a  été,  tandis  que,  chez  nous,  la  plupart  des  terres  en  friche 
seraient  susceptibles  de  culture.  Nous  avons  du  reste  beaucoup  plus 
de  bois  que  nos  voisins;  en  ajoutant  nos  terrains  forestiers  aux  terres 
incultes,  nous  trouvons  19  millions  d'hectares  sur  53.  soustraits  en 
France  à  la  culture  proprement  dite;  c'est  à  peu  près  la  même  pro- 
portion. Grâce  à  leurs  mines  de  charbon,  qui  leur  fournissent  en 
abondance  un  combustible  excellent  et  à  bon  marché,  grâce  aussi  à 
leur  climat,  qui  leur  rend  l'abri  des  arbres  moins  utile  qu'à  nous, 
les  Anglais  ont  pu  se  défaire  des  grands  bois  qui  couvraient  auti-e- 
fois  leur  île,  et  racheter  ainsi  leur  infériorité  sous  d'autres  rapports. 


l'économie   rurale    en   ANGLETERRE.  907 

Il  ne  reste  plus  aujourd'hui  des  anciennes  forêts  que  quelques  ves- 
tiges tous  les  jours  menacés  de  destruction. 

Le  véritable  domaine  agricole  se  compose  donc,  d'une  part  de 
19  millions  d'hectares,  et  de  l'autTC  de  3A.  Nous  trouvons  à  première 
vue  que,  sur  les  19  millions  d'hectares  anglais,  15  sont  consacrés  à  la 
nourriture  des  animaux,  et  h  tout  au  plus  à  la  nourriture  de  l'homme; 
en  France,  le  nombre  des  hectares  consacrés  aux  cultures  amélio- 
rantes est  de  9  millions,  tandis  que  les  cultures  épuisantes  en  cou- 
vrent le  double;  le  domaine  des  jachères  est  encore  énorme,  et  dans 
leur  état  actuel  elles  ne  peuvent  être  que  d'une  faible  ressource  pour 
renouveler  la  fertilité  de  la  terre.  L'examen  des  détails  ne  fera  que 
confirmer  ce  que  fait  pressentir  ce  premier  aperçu. 

D'abord  s'offrent  les  prairies  naturelles,  représentées  chez  nous 
par  h  millions  d'hectares  et  dans  les  îles  britanniques  par  8.  Ici 
moins  du  huitième,  là  presque  la  moitié  du  sol  cultivé;  il  est  vrai 
que,  dans  les  prés  anglais,  figurent  ceux  qui  ne  sont  que  pâturés, 
mais  ces  pâturages  valent  pour  le  produit  nos  prairies  fauchées. 

C'est  à  coup  sûr  une  des  plus  frappantes  originalités  de  la  culture 
britannique,  du  moins  jusqu'ici,  que  cette  extension  du  pâturage.  On 
fait  peu  de  foin  en  Angleterre,  la  nourriture  d'hiver  des  animaux 
est  surtout  demandée  aux  prairies  artificielles,  aux  racines,  et  même 
aux  céréales.  Depuis  quelque  temps,  des  systèmes  nouveaux  dont  je 
parlerai  ailleurs  tendent  à  substituer  la  stabulation,  même  en  été,  à 
l'antique  tradition  nationale;  mais  ces  tentatives  ne  sont  encore  et 
n'étaient  surtout  il  y  a  cinq  ans  que  des  exceptions.  L'usage  à  peu 
près  universel  est  au  contraire  de  n'enfermer  le  bétail  que  le  moins 
possible.  Les  trois  quarts  des  prés  anglais  sont  pâturés,  et  comme  la 
moitié  des  prairies  artificielles  le  sont  aussi,  surtout  dans  la  seconde 
année,  comme  les  turneps  eux-mêmes  sont  en  grande  partie  consom- 
més sur  place  par  les  moutons,  comme  enfin  les  terres  incultes  ne 
peuvent  être  utilisées  que  par  le  parcours,  les  deux  tiers  du  sol  total 
sont  livrés  au  bétail.  C'est  ce  qui  fait  le  charme  particulier  des  cam- 
pagnes britanniques.  Hors  de  la  Normandie  et  de  quelques  autres 
provinces  où  le  même  usage  s'est  conservé,  notre  territoire  présente 
rarement  le  spectacle  riant  qu'offre  partout  l'Angleterre  avec  ses 
vertes  pelouses  peuplées  d'animaux  en  liberté. 

L'attrait  de  ce  paysage  s'accroît  par  l'effet  pittoresque  des  haies 
vives,  souvent  plantées  d'ai'bres,  qui  entourent  chaque  champ.  L'exis- 
tence de  ces  haies  est  aujourd'hui  fort  attaquée,  mais  jusqu'ici  elles 
ont  été  considérées  comme  un  accessoire  obligé  du  système  géné- 
ral de  culture.  Chaque  pièce  de  terre  étant  pâturée  à  son  tour,  il 
est  commode  de  pouvoir  y  parquer  en  quelque  sorte  les  animaux  et 
les  y  laisser  sans  gardien.  Avec  nos  habitudes  nationales,  il  nous  pa- 
raît étrange  de  voir  des  bestiaux,  surtout  des  moutons,  complètement 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

livrés  à  eux-mêmes  dans  les  pâturages  et  quelquefois  assez  loin  des 
habitations.  Il  faut  se  rappeler  que  les  Anglais  ont  détruit  les  loups 
dans  leur  île,  qu'ils  ont,  par  des  lois  terribles  sur  la  police  rurale, 
défendu  la  propriété  contre  les  déprédations  humaines,  et  qu'enfm 
ils  ont  eu  soin  de  clore  exactement  tous  leurs  champs,  pour  com- 
prendre cette  sécurité  générale.  Ces  belles  haies  apparaissent  alors 
comme  une  défense  utile  aussi  bien  que  comme  une  riche  parure,  et 
on  s'étonne  qu'il  puisse  être  question  de  les  supprimer. 

La  pratique  du  pâturage  a,  aux  yeux  du  très  grand  nombre  des 
cultivateurs  anglais,  plusieurs  avantages;  elle  épargne  la  main-d'œu- 
vre, ce  qui  n'est  pas  pour  eux  une  petite  considération;  elle  est  favo- 
rable, ils  le  croient  du  moins,  à  la  santé  des  herbivores;  elle  permet  de 
tirer  parti  de  terrains  qui  ne  seraient  autrement  que  d'un  faible  pro- 
duit et  qui  s'améliorent  à  la  longue  par  le  séjour  du  bétail;  elle  fournit 
une  nourriture  toujours  renaissante  et  dont  la  somme  finit  par  être 
égale,  sinon  supérieure,  à  celle  qui  aurait  été  obtenue  par  la  faux. 
En  conséquence,  ils  attachent  un  grand  prix  à  avoir  dans  chaque 
ferme  une  étendue  suffisante  de  bonnes  pâtures;  même  dans  les  prés 
qu'ils  fauchent,  ils  intercalent  souvent  une  année  de  pâturage  entre 
deux  années  de  fenaison.  Aussi,  quand  nos  pâturages  sont  en  gé- 
néral négligés,  les  leurs  sont,  au  contraire,  soignés  admirablement, 
et  quiconque  a  un  peu  étudié  ce  genre  de  culture,  le  plus  attrayant  de 
tous,  sait  quelle  immense  distance  peut  exister  entre  un  pâturage 
inculte  et  sauvage  et  un  pâturage  cultivé. 

On  peut  affirmer  hardiment  que  les  8  millions  d'hectares  de  prés 
anglais  donnent  trois  fois  autant  de  nourriture  pour  les  animaux  que 
nos  II  millions  d'hectares  de  prés  et  nos  5  millions  d'hectares  de  ja- 
chères. La  preuve  en  est  dans  le  prix  vénal  de  ces  différentes  espèces 
de  terrains.  Les  prés  anglais  se  vendent  en  moyenne,  qu'ils  soient 
fauchés  ou  non,  environ  4,000  fr.  l'hectare;  on  en  trouve  qui  valent 
10,000,  20,000  et  jusqu'à  50,000  francs.  Les  bons  herbages  de  la 
Normandie  sont  parmi  nous  les  seuls  qui  puissent  rivaliser  avec  quel- 
ques-uns de  ces  prix;  nos  prés  valent  en  moyenne  les  trois  quarts  en- 
viron de  ce  que  valent  les  prés  anglais,  et  quant  à  nos  jachères,  elles 
en  sont  à  une  grande  distance.  Nulle  part  l'art  d'améliorer  les  prés  et 
pacages,  de  les  assainir  par  des  conduits  d'écoulement,  de  les  ferti- 
liser par  des  irrigations,  par  des  engrais  habilement  appropriés,  par 
des  défoncemens,  des  épierremens,  des  terrassemens,  des  amen- 
demens  de  toute  sorte,  d'y  multiplier  les  plantes  nutritives  et  d'en 
exclure  les  mauvaises,  qui  s'y  propagent  si  facilement,  n'a  été  poussé 
plus  loin;  nulle  part  on  ne  regarde  moins  à  la  dépense  de  création  et 
d'entretien  quand  on  la  considère  comme  utile.  Ces  soins  intelligens, 
favorisés  par  le  climat,  ont  produit  de  véritables  merveilles. 

Ensuite  viennent  les  racines  et  les  prairies  artificielles.  —  Les  ra- 


l'économie   rurale   en   ANGLETERRE.  909 

cines  universellement  cultivées  en  Angleterre  sont  les  pommes  de 
terre  et  les  turneps.  Les  betteraves,  si  usitées  en  France,  le  sont 
encore  très  peu  de  l'autre  côté  du  détroit,  et  commencent  à  peine 
à  s'y  répandre.  Les  pommes  de  terre  y  étaient  fort  en  honneur  avant 
la  maladie  :  on  sait  que,  dans  les  habitudes  nationales,  elles  servent 
plus  qu'en  France  à  la  nourriture  des  hommes,  et  on  en  consacre  en 
même  temps  d'immenses  quantités  à  la  nourriture  du  bétail  ;  mais  ce 
qui  est  encore  plus  que  la  pomme  de  terre  un  des  élémens  caracté- 
ristiques de  l'agriculture  anglaise,  ce  qui  en  forme  en  quelque  sorte 
le  pivot,  c'est  la  culture  de  la  rave,  navet  ou  turneps.  Cette  culture, 
qui  couvre  à  peine  chez  nous  quelques  milliers  d'hectares  et  qui  est 
peu  connue  hors  de  nos  provinces  montagneuses,  est  pour  les  Anglais 
le  signe  le  plus  sûr,  l'agent  le  plus  actif  du  progrès  agricole;  partout 
où  elle  s'introduit  et  se  développe,  la  richesse  la  suit;  c'est  par  elle 
que  les  anciennes  landes  ont  été  transformées  en  terres  fertiles;  le 
plus  souvent  la  valeur  d'une  ferme  se  mesure  à  l'étendue  du  terrain 
qu'on  y  consacre.  11  n'est  pas  rare  de  rencontrer,  en  traversant  le 
pays,  des  centaines  d'hectares  en  raves  d'un  seul  morceau;  partout, 
dans  la  saison,  on  voit  briller  leur  belle  verdure. 

La  sole  de  raves  est  le  point  de  départ  de  l'assolement  de  Nor- 
folk; de  son  succès  dépend  tout  l'avenir  de  la  rotation.  Non-seule- 
ment elle  doit  assurer  les  récoltes  suivantes  par  la  quantité  de  bétail 
qu'elle  permet  de  nourrir  à  l'étable  et  qui  y  laisse  un  abondant  fu- 
mier, non-seulement  elle  produit  beaucoup  de  viande,  de  lait  et  de 
laine  par  cette  large  alimentation  qu'elle  fournit  à  tous  les  animaux 
domestiques;  mais  encore  elle  sert  à  nettoyer  la  terre  de  toutes  les 
plantes  nuisibles  par  les  nombreuses  façons  qu'elle  exige  et  par  la 
nature  de  sa  végétation.  Aussi  n'est-il  point  de  culture,  môme  celle 
qui  produit  directement  le  froment,  qui  soit  plus  perfectionnée.  Les 
cultivateurs  anglais  n'y  épargnent  aucune  peine.  C'est  pour  elle  qu'ils 
réservent  presque  tous  les  fumiers,  les  sarclages  les  plus  complets, 
les  soins  les  plus  assidus.  Ils  obtiennent  en  moyenne  cinq  à  six  cents 
quintaux  métriques  de  navets  par  hectare,  ou  l'équivalent  de  cent  à 
cent  vingt  quintaux  métriques  de  foin,  et  ils  arrivent  quelquefois 
jusqu'au  double.  Les  turneps  exigent  un  sol  léger  et  des  étés  hu- 
mides, ce  qui  les  rend  si  propres  à  réussir  en  Angleterre. 

On  comprend  ce  qu'une  pareille  ressource,  qui  n'a  que  peu  d'ana- 
logues en  France,  doit  ajouter  au  produit  des  prairies  naturelles. 
Les  féveroles  remplissent  le  même  office  dans  certains  terrains,  et 
dans  tous,  les  prairies  artificielles  complètent  le  système. 

Dans  la  statistique  officielle  de  la  France,  l'étendue  des  prairies  ar- 
tificielles n'est  portée  qu'à  1,500,000  hectares;  j'ai  pensé  que  cette 
indication  n'était  plus  exacte,  attendu  le  progrès  constant  que  fait 
parmi  nous  ce  genre  de  culture,  et  je  l'ai  portée  au  double,  c'est-à-dire 


9Î0  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

à  3  millions  d'hectares,  en  réduisant  d'une  quantité  équivalente  l'é- 
tendue des  jachères.  Même  après  cette  augmentation,  nous  sommes 
encore  loin  des  Anglais;  ils  ont,  sur  les  15  millions  d'hectares  de 
l'Angleterre,  l'Irlande  et  l'Ecosse  laissées  de  côté,  la  même  surface 
en  prairies  artificielles  que  nous  sur  53.  Il  est  vrai  que  nos  prairies 
artificielles  valent  bien  les  leurs  ;  leur  sol  se  prête  peu  à  la  luzerne; 
ils  n'ont  guère  que  du  trèfle  et  du  ray-grass,  et  le  produit  de  ces  deux 
plantes,  quelque  beau  qu'il  soit,  ne  dépasse  pas  le  produit  des  es- 
pèces supérieures  que  nous  possédons;  c'est  déjà  beaucoup  que  de 
l'égaler.  Depuis  quelque  temps,  ils  obtiennent,  avec  le  ray-grass  d'Ita- 
lie, de  magnifiques  résultats. 

La  dernière  culture  consacrée  à  la  nourriture  des  animaux  est 
celle  de  l'avoine.  La  France  ensemence  tous  les  ans  environ  3  mil- 
lions d'hectares  en  avoine;  les  îles  britanniques  n'en  ensemencent  pas 
autant,  et  on  y  obtient  une  récolte  bien  supérieure.  Le  produit  moyen 
de  l'avoine  en  France,  semence  déduite,  doit  être  de  18  hectolitres  par 
hectare;  il  est  du  double  dansle  royaume-uni,  ou  de  cinq  quarterspar 
acre  (1) ,  et  il  s'élève  quelquefois  jusqu'à  dix.  Les  mêmes  différences 
se  retrouvent  en  France  entre  les  pays  où  la  culture  de  l'avoine  est 
bien  entendue,  bien  appropriée  au  sol,  et  ceux  où  elle  ne  l'est  pas; 
c'est  d'ailleurs,  de  toutes  les  céréales,  celle  qui  prospère  le  plus  na- 
turellement sous  les  climats  du  Nord.  La  nation  écossaise  tout  entière 
n'avait  pas  autrefois  d'autre  nourriture,  d'où  était  venu  à  l'Ecosse  le 
surnom  de  terre  des  gâteaux  d'avoine,  /and  of  cokes,  comme  on  don- 
nait à  l'Irlande  celui  de  terre  des  pommes  de  terre,  land  ofpotatœs. 

Ainsi,  sur  une  surface  totale  de  31  millions  d'hectares,  réduite  à 
20  par  les  terres  incultes,  les  îles  britanniques  produisent  beau- 
coup plus  de  nourriture  pour  les  animaux  que  la  France  entière  avec 
une  étendue  double.  La  masse  des  fumiers  est  donc  proportionnelle- 
ment trois  ou  quatre  fois  plus  forte,  indépendamment  des  produits 
animaux  qui  servent  directement  à  la  consommation,  et  cette  masse 
d'engrais  n'est  pas  encore  considérée  comme  suffisante.  Tout  ce  qui 
peut  accroître  la  fertilité  du  sol,  les  os,  le  sang,  les  chiffons,  les  tour- 
teaux, les  résidus  de  fabrication,  tous  les  débris  animaux  et  végétaux, 
les  minéraux  qui  sont  considérés  comme  contenant  quelques  prin- 
cipes fécondans,  le  plâtre,  la  chaux,  etc.,  sont  recueillis  avec  soin  et 
enfouis  dans  la  terre.  Les  vaisseaux  britanniques  vont  chercher  en 
outre  des  supplémens  d'engrais  jusqu'au  bout  du  monde.  Le  guano, 
cette  matière  si  riche  et  si  chère,  arrive  par  nombreuses  cargaisons 
des  mers  les  plus  lointaines.  La  chimie  agricole  fait  d'incessans  efforts 
pour  découvrir  soit  de  nouveaux  engrais,  soit  ceux  qui  conviennent 
le  mieux  à  chaque  culture  spéciale,  et  au  lieu  de  mépriser  ces  re- 

(1)  L'acre  anglais  équirautà  40  ares  46  centiarGSj  et  le  quarter  à  2  hectolitres  90  fitres. 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  911 

cherches,  les  cultivateurs  les  encouragent  par  leur  concours  actif. 
Tous  les  ans,  dans  les  dépenses  de  cliaque  ferme,  figure  un  chiffre 
assez  rond  pour  l'achat  de  matières  fécondantes;  plus  on  peut  en 
payer,  plus  on  en  a.  La  vente  de  ces  engrais  supplémentaires  donne 
lieu  à  un  commerce  énorme. 

Ce  n'est  pas  tout.  La  terre  ne  demande  pas  seulement  des  engrais 
et  des  amendemens,  elle  a  encore  besoin  d'être  creusée,  ameublie, 
nivelée,  sarclée,  assainie,  travaillée  dans  tous  les  sens,  pour  que 
l'eau  la  traverse  sans  y  séjourner,  pour  que  les  gaz  atmosphériques 
la  pénètrent,  pour  que  les  racines  des  plantes  utiles  s'y  enfoncent  et 
s'y  ramifient  aisément.  Une  foule  de  machines  ont  été  imaginées  pour 
lui  donner  ces  diverses  façons.  On  a  pu  se  convaincre  de  l'immense 
importance  de  l'industrie  des  machines  aratoires  en  Angleterre,  et 
des  débouchés  qu'elle  rencontre,  par  l'étendue  qu'elle  occupait  à  l'ex- 
position universelle;  on  comptait  près  de  trois  cents  exposans  de  cette 
catégorie,  venus  de  tous  les  points  du  royaume-uni,  et  parmi  eux  il 
en  est,  comme  les  Garrett  et  les  Ransome,  dans  le  comté  de  Suffolk, 
qui  emploient  des  milliers  d'ouvriers,  et  font  tous  les  ans  pour  des 
millions  d'affaires.  Ces  machines  économisent  singulièrement  la  main- 
d'œuvre  et  suppléent  à  des  millions  de  bras. 

Deux  céréales  profitent  de  tous  ces  travaux  et  de  toutes  ces  dépenses: 
l'une  est  l'orge,  qui  donne  la  boisson  nationale,  et  l'autre  la  plante- 
reine,  le  froment. 

L'orge  occupe  tous  les  ans  un  million  d'hectares  environ  :  c'est  à 
peu  près  autant  qu'en  France,  où  cette  plante  n'a  pas  la  même  im- 
portance relative;  mais,  comme  pour  l'avoine,  le  produit  moyen  est 
environ  le  double  de  ce  qu'il  est  chez  nous;  ce  produit  est  de  15  hecto- 
litres en  France,  il  est  de  30  en  Angleterre,  ou  d'un  peu  plus  de  à  quar- 
ters  par  acre.  Une  moitié  environ  de  cette  récolte  sert  à  la  fabrica- 
tion de  la  bière;  le  droit  perçu  sur  le  malt  ou  orge  germé  constate 
tous  les  ans  l'emploi  de  Ih  à  15  raillions  d'hectolitres;  l'autre  moitié 
offre  une  ressource  de  plus  pour  la  nourriture  et  l'engraissement  du 
bétail.  Les  hommes  consomment  aussi  un  peu  d'orge  comme  ils  con- 
somment un  peu  d'avoine,  mais  l'usage  de  ces  grossières  nourritures 
diminue  de  jour  en  jour. 

Outre  l'orge  et  l'avoine,  les  Anglais  mangeaient  autrefois  beau- 
coup de  seigle.  Le  seigle  est  en  effet,  avec  les  céréales  de  printemps, 
le  grain  qui  s'accommode  le  mieux  des  courts  étés  du  Nord.  Tout  le 
nord  de  l'Europe  ne  cultive  et  ne  mange  que  du  seigle.  En  Angleterre, 
il  a  presque  complètement  disparu;  il  ne  sert  guère  plus  qu'à  produire 
du  fourrage  vert  au  printemps,  et  son  prix,  qui  est  ordinairement 
fort  bas,  n'est  coté  sur  les  marchés  qu'à  l'époque  des  semailles.  L'im- 
portation en  est  nulle,  comme  la  production.  La  plupart  des  terres 
qui  ne  portaient  autrefois  que  du  seigle  portent  aujourd'hui  du  fro- 


912  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment;  celles  qui  s'y  sont  absolument  refusées  ont  été  utilisées  autre- 
ment. Les  Anglais  ont  justement  pensé  que  cette  culture,  qui  donne 
autant  de  peine  et  consomme  presque  autant  d'engrais  que  le  fro- 
ment pour  des  produits  bien  inférieurs,  ne  méritait  pas  l'intérêt 
qu'elle  obtient  dans  le  reste  de  l'Europe  et  même  en  France.  C'est 
encore  là  une  de  ces  idées  justes  en  économie  rurale  qui  suffisent 
pour  transformer  la  physionomie  agricole  d'un  pays.  11  en  est  de 
l'abandon  du  seigle  comme  de  l'abandon  du  travail  par  les  bœufs, 
de  l'extension  du  nombre  des  moutons,  et  de  toutes  les  autres  par- 
ties du  système  agricole  anglais. 

Le  seigle  est  encore  cultivé  en  France  sur  3  millions  d'hectares 
environ,  en  y  comprenant  la  moitié  des  terres  emblavées  en  méteil. 
C'est  en  général  une  production  misérable  qui  ne  donne  pas  plus  en 
moyenne  de  cinq  ou  six  pour  un,  et  qui  paie  à  peine  les  frais  de  cul- 
ture. Il  y  aurait  avantage  à  y  renoncer,  mais  ce  n'est  pas  toujours 
possible  :  il  ne  suffit  pas  d'abandonner  le  seigle,  il  faut  encore  être 
en  état  de  produire  autre  chose  avec  succès,  et  tout  le  monde  n'est 
pas  en  mesure  de  forcer  la  nature.  Pour  arriver  à  leur  production 
actuelle  en  froment,  les  Anglais  ont  dû  faire  violence  à  leur  sol  et  à 
leur  climat.  C'est  l' emploi ^de  la  chaux  comme  amendement  qui  les  ' 
y  a  surtout  aidés,  et  le  même  moyen  a  produit  les  mêmes  effets  sur 
plusieurs  points  de  la  France.  En  même  temps,  il  ne  faut  pas  perdre 
de  vue  cet  autre  principe  qu'ils  ont  également  posé,  que  s'il  n'est 
presque  jamais  avantageux  de  faire  du  seigle,  il  n'y  a  profit  à  faire 
du  froment  que  dans  de  bonnes  conditions.  10  hectares  en  bon  état 
valent  mieux  pour  la  production  du  blé  que  20  ou  30  mal  réparés 
et  mal  travaillés. 

Quand  le  quart  presque  de  notre  sol  est  en  céréales  pour  la  con- 
sommation humaine,  moins  du  seizième  du  territoire  britannique, 
soit  1,800,000  hectares  sur  31,  est  en  blé;  mais  aussi,  quand  sur 
nos  11  millions  d'hectares,  déduction  faite  de  l'orge  et  de  l'avoine, 
'5  portent  des  grains  inférieurs,  les  1,800,000  hectares  anglais  ne 
portent  que  du  froment.  On  évalue  à  70  millions  d'hectolitres  de  fro- 
ment, 30  de  seigle,  7  de  maïs  et  8  de  sarrasin,  la  production  totale 
de  la  France  en  grains,  déduction  faite  des  semences;  celle  des  îles 
britanniques  est  de  45  millions  d'hectolitres  de  froment,  sans  mé- 
lange de  seigle  et  d'autres  grains. 

Le  produit  moyen  doit  être  chez  nous  de  12  hectolitres  de  froment 
ou  de  10  hectolitres  de  seigle  à  l'hectare,  semence  déduite;  en  y 
ajoutant  le  maïs  et  le  sarrasin,  et  en  répartissant  le  tout  sur  le  nom- 
bre d'hectares  ensemencés,  on  trouve  un  résultat  moyen  pour  chaque 
hectare  d'un  peu  plus  de  6  hectolitres  de  froment,  un  peu  moins  de 
3  hectolitres  de  seigle  et  un  peu  plus  de  1  hectolitre  de  maïs  ou  de  sarra- 
sin, soit  en  tout  environ  11  hectolitres.  En  Angleterre,  ce  même  produit 


l'économie   rurale   en   ANGLETERRE.  913 

est  de  25  hectolitres  de  froment  ou  d'un  peu  moins  de  h  quarters  par 
acre;  c'est  bien  plus  du  double  en  quantité  et  trois  fois  autant  en  valeur 
vénale.  Cette  supériorité  n'est  certes  pas  due,  comme  on  peut  le  sup- 
poser pour  les  prairies  naturelles  et  artificielles,  pour  les  racines,  et 
jusqu'à  un  certain  point  pour  l'avoine  et  l'orge,  à  la  nature  du  sol  et 
du  climat,  mais  à  la  supériorité  de  la  culture,  qui  se  manifeste  sur- 
tout par  la  réduction  du  sol  emblavé  à  l'étendue  qu'il  est  possible  de 
bien  mettre  en  état.  Quant  au  maïs  et  au  sarrasin,  au  lieu  d'être  des 
causes  d'infériorité,  ils  devraient  être  des  richesses,  car  ces  deux 
grains  sont  doués  par  la  nature  d'une  bien  plus  grande  puissance  de 
reproduction  que  les  deux  autres,  et  ce  qu'on  en  retire  chez  nous 
sur  quelques  points  montre  ce  qu'on  pourrait  en  retirer  ailleurs. 

L'Ecosse  et  l'Irlande  sont  comprises  dans  ces  chiffres.  Si  l'on  se 
borne  à  la  seule  Angleterre,  on  arrive  à  des  résultats  bien  plus  frap- 
pans.  Ce  petit  pays,  qui  n'est  pas  plus  grand  qu'un  quart  de  la  France, 
produit  à  lui  seul  38  millions  d'hectolitres  de  froment,  16  d'orge  et 
3A  d'avoine.  Si  la  France  produisait  proportionnellement  autant,  elle 
récolterait,  semence  déduite,  150  millions  d'hectolitres  de  froment, 
et  200  d'orge,  d'avoine  ou  d'autres  grains,  c'est-à-dire  le  double  au 
moins  de  sa  production  actuelle.  C'est,  comme  on  voit,  la  même  pro- 
portion que  pour  les  produits  animaux;  les  uns  sont  la  conséquence 
des  autres,  et  nous  devrions  obtenir  beaucoup  plus  d'après  la  nature 
de  notre  sol  et  de  notre  climat,  plus  favorables  aux  céréales  que  le 
sol  et  le  climat  anglais.  Ainsi  se  vérifie  par  les  faits  cette  loi  agro- 
nomique —  que,  pour  recueillir  beaucoup  de  céréales,  il  vaut  mieux 
réduire  qu'étendre  la  surface  emblavée,  et  qu'en  consacrant  la  plus 
grande  place  aux  cultures  fourragères,  on  n'obtient  pas  seulement 
un  plus  grand  produit  en  viande,  lait  et  laine,  mais  encore  un  plus 
grand  produit  en  blé.  La  France  atteindra  les  mêmes  effets  quand 
elle  aura  couvert  de  racines  et  de  fourrages  ses  immenses  jachères, 
et  réduit  de  plusieurs  millions  d'hectares  sa  sole  de  céréales. 

Yoilà  toute  la  culture  anglaise.  Rien  n'est  plus  simple.  Beaucoup 
de  prairies  soit  naturelles,  soit  artificielles,  pour  la  plupart  utilisées 
parle  pâturage;  deux  racines,  la  pomme  de  terre  etleturneps;  deux 
céréales  de  printemps,  l'orge  et  l'avoine,  et  une  céréale  d'hiver,  le 
froment;  toutes  ces  plantes  enchaînées  entre  elles  par  un  assolement 
alterAû,  c'est-à-dire  par  l'intercalation  régulière  des  céréales  dites 
récoltes  blanches,  lohite  crops,  avec  les  plantes  fourragères  dites 
récoltes  vertes,  green  crops,  et  débutant  par  des  racines  ou  plantes 
sarclées  pour  finir  parle  froment;— c'est  tout.  Les  Anglais  ont  écarté 
toutes  les  autres  cultures,  comme  la  betterave  à  sucre,  le  tabac,  les 
oléagineux,  les  fruits,  les  unes  parce  que  leur  climat  s'y  oppose,  les 
autres  parce  qu'ils  les  ont  trouvées  trop  épuisantes,  et  qu'ils  n'ai- 

TOME   I.  gg 


91  Zi  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

ment  pas  en  général  à  compliquer  leurs  moyens  de  production.  Deux 
seules  ont  échappé  à  cette  exclusion,  le  houblon  en  Angleterre,  et  en 
Irlande  le  lin.  Là  où  ces  deux  plantes  sont  cultivées,  elles  le  sont 
avec  un  grand  succès.  La  récolte  du  lin  atteint  en  Irlande  une  valeur 
de  1,000  fr.  l'hectare;  mais  elle  ne  s'étend  que  sur  100,000  acres  ou 
40,000  hectares.  Le  houblon  est  un  produit  plus  riche  encore,  mais 
qui  ne  s'obtient  que  sur  20,000  hectares  environ. 

Les  jardins  et  vergers  occupent  relativement  beaucoup  moins  de 
place  qu'en  France,  et  leurs  produits  sont  loin  de  valoir  les  nôtres. 
Les  Anglais  mangent  en  général  peu  de  légumes  et  de  fruits,  et  ils 
ont  raison,  caries  uns  et  les  autres  sont  chez  eux  sans  saveur.  Tout  se 
concentre,  dans  leur  régime  alimentaire  comme  dans  leur  production, 
sur  un  petit  nombre  d'articles  obtenus  avec  une  extrême  abondance. 

Comme  pour  les  produits  animaux,  la  France  peut  invoquer  un 
certain  nombre  de  cultures  à  peu  près  inconnues  chez  nos  voisins,  et 
dont  les  produits  viennent  s'ajouter  chez  nous  à  ceux  des  cultures 
similaires.  Telle  est  d'abord  la  vigne,  cette  richesse  spéciale  de  notre 
sol,  qui  ne  couvre  pas  moins  de  2  millions  d'hectares  et  ne  produit 
pas  moins  de  250  francs  par  hectare;  tels  sont  encore  le  colza,  le 
tabac,  la  betterave  à  sucre,  la  garance,  le  mûrier  et  l'olivier;  tels  sont 
enfin  les  jardins  et  vergers,  qui  ne  comprennent  pas  moins  d'un  mil- 
lion d'hectares,  et  d'où  sortent  en  abondance  des  fruits,  des  légumes 
et  des  fleurs.  Tous  ces  produits  réunis  ont  une  valeur  annuelle  d'un 
milliard  au  moins. 

Ce  sont  là  des  trésors  incontestables  qui  rachètent  en  partie  notre 
infériorité,  et  qui  pourraient  la  racheter  plus  encore,  car  leur  avenir 
est  indéfini.  La  diversité  de  nos  climats  et,  mieux  encore,  notre 
génie  national,  qui  tend  naturellement  à  la  qualité  dans  la  variété, 
comme  le  génie  anglais  à  la  quantité  dans  l'uniformité,  nous  pro- 
mettent des  progrès  immenses  dans  ces  cultures,  qui  tiennent  de 
l'art.  Nous  sommes  loin  d'avoir  dit  notre  dernier  mot  à  ce  sujet,  et 
nos  ouvriers  ruraux,  comme  nos  ouvriers  d'industrie,  peuvent  com- 
penser de  plus  en  plus  par  la  perfection  et  l'originalité  ce  qui  nous 
manque  pour  la  masse  des  produits.  L'art  de  l'horticulture,  qui  crée 
de  si  grandes  valeurs  sur  une  petite  étendue  de  terrain,  doit,  en  se 
répandant,  accroître  beaucoup  nos  richesses;  il  en  est  de  même  d^s 
procédés  perfectionnés  pour  la  fabrication  des  vins  et  eaux-<ie-vie, 
pour  la  production  du  sucre,  de  la  soie,  de  l'huile,  etr^ 

Cependant  il  est  impossible  de  se  dissimuler  que,  dans  l'état  actuel 
des  choses,  avec  leurs  deux  ou  trois  cultures  appliquées  en  grand,  les 
Anglais  obtiennent,  par  la  généralité  et  la  simplicité  des  moyens,  des 
résultats  d'ensemble  bien  supérieurs,  résultats  que  nous  obtenons 
nous-mêmes  dans  les  parties  de  la  France  q«i  suivent  les  mêmes 


l'économie   rurale   en   ANGLETERRE.  915 

méthodes.  Ceux  de  nos  départemens  qui  ressemblent  le  plus  à  l'An- 
gleterre pour  la  nature  et  la  proportion  des  cultures  sont  encore  ceux 
où  l'on  arrive  en  somme  aux  meilleurs  résultats,  et  s'ils  restent  sur 
quelques  points  au-dessous  de  la  moyenne  anglaise,  c'est  que  la  pro- 
portion des  cultures  épuisantes  y  est  encore  trop  forte,  malgré  les 
progrès  faits  depuis  cinquante  ans  par  les  cultures  améliorantes. 

IL 

Essayons  maintenant  d'évaluer  la  production  totale  des  deux  agri- 
cultures. Cette  évaluation  est  fort  difficile,  surtout  quand  il  s'agit 
d'une  comparaison. 

Les  statistiques  les  mieux  faites  et  les  plus  officielles  contiennent 
des  doubles  emplois.  Ainsi,  dans  la  statistique  de  la  France,  le  pro- 
duit des  animaux  figure  trois  fois  :  d'abord  comme  revenu  des  prés 
et  pâturages,  ensuite  comme  revenu  des  animaux  vivans,  enfin  comme 
revenu  des  animaux  abattus.  Ces  trois  n'en  forment  qu'un  :  c'est  le 
revenu  des  animaux  abattus  qu'il  faut  prendre,  en  y  ajoutant  le  pro- 
duit du  laitage  pour  les  vaches,  celui  de  la  laine  pour  les  moutons, 
et  le  prix  des  chevaux  vendus  en  dehors  de  la  ferme  pour  des  usages 
non  agricoles.  Tout  le  reste  n'est  qu'une  série  de  moyens  de  produc- 
tion qui  s'enchaînent  pour  arriver  au  produit  réel,  c'est-à-dire  à  ce 
qui  sert  à  la  consommation  humaine,  soit  dans  la  ferme  elle-même, 
soit  en  dehors.  Ainsi  encore  il  n'est  pas  rationnel  de  porter  en  compte 
la  quantité  qui  sert  à  renouveler  les  semences;  les  semences  ne  sont 
pas  un  produit,  c'est  un  capital;  la  terre  ne  les  rend  qu'après  les  avoir 
reçues.  Ainsi  enfin  il  est  impossible  de  compter,  comme  le  font  quel- 
ques statistiques,  la  valeur  des  pailles  et  fumiers;  les  fumiers  sont 
bien  évidemment,  sauf  une  exception  importante  dont  je  parlerai 
pl^s  bas,  un  moyen  de  production,  et,  quant  aux  pailles,  elles  ne 
constituent  un  produit  qu'autant  qu'elles  servent  hors  de  la  ferme, 
par  exemple  à  nourrir  les  chevaux  employés  à  d'autres  usages. 

Tout  ce  qui  se  consomme  dans  la  ferme  pour  obtenir  la  produc- 
tion, comme  la  nourriture  des  animaux  de  travail  et  même  des  ani- 
maux en  général,  les  litières,  les  fumiers,  les  semences,  doit  figurer 
dans  les  moyens  de  production  et  non  dans  les  produits.  Il  n'y  a  de 
véritables  produits  que  ce  qui  peut  être  vendu  ou  donné  en  salaires. 
Sous  ce  rapport,  les  statistiques  anglaises  sont  beaucoup  mieux 
faites  que  les  nôtres;  les  notions  économiques  étant  plus  répandues 
en  Angleterre  que  chez  nous,  on  y  sépare  nettement  ce  qui  doit  être 
séparé,  et  les  produits  réels,  les  denrées  exportables,  sont  comptés 
à  part  des  moyens  de  production.  Nous  devons  d'autant  mieux  faire 
de  même  que,  les  moyens  de  production  étant  beaucoup  plus  mul- 
tipliés chez  nos  voisins  que  chez  nous,  la  comparaison  serait  encore 


Ô16  RE\UE   DES   DEUX   MONDES. 

plus  à  notre  désavantage,  si  nous  les  comprenions  dans  le  calcul. 

Cette  première  difficulté  levée,  nous  en  trouvons  d'autres.  —  Les 
propriétaires  français  se  sont  plaints  d'erreurs  et  d'omissions  dans 
la  statistique  officielle;  ces  imperfections  sont  réelles,  quoiqu'elles 
n'aient  pas  une  aussi  grande  importance  qu'on  pourrait  le  croire;  je 
les  ai  indiquées  déjà,  et  j'ai  essayé  de  les  réparer.  Ce  n'est  pas  là 
l'embarras  le  plus  grave;  la  véritable  pierre  d'achoppement,  c'est  la 
différence  des  prix.  Rien  n'est  variable  comme  les  prix,  soit  d'une' 
année  à  l'autre  dans  le  même  lieu,  soit  d'un  point  à  l'autre  du  même 
territoire,  à  plus  forte  raison  quand  il  s'agit  de  mettre  en  regard  des 
contrées  aussi  dissemblables.  Même  en  France,  les  anomalies  sont 
nombreuses;  les  prix  ruraux  ne  sont  pas  ceux  des  marchés,  les  prix 
de  la  Provence  ne  sont  pas  ceux  de  la  Normandie,  les  prix  de  1850 
ne  sont  pas  ceux  de  1847;  il  en  est  absolument  de  même  de  l'autre 
côté  du  détroit,  et  quand,  pour  sortir  de  là,  on  a  recours  à  des 
moyennes,  on  trouve  que  la  moyenne  générale  du  royaume-uni  n'est 
pas  la  même  que  la  moyenne  générale  de  la  France. 

Malgré  ces  causes  d'hésitation,  il  n'est  pas  absolument  impossible 
de  se  faire  une  idée,  au  moins  approximative,  de  la  masse  de  va- 
leurs créées  annuellement  dans  les  deux  pays  par  l'agriculture.  En 
déduisant  les  produits  qui  ne  sont  que  des  moyens  de  production, 
en  réparant  autant  que  possible  les  omissions  de  la  statistique  offi- 
cielle, et  en  ramenant  les  prix  à  la  moyenne  des  années  antérieures 
à  18Zi8,  on  trouve  que  la  valeur  annuelle  de  la  production  agricole 
française  devait  être,  il  y  a  cinq  ans,  d'environ  5  milliards,  divisés 
à  peu  près  comme  il  suit  : 

PRODUITS  ANIMAUX. 

Viande  de  bœuf,  de  porc  et  de  mouton 800  millions. 

Laines,  peaux,  suifs,  abats 300 

Lait,  beurre,  fromage 100 

Volailles  et  œufs 200 

Chevaux,  ânes  et  mulets  de  trois  ans 100 

Soie,  miel,  cire  et  autres  produits 100 

Total 1,600  millions. 

PRODUITS  VÉGÉTAUX. 

Céréales  pour  la  consommation  humaine 1,500  millions. 

Pommes  de  terre,  «6(d 100 

Vin  et  eau-de-vie 500 

Bière  et  cidre 100 

Foin,  paille  et  avoine  pour  les  chevaux  non  agricoles.  300 

Lin  et  chanvre .  150 

Sucre,  garance,  tabac,  huiles,  fruits,  légumes 500 

Bois 250 

Total 3,400  millions. 

Soit  en  moyenne,  pour  les  50  millions  d'hectares  de  notre  sol, 
déduction  faite  de  3  millions  d'hectares  occupés  par  les  chemins,  les 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  917 

rivières,  les  villes,  etc.,  un  produit  brut  de  100  francs  par  hectare, 
terrains  incultes  et  terrains  cultivés  tout  compris.  Le  minimum  est 
dans  les  terres  incultes  et  dans  les  terrains  forestiers,  qui  rapportent, 
les  uns  dans  les  autres,  de  15  à  20  francs;  le  maximum  est  obtenu 
dans  les  jardins,  les  vignobles  estimés,  les  terres  qui  portent  le  lin, 
le  houblon,  le  mûrier,  le  tabac  ou  la  garance,  et  dont  le  produit 
brut  s' élève  jusqu'à  1,000,  2,000,  3,000  francs  et  au-delà;  en  retran- 
chant à  la  fois  ces  deux  extrêmes,  on  retrouve  pour  la  grande  majo- 
rité des  terres  cultivées,  soit  32  millions  d'hectares  environ,  la 
moyenne  générale  de  100  francs  par  hectare. 

En  partageant  la  France  en  deux  moitiés  égales,  l'une  au  nord,  l'au- 
tre au  midi,  on  arrive  pour  la  moitié  septentrionale  à  un  produit  brut 
moyen  de  120  francs  l'hectare,  et  pour  la  partie  méridionale  de  80. 

Cette  disproportion  est  d'autant  plus  regrettable,  que  la  région 
méridionale  pourrait  être  la  plus  riche;  sur  quelques  points,  comme 
aux  environs  d'Orange  et  d'Avignon,  dans  les  vignobles  de  Cognac 
et  du  Bordelais,  dans  les  cantons  qui  produisent  l'huile  ou  la  soie,  etc. , 
on  arrive  à  des  rendemens  magnifiques;  mais  les  landes  et  les  mon- 
tagnes, qui  couvrent  un  quart  du  sol,  n'ont  presque  pas  été  mises  en 
valeur,  et,  dans  la  plus  grande  partie  du  reste,  la  culture  languit, 
sans  capitaux  et  sans  lumières.  Le  nord  l'emporte  par  la  même  rai- 
son qui  met  l'Angleterre  au-dessus  de  nous,  parce  que  la  bonne  cul- 
ture y  est  plus  générale. 

Enfin,  si  l'on  compare  entre  eux  les  divers  départemens  pris  dans 
leur  ensemble,  les  départemens  les  plus  productifs  paraissent  tou- 
jours être  ceux  du  Nord,  du  Pas-de-Calais,  de  la  Somme,  de  l'Oise, 
de  la  Seine-Inférieure,  où  la  moyenne  du  produit  brut  est  de  200  fr. 
par  hectare.  Le  département  du  Nord  produit  au  moins  300  francs» 
mais  il  est  le  seul  à  ce  taux.  Ceux  au  contraire  qui  produisent  le 
moins  sont  ceux  des  Landes,  de  la  Lozère,  des  Hautes  et  Basses- 
Alpes,  et  surtout  de  la  Corse.  Le  produit  brut  moyen  de  ces  départe- 
mens doit  être  de  30  fr.;  en  Corse,  il  est  tout  au  plus  de  10.  Le  reste 
de  la  France  s'échelonne  entre  ces  deux  points  extrêmes. 

On  arrivait  aussi  à  un  total  brut  de  5  milliards  de  francs  pour  la 
production  agricole  du  royaume-uni  avant  1848.  Ce  total  se  divisait 
à  peu  près  ainsi  :  3,250  millions  pour  l'Angleterre  proprement  dite, 
1  milliard  pour  l'Irlande,  250  millions  pour  le  pays  de  Galles,  et 
500  pour  l'Ecosse.  Réparti  par  hectare  de  la  superficie  totale,  ce 
revenu  donnait  le  résultat  suivant  : 

Angleterre 250  francs. 

Irlande,  Basse-Écosse  et  Galles.    .  125 

Haute-Écosse 12 

Moyenne  générale.  165 


918  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Ce  résultat,  si  énorme  en  comparaison,  puisqu'il  se  maintient  pour 
l'ensemble,  malgré  l'extrême  stérilité  d'une  portion  de  l'Irlande  et 
de  toute  la  Haute-Ecosse,  à  plus  d'un  tiers  en  sus  du  produit  moyen 
de  la  France,  était  obtenu  avec  un  petit  nombre  de  produits.  Voici 
comment  il  se  divisait  : 

PRODUITS   ANIMAUX. 

Viande  de  bœuf,  de  mouton  et  de  porc 1,700  millions. 

Laines,  peaux,  suifs,  abats 300 

Lait,  beurre,  fromage 400 

Chevaux  de  trois  ans 100 

Volailles .         25 

Total 2,323  millions. 

PRODUITS  VÉGÉTAUX. 

Froment 1,100  millions. 

Pommes  de  terre  pour  la  consommation  humaine.  .  .       300 

Orge,  avoine,  ibid 400 

Foin,  paille,  avoine  pour  les  chevaux  non  agricoles.  .       400 

Lin,  ckanvxe,  légumes,  fruits.    . 200 

Bois. 75 

Total 2,473  millions. 

La  comparaison  de  ces  deux  totaux  fait  ressortir  les  résultats  sui- 
vans  :  France,  1,600  millions  de  produits  animaux  et  3,/iOO  millions 
de  produits  végétaux;  royaume-uni,  2  milliards  et  demi  de  produits 
animaux  et  2  milliards  et  demi  de  produits  végétaux.  Lé  bois  figure 
d'une  part  pour  250  millions,  et  de  l'autre  pour  75  seulement. 

Je  dois  me  hâter  de  dire  que  la  disproportion  n'était  pas  en  réalité 
aussi  grande  qu'elle  le  paraît  d'après  ces  chiffres.  Le  calcul  qui  pré- 
cède repose  sur  les  prix  courans  anglais  avant  18Zi8;  or  ces  prix 
étaient  en  moyenne  de  20  pour  100  au-dessus  des  prix  français. 
Quand  le  blé  était  chez  nous  à  20  francs  l'hectolitre,  il  était  chez  eux 
à  25;  quand  la  viande  se  payait  chez  nous  1  franc  le  kilo,  elle  se  ven- 
dait chez  eux  un  shilling,  et  ainsi  de  suite.  Pour  établir  une  compa- 
raison exacte,  il  faut  ramener  les  prix  anglais  aux  prix  des  denrées 
similaires  en  France,  c'est-à-dire  réduire  les  5  milliaj-ds  de  20  pour 
100.  Nous  nous  trouvons  alors  en  présence  d'un  total  de  4  milliards^ 
qui  paraît  représenter  bien  réellement  la  valeur  de  la  production 
anglaise  comparée  à  la  nôtre.  Réparti  par  hectare,  ce  total  donnait  le 
résultat  suivant  : 

Angleterre 200  francs. 

Irlande^  Basse-Écosse  et  Galles.  100 

Haute-Ecosse .        10 

Moyenne  générale.  135 

Voilà,  je  crois,  la  vérité,  autant  du  moins  qu'on  peut  l'obtenir  au 
moyen  d'évaluations  aussi  générales.  On  voit  que  la  moyenne  de  pro- 
duction la  plus  élevée,  celle  de  l'Angleterre  proprement  dite,  était 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  919 

.atteinte  et  même  dépassée  dans  quelques-uns  de  nos  départemens. 
Les  différences  qui  existent  sur  notre  propre  sol  doivent  donc  nous  aider 
à  comprendre  la  distance  générale  entre  les  deux  pays.  Ce  produit 
de  200  francs  par  hectare,  qui  était  obtenu  dans  le  royaume-uni  sur 
une  moitié  du  territoire,  ne  l'est  chez  nous  que  sur  un  dixième  envi- 
ron; quatre  autres  dixièmes  se  tiennent  au  niveau  de  l'Irlande  et 
de  la  Basse-Ecosse;  c'est  la  dernière  moitié  qui  abaisse  surtout  la 
moyenne,  bien  que  l'équivalent  de  la  Haute-Écosse  ne  s'y  trouve  pas. 
Cette  supériorité  de  produits  se  démontre  d'ailleurs  par  deux  faits 
qui  servent  à  contrôler  les  chiffres  donnés  par  la  statistique  :  le  pre- 
mier est  l'état  de  la  population,  le  second  le  prix  vénal  des  terres. 

Lors  du  dénombrement  de  18/il,  la  population  totale  du  royaume- 
uni  était  de  27  millions  d'âmes,  et  celle  de  la  France  dé  3A.  Ainsi, 
quand  le  royaume-uni  nourrissait  presque  «ne  tête  humaine  par  hec- 
tare, la  France  en  nourrissait  une  seulement  par  hectare  et  demi  : 
en  supposant  la  consommation  égale  des  deux  parts,  ce  qui  doit  être 
exact  dans  l'ensemble,  car  si  la  population  anglaise  consomme  en 
général  plus  que  la  population  française,  la  population  irlandaise 
consomme  moins,  nous  retrouvons  à  peu  près  le  même  résultat  que 
par  l'examen  comparatif  des  deux  agricultures;  la  balance  penche 
même  un  peu  du  côté  du  royaume-uni  :  c'est  l'importation  des  den- 
rées alimentaires  qui  rétabht  l'équilibre. 

Si  nous  divisons  les  deux  populations  par  régions,  la  comparaison 
nous  donnera  encore  les  mêmes  résultats. 

L'Angleterre  proprement  dite,  même  en  y  comprenant  le  pays  de 
GaEes,  nourrissait  en  IShi  quatre  têtes  humaines  sur  3  hectares,  ce 
qui  se  retrouve  en  France  dans  les  départemens  où  la  production  est 
:aussi  forte;  l'Ecosse  prise  dans  son  ensemble  n'avait  qu'une  tête 
rsiu-  3  hectares,  et  notre  région  du  centre  et  de  l'est  une  sur  2;  l'Ir- 
lande comptait  une  tête  par  hectare,  et  notre  région  du  sud-ouest 
urne  sur  2,  ce  qui  indiquerait  pour  l'Irlande  une  production  double; 
mais  la  malheureuse  population  irlandaise  étant  beaucoup  moins 
l)ien  nom-rie  que  la  nôtre,  le  rapport  se  rétablit. 

Quant  à  la  valeur  moyenne  des  terres,  qui  se  proportionne  en  gé- 
néral à  la  quantité  des  produits  obtenus,  elle  était,  pour  les  terrains 
de  l'Angleterre  proprement  dite,  de  1 ,000  francs  l'acre  ou  2,500  francs 
l'hectare,  et  pour  le  reste  du  royaume-uni.,  non  compris  la  Haute- 
lÉcosse,  de  la  moitié  environ  de  ce  chiffre,  ou  1,250  francs.  La  Haute- 
Écosse  avec  ses  terres  incultes  valait  tout  au  plus  125  francs  l'hectare. 
En  retranchant  20  pour  100  de  ces  prix,  on  arrive  à  une  moyenne  de 
2,000  francs  pour  l'Angleterre,  de  100  francs  pour  la  Haute-Écosse^ 
et  de  1,000  francs  pour  le  reste  du  pays,  soit  en  moyenne  générale 
1,350  francs. 


920  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

En  France,  les  terrains  cultivés  de  la  moitié  septentrionale  doivent 
valoir  en  moyenne  1,500  francs  l'hectare,  et  ceux  de  la  moitié  méri- 
dionale 1,000  francs.  En  évaluant  les  8  millions  d'hectares  de  terres 
incultes  à  125  francs,  et  les  8  millions  de  terrains  forestiers  à  600  fr. 
l'hectare,  on  trouve  pour  moyenne  générale  1,000  francs. 

Ainsi  l'examen  comparatif  des  produits  agricoles,  le  chiffre  de  la 
population,  la  valeur  vénale  des  terres,  tout  se  réunit  pour  prouver, 
même  avec  les  estimations  les  plus  réduites,  que  le  produit  de  l'a- 
griculture britannique  pris  dans  son  ensemble  était,  il  y  a  cinq  ans, 
au  produit  de  l'agriculture  française,  à  surface  égale,  comme  135 
est  à  100,  et  qu'en  comparant  la  seule  Angleterre  à  la  France  en- 
tière, la  première  produisait  au  moins  le  double  de  la  seconde.  Cette 
démonstration  me  paraît  avoir  acquis  le  caractère  de  l'évidence. 

L'Irlande  elle-même  participait  à  cette  grande  production;  ses  souf- 
frances lui  viennent  d'autres  causes.  On  évaluait,  avant  18/18,  à  près 
de  600  millions  sa  production  en  avoine  et  en  pommes  de  terre  seu- 
lement, dont  la  plus  grande  partie  servait  à  la  nourriture  des  habi- 
tans,  et  ses  exportations  pour  l'Angleterre  en  blé  et  en  viande  étaient 
considérables.  J'ai  donc  eu  raison  de  dire  en  commençant  que  l'Ir- 
lande, à  surface  égale,  produisait  plus  que  notre  midi,  bien  que  les 
deux  tiers  de  son  sol  seulement  soient  cultivables. 

A  ces  produits,  il  faut,  pour  être  com.plétement  exact,  en  ajouter 
un  autre  qu'il  est  fort  difficile  d'apprécier,  mais  qui  n'en  est  pas 
moins  des  plus  importans  :  c'est  la  fertilité  qui  s'accumule  dans  le 
sol  par  les  fumiers,  les  amendemens,  les  travaux  de  toute  sorte, 
quand  les  récoltes  annuelles  n'en  épuisent  pas  les  effets.  C'est  pour 
en  tenir  compte  que  la  plupart  des  statisticiens  ont  été  entraînés  à 
mentionner  les  fourrages,  pailles  et  fumiers,  dans  les  produits;  mais 
il  y  a  dans  cette  façon  de  calculer  une  exagération  évidente,  puisque 
les  récoltes  absorbent  annuellement  la  plus  grande  partie  de  la  puis- 
sance acquise  par  ces  moyens.  Ce  qui  en  reste  est  le  seul  produit 
vrai,  mais  comment  le  mesurer?  Un  seul  élément  peut  nous  l'indi- 
quer avec  quelque  sûreté  :  c'est  l'augmentation  de  la  valeur  du  sol; 
cette  augmentation  de  valeur  peut  elle-même  être  amenée  par  d'au- 
tres causes,  mais  la  plus  constante  et  la  plus  active  est  l'accroisse- 
ment de  fertilité  qui  résulte  de  la  bonne  culture.  On  peut  l'évaluer 
en  moyenne,  chez  nos  voisins,  à  1  pour  100  de  la  valeur  par  an,  soit 
10  à  15  francs  par  hectare  pour  l'ensemble  des  trois  royaumes,  et 
20  francs  pour  l'Angleterre  proprement  dite.  En  France,  il  doit  être 
en  moyenne  de  1/2  pour  100,  soit  5  francs  par  hectare;  dans  nos 
départemens  les  mieux  cultivés,  il  doit  atteindre  la  moyenne  anglaise, 
mais  dans  d'autres  il  est  presque  nul. 

Bien  que  cette  évaluation  ne  soit  et  ne  puisse  être  qu'hypothé- 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  921 

tique,  elle  peut  suffire  pour  expliquer  la  supériorité  de  produit  des 
terres  en  Angleterre,  malgré  l'infériorité  naturelle  du  sol  et  du  cli- 
mat; la  fertilité  acquise  y  supplée.  Elle  a  déjà  constitué  un  capi- 
tal foncier  proportionnellement  très  supérieur  et  qui  grossit  tou- 
jours. 

Trois  sortes  de  capitaux  concourent  au  développement  de  la  richesse 
agricole  :  1°  le  capital  foncier,  qui  se  forme  à  la  longue  par  les  frais 
de  tout  genre  faits  pour  mettre  la  terre  en  bon  état;  2°  le  capital  d'ex- 
ploitation, qui  se  compose  des  animaux,  des  machines,  des  semences, 
et  qui  s'accroît  en  même  temps;  3°  le  capital  intellectuel,  ou  l'habi- 
leté agricole,  qui  se  perfectionne  par  l'expérience  et  la  réflexion.  Ces 
trois  capitaux  sont  beaucQup  plus  répandus  en  Angleterre  qu'en 
France.  Pourquoi?  Nous  nous  le  demanderons  bientôt,  et  nous  nous 
étonnerons  alors  que  la  supériorité  des  Anglais  ne  soit  pas  encore  plus 
marquée.  Nous  avons  racheté  par  la  fécondité  naturelle  de  notre  sol, 
par  le  travail  persévérant  de  notre  population  et  par  l'esprit  d'in- 
vention mdividuelle  qui  la  distingue,  une  partie  de  ce  qui  nous  a 
manqué.  ((Mon  Dieu,  disait  Arthur  Young  dans  son  langage  origi- 
nal, en  traversant  en  1790  nos  pauvres  campagnes,  donne-moi  pa- 
tience pour  voir  un  pays  si  beau,  si  favorisé  du  ciel,  traité  si  mal  par 
les  hommes.  »  Il  ne  dirait  pas  tout  à  fait  la  même  chose  aujourd'hui, 
ou  du  moins  il  ne  pourrait  le  dire  que  des  portions  les  plus  arriérées 
de  notre  territoire.  On  pourrait  lui  montrer  des  provinces  entières 
presque  aussi  bien  cultivées  que  sa  chère  Angleterre,  et  partout  les 
élémens  du  progrès  prêts  à  éclater.  Malheureusement  le  plus  grand 
nombre  végète  encore;  mais  ce  sont  les  circonstances  favorables  qui 
ont  fait  défaut. 

III. 

Pour  donner  le  dernier  trait  à  ce  tableau,  il  reste  à  nous  deman- 
der comment  se  partageait,  avant  18/i8,  le  produit  brut  que  nous 
venons  d'indiquer,  c'est-à-dire  quelle  était,  sur  ces  5  milliards  de 
valeur  nominale,  déduction  faite  de  l'impôt  et  des  frais  accessoires, 
la  part  qui  revenait  aux  propriétaires  du  sol,  ou  la  rente,  —  celle  qui 
payait  les  peines  et  rétribuait  le  capital  des  fermiers,  ou  le  profit,  — 
et  celle  qui  servait  à  rémunérer  le  travail  manuel  proprement  dit,  ou 
le  salaire.  Quand  nous  aurons  fait  le  même  travail  pour  la  France, 
notre  comparaison  entre  les  deux  agricultures  sera  complète. 

Avant  tout,  la  part  qui  se  prélève  pour  les  dépenses  générales  de  la 
société,  ou  l'impôt.  —  Beaucoup  d'erreurs  ont  été  répandues  et  sont 
encore  accréditées  en  France  sur  le  système  d'impôts  qui  règne  en 
Angleterre.  On  croit  assez  généralement,  sur  une  fausse  apparence, 


922  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  la  terre  anglaise  est  à  peu  près  affranchie  d'impôts,  et  que  les: 
taxes  indirectes  y  forment  tous  les  revenus  publics.  C'est  une  grande; 
méprise.  Nulle  part,  au  contraire,  la  terre  ne  supporte  un  aussi  lourd 
fardeau  qu'en  Angleterre.  Seulement,  ce  n'est  pas  l'état  qui  perçoit 
ce  que  la  terre  paie  directement,  ou  du  moins  il  n'en  revenait  presque 
rien  à  l'état  avant  l'établissement  de  Vincome  tax.  L'impôt  direct  à 
son  profit  n'était  représenté  que  par  une  taxe  insignifiante  que  les 
propriétaires  ont  rachetée  en  grande  partie,  le  land  lax  ;  mais  si  les 
taxes  indirectes  forment  presque  tout  le  revenu  de  l'état,  les  impôts 
directs  n'en  existent  pas  moins  sous  la  forme  de  taxes  locales. 

Ces  impôts  sont  au  nombre  de  trois,  la  taxe  des  pauvres,  les  taxes 
de  paroisse  et  de  comté,  qui  équivalent  à  pos  revenus  des  communes 
et  des  départemens,  et  la  dîme  de  l'église.  La  taxe  des  pauvres  s'é- 
levait encore,  il  y  a  cinq  ans,  malgré  tous  les  efforts  qui  avaient  été 
faits  pour  la  réduire,  à  6  millions  sterling  ou  150  millions  de  francs 
pour  la  seule  Angleterre.  Les  taxes  de  paroisse  et  de  comté,  pour  les 
chemins,  les  ponts,  la  police,  les  prisons,  etc.,  dépassent  encore, 
pour  l'Angleterre  seule ,  h  millions  sterling  ou  100  millions  de 
francs ,  en  tout  250  millions.  La  propriété  rurale  paie  à  elle  seule 
plus  des  deux  tiers  de  cette  somme.  En  y  joignant  la  partie  non 
rachetée  du  land  tax,  qui  s'élève  pour  l'Angleterre  à  25  millions  de 
francs,  et  enfin  la  troisième  charge  de  la  propriété  rurale  anglaise, 
la  dîme,  autrefois  variable  et  arbitraire  dans  sa  perception,  et  qui, 
depuis  sa  commutation  en  une  rente  à  peu  près  fixe,  atteint  au  moins 
175  raillions,  on  trouve  un  total  de  375  millions,  soit,  pour  les  15  mil- 
lions d'hectares  de  l'Angleterre  et  du  pays  de  Galles,  une  moyenne 
de  25  francs  par  hectare,  ou  8  shillings  par  acre. 

Cette  moyenne  elle-même  ne  donne  qu'une  idée  inexacte  du  far- 
deau qui  pèse  sur  certains  points  du  sol  anglais.  Une  partie  de  la 
dîme  ayant  été  rachetée  aussi  bien  qu'une  partie  du  land  tax,  la 
taxe  des  pauvres  étant  aussi  très  inégalement  répartie,  puisqu'elle 
n'est  point  centralisée  et  qu'elle  suit  les  variations  du  paupérisme 
d'après  les  localités,  il  s'ensuit  que  certaines  régions  sont  fort  au- 
dessous  de  la  moyenne,  et  certaines  autres  fort  au-dessus.  Il  n'est 
pas  rare  de  trouver  en  Angleterre  des  terres  qui  paient  jusqu'à  50  fr. 
l'hectare  de  taxes  de  toute  sorte. 

L'Irlande  et  l'Ecosse  sont  moins  surchargées,  l'Lcosse  surtout;  la 
plupart  des  taxes  anglaises  y  sont  inconnues.  L'Ecosse  paie  envi- 
ron 12  millions  de  francs,  et  l'Irlande  38.  Voilà  425  milhons  pour  le 
royaume-uni  payés  par  la  terre  proprement  dite. 

L'impôt  foncier  sur  le  sol,  déduction  faite  des  propriétés  bâties, 
s'élève  en  France,  en  principal  et  centimes  additionnels,  et  en  y  com- 
prenant la  prestation  en  nature  pour  les  chemins,  à  250  raillions 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  02S 

en  tout,  ou  5  francs  par  hectare;  cet  impôt  est  donc  le  cinquième 
environ,  en  valeur  nominale,  de  ce  qu'il  est  en  Angleterre. 

Aces  chiffres,  il  faut  ajouter  Yincome  tax,  qui  a  quelque  analogie 
avec  notre  contribution  personnelle  et  mobilière,  et  qui  emporte  en- 
core environ  3  pour  100  du  revenu  net  des  propriétaires  et  1  1/2 
pour  100  de  celui  des  fermiers.  Les  impôts  sur  les  propriétés  bâties, 
dont  les  propriétaires  ruraux  supportent  leur  part,  sont  dans  la  même 
proportion  que  ceux  qui  portent  sur  la  terre  proprement  dite.  Enfin 
les  taxes  indirectes,  outre  qu'elles  réduisent  en  fait  le  revenu  des 
propriétaires  en  élevant  le  prix  de  toutes  les  denrées,  pèsent  lour- 
dement sur  quelques-uns  des  produits  agricoles,  notamment  sur 
l'orge,  qui  sert  à  la  fabrication  de  la  bière  et  qui  ne  paie  pas  moins 
de  125  millions  de  francs;  il  a  été  récemment  question  de  réduire  cet 
impôt,  mais  rien  n'est  encore  décidé.  Notre  impôt  des  boissons  pro- 
duit, comme  on  sait,  100  millions. 

La  propriété  rurale  anglaise  est ,  il  est  vrai,  affranchie  en  partie 
d'une  charge  qui  atteint  largement  la  terre  en  France,  l'impôt  sur  les 
successions,  les  mutations  et  les  hypothèques;  mais  cette  franchise, 
qui  n'est  réelle  que  pour  les  terres  de  franc-aleu  ow.  freeholds ,  et  qui 
manque  aux  terres  soumises  aux  droits  seigneuriaux  ou  copyholds^ 
perd  beaucoup  de  son  importance,  quand  on  songe  aux  frais  de  tout 
genre  qu'entraîne  l'incertitude  de  la  propriété  anglaise  par  l'absence 
d'un  bon  système  d'enregistrement. 

Voilà  donc  un  premier  résultat  de  cette  grande  production  anglaise, 
l'élévation  possible  de  l'impôt.  Je  ne  m'arrêterai  pas  à  montrer  la 
richesse  qui  en  résulte  pour  le  pays  en  général  et  pour  l'agricul- 
ture elle-même,  qui  profite  la  première  des  dépenses  faites  avec  son 
argent.  Il  est  bien  évident  que,  si  la  propriété  rurale  française  pou- 
vait payer  beaucoup  plus  d'impôt,  la  face  de  nos  campagnes  chan- 
gerait bien  vite  :  elles  se  couvriraient  de  chemins  ruraux,  de  ponts, 
d'aqueducs,  de  travaux  d'art,  qui  leur  manquent  aujourd'hui  faute 
de  fonds,  et  qui  abondent  chez  nos  voisins. 

Après  l'impôt  viennent  les  frais  accessoires  de  la  culture  :  tels  sont 
les  achats  d'engrais  artificiels,  l'entretien  des  machines  aratoires,  les 
renouvellemens  de  semences  et  d'animaux  reproducteurs,  etc.;  c'est 
tout  au  plus  si  le  cultivateur  français  peut  consacrer  en  moyenne 
il  ou  5  francs  par  hectare  à  ces  dépenses  si  productives,  tandis  qu'on 
ne  pouvait  pas  les  évaluer,  même  avant  18A8,  à  moins  de  25  francs 
par  hectare  en  moyenne  pour  tout  le  royaume-uni,  et  à  moins  de 
50  francs  pour  l'Angleterre  proprement  dite.  C'est,  comme  on  voit, 
de  huit  à  dix  fois  plus  qu'en  France,  même  avec  la  réduction  de 
20  pour  100.  Tel  est  le  second  effet  de  cette  production  supérieure  : 
plus  on  produit,  plus  on  peut  consacrer  de  ressources  à  l'accrois- 


924  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sèment  de  la  production ,  et  la  richesse  se  multiplie  par  elle-même. 

Malgré  cette  part  faite  à  l'impôt  et  aux  frais  accessoires,  quand  ce 
qui  reste  du  produit  brut  se  divisait  entre  ceux  qui  avaient  concouru 
à  le  former  par  leur  capital,  leur  intelligence  et  leurs  bras,  la  part  qui 
revenait  à  chacun  d'eux  était  plus  grande  en  Angleterre  qu'en  France. 

D'abord  la  rente  du  propriétaire  ou  le  revenu  du  capital  foncier. 
—  L'idée  de  la  rente  n'est  pas  aussi  généralement  dégagée  en  France 
qu'en  Angleterre,  elle  se  confond  avec  le  profit  de  l'exploitant  et  le 
revenu  du  capital  d'exploitation,  quand  le  propriétaire  dirige  lui- 
même  la  culture,  et  même  avec  le  salaire  proprement  dit,  quand  il 
cultive  son  bien  de  ses  propres  mains.  On  peut  cependant  évaluer  à 
30  francs  par  hectare  la  rente  moyenne  des  terres  en  France,  c'est- 
à-dire  le  revenu  net  du  capital  foncier,  déduction  faite  de  tout  revenu 
du  capital  d'exploitation,  de  tout  salaire  et  de  tout  profit,  soit  en 
tout  1,500  millions  pour  nos  50  millions  d'hectares  cultivés  ou  non. 
On  sait  plus  exactement,  par  suite  de  l'organisation  de  la  culture 
anglaise,  qui  sépare  presque  toujours  la  propriété  de  l'exploitation, 
quelle  était  avant  1848  la  rente  des  propriétés  rurales  dans  les 
diverses  parties  du  royaume-uni. 

Le  minimum  de  la  rente  se  trouve  à  l'extrémité  nord  de  l'Ecosse, 
dans  le  comté  de  Sutherland  et  dans  les  îles  voisines,  où  elle  des- 
cend jusqu'à  1  franc  25  centimes  par  hectare  de  valeur  nominale, 
soit  1  franc  de  valeur  comparative.  L'ensemble  des  highlands^  qui 
comprend,  avons-nous  dit,  bien  près  de  k  millions  d'hectares,  ne 
rapporte  en  moyenne  que  3  francs  par  hectare  à  ses  propriétaires. 
Le  maximum  est  obtenu  dans  quelques  prairies  des  environs  de  Lon- 
dres et  d'Edimbourg,  qui  se  louent  jusqu'à  2,000  francs  l'iiectare; 
les  rentes  de  500  francs,  300  francs,  200  francs,  ne  sont  pas  rares 
dans  les  Lothians  et  dans  les  parties  de  l'Angleterre  qui,  avoisinent 
les  grandes  villes.  Toute  la  partie  centrale  de  l'île,  qui  comprend, 
outre  le  comté  de  Leicester,  le  plus  central  de  tous,  ceux  qui  l'envi- 
ronnent, rapporte  en  moyenne  100  francs  par  hectare;  c'est  sans 
comparaison  la  région  la  plus  riche  des  trois  royaumes.  A  mesure 
qu'on  s'éloigne  de  ce  cœur  du  pays,  la  rente  descend;  au  sud,  elle 
tombe  en  moyenne,  dans  les  comtés  de  Sussex,  de  Surrey  et  de  Hauts, 
à  50  francs  l'hectare;  au  nord,  dans  ceux  de  Cumberland  et  de  West- 
moreland,  à  30  francs,  et  à  l'ouest,  dans  les  plus  mauvaises  parties 
du  pays  de  Galles,  à  10.  Pour  l'Angleterre  entière,  la  moyenne  est 
75  francs. 

Dans  la  Basse-Écosse,  le  million  d'hectares  qui  entoure  les  deux 
embouchures  du  Forth  et  du  Tay  rapporte  presque  autant  que  le 
comté  de  Leicester  et  ses  annexes;  mais,  à  mesure  aussi  qu'on  s'é- 
loigne de  ces  terres  privilégiées,  la  rente  descend,  et  la  moyenne  de  la 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  925 

Basse-Écosse  est  égale  en  somme  à  celle  de  ses  voisins  d'Angleterre, 
les  comtés  de  Gumberland,  de  Westmoreland  et  le  pays  de  Galles. 

En  Irlande,  nous  trouvons  dans  le  comté  de  Meath,  en  Leinster, 
et  dans  les  comtés  annexes  de  Louth  et  de  Dublin,  un  autre  million 
d'hectares  dont  la  rente  est  aussi  élevée  que  dans  le  centre  de  l'An- 
gleterre, mais  nous  trouvons  en  même  temps  dans  les  montagnes  de 
l'ouest  et  dans  le  Gonnaught  presque  tout  entier  une  moyenne  beau- 
coup plus  basse. 

En  résumé,  en  adoptant  pour  la  classification  des  rentes  les  mêmes 
divisions  que  pour  l'appréciation  générale  du  produit  brut,  voici  le 
résultat  qu'on  obtient  : 

Rente  moyenne  par  hectare. 

Angleterre 75  francs. 

Basse-Écosse  et  Galles.     ....  30 

Haute-Écosse 3 

Trois  quarts  de  l'Irlande 50 

Nord-ouest  de  l'Irlande 25 

Moyenne  générale.  50  francs. 

Tous  ces  chiffres  doivent  être  réduits  de  20  pour  100  d'après  la 
base  que  nous  avons  adoptée;  ils  deviennent  alors  les  suivans  : 

Angleterre 60  fr. 

Basse-Écosse  et  Galles 24 

Haute-Écosse 2       40  cent. 

Trois  quarts  de  l'Irlande 40 

Nord-ouest  de  l'Irlande 20 

Moyenne  générale.  40  francs. 

En  France,  dans  le  département  du  Nord,  la  rente  atteint  en  moyenne 
100  francs  l'hectare,  ce  qui  le  maintient  au  niveau  et  même  au-dessus 
des  meilleurs  comtés  anglais.  Dans  ceux  qui  le  touchent  de  plus  près, 
elle  est  encore  de  80  francs,  et  elle  descend  progressivement  jus- 
qu'aux départemens  de  la  Lozère  et  des  Hautes  et  Basses-Alpes,  où 
elle  tombe  à  10  francs.  Dans  l'île  de  Corse,  elle  est  tout  au  plus  de  3, 
comme  dans  les  highlands. 

En  second  lieu,  le  bénéfice  des  exploitans.  — On  l'évaluait  généra- 
lement en  Angleterre  à  la  moitié  de  la  rente,  soit  25  francs  par  hec- 
tare pour  tout  le  royaume-uni  ou  en  valeur  réduite  20  fr.  Gette 
richesse  se  divise  en  deux  parts  :  le  revenu  des  capitaux  engagés 
dans  la  culture,  et  le  profit  proprement  dit,  ou  la  rémunération  de 
l'industrie  agricole.  Le  revenu  des  capitaux  étant  évalué  à  5  pour  100, 
la  part  du  profit  doit  être  en  général  égale,  ce  qui  porte  à  10  pour  100 
le  revenu  du  capital  engagé.  Le  capital  d'exploitation  devait  être 
alors  pour  les  trois  royaumes  de  250  francs  par  hectare  en  moyenne 
ou  200  francs  de  valeur  réduite.  Ge  capital  appartenant  presque 
universellement  à  des  fermiers,  c'est  à  eux  que  revenait  à  peu  près  en 
totalité  cette  part  du  produit  brut.  Dans  l'Angleterre  proprement 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dite,  le  revenu  moyen  des  fermiers  devait  être  de  âO  francs  par  hec- 
tare en  valeur  nominale,  ce  qui  supposait  un  capital  d'exploitation 
de  ÛOO  francs  ou  en  valeur  réduite  320. 

En  France,  c'est  tout  au  plus  si  l'équivalent  de  ce  bénéfice  s'élève 
•à  10  francs  par  hectare,  c'est-à-dire  à  la  moitié  de  la  moyenne  du 
royaume-uni  et  au  tiers  de  celle  de  l'Angleterre  proprement  dite. 
Il  n'y  a  que  le  nord  de  l'Ecosse  et  l'ouest  de  l'Irlande  qui  soient  au- 
dessous  de  la  moyenne  française;  le  reste  est  généralement  fort  au- 
dessus.  Il  est  d'ailleurs  aussi  diflicile  de  distinguer  en  France  le  béné- 
fice que  la  rente.  Un  quart  seulement  du  sol  est  affermé,  et  dans  les 
trois  autres  quarts  le  bénéfice  est  confondu  soit  avec  la  rente,  sort 
avec  le  salaire.  En  somme,  la  moyenne  du  capital  d'exploitation  peut 
être  évaluée  chez  nous  à  100  francs  l'hectare.  Là  est  un  des  plus 
grands  signes  de  notre  infériorité,  car  en  agriculture,  comme  dans 
toute  espèce  d'industrie,  le  capital  d'exploitation  est  un  des  agens 
principaux  de  la  production. 

Les  fermiers  de  l'Angleterre  proprement  dite  possédaient  donc,  à 
surface  égale,  le  même  revenu  que  nos  propriétaires  français  au 
moins.  Le  fermier  d'une  terre  de  cent  hectares,  par  exemple,  avait 
l'équivalent  de  3,000  fr.  de  revenu  net;  le  propriétaire  d'une  terre  de 
même  étendue,  dans  les  conditions  moyennes,  n'aurait  pas  eu  da- 
vantage chez  nous.  Dans  les  parties  les  plus  riches,  les  fermiers  ga- 
gnaient 50,  60,  jusqu'à  100  francs  par  hectare;  on  en  trouvait  qui 
jouissaient  de  10,000,  20,000,  30,000  francs  de  revenu.  De  là  l'im- 
portance sociale  de  cette  classe  qui  n'est  pas  moins  assise  sur  le  sol 
que  la  propriété  elle-même.  On  les  appelle  des  gentilshommes  fer- 
miers, gentlemen  farmers.  Ils  vivent  pour  la  plupart  dans  une  aisance 
modeste,  mais  comfortable;  ils  sont  abonnés  aux  journaux  et  aux 
revues,  et  peuvent  faire  paraître  de  temps  en  temps  sur  leur  table  la 
bouteille  de  claret  et  de  Porto;  leurs  filles  apprennent  à  jouer  du  piano. 
Quand  on  visite  les  campagnes  en  Angleterre,  on  est  parfaitement 
reçu,  pour  peu  qu'on  ait  quelques  lettres  d'introduction,  dans  ces  fa- 
milles cordiales  et  simples,  qui  cultivent  souvent  la  même  ferme  de- 
puis plusieurs  générations.  L'ordre  le  plus  parfait  règne  dans  la  mai- 
son; on  y  sent  à  chaque  pas  cette  régularité  d'habitudes  qui  révèle 
le  long  usage.  L'aisance  est  venue  peu  à  peu  par  le  travail  hérédi- 
taire, c'est  surtout  depuis  le  temps  d'Arthur  Young  qu'elle  s'est  dé- 
veloppée, on  en  jouit  comme  d'un  bien  honnêtement  et  laborieuse- 
ment acquis.  J'ai  vu  un  jour  dans  un  des  comtés  d'Angleterre  les 
moins  fertiles,  le  Nottinghamshire,  une  réunion  de  fermiers  après  un 
marché;  des  pairs  d'Angleterre  n'auraient  pas  mieux  dîné.  Aucun 
d'eux  ne  songe  à  devenir  propriétaire,  leur  condition  est  bien  meil- 
leure; pour  avoir  3,000  francs  de  revenu  comme  propriétaire,  il  faut 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  927 

au  moins  100,000  francs  de  capital,  tandis  qu'il  suffit  de  30,000  fr. 
pour  les  avoir  comme  fermier. 

Viennent  enfin  les  salaires. — Ici  l'avantage  paraît  être  du  côté  de  la 
France,  en  ce  sens  que  la  France  emploie  en  salaires  une  part  du  produit 
brut  plus  considérable  que  le  royaume-uni;  mais  cette  question  des 
salaires  est  très  complexe,  et,  quand  on  l'examine  de  près,  on  voit 
que  l'avantage  revient  encore  à  nos  voisins,  au  moins  en  ce  qui  con- 
cerne les  trois  quarts  du  pays.  Seulement  leur  supériorité  était  moins 
marquée  sur  ce  point  que  sur  les  autres  avant  IShS,  et  c'était  là  la 
partie  la  plus  faible  de  leur  organisation  rurale.  Sur  quelques  points 
du  territoire,  le  mal  était  sérieux  et  profond,  et  il  menaçait  de  le  de- 
venir pour  le  reste. 

Quand  on  cherche  à  se  rendre  compte  de  la  répartition  des  salaires 
avant  1848,  soit  en  France,  soit  dans  les  diverses  parties  du  royaume- 
uni,  on  trouve,  en  laissant  pour  le  moment  l'Ecosse  de  côté  à  cause 
des  phénomènes  particuliers  qu'elle  présente,  qu'en  Angleterre  on 
ne  consacrait  aux  salaires  que  le  quart  environ  du  produit  brut,  soit 
l'équivalent  de  50  francs  par  hectare  ou  à  peu  près,  tandis  qu'en 
France  et  en  Irlande  on  en  employait  la  moitié,  soit  encore  50  francs 
par  hectare  ou  l'équivalent;  mais  le  revers  de  la  médaille  n'est  pas 
loin,  c'est  le  nombre  des  travailleurs  exigé  de  part  et  d'autre  pour 
la  production.  En  Angleterre,  ce  nombre  avait  été  réduit  autant  que 
possible;  en  France,  il  était  déjà  beaucoup  plus  grand,  et  en  Irlande 
beaucoup  plus  encore;  voici  quel  était  approximativement  le  chilï're 
de  la  population  rurale  dans  les  trois  pays  : 

Angleterre,  li  millions  d'âmes  sur  16  de  population  totale; 

France,      20  millions  sur  35  ; 

Irlande,       5  millions  sur  8. 

D'où  il  suit  que  la  population  rurale  formait  en  Angleterre  le  quart 
seulement  de  la  population  totale,  en  France  les  quatre  septièmes, 
et  en  Irlande  les  deux  tiers  ;  la  répartition  sur  la  surface  du  sol  don- 
nait les  résultats  suivans  :  Angleterre,  30  têtes  par  100  hectares, 
France,  AO  têtes,  Irlande,  60. 

Tout  s'explique  par  le  rapprochement  de  ces  chiffres.  Bien  que 
l'Angleterre  n'employât  en  salaires  que  l'équivalent  de  50  francs  par 
hectare,  tandis  que  la  France  et  l'Irlande  en  employaient  autant,  le 
salaire  effectif  devait  être  plus  considérable  en  Angleterre  qu'en 
France  et  en  France  qu'en  Irlande,  parce  qu'il  se  répartissait  sur  un 
moindre  nombre  de  têtes. 

Nous  pouvons  en  même  temps  y  trouver  la  mesure  de  l'organisa- 
tion du  travail  dans  les  trois  pays  :  en  Angleterre,  30  personnes  suf- 
fisaient pour  cultiver  100  hectares  et  leur  faire  rapporter  l'équiva- 
lent de  200  francs  par  hectare,  tandis  qu'en  France  il  en  fallait  40 


928  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pour  n'obtenir  qu'un  produit  moyen  de  100  fr. ,  et  en  Irlande  60; 
d'où  il  suit  que  le  travail  en  Angleterre  devait  être  beaucoup  plus 
productif  qu'en  France,  et  en  France  qu'en  Irlande. 

Ces  données  générales  sont  confirmées  par  les  faits  de  détail.  En 
Angleterre,  la  moyenne  du  salaire  rural  pour  les  hommes  était,  avant 
18Zi8,  de  9  à  10  shillings  par  semaine  ou  2  francs  par  jour  de  tra- 
vail, et  en  valeur  réduite,  1  franc  60  centimes.  Sur  les  points  les  plus 
riches,  cette  moyenne  s'élevait  à  12  shillings  ou  2  francs  50  centimes 
par  jour  de  travail,  et  en  valeur  réduite,  2  francs.  Sur  les  points  les 
moins  riches,  elle  tombait  à  8  shillings,  ou  un  peu  plus  de  1  franc 
50  centimes  par  jour,  et  en  valeur  réduite,  1  franc  25. 

Dans  la  Basse-Ecosse  et  le  pays  de  Galles,  la  moyenne  des  salaires 
était  de  8  shillings  par  semaine  ou  de  1  franc  25  centimes,  valeur 
réduite,  par  jour  de  travail.  Dans  la  Haute-Écosse  et  les  trois  quarts 
de  l'Irlande,  la  moyenne  était  de  6  shillings  par  semaine,  ou,  en  va- 
leur réduite,  1  franc  par  jour  de  travail.  Dans  l'ouest  de  l'Irlande, 
la  moyenne  tombait  à  4  shillings,  soit  70  centimes  par  jour. 

En  France,  la  moyenne  du  salaire  rural  des  hommes  doit  être  de 
1  franc  25  centimes  à  1  franc  50  par  jour  de  travail.  Sur  certains 
points,  il  s'élève  à  la  hauteur  du  salaire  anglais;  sur  d'autres,  il  tombe 
au  niveau  du  salaire  irlandais. 

Des  considérations  de  l'ordre  le  plus  grave  se  rattachent  à  cette 
question  des  salaires;  j'y  reviendrai.  Il  me  suffit  pour  le  moment 
de  constater  que,  grâce  à  la  réduction  de  main-d'œuvre,  qui  forme 
une  des  bases  de  leur  système  agricole,  les  Anglais  avaient  pu  élever 
chez  eux  le  niveau  des  salaires  en  même  temps  que  celui  des  rentes, 
des  profits,  des  impôts  et  des  frais  accessoires,  mais  dans  une  moindre 
proportion.  L'Irlande  et  l'Ecosse  faisaient  exception. 

En  sus  de  la  somme  annuellement  consacrée  aux  salaires,  et  qui 
s'élevait,  pour  la  seule  Angleterre,  à  plus  de  700  millions  de  valeur 
nominale,  les  classes  ouvrières  rurales  de  ce  pays  trouvaient  encore 
une  grande  ressource  dans  la  taxe  des  pauvres,  qui  n'est,  en  défini- 
tive, qu'un  supplément  de  salaire,  et  qui  venait  accroître  de  150  mil- 
lions leur  dotation  annuelle. 

Du  reste,  il  suffit  d'entrer,  en  Angleterre,  dans  un  cottage  de 
paysan,  et  de  le  comparer  à  la  chaumière  de  la  plupart  de  nos  culti- 
vateurs, pour  sentir  une  différence  dans  l'aisance  moyenne  des  deux 
populations.  Bien  que  le  paysan  français  soit  souvent  propriétaire 
et  ajoute  ainsi  un  peu  de  rente  et  de  profit  à  son  salaire,  il  vit  moins 
bien  en  général  que  le  paysan  anglais.  Il  est  moins  bien  vêtu, 
moins  bien  logé,  moins  bien  nourri  ;  il  mange  plus  de  pain,  mais 
ce  pain  est  assez  généralement  fait  avec  du  seigle,  avec  un  supplé- 
ment de  maïs,  de  sarrasin  et  même  de  châtaignes,  tandis  que  le  pain 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  929 

du  paysan  anglais  est  de  froment,  avec  un  faible  supplément  d'orge 
ou  d'avoine;  il  boit  quelquefois  du  vin  ou  du  cidre,  ce  qui  manque  au 
paysan  anglais,  qui  n'a  que  de  l'eau  ou  un  peu  de  petite  bière,  mais 
il  n'a  pas  de  viande,  et  le  paysan  anglais  en  a. 

Malgré  ces  avantages,  la  question  des  salaires  était,  même  en 
Angleterre,  une  question  brûlante  avant  1848.  Il  est  vrai  que  la  race, 
le  climat  et  les  habitudes  donnent  aux  ouvriers  ruraux  anglais  plus 
de  besoins  qu'aux  nôtres.  La  contrée  d'Angleterre  où  les  salaires 
sont  le  plus  bas  est  la  pointe  sud  de  l'île  qui  forme  les  comtés  de 
Dorset,  de  Devon  et  de  Gornwall.  Dans  cette  région,  le  salaire  était 
l'équivalent  de  1  franc  25  centimes  par  jour,  et,  bien  qu'il  fût  au 
niveau  de  la  plupart  de  nos  salaires  français,  il  était  généralement 
regardé  comme  insuffisant.  Dans  les  parties  de  l'Irlande  et  de  l'Ecosse 
où  il  tombait  au-dessous  de  la  moyenne  française,  la  misère  était 
infiniment  plus  grande  que  chez  nous,  à  taux  égal.  L'équivalent  de 
20  sous  par  jour,  dont  se  contentent  en  France  beaucoup  de  nos 
paysans,  fait  jeter  les  hauts  cris;  quand  on  arrive  à  70  centimes, 
Comme  dans  les  Hébrides  et  le  Connaught,  l'existence  paraît  absolu- 
ment impossible.  Hélas!  je  connais  des  contrées  en  France  où  l'on 
vit  encore  à  ce  prix-là,  et  sans  trop  se  plaindre;  il  est  vrai  que  cette 
pauvreté,  déjà  si  pénible  par  elle-même,  n'est  pas  aggravée  par  la 
rudesse  d'un  climat  hyperboréen,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  par  le 
sentiment  d'une  inégalité  excessive.  L'équivalent  de  70  centimes  par 
jour,  c'est  partout  un  maigre  salaire;  mais  il  doit  plus  qu'ailleurs 
paraître  intolérable  dans  un  pays  où  le  salaire  courant  des  ouvriers 
ruraux  est  sur  quelques  points  de  2  francs  50,  et  où  celui  des  ou- 
vriers d'industrie  s'élève  en  moyenne  encore  plus  haut. 

Voici,  d'après  ce  qui  précède,  comment  se  partageait  approxima- 
tivement le  produit  brut  en  France  et  en  Angleterre  proprement  dite  : 


FRANCE. 


Rente  du  propriétaire. 
Bénéfice  de  l'exploitant 

Impôts 

Frais  accessoires.   . 
Salaires 


Total. 


ANGLETERRE 


Rente  du  propriétaire 
Bénéfice  du  fermier. 

Impôts 

Frais  accessoires.    . 
Salaires 


Total. 


30  fr.  par  hectare. 


10 
5 
5 

50 


100  fr.  par  hectare. 

valeur  nominale). 

75  fr.  par  hectare. 
40 


50 
60 


250  fr.  par  hectare. 

60 


930  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Et  avec  la  réduction  de  20  pour  100  : 

Rente 60  fr.  par  hectare. 

Bénéfice 32 

Impôt 20 

Frais 40 

Salaires 48 

Total.  ...    200  fr.  par  hectare. 

Toutes  les  parties  prenantes,  sauf  le  salaire,  avaient  donc  une  part 
plus  grande  en  Angleterre  qu'en  France;  même  en  réduisant  tous  les 
prix,  la  rente  était  double,  le  bénéfice  plus  que  triple,  l'impôt  qua- 
druple; le  salaire  lui-même,  quoique  égal  ou  à  peu  près  en  quantité 
absolue,  était  relativement  un  peu  plus  élevé.  Le  reste  du  royaume- 
uni  offrait  des  résultats  moins  satisfaisans,  mais  presque  toujours 
supérieurs  aux  nôtres. 

Tels  sont  les  faits,  ou  du  moins  tels  ils  étaient  il  y  a  cinq  ans. 
J'examinerai  plus  tard  quels  sont  les  changemens  survenus  depuis, 
soit  en  France  soit  dans  le  royaume-uni;  ces  changemens  sont  consi- 
dérables, surtout  chez  nos  voisins,  où  une  révolution  plus  légitime, 
plus  réfléchie  et  surtout  plus  féconde  que  notre  révolution  de  1848, 
s'est  accomplie  paisiblement,  pendant  que  nous  remontions  avec 
effort  la  pente  de  l'abîme  où  nous  nous  étions  jetés.  Quelque  chose 
de  pareil  à  ce  qui  s'est  passé  en  France  et  en  Angleterre  de  1790 
à  1800  s'est  reproduit  pendant  ces  cinq  années,  si  stérilement  péni- 
bles pour  nous,  si  utilement  actives  pour  eux.  Pendant  que  nous 
posions  bruyamment  beaucoup  de  questions  sans  les  résoudre,  ils 
les  résolvaient  sans  les  poser,  et  nous  sommes  sortis  les  uns  et  les 
autres  de  l'épreuve,  eux  fortifiés  et  nous  affaiblis. 

Mais  avant  de  raconter  cette  crise  respective  qui  a  augmenté 
encore  la  distance  déjà  si  grande  que  nous  venons  de  constater,  il 
importe  de  rechercher  les  causes  de  la  supériorité  agricole  anglaise 
jusqu'à  18/j7.  Ces  causes  dérivent  de  l'histoire  et  de  l'organisation 
entière  des  deux  pays.  La  situation  agricole  d'un  peuple  n'est  pas 
un  fait  isolé,  c'est  une  part  du  grand  ensemble.  La  responsabilité  de 
l'état  imparfait  de  notre  agriculture  ne  revient  pas  à  nos  cultivateurs 
exclusivement;  son  progrès  ultérieur  ne  dépend  pas  uniquement 
d'eux,  ou,  pour  mieux  dire,  ce  n'est  pas  en  fixant  leurs  regards  sur 
le  sol  qu'ils  peuvent  arriver  à  se  rendre  tout  à  fait  compte  des  phé- 
nomènes qu'il  présente,  c'est  en  essayant  de  remonter  aux  lois  géné- 
rales qui  régissent  le  développement  économique  des  sociétés. 

Léonce  de  Lavergne. 


BEAUMARCHAIS 


SA  VIE,  SES  ECRITS  ET  SON  TEMPS. 


VL 

LES  MISSIONS  SECRÈTES  DE  BEAUMARCHAIS. 


I.  —  PREMIÈRES   MISSIONS.  —  LE   GAZETIER  CUIRASSE   ET   LE  JUIF  ANGELUCCI. 

L'histoire  des  missions  secrètes  de  Beaumarchais  est  instructive 
pour  l'appréciation  des  gouvernemens  absolus.  Les  inconvéniens  des 
gouvernemens  libres  ont  été  assez  mis  en  lumière  depuis  quelques 
années  par  l'abus  qu'on  a  fait  de  la  liberté  pour  qu'il  soit  intéressant 
peut-être  de  considérer  ici  le  revers  de  la  médaille  et  d'étudier  de  près 
ce  qui  se  passait  dans  les  coulisses  du  pouvoir  à  une  époque  où  la 
lumière,  la  discussion  et  le  contrôle  n'y  pénétraient  point.  Il  n'est 
peut-être  pas  inutile  de  montrer  quelle  importance  prenaient  alors 
de  très-petites  et  souvent  de  très-misérables  choses,  quel  gaspillage 
des  deniers  publics  s'opérait  à  l'abri  de  l'irresponsabilité  ministé- 
rielle, par  quels  détours  compliqués  un  homme  atteint  d'une  condam- 
nation injuste  était  obligé  de  passer  pour  obtenir  sa  réhabilitation,  et 
comment  en  revanche  ce  môme  homme,  frappé  de  mort  civile  par  un 
tribunal,  pouvait  devenir  l'agent  intime  et  le  correspondant  de  deux 
rois  et  de  leurs  ministres,  arriver  peu  à  peu,  en  se  rendant  utile  dans 
de  petites  manœuvres  de  diplomatie  occulte,  non-seulement  à  recon- 
quérir son  état  civil,  mais  à  s'emparer  d'une  grande  affaire,  d'une 
affaire  digne  de  lui  et  de  son  intelligence,  et  à  exercer  dans  l'ombre 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  1er  et  15  octobre,  !«'  et  15  novembre  1852,  et  du  1*^  jan- 
vier 1853. 


932  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

une  influence  considérable  et  jusqu'ici  très-peu  connue  sur  un  grand 
événement. 

Nous  avons  laissé  l'adversaire  de  Goëzman  vaincu  devant  le  parle- 
ment, frappé  d'une  flétrissure  légale,  mais  triomphant  devant  l'opi- 
nion, entouré  d'hommages,  accablé  de  félicitations,  et  cependant 
triste  au  milieu  de  son  triomphe  : 

«  Ils  l'ont  donc  enfin  rendu,  écrivait-il  à  un  ami  quelques  jours  après  la 
sentence,  ils  Tont  donc  enfin  rendu,  cet  abominable  arrêt,  chef-d'œuvre  de 
haine  et  d'iniquité  !  Me  voilà  retranché  de  la  société  et  déshonoré  au  milieu 
de  ma  carrière.  Je  sais,  mon  ami,  que  les  peines  d'opinion  ne  doivent  affliger 
que  ceux  qui  les  méritent;  je  sais  que  des  juges  iniques  peuvent  tout  contre 
la  personne  d'un  innocent  et  rien  contre  sa  réputation  ;  toute  la  France  s'est 
fait  inscrire  chez  moi  depuis  samedi!...  La  chose  qui  m'a  le  plus  percé  le 
cœur  en  ce  funeste  événement  est  l'impression  fâcheuse  qu'on  a  donnée  au 
roi  contre  moi.  On  lui  a  dit  que  je  prétendais  à  une  célébrité  séditieuse,  mais 
on  ne  lui  a  pas  dit  que  je  n'ai  fait  que  me  défendre,  que  je  n'ai  cessé  de  faire 
sentir  à  tous  les  magistrats  les  conséquences  qui  pouvaient  résulter  de  ce  ridi- 
cule procès.  Vous  le  savez,  mon  ami,  j'avais  mené  jusqu'à  ce  jour  une  vie 
tranquille  et  douce,  et  je  n'aurais  jamais  .écrit  sur  la  chose  publique,  si  une 
foule  d'ennemis  puissans  ne  s'étaient  réunis  pour  me  perdre.  Devais-je  me 
laisser  écraser  sans  me  justifier?  Si  je  l'ai  fait  avec  trop  de  vivacité,  est-ce  une 
raison  pour  déshonorer  ma  famille  et  moi,  et  retrancher  de  la  société  un 
sujet  honnête  dont  peut-être  on  eût  pu  employer  les  talens  avec  utilité  pour 
le  service  du  roi  et  de  l'état?  J'ai  de  la  force  pour  supporter  un  malheur  que 
je  n'ai  pas  mérité;  mais  mon  père,  qui  a  soixante-dix-sept  ans  d'honneur  et 
de  travaux  sur  la  tête,  et  qui  meurt  de  douleur,  mes  sœurs,  qui  sont  femmes 
et  faibles,  dont  l'une  vomit  le  sang  et  dont  l'autre  est  suffoquée,  voilà  ce  qui 
me  tue  et  ce  dont  on  ne  me  consolera  point. 

«  Recevez,  mon  généreux  ami,  les  témoignages  sincères  de  l'ardente  recon- 
naissance avec  laquelle  je  suis,  etc. 

«  Beaumarchais.  » 

Cette  lettre,  qui  jure  avec  l'état  d'exaltation  et  d'ivresse  dans  le- 
quel on  se  représente  naturellement  Beaumarchais  au  moment  où 
des  princes  du  sang  le  qualifiaient  de  grand  citoyen,  cette  lettre  avait 
un  but;  elle  était  adressée  au  fermier-général  La  Borde,  qui  était 
en  même  temps  premier  valet  de  chambre  du  roi  Louis  XV.  M.  de 
La  Borde  aimait  les  arts;  il  composait  d'assez  mauvaise  musique 
d'opéra  (1);  il  était  lié  avec  Beaumarchais,  et,  jouissant  d'un  certain 
crédit  par  ses  fonctions  intimes  auprès  de  Louis  XV,  il  défendait  de 
son  mieux,  contre  les  préventions  du  roi,  l'audacieux  plaideur  qu'on 
appelait  alors  à  la  cour  le  Wilkes  français,  par  allusion  au  tribun 
qui,  à  la  même  époque,  agitait  l'Angleterre. 

On  se  souvient  que  Louis  XV  avait  fait  imposer  d'autorité  à  Beau- 

(1)  C'est  lui  qui  a  mis  en  musique  l'opéra  de  Pandore,  par  Voltaire. 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON    TEMPS.  933 

marchais  un  silence  absolu,  et  l'empêchait  ainsi  de  se  pourvoir  uti- 
lement en  cassation.  Un  jour,  en  parlant  de  ce  dernier  avec  La  Borde, 
il  lui  dit  :  «  On  prétend  que  ton  ami  a  un  talent  supérieur  pour  la 
négociation;  si  on  pouvait  l'employer  avec  succès  et  secrètement  dans 
une  affaire  qui  m'intéresse,  ses  affaires  à  lui  s'en  trouveraient  bien.  » 
Or  voici  le  grave  sujet  d'inquiétude  qui  tourmentait  les  derniers  jours 
du  vieux  roi. 

Il  y  avait  alors  à  Londres  un  aventurier  bourguignon  nommé 
Morande,  qui,  à  la  suite  de  quelques  démêlés  avec  la  justice,  avait 
été  forcé  de  se  réfugier  en  Angleterre;  là,  spéculant  sur  l'attrait  du 
scandale,  il  publiait  sous  ce  titre  impudent,  le  Gazetier  cuirassé,  un 
libelle  périodique  parfaitement  digne  de  l'impudence  de  son  titre. 
Étendant  et  perfectionnant  cette  honnête  industrie,  il  adressait  de 
temps  en  temps  à  divers  personnages  importans  de  France  une  som- 
mation de  payer  telle  ou  telle  somme,  s'ils  ne  voulaient  voir  paraître 
sur  leur  compte  quelque  libelle  effronté;  il  pratiquait  en  un  mot, 
avec  moins  de  célébrité,  l'ignoble  métier  qui  au  xvi"  siècle  avait  fait 
surnommer  l'Arétin  le  fléau  des  princes.  Pour  un  industriel  de  cette 
sorte,  M"^  Du  Barry  était  naturellement  une  mine  d'or;  aussi  avait- 
il  écrit  à  cette  dame  en  lui  annonçant  la  publication  prochaine  (sauf 
le  cas  d'une  belle  rançon)  d'un  ouvrage  intéressant  dont  sa  vie  était 
le  sujet,  et  dont  il  lui  envoyait  le  prospectus  avec  ce  titre  alléchant 
pour  les  amateurs  de  scandale  :  Mémoires  secrets  d' une  femme  pu- 
blique. Une  autre  personne  que  M™"  Du  Barry  eût  pu  mépriser  l'ou- 
trage de  ce  pamphlétaire,  ou  le  traduire  devant  la  justice  anglaise; 
on  conçoit  que  M"^  Du  Barry  ne  pouvait  prendre  ni  l'un  ni  l'autre 
de  ces  deux  partis.  Alarmée  et  furieuse,  elle  avait  communiqué 
sa  crainte  et  sa  colère  à  Louis  XV,  qui  avait  commencé  par  faire 
demander  au  roi  d'Angleterre  l'extradition  de  ce  Morande.  Le  gou- 
vernement anglais  avait  répondu  que,  si  on  ne  voulait  pas  pour- 
suivre judiciairement  ce  libelliste,  il  ne  s'opposait  point  à  ce  qu'on 
enlevât  un  homme  aussi  indigne  de  la  protection  des  lois  anglaises, 
mais  qu'il  ne  pouvait  concourir  à  cet  enlèvement,  qu'il  ne  pouvait 
même  le  permettre  qu'à  une  condition  :  c'est  qu'il  serait  accompli 
dans  le  plus  grand  secret,  et  de  manière  à  ne  pas  blesser  les  susceptibi- 
lités de  l'opinion  sur  l'indépendance  du  sol  anglais.  Le  gouvernement 
français  avait  donc  envoyé  à  Londres  une  brigade  d'agens  de  police 
pour  s'emparer  secrètement  de  Morande;  mais  l'aventurier  était  rusé 
et  alerte  :  il  avait  à  Paris  des  correspondans,  haut  placés  peut-être, 
qui  l'avaient  prévenu  de  l'expédition,  et,  non  content  de  prendre 
ses  mesures  pour  la  rendre  infructueuse,  il  l'avait  dénoncée  dans  les 
journaux  de  Londres,  en  se  donnant  comme  un  proscrit  politique 
qu'on  osait  poursuivre  jusque  sur  le  sol  de  la  liberté,  usurpant  ainsi, 


93à  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

au  profit  d'une  industrie  infâme,  la  noble  hospitalité  que  l'Angle- 
terre accorde  aux  vaincus  de  tous  les  partis.  Le  public  anglais  s'é- 
tait ému,  et  quand  les  agens  français  arrivèrent,  ils  furent  désignés 
au  peuple,  qui  se  mit  en  devoir  de  les  jeter  dans  la  Tamise.  Ils  n'eu- 
rent que  le  temps  de  se  cacher,  et  repartirent  au  plus  vite,  très 
effrayés  et  jurant  qu'on  ne  les  y  prendrait  plus. 

Fier  de  ce  succès,  Morande  pressa  la  publication  de  l'ouvi'age 
scandaleux  qu'il  avait  rédigé.  Trois  mille  exemplaires  étaient  déjà 
imprimés  et  prêts  à  partir  pour  la  Hollande  et  l'Allemagne,  pour  être 
ensuite  répandus  en  France.  Louis  XY,  M™"  Du  Barry,  les  ministres 
d'Aiguillon  et  Maupeou,  tous  également  compromis  dans  ce  livre, 
cherchaient  en  vain  les  moyens  de  le  détruire.  Ne  pouvant  plus  faire 
pendre  l'auteur,  le  gouvernement  français  lui  avait  envoyé  divers 
agens  pour  l'acheter.  Morande  se  tenait  en  défiance,  ne  se  laissait 
point  approcher,  et,  bien  qu'il  ne  fût  qu'un  spéculateur  éhonté,  il  se 
posait  devant  le  peuple  anglais  en  vengeur  de  la  morale  publique. 
Tel  était  l'état  des  choses,  lorsque  Louis  XV,  à  bout  de  moyens,  fit 
proposer  par  M.  de  La  Borde  à  Beaumarchais  de  partir  pour  Londres, 
de  s'aboucher  avec  le  gazetier  cuirassé,  d'acheter  à  tout  prix  son 
silence  et  la  destruction  de  ses  mémoires  sur  M™*"  Du  Barry. 

La  mission  de  protéger  l'honneur  d'une  personne  aussi  peu  hono- 
rable que  M""  Du  Barry  n'était  pas,  il  faut  en  convenir,  une  mission 
d'un  ordre  très  relevé;  mais,  outre  qu'ici  l'intérêt  d'un  roi  de  France 
se  trouvait  malheureusement  associé  à  celui  de  sa  trop  célèbre  maî- 
tresse, il  faut,  avant  de  jeter  la  pierre  à  Beaumarchais,  apprécier 
équitablement  sa  situation.  Il  faut  se  souvenir  qu'injustement  flétri 
par  des  magistrats  décriés  qui  avaient  été  juges  dans  leur  propre 
cause,  il  voyait  ses  moyens  de  réhabilitation  paralysés  par  l'ex- 
presse défense  d'un  roi  qui  pouvait  tout,  qui  pouvait  lui  ouvrir  ou 
lui  fermer  à  volonté  les  voies  du  recours  en  cassation,  qui  pouvait 
lui  rendre  son  crédit,  sa  fortune,  son  état  civil,  et  ce  roi  tout  puis- 
sant lui  demandait  un  service  personnel  en  l'assurant  de  sa  reconnais- 
sance. L'époque  où  nous  vivons  est  à  coup  sûr  infiniment  recom- 
mandable  par  l'austérité  de  ^e%  principes  et  surtout  de  ses  pratiques  : 
cependant  il  ne  nous  est  pas  bien  démontré  que  dans  des  circon- 
stances semblables  on  ne  trouverait  personne  pour  courir  au-devant 
de  la  mission  que  Beaumarchais  se  contentait  d'accepter. 

L'adversaire  de  Goëzman  partit  donc  pour  Londres  en  mars  1774, 
et  comme  la  célébrité  de  son  véritable  nom  aurait  pu  nuire  au  succès 
de  ses  opérations,  il  prit  le  faux  nom  de  Ronac.  En  quelques  jours,  il 
avait  gagné  la  confiance  du  libelliste,  s'était  rendu  maître  d'une 
négociation  qui  traînait  depuis  dix-huit  mois,  et,  reparaissant  à  Ver- 
sailles avec  un  exemplaire  des  mémoires  tant  redoutés  et  le  manu- 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE    ET   SON   TEMPS,  935' 

scrit  d'un  autre  libelle  du  même  auteur,  il  venait  prendre  les  ordres 
du  roi  pour  un  arrangement  définitif.  Louis  XV,  surpris  de  la  promp- 
titude de  ce  succès,  lui  en  témoigna  sa  satisfaction  et  le  renvoya  au 
duc  d'Aiguillon  pour  s'entendre  sur  les  prétentions  de  Morande.  Le 
ministre,  fortement  attaqué  dans  le  libelle  en  question,  tenait  beau- 
coup moins  à  le  détruire  qu'à  connaître  au  juste  les  liaisons  de 
l'auteur  en  France.  De  là  une  scène  avec  Beaumarchais  qui  fait  hon- 
neur à  ce  dernier  et  que  nous  devons  reproduire  pour  montrer  com- 
ment il  comprenait  et  limitait  lui-même  le  rôle  un  peu  équivoque 
que  sa  situation  l'avait  forcé  d'accepter  ; 

«  Trop  heureux,  écrit  Beaumarchais  dans  un  mémoire  inédit  adressé  à 
Louis  XVI  après  la  mort  de  son  aïeul,  trop  heureux  de  parvenir  à  supprimer 
ces  libelles  sans  en  faire  un  vil  moyen  de  tourmenter  sur  des  soupçons  tous 
les  gens  qui  pourraient  déplaire,  je  refusai  de  jouer  le  rôle  infâme  de  déla- 
teur, de  devenir  l'artisan  d'une  persécution  peut-être  générale  et  le  flambeau 
d'une  guerre  de  bastille  et  de  cachots.  M.  le  duc  d'Aiguillon,  en  colère,  fit 
part  au  roi  de  mes  refus.  Sa  majesté,  avant  de  me  condamner,  voulut  savoir 
mes  raisons.  J'eus  le  courage  de  répondre  que  je  trouverais  des  moyens  de 
mettre  le  roi  hors  d'inquiétude  sur  toute  espèce  de  hbelles  pour  le  présent  et 
l'avenir,  mais  que,  sur  les  notions  infidèles  ou  les  aveux  perfides  d'un  homme 
aussi  mal  famé  que  l'auteur,  je  croirais  me  déshonorer  entièrement,  si  je 
venais  accuser  en  France  des  gens  qui  peut-être  n'auraient  pas  eu  plus  de 
part  que  moi  à  ces  indignes  productions.  Enfin  je  suppliai  le  roi  de  ne  me 
pas  charger  de  cette  odieuse  commission,  à  laquelle  j'étais  moins  propre  que 
l>ersonne.  Le  roi  voulut  bien  se  rendre  à  mes  raisons;  mais  M.  le  duc  d'Ai- 
guillon garda  de  mes  refus  un  ressentiment  dont  il  me  donna  les  preuves  les 
plus  outrageantes  à  mon  second  voyage.  J'en  fus  découragé  au  point  que, 
sans  un  ordre  très  particulier  du  roi,  j'aurais  tout  abandonné.  Non-seule- 
ment le  roi  voulut  que  je  retournasse  à  Londres,  mais  il  m'y  renvoya  avec 
la  qualité  de  son  commissaire  de  confiance  pour  lui  répondre  en  mon  nom 
de  la  destruction  totale  de  ces  libelles  par  le  feu.  » 

Le  manuscrit  et  les  trois  mille  exemplaires  des  mémoires  sur 
jyjnie  j)^  Barry  furent  en  effet  brûlés,  aux  environs  de  Londres,  dans 
un  four  à  plâtre.  Seulement  on  ne  se  douterait  guère  de  ce  que  coûta 
cette  intéressante  opération.  Pour  acheter  le  silence  d'un  Morande  et 
préserver  des  atteintes  de  sa  plume  la  réputation  de  M™*  Du  Barry, 
le  gouvernement  français  donna  à  cet  aventurier  20,000  francs  comp- 
tant, plus  4,000  francs  de  rente  viagère,  afin  de  lui  fournir  apparem- 
ment la  facilité  d'être  honnête  homme,  si  l'envie  lui  en  prenait.  On 
a  prétendu  à  tort  (1)  que  cette  pension  de  4,000  francs  fut  suppri- 
mée sous  le  règne  suivant;  ce  n'était  point  unejpension,  c'était  un 

(1)  Dans  la  Biographie  universelle  de  Michaud,  qiii  consacre  à  ce  Morande  un  assez 
long  article. 


936  REVUE    DES   DEUX    3W0NDES. 

contrat  de  rente  :  le  libelliste  avait  pris  ses  précautions,  sa  rente  ne 
fut  donc  point  supprimée.  Seulement,  sur  sa  demande,  le  ministère 
de  Louis  XVI  lui  racheta,  moyennant  une  nouvelle  somme  de  20,000 
francs,  la  moitié  de  cette  rente  viagère.  C'était  payer  bien  cher  l'hon- 
neur de  M""^  Du  Barry.  Du  reste,  ceMorande  avait  su  se  rendre  utile; 
comme  cela  arrive  assez  fréquemment,  il  était  passé  de  l'état  de 
libelliste  à  celui  d'espion.  «  C'était,  écrit  Beaumarchais  à  M.  de  Sar- 
tines,  un  audacieux  braconnier,  j'en  ai  fait  un  excellent  garde- 
chasse.  »  Durant  les  deux  ans  que  Beaumarchais  consacra  à  sur- 
veiller cette  fabrique  de  libelles  établie  à  Londres,  qu'il  appelle  dans 
une  de  ses  lettres  un  nid  de  vipères,  Morande,  qui  vivait  au  mi- 
lieu de  tous  les  aventuriers  dont  se  composait  alors  l'émigration 
française,  lui  fut  d'un  assez  grand  secours.  Plus  tard,  dans  l'affaire 
d'Amérique,  Morande  lui  fournissait  encore  des  renseignemens 
utiles.  Ces  relations  avec  un  homme  très  mal  famé  ayant  été  publi- 
quement, dans  une  polémique  célèbre,  reprochées  à  Beaumarchais 
par  Mirabeau,  qui,  de  son  côté,  n'avait  pas  toujours  fréquenté  des 
saints,  j'ai  voulu  m'en  faire  une  idée  exacte  en  parcourant  une  liasse 
de  lettres  de  cet  aventurier.  Ces  lettres,  dans  leur  ensemble,  font 
honneur  à  Beaumarchais.  Le  ton  de  Morande  n'est  point  un  ton  de 
familiarité,  mais  de  respect.  C'est  un  drôle  assez  spirituel,  qui  a 
épousé  une  femme  estimable  et  qu'il  rend  fort  malheureuse.  Beau- 
marchais, dont  le  ton  est  presque  toujours  austère,  lui  prodigue  les 
réprimandes  et  les  bons  conseils,  tandis  que  Morande,  de  son  côté, 
prodigue,  en  même  temps  que  les  demandes  d'argent,  les  assurances 
de  repentir,  les  promesses  de  bonne  conduite.  11  parait  qu'en  vieillis- 
sant, ce  Morande,  rentré  dans  son  pays  après  la  révolution,  s'était 
amélioré,  et  vivait  assez  honnêtement.  C'est  à  lui  que  sont  adressées 
deux  des  lettres  publiées  dans  l'édition  générale  des  œuvres  de 
Beaumarchais,  qui  font  le  plus  d'honneur  à  la  vieillesse  de  ce  der- 
nier (1).  La  lettre  inédite  par  laquelle  s'ouvre  cette  correspondance, 
et  qui  suit  immédiatement  la  destruction  des  mémoires  sur  M'""  Du 
Barry,  donnera  une  idée  du  ton  de  Beaumarchais  avec  Morande  : 

ft  Vous  avez  fait  de  votre  mieux,  monsieur,  écrit  Beaumarchais,  pour  me 

(1)  C'est  dans  une  de  ces  lettres^,  datée  du  6  juin  1797,  que  Beaumarchais  défend  en 
termes  nobles  et  simples  le  dogme  de  l'immortalité  de  l'âme  contre  le  scepticisme  du 
vieux  Morande,  qui,  quoique  devenu  meilleur,  se  sentait  encore  assez  de  méfaits  sm" 
la  conscience  pour  aimer  à  douter  de  la  vie  future.  Dans  uue  autre  lettre,  Beaimiarchais 
lui  écrit  :  «  Vous  êtes  devenu  un  honorable  citoyen;  ne  redescendez  jamais  de  la  hauteur 
où  vous  voilà.  »  Cette  lettre  est  adressée  à  M.  T...  —  Morande  portait  deux  noms.  Ce- 
lui de  T...  étant  son  nom  d'honnête  homme,  nous  n'avons  pas  voulu  le  reproduire 
ici,  dans  la  crainte  d'affliger  ses  descendans,  si  par  hasard  il  en  a  laissé.  C'est  encore 
par  erreur  que  la  Biographie  universelle  fait  périr  Morande  airs  massacres  de  septem- 
bre :  il  se  portait  parfaitement  bien  à  cette  époque,  et  il  a  survécu  à  Beaumarchais. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE   ET   SON   TEMPS.  937 

prouver  que  vous  rentriez  de  bonne  foi  dans  les  sentimens  et  la  conduite  d'un 
Français  honnête,  dont  votre  cœur  vous  a  reproché  longtemps  avant  moi  de 
vous  être  écarté;  c'est  en  me  persuadant  que  vous  avez  dessein  de  persister 
dans  ces  louables  résolutions  que  je  me  fais  un  plaisir  de  correspondre  avec 
vous.  Quelle  différence  de  destinée  entre  nous!  Le  hasard  me  suscite  pour 
arrêter  la  publication  d'un  ouvrage  scandaleux;  je  travaille  jour  et  nuit 
pendant  six  semaines;  je  fais  près  de  sept  cents  lieues  (1),  je  dépense  près  de 
500  louis  pour  empêcher  des  maux  sans  nombre.  Vous  gagnez  à  ce  travail 
100,000  francs  et  votre  tranquillité,  et  moi  je  ne  sais  plus  même  si  je  serai 
jamais  remboursé  de  mes  frais  de  voyages.  » 

L'opération,  en  effet,  avait  été  plus  fructueuse  pour  le  libelliste 
que  pour  l'agent  de  Louis  XV.  Tandis  que  le  premier  touchait  20,000  fr. 
et  son  contrat  de  4,000  francs  de  rente,  Beaumarchais,  revenant  à 
Versailles  pour  recevoir  les  remercîmens  du  vieux  roi  et  se  disposant 
à  lui  rappeler  ses  promesses,  le  trouvait  mourant.  Quelques  jours 
après,  Louis  XV  était  mort.  «  J'admire,  écrit-il  à  cette  même  date, 
j'admire  la  bizarrerie  du  sort  qui  me  poursuit.  Si  le  roi  eût  vécu  en 
santé  huit  jours  de  plus,  j'étais  rendu  à  mon  état,  que  l'iniquité  m'a 
ravi.  J'en  avais  sa  parole  royale,  et  l'animadversion  injuste  qu'on  lui 
avait  inspirée  contre  moi  était  changée  en  une  bienveillance  même 
de  prédilection.  »  Le  nouveau  roi,  s'inquiétant  beaucoup  moins  que 
Louis  XV  de  la  réputation  de  M"*  Du  Barry,  devait  attacher  beau- 
coup moins  de  prix  aux  services  rendus  par  Beaumarchais  dans  cette 
circonstance.  Cependant  la  fabrique  de  libelles  établie  à  Londres  ne 
chômait  pas.  Louis  XVI  et  sa  jeune  épouse  étaient  à  peine  montés  sur 
le  trône  au  milieu  des  applaudissemens  de  la  France,  heureuse  de 
voir  enfin  mettre  un  terme  aux  scandales  du  règne  précédent,  que 
déjà  s'ourdissait  contre  eux  et  surtout  contre  la  reine  un  travail  téné- 
breux de  mensonge  et  de  calomnie.  Ces  outrages  anonymes,  que  la 
lutte  des  opinions  sous  les  gouvernemens  libres  rend  à  la  fois  plus 
rares  et  moins  dangereux,  deviennent  des  affaires  d'état  sous  le  ré- 
gime du  silence.  La  polémique  absente  est  naturellement  remplacée 
par  la  diffamation,  et  la  vie  des  pouvoirs  s'use  à  combiner  de  petits 
moyens  pour  détruire  de  petits  obstacles  qui  se  reproduisent  et  se 
multiplient  sans  cesse.  La  mission  remplie  par  Beaumarchais  sous 
Louis  XV  fit  qu'on  songea  à  l'employer  de  nouveau  dans  des  affaires 
de  même  nature.  En  passant  de  la  direction  de  la  police  au  minis- 
tère de  la  marine,  M.  de  Sartines  avait  conservé  avec  lui  des  rela- 
tions amicales;  lui-même,  dans  la  triste  situation  qu'il  devait  au  par- 
lement Maupeou,  sentait  le  besoin  de  ne  pas  se  laisser  oublier  par  le 
nouveau  gouvernement.  Il  y  avait  de  plus  ici  pour  lui  un  attrait  qui 

(1)  Dans  ces  sept  cents  lieues,  Beaumarchais  comptait  plusieurs  voyages  de  Paris  à 
Londres  et  de  Londres  à  Paris,  et  un  voyage  fait  en  Hollande  pour  arrêter  ime  édi  tion 
de  l'ouvrage  de  Morande. 


938  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

n'existait  pas  dans  la  mission  précédente.  Travailler  pour  Louis  XV 
et  M'"'=  Du  Barry  avait  été  une  affaire  de  nécessité;  servir  les  intérêts 
d'un  roi  jeune,  loyal,  honnête,  empêcher  la  calomnie  de  ternir  de 
son  souffle  impur  le  respect  dû  à  une  jeune,  belle  et  vertueuse  reine, 
pouvait  certainement  inspirer  à  Beaumarchais  un  zèle  louable  et 
sincère.  Aussi,  dans  cette  circonstance,  il  n'attend  pas  qu'on  le  re- 
cherche; c'est  lui  qui  se  met  en  avant,  a  Tout  ce  que  le  roi  voudra 
savoir  seul  et  promptement,  écrit-il  à  M.  de  Sartines,  tout  ce  qu'il 
voudra  faire  faire  vite  et  secrètement,  —  me  voilà  :  j'ai  à  son  service 
une  tête,  un  cœur,  des  bras  et  point  de  langue.  — Avant  ceci,  je  n'a- 
vais jamais  voulu  de  patron;  celui-là  me  plaît  :  il  est  jeune,  il  veut  le 
bien,  l'Europe  l'honore,  et  les  Français  l'adorent.  Que  chacun  dans  sa 
sphère  aide  ce  jeune  prince  à  mériter  l'admiration  du  monde  entier, 
dont  il  a  déjà  l'estime.  » 

Le  zèle  de  Beaumarchais  ne  pouvant  point,  à  cause  de  son  blâme. 
être  utilisé  officiellement,  c'est  toujours  en  qualité  d'agent  secret 
que  le  gouvernement  de  Louis  XVI  l'envoie  de  nouveau  à  Londres  en 
juin  1774.  Il  s'agissait  encore  d'arrêter  la  publication  d'un  libelle 
qu'on  jugeait  dangereux.  Celui-ci  était  intitulé  :  Avis  à  la  branche 
espagnole  sur  ses  droits  à  la  vouronne  de  France,  à  défaut  d'héritiers. 
Sous  cette  apparence  de  dissertation  politique,  le  pamphlet  en  ques- 
tion était  spécialement  dirigé  contre  la  reine  Marie-Antoinette  ;  on 
n'en  connaissait  pas  l'auteur;  on  savait  seulement  que  la  publica- 
tion en  était  confiée  à  un  Juif  italien  nommé  Guillaume  Angelucci, 
qui  portait  en  Angleterre  le  nom  de  William  Hatkinson,  qui  usait 
d'une  foule  de  précautions  pour  garantir  son  incognito,  et  qui  avait 
à  sa  disposition  assez  d'argent  pour  faire  imprimer  en  même  temps 
deux  éditions  considérables  de  son  libelle,  l'une  à  Londres,  l'autre 
à  Amsterdam. 

En  acceptant  cette  seconde  mission,  qui  devait  être  pour  lui  féconde 
en  aventures,  Beaumarchais,  soit  qu'il  éprouvât  le  besoin  de  rehaus- 
ser un  peu  son  rôle,  soit  qu'il  jugeât  que  ce  témoignage  de  confiance 
était  nécessaire  à  son  succès,  avait  demandé  un  ordre  écrit  de  la 
main  du  roi.  Le  roi  de  son  côté,  craignant  sans  doute  que  le  négocia- 
teur n'abusât  de  son  nom,  s'y  était  refusé.  Beaumarchais  était  parti 
néanmoins;  mais  il  était  hsibile,  tenace,  peu  accoutumé  à  renoncer'à 
ce  qu'il  voulait,  et  c'est  un  spectacle  assez  curieux  que  de  l'observer, 
dans  une  série  de  lettres  à  M.  de  Sartines,  revenant  sans  cesse  à  la 
charge  et  sous  mille  formes  différentes,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  enfin  ob- 
tenu ce  qu'on  lui  a  d'abord  refusé.  «  Il  ne  peut  rien  faire  sans  cet 
ordre  écrit  de  la  main  du  roi.  Lord  Rochford,  l'ancien  ambassadeur 
d'Angleterre  à  Madrid,  avec  lequel  il  est  lié,  et  qui  pourrait  le  servii* 
utilement  comme  ministre  à  Londres,  ne  se  mettra  point  en  avant,  s'il 
n'est  pas  certain  qu'il  s'agit  de  rendre  au  roi  un  service  personnel; 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON   TEMPS.  939 

comment  peut-on  craindre  qu'il  compromette  le  nom  du  roi?  —  Ce 
nom  sacré,  dit-il,  sera  regardé  par  moi  comme  les  Israélites  envisa- 
geaient le  nom  suprême  de  Jéhova,  dont  ils  n'osaient  proférer  les 
syllabes  que  dans  la  suprême  nécessité...  La  présence  du  roi,  dit-on, 
vaut  cinquante  mille  hommes  à  l'armée;  qui  sait  combien  son  nom 
m'épargnera  de  guinées?»  Après  avoir  développé  ce  thème  delà  ma- 
nière la  plus  variée,  Beaumarchais,  voyant  qu'il  ne  réussit  pas,  en- 
treprend de  prouver  à  M.  de  Sartines  que,  s'il  n'obtient  pas  ce  qu'il 
désire,  sa  mission  échoue,  et  que  si  elle  échoue,  M.  de  Sartines  lui- 
même  est  perdu. 

«  Si  l'ouvrage  voit  le  jour,  écrit-il,  la  reine,  outrée  avec  justice,  saura  bien- 
tôt qu'il  a  pu  être  supprimé,  et  que  vous  et  moi  nous  nous  en  sommes  mê- 
lés. Je  ne  suis  nen  encore,  moi,  et  ne  puis  pas  tomber  de  bien  haut;  mais 
vous  !  Connaissez-vous  quelque  femme  irritée  qui  i)ardonne?  On  a  bien  arrêté, 
dira-t-eUe,  l'ouvrage  qui  outrageait  le  feu  roi  et  sa  maîtresse  :  par  quelle 
odieuse  prédilection  a-t-on  laissé  répandre  celui-ci?  Examinera-t-elle  si  l'in- 
trigue qui  la  touche  n'est  pas  mieux  tissue  que  l'autre,  et  si  les  précautions 
n'ont  pas  été  mieux  prises  par  ceux  qui  l'ont  ourdie?  Elle  ne  verra  que  vous 
et  moi.  Faute  de  savoir  à  qui  s'en  prendre,  elle  fera  retomber  sur  nous  toute 
sa  colère,  dont  le  moindre  effet  sera  d'insinuer  au  roi  que  vous  n'êtes  qu'un 
ministre  maladroit,  de  peu  de  ressources,  et  peu  propre  aux  grandes  choses» 
Pour  moi,  je  serai  regardé  peut-être  comme  un  homme  gagné  par  l'adver- 
saire, quel  qu'il  soit;  on  ne  me  fera  pas  même  la  grâce  de  croire  que  je  ne 
suis  qu'un  sot,  on  pensera  que  je  suis  un  méchant.  Alors  attendons-nous,  vous 
à  voir  votre  cré(ht  s'affaiblir,  tomber  et  se  détruire  en  peu  de  temps,  et  moi  à 
devenir  ce  qu'il  plaira  au  sort  qui  me  poursuit.  » 

Dans  la  même  lettre,  Beaumarchais  indique  un  procédé  assez  ingé- 
nieux à  l'usage  des  diplomates  qui  auraient  encore  le  malheur  de 
rougir  : 

«  J'ai  vu  le  lord  Rochford,  écrit-il,  je  l'ai  trouvé  aussi  affectueux  qu'à  l'or- 
dinaire; mais,  à  l'explication  de  mon  affaire,  il  est  resté  froid  comme  glace. 
Je  l'ai  retourné  de  toutes  façons  :  j'ai  invoqué  l'amitié,  réclamé  la  confiance, 
échauffé  l'amour-propre  par  l'espoir  d'être  agréable  à  notre  roi;  mais  j'ai  pu 
juger  à  la  nature  de  ses  réponses  qu'il  regarde  ma  commission  comme  une 
affaire  de  police,  d'espionnage,  en  un  mot  de  sous-ordre,  et,  cette  idée  qu'il 
a  prise  ayant  subitement  porté  l'humiliation  et  le  dépit  dans  mon  cœur,  j'ai 
rougi  comme  un  homme  qui  se  serait  dégradé  par  une  vile  commission.  Il 
est  vrai  que,  me  sentant  rougir,  je  me  suis  baissé,  comme  si  ma  boucle 
m'eût  blessé  le  pied,  en  disant  -.Pardon,  mylqrdl  de  sorte  qu'en  me  rele- 
vant ma  rougeur  a  pu  passer  pour  l'effet  naturel  de  la  chute  du  sang  dans  la 
tête,  relativement  à  la  posture  que  j'avais  prise.  Il  n'est  pas  très  rusé,  notre 
lord;  quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  me  servira  point,  et  je  cours  le  plus  grand 
risque  de  ne  pas  réussir.  J'en  ai  plus  haut  établi  les  funestes  conséquences; 
ceci  peut  être  le  grain  d'un  orage  dont  tout  le  mal  se  résoudra  siu"  votre  tête 
et  sur  la  mienne. 


940  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  Vous  devez  faire  l'impossible  pour  amener  le  roi  à  m'envoyer  un  ordre 
ou  mission  signé  de  lui,  dans  les  termes  à  peu  près  que  j'ai  indiqués  dans 
mon  second  extrait,  et  que  je  copierai  à  la  fin  de  cette  lettre.  Cette  besog-ne 
est  aussi  délicate  qu'essentielle  aujourd'hui  pour  vous.  11  est  venu  à  Londres 
tant  de  gueux,  de  roués  ou  d'espèces  relativement  au  dernier  libelle,  que 
tout  ce  qui  paraît  tenir  au  même  objet  ne  peut  être  vu  dans  ce  pays  qu'avec 
beaucoup  de  mépris.  C'est  là  le  fond  de  votre  argument  auprès  du  roi;  faites- 
lui  seulement  le  détail  de  ma  visite  au  lord.  11  est  certain  qu'on  ne  peut  pas 
exiger  décemment  que  ce  ministre,  tout  mon  ami  qu'il  est,  se  livre  à  moi 
pour  le  service  de  mon  maître,  si  ce  maître  ne  met  aucune  différence  entre 
la  mission  délicate  et  secrète  dont  il  honore  un  homme  honnête  et  l'ordre 
dont  il  fait  charger  un  exempt  de  police  qui  marche  à  une  expédition  de  son 
ressort.  » 

Dans  cette  longue  dépêche  à  M.  de  Sartines,  dont  nous  ne  citons 
qu'une  petite  partie,  on  peut  reconnaître,  sans  parler  de  la  liberté 
extrême  des  rapports  de  Beaumarchais  avec  le  ministre,  avec  quelle 
insistance  habile  il  ramène  tout  à  son  idée  fixe,  obtenir  un  ordre 
écrit  de  la  main  du  roi.  11  y  a  sans  doute  de  l'exagération  dans  son 
thème.  C'est  un  homme  qui  veut  se  faire  valoir  et  gagner  du  terrain, 
qui  grossit  de  son  mieux  et  l'importance  d'un  libelle,  et  le  danger  de 
déplaire  à  une  reine  irritée,  et  la  fragilité  d'un  ministre;  mais  il  y  a 
du  vrai  aussi  dans  ce  thème,  applicable  aux  gouvernemens  où  les 
questions  de  personnes  absorbent  toutes  les  autres,  et  M.  de  Sartines 
finit  sans  doute  par  croire  que  sa  destinée  ministérielle  est  fiée  en 
effet  à  l'accomplissement  des  désirs  de  Beaumarchais,  car  il  fait  co- 
pier au  jeune  roi  le  modèle  d'un  ordre  que  son  correspondant,  avec 
un  aplomb  merveilleux,  a  rédigé  lui-même,  et  qui  est  ainsi  conçu  : 

«  Le  sieur  de  Beaumarchais,  chargé  de  mes  ordres  secrets,  partira  pour  sa 

destination  le  plus  tôt  qu'il  lui  sera  possible;  la  discrétion  et  la  vivacité  qu'il 

mettra  dans  leur  exécution  sont  la  preuve  la  plus  agréable  qu'il  puisse  me 

donner  de  son  zèle  pour  mon  service. 

«  Louis.  » 

«  Marly,  le  10  juillet  1774.  » 

Je  n'ai  pas  retrouvé  dans  les  papiers  le  texte  de  cet  ordre,  écrit  de 
la  main  du  roi;  mais  je  vois,  dans  la  lettre  qui  suit  celle  qu'on  vient 
de  lire,  que  Beaumarchais  l'a  enfin  reçu  : 

«  L'ordre  de  mon  maître,  écrit-il  à  M.  de  Sartines,  est  encore  vierge,  c'est- 
à-dire  qu'il  n'a  été  vu  de  personne;  mais  s'il  ne  m'a  pas  encore  servi  relati- 
vement aux  autres,  il  ne  m'en  a  pas  moins  été  d'un  merveilleux  secours 
pour  moi-même,  en  multipliant  mes  forces  et  en  doublant  mon  courage.  » 

Dans  une  autre  dépêche,  Beaumarchais  écrit  au  roi  lui-même  en 
ces  termes  : 

«  Un  amant  porte  à  son  col  le  portrait  de  sa  maîtresse;  un  avare  y  attache 
ses  clefs,  un  dévot  son  reliquaire;  moi,  j'ai  fait  faire  une  boite  d'or  ovale. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE    ET   SON   TEMPS.  941 

grande  et  plate,  en  forme  de  lentille,  dans  laquelle  j'ai  enfermé  Tordre  de 
Votre  Majesté,  que  j'ai  suspendu  avec  une  chaînette  d'or  à  mon  col,  comme 
la  chose  la  plus  nécessaire  à  mon  travail  et  la  plus  précieuse  pour  moi.  » 

Voilà  donc  Beaumarchais,  décoré  de  sa  boîte  d'or  pendue  à  son 
col,  qui  se  met  à  l'œuvre  pour  s'emparer  de  l'esprit  du  Juif  Ange- 
lucci,  et  le  déterminer  à  la  destruction  d'un  libelle  pour  la  publi- 
cation duquel  les  ennemis  secrets  de  la  reine  lui  ont  promis  monts 
et  merveilles.  Il  y  parvient  à  grand  renfort  d'éloquence,  mais  aussi, 
comme  toujours,  à  grand  renfort  d'argent.  Moyennant  l,ZiOO  livres 
sterling,  environ  35,600  francs,  le  Juif  renonce  à  sa  spéculation. 
Le  manuscrit  et  4,000  exemplaires  sont  brûlés  à  Londres.  Les  deux 
contractans  se  rendent  ensuite  à  Amsterdam  pour  y  détruire  égale- 
ment l'édition  hollandaise.  Beaumarchais  fait  prendre  par  écrit  à 
Angelucci  les  plus  beaux  engagemens  du  monde,  et,  tranquille  sur 
son  opération,  il  se  livre  au  plaisir  de  visiter  Amsterdam  en  touriste. 
Tout  à  coup  il  apprend  que  le  rusé  Juif,  dont  il  se  croyait  sûr,  est 
parti  brusquement  et  secrètement  pour  Nuremberg,  emportant,  avec 
l'argent  qu'il  a  reçu  de  lui,  un  exemplaire  échappé  à  sa  vigilance, 
qu'il  va  faire  réimprimer  en  français  et  en  italien.  Beaumarchais 
devient  furieux ,  et  se  prépare  à  le  poursuivre.  Ses  lettres,  à  cette 
période  de  sa  négociation,^ sont  d'une  vivacité  fiévreuse  : 

«  Je  suis  comme  un  lion,  écrit-il  à  M.  de  Sartines.  Je  n'ai  plus  d'argent,  mais 
j'ai  des  diamans,  des  bijoux,  je  vais  tout  vendre,  et,  la  rage  dans  le  cœur,  je 
vais  recommencer  à  postillonner...  Je  ne  sais  pas  l'allemand,  les  chemins  que 
je  vais  prendre  me  sont  inconnus,  mais  je  viens  de  me  procurer  une  bonne 
carte,  et  je  vois  déjà  que  je  vais  à  Nimègue,  à  Clèves,  à  Dusseldorf,  à  Cologne, 
à  Francfort,  à  Mayence,  et  enfin  à  Nuremberg.  J'irai  jour  et  nuit,  si  je  ne 
tombe  pas  de  fatigue  en  chemin.  Malheur  à  l'abominable  homme  qui  me 
force  à  faire  trois  ou  quatre  cents  lieues  de  plus,  quand  je  croyais  m'aller 
reposer!  Si  je  le  trouve  en  chemin,  je  le  dépouille  de  ses  papiers  et  je  le  tue, 
pour  prix  des  chagrins  et  des  peines  qu'il  me  cause.  » 

Telles  sont  les  dispositions  d'esprit  dans  lesquelles  Beaumarchais 
court  après  le  Juif  Angelucci  à  travers  l'Allemagne.  Il  le  rencontre 
enfin  près  de  Nuremberg  à  l'entrée  de  la  forêt  de  Neuchstadt,  trot- 
tant sur  un  petit  cheval  et  ne  se  doutant  guère  du  désagrément  qui 
galope  derrière  lui.  Au  bruit  de  la  chaise  de  poste,  il  se  retourne, 
et,  reconnaissant  Beaumarchais,  il  se  précipite  dans  le  bois  ;  Beau- 
marchais saute  de  sa  chaise  et  court,  le  pistolet  au  poing,  sur  le  Juif, 
dont  le  cheval,  gêné  par  les  arbres,  qui  deviennent  de  plus  en  plus 
serrés,  est  bientôt  forcé  de  s'arrêter.  Beaumarchais  le  prend  par  la 
botte,  le  jette  à  bas  de  son  cheval,  lui  fait  retourner  ses  poches  et 
vider  sa  valise,  au  fond  de  laquelle  il  retrouve  l'exemplaire  soustrait 
à  sa  vigilance.  Cependant  les  supplications  de  l'Israélite  adoucissent 


942  EEYUE    DES   DEUX   MONDES. 

un  peu  l'humeur  féroce  que  nous  avons  vu  Beaumarchais  manifester 
tout  à  l'heure,  car  non-seulement  il  ne  le  tue  point,  mais  encore  il 
lui  laisse  une  partie  des  billets  de  banque  qu'il  lui  avait  donnés  pré- 
cédemment. Après  cette  opération,  il  traversait  de  nouveau  la  forêt 
pour  regagner  sa  voiture,  lorsque  survient  un  nouvel  incident,  déjà 
connu  par  une  lettre  publiée  dans  les  œuvres  de  Beaumarchais.  Au 
moment  où  il  venait  de  quitter  le  Juif  Angelucci,  il  se  voit  à  son  tour 
attaqué  par  deux  brigands,  dont  l'un,  armé  d'un  long  couteau,  lui 
demande  la  bourse  ou  la  vie.  11  fait  feu  sur  lui  de  son  pistolet, 
l'amorce  ne  prend  pas;  terrassé  par  derrière,  il  reçoit  en  pleine  poi- 
trine un  coup  de  couteau  qui,  heureusement,  rencontre  la  fameuse 
boîte  d'or  contenant  le  billet  de  Louis  XVI  :  la  pointe  glisse  sur  le 
métal,  sillonne  la  poitrine,  et  va  percer  le  menton  de  Beaumarchais. 
Il  se  relève  par  un  effort  désespéré,  arrache  au  brigand  ce  couteau, 
dont  la  lame  lui  déchire  la  main,  le  terrasse  à  son  tour  et  se  prépare 
à  le  garrotter;  mais  le  second  brigand,  qui  s'est  d'abord  enfui,  re- 
vient avec  des  compagnons,  et  la  scène  allait  devenir  funeste  pour 
l'agent  secret  de  Louis  XVI,  lorsque  l'arrivée  de  son  laquais  et  le 
son  du  cor  du  postillon  mettent  les  brigands  en  fuite  (1) . 

Tout  ce  récit  est  tellement  romanesque,  que  l'on  hésiterait  à  y 
croire,  si  dans  le  dossier  de  toute  l'affaire  ne  se  trouvait  un  pro- 
cès-verbal dressé  par  le  bourguemestre  de  Nuremberg,  sur  l'ordre 
de  l'impératrice  Marie-Thérèse,  et  à  la  suite  d'un  autre  incident  non 
moins  étrange  qu'on  va  raconter  aussi.  Dans  ce  procès-verbal,  en 
date  du  17  septembre  1774,  le  bourgeois  Conrad  Gruber,  tenant 
l'auberge  du  Coq-Rouge  à  Nuremberg,  expose  comment  M.  de  Ronac 
(c'est-à-dire  Beaumarchais)  est  arrivé  chez  lui  blessé  au  visage  et  à 
la  main  le  14  août  au  soir  après  la  scène  du  bois,  et  il  ajoute  un  dé- 
tail qui  confirme  bien  l'état  de  fièvre  que  nous  avons  cru  reconnaître 
dans  les  lettres  de  Beaumarchais  lui-même.  <(  11  déclare  qu'on  avait 
remarqué  en  M.  de  Ronac  beaucoup  d'inquiétude,  qu'il  s'était  levé 
de  très  grand  matin  et  qu'il  avait  couru  dans  toute  la  maison,  de  ma- 
nière qu'à  juger  de  toute  sa  conduite,  il  paraissait  avoir  l'esprit  un 
peu  aliéné.  »  Une  telle  complication  d'incidens  pouvait  bien  en  effet 
avoir  produit  sur  le  cerveau  de  Beaumarchais  une  excitation  que  ce 
digne  Conrad  Gruber  prend  pour  de  l'ahénation  d'esprit;  mais  le 
voyageur  n'était  pas  au  bout  de  ses  aventures,  et  la  dernière  devait 
encore  dépasser  en  bizarrerie  toutes  les  autres. 

Craignant  qu'après  son  départ  de  Nuremberg  le  Juif  Angelucci  ne 
s'y  rendît  avec  quelque  autre  exemplaire  du  libelle  et  jugeant  qu'il 
serait  utile  de  le  faire  arrêter  et  conduire  en  France,  Beaumarchais 

(1)  Dans  sa  lettre  ostensible  écrite  d'Allemagne  pour  ses  anais  et  qu'on  a  publiée,  Beau- 
marchais ne  raconte  que  la  scène  des  deux  brigands;  il  se  tait  sur  toutes  les  circon- 
stances relatives  à  sa  mission  secrète  et  au  Juif  Angelucci. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE   ET   SON   TEMPS.  9^3 

prend  le  parti  de  pousser  jusqu'à  Yieune,  de  demander  une  audience 
à  Marie-Thérèse,  et  de  solliciter  de  l'impératrice  un  ordre  pour  l'ex- 
tradition de  cet  homme.  Les  souffrances  occasionnées  par  ses  bles- 
sures lui  rendant  trop  pénible  le  voyage  par  terre,  il  gagne  le  Da- 
nube, loue  un  bateau,  s'embarque  et  arrive  à  Vienne.  Ici  nous  le 
laisserons  parler  lui-même;  le  détail  qui  suit,  complètement  inconnu 
jusqu'à  présent,  est  assez  curieux  et  assez  vivement  raconté  pour 
que  la  citation  ne  paraisse  peut-être  pas  trop  longue.  Nous  l'emprun- 
tons à  un  volumineux  mémoire  inédit  adressé  à  Louis  XVI  par  Beau- 
marchais après  son  retour  en  France,  et  daté  du  15  octobre  1774. 

«  Mon  premier  soin  à  Vienne,  écrit  Beaumarchais,  fut  de  faire  une  lettre 
pour  l'impératrice.  La  crainte  que  la  lettre  ne  fût  vue  de  tout  autre  m'em- 
pêcha d'y  exphquer  le  motif  de  l'audience  que  je  sollicitais.  Je  tâchais  sim- 
plement d'exciter  sa  curiosité.  N'ayant  nul  accès  auprès  d'elle,  je  fus  trouver 
M.  le  baron  de  Neny,  son  secrétaire,  lequel,  sur  mon  refus  de  lui  dire  ce  que 
je  désirais,  et  sur  mon  visage  balafré,  me  prit  apparemment  pour  quelque 
officier  irlandais  ou  quelque  aventurier  blessé  qui  voulait  arracher  quelques 
ducats  à  la  compassion  de  sa  majesté.  Il  me  reçut  au  plus  mal,  refusa  de  se 
charger  de  ma  lettre,  à  moins  que  je  ne  lui  disse  mon  secret,  et  m'aurait  enfin 
tout  à  fait  éconduit,  si,  prenant  à  mon  tour  un  ton  aussi  fier  que  le  sien,  je 
ne  l'avais  assuré  que  je  le  rendais  garant  envers  l'impératrice  de  tout  le  mal 
que  son  refus  pouvait  faire  à  la  plus  importante  opération,  s'il  ne  se  char- 
geait à  l'instant  de  rendre  ma  lettre  à  sa  souveraine. 

«  Plus  étonné  de  mon  ton  qu'il  ne  l'avait  été  de  ma  figure,  il  prend  ma 
lettre  en  rechignant,  et  me  dit  que  je  ne  devais  pas  espérer  pour  cela  que 
l'impératrice  consentit  à  me  voir.  —  Ce  n'est  pas,  monsieur,  ce  qui  doit  vous 
inquiéter.  Si  l'impératrice  me  refuse  audience,  vous  et  moi  nous  aurons  fait 
notre  devoir,  le  reste  est  à  la  fortune. 

«  Le  lendemain,  l'impératrice  voulut  bien  m'aboucher  avec  M.  le  comte  de 
Seilern,  président  de  la  régence  à  Vienne,  qui,  sur  le  simple  exposé  d'une 
mission  émanée  du  roi  de  France,  que  je  me  réservais  d'expliquer  à  l'impé- 
ratrice, me  proposa  de  me  conduire  sur-le-champ  à  Schœnbrunn,  où  était 
sa  majesté.  Je  m'y  rendis,  quoique  les  courses  de  la  veille  eussent  beaucoup 
aggravé  mes  souffrances. 

«  Je  présentai  d'abord  à  l'impératrice  l'ordre  de  votre  majesté,  sire,  dont 
elle  me  dit  reconnaître  parfaitement  l'écriture,  ajoutant  que  je  pouvais  parler 
librement  devant  le  comte  de  Seilern,  pour  lequel  sa  majesté  m'assura  qu'elle 
n'avait  rien  de  caché ,  et  des  avis  duquel  elle  s'était  toujours  bien  trouvée. 

« — Madame,  lui  dis-je,  il  s'agit  bien  moins  ici  d'un  intérêt  d'état  proprement 
dit  que  des  efforts  que  de  noirs  intrigans  font  en  France  pour  détruire  le 
bonheur  de  la  reine  en  troublant  le  repos  du  roi.  —  Je  lui  fis  alors  le  détail 
qu'on  vient  de  Ure  (1).  A  chaque  circonstance,  joignant  les  mains  de  surprise, 
l'impératrice  répétait  :  Mais,  monsieur,  où  avez- vous  pris  un  zèle  aussi  ardent 
pour  les  intérêts  de  mon  gendre  et  surtout  de  ma  fille? 

(1)  C'est-à-dire  le  récit  de  toute  l'affaire  que  nous  avons  résumé  plus  haut  jusqu'à  Tar- 
rivée  à  Vienne. 


9llll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  —  Madame,  j'ai  été  l'un  des  hommes  les  plus  malheureux  de  France  sur 
la  fin  du  dernier  règne.  La  reine  en  ces  temps  affreux  n'a  pas  dédaigné  de 
montrer  quelque  sensibilité  pour  toutes  les  horreurs  qu'on  accumulait  sur 
moi.  En  la  servant  aujourd'hui,  sans  espoir  même  qu'elle  en  soit  jamais  in- 
struite, je  ne  fais  qu'acquitter  une  dette  immense;  plus  mon  entreprise  est 
difficile,  plus  je  suis  enflammé  pour  sa  réussite.  La  reine  a  daigné  dire  un 
jour  hautement  que  je  montrais  dans  mes  défenses  trop  de  courage  et  d'es- 
prit pour  avoir  les  torts  qu'on  m'imputait;  que  dirait-elle  aujourd'hui,  ma- 
dame, si,  dans  une  affaire  qui  intéresse  également  elle  et  le  roi,  elle  me  voyait 
manquer  de  ce  courage  qui  l'a  frappée,  de  cette  conduite  qu'elle  appelle  es- 
prit? Elle  en  conclurait  que  j'ai  manqué  de  zèle.  Cet  homme,  dirait-elle,  a 
bien  réussi  en  huit  jours  de  temps  à  détruire  un  libelle  qui  outrageait  le  feu 
roi  et  sa  maîtresse,  lorsque  les  ministres  anglais  et  français  faisaient  depuis 
dix -huit  mois  de  vains  efforts  pour  l'empêcher  de  paraître.  Aujourd'hui,  chargé 
d'une  pareille  mission  qui  nous  intéresse,  il  manque  d'y  réussir  :  ou  c'est  un 
traître,  ou  c'est  un  sot,  et  dans  les  deux  cas  il  est  également  indigne  de  la 
confiance  qu'on  a  en  lui.  Voilà,  madame,  les  motifs  supérieurs  qui  m'ont  fait 
braver  tous  les  dangers,  mépriser  les  douleurs  et  surmonter  tous  les  obstacles. 

«  —  Mais,  monsieur,  quelle  nécessité  à  vous  de  changer  de  nom? 

«  —  Madame,  je  suis  trop  connu  malheureusement  sous  le  mien  dans  toute 
l'Europe  lettrée,  et  mes  défenses  imprimées  dans  ma  dernière  affaire  ont  tel- 
lement échauffé  tous  les  esprits  en  ma  faveur,  que,  partout  où  je  parais  sous 
le  nom  de  Beaumarchais,  soit  que  j'excite  l'intérêt  d'amitié  ou  celui  de  com- 
passion, ou  seulement  de  curiosité,  l'on  me  visite,  l'on  m'invite,  l'on  m'entoure, 
et  je  ne  suis  plus  libre  de  travailler  aussi  secrètement  que  l'exige  une  com- 
mission aussi  délicate  que  la  mienne.  Voilà  pourquoi  j'ai  supplié  le  roi  de  me 
permettre  de  voyager  avec  le  nom  de  Ronac,  sous  lequel  est  mon  passe-port, 

«  L'impératrice  me  parut  avoir  la  plus  grande  curiosité  de  lire  l'ouvrage 
dont  la  destruction  m'avait  coûté  tant  de  peines.  Sa  lecture  suivit  immédiate- 
ment notre  explication.  Sa  majesté  eut  la  bonté  d'entrer  avec  moi  dans  les 
détails  les  plus  intimes  à  ce  sujet;  elle  eut  aussi  celle  de  m'écouter  beaucoup. 
Je  restai  plus  de  trois  heures  et  demie  avec  elle,  et  je  la  suppliai  bien  des  fois 
avec  les  plus  vives  instances  de  ne  pas  perdre  un  moment  pour  envoyer  à  Nu- 
remberg. —  Mais  cet  homme  aura-t-il  osé  s'y  montrer,  sachant  que  vous  y 
alliez  vous-même?  me  dit  l'impératrice.  —  Madame,  pour  l'engager  encore 
plus  à  s'y  rendre,  je  l'ai  trompé  en  lui  disant  que  je  rebroussais  chemin  et 
reprenais  sur-le-champ  la  route  de  France.  D'ailleurs  il  y  est  ou  n'y  est  pas. 
Dans  le  premier  cas,  en  le  faisant  conduire  en  France,  votre  majesté  rendra 
un  service  essentiel  au  roi  et  à  la  reine;  dans  le  second,  ce  n'est  tout  au  plus 
qu'une  démarche  perdue,  ainsi  que  celle  que  je  supplie  votre  majesté  de  faire 
faire  secrètement  en  fouillant  pendant  quelque  temps  toutes  les  imprimeries 
de  Nuremberg,  afin  de  s'assurer  qu'on  n'y  réimprime  pas  cette  infamie;  car, 
par  les  précautions  que  j'ai  prises  ailleurs,  je  réponds  aujourd'hui  de  l'Angle- 
terre et  de  la  Hollande. 

«  L'impératrice  poussa  la  bonté  jusqu'à  me  remercier  du  zèle  ardent  et  rai- 
sonné que  je  montrais;  elle  me  pria  de  lui  laisser  la  brochure  jusqu'au  lende- 
main, en  me  donnant  sa  parole  sacrée  de  me  la  faire  remettre  par  M.  de  Sei- 
lern.  —  Allez  vous  mettre  au  lit,  me  dit-elle  avec  une  grâce  infinie;  faites-vous 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET    SON   TEMPS.  945 

saigner  promptement  (1).  On  ne  doit  jamais  oublier  ici  ni  en  France  combien 
vous  avez  montré  de  zèle  en  cette  occasion  pour  le  service  de  vos  maîtres. 

«  Je  n'entre,  sire,  dans  ces  détails  que  pour  mieux  en  faire  sentir  le  con- 
traste avec  la  conduite  qu'on  devait  bientôt  tenir  à  mon  égard.  Je  retourne  à 
Vienne,  la  tête  encore  échauffée  de  cette  conférence;  je  jette  sur  le  papier 
une  foule  de  réflexions  qui  me  paraissent  très  fortes  relativement  à  l'objet 
que  j'y  avais  traité;  je  les  adresse  à  l'impératrice;  M.  le  comte  de  Seilern  se 
charge  de  les  lui  montrer.  Cependant  on  ne  me  rend  pas  mon  livre,  et  ce 
jour  môme,  à  neuf  heures  du  soir,  je  vois  entrer  dans  ma  chambre  huit 
grenadiers  baïonnette  au  fusil,  deux  officiers  l'épée  nue,  et  un  secrétaire  de 
la  régence  porteur  d'un  mot  du  comte  de  Seilern,  qui  m'invite  à  me  laisser 
arrêter,  se  réservant,  dit-il,  de  m'expliquer  de  bouche  les  raisons  de  cette  con- 
duite que  j'approuverai  sûrement.  —  Point  de  résistance,  me  dit  le  chargé 
d'ordres. 

«  -r  Monsieur,  répondis-je  froidement,  j'en  fais  quelquefois  contre  les  vo- 
leurs, mais  jamais  contre  les  empereurs. 

«  On  me  fait  mettre  le  scellé  sur  tous  mes  papiers.  Je  demande  à  écrire  à 
l'impératrice,  on  me  refuse.  On  m'ôte  tous  mes  effets,  couteau,  ciseaux,  jus- 
qu'à mes  boucles,  et  on  me  laisse  cette  nombreuse  garde  dans  ma  chambre, 
où  elle  est  restée  trente  et  un  jotcrs  ou  quarante-quatre  mille  six  cent  qua- 
rante minutes;  car  pendant  que  les  heures  courent  si  rapidement  pour  les 
gens  heureux  qu'à  peine  s'aperçoivent-ils  qu'elles  se  succèdent,  les  infortunés 
hachent  le  temps  de  la  douleur  par  minutes  et  par  secondes,  et  les  trouvent 
bien  longues  prises  chacune  séparément  (2).  Toujours  un  de  ces  grenadiers,  la 
baïonnette  au  fusil,  a  eu  pendant  ce  temps  les  yeux  sur  moi,  soit  que  je  fusse 
éveillé  ou  endormi. 

«  Qu'on  juge  de  ma  surprise,  de  ma  fureur!  Songer  à  ma  santé  dans  ces  mo- 
mens  affreux,  cela  n'était  pas  possible.  La  personne  qui  m'avait  arrêté  vint 
me  voir  le  lendemain  pour  me  tranquilliser.  —  Monsieur,  lui  dis-je,  il  n'y  a 
nul  repos  pour  moi  jusqu'à  ce  que  j'aie  écrit  à  l'impératrice.  Ce  qui  m'ar- 
rive  est  inconcevable.  Faites-moi  donner  des  plumes  et  du  papier,  ou  prépa* 
rez-vous  à  me  faire  enchaîner  bientôt,  car  il  y  a  de  quoi  devenir  fou. 

«  Enfin  l'on  me  permet  d'écrire;  M.  de  Sartines  a  toutes  mes  lettres,  qui  lui 
ont  été  envoyées  :  qu'on  'es  lise,  on  y  verra  de  quelle  nature  était  le  chagrin 
qui  me  tuait.  Rien  qui  eût  rapport  à  moi  ne  me  touchait;  tout  mon  désespoir 
portait  sur  la  faute  horrible  qu'on  commettait  à  Vienne  contre  les  intérêts  de 
votre  majesté,  en  m'y  retenant  prisonnier.  Qu'on  me  garrotte  dans  ma  voiture, 
disais-je,  et  qu'on  me  conduise  en  France.  Je  n'écoute  aucun  amour-propre, 
quand  le  devoir  devient  si  pressant.  Ou  je  suis  M.  de  Beaumarchais,  ou  je  suis 
un  scélérat  qui  en  usurpe  le  nom  et  la  mission.  Dans  les  deux  cas,  il  est  contre 
toute  bonne  politique  de  me  faire  perdre  un  mois  à  Vienne.  Si  je  suis  un 
fourbe,  en  me  renvoyant  en  France,  on  ne  fait  que  hâter  ma  punition;  mais 
si  je  suis  Beaumarchais,  comme  il  est  inouï  qu'on  en  doute  après  ce  qui  s'est 
passé,  quand  on  serait  payé  pour  nuire  aux  intérêts  du  roi  mon  maître,  on 

(1)  Ces  mots  de  rimpératrice  :  «  Faites- vous  saigner  promptement,  »  pourraient  bien 
être  le  résultat  d'un  sentiment  analogue  à  celui  de  l'aubergiste  Conrad  Gruber. 

(2)  Souvenir  d'horlogerie  assez  ingénieusement  appliqué  ici. 

TOME   I.  61 


''946  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  pourrait  pas  faire  pis  que  de  m'arrêter  à  Vienne  dans  un  temps  où  je  puis 
être  si  utile  ailleurs.  —  Nulle  réponse.  On  me  laisse  huit  jours  entiers  livré  à 
cette  angoisse  meurtrière.  Enfln  on  m'envoie  un  conseiller  de  la  régence  pour 
•m'interroger.  —  Je  proteste,  monsieur,  lui  dis-je,  contre  la  violence  qui  m'est 
ici  faite  au  mépris  de  tout  droit  des  gens:  je  viens  invoquer  la  sollicitude  ma- 
ternelle, et  je  me  trouve  accablé  sous  le  poids  de  l'autorité  impériale! — 11  me 
propose  d'écrire  tout  ce  que  je  voudrai,  dont  il  se  rendra  porteur.  Je  démontre 
dans  mon  écrit  le  tort  qu'on  fait  aux  intérêts  du  roi  en  me  retenant  les  bras 
croisés  à  Vienne.  J'écris  à  M.  de  Sartines;  je  supplie  au  moins  qu'on  fasse 
partir  un  courrier  en  diligence.  Je  renouvelle  mes  instances  au  sujet  de  Nurem- 
berg. Point  de  réponse.  On  m'a  laissé  un  mois  entier  prisonnier  sans  daigner  me 
tranquilliser  sur  rien.  Alors,  ramassant  toute  ma  philosophie  et  cédant  à  la  fa- 
talité d'une  aussi  fâcheuse  étoile,  je  me  livre  enfin  au  soin  de  ma  santé.  Je  me 
fais  saigner,  droguer,  purger.  On  m'avait  traité  comme  un  homme  sus- 
pect en  m'arrêtant,  comme  un  frénétique  en  m'ôtant  rasoirs,  couteaux,  ci- 
seaux, etc.,  comme  un  sot  en  me  refusant  des  plumes  et  de  l'encre,  et  c'est 
au  milieu  de  tant  de  maux,  d'inquiétudes  et  de  contradictions,  que  j'ai  at- 
tendu la  lettre  de  M.  de  Sartines. 

«  En  me  la  rendant  le  trente  et  unième  jour  de  ma  détention,  on  m'a  dit  : 
Vous  êtes  libre,  monsieur,  de  rester  ou  de  partir,  selon  votre  désir  ou  votre 
santé.  —  Quand  je  devrais  mourir  en  route,  ai-je  répondu,  je  ne  resterai  pas 
un  quart  d'heure  à  Vienne.  On  m'a  présenté  mille  ducats  de  la  part  de  l'im- 
pératrice. Je  les  ai  refusés  sans  orgueil,  mais  avec  fermeté.  —  Vous  n'avez 
point  d'aiutre  argent  pour  partir,  m'a-t-on  dit,  tous  vos  effets  sont  en  France. 
—  Je  ferai  donc  mon  billet  de  ce  que  je  ne  puis  me  dispenser  d'emprunter 
pour  mon  voyage.  —  Monsieur,  une  impératrice  ne  prête  point.  —  Et  moi  je 
n'accepte  de  bienfaits  que  de  mon  maître  :  il  est  assez  grand  seigneur  pour  me 
récompenser,  si  je  l'ai  bien  servi;  mais  je  ne  recevrai  rien,  je  ne  recevrai 
surtout  point  de  l'argent  d'une  puissance  étrangère  chez  qui  j'ai  été  si 
odieusement  traité.  —  Monsieur,  l'impératrice  trouvera  que  vous  prenez  de 
grandes  libertés  avec  elle  d'oser  la  refuser.  —  Monsieur,  la  seule  liberté  qu'on 
ne  puisse  empêcher  de  prendre  à  un  homme  très  respectueux,  mais  aussi 
cruellement  outragé,  est  celle  de  refuser  des  bienfaits.  Au  reste  le  roi  mon 
maître  décidera  si  j'ai  tort  ou  non  de  tenir  cette  conduite,  mais  jusqu'à  sa 
décision  je  ne  puis  ni  ne  veux  en  avoir  d'autre. 

«  Le  même  soir,  je  pars  de  Vienne,  et,  venant  jour  et  nuit  sans  me  reposer, 
j'arrive  à  Paris  le  neuvième  jour  de  mon  voyage,  espérant  y  trouver  des 
éclaircissemens  sur  une  aventure  aussi  incroyable  que  mon  emprisonnement 
à  Vienne.  La  seule  chose  que  M.  de  Sartines  m'ait  dite  à  ce  sujet  est  que  l'im- 
pératrice m'a  pris  pour  un  aventurier;  mais  je  lui  ai  montré  un  ordre  de  la 
main  de  votre  majesté,  je  suis  entré  dans  des  détails  qui ,  selon  moi,  ne  de- 
vaient laisser  aucun  doute  sur  mon  compte.  C'est  d'après  ces  considérations 
que  j'ose  espérer,  sire,  que  votre  majesté  voudra  bien  ne  pas  désapprouver 
le  refus  que  je  persiste  à  faire  de  l'argent  de  l'impératrice,  et  me  permettre  de 
le  renvoyer  à  Vienne.  J'aurais  pu  regarder  comme  une  espèce  de  dédomma- 
gement flatteur  de  l'errem"  où  l'on  était  tombé  à  mon  égard,  ou  un  mot  obU- 
geant  de  l'impératrice,  ou  son  portrait,  ou  telle  autre  chose  honorable  que 


BEAUMARCHAIS,    SA   YIE   ET   SON   TEMPS.  9Zi7 

j'aurais  pu  opposer  au  reproche  qu'on  me  fait  partout  d'avoir  été  arrêté 
à  Vienne  comme  un  homme  suspect;  mais  de  l'argent,  sire!  c'est  le  comble 
de  l'humiliation  pour  moi,  et  je  ne  crois  pas  avoir  mérité  qu'on  m'en  fasse 
éprouver,  pour  prix  de  l'activité,  du  zèle  et  du  courage  avec  lesquels  j'ai 
rempli  de  mon  mieux  la  plus  épineuse  commission. 
«  J'attends  les  ordres  de  votre  majesté. 

«  Caron  de  Beaumarchais.  » 

C'est  ainsi  que  se  vérifiait,  aux  dépens  de  Beaumarchais,  la  justesse 
de  la  maxime  de  Talleyrand  :  «  Surtout,  messieurs,  pas  de  zèle.  » 
En  se  remuant  à  outrance  pour  une  bagatelle,  il  gagnait  un  mois  de 
prison,  et  quand  il  se  plaignait  à  M.  de  Sartines,  ce  dernier  lui  ré- 
pondait :  «  Que  voulez-vous?  l'impératrice  vous  a  pris  pour  un  aven- 
turier. »  Il  y  a,  ce  me  semble,  de  la  candeur  dans  l'étonnement  de 
Beaumarchais,  qui  ne  peut  parvenir  à  comprendre  que  sa  boîte  d'or 
pendue  au  col,  son  billet  royal,  son  ardeur  fiévreuse,  son  abus  des 
chevaux  de  poste,  son  changement  de  nom,  son  assassinat  et  ses  bri- 
gands, le  tout  à  propos  d'une  méchante  brochure,  aient  formé  un 
composé  assez  bizarre  pour  inspirer  à  Marie-Thérèse  quelque  dé- 
fiance, et  que  ce  qui  devait,  suivant  lui,  le  rendre  intéressant  n'ait 
servi  qu'à  le  rendre  suspect  de  folie  ou  de  fourberie.  Il  paraît  cepen- 
dant que,  pour  le  consoler  des  mille  ducats  qu'il  avait  sur  le  cœur, 
on  lui  remit  en  échange  un  diamant  avec  autorisation  de  le  porter 
comme  un  présent  de  l'impératrice. 

Un  mot  enfin  sur  la  carte  à  payer  de  cette  importante  affaire.  Beau- 
marchais, dont  le  but  principal,  en  ce  moment,  est  d'obtenir  que  le 
roi  facilite  sa  réhabilitation  devant  le  nouveau  parlement,  travaille 
gratis,  et  ne  demande  rien  pour  lui-même;  mais  les  chevaux  de  poste 
coûtent  fort  cher,  et  depuis  le  mois  de  mars,  en  y  comprenant  les 
voyages  relatifs  à  Morande,  dont  les  frais  ne  sont  pas  encore  payés, 
il  a  fait  en  allées  et  venues,  pour  le  service  du  roi,  dix-huit  cents 
lieues.  Le  total,  y  compris  l'achat  du  libelle  Angelucci  et  les  frais  de 
séjour  en  diverses  villes,  se  monte  à  2,783  guinées,  c'est-à-dire  plus 
de  72,000  fr.  Ainsi,  en  faisant  rentrer  dans  ce  compte  les  100,000  fr. 
donnés  à  Morande,  on  dépensait  i72,000  francs,  on  employait  pen- 
dant six  mois  toute  l'activité  d'un  homme  intelligent,  et  cela  pour 
arriver  à  la  destruction  de  deux  méchantes  rapsodies  qui  ne  valaient 
pas  72  deniers.  Singulier  moyen  d'arrêter  la  confection  des  libelles, 
et  singulier  emploi  de  la  fortune  publique! 

Cependant,  en  déployant  beaucoup  d'activité  pour  des  objets  de 
peu  d'importance,  Beaumarchais  gagnait  du  terrain.  Il  était  en  cor- 
respondance suivie  avec  M.  de  Sartines  ;  il  lui  transmettait  avec  un 
mélange  de  bon  sens  et  de  joviale  familiarité  ses  observations  et  ses 
vues  sur  tous  les  nicidens  de  la  politique  de  chaque  jour;  il  allait  et 
venait  sans  cesse  de  Paris  à  Londres  pour  la  surveillance  des  libelles, 


9AS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  suivait  déjà  avec  attention  la  querelle  des  colonies  anglaises  de 
l'Amérique  avec  la  métropole.  Bientôt  on  eut  encore  recours  à  lui 
pour  une  troisième  affaire  d'un  ordre  plus  relevé  que  les  deux  pre- 
mières. Jusqu'ici,  nous  l'avons  vu  uniquement  occupé  de  dépister, 
de  poursuivre  ou  d'acheter  d'obscurs  libellistes;  le  gouvernement 
français  va  le  mettre  aux  prises  avec  un  personnage  célèbre  comme 
lui,  aussi  fin,  presque  aussi  spirituel  et  beaucoup  plus  bizarre  que  lui. 

II.    —   BEAUMARCHAIS   ET    LE   CHEVALIER  D'ÉON. 

L'histoire  humaine  est  riche  en  mystifications;  mais  de  toutes  les 
mystifications  historiques,  une  des  plus  étranges  et  des  plus  ridiqules 
est  sans  contredit  celle  qui  se  rattache  à  la  vie  du  chevalier  d'Éon. 
Voici  un  personnage  qui  jusqu'à  l'âge  de  quarante-trois  ans  est  con- 
sidéré partout  comme  un  homme,  qui,  en  cette  qualité  d'homme,  de- 
vient successivement  docteur  en  droit,  avocat  au  parlement  de  Paris, 
censeur  pour  les  belles-lettres,  agent  diplomatique,  chevalier  de  Saint- 
Louis,  capitaine  de  dragons,  secrétaire  d'ambassade,  et  qui  enfin 
i:emp]it  pendant  quelques  mois  les  fonctions  de  ministre  plénipoten- 
tiaire de  la  cour  de  France  à  Londres.  A  la  suite  d'une  querelle  vio- 
lente et  scandaleuse  avec  l'ambassadeur,  comte  de  Guerchy,  dont 
il  a  occupé  le  poste  par  intérim,  il  est  destitué  et  rappelé  oflicielle- 
ment  par  Louis  XV,  mais  maintenu  secrètement  par  lui  à  Londres 
avec  une  pension  de  12,000  livres.  Bientôt,  vers  1771,  des  doutes 
venus  on  ne  sait  d'où,  engendrés  on  ne  sait  comment,  s'élèvent  sur 
le  sexe  de  ce  capitaine  de  dragons,  et  des  paris  énormes  s'engagent 
à  la  manière  anglaise  sur  cette  question.  Le  chevalier  d'Éon,  qui 
pourrait  facilement  dissiper  toutes  les  incertitudes,  les  laisse  se 
propager  et  s'accroître;  la  fièvre  des  paris  redouble,  et  l'opinion 
que  le  chevalier  est  une  femme  ne  tarde  pas  à  devenir  l'opinion  la 
plus  générale.  Peu  de  temps  après,  en  1775,  Beaumarchais,  auquel 
il  a  déclaré  qu'il  était  une  femme,  vient  lui  enjoindre,  au  nom  du  roi 
Louis  XVI,  de  rendre  cette  déclaration  publique  et  de  prendre  les 
habits  de  son  sexe.  11  signe  la  déclaration  demandée,  et  après  avoir 
hésité  un  peu  plus  longtemps  sur  le  changement  de  costume,  il  se 
résigne  enfin,  quitte  à  cinquante  ans  son  uniforme  de  dragon  pour 
prendre  une  jupe  et  une  coiffe,  et  en  1778  apparaît  à  Versailles  dans 
cet  accoutrement,  qu'il  garde  jusqu'à  sa  mort,  c'est-à-dire  pendant 
trente-deux  ans.  On  écrit  avec  sa  coopération,  sous  le  titre  de  Vie 
militaire^  politique  et  privée  de  la  demoiselle  d'Eon,  un  beau  roman 
dans  lequel  on  raconte  que  ses  parens  l'ont  fait  baptiser  comme 
garçon,  quoiqu'il  fût  une  fille,  afin  de  conserver  un  bien  que  sa  famille 
devait  perdre  faute  d'héritiers  mâles.  Le  chevalier  écrit  de  son  côté  et 
pubUe  de  nombreux  factums  dans  lesquels  il  pose  en  chevalière,  se 


BEAUMARCHAIS,    SA   YIE   ET   SON   TEMPS.  949 

félicite  d'avoir  pu,  au  milieu  du  désordre  des  camps,  des  sièges  et  des 
batailles,  v.  conserver,  dit-il,  intacte  cette  Jleur  de  pureté,  gage  si  pré- 
cieux et  si  fragile,  hélas!  de  nos  mœurs  et  de  notre /oi.  «  On  le  com- 
pare à  Minerve  et  à  Jeanne  d'Arc!  Dorât  adresse  des  épîtres  galantes 
à  cette  vieille  héroïne  qui  a  illustré  son  sexe.  Les  écrivains  les  plus 
sérieux  et  qu'on  devrait  croire  les  mieux  informés  sont  dupés  comme 
tous  les  autres,  et  le  grave  auteur  de  \  Histoire  de  la  Diplomatie  fran- 
çaise, M.  de  Flassan,  écrit  sur  le  chevalier  d'Éon  les  lignes  suivantes  : 

«  On  ne  peut  nier,  dit  M.  de  Flassan,  qu'elle  (la  chevalière  d'Éon)  n'ait 
offert  une  espèce  de  phénomène.  La  nature  se  trompa  en  lui  donnant  un 
sexe  si  opposé  à  son  caractère  fier  et  décidé.  Sa  manie  de  voidoir  jouer 
l'homme  et  de  tromper  les  observateurs  la  rendit  quelquefois  mauvaise  tête, 
et  elle  traita  M.  de  Guerchy  avec  une  impertinence  inexcusable  vis-à-vis  d'un 
ministre  du  roi.  Du  reste,  elle  mérite  de  l'estime  et  du  respect  pour  la  con- 
stance qu'elle  mit  à  dérober  son  sexe  à  tant  de  regards  perçans...  Le  rôle 
brillant  que  cette  femme  a  joué  dans  des  missions  délicates  et  au  milieu  de 
tant  de  circonstances  contraires  prouve  en  particulier  qu'elle  était  plus 
propre  à  la  politique  par  son  esprit  et  ses  connaissances  que  beaucoup 
d'hommes  qui  ont  couru  la  même  carrière  (1).  » 

C'est  en  1809,  un  an  avant  la  mort  de  la  chevalière  d'Éon,  que 
M.  de  Flassan  écrivait  les  lignes  que  nous  venons  de  citer.  Un  an 
après,  le  21  mai  1810,  la  chevalière  d'Éon  mourait  à  Londres,  et  à 
l'inspection  de  son  corps,  il  était  démontré  et  constaté  de  la  manière 
la  plus  authentique  que  cette  prétendue  chevalière,  à  qui  l'historien 
de  la  diplomatie  française  reproche  la  manie  de  voidoir  jouer  l'homme 
et  de  tromper  les  observateurs,  que  cette  prétendue  chevalière  était 
un  chevalier  parfaitement  constitué  (2) . 

Que  signifie  cette  grotesque  mystification,  et  comment  s'en  expli- 
quer le  succès?  Quel  motif  a  pu  porter  un  homme  distingué  par  son 
rang,  un  officier  intrépide,  un  secrétaire  d'ambassade,  un  chevalier 
de  Saint-Louis,  à  se  faire  passer  pour  femme  pendant  plus  de  trente 
ans?  Ce  rôle  lui  fut-il  imposé?  S'il  fut  imposé,  comment  et  pourquoi 
un  gouvernement  a-t-il  pu  exiger  d'un  capitaine  de  dragons  âgé  de 
quarante-sept  ans  un  travestissement  aussi  ridicule,  et  comment  ce 
dragon  de  quarante-sept  ans,  qui  se  faisait  la  barbe,  à  l'instar  de  tous 
les  dragons,  qui,  d'après  les  propres  paroles  de  Beaumarchais,  buvait, 
fumait  et  jurait  comme  un  estafier  allemand,  a-t-il  pu  mystifier  tant  de 
personnes,  à  commencer  par  Beaumarchais  lui-même?  car  ce  dernier, 

(1)  Histoire  générale  et  raîsonnée  de  la  diplomatie  française,  t.  V,  p.  454.  1809. 

(2)  C'est  ce  qui  résulte  de  rattestation  suivante  :  «  Je  certifie  par  le  présent  que  j'ai 
examiné  et  disséqué  le  corps  du  chevalier  d'Éon  en  présence  de  M.  Adair,  de  M.  Wilson, 
du  père  Elysée,  et  que  j'ai  trouvé  les  organes  mâles  de  la  génération  parfaitement  for- 
més sous  tous  les  rapports.  —  Le  23  mai  1810.  —  Thom  Gopeland,  chirurgien.  »  A  cette 
attestation  sont  jointes  les  signatures  d'une  grande  quantité  de  personnages  notables, 
qui  mettent  hors  de  doute  le  sexe  du  chevalier  d'Éon. 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

on  va  le  voir,  a  toujours  cru  très  sincèrement  que  le  dragon  était  une 
femme,  et  une  femme  amoureuse  de  lui,  Beaumarchais!  Gomment 
enfin  et  pourquoi  ce  problème  de  carnaval  a-t-il  pu  devenir  une 
sorte  de  question  d'état,  donner  lieu  à  une  foule  de  négociations, 
faire  agir,  parler,  écrire,  des  rois  et  des  ministres,  faire  voyager  des 
courriers,  et  dépenser,  comme  toujours,  beaucoup  d'argent?  Ces 
diverses  questions,  qui  prouvent  à  quel  point  Montaigne  avait  raison 
quand  il  disait  en  son  langage  :  La  plupart  de  nos  vacations  sontfar- 
cesques,  —  ces  diverses  questions  sont  loin  d'être  éclaircies. 

La  version  la  plus  accréditée  sur  le  chevalier  d'Éon  est  celle-ci. 
Ayant,  dans  sa  jeunesse,  les  apparences  d'une  femme,  il  aurait  été 
envoyé  une  fois  par  Louis  XY,  sous  un  déguisement  féminin,  à  la 
cour  de  Saint-Pétersbourg.  Il  se  serait  introduit  auprès  de  l'impéra- 
trice Elisabeth  en  qualité  de  lectrice,  et  aurait  contribué  au  rappro- 
chement des  deux  cours.  11  en  serait  résulté  quelques  doutes  sur  son 
sexe.  Ces  doutes,  disparus  au  milieu  d'une  carrière  toute  virile,  au- 
raient été  réveillés  et  propagés  longtemps  après  par  Louis  XV  lui- 
même,  à  la  suite  de  l'éclat  scandaleux  occasionné  par  la  querelle  de 
d'Éon  et  du  comte  de  Guerchy.  Ne  voulant  point  sévir  contre  un 
agent  qu'il  avait  employé  avec  utilité  dans  sa  diplomatie  secrète, 
voulant,  d'un  autre  côté,  donner  satisfaction  à  la  famille  de  Guer- 
chy, empêcher  un  duel  entre  le  jeune  fils  de  l'ambassadeur,  qui 
avait  juré  de  venger  son  père,  et  d'Éon,  duelliste  redouté,  —  voulant 
enfin  arrêter  toutes  les  conséquences  de  cette  querelle,  le  roi  aurait 
été  conduit,  par  le  souvenir  des  travestissemens  de  la  jeunesse  de 
d'Éon,  à  lui  enjoindre  de  laisser  s'accréditer  le  bruit  qu'il  était  une 
femme.  Louis  XVI,  adoptant  la  politique  de  son  aïeul,  l'aurait  forcé 
de  se  déclarer  femme  et  de  prendre  le  costume  féminin.  «  Depuis 
longtemps,  dit  M™^  Campan,  ce  bizarre  personnage  sollicitait  sa  ren- 
trée en  France;  mais  il  fallait  trouver  un  moyen  d'épargner  à  la 
famille  qu'il  avait  offensée  l'espèce  d'insulte  qu'elle  verrait  dans  son 
retour  :  on  lui  fit  prendre  le  costume  d'un  sexe  auquel  on  pardonne 
tout  en  France.  » 

Tel  est  le  thème  le  plus  généralement  admis  sur  le  chevalier  d'Éon; 
mais  il  paraît  bien  inconcevable.  Comment  s'expliquer  en  efiet  qu'un 
roi,  pour  arrêter  les  suites  d'une  querelle,  ne  trouve  pas  de  moyen  plus 
simple  que  de  changer  un  des  adversaires  en  femme,  et  qu'un  offi- 
cier de  quarante-sept  ans  préfère  renoncer  à  toute  carrière  virile  et 
porter  des  jupes  pendant  tout  le  reste  de  sa  vie  plutôt  cpie  de  s'en- 
gager tout  simplement  à  refuser,  par  ordre  du  roi,  une  provocation, 
ou  plutôt  que  de  rester  dans  la  disgrâce  et  l'exil  en  gardant  sa  liberté 
et  son  sexe?  Comment  s'expliquer  enfin,  si  le  chevalier  d'Éon  n'est 
qjiie  la  victime  résignée  des  volontés  de  Louis  XV,  adoptées  par 
Louis  XVI,  que  lorsque  ces  deux  rois  sont  morts,  lorsque  la  monar- 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE   ET  SON   TEMPS.  951 

chie  française  elle-même  n'existe  plus,  lorsque  d'Eon,  retiré  à  Lon- 
dres, n'a  plus  aucun  intérêt  d'argent  et  de  situation  à  subir  le  traves- 
tissement imposé,  comment  s'expliquer  qu'il  persiste  à  le  conserver 
jusqu'à  sa  mort? 

Tout  cela  est  fort  singulier  et  peu  compréhensible.  Un  nouveau 
thème  s'est  produit,  il  y  a  une  vingtaine  d'années,  sur  le  chevalier 
d'Éon.  Cette  donnée  est  très  hardie,  nous  éprouvons  même  quelque 
embarras  à  la  reproduire;  cependant,  comme  elle  est  développée  dans 
un  ouvrage  en  deux  volumes,  qu'on  nous  déclare  emprunté  à  des 
documens  authentiques  (1) ,  il  faut  bien  en  dire  un  mot.  L'auteur  de 
cet  ouvrage  affirme  que,  si  le  fameux  chevalier  d'Éon  a  consenti  à 
passer  pour  une  femme,  ce  n'est  pas  dans  l'intérêt  de  la  maison  de 
Guerchy,  mais  pour  sauver  l'honneur  de  la  reine  d'Angleterre,  So- 
phie-Charlotte, femme  de  George  111.  Il  raconte  que,  d'Éon  ayant  été 
surpris  avec  la  reine  par  le  roi,  un  médecin  ami  de  la  reine  et  de 
d'Éon  aurait  déclaré  au  roi  que  d'Éon  était  une  femme.  George  III  s'en 
serait  informé  auprès  de  Louis  XV,  qui,  dans  l'intérêt  de  la  tranquil- 
lité de  son  royal  confrère,  se  serait  empressé  d'assurer  qu'en  effet 
d'Éon  était  une  femme.  A  partir  de  ce  jour,  d'Éon  aurait  été  con- 
damné à  changer  de  sexe,  avec  cette  consolation  d'avoir  donné  un  roi 
à  l'Angleterre,  car  l'auteur  du  livre  en  question  n'hésite  pas  à  nous 
dire  qu'il  est  persuadé  que  cette  prétendue  femme  était  le  père  de 
George  IV. 

Cette  révélation  au  sujet  d'une  reine,  qui,  si  nous  ne  nous  trom- 
pons, a  toujours  passé  jusqu'ici  pour  une  très  honnête  femme,  cette 
révélation  aurait  besoin,  pour  être  admise,  d'être  appuyée  sur  des 
preuves  concluantes  que  nous  cherchons  en  vain  dans  l'ouvrage  inti- 
tulé :  Mémoires  du  chevalier  d'Éon.  Sauf  une  lettre  du  duc  d'Aiguil- 
lon au  chevalier  qui,  si  elle  est  authentique,  pourrait,  quoiqu'elle  ne 
désigne  pas  positivement  la  reine  Sophie-Charlotte,  prêter  quelque 
force  à  l'hypothèse  de  l'auteur,  tout  se  réduit  dans  ce  livre,  au  moins 
quant  à  la  question  principale,  à  des  assertions  très  hasardées,  à  des 
inductions  arbitraires  accompagnées  de  récits  peu  vraisemblables  et 
de  dialogues  de  fantaisie  qui  donnent  à  cet  ouvrage  les  apparences 
d'un  roman,  et  lui  enlèvent  presque  toute  autorité  (2). 

(1)  Cet  ouvrage  est  intitulé  Mémoires  du  chevalier  d'Éon,  publiés  pour  la  première 
fois  sur  les  papiers  fournis  par  sa  famille  et  d'après  les  matériaux  authentiques  déposés 
aux  archives  des  affaires  étrangères,  par  M.  Gaillardet,  auteur  de  la  Tour  de  Nesle. 

(2)  Si  on  voulait  ici  discuter  l'hypothèse  de  M.  Gaillardet,  les  objections  ne  manque- 
raient pas.  Gomment  s'expliquer  par  exemple  que  d'Éon,  déterminé  à  sauver  l'honneur 
de  la  reine  d'Angleterre  en  se  donnant  connue  une  femme,  favorise  par  son  silence  le.s 
paris  sur  son  sexe  et  les  laisse  se  multiplier  pendant  quatre  ans,  depuis  1771,  époque  de 
la  scène  racontée  paT  l'auteur  des  Mémoires,  jusqu'en  1775,  époque  où  d'Éon  signe  la 
déclaration  dictée  par  Beaumarchais?  Et  coimnent  sexpliquer  que  durant  ces  quati-e  ans 
le  roi  George  III,  qui,  dans  l'hypothèse  en  question,  aurait  un  intérêt  capital  à  éclaircir 


952  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Nous  ne  nous  proposons  point  ici  d'exposer  à  notre  tour  un  sys- 
tème sur  le  chevalier  d'Éon  :  ce  singulier  personnage  ne  figure 
qu'accessoirement  dans  la  vie  de  Beaumarchais,  et  il  nous  suffira  de 
prendre  la  situation  au  moment  où  ce  dernier  entre  en  scène. 

C'est  en  mai  1775.  Le  chevalier  d'Éon  est  à  Londres,  disgracié  et 
banni  depuis  sa  querelle  avec  le  comte  de  Guerchy,  mais  n'en  conti- 
nuant pas  moins  à  toucher,  même  après  la  mort  de  Louis  XV,  la 
pension  secrète  de  12,000  francs  que  ce  roi  lui  a  accordée  en  1766. 
Les  doutes  élevés  sur  son  sexe  paraissent  dater  de  1771.  Les  paris 
anglais  sur  cette  question  sont  ouverts  depuis  cette  époque,  et  d'Eon 
entretient  par  son  silence  l'incertitude  des  parieurs.  Toutefois  ce 
n'est  pas  la  question  de  son  sexe  qui  paraît  à  cette  époque  inté- 
resser le  gouvernement  français  :  c'est  une  autre  question.  En  sa 
qualité  d'agent  secret  de  Louis  XV,  d'Éon  a  eu  pendant  quelques 
années  une  correspondance  mystérieuse  avec  le  roi  et  les  quelques 
personnes  chargées  de  diriger  la  diplomatie  occulte  qu'il  avait,  on  le 
sait,  organisée  à  l'insu  de  ses  ministres.  D'Éon  exagère  de  son  mieux 
l'importance  de  ces  papiers  relatifs  à  la  paix  conclue  entre  la  France 
et  l'Angleterre  en  1763.  Il  débite  autour  de  lui  que,  s'ils  étaient 
publiés,  ils  rallumeraient  la  guerre  entre  les  deux  nations,  et  que 
l'opposition  anglaise  lui  a  offert  des  sommes  énormes  pour  les  pu- 
blier; il  est,  dit-il,  trop  bon  Français  pour  y  consentir,  mais  cepen- 
dant il  a  besoin  d'argent,  de  beaucoup  d'argent,  parce  qu'il  a  beau- 
coup de  dettes,  et  si  le  gouvernement  veut  rentrer  en  possession  de 
ses  papiers,  il  faut  qu'il  paie  les  dettes  du  possesseur.  Ce  n'est  pas 
d'ailleurs  un  cadeau  que  d'Éon  réclame  :  le  gouvernement  français 
est  son  débiteur,  il  lui  doit  beaucoup  plus  d'argent  que  d'Éon  n'en 
doit  lui-même.  En  effet,  le  chevalier  envoie  en  1774,  à  M.  de  Ver- 
gennes,  ministre  des  affaires  étrangères,  un  compte  d'apothicaire 
des  plus  amusans,  duquel  j'extrais  seulement  les  articles  suivans, 
qui  donneront  une  idée  de  l'intrépidité  romanesque  avec  laquelle 
ce  dragon  chargeait  à  fond  sur  le  trésor  public. 

«  En  novembre  1757,  écrit  d'Éon,  le  roi  actuel  de  Pologne,  étant  envoyé 
extraordinaire  de  la  république  en  Russie,  fit  remettre  à  M.  d'Éon,  secrétaire 

la  chose,  n'emploie  pour  y  arriver  aucun  de  ces  moyens  qu'un  monarque  même  constitu- 
tionnel trouverait  facilement  en  un  cas  pareil?  Enfin,  si  cette  hypothèse,  qui  nous  semble 
complètement  chimérique,  peut  servir  k  expliquer  la  persistance  de  d'Éon  à  garder  ses 
vètemens  de  femme  jusqu'à  sa  mort,  elle  rend  absolument  inexplicable  ce  fait,  que  la 
reine  n'ait  rien  tenté  pour  empêcher  la  découverte  de  la  vérité  après  le  décès  du  che- 
valier. Cette  découverte,  suivant  M.  Gaillardet,  aurait  occasionné  le  troisième  et  dernier 
accès  de  folie  du  roi  George  III.  Rien  n'eiit  été  cependant  plus  facile  que  d'éviter  ce 
malheur,  car  d'Éon  est  mort  dans  mi  état  voisin  de  l'indigence  ;  et  puisqu'il  était,  dans 
l'hypothèse  de  M.  Gaillardet,  assez  dévoué  à  la  reine  pour  lui  sacrifier  sa  vie  pendant 
trente  ans,  elle  eût  pu  certainement,  avec  très  peu  d'argent,  le  déterminer  à  aller  mourir 
sur  une  terre  lointaine,  au  lieu  de  rester  exposé  à  Londres  à  l'examen  des  chirurgiens.  ^ 


BEAUMARCHAIS,    SA    VIE    ET   SON   TEMPS.  953 

de  l'ambassade  de  France,  un  billet  renfermant  un  diamant  estimé  6,000  liv., 
dans  l'intention  que  M.  d'Éon  l'instruirait  d'une  affaire  fort  intéressante  qui 
se  tramait  alors  à  Saint-Pétersbourg.  Celui-ci  se  lit  un  devoir  de  confier  le 
billet  et  le  diamant  à  M.  le  marquis  de  l'Hospital,  ambassadeur,  et  de  reporter 
ledit  diamant  au  comte  de  Poniatowski,  qui,  de  colère,  le  jeta  dans  le  feu. 
M.  de  rHosj)ital,  touché  de  l'acte  honnête  de  M.  d'Éon,  en  écrivit  au  cardinal 
de  Bernis,  qui  promit  de  lui  faire  accorder  par  le  roi  une  gratification  de 
pareille  somme  pour  récompense  de  sa  fidélité;  mais  M.  le  cardinal  de  Bernis 
ayant  été  déplacé  et  exilé,  le  sieur  d'Éon  n'a  jamais  reçu  cette  gratification 
qu'il  se  croit  en  droit  de  réclamer,  ci 6,000  liv. 

N'est-ce  pas  une  bonne  plaisanterie  que  cette  histoire  d'un  diamant 
de  1757  reparaissant  dans  un  mémoire  de  l77Zi?  —  Passons  à  un 
autre  article.. 

«  M.  le  comte  de  Guerchy,  dit  d'Éon,  a  détourné  le  roi  d'Angleterre  de  faire 
à  M.  d'Éon  le  présent  de  mille  pièces  qu'il  accorde  aux  ministres  plénipoten- 
tiaires qui  résident  à  sa  cour,  ci 24,000  liv. 

«  Autre  article,  —  Plus,  n'ayant  pas  été  en  état,  depuis  1763  jusqu'en  1773, 
d'entretenir  ses  vignes  en  Bourgogne,  M.  d'Éon  a  non-seulement  perdu  mille 
écus  de  revenu  par  an,  mais  encore  toutes  les  vignes,  et  croit  pouvoir  porter 
cette  perte  à  moitié  de  sa  réalité,  ci io,000  liv. 

«  Plus  M.  d'Éon,  sans  entrer  dans  l'état  qu'il  pourrait  produire  des  dépenses 
immenses  que  lui  a  occasionnées  son  séjour  à  Londres  depuis  1763  jusqu'à  la 
présente  année  1773,  tant  pour  l'eniretien  et  la  nourriture  de  feu  son  cousin 
et  de  lui  que  pour  les  frais  extraordinaires  que  les  circonstances  ont  exigés, 
croit  devoir  se  borner  à  réclamer  ce  qu'exige  à  Londres  l'entretien  d'un  mé- 
nage simple  et  décent  dans  lequel  on  se  limite  aux  frais  et  domestiques  né- 
cessaires; ce  qu'il  évalue  en  conséquence  à  la  modique  somme  de  4S0  louis 
ou  10,000  livres  tournois  par  an,  ce  qui  fait,  pour  lesdites  dix  années,; 
ci 100,000  liv. 

11  est  à  noter  que  depuis  1766  d'Éon  touche  12,000  livres  de  pen- 
sion par  an.  Le  valet  du  Joueur,  dans  Regnard,  présente  un  compte 
de  dettes  actives  qui  ne  vaut  certainement  pas  celui-là.  Tout  le  reste 
est  de  même  force,  et  l'ensemble  des  créances  de  l'ingénieux  che- 
valier s'élève  ainsi  à  la  modique  somme  de  316,477  livres  16  sous. 
D'Éon  demande  de  plus  que  sa  pension  de  12,000  livres  soit  conver- 
tie en  un  contrat  de  rente  viagère  de  même  somme.  On  lui  avait  en- 
voyé successivement  deux  négociateurs  pour  obtenir  la  remise  de  ses 
papiers  à  des  conditions  moins  exorbitantes;  l'un  d'eux,  M.  de  Pom- 
mereux,  capitaine  de  grenadiers,  et  comme  tel  doué  d'une  rare  in- 
trépidité, avait  été  jusqu'à  proposer  à  ce  capitaine  de  dragons,  qui 
passait  pour  femme,  de  l'épouser.  D'Éon  ne  voulant  point  démordre  de 
ses  prétentions,  on  avait  pris  le  parti  de  laisser  tomber  la  négociation, 
lorsqu'en  mai  1775  le  chevalier,  apprenant  que  Beaumarchais  était  à 


954  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Londres  pour  d'autres  affaires,  demanda  à  le  voir.  «Nous  nous  vîmes 
tous  deux,  ditd'Éon,  conduits  sans  doute  par  une  curiosité  naturelle 
aux  animaux  extraordinaires  de  se  rencontrer.  »  Le  chevalier  implora 
l'appui  de  Beaumarchais,  et,  pour  lui  donner  une  preuve  de  confiance, 
lui  avoua  en  pleurant  qu'il  était  une  femme,  et  ce  qui  est  étrange,  c'est 
que  Beaumarchais  n'en  doute  pas  un  instant.  Charmé  à  la  fois  d'obli- 
ger une  fille  aussi  intéressante  par  son  courage  guerrier,  ses  talens 
diplomatiques,  ses  malheurs,  et  de  mener  à  fin  une  négociation  diffi- 
cile, il  adresse  à  Louis  XVI  les  lettres  les  plus  touchantes  en  faveur  de 
d'Eon.  a  Quand  on  pense,  écrit-il  au  roi,  que  cette  créature  tant  per- 
sécutée est  d'un  sexe  à  qui  l'on  pardonne  tout,  le  cœur  s'émeut 
d'une  douce  compassion...  J'ose  vous  assurer,  sire,  dit-il  ailleurs, 
qu'en  prenant  cette  étonnante  créature  avec  adresse  et  douceur, 
quoique  aigrie  par  douze  années  de  malheurs,  on  l'amènera  facile- 
ment à  rentrer  sous  le  joug,  et  à  remettre  tous  les  papiers  relatifs  au 
feu  roi  à  des  conditions  raisonnables.  »  —  On  se  demande  comment 
Beaumarchais,  qui  ne  manquait  certes  pas  d'expérience  en  ces  sortes 
de  questions,  a  pu  ainsi  voir  une  fille  dans  la  personne  d'un  dragon 
des  plus  masculins.  Le  biographe  de  d'Eon,  que  nous  venons  de  citer, 
assure  que  le  chevalier  employa,  pour  abuser  l'auteur  du  Barbier  de 
Séville,  une  supercherie  que  nous  n'exposerons  pas  ici,  et  qui  est 
tirée  d'un  des  Contes  de  La  Fontaine.  C'est  possible,  quoique  peu 
probable;  mais  ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  dans  tous  les 
papiers  de  Beaumarchais  une  seule  ligne  qui  ne  prouve  en  effet  qu'il 
a  été  complètement  trompé  sur  le  sexe  du  chevalier,  et  si  l'on  pou- 
vait supposer  que,  dans  cette  inextricable  comédie,  Beaumarchais 
aussi  joue  son  rôle  et  feint  de  prendre  un  homme  pour  une  femme, 
on  serait  détourné  de  cette  idée  par  la  candeur  avec  laquelle  son 
ami  intime  Gudin,  qui  l'accompagnait  dans  le  voyage  où  se  noua  la 
négociation  avec  d'Éon,  raconte  à  son  tour,  dans  ses  mémoires  iné- 
dits sur  Beaumarchais,  les  malheurs  de  cette  feinme  intéressante. 

«  Ce  fut,  dit  Gudin,  chez  Wilkes  (1)  à  dîner,  que  je  rencontrai  d'Éon  pour 
la  première  fois.  Frappé  de  voir  la  croix  de  Saint-Louis  briller  sur  sa  poitrine, 
je  demandai  à  M'"'  Wilkes  quel  était  ce  chevalier;  elle  me  le  nomma.  —  Il  a, 
lui  dis-je,  une  voix  de  femme,  et  c'est  de  là  vraisemblablement  que  sont  nés 
tous  les  propos  qu'on  a  faits  sur  son  compte.  Je  n'en  savais  pas  davantage 
alors;  j'ignorais  encore  ses  relations  avec  Beaumarchais.  Je  les  appris  bientôt 
par  elle-même.  Elle  m'avoua,  en  pleurant  (il  paraît  que  c'était  la  manière  de 
d'Éon),  qu'elle  était  femme,  et  me  montra  ses  jambes  couvertes  de  cicatrices, 
restes  de  blessures  qu'elle  avait  reçues  lorsque,  renversée  de  son  cheval  tué 
sous  elle,  un  escadron  lui  passa  sur  le  corps  et  la  laissa  mourante  dans  la 
plaine.  » 

(1)  Wilkes  était  a  cette  époque  lord-maire  de  Londres. 


BEAUMARCHAIS,    SA    ME    ET   SON   TEMPS.  955 

On  ne  peut  pas  être  plus  candidement  mystifié  que  ne  l'est  Gudin. 
—  Dans  cette  première  période  de  la  négociation,  d'Éon  est  aux  petits 
soins  pour  Beaumarchais,  il  l'appelle  son  ange  tutélaire^  il  lui  envoie, 
en  les  recommandant  à  son  indulgence,  ses  œuvres  complètes  en  qua- 
torze volumes,  car  cet  être  bizarre,  dragon,  femme  et  diplomate, 
était  en  même  temps  un  barbouilleur  de  papier  des  plus  féconds. 
Il  se  peint  assez  bien  dans  une  lettre  au  duc  de  Praslin. 

«  Si  vous  voulez  me  connaître,  monsieur  le  duc,  je  vous  dirai  franchement 
que  je  ne  suis  bon  que  pour  penser,  imaginer,  questionner,  réfléchir,  com- 
parer, hre,  écrire,  pour  courir  du  levant  au  couchant,  du  midi  jusqu'au 
nord,  et  pour  me  battre  dans  la  plaine  ou  sur  les  montagnes  :  si  j'eusse 
vécu  du  temps  d'Alexandre  ou  de  don  Quichotte,  j'aurais  été  Parménion 
ou  Sancho  Pança.  Si  vous  m'ôtez  de  là,  je  vous  mangerai,  sans  faire  une 
sottise,  tous  les  revenus  de  la  France  en  un  an,  et  après  cela  je  vous  ferai  un 
excellent  traité  sur  l'économie.  Si  vous  voulez  en  avoir  la  preuve,  voyez  tout 
ce  que  j'ai  écrit  dans  mon  histoire  des  finances  sur  la  distribution  des  deniers 
publics.  » 

Sous  l'impression  des  cajoleries  de  la  prétendue  chevalière,  Beau- 
marchais revient  à  Versailles,  plaide  sa  cause  avec  chaleur,  s'évertue 
à  prouver  que  les  papiers  qu'elle  a  dans  les  mains,  et  qu'il  ne  connaît 
pas,  sont  de  la  plus  haute  importance,  demande  la  permission  de 
renouer  avec  elle  d'abord  officieusement  les  négociations  rompues,  et 
l'obtient  par  la  lettre  suivante  de  M.  de  Vergenues,  qui  est  impor- 
tante en  ce  qu'elle  ne  semble  pas  tout  à  fait  d'accord  avec  la  version 
généralement  adoptée  sur  les  vues  du  gouvernement  français  quant 
au  chevalier  d'Éon.  \oici  cette  lettre  de  M.  de  Vergennes  à  Beaumar- 
chais, dont  je  ne  supprime  que  quelques  passages  insignifians. 

«  J'ai  sous  les  yeux,  monsieur,  le  rapport  que  vous  avez  fait  à  M.  de  Sar- 
tines  de  notre  conversation  touchant  M.  d'Éon;  il  est  de  la  plus  grande  exac- 
titude; j'ai  pris  en  conséquence  les  ordres  du  roi;  sa  majesté  vous  autorise  à 
convenir  de  toutes  les  sûretés  raisonnables  que  M.  d'Éon  pourra  demander 
pour  le  paiement  régulier  de  sa  pension  de  12,000  livres,  bien  entendu  qu'il 
ne  prétendra  pas  qu'on  lui  constitue  une  annuité  de  cette  somme  hors  de 
France,  le  fonds  capital  qui  devrait  être  employé  à  cette  création  n'est  pas  en 
mon  pouvoir,  et  je  rencontrerais  les  plus  grands  obstacles  à  me  le  procurer; 
mais  il  est  aisé  de  convertir  la  susdite  pension  en  une  rente  viagère  dont  on 
délivrerait  le  titre. 

«  L'article  du  paiement  des  dettes  fera  plus  de  difficulté;  les  prétentions 
de  M.  d'Éon  sont  bien  hautes  à  cet  égard;  il  faut  qu'il  se  réduise,  et  considé- 
rablement, potir  que  nous  puissions  nous  arranger.  Comme  vous  ne  devez 
pas,  monsieur,  paraître  avoir  aucune  mission  auprès  de  lui,  vous  aurez 
l'avantage  de  le  voir  venir,  et  par  conséquent  de  le  combattre  avec  supério- 
rité. M.  d'Éon  a  le  caractère  violent,  mais  je  lui  crois  une  âme  honnête,  et  je 
lui  rends  assez  de  justice  pour  être  persuadé  qu'il  est  incapable  de  trahison. 


956  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  11  est  impossible  que  M.  d'Éon  prenne  congé  du  roi  d'Angleterre;  la  révé- 
fation  de  son  sexe  ne  peut  plus  le  permettre;  ce  serait  un  ridicule  pour  les 
deux  cours.  L'attestation  à  substituer  est  délicate,  cependant  on  peut  l'accor- 
der, pourvu  qu'il  se  contente  des  éloges  que  méritent  son  zèle,  son  intel- 
.  ligence  et  sa  fidélité;  mais  nous  ne  pouvons  louer  ni  sa  modération  ni  sa 
soumission,  et  dans  aucun  cas  il  ne  doit  être  question  des  scènes  qu'il  a  eues 
avec  M.  de  Guerchy. 

«  Vous  êtes  éclairé  et  prudent,  vous  connaissez  les  hommes,  et  je  ne  suis 
pas  inquiet  que  vous  ne  tiriez  bon  parti  de  M.  d'Éon,  s'il  y  a  moyen.  Si  l'en- 
treprise échoue  dans  vos  mains  (1),  il  faudra  se  tenir  pour  dit  qu'elle  ne  peut 
plus  réussir,  et  se  résoudre  à  tout  ce  qui  pourra  en  arriver.  La  première  sen- 
sation pourrait  être  désagréable  pour  nous;  mais  les  suites  seraient  affreuses 
pour  ]\L  d'Éon  :  c'est  un  rôle  bien  humiliant  que  celui  d'un  expatrié  qui  a  le 
vernis  de  la  trahison  ;  le  mépris  est  son  partage. 

«  Je  suis  très  sensible,  monsieur,  aux  éloges  que  vous  avez  bien  voulu  me 
donner  dans  votre  lettre  à  M.  de  Sartines.  J'aspire  à  les  mériter,  et  je  les 
reçois  comme  un  gage  de  votre  estime  qui  me  flattera  dans  tous  les  temps. 
Comptez,  je  vous  prie,  sur  la  mienne,  et  sur  tous  les  sentimens  avec  lesquels 
j'ai  l'honneur  d'être  tçès  sincèrement,  monsieur,  votre  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur, 

«  De  Vergennes.  » 
«Versailles,  le  21  juin  1775.  » 

Cette  lettre  de  M.  de  Vergennes,  très  honorable  pour  Beaumar- 
chais, prouve  qu'à  cette  époque  on  ne  songe  point  encore  à  imposer 
à  d'Éon  le  costume  de  femme;  son  sexe  féminin  semble  une  chose 
admise,  et  la  condition  exigée  pour  son  retour  en  France  consiste 
seulement  dans  la  remise  de  sa  correspondance  avec  Louis  XV.  C'est 
dans  une  autre  lettre  à  Beaumarchais,  postérieure  d'un  mois  et  datée 
du  26  août  1775,  que  M.  de  Vergennes  s'explique  sur  la  question 
du  costume  féminin  en  ces  termes  : 

«  Quelque  désir  que  j'aie  de  voir  et  de  connaître  et  d'entendre  M.  d'Éon, 
je  ne  vous  cacherai  pas,  monsieur,  une  inquiétude  qui  m'assiège.  Ses  enne- 
mis veillent,  et  lui  pardonneront  difficilement  tout  ce  qu'il  a  dit  sur  eux. 
S'il  vient  ici,  quelque  sage  et  circonspect  qu'il  puisse  être,  ils  pourront  lui 
prêter  des  propos  contraires  au  silence  que  le  roi  impose;  les  dénégations  et 
les  justifications  sont  toujours  embarrassantes  et  odieuses  pour  les  âmes  hon- 
nêtes^ Si  M.  d'Éon  voulait  se  travestir,  tout  serait  dit  :  c'est  une  proposition 
que  lui  seul  peut  se  faire;  mais  l'intérêt  de  sa  tranquillité  semble  lui  conseiller 
d'éviter,  du  moins  pour  quelques  années,  le  séjour  de  la  France,  et  néces- 
sairement celui  de  Paris.  Vous  ferez  de  cette  observation  l'usage  que  vous 
jugerez  convenable.  » 

Que  signifie  cette  lettre  du  ministre,  écrite  un  mois  après  la  pre- 
mière, 011  le  sexe  féminin  du  chevalier  d'Éon  est  considéré  comme  un 

(1)  C'est-à-dire  l'entreprise  qui  a  pour  objet  d'obtenir  la  restitution  de  la  correspon- 
dance secrète  avec  Louis  XV. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE   ET   SON   TEMPS.  957 

fait  avéré?  Par  ces  mots  :  <(  si  M.  d'Eon  voulait  se  travestir^  tout  serait 
dit,  »  M.  de  Vergennes  entend-il  que  d'Éon  est  un  homme,  et  qu'il 
doit  s'habiller  en  femme?  Si  la  phrase  avait  ce  sens,  adressée  à  Beau- 
marchais, elle  rendrait  les  lettres  de  ce  dernier  complètement  inin- 
telligibles, car  il  insiste  perpétuellernent  sur  le  sexe  féminin  du  che- 
valier d'Éon.  De  plus,  cette  lettre  adressée  à  Beaumarchais  détruirait 
le  système  qui,  pour  expliquer  l'erreur  de  l'agent  de  M.  de  Ver- 
gennes, consiste  à  prétendre  que  d'Éon  et  le  ministre  étaient  conve- 
nus ensemble  que  les  agens  chargés  de  négocier  entre  eux  seraient 
eux-mêmes  abusés  sur  le  véritable  sexe  du  chevalier.  Si  au  contraire, 
ce  qui  est  plus  probable,  ce  mot  se  travestir  est  une  expression  im- 
propre échappée  au  ministre  et  qui  veut  dire  seulement  :  a  M.  d'Éon, 
reconnu  femme,  devrait  s'habiller  en^femme,  »  dans  ce  cas  il  fau- 
drait en  conclure  que  M.  de  Vergennes  a  été  trompé  comme  tout  le 
monde  sur  le  sexe  de  d'Éon,  qu'il  considère  sa  prise  d'habits  de 
femme  comme  une  conséquence  de  la  révélation  de  son  sexe,  et  que 
s'il  en  fait  une  condition  de  sa  rentrée  en  France,  il  n'y  attache  pas 
cependant  une  extrême  importance.  C'est  Beaumarchais  surtout  qui 
insiste  sur  ce  point  : 

«  Tout  ceci,  écrit-il  au  ministre  en  date  du  7  octobre  1775,  m'a  donné  occa- 
sion de  mieux  connaître  encore  la  créature  à  qui  j'ai  affaire,  et  je  m'en  tiens 
toujours  à  ce  que  je  vous  en  ai  dit  :  c'est  que  le  ressentiment  contre  les  feux 
ministres  (ceux  qui  l'avaient  destitué  en  1766)  et  leurs  amis  de  trente  '^is 
est  si  fort  en  lui  (1),  qu'on  ne  saurait  mettre  une  barrière  trop  insurmontable 
entre  les  contendans  qui  existent.  Les  promesses  par  écrit  d'être  sage  ne  suf- 
fisent pas  pour  arrêter  une  tête  qui  s'enflamme  toujours  au  seul  nom  de 
(juerchy;  la  déclaration  positive  de  son'sexe  et  l'eugagement  de  vivre  désor- 
mais avec  ses  habits  de  femme  est  le  seul  frein  qui  puisse  empêcher  du 
bruit  et  des  malheurs.  Je  l'ai  exigé  hautement,  et  l'ai  obtenu.  » 

Ces  lettres  prouvent  que  c'est  Beaumarchais  surtout  qui  insiste 
sur  la  prise  d'habits  comme  condition  rigoureuse,  et  dans  ce  cas,  si, 
comme  tout  porte  à  le  croire,  d'Éon  l'a  trompé  pour  se  rendre  inté- 
ressant, il  serait  assez  curieux  que  ce  fût  lui,  Beaumarchais,  abusé 
par  d'Éon,  qui  fût  le  principal  auteur  de  la  prise  d'habits  imposée 
rigoureusement  à  d'Éon  comme  condition  de  sa  rentrée  en  France. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  Beaumarchais,  sur  la  question  de  sexe,  est 
mystifié  par  le  chevalier,  il  le  bride  à  son  tour  sur  la  question  pécu- 
niaire. D'Éon,  on  l'a  vu,  pour  remettre  la  fameuse  correspondance, 
demandait  la  bagatelle  de  318, A77  livres.  Beaumarchais,  tout  en  re- 
poussant ces  prétentions  absurdes,  ne  spécifie  point  de  chiffre,  et, 
dans  la  transaction  du  5  octobre  1775  en  vertu  de  laquelle  le  cheva- 

(1)  Ce  mot  en  lui  ne  proiive  rien  contre  l'eneur  de  Beaumarchais;  il  n'est  que  le 
résultat  de  l'habitude  où  l'on  a  été  jusqu'ici  de  consiérer  d'Éon  conune  un  homme. 


958  ^  ,  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lier  s'engage  à  remettre  tous  les  papiers  du  roi,  Beaumarchais  s'en- 
gage seulement  à  lui  délivrer  un  contrat  de  12,000  livres  de  rentes, 
ainsi  que  de  plus  fortes  sommes  dont  le  montant  lui  sera  remis,  dit  la 
convention,  pour  l'acquittement  de  ses  dettes  en  Angleterre.  Chacun 
des  deux  contractans  se  réserve  ainsi  une  porte  de  derrière  :  si  les 
plus  fortes  sommes  ne  paraissaient  pas  assez  fortes  au  chevalier,  il 
comptait  garder  une  portion  des  papiers  pour  en  obtenir  de  plus 
fortes  encore;  Beaumarchais  de  son  côté,  n'entendant  point  payer 
toutes  les  dettes  qu'il  plairait  à  d'Éon  de  déclarer,  demande  au  roi 
la  faculté  de  batailler^  pour  employer  son  expression,  avec  la  demoi- 
selle d'Éon,  depuis  100  jusqu'à  150,000  francs,  se  réservant  de  lui 
donner  l'argent  par  fractions,  en  étendant  ou  resserrant  la  somme 
d'après  la  confiance  que  lui  inspirerait  le  chevalier. 

D'Éon  commence  par  exhiber  un  coffre  de  fer  bien  cadenassé  dé- 
posé chez  un  amiral  anglais,  son  ami  lord  Ferrers,  en  nantissement, 
dit-il,  d'une  dette  de  5,000  livres  sterling.  Il  déclare  que  ce  coffre 
contient  toute  la  correspondance  secrète.  Ici  embarras  de  Beaumar- 
chais :  il  n'est  pas  autorisé  à  visiter  ces  papiers;  s'il  donne  de  l'ar- 
gent, il  peut  recevoir,  dit-il,  en  échange,  des  comptes  de  blanchisseuse. 
Après  un  nouveau  voyage  à  Paris  pour  demander  à  inventorier  les 
papiers,  il  obtient  enfin  cette  autorisation,  et,  à  l'ouverture  du  coffre, 
il  se  trouve  que  le  lord  Ferrers,  créancier  réel  ou  simulé,  n'a  reçu  en 
nantissement  que  des  papiers  presque  insignifians.  D'Éon  avoue  alors 
en  rougissant  que  les  papiers  les  plus  précieux  sont  restés  cachés 
sous  le  plancher  de  sa  chambre.  ((  Elle  me  conduisit  chez  elle,  écrit 
Beaumarchais  au  ministre,  et  tira  de  dessous  son  plancher  cinq  car- 
tons bien  cachetés,  étiquetés  :  Papiers  secrets  à  remettre  au  roi  seul, 
qu'elle  m'assura  contenir  toute  la  correspondance  secrète  et  la  masse 
entière  des  papiers  qu'elle  avait  en  sa  possession.  Je  commençai  par 
en  faire  l'inventaire  et  les  parapher  tous,  afin  qu'on  n'en  pût  sous- 
traire aucun;  mais  pour  m'assurer  encore  mieux  que  la  suite  en- 
tière y  était  contenue,  pendant  qu'elle  écrivait  l'inventaire,  je  les 
parcourais  tous  rapidement.  » 

On  voit  que  Beaumarchais  était  homme  de  précaution  ;  alors  seu- 
lement il  paie  la  créance  de  lord  Ferrers,  qui  lui  remet  en  échange 
une  somme  égale  de  billets  souscrits  par  le  chevalier  d'Éon,  et  il  se 
prépare  à  partir  pour  Versailles  avec  son  coffre.  Le  chevalier  natu- 
rellement ne  trouvait  pas  les  fortes  sommes  assez  fortes;  mais,  la 
transaction  du  5  octobre  n'embrassant  pas  seulement  la  remise  des 
papiers  et  obligeant  d'Éon  au  costume  de  femme  et  au  silence  sur 
tous  ses  anciens  démêlés  avec  les  Guerchy,  Beaumarchais  lui  tint  la 
dragée  haute. 

«  J'assurai,  écrit-il  à  M.  de  Vergennes,  cette  demoiselle  que,  si  elle  était 


BEAUMARCHAIS,  SA  .VIE  ET  SON  TEMPS.  959 

sage,  modeste,  silencieuse,  et  si  elle  se  conduisait  bien,  je  rendrais  un  si  Jbon 
compte  d'elle  au  ministre  du  roi,  môme  à  sa  majesté,  que  j'espérais  lui  obte- 
nir encore  quelques  nouveaux  avantages.  Je  fis  d'autant  plus  volontiers  cette 
promesse  que  j'avais  encore  dans  mes  mains  environ  41,000  livres  tournois 
sur  lesquelles  je  comptais  récompenser  cbaque  acte  de  soumission  et  de 
sagesse  par  des  générosités  censées  obtenues  successivement  du  roi  et  de 
vous,  monsieur  le  comte,  mais  seulement  à  titre  de  grâce  et  non  d'acquitte- 
ment; c'était  avec  ce  secret  que  j'espérais  encore  dominer,  maîtriser  cette 
créature  fougueuse  et  rusée.  » 

Arrivé  à  Versailles  avec  son  coffre,  Beaumarchais  est  complimenté 
par  M.  de  Vergennes,  qui  lui  envoie  un  beau  certificat  déclarant  que 
<(  sa  majesté  a  été  très  satisfaite  du  zèle  qu'il  a  marqué  dans  cette 
occasion,  ainsi  que  de  l'intelligence  et  de  la  dextérité  avec  lesquelles 
il  s'est  acquitté  de  la  commission  que  sa  majesté  lui  avait  confiée.  » 

Le  négociateur  commençait  à  attirer  l'attention  de  Louis  XVI  ;  les 
précédentes  missions  l'avaient  laissé  dans  l'ombre,  celle-ci  le  mettait 
enfin  en  évidence.  Il  n'était  pas  homme  à  en  rester  là  et  à  négliger  de 
pousser  sa  pointe.  Ce  qu'il  veut  maintenant,  ce  n'est  plus  seulement 
un  ordre  du  roi,  c'est  une  correspondance  directe  avec  lui.  Avant  de 
repartir  pour  Londres,  il  adresse  à  Louis  XVI  une  série  de  questions 
en  le  priant  de  vouloir  bien  répondre  lui-même  en  marge,  et  le  roi 
de  sa  main  répond  docilement  aux  questions  de  Beaumarchais.  L'au- 
tographe est  curieux.  Le  corps  de  la  pièce  est  écrit  de  la  main  de 
Beaumarchais  et  signé  de  lui;  les  réponses  à  chaque  question  sont 
écrites  en  marge,  d'une  écriture  assez  fine,  mais  inégale,  molle,  indé- 
cise, où  les  T  et  les  v  sont  à  peine  indiqués.  C'est  l'écriture  du  bon, 
du  faible  et  malheureux  souverain  que  la  révolution  devait  dévorer 
dix-sept  ans  plus  tard;  et  afin  que  Beaumarchais  puisse  se  glorifier 
tout  à  son  aise  de  correspondre  directement  avec  Louis  XVI,  à  la 
suite  des  réponses  de  ce  monarque  se  trouvent  les  lignes  suivantes, 
écrites  et  signées  de  la  main  de  M.  de  Vergennes  :  Toutes  les  apos- 
tilles en  réponse  sont  de  la  main  du  roi.  Pour  apprécier  cette  pièce 
comme  témoignage  de  la  discordance  de  toutes  choses  à  cette  époque, 
il  faut  de  plus  se  souvenir  qu'au  moment  où  elle  est  écrite,  Beaumar- 
chais est  encore  sous  le  coup  d'une  condamnation  juridique  qui  le 
déclare  déchu  de  ses  droits  de  citoyen ,  et  c'est  dans  cette  situation 
qu'il  entame  par  écrit  avec  Louis  XVI  le  dialogue  suivant  : 

«  Points  essentiels  que  je  supplie  M.  le  comte  de  Vergennes  de  présenter  à 
la  décision  du  roi  avant  mon  départ  pour  Londres,  ce  13  décembre  1775, 
pour  être  répondus  en  marge  : 

«  Le  roi  accorde- t-il  à  la  demoiselle  d'Éon  la  permission  de  porter  la  croix 
de  Saint-Louis  sur  ses  habits  de  femme? 

u  Réponse  du  roi  :  —  En  province  seulement. 


9(50  ■  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

«  Sa  majesté  approuve-t-elle  la  gratification  de  2,000  écus  que  j'ai  passée  à 
cette  demoiselle  pour  son  trousseau  de  fille? 

ft  Réponse  du  roi  :  —  Oui. 

«  Lui  laisse- t-elle  la  disposition  entière,  dans  ce  cas,  de  tous  ses  habille- 
mens  virils? 
'  «  Réponse  du  roi  :  —  11  faut  qu'elle  les  vende. 

«  Comme  ces  grâces  doivent  être  subordonnées  à  de  certaines  dispositions 
d'esprit  auxquelles  je  désire  soumettre  pour  toujours  la  demoiselle  d'Éon,  sa 
majesté  veut-elle  bien  me  laisser  encore  le  maître  d'accorder  ou  de  refuser, 
selon  que  je  croirai  utile  au  bien  de  son  service? 

«  Réponse  du  roi  :  —  Oui. 

«  Le  roi  ne  pouvant  refuser  de  me  faire  donner  par  son  ministre  des 
affaires  étrangères  une  reconnaissance  en  bonne  forme  de  tous  les  papiers 
que  je  lui  ai  rapportés  d'Angleterre,  j'ai  prié  M.  le  comte  de  Yergennes  de 
supplier  sa  majesté  de  vouloir  bien  ajouter  au  bas  de  cette  reconnaissance, 
de  sa  main,  quelques  mots  de  contentement  sur  la  manière  dont  j'ai  rempli 
ma  mission.  Cette  récompense,  la  plus  chère  à  mon  cœur,  peut  en  outre  me 
devenir  un  jour  d'une  grande  utilité.  Si  quelque  ennemi  puissant  prétendait 
jamais  me  demander  compte  de  ma  conduite  en  cette  affaire,  d'une  main  je 
montrerais  l'ordre  du  roi,  de  l'autre  j'offrirais  l'attestation  de  mon  maître 
que  j'ai  rempli  ses  ordres  à  son  gré.  Toutes  les  opérations  intermédiaires 
alors  deviendront  un  fossé  profond  que  chacun  comblera  selon  son  désir, 
sans  que  je  sois  obligé  de  parler  ni  que  je  m'embarrasse  jamais  de  tout  ce 
qu'on  en  pourra  dire. 

«  Réponse  du,  roi  :  —  Bon.  » 

Ici  le  sujet  du  dialogue  change.  Tant  qu'il  ne  s'est  agi  que  de  dé- 
cider la  question  de  savoir  si  d'Éon  doit*  porter  la  croix  de  Saint- 
Louis  sur  ses  habits  de  femme  et  vendre  ses  habits  d'homme, 
Louis  XVI  a  des  réponses  très  nettes  et  très  précises;  mais  Beaumar- 
chais veut  le  mener  plus  loin,  et  nous  verrons  qu'il  y  réussira  dans 
quelques  mois.  Pour  le  moment,  il  est  trop  pressé  et  trop  pressant.  Il 
passe  sans  transition  de  l'affaire  d'Eon  à  l'affaire  d'Amérique,  et  cher- 
che à  enlever  d'assaut  l'adhésion  du  roi  à  des  plans  dont  il  le  pour- 
suit depuis  quelque  temps.  Louis  XVI  se  tient  sur  la  réserve,  et  ses 
réponses  changent  de  couleur.  Le  sens  de  ce  qui  suit  sera  expliqué 
nettement  quand  nous  traiterons  de  l'influence  de  Beaumarchais 
dans  la  question  américaine;  mais,  comme  tout  ce  dialogue  écrit  est 
contenu  dans  la  même  lettre,  nous  n'avons  pas  cru  devoir  le  scinder, 
de  peur  de  lui  ôter  de  sa  physionomie.  Nous  continuons  la  citation. 

«  Comnae  la  première  personne  que  je  verrai  en  Angleterre  est  mylord 
Rochford,  et  comme  je  ne  doute  pas  que  ce  lord  ne  me  demande  en  secret  la 
réponse  du  roi  de  France  à  la  prière  que  le  roi  d'Angleterre  lui  a  fait  faire 
par  moi,  que  lui  répondrai-je  de  la  part  du  roi? 

«  Réponse  du  roi  :  —  Que  vous  n'en  avez  pas  trouvé. 

«  Si  ce  lord,  qui  certainement  a  conservé  beaucoup  de  relations  avec  le  roi 


BEAUMARCHAIS ,    SA   AIE    ET    SON    TEMPS.  961 

(l'Âiigieterre,  veut  secrètement  encore  m'engager  à  voir  ce  monarque,  accep- 
terai-je  ou  non?  Cette  question  n'est  pas  oiseuse  et  mérite  bien  d'être  pesée 
avant  que  de  me  donner  des  ordres. . 
'  «  Réponse  du  roi  :  —  Cela  se  peut. 

«  Dans  le  dessein  où  ce  ministre  était  de  m'engager  dans  les  secrets  d'une 
politique  particulière  avec  lui,  s'il  voulait  aujourd'hui  me  lier  avec  d'autres 
ministres,  ou  si,  de  quelque  façon  que  ce  soit,  l'occasion  m'en  est  offerte, 
accepterai-je  ou  non? 

«  Réponse  du  roi  :  —  C'est  inutile. 

«  Dans  le  cas  de  l'affirmative,  je  ne  pourrai  me  passer  d'un  chiffre.  M.  le 
comte  de  Vergennes  m'en  donnera-t-il  un? 

«  Pas  de  réponse. 

«  J'ai  l'honneur  de  prévenir  le  roi  que  M.  le  comte  de  Guines  (1)  a  cherché  à 
me  rendre  suspect  aux  ministres  anglais  :  me  sera-t-il  permis  de  lui  en  dire 
quelques  mots,  ou  sa  majesté  souhaite-t-elle  qu'en  continuant  à  la  servir,  j'aie 
l'air  d'ignorer  toutes  les  menées  sourdes  qu'on  a  employées  pour  nuire  à  ma 
personne,  à  mes  ojtérations,  et  par  conséquent  au  bien  de  son  service? 

«  Réponse  du  roi  :  —  Il  (l'ambassadeur)  doit  ignorer.  » 

Le  roi  veut  dire  que  M.  de  Guines  ne  doit  point  être  instruit  des 
travaux  auxquels  Beaumarchais  se  livre  à  Londres  relativement  à  la 
situation  des  colonies  insurgées.  Ce  qui  suit  est  la  partie  la  plus 
grave  de  la  lettre;  aussi  le  roi  n'y  fait-il  aucune  réponse. 

«  Enfin  je  demande,  avant  de  partir,  la  réponse  positive  à  mon  dernier  mé- 
moire {2);  mais,  si  jamais  question  a  été  importante,  il  faut  convenir  que 
c'est  celle-ci.  Je  réponds  sur  ma  tête,  après  y  avoir  bien  réfléchi,  du  plus 
glorieux  succès  de  cette  opération  pour  le  règne  entier  de  mon  maître  sans 
que  jamais  sa  personne,  celle  de  ses  ministres  ni  ses  intérêts  y  soient  en  rien 
compromis.  Aucun  de  ceux  qui  en  éloignent  sa  majesté  osera-t-il  de  son  côté 
répondre  également,  sur  sa  tête,  au  roi,  de  tout  le  mal  qui  doit  arriver  infail- 
liblement à  la  France  de  l'avoir  fait  rejeter? 

«  Dans  le  cas  où  nous  serions  assez  malheureux  pour  que  le  roi  refusât 
constamment  d'adopter  un  plan  si  simple  et  si  sage,  je  supplie  au  moins  sa 
majesté  de  me  permettre  de  prendre  date  auprès  d'elle  de  l'époque  où  je  lui 
ai  ménagé  cette  superbe  ressource,  afin  qu'elle  rende  un  jour  justice  à  la 
bonté  de  mes  vues,  lorsqu'il  n'y  aura  plus  qu'à  regretter  amèrement  de  ne 
les  avoir  pas  suivies.  Caron  de  Beaumarchais.  » 

Ce  singulier  dialogue  entre  Louis  XVI  et  Beaumarchais  peint  bien, 
ce  me  semble,  le  caractère  prudent  de  l'un  et  le  caractère  entrant 
de  l'autre.  La  témérité  de  l'agent  secret  finira  bientôt  par  l'emporter 
sur  la  prudence  du  roi;  mais  ce  moment  n'est  pas  encore  arrivé,  et 
Beaumarchais,  qui  n'a  mis  en  avant  les  petites  questions  sur  d'Éon 

(1)  L'ambassadeur  de  France  à  Londres. 

(2)  Ce  mémoire,  dont  nous  reparlerons,  a  pour  but  de  déterminer  le  roi  à  envoyer  sous 
main,  par  le  canal  de  Beaumarchais,  des  secours  d'armes  et  de  munitions  aux  colonies 
insurgées. 

TOME  I.  g2 


962  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

que  pour  arriver  aux.  grandes  sur  l'Amérique,  est  obligé  de  repartir 
pour  Londres,  sachant  seulement  que  d'Ëon  doit  vendre  ses  habits 
d'homme.  11  trouve  le  chevalier,  qu'il  prend  toujours  pour  une  cheva- 
lière, assez  peu  fidèle  aux  engagemens  de  modestie  et  de  silence  qu'il 
a  pris  dans  la  transaction  du  5  octobre.  Sous  prétexte  d'arrêter  les 
paris  faits  sur  son  sexe,  d'Eon  s'affiche  dans  les  journaux  anglais 
avec  la  vanité  fastueuse  qui  lui  est  familière,  et  ses  réclames,  étant 
rédigées  de  manière  à  laisser  encore  dans  le  mystère  un  point  qui 
doit  être  considéré  comme  résolu,  sont  plutôt  propres  à  aflriander 
les  parieurs  qu'à  les  décourager.  Beaum£(,rchais  lui  en  fait  des  repro- 
ches assez  vifs;  le  chevalier,  plus  vif  encore  que  Beaumarchais, 
voyant  d'ailleurs  que  son  austère  ami  tient  serrés  les  cordons  de  la 
bourse  du  roi,  se  fâche  tout  rouge.  De  là  une  rupture  et  un  échange 
de  lettres  où  l'on  voit  d'Éon,  après  avoir  adressé  à  Beaumarchais  les 
injures  les  plus  mâles,  reprendre  tout  à  coup  le  ton  d'une  demoi- 
selle, et  se  plaindre  amoureusement  de  l'ingratitude  de  ce  perfide  : 

«  Pourquoi,  s'écrie  le  dragon  déguisé  en  femme,  ne  me  suis-je  pas  rap- 
pelé que  les  hommes  ne  sont  bons  sur  la  terre  que  pour  tromper  la  crédulité 
des  filles  et  des  femmes  ? . . .  Je  ne  croyais  encore  que  rendre  justice  à  votre  mé- 
rite, qu'admirer  vos  talens,  votre  générosité,  je  vous  aimais  sans  doute  déjà; 
mais  cette  situation  était  si  neuve  pour  moi,  que  j'étais  bien  éloignée  de  croire 
que  l'amour  put  naître  au  milieu  du  trouble  et  de  la  douleur.  » 

Beaumarchais  répond  à  d'Eon  du  ton  grave  d'un  homme  qui  rem- 
plit son  devoir  et  veut  rester  insensible  aux  injures  et  aux  agaceries 
d'une  vieille  fille  en  colère,  et  comme  il  ne  paraît  toujours  pas  se 
douter  qu'il  est  mystifié  par  d'Éon,  il  écrit  à  M.  de  Vergennes  : 

«  Tout  le  monde  me  dit  que  cette  folle  est  folle  de  moi.  Elle  croit  que  je  l'ai 
méprisée,  et  les  femmes  ne  pardonnent  pas  une  pareille  offense.  Je  suis  loin 
de  la  mépriser;  mais  qui  diable  aussi  se  fût  imaginé  que  pour  bien  servir  le 
roi  dans  cette  affaire,  il  me  fallût  devenir  galant  chevalier  autour  d'un  capi- 
taine de  dragons?  L'aventure  me  paraît  si  bouffonne,  que  j'ai  toutes  les  peines 
du  monde  à  reprendre  mon  sérieux  pour  achever  convenablement  ce  mé- 
moire. » 

11  est  certain  que,  si  M.  de  Vergennes  était  dans  le  secret  du  véri- 
table sexe  du  chevalier,  il  a  dû  passablement  rire  à  son  tour,  mais 
aux  dépens  de  Beaumarchais.  Toujours  est-il  que,  d'Éon  ne  se  mon- 
trant point  sage  et  modeste,  comme  le  voulait  la  transaction,  ne  pre- 
nant point  d'habits  de  femme  et  ne  revenant  point  en  France,  Beau- 
marchais ne  lui  donne  plus  d'argent.  D'Éon  écrit  contre  lui  à  M.  de 
Vergennes  les  factums  les  plus  violens  et  les  plus  grossiers.  Cet  ange 
iutélaire  des  premiers  temps  de  la  correspondance  n'est  plus  qu'un 
sot,  MU  faquin;  il  a  l'insolence  d'un  garçon  horloger  qui,  par  hasard, 


BEAUMARCHAIS,    SA    ^lE    ET    SON    TEMPS.  963 

aiiî'aii  trouvé  le  mouvement  perpétuel,  il  ne  peut  être  comparé  qu'à 
Olivier  Ledain,  barbier,  non  de  Séville,  mais  de  Louis  XI. 

Beaumarchais  reçoit  ces  bordées  d'injures  avec  le  calme  d'un 
galant  chevalier  :  «  Elle  est  femme,  écrit-il  à  M.  de  Vergennes,  et 
si  affreusement  entourée,  que  je  lui  pardonne  de  tout  mon  cœur; 
elle  est  femme,  ce  mot  dit  tout.  »  D'Eon,  voyant  qu'on  ne  veut  plus 
lui  donner  d'argent,  feint  d'avoir  encore  des  papiers  à  publier; 
Beaumarchais  s'en  inquiète  d'abord  un  peu,  mais  il  se  rassure  bien- 
tôt. C'est  une  fanfaronnade  de  d'Ëon;  il  n'a  plus  rien;  il  a  donné 
pour  120,000  liv.  (1)  ce  dont  il  exigeait  d'abord  318,000,  et  Beau- 
marchais le  tient  en  respect,  car  il  a  dans  les  mains  les  billets  sou- 
'scrits  au  lord  Ferrers,  et  la  pension  de  d'Ëon  étant  devenue  un  contrat 
de  rente,  il  peut  au  besoin  la  faire  saisir,  si  cette  prétendue  demoiselle 
persiste  à  ne  pas  exécuter  les  conditions  du  traité.  Du  reste,  con- 
naissant bien  le  caractère  vaniteux  du  chevalier,  il  engage  M.  de 
Vergennes,  s'il  veut  obtenir  son  retour  en  France,  à  ne  plus  paraître 
s'occuper  de  lui.  Menacé  d'oubli,  le  chevalier  arrive  de  lui-môme  à 
Versailles  un  beau  matin,  en  août  1777;  seulement  il  a  oublié  de  s'ha- 
biller en  femme  :  on  lui  enjoint  de  prendre  ce  costume;  il  obéit,  excite 
pendant  quelque  temps  un  intérêt  de  curiosité;  puis,  voyant  que  la 
curiosité  se  lasse,  il  repart  pour  Londres,  et  comme  il  n'a  plus  dès 
lors  aucun  rapport  avec  Beaumarchais,  nous  n'avons  plus  à  nous 
occuper  de  lui. 

En  abandonnant  ici  l'étrange  problème  qui  se  rattache  au  cheva- 
lier d'Éon,  nous  serions' tenté  de  conclure  comme  Voltaire,  qui  écri- 
vait à  ce  sujet,  en  1777,  les  lignes  suivantes  :  «  Toute  cette  aventure 
me  confond;  je  ne  puis  concevoir  ni  d'Éon,  ni  le  ministère  de  son 
temps,  ni  les  démarches  de  Louis  XV,  ni  celles  qu'on  fait  aujour- 
d'hui; je  ne  connais  rien  à  ce  monde.»  C'est,  en  effet,  un  monde 
assez  incompréhensible  que  celui  où  des  mascarades  semblables  peu- 
vent devenir  des  affaires  d'état.  Nous  dirons  seulement,  en  prenant 
cette  énigme  sous  Louis  XVI,  ce  qui  nous  paraît  le  plus  probable 
d'après  les  documens  que  nous  avons  sous  les  yeux.  Contrairement 
à  l'opinion  la  plus  générale,  il  nous  paraît  probable  que  Louis  XVI  et 
M.  de  Vergennes,  en  imposant  à  d'Eon  le  costume  féminin,  le  croyaient 
réellement  femme.  Le  caractère  sérieux  du  roi  et  du  ministre  ne  per- 
met guère  de  supposer  qu'ils  aient  pu  se  prêter  à  une  comédie  aussi 

(1)  En  payant  comptant  la  créance  réelle  ou  simulée  de  lord  Ferrers;  Beaumarchais, 
qui  avait  été  autorisé  à  payer  en  prenant  des  termes,  avait  fait  supporter  à  d'Éon  un 
escompte  au  profit  du  roi,  qui  réduisait  la  somme  donnée  à  109,000  livres.  11  avait  ensuite 
remis  à/d'Écn  quelques  petites  sommes,  qui  font  monter  le  total  de  l'argent  donné  à 
4,902  livres  sterling.  Dans  toute  cette  affaire,  Beaumarchais  se  montre  beaucoup  plus 
économe  des  deniers  du  roi  que  dans  les  deux  précédentes. 


964  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ridicule  et  aussi  inconvenante,  où  Beaumarchais  seul  aurait  joué  le 
rôle  de  dupe.  Seulement,  comme  cette  prétendue  révélation  du  sexe 
féminin  de  d'Eon  fournissait  au  roi  et  au  ministre  un  moyen  commode 
d'étouffer  toutes  les  conséquences  des  anciennes  querelles  du  cheva- 
lier avec  les  Guerchy  et  leurs  amis,  tous  deux  s'empressèrent  de 
l'adopter  comme  un  fait  avéré,  sans  s'occuper  beaucoup  d'en  vérifier 
l'exactitude.  Quant  à  d'Éon,  il  est  visible  que  du  jour  où,  par  je  ne 
sais  quelle  cause,  les  doutes  qu'avaient  fait  naître  les  travestissemens 
de  sa  jeunesse  se  renouvellent  dans  son  âge  mûr,  il  commence  par  les 
repousser,  et  ensuite  les  favorise  d'autant  plus  habilement,  qu'il  feint 
de  ne  se  laisser  arracher  qu'avec  peine  le  secret  de  son  prétendu  sexe 
féminin.  Sans  nous  arrêter  à  l'hypothèse  complètement  romanesque 
de  M.  Gaillardet,  d'Éon  nous  seml3le  être  conduit  tout  simplement  à 
jouer  ce  rôle  par  deux  motifs  assez  peu  relevés  en  eux-mêmes  :  —  d'a- 
bord l'espoir  d'obtenir  du  gouvernement  français  plus  d'argent;  — 
puis  la  vanité,  le  besoin  de  faire  parler  de  lui  à  tout  prix,  qui  est  le 
trait  le  plus  saillant  de  son  caractère.  Dans  une  lettre  inédite  de  lui  à 
un  ami,  nous  lisons  ces  lignes  :  a  Je  suis  une  brebis  que  Guerchy  a 
rendue  enragée  en  voulant  la  précipiter  clans  le  Jleiive  de  l'oubli.  » 
Cette  phrase  peint  très  bien  d'Éon.  Resté  dans  une  condition  ordi- 
naire, il  aurait  passé  inaperçu,  surtout  depuis  que  sa  querelle  scan- 
daleuse avec  le  comte  de  Guerchy  lui  rendait  impossible  toute  car- 
rière officielle  (1) .  Passant  pour  une  femme  ou  pour  un  être  amphibie 
dont  le  sexe  était  un  mystère,  il  était  sûr  d'attirer  l'attention  générale. 
Ce  manège  lui  a  réussi,  puisqu'il  lui  a  valu  une  célébrité  que  n'ob- 
tiennent pas  toujours  de  grands  caractères  et  de  belles  actions  (2). 
Après  son  retour  en  France,  d'Éon  fit  courir  le  bruit  que  Beau- 
marchais avait  retenu  à  son  profit  une  partie  de  l'argent  qui  lui  était 
destiné.  Ce  dernier  s'en  plaignit  à  M.  de  Vergennes,  qui  lui  répondit 
par  la  lettre  suivante,  en  l'autorisant  à  la  publier  : 

Versailles,  le  10  janvier  1778. 
«  J'ai  reçu,  monsieur,  votre  lettre  du  3  de  ce  mois,  et  je  n'ai  pu  y  voir 

(1)  On  sait  qu'en  1765  d'Éon,  secrétaire  d'ambassade  à  Londres,  avait  poussé  les 
choses  jusqu'à  accuser  publiquement  devant  les  tribunaux  anglais  son  ambassadeur 
d'avoir  voulu  le  faire  empoisonner  et  assassiner. 

(2)  Le  même  motif  de  vanité  peut  expliquer  sa  persistance  jusqu'à  sa  mort  dans  ce 
travestissement,  une  fois  adopté.  Un  homme  distingué,  qui  l'a  connu  à  Londres  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  me  fournit  encore  une  explication.  Suivant  lui,  d'Éon,  après 
avoir  d'abord  trouvé  les  vètemens  de  femme  fort  incommodes,  avait  fini  par  s'y  habi- 
tuer et  les  portait  par  goût,  en  y  mêlant  cependant  toujours  quelque  chose  du  vêtement 
masculin.  La  même  personne  qui  a  bien  voulu  me  donner  ce  renseignement  m'assure 
que,  si  l'on  croyait  encore  en  France  en  1809  au  sexe  féminin  de  d'Éon,  en  Angleterre, 
tous  ceux  qui  à  cette  époque  fréquentaient  le  chevalier  ne  doutaient  pas  qu'il  ne  fût  un 
homme. 


BEAUMARCHAIS,    SA   VIE    ET   SON   TEMPS.  965 

qu'avec  bien  de  la  surprise  qu'il  vous  est  revenu  que  la  demoiselle  d'Éon  vous 
imputait  de  vous  être  approprié  à  son  préjudice  des  fonds  qu'elle  supposait 
lui  être  destinés.  J'ai  peine  à  croire,  monsieur,  que  cette  demoiselle  se  soit 
portée  à  une  accusation  aussi  calomnieuse;  mais  si  elle  l'a  fait,  vous  ne  devez 
en  aucune  manière  en  être  inquiet  et  affecté  :  vous  avez  le  gage  et  le  garant 
de  votre  innocence  dans  le  compte  que  vous  avez  rendu  de  votre  gestion  dans 
la  forme  la  plus  probante,  fondée  sur  des  titres  authentiques,  et  dans  la  dé- 
charge que  je  vous  ai  donnée  de  l'aveu  du  roi, 

«  Loin  que  votre  désintéressement  puisse  être  soupçonné,  je  n'oublie  pas, 
monsieur,  que  vous  n'avez  formé  aucune  répétition  pour  vos  frais  person- 
nels, et  que  vous  ne  m'avez  jamais  laissé  apercevoir  d'autre  intérêt  que  celui 
de  faciliter  à  la  demoiselle  d'Éon  les  moyens  de  rentrer  dans  sa  patrie. 

«  Je  suis  très  parfaitement,  monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant 
serviteur,  de  Vergennes.  » 

Beaumarchais,  en  effet,  dans  cette  circonstance,  n'avait  pas  même 
retenu  ses  frais  de  voyage.  A  la  vérité,  il  pouvait  à  cette  époque  se 
montrer  généreux  envers  le  gouvernement,  car  le  gouvernement 
l'était  encore  plus  envers  lui.  Il  avait  enfin  atteint  son  but.  A  force 
de  rendre  de  petits  services  dans  de  petites  affaires,  il  était  entré 
assez  avant  dans  la  confiance  de  Louis  XYI,  de  M.  de  Maurepas  et 
de  M.  de  Vergennes,  pour  vaincre  les  scrupules  et  les  hésitations  de 
leur  politique  dans  la  question  américaine.  Sous  l'influence  de  ses 
ardentes  sollicitations,  le  gouvernement  s'était  décidé  à  appuyer  se- 
crètement les  colonies  insurgées,  et  à  le  charger  de  cette  importante 
et  délicate  mission.  Le  10  juin  1776,  Beaumarchais  avait  reçu  du 
roi  1  million,  avec  lequel  il  montait  et  commençait  cette  grande  opé- 
ration d'Amérique,  où  nous  le  verrons  déployer  un  talent  d'organisa- 
tion, une  portée  d'esprit,  une  puissance  de  volonté,  qu'on  s'étonnera 
peut-être  de  rencontrer  chez  l'auteur  du  Barbier  de  Séville.  En  atten- 
dant, il  faut  noter  encore  comme  un  témoignage  de  désorganisation 
sociale  qu'à  cette  même  date  du  10  juin  1776,  où  Beaumarchais  re- 
cevait du  gouvernement  une  telle  preuve  de  confiance,  et  devenait 
l'agent  et  le  dépositaire  d'un  secret  d'état  dont  la  découverte  pouvait 
d'un  jour  à  l'autre  allumer  la  guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre, 
il  était  toujours  sous  le  coup  du  jugement  rendu  contre  lui  par  le 
parlement  Maupeou,  qui  le  déclarait  déchu  de  ses  droits  de  citoyen. 
C'était  en  quelque  sorte  un  mort  civil  que  le  gouvernement  chargeait 
de  porter  des  secours  aux  Américains,  et  qui  allait  bientôt  faire  pour 
son  propre  compte  la  guerre  aux  Anglais.  Ces  deux  situations  si 
hétérogènes  ne  pouvaient  cependant  se  prolonger,  et  avant  de  com- 
mencer ses  opérations  d'armateur,  le  condamné  du  parlement  Mau- 
peou dut  s'occuper  de  reconquérir  son  état  civiL 


QQQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III.  —  RÉHABILITATION   DE   BEAUMARCHAIS. 


Comprenant  bien  son  temps,  Beaumarchais  avait  senti  que  le  prin- 
cipal pour  lui  n'était  pas  d'insister  sur  la  justice  de  sa  cause,  mais 
de  se  rendre  utile  d'abord,  ensuite  nécessaire,  et  que  sa  réhabilita- 
tion marcherait  toute  seule.  Tandis  qu'il  fatiguait  des  chevaux  de 
poste  au  service  du  roi,  il  avait  eu  d'abord  la  satisfaction  d'ap- 
prendre que  le  parlement  Maupeou,  qui  l'avait  si  cruellement  frappé, 
était  mort  à  son  tour  des  blessures  qu'il  avait  reçues  de  lui.  Après 
l'avènement  de  Louis  XVI,  ce  corps  judiciaire  était  tombé  à  un  tel 
degré  de  déconsidération,  que,  quelques-uns  de  ses  membres  se  plai- 
gnant au  vieux  Maurepas,  chef  du  nouveau  ministère,  de  ne  pouvoir 
plus  se  rendre  aux  audiences  sans  être  insultés  par  le  peuple,  ce 
ministre  leur  avait  répondu  avec  la  légèreté  de  l'homme  et  du 
temps  :  «  Eh  bien,  allez-y  en  domino,  vous  ne  serez  pas  reconnus.  » 
Cette  réponse  indiquait  suffisamment  le  sort  réservé  aux  magistrats 
de  Maupeou;  leur  exécution  se  fit  cependant  attendre  encore  six 
mois.  Ce  ne  fut  que  le  12  novembre  177/i,  qu'un  édit  de  Louis  XVI 
abolit  la  nouvelle  magistrature  et  rappela  les  anciens  parlemens. 
Le  25  du  même  mois,  Beaumarchais  écrivait  à  M.  de  Sartines  : 

«  J'espère  que  vous  n'avez  pas  envie  que  je  reste  le  hlâmé  de  ce  vilain  par- 
lement que  vous  venez  d'enterrer  sous  les  décombres  de  son  déshonneur. 
L'Europe  entière  m'a  bien  vengé  de  cet  odieux  et  absurde  jugement;  mais 
cela  ne  suffit  pas,  il  faut  un  arrêt  qui  détruise  le  prononcé  de  celui-là.  J'y 
vais  travailler,  mais  avec  la  modération  d'un  homme  qui  ne  craint  plus  ni 
l'intrigue  ni  l'injustice.  J'attends  vos  bons  offices  pour  cet  important  objet.  » 

Malgré  les  intentions  exprimées  dans  cette  lettre,  Beaumarchais 
ne  se  pressait  pas,  car  il  attend  encore  près  de  deux  ans;  mais  quand 
il  juge  le  moment  venu,  quand  son  crédit  est  assuré,  quand  M.  de 
Maurepas,  vieillard  spirituel  et  léger,  est  complètement  captivé  par 
lui,  Beaumarchais  attaque  la  difficulté  avec  son  entrain  ordinaire,  et 
l'enlève  à  la  course.  La  sentence  est  devenue  définitive  depuis  deux 
ans.  Il  pourrait  obtenir  du  roi  des  lettres  d'abolition,  il  n'en  veut 
pas.  Ce  n'est  point  une  grâce,  c'est  une  justice  qu'il  exige,  et  il  faut 
que  le  parlement  restauré  détruise  l'œuvre  du  parlement  bâtard  qui 
avait  usurpé  ses  fonctions.  Louis  XVI  lui  accorde  d'abord  des  lettres 
patentes,  en  date  du  12  août  1776,  qui  le  relèvent  du  laps  de  temps 
écoulé  depuis  la  signification  du  jugement  du  26  février  177A.  ((  At- 
tendu, dit  l'acte  royal,  que  notre  amé  Pierre-Augustin  Caron  de  Beau- 
marchais est  sorti  du  royaume  par  nos  ordres  et  pour  notre  service, 
voulons  qu'il  soit  remis  et  rétabli  en  tel  et  semblable  état  que  si  ledit 
laps  de  temps  n'était  pas  écoulé,  et  qu'il  puisse,  nonobstant  icelui, 


BEAUMARCHAIS,    SA   TIE    ET   SON   TEMPS.  967 

se  pourvoir  contre  ledit  jugement,  soit  par  requête  civile  ou  telle 
auti'e  voie  de  droit  qu'il  avisera  bon  être.  » 

Restait  à  obtenir  des  lettres  de  requête  civile,  c'est-à-dire  un  nou- 
vel acte  royal,  renvoyant  Beaumarchais  devant  le  parlement,  pour 
l'annulation  légale  du  jugement  rendu  contre  lui.  Or  cette  demande 
en  requête  civile  devait  être  soamise  au  grand  conseil,  ou  conseil 
d'état,  qui  avait  servi,  on  s'en  souvient,  à  composer  le  parlement 
Maupeou,  et  dans  lequel  étaient  rentrés,  après  la  destruction  de  ce 
parlement,  la  plupart  des  anciens  juges  de  Beaumarchais.  Celui-ci, 
obligé  de  quitter  Paris  pour  aller  à  Bordeaux  organiser  l'opération 
d'Amérique,  ne  voulait  point  partir  que  la  requête  civile  ne  fût  ad- 
mise :  «  Allez  toujours,  lui  dit  le  ministre  Maurepas,  le  conseil  pro- 
noncera bien  sans  vous.  )>  11  part  pour  Bordeaux  avec  Gudin.  Le  sur- 
lendemain de  son  arrivée,  il  apprend  que  sa  requête  est  rejetée  par 
le  grand  conseil. 

«  Soixante  heures  après,  raconte  Gudin  dans  son  manuscrit,  nous  étions  à 
Paris.  —  Eh  quoi  !  dit  Beaumarchais  au  comte  de  Maurepas  un  peu  surpris 
de  le  revoir  si  promptement,  tandis  que  je  cours  aux  extrémités  de  la  France 
faire  les  affaires  du  roi,  vous  perdez  les  miennes  à  Versailles.  —  C'est  une 
sottise  de  Miromesnil  (1),  répond  M.  de  Maurepas;  allez  le  trouver;  dites-lui 
que  je  veux  lui  parler,  et  revenez  ensemble.  —  ils  s'expliquèrent  tous  les 
trois;  l'affaire  fut  reprise  sous  une  autre  forme;  car  il  y  en  avait  pour  tous 
les  cas  prévus  et  imprévus;  le  conseil  jugea  tout  différemment,  et  la  requête 
civile  fut  admise.  » 

Ici  se  présentait  un  nouvel  embarras  :  on  était  à  la  fin  du  mois 
d'août;  le  parlement  allait  entrer  en  vacances,  et  ne  voulait  statuer 
sur  la  requête  civile  qu'après  les  vacances;  mais  Beaumarchais 
n'ajourne  pas  si  facilement  une  affaire  entamée  :  il  va  derechef  trou- 
ver M.  de  Maurepas,  et,  persuadé  qu'on  n'est  jamais  mieux  servi  que 
par  soi-même,  il  fait  avec  le  premier  ministre  ce  que  nous  l'avons  vu 
faire  avec  le  roi.  Il  rédige  un  billet  pour  le  premier  président  et 
pour  le  procureur  général,  fait  copier  et  signer  en  double  ce  billet 
par  M.  de  Maurepas  et  l'expédie;  il  est  ainsi  conçu  : 

«  Versailles,  ce  27  août  1776. 
«  La  partie  des  affaires  du  roi  dont  M.  de  Beaumarchais  est  chargé  exige, 
monsieur,  qu'il  fasse  quelques  voyages  assez  promptement.  II  craint  de  quit- 
ter Paris  avant  que  sa  requête  civile  ait  été  entérinée;  il  m'assure  qu'elle 
peut  l'être  avant  les  vacances.  Je  ne  vous  demande  nulle  faveur  sur  le  fond 
de  l'affaire,  mais  seulement  de  la  célérité  pour  ce  jugement.  Vous  obhgerez 
celui  qui  a  l'honneur  d'être  bien  véritablement,  etc.  Maurepas.  » 

Cela  ne  suffit  pas  encore  à  Beaumarchais.  Il  veut  que  l'avocat- 

(1)  Le  ministre  de  la  justice. 


968  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

général  Séguier  porte  la  parole  et  soit  éloquent  en  sa  faveur;  de  là 

une  lettre  à  M.  de  Maurepas,  accompagnée  d'un  nouveau  billet  un 

peu  plus  expressif  pour  M.  Séguier,  billet  que  le  ministre  copie  avec 

la  même  docilité  que  le  précédent.  Voici  d'abord  la  lettre  insinuante 

adressée  au  vieux  ministre  : 

«  Paris,  ce  30  août  1776. 
«  Monsieur  le  Comte, 

«  J'irais  me  mettre  à  vos  pieds  ce  matin,  si  je  n'avais  pas  un  rendez-vous 
arrêté  chez  M.  l'ambassadeur  d'Espagne  (1).  Il  est  bien  doux  à  mon  cœur  de 
voir  que  le  respect  qu'on  vous  porte  rend  chacun  vain  et  jaloux  de  faire 
quelque  chose  pour  vous  plaire.  M.  Séguier,  apprenant  que  vous  aviez  eu  la 
bonté  de  recommander  la  célérité  de  mon  affaire  à  M.  le  premier  président 
et  à  M.  le  procureur  général,  n'a  pu  s'empêcher  de  dire  à  un  de  ses  amis  qui 
est  des  miens  :  —  Une  pareille  recommandation  m'eût  rendu  bien  éloquent 
dans  cette  affaire.  Oh!  les  hommes!  Ne  vous  lassez  pas,  monsieur  le  comte, 
de  faire  de  bonnes  actions...  Je  ne  vous  demande  que  votre  signature  à  la 
lettre  ci-jointe  et  votre  cachet  sur  l'enveloppe  :  à  l'instant  mon  affaire  ac- 
quiert des  ailes,  et  je  vous  aurai  l'obligation  d'avoir  recouvré  trois  mois  plus 
tôt  mon  état  de  citoyen,  que  je  n'aurais  jamais  dû  perdre. 

«  Je  suis,  avec  la  plus  respectueuse  reconnaissance,  etc. 

«  Beaumarchais.  » 

Voici  maintenant  la  lettre  pour  l'avocat-général,  rédigée  par  Beau- 
marchais et  que  signe  docilement  M.  de  Maurepas  : 

«  Versailles,  ce  30  août  1776. 

«  J'apprends,  monsieur,  par  M.  de  Beaumarchais,  que,  si  vous  n'avez  pour 
lui  la  bonté  de  porter  la  parole  en  son  affaire,  il  est  impossible  qu'il  obtienne 
un  jugement  d'ici  au  7  septembre.  La  partie  des  affaires  du  roi  dont  M.  de 
Beaumarchais  est  chargé  exige  qu'il  fasse  assez  promptement  un  voyage;  il 
craint  de  quitter  Paris  avant  d'être  rendu  à  son  état  de  citoyen,  et  il  y  a  si 
longtemps  qu'il  souffre,  que  son  désir  à  cet  égard  est  bien  légitime  (2).  Je  ne 
vous  demande  nulle  faveur  sur  le  fond  d'une  pareille  affaire,  mais  vous  m'o- 
bligerez infiniment  si  vous  contribuez  à  la  faire  juger  avant  les  vacances. 

«  J'ai  l'honneur  d'être  bien  véritablement,  etc.  JVLvurepas.  » 

On  reconnaît  combien  la  situation  de  Beaumarchais  est  changée 
depuis  le  procès  Goëzman  :  il  n'a  plus  seulement  pour  lui  l'opinion, 
il  a  pour  lui  le  pouvoir,  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  cultiver  avec  le 
même  soin  la  faveur  publique;  car  en  même  temps  qu'il  prend  ses 
précautions  du  côté  du  ministère  et  se  ménage  la  parole  officielle 
de  l'avocat-général  Séguier,  il  choisit  pour  défenseur  un  avocat  qui, 
presque  seul,  a  constamment  refusé  de  plaider  devant  le  parlement 

(1)  Pour  l'affaire  d'Amérique.  Le  gouvernement  espagnol  s'était  associé  au  gouverne- 
ment français  et  se  préparait  aussi  à  appuyer  en  secret  les  Américains. 

(2)  On  voit  que  la  recommandation  devient  ici  plus  expressive,  malgré  la  restriction 
d'étiquette  gui  l'accompagne. 


BEAUMARCHAIS ,    SA    VIE    ET   SON   TEMPS.  '  969 

Maupeou,  et  que  cette  constante  opposition  a  rendu  très  populaire, 
l'avocat  Target.  En  lui  confiant  sa  défense,  Beaumarchais,  toujours 
fidèle  à  ses  goûts  de  mise  en  scène,  écrit  à  Target  une  lettre  qui  cir- 
cule partout  et  qui  commence  par  ces  mots  :  Le  martyr  Beaumar- 
chais à  la  vierge  Target.  C'est  la  vierge  Target  qui,  avec  son  élo- 
quence un  peu  vide,  mais  pompeuse  et  sonore  (1),  se  charge  de 
maintenir  la  popularité  de  l'ancien  adversaire  de  Goëzman  et  de  le 
défendre  en  associant  sa  cause  à  celle  du  parlement  restauré  et  de 
la  liberté  reconquise  : 

«  Remplissez  donc  enfin,  messieurs,  dit  Target,  en  terminant  son  plaidoyer, 
remplissez  Tattente  générale,  et,  j'ose  le  dire,  le  vœu  qu'en  secret  vous  formez 
vous-mêmes  pour  la  réparation  de  l'injustice.  Absous  par  le  public,  il  est  temps 
que  le  sieur  de  Beaumarchais  soit  délivré  par  la  loi.  Elle  est  passée  cette  époque 
de  contradictions  et  d'orages  où  le  citoyen  ne  puisait  pas  toujours  dans  les 
décisions  de  ses  juges  la  règle  de  ses  propres  jugemens,  où  un  homme  a  pu 
être  frappé  sans  être  déshonoré.  L'union  est  rétablie,  la  nation  possède  enfin 
ses  magistrats.  Les  ministres,  lès  dépositaires  des  lois  sont  rentrés  dans  le 
droit,  plus  grand  et  plus  flatteur  encore,  d'être  les  arbitres  des  mœurs  et  les 
modérateurs  des  sentimens.  C'est  au  sein  de  cette  concorde  heureuse  que, 
sous  l'œil  du  public,  et  des  mains  de  la  loi,  le  sieur  de  Beaumarchais  va 
reprendre,  comme  un  droit  qui  lui  est  propre,  ce  premier  bien  de  l'homme 
en  société,  l'honneur,  qu'en  attendant  le  retour  de  l'ordre  il  avait  confié 
comme  en  dépôt  à  l'opinion  publique.  » 

Après  le  discours  de  Target,  l' avocat-général  Séguier  conclut  éga- 
lement à  la  réhabilitation,  et  le  6  septembre  1776  un  arrêt  solennel 
du  parlement  tout  entier,  grand' chambre  et  Tournelle  assemblées, 
annulle  la  sentence  portée  contre  Beaumarchais  par  le  parlement 
Maupeou,  le  rend  à  son  état  civil  et  aux  fonctions  qu'il  avait  précé- 
demment occupées.  Cet  arrêt  fut  accueilli  avec  le  plus  vif  enthou- 
siasme par  la  foule  qui  encombrait  le  prétoire,  et  l'heureux  plaideur 
fut  porté  en  triomphe  au  milieu  des  applaudissemens  depuis  la  grand'- 
charabre  jusqu'à  sa  voiture.  Il  avait  préparé  un  discours  qu'il  voulait 
prononcer  avant  la  plaidoirie  de  Target,  on  le  détermina  à  y  renon- 
cer; mais  comme  il  tenait  à  se  mettre  en  règle  avec  l'opinion,  il  le 
publia  dès  le  lendemain.  Ce  discours,  qui  figure  dans  ses  œuvres, 
est  assez  bien  réussi  dans  le  genre  noble,  mais  il  est  surtout  très 
habile  et  très  hardi.  On  vient  de  voir  plus  haut  avec  quelle  souplesse 
Beaumarchais  sait  tirer  parti  de  la  faveur  d'un  ministre;  mais  tout 
en  utilisant  son  crédit  auprès  de  M.  de  Maurepas,  il  ne  renonce 

(1)  Ce  même  Target ,  présidant  plus  tard  la  constituante ,  se  rendit  coupable  d'une 
phrase  d'avocat  restée  célèbre,  qu'on  cite  quelquefois  dans  les  traités  de  rhétorique  pour 
enseigner  aux  jeunes  gens  à  éviter  l'abus  des  synonymes  :  «  Je  vous  engage,  messiem-s, 
à  maintenir  entre  vous  la  paix  et  la  concorde,  suivies  di\  calme  et  de  la  tranquillité.  » 


970  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

point  à  son  rôle  de  citoyen  défenseur  des  droits  de  la  nation.  Dans 
son  discours  au  parlement,  non-seulement  il  ne  concède  rien  à  ses 
anciens  adversaires,  qui  pour  la  plupart  sont  encore  membres  du 
grand  conseil,  mais  il  maintient  toutes  ses  attaques  contra  les  formes 
et  les  règles  de  la  procédure,  o  Or  ces  formes  et  ces  règles,  comme  le 
remarque  très  justement  M.  Saint-Marc-Girardin ,  n'appartenaient 
au  parlement  Maupeou  que  par  occasion;  elles  appartenaient  aussi 
à  l'ancien  parlement.  »  Les  coups  que  Beaumarchais  avait  portés 
au  premier  devaient  rejaillir  sur  le  second.  En  combattant  le  secret 
dans  les  procédures,  en  attaquant  toutes  ces  méthodes  d'instruction, 
confrontation  et  récolemens,  qui  éternisaient  et  embrouillaient  les 
affaires,  ces  référés  multipliés,  ces  audiences  qui  mettaient  le  plai- 
deur à  la  discrétion  d'un  rapporteur,  ces  secrétaires  que  chaque  plai- 
deur devait  payer  largement,  ces  jugeraens  non  motivés  par  lesquels 
un  tribunal  décidait  à  huis  clos  de  l'honneur,  de  la  fortune  ou  de  la 
vie  d'un  citoyen,  sans  autre  explication  que  cette  formule  :  Pour  les 
cas  résultant  du  procès  ;  —  en  combattant  tous  ces  abus  divers,  en 
faisant  entrer  dans  l'esprit  des  masses  le  besoin  d'une  réforme  judi- 
ciaire, Beaumarchais,  après  avoir  aidé  à  détruire  le  parlement  Mau- 
peou aux  applaudissemens  de  l'ancien  parlement,  contribuait,  sans 
s'en  douter  lui-même,  à  préparer  également  la  ruine  du  parlement 
qui  l'avait  applaudi.  Lorsqu'on  vit  en  effet  ces  fiers  légistes,  re- 
montés sur  leurs  sièges,  continuer  les  anciens  erremens,  lorsqu'on 
les  vit,  après  une  opposition  systématique  aussi  ardente  contre  le 
bien  que  contre  le  mal,  demander  la  convocation  des  états-géné- 
raux, mais  s'attacher  à  annuler  d'avance  leur  action  en  la  renfennant 
dans  les  vieilles  formes,  de  manière  à  se  ménager  pour  eux-mêmes 
une  sorte  de  dictature,  la  même  impopularité  qui  avait  renversé  les 
magistrats  de  Maupeou  les  renversa  à  leur  tour.  Après  avoir  fait  re- 
culer les  rois,  ils  furent  mandés  à  la  barre  de  la  constituante,  et  là 
il  leur  fut  signifié  que,  suivant  la  parole  de  Beaumarchais,  la  nation 
était  juge  des  juges.  Quelques  jours  après,  un  simple  décret  décidait 
que  les  parlemens  avaient  cessé  d'exister.  C'est  ainsi  que,  dans  sa 
lutte  contre  Goëzman,  Beaumarchais  avait  ét4  un  instrument  invo- 
lontaire, mais  puissant  de  la  révolution;  il  l'hait  de  même  lorsque, 
heureux  et  fier  de  la  victoire  qui  lui  rendait  enfin  ses  droits  de  ci- 
toyen, il  se  lançait  à  corps  perdu  dans  sa  grande  opération  d'Amé- 
rique. Avant  de  l'y  suivre,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  a  toujours 
mené  de  front  plusieurs  entreprises,  et  qu'au  moment  où  il  prépa- 
rait ses  quarante  vaisseaux,  il  faisait  jouer  le  Barbier  de  Séville. 

LOUrS  DE  LOMÉNIE. 


SOUVENIRS   DTNE   STATION 


LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE. 


LES  RÉGENCES  JAVANAISES. 


Nous  venions  d'admirer  à  Batavia  l'opulence  et  la  splendeur  de  la 
colonie  hollandaise  :  il  fallait  pénétrer  dans  l'intérieur  de  Java  pour 
savoir  de  quelles  sources  fécondes  découlaient  ces  richesses.  M.  Bur- 
ger  &e  chargea  d'obtenir  du  gouverneur-général  l'autorisation  sans 
laquelle  nous  ne  pouvions  songer  à  entreprendi'e  un  pareil  voyage. 
M.  de  Rochussen,  de  son  côté,  accueillit  la  demande  de  notre  excel- 
lent hôte  avec  une  grâce  si  parfaite,  il  adressa  aux  résidens  des  pro- 
vinces que  nous  devions  traverser  des  instructions  si  bienveillantes, 
que  le  prince  Henri  lui-même  n'a  probablement  point  parcouru  l'in- 
térieur de  Java  d'une  façon  beaucoup  plus  royale  que  les  officiers  et 
le  commandant  de  la  Bayonnaise. 

Java  est,  on  le  sait,  une  des  îles  les  plus  vastes  du  globe.  Bornéo, 
Madagascar,  Sumatra,^iphon,  la  Grande-Bretagne,  Gélèbes  même, 
ont  plus  d'étendue;  m* s  le  territoire  de  Java  est  le  double  de  celui 
de  Geylan  ou  de  celui  de  Saint-Domingue ,  il  excède  d'un  dixième 
environ  la  superficie  de  Cuba.  Cette  grande  île  est  d'une  origine  ré- 
cente, si  on  la  compare  au  noyau  granitique  ou  aux  terrains  stratifiés 
qui  ont  successivement  formé  l'écorce  de  notre  planète.  Gontempo- 
raine  des  groupes  de  la  Polynésie,  elle  est,  après  Gélèbes,  le  frag- 
ment le  plus  considérable  du  nouveau  monde  qu'un  effort  sous-ma- 
rin a  fait  jaillir  des  entrailles  de  la  terre.  Elle  n'offre,  à  proprement 

(1)  Voyez  la  livraison  du  15  février. 


972  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

parler,  qu'une  longue  chaîne  de  montagnes  basaltiques  et  de  pics 
ignivomes,  entourée  d'une  large  ceinture  de  terrains  d'alluvion.  La 
longueur  moyenne  de  l'île  est  de  cent  soixante-quinze  lieues,  la  lar- 
geur de  vingt-six.  Située  à  cent  vingt  lieues  environ  au  sud  de  l'é- 
quateur,  elle  n'est  point  exposée  à  ces  crises  violentes  qui  dévastent 
chaque  année  les  côtes  des  Philippines,  mais  dont  l'influence  se 
fait  rarement  sentir  en-deçà  du  10"  degré  de  latitude  septentrionale. 
On  retrouve  cependant  à  Java  les  pluies  torrentielles  de  Luçon.  Pen- 
dant les  mois  de  janvier  et  de  février,  il  n'est  guère  de  jour  où 
d'épouvantables  déluges  ne  semblent  menacer  l'île  d'une  submersion 
totale.  La  mousson  d'ouest  est  au  sud  de  l'équateur  la  mousson  plu- 
vieuse; elle  commence  ordinairement  vers  la  fin  d'octobre.  Les  vents 
d'est  lui  succèdent  dans  les  premiers  jours  du  mois  de  mai,  et  jus- 
qu'aux approches  de  l'équinoxe,  des  orages  de  peu  de  durée  trou- 
blent seuls  la  sérénité  du  ciel. 

Les  Hollandais  ont  partagé  le  territoire  de  Java  en  vingt-deux  ré- 
sidences :  la  structure  de  l'île  avait  fixé  avant  eux  ces  divisions  politi- 
ques. De  tout  temps,  des  administrations  distinctes  ont  gouverné  les 
états  du  littoral  et  les  districts  montagneux  de  l'intérieur,  les  pro- 
vinces qui  font  face  à  l'Océan  Austral  et  celles  qui  descendent  par 
une  pente  moins  abrupte  vers  la  mer  de  Java.  La  province  de  Ban- 
tam  s'étend  d'une  mer  à  l'autre.  Neuf  résidences,  —  Batavia,  Kra- 
v^^ang,  Chéribon,  Tagal,  Pekalongan,  Samarang,  Japara,  Rembang, 
Sourabaya,  —  occupent  le  versant  septentrional  des  montagnes.  Huit 
autres  provinces,  —  les  Preangers,  Banjoumas,  Bajelen,  Djokjokarta, 
Patjitan,  Kediri,  Passarouan,  Bezouki,  —  sont  assises  sur  le  versant 
opposé.  Les  résidences  intérieures"sont  au  nombre  de  quatre  :  Bui- 
tenzorg,  Kedou,  Sourakarta  et  Madioun.  Les  provinces  du  nord  sont 
en  général  plus  policées  et  mieux  défrichées  que  celles  du  sud;  elles 
ont  un  accès  facile  vers  d'excellens  ports,  tandis  que  la  côte  méri- 
dionale est  presque  complètement  dépourvue  d'abris  (1).  , 

Le  cours  des  événemens  a  cependant  établi  entre  les  diverses  por- 
tions du  territoire  de  Java  d'autres  distinctions  que  celles  qui  ré- 
sultent de  leur  situation  géographique.  Les  provinces  de  Sourakarta 
et  de  Djokjokarta  sont  les  derniers  vestiges  de  l'empire  de  Mataram; 
les  souverains  indigènes  ont  conservé  dans  ces  deux  états  la  pro- 
priété du  sol.  Dans  les  résidences  de  Batavia,  de  Buitenzorg  et  de 
Krawang,  les  ventes  faites  à  diverses  reprises  par  la  compagnie  des 

(1)  De  récens  travaux  hydrographiques  ont  signalé  cependant  sur  cette  côte  des  ports 
demeurés  jusqu'ici  inconnus,  des  ports,  assure-t-on,  qui  pourraient  recevoir  au  besoin  des 
vaisseaux  de  ligne.  Si  cette  découverte  se.  confirme,  im  magnifique  avenir  est  promis  aux 
provinces  méridionales;  l'ile  de  Java  en  recevra  un  accroissement  notable  de  prospérité, 
et  la  population  javanaise,  délivrée  de  transports  dispendieux,  y  trouvera  une  augmenta- 
tion sensible  de  bien-être. 


LES   RÉGENCES  JAVANAISES.  973 

Indes,  par  le  général  Daendels  et  par  le  gouvernement  anglais,  ont 
entraîné  en  faveur  de  capitalistes  européens  ou  chinois  l'aliénation 
du  domaine  public.  La  propriété  individuelle  se  trouve  ainsi  consti- 
tuée à  Java  sur  une  étendue  de  territoire  qui  représente  à  peu  près 
le  douzième  des  terres  cultivées.  Les  autres  résidences,  au  nombre 
de  seize,  ne  connaissent  d'autres  propriétaires  que  l'état  et  la  com- 
mune. Le  gouvernement  y  partage  avec  la  noblesse  javanaise  d'im- 
menses bénéfices.  C'est  dans  ces  provinces  que  le  général  Yan  den 
Bosch  a  établi  la  compensation  de  l'impôt  foncier  par  des  rentes 
payables  en  nature,  ou  qu'il  a  maintenu,  comme  dans  la  résidence  des 
Preangers,  le  régime  du  travail  forcé  et  des  livraisons  obligatoires. 
La  résidence  des  Preangers  occupe  à  elle  seule  près  du  sixième  de 
la  superficie  totale  de  Java.  Elle  est  subdivisée  en  quatre  régences  et 
gouvernée  par  des  chefs  qui  descendent  en  droite  ligne  des  anciens 
souverains  auxquels  obéissait,  avant  l'introduction  de  l'islamisme,  la 
partie  occidentale  de  Java.  En  visitant  la  province  de  Buitenzorg  et 
celle  des  Preangers,  nous  pouvions  donc  nous  flatter  de  comprendre 
le  mécanisme  politique  et  agricole  appliqué  à  l'île  tout  entière.  Nous 
allions,  dans  la  première  de  ces  résidences,  observer  les  résultats 
obtenus  par  l'industrie  privée,  —  dans  la  seconde,  étudier  les  grandes 
cultures  dirigées  par  les  employés  du  gouvernement.  Nous  devions 
aussi,  — cet  espoir  suffisait  pour  piquer  notre  curiosité,  —  nous  trou- 
ver en  présence  de  fonctionnaires  indiens  issus  d'un  sang  non  moins 
illustre  et  non  moins  vénéré  que  celui  des  souverains  de  Mataram. 

Différé  de  jour  en  jour  par  les  gracieuses  instances  qui  s'effor- 
çaient de  nous  retenir  à  Batavia,  le  moment  de  notre  départ  pour 
l'intérieur  de  l'île  fut  enfin  fixé  d'une  manière  irrévocable.  Le 
■là  juillet  1849,  une  heure  avant  le  lever  du  soleil,  deux  longues  voi- 
tures de  voyage  attelées  chacune  de  six  poneys  emportaient  sur  la 
route  de  Buitenzorg  les  officiers  de  la  Bayonnaise  et  le  compagnon 
que  depuis  six  mois  leur  avait  donné  une  heureuse  fortune,  le  jeune 
duc  Edouard  de  Fitz-James,  chevaleresque  héritier  d'un  des  plus 
beaux  noms  de  France.  A  voir  la  rapidité  de  notre  course,  on  eût  dit 
que  ces  carrosses,  balancés  sur  leurs  ressorts  flexibles,  au  lieu  de 
paisibles  touristes,  contenaient  quelque  couple  amoureux  s' envolant 
sur  le  chemin  de  Gretna-Green.  tfne  véritable  frénésie  semblait  ani- 
mer cochers  et  poneys.  Nous  dévorions  d'un  seul  temps  de  galop,  et 
en  moins  de  vingt  minutes,  les  9  kilomètres  qui  séparent  les  relais 
de  la  poste.  C'était  en  langage  de  marin  un  sillage  de  onze  nœuds  à_ 
l'heure.  Deux  coureurs  montés  derrière  nos  voitures  se  jetaient,  le 
fouet  à  la  main,  sur  les  jarrets  des  chevaux  dès  que  la  route  offrait 
la  moindre  rampe  à  gravir,  et  plus  le  chemin  montait ,  plus  notre 
attelage  courait  ventre  à  terre.  Pas  une  ornière  d'ailleurs,  à  peine 
un  gravier  sur  notre  passage.  La  route,  soigneusement  macadamisée. 


974  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

était  unie  comme  la  table  d'un  billard  (1).  Sur  un  sentier  latéral 
incessamment  labouré  par  le  pied  fourchu  des  buffles  se  traînaient 
lourdement,  avec  leurs  toitures  de  rotin  tressé  et  leurs  roues  for- 
mées par  deux  énormes  disques  d'une  seule  pièce,  de  longs  convois 
qui  portaient  à  Batavia  le  café  des  Preangers.  La  voie  sur  laquelle 
nous  roulions  était  exclusivement  destinée  aux  voitures  suspendues 
et  aux  piétons.  Des  hangars  d'une  architecture  élégante  s'élevaient 
auprès  de  chaque  station,  et  nous  protégeaient  contre  les  rayons  du 
soleil  pendant  le  temf)s  qu'on  mettait  à  changer  de  chevaux.  De  Bata- 
via au  village  de  Buitenzorg,  on  compte  trente-deux  piliers,  ou  à 
peu  près  54  kilomètres.  L'inclinaison  moyenne  du  terrain  est  d'en- 
viron 5  millimètres  par  mètre.  On  ne  saurait  atteindre  les  régions 
supérieures  par  une  pente  plus  égale  et  plus  douce. 

Dès  qu'on  a  dépassé  le  faubourg  de  Meester-Cornelis,  théâtre  des 
brutales  orgies  de  la  populace  javanaise,  les  maisons  de  campagne 
s'éloignent  du  bord  de  la  route.  Le  paysage  n'est  plus  animé  que  par 
les  grands  bois  de  cocotiers,  qui,  sur  quelques  points,  se  prolongent 
jusqu'à  la  mer.  M.  Burger  avait  possédé  un  de  ces  vastes  domaines 
dont  l'huile  de  calapa  (2)  et  le  sucre  à'œrpng  (3)  forment  le  prin- 
cipal revenu.  Il  nous  montra  en  passant  la  forêt  de  palmiers  au  mi- 
lieu de  laquelle  il  avait  vécu  pendant  plusieurs  années  de  la  vie  du 
planteur  et  de  celle  du  seigneur  féodal.  Nous  approchions  cependant 
de  Buitenzorg,  et  déjà  nous  aspirions  un  air  plus  léger  et  plus  pur. 
Tout  souriait  autour  de  nous  :  les  rizières  étagées  sur  le  flanc  des 
montagnes,  les  villages  épars  dans  la  plaine,  les  arbres  fruitiers 
balançant  leur  tête  au-dessus  des  haies  de  cactus  et  d'euphorbes. 
Nous  n'avions  encore  atteint  qu'une  hauteur  de  800  pieds  environ 

(1)  L'œuvre  la  plus  grandiose  qu'ait  accomplie  à  Java  radministration  hollandaise, 
c'est  assurément  la  route  militaire  qui  traverse  l'ile  dans  toute  sa  longueur,  du  détroit 
de  la  Sonde  au  détroit  de  Bali.  Cette  route  ne  suit  pas  le  bord  de  la  mer.  Pour  éviter  les 
terrains  marécageux  qu'inonde  chaque  année  pendant  six  mois  la  saison  pluvieuse,  il  lui 
a  fallu  gravir  les  pentes  escarpées  des  montagnes.  Elle  se  développe  ainsi  à  travers  les 
cols  les  plus  élevés,  au  milieu  des  ravins  et  des  précipices,  sur  un  parcours  de  1,300  kilo- 
mètres. De  nombreux  rameaux  viennent  s'embrancher  sur  cette  voie  centrale.  Les  uns 
se  dirigent  de  Samarang  vers  les  états  des  princes  indigènes;  les  autres  relient  les  parties 
les  plus  reculées  des  provinces  aux  ports  de  la  côte  septentrionale.  L'Inde  anglaise  pos- 
sède d'excellentes  routes;  mais  Java  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  sont,  si  je  ne  me 
trompe,  les  soûles  colonies  où  l'on  puisse  voyager  en. poste.  Sur  les  routes  royales,  le 
gouvernement  hollandais  entretient  des  relais  de  chevaux  disposés  de  six  en  six  milles. 
Entre  Bata^  ia  et  Buitenzorg,  chaque  station  est  pourvue  de  six  attelages,  de  deux  seule- 
ment dans  le  reste  de  l'ile.  Des  buffles  remplacent  les  chevaux  sur  les  points  où  la 
chaise  de  poste  doit  rencontrer  des  pentes  trop  rapides,  et  des  hommes  se  tiennent  prêts 
à  attacher  une  corde  à  la  voiture  pour  en  modérer  la  vitesse  dans  les  descentes.  C'est 
ainsi  que  les  lettres,  qui  partent  de  Batavia  deux  fois  par  semaine,  peuvent  être  trans- 
portées à  Banjouwangie,  le  point  le  plus  oriental  de  l'île,  en  sept  fois  vingt-quatre  heures. 

(2)  Le  nom  du  cocotier  en  malais. 

(3)  Espéra  de  palmier  dont  la  sève  fournit  le  seml  sucre  quô  coosomment  les  Javanais- 


LES    RÉGENCES    JAVANAISES.  975 

au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  mais  des  sommets  du  Salak  et  du 
Guédé,  perdus  dans  les  nuages,  la  brise  du  matin  apportait  à  travers 
les  bois  une  douce  et  bienfaisante  frakheur.  Trois  heures  après  notre 
départ  de  Batavia,  nous  entrions,  sans  avoir  ralenti  notre  course  éche- 
velée,  dans  le  village  de  Buitenzorg. 

Ce  sont  surtout  les  employés  du  gouvernement  qui  voyagent  dans 
l'intérieur  de  Java  :  c'est  pour  eux  qu'a  été  organisé  le  service  des 
postes,  pour  eux  aussi  que  chaqiie  chef-lieu  de  résidence  possède  un 
vaste  hôtel  placé  sous  la  surveillance  et  le  patronage  de  l'administra- 
tion. L'intervention  de  l'autorité  s'étend  à  Java  jusqu'aux  moindres 
détails.  Tout  est  simple  et  facile  avec  son  concours.  Quant  au  voya- 
geur abandonné  à  lui-même,  il  pourrait  bien  regretter  quelquefois, 
je  dois  l'en  prévenir,  la  libre  concurrence  des  colonies  anglaises.  Les 
frais  de  poste  sont  considérables  ;  les  prix  seuls  des  hôtels,  réglés 
comme  tout  le  reste  par  les  soins  du  gouvernement,  sont  assez  mo- 
dérés. Notre  nombreuse  caravane  alla  descendre  à  l'hôtel  Bellevue, 
et  chacun  de  nous  put  y  trouver  une  chambre  et  un  lit.  Jamais  hôtel 
n'a  mieux  mérité  son  nom  que  celui  de  Bellevue  à  Buitenzorg.  Du 
pavillon  où  nous  attendait  un  déjeuner  tout  européen,  nos  regards 
plongeaient  sur  une  mer  de  verdure.  Toute  la  chaîne  du  Salak  se 
déployait  devant  nous  avec  ses  ravins  tapissés  de  forêts,  avec  ses 
terrasses  couvertes  d'épis  déjà  mûrs,  et,  presque  sous  nos  pieds,  le 
campong  chinois  dessinait  comme  une  île  de  briques  au  milieu  des 
vergers  indigènes. 

Pendant  que  nous  admirions  ce  ravissant  paysage ,  les  heures 
s'écoulaient  sans  qu'aucun  de  nous  parût  y  songer.  Les  rayons  du 
soleil  tombaient  presque  d'aplomb  sur  la  plaine  :  à  Batavia,  notre 
journée  eût  été  terminée;  mais  à  Buitenzorg,  bien  qu'on  ne  jouisse 
pas  encore  de  la  température  modérée  des  hauts  plateaux  de  l'inté- 
rieur, on  peut  cependant  se  permettre  de  sortir  quelquefois  en  plein 
midi.  Nous  prîmes  donc,  malgré  l'heure  avancée,  le  chemin  du  châ- 
teau, qui  avait  été  le  séjour  habituel  des  prédécesseurs  de  M.  de  Ro- 
chussen.  Ce  fut  la  munificence  de  la  compagnie  des  Indes  qui,  vers 
l'année  17Zi5,  fit  de  la  province  de  Buitenzorg  l'apanage  princier  des 
gouverneurs-généraux  de  Java.  Les  districts  dont  se  composait  cette 
province  furent  vendus  en  1809  à  des  particuliers,  et  le  gouverne- 
ment hollandais  n'en  conserva  plus  qu'un  seul,  au  centre  duquel  on 
vit  s'élever  en  1816  la  somptueuse  retraite  destinée  au  premier  fonc- 
tionnaire de  la  colonie.  Un  tremblement  de  terre  renversa  en  1826 
ce  château,  qu'on  avait  construit  d'après  un  plan  trop  vaste  pour  qu'il 
pût  reposer  avec  impunité  sur  la  base  d'un  volcan.  Quand  on  en  re- 
leva les  murs,  on  prit  soin  de  les  mettre,  par  un  dessin  plus  modeste, 
à  l'abri  d'une  nouvelle  commotion  du  sol.  La  résidence  actuelle  du 
gouverneur-général  n'a  qu'un  seul  étage.  Surmontée  d'un  belvédère 


976  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

et  entourée  d'un  large  portique,  elle  n'a  plus  le  caractère  imposant 
du  palais  qu'habitait  M.  Van  der  Gapellen;  elle  n'en  est  pas  moins 
une  noble  et  élégante  demeure.  Les  deux  ailes  qui  flanquent  le  corps 
de  logis  principal  sont  destinées  à  recevoir  les  aides  de  camp  et  les 
hôtes  du  gouverneur-général. 

M.  de  Rochussen  se  trouvait  à  Buitenzorg  trop  éloigné  du  centre 
des  afîaires;  l'activité  de  son  esprit  lui  faisait  préférer  le  séjour  de 
Batavia  :  il  avait  cependant  donné  les  ordres  nécessaires  pour  que 
les  portes  du  château  qu'il  avait  cessé  d'habiter  nous  fussent  ouvertes, 
et  nous  étions  certains  de  trouver  sur  ce  point  comme  sur  tous  les 
autres  un  accueil  empressé.  L'intérieur  du  château  de  Buitenzorg, 
désert  et  en  partie  démeublé,  eût  à  peine  mérité  notre  visite  sans  le 
curieux  musée  qu'y  avaient  rassemblé  les  soins  de  M.  de  Rochussen. 
Il  n'y  manquait  aucune  des  armes,  aucun  des  barbares  trophées  que 
l'on  peut  rencontrer  chez  les  divers  peuples  de  l'archipel  indien.  A 
côté  des  crânes  enfumés  ou  couverts  de  bandelettes  d'or,  orgueil  du 
Dayak  dont  ils  racontent  les  prouesses,  on  voyait  appendus  à  la  mu- 
raille les  lances  de  Sumatra  et  les  javelines  de  Célèbes,  le  bouclier  de 
Timor  taillé  dans  une  peau  de  buffle,  la  carabine  de  Banjermassing, 
aux  canons  octogones  et  aux  cannelures  en  spirale;  lej^arang,  bruta- 
lement forgé  comme  un  couperet;  le  kris,  dont  la  lame  flamboyante 
est  emmanchée  d'une  poignée  d'ivoire;  le  Mewang,  dont  le  fer  da- 
masquiné laisse  pendre  près  de  la  garde  une  sinistre  houppe  de  crins 
ou  de  cheveux  teints  en  rouge.  Quelques-uns  de  ces  glaives  étranges 
avaient  été  recueillis  sur  le  champ  de  bataille.  La  plupart  avaient  bu 
du  sang  humain.  On  nous  montra  des  poignards  que  la  superstition 
des  princes  eût  payés  du  prix  d'une  province,  car  ces  kris  javanais 
avaient  leur  histoire  comme  les  grandes  épées  de  nos  chevaliers,  et 
leur  vertu  talismanique,  confirmée  par  maint  assassinat.  Nous  avions 
ainsi  sous  les  yeux  l'image,  je  dirai  presque  le  symbole  du  degré  de 
civilisation  qu'ont  atteint  les  divers  groupes  de  la  Malaisie.  Le  cou- 
peret féroce  des  Dayaks  et  des  Harfours  ne  semble  pas  appartenir  au 
même  âge  historique  que  la  carabine  rayée  des  Malais  ou  que  le  kris 
enrichi  de  pierreries  des  habitans  de  Java.  Les  peuples  de  Bornéo, 
de  Bourou,  de  Géram,  avec  leurs  armes  grossières,  ne  sont  encore 
que  des  sauvages.  Ceux  de  Sumatra,  de  Célèbes,  de  Bali,  ont  appris 
les  raffinemens  de  la  politique  et  de  la  guerre;  aussi  font-ils  usage 
d'instrumens  de  destruction  plus  perfectionnés.  Les  Javanais  sont 
armés  comme  des  courtisans  soupçonneux  plutôt  que  comme  des 
soldats.  Chez  eux,  la  guerre  a  cessé  d'être  l'état  normal  de  la  société. 
Ils  songent  moins  à  se  prémunir  contre  une  attaque  ouverte  que 
contre  une  trahison.  Le  poignard  au  fourieau  étincelant  est  la  seule 
arme  qui  brille  à  leur  ceinture.  L'examen  de  ces  riches  panoplies  fut 
pour  nous  une  occupation  remplie  d'intérêt  :  il  ne  nous  apprit  point 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  977 

seulement  quels  ennemis  belliqueux  les  armées  de  la  Hollande  avaient 
à  combattre;  il  nous  rappela  aussi  à  quelles  mœurs  barbares  la  do- 
mination européenne  était  venue  arracher  ces  malheureux  peuples. 

Les  dépendances  du  château  de  Buitenzorg  formaient  autrefois  un 
des  districts  du  royaume  hindou  de  Padjajaran  :  elles  sont  comprises 
entre  deux  rivières  ou  plutôt  deux  torrens,  le  Tji-Liwong  et  le  Tji- 
Danie,  qui  coulent  sur  ce  point  à  une  demi-lieue  de  distance  l'un  de 
l'autre.  Quelques  terres  cultivées  fournissent  les  revenus  nécessaires 
à  l'entretien  du  château.  Un  village  indigène  s'étend  sur  la  rive  occi- 
dentale du  Tji-Liwong;  mais  la  majeure  partie  du  district  est  occupée 
par  un  parc  immense  et  par  un  jardin  botanique  où  se  trouvent  réu- 
nis tous  les  végétaux  dont  on  a  essayé  d'acclimater  la  culture  à  Java. 
L'imagination  des  poètes  n'a  jamais  rien  rêvé  de  plus  beau  que  ce 
parc,  traversé  par  des  eaux  murmurantes,  avec  ses  grandes  pelouses 
peuplées  de  troupeaux  d'axis  et  ses  arbres  géans  qu'ont  vus  naître 
les  cinq  parties  du  monde.  Il  faut  avoir  parcouru  cette  vallée  de 
Tempe,  doux  et  modeste  asile  offert  aux  transfuges  de  tous  les  cli- 
mats, pour  savoir  quelle  variété  infinie  le  grand  artisan  de  l'univers 
a  pu  mettre  dans  la  découpure  et  les  teintes  mobiles  des  feuillages, 
dans  le  port  majestueux  des  troncs,  dans  le  déploiement  capricieux 
des  branches.  La  Nouvelle-Hollande,  les  Moluques,  le  Bengale,  la 
Chine,  le  Japon,  l'Europe  même,  semblent  se  donner  la  main  sous  ces 
ombrages.  Le  chêne  et  le  palmier  ont  trouvé  une  patrie  commune.  Le 
bétel  enlace  de  sa  liane  grimpante  l'érable  ou  le  mélèze;  le  thé  croît 
à  côté  du  poivre,  le  cactus  du  Mexique  ou  l'indigofère  de  l'Amérique 
centrale  à  côté  du  coton  de  l'Egypte  et  de  la  canne  à  sucre  des  îles 
Sandwich.  Il  n'est  pas  un  pays  qui  n'ait  été  mis  à  contribution  par 
les  botanistes  de  Buitenzorg.  Les  bambous  occupent  tout  un  côté  de 
la  rivière.  Dans  certaines  allées,  les  arbres  ont  l'écorce  odorante;  dans 
d'autres ,  chaque  tronc  laisse  suinter  une  gomme  aromatique.  Ici  ce 
sont  de  larges  feuilles  digitées,  plus  loin  de  verts  panaches,  des  stipes 
qui  s'élancent  ou  des  sarmens  qui  rampent,  des  fruits  solitaires  atta- 
chés sur  un  tronc  colossal,  ou  des  grappes  qui  pendent  de  la  cime 
d'une  tige  bulbeuse  épanouie  comme  un  parasol.  Bien  que  le  châ- 
teau de  Buitenzorg  possède  une  ménagerie,  complément  presque 
indispensable  d'un  jardin  botanique,  nul  animal  féroce  ne  trouble  de 
ses  rugissemens  le  silence  de  cette  délicieuse  retraite.  Des  orangs- 
outangs  pensifs,  des  pachydermes  aOables  ou  sans  malice,  tels  que  le 
tapir  et  l'éléphant  de  Sumatra,  sont,  avec  l'oiseau  royal  des  Molu- 
ques et  le  babi-roussa  de  Célèbes,  les  seuls  représentans  de  la  faune 
indienne  auxquels  on  ait  voulu  donner  cet  éden  javanais  pour  prison. 

Après  le  château  et  le  parc  de  Buitenzorg,  que  pouvions-nous  vi- 
siter qui  nous  offrît  plus  d'intérêt  que  les  cavernes  au  fond  desquelles 

TOME   I.  63 


978  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  salangane  bâtit  ces  nids  visqueux  que  le  Chinois  achète  au  poids 
de  l'or?  Le  résident  de  Buitenzorg  voulut  nous  conduire  lui-même 
aux  grottes  de  ïjampeo,  creusées  par  la  natm^e  dans  les  contreforts 
calcaires  qui  supportent  la  chaîne  du  Salak.  Deux  relais  de  chevaux 
disposés  à  l'avance  sur  la  route  nous  amenèrent  au  pied  de  la  mon- 
tagne qu'il  fallait  gravir  pour  arriver  à  l'entrée  de  ces  labyrinthes 
souterrains.  C'est  là  que  nous  trouvâmes  le  fermier  chinois  auquel  a 
été  concédée,  au  prix  d'une  rente  annuelle  de  170,000  francs,  la  ré- 
colte totale  de  ces  nids  d'hirondelles,  qui  se  vendent  à  Java  158  francs 
environ  le  kilogramme.  Des  chaises  ou  des  fauteuils  attachés  à  deux 
brancards  avaient  été  disposés  par  les  soins  de  cet  opulent  déserteur 
du  Céleste  Empire.  Nous  nous  résignâmes  une  fois  de  plus  à  accep- 
ter le  secours  de  nos  semblables,  et  à  nous  laisser  porter  par  un 
sentier  glissant  jusqu'au  but  difficile  que  nous  voulions  atteindre. 

Il  se  faut  entr'aider  :  c'est  la  loi  de  nature. 

Le  Javanais  attelé  à  la  chaise  de  l'Européen,  ce  n'est  après  tout 
que  l'aveugle  qui  porte  le  paralytique,  et  j'avoue  que  sous  ce  soleil 
ardent,  sous  ce  climat  dont  la  langueur  m'accablait,  loin  de  voir  dans 
l'assistance  qui  m'était  offerte  une  offense  à  la  fraternité  humaine, 
j'en  croyais  contempler  au  contraire  le  plus  touchant  emblème. 

La  nature,  à  Java,  est  un  livre  à  chaque  page  duquel  il  faudrait 
écrire  :  beau  !  admirable  !  prodigieux  !  —  Parvenus  à  l'ouverture  des 
cavernes,  qui  plongeaient  brusquement  dans  les  entrailles  de  la  mon- 
tagne, nous  hésitions  à  nous  enfoncer  sous  terre,  quand  le  soleil 
'  éclairait  autour  de  nous  un  si  merveilleux  paysage.  De  grands  arbres 
aux  rameaux  étendus  comme  ceux  du  cèdre  couvraient  d'ombre  et 
de  fraîcheur  les  pentes  de  la  colline.  Entre  leurs  troncs  penchés 
s'ouvraient  vers  la  campagne  de  délicieuses  échappées  et  des  loin- 
tains infinis.  Des  troupes  de  singes  noirs  gambadaient  au  milieu  du 
feuillage,  pendant  que  de  vieux  magots  demeuraient  philosophi- 
quement assis  sur  les  branches.  Les  hirondelles  aux  reflets  satinés 
voltigeaient  d'une  aile  inquiète  autour  de  nous.  L'atmosphère  était 
calme,  le  ciel  d'un  bleu  d'azur.  11  semblait  que  le  Seigneur  arrêtât 
un  regard  satisfait  sur  son  œuvre.  Mais  chacun  de  nous  fut  bientôt 
saisi  sous  les  bras  par  deux  Javanais.  Nous  disparûmes  en  chancelant 
dans  les  profondeurs  où  nos  guides,  semblables  à  des  génies  sataui- 
ques,  s'efforçaient  de  nous  entraîner.  Au  lieu  de  la  lumière  du  jour, 
nous  n'avions  plus,  pour  conduire  nos  pas  sous  ces  voûtes  ténébreuses, 
que  la  lueur  enfumée  des  torches.  Nous  errâmes  longtemps  dans  des 
galeries  où  l'on  entendait  tomber  goutte  à  goutte  l'eau  qui  filtrait  à 
travers  les  fissures  du  rocher.  Des  milliers  de  nids  gélatineux  étaient 
attachés  aux  parois  de  la  grotte.  On  en  détacha  quelques-uns  devant 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  979 

nous,  et  l'avare  Achéron  consentit  à  lâcher  sa  proie.  Avec  quel  plaisir 
nous  sortîmes  de  cet  antre  pour  revoir  la  nature,  épanouie  et  sou- 
riante comme  une  jeune  fiancée!  Le  prisonnier  de  Chillon  ouïe  captif 
échappé  des  plombs  de  Venise  n'eût  point  salué  d'un  regard  plus 
ravi  le  premier  rayon  de  sa  liberté.  Il  est  des  malheureux  cependant 
qui  se  dévouent  à  fouiller  comme  des  mineurs  les  longs  détours  de 
ces  cavernes,  qui  vont  ramper  dans  ces  couloirs  humides  ou  poser 
des  échelles  de  bambou  sur  le  bord  de  ces  abîmes,  afin  de  recueillir 
deux  ou  trois  fois  par  an  la  précieuse  moisson  à  laquelle  ils  n'ont 
point  de  part.  On  évalue  à  800  kilog.  la  récolte  des  nids  que  four- 
nissent chaque  année  les  grottes  de  Tjampeo,  et  à  plus  de  cent  mille 
francs  les  bénéfices  du  Chinois  auquel  en  est  affermée  l'exploitation. 

Ce  serait  une  curieuse  nomenclature  que  celle  des  exportations  de 
Java.  Cette  île  féconde  a  plus  d'un  marché  ouvert  à  ses  produits.  Ce 
qui  ne  convient  ni  à  l'Europe,  ni  à  la  Nouvelle-Hollande,  ni  aux 
États-Unis,  le  Céleste  Empire,  l'Indo-Chine,  la  Malaisie,  le  Japon,  le 
consomment.  Le  riz,  le  café,  le  sucre  et  l'indigo  sont  les  grandes 
richesses  du  sol.  A  côté  de  ces  importans  produits,  vous  verrez  figu- 
rer les  nids  d'oiseaux  pour  plus  d'un  million  de  francs;  vous  remar- 
querez le  tabac,  le  gingembre,  le  bois  de  sapan,  la  nacre,  l'écaillé 
d€  tortue,  les  ailerons  de  requin,  mentionnés  à  la  suite  du  thé,  de 
la  cannelle,  de  la  muscade  et  de  la  cochenille.  C'est  surtout  l'indus- 
trie privée  qu'il  faut  louer  des  essais  intelligens  auxquels  l'île  de  Java 
est  redevable  de  nouveaux  produits  et  de  nouvelles  cultures.  Les 
encouragemens  du  gouvernement  ne  lui  ont  point  manqué,  et  ils  n'ont 
point  été  prodigués,  comme  il  arrive  trop  souvent,  en  pure  perte. 

A  11  kilomètres  environ  de  Buitenzorg  s'étend,  sur  les  premiers 
contreforts  de  la  chaîne  centrale,  le  fertile  district  de  Pondok-Guédé. 
C'est  là  que  nous  pouvions  mieux  qu'ailleurs  apprécier  les  résultats 
obtenus  par  l'industrie  privée.  Sur  une  éminence  adossée  à  de  rians 
coteaux  s'élève  l'habitation  principale,  d'où  l'œil  du  maître  peut 
surveiller  son  immense  domaine.  On  dirait  un  temple  grec  debout 
sur  son  promontoire,  si,  au  lieu  de  la  mer  harmonieuse,  on  n'en- 
tendait bruire  au  loin  îe  feuillage  des  arbres,  si  les  moissons  jaunies 
ne  remplaçaient  à  l'horizon  les  vagues  agitées  qui  écumentet  blan- 
chissent. Une  vaste  terrasse  occupe  un  des  gradins  du  plateau;  d'au- 
tres étages  de  verdure  et  de  fleurs  l'entourent  et  la  dominent.  Le 
moindre  souffle  de  brise  fait  descendre  de  ces  jardins  superposés 
mille  parfums  inconnus.  Les  rizières  s'étendent  à  perte  de  vue  dans 
la  plaine,  les  bois  de  cafiers  couronnent  les  collines;  sur  les  flancs 
inclinés  de  la  montagne,  le  thé  déploie  ses  vastes  pépinières,  et  le 
nopal  trace  un  triple  sillon  de  raquettes  épineuses. 

Ce  fut  en  1827  que  les  Hollandais  apportèrent  du  Japon  les  pre- 
miers arbustes  à  thé  qui  furent  plantés  dans  le  jardin  d'essai  de  Bui-- 


980  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tenzorg,  où  ils  réussirent  à  merveille.  Le  docteur  Burger  partagea,  si 
ma  mémoire  est  fidèle,  avec  M.  van  Siebold  l'honneur  de  doter  l'île  de 
Java  de  cet  utile  arbuste.  Des  plantations  de  thé  considérables  furent 
bientôt  établies  dans  les  environs  de  Batavia  et  dans  les  districts  mon- 
tagneux des  Preangers.  On  fut  obligé  de  chercher,  en  s' élevant  à 
15  ou  1,800  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  une  température 
qui  se  rapprochât  de  celle  que  le  thé  rencontre  dans  les  provinces 
septentrionales  du  Céleste  Empire,  et  encore,  à  cette  hauteur,  le 
climat  de  Java  conserve  trop  d'énergie;  le  sol,  engraissé  par  des  dé- 
tritus séculaires,  a  trop  de  puissance.  Non-seulement  l'activité  de  la 
sève  donne  naissance  à  des  feuilles  charnues  et  grossières,  mais  la 
présence  d'un  printemps  perpétuel  tient  sans  cesse  le  cultivateur  en 
haleine  et  le  contraint  à  épier  d'un  bout  de  l'année  à  l'autre  le  mo- 
ment où  les  bourgeons  vont  éclore.  Au  lieu  de  pouvoir,  comme  en 
Chine,  laisser,  quand  vient  le  mois  de  la  verdure,  des  troupes  de 
moissonneurs  s'abattre  au  milieu  des  buissons  qu'une  seule  nuit  a 
couverts  de  feuilles,  il  faut  à  Java  faire  pour  ainsi  dire  chaque  jour 
une  cueillette  partielle;  il  faut  choisir  les  bourgeons  les  plus  tendres, 
les  pousses  les  plus  délicates.  De  là  naturellement  un  surcroît  de 
main-d'œuvre  qui  tend  à  élever  le  prix  du  produit  dont  on  s'était 
flatté  d'enlever  le  monopole  à  la  Chine.  Le  district  de  Pondok-Guédé 
est  sans  contredit  un  de  ceux  où  la  culture  du  thé  a  été  dirigée  avec 
le  plus  d'intelhgence,  où  la  manipulation,  confiée  à  des  Chinois  de 
Chin-tcheou  et  d'Amoy,  s'écarte  le  moins  possible  des  procédés  usités 
dans  la  province  du  Fo-kien.  Les  résultats  cependant  laissent  encore 
beaucoup  à  désirer.  Le  thé  de  Java,  d'un  goût  astringent  et  d'un 
faible  arôme,  se  consomme  en  Europe  grâce  aux  soins  frauduleux 
qui  en  dissimulent  l'origine;  mais  il  n'est  point  un  habitant  de  Ba- 
tavia qui  ne  lui  préfère  le  sou-chong  ou  le  pe-koe  le  plus  inférieur 
de  la  Chine.  Les  Hollandais,  avec  leur  ténacité  habituelle,  n'ont  point 
voulu  perdre  tout  espoir;  ils  comprennent  quelle  source  de  prospérité 
s'ouvrirait  pour  leurs  colonies,  s'ils  pouvaient  y  développer  une  cul- 
ture à  laquelle  la  Chine  doit  un  revenu  annuel  de  plus  de  200  millions. 
Aussi  ont-ils  voulu  multiplier  les  essais  avant  de  se  tenir  pour  battus.  Si 
la  nature  n'oppose  à  leurs  desseins  des  obstacles  insurmontables,  le 
thé  hollandais  pourra  devenir  dans  quelques  années,  comme  le  café 
des  Preangers,  une  branche  de  commerce  importante.  L'île  de  Java 
ne  produit  aujourd'hui  que  100  ou  150,000  kilogrammes  de  thé.  Ce 
chiffre  serait  aisément  décuplé  le  jour  où  l'on  obtiendrait  une  amé- 
lioration sensible  dans  la  qualité  des  produits  (1). 

Plus  de  succès  semble  avoir  suivi  l'introduction  du  nopal  et  de  la 

(1)  M.  Burger  doutait  que  Ton  parvînt  jamais  à  obtenir  du  thé  de  qualité  supérieure 
a^us  les  tropiques.  Il  croyait  que  les  Anglais,  occupés  de  semblables  essais  dans  l'Inde, 
n'y  réussiraient  pas  mieux  que  les  Hollandais  n'avaient  réussi  à  Java;  mais  ime  opinion 


LES   RÉGENCES  JAVANAISES.  981 

cochenille  à  Java.  Il  a  fallu  cependant,  pour  acclimater  cette  indus- 
trie dans  l'île,  un  luxe  de  précautions  inconnu  au  Mexique  et  aux 
Canaries.  Nous  avions  vu  à  Ténériffe  des  cactus  jetés  sans  ordre  et 
sans  symétrie  au  milieu  des  rochers  :  chaque  feuille  portait,  exposés 
à  toutes  les  intempéries  de  l'air,  une  foule  d'insectes  au  corps  brun, 
de  la  grosseur  à  peu  près  d'une  lentille,  et  recouverts  d'une  pous- 
sière blanchâtre.  A  Pondok-Guédé ,  on  nous  montra  de  véritables 
jardins  de  nopals.  Le  giroflier  et  le  muscadier  ne  sont  pas  entourés 
de  plus  de  sollicitude  et  de  plus  de  tendresse.  Au-dessus  de  sillons 
réguliers  et  uniformes  s'étend  un  toit  de  palmiers  porté  sur  des 
roulettes,  qui  protège  à  la  fois  contre  les  grandes  pluies  d'orage  et 
l'insecte  et  la  plante.  Grâce  aux  sucs  nourriciers  qu'il  aspire  inces- 
samment de  la  terre,  grâce  surtout  au  soin  minutieux  que  l'on  prend 
d'éloigner  de  lui  toute  végétation  parasite,  le  cactus  peut  résister 
longtemps  à  la  succion  des  milliers  de  trompes  qui  le  dévcfent. 
Lorsque  la  cochenille  a,  au  bout  de  soixante-cinq  ou  soixante-dix 
jours,  atteint  tout  son  développement,  on  l'enlève  avec  précaution 
de  la  feuille  à  laquelle  elle  adhère,  et  elle  meurt  presque  aussitôt. 
On  la  fait  alors  sécher  au  four  pendant  cinq  ou  six  fois  vingt-quatre 
heures  et  on  l'expédie  en  Europe,  où,  réduite  en  poussière,  elle  livre 
au  commerce  cette  couleur  éclatante,  rivale  de  la  pourpre  antique. 
On  recueille  à  Java  30,000  kilogrammes  environ  de  cochenille,  re- 
présentant sur  le  marché  européen  7  ou  800,000  francs.  La  récolte 
de  Pondok-Guédé  était,  en  18Zi9,  de  plus  de  5,000  kilogrammes. 

Le  domaine  privé  occupe  à  Java  la  douzième  partie  des  terrains 
mis  en  culture,  et  certaines  propriétés  rurales  ont  dans  cette  île  une 
valeur  de  plusieurs  millions  de  francs.  Le  bénéfice  qu'en  retire  le 
trésor  public  est  de  peu  d'importance  :  calculé  au  tiers  pour  cent  de 
la  valeur  approximative  des  biens-fonds,  l'impôt  des  terres  euro- 
péennes ou  chinoises  ne  figure  dans  le  budget  colonial  que  pour 
une  somme  de  800,000  francs.  Ce  sont  les  produits  de  ces  propriétés 
particulières  qui  alimentent  à  Java  la  navigation  de  concurrence, 
car  le  domaine  public  ne  livre  les  siens  qu'aux  navires  de  la  Maat- 
schajjpy.  Le  pavillon  étranger  exporte  cependant  chaque  année  de 
Java,  outre  diverses  denrées  d'un  intérêt  secondaire,  9  ou  10  mil- 
lions de  kilogrammes  de  café  et  14  millions  de  kilogrammes  de 
sucre.  De  pareils  chifli-es  ont  leur  éloquence;  ils  prouvent  que  le 
monopole  créé  en  faveur  de  l'industrie  et  de  la  navigation  nationales 
n'est  point  tellement  exclusif,  qu'il  doive  rendre  les  puissances  euro- 
péennes indifférentes  à  la  prospérité  de  Java.  La  France,  entre  autres, 
n'a  point  dans  les  mers  de  Chine  de  marché  plus  important  que  celui 

qu'il  m'a  souvent  exprimée  et  que  je  crois  fondée,  c'est  que  la  culture  du  thé  conviendrait 
merveilleusement  au  sol  et  au  climat  de  l'Algérie.  Resterait  à  savoir  si  les  frais  de  main- 
d'œuvre  permettraient  à  ce  thé  exotique  de  supporter  la  concurrence  du  thé  de  la  Chine. 


982  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  Indes  néerlandaises.  Elle  exporte  chaque  année  de  Java  pour 
près  de  3  millions  de  francs.  En  échange  des  produits  qu'elle  achète, 
elle  ne  livre,  il  est  vrai,  qu'une  valeur  d'environ  1,200,000  francs; 
mais  ces  riches  colonies  ont  des  habitudes  de  luxe  et  d'élégance  qui 
ne  peuvent  manquer  de  rétablir  un  jour  l'équilibre  des  relations  que 
nous  entretenons  avec  elles  (1) .  - 

La  journée  que  nous  consacrâmes  à  parcourir  le  district  de  Pon- 
dok-Guédé  nous  offrit  plus  d'un  genre  d'intérêt.  Nous  trouvâmes  sur 
le  même  terrain  un  échantillon  de  toutes  les  cultures  nouvelles  et  le 
type  le  plus  complet  des  grandes  existences  que  l'aliénation  du  do- 
maine public  a  créées  dans  l'intérieur  de  Java.  Des  champs  à  défri- 
cher, des  usines  à  conduire,  tout  un  peuple  d'ouvriers  et  de  cultiva- 
teurs auquel  il  faut  chaque  matin  mesurer  sa  tâche  ou  distribuer  son 
salaire,  voilà  le  côté  positif  de  la  vie  créole.  C'est  celui  qui  séduirait 
le  moins  l'imagination  du  voyageur;  c'est,  il  est  vrai,  celui  qui 
frappe  le  dernier  ses  regards.  Ce  que  le  touriste  aperçoit  tout  d'abord, 
ce  sont  les  jardins  remplis  d'ombre  et  les  salons  tout  embaumés  de 
fleurs;  ce  sont  les  serviteurs  empressés,  les  voitures  sous  les  hangars, 
les  bestiaux  dans  les  étables,  les  chevaux  qui  hennissent  aux  man- 
geoires. La  chasse  avec  une  armée  de  piqueurs  ou  les  courses  à  travers 
la  campagne,  les  charmes  de  la  rêverie  ou  les  plaisirs  de  la  table,  tout 
est  là,  tout  se  trouve  réuni  dans  la  même  demeure.  Le  voyageur  eni- 
vré est  tenté  de  se  croire  sous  le  toit  d'un  prince  :  il  envie  ce  bien-être 
et  cette  noble  élégance,  sans  s'inquiéter  du  prix  auquel  on  les  achète; 
mais  dès  qu'il  pénètre  plus  avant  dans  les  secrets  de  cette  vie  somp- 
tueuse, il  comprend  mieux  les  sacrifices  qui  en  sont  inséparables,  et 
n'hésite  plus  à  reconnaître  qu'à  Java  comme  ailleurs  la  fortune  n'a 
jamais  récompensé  que  le  travail  et  la  persévérance. 

L'industrie  privée  peut  revendiquer  sa  part  dans  les  récens  progrès 
et  dans  la  prospérité  commerciale  des  Indes  néerlandaises.  L'aliéna- 
tion d'une  portion  du  domaine  public  à  Java,  bien  que  singulièrement 
onéreuse  au  trésor,  ne  mérite  donc  point  de  sérieux  regrets.  Il  im- 

(1)  On  peut  même  affirmer  déjà  que  ce  sont  moins  les  intérêts  de  notre  industrie  qufi 
ceux  de  notre  navigation  qu'il  s'agit  de  préserver  à  Java  d'une  concurrence  fâcheuse  • 
Nous  avons  pu  voir  plus  d'une  fois,  pendant  notre  séjour  dans  les  Indes,  des  cargaisons 
presque  entièrement  composées  de  produits  français  qui  avaient  emprunté,  pour  y  arri- 
ver à  moins  de  frais,  le  pavillon  des  États-Unis  ou  celui  de  la  Hollande.  C'est  ainsi  qu'un 
navire  de  Rotterdam,  le  Withem,  appartenant  à  mi  armateur  hollandais,  M.  van  Hobo- 
ien,  apporta  dans  le  port  franc  de  Macassar,  au  mois  de  juillet  1849,  une  cargaison  pres- 
que exclusivement  achetée  à  Bordeaux,  —  provisions  de  bouche,  vins  fins  et  vins  ordi- 
naires. —  Ce  même  navire  emporta  de  Macassar,  comme  cargaison  de  retour,  plus  àe 
100  tonneaux  de  nacre  et  d'écaillé  de  tortue  qui  auront  été,  en  grande  partie,  achetés 
en  Hollande  par  l'industrie  française.  Avant  de  souhaiter  pour  la  France  des  relations 
plus  actives  avec  l'archipel  indien,  il  faudrait,  s'il  était  possible,  lui  créer  avec  ces  loin- 
tains parages  des  relations  plus  directes. 


LES  RÉGENCES  JAVANAISES.  983 

porte  cependant  de  poser  des  limites  à  l'extension  de  ce  système.  De 
nouvelles  concessions  de  terres  ne  manqueraient  point  de  troubler 
l'éq  "ilibre  du  budget  colonial,  et  ce  ne  serait  pas  encore  le  plus  grave 
inconvénient  d'une  pareille  mesure.  Quand  les  chambres  hollandaises, 
effrayées  des  charges  de  la  métropole,  semblaient  accueillir  avec  une 
certaine  faveur  le  projet  d'amortir  la  dette  publique  par  la  vente  de 
terrains  considérables  à  Java,  un  ministre  dont  la  voix  éloquente 
avait  acquis  le  droit  d'être  écoutée,  M.  Baud,  repoussa  énergique- 
ment  cette  idée  funeste.  Il  montra  que  le  système  de  M.  Yan  den 
Bosch  reposait  sur  la  coopération  de  la  haute  et  de  la  petite  aristo- 
cratie javanaise,  que  la  cession  des  terres  à  des  propriétaires  euro- 
péens aurait  au  contraire  pour  résultat  l'exclusion  et  l'abaissement 
de  ces  classes  intermédiaires.  En  échange  de  l'appui  que  l'aristocratie 
lui  prête,  le  gouvernement  hollandais  souffre  qu'une  partie  de  l'impôt 
foncier  soit  interceptée  en  passant  par  les  mains  de  ceux  qui  le  per- 
çoivent. Il  accepte  sans  murmure  ces  inévitables  réductions  de  pro- 
fits. Le  propriétaire  particulier,  au  contraire,  ne  voit  dans  la  classe 
des  chefs  de  village  que  des  parasites  qui  dévorent  une  partie  de  ses 
revenus.  Pour  lui,  l'organisation  municipale  ne  peut  être  qu'un 
obstacle.  Aussi  s'applique-t-il  à  la  faire  disparaître  de  ses  domaines. 
Le  système  des  cidtures  n'attaque  sur  aucun  point  les  institutions 
indigènes.  Celui  des  grands  propriétaires,  s'il  recevait  de  nouveaux 
développemens,  porterait  à  ces  institutions  la.plus  sérieuse  atteinte. 
('  Je  puis  comprendi-e,  disait  M.  Baud,  une  réforme  sociale  qui  ouvre 
dans  l'avenir  à  chaque  Javanais  la  perspective  d'entrer  en  possession 
de  la  rizière  dont  il  n'est  quant  à  présent  que  l'usufruitier.  Je  n'en 
saurais  admettre  qui  réduise  les  régens  à  ne  plus  être  que  les  inten- 
dans  salariés  des  capitalistes  européens.  » 

La  grande  ambition  de  l'officier  de  marine,  dès  qu'il  a  touché 
terre,  c'est  de  monter  à  cheval,  de  tourner  le  dos  au  rivage,  de  s'en- 
foncer dans  l'intérieur  du  pays  aussi  loin  qu'il  lui  est  permis  d'y 
pénétrer.  On  dirait  qu'il  cherche,  comme  Ulysse,  un  homme  qui 
puisse  prendre  une  rame  pour  une  pelle  à  four.  Tous  les  officiers  de 
la  Bayonnaise  auraient  donc  accueilli  avec  joie  le  projet  de  visiter 
la  résidence  des  Preangers;  mais  deux  voitures  voyageant  à  la  fois 
eussent  couru  le  risque  de  manquer  trop  souvent  de  chevaux.  Il  fallut 
donc  nous  résigner  à  nous  séparer  à  Buitenzorg.  Trois  d'entre  nous 
prirent  avec  M.  Burger  le  chemin  des  Preangers,  le  reste  de  notre 
caravane  dut  retourner  à  Batavia. 

La  résidence  des  Preangers  a  près  de  21,000  kilomètres  carrés  de 
superficie.  C'est  une  province  dont  l'étendue  est  peu  inférieure  à  celle 
de  la  Sicile.  Dans  la  population  des  Preangers,  le  mélange  du  sang 
hindou  se  trahit  moins  que  chez  les  habitans  de  la  partie  orientale  de 
Java.  Cette  population  se  rapproche  davantage  de  la  race  malaise, 


984  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  les  physiologistes  la  distinguent  cependant  à  certains  caractères 
que  je  n'essaierai  point  de  définir.  Les  habitans  des  Preangers  sont 
en  général  désignés  sous  le  nom  de  Soudanais;  le  nom  de  Javanais 
est  réservé  pour  la  population  qui  réside  à  l'est  de  Chéribon.  Les 
derniers  recensemens  attribuent  739,000  âmes  à  la  province  des 
Preangers.  On  peut  juger  de  la  richesse  agricole  de  cette  résidence 
par  d'autres  chiflVes  non  moins  significatifs.  Les  cinq  régences  de 
Tjanjor,  Bandong,  Limbangan,  Soumedang,  Soukapoura,  nourris- 
sent 145,000  buffles,  5,000  bœufs  et  35,000  chevaux.  Bien  que 
cette  vaste  province  soit  soumise  au  régime  du  travail  forcé  et  tenue 
d'entretenir  au  profit  du  gouvernement  plus  de  80  millions  d'arbres 
à  café,  elle  n'en  est  pas  moins  de  toutes  les  résidences  celle  où  le 
riz  est  le  plus  abondant  et  dans  laquelle  la  subsistance  des  habitans 
est  en  conséquence  le  mieux  assurée.  La  chaîne  centrale  dont  le 
Guédé  est  un  des  sommets  culminans  sépare  les  Preangei'S  des  rési- 
dences de  Buitenzorg  et  de  Ghéribon.  Ni  la  propriété  européenne,  ni 
l'industrie  chinoise  n'ont  franchi  ces  Alpes  indiennes.  C'est  donc  Java 
dans  toute  sa  simplicité  primitive  que  nous  devions  nous  attendre  à 
rencontrer  sur  l'autre  versant  des  montagnes.  On  peut  se  figurer 
aisément  l'intérêt  que  nous  nous  promettions  d'un  pareil  voyage. 

Suivant  notre  coutume,  nous  étions  en  route  avant  le  lever  du 
soleil.  Nous  avions  marqué  pour  notre  première  étape  le  chef-lieu 
de  la  résidence  des  Preangers.  Ce  n'était  qu'une  journée  de  59  kilo- 
mètres; mais,  avant  de  redescendre  vers  la  plaine  de  Tjanjor,  il  fal- 
lait atteindre  par  une  rude  montée  le  col  du  Megameudong,  qui 
s'élève  à  plus  de  1,500  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Notre 
lourde  voiture,  dont  les  ressorts,  fortifiés  de  lattes  de  bambou  et  de 
tours  multipliés  de  rotin,  devaient  défier  tous  les  cahots  qui  les  atten- 
daient dans  ce  long  voyage,  ne  put  gravir  le  Megameudong  sans  le 
secours  de  six  buffles,  masses  informes  à  la  croupe  monstrueuse  qui 
me  rappelaient  les  éléphans  de  Porus  ou  ceux  de  Runjet-Sing.  Nous 
avions  heureusement  trouvé  à  mi-chemin  de  Buitenzorg  et  du  pied  de 
la  montagne  d'aimables  compagnons  qui  voulurent  bien  partager 
avec  nous  les  ennuis  de  cette  ascension  laborieuse.  Nous  suivîmes 
donc  sans  trop  y  songer  les  longs  détours  d'une  voie  escarpée  et  tor- 
tueuse que  l'admiration  des  voyageurs  n'a  pas  craint  de  comparer  à 
la  route  du  Mont-Cenis,  œuvre  gigantesque  dont  l'île  de  Java  fut 
redevable  à  la  volonté  de  fer  du  général  Daendels,  et  dont  les  travaux 
coûtèrent,  dit-on,  la  vie  à  plusieurs  milliers  de  Javanais.  On  éprouve 
de  singulières  sensations  quand  on  gravit  les  hautes  chaînes  de 
montagnes  situées  sous  les  tropiques.  Chaque  pas  que  vous  faites 
vers  la  région  des  nuages  équivaut  à  d'immenses  enjambées  que 
vous  feriez  sur  la  face  aplanie  de  la  terre.  Pour  vous  rapprocher  du 
pôle,  vous  avez  trouvé  des  bottes  de  sept  lieues.  Aussi  voyez  comme 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  985 

tout  change  autour  de  vous,  la  végétation,  le  ciel,  la  température! 
Tout  à  l'heure  vous  étiez  dans  l'Inde;  vous  venez  de  traverser  l'Italie, 
VOUS  voilà  plongé  dans  les  brumes  glacées  du  Nord.  Plus  d'ho- 
rizon infini,  plus  de  voûte  bleue,  plus  de  haies  de  bambou,  plus  de 
bois  de  palmiers.  Le  vent  siffle  à  travers  de  maigres  feuillages,  le 
brouillard  flotte  accroché  comme  les  lambeaux  d'un  suaire  à  toutes 
les  aspérités  du  sol;  les  rochers  sont  froids  et  humides  comme  les 
murs  d'une  prison. 

Nous  atteignons  enfin  le  point  le  plus  élevé  du  col  qui  s'ouvre  sur 
les  Preangers.  Quelle  nature  tourmentée  et  sauvage  !  Aussi  loin  que 
la  vue  peut  s'étendre,  on  n'aperçoit  qu'un  entassement  confus  de  col- 
lines, boursouflures  du  sol  en  travail  qui  porte  le  cratère  béant  du 
Guédé.  Ce  gouflre,  d'où  s'échappe  sans  cesse  une  fumée  sulfureuse, 
domine  de  plus  de  1,500  mètres  le  cratère  éteint  du  Megameudong. 
C'est  un  volcan  debout  sur  les  ruines  d'un  autre  volcan  :  l'Etna  sur  le 
Vésuve,  ou  Pélion  sur  Ossa.  Pendant  qu'on  prépare  pour  notre  voiture 
un  nouvel  attelage,  nous  nous  laissons  conduire  à  travers  la  forêt  sur 
le  bord  de  l'abîme  où  le  feu  souterrain  a  cessé  de  gronder.  Une  eau  pure 
et  profonde  remplit  la  bouche  jadis  écumante;  des  arbres  et  de  gigan- 
tesques fougères  ont  percé  les  assises  de  lave  ;  les  tigres  et  les  rhino- 
céros viennent  s'abreuver  aux  sources  d'où  jaillissaient  autrefois  des 
scories  et  des  flammes.  Nous  descendons  par  un  sentier  tournant  jus- 
qu'au fond  du  précipice  ;  on  ne  voit  plus  que  le  ciel  au-dessus  de  nos 
têtes  et  le  sentier  qui  monte  en  spirale  se  cramponnant  aux  bords 
escarpés  du  cratère.  Le  lac  est  immobile,  la  forêt  est  silencieuse  ;  nos 
guides  n'osent  plus  parler  qu'à  voix  basse.  C'est  ici  le  séjour  du  gé- 
nie de  la  terre,  d'Arang-Kouwasa,  dont  les  raugissemens  demandent, 
dit-on,  des  victimes  humaines;  c'est  le  lac  des  fées,  le  Telaga  Varna. 
Ne  nous  arrêtons  pas  plus  longtemps  dans  ces  lieux;  remontons  vers 
le  ciel,  comme  ces  âmes  souffrantes  que  les  prières  des  vivans  ont 
le  pouvoir  de  délivrer.  Nous  voilà  hors  du  gouffre;  notre  voiture  est 
prête;  partons  sans  plus  tarder  pour  Tjanjor. 

On  a  encore  des  ravins  à  descendre,  des  côtes  à  gravir  avant  d'ar- 
river à  l'extrémité  du  plateau,  d'où  le  regard  peut  plonger  sur  la 
plaine.  Voici,  sur  la  droite  de  la  route,  le  hameau  de  Tji-Panas  et 
la  maison  de  plaisance  où  s'arrête  quelquefois  pour  une  nuit  ou  pour 
une  demi-journée  le  gouverneur-général;  c'est  peut-être  la  seule 
maison  de  Java  qui  possède  une  cheminée.  L'air  est  vif  à  Tji-Panas; 
on  y  cultive  tous  les  fruits  et  tous  les  légumes  de  l'Europe.  Nous 
nous  sommes  cependant  abaissés  de  ÙOO  mètres  depuis  que  nous 
avons  quitté  le  col  du  Megameudong  ;  encore  quelques  pas,  et  nous 
aurons  franchi  les  portes  de  fer  des  Preangers.  Les  dernières  ondu- 
lations volcaniques  sont  enfin  derrière  nous;  une  pente  toujours  égale 


986  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nous  conduira  désormais  vers  Tjanjor.  Ce  n'est  point  la  flèche  élan- 
cée de  quelque  clocher  rustique  qui  désigne  à  nos  regards  la  place 
où  nous  devons  chercher  ce  village  javanais;  c'est  un  épais  bouquet 
d'arbres  se  dessinant  comme  une  oasis  au  milieu  de  la  plaine.  Tjanjor 
est  caché  sous  ces  berceaux  de  verdure.  Déjà  les  haies  de  bambou 
s'élèvent  de  chaque  côté  de  la  route;  le  palmier  et  le  bananier  en- 
tourent la  case  indienne;  le  bazar,  avec  ses  boutiques  de  tissus  indi- 
gènes, succède  aux  premières  maisons  des  faubourgs.  Nous  entrons, 
sans  sortir  de  cette  longue  avenue,  dans  le  quartier  européen.  Sur 
la  droite  s'élève  la  maison  du  résident,  à  gauche  l'hôtel  où  nous 
allons  descendre.  Remarquez  en  passant  la  prison  et  les  magasins  de 
café,  seuls  monumens  publics  d'une  résidence  javanaise.  Voici  le 
Haloiin-Haloun,  vaste  place  plantée  de  figuiers  waringins.  Le  dalem 
du  régent  occupe  un  des  côtés  de  cette  place  publique.  Une  allée  con- 
tiguë  ombrage  l'humble  mosquée  où  se  fait  entendre  d'heure  en  heure 
la  voix  de  l'iman  ou  celle  du  muezzin. 

La  journée  qui  suivit  notre  arrivée  à  Tjanjor  fut  consacrée  à  par- 
courir les  environs  de  la  ville  :  les  rizières  nous  parurent  admirable- 
ment cultivées,  le  paysage  se  montrait  à  chaque  instant  plus  varié  et 
plus  pittoresque;  mais  un  silence  de  mort  attristait  cette  belle  cam- 
pagne. On  n'entendait  point,  comme  à  Luçon,  la  guitare  résonner 
sous  les  toits  de  bambou;  ni  danses,  ni  chansons;  du  bien-être  sans 
joie;  de  l'ordre,  de  la  symétrie  partout,  de  la  gaieté  nulle  part.  Les 
Javanais  que  nous  rencontrions  demeuraient  accroupis  sur  le  boi'd  de 
la  route,  le  salacot  à  la  main  et  le  regard  baissé;  ils  n'eussent  point  osé 
se  relever  avant  que  notre  voiture  ne  fût  déjà  loin  d'eux.  Nous  avions 
observé  ces  marques  de  soumission  craintive  à  Luçon  aussi  bien  qu'à 
Java.  Les  Orientaux  ont  leurs  usages,  contre  lesquels  nos  idées  euro- 
péennes auraient  tort  de  se  soulever.  A  Constantinople,  ils  se  pros- 
ternent et  frappent  la  terre  du  front  quand  le  souverain  passe;  dans 
l'Inde,  ils  s'accroupissent;  aussi  n'était-ce  point  cette  déférence  à  la- 
quelle nous  étions  habitués  qui  eût  pu  nous  surprendre;  ce  qui  nous 
frappait,  c'était  la  résignation  passive  empreinte  sur  toutes  ces  phy- 
sionomies. Le  mahométisme  fait  des  populations  graves  et  tristes;  le 
catholicisme  fait  des  populations  vivantes;  les  Indiens  des  Philip- 
pines en  sont  un  exemple;  un  peu  de  turbulence  se  mêle  sans  doute 
à  leur  obéissance  comme  à  leurs  plaisirs;  ils  acceptent  le  frein,  mais 
ils  le  secouent  comme  un  cheval  qui  piaffe.  Les  Javanais  traînent 
leur  joug  en  silence. 

M.  Burger  écoutait  sans  impatience  le  parallèle  qu'à  l'aide  de  mes 
souvenirs  j'établissais  sans  cesse  entre  les  Philippines  et  les  Indes 
néerlandaises.  Il  accueillait  mes  réflexions  et  s'efforçait  d'y  répondre. 
Il  était  trop  bon  Hollandais  pour  ne  pas  détester  les  utopies  frivoles 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  987 

qui  pouvaient  compromettre  à  Java  la  domination  européenne.  Il 
n'eût  même  point  approuvé,  malgré  la  ferveur  de  sa  foi  sincère,  les 
tentatives  d'un  prosélytisme  basé  sur  le  dogme  de  l'égalité  évangé- 
lique.  Montrer  aux  habitans  de  Java  —  dans  la  poignée  d'Européens 
auxquels  le  sort  des  armes  les  avait  contraints  d'obéir —  des  frères 
et  non  plus  des  maîtres,  n'eût  point  été,  suivant  lui,  une  œuvre  sans 
péril.  Il  eût  consenti  cependant  à  subir  cette  épreuve,  s'il  eût  cru 
qu'il  en  dût  sortir  le  bonheur  et  le  perfectionnement  moral  de  la  race 
indigène;  mais,  doutant  que  la  prédication  de  l'Évangile  pût  se  pro- 
mettre dans  l'Inde  un  pareil  résultat,  il  demandait  qu'à  Java  une 
civilisation  plus  avancée  précédât  une  foi  meilleure.  11  croyait  qu'on 
pouvait  faire  des  Javanais  de  bons  musulmans,  et  craignait  qu'on  ne 
fît  jamais  de  cette  race  sensuelle,  de  ces  esprits  bornés,  que  des  chré- 
tiens hypocrites.  Quant  à  nous,  je  ne  sais  trop  quel  instinct  secret 
nous  empêchait  de  souscrire  à  ces  raisonnemens.  I^ous  avions  vu  de 
fort  mauvais  chrétiens  aux  Philippines;  ces  pauvres  Tagals  nous 
semblaient  cependant  plus  heureux  et  plus  fiers,  plus  rapprochés  de 
nous  que  les  Javanais.  Vis-à-vis  des  Malais,  le  protestantisme  avait 
donc  pu  se  montrer  infructueux,  sans  que  le  catholicisme  fût  con- 
damné à  la  même  impuissance.  Il  était  un  point  toutefois  sur  lequel 
M.  Burger  et  nous  ne  pouvions  différer  d'opinion  :  c'était  l'inoppor- 
tunité de  toute  réforme  de  nature  à  inquiéter  le  fanatisme  qui  avait 
soulevé  en  1825  les  provinces  du  Kedou  et  de  Djokjokarta.  Si,  sui- 
vant la  parole  du  comte  de  Maistre,  les  abus  valent  mieux  que  les 
révolutions,  la  foi  religieuse  n'est-elle  point,  dans  une  certaine  me- 
sure, obligée,  comme  la  foi  politique,  de  s'arrêter  devant  la  crainte 
du  désordre  qu'entraîneraient  ses  prédications? 

Après  avoir  entrevu  les  habitans  des  campagnes  javanaises,  nous 
étions  impatiens  de  nous  trouver  en  présence  des  princes  qui  les 
gouvernent.  Le  régent  de  Tjanjor  nous  ouvrit  les  portes  de  son  da- 
lem.  Aux  clartés  douteuses  que  versaient  sous  un.  vaste  hangar  une 
douzaine  de  lampes  remplies  d'huile  de  coco,  nous  pûmes  contem- 
pler ce  descendant  des  anciens  souverains  des  Preangers.  Un  étroit 
turban  couvrait  sa  tête;  une  veste  de  soie  rayée  pendait  le  long  de  son 
buste  amaigri;  un  sarong  descendait  jusqu'à  ses  genoux,  attaché 
comme  un  tablier  à  sa  ceinture.  La  pudeur  orientale  ne  se  trouve 
point  à  l'aise  dans  nos  vêtemens  exigus;  elle  aime  les  draperies,  les 
longues  robes  flottantes,  et  si,  pour  complaire  à  leurs  maîtres,  pour 
leur  ressembler  du  moins  par  quelque  trait,  les  régens  javanais  ont 
dû  accepter  nos  inexpressibles ,  ils  se  sont  du  moins  empressés  de  ca- 
cher cette  inconvenance  sous  le  sarong  de  leurs  ancêtres.  Le  résident 
de  Tjanjor  voulut  nous  présenter  à  la  souveraine  du  dalem,  la  seule 
des  nombreuses  femmes  du  régent  qui,  sortie  d'un  sang  non  moins 


988  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

illustre  que  le  prince  dont  elle  partage  les  honneurs  et  la  couche,  n'ait 
point  à  craindre  d'être  répudiée  comme  les  humbles  compagnes  que 
lui  donnent  les  caprices  sensuels  de  ce  tyran  domestique. 

Bientôt  les  bedayas,  avec  leur  corset  de  velours  vert,  leur  jupe 
couleur  de  safran,  leur  casque  et  leur  ceinture  d'or,  s'avancèrent  d'un 
pas  nonchalant  au  milieu  de  la  salle.  On  eût  dit  des  scarabées  venant 
de  rouler  leur  robe  d'émeraude  dans  le  pollen.  Je  reconnus  en  fré- 
missant les  préludes  du  ballet  de  Ternate;  la  même  psalmodie  lente 
et  nasillarde  frappa  mes  oreilles,  le  gamelang  y  mêla  ses  sons  discor- 
dans.  J'aurais  voulu  fuir;  un  sentiment  de  courtoisie  m'enchaîna  sur 
ma  chaise.  Je  n'avais  cependant  prévu  qu'à  demi  mon  supplice  :  pas 
un  souffle  de  brise  ne  pénétrait  dans  cette  salle,  dont  le  toit  incliné 
pesait  sur  nos  épaules  comme  un  dôme  de  plomb.  Suffoqué  et  près 
de  défaillir,  je  dus  subir  pendant  plus  d'une  heure  le  maussade  spec- 
tacle de  ces  contorsions  méthodiques,  qui  pouvaient  raconter  aux 
adeptes  un  drame  de  guerre  ou  une  scène  d'amour,  mais  qui  res- 
taient, je  l'avoue,  sans  signification  pour  mes  sens  comme  pour  mon 
intelligence.  Quant  au  prince  devant  lequel  les  bedayas  déployaient 
ambitieusement  toutes  leurs  grâces,  avec  son  costume  efféminé,  son 
teint  hâve,  son  œil  terne,  sa  bouche  souillée  d'une  salive  sanglante, 
je  l'aurais  pris  volontiers  pour  la  hideuse  idole  du  temple  de  la 
Luxure. 

Ce  n'est  point  au  sein  de  leurs  dalems  qu'il  faut  aller  étudier  les 
régens  javanais  :  on  les  jugerait  trop  défavorablement.  A  voir  leurs 
traits  flétris,  leur  démarche  abattue,  leur  regard  éteint,  on  croirait 
n'avoir  en  face  de  soi  que  des  corps  énervés,  digne  enveloppe  d'âmes 
sans  énergie;  mais  qu'on  amène  à  ces  voluptueux  épuisés  leur  cour- 
sier favori,  que  les  cris  joyeux  de  la  chasse  retentissent  dans  la  plaine, 
ou  les  hurlemens  de  la  guerre  dans  la  montagne,  qu'on  leur  montre 
un  tigre  à  frapper  ou  un  ennemi  à  combattre,  tout  le  sang  malais 
leur  revient  subitement  au  cœur;  leurs  yeux  étincellent;  ni  la  fatigue, 
ni  le  danger  ne  les  arrêtent.  Ils  sont  braves  et  impétueux  par  tem- 
pérament; aussi  la  mollesse  de  leur  existence  n'a-t-elle  pu  diminuer 
leur  audace  naturelle.  M.  Burger  me  promit  qu'avant  de  rentrer  à 
Batavia,  il  me  montrerait  d'autres  princes  javanais  que  le  régent  de 
Tjanjor.  Plein  de  confiance  dans  cette  promesse,  je  suspendis  le  juge- 
ment dans  lequel  mon  imagination  trop  prompte  allait  envelopper  la 
noblesse  de  Java  tout  entière. 

Au-delà  de  Tjanjor,  la  grande  route  traverse  une  plaine  étendue 
qui  s'abaisse  doucement  vers  l'est  jusqu'au  point  où  serpente  le  cours 
sinueux  du  Tji-Kosan.  En  aucun  lieu  du  monde,  on  ne  rencontrerait 
une  campagne  plus  verte  et  plus  fertile.  L'œil  aime  à  se  reposer  sur 
•ces  immenses  rizières  qui  promettent  de  si  riches  moissons.  Des  vil- 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  989 

lages  à  demi  cachés  derrière  leurs  haies  de  bambou  vous  rappellent 
à  chaque  instant  que  vous  parcourez  une  des  provinces  les  plus  po- 
puleuses de  l'île.  Pendant  que  six  chevaux  emportent  rapidement 
notre  chaise  de  poste  à  travers  la  plaine,  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  remarquer  l'aspect  misérable  des  paysans  accroupis  sur 
notre  passage.  Vêtus  d'un  simple  caleçon  de  toile  grossière  qui  leur 
descend  à  peine  jusqu'au  genou,  les  épaules  couvertes  d'une  che- 
mise flottante  qui  n'est  quelquefois  qu'un  haillon,  ils  offrent  l'appa- 
rence d'un  singulier  dénûment  au  milieu  de  ce  paradis  terrestre.  Si 
ce  n'est  point  au  fisc  hollandais  que  ces  malheureux  doivent  repro- 
cher leur  détresse,  ils  peuvent  en  accuser  avec  plus  de  raison  la  pru- 
dence politique  qui  les  livre  sans  défense  aux  exactions  de  leurs 
propres  chefs.  La  culture  et  le  transport  du  café,  la  dîme  des  rizières, 
ne  sont  point  pour  les  habitans  des  Preangers  les  plus  lourdes  charges  : 
ce  sont  les  abus  de  chaque  localité,  et  non  les  redevances  que  l'état 
lui  impose,  qui  font  à  Java  la  misère  du  cultivateur.  Les  régens,  et, 
à  leur  exemple,  les  moindres  chefs  de  village,  ont  su  trouver  un  biais 
ingénieux  pour  tailler  la  gent  corvéable  à  merci.  Ils  ne  se  permet- 
tent point  d'infliger  au  paysan  javanais  le  fardeau  de  taxes  nou- 
velles, ils  s'arrogent  le  droit  de  s'approprier  de  son  bien  ce  qui  leur 
plaît;  ils  l'appellent  à  contribuer  au  luxe  de  leurs  fêtes,  se  font  dé- 
frayer par  lui  dans  leurs  voyages,  et  dissipent  niaisement  les  trésors 
qu'ils  lui  ont  ravis. 

Dès  que  nous  eûmes  franchi  le  Tji-Kosan  sur  un  pont  hardiment 
jeté  d'une  rive  à  l'autre,  nous  entrâmes  dans  une  autre  contrée.  Le 
paysage  prit  un  aspect  dur  et  sauvage.  Peu  de  traces  de  culture,  des 
rochers  abrupts,  des  coteaux  couverts  de  hautes  herbes,  des  pal- 
miers ployant  sous  le  faix  d'une  végétation  parasite,  tel  fut  le  tableau 
qui  succéda  brusquement  aux  sites  dont  nous  venions  d'admirer  la 
beauté  calitte  et  l'apparence  prospère.  Bientôt  le  Tji-Taroum  se  pré- 
sente avec  son  lit  profondément  encaissé.  Il  roule  avec  fracas  ses 
eaux  rapides  entre  des  rives  de  plus  de  deux  cents  pieds  de  hauteur 
que  tapisse  une  éternelle  verdure.  On  se  demande  avec  un  secret 
effroi  comment  on  a  pu  songer  à  tracer  une  route  carrossable  à  tra- 
vers de  pareils  précipices.  Il  a  fallu  l'énergie  du  général  Daendels  et 
la  patience  aveugle  du  peuple  javanais  pour  parvenir  à  triompher  de 
tant  d'obstacles.  Les  chétifs  poneys  qui  traînaient  tout  à  l'heure 
notre  voiture  ont  dû  céder  la  place  à  un  plus  vigoureux  attelage. 
Quatre  buffles  monstrueux  nous  font  gravir  la  rampe  escarpée  qui 
se  dresse  devant  nous  sur  la  rive  gauche  du  fleuve;  ils  montent  la 
tête  basse,  le  cou  tendu,  les  naseaux  ouverts,  et  déploient  toute  la 
puissance  de  leurs  muscles  dans  un  lent,  mais  irrésistible  effort.  Dès 
que  ces  monstres  dociles  ont  achevé  leur  tâche,  on  les  détèle;  un  en- 


990  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

fant  demi-nu  s'assied  sur  leur  large  dos,  comme  sur  une  plate-forme, 
et  les  ramène,  en  les  flattant  de  la  main,  à  l'étable. 

Nous  étions  arrivés  à  la  limite  des  régences  de  Tjanjor  et  de 
Bandong.  Des  montagnes  calcaires,  soulevées  du  fond  des  eaux  par 
l'éruption  volcanique,  bordent  les  deux  côtés  de  la  route.  On  dirait 
les  ruines  de  murs  cyclopéens  bâtis  avec  de  larges  blocs  de  marbre 
jaune.  Au-delà  de  cette  gorge  s'étend  le  plus  vaste  plateau  de  l'île  à 
plus  de  deux  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  l'océan.  Cet  im- 
ipense  plateau  est  entouré  de  montagnes  dont  le  sommet  disparaît 
dans  les  nuages.  D'innombrables  ruisseaux  le  sillonnent  et  vont  gros- 
sir le  cours  impétueux  du  Tji-Taroum.  Voici  les  rizières,  les  vil- 
lages et  les  hauts  palmiers  qui  reparaissent;  voici  les  haies  de  bam- 
bou et  d'hibiscus  :  nous  entrons  dans  Bandong. 

L'assistant  résident,  M.  de  Sérière,  était  l'ami  particulier  du  doc- 
teur Burger.  Il  se  chargea  de  nous  faire  les  honneurs  de  la  régence, 
et  nous  lui  dûmes  les  plus  curieux  épisodes  de  notre  voyage.  La  ré- 
gence de  Bandong  produit  à  elle  seule  plus  de  quatre  millions  de 
kilogrammes  de  café.  Des  parcs  d'une  immense  étendue  couvrent 
de  tous  côtés  les  pentes  de  la  montagne.  Ici  le  cafier  naissant  croît 
sous  l'ombre  légère  du  dadap,  dont  le  tronc  fragile  grandit  en  quel- 
ques mois  et  fait  trembler  au  bout  de  longs  rameaux  des  grappes  de 
fruits  écarlates.  Plus  loin,  le  cafier  se  déploie  dans  tout  l'orgueil  de 
sa  sève.  Le  dadap  a  été  coupé  au  pied;  il  n'y  a  plus  de  feuillage  im- 
portun entre  l'arbrisseau  déjà  fort  et  le  soleil;  les  branches  du  cafier 
commencent  à  s'étendre,  et  portent  avec  les  baies  qui  rougissent  des 
milliers  de  fleurs  aussi  blanches  que  des  flocons  de  neige;  d'autres 
allées  nous  montrent  l'arbre  devenu  vieux;  vingt  années  de  fécon- 
dité l'ont  épuisé;  quelques  fruits  apparaissent  encore  çà  et  là  au 
milieu  de  la  majesté  stérile  de  son  noir  feuillage,  mais  il  faut  une 
échelle  de  bambou  pour  les  atteindre.  De  nouveaux  plants  fourniront 
une  récolte  à  la  fois  plus  abondante  et  plus  facile.  Aussi  chaque 
saison  voit-elle  disparaître  quelques-uns  des  vieux  massifs  qui  fai- 
saient jadis  l'ornement  de  la  colline. 

On  ne  saurait  se  figurer  le  charme  que  nous  éprouvions  à  parcou- 
rir ces  beaux  parcs  si  coquettement  alignés  et  entretenus.  Le  régent 
avait  mis  ses  écuries  à  notre  disposition,  et,  dès  que  la  route  cessait 
d'être  praticable  pour  les  voitures,  nous  enfourchions  bravement  les 
poneys  de  Gélèbes  ou  de  Sandalwood.  On  n'eût  pu  trouver  de  mon- 
tures plus  dociles,  plus  souples  et  plus  infatigables.  Il  fallait  voir  ces 
gracieux  coursiers  à  la  robe  luisante  gravir  d'un  seul  temps  de  galop 
les  escaliers  qui  unissent  le  fond  d^s  ravins  au  sommet  des  collines, 
véritables  échelles  de  Jacob  que  les  Javanais  ont  taillées  dans  l'hu- 
mus séculaire  de  leur  île.  C'est  ainsi  que  nous  atteignîmes  les  hau- 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  991 

teurs  où  le  tigre  guette  encore  sa  proie,  où  le  paon  s'envolait  devant 
nous,  laissant  traîner  dans  l'air  sa  longue  queue  pareille  à  un  mé- 
téore. Ce  qui  ne  peut  manquer  d'étonner  le  voyageur  qui  parcourt 
l'intérieur  de  Java,  c'est  le  passage  subit  des  campagnes  les  mieux 
cultivées  aux  sites  les  plus  pittoresques  et  les  plus  sauvages.  A  quel- 
ques pas  des  jardins  de  café,  la  cascade  de  Djamboudissa  bondit  de 
près  de  trois  cents  pieds  de  hauteur,  et  développe  jusqu'au  fond  du 
gouffre  sa  nappe  d'eau  intarissable.  Vous  sortez  à  peine  d'une  gorge 
inculte  ou  d'une  forêt  vierge  que  vous  retrouvez  les  œuvres  de  la  civi- 
lisation. Ici  c'est  une  source  d'eau  minérale  qui  remplit  une  piscine 
profonde;  là-bas  une  roue  gigantesque  dépouille  les  baies  de  café  de 
leur  enveloppe.  Des  femmes  et  des  enfans  descendent  pieds  nus  de 
la  montagne.  Comme  dans  nos  campagnes  aux  jours  de  la  vendange, 
leur  dos  est  chargé  d'une  hotte  de  rotin  ou  d'osier.  Des  flots  de  baies 
rouges  coulent  aux  pieds  du  collecteur.  Des  écrivains  enregistrent 
le  nombre  de  picoh  que  chaque  moissonneuse  apporte.  D'autres  em- 
ployés sont  occupés  à  compter  les  duits,  infime  monnaie  de  cuivre, 
auxquels  chaque  travailleur  a  droit  pour  son  salaire.  La  roue  cepen- 
dant tourne  sans  cesse;  ses  dents  de  cuivre  arrachent  la  pulpe  char- 
nue qu'une  eau  courante  sépare  instantanément  de  la  fève.  Le  café  perd 
ainsi  peut-être  une  partie  de  la  saveur  qu'il  empruntait  autrefois  à 
l'enveloppe  dont  il  absorbait  lentement  l'arôme;  mais  il  séduira  l'a- 
cheteur par  la  teinte  bleuâtre  que  lui  donneront  les  rayons  du  soleil. 
On  a  voulu  frapper  d'un  même  anathème  Java  et  Surinam ,  les 
Indes  néerlandaises  et  les  colonies  à  esclaves  :  c'est  confondre,  un  peu 
légèrement  peut-être,  l'esclavage  individuel  et  la  servitude  politique. 
Les  habitans  de  Java  sont  plus  libres  que  ne  l'était  la  majeure  partie 
des  cultivateurs  européens  au  moyen  âge,  car  ils  ne  sont  pas  attachés 
à  la  glèbe.  Vous  ne  rencontrerez  point,  il  est  vrai,  de  rêveurs  dans 
cette  Icarie.  Chacun  ici  doit  accomplir  sa  tâche  :  les  effrayans  tr;ivâux 
de  ces  routes  merveilleuses  pour  lesquelles  on  a  dû  combler  des  val- 
lées, creuser  des  tranchées  profondes,  jeter  des  milMers  de  ponts 
qu'il  a  fallu  créer  et  qu'il  faut  maintenant  entretenir,  ce  sont  les  dis* 
tractions  des  bons  Javanais.  Ce  que  la  culture  du  café  et  la  culture 
des  rizières  leur  laissent  de  loisir,  l'entretien  des  voies  de  communi- 
cation l'absorbe.  La  domination  étrangère  leur  vend  à  ce  prix  les  bé- 
nédictions de  la  paix  et  le  bienfait  d'une  exacte  et  régulière  justice. 
Le  joug  est  lourd,  je  n'en  disconviens  pas,  il  est  temps  qu'on  songe 
à  l'alléger;  mais  mieux  vaudrait  encore  l'appesantir  que  livrer  cette 
belle  île  de  Java  aux  hasards  d'une  émancipation  prématurée.  On  ne 
peut  se  permettre,  qu'on  y  songe,  la  plus  courte  trêve  avec  la  nature 
des  tropiques.  C'est  un  géant  aux  cent  bras  :  si  chaque  jour  on  ne  la 
châtie  ou  on  ne  la  réprime,  elle  a  bientôt  étouffé  l'œuvre  éphémère 


992  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  hommes.  Ses  torrens,  ses  lianes,  ses  convulsions  souterraines, 
accomplissent  en  quelques  saisons  ce  que  le  temps  n'achève  dans 
nos  contrées  qu'à  l'aide  de  sa  lime  infatigable.  Haïti  en  est  un  triste 
exemple.  Puisse  le  ciel  préserver  à  jamais  l'île  de  Java  d'un  pareil 
sort!  Je  suis  sans  cesse  tenté,  je  l'avoue,  de  prendre  le  parti  de  la 
société  contre  la  nature.  Livrée  à  elle-même,  la  nature  ne  produit 
rien  de  bon.  J'ai  vu  à  Buitenzorg  un  savant  intrépide  qui  venait  de 
traverser  Bornéo  dans  toute  sa  largeur,  vêtu,  comme  un  Dayak, 
d'une  ceinture  de  feuillage.  «  Abandonné  dans  une  forêt  des  tropi- 
ques, lui  disais-je,  quels  fruits  trouverait-on  pour  se  nourrir? —  On 
trouverait,  me  répondit-il,  les  jeunes  pousses  de  rotin  qui  enlacent 
de  leurs  tiges  grimpantes  les  troncs  vermoulus  des  vieux  arbres.  »  Si 
c'est  là  tout  ce  que  nous  réserve  la  végétation  tropicale  dans  sa  pompe 
fastueuse,  honneur  à  la  charrue  et  gloire  à  l'aiguillon  !  Le  pire  de 
tous  les  tyrans,  c'est  celui  qui  entrave  le  travail;  c'est  l'anarchie,  ce 
n'est  pas  le  despote. 

Nous  avions  vu  dans  l'île  de  Java  ce  que  peuvent  voir  tous  les  voya- 
geurs qui  se  rendent,  pai*  la  route  royale,  d'Anjer  à  Sourabaya.  Si 
nous  nous  étions  dirigés  vers  l'est,  du  côté  de  Chéribon,  nous  ne 
fussions  pas  sortis  des  sentiers  battus.  M.  Burger  aima  mieux  nous 
faire  visiter  complètement  la  province  des  Preangers  et  nous  conduire 
jusqu'à  la  lisière  des  forêts  vierges  qui  couvrent  encore  les  derniers 
districts  de  la  côte  méridionale.  Pour  réaliser  ce  projet,  il  fallut 
mettre  tout  le  pays  en  mouvement  :  le  régent  disposa  des  relais  sur 
la  route  de  traverse  qui  unit  la  régence -de  Bandong  à  celles  de  Lim- 
bangan  et  de  Soukapoura.  Il  prit  soin  d'aposter  des  corvées  pour 
nous  aider  à  franchir  les  pas  les  plus  difficiles,  et  poussa  la  pré- 
voyance jusqu'à  faire  étendre  des  nattes  de  bambou  sur  quelques 
points  où  les  pluies  avaient  dégradé  la  chaussée.  Sans  cette  précau- 
tion, il  est  vrai,  notre  voiture  eût  enfoncé  dans  l'humus  javanais 
jusqu'au  moyeu,  et  je  doute  fort  qu'Hercule  en  personne  eût  réussi 
à  nous  en  tirer.  Les  petits  chevaux  de  Java  ont  moins  de  force  que 
d'ardeur.  Ils  galopent  tant  que  la  voiture  les  suit.  Si  la  voiture  s'ar- 
rête, ils  sont  incapables  de  faire  un  pas  de  plus  en  avant.  Aussi,  dès 
qu'une  rampe  un  peu  forte  se  présentait  devant  nous,  il  fallait  voir 
la  profonde  anxiété  de  notre  cocher  malais.  Il  portait  la  main  à  son 
turban,  comme  s'il  eût  voulu  invoquer  Mahomet,  serrait  autour  de 
sa  taille  sa  longue  robe  de  soie  rouge,  et,  rassemblant  toutes  ses 
forces,  assénait  à  ses  six  coursiers,  en  guise  d'encouragement,  une 
volée  de  coups  de  fouet  qui  eût  fait  prendre  le  mors  aux  dents  à  Ros- 
sinante. Les  pauvres  bêtes  partaient  ventre  à  terre;  parfois  elles 
franchissaient  l'obstacle  dans  la  chaleur  de  ce  premier  élan,  mais 
si  la  montée  était  longue,  la  voiture,  pour  parler  en  marin,  perdait 


-LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  993 

insensiblement  son  aù'e,  et  l'attelage  à  l'instant  s'arrêtait  court.  Dé- 
posant son  fouet  à  ses  pieds,  notre  Malais,  dans  cette  inquiétante 
conjoncture,  jetait  sur  les  chamj)s  voisins  un  regard  de  détresse  et 
poussait  d'une  voix  plaintive  ce  mot  que  nous  eûmes  bientôt  appris 
à  répéter  :  soi-ong/  sorong!  à  l'aide  !  à  l'aide!  Alors,  s'il  se  trouvait  à 
un  mille  à  la  ronde  quelque  paysan  occupé  à  tracer  un  sillon,  quel- 
que piéton  passant  sur  le  chemin,  le  secours  réclamé  ne  se  faisait 
pas  attendre.  Le  paysan  quittait  sa  charrue,  le  piéton  déposait  son 
fardeau.  A  bras  d'hommes,  on  poussait  la  voiture  jusqu'en  haut  de 
la  montée,  et  les  chevaux  recommençaient  à  courir  de  plus  belle.  Ce 
q^u'il  fallait  éviter,  c'était  de  s'engager  dans  ces  mauvais  pas  après 
le  coucher  du  soleil,  car  à  cette  heure  les  champs  et  les  chemins 
étaient  déserts.  A  moins  qu'on  n'eût  la  bonne  fortune  de  rencontrer  un 
Chinois  attardé,  on  s'exposait  à  passer  le  reste  de  la  nuit  à  mi-côte. 

Dans  les  régences  de  Tjanjor  et  de  Bandong,  nous  avions  voyagé 
comme  des  grands  seigneurs;  dans  celles  de  Limbangan  et  de  Sou- 
kapoui'a,  nous  voyagions  comme  des  princes.  Les  notables  de  chaque 
village  venaient  à  notre  rencontre.  Nous  avions  des  escortes  de  lan- 
ciers et  de  cavaliers  à  grands  plumets  tout  autour  de  notre  voiture. 
Nous  faisions  notre  entrée  dans  les  villes  au  son  du  gamelang  ou  à 
la  lueur  des  torches.  Il  y  avait  des  fonctionnaires  zélés  qui  nous  fai- 
saient passer  sous  des  arceaux  de  bambou  et  qui  décoraient  les  places 
publiques  de  guirlandes  de  verdure.  D'autres  nous  offraient  une  colla- 
tion dans  un  kiosque  chinois  au  toit  octogone.  Lorsque  nous  acceptions 
ce  repas  officiel,  c'était  à  peine  si  les  gardes  qui  entouraient  notre 
voiture  voulaient  souffrir  que  nos  pieds  touchassent  la  terre.  Ils  dé- 
ployaient au-dessus  de  nos  têtes  le  parasol  du  kappouJa  campong,  et 
nous  conduisaient  jusqu'à  table,  abrités  sous  ce  dais  d'honneur. 

C'est  ainsi  que  nous  gravîmes  les  pentes  du  Mandela -Wangi  et 
les  croupes  du  Gountour,  fameux  par  ses  éruptions.  Vers  la  fin  du 
jour,  nous  atteignîmes  le  village  de  Garout,  chef-lieu  de  la  régence 
de  Limbangan.  Il  n'y  avait  point  dans  ce  village,  éloigné  de  la  route 
royale,  d'hôtel  qui  pût  nous  offrir  les  ressources  que  nous  avions 
trouvées  à  Bandong  et  à  Tjanjor.  A  défaut  d'auberge,  nous  nous  rési- 
gnâmes à  coucher  dans  un  palais.  Nous  trouvâmes  chez  le  régent  de 
Garout  une  table  servie  à  l'européenne,  des  vins  fins,  un  billard,  un 
péristyle  aux  colonnes  de  stuc  et  des  lits  dont  la  somptueuse  estrade 
semblait  faite  pour  des  têtes  couronnées  plutôt  que  pour  d'obscurs 
voyageurs.  Le  chef-lieu  de  la  régence  de  Limbangan  est  complète- 
ment entouré  d'un  cercle  de  montagnes  :  le  Papandajan,  qui  s'élève 
à  7,600  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  le  Tjikoraï  et  le 
Galoungoung,  qui  atteignent  à  peu  près  la  même  hauteur.  Quand 
on  se  promène  sur  la  place  publique  de  Garout,  on  se  croirait  des- 

TOUE  I.  64 


994  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cendu  au  fond  d'un  cratère.  De  cette  place,  dont  le  centre  est  occupé 
par  un  vaste  tapis  de  gazon,  nous  prenions  plaisir  à  contempler  les 
monts  que  nous  avions  franchis.  Nous  avions  dépassé  cette  fois  la 
région  visitée  par  les  touristes,  il  nous  était  donc  permis  de  noter 
minutieusement  nos  sensations. 

A  qui  n'est-il  point  arrivé,  en  ses  beaux  jours  de  naïves  et  crédules 
lectures,  de  se  transporter  par  la  pensée  au-delà  des  mers,  de  voir 
apparaître,  comme  en  un  rêve,  des  êtres  aux  formes  étranges,  entou- 
rés de  paysages  aux  teintes  inconnues?  Je  me  souviendrai  toujours 
de  l'impression  que  fit  sur  moi,  bien  jeune  encore,  la  vue  de  deux 
antiques  tapisseries  des  Gobelins  qui  décoraient  alors  le  salon  du 
ministère  de  la  marine.  Le  Nouveau-Monde  avec  ses  caciques  coiffés 
d'un  diadème  de  plumes,  ses  aras  à  longue  queue  qui  se  balançaient 
sur  une  branche  de  palmier  ou  battaient  des  ailes  sur  l'épaule  nue 
d'un  ssruvage;  l'Asie  avec  ses  éléphans  et  ses  tigres,  avec  ses  parasols 
et  ses  étoffes  de  soie,  avec  ses  esclaves  à  genoux  et  ses  colliers  de 
perles,  entraînèrent  ma  vocation,  jusqu'alors  indécise,  et  donnèrent 
un  aspirant  de  plus  au  roi  Charles  X.  Bien  des  années  se  passèrent 
cependant  avant  que  je  pusse  aborder  ces  fabuleux  rivages,  et, 
quand  la  fortune  m'y  eut  conduit,  j'y  trouvai  presque  autant  de  dés- 
enchantemens  que  de  surprises;  mais  depuis  que  j'avais  franchi  les 
hauteurs  embrumées  du  Megameudong,  je  commençais  à  retrouver 
insensiblement  l'Asie  de  mes  rêves,  et  je  ne  me  plaignais  plus  d'avoir 
fait  cinq  mille  lieues  en  pure  perte.  La  maison  du  contrôleur  hollan- 
dais s'élevait  humble  et  chétive  en  face  du  palais  du  régent  de  Ga- 
rout.  Le  contraste  de  ces  deux  demeures  ne  pouvait  manquer  de 
fixer  notre  attention.  Il  nous  disait  comment,  tout  en  s' emparant  de 
la  réalité  du  pouvoir,  la  Hollande  avait  voulu  en  laisser  aux  chefs 
indigènes  l'apparence  et  l'éclat  extérieur.  Grâce  à  cette  fiction,  un 
jeune  homme  presque  imberbe  encore  pouvait,  pour  ses  débuts  dans 
l'administration  coloniale,  gouverner  sans  un  seul  soldat,  sans  un 
seul  compagnon  européen,  une  province  séparée  de  Batavia  par  une 
double  chaîne  de  montagnes  et  par  une  distance  de  221  kilomètres. 
Le  soleil  cependant  allait  bientôt  s'abaisser  sous  l'horizon.  L'iman, 
du  haut  de  la  mosquée,  appelait  les  fidèles  à  la  prière;  les  pradjou- 
ritz  (i) ,  le  mousquet  à  l'épaule,  montaient  la  garde  devant  le  palais 
du  régent,  et  un  nuage  de  chauves-souris  gigantesques  couvrait  le 
ciel,  n'attendant  que  les  premières  ombres  de  la  nuit  pour  s'abattre 
comme  une  troupe  de  harpies  sur  les  vergers.  Tout  annonçait  autour 
de  nous  la  vigueur  d'une  nature  exceptionnelle.  Ces  vampires  soute- 
nus dans  l'air  par  deux  noires  membranes,  ces  arbres  dont  on  eût  en- 

(1)  Milice  indigène  destinée  au  service  des  provinces  de  l'intérieur. 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  995 

tendu  murmurer  la  sève,  ces  gradins  volcaniques  qui  montaient  jus- 
qu'aux cieux,  ce  n'était  pas  un  spectacle  usé  ni  un  paysage  vulgaire. 
Ce  fut  dans  l'enthousiasme  de  cette  belle  soirée  que  nous  fîmes  vœu 
de  ne  pas  revenir  sur  nos  pas  tant  qu'il  resterait  un  chemin  praticable 
pour  nous  conduire  vers  les  côtes  que  baigne  l'Océan  Austral. 

Le  régent  poussa  l'urbanité  jusqu'à  vouloir  assister  au  repas  qu'il 
nous  fit  servir;  mais,  zélé  musulman ,  il  se  défendit  sans  aflectation 
d'y  prendre  part.  Nous  étions  au  temps  du  carême  islamite,  et  bien 
que  lepouassah  ne  compte  point,  parmi  les.  Javanais,  beaucoup  d'ob- 
servateurs rigides,  les  princes  et  les  grands  seigneurs  ne  voudraient 
pas  manquer  cette  occasion  de  montrer  au  peuple  la  sainteté  de  leurs 
mœurs  et  la  pureté  de  leur  foi.  Le  régent  de  Garout  voulut  donc 
attendre,  pour  rompre  le  jeûne  commandé  par  la  loi  de  Mahomet, 
le  moment  où,  sans  paraître  négliger  ses  hôtes,  il  pourrait  se  retirer 
dans  son  dalem.  La  physionomie  intelligente  de  ce  prince  javanais 
semblait  exprimer  le  regret  de  ne  pouvoir  répondre  à  nos  questions 
que  par  l'intermédiaire  d'un  interprète.  Le  nom  de  la  France  ne  pou- 
vait d'ailleurs  lui  être  demeuré  inconnu,  car  des  gravures  représen- 
tant les  principales  batailles  de  l'empire  figuraient  appendues  à  tous 
les  murs  de  son  palais.  Nous  avons,  on  le  voit,  semé  les  pages  de 
notre  histoire  dans  le  monde  entier  et  rendu  nos  victoires  popu- 
laires jusqu'au  fond  des  forêts  de  l'extrême  Orient.  Il  faut  en  féli- 
citer et  en  remercier  notre  industrie.  Voilà  du  moins  un  article 
d'exportation  que  l'Angleterre  ne  lui  disputera  pas! 

Vers  sept  heures  du  soir,  après  avoir  longuement  admiré  le  diamant 
noir  de  Bornéo  que  le  régent  de  Garout  portait  au  doigt  en  guise  de 
talisman,  nous  lui  rendîmes  enfin  sa  liberté.  Suivi  de  ses  nombreux 
serviteurs,  il  se  dirigea  vers  l'aile  gauche  du  palais,  occupée  tout  en- 
tière par  les  appartemens  de  ses  femmes,  et  bientôt  les  sons  du  ga- 
melang  nous  apprirent  que  le  régent  venait  d'entrer  dans  son  dalem. 

Le  lendemain,  dès  la  pointe  du  jour,  nous  étions  à  cheval.  Nous 
devions  nous  élever  sur  les  flancs  du  Galoungoun  jusqu'à  près  de 
six  mille  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Un  lac  sulfureux,  le 
Telaga-Bodas,  remplit  à  cette  hauteur  le  cratère  d'un  ancien  volcan. 
Là,  plus  encore  qu'au  sommet  du  Megameudong,  il  nous  sembla 
retrouver  le  climat  du  nord  de  l'Europe.  Le  chêne,  le  laurier,  les 
ronces  de  nos  haies,  bordaient  seuls  le  chemin  que  nous  suivions. 
Quand  nous  arrivâmes  sur  les  bords  du  lac,  il  fallut  nous  envelopper 
de  nos  manteaux.  Une  barque  montée  par  un  Javanais  nous  trans- 
porta sur  le  rivage  opposé  du  cratère.  Cette  nappe  d'eau  d'un  blanc 
laiteux  sur  laquelle  erraient  d'éternelles  vapeurs,  ce  sol  cristallisé 
qui  criait  sous  nos  pas,  ces  fissures  d'où  s'échappait  une  fumée  sul- 
fureuse, ce  Garon  demi-nu  qui,  appuyé  sur  sa  rame,  nous  tendait 


996  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

silencieusement  la  main  pour  recevoir  notre  obole,  tout  nous  rappe- 
lait involontairement  les  bords  gémissans  du  Styx.  Nul  être  humain 
n'habite  les  rives  de  ce  lac  empesté;  nul  bruit  n'éveille  les  échos  de 
cette  solitude,  si  ce  n'est  parfois  le  rugissement  lointain  du  tigre  au 
fond  des  bois  ou  le  craquement  des  branches  que  le  rhinocéros  écarte 
et  brise  sur  son  passage.  Après  avoir  chargé  nos  guides  de  longs 
cristaux  de  soufre,  nous  redescendîmes  vers  Garout.  Longtemps 
avant  d'avoir  atteint  le  niveau  de  la  plaine,  nous  avions  retrouvé  les 
plantes  amies  du  soleil ,  le  bambou  au  port  gracieux ,  le  pandanus, 
le  palmier  et  le  manguier  au  vaste  ombrage.  Le  ciel  étendait  sa  voûte 
bleue  sur  d'immenses  jardins  de  café.  Nous  avions  oublié  les  frimas 
que  nous  venions  de  traverser,  et  nous  ne  songions  plus  au  Telaga- 
Bodas;  mais  lorsque  la  nuit  fut  venue,  lorsque  j'eus  reposé  ma  tête 
sur  le  double  oreiller  du  régent  de  Garout,  il  me  sembla  revoir  le 
lac  infernal  et  les  sites  funèbres  que  nous  avions  visités  le  matin. 
Les  vagues,  en  se  brisant  sur  le  rivage,  rendaient  je  ne  sais  quel 
sourd  gémissement;  je  m'éveillai  en  sursaut  :  l'aube  dorait  déjà  l'ho- 
rizon, et  les  chevaux  attelés  à  notre  chaise  de  poste  hennissaient 
dans  la  cour.  Je  me  hâtai  de  m'habiller,  et  bientôt,  avides  d'émo- 
tions nouvelles,  nous  roulâmes  sur  la  route  de  Manon-Djaya. 

Dès  que  nous  eûmes  dépassé  le  versant  septentrional  du  Tjikoraï, 
nous  entrâmes  dans  un  vaste  bassin,  plus  étrange  encore  que  celui 
que  nous  venions  de  quitter.  La  plaine  était  littéralement  semée  de 
monticules  de  verdure.  On  eût  dit  le  royaume  des  taupes,  si  les  tau- 
pes pouvaient  soulever  des  mottes  de  terre  presque  aussi  grosses  que 
le  tombeau  d'Achille  ou  que  le  tumulus  de  Patrocle;  quelque  érup- 
tion boueuse  avait  passé  par  là.  Nous  ne  pûmes  nous  arrêter  à  étu- 
dier les  causes  de  ce  bizarre  phénomène,  car  nous  voulions  atteindre, 
avant  la  fm  du  jour,  le  village  de  Manon-Djaya.  C'est  dans  cette  ca- 
pitale naissante  que  réside  le  régent  de  Soukapoura,  et  c'est  dans  le 
palais  à  peine  achevé  de  ce  prince  que  le  contrôleur  de  Manon-Djaya 
nous  fit  gracieusement  offrir  un  asile. 

Depuis  notre  départ  de  Garout,  nous  étions  descendus,  par  une 
pente  insensible,  des  hauteurs  où  règne  l'éternel  printemps  des  tro- 
piques pour  nous  rapprocher  de  la  zone  torride.  Aussi  tout  annon- 
çait autour  de  nous  une  végétation  plus  riche  et  plus  hâtive.  L'in- 
digofère  remplaçait  dans  les  champs  le  riz  et  la  canne  à  sucre;  le 
rhamboutan  déjà  mûr,  la  mangue  et  la  pamplemousse  se  montraient 
à  profusion  sur  les  échoppes  du  bazar.  Des  enfans  venaient  nous 
offrir  pour  quelques  florins  des  cages  toutes  remplies  des  plus  beaux 
oiseaux  que  nous  eussions  encore  vus.  Nous  remarquâmes  surtout 
avec  étonnement  une  espèce  de  gros  merle  noir  et  jaune,  le  béo,  qui 
pouvait  imiter  à  volonté  le  hennissement  du  cheval  ou  le  doux  parler 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  997 

(lu  Malais,  qui  n'entendait  point  le  miaulement  d'un  chat  ou  l'aboie- 
ment d'un  chien,  le  claquement  d'un  fouet  ou  quelque  gros  juron 
teutonique,  sans  essayer  de  contrefaire  le  bruit  qui  avait  frappé  son 
oreille.  L'âme  de  quelque  mime  avait  sans  doute  transmigré  dans  ce 
petit  corps.  Malheureusement  ce  charmant  babillard  est  condamné 
à  ne  pas  sortir  de  son  île  natale.  Il  est  doué  d'une  organisation  ner- 
veuse à  laquelle  il  doit  sans  doute  ses  talens  merveilleux,  et  qui 
met  incessamment  son  existence  en  péril.  On  le  voit  défaillir  à  la  vue 
du  sang,  se  pâmer  au  bruit  du  canon.  Il  passe  de  vie  à  trépas  dans 
une  seule  contraction  convulsive.  Aussi  délicat,  mais  moins  intelli- 
gent que  le  bèo,  se  montrait  dans  de  longues  cages  de  bambou  le 
musc  pygmée,  gracieux  diminutif  du  cerf,  qui  joue  dans  la  poésie 
malaise  le  même  rôle  que  la  gazelle  dans  la  poésie  arabe  ou  persane. 
Ses  jambes  fines  et  déliées,  qui  semblent  toujours  à  demi  ployées  par 
la  peur,  soutiennent  un  corps  à  peine  aussi  gros  que  celui  du  lièvre. 

Non  loin  de  Manon-Djaya,  si  nous  eussions  osé  sonder  les  sombres 
profondeurs  de  la  forêt,  nous  eussions  rencontré  des  animaux  plus 
terribles  :  le  tigre  royal,  le  buffle,  le  rhinocéros,  la  panthère  et  le 
sapi-outang^  gigantesque  antilope  qui  tient  à  la  fois  du  taureau  sau- 
vage et  de  la  gazelle.  Lorsqu'un  Européen  veut,  Nemrod  intrépide, 
fouiller  ces  bois  épais  ou  les  jungles  dans  lesquels  les  bêtes  fauves 
se  réfugient  pendant  les  ardeurs  du  jour,  un  ou  deux  Javanais  armés 
de  longs  couteaux  fauchent  les  herbes  et  abattent  les  lianes  devant 
lui.  Six  autres  Indiens,  la  lance  en  arrêt,  l'environnent.  Il  s'avance 
ainsi  vers  l'ennemi  qu'il  a  découvert,  lui  présentant  de  tous  côtés  une 
barrière  de  dards,  et  aussi  sûrement  à  l'abri  de  ses  griffes  ou  de  ses 
défenses  que  s'il  faisait  feu  sur  lui  à  travers  les  créneaux  d'une  tour. 

Dans  les  Preangers  cependant,  les  habitans  ne  sont  point,  comme 
dans  les  provinces  orientales  de  Java,  habitués  dès  l'enfance  à  rece- 
voir le  premier  bond  du  tigre  sur  la  pointe  de  leur  javeline.  On  y  va 
donc  rarement  troubler  ce  monstre  redoutable  dans  son  repaire,  non 
pas  que  la  chasse  au  tigre  soit  moins  populaire  parmi  les  employés 
des  Preangers  que  parmi  ceux  de  Sourabaya  ou  de  Samarang,  mais 
parce  que,  suivant  la  naïve  expression  d'un  chasseur,  les  paysans 
soudanais  ne  sont  pas  assez  braves.  Il  était  convenu  néanmoins  que 
nous  ne  quitterions  point  l'île  de  Java  sans  avoir  eu  le  spectacle  d'une 
de  ces  grandes  chasses  pour  lesquelles  il  faut  mettre  sur  pied  tout  le 
peuple  d'une  province.  M.  de  Sérière  nous  avait  promis  ce  plaisir 
féodal.  Le  jour  était  fixé  où  nous  devions  nous  rejoindre  au  sein  de 
la  vaste  plaine  qu'on  traverse  pour  se  rendre  de  la  régence  de  Ban- 
dong  dans  la  régence  voisine.  Nous  eussions  plutôt  voyagé  jour  et 
nuit  que  de  nous  exposer  à  manquer  un  pareil  rendez-vous.  Aussi 
résolûmes-nous  de  franchir  d'un  seul  trait  les  90  kilomètres  qui 


998  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

séparent  Manon-Djaya  du  chef-lieu  de  la  régence  de  Soumedang. 

Nous  avions  à  gravir,  pour  réaliser  ce  projet,  les  crêtes  escarpées 
dont  le  versant  oriental  s'abaisse  jusqu'aux  provinces  de  Kravvang 
et  de  Chéribon.  C'est  peut-être  la  partie  la  plus  sauvage  et  la  plus 
pittoresque  des  Preangers.  Pendant  plusieurs  lieues,  on  n'aperçoit 
que  des  pics  ardus  ou  des  gorges  profondes.  La  route,  suspendue 
et  comme  accrochée  aux  flancs  de  la  montagne,  surpjombe  à  chaque 
pas  un  précipice.  Toute  trace  de  culture  a  disparu.  Privé  de  travail  et 
par  conséquent  de  salaire,  le  peuple  de  ces  misérables  districts  n'a  plus 
même  de  haillons  pour  couvrir  sa  nudité.  C'est  un  sol  qu'on  croirait 
frappé  de  la  colère  du  ciel;  en  descendant  de  ces  plateaux  stériles,  il 
nous  sembla  retrouver  la  terre  de  Chanaan.  La  nuit  étendait  déjà  ses 
ténèbres  sur  la  campagne,  et  ce  fut  à  la  clarté  des  torches  que  nous 
fîmes  notre  entrée  dans  Soumedang.  Le  lendemain,  nous  nous  diri- 
gions dès  le  point  du  jour  vers  Bandong.  Nous  avions  à  peine  dépassé 
la  frontière  des  deux  régences,  que  nous  rencontrâmes  les  avant-postes 
de  la  grande  armée  de  piqueurs  qui  tenait  la  campagne.  A  plusieurs 
lieues  à  la  ronde,  les  cerfs  avaient  été  rabattus  dans  la  plaine.  Une 
ligne  de  Javanais  gardait  le  pied  des  montagnes,  une  autre  ligne  était 
échelonnée  sur  la  route;  c'était  un  véritable  parc  entouré  d'une  mu- 
raille vivante.  Au  centre  de  la  plaine,  on  avait  élevé  pour  nous  rece- 
voir un  pavillon  improvisé  que  supportaient  quatre  piliers  de  bambou 
et  auquel  on  parvenait  par  une  échelle  ;  de  là  on  pouvait  découvrir 
une  immense  étendue  de  terrain  et  suivre  sans  fatigue  les  progrès  de 
la  chasse. 

Le  régent  de  Bandong  est  le  prince  le  plus  opulent  de  Java;  il  touche 
annuellement  sur  la  récolte  du  café  une  remise  évaluée  à  plus  de 
300,000  francs;  il  a  en  outre  la  dîme  des  rizières  et  le  droit  de  re- 
quérir, quand  bon  lui  semble,  les  services  de  ses  administrés.  Quel- 
ques années  avant  notre  arrivée  à  Java,  l'assistant  résident  avait 
été  poignardé  dans  un  désordre  populaire.  On  soupçonna  le  régent 
d'avoir  été  l'instigateur  du  crime,  ou  du  moins  on  l'en  rendit  res- 
ponsable. Le  gouvernement  hollandais  le  dépouilla  de  ses  dignités  ; 
mais  il  ne  lui  chercha  point  un  successeur  dans  une  autre  famille.  Le 
fds  aîné  du  régent  dépossédé  prit  à  l'instant  sa  place,  pendant  que 
le  vieux  prince  oubliait  sa  chute  officielle  dans  les  doux  loisirs  d'une 
tranquille  opulence.  Le  régent  disgracié  et  le  régent  en  titre  étaient 
tous  deux  à  cheval  quand  nous  arrivâmes  au  lieti  du  rendez-vous. 
Sans  le  turban  qui  enveloppait  leur  front  bronzé,  on  les  eût  pris  pour 
des  cavaliers  numides,  tant  ils  semblaient  faire  corps  avec  les  fiers 
coursiers  qui  piaffaient  sous  eux.  Assis  sur  une  selle  sans  étriers,  le 
klewang  à  la  ceinture,  ces  deux  princes  javanais  me  faisaient  oublier 
le  régent  énervé  de  Tjanjor.  Je  retrouvais  de  l'énergie  dans  leur 


LES   RÉGENCES   JAVANAISES.  999 

pose,  da  feu  dans  leur  regard.  Tous  les  nobles  de  la  régence  les  en- 
touraient, prêts  à  lutter  de  vitesse  et  d'ardeur  avec  eux.  Le  signal  est 
donné  ;  nulle  meute  ne  mêle  ses  aboiemens  aux  cris  des  chasseurs; 
ce  sont  les  chevaux,  race  énorme  de  géans  venue  du  Mecklembourg, 
qui  battent  de  leurs  pieds  les  hautes  herbes  et  en  font  sortir  le  gibier. 
Dès  qu'un  cerf  paraît,  un  escadron  tout  entier  se  lance  à  sa  poursuite. 
On  voit  bondir  à  travers  la  rizière  et  l'animal  qui  fuit  et  les  chevaux, 
plus  ardens  que  des  limiers,  qui  le  pressent.  Sur  ce  terrain  fangeux, 
le  cerf  a  bientôt  épuisé  sa  vigueur.  Le  premier  cavalier  qui  peut  l'at- 
teindre l'abat  d'un  seul  coup  de  son  klewang.  Les  buffles,  cheminant 
toujours  deux  par  deux,  se  mettent  alors  en  marche  :  le  Javanais  qui 
les  guide  charge  sur  leur  dos  le  cerf  abattu,  et  d'un  pas  indolent  ils 
se  dirigent  vers  le  pavillon  au  pied  duquel  on  apporte  à  chaque  in- 
stant quelque  nouvelle  victime.  On  tua  trente-six  cerfs  ce  jour-là  : 
quatre-vingts  avaient  succombé  un  mois  auparavant.  Le  vieux  ré- 
gent, quand  il  revint  près  de  nous,  portait  l'orgueil  d'un  vainqueur 
empreint  sur  sa  figure,  non  pas  cet  orgueil  communicatif  qui  semble 
mendier  des  éloges,  mais  cette  fierté  morose  qui  s'enivre  du  sang 
versé  et  savoure  secrètement  son  triomphe.  Aucun  coursier  du  Meck- 
lembourg n'avait  pu  devancer  son  cheval  arabe;  aucun  klewang 
n'avait,  plus  souvent  que  le  sien,  brisé  d'un  seul  revers  les  reins  du 
cerf  aux  abois;  il  était,  sans  contestation,  le  roi  de  la  chasse. 

Tels  sont,  avec  les  voluptés  mystérieuses  du  dalem,  les  seuls  plai- 
sirs de  la  noblesse  javanaise.  Contenue  par  la  main  puissante  de  la 
Hollande,  elle  a  dû  renoncer  aux  luttes  intérieures  qui  flattaient  son 
courage;  elle  retrouve  dans  la  chasse  l'image  de  la  guerre,  et  s'y 
livre  avec  une  ardeur  que  l'âge  même  ne'  suffit  pas  à  éteindre.  Un 
peu  de  danger  vient  d'ailleurs  ennoblir  ces  massacres  :  il  n'est  pas 
rare  de  voir  du  milieu  des  roseaux  s'élancer,  au  lieu  d'un  faon  timide, 
un  tigre  qui  rugit.  C'était  dans  cette  plaine  même,  oii  nous  n'avions 
rencontré  que  des  troupeaux  d'axis,  que  M.  de  Sérière  avait  vu  deux 
chefs  javanais,  montés  sur  leurs  coursiers,  combattre  corps  à  corps  un 
rhinocéros;  l'un  d'eux  excitait  cette  lourde  masse  à  le  poursuivre; 
l'autre  la  frappait  par  derrière  de  son  klewang.  La  lutte  se  prolon- 
gea pendant  près  d'une  heure.  Le  monstre,  à  chaque  coup,  se  re- 
tournait sur  le  cavalier  qui  l'avait  frappé;  à  l'instant,  une  nouvelle 
blessure  appelait  d'un  autre  côté  sa  fureur.  Enfin  un  coup  plus  hardi 
l'atteignit  au  jarret;  il  s'affaissa  sur  lui-même,  et  les  cavaliers,  met- 
tant pied  à  terre,  l'achevèrent. 

Nous  rentrâmes  dans  Bandong,  suivis  de  trois  chariots  qui  por- 
taient les  trophées  de  la  journée.  Ce  curieux  épisode  couronnait  di- 
gnement notre  voyage.  Un  devoir  importun  nous  rappelait  mainte- 
nant à  Batavia.  Dès  que  nous  eûmes  pris  congé  de  M.  de  Sérière, 


1000  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nous  n'eûmes  plus  qu'une  pensée,  celle  de  franchir  sans  nous  arrê- 
ter la  distance  qui  nous  séparait  encore  de  la  Bayonnaise.  M.  Bur- 
ger  ne  cédait  qu'à  regret  à  notre  impatience.  11  eût  voulu  parcourir 
avec  nous  la  résidence  de  Ghéribon;  il  eût  aimé  à  nous  faire  visiter 
Indramayo  et  Samarang,  à  nous  conduire  jusqu'à  Sourabaya;  il  eût 
éprouvé,  —  il  ne  le  cachait  point,  —  un  légitime  orgueil  à  nous  mon- 
trer, après  les  Preangers,  les  provinces  dans  lesquelles  le  paysan 
javanais  doit  au  système  de  M.  Van  den  Bosch,  plus  de  repos  à  la 
fois  et  plus  de  bien-être;  nous  ne  pouvions  malheureusement  tran- 
siger avec  les  exigences  impérieuses  du  service.  Yingt  jours  après 
avoir  jeté  l'ancre  sur  la  rade  de  Batavia,  la  Bayonnaise  faisait  voile 
vers  le  détroit  de  Banca  pour  gagner,  avant  la  fin  de  la  mousson  de 
sud-est,  le  mouillage  de  Singapore. 

Depuis  cette  époque,  aucun  d'entre  nous  n'a  revu  les  Indes  néer- 
landaises; mais  nos  regards  se  sont  souvent  tournés  vers  les  bords 
hospitaliers  où  l'on  nous  avait  accueillis  comme  des  compatriotes. 
Nous  avons  suivi  les  héros  de  Bail  sur  les  plages  de  Bornéo  et  dans 
les  forêts  de  Palembang;  nous  avons  applaudi  à  leurs  nouveaux 
triomphes  et  appelé  de  tous  nos  vœux  la  consohdation  de  la  domi- 
nation hollandaise  dans  l'archipel  indien.  Cette  domination,  nous 
en  souhaitons  sincèrement  le  progrès,  car  nous  espérons  que  les 
peuples  de  l'archipel,  que  les  habitans  de  Java  surtout,  la  trouveront 
constamment  bienveillante  et  sagement  progressive.  Java  est  la  perle 
de  l'Orient;  qu'on  n'oublie  point  que  le  peuple  javanais  est  aussi  le 
meilleur  et  le  plus  intéressant  des  peuples  de  la  Malaisie.  Les  efforts 
qu'on  lui  a  demandés  ont  quelquefois  dépassé  la  mesure  de  ses 
forces.  Les  primes  établies  par  M.  Van  den  Bosch  pour  stimuler  l'ac- 
tivité des  employés  européens  et  des  fonctionnaires  indigènes  ont 
poussé  le  zèle  de  quelques-uns  de  ces  agens  jusqu'à  la  plus  folle 
convoitise.  Il  faut  sauver  l'œuvre  de  l'illustre  général  des  dange- 
reuses conséquences  de  pareils  excès.  Le  système  de  M.  Van  den 
Bosch  n'était  point  seulement  une  machine  fiscale  :  dans  sa  pensée, 
il  devait  être  avant  tout  une  école  de  travail  pour  le  cultivateur  indi- 
gène. Après  avoir  longtemps  récolté  le  sucre  et  l'indigo  pour  le 
compte  de  l'état,  le  paysan  javanais  devra  donc  trouver  un  jour  le 
loisir  de  cultiver  ces  denrées  commerciales  pour  son  propre  compte. 
C'est  ainsi  qu'on  pourra  l'élever  à  la  dignité  de  propriétaire  et  de 
producteur  libre.  Le  système  des  cultures  a  déjà  enrichi  la  métro- 
pole :  il  est  temps  de  le  faire  servir  à  la  grandem*  coloniale  de  Java 
et  au  bien-être  de  la  race  malaise. 

E.  JuRiEN  DE  La  Gravière. 


LA   CHASSE 


EN  AFRIQUE. 


J'ai  depuis  longtemps  une  conviction  que  beaucoup  d'esprits  com- 
mencent aujourd'hui  à  partager  :  c'est  que  l'Algérie  est  destinée  à 
prendre  chaque  jour  une  place  plus  importante  dans  l'existence  de 
notre  pays.  Cette  contrée,  que  d'héroïques  faits  d'armes  nous  ont 
soumise,  semblait  ne  s'adresser  d'abord  parmi  nous  qu'à  des  pensées 
militaires.  Plus  d'un  homme  politique  ne  voulait  y  voir  qu'une  sorte 
de  champ  clos  gigantesque  où  s'exerçait  la  valeur  de  notre  armée; 
puis  on  s'est  aperçu  que  cette  terre  n'était  pas  propre  uniquement  à 
nous  donner  un  revenu  de  gloire,  que  si  elle  attirait  le  soldat,  elle 
appelait  aussi  l'agriculteur,  l'industriel  et  le  marchand  :  des  liens 
nouveaux  se  sont  formés  entre  la  France  et  sa  conquête.  Après  avoir 
remué  nos  sentimens  guerriers,  notre  fierté  nationale,  l'Algérie  s'est 
mise  en  intime  rapport  avec  les  plus  sérieux,  les  plus  pratiques,  les 
plus  positifs  de  nos  intérêts.  Enfin,  lorsqu'il  y  a  plusieurs  années  je 
suis  parvenu,  par  quelques  travaux  littéraires  nés  au  sein  d'une  vie 
active,  à  diriger  la  curiosité  publique  vers  un  monde  plein  d'inépui- 
sables richesses  pour  le  poète  et  pour  l'artiste,  j'ai  vu  avec  bonheur 
qu'après  s'être  concilié  la  gloire  d'abord,  l'intérêt  ensuite,  l'Algérie 
mettait  aussi  l'imagination  de  son  parti.  Or  je  sais  qu'il  y  a  dans 
notre  pays  certaines  puissances,  et  l'imagination  est  de  ce  nombre, 
dont  le  concours  ne  doit  être  dédaigné  par  aucune  œuvre.  Ces  pit- 
toresques détails  que  j'ai  pu  réunir  dans  le  Grand-Dèsert  ont  éveillé 
chez  certains  esprits  des  impressions  qui,  je  l'espère,  ne  seront  pas 


1002  KEYUE    DES   DEUX    MONDES. 

stériles.  Plus  récemment  (1) ,  je  me  suis  procuré  des  documens  nou- 
veaux, et  qui  m'ont  semblé  de  quelque  valeur,  sur  une  vie  où 
tout  est  marqué,  on  peut  le  dire,  d'un  caractère  d'éclatante  origi- 
nalité. 

Un  homme,  entre  tous  ceux  que  j'ai  rencontrés  dans  une  carrière 
qui  m'a  mis  en  contact  avec  des  lieux  et  des  caractères  bien  divers, 
possédait,  suivant  moi,  une  connaissance  approfondie,  une  intel- 
ligence nette  et  certaine  du  peuple  arabe.  C'est  à  cet  homme  que  je 
me  suis  adressé  :  j'ai  demandé  à  l'émir  Abd-el-Kader,  quelques  mois 
avant  l'acte  de  clémence  qui  l'a  rendu  à  la  liberté,  des  observa- 
tions sur  les  chevaux  du  Sahara,  et  en  même  temps  de  nouveaux 
détails  sur  quelques  parties  de  l'existence  africaine.  Ce  que  l'on  va 
lire  est  tiré  presqu'en  entier  d'une  longue  lettre  écrite  de  sa  main.  Pro- 
verbes arabes,  tours  orientaux,  superstitions  populaires  en  Afrique, 
j'ai  conservé  tout  ce  qui  me  semblait  une  séduction  pour  l'esprit  fran- 
çais dans  le  sujet  sur  lequel  je  voulais  attirer  l'attention;  ce  sujet,  c'est 
la  chasse,  qui,  suivant  les  Arabes,  est  la  meilleure  école  du  guerrier. 
J'entrerai  en  matière  comme  Abd-el-Kader  lui-même,  par  une  légende 
qui  m'a  paru  avoir  un  tour  saisissant  de  grâce  et  de  vivacité. 

On  raconte  qu'un  cheikh  arabe  était  assis  au  milieu  d'un  groupe 
nombreux,  quand  un  homme  qui  venait  de  perdre  son  âne  s'offrit 
à  lui,  demandant  si  quelqu'un  avait  vu  l'animal  égaré;  le  cheikh 
se  tourna  aussitôt  vers  ceux  qui  l'entouraient  et  leur  adressa  ces 
paroles  :  «  En  est-il  un  parmi  vous  à  qui  le  plaisir  de  la  chasse  soit 
inconnu?  qui  n'ait  jamais  poursuivi  le  gibier  au  risque  de  se  tuer  ou 
de  se  blesser  en  tombant  de  cheval,  qui,  sans  crainte  de  déchirer  ses 
vêtemens  ou  sa  peau,  ne  se  soit  jamais  jeté,  pour  atteindre  la  bête 
fauve,  dans  des  broussailles  hérissées  d'épines?  En  est-il  un  parmi 
vous  qui  n'ait  jamais  senti  le  bonheur  de  retrouver,  le  désespoir  de 
quitter  une  femme  bien-aimée?  »  Un  des  auditeurs  repartit  :  ((  Moi, 
je  n'ai  jamais  rien  fait  ni  rien  éprouvé  de  ce  que  tu  dis  là.  »  Le 
cheikh  alors  regarda  le  maître  de  l'âne.  <(  Voici,  dit-il,  la  bête  que 
tu  cherches.  Emmène-la.  » 

Les  Arabes  disent  en  effet  :  «  Celui  qui  n'a  jamais  chassé,  ni  aimé, 
ni  tressailli  au  son  de  la  musique,  ni  recherché  le  parfum  des  fleurs, 
celui-là  n'est  pas  un  homme,  c'est  un  âne.  »  Chez  un  peuple  où  la 
guerre  est  avant  tout  une  lutte  d'agilité  et  de  ruse,  la  chasse  est  Je 
premier  des  passe-temps.  La  poursuite  des  bêtes  sauvages  enseigne 


(1)  En  m'occupant  d'un  livre  qui  a  été  accueilli  en  France  et  à  l'étranger  avec  une 
sympathie  sur  laquelle  je  n'osais  point. compter,  les  Chevaux  du  Sahara,  dont  je  pré- 
pare une  édition  nouvelle,  qui,  j'ose  l'espérer,  rendra  cet  ouvi'age  plus  digne  encore  de 
la  bienveillance  du  public. 


LA    CHASSE    EN    AFRIQUE.  1003 

la  poursuite  des  hommes.  Voici  un  éloge  complet  de  cet  art  qui  ne 
manque  ni  de  bon  sens  ni  de  poésie,  deux  choses  qui  s'accouplent 
du  reste  plus  souvent  qu'on  ne  le  pense  :  a  La  chasse  dégage  l'esprit 
des  soucis  dont  il  est  embarrassé;  elle  ajoute  à  la  vigueur  de  l'intel- 
ligence, elle  amène  la  joie,  dissipe  les  chagrins,  et  frappe  d'inutilité 
l'art  des  médecins  en  entretenant  une  perpétuelle  santé  dans  le  corps. 
—  Elle  forme  les  bons  cavaliers,  car  elle  enseigne  à  monter  vite  en 
selle,  à  mettre  promptement  pied  à  terre,  à  lancer  un  cheval  à  tra- 
vers précipices  et  rochers,  à  franchir  pierres  et  buissons  au  galop, 
à  courir  sans  s'arrêter,  quand  même  une  partie  du  harnachement 
viendrait  à  se  perdre  ou  à  se  briser.  —  L'homme  qui  s'adonne  à  la 
chasse  fait  chaque  jour  des  progrès  dans  le  courage;  il  apprend  le 
mépris  des  accidens.  Pour  se  livrer  à  son  plaisir  favori,  il  s'éloigne 
des  gens  pervers;  il  déroute  le  mensonge  et  la  calomnie,  il  échappe 
à  la  corruption  du  vice,  il  s'affranchit  de  ces  funestes  influences  qui 
donnent  à  nos  barbes  des  teintes  grises  et  font  peser  sur  nous  avant 
le  temps  le  poids  des  années.  Les  jours  de  la  chasse  ne  comptent 
point  parmi  les  jours  de  la  vie.  o 

Dans  le  Sahara,  la  chasse  est  l'unique  occupation  des  chefs  et  des 
gens  riches.  Quand  arrive  la  saison  des  pluies,  les  habitans  de  cette 
contrée  se  transportent  tour  à  tour  au  bord  des  petits  lacs  formés 
par  les  eaux  du  ciel.  Aussitôt  que  le  gibier  vient  à  leur  manquer  sur 
un  point,  ils  donnent  un  nouveau  foyer  à  leur  vie  errante.  Une  his- 
toire où  l'on  retrouve,  comme  dans  beaucoup  de  chroniques  arabes, 
l'esprit  légendaire  du  moyen  âge  prouve  avec  quelle  force  la  passion 
de  la  chasse  peut  s'emparer  d'une  âme  africaine.  —  Un  homme  de 
grande  tente  avait  tiré  sur  une  gazelle  et  l'avait  manquée.  Dans  un 
mouvement  de  colère,  il  fit  serment  de  n'approcher  aucun  aliment 
de  sa  bouche  avant  d'avoir  mangé  le  foie  de  cet  animal.  A  deux 
reprises  encore,  il  fait  feu  sur  la  gazelle  et  ne  l'atteint  pas;  pen- 
dant tout  le  jour,  il  n'en  continue  pas  moins  sa  poursuite.  La  nuit 
venue,  ses  forces  l'abandonnent;  mais,  fidèle  à  son  serment,  il  ne 
prend  aucune  nourriture.  Ses  serviteurs  continuent  alors  la  chasse 
de  la  bête,  et  cette  chasse  dure  encore  trois  jours.  Enfin  la  gazelle 
est  tuée,  et  on  apporte  son  foie  à  l'Arabe  mourant,  qui  approche  de 
ses  lèvres  un  morceau  de  cette  chair,  puis  rend  le  dernier  soupir. 
N'est-ce  point  là  dans  sa  scrupuleuse  rigueur,  dans  son  tour  excen- 
trique et  dans  son  dénouement  romanesque,  le  vœu  de  nos  anciens 
chevaliers  ? 

LesArabes  chassent  à  pied  et  à  cheval.  Un  cavalier  qui  veut  pour- 
suivre le  lièvre  doit  prendre  avec  lui  un  lévrier.  Les  lévriers  s'ap- 
pellent slovgui;  ils  tirent  leur  nom  de  slovguia,  lieux  où  ils  sont  nés, 
assure-t-on,  de  l'accouplement  des  louves  avec  les  chiens.  Ce  croi-^ 


1004  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sèment  n'est  pas  impossible;  Buffon,  après  l'avoir  nié,  le  constate 
sur  des  documens  d'une  incontestable  authenticité.  Le  slougui  mâle 
vit  vingt  ans,  et  la  femelle  douze.  Les  slovgui  capables  de  prendre 
une  gazelle  à  la  course  sont  fort  rares;  la  plupart  d'entre  eux  ne 
chassent  ni  le  lièvre  ni  la  gazelle,  lors  même  que  ces  animaux  vien- 
nent à  passer  auprès  d'eux.  L'objet  habituel  de  leur  poursuite,  c'est 
le  bekeiir-el-ouhach,  que  d'ordinaire  ils  atteignent  au  jarret  et  jettent 
à  terre.  On  prétend  que  cette  bête,  en  essayant  de  se  relever,  re- 
tombe sur  la  tête  et  se  tue.  Quelquefois  le  slovgui  saisit  le  bekeur- 
el-ouhach  au  col  et  le  tient  jusqu'à  l'arrivée  du  chasseur.  Nombre 
d'Arabes  poursuivent  le  bekeur-el-ouhach  à  cheval  et  le  frappent  par 
derrière  avec  une  lance.  C'est  à  cheval  aussi  que  d'habitude  on  court 
la  gazelle,  mais  on  emploie  toujours  contre  elle  le  fusil.  Les  gazelles 
viennent  en  troupeau  :  on  vise  au  milieu  de  ses  compagnes  la  bête 
que  l'on  veut  frapper,  et  on  la  tire  sans  arrêter  un  instant  le  cheval 
qu'on  a  lancé  au  galop.  Un  proverbe  arabe  dit:  «  Plus  oublieux  que 
la  gazelle.  »  Ce  joli  animal  en  effet,  qui  a  déjà  de  la  femme  le  doux 
et  mystérieux  regard,  semble  en  avoir  aussi  la  cervelle  légère.  La 
gazelle,  quand  on  l'a  manquée,  court  un  peu  plus  loin  et  puis  s'ar- 
rête insouciante  du  plomb  qui,  au  bout  d'un  instant,  vient  la  cher- 
cher encore.  Quelques  Arabes  lancent  contre  elle  le  faucon,  qu'ils 
dressent  à  la  frapper  aux  yeux. 

C'est  surtout  chez  les  Arabes  du  pays  d'Eschoul  que  ce  genre  de 
chasse  est  en  vigueur.  Abd-el-Kader  a  rencontré  là  une  petite  tribu 
appelée  la  tribu  des  Es-lib,  qui  ne  vivait  que  des  produits  de  la 
chasse.  Les  tentes  y  étaient  faites  en  peau  de  gazelle  et  de  bekeur-el- 
oxihach,  les  vêtemens  n'y  étaient  pour  la  plupart  que  des  dépouilles 
de  bêtes  fauves.  Un  des  membres  de  cette  peuplade  chasseresse  dit 
à  l'émir  qu'il  sortait  d'habitude  avec  un  âne  chargé  de  sel.  Toutes 
les  fois  qu'il  abattait  une  gazelle,  il  l'égorgeait,  lui  fendait  le  ventre, 
frottait  ses  entrailles  avec  du  sel,  puis  la  laissait  sécher  sur  un  buis- 
son. Il  revenait  ensuite  sur  ses  pas  et  rapportait  à  sa  famille  les  ca- 
davres qu'il  avait  ainsi  préparés,  car  dans  ce  pays  il  n'existe  aucun 
animal  carnassier  qui  dispute  le  gibier  au  chasseur.  Les  Es-lib  sont 
tellement  habitués  à  se  nourrir  de  chair,  que  leurs  enfans  jetèrent 
des  biscuits  qu' Abd-el-Kader  leur  avait  donnés,  ne  s' imaginant  point 
que  ce  fût  chose  bonne  à  manger. 

On  pratique  souvent  la  chasse  à  l'affût  contre  le  bekeur-el-ouhach 
mâle  et  femelle.  Quand  la  chaleur  a  desséché  les  lacs  du  désert,  on 
creuse  un  trou  auprès  des  sources  oh  viennent  boire  ces  animaux, 
qui  trouvent  la  mort  au  moment  où  ils  se  désaltèrent. 

Une  des  chasses  qui  exigent  le  plus  d'intrépidité  est  celle  du  lerouy, 
animal  qui  ressemble  à  la  gazelle,  mais  qui  est  plus  grand  qu'elle, 


LA   CHASSE    EN    AFRIQUE.  1005 

sans  atteindre  toutefois  à  la  taille  du  heke^ir-el-ouhach.  Le  lerovy, 
qu'on  appelle  aussi  tis-el-djebel  (bouc  de  montagne) ,  se  tient  au  milieu 
des  roches  et  des  précipices  :  c'est  là  qu'il  faut  le  poursuivre  à  pied, 
à  travers  mille  périls.  Gomme  les  animaux  de  cette  famille  courent 
très  mal,  un  chien  ordinaire  lesl prend  facilement  aussitôt  qu'ils 
descendent  dans  la  plaine;  mais  ils  ont,  à  ce  que  l'on  affirme,  un 
singulier  privilège.  Un  lerouy  poursuivi  par  des  chasseurs  se  jette 
dans  un  précipice  profond  de  cent  coudées  et  tombe  sur  la  tête  sans 
se  faire  aucun  mal.  — On  constate  l'âge  de  la  bête  par  les  bourrelets 
de  ses  cornes;  chaque  bourrelet  indique  une  année.  Le  lerouy  et  la 
gazelle  ont  deux  dents  incisives;  ils  n'ont  pas  les  dents  (roôaî)  situées 
entre  les  incisives  et  les  canines. 

Si  la  chasse  au  ïei-ouy  est  le  triomphe  de  l'homme  à  pied,  la  chasse 
à  l'autruche  est  le  triomphe  duj  cavalier.  Par  ces  journées  de  sirocco 
où  une  sorte  de  sommeil  brûlant  semble  peser  sur  toute  la  nature, 
où  l'on  croirait  que  tout  être  animé  doit  être  condamné  au  repos, 
d'intrépides  chasseurs  montent  à  cheval.  On  sait  que  l'autruche,  de 
tous  les  animaux  le  moins  fertile  en  ruses,  ne  fait  jamais  de  détours; 
confiante  en  sa  seule  agilité,  elle  échappe  par  une  course  droite  et 
rapide  comme  celle  d'un  trait.  Cinq  cavaliers  se  portent  à  des  inter- 
valles d'une  lieue  sur  la  ligne  qu'elle  doit  parcourir.  Chacun  fournit 
son  relai.  Quand  l'un  s'arrête,  l'autre  s'élance  au  galop  sur  les  traces 
de  l'animal,  qui  se  trouve  ainsi  ne  pas  avoir  un  moment  de  relâche 
et  lutter  toujours  avec  des  chevaux  frais.  Aussi  le  chasseur  qui  part 
le  dernier  est  nécessairement  le  vainqueur  de  l'autruche;  cette  vic- 
toire n'est  pas  sans  danger.  L'autruche,  en  tombant,  inspire  au  che- 
val, par  le  mouvement  denses  ailes,  une  terreur  qui  est  souvent  fatale 
au  cavalier.  On  ne  met  aux  chevaux  qui  doivent  fournir  ces  ardentes 
courses  qu'une  seule  housse  et  une  selle  d'une  extrême  légèreté; 
quelques  cavaliers  n'emploient  même  que  des  étriers  de  bois  et  un 
mors  très  léger,,  également  attaché  par  une  simple  ficelle.  Le  chas- 
seur porte  avec  lui  une  petite  outre  remplie  d'eau;  il  humecte  le 
mors  d'heure  en  heure  pour  maintenir  dans  un  état  de  fraîcheur  la 
bouche  de  son  cheval. 

Cette  course  à  cinq  cavaliers  n'est  pas,  du  reste,  la  seule  manière 
de  chasser  l'autruche.  Quelquefois  un  Arabe  qui  connaît  à  fond  les 
habitudes  de  ce  gibier  va  se  poster  seul  près  d'un  endroit  où  l'au- 
truche passe  d'ordinaire,  près  d'un  col  de  montagne  par  exemple, 
et,  aussitôt  qu'il  aperçoit  l'animal,  il  se  lance  au  galop  à  sa  pour- 
suite. Il  est  rare  que  ce  chasseur  réussisse,  car  peu  de  chevaux  peu- 
vent atteindre  l'autruche.  Abd-el-Kader  a  conservé  le  souvenir  d'une 
jument  noire  qui  excellait  dans  cette  chasse.  Quoique  le  cheval  soit 
habituellement  employé  contre  l'autruche,  il  n'est  pas  cependant 


1006  REYUE    DES   DEtJX    MONDES. 

pour  le  chasseur  un  indispensable  compagnon.  C'est  par  la  ruse 
qu'on  se  borne  parfois  à  combattre  l'autruche  à  l'époque  de  la  ponte. 
Des  chasseurs  pratiquent  des  trous  auprès  des  nids,  s'y  blottissent, 
et  tuent  la  mère  au  moment  où  elle  vient  visiter  ses  œufs.  Enfin  les 
Arabes  ont  recours  aussi  à  des  déguisemens  qui  rappellent  ces  tra- 
vestissemens  sauvages  que  Gooper  a  poétiquement  décrits.  Quelques- 
uns  d'entre  eux  se  revêtent  d'une  peau  d'autruche  et  s'approchent 
ainsi  de  l'animal  qu'ils  veulent  tuer.  Des  chasseurs  déguisés  de  la 
sorte  ont  été,  dit-on,  plus  d'une  fois  atteints  parleurs  compagnons. 

(c  Quand  une  autruche,  disent  les  Arabes,  a  eu  une  jambe  brisée 
par  un  coup  de  feu,  elle  ne  peut  plus,  comme  les  autres  bipèdes, 
sauter  sur  une  seule  jambe;  cela  tient  à  ce  qu'il  n'y  a  pas  de  moelle 
dans  ses  os,  et  que  des  os  sans  moelle  ne  peuvent  guérir  lorsqu'ils 
ont  été  fracturés.  »  Les  Arabes  affirment  également  que  l'autruche  est 
sourde,  et  que  l'odorat  chez  elle  remplace  l'ouïe. 

Arrivons  maintenant  à  la  chasse  qui  vraiment  est  digne  d'aiguil- 
lonner des  intelligences,  d'embraser  des  âmes  guerrières.  Le  chas- 
seur arabe  s'attaque  au  lion.  11  a  dans  cette  audacieuse  entreprise 
d'autant  plus  de  mérite,  que  le  lion  est  en  Afrique  un  être  redou- 
table sur  lequel  existe  nombre  de  mystérieuses  légendes,  et  dont 
une  superstitieuse  épouvante  protège  la  formidable  majesté.  Avec 
cet  esprit  observateur  qui  est  le  trait  distinctif  de  tous  les  peuples 
dont  la  vie  est  incessamment  mêlée  à  tous  les  phénomènes  de  la  na- 
ture, les  Arabes  ont  fait  sur  le  lion  une  série  de  remarques  dignes 
d'être  recueillies  et  conservées. 

Pendant  le  jour,  le  lion  cherche  rarement  à  attaquer  l'homme; 
d'ordinaire  même,  si  quelque  voyageur  passe  auprès  de  lui,  il  dé- 
tourne la  tête  et  fait  semblant  de  ne  pas  l'apercevoir.  Cependant,  si 
quelque  imprudent,  côtoyant  un  buisson,  s'écrie  tout  à  coup  :  Ra 
hena  (il  est  là!),  le  lion  s'élance  sur  celui  qui  vient  de  troubler  son 
repos.  Avec  la  nuit,  l'humeur  du  lion  change  complètement.  Quand 
le  soleil  est  couché,  il  est  dangereux  de  se  hasarder  dans  les  pays 
boisés,  accidentés,  sauvages  :  c'est  là  que  le  lion  tend  ses  embus- 
cades et  qu'on  le  rencontre  sur  les  sentiers,  qu'il  coupe  en  les  barrant 
de  son  corps.  Voici,  suivant  les  Arabes,  quelques-uns  des  drames  noc- 
turnes qui  se  passent  alors  habituellement.  Si  l'homme  isolé,  courrier, 
voyageur,  porteur  de  lettres,  qui  vient  à  rencontrer  le  lion  a  le  cœur 
sohdement  trempé,  il  marche  droit  à  l'animal  en  brandissant  son  sabre 
ou  son  fusil ,  mais  en  se  gardant  bien  de  tirer  ou  de  frapper.  Il  se 
borne  à  crier  :  a  0  le  voleur,  le  coupeur  de  routes,  le  fils  de  celle 
qui  n'a  jamais  dit  non  !  crois-tu  m'eflVayer?  Tu  ne  sais  donc  pas  que 
je  suis  un  tel,  le  fils  d'un  tel?  Lève-toi,  et  laisse-moi  continuer  ma 
route.  »  Le  lion  attend  que  l'homme  se  soit  approché  de  lui,  puis  il 


LA   CHASSE    EN    AFRIQUE.  1007 

se  lève  et  s'en  va  se  coucher  encore  à  mille  pas  plus  loin.  C'egt  toute 
une  série  d'effrayantes  épreuves  que  le  voyageur  est  obligé  de  sup- 
porter. Toutes  les  fois  qu'il  a  quitté  le  sentier,  le  lion  disparaît  pour 
un  moment  seulement;  bientôt  on  le  voit  reparaître,  et  dans  toutes 
ses  manœuvres  il  est  accompagné  d'un  terrible  bruit.  Il  casse  dans 
la  forêt  d'innombrables  branches  avec  sa  queue,  il  rugit,  il  hurle,  il 
grogne,  lance  des  bouffées  d'une  haleine  empestée,  il  joue  avec  l'ob- 
jet de  ses  multiples  et  bizarres  attaques,  qu'il  tient  continuellement 
suspendu  entre  la  crainte  et  l'espérance,  comme  le  chat  avec  la  sou- 
ris. Si  celui  qui  est  engagé  dans  cette  lutte  ne  sent  pas  son  courage 
faiblir,  s'il  parvient,  suivant  l'expression  arabe,  à  bien  tenir  son  âme, 
le  lion  le  quitte  et  s'en  va  chercher  fortune  ailleurs.  Si  le  lion,  au 
contraire,  s'aperçoit  qu'il  a  affaire  à  un  homme  dont  la  contenance 
est  effrayée,  dont  la  voix  est  tremblante,  qui  n'a  pas  osé  articuler 
une  menace,  il  redouble,  pour  l'effrayer  davantage  encore,  le  ma- 
nège que  nous  avons  décrit.  Il  s'approche  de  sa  victime,  la  pousse 
avec  son  épaule  hors  du  sentier  qu'il  intercepte  à  chaque  instant, 
s'en  amuse  enfin  de  toute  manière,  jusqu'à  ce  qu'il  finisse  par  la 
dévorer  à  moitié  évanouie.  Rien  d'incroyable  du  reste  dans  ce  phé- 
nomène, que  tous  les  Arabes  ont  constaté.  L'ascendant  du  courage 
sur  les  animaux  est  un  fait  incontestable.  Les  dompteurs  de  bêtes 
féroces  nous  font  assister  chaque  jour  dans  nos  villes  aux  spectacles 
que  les  forêts  et  les  montagnes  de  l'Afrique  ensevelissent  dans  la  nuit. 
Suivant  les  Arabes,  quelques-uns  de  ces  voleurs  de  profession,  qui 
marchent  la  nuit  armés  jusqu'aux  dents,  au  lieu  de  redouter  le  lion, 
lui  crient  quand  ils  le  rencontrent  :    (c  Je  ne  suis  pas  ton  affaire.  Je 
suis  un  voleur  comme  toi;  passe  ton  chemin,  ou,  si  tu  veux,  allons 
voler  ensemble.  »   On  ajoute  que  quelquefois  le  lion  les  suit  et  va 
tenter  un  coup  sur  le  douar  où  ils  dirigent  leurs  pas.  On  prétend  que 
cette  bonne  anjitié  entre  les  lions  et  les  voleurs  se  manifeste  souvent 
d'une  manière  assez  frappante.  On  aurait  vu  des  voleurs,  aux  heures 
de  leurs  repas,  traiter  les  lions  comme  des  chiens,  en  leur  jetant  à  une 
certaine  distance  les  pieds  et  les  entrailles  des  animaux  dont  ils  se 
nourrissaient.  Des  femmes  arabes  auraient  aussi  employé  avec  succès 
l'intrépidité  contre  le  lion;  elles  l'auraient  poursuivi  au  moment  où 
il  emportait  des  brebis,  et  lui  auraient  fait  lâcher  sa  prise  en  lui 
donnant  des  coups  de  bâton  accompagnés  de  ces  paroles  :  «  Voleur, 
fils  de  voleur!  »  La  honte,  disent  les  Arabes,  s'emparait  alors  du 
lion,  qui  s'éloignait  au  plus  vite.  Ce  dernier  trait  prouve  que  le  lion 
pour  les  tribus  du  désert  est  une  sorte  de  créature  à  part,  tenant 
le  milieu  entre  l'homme  et  l'animal,  une  créature  qui  en  raison  de 
sa  force  leur  paraît  douée  d'une  particulière  intelligence.  La  légende 
destinée  à  expliquer  comment  le  lion  laisse  échapper  le  mouton  plus 


1008  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

facilement  que  toutes  ses  autres  proies  confirme  cette  opinion.  En 
énumérant  ce  que  ses  forces  lui  permettaient  de  faire,  le  lion  dit  un 
jour —  :  An  cha  Allah,  s'il  plaît  à  Dieu,  j'enlèverai,  sans  me  gêner, 
le  cheval. — An  cha  Allah,  j'emporterai,  quand  je  voudrai,  la  génisse, 
et  son  poids  ne  m'empêchera  pas  de  courir.  —  Quand  il  en  vint  à  la 
brebis,  il  la  crut  tellement  au-dessous  de  lui,  qu'il  négligea  cette  reli- 
gieuse formule  :  s  il  plaît  à  Dieu!  et  Dieu  le  condamna,  pour  le  punir, 
à  ne  pouvoir  jamais  que  la  traîner.  — Il  y  a  plusieurs  manières  de  chaus- 
ser le  lion.  Quand  un  lion  paraît  dans  une  tribu,  des  signes  de  toute 
nature  révèlent  sa  présence.  D'abord  ce  sont  des  rugissemens  dont 
la  terre  même  semble  trembler;  puis  ce  sont  de  continuels  dégâts,  de 
perpétuels  accidens.  Une  génisse,  un  poulain  sont  enlevés,  un  homme 
même   disparaît':  l'alarme  se  répand  sous  toutes  les  tentes,   les 
femmes  tremblent  pour  leurs  biens  et  pour  leurs  enfans;  de  tous  les 
côtés,  ce  sont  des  plaintes.  Les  chasseurs  décrètent  la  mort  de  cet 
incommode  voisin.  On  fait  une  publication  dans  les  marchés  pour 
qu'à  tel  jour  et  à  te'le  heure  cavaliers  et  fantassins,  tous  les  hommes 
en  état  de  chasser,  soient  réunis  en  armes  à  un  endroit  désigné.  On  a 
reconnu  d'avance  le  fourré  où  le  lion  se  retire  pendant  la  journée; 
on  se  met  en  marche,  les  fantassins  sont  en  tête.  Quand  ils  arrivent 
à  une  cinquantaine  de  pas  du  buisson  où  ils  doivent  rencontrer  l'en- 
nemi, ils  s'arrêtent,  ils  s'attendent,  se  réunissent  et  se  forment  sur 
trois  rangs  de  profondeur,  le  deuxième  rang  prêt  à  entrer  dans  les 
intervalles  du  premier,  si  un  secours  est  nécessaire,  le  troisième  rang 
bien  serré,  bien  uni  et  composé  d'excellens  tireurs  qui  forment  une 
invincible  réserve.  Alors  commence  un  étrange  spectacle.  Le  premier 
rang  se  met  à  injurier  le  lion  et  même  à  envoyer  quelques  balles 
dans  sa  retraite  pour  le  décider  à  sortir.  «  Le  voilà  donc,  celui  qui  se 
croit  le  plus  brave!  Il  n'a  pas  su  se  montrer  devant  des  hommes;  ce 
n'est  pas  lui,  ce  n'est  pas  le  lion,  ce  n'est  qu'un  lâche  voleur;  que 
Dieu  le  maudisse  !  »  Le  lion,  que  l'on  aperçoit  quelquefois  pendant 
qu'on  le  traite  ainsi,  regarde  tranquillement  de  tous  les  côtés,  bâille, 
s'étire  et  semble  insensible  à  tout  ce  qui  se  passe  autour  de  lui. 
Cependant  quelques  balles  isolées  le  frappent;  alors  il  vient,  magni- 
fique d'audace  et  de  courage,  se  placer  devant  le  buisson  qui  le  con- 
tenait. On  se  tait,  le  lion  rugit,  roule  des  yeux  flamboyans,  se  recule, 
se  couche,  se  relève,  fait  craquer  avec  son  corps  et  sa  queue  toutes 
les  branches  qui  l'entourent.  Le  premier  rang  décharge  ses  armes; 
le  lion  s'élance  et  vient  tomber  le  plus  souvent  sous  le  feu  du 
deuxième  rang,  qui  est  entré  dans  les  intervalles  du  premier.  Ce  mo- 
ment est  critique,  car  le  lion  ne  cesse  la  lutte  que  lorsqu'une  balle 
l'a  frappé  à  la  tête  ou  au  cœur.  Il  n'est  pas  rare  de  le  voir  continuer 
à  combattre  avec  dix  ou  douze  balles  à  travers  le  corps;  c'est  dire 


LA   CHASSE   EN   AFRIQUE.  .  1009 

que  les  fantassins  ne  l'abattent  jamais  sans  avoir  des  hommes  tués 
ou  blessés. 

Les  cavaliers  qui  ont  accompagné  cette  infanterie  n'ont  rien  à  faire 
tant  que  leur  ennemi  ne  quitte  pas  les  pays  accidentés  ;  leur  rôle 
commence,  si,  comme  cela  a  lieu  quelquefois  dans  les  péripéties  de 
la  lutte,  les  hommes  à  pied  parviennent  à  rejeter  le  lion  sur  un  pla- 
teau ou  dans  la  plaine.  Alors  s'engage  un  nouveau  genre  de  combat 
qui  a  bien  aussi  son  intérêt  et  son  originalité.  Chaque  cavalier,  sui- 
vant son  agilité  et  sa  hardiesse,  lance  son  cheval  à  fond  de  train, 
tire  sur  le  lion  comme  sur  une  cible  à  une  courte  distance,  tourne 
sa  monture  dès  que  son  coup  est  parti,  et  va  plus  loin  charger  son 
arme  pour  recommencer  aussitôt.  Le  lion,  attaqué  de  tous  les  côtés, 
blessé  à  chaque  instant ,  fait  face  partout  ;  il  se  jette  en  avant,  fuit, 
revient,  et  ne  succombe  qu'après  une  lutte  glorieuse,  mais  que  sa 
défaite  doit  fatalement  terminer,  car  contre  des  cavaliers  et  des  che- 
vaux arabes,  tout  succès  lui  devient  impossible.  Il  n'a  que  trois  bonds 
terribles;  sa  course  ensuite  manque  d'agilité.  Un  cheval  ordinaire  le 
distance  sans  peine.  Il  faut  avoir  vu  un  pareil  combat  pour  s'en  faire 
une  idée.  Chaque  cavalier  lance  une  imprécation  ;  les  paroles  se 
croisent,  les  burnous  se  relèvent,  la  poudre  tonne;  on  se  presse,  on 
s'évite;  le  lion  rugit,  les  balles  sifflent;  c'est  vraiment  émouvant. 
Malgré  tout  ce  tumulte,  les  accidens  sont  fort  rares.  Les  chasseurs 
n'ont  guère  à  redouter  qu'une  chute  qui  les  jetterait  sous  la  griffe 
de  leur  ennemi,  ou,  mésaventure  plus  fréquente,  une  balle  amie, 
mais  imprudente. 

On  connaît  maintenant  la  forme  la  plus  pittoresque,  la  plus  guer- 
rière que  puisse  prendre  la  chasse  au  lion.  Cette  chasse  se  fait  encore 
par  d'autres  procédés  qui  peut-être  même  ont  quelque  chose  de  plus 
sûr  et  de  plus  promptement  efficace.  Les  Arabes  ont  remarqué  que, 
le  lendemain  d'un  jour  où  il  a  enlevé  et  mangé  des  bestiaux,  le  lion, 
sous  l'empire  d'une  digestion  difficile,  reste  dans  sa  retraite  fatigué, 
endormi,  incapable  de  bouger.  Lorsqu'un  lieu  troublé  d'ordinaire 
par  des  rugissemens  reste  une  soirée  entière  dans  le  silence,  on  peut 
croire  que  l'hôte  redoutable  qui  l'habite  est  plongé  dans  cet  état 
d'engourdissement.  Alors  un  homme  courageux,  dévoué,  arrive  en 
suivant  la  piste  jusqu'au  massif  où  se  tient  le  monstre,  l'ajuste  et  le 
tue  raide  en  lui  logeant  une  balle  entre  les  deux  yeux.  Kaddour-ben- 
Mohammed,  des  Oulad-Messelem,  fraction  desOunougha,  passe  pour 
avoir  tué  plusieurs  lions  de  cette  manière. 

On  emploie  aussi  contre  le  lion  différentes  espèces  d'embuscades. 
Ainsi  les  Arabes  bédouins  pratiquent  sur  la  route  de  son  repaire  une 
excavation  qu'ils  recouvrent  d'une  mince  cloison.  L'animal  brise  par 
son  poids  ce  léger  plancher  et  se  trouve  pris  comme  le  loup  dans  les 

TOME   I.  65 


1010  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pièges  que  préparent  nos  paysans.  Quelquefois  on  creuse  auprès 
d'un  cadavre  un  trou  recouvert  de  forts  madriers  entre  lesquels  on 
ménage  seulement  une  ouverture  nécessaire  pour  laisser  passer  le 
canon  d'un  fusil.  C'est  dans  ce  trou  appelé  melebda  que  le  chasseur 
se  blottit.  Au  moment  où  le  lion  se  dirige  vers  le  cadavre,  il  l'ajuste 
avec  soin  et  fait  feu.  Souvent  le  lion,  lorsqu'il  n'a  pas  été  atteint,  se 
jette  sur  le  melebda,  brise  avec  ses  griffes  les  madriers,  et  dévore  le 
chasseur  derrière  son  rempart  anéanti. 

Quelques  hommes  enfin  entreprennent  contre  le  lion  une  chasse 
aventureuse  et  héroïque,  rappelant  les  prouesses  chevaleresques. 
Yoici  comment,  à  son  dire,  s'y  prenait  Si-Mohammed-Esnoussi, 
homme  d'une  véracité  reconnue,  qui  habitait  le  Djebel-Gueroul,  au- 
près de  Tiaret.  ((  Je  montais  sur  un  bon  cheval  (c'est  Mohammed 
lui-même  qui  parle  par  la  bouche  d'Abd-el-Kader),  et  je  me  rendais 
à  la  forêt  par  une  nuit  où  brillait  la  lune.  J'étais  bon  tireur  alors, 
jamais  ma  balle  ne  tombait  à  terre.  Je  me  mettais  à  crier  plusieurs 
fois  :  Ataiah  !  Le  lion  sortait  et  se  dirigeait  vers  l'endroit  d'où  par- 
tait le  cri,  et  je  tirais  aussitôt  sur  lui.  Souvent  un  même  fourré  ren- 
fermait plusieurs  lions  qui  se  présentaient  à  la  fois.  Si  une  de  ces 
bêtes  m'approchait  par  derrière,  je  tournais  la  tête  et  je  visais  par 
dessus  la  croupe  de  mon  cheval;  puis,  dans  la  crainte  d'avoir  man- 
qué, je  partais  au  galop.  Si  j'étais  attaqué  par  devant,  je  détournais 
mon  cheval  et  recommençais  la  même  manœuvre.  » 

Les  gens  du  pays  affirment  que  le  nombre  des  lions  tués  par 
Mohammed-ben-Esnoussi  atteignait  presque  la  centaine.  Cet  intré- 
pide chasseur  vivait  encore  en  l'an  1253  (1836  de  Jésus-Christ). 
«  Quand  je  le  vis,  dit  Abd-el-Kader,  il  avait  perdu  la  vue;  qu'il 
jouisse  de  la  miséricorde  de  Dieu!  » 

Une  chasse  plus  dangereuse  encore  que  la  chasse  dirigée  contre  le 
lion  lui-même,  c'est  la  chasse  que  l'on  fait  à  ses  petits.  Il  se  ren- 
contre toutefois  des  gens  pour  tenter  cette  périlleuse  entreprise. 
Tous  les  jours,  le  lion  et  la  lionne  sortent  de  leur  tanière  vers  trois 
ou  quatre  heures  de  l'après-midi,  pour  aller  au  loin  faire  une  recon- 
naissance dont  le  but  est  sans  doute  de  procurer  des  alimens  à  leur 
famille.  On  les  voit  sur  une  hauteur,  examiner  les  douars,  la  fumée 
qui  s'en  échappe,  l'emplacement  des  troupeaux.  Ils  s'en  vont  après 
avoir  poussé  quelques  horribles  rugissemens  qui  sont  des  avertisse- 
mens  précieux  pour  les  populations  d'alentour.  C'est  pendant  cette 
absence  qu'il  faut  se  glisser  avec  adresse  jusqu'aux  petits,  et  les  en- 
lever en  ayant  bien  soin  de  les  bâillonner  étroitement,  car  leurs  cris 
ne  manqueraient  pas  d'attirer  un  père  et  une  mère  qui  ne  pardon- 
neraient point.  Après  un  coup  de  cette  nature,  tout  un  pays  doit  re- 
doubler de  vigilance.  Pendant  sept  ou  huit  jours,  ce  sont  des  courses 


LA   CHASSE   EN   AFRIQUE.  1011 

éperdues  et  des  rugissemens  atroces  ;  le  lion  en  devient  terrible.  Il 
ne  faudrait  pas  alors,  suivant  l'expression  arabe,  que  «  l'œil  vînt  à 
rencontrer  l'œil.  » 

La  chair  du  lion,  quoiqu'on  la  mange^  quelquefois,  n'est  pas 
bonne,  mais  sa  peau  est  un  présent  précieux;  on  ne  la  donne  qu'aux 
sultans,  aux  chefs  illustres,  ou  bien  aux  marabouts  et  aux  zaouyas. 
Les  Arabes  croient  qu'il  est  bon  de  dormir  sur  une  peau  de  lion  :  on 
éloigne  ainsi  les  démons,  on  conjure  le  malheur  et  on  se  préserve  de 
certaines  maladies.  Les  griffes  du  lion  montées  en  argent  deviennent 
des  ornemens  pour  les  femmes.  La  peau  de  son  front  est  un  talis- 
man que  certains  hommes  placent  sur  leurs  têtes  pour  maintenir 
dans  leurs  cervelles  l'audace  et  l'énergie. 

En  résumé,  la  chasse  au  lion  est  en  grand  honneur  dans  le  pays 
arabe.  Tout  combat  contre  le  lion  peut  avoir  pour  devise  le  mot  de 
don  Diègue  à  Rodrigue  :  «  Meurs  ou  tue.  »  —  «  Celui  qui  le  tue  le 
mange,  dit  le  proverbe,  et  celui  qui  ne  le  tue  pas  en  est  mangé.  » 
Aussi  donne-t-on  à  un  homme  qui  a  tué  un  lion  ce  laconique  et  viril 
éloge;  on  dit  :  <(  Celui-là,  c'est  lui.  —  Hadak-houa.  » 

Une  croyance  populaire  montre  la  grandeur  du  rôle  que  joue  le 
lion  dans  la  vie  et  dans  l'imagination  arabes.  Quand  le  lion  rugit,  le 
peuple  prétend  que  l'on  peut  facilement  distinguer  les  paroles  sui- 
vantes :  «  Ahna  ou  ben  et  mera;  —  moi  et  le  fils  de  la  femme.  »  Or, 
comme  il  répète  deux  fois  ben  el  mera  et  ne  dit  Ahna  qu'une  seule 
fois,  on  en  conclut  qu'il  ne  reconnaît  au-dessous  de  lui  que  \Qfils  de 
la  femme. 

La  vie  du  chasseur,  —  ces  quelques  épisodes  auront  suffi  à  le 
prouver,  —  est  toute  l'existence  de  l'Afrique.  C'est  la  vie  du  péril,  de 
l'aventure,  des  courses  infatigables  dans  le  désert,  des  audacieuses 
excursions  à  travers  la  montagne  et  les  bois.  La  terre  africaine  est 
comme  un  dernier  refuge  où  l'héroïsme  individuel,  plus  inutile  cha- 
que jour  en  Europe,  poursuit  ses  glorieux  ébats. 

Général  E.  Daumas. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE, 


28  février  1853. 

Chaque  jour  heureusement  ne  vient  point,  au  moment  où  nous  sommes, 
changer  la  face  pohtique  du  monde,  et  particulièrement  du  continent  euro- 
péen. On  n'en  est  plus  à  ces  périodes  néfastes  des  dernières  années  où  il  n'était 
possible  de  s'aborder  chaque  matin  qu'en  s'interrogeant  sur  les  catastrophes 
de  la  veille,  sur  les  révolutions  triomphantes,  sur  les  trônes  ébranlés,  sur  les 
couronnes  traînées  dans  la  boue  des  émeutes.  C'est  comme  un  torrent  rentré 
dans  son  lit.  La  sécurité  générale  a  fait,  il  est  vrai,  de  très  réels  progrès,  et, 
dans  ce  rétablissement  d'une  certaine  sécurité,  on  ne  saurait  méconnaître  la 
part  qui  revient  à  l'initiative  de  la  France  et  de  son  gouvernement.  11  n'est 
point  cependant  un  esprit  juste  et  réfléchi  qui  ne  sente  qu'au  fond  il  reste 
toujours  dans  la  situation  de  l'Europe  quelque  chose  d'incertain  et  de  pré- 
caire, tant  il  est  difficile  à  tout  un  continent  de  se  rasseoir  dans  des  condi- 
tions régulières  et  naturelles  après  les  commotions  les  plus  puissantes.  Les 
révolutions  ont  en  effet  un  résultat  étrange  et  facile  à  observer  :  même  quand 
on  a  secoué  leur  joug,  elles  se  survivent  par  les  embarras  et  les  complications 
qu'elles  laissent  après  elles  ;  elles  multiplient  les  occasions  de  froissemens  ou 
de  dissidences;  eUes  accumulent  les  fermens  périlleux,  les  élémens  inflam- 
mables, et  comme  on  sait  bien  qu'il  faut  souvent  peu  de  chose,  un  entraîne- 
ment, une  ardeur  irréfléchie,  une  étincelle  pour  rallumer  tant  de  passions  à 
peine  assoupies  et  contenues,  pour  transformer  le  jeu  naturel  des  antago- 
nismes internationaux  en  conflits  redoutables,  on  s'accoutume  à  vivre  dans 
une  certaine  inquiétude  en  interrogeant  sans  cesse  l'avenir;  on  ne  sait  pas 
ce  qu'on  craint,  mais  on  craint.  Il  semble  qu'il  y  ait  une  force  des  choses  qui 
conduise  les  événemens,  et  on  finit  par  se  dire  périodiquement  que  si  ce  n'est 
au  printemps,  ce  sera  tout  au  moins  à  l'automne  que  devra  se  produire  une 
explosion  quelconque.  L'habileté  et  la  prévoyance  des  gouvernemens  sauront 
bien  empêcher,  nous  n'en  doutons  pas,  que  ce  ne  soit  ni  pour  le  printemps 
ni  pour  l'automne;  mais  c'est  un  motif  de  plus  pour  observer  cet  état  singu- 
lier où  une  certaine  attente  inquiète  se  mêle  au  besoin  du  repos,  comme  il 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1013 

arrive  toujours  lorsqu'on  s'est  beaucoup  agité  et  qu'on  travaille  à  reprendre 
son  équilibre. 

Qu'on  le  remarque  d'ailleurs  :  ce  ne  sont  point  là  des  symptômes  particuliers 
à  un  pays;  ils  sont  communs  à  tous  les  pays,  car  c'est  là  encore  un  autre  effet 
des  révolutions  :  elles  mettent  entre  les  peuples  une  intime  et  invincible  soli- 
darité, qui  montre  leur  vie  gouvernée  par  les  mêmes  influences  supérieures, 
tantôt  livrée,  comme  il  y  a  quelques  années,  à  un  même  esprit  de  vertige  et 
d'agitation,  tantôt  dominée  comme  aujourd'hui  par  un  courant  universel  de 
réaction  qui  revêt  partout  le  même  caractère.  C'est  ce  qui  fait  qu'au  point 
de  vue  extérieur,  comme  au  point  de  vue  intérieur,  rien  de  ce  qui  touche  un 
pays,  rien  de  ce  qui  l'ébranlé  ou  le  menace,  n'est  indifférent  pour  les  autres. 
Chaque  incident  nouveau  atteste  cette  solidarité  en  ravivant  le  sentiment 
de  cette  situation  précaire  dont  jious  pariions.  Certes  rien  n'est  plus  exécra- 
blement  odieux  en  soi-même  que  cet  attentat  dont  vient  d'être  l'objet  le  jeune 
souverain  de  l'Autriche  en  se  promenant  sur  les  remparts  de  Vienne  :  on  a 
quelque  peine  à  concevoir  ce  froid  et  criminel  fanatisme  de  l'assassinat  qui 
semble  faire  dépendre  la  sécurité  d'un  peuple  de  la  folie  d'un  seul  homme  ; 
mais  ce  qui  augmente  encore,  s'il  est  possible,  la  gravité  d'un  tel  attentat,  ce 
qui  ajoute  du  moins  à  sa  signification,  c'est  qu'il  se  lie  évidemment  à  une 
situation  générale  dans  laquelle  tout  le  monde  est  solidaire,  c'est  qu'il  atteint 
un  instinct  universel  et  par  le  fait  même  du  crime  et  par  l'incessant  péril 
dont  il  obsède  les  imaginations.  Ce  n'est  point  assurément  un  crime  de  cette 
nature  qui  peut  tempérer  et  adoucir  le  courant  de  réaction  qui  règne  en  Eu- 
rope; il  le  justifie  au  contraire.  Il  en  est  de  même  dans  un  tout  autre  ordre 
d'incidens.  Il  y  a  aujourd'hui  en  Europe  un  assez  grand  nombre  de  questions 
engagées.  Les  événemens  de  Milan  ont  mis,  à  ce  qu'il  semble,  l'Autriche 
dans  la  nécessité  de  prendre  des  mesures  rigoureuses  contre  la  Suisse  par  un 
blocus  du  Tessin  et  de  placer  ce  pays  sous  la  menace  d'une  action  plus  directe 
encore.  Peut-être  ces  mêmes  événemens  ont-ils  réveillé  dans  quelques  cabi- 
nets la  pensée  d'intervenir  auprès  de  l'Angleterre  pour  réclamer  l'extinction 
de  ce  foyer  de  propagande  révolutionnaire  qu'elle  entretient  ou  qu'elle  tolère 
chez  elle.  D'un  autre  côté,  vers  l'Orient,  se  débattent  toutes  ces  affaires  du 
Monténégro,  des  lieux  saints,  qui  mettent  en  contact  et  en  lutte  toutes  les 
influences,  toutes  les  rivalités,  toutes  les  ambitions,  et  semblent  faire  chan- 
celer une  fois  de  plus  l'indépendance  de  l'empire  ottoman.  Chacun  de  ces 
incidens  a  par  lui-même  assurément  une  assez  grande  importance,  mais  ce 
qui  fait  qu'il  s'y  attache  un  intérêt  plus  vif  encore,  c'est  qu'on  sent  bien  que, 
chacun  d'eux  est  réellement  comme  un  fil  auquel  est  suspendue  la  paix  géné- 
rale. De  toutes  parts  éclate  ainsi  cette  solidarité  qui  existe  entre  les  peuples, 
—  solidarité  dans  la  politique  intérieure  et  dans  la  politique  extérieure,  soli- 
darité dans  les  besoins  d'ordre  et  de  paix,  solidarité  dans  le  péril  et  jusque 
dans  ces  inquiétudes  qui  naissent  au  spectacle  de  complications  dont  on  ne 
prévoit  pas  l'issue.  Ces  complications  sont  réelles;  c'est  là  ce  dont  on  ne  sau- 
rait douter.  Pour  le  moment,  c'est  peut-être  sur  un  des  points  que  nous  indi- 
quions, en  Orient,  que  se  préparent  les  éventualités  les  plus  graves,  et  récem- 
ment en  Angleterre  même ,  un  des  principaux  organes  de  la  presse  semblait 
laisser  pressentir  un  singulier  revirement  dans  l'opinion  publique  anglaise  à 
l'égard  de  l'indépendance  de  l'empire  ottoman.  L'Angleterre,  au  fond,  n'en 


1014  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

prend  point  autrement  souci  que  ce  qu'il  faut  pour  avoir  sa  part  dans  une 
succession  qu'elle  prévoit  devoir  s'ouvrir.  Cela  veut-il  dire,  puisque  nous  nous 
sommes  servis  de  ce  terme,  que  ce  fil  auquel  est  suspendue  la  paix  générale 
doive  nécessairement  être  tranché  sur  quelque  point  par  un  caprice  soudain? 
Il  faut  infiniment  mieux  augurer,  nous  le  pensons,  de  la  sagesse  des  gouver- 
nemens.  Il  y  a  d'ailleurs  bien  des  raisons  de  croire  au  maintien  de  la  paix; 
la  première,  c'est  qu'on  est  trop  prévenu,  on  se  tient  trop  depuis  longtemps 
sur  un  qui-vive  perpétuel,  on  s'attend  trop  à  tout  peut-être,  pour  qu'il  ar- 
rive rien.  Il  y  a  un  autre  motif  encore,  c'est  que,  comme  nous  l'avons  dit 
quelquefois,  ni  les  goûts  ni  les  intérêts  des  peuples  ne  sont  aux  conflagra- 
tions. Il  règne  plutôt  de  toutes  parts  un  besoin  ardent  de  mettre  les  premiers 
biens  de  la  civilisation  au-dessus  des  querelles  incidentes,  des  susceptibilités 
et  des  rivalités  secondaires,  des  alarmes  factices.  Il  y  a  en  outre  chez  tous  les 
gouvernemens,  sans  nul  doute,  l'intelligence  de  cette  solidarité  qui  existe 
entre  l'ordre  intérieur  dans  chaque  pays  et  cet  ordre  d'une  espèce  plus  élevée 
et  plus  générale  qu'on  nomme  la  paix  du  continent;  peut-être  n'est-il  pas -en 
Europe  beaucoup  de  gouvernemens  dont  la  sécurité  intérieure  n'eût  à  souf- 
frir d'un  ébranlement  qui  serait  aujourd'hui  infailliblement  universel,  et  il 
y  a  bien  là,  ce  nous  semble,  de  quoi  faire  réfléchir. 

Quant  à  la  France,  elle  est  naturellement  et  nécessairement  partie  princi- 
pale dans  cette  situation,  et  ce  qu'il  y  a  de  singulier,  en  présence  des  perpé- 
tuelles accusations  portées  contre  elle,  c'est  que  d'aucun  côté  ne  sont  venues 
plus  d'assurances  réitérées  en  faveur  de  la  paix.  L'autre  jour  encore,  l'empe- 
reur renouvelait  ces  assurances  dans  son  discours  d'inauguration  de  la  session 
législative.  Il  faisait  mieux,  il  annonçait  une  nouvelle  réduction  de  vingt 
mille  hommes  dans  l'armée,  ce  qui  porte  à  cinquante  mille  le  chiffre  de  la 
réduction  opérée  dans  les  forces  militaires  françaises  depuis  1832.  Il  serait  ce- 
pendant étrange  que  la  France  fût  la  seule  à  confirmer  par  des  actes  ses  décla- 
rations pacifiques.  Tandis  que  l'Angleterre  semble  faire  beaucoup  de  bruit  des 
armemens  des  autres,  uniquement  i)eut-être  pour  accroître  les  siens,  tandis 
que  la  Russie  et  l'Autriche  font  sentir  le  poids  de  leur  prépondérance  en  Tur- 
quie, il  serait  singulier  que  la  France  fût  la  seule  à  ne  cacher  aucune  ambi- 
tion sous  ses  paroles.  Ce  n'est  point  que,  le  jour  où  certaines  questions  se 
poseraient  en  Europe,  la  France  n'eût  un  rôle  à  jouer;  quel  que  soit  le  gou- 
vernement qui  soit  à  sa  tête,  il  y  a  pour  elle  au-dessus  de  tout  des  intérêts 
permanens  d'influence,  de  grandeur,  de  sécurité  même,  et  le  gouvernement 
actuel  ne  l'ignore  pas  plus  que  ceux  qui  l'ont  précédé.  Mais  ces  questions,  — 
qu'elles^s'élèvent  au  cœur  de  l'Europe  ou  en  Turquie,  —  on  ne  peut  se  dissi- 
muler que  la  paix  du  monde  y  est  attachée,  et  il  serait  difficile  de  comprendre, 
de  la  part  des  cabinets,  une  habileté  et  une  prudence  qui  consisteraient  à 
les  faire  naître  et  à  imposer  ainsi  à  notre  pays  une  action  immédiate.  N'y 
a-t-il  pas  aujourd'hui  pour  tous  les  gouvernemens  une  conduite  plus  natu- 
relle, plus  juste,  plus  conforme  aux  besoins  de  la  civilisation  et  qui  se  réduit 
tout  simplement  à  permettre  à  l'Europe  de  se  rasseoir,  de  se  remettre  des 
catastrophes  qui  ont  troublé  la  société  universelle  jusque  dans  ses  fonde- 
mens,  de  retrouver  ses  forces  pour  les  appliquer,  non  à  la  guerre,  mais  au 
progrès  moral  et  intellectuel,  au  développement  de  l'industrie,  du  commerce 
et  de  toutes  les  ressources  du  génie  contemporain?  De  quelque  manière  qu'on 


REVUE.  —  CHROmQUE.  1015 

envisage  la  situation  du  continent,  il  n'y  a,  aujourd'hui  comme  hier,  que 
deux  politiques  en  présence  :  celle  qui,  en  sauvegardant  la  paix,  garantira 
la  sécurité  intérieure,  l'ordre  matériel  dans  chaque  pays,  et  celle  qui,  en  met- 
tant la  paix  en  danger,  ramènera  la  révolution,  comme  une  alliée  pour  les 
uns,  comme  une  ennemie  pour  les  autres,  et  probablement  pour  profiter  des 
désastres  de  tous.  Le  choix  des  cabinets  ne  saurait  assurément  être  douteux, 
comme  le  gouvernement  français  semble  avoir  déjà  fait  le  sien  jusqu'ici. 

C'est  là  en  elTet,  ainsi  que  nous  le  disions,  un  des  principaux  traits  du 
discours  du  chef  de  l'état  à  l'inauguration  de  la  session  législative.  L'empç- 
reur,  une  fois  de  plus,  rattache  la  politique  extérieure  de  la  France  à  la 
pensée  de  la  paix,  d'une  paix  digne,  honorable  et  profitable  pour  tous.  Cette 
pensée  même  semble  être  pour  le  chef  du  nouvel  empire  l'objet  d'une  vive 
et  constante  préoccupation,  manifestée  depuis  quelque  temps  dans  plus  d'une 
occasion  et  sous  diverses  formes  par  le  gouvernement.  Quant  à  l'intérieur, 
l'empereur  dans  son  discours  ne  pouvait  que  constater  la  situation  de  la 
France  après  un  an  de  repos,  —  le  calme  du  pays,  le  progrès  de  la  fortune  na- 
tionale, l'amélioration  des  ressources  publiques,  le  développement  de  l'indus- 
trie et  du  commerce.  Au  demeurant,  dans  cette  phase  nouvelle  où  la  France 
est  entrée,  bien  des  habitudes  ont  dû  se  transformer.  Les  partis  eux-mêmes, 
éprouvés  par  les  événemens,  sont  tenus  de  chercher  à  se  rajeunir,  à  se  re- 
tremper au  contact  des  intérêts  réels  et  permanens,  à  se  dépouiller  de  tout 
étroit  esprit  de  coterie  ou  de  secte.  N'est-ce  point  ainsi  que  la  situation  d'un 
pays  arrive  graduellement  à  s'adoucir  et  à  se  détendre?  N'est-ce  point  ainsi 
qu'on  peut  revenir  pas  à  pas  vers  cette  liberté  dont  l'empereur  parlait  l'autre 
jour,  et  qu'il  représentait  non  comme  un  instrument  de  fondation,  mais 
comme  le  couronnement  des  édifices  politiques  que  le  temps  consolide?  S'il 
nous  était  permis  d'interpréter  cette  haute  et  sérieuse  pensée,  nous  pourrions 
dire,  nous  aussi  :  Oui  sans  doute,  la  liberté  par  elle-même,  considérée  abso- 
lument, ne  fonde  rien;  elle  n'est  qu'un  mot  dont  on  flatte  les  passions.  La 
liberté  n'est  puissante,  efficace  et  réelle,  qu'avec  les  mœurs  qui  l'entre- 
tiennent, avec  l'instinct  moral  qui  la  discipline,  avec  toutes  les  notions  de 
vérité  et  de  justice  qui  lui  tracent  la  route,  et  alors  elle  est  le  couronnement 
naturel  de  ces  vertus  et  de  ces  mobiles  qu'elle  suppose,  et  sans  lesquels  elle  n'est 
qu'une  déception  périodique.  Aussi  ce  qu'il  faut  prêcher  aux  peuples,  ce  n'est 
point  la  liberté  en  elle-même,  c'est  l'ensemble  des  vertus  qui  la  rendent 
possible,  infaillible  et  féconde;  ce  qu'il  faut  leur  montrer  dans  la  liberté,  ce 
n'est  pas  un  droit  qu'on  acquiert  en  naissant,  c'est  une  conquête  laborieuse 
et  lente,  achetée  par  le  respect  de  la  loi,  par  la  vigueur  intérieure  de  la  con- 
science, par  une  perpétuelle  surveillance  sur  soi-même  et  par  un  effort  per- 
manent pour  concilier  le  respect  de  la  société  avec  l'usage  libre  des  facultés 
individuelles.  C'est  ainsi  que  nous  nous  permettrions  d'interpréter  une  pensée 
qui  dit  d'ailleurs  très-certainement  tout  ce  qu'elle  veut  dire. 

Maintenant  la  session  est  commencée,  et  les  travaux  qui  l'ahmenteront 
vont  suivre  leur  cours  sous  nos  yeux.  Si  le  corps  législatif  a  aujourd'hui 
moins  d'éclat  et  de  retentissement  qu'autrefois,  il  lui  reste  du  moins  le  do- 
maine des  affaires  pratiques,  où  il  peut  exercer  une  utile  influence.  Le  séna- 
tus-cousulte  du  mois  de  décembre,  on  s'en  souvient,  a  tracé  d'une  manière 


1016  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

distincte  la  sphère  d'action  du  corps  législatif  et  celle  du  gouvernement. 
Le  corps  législatif  vote  les  lois  qui  lui  sont  soumises,  discute  le  budget;  le 
gouvernement  agit,  administre,  use  des  ressources  mises  à  sa  disposition, 
dirige  ou  modilie  souverainement  l'ensemble  des  services  publics,  et  son  acti- 
vité est  loin  d'être  en  suspens.  Il  a  rendu  en  ces  derniers  jours  divers  décrets 
qui  touchent  à  des  intérêts  également  sérieux,  quoique  d'une  nature  assez 
différente.  L'un  des  plus  graves  de  ces  décrets  est  celui  qui  élève  la  solde  des 
sous-ofûciers  de  l'armée  :  c'est  la  réalisation  d'une  pensée  probablement 
nourrie  depuis  longtemps  par  le  gouvernement  et  empreinte  d'un  juste  esprit 
de  sollicitude.  L'augmentation  de  la  solde  des  sous-officiers  absorbe  naturel- 
lement une  portion  de  l'économie  obtenue  par  la  réduction  de  l'armée.  La 
seule  question  qui  pût  se  présenter  était  celle  de  savoir  si  cette  diminution 
de  dépenses  d'un  côté  et  cette  augmentation  de  l'autre  n'entraînaient  point 
la  nécessité  d'une  sanction  législative.  Le  gouvernement  l'a  tranchée  dans  le 
sens  de  sa  prérogative,  et  il  a  agi  de  même  dans  un  autre  ordre  d'idées,  en 
transportant  toute  une  portion  de  la  direction  des  beaux-arts,  —  théâtres 
subventionnés,  encouragemens  aux  lettres,  musées,  —  du  ministère  de  l'in- 
térieur au  ministère  d'état.  11  en  était  déjà  ainsi  sous  le  premier  empire;  sous 
la  restauration,  ces  mômes  attributions  étaient  da  ressort  du  ministère  de  la 
maison  du  roi.  Cette  restitution  n'a  donc  rien  qui  soit  nouveau.  Seulement  on 
peut  se  demander  s'il  existe  aujourd'hui  un  rapport  bien  réel  entre  la  surveil- 
lance des  autres  théâtres,  la  censure,  ce  qui  reste  en  un  mot  de  la  direction 
des  beaux-arts  au  ministère  de  l'intérieur  et  l'ensemble  de  ce  ministère  tel 
qu'il  vient  d'être  reconstitué  par  un  récent  décret.  Ce  n'est  point  d'ailleurs 
le  ministère  de  l'intérieur  seul  qui  subit  ces  remaniemens.  Il  y  a  quelques 
jours,  c'était  le  ministère  des  affaires  étrangères  qui  était  réorganisé;  le  mi- 
nistère des  finances  est  sur  le  point,  dit-on,  d'avoir  aussi  sa  réorganisation. 

C'est  une  pensée  ordinaire  à  chaque  gouvernement  nouveau,  souvent  à 
chaque  nouveau  ministère,  de  remanier  ainsi  les  services  publics.  Certaine- 
ment il  est  des  modifications  que  les  circonstances  nécessitent;  l'extension 
ou  la  diminution  de  certains  travaux,  le  déplacement  des  affaires  et  des  inté- 
rêts, peuvent  exiger  des  organisations  nouvelles.  A  vrai  dire  cependant,  s'il  y 
a  quelque  progrès  à  poursuivre,  et  à  notre  avis  cela  n'est  point  douteux,  est-ce 
sur  les  mécanismes  et  les  cadres  administratifs  que  les  changemens  doivent 
porter?  Ne  serait-ce  point  plutôt  sur  l'esprit  même  qui  préside  au  choix  des 
employés,  à  la  direction  de  leurs  travaux,  à  la  fixation  de  leur  position?  Il  y 
a  par  malheur  en  France  une  pensée  singulière  que  tout  le  monde  favorise, 
parce  que  tout  le  monde  y  est  intéressé  :  c'est  que  chacun  doit  avoir  sa  place 
dans  les  administrations  publiques,  et  qu'il  y  va  du  salut  de  l'état  d'entrete- 
nir le  plus  grand  nombre  possible  d'employés,  fallût-il  restreindre  les  émo- 
lumens  de  chacun.  Et  qu'en  résulte-t-il?  C'est  que  le  plus  souvent  sept  ou 
huit  personnes  font  languissamment  et  sans  zèle  ce  que  deux  ou  trois  hommes 
intelligens  et  laborieux  pourraient  faire,  c'est  que  les  administrations  se  peu- 
plent parfois  déjeunes  gens  qui  pensent  toujours  qu'ils  font  assez,  vu  le  trai- 
tement qu'ils  touchent.  Ne  serait-il  point  préférable  de  restreindre  le  nombre 
des  employés,  d'améliorer  leur  situation,  et  de  faire  de  ces  avantages  le  prix 
de  la  capacité  et  du  zèle?  En  général,  l'état  excelle  à  tracer  des  liiérarchies,  à 


•  REVUE.  —  CHRONIQUE.  1017 

stipuler  des  règles  d'avancement,  à  fixer  des  limites  d'âge  pour  l'entrée  et 
pour  la  retraite,  en  un  mot  à  organiser  et  à  réorganiser.  Tout  cela  n'a  jamais 
empêché,  que  nous  sachions,  aucun  acte  de  favoritisme.  Après  chaque  chan- 
gement, chacun  se  retrouve  tel  qu'il  était  avant,  chacun  reprend  ses  habi- 
tudes, les  choses  suivent  leur  cours,  la  machine  fonctionne,  jusqu'à  ce  qu'il 
survienne  une  organisation  nouvelle  qui  ne  touche  pas  plus  que  la  précé- 
dente à  la  véritable  question.  Au  fond,  l'administration  française,  qui  est  heu- 
reusement purgée  de  bien  des  vices  des  administrations  étrangères,  souffre 
d'un  mal  assez  commun  de  notre  temps  :  c'est  qu'on  se  rend  peu  compte  des 
conditions  réelles  d'un  travail  sérieux  et  utile.  Il  s'est  propagé  dans  ces  ma- 
tières bien  des  notions  confuses  qui  ne  rendent  pas  plus  facile  une  réforme 
vraie,  profonde  et  efficace. 

Et  s'il  faut  tout  dire,  cette  incertitude  de  notions  et  d'idées  est-elle  donc 
surprenante?  Ne  s'étend-elle  pas  à  bien  d'autres  régions,  au  domaine  de  la 
.  pensée  elle-même?  Au  milieu  des  excès,  des  entraînemens  des  caprices  con- 
temporains, ne  semble- t-il  pas  souvent  se  manifester  une  altération  étrange 
dans  les  idées  sur  l'art,  sur  l'invention  littéraire,  sur  les  choses  de  l'esprit  et 
de  l'imagination,  sur  la  critique  elle-même?  Rien  n'est  plus  rare  que  de 
savoir  ce  qu'on  doit  faire,  et,  comme  on  ne  le  sait  pas  hien  pour  soi,  natu- 
rellement on  l'ignore  encore  plus  pour  les  autres.  Il  est  arrivé  ainsi  quelque- 
fois à  ce  recueil  même  de  voir  dénaturer  singulièrement  son  esprit  et  son 
but.  On  s'est  étonné  de  la  manière  dont  il  entendait  la  critique,  du  soin  qu'il 
mettait  à  reproduire  le  mouvement  des  littératures  étrangères,  à  initier 
notre  pays  à  l'histoire  des  peuples  inconnus,  et  de  l'oubli  où  il  laisserait  la 
France  et  notre  propre  littérature.  Il  a  même  circulé  depuis  longtemps  et  de 
tradition  bon  nombre  de  plaisanteries  qui  avaient  leur  prix  quand  elles 
étaient  neuves,  ce  qui  date  de  loin,  mais  qui  n'en  étaient  pas  plus  justes 
même  alors.  Multiplier  les  recherches  et  les  élémens  de  comparaison,  décrire 
le  mouvement  des  races,  interroger  le  mystère  des  civilisations  étrangères, 
étudier  le  caractère  des  peuples  dans  leur  histoire,  dans  leur  poésie,  dans  les 
œuvres  de  leur  imagination,  n'est-ce  donc  point  là  en  réalité  l'esprit  même 
de  la  critique  moderne  dans  ce  qu'il  a  de  plus  élevé  et  de  plus  nouveau? 
Malheureusement  il  y  a  toujours  en  France  de  courtes  vues  qui  s'étonnent 
que  tout  le  monde  ne  soit  pas  myope.  On  a  sa  petite  fenêtre  ouvrant  sur  son 
petit  jardin  où  croissent  de  petites  plantes  d'un  médiocre  parfum,  ou  bien  du 
seuil  d'un  salon  on  recueille  les  badinages  élégans,  les  bruits  qui  circulent, 
les  nouvelles  qui  se  succèdent,  —  et  c'est  cela  à  coup  sûr  qui  est  de  la  litté- 
rature! Soit,  c'est  un  genre  comme  un  autre  à  qui  il  faut  assurément  laisser 
ses  sectateurs;  mais  c'est  un  goût  qui  pourrait  rigoureusement  n'être  point 
universel,  et  il  est  sans  doute  permis  de  préférer  le  spectacle  du  monde;  il 
est  permis  d'aimer  à  aller  chercher  le  reflet  de  la  civilisation  de  la  France 
dans  les  plus  lointaines  contrées,  d'attacher  quelque  prix  aux  plus  curieux 
épisodes  qui  peuvent  se  produire,  de  trouver  quelque  saveur  dans  la  pensée 
de  l'Allemagne,  de  l'Angleterre,  des  États-Unis.  Cela  exclut-il  l'étude  de  la 
littérature  française?  Quel  est  donc  le  nom  éminent  qui  n'ait  illustré  ces 
pages  et  les  noms  plus  obscurs  qui  figuraient  auprès  de  lui?  Quelle  est 
l'œuvre  sérieuse  qui  n'ait  trouvé  une  appréciation,  sinon  toujours  du  goût 


1018  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'auteur,  du  moins  attentive  et  sincère?  Quel  est  même  Tessai  élevé  et 
inconnu  encore  qui  n'ait  été  recherché  et  observé?  Et  puis  ceux  qui  pensent 
que  nous  oublions  la  France  ont  très  certainement  du  papier  au  bout  de 
leur  plume;  rien  ne  leur  est  plus  facile  que  de  faire  fête  aux  merveilles  nou- 
velles, si  nombreuses  à  ce  qu'il  semble,  au  lieu  de  s'occuper  parfois  à  décou- 
vrir des  écrivains  et  des  œuvres  au  moins  aussi  inconnus  que  la  mer  Médi- 
terranée avant  que  >L  Alexandre  Dumas  l'eût  découverte.  Ce  qui  est  vrai, 
c'est  que  la  littérature  actuelle  fait  à  la  critique  de  rudes  devoirs,  ea  la  pla- 
çant entre  une  école  en  déchn  et  une  école  qui  se  ressent  trop  encore  des  cir- 
constances où  elle  grandit  péniblement. 

D'un  côté,  en  effet,  parmi  les  œuvres  de  l'école  d'il  y  a  vingt  ans,  qu'aper- 
çoit-on aujourd'hui?  C'est  un  roman  nouveau  de  M"®  Sand,  Mont-Revèche. 
Y  a-t-il  dans  ces  pages  quelque  étincelle  de  la  chaleur  d'autrefois,  quelque 
reflet  de  cette  éloquence  enivrante  et  périlleuse,  de  cette  éclatante  passion  dont 
on  sentait  les  frémissemens?  Dans  une  préface  attachée  à  Mont-Revèche,  l'au- 
teur assure  que  son  roman  ne  prouve  rien,  et  il  faut  bien  être  de  son  avis;  il 
ajoute  que  le  roman  en  général  ne  doit  rien  prouver,  ce  qui  peut  être  vrai  et 
faux  tout  à  la  fois.  Ce  qui  prouve  quelque  chose  dans  un  roman,  ce  n'est  pas 
la  moralité  oiseuse  que  viendra  débiter  à  la  dernière  page  tel  ou  tel  person- 
nage, ce  n'est  pas  la  morgue  pédante  de  sermonnaire  révolté  qui  se  fera  jour 
à  chaque  ligne;  ce  qui  exprime  la  pensée  d'une  œuvre  de  ce  genre,  c'est  le 
mouvement  de  l'action,  c'est  la  combinaison  des  caractères,  le  jeu  des  passions. 
C'est  justement  sous  ce  rapport  que  Mont-Revèche  ne  prouve  rien,  et  qu'il 
devrait  prouver  cependant.  Un  des  héros  du  roman  dit  à  un  poète  de  ses  amis 
qui  joue  aussi  son  rôle  dans  l'histoire  :  «  Dieu,  que  les  lettres  t'ont  gâté,  mon 
pauvre  Jules  !  Tu  composes  tant,  que  tu  ne  peins  plus  du  tout.  11  est  impos- 
sible de  voir  à  travers  ta  fantaisie  quelque  chose  qui  puisse  exister;  moi ,  je 
me  méiie  de  ta  femme  de  province,  etc.  »  N'en  peut-on  pas  dire  autant  de 
toutes  les  figures  de  Mont-Revèche?  Oui,  certes,  il  y  a  de  quoi  se  méfier  de 
cette  jeune  fille  impossible,  Éveline,  qui,  à  dix-huit  ans,  se  Uvre  au  plus  sa- 
vant manège  de  la  hardiesse  fémmine,  et  se  déguise  en  paysan  morvandiot 
pour  aller  seule,  la  nuit,  trouver  son  amant  dans  un  vieux  château;  ajoutez 
que  ce  n'est  point  l'amour  qui  la  conduit,  c'est  la  curiosité.  Ce  jugement,  que 
M""'  Sand  applique  si  singulièrement  à  son  poète,  ne  pourrait-on  pas  l'appli- 
quer à  elle-même?  Elle  compose  tant,  qu'elle  ne  peint  plus  guère.  La  pas- 
sion s'est  refroidie  chez  elle,  et  il  est  resté  mi  esprit  brillant  encore  sans  doute, 
mais  qui  s'amuse  à  jouer  avec  tous  ses  personnages  pour  leur  rire  au  nez  à 
la  fin,  nous  le  craignons  bien,  en  les  bénissant  dans  un  mariage  universel.  Il 
y  a  loin  déjà  de  Mont-Revèche  à  la  Mare  au  Diable  ou  à  la  Petite  Fadette! 
et  tandis  que  de  ce  côté  l'inspiration  semble  décliner,  quels  sont  les  symp- 
tômes de  l'inspiration  nouvelle?  Quelles  sont  les  œuvres  où  se  révèle  quelque 
vigueur  de  jeunesse?  Il  y  en  a  sans  doute,  et  ce  i^est  point  de  notre  part  que 
la  sympatliie  pourrait  leur  manquer;  il  y  a  des  talens  qui  s'élèvent  et  mû- 
rissent, il  est  des  esprits  pleins  d'une  fine  et  pénétrante  délicatesse;  c'est  un 
mouvement  qui  tend  à  se  dessiner,  im  groupe  qui  se  forme.  Eu  général  cepen- 
dant, dans  bien  de  ces  esprits  nouveaux  qui  naissent  depuis  quelque  temps 
à  la  vie  littéraire,  ce  qu'on  peut  remarquer,  c'est  une  certaine  ténuité  d'inspi- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1019 

ration,  une  certaine  complexion  délicate  et  frêle  ;  ce  qui  leur  manque,  c'est 
l'étude  et  la  réflexion,  c'est  la  puissance  originale  et  féconde.  Le  drame  que 
représentait  l'autre  soir  le  Théâtre-Français,  la  Mal' aria,  reproduction  d'un 
des  plus  dramatiques  épisodes  de  la  Divine  Comédie,  celui  de  la  Pia,  serait 
loin  de  prouver  le  contraire.  11  ne  faut  pas  s'y  méprendre  du  reste  :  si  des 
écoles  nouvelles  ont  tant  de  peine  à  se  former,  si  une  inspiration  plus  jeune 
est  lente  à  germer,  s'il  y  a  aujourd'hui  tant  de  tâtonnemens  et  d'incerti- 
tude dans  la  vie  littéraire,  la  cause  n'en  est  pas  seulement  dans  la  faiblesse 
individuelle  des  talens;  la  vérité  est  que  la  génération  actuelle  est  moins 
heureuse  que  celle  qui  l'a  précédée  dans  la  carrière  il  y  a  trente  ans.  A 
cette  époque,  le  vent  soufflait  dans  la  voile  des  novateurs  ;  tout  favorisait 
leurs  elTorts,  tout  était  à  tenter,  à  transformer,  à  rajeunir  dans  la  poésie, 
dans  le  roman,  au  théâtre.  En  présence  d'un  but  naturellement  tracé,  le 
moindre  effort  était  presque  compté  pour  du  génie.  Il  y  avait  dans  les  lec- 
teurs et  dans  les  poètes  une  certaine  fraîcheur  d'impressions  qui  tenait  à  l'au- 
rore d'une  époque  nouvelle.  Ceux  qui  viennent  aujourd'hui  trouvent  un  sol 
dévasté,  tous  les  genres  littéraires  épuisés  ou  faussés,  les  esprits  incertains  dans 
leur  direction,  un  public  blasé  et  distrait,  sans  ardeur  et  sans  choix  dans  ses 
sympathies.  Ils  ne  sont  servis  et  soutenus  par  rien  dans  l'atmosphère  qui  les 
environne;  ils  ont  au  contraire  à  se  frayer  eux-mêmes  le  chemin  et  à  faire 
leur  temps  sans  nul  secours  des  circonstances.  N'est-ce  point  un  motif  de  plus 
pour  demander  des  forces  nouvelles  à  l'étude,  à  la  méditation,  au  travail, 
afin  de  retrouver  le  secret  des  mâles  conceptions,  des  savantes  peintures  et  de 
toutes  les  délicatesses  puissantes  de  l'art?  C'est  ainsi  seulement  qu'il  peut  se 
former  des  écoles  nouvelles  capables  de  rendre  son  essor  à  l'imagination,  à 
l'esprit  de  notre  pays  son  prestige,  et  de  maintenir  son  ascendant  au  milieu 
du  mouvement  des  relations  intellectuelles  contemporaines. 

Chose  étrange,  ces  relations  intellectuelles  existent  assurément  entre- la 
France  et  l'Angleterre;  les  relations  de  commerce  existent  aussi;  les  indus- 
tries des  deux  pays  se  prêtent  un  mutuel  appui  :  ce  sont  autant  de  garanties, 
de  paix,  et  c'est  le  moment  qu'a  choisi  l'Angleterre  pour  jouer  cette  comédie 
à  l'abri  de  laq^uelle  elle  organise  des  milices  et  accroît  ses  armemens  mari- 
times! Dans  le  fait,  c'était  là  peut-être  uniquement  le  but  réel,  et  le  but  une 
fois  atteint,  il  n'est  pas  impossible  que  là  toile  ne  tombe  sur  la  représentation 
manquée  de  l'invasion  française.  Ce  n'est  pas  môme  sérieusement,  nous  le 
pensons  bien,  la  crainte  d'une  prochaine  descente  de  la  France  qui  a  été  le 
premier  mobile  de  cette  augmentation  des  forces  de  l'Angleterre.  Ses  hommes 
d'état  ne  sont  pas  accoutumés  à  se  nourrir  longtemps  de  chimères  de  ce  genre, 
et  il  est  infiniment  plus  probable  que  dans  leur  pensée  les  armemens  mari- 
times avaient  une  tout  autre  destination,  celle  par  exemple  de  mettre  l'An- 
gleterre à  même  de  jouer  un  rôle  dans  la  crise  de  l'Orient.  C'est  dans  la 
chambre  des  communes  au  reste  que  s'est  trouvée  transportée  la  question  des 
relations  de  l'Angleterre  et  de  la  France,  sur  une  interpellation  de  M.  Disraeli, 
—  et  en  définitive  qu'est-il  résulté  de  cette  discussion?  Rien  certainement 
de  bien  menaçant,  rien  qui  réponde  au  mouvement  factice  excité  en  dehors 
du  parlement.  M.  Disraeli  a  fait  un  très  vif  et  très  spirituel  discours,  auquel 
a  répondu  lord  John  Russell,  et  le  débat  s'est  arrêté  là,  laissant  intact  des 


1020  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

deux  côtés,  et  quoique  par  des  motifs  diiîérens,  le  maintien  des  bons  rap- 
ports avec  la  France,  bien  qu'à  tout  prendre  l'un  des  membres  du  cabinet,  sir 
Charles  Wood,  dans  un  discours  prononcé  il  y  a  quelques  jours  à  Halifax, 
eût  pris  d'assez  singulières  libertés  à  l'égard  du  gouvernement  français. 

Ce  n'est  pas  sur  une  question  de  ce  genre  que  le  cabinet  anglais  peut  se 
sentir  menacé.  Il  y  a,  on  le  sait,  en  Angleterre  une  grande  latitude  laissée  aux 
hommes  d'état  en  tout  ce  qui  touche  la  politique  extérieure.  Le  peuple  anglais 
se  confie  en  ses  chefs,  parce  qu'il  sait  que  le  nom,  les  intérêts,  la  prépondé- 
rance de  la  Grande-Bretagne  sont  partout  soutenus,  et  que  les  traditions  de 
sa  politique  ne  fléchissent  devant  aucune  considération.  Aussi  le  cabinet  ac- 
tuel peut-être  n'a-t-il  pas  beaucoup  à  craindre  pour  le  moment  d'une  discus- 
sion sur  les  affaires  étrangères,  au  moins  au  point  de  vue  des  relations  entre 
l'Angleterre  et  la  France;  mais  on  n'en  est  point  à  remarquer  l'intérêt  qui 
s'attache  depuis  quelque  temps  aux  questions  religieuses  en  Angleterre.  Il  y 
a  une  véritable  recrudescence  de  l'esprit  anglican,  recrudescence  provoquée 
et  encouragée,  on  peut  s'en  souvenir,  par  lord  John  Russell  dans  sa  lettre  à 
l'évêque  de  Durham,  au  sujet  de  ce  qu'on  nommait  les  agressions  papales, 
et  qui,  par  un  singuher  revirement,  se  retournera  peut-être  contre  lui.  Cet 
esprit  anglican ,  le  cabinet  le  trouvera  en  face  de  lui  dans  la  discussion 
de  son  bill  sur  l'émancipation  politique  et  civile  des  Juifs,  qui  vient  de  tra- 
verser heureusement  une  première  épreuve;  il  le  retrouvera  dans  la  proposi- 
tion déjà  faite  de  supprimer  l'aUocation  du  séminaire  cathohque  de  Maynooth; 
il  le  retrouvera  dans  l'aiTaire  des  réserves  du  clergé  au  Canada,  au  sujet  de 
laquelle  M.  Frédéric  Peel,  le  iils  de  l'iUustre  sir  Robert,  vient  de  déposer  une 
proposition.  Or  cet  esprit  anglican,  c'est  l'arme  la  plus  redoutable  du  parti 
tory,  et  il  est  permis  de  croire  que  lord  Derby  s'en  servira  habilement  contre 
le  ministère.  Ce  qui  peut  être  encore  un  nouvel  et  singuher  embarras  pour 
le  cabinet,  c'est  si  les  gouvernemens  du  continent  se  décident,  comme  on 
l'assure,  à  lui  demander  l'expulsion  des  principaux  chefs  de  l'émigration 
révolutionnaire,  de  MM.  Kossuth  et  Mazzini  notamment.  L'Angleterre  a  l'or- 
gueil de  l'hospitalité,  qu'elle  donne  à  tous  les  réfugiés;  mais  encore  faut-il 
que  de  cet  asile  hospitalier  ne  sortent  point  toutes  les  excitations  à  la  guerre 
et  à  des  révolutions  nouvelles. 

Ce  n'est  point  là,  au  surplus,  la  seule  difficulté  que  les  événemens  de  Milan 
laissent  après  eux.  On  connaît  les  suites  de  ce  coup  désespéré  de  quelques 
insensés  enivrés  de  prédications  démagogiques.  Une  telle  tentative  ne  pou- 
vait indubitablement  offrir  aucune  issue  favorable  aux  susceptibilités  natio- 
nales que  peuvent  nourrir  des  cœurs  italiens  ;  eUe  ne  pouvait  qu'amener  le 
résultat  qu'elle  produit  en  effet,  un  redoublement  de  rigueur  de  la  part  des 
autorités  autrichiennes.  Tel  est,  dans  la  vie  intérieure  de  la  Lombardie,  l'effet 
le  plus  clair  du  coup  de  main  organisé  par  cette  occulte  démagogie  dont 
M.  Mazzini  est  le  pontife  :  c'est  la  masse  de  la  population  paisible  et  étran- 
gère à  ces  événemens  qui  paie  aujourd'hui  pour  quelques  révolutionnaires. 
Mais  cette  affaire  de  Milan  ne  laisse  pas  d'avoir  des  conséquences  plus  graves 
encore  à  un  autre  point  de  vue.  Les  mesures  de  défense  prises  par  l'Autriche 
ne  s'appliquent  pas  seulement  à  la  Lombardie,  elles  s'étendent  à  la  Suisse, 
qui  porte  le  poids  de  bien  des  complicités  révolutionnaires.  Depuis  quelque 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1021 

temps  déjà,  les  relations  de  TAutriche  et  de  la  Suisse  s'étaient  compliquées 
d'un  incident  de  nature  à  tenir  en  éveil  l'attention  du  cabinet  de  Vienne  : 
c'est  la  suppression  des  séminaires  de  Polleggio  et  d'Ascona  par  le  gouver- 
nement du  Tessin  et  l'expulsion  de  quelques  moines  natifs  de  la  Lombardie. 
Tandis  que  des  négociations  se  poursuivaient  à  ce  sujet,  les  événemens  de 
Milan  sont  survenus,  et  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  pour  décider  l'action 
immédiate  de  l'Autriche,  fondée  sur  les  incidens  précédons  et  sur  l'agitation 
permanente  entretenue  ou  tolérée  par  la  Suisse  sur  la  frontière  lombarde. 
Non-seulement  le  canton  du  Tessin  a  été  bloqué,  mais  toute  la  population 
tessin oise  fixée  en  Lombardie  a  reçu  l'ordre  de  quitter  le  pays.  La  Lombardie 
comptait  environ  6,000  Tessinois,  maintenant  rentrés  en  Suisse,  Quel  sera 
le  dénoûment  de  cette  complication?  Dans  les  circonstances  actuelles,  il  ne 
saurait  être  douteux.  Les  réclamations  de  l'Autriche,  surtout  au  sujet  des 
réfugiés,  devront  nécessairement  prévaloir,  soit  par  le  consentement  du  gou- 
vernement suisse,  soit  par  la  force.  Seulement,  dans  ce  dernier  cas,  il  ne 
peut  échapper  à  personne  que  la  question  entrerait  dans  une  phase  où  il 
serait  certes  utile  qu'il  régnât  un  grand  esprit  de  confiance  et  de  bienveillance 
mutuelles  entre  les  cabinets  de  l'Europe. 

La  Suisse,  nous  l'avons  dit,  expie  bien  des  comphcités  révolutionnaires.  11 
arrive  aujourd'hui  pour  elle  ce  qui  serait  arrivé  depuis  longtemps  déjà  sans 
les  étranges  commotions  qui  ont  bouleversé  l'Europe.  Il  est  un  pays  en  Italie 
auquel  les  événemens  de  Milan  pouvaient  évidemment  créer  des  embarras 
peut-être  plus  graves  encore  :  c'est  le  Piémont.  Non-seulement  par  le  rôle 
qu'il  a  joué  en  Italie,  par  les  souvenirs  récens  de  la  dernière  guerre,  mais 
encore  par  l'asile  même  qu'il  a  offert  à  un  grand  nombre  de  réfugiés  lom- 
bards, le  Piémont  pouvait  être  exposé  à  être  entraîné  ou  compromis.  Il  n'en 
a  rien  été  heureusement,  et  cela  est  dû  surtout  à  la  droiture  et  à  la  fermeté 
du  gouvernement  piémontais.  Au  premier  retentissement  de  l'échaufFourée 
de  Milan,  il  a  pris  les  mesures  les  plus  promptes  et  les  plus  sévères  pour  em- 
pêcher les  réfugiés  de  passer  la  frontière;  il  en  a  expulsé  un  certain  nombre, 
il  a  interné  les  autres;  il  y  en  a  même  qui  ont  été  transportés  en  Amérique 
pour  avoir  été  pris  les  armes  à  la  main.  L'opinion  publique  était  d'ailleurs 
d'accord  avec  l'attitude  du  gouvernement,  on  s'est  même  absteim  de  toute 
interpellation  dans  les  chambres  à  ce  sujet.  Ainsi  ce  qui  pouvait  être  un  pé- 
ril pour  le  Piémont  n'a  servi  au  contraire  qu'à  le  placer  dans  une  situation 
plus  nette  et  plus  franche,  tant  il  est  vrai  que  la  fermeté  et  l'esprit  de  con- 
duite sont  les  meilleurs  conseillers  des  gouvernemens.  Cette  situation  ne 
peut  porter  que  d'heureux  fruits  pour  le  Piémont.  C'est  au  cabinet  de  Turin 
de  maintenir,  de  confirmer,  d'étendre  au  besoin  le  caractère  conservateur 
qu'il  a  mis  dans  sa  politique.  M.  de  Cavour  est  certainement  une  intelli- 
gence assez  élevée  pour  tirer  parti  de  ces  conditions  nouvelles.  L'esprit  de 
conservation  qu'il  a  apporté  dans  la  politique  extérieure,  il  le  mettra  aussi 
sans  nul  doute  dans  la  politique  intérieure.  En  réalité,  quel  est  aujourd'hui  le 
meilleur  système  pour  le  Piémont,  si  ce  n'est  d'éviter  les  agitations  inutiles 
et  dangereuses,  d'éloigner  les  questions  propres  à  soulever  des  orages  et  à 
remettre  aux  prises  les  passions?  Les  hommes  d'état  qui  ont  gouverné  le 
Piémont  depuis  quelques  années,  ceux  qui  le  gouvernent  aujourd'hui^  ont 


1022  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

montré  une  jurande  aptitude;  ils  comprendront  à  coup  sûr  que  le  moyen  le 
plus  assuré  d'affermir  au-delà  des  Alpes  le  régime  constitutionnel,  c'est  de 
l'empêcher  de  s'égarer,  c'est  d'en  faire  un  gouvernement  conservateur  par- 
dessus tout,  protecteur  de  la  sécurité  publique  et  de  tous  les  intérêts  légitimes 
qui  peuvent  survivre  aux  régimes  anciens.  Rien  n'est  plus  digne  de  tenter 
l'ambition  d'un  homme  comme  M.  de  Cavour  que  de  conduire  le  Piémont  dans 
cette  voie  conservatrice  et  libérale  à  la  fois. 

En  Allemagne,  voici  enfin  une  grande  question  résolue;  la  Prusse  et  l'Au- 
triche se  sont  entendues  sur  l'intérêt  commercial  qui  les  divisait  depuis  près 
de  deux  ans,  et  qui  était  venu  comme  fatalement  prolonger  leurs  rivalités 
après  la  crise  politique  de  1848  à  1830.  Le  ZoUverein  n'est  point  dissous, 
et  l'Autriche  n'en  fait  point  partie;  mais  elle  contracte  avec  lui  un  traité 
qui  satisfait  aux  besoins  de  l'industrie  autrichienne,  et  qui  permettra  d'ap- 
précier à  l'avance  quels  seraient  les  avantages  et  les  inconvéniens  d'une 
union  douanière  de  toute  l'Allemagne.  Cette  solution  était  prévue  depuis  plu- 
sieurs mois.  L'Autriche,  après  avoir  dépensé  beaucoup  d'activité  et  de  talent 
pour  créer  une  association  commerciale  de  toute  l'Europe  centrale,  s'était 
aperçue  qu'elle  éveillait  sur  ses  ambitions  politiques,  déjà  suspectes  à  la  con- 
fédération depuis  le  congrès  de  Dresde,  des  soupçons  peu  favorables  au  déve- 
loppement ultérieur  de  son  influence.  Elle  avait  cédé  devant  cette  considé- 
ration puissante,  et  elle  avait  envoyé  à  Berlin  l'un  des  principaux  promoteurs 
de  l'idée  du  ZoUverein  austro-allemand,  M.  de  Bruck,  pour  proposer  à  la 
Prusse  un  moyen  terme  que  celle-ci  ne  pouvait  plus  repousser,  et  qu'il  était 
de  son  intérêt  d'accueillir.  La  Prusse,  en  définitive,  a  droit  de  se  féliciter  de 
ce  résultat;  elle  le  doit  à  la  persévérante  fermeté  qu'elle  a  déployée  en  cette 
occasion,  en  dépit  de  la  pression  que  plusieurs  états  de  l'Allemagne  méridio- 
nale ont  essayé  d'exercer  sur  elle  par  suite  de  rancunes  conçues  durant  la 
crise  fédérale. 

Le  cabinet  de  Berlin  a  suivi  sur  ce  terrain  une  politique  analogue  à  celle 
que  les  circonstances  lui  avaient  inspirée  au  congrès  de  Dresde  en  1831.  La 
Prusse  a  laissé  les  combinaisons  nouvelles,  les  projets  d'innovation,  à  ses 
rivaux;  elle  s'est  renfermée  dans  un  rôle  strictement  conservateur,  elle  s'est 
placée  à  l'abri  du  pacte  et  des  institutions  existantes,  et  M.  de  Manteuffel, 
réparant  ainsi  les  témérités  de  M.  de  Radovvitz,  a  su  détourner  les  repré- 
sailles que  le  cabinet  de  Vienne  se  promettait  d'exercer  sur  la  Prusse,  soit 
par  une  réforme  du  pacte  favorable  à  la  prépondérance  autricliienne,  soit 
par  la  création  d'un  ZoUverein  austro-germanique.  Évidemment  la  rivalité 
des  deux  grandes  puissances  allemandes  n'est  point  éteinte;  elle  se  reprodui- 
rait à  la  première  occasion  décisive,  parce  qu'elle  est  non-seulement  dans  les 
traditions  historiques  des  deux  pays,  mais  dans  la  nature  même  des  choses. 
La  question  douanière  aussi  bien  que  celle  du  pacte  fédéral  renaîtront  infail- 
liblement dans  un  avenir  donné.  L'Allemagne  n'en  a  pas  moins  lieu  de  se 
féliciter  d'avoir  successivement  échappé  au  double  danger  qui,  sous  forme 
politique  et  sous  forme  commerciale,  a  mis  un  moment  en  péril  l'équilibre 
des  forces  fédérales. 

Quant  à  la  Turquie,  elle  n^a  pas  cessé  d'être  un  objet  de  préoccupations 
pour  ses  adversaires  et  pour  ses  alliés.  Il  faut  le  dire,  ceux  qui  attaquent 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1023 

aujourd'hui  sa  politique  sont  plus  nombreux  et  plus  vifs  dans  leur  langage 
que  ceux  qui  la  défendent.  Il  est  bien  des  reproches  que,  pour  notre  compte, 
nous  serions  tentés  de  lui  adresser.  En  voyant  toutefois  quelle  ardeur  la  presse 
allemande  et  (chose  plus  étrange)  la  presse  anglaise  elle-même  apportent 
dans  cette  polémique,  nous  nous  demandons  où  l'on  en  veut  venir  et  ce  que 
signifie  ce  déchaînemeril  d'injures,  où,  à  côté  de  quelques  vérités,  on  voit  per- 
cer un  impitoyable  parti  pris  de  dénaturer  les  faits  et  de  confondre  toutes 
les  notions  du  juste  et  de  l'injuste.  Un  mémoire  récemment  mis  en  lumière 
par  l'organe  le  plus  accrédité  de  la  publicité  allemande  s'est  chargé  de  nous 
apprendre  que  l'Allemagne  et  notamment  l'Autriche  auraient  le  même  inté- 
rêt que  la  Russie  au  partage  de  l'empire  ottoman.  Si  naïve  que  soit  cette 
croyance,  elle  est  spécieuse  ;  mais  il  serait  curieux  de  savoir  si  l'Angleterre 
croit  aussi  pouvoir  se  concerter  désormais  avec  l'Autriche  et  la  Russie  pour 
assurer  à  celle-ci  la  possession  de  Constantinople,  et  si  c'est  là  le  secret  de  ces 
virulentes  déclamations  auxquelles  le  journal  le  plus  important  de  la  Grande- 
Bretagne  se  livre  depuis  quelque  temps  avec  une  si  étrange  complaisance. 

Cette  polémique,  dont  la  Turquie  est  en  ce  moment  le  point  de  mire  dans 
une  partie  de  l'Europe,  vient  de  provoquer  en  Belgique  une  réponse  signée 
de  deux  officiers  turcs  de  l'armée  ottomane,  et  qui  serait  intéressante,  si  elle 
avait  moins  l'empreinte  occidentale,  si  elle  portait  moins  les  traces  d'une 
collaboration  évidemment  européenne*.  Quoique  Rustem-EfPendi  et  Seid-Bey 
parlent  un  i)eu  trop  comme  de  simples  Belges  qui  auraient  pris  le  fez  pour 
l'occasion,  ils  défendent  leur  pays  avec  une  vive  susceptibilité,  et  au  milieu 
des  argumens  passionnés  à  l'aide  desquels  ils  essaient  de  repousser  les  atta- 
ques dont  on  l'accable,  il  en  est  quelques-uns  qui  ne  manquent  pas  d'une 
certaine  apparence  de  raison. 

Le  meilleur  argument  toutefois  que  la  Turquie  ait  à  employer  contre  ses 
adversaires,  c'est  de  suivre  une  politique  prudente  et  libérale,  prudente  au 
dehors  de  manière  à  ne  point  susciter  de  conflits  ou  de  questions  embarras- 
santes, libérale  au  dedans  afin  que  ceux  qui  peuvent  désirer  l'affaiblissement 
de  l'empire  ne  trouvent  pas  leur  principal  appui  parmi  ses  populations  mécon- 
tentes. Ce  n'est  pas  que  nous  pensions  que  l'empire  ottoman  soit  aujourd'hui 
dans  un  état  de  danger  qui  fasse  craindre  pour  son  existence.  11  n'est  pas  vrai- 
semblable que  la  mission  du  comte  de  Linange  ait  le  caractère  menaçant  que 
les  dernières  nouvelles  de  Constantinople  semblent  lui  attribuer.  La  mission 
donnée  en  même  temps  au  prince  Menschikoff  de  venir  formuler  à  la  Porte 
les  griefs  de  la  Russie  ajoutera  sans  doute  à  la  gravité  de  celle  de  M.  de  Li- 
nange; mais  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  l'on  voit  la  Russie  et  l'Autriche 
animées  d'une  pareille  émulation.  La  question  des  réfugiés  hongrois  et  polo- 
nais a  fourni  un  spectacle  exactement  semblable.  La  situation  avait  même 
alors  un  côté  plus  fâcheux  :  à  cette  époque,  l'armée  russe  occupait  la  Vala- 
chie.  Cependant  on  vint  à  bout  de  la  difficulté.  Il  est  vrai  que  la  Turquie 
s'est  placée  par  l'expédition  du  Monténégro  dans  une  position  regrettable 
vis-à-vis  de  ses  populations  chrétiennes;  elle  a  suscité  dans  les  provinces  voi- 
sines de  ce  petit  pays  une  agitation  qui  offre  une  occasion  favorable  aux  in- 
fluences hostiles.  Espérons  toutefois  que  la  Porte,  instruite  par  les  intentions 
qui  percent  dans  l'attitude  de  l'Autriche  et  de  la  Russie,  saura  à  temps  s'en- 


1024  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tendre  avec  les  Monténégrins  et  dérober  à  ces  deux  puissances  la  force  que 
leur  procure  cette  faute  capitale  commise  dans  un  moment  d'irréflexion. 

Telle  est  la  rapidité  et  la  multiplicité  des  rapports  qui  existent  aujourd'hui 
entre  Fancien  et  le  nouveau  continent,  qu'on  peut  suivre  en  quelque  sorte 
jour  par  jour,  auprès  de  l'histoire  de  l'Europe,  l'histoire  de  ces  états  trans- 
atlantiques qui  ont  maintenant  leur  place  dans  le  mouvement  du  monde. 
Puissance  d'un  côté,  dissolution  permanente  de  l'autre,  tel  est  le  spectacle 
habituel  qu'offrent  ces  contrées  dans  leur  double  développement  anglo-amé- 
ricain et  hispano-américain.  Les  États-Unis  attendent  aujourd'hui  l'entrée  au 
pouvoir  du  général  Franklin  Pierce,  qui  doit  avoir  heu  le  4  mars,  et  c'est 
alors  que  la  politique  de  la  nouvelle  présidence  se  dessinera.  Jusque-là  le 
sénat  de  Washington  a  suspendu  ses  débats  sur  les  motions  du  général  Cass. 
Quant  à  l'autre  portion  de  l'Amérique,  son  histoire  se  marque  par  des  révo- 
lutions. Nous  avons  quelquefois  parlé  du  Mexique;  le  voilà  plus  que  jamais 
aujourd'hui  tombé  dans  le  gouffre  de  l'anarchie.  Jusqu'ici,  il  existait  une 
ombre  de  pouvoir  légal ,  à  Mexico;  cette  ombre  s'est  évanouie.  Le  général 
Arista  s'est  démis  de  son  titre  de  président,  et  il  a  été  provisoirement  rem- 
placé par  le  président  de  la  cour  supérieure  de  justice,  M.  Cevallos.  Depuis 
longtemps,  le  général  Arista  demandait  au  congrès  des  pouvoirs  extraordi- 
naires pour  dominer  la  situation  et  essayer  de  faire  face  aux  périls  de  toute 
sorte  qui  environnaient  le  Mexique.  Ces  pouvoirs  lui  ont  été  refusés,  et  il 
s'est  retiré.  11  n'a  point  voulu  prendre  ce  qu'on  lui  déniait  ;  il  a  reculé  devant 
un  coup  d'autorité  qui  d'ailleurs  n'eût  été  sans  doute  qu'une  comphcation 
de  plus  sans  résultat.  Le  général  Arista  fût-il  resté  dictateur  à  Mexico,  à  quoi 
cela  eût-il  servi  en  présence  du  mouvement  révolutionnaire  qui  s'étend  à 
tout  le  Mexique?  Dans  l'état  de  Tamaulipas,  toutes  les  troupes  se  sont  tour- 
nées du  côté  de  l'insurrection;  à  Matamoros,  sur  le  Rio-Grande,  population  et 
armée  se  prononcent  en  faveur  de  la  révolution.  — Mais  quelle  est  cette  révolu- 
tion? direz-vous.  Là  est  la  question;  elle  a  autant  de  mobiles  et  de  drapeaux 
que  de  théâtres  et  de  chefs.  Rien  ne  le  prouve  mieux  que  ce  qui  est  arrivé  à 
Tampico.  Deux  chefs  d'insurgés  se  sont  réunis  pour  s'emparer  de  la  ville; 
une  fois  arrivés  à  leurs  fins,  l'un  deux  s'est  mis  à  tirer  sur  l'autre  et  à  essayer 
de  l'exterminer.  Il  en  est  à  peu  près  de  même  partout.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
singulier,  c'est  que,  le  général  Arista  s'étant  retiré  pour  ne  point  s'emparer 
de  la  dictature,  celui  qui  l'a  remplacé,  M.  CevaUos,  président  de  la  cour  supé- 
rieure de  justice,  vient  d'accomplir  le  coup  d'état  devant  lequel  avait  reculé 
son  prédécesseur.  Il  a  dissous  le  congrès  par  la  force,  et  en  même  temps  il 
a  rendu  un  décret  convoquant  une  convention  pour  le  13  juin  prochain.  Ce 
coup  d'état  d'ailleurs  semble  consacrer  le  triomphe  de  la  révolution,  puisque 
M.  Cevallos  a  ordonné  aux  troupes  du  gouvernement  de  suspendre  partout  les 
hostilités  avec  les  insurgés.  La  confusion  n'est  pas  près  de  se  dissiper  au  Mexi- 
que, à  moins  que  la  prochaine  convention  n'y  jette  quelque  jour.   ch.  de  mazade. 


V.  DE  Mars. 


PROMENADE 


EN  AMÉRIQUE. 


NEW-YORK.» 

COLLECTION  d'antiquités  AMÉKICAINES.  — ÉCOLE  DE  MÉDECINE.  — GRANDS  TRAVAUX  d'uTILITÉ 
PUBLIQUE.  —  SOCIÉTÉ  HISTORIQUE.  —  M.  BANCROFT.  —  OPÉRA.  —  CURIEUSE  TRAGÉDIE  SUR 
SAVOXAROLA.  —  DE  LA  LITTÉRATURE  AUX  ÉTATS-UNIS.  —  SOCIÉTÉS  DE  TEMPÉRANCE.  —  INCURIE 
AMÉRICAINE.  —  DE  LA  PEINTURE  AUX  ÉTATS-U.NIS.  —  INSTRUCTION  PUBLIQUE.  —  DÉMOCRATIE. 


26  septembre,  New-York. 

.Je  suis  revenu  directement  de  Cincinnati  par  Cleveland,  le  lac  Érié 
et  Dunkirk.  J'ai  de  nouveau  traversé  en  chemin  de  fer  d'immenses 
forêts  dont  l'étendue  paraît  encore  plus  grande,  quand  on  songe  à 
la  rapidité  avec  laquelle  on  les  parcourt.  Aller  comme  la  foudre 
pendant  trente-six  heures,  presque  sans  voir  autre  chose  que  des  ar- 
bres, parmi  lesquels  on  découvre  de  loin  en  loin  une  ville,  un  village 
ou  un  défrichement,  et  recommencer  le  lendemain,  cela  donne  l'idée 
de  l'immensité.  Du  lac  Érié  à  New-York,  le  chemin  traverse  le  pro- 
longement de  la  chaîne  des  Alleghanys;  des  deux  côtés  du  chemin, 
on  voit  des  montagnes  couvertes  de  forêts,  des  vallées  remplies  de 
forêts;  même  dans  les  régions  plus  rapprochées  de  la  partie  ancien- 
nement cultivée  des  États-Unis,  combien  il  y  a  encore  de  terrain  à 
défricher  et  d'espace  à  peupler! 

J'arrive  à  New-York  un  dimanche.  La  tristesse  ordinaire  du  di- 
manche aux  États-Unis  est  augmentée  par  un  temps  sombre  et  froid. 
Quelle  différence  de  ce  jour  avec  le  jour  éblouissant  de  mon  arrivée  ! 
C'est  une  autre  saison,  un  autre  ciel.  Je  suis  souffrant,  malade  même. 
Dans  cette  disposition,  j'apprends  une  nouvelle  qui  m'afflige  profon- 
dément. Il  y  a  de  rudes  momens  dans  la  vie  du  voyageur 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  !«"■  et  15  janvier,  des  l^f  et  15  février. 

TOME   I.    —    15    MARS.  .  66 


1026  EEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

J'ai  été  plusieurs  jours  presque  sans  sortir  et  sans  chercher  à  voir 
personne.  Il  ne  faut  pas  me  laisser  aller  à  cet  abattement;  il  faut 
tâcher  de  me  ranimer,  de  reprendre  courage.  L'étude  est  dans  cer- 
tains momens  une  distraction  bien  incomplète,  mais  c'est  encore  la 
seule  qu'on  veuille  admettre.  Le  travail  est  parfois  l'unique  consola- 
teur dont  on  puisse  supporter  la  présence. 

Ma  première  pensée,  après  ce  triste  intervalle  d'abattement,  est 
d'aller  chercher  M.  Davies  et  les  antiquités  trouvées  par  lui  dans  ces 
singuHers  monumens  dont  j'ai  visité  quelques-uns  en  revenant  de  Cin- 
cinnati. M.  Davies  m'a  montré  sa  collection  dans  le  plus  grand  détail  et 
avec  une  extrême  obligeance,  prenant  la  peine  de  déballer  pour  moi 
les  principaux  objets  dont  elle  se  compose,  et  me  faisant  part  d'une 
foule  de  renseignemens  aussi  précieux  que  les  objets  eux-mêmes.  Ce 
qui  domine  dans  cette  collection,  ce  sont  des  pipes  ;  mais  ces  pipes 
sont  fort  curieuses.  Le  fourneau  représente  ordinairement  un  animal, 
quelquefois  une  figure  humaine.  Les  animaux  sont  sculptés  d'une 
manière  très  remarquable;  la  physionomie  de  l'espèce  est  en  général 
fort  bien  saisie,  ainsi  qu'on  le  remarque  dans  les  sculptures  égyp- 
tiennes et  que  je  l'ai  observé  à  Leyde,  dans  la  belle  collection  japo- 
naise de  M.  Siebold.  La  figure  de  l'animal  est  plus  aisée  à  rendre  que 
celle  de  l'homme.  Ici  les  artistes  indiens  ont  réussi  admirablement  à 
reproduire  le  caractère  des  quadrupèdes  et- des  oiseaux  dans  une  ac- 
tion conforme  à  leurs  habitudes  :  un  faucon  déchire  sa  proie,  une 
loutre  saisit  un  poisson  avec  une  grande  réalité  d'attitude  et  d'ex- 
pression; le  faucon  déchire,  la  loutre  mord  véritablement.  Le  héron, 
avec  son  long  bec  emmanché  d'un  long  cou,  a  été  aussi  naïvement  et 
aussi  fidèlement  représenté  parle  sculpteur  inconnu  que  par  le  grand 
poète.  Les  articulations  de  ses  longues  jambes,  les  écailles  et  les  ouïes 
du  poisson  qu'il  a  saisi  sont  exprimées  avec  une  extrême  finesse;  il  en 
est  de  même  des  reptiles,  de  la  forme  de  la  tête  d'un  serpent  à  son- 
nettes, des  rugosités  de  la  peau  d'un  crapaud.  On  trouve  là  une  véri- 
table ménagerie  américaine  :  l'écureuil,  la  tortue,  le  castor,  l'aigle, 
l'hirondelle,  le  perroquet,  le  toucan,  le  lamantin,  etc.  ;  ce  n'est  pas 
une  sculpture  fantastique  comme  celle  des  Mexicains  (1) ,  ni  grossière 
comme  les  dessins  informes  des  Peaux-Rouges;  c'est  un  art  différent 
et  supérieur,  suivant  de  près  la  nature  et  sachant  la  rendre  sans  la 
défigurer.  Il  y  a  aussi  des  têtes  d'hommes  d'un  travail  remarquable; 
l'une  d'elles,  ayant  un  caractère  bien  individuel,  représente  un  chef 
dont  le  visage  est  tatoué;  une  autre  semble  figurerla  mort.  Un  homme 
à  quatre  pattes  et  versant  des  larmes  est  probablement  un  ennemi 

(i)  Depuis,  j'ai  ru  dans  le  musée  de  Mexico  des  animaux  et  même  des  figures  humaines 
sculptés  avec  une  assez  grande  vérité. 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  1027 

ainsi  représenté  pour  que  son  vainqueur  pût  se  donner  le  plaisir  de 
fumer  à  travers  l'image  de  sa  personne  en  signe  de  triomphe. 

Ce  grand  nombre  de  pipes  prouve  que  l'usage  de  fumer  remonte, 
comme  les  monumens  dans  lesquels  on  les  a  trouvées,  au  moins  à  un 
millier  d'années.  La  surprise  que  pourrait  causer  l'abondance  de  ces 
pipes  disparaîtra,  si  l'on  réfléchit  que  l'action  de  fumer  a  été  chez 
diverses  nations  de  l'Amérique  une  cérémonie  religieuse,  et  qu'elle 
forme  encore  aujourd'hui,  chez  plusieurs  d'entre  elles,  la  portion  la 
plus  essentielle  du  cérémonial  dans  les  assemblées  où  l'on  délibère 
et  où  l'on  ratifie  les  ti^aités.  J'ai  recueilli  un  assez  grand  nombre  de 
passages  qui  montrent  qu'aspirer  le  tabac  était  un  acte  religieux,  et 
le  brûler  un  hommage  à  la  Divinité.  Quoi  qu'il  puisse  y  avoir  à  cela 
d'étrange  pour  certaines  personnes,  le  tabac  était  un  encens.  Ainsi 
il  y  a  encore  aujourd'hui  des  peuplades  dans  le  sud-ouest  qui  ont 
coutume  de  monter  sur  un  tertre,  au  lever  du  soleil,  pour  lancer 
une  bouffée  de  fumée  vers  le  zénith,  et  une  dans  la  direction  des 
quatre  points  cardinaux;  d'autres  tribus  disaient  avoir  recule  tabac, 
comme  le  maïs,  d'un  messager  céleste  du  Grand-Esprit,  auquel  elles 
offraient  la  fumée  de  leurs  pipes,  et  cette  cérémonie  précédait  toutes 
les  solennités. 

Une  tradition  singulière  existe  chez  les  sauvages  qui  habitent  entre 
le  Haut-Mississipi  et  le  Haut-Missouri.  Là,  sur  le  coteau  des  prairies^ 
se  trouve  une  pierre  rouge  qui  sert  à  faire  des  pipes.  Toutes  les  tri- 
bus du  voisinage  s'y  rendent  en  temps  de  guerre  comme  en  temps 
de  paix,  car,  disent-elles,  le  Grand-Esprit  veille  sur  ce  lieu,  et  la 
massue  des  combats  aussi  bien  que  le  couteau  à  scalper  n'y  frappent 
jamais  un  ennemi.  Quelques-uns  des  Sioux  racontent  que  «  le  Grand- 
Esprit  envoya  un  jour  ses  coureurs  pour  convoquer  toutes  les  tribus 
dans  la  carrière  de  la  pierre  rouge;  il  prit  un  morceau  de  cette  pierre, 
en  fit  une  ffipe,  la  fuma  sur  les  Indiens  rassemblés,  et  leur  dit  que, 
bien  que  se  faisant  la  guerre,  ils  devraient  toujours  être  en  paix  en 
ce  lieu,  qu'il  appartiendrait  aux  uns  comme  aux  autres,  et  que  tous 
devaient  fabriquer  leurs  pipes  avec  cette  pierre.  Ayant  ainsi  parlé, 
un  énorme  nuage,  sorti  de  sa  grande  pipe,  roula  sur  leurs  têtes,  et 
il  disparut  dans  ce  nuage.  Les  rochers  furent  enveloppés  dans  un  tor- 
rent de  feu,  de  sorte  que  leur  surface  en  fut  fondue.  Deux  femmes, 
alors  atteintes  par  les  flammes,  tombèrent  sous  deux  rochers  sacrés, 
et  personne  ne  peut  enlever  de  la  pierre  rouge  de  cet  endroit  sans 
leur  consentement.  »  Il  y  aurait  plusieurs  choses  à  remarquer  dans 
cette  légende  :  une  sorte  de  trêve  de  Dieu,  le  souvenir  de  quelque 
éruption  volcanique.  Je  me  borne  à  attirer  l'attention  sur  le  caractère 
religieux  de  l'action  de  fumer  attribuée  ici  à  la  Divinité  elle-même. 
D'après  ce  qui  précède,  on  ne  s'étonnera  pas  que  des  pipes  se  ren- 
contrent avec  une  telle  profusion  dans  les  tertres  de  l'Ohio,  dont  la 


1028  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

destination  paraît  avoir  été  religieuse  autant  au  moins  que  funéraire. 
Kn  eflet,  on  trouve  des  autels  dans  un  grand  nombre  de  ces  tertres, 
et,  dans  quelques-uns  seulement,  des  ossemens  humains. 

Dans  la  collection  de  M.  Davies  est  un  crâne  américain  provenant 
d'un  grand  tertre  qui  s'élevait  sur  une  hauteur,  à  quelques  milles^ 
de  Ghilicothe,  et  semblait  de  là  dominer  tout  le  pays.  C'était  proba- 
blement le  tombeau  d'un  chef  célèbre  de  ces  populations  inconnues. 
Ce  crâne  offre,  selon  M.  Morton,  qui  était  bon  juge  en  cette  matière, 
le  type  le  plus  parfait  de  la  race  américaine. 

Outre  les  pipes  et  les  autels,  M.  Davies  a  rassemblé  dans  sa  collec- 
tion, provenant  de  la  même  origine,  beaucoup  d'objets  très  intéres- 
sans.  D'abord  on  y  voit  des  instrumens  de  combat,  des  pointes  de 
javelot  ou  de  lance  en  silex,  comme  on  en  rencontre  dans  beaucoup 
de  pays.  Ce  qui  est  plus  particulier  à  l'Amérique,  ce  sont  de  pareilles 
pointes  de  lance  en  quartz  laiteux  ou  en  cristal  de  roche.  Les 
unes  et  les  autres  semblent  une  imitation  d'un  modèle  fourni  par  la 
nature  dans  les  dents  fossiles  des  requins.  Les  tertres  fournissent  en 
grand  nombre  ces  dents,  aussi  bien  que  celles  de  l'ours  et  de  l'alli- 
gator :  elles  paraissent  avoir  été  employées  pour  former  des  espèces 
de  colliers,  comme  certaines  tribus  sauvages  le  pratiquent  encore 
aujourd'hui.  Quelques  outils  semblent  indiquer  chez  le  peuple  qui 
les  employait  un  certain  degré  d'habileté.  Les  ciseaux  en  pierre  ont 
été  polis  avec  du  sable  ;  une  espèce  de  roue  qui  présente  une  rai- 
nure à  l'extérieur  paraît  avoir  reçu  dans  cette  rainure  un  fil  peut- 
être  métallique,  au  moyen  duquel  on  pouvait  faire  tourner  une  vrille; 
des  fils  métalliques  étaient  aussi  employés  à  rajuster  les  objets  en 
pierre  fracturés;  des  plaques  percées  de  trous,  dont  l'intérieur  va 
s' évasant  d'un  côté  à  l'autre,  servaient  peut-être  de  filière.  Des  pote- 
ries de  formes  variées  et  parfois  assez  gracieuses,  quelques-unes  pré- 
sentant à  leur  surface  des  festons  et  des  ornemens,  sont,  comme  les 
pipes,  très  supérieures  à  ce  que  fabriquent  en  ce  genre  les  races 
indigènes  qui  ont  vécu  depuis  dans  les  mêmes  contrées.  On  a  trouvé 
aussi  des  coquilles  entassées  en  monceaux,  de  manière  à  donner 
l'idée  qu'elles  servaient  peut-être  de  monnaie.  On  sait  qu'il  en  est 
ainsi  dans  l'Inde,  et  que  le  même  usage  existait  chez  certains  peuples 
sauvages  de  l'Amérique  septentrionale. 

Il  n'y  a  dans  tout  cela  ni  or  ni  fer.  L'emploi  du  fer  est  postérieur 
à  celui  du  cuivre.  Les  armes  des  héros  d'Homère  sont  en  bronze,  et 
l'on  n'a  découvert  jusqu'ici  que  bien  peu  d'objets  en  fer  dans  les 
tombeaux  égyptiens.  L'ordre  des  âges  fabuleux  de  l'humanité  est 
l'ordre  historique  de  la  découverte  des  métaux  d'après  lequel  les  âges 
ont  été  désignés.  L'or  est  le  premier  :  on  rencontre  ce  métal  à  la  sur- 
face de  la  terre  ou  dans  le  lit  des  fleuves.  L'argent  est  plus  enfoui, 
et  son  exploitation  est  difficile;  aussi  l'hiéroglyphe  égyptien  qui  dé- 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  1029 

signe  l'argent  veut-il  dire  or  blanc.  L'âge  de  bronze  ou  de  cuivre 
vient  après  l'âge  d'argent,  puis  l'âge  de  fer.  Ceux  qui  ont  élevé 
les  tertres  n'en  étaient  pas  encore  à  cet  âge;  ils  employaient  surtout 
le  cuivre,  et,  en  petite  quantité,  l'argent,  qui  accompagne  le  cuivre 
dans  beaucoup  de  gisemens.  M.  Davies  a  cru  reconnaître  dans  des 
masses  de  grès  compacte  une  espèce  d'enclume  sur  laquelle  on  bat- 
tait le  cuivre.  De  même  que  plusieurs  nations  de  l'antiquité,  ce  peu- 
ple sans  nom  a  touché  de  bien  près  à  la  découverte  de  l'imprimerie, 
si,  comme  le  pense  M.  Davies,  il  avait  des  dessins  tracés  en  relief, 
qui,  enduits  d'oxyde  de  fer  pulvérisé,  servaient, à  imprimer  sur  des 
peaux  divers  ornemens;  mais  M.  Davies  ne  croit  pas  que  certains 
tubes  creux  aient  pu  servir,  comme  on  l'a  dit,  à  des  observations 
astronomiques.  C'étaient  plus  vraisemblablement  et  plus  simplement 
des  tuyaux  de  pipe.  Ces  antiquités  offrent  ceci  de  singulier,  c'est 
qu'en  général  chaque  tertre  contient  une  classe  particulière  d'objets 
qui  y  sont  entassés  à  l'exclusion  des  autres  :  ici  des  pipes,  là  des 
pointes  de  flèche  en  quartz,  ailleurs  un  amas  de  ces  plaques  de  mica, 
qui  servaient  probablement  d' ornemens  ou  d'insignes.  M.  Davies 
pense  que  chaque  sorte  d'objets  était  consacrée,  ainsi  que  le  tertre 
et  l'autel,  à  une  divinité  spéciale,  et  que  les  ossemens  qui  les  ac- 
compagnent quelquefois  appartenaient  à  un  chef  ou  à  un  prêtre 
particulièrement  attaché  au  culte  de  cette  divinité,  et  qu'on  enseve- 
lissait auprès  de  l'autel. 

Les  autels  ont  été  trouvés  enterrés.  Plusieurs  des  objets  déposés 
anciennement  sur  ces  autels  portent  visiblement  la  trace  du  feu. 
Comment  expliquer  ce  fait?  Ces  objets  servaient-ils  d'offrande?  Les 
autels  ont-ils  été  enfouis  pour  être  mis  à  l'abri  des  vainqueurs,  quand 
le  peuple  inconnu  fuyait  devant  des  populations  plus  barbares  qui 
l'auraient  anéanti?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce  peuple,  quoiqu'il 
fût,  était  en  relations  avec  des  points  très  divers  et  très  distans  de 
l'Amérique  septentrionale.  11  fabriquait  des  ornemens  en  os  ou  en 
coquilles,  et  les  recouvrait  de  cuivre  et  d'argent;  il  avait  des  cou- 
teaux ^obsidienne,  pierre  volcanique  très  dure  employée  par  les 
anciens  habitans  du  Mexique  et  du  Pérou;  les  yeux  des  animaux  sont 
souvent  figurés  par  des  perles.  Or  le  cuivre  ne  pouvait  guère  venir 
d'ailleurs  que  des  bords  du  Lac  Supérieur,  l'obsidienne  du  Mexique, 
les  perles  du  golfe  auquel  ce  pays  a  donné  son  nom.  En  somme,  la 
collection  de  M.  Davies,  unique  dans  son  genre,  —  car  aucune  col- 
lection en  Europe  ne  possède  rien  qui  appartienne  à  cette  classe 
d'antiquités,  — serait  une  acquisition  précieuse  pour  un  musée  euro- 
péen. Je  la  voudrais  pour  la  France. 

M.  Davies  n'est  pas  seulement  un  archéologue  passionné  pour 
cette  antiquité  mystérieuse  qu'il  a  contribué,  plus  que  personne,  à 


1030  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

découvrir;  il  est  en  même  temps  professeur  de  matière  médicale 
dans  une  des  écoles  de  médecine  de  New-York. 

Ici  une  école  de  médecine  n'est  point  l'œuvre  du  gouvernement, 
c'est  une  corporation  libre  qui,  dès  qu'elle  a  obtenu  sa  charte,  se 
gouverne  à  sa  manière  et  fait  comme  elle  l'entend  concurrence  à  ses 
rivales.  Il  peut  y  avoir  autant  de  collèges  médicaux  que  d'autres  col- 
lèges. Voici  comment  a  été  fondé  le  médical  collège  dont  M.  Davies 
fait  partie.  Un  certain  nombre  de  particuliers  ont  mis  en  commun 
50,000  dollars  (250,000  francs),  et  ont  fait  cette  entreprise  en  com- 
mandite. Les  professeurs  sont  des  associés.  Ceux  qui  n'ont  pas  le 
capital  nécessaire  pour  fournir  leur  quote-part  en  paient  l'intérêt, 
qui  est  retenu  sur  leurs  appointemens,  c'est-à-dire  sur  la  rétribution 
de  15  dollars  que  donne  chaque  élève,  plus  /iO  dollars  pour  le  di- 
plôme. On  voit  que  c'est  tout  à  fait  une  affaire  commerciale  :  — 
mise  de  fonds  pour  établir  les  bâtimens  de  fabrique,  une  somme 
fournie  par  les  associés  sous  forme  de  capital  ou  d'intérêt,  chance 
de  bénéfice,  —  le  prix  de  la  marchandise  fournie,  qui  est  la  science 
et  les  diplômes ,  —  produit  net  de  la  fabrique ,  mise  en  circulation 
chaque  année  d'un  certain  nombre  de  docteurs  (1).  Le  public  ne 
semble  avoir  d'autre  garantie  que  l'intérêt  de  la  manufacture  à 
donner  des  produits  de  bon  aloi  pour  entretenir  la  demande.  Gela 
n'empêche  pas  qu'il  n'y  ait  des  médecins  et  des  chirurgiens  fort 
distingués  aux  États-Unis.  Il  est  vrai  que  plusieurs  d'entre  eux  ont 
étudié  en  Europe,  ont  suivi  les  cours  de  notre  école  de  médecine 
et  là  clinique  de  nos  hôpitaux.  Parmi  les  médecins  éminens  que 
j'ai  rencontrés  ou  dont  j'ai  entendu  parler,  je  citerai  M.  Warren, 
possesseur  du  fameux  mastodonte  de  Boston  et  portant  le  nom  du 
général  Warren,  qui. le  premier  mourut  à  Bunkershill  pour  la  cause 
de  la  liberté  américaine,  et  qui  était  aussi  médecin;  M.  Green,  qui 
a  inventé  un  instrument  poiu"  introduire  le  nitrate  d'argent,  liquide 
jusqu^au  fond  des  bronches,  et  qui  a  guéri  ainsi  beaucoup  d'affec- 
tions graves  du  larynx  et  de  la  poitrine;  M.  Hunter  de  Philadelphie. 
M.  Drake  a  écrit  un  ouvrage  très  estimé  sur  les  maladies  de  la  vallée 
du  Mississipi.  La  médecine,  comme  l'asti-onomie  des  États-Unis,  a 
déjà  son  histoire  (2) . 

Comme  j'ai  eu  occasion  de  le  remarquer,  le  seul  genre  d'archif- 
tecturequi  mérite  une  sérieuse  attention  a^ix  États-Unis,  ce  sont  les 
grands  travaux  d'utilité  publique,  et  particulièrement  ceux  qui  ont 
pour  but  de  fournir  de  l'eau  aux  habitans  des  villes.  L'architecture 

(1)  Un  collège  médical  de  femmes  établi  à  Philadelphie  il  y  un  an  vient  de  tenir  sa  pre- 
mière séance  publique  annuelle.  Les  jeunes  gens  étaient  d'abord  disposés  à  rire;  mais  le 
sérieux  a  pris  le  dessus,  et  une  douzaine  de  femmes  ont  reçu  le  titre  de  docteur. 

(2)  Elle  a  été  écrite  par  un  homonyme  de  M.  Davies. 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  1031 

Tomaine  en  ce  qu'elle  a  d'original  était  aussi  surtout  une  architec- 
ture utile.  Les  théâtres  et  les  temples  romains  n'offraient  qu'une 
reproduction  inférieure  des  théâtres  et  des  temples  grecs  un  peu  mo- 
difiés; mais  ce  qui  était  vraiment  romain,  c'étaient  les  égouts  comme 
la  cloaca  maxima,  les  émissaires  comme  ceux  du  lac  Albano  et  du  lac 
Fucino,  enfin  les  aqueducs  qui,  suivant  la  belle  expression  de  Cha- 
teaubriand, apportaient  aux  Romains  l'eau  sur  des  arcs  de  triomphe. 
Il  y  avait  aussi  les  véritables  arcs  de  triomphe  et  les  amphithéâtres, 
dont  l'origine  et  le  caractère  étaient  purement  romains.  Aux  Etats- 
Unis,  on  ne  s'attend  pas  à  trouver  des  arcs  de  triomphe,  et  grâce  au 
ciel  les  peuples  chrétiens  ne  connaissent  pas  les  amphithéâtres  (1); 
mais  New-York  a  son  aqueduc  appelé  High-Bndge  et  ses  vastes  réser- 
voirs. Ce  sont  de  magnifiques  travaux  qu'on  peut  admirer  même  après 
avoir  vu  les  ouvrages  des  Romains. 

L'aqueduc  traverse  la  rivière  de  Harlem,  comme  le  pont  du  Gard 
traverse  le  Gardon.  Les  environs  d'Harlem  sant  très  agréables.  La 
rivière  coule  entre  des  pentes  boisées.  Sur  la  route,  de  jolis  jardins 
et  des  maisons  de  campagne  semées  au  milieu  des  arbres  rappellent 
un  peu  l'aspect  tranquille  et  gracieux  de  l'Harlem  hollandais.  Ce- 
pendant il  n'y  a  rien  près  de  l'Harlem  américain  d'aussi  charmant 
que  cette  vallée  pleine  de  touffes  de  roses,  et  qui  mérite  si  bien  son 
nom  de  Rosen-Dale.  L'aqueduc  est  en  graiiit  et  fait  un  bel  effet,  jeté 
hardiment  d'un  bord  à  l'autre,  au-dessus  des  arbres  au  feuillage  em- 
pourpré et  de  l'eau  verte  qui  glisse  paisiblement  sous  les  arcades 
élancées.  Quand  on  le  compare  aux  aqueducs  romains,  on  est  frappé 
d'une  différence  :  les  piliers  sont  moins  majestueux  parce  qu'ils  sont 
plus  minces.  Les  Romains  mettaient  dans  toutes  leurs  constructions 
le  luxe  de  la  force;  ici  on  n'a  fait,  selon  l'usage,  que  le  nécessaire;  on 
n'a  employé  que  ce  qu'il  fallait  pour  la  solidité  du  monument.  L'as- 
pect de  High-Bridge  est  moins  imposant,  il  a  moins  de  masse  et  de 
grandiose;  mais  l'ensemble  du  travail  est  gigantesque.  On  est  allé 
chercher  l'eau  de  la  rivière  Craton  à  près  de  quinze  lieues  pour  la 
tionduire,  en  passant  au-dessus  de  la  rivière  de  Harlem,  à  un  premier 
réservoir  [receiving  réservoir)  qui  contient  160  millions  de  gallons 
d'eau.  En  vingt-quatre  heures,  il  s'écoule  16  milhons  de  ces  gallons. 
Ce  premier  réservoir  couvre  un  espace  de  trente-cinq  acres.  C'est  peu 
de  chose  en  comparaison  du  lac  Mœris,  qui  couvrait  tout  un  pays;  mais 
je  ne  sais  rien  en  ce  genre  d'aussi  vaste  depuis  les  Égyptiens.  Le  ré- 
servoir est  divisé  en  deux  parties  pour  qu'on  puisse  se  servir  de  l'une 
quand  on  répare  l'autre.  On  a  réservé  un  terrain  égal  à  celui  qu'il 

(1)  Il  faut  excepter  le  petit  amphithéâtre  de  Doué,  oii  il  parait  que  les  rois  mérorin- 
giens  ont  fait  conibattre  des  animaux.  Il  y  a  aussi  les  cirques  espagnols  pour  les  com- 
bats de  taureaux,  lesquels  sont  assez  semblables  pour  la  barbarie  aux  jeux  sanglans  des 
Romains. 


1032  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

couvre  pour  l'époque,  déjà  prévue,  où  il  faudra  le  doubler.  C'est  une 
œuvre  pleine  de  grandeur  et  d'une  parfaite  simplicité.  Imaginez  une 
immense  caisse  de  granit  pleine  d'eau.  L'eau  est  amenée  ensuite  dans 
un  autre  réservoir  [distributing  réservoir)  moins  étendu,  divisé  de 
même  en  deux  parties.  Celui-ci  est  aussi  d'un  grand  aspect,  mais  on 
y  a  cédé  à  la  faiblesse  de  l'imitation  en  lui  donnant  des  portes  égyp- 
tiennes. Du  reste  l'architecture  égyptienne  est  mieux  placée  en  ce  lieu 
qu'au  tribunal  d'instruction,  qu'on  appelle  les  tombes  égyptiennes.  Ici 
le  style  égyptien  ne  jure  pas  trop  avec  le  caractère  du  monument,  et 
j'en  préfère  l'emploi  à  celui  des  créneaux,  qui  seuls  gâtent  un  peu  la 
majesté  sévère  du  réservoir  de  Boston;  mais  j'aimerais  encore  mieux 
■  que  nul  ornement  emprunté  à  un  art  étranger  ne  vînt  altérer  la  sim- 
plicité du  réservoir  de  New-York.  On  n'a  pas  besoin  d'imiter  le  style 
des  œuvres  égyptiennes,  quand  on  en  reproduit  si  bien  la  solidité  et 
la  grandeur. 

En  revenant,  je  suis  frappé  d'une  autre  grandeur.  Longtemps 
avant  d'arriver  à  la  ville,  je  vois  se  diriger  en  tous  sens  de  longues 
allées  éclairées  au  gaz,  où  s'élèvent  çà  et  là  des  maisons,  et  qui 
-  seront  bientôt  des  rues.  La  nuit  et  les  lumières  éparaes  en  accrois- 
sent encore  l'étendue.  Plusieurs  fois  je  crois  être  arrivé  à  la  ville  ac- 
tuelle, quand  je  ne  suis  encore  que  dans  la  ville  future.  Enfin  j'entre 
dans  les  interminables  rues  qui  traversent  New-York,  et,  suivant  ce 
courant  d'hommes  et  d'omnibus  qui  roule  dans  Broadway  à  travers 
la  clarté  du  gaz  et  des  magasins,  j'arrive  à  l'hôtel  de  Delmonico.  Il 
est  moins  splendide  que  l'hôtel  d'Astor,  où  j'étais  descendu  en  arri- 
vant, mais  on  y  est  mieux  soigné.  On  y  vit  à  la  française.  J'ai  le 
plaisir  de  dîner  seul,  à  la  carte,  à  mon  heure,  et  ma  santé  se  trouve 
très  bien  de  ce  régime,  dont  elle  avait  grand  besoin. 

New- York  offre  plus  de  ressources  que  je  n'aurais  cru  à  un  homme 
qui,  comme  moi,  a  besoin  de  livres  pour  exister.  Il  y  a  d'abord  la 
bibliothèque  d'Astor,  fondée  par  le  riche  particulier  de  ce  nom,  qui 
avait  fondé  aussi  dans  l'Orégon  cet  établissement  dont  Washington 
Irving  a  écrit  l'histoire  dans  son  curieux  livre  d'Astoria.  La  biblio- 
thèque d'Astor  est  destinée  à  être  une  bibliothèque  utile  et  non  pas 
une  bibliothèque  de  luxe.  Cependant  elle  possède  un  certain  nombre 
de  beaux  livres  à  planches  et  à  gravures,  entre  autres  un  exemplaire 
du  magnifique  ouvrage  de  lord  Kinsborough  sur  les  antiquités  du 
Mexique,  et,  ce  qui  étonne  davantage,  un  antiphonaire,  avec  des 
vignettes  du  xvii*  siècle,  qui  a  servi  au  sacre  de  Charles  X. 

Un  autre  établissement  littéraire  de  New-York  est  le  Library  So- 
ciety, où  l'on  trouve  une  grande  quantité  de  revues  et  de  journaux 
avec  une  bibliothèque  assez  considérable.  Seulement  les  journaux 
français  n'y  sont  représentés  que  par  la  Presse,  qu'on  n'y  reçoit  que 
tous  les  mois.  C'est  une  véritable  et  impai'donnable  lacune.  En  gé- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  1033 

néral,  les  journaux  français  sont  très  rares  aux  Etats-Unis,  d'où  il 
résulte  que  les  Américains  sont  souvent  aussi  mal  renseignés  sur  nos 
affaires  que  nous  le  sommes  sur  les  leurs,  ce  qui  est  beaucoup  dire. 
Enfin  il  y  a  la  bibliothèque  de  la  Société  historique;  celle-ci  est  vé- 
ritablement importante,  car  elle  contient  une  collection  très  consi- 
dérable de  tous  les  ouvrages  qui  se  rapportent  à  l'histoire  des  Etats- 
Unis.  On  est  étonné  que  ce  pays  nouveau  ait  déjà  tant  de  matériaux 
d'histoire.  La  société  possède  un  certain  nombre  de  manuscrits  et 
une  grande  quantité  de  journaux  anciens  publiés  avant,  pendant  et 
depuis  la  guerre  de  l'indépendance.  Les  journaux  sont  pour  l'histoire 
des  siècles  modernes  ce  que  sont  les  chroniques  pour  l'histoire  du 
moyen  âge,  et,  comme  elles,  ils  sont  souvent  plus  instructifs  encore 
par  le  tableau  des  opinions  et  des  passions  d'un  temps  que  par  les 
faits  qu'ils  racontent;  les  faits  sont  altérés  par  l'esprit  de  parti,  mais 
l'esprit  des  différens  partis  est  lui-même  le  fait  le  plus  important  à 
étudier  pour  l'historien  d'un  peuple  libre.  ÎS'uUe  part  les  journaux  ne 
renferment  plus  d'exagérations  et  de  mensonges  qu'aux  États-Unis; 
mais  ces  exagérations  sont  la  représentation  exacte,  ces  mensonges 
sont  la  peinture  vraie  des  préjugés  d'un  grand  nombre  d'hommes. 
On  a  dit  que  l'histoire  des  erreurs  serait  la  plus  intéressante  des  his- 
toires, et  je  le  croirais  volontiers,  car  l'erreur  tient  dans  ce  monde 
infiniment  plus  de  place  et  joue  un  beaucoup  plus  grand  rôle  que  la 
vérité.  Bayle  avait  conçu  le  plan  d'un  Dictionnaire  des  Erreurs;  mais 
le  sujet  lui  sembla  trop  vaste,  et  il  désespéra  de  l'embrasser.  11  faut 
reconnaître  qu'à  côté  de  toutes  les  inexactitudes  qui  remplissent  les 
journaux  américains,  il  s'y  trouve  un  assez  grand  nombre  de  rensei- 
gnemens  positifs.  Je  n'en  ai  presque  jamais  ouvert  un  sans  y  ap- 
prendre quelque  chose.  D'ailleurs  les  anciens  journaux  des  colonies 
anglaises  -sont  plus  véridiques,  et  offrent  souvent  la  peinture  naïve 
des  mœurs  et  de  l'opinion  d'alors.  On  en  est  si  convaincu  ici,  qu'il 
est  question  en  ce  moment  de  faire  pour  les  journaux,  qui  sont  les 
chroniques  et  parfois  les  légendes  du  passé  américain,  ce  qu'on  fait 
en  Europe  pour  les  chroniques  ou  les  légendes  de  notre  passé.  On 
propose,  et  cette  proposition  ne  me  semble  pas  déraisonnable,  de  ré- 
diger une  table  méthodique  des  journaux  réunis  dans  la  bibliothèque 
de  la  Société  historique,  travail  de  bénédictin  appliqué  à  ces  archives 
d'un  nouveau  genre,  et  très  propre  à  faciliter  les  recherches  d'où 
pourront  sortir  les  annales  complètes  d'une  nation  qui  commence, 
et  qui,  pour  se  connaître,  a  déjà  besoin  d'érudition.  Les  matériaux 
de  ces  annales  sont  épars  dans  une  quantité  innombrable  d'histoires 
locales  d'états,  de  villes,  d'institutions,  dans  des  biographies,  des 
mémoires,  des  correspondances,  et  cet  ensemble  n'est  pas  sans  im- 
portance et  sans  intérêt,  depuis  les  conjectures  sur  les  anciens  ha- 
bitans  de  l'Amérique  du  Nord  qui  avaient  disparu  entièrement  à  la 


1034  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

venue  des  Européens  jusqu'au  spectacle,  perpétuellement  renou- 
velé sous  nos  yeux,  d'états  qui  se  fondent,  de  villes  qui  naissent,  de 
peuples  qui  périssent  comme  les  nations  sauvages,  de  religions  qui 
s'établissent  comme  la  secte  des  mormons,  toutes  choses  que  nous 
sommes  accoutumés  à  voirxlans  le  passé  et  qui  sont  ici  le  présent. 
Ailleurs  on  lit  dans  l'histoire  ce  qui  fut;  aux  États-Unis,  l'histoire  se 
fait  chaque  jour,  et  il  faudrait  une  main  bien  agile  pour  sténogra- 
phier cette  improvisation  continue  sous  la  dictée  rapide  des  faits. 

En  parcourant  tous  les  documens  de  l'histoire  des  États-Unis,  au- 
près desquels  on  a  placé  une  collection  d'armes,  de  vêtemens,  de 
vases,  d'u'stensiles  indiens,  vrai  musée  de  la  vie  sauvage,  —  en  em- 
brassant ainsi,  comme  d'un  seul  regard,  tous  les  âges  de  cette  contrée 
extraordinaire,  depuis  le  casse-tête  du  Mohican  jusqu'au  journal  im- 
primé ce  matin  là  où  s'élevait,  il  y  a  trois  siècles,  la  hutte  de  ce 
Mohican,  —  on  comprend  merveilleusement  la  grandeur  et  la  promp- 
titude du  développement  de  la  société  américaine. 

L'historien  des  États-Unis  est  M.  Bancroft,  qui  a  représenté  son 
pays  à  Londres  et  vécu  à  Paris,  et  dont  nos  hommes  d'état  les  plus 
distingués  ont  conservé  le  meilleur  souvenir.  Ce  qu'il  a  publié  de 
son  Histoire  des  États-Unis  porte  l'empreinte  de  qualités  qui  lui  sont 
propres.  Ce  n'est  pas  l'allure  paisible,  le  langage  soigné  et  un  peu 
étudié  d'Irving  ou  de  Prescott  :  c'est  une  ardeur,  une  véhémence  de 
récit  qui  remue  le  lecteur  et  l'entraîne.  M.  Bancroft  appartient  au 
parti  démocrate,  on  sent,  en  le  lisant,  le  souffle  de  l'esprit  démocra- 
tique; mais  rien  ne  ressemble  moins  aux  idées  que  ce  mot  réveille 
chez  nous  que  les  manières  et  le  salon  de  M.  Bancroft. 

J'ai  rencontré  M.  Bancroft  à  l'opéra.  L'aspect  de  la  salle  a  de  l'élé- 
gance, mais  n'a  rien  de  monumental.  Ce  n'est  pas  assez  pour  une 
ville  comme  New-Yprk.  Il  a  été  question  d'ouvrir  une  souscription 
pour  avoir  une  plus  belle  salle  et  une  troupe  supérieure.  On  ne  l'a 
pas  pu,  parce  que  la  moitié  des  plus  riches  négocians  de  New- 
York  réprouve  le  théâtre  comme  une  chose  profane.  Un  professeur 
de  l'université  de  New-York  m'a  dit  que,  s'il  allait  trop  souvent  au 
théâtre,  il  pourrait  perdre  sa  place.  On  sait  combien  les  puritains 
étaient  opposés  aux  plaisirs  de  la  scène,  et  que  les  théâtres  furent 
fermés  à  Londres  pendant  la  révolution.  A  Boston,  la  première 
représentation  dramatique  fut  donnée  en  1750,  vers  le  temps  où 
parut  Zaïre.  Cette  représentation  était  clandestine  et  eut  lieu  dans 
un  café.  L'autorité  en  ayant  eu  connaissance  défendit  que  cette 
impiété  se  renouvelât.  Dans  le  Connecticut,  le  premier  théâtre  s'est 
ouvert  en  1807.  Comment  s'étonner  qu'il  en  ait  été  ainsi  dans  la 
Nouvelle-Angleterre,  quand  à  New-York,  ville  où  le  puritanisme  n'a 
jamais  dominé  aussi  exclusivement,  les  scrupules  d'une  classe  qui 
ne  passe  pas  en  général  pour  très  austère  ne  permettent  pas  qu'on 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  1035 

ait  un  bon  opéra?  Je  sais  bien  qu'on  vantait  beaucoup  les  chanteurs 
italiens  que  j'ai  entendus  ce  soir;  mais  ma  sincérité  ne  me  permettait 
pas  de  m'associer  à  la  louange,  ce  qui  paraissait  étonner  un  peu.  En 
vérité,  j'admire  assez  de  choses  aux  États-Unis  pour  avoir  le  droit  de 
ne  pas  tout  admirer.  En  général,  les  théâtres  ne  sont  pas  ce  qu'il  y  a 
de  plus  remarquable  dans  ce  pays.  On  cite  cependant  avec  éloge  une 
tragédie,  Witchcraft,  de  M.  Cornélius  Mathews.  On  représente  quelque- 
fois sur  les  théâtres  à  New-York  des  farces  fort  gaies,  d'un  comique 
local,  telles  qu'wwe  Famille  sérieuse,  raillerie  assez  amusante  des 
prétentions  à  l'austérité  et  à  la  philanthropie,  un  des  travers  du  pays. 
On  rit  beaucoup  de  cette  Famille  sérieuse,  dont  la  partie  féminine 
passe  son  temps  à  coudre  des  habits  pour  les  petits  nègres,  ce  qui  est 
pourtant  une  très  bonne  action;  mais  tout  cela  ne  mérite  guère  qu'on 
s'en  occupe.  Pour  les  tragédies,  un  seul  fait  montrera  où  en  est  ce 
genre  de  production  dramatique  aux  États-Unis.  J'ai  toujours  lu  sur 
l'affiche,  avec  grand  renfort  d'éloges  immodérés,  le  nom  de  l'acteur 
ou  de  l'actrice  qui  jouait  le  principal  rôle,  et  jamais  le  nom  de  l'au- 
teur. Cela  suffit  à  prouver  que  la  tragédie  n'a  pas  aux  États-Unis 
d'existence  littéraire.  J'ai  vu  jouer  par  M.  Forrest,  le  tragédien  le 
plus  en  vogue,  une  pièce  dont  le  héros  était  ce  chef  sauvage  appelé 
par  les  Anglais  le  roi  Philippe,  l'un  des  premiers  qui  ait  fait  une 
guerre  sérieuse  aux  colons  de  la  Nouvelle- Angleterre.  C'était  un 
mélodrame  fort  ordinaire,  dans  lequel  M.  Forrest  fut  très  applaudi. 
Je  ne  pus  m' empêcher  de  trouver  à  l'acteur  une  certaine  énergie  vio- 
lente, mais  souvent  forcée,  et  un  certain  talent  pour  reproduire  le 
caractère  féroce  du  sauvage.  Du  reste,  l'impression  était  pénible, 
et  la  dignité  de  l'art  entièrement  absente.  M.  Forrest  a  dans  le  pu- 
blic des  amis  et  des  adversaires  pour  une  cause  étrangère  à  son 
mérite  comme  acteur.  A  la  suite  de  démêlés  avec  mistress  Forrest, 
qui  ont  produit  un  procès  scandaleux  dont  les  tribunaux  sont  saisis 
en  ce  moment,  il  a  imaginé,  dans  un  discours  prononcé  sur  le  théâtre, 
de  mettre  le  public  dans  le  secret  de  ses  infortunes  domestiques. 
L'intérêt  et  la  passion  du  public  se  sont  partagés  entre  lui  et  M"*  For- 
rest, qui  vient  de  choisir  pour  débuter  sur  le  théâtre  le  moment  où 
son  nom  a  retenti  dans  une  cause  d'adultère.  Tout  cela  est  assez 
grossier  selon  nos  idées  européennes,  et  ne  tend  pas  beaucoup  à 
relever  la  scène  américaine.  Le  préjugé  d'une  partie  respectable  de 
la  société  contre  le  théâtre  est,  je  pense,  une  des  causes  qui  l'em- 
pêchent de  s'élever  à  la  dignité  qu'il  peut  atteindre.  Frappé  d'une 
sorte  de  réprobation  morale,  il  est  contraint  de  s'adresser  à  la  foule  : 
un  art  est  comme  un  homme,  il  a  besoin  d'être  respecté  pour  s'ho- 
norer lui-même. 

Le  hasard  fait  tomber  sous  mes  yeux  une  tragédie  intitulée  Savo^ 


1036  REVUE    DES    DEUX    MOMDES. 

narola,  d'après  laquelle  je  ne  veux  point  juger  celles  que  je  ne  con- 
nais pas,  et  qui,  j'espère,  n'est  point  faite  pour  en  donner  une  idée 
exacte.  Cette  idée  serait  trop  défavorable.  Le  noble  et  malheureux 
enthousiaste  de  Florence  est  représenté  d'abord  comme  le  dei*nier 
des  misérables ,  vivant  au  sein  de  la  plus  abjecte  infamie,  indigne 
complaisant  des  grands  seigneurs,  et  en  rapport  avec  des  brigands 
de  la  famille  de  Rinaldo-Rinaldini.  Puis  le  malheur  produit  en  lui  une 
révolution  subite;  il  s'élève  par  une  exaltation  imprévue  au  dessein 
de  donner  à  Florence  la  liberté;  il  soutient  mal  ce  nouveau  person- 
nage, car  il  parle  comme  un  démagogue  de  bas  étage  et  agit  de 
même.  La  réception  qu'il  fait  à  l'envoyé  de  Charles  VIII  est  un  mo- 
dèle de  non-sens  et  de  bombast.  Ce  qui  n'est  pas  moins  ridicule, 
c'est  l'amour  sentimental  de  l'austère  dominicain  pour  une  jeune 
patricienne  de  Florence  à  laquelle  il  propose  de  l'enlever  et  de  la 
conduire  en  Amérique.  «  L'ouest  nous  appelle!  lui  dit-il;  on  as- 
sure que  les  aventuriers  y  prospèrent.  0  ma  bien-aimée,  fuyons 
de  cette  Europe  misérable  et  usée  vers  quelque  doux  Éden  du  Nou- 
veau-Monde! »  En  1A95,  trois  ans  après  la  découverte  de  l'Amé- 
rique, on  ne  pensait  guère  à  aller  dans  le/<zr  west,  et  Savonarola  y 
pensait  moins  que  personne.  11  finit  par  se  battre  en  duel  sur  la  scène 
avec  Jean  de  Médicis  qu'il  désarme,  et  qui  le  tue  d'un  coup  de  sty- 
let. Le  stylet,  les  moines  corrompus,  les  brigands  de  mélodrame, 
voilà  tout  ce  que  l'auteur  a  compris  de  la  Florence  du  xv"  siècle, 
et  il  a  fait  d'un  des  personnages  les  plus  extraordinaires  de  ce 
temps  un  assassin,  un  jacobin  (dans  le  sens  politique  du  mot),  un 
drôle  et  un  niais.  Je  cite  cette  monstruosité  comme  un  exemple  de 
l'espèce  d'extravagance  à  laquelle  on  peut  arriver  en  Amérique  au 
sujet  de  l'Europe,  et  qu'il  serait  impossible  de  trouver  ailleurs  au 
même  degré,  sans  rendre  au  reste  le  moins  du  monde  la  littérature 
des  États-Unis  responsable  d'une  pareille  œuvre. 

Il  y  a  donc  une  littérature  aux  États-Unis.  On  dit  quelquefois  en 
France,  avec  cette  légèreté  tranchante  à  laquelle  nous  sommes  trop 
sujets  :  ((  Les  États-Unis  sont  un  pays  où  l'on  ne  pense  qu'à  faire  for- 
tune, où  il  n'y  a  point  de  littérature,  où  il  ne  peut  point  y  en  avoir.  » 
Tout  au  plus  fait-on  une  exception  pour  les  romans  de  Cooper,  parce 
qu'on  les  a  rencontrés  dans  les  cabinets  de  lecture.  D'abord,  et  j'en 
parle  d'une  manière  fort  désintéressée,  je  ne  trouve  pas  qu'il  soit  si 
mal  de  faire  fortune  quand  on  ne  sacrifie  pas  à  ce  but  sa  dignité  et 
son  indépendance.  C'est  en  tous  pays  le  mobile  de  presque  tous  ceux 
qui  ne  trouvent  pas  une  existence  toute  faite,  ce  qui  est  toujours  le 
grand  nombre.  Napoléon  dit  bien  dans  ses  mémoires,  en  parlant  de 
lui-même  et  des  autres  généraux  de  l'armée  d'Italie  :  «  Nous  avions 
notre  fortune  à  faire.  »  Je  ne  remarque  point  qu'en  France  et  en  An- 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  1037 

gleterre  l'argent  soit  si  dédaigné  de  nos  jours.  J'ai  vu  la  cheminée 
d'une  scierie  à  la  vapeur  s'élever  à  côté  des  tourelles  féodales  du 
manoir  des  Bedford.  Nos  grands  seigneurs  sont  à  la  tête  des  chemins 
de  fer,  et  font  bien.  Quant  à  mes  confrères  les  auteurs,  ils  n'ont  point 
horreur  du  gain,  et  l'exemple  de  La  Bruyère  donnant  le  manuscrit 
de  ses  Caractères  à  la  petite  fille  de  son  éditeur,  enfant  qui  l'amusait 
par  son  babil,  n'a  pas  eu,  que  je  sache,  beaucoup  d'imitateurs. 

D'ailleurs  sur  ce  mot  littérature  il  faut  s'entendre  :  parle-t-on  seu- 
lement des  odes,  des  tragédies  et  des  poèmes  épiques?  Oh!  pour 
cette  littérature-là ,  je  n  e  dirai  pas  que  son  temps  est  passé  :  de 
grands  talens  existent,  d'autres  peuvent  paraître  encore;  mais  évi- 
demment le  monde  ne  va  pas  de  ce  côté.  La  littérature  est  aujour- 
d'hui quelque  chose  de  plus  vaste  et  de  plus  compréhensif;  il  y  a  une 
foule  d'ouvrages  qui  ne  peuvent  se  classer  dans  aucun  des  genres  lit- 
téraires admis,  qui  cependant  peuvent  être  des  chefs-d'œuvre  im- 
mortels, et  même,  quand  ils  n'auraient  pas  cette  gloire,  attestent  la 
culture  d'un  peuple  et  le  mérite  de  leurs  auteurs.  Études  sur  un 
temps,  sur  un  pays,  sur  un  homme,  sur  une  question  de  philoso- 
phie, d'art,  d'histoire  ou  de  politique,  exposition  des  résultats  de  la 
science,  voyages,  considérations,  que  sais-je?...  c'est  ce  que  j'appel- 
lerais la  littérature  présente,  celle  qui  crée  des  cadres  et  des  moules 
nouveaux  d'ouvrages,  et  dans  laquelle  surtout  se  produit  la  vie  in- 
tellectuelle du  temps.  L'Angleterre  possède  une  grande  quantité  de 
■  ces  sortes  de  livres  où  Y  injormation  se  joint  au  talent.  L'Amérique  n'en 
est  point  dénuée,  et  surtout  rien  n'empêche  qu'elle  n'en  voie  naître  un 
grand  nombre.  Je  crois  fort  que  l'Amérique  n'aura  ni  un  Milton  ni  un 
Shakspeare,  et  je  n'en  prévois  pas  beaucoup  pour  l'Europe;  mais  qui 
empêche  qu'il  ne  se  produise  aux  États-Unis  un  chef-d'œuvre  de  dis- 
cussion et  de  philosophie  politique  comme  le  Fédéraliste?  qui  empêche 
un  autre  Franklin  de  naître  pour  mettre  sous  une  forme  piquante  des 
vérités  pratiques?  Je  n'ai  pas  parlé  des  romans,  et  il  y  a  d'excellentes 
peintures  de  mœurs  dans  les  récits  de  Paulding,  de  mistress  Sedg- 
wick,  d'Hawthorne,  ce  dernier  comme  romancier  bien  supérieur  à 
Gooper.  On  connaît  les  contes  humoristiques  d'Egar  Poe,  dont  on  a 
souvent  parlé  ici  même.  Depuis  Patrick  Henry,  le  tribun  virginien, 
jusqu'à  M.  Clay  et  M.  Webster,  les  États-Unis  ont  eu  des  orateurs,  et 
leurs  mœurs  politiques  leur  sont  une  garantie  qu'ils  n'en  manqueront 
jamais;  car  partout  où  vit  la  Mberté,  il  y  a  chance  pour  l'éloquence, 
L'Amérique  est  donc  déjà  et  sera  toujours^de  plus  en  plus  dans  des 
conditions  littéraires  peu  dissemblables  de  celles  de  l'Europe. 

Mais,  dit-on,  un  pays  commercial  et  démocratique  n'est  point 
propre  à  la  littérature  et  aux  arts  !  —  Quant  |à  la  première  de  ces  ob- 
jections, sans  parler  d'Athènes,  qui  était  la  ville  la  plus  commerçante 


1038  BEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  la  plus  industrielle  de  la  Grèce,  on  oublie  Florence,  dont  la  prospé- 
rité et  presque  l'existence  reposaient  sur  le  commerce;  on  oublie  que 
c'est  la  corporation  des  marchands  de  laine  qui  a  élevé  la  cathédrale 
de  cette  ville,  où  les  lettres  comme  les  sciences  ont  fleuri  sous  une 
dynastie  de  marchands,  et  que  les  vaisseaux  des  Médicis  rapportaient 
avec  les  épices  de  l'Orient  les  manuscrits  et  les  marbres  de  la  Grèce. 
Les  communes  commerçantes  des  Pays-Bas  ont  bâti  ces  cathédrales 
"et  ces  maisons  de  ville  qui  sont  des  chefs-d'œuvre  d'architecture. 

La  démocratie  n'ofFre  pas  non  plus  un  obstacle  invincible  aux  lettres. 
Certainement  elle  combat  par  ses  tendances  l'inégalité  qui  produit 
le  loisir  et  le  raffinement  favorables  à  la  culture  délicate  de  l'esprit; 
mais,  et  c'est  un  des  principaux  résultats  de  mes  observations  sur 
l'Amérique  actuelle,  la  civilisation,  en  se  développant,  corrige  natu- 
rellement et  corrigera  toujours  plus  à  cet  égard  les  inconvéniens  que 
la  démocratie  entraîne.  Ceux  qu'elle  avait  introduits  ici  s'atténuent 
graduellement  par  le  progrès  de  la  sociabilité,  et  des  peintures  qui 
furent  vraies  peut-être  de  l'état  général  des  mœurs  peuvent  s'appli- 
quer à  peine  aux  nouveaux  établissemens  de  l'ouest.  Partout  ail- 
leurs, et  surtout  dans  les  grands  centres,  il  s'est  formé  une  société 
cultivée,  européenne  par  les  habitudes,  par  les  communications 
aujourd'hui  si  fréquentes  avec  le  vieux  monde  parce  qu'elles  sont 
si  rapides,  —  société  qui  ne  diffère  pas  essentiellement  des  classes 
moyennes  de  l'Europe.  C'est  pour  cette  classe,  toujours  plus  nom- 
breuse, qu'écrivent  les  auteurs  américains;  ce  n'est  point  pour  la  majo- 
rité sans  doute,  toute  souveraine  qu'elle  soit.  En  Europe  aussi,  qui  écrit 
pour  la  majorité?  En  France,  la  majorité  ne  sait  pas  lire  ou  ne  com- 
prend guère  ce  qu'elle  lit.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  littérature  des 
États-Unis  n'est  à  proprement  parler  ni  américaine  ni  démocratique. 
Elle  préfère  sans  doute  prendre  ses  sujets  dans  l'histoire  de  l'Amé- 
rique, elle  emprunte  volontiers  ses  tableaux  à  la  nature  et  aux  mœurs 
américaines;  mais  elle  procède  même  alors  comme  les  littératures 
de  l'Europe,  et  particulièrement  comme  la  littérature  anglaise,  sa 
sœur  ahiée.  Elle  peut  être  démocratique  par  les  sentimens,  elle  n'est 
■point  démocratique  par  la  forme,  c'est-à-dire  violente,  inculte,  négli- 
'gée,  car  elle  cesserait  d'être  une  littérature.  En  tous  pays,  ce  qui 
s'écrit  pour  les  masses  est  nécessairement  mal  écrit.  Les  masses  en 
Amérique  ont  une  presse  pour  leur  usage  :  c'est  la  presse  quoti- 
'dienne ,  infiniment  utile  au  point  de  vue  politique ,  mais  que  je  ne 
compte  pas  dans  la  littérature,  bien  qu'il  s'y  dépense  une  grande  ac- 
tivité d'esprit.  La  littérature  véritable  des  États-Unis  n'est  point  si 
pauvre,  puisqu'elle  compte  dans  son  sein  des  prosateurs  tels  que 
Prescott,  Irving,  Everett,  Bancroft,  Emerson,  des  poètes  tels  que 
Dana,  Longfellow  et  Bryant. 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  1039 

M.  Bryant  est  le  poète  démocrate  et  le  poète  de  New-York,  comme 
M.  Longfellow  est  le  poète  whig  et  le  poète  de  Boston.  Chacun  d'eux 
a  ses  partisans  enthousiastes,  qui  sont  parfois  injustes  pour  le  rival 
de  leur  favori.  Je  tâcherai  de  me  défendre  de  ces  préventions  et  de 
demeurer  impartial.  Où  l'impartialité  se  réfugierait-elle,  si  elle  n'avait 
pour  asile  le  jugement  d'un  critique  transatlantique?  Comme  M.  Long- 
fellow, M.  Bryant  est  un  poète  anglais  né  en  Amérique.  Je  dirais  que, 
pour  la  forme  poétique,  M.  Longfellow  est  plus  européen,  et  M.  Bryant 
plus  anglais.  Le  premier  a  reçu  l'empreinte  de  toutes  les  littératures 
de  l'Europe,  et  en  particulier  de  la  littérature  allemande;  le  second 
est  plus  exclusivement  dominé  par  l'ascendant  de  la  littérature  an- 
glaise. Il  n'a  pas  cette  sorte  d'originalité  que  donne  à  son  rival  le 
commerce  des  poésies  les  plus  diverses.  M.  Bryant,  bien  qu'il  ait  tra- 
duit des  poésies  espagnoles,  portugaises,  françaises  et  allemandes, 
n'a  devant  les  yeux  que  les  modèles  de  la  mère-patrie.  11  semble  qu'il 
ait  voulu  lutter  avec  les  poètes  contemporains  de  l'Angleterre  et  faire 
place  parmi  eux  à  un  poète  américain.  Dans  son  poème  des  Ages,  il 
a  employé  la  vieille  strophe  de  Spencer,  telle  qu'elle  a  été  rajeunie 
par  Byron  pour  Childe-Haroïd;  mais  si,  comparé  à  M.  Longfellow, 
M.  Bryant  est  plus  exclusivement  anglais  par  la  forme,  il  est  peut-être 
plus  américain  pour  le  fond.  Il  traite  plus  souvent  des  thèmes  natio- 
naux et  patriotiques.  Ce  poème  des  Ages  par  exemple,  après  une  vue 
rapide  et  sans  beaucoup  de  nouveauté  de  l'histoire  successive  des 
empires,  aboutit  à  l'empire  nouveau  qui  grandit  de  ce  côté  de  l'Atlan- 
tique, empire  dont  l'auteur  salue,  en  les  affirmant  avec  une  confiance 
tout  américaine,  les  brillantes  et  immortelles  destinées  : 

«  Ici  l'esprit  de  l'homme  enfin  libre  secoue  et  rejette  ses  derniers  fers.  Et 
qui  posera  une  limite  à  la  force  déchaînée  du  géant?  qui  limitera  sa  vitesse 
dans  la  carrière  du  progrès?  car,  comme  la  comète  plonge  sa  course  lumi- 
neuse dans  l'immensité  de  l'espace,  ta  route  lumineuse,  et  que  nul  n'a  par- 
courue, s'enfonce  dans  la  profondeur  des  âges!  Nous  pouvons  seulement 
suivre  dans  le  lointain  l'éclat  toujours  croissant  dont  ta  marche  s'illumine 
jusqu'au  point  où  les  rayons  de  l'astre  s'évanouissent  pour  les  yeux  mortels. 

«  L'Europe  est  Uvrée  en  proie  à  des  destins  plus  sévères;  elle  se  tord  dans 
ses  chaînes.  Puissans  sont  les  bras  qui  enchaînent  à  la  terre  ses  peuples,  qui 
se  débattent  en  vain;  elle  aussi  est  forte  et  ne  s'irritera  pas  toujours  contre 
eux  d'une  vaine  colère,  mais  elle  jettera  à  terre  ceux  qui  la  foulent,  et  bri- 
sera le  filet  de  fer.  Oui,  elle  verra  de  meilleurs  jours;  elle  fera  de  meilleures 
choses.  Le  moment  qui  doit  la  délivrer  et  la  relever  viendra;  mais  il  n'est 
pas  venu. 

«  Pour  toi,  ô  mon  pays,  tu  ne  tomberas  qu'avec  tes  enfans.  Tes  soins  ma- 
ternels, ton  prodigue  amour,  tes  bienfaits  répandus  sur  tous,  ce  sont  là  tes 
chaînes;  tes  frontières  ont  pour  les  garder  la  mer  et  la  tempête;  derrière  ces 
remparts  défendus  par  tes  braves  enfans,  tu  te  ris  de  tes  ennemis;  qm  osera 


lOAO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

assigner  un  terme  à  ta  puissance  solidement  fondée,  ou  dire  à  quelle  félicité 
les  fils  des  hommes  ne  parviendront  pas  dans  ton  sein?» 

La  nature  américaine  n'inspire  pas  moins  heureusement  M.  Bryant 
que  la  grandeur  et  l'avenir  de  son  pays.  Il  a  écrit  des  vers  délicieux 
siir  l'aspect  automnal  des  forêts  américaines.  En  les  lisant,  je  me  re- 
trouve au  bord  du  Sciotto;  si  je  les  avais  eus  alors  sous  la  main,  j'au- 
rais cité,  je  n'aurais  pas  décrit.  Son  poème  sur  les  Prairies  est  une 
peinture  simple  et  vraie  de  ces  régions  qui  ont  inspiré  tant  de  pein- 
tures fantastiques.  Tandis  qu'il  est  perdu  dans  la  contemplation  de 
la  nature,  dans  une  rêverie  mélancolique  sur  le  sort  des  races  qui 
ont  disparu,  en  entendant  le  murmure  de  l'abeille  qui  accompagne 
les  colons  en  Amérique,  qui  les  devance  et  les  guide  au  désert,  l'au- 
teur, ramené  au  présent  et  à  l'avenir,  s'écrie  :  «  J'écoute  longtemps 
ce  bruit  domestique,  et  il  me  semble  ouïr  l'approche  d'une  multi- 
tude qui  bientôt  remplira  les  solitudes.  Le  rire  des  enfans,  la  voix 
des  jeunes  fdles,  la  prière  douce  et  solennelle  du  dimanche  montent 
vers  moi;  le  mugissement  des  troupeaux  se  mêle  au  frémissement  du 
blé  mûr  balancé  sur  les  noirs  guérets.  Tout  à  coup  un  vent  plus  vif 
s'élève,  emporte  mon  songe,  et  me  voilà  de  nouveau  dans  le  désert 
seul  !  ))  Ce  n'est  pas  uniquement  au  sein  des  forêts  et  dans  les  soli- 
tudes vierges  du  Nouveau-Monde  que  M.  Bryant  trouve  des  inspi- 
rations poétiques.  Dans  la  ville  agitée,  affairée,  au  sein  de  laquelle 
il  mène  une  vie  agitée,  affairée  comme  elle,  il  aperçoit  une  poésie  à 
travers  l'activité  de  l'homme^  comme  à  travers  le  calme  de  la  nature 
il  aperçoit  Dieu. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  dans  la.  solitude  que  l'homme  peut  entrer  en  com- 
merce avec  le  ciel,  ce  n'est  pas  seulement  dans  le  bois  sauvage  ou  la  vallée 
éclairée  par  le  soleil  que  Dieu  est  présent;  je  n'entends  pas  sa  voix  là  seule- 
ment où  les  vents  murmurent  et  où  les  vagues  se  réjouissent  :  ici  même  je  re- 
connais, ô  Tout-Puissant,  la  trace  de  tes  pas,  —  ici,  au  miheu  de  cette  foule 
roulant  à  travers  la  grande  cité,  avec  ce  grave  murmure  qui  éternellement 
retentit,  encombrant  les  rues  qui  serpentent  à  travers  les  bàtimens,  orgueil- 
leux ouvrages  de  l'homme. 

«  Ton  soleil  brille  pour  eux  du  haut  du  ciel;  sa  clarté  repose  sur  leurs  de- 
meures et  éclaire  leurs  foyers.  Tu  répands  l'air  qu'ils  respirent  dans  les  vastes 
espaces.  Tu  leur  donnes  les  trésors  de  l'océan,  les  moissons  de  ses  rives. 

«  Ton  esprit  les  enveloppe,  animant  cette  masse  qui  marche  sans  relâche; 
le  bruit  sans  fin  des  voix,  des  pas  de  l'innombrable  multitude,  aussi  bien 
que  la  mer  résonnante  et  la  tempête,  parle  de  toi. 

«  Et  lorsque  vient  l'heure  du  repos,  comme  un  calme  survient  en  pleine 
mer  et  fait  tomber  les  vagues,  le  moment  de  ce  repos  est  encore  ton  ouvrage. 
Ce  repos  annonce  aussi  celui  qui  garde  cette  vaste  cité  tandis  qu'elle  dort.  » 

M.  Bryant  est  un  poète  sérieux,  moral,  inclinant  à  la  tristesse,  non 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  1041 

à  cette  mélancolie  rêveuse,  maladie  de  l'oisif,  mais  à  cette  tristesse 
mâle,  épreuve  de  l'homme  énergique  aux  prises  avec  la  destinée  et 
soutenant  cette  lutte  dont  il  a  dit  avec  amertume  :  <(  Les  soins  sor- 
dides au  milieu  desquels  je  vis  consument  mon  cœur  et  le  racor- 
nissent ainsi  que  le  feu  racornit  le  papier,  n  11  aime  à  parler  de  la 
mort,  à  la  regarder  en  face,  comme  un  voyageur  résolu  attache  un 
œil  ferme  sur  le  larron  qui  l'attend  au  bout  du  chemin,  et  vers  lequel 
il  marche  sans  joie,  mais  sans  peur.  La  contemplation  de  la  mort 
ramène  toujours  le  poète  américain  à  la  moralité  de  la  vie.  «  Vis, 
dit-il  à  la  fm  du  poème  intitulé  Thanatopsis  (vue  de  la  mort) ,  vis  de 
telle  sorte  que,  lorsque  tu  seras  requis  à  ton  tour  de  rejoindre  la  cara- 
vane qui  est  en  marche  vers  ce  mystérieux  royaume  où  chacun  pren- 
dra sa  chambre  dans  la  demeure  silencieuse  de  la  mort,  tu  n'y  ailles 
pas  comme  le  condamné  employé  aux  carrières  se  traîne  le  soir  vers 
sa  prison,  mais  que,  soutenu  et  consolé  par  une  indomptable  con- 
fiance, tu  approches  de  ton  sépulcre  semblable  à  un  homme  qui  s'en- 
veloppe dans  les  draps  de  sa  couche  et  s'endort  pour  faire  un  beau 
rêve.  »  Ce  même  sentiment  de  tristesse  forte  et  résignée,  mêlée  d'une 
consolation,  s'exprime  ainsi  dans  ces  vers  suggérés  au  poète  à  la  vue 
des  étoiles  qui  disparaissent  dans  les  lueurs  du  matin,  et  qui  sont 
pour  lui  un  symbole  de  l'oubli  appelé  à  effacer  toutes  les  renommées  : 

«  Ainsi  les  ombres  de  l'oubli,  du  sein  desquelles  nous  sommes  sortis,  glissent 
sur  nous  lorsque  le  crépuscule  de  la  vie  est  terminé,  et  la  foule  des  noms  qui 
resplendissaient  dans  le  ciel  de  la  renommée  pâlit  et  disparaît  à  mesure  que 
s'écoulent  les  années.  Que  nos  noms  s'effacent!  Mais  nous,  prions  que  cet  âge 
dans  lequel  le  souvenir  de  nous  et  de  nos  amis  doit  périr  se  lève  sur  le  monde 
dans  la  joie  et  la  lumière,  comme  cette  aurore  qui,  en  ce  moment,  éteint  les 
étoiles  dans  les  cieux.  » 

Il  y  a  là  un  sentiment  qui  m'émeut.  Bénir  l'oubli  qui  nous  enve- 
loppera, pourvu  que  le  temps  qui  amènera  cet  oubli  amène  la  félicité 
des  générations  qui  naîtront  alors,  cela  est  beau  et  touchant,  et  rap- 
pelle l'excellent  Ghamisso  contemplant  en  souvenir  le  château  de  ses 
pères  sur  lequel  la  charrue  a  passé,  puis  se  réveillant  de  son  rêve 
féodal  par  ce  cri  d'humanité  :  (t  Sois  bénie,  ô  charrue,  et  bénie  soit  la 
main  qui  te  conduit!  » 

J'ai  rencontré  M.  Longfellow  et  M.  Bryant  dans  des  circonstances 
bien  différentes.  M.  Longfellow  m'a  reçu,  avec  une  gracieuse  hospi- 
talité, dans  un  intérieur  élégant,  au  milieu  d'objets  d'art  et  de  sou- 
venirs de  tous  les  pays.  J'ai  entrevu  M.  Bryant  au  bureau  de  son 
journal,  poudreux,  l'air  affairé  comme  un  homme  qui  est  dans  la 
lutte.  Ce  hasard  peignait  les  deux  destinées  et  les  deux  tendances 
poétiques  :  le  whig,  professeur  et  homme  du  monde,  conservant  au 

TOME  I,  67 


10/i2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sein  d'une  vie  reposée  la  sérénité  qui  respire  dans  ses  vers;  le  dé- 
mocrate, publiciste  honorable  et  convaincu,  mêlé  à  l'action,  au. 
combat;  l'un  plus  européen,  plus  complet;  l'autre  plus  américain, 
plus  concentré  ;  l'un  original  par  la  diversité  des  inspirations,  l'autre 
puissant  par  l'intensité  d'un  petit  nombre  de  sentimens  jetés  dans  un 
moule  moins  nouveau,  mais  peut-être  plus  personnels;  le  premier 
cosmopolite  un  peu  comme  un  Allemand,  le  second  national  comme 
un  Anglais;  tous  deux  Américains  par  le  cœur  et  par  la  popularité. 

M.  Bryant  a  fait  aussi  le  voyage  d'Europe;  il  a  écrit  ce  voyage. 
J'en  traduirai  le  début  :  il  est  curieux  parce  qu'il  fait  sentir  l'impres- 
sion que  notre  vieux  monde  peut  produire  sur  les  habitans  du  nou- 
veau. Nous  sommes  pour  eux,  à  notre  tour,  quelque  chose  de  nou- 
veau, de  singulier,  et  il  est  assez  piquant  de  voir  notre  vie  d'Europe, 
nos  souvenirs,  notre  avenir,  notre  civilisation  si  ancienne  à  leurs 
yeux  par  comparaison,  toutes  ces  choses  qui  sont  pour  nous  la  réalité 
quotidienne,  et  qui  ne  nous  frappent  point,  prendre  tout  à  coup 
dans  leur  imagination  l'aspect  du  lointain,  de  l'antique,  de  l'extra- 
ordinaire. C'est  comme  si  nous  pouvions  nous  apercevoir  de  loin 
nous-mêmes  dans  un  mirage.  M.  Bryant  est  frappé  d'abord  des  vieilles 
églises  de  Rouen  et  du  costume  des  paysannes  normandes ,  puis  il 
ajoute  :  ((Nous  rencontrâmes  des  femmes  sur  des  ânes,  cette  bête  de 
somme  de  l'Ancien-Testament,  avec  des  paniers  de  chaque  côté,  ce 
qui  était  la  coutume  il  y  a  cent  ans.  Nous  vîmes  de  vieilles  femmes 
sur  leur  porte,  filant  avec  des  quenouilles  et  formant  le  fil  en  le  rou- 
lant entre  leur  pouce  et  leur  index,  comme  dans  Homère.  Un  trou- 
peau de  moutons  broutait  au  penchant  d'une  colline,  gai'dé  par  un 
berger  et  un  couple  de  chiens  aux  oreilles  dressées  qui  les  défendaient 
des  étrangers,  ainsi  qu'on  faisait  il  y  a  mille  ans*  »  Une  coutume  qui 
dure  depuis  cent  ans  semble  au  poète,  fraîchement  débarqué  dans 
l'ancien  monde,  quelque  chose  d'incroyable;  filer  avec  une  que- 
nouille, en  tordant  le  fil  entre  l'index  et  le  pouce,  est  un  procédé 
homérique  curieux  par  son  antiquité.  Cependant  ce  n'est  que  de  nos 
jours  que  la  quenouille  a  pu  être  remplacée,  et  l'auteur  aurait  pu  se 
souvenir  que  l'on  doit  au  génie  d'un  Français,  M.  Ph.  de  Girard,  la. 
découverte  de  la  machine  à  filer  le  lin,  qui  permet  de  se  passer  du 
procédé  primitif  dont  il  s'émerveillait. 

J'ai  visité  aussi  M.  Washington  Irving.  Les  ouvrages  de  M.  Irving 
sont  trop  connus  en  Europe  pour  que  j'aie  besoin  de  faire  autre  chose 
que  de  les  rappeler.  Historien  solide  et  agréable  de  Colomb  et  des  pre- 
miers conquistadores^  conteur  aimable  sous  le  nom  de  Geoffrey  Crayon. 
il  a  familiarisé  l'Europe,  où  il  a  vécu  et  dont  il  sait  reproduire  le  lan- 
gage, avec  les  scènes  de  la  prairie,  avec  les  Indiens  des  Montagnes- 
Rocheuses,  n  a  écrit  un  charmant  volume  sur  l'Alhambi-a.  \\  est,  comme 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  10^3 

M.  Longfellow,  moitié  Américain,  moitié  cosmopolite  ;  il  représente 
comme  lui  cette  alliance  avec  l'Europe,  qui  est  le  trait  toujours  plus 
dominant  des  mœurs  et  delà  littérature  des  États-Unis.  Je  l'ai  trouvé 
dans  une  belle  maison  qui  avait  presque  l'air  d'un  palais.  Sa  con- 
versation est  comme  son  style,  facile  et  polie.  D'un  âge  déjà  avancé, 
m'a-t-on  dit,  il  paraît  encore  jeune,  et  s'animait  en  parlant  de  son 
excursion  danslaprame,  que  des  circonstances  l'avaient  obligé  de 
terminer  plus  tôt  qu'il  n'aurait  voulu.  Une  fois  lancé,  disait-il,  je  serais 
allé  toujours  devant  moi.  Ainsi,  évoqué  par  les  souvenirs  du  désert, 
se  réveillait,  chez  l'écrivain  formé  par  l'Europe,  chez  le  diplomate 
accoutumé  à  nos  mœurs,  l'instinct  aventureux  de  l'Américain. 

Mon  introducteur  auprès  de  M.  Washington  Irving,  M.  H.  Tucker- 
man,  est  lui-même  un  homme  de  talent  et  d'esprit.  Il  offre  encore  un 
exemple  de  cette  culture  européenne  dont  je  parlais  tout  à  l'heure. 
M.  Tuckerman  est  un  voyageur  et  un  essayist  :  il  a  raconté  son  tour 
en  Italie,  a  écrit  sur  la  vie  des  poètes  anglais,  les  voyages,  la  conver- 
sation, les  arts,  la  promenade,  des  essais  qui  rappellent  un  peu  les 
délicieux  vagabondages  de  Gh.  Lamb,  tout  en  ayant  leur  physionomie 
propre.  Certes,  rien  n'est  plus  différent  du  mercantilisme  affairé  qui 
domine  aux  États-Unis,  mais,  grâce  à  Dieu,  n'y  est  pas  tout  à  fait  uni- 
versel ,  que  cet  esprit  ingénieux  et  un  peu  subtil  qui  caresse  paisi- 
blement et  gracieusement  des  sujets  d'art,  des  données  de  l'obser- 
vation ou  de  la  fantaisie. 

Ce  soir,  je  suis  allé  entendre  prêcher  la  tempérance.  Ce  n'était  pas 
un  sermon  par  un  prêtre  sur  une  vertu  chrétienne,  c'était  un  dis- 
cours prononcé  par  un  jeune  homme  qui  a  dévoué  sa  vie  à  aller  de  ville 
en  ville,  à  travers  l'Union,  exhorter  le  public,  qui  se  presse  pour  l'en- 
tendre, à  l'abstention  des  liqueurs  spiritueuses  :  apostolat  volontaire, 
et  je  crois  purement  laïque.  Le  père  Mathew,  moine  irlandais  bien 
connu  en  Europe,  quitte  en  ce  moment  l'Amérique,  emportant  les 
bénédictions  de  tout  le  monde,  sans  différence  de  sectes,  et  un  témoi- 
gnage assez  considérable  de  la  reconnaissance  publique,  pour  avoir, 
par  ses  infatigables  prédications,  enrôlé,  dit-on,  plusieurs  millions 
d'hommes  sous  la  bannière  de  la  tempérance,  c'est-à-dire  pour  leur 
avoir  fait  prendre  l'engagement  solennel  de  renoncer  à  l'usage  de 
toutes  les  liqueurs  fermentées.  Le  mouvement  des  sociétés  de  tempé- 
rance a  commencé  en  Amérique,  à  Boston,  en  l'année  1826,  et  cinq 
ans  après  en  Angleterre.  Son  progrès  a  été  immense  dans  les  deux 
pays.  Le  gouvernement  de  l'Union  s'y  est  associé  en  supprimant  les 
distributions  d'eau-de-vie  aux  soldats  et  en  interdisant  l'usage  des 
liqueurs  fortes  aux  marins;  mais  ce  qui  a  agi  surtout  comme  tou- 
jours, c'est  le  principe  volontaire.  En  1836,  il  y  avait  déjà  8,000 
sociétés  de  tempérance  dans  les  États-Unis,  comprenant  environ 


1044  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

1,500,000  membres;  les  femmes,  les  jeunes  gens  ont  formé  des  so- 
ciétés de  tempérance.  Enfin  la  volonté  générale  sur  ce  point  s'est  ma- 
nifestée par  des  actes  législatifs.  Ainsi  dans  l'état  du  Maine  la  vente 
des  spiritueux  est  absolument  interdite,  sauf,  en  cas  de  maladie,  sur 
une  ordonnance  de  médecin,  ou  pour  servir  dans  les  arts.  Rien  ne 
montre  mieux  l'empire  absolu  de  la  majorité  sur  l'individu.  Dans  son 
organisation  Spartiate  de  Salente,  Fénelon  a  placé  une  disposition 
pareille  parmi  beaucoup  de  lois  somptuaires  et  d'autres  règlemensen 
matière  d'industrie  et  de  commerce,  tous  très  restrictifs  de  la  liberté. 
Mettre  un  peuple  à  l'eau  peut  être  une  tyrannie  salutaire;  mais,  à 
coup  sûr,  c'est  une  tyrannie  qu'aucun  souverain  absolu  de  l'Europe 
ne  pourrait  se  permettre. 

Ce  qui  est  bien  digne  de  remarque,  c'est  que  ce  soit  dans  un  pays 
où  le  grand  nombre  règne  qu'on  ait  ainsi  interdit  l'objet  de  la  pas- 
sion du  grand  nombre.  Du  reste,  on  s'y  est  parfaitement  soumis,  et 
le  maire  de  Portland,  capitale  de  l'état  du  Maine,  félicite  en  ce  mo- 
ment ses  concitoyens  des  bons  effets  de  la  loi ,  qui  a  diminué  les 
crimes  et  le  paupérisme  dans  la  cité.  A  Bangor,  seconde  ville  du 
même  état,  un  ivatchman  a  déposé  que,  depuis  que  la  loi  est  en  vi- 
gueur, c'est-à-dire  depuis  trois  mois,  le  violon  [watch-house)  et  la 
prison  sont  presque  vides,  que  la  police  n'a  pas  fait  une  seule  arres- 
tation, et  cet  état  de  choses  forme  le  contraste  le  plus  parfait  avec 
les  scènes  de  violence  qui  troublaient  sans  cesse  les  rues  de  la  môme 
ville  l'hiver  dernier. 

Il  y  a  un  parti  considérable  qui  travaille  à  introduire  la  même 
interdiction  dans  l'état  de  New-York.  On  avait  déjà  essayé  de  l'y 
établir,  à  l'exception  des  villes;  mais  l'influence  des  négocians  inté- 
ressés au  commerce  des  liqueurs  l'a  emporté  sans  décourager  leurs 
adversaires.  Voilà  où  en  est  cette  campagne  contre  l'ivrognerie,  en- 
treprise il  y  a  moins  de  trente  ans,  et  qui  a  déjà  fort  entamé  l'en- 
nemi, car  en  1836  on  comptait  douze  mille  ivrognes  notoires  qui 
s'étaient  corrigés.  M.  Gough  a  prononcé  un  discours  qui  contenait 
beaucoup  de  bonnes  choses,  mais  qui  auraient  gagné,  ce  me  semble, 
à  être  dites  plus  simplement,  avec  moins  d'éclats  de  voix  et  moins 
de  contorsions.  On  ne  saurait  employer  à  prêcher  la  tempérance  une 
éloquence  moins  tempérée,  et  véritablement  on  aurait  cru  parfois  l'o- 
rateur sous  l'empire  du  poison  qu'il  maudissait.  A  travers  toutes  ces 
violences,  il  y  a  eu  des  momens  d'un  grand  eflét,  quand  le  Bridaine 
américain  a  parlé  de  ceux  qui  croient  qu'on  peut  s'arrêter  sur  la 
pente  de  l'ivrognerie.  Amenant  là  une  image  qui  était  peut-être  dis- 
proportionnée au  sujet,  il  a  dit  :  «  C'est  comme  un  homme  qui  des- 
cendrait les  rapides  au-dessus  de  la  chute  du  Niagara,  auquel  on 
crierait  :  Arrête!  arrête!  et  qui  répondrait  :  Je  m'arrêterai  plus  loin.»  Et 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  10Zl5 

l'orateur,  par  sa  pantomime,  représentait  la  scène  qu'il  décrivait  :  il 
élevait  les  bras  pour  retenir  la  malheureuse  victime  entraînée  par  le 
courant,  et  enfin  un  geste  terrible  a  exprimé  le  moment  où  elle  s'en- 
gouffrait dans  l'abîme. 

11  serait  mal  de  traiter  légèrement  une  question  qui  intéresse  autant 
la  moralité  et  la  prospérité  publiques  ;  mais  n'y  a-t-il  pas  quelque 
chose  d'immodéré  dans  cette  proscription  absolue  de  toutes  les 
liqueurs  fermentées,  y  compris  le  vin,  la  bière  et  le  cidre?  Peut-on 
mettre  sur  la  même  ligne  le  whisky,  qui  contient  cinquante-quatre 
parties  d'alcool  sur  cent,  avec  le  vin  de  Bordeaux,  qui  en  contient  en 
moyenne  douze,  le  vin  de  Bourgogne,  qui  en  contient  en  moyenne 
quatorze,  et  la  bière,  qui  n'en  contient  pas  deux?  La  guerre  à  l'eau- 
de-vie  sous  tous  ses  noms  me  paraît  une  bonne  guerre,  et  il  faut  dire 
que  c'est  elle  surtout  que  les  sociétés  de  tempérance  avaient  à  com- 
battre en  Amérique  ;  mais  pour  les  autres  boissons  moins  funestes, 
l'abstinence  absolue  que  prêchent  les  sociétés  ne  pourrait-elle  être 
remplacée  par  ce  que  leur  nom  semble  promettre,  la  tempérance, 
mot  qui  signifie,  ce  me  semble,  usage  modéré?  J'avoue  que  j'incline 
assez  à  croire  que  la  véritable  tempérance  aura  triomphé  le  jour  oii 
ceux  qui  boivent  aujourd'hui  de  l' eau-de-vie  et  ceux  qui  ne  se  per- 
mettent de  boire  que  de  l'eau  seront  réunis  autour  d'une  table  sur 
laquelle  il  y  aura,  comme  sur  une  table  européenne,  du  vin  et  de 
l'eau,  en  tâchant  toutefois  de  ne  pas  tomber  dans  le  Niagara.  On 
commence  à  faire  du  vin  avec  les  vignes  de  l'Ohio.  Si  cette  culture  se 
développe,  c'est  peut-être  à  elle  qu'est  réservé  l'honneur  de  porter  le 
coup  fatal  à  l' eau-de-vie,  et  de  réhabiliter  la  cause  de  la  vraie  tem- 
pérance, c'est-à-dire  de  la  modération. 

Je  rentre  ce  soir  très  en  colère  contre  l'incurie  américaine.  En  me 
promenant  dans  cette  magnifique  rue  de  Broadway,  j'ai  manqué  deux 
ou  trois  fois  me  rompre  le  col;  tantôt  c'étaient  les  matériaux  d'une 
maison  en  construction  entassés  en  désordre  et  près  desquels  on  n'a- 
vait eu  garde  de  placer  un  lampion;  tantôt  c'étaient  de  grandes  exca- 
vations qu'il  fallait  traverser  sur  une  planche  étroite  et  mal  assise, 
poussé  par  les  piétons  qui  franchissaient  au  pas  de  course  ce  pont 
périlleux,  ou  bien  une  trappe  s'ouvrait  sur  mon  passage  le  long  des 
maisons.  J'ai  vu  dans  le  journal  qu'une  vieille  femme  était  tombée 
hier  par  une  de  ces  trappes  et  s'était  tuée.  On  remarquait  que  la  po- 
lice avait  prévenu  ces  jours  derniers  celui  qui  la  tenait  ouverte  du 
danger  qui  en  pourrait  résulter;  il  eût  mieux  valu  prévenir  l'acci- 
dent. L'autre  jour,  à  midi,  l'étage  supérieur  d'une  maison  située 
dans  Broadway  est  tombé  dans  la  rue.  Le  Courrier  des  Étais-Unis, 
journal  français  qui  se  publie  à  New-York,  a  présenté  à  ce  sujet  des 
observations  fort  sages  sur  la  témérité  des  entrepreneurs  en  bâti- 


1046  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mens  qu'il  compare  aux  capitaines  des  bateaux  à  vapeur  du  Missis- 
sipi;  en  fait  de  témérité  et  d'imprudence,  c'est  tout  dire.  «  Ici,  le 
premier  venu,  un  gâcheur  de  plâtre  un  peu  plus  hardi  que  ses  ca- 
marades se  fait  entrepreneur,  et  prend  de  sa  propre  autorité  le  titre 
d'architecte;  il  soumissionne  au  plus  bas  prix  possible  des  travaux 
qu'il  exécute  avec  des  matériaux  d'une  qualité  inférieure;  les  ouvriers 
qu'il  a  engagés  élèvent  des  murs  qui  sont  aussi  minces  que  possible, 
jettent  à  travers  quelques  poutres  qui  tiennent  tant  bien  que  mal,  y 
clouent  au  hasard  quelques  châssis  de  portes  et  fenêtres,  surmontent 
tout  cet  échafaudage  sans  aplomb  d'un  toit  dont  on  n'a  calculé  ni  la 
pesanteur  ni  la  puissance,  et  voilà  une  maison  qui  s'écroule.  •»  Hélas! 
en  ce  moment  la  ville  est  en  deuil  par  suite  d'un  désastre  douloureux 
qu'un  peu  de  précaution  eût  fait  éviter.  Dans  une  école  où  s'assemblent 
plusieurs  centaines  d'enfans,  une  maîtresse  qui  se  trouvait  mal  a  de- 
mandé un  verre  d'eau;  ce  mot  d'eau  a  fait  naître  parmi  les  enfans  la 
crainte  d'un  incendie,  aussitôt  plusieurs  voix  ont  crié  :  Au  feu!  et  la 
panique  est  devenue  générale.  Les  enfans  se  sont  précipités  vers  l'es- 
calier; la  rampe,  que,  malgré  quelques  réclamations,  on  avait  né- 
gligé d'affermir,  a  cédé,  et  une  épouvantable  catastrophe  a  suivi.  Les 
malheureux  enfans  sont  tombés  les  uns  sur  les  autiTs,  et  se  sont  en- 
tassés à  une  hauteur  de  plusieurs  pieds  ;  cent  ont  péri,  et  cinquante 
ont  été  blessés.  Puisse  ce  terrible  événement  servir  de  leçon  ! 

Il  est  rare  que  la»journée  se  passe  à  New- York  sans  qu'un  incendie 
éclate  quelque  part.  On  m'en  donne  plusieurs  raisons  :  d'abord  pas 
assez  de  surveillance  de  la  police,  ensuite  le  bas  prix  du  combustible, 
qui  multiplie  les  feux;  la  manière  dont  les  maisons  sont  bâties,  qui 
les  rend  très  inflammables,  et  enfin,  —  ceci  est  fâcheux  à  dire,  mais 
paraît  vrai,  —  les  assurances.  J'ai  entendu  un  magistrat  soutenir  que, 
pour  diminuer  le  nombre  des  maisons  brûlées,  on  devrait  supprimer 
les  assurances  sur  les  maisons.  Il  faut  dire  aussi  qu'il  y  a  un  zèle 
extrême  dans  le  peuple  pour  aller  éteindre  les  incendies.  Dans  toutes 
les  villes  sont  organisés  des  corps  de  pompiers  volontaires  (Jiremen)  : 
ce  sont  des  hommes  très  intrépides,  quelquefois  un  peu  turbulens. 

Rien  ne  montre  mieux  la  différence  d'un  gouvernement  où  le 
peuple  est  tout  et  d'un  gouvernement  où  le  peuple  n'est  rien  que 
l'empressement  général  de  ces  pompiers  volontaires  et  de  tous  les 
autres  citoyens,  comparé  à  l'indifférence  que  la  population  romaine 
montre  en  pareille  circonstance,  et  dont  M.  Bunsen  me  racontait 
à  Rome,  où  il  était  alors  ministre  de  Prusse,  un  singulier  exemple. 
Un  soir,  se  promenant -aux  environs  du  Forum,  objet  de  ses  savantes 
recherches,  il  vit  que  le  feu  avait  pris  dans  une  rue  pleine  de  granges 
à  foin,  et  qui,  pour  cette  raison,  porte  le  nom  de  rue  des  Fenili. 
M.  Bunsen  avisa  en  même  temps  un  homme  à  sa  fenêtre,  qui  regar- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  1047 

dait  paisiblement  brûler  la  grange  de  son  voisin.  Avec  beaucoup  de 
peine,  il  décida  cet  homme  à  descendre  pour  donner  l'alarme.  Celui-ci 
ne  concevait  rien  à  l'empressement  de  M.  Bunsen,  et  lui  demandait 
s'il  était  donc  parent  de  la  veuve  une  telle,  chez  qui  s'était  déclaré 
l'incendie.  Gomme  le  diplomate  prussien  traversait  rapidement  la 
place  du  Capitole  pour  aller  chercher  du  secours,  il  fit  rencontre 
de  trois  bourgeois  romains,  qui  se  promenaient  au  clair  de  lune,  et 
leur  demanda  s'ils  n'avaient  rien  vu.  Alors  l'un  d'eux  s'arrêta  et  dit 
avec  tranquillité  :  —  Ce  sera  le  feu  que  nous  avons  aperçu  il  y  a  une 
demi-heure.  —  Eh  quoi!  vous  avez  aperçu  le  feu,  et  vous  êtes  là? 
—  Ah  !  monsieur,  cela  regarde  le  gouvernement,  iocca  al  governo. 

J'aime  beaucoup  un  pays  où  ce  qui  arrive  à  un  citoyen  ne  regarde 
pas  le  gouvernement,  mais  regarde  tout  le  monde,  et  c'est  là  le  beau 
côté  du  caractère  américain,  car  on  est  si  accoutumé  à  se  passer 
ici  en  toute  chose  du  gouvernement,  que,  de  même  qu'on  a  des 
écoles  volontaires,  des  églises  volontaires,  des  pompiers  volontaires, 
on  a  aussi  une  police  volontaire,  qa'on  préfère  à  celle  de  la  ville.  Ce- 
pendant ce  que  le  gouvernement  s'est  réservé,  il  devrait  le  bien  faire, 
et  c'est  ce  qui  ne  lui  arrive  pas  toujours.  Le  service  des  postes  s'exé- 
cute avec  inexactitude.  Il  n'y  a  pas  assez  d'employés.  Dans  les 
comptes-rendus  des  postes,  l'administration  fait  un  tableau  très 
brillant  de  ce  service,  et  passe  trop  légèrement  sur  les  méprises 
(mistakes),  méprises  très  fréquentes,  comme  je  l'ai  entendu  dire  à 
plusieurs  personnes,  et  comme  je  l'ai  souvent  éprouvé  moi-même. 
Il  arrive  quelquefois  aux  Américains  de  me  dire  d'un  air  béat  : 
((  Nous  n'avons  pas  de  police.  »  Je  leur  réponds  :  «  Yous  en  avez 
une  et  même  plusieurs,  en  quoi  je  vous  approuve.  Seulement,  chez 
vous,  la  police  est  mal  faite,  et  il  faudrait  la  faire  mieux.  » 

Dans  une  ville  de  cinq  cent  mille  âmes  comme  New-York,  par  la- 
quelle il  passe  chaque  jour  plus  d'un  millier  d'émigrans,  la  popula- 
tion flottante  et  par  conséquent  dangereuse  atteint  nécessairement  un 
chiffre  considérable.  Elle  aurait  besoin  d'une  surveillance  municipale 
très  exacte.  Évidemment  cette  surveillance  n'est  point  ce  qu'elle  de- 
vrait être.  Le  soir,  certains  quartiers  sont  infestés  par  des  bandits 
déterminés  nommés  roiodies  qui  semblent  avoir  le  goût  non-seule- 
ment du  vol,  mais  de  la  violence  et  de  l'assassinat.  L'autre  jour, 
quelques-uns  de  ces  misérables  sont  entrés  chez  un  Français  et  l'ont 
tué  par  un  pur  caprice  de  férocité. 

On  parle  beaucoup  en  ce  moment  à  New-York  d'un  tableau  dont 
l'auteur  est  un  peintre  américain,  M.  Leutze,  et  qui  représente  Was- 
hington passant  la  Delaware.  Ce  moment  est  bien  choisi  dans  l'his- 
toire de  la  guerre  de  l'indépendance.  Après  le  désastre  de  Long- 
Island  et  ceux  qui  suivirent,  Washington,  qui  avait  été  obligé  de  se 


10A8  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

replier  jusque  sur  la  rive  droite  de  la  Delaware,  reprit  l'offensive,  et, 
traversant  le  fleuve,  qui  charriait  des  glaces,  vint  sur  la  rive  gauche 
frapper  un  coup  décisif.  Les  débris  d'une  armée  de  volontaires  et 
de  milices  mal  disciplinées,  mal  armées,  à  peine  chaussées  et  vêtues, 
battirent  trente  mille  hommes  de  troupes  régulières. 

Dans  le  tableau,  Washington,  sur  une  barque,  au  milieu  du  fleuve, 
qu'enveloppe  à  demi  la  brume  et  dont  on  brise  la  glace,  a  l'œil  fixé 
sur  la  rive  où  il  va  attaquer  l'ennemi;  il  la  regarde  bien.  Seule- 
ment j'aurais  mieux  aimé  qu'on  ne  le  vît  pas  de  profil.  Les  hommes 
qui  poussent  la  barque  à  travers  les  glaçons  sont  réellement  à  l'œu- 
vre; leur  action  est  vraie.  Autour  de  la  figure  principale  se  pressent 
quelques  ofliciers.  Celui  qui  porte  un  uniforme  blanc  et  un  bonnet  m'a 
frappé  par  l'énergie  que  son  visage  exprime.  L'effet  de  brume  m'a 
semblé  un  peu  fantastique;  mais  l'ensemble  du  tableau  est  bien 
composé,  et  je  le  trouve  peint  avec  une  certaine  vigueur.  C'est  en 
somme  un  estimable  tableau  d'histoire.  Jusqu'ici,  je  n'en  ai  pas  vu 
beaucoup  en  Amérique,  j'ai  même  le  malheur  de  ne  pas  avoir  infi- 
niment admiré  West  en  Angleterre.  Ce  qui,  dans  la  peinture  aux 
États-Unis,  excite  surtout  mon  intérêt,  c'est  le  paysage;  c'est  là  que 
je  trouve  le  plus  de  tentatives  originales,  et  il  doit  en  être  ainsi. 
En  effet,  les  Américains  ont  à  peindre  une  nature  à  part.  Les  formes 
de  leurs  montagnes  ont  quelque  chose  de  singulier;  la  végétation 
est  très  riche  et  très  différente  de  toute  autre  végétation  ;  les  teintes 
que  les  feuilles  prennent  en  automne  produisent  des  aspects  entiè- 
rement nouveaux  pour  un  Européen.  Enfin  la  lumière  a  dans  ce  pays 
une  vivacité,  et  l'air  une  transparence  que  j'ai  eu  souvent  occasion 
d'admirer,  et  en  même  temps  cet  air,  cette  lumière  sont  de  telle  na- 
ture que  les  contours  des  objets  apparaissent  avec  une  précision  un 
peu  dure.  Les  artistes  indigènes  ont  cherché  à  rendre  ces  particulari- 
tés du  paysage  américain,  et  me  semblent  avoir  quelquefois  réussi.  Ces 
particularités  mêmes  de  la  nature  transatlantique  offraient  aux  pein- 
tres qui  voulaient  la  reproduire  un  écueil,  et  ils  ne  l'ont  pas  toujours 
évité.  Certains  tons  rouges  et  sanglans  que  j'ai  bien  reconnus,  pour 
les  avoir  vus  dans  les  couchers  de  soleil  à  mon  arrivée  en  Amérique, 
devaient  être  rendus,  mais  sans  exagération.  Il  ne  fallait  pas  les  ou- 
trer, et  peindre,  par  exemple,  des  vaches  qui  ressemblent  à  des  écre- 
visses.  En  général  le  rouge  domine  dans  beaucoup  de  ces  tableaux. 
Yoici  une  chasse  de  buftles  dans  la  prairie  :  le  ciel  est  rouge,  la  terre 
est  rouge,  les  bufiles  sont  rouges.  La  couleur  des  Peaux-Rouges  a  dé- 
teint sur  le  paysage. 

Ce  n'est  pas  tout  de  copier  exactement  la  nature,  il  faut  savoir  l'in- 
terpréter. Le  peintre,  en  imitant,  doit  choisir  et  conserver  le  caractère 
du  paysage  en  l'embellissant.  Eh  bien!  il  arrive  aux  paysagistes  amé- 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  1049 

ricains  de  s'attaquer  de  préférence,  pour  les  rendre,  à  des  effets 
bizarres  plus  que  beaux,  qui  étonnent  l'œil,  mais  ne  le  charment 
point.  Quelquefois  ils  peindront  les  contrastes  les  plus  heurtés  que 
présentent  en  automne  les  couleurs  vives  et  tranchées  des  feuilles, 
au  lieu  de  préférer  les  combinaisons  harmonieuses  que  le  même 
feuillage  présente  aussi  quelquefois.  Même  dans  des  vues  d'Italie  ou 
d'Allemagne,  les  artistes  américains  transportent  quelquefois  une 
certaine  crudité  de  ton,  une  certaine  âpreté  de  couleur,  une  cer- 
taine dureté  de  lumière,  reproduction  trop  fidèle  de  ce  qui  s'offre  à 
eux  dans  leur  patrie.  Je  signale  ces  erreurs,  parce  qu'elles  dérivent 
d'un  bon  principe,  et  que,  corrigés  à  propos,  les  défauts  qu'elles 
enfantent  peuvent  devenir  des  qualités.  Que  les  paysagistes  amé- 
ricains s'attachent,  comme  l'ont  fait  avec  succès  plusieurs  d'entre 
eux,  à  retracer  les  aspects  de  la  nature  et  de  la  lumière  qu'ils  ont 
sous  les  yeux,  —  c'est  là  ce  qui  donnera  de  l'originalité  à  leurs 
tableaux;  mais  qu'ils  ne  se  plaisent  pas  à  rendre  ce  qu'il  y  a  de  plus 
insolite  et  de  plus  disparate  dans  cette  nature  et  cette  lumière.  Qu'ils 
peignent  ce  qu'ils  voient,  mais  qu'ils  choisissent  parmi  les  objets 
qu'ils  voudront  imiter,  et  que  dans  cette  imitation  le  sentiment  de 
l'harmonie  et  de  la  vraisemblance  ne  les  abandonne  point. 

Les  Américains  me  paraissent  avoir  des  illusions  sur  l'avenir  de  la 
peinture  dans  leur  pays,  et  ne  pas  prendre  les  meilleurs  moyens 
pour  en  favoriser  les  progrès;  ils  disent  souvent  qu'il  faut  laisser 
leur  société  s'établir,  et  que  le  développement  des  arts  viendra  avec 
le  temps  :  je  n'en  suis  pas,  pour  ma  part,  entièrement  convaincu. 
Ce  n'est  pas  la  maturité,  mais  la  jeunesse  des  nations  qui  est  favo- 
rable à  l'imagination.  En  Europe,  cette  fleur  de  jeunesse  dans  laquelle 
s'épanouit  le  beau  semble  déjà  passée,  ou  bien  près  de  l'être,  et 
les  Etats-Unis  sont  nés  mûrs.  C'est  une  année  qui  n'a  pas  pas  eu  de 
printemps.  Les  riantes  heures  du  printemps  viendront-elles  après 
les  heures  sévères  de  l'automne?  J'en  doute.  11  ne  me  paraît  pas  im- 
possible que  ce  peuple  cultive  les  arts  avec  un  certain  succès  et  à  peu 
près  comme  ils  sont  cultivés  en  Europe;  mais  je  n'espère  pas  pour 
lui  ce  que  je  n'espère  guère  pour  elle,  —  une  nouvelle  aurore  du 
beau,  —  et  pour  lui  encore  moins  que  pour  elle,  précisément  parce 
qu'il  est  à  quelques  égards  plus  avancé  dans  la  voie  d'une  civilisa- 
tion qui  ne  conduit  pas  au  beau  dans  l'art.  Quand  le  peuple  améri- 
cain se  flatte  que  l'ère  du  développement  artistique  viendra,  il  me 
semble  entendre  un  homme  de  trente  ans  qui  n'a  pas  été  amoureux 
à  vingt  dire  :  «  Je  le  serai  à  quarante.  » 

Tout  cela  ne  s'oppose  pas,  je  le  répète,  à  un  certain  développement 
des  arts  et  de  la  peinture  en  particulier.  Bien  que  les  conditions  de 
là  société  actuelle  en  Europe  ne  soient  pas  favorables  à  la  peinture, 


1050  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  peinture  n'y  est  point  morte;  mais  pour  avoir  quelque  chance  de 
ce  genre  de  succès  qui  est  encore  possible,  il  faut  que  les  Américains 
changent  leur  méthode  d'encourager  les  arts.  La  société  de  New- 
York  qui  porte  le  nom  d' Art-Undon  emploie  un  revenu  considérable, 
que  lui  fournissent  des  souscripteurs  nombreux,  à  fonder  des  écoles 
de  dessin  et  à  acheter  des  tableauji  exécutés  par  des  peintres  améri- 
cains vivans;  elle  en  a  acheté  à  deux  cent  cinquante-sept  artistes  : 
c'est  dire  qu'elle  a  dû  en  acheter  de  bien  mauvais.  Fonder  des  écoles 
de  dessin  est  nécessaire,  acheter  des  tableaux  aux  peintres  vivans  est 
fort  utile;  mais  quand  on  a  tant  d'argent,  il  faudrait  en  garder  une 
partie  pour  se  procurer  en  Europe  des  chefs-d'œuvre  qui  pussent  ser- 
vir de  modèles.  Tant  qu'il  n'y  aura  pas  aux  États-Unis  un  musée  con- 
tenant un  certain  nombre  d'ouvrages  d'art  excellons,  bien  choisis 
dans  les  différentes  écoles,  il  sera  impossible  que  la  peinture  fasse 
de  véritables  progrès.  Que  la  société  achète  quelques  tableaux  de 
moins  aux  deux  cent  cinquante-sept  artistes  qu'elle  encourage,  que 
ses  membres  renoncent  à  quelques  gravures,  à  quelques  statuettes 
auxquelles  ils  ont  droit  d'après  le  règlement  actuel;  qu'elle  acquière 
tous  les  ans  trois  ou  quatre  tableaux  des  grands  maîtres^  dans  dix 
ans  le  goût  sera  fondé,  et  il  y  aura  chance  pour  une  école  améri- 
caine. 

Dans  une  exhibition  de  tableaux  qui  n' appartenait  pas  à  l'^m'o?!  des 
Arts,  et  qui  porte  le  nom  de  Galerie  des  Beaux-Aris,  j'ai  remarqué 
cinq  tableaux  de  Gole,  qui  sont  destinés  à  représenter  les  phases  de 
la  civilisation.  Dans  le  premier,  le  soleil  se  lève  sur  de  grandes  forêts; 
quelques  sauvages  se  combattent,  ou  poursuivent  leur  proie  :  c'est 
l'âge  de  la  chasse  et  de  la  guerre.  Dans  le  second,  des  bergers  sont 
assis  dans  un  lieu  tranquille,  parmi  de  beaux  arbres  d'un  aspect  plus 
riant  que  les  sombres  forêts  du  premier  paysage;  l'agricultme  com- 
mence. Le  troisième  tableau  représente  une  ville  opulente  remplie 
d'édifices  magnifiques;  l'or  brille  partout;  de  grands  navires  y  ap- 
portent les  richesses  du  monde.  C'est,  si  l'on  veut,  l'ère  actuelle  des 
États-Unis  traduite  en  poésie  orientale.  Dans  le  tableau  suivant,  on 
voit  cette  ville  magnifique  livrée  aux  barbares.  Dans  le  dernier,  il 
n'y  a  plus  que  des  ruines  au-dessus  desquelles  s'élève  une  grande 
colonne  et  que  la  lune  éclaire.  La  composition  de  ce  drame  en  cinq 
actes  est  poétique  :  depuis  deux  siècles,  les  trois  premiers  actes  ont 
été  joués  en  Amérique,  celui  des  barbares  n'est  pas  à  craindre;  mais 
le  dernier  est  toujours  possible,  et  qui  sait  si  la  lune  ne  se  lèvera  pas 
un  jour  sur  les  débris  de  la  grande  cité  où  je  contemple  aujourd'hui 
ce  tableau,  inspiré  peut-être  par  un  poème  de  M.  Bryant,  qui  a  pour 
titre  la  Source,  et  dans  lequel  l'auteur,  se  livrant  à  une  rêverie  ou 
plutôt  à  une  méditation  pleine  de  grandeur,  trace  l'histoiie  des  âges 


PROMENADE    EN   AMÉRIQUE.  1051 

successifs  d'une  forêt  d'abord  habitée  par  les  sauvages  et  les  bêtes 
féroces,  puis  défrichée,  puis  devenue  siège  florissant  du  bien-être  et 
de  la  civilisation  !  Prophète  comme  le  peintre  et  perçant  encore  plus 
loin  dans  l'avenir,  le  poète  se  demande  en  finissant  si  l'homme  n'al- 
térera pas  encore  ces  beaux  lieux,  et  si  la  nature  elle-même  ne 
changera  pas  leur  forme  par  une  de  ces  révolutions  qu'elle  subit 
dans  la  suite  des  âges. 

Le  collège  de  New-York  appelé  Columbia-College  est  un  des  plus 
anciens  établissemens  de  ce  genre  qu'on  trouve  aux  États-Unis.  Sa 
charte  lui  a  été  donnée  par  le  roi  d'Angleterre  en  175/i;  elle  a  été  modi- 
fiée depuis.  J'y  ai  visité  un  professeur  de  littérature  qui  ne  m'a  pas  ca- 
ché une  certaine  antipathie  pour  le  côté  démocratique  des  institutions 
américaines.  Les  lettrés  se  sentent  un  peu  isolés  et.  coudoyés  dans 
cette  foule  dont  les  préoccupations  sont  si  ardentes  et  si  différentes 

des  leurs;  ils  s'en  vengent  en  rehsant  Aristophane.  M. me  disait 

qu'il  y  trouvait  la  démocratie  des  États-Unis  traitée  comme  elle  le 
mérite.  Du  reste,  c'était  sans  humeur  et  avec  une  bonhomie  narquoise 
de  très  bon  sens  et  de  très  bon  goût.  Le  Columbia-College  a  l'incon- 
vénient très  ordinaire  aux  États-Unis  d'embrasser  dans  le  cours  des 
études  qu'il  donne  un  trop  grand  nombre  d'objets  en  trop  peu  de 
temps.  Là  comme  à  Cambridge,  comme  dans  l'univei^ité  de  Phila- 
delphie, l'enseignement  ne  dure  que  quatre  années,  ce  qui  tient  à  ce 
qu'on  ne  peut  plus  garder  les  jeunes  gens  quand  le  moment  est  venu 
pour  eux  de  gagner  de  l'argent,  et  ce  moment  vient  de  bonne  heure 
aux  États-Unis.  Or,  comment  feraient-ils  pour  apprendre  dans  ces 
quatre  ans  tout  ce  que  le  règlement  veut  qu'on  leur  enseigne?  Outre 
l'explication  de  quelques  parties  des  classiques  grecs  et  latins,  le 
programme  contient,  entre  autres  choses,  les  antiquités  grecques  et 
romaines,  un  abrégé  de  l'histoire  ancienne  et  moderne,  une  histoire 
générale  des  littératures  anciennes  et  modernes  de  l'Europe,  la  philo- 
sophie, l'histoire  de  la  philosophie,  l'économie  politique,  la  physique, 
et  de  plus  un  cours  complet  de  mathématiques  commençant  à  la  géo- 
métrie élémentaire,  se  terminant  au  calcul  intégral  et  à  l'astronomie 
selon  les  méthodes  de  Newton,  de  Laplace  et  de  Lagrange  (1) .  Voilà 
pour  le  collège  de  New-York.  Il  en  est  de  même  pour  l'université  de 
Philadelphie,  avec  là  minéralogie  et  la  géologie  par-dessus  le  mar- 
ché. Je  n'ai  pas  besoin  d'assister  à  un  examen  des  élèves  à  leur 
sortie  de  ces  établissemens  pour  être  convaincu  qu'ils  ne  peuvent,  au 
bout  de  quatre  ans,  savoir  et  surtout  bien  savoir  tout  cela. 

C'est  un  article  de  foi  aux  États-Unis  que  l'instruction  est  la  con- 
dition de  la  moralité.  Ailleui-s  on  l'a  révoqué  en  doute,  et  les  États- 

(1)  Statutes  of  Columbia-College,  p.  12-14. 


1052  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Unis  eux-mêmes  ont  fourni  des  objections.  MM.  de  Beaumont  et  de 
Tocqueville,  dans  leurs  recherches  sur  le  système  pénitentiaire  en 
Amérique,  ont  cité  l'exemple  du  Connecticut,  où  l'instruction  est  ré- 
pandue très  libéralement,  et  où,  à  l'époque  de  leur  voyage,  les  crimes 
avaient  augmenté.  On  a  dit  dans  le  parlement  britannique  que,  mal- 
gré l'essor  imprimé  à  l'instruction  du  peuple,  le  chiffre  des  crimes 
s'était  rapidement  accru  à  New-York.  Des  anomalies  pareilles  ont 
été  signalées  dans  plusieurs  états  de  l'Europe.  Le  traducteur  améri- 
cain de  l'ouvrage  des  deux  publicistes  français  que  j'ai  nommés  plus 
haut,  M.  Lieber,  a  examiné  aussi  la  question,  et,  après  avoir  indiqué 
comment  des  circonstances  particulières  pouvaient  modifier  l'in- 
fluence habituelle  de  l'éducation,  il  a  établi  que  l'instruction  n'était 
pas  bonne  d'une  manière  absolue.  «  L'arithmétique,  dit-il,  sert  au 
fripon  autant  qu'à  l'honnête  homme  qui  travaille  pour  sa  famille;  un 
couteau  sert  au  meurtrier  aussi  bien  qu'à  celui  qui  l'emploie  à  couper 
un  morceau  de  pain  pour  un  mendiant.  »  Puis  M.  Lieber  ajoute  à  ces 
observations  des  considérations  ingénieuses  et  vraies  sur  l'utilité 
indirecte  que  l'éducation  en  commun  a  pour  l'enfant.  Il  remarque  que 
rien  n'est  plus  dangereux  qu'un  homme  qui  ne  sait  pas  hre  dans  une 
société  civihsée.  Je  trouve  que  M.  Lieber  a  raison.  En  effet,  cet 
homme  est  en  quelque  sorte  en  dehors  de  la  société;  une  foule  d'ave- 
nues lui  sont  fermées;  il  a  comme  un  sens  de  moins;  de  là  une  humi- 
liation et  un  obstacle  perpétuel  dont  le  sentiment  doit  le  pousser  au 
vice  et  au  crime. 

Il  y  a  encore  un  autre  motif  aux  États-Unis  pour  apprendre  à  lire 
à  tout  le  monde  :  c'est  que  dans  ce  pays,  où  toutes  les  carrières  et 
toutes  les  chances  sont  ouvertes  à  tous,  personne  ne  veut  donner  à 
ses  enfans  la  seule  infériorité  radicale  que  cette  société  admette,  et 
créer  pour  eux  Tunique  incapacité  qui  puisse  les  empêcher  d'arriver 
à  la  fortune  et  au  pouvoir.  Je  crois  qu'une  partie  de  la  reconnais- 
sance qu'on  professe  aux  États-Unis  pour  les  bienfaits  moraux  de 
l'instruction  s'adressent  tout  bas  à  l'utilité  qu'on  en  peut  retirer. 
C'est  un  motif  très  avouable  de  répandre  l'instruction  élémentaire, 
seulement  il  faudrait  l'avouer  davantage. 

Les  écoles  publiques  sont  établies  et  entretenues,  tantôt  par  des 
fonds  que  chaque  état  fournit,  tantôt  par  des  taxes  que  votent  les 
villes  et  les  communes.  Le  système  le  plus  généralement  adopté  est 
celui  de  New-York,  qui  consiste  dans  une  combinaison  des  deux  au- 
tres. Le  principe  général  est  que  la  ville  s'impose  également  ou  pro- 
portionnellement à  ce  que  lui  donne  l'état  aux  termes  de  sa  consti- 
tution. L'état  de  New-York  s'est  réservé  à  perpétuité  pour  les  écoles 
le  produit  de  toutes  les  terres  qui  lui  appartiennent,  et  un  capital 
appelé  yb7if/s  des  écoles. 


PROMENADE   EN   AMÉRIQUE.  1053 

Dans  la  ville  de  New-York,  les  écoles  ont  considérablement  aug- 
menté relativement  à  la  population.  Celle-ci  était,  en  1831,  d'environ 
170,000  âmes,  maintenant  elle  dépasse  500,000,  elle  a  plus  que  tri- 
plé; mais  le  nombre  des  enfans  instruits,  qui  est  aujourd'hui  de 
120,000,  a  quintuplé.  Le  personnel  des  instituteurs  est  de  plus  de 
1*2,000.  En  1852,  seulement  pour  les  écoles  du  soir,  on  a  dépensé 
une  somme  de  80,000  francs.  Les  écoles  de  l'état  de  New-York  se 
distinguent  aussi  de  celles  de  plusieurs  autres  états  en  ce  qu'il  n'y  a 
pas  d'écoles  pour  les  enfans  pauvres.  Nulle  distinction  n'existe  entre 
ceux-ci  et  les  enfans  riches.  L'impôt  qu'on  prélèverait  sur  les  parens 
aisés  au  profit  des  petits  indigens,  ils  le  paient  pour  l'école,  dont  ces 
derniers  profitent  avec  leurs  propres  enfans.  Le  déboursé  est  le  même, 
et  la  dignité  de  tous  est  mieux  respectée.  Il  s'est  fait  depuis  une  dou- 
zaine d'années  une  révoliUion  dans  l'organisation  des  écoles  à  New- 
York  ,  et  M.  Hughes,  archevêque  catholique  de  cette  ville,  car  les 
Américains  ne  sont  pas  si  chatouilleux  à  l'endroit  du  papisme  que 
les  Anglais,  a  amené  ce  changement.  Il  existait  une  ancienne  corpo- 
ration qui  était  en  possession  de  créer  et  de  gouverner  les  écoles. 
Cette  corporation,  dans  laquelle  se  trouvait  un  certain  nombre  de 
quakers,  laissait  l'enseignement  religieux  à  la  famille  et  aux  écoles 
du  dimanche,  seulement  on  lisait  dans  l'école  la  Bible  sans  commen- 
taires; mais  comme  c'était  une  bible  protestante,  les  catholiques 
avaient  des  scrupules  :  ils  demandèrent  qu'une  partie  du  fonds  des 
écoles  leur  fût  attribuée.  L'archevêque  plaida  cette  cause  avec  beau- 
coup d'éloquence.  Par  respect  pour  le  principe  de  ne  rien  faire  qui 
favorise  une  communion  chrétienne  en  particulier,  principe  qui  est 
très  dominant  dans  la  république,  l'état  de  New-York  n'a  pas  cru 
pouvoir  affecter  aux  églises  catholiques  une  portion  du  fonds  com- 
mun. Néanmoins,  tout  en  respectant  le  droit  de  l'ancienne  corpora- 
tion à  laquelle  on  a  laissé  le  gouvernement  de  ses  écoles,  l'état  en  a 
créé  de  nouvelles  gouvernées  par  des  préposés  {trustées)  qui  sont 
nommés  par  des  hommes  choisis  dans  chaque  division  de  la  ville,  et 
on  a  formé  un  collège  pour  l'enseignement  supérieur  gratuit  sous  le" 
nom  de  Collège  libre  [Free  Academy). 

Ce  collège  ne  s'est  pas  établi  sans  difficulté.  Ici  tout  se  discute  au' 
point  de  vue  politique;  les  uns  approuvaient,  comme  très  conforme  à 
l'esprit  républicain,  que  des  enfans  placés  dans  les  situations  les  plus 
diverses  fussent  ainsi  admis  à  suivre  un  enseignement  supérieur  par 
le  seul  droit  de  la  capacité.  Les  autres,  dans  l'excès  de  leurs  suscep- 
tibilités démocratiques,  s'élevaient  contre  un  enseignement  supérieur 
donné  gratuitement,  comme  créant  dans  la  jeunesse  une  sorte  d'aris- 
tocratie au  profit  de  laquelle  seraient  détournés  l'argent  et  les  maîtres, 
au  détriment  des  écoles  primaires,  utiles  à  tous.  Il  a  fallu  l'autorisa- 


1054  RETUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion  de  la  ville  de  New- York.  Le  consentement  de  la  ville  a  été  décidé 
par  une  majorité  seulement  de  20,000  voix,  environ  un  dixième.  La 
ville  ayant  consenti  à  l'établissement  du  nouveau  collège,  elle  a  dû 
demander  à  l'état  de  lui  accorder  par  une  loi  la  permission  de  se 
taxer  pour  cet  objet. 

Cet  établissement  m'a  semblé  très  bien  conçu  et  très  bien  orga- 
nisé. Remarquons  d'abord  qu'en  France  il  n'y  a  rien  de  pareil  à  cet 
enseignement  des  collèges  donné  gratuitement.  Il  va  sans  dire  qu'on 
est  admis  d'après  des  examens,  qui  portent  sur  la  lecture,  l'écriture, 
l'arithmétique,  le  latin,  la  géographie,  l'histoire  des  États-Unis.  Tout 
élève  des  écoles  publiques  ayant  plus  de  douze  ans  est  admissible; 
les  candidats  sont  examinés  sur  les  différens  chefs  par  des  professeurs 
qui  ne  connaissent  pas  leurs  noms,  et  écrivent,  quand  il  y  a  lieu,  bon 
{good)  sur  une  carte  anonyme  qui  leur  est  présentée  par  le  candidat. 
Il  faut  pour  être  reçu  un  bon  de  chaque  professeur.  Il  y  a  en  ce  mo- 
ment 280  élèves.  L'intention  est  d'obtenir  ainsi  un  choix  parmi  le 
grand  nombre  d'enfans  auxquels  les  écoles  donnent  l'enseignement 
indispensable.  Les  châtimens  n'existent  presque  pas;  on  cherche  à 
développer  le  ressort  moral,  et  on  accoutume  les  enfans  aux  procé- 
dés expéditifs  qu'ils  rencontreront  partout  sur  leur  chemin.  Quand 
l'un  d'eux  commet  une  faute,  on  lui  adresse  des  observations;  s'il  y 
retombe,  on  lui  dit  froidement  :  Vous  ne  pouvez  plus  être  associé  aux 
autres  élèves  de  ce  collège,  —  et  on  le  renvoie. 

Deux  choses  m'ont  paru  caractéristiques  dans  la  visite  que  j'ai 
faite  au  Collège  libre,  dont  l'organisation  m'a  été  très  nettement  ex- 
phquée  par  le  principal,  M.  Webster.  D'abord,  c'est  la  manière  dont 
la  suiTeillance  du  principal  est  facilitée  et  simplifiée  par  des  disposi^ 
tions  matérielles.  Dans  un  gros  volume  tout  semblable  au  livre  de 
comptes  d'un  négociant  est  une  table  construite  comme  une  table  de 
multiplication,  et  qui. permet  de  voir  sur-le-champ  ce  qu'aune  heure 
donnée  fait  un  élève,  dans  quelle  classe  il  se  trouve;  c'est  la  perfec- 
tion de  la  tenue  des  livres  appliquée  à  l'administration  d'un  collège. 
L'autre  trait  de  mœurs  qui. m'a  frappé,  c'est  que  les  élections  des 
trustées  ou  préposés  au  gouvernement  du  collège  ont  un  caractère  po- 
litique. Quand  les  démocrates  sont  en  majorité,  il  est  à  peu  près  im- 
possible qu'un  whig  soit  nommé;  mais  vu  la  nature  des  partis  amé- 
ricains, dont  la  diversité  de  tendances  ne  se  porte  que  sur  un  petit 
nombre  de  points  déterminés,  l'ascendant  d'un  parti  ou  d'un  autre 
est  sans  importance  pour  le  collège.  On  m'a  conduit  dans  une  grande 
salle  où  a  lieu  tous  les  mois  une  déclamaiion.  Le  but  de  ces  récita- 
tions solennelles  est  de  domier  aux  élèves  de  bonnes  habitudes  ora- 
toires, partie  de  l'éducation  qui  n'est  pas  à  négliger  dans  un  pays  où, 
comme  en  Angleterre  et  encore  plus,  tout  le  monde  peut  être  appelé 


PROMENADE    EN    AMÉRIQUE.  1055 

à  délibérer  sur  les  affaires  publiques.  La  puissance  de  la  parole  est 
toujours  en  proportion  de  la  liberté. 

Je  reviens  très  content  de  ma  visite  au  Collège  libre  avec  le  colo- 
nel ....,  qui  a  bien  voulu  m' accompagner.  Il  y  a,  dit-on,  aux  États- 
Unis  plusieurs  milliers  de  colonels,  et  quand  au  parterre  on  appelle 
quelqu'un  par  ce  titre,  vingt  personnes  se  lèvent.  On  le  conçoit  quand 
on  sait  comme  un  régiment  de  milice  s'organise.  Des  genilemen  se 
réunissent  et  se  distribuent  les  grades,  quelquefois  le  colonel  n'ac- 
cepte qu'à  la  condition  qu'il  nommera  ses  officiers,  puis  on  recrute 

des  volontaires  ;  mais  le  colonel  avait  un  avantage  hors  ligne  : 

il  est  sorti  de  West-Point,  l'école  polytechnique  des  États-Unis,  qui, 
sans  égaler  son  modèle,  est  l'établissement  de  haute  instruction  de 
beaucoup  le  plus  remarquable  de  l'Union,  et  le  seul  qui  relève  du 
gouvernement  central.  Maintenant  le  colonel  ....  a  quitté  les  armes 
pour  les  affaires  et  s'est  fait  avocat  [lawyer).  Je  crois  que  sa  fortune 
le  dispensait  d'exercer  aucune  profession,  que  celle-ci  ne  l'occupe 
pas  beaucoup,  et  qu'il  a  obéi  à  une  exigence  de  l'opinion  qui,  con- 
trairement à  l'ancien  préjugé  des  peuples  aristocratiques,  fait  ici  du 
travail  un  lîonneur  et  un  devoir.  Gomme  un  gentilhomme  eût  autre- 
fois caché  qu'il  était  intéressé  dans  une  entreprise  commerciale,  un 
citoyen  des  États-Unis  déguise  son  loisir  pour  ne  pas  déroger  à  la 
dignité  du  travail  :  démocratie  oblige. 

A  propos  de  démocratie,  je  revenais  avec  le  colonel ....  en  suivant 
une  rue  qui  s'appelle  ^owme-^S'jfree/.  Il  m'a  dit  :  —  "Vous  voyez  bien 
cette  rue;  c'est  elle  qui,  à  New- York,  divise  la  société  en  deux 
classes  :  ceux  qui  n'ont  pas  fait  fortune  demeurent  à  l'est  de  Bowe- 
rie-Street,  ceux  qui  ont  fait  fortune  passent  à  l'ouest.  —  Et  si  l'on 
est  ruiné?  —  Eh  bien  !  on  repasse  à  Test. 

J'irai  demain  à  West-Point,  chargé  de  lettres  de  recommandatiou 
par  l'obligeant  colonel  ....,  et  de  là  jaisqn'à  Albany,  chef-lieu  poli- 
tique de  l'état  de  New-York,  le  tout  sur  un  de  ces  grands  bateaux  à 
vapeur  qui  remontent  l'Hudson,  et  en  contemplant  les  bords  de  ce 
fleuve,  qui  est,  dit-on,  le  Rhin  des  États-Unis. 

J.-J.  Ampère. 


LA  MONARCHIE 


DE   1830. 


PREMIERE  PARTIE. 


Nous  avons  exposé  dans  ce  recueil  notre  pensée  sur  le  gouverne- 
ment de  la  restauration  (1);  nous  voudrions  faire  suivre  aujourd'hui 
cet  aperçu  sur  la  monarchie  de  1815  d'un  travail  analogue  sur  la 
monarchie  de  1830,  afin  d'éclairer  l'étude  de  ces  deux  époques  par 
les  similitudes  organiques  qui  les  rapprochent  et  les  différences  d'es- 
prit qui  les  séparent.  Nous  avons  mesuré  d'avance,  on  peut  le  croire, 
toutes  les  difficultés  d'une  pareille  tâche.  Sans  les  méconnaître,  nous 
ne  les  croyons  de  nature  à  enchaîner  ni  la  liberté  de  la  pensée,  ni 
même  celle  delà  parole.  Sorti  d'une  immense  acclamation  populaire, 
le  gouvernement  de  notre  pays  veut  être  fort;  il  doit  donc  permettre 
d'être  juste,  —  quand  d'ailleurs  on  ne  demande  que  le  droit  d'ap- 
précier avec  une  impartialité  respectueuse  les  actes  d'un  pouvoir 
qu'on  a  servi,  et  dont  la  chute  a  laissé  au  cœur  de  ceux  qui  l'ont 
aimé  plus  de  regrets  que  d'espérances.  Si  nous  ne  trouvons  pas 
d'obstacles  au  dehors,  nous  osons  affirmer  que  nous  en  rencontre- 
rons moins  encore  en  nous-mêmes.  Qui  que  nous  soyons,  acteurs 
illustres  ou  obscurs  de  ce  drame  dénoué  par  une  catastrophe  dont 
la  soudaineté  a  confondu  toutes  les  sagesses  et  humilié  toutes  les 
présomptions,  il  ne  reste  plus  rien  entre  nous  des  rivalités  et  des 
misères  d'un  temps  dont  un  abîme  nous  sépare.  Conservateurs  et  op- 
posans,  broyés  ensemble  sous  le  char  dont  le  roulement  lointain 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  mai  et  du  1«'  juin  1852. 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1057 

n'avait  point  frappé  nos  oreilles,  soyons  modestes  en  présence  d'une 
catastrophe  que  les  uns  n'ont  pu  prévenir,  et  que  les  autres  ont  peut- 
être  provoquée  sans  la  vouloir,  et  puissions-nous  nous  entendre  du 
moins  pour  faire  prévaloir  en  commun  le  seul  intérêt  qui  survive  aux 
révolutions,  celui  de  la  vérité  dans  l'histoire  ! 

De  quelles  circonstances  impérieuses  est  sortie  la  révolution  de 
juillet,  comment  est-elle  parvenue  à  conquérir  sa  liberté  d'action,  et 
quel  a  été  son  véritable  caractère? — Quel  jugement  faut-il  porter  au 
point  de  vue  des  intérêts  permanens  de  la  France  sur  les  principales 
transactions  politiques  intervenues  de  1830  à  18Zi8? — Dans  quelles 
régions  s'est  formée  la  tempête  sous  laquelle  a  sombré  cette  monar- 
chie au  moment  où,  voguant  avec  le  plus  de  confiance,  elle  paraissait 
avoir  doublé  tous  les  écueils? — Aces  trois  questions  correspondront 
les  trois  parties  de  ce  travail. 

I. 

Le  gouvernement  de  la  restauration  avait  honorablement  vécu  du- 
rant quinze  années  par  une  transaction  habilement  ménagée  entre 
son  propre  principe  et  le  principe  contraire.  Du  moment  que,  par  la 
fatalité  des  événemens  et  la  témérité  des  hommes,  le  pouvoir  con- 
stituant et  la  souveraineté  parlementaire  se  trouvaient  conduits  à  se 
heurter,  et  qu'une  lutte  était  substituée  à  un  compromis,  l'immi- 
nence d'une  révolution  était  manifeste.  Celle-ci  pouvait  s'opérer  sans 
doute,  ou  par  une  insurrection  soudaine  dans  Paris,  ou  par  un  sys- 
tème de  résistance  organisé  dans  les  départemens;  les  ordonnances 
de  juillet  pouvaient  venir  expirer  en  trois  jours  devant  les  barricades, 
ou  en  trois  mois  sous  les  refus  d'impôt  et  les  arrêts  des  cours  de  jus- 
tice; mais,  pour  aucun  esprit  sérieux,  l'illusion  n'était  possible  sur 
le  résultat  défffîitif  :  il  n'était  donné  à  la  pensée  politique  qui  avait 
inspiré  ces  actes  ni  de  vaincre  ni  môme  de  prolonger  longtemps  le 
combat. 

Assurée  que  l'opposition  était  d'avance  de  sa  victoire,  lui  aurait-il 
été  donné  d'ouvrir  à  la  crise  un  cours  moins  violent^et  plus  régulier? 
Commencée  au  nom  du  droit  constitutionnel  violé  par  le  pouvoir,  la 
résistance  aurait-elle  pu  s'arrêter  à  son  tour  à  la  limite  de  ce  droit 
même,  et  la  France  était-elle  en  juillet  1830  en  mesure  de  donner 
au  monde  le  grand  exemple  d'un  peuple  soulevé  pour  défendre  ses 
lois,  et  s' arrêtant,  par  respect  pour  ces  lois  elles-mêmes,  devant  un 
berceau?  Enfm  la  question  dynastique  aurait-elle  pu  rester  en  dehors 
du  conflit  si  malheureusement  engagé?  —  Je  ne  le  crois  point, 
et  j'alléguerai  bientôt  les  motifs  de  mes  doutes;  mais,  ce  que  je 
n'hésite  point  à  affirmer,  c'est  que  si  des  circonstances  plus  impé- 

TOME  I.  68 


1058  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

rieuses  que  les  volontés  avaient  alors  permis  de  respecter  le  droit 
monarchique  reposant  sur  une  tête  innocente,  aucune  classe  de  la 
société  française  n'y  aurait  eu  plus  d'intérêt  que  la  bourgeoisie,  car 
celle-ci  aurait  consacré  par  le  principe  successorial  sa  propre  vic- 
toire et  son  avènement  au  pouvoir. 

En  respectant  l'hérédité  monarchique,  en  restant  dans  les  termes 
des  actes  portant  retrait  des  ordonnances,  la  révolution  de  juillet 
1830  conservait  le  caractère  pacifique  et  régulier  que  les  passions 
démagogiques  furent  si  près  de  lui  faire  perdre,  et  qu'il  fallut  des 
efforts  surhumains  pour  lui  maintenir.  La  monarchie  légitime,  en 
quelques  mains  que  le  gouvernement  en  fût  passé,  restait,  en  com- 
munion avec  toutes  les  monarchies  européennes;  sa  liberté  d'action 
lui  demeurait  entière,  et  tout  le  système  de  ses  alliances  était  main- 
tenu; elle  n'aurait  point  eu  ces  terribles  combats  à  livrer  pour 
échapper  à  la  guerre  qui,  durant  trois  longues  années,  sembla  l'iné- 
luctable fatalité  de  la  monarchie  de  juillet.  La  bonne  harmonie  con- 
servée avec  l'Europe  arrachait  au  parti  républicain  ses  armes  les 
plus  redoutables,  car,  de  1830  à  1833,  les  questions  extérieures  qui 
rendaient  la  paix  si  incertaine  furent,  chacun  le  sait,  pour  la  dynastie 
nouvelle,  l'épreuve  la  plus  périlleuse  et  la  plus  redoutée.  Repré- 
sentées au  pouvoir  par  les  chefs  de  l'opposition,  les  classes  indus- 
trielles et  lettrées  se  fussent  trouvées  dans  la  situation  la  plus  favo- 
rable pour  résister  aux  seuls  ennemis  qui  les  menaçassent  alors  dans 
une  suprématie  manifestement  acquise,  car,  contre  le  parti  répu- 
blicain, elles  auraient  rencontré  le  concours  des  hommes  de  la 
droite  :  ceux-ci,  de  leur  côté,  forcément  rejetés  hors  des  affaires  par 
la  victoire  de  l'opposition  sur  une  doctrine  dont  ils  avaient  dû  accep- 
ter la  responsabilité,  se  fussent  trouvés  placés,  comme  ils  l'avaient 
été  depuis  l'ordonnance  du  5  septembre  1816  jusqu'à  la  chute  du 
ministère  Dessolles,  dans  la  position  la  plus  profitable  pour  le  pays 
et  la  plus  honorable  pour  eux-mêmes;  ils  fussent  restés  en  dehors 
du  pouvoir  sans  le  tenir  pour  ennemi,  se  retrempant  ainsi  dans  l'op- 
position sans  s'exposer  à  contracter  des  habitudes  factieuses.  En  res- 
pectant l'hérédité  monarchique  après  le  retrait  des  ordonnances  de 
juillet,  la  bourgeoisie  aurait  donc  acquis  les  deux  forces  qui  lui  man- 
quèrent le  plus  durant  dix-huit  années  :  un  lien  avec  l'Europe,  un 
point  d'appui  contre  la  révolution. 

Si  donc  il  n'avait  dépendu  que  de  cette  classe,  à  laquelle  l'instinct 
de  ses  intérêts  ne  manque  pas,  de  donner  aux  événemens  la  direction 
la  plus  sûre  pour  elle-même,  elle  en  aurait  probablement  restreint  la 
portée  au  lieu  de  l'étendre.  Aux  derniers  jours  de  la  restauration,  un 
changement  de  dynastie  n'était  guère  plus  dans  les  vœux  que  dans 
les  intérêts  des  classes  moyennes,  quelque  engagées  qu'elles  pussent 


LA   MONARCHIE    DE    1830.  1059 

être  dans  les  voies  de  l'opposition.  Si  l'érection  d'un  nouveau  trône 
pouvait  caresser  l'oi^gueil  de  certains  Warwick  de  bourse,  aspirant  à 
faire  un  roi  après  avoir  fait  fortune;  si  de  rares  esprits,  fascinés  par 
une  date,  désiraient  d'appliquer  à  la  France  démocratique  et  catho- 
lique le  programme  de  l'Angleterre  aristocratique  et  protestante,  ni 
ces  rêves  d'une  vanité  dorée,  ni  ce  goût  des  imitations  étrangères, 
n'avaient  altéré  sur  ce  point  la  rectitude  du  sens  national.  Après  le 
retrait  des  ordonnances  et  l'abdication  du  roi  Charles  X,  la  bourgeoi- 
sie aspirait  à  rentrer  dans  la  légalité  bien  plus  qu'à  en  sortir,  et  elle 
aurait  accepté  avec  joie  une  solution  qui  lui  aurait  apporté  des  in- 
quiétudes de  moins  et  des  gages  de  sécurité  de  plus.  Quiconque  a 
suivi  de  près  les  transactions  politiques  de  la  première  semaine  d'août 
1830  ne  peut  ignorer  que  tel  aurait  été  le  sentiment  dominant  parmi 
les  députés  réunis  au  Palais-Bourbon,  si  ceux-ci  n'avaient  pas  dû 
compter  avec  d'autres  passions  que  celles  qui  les  inspiraient  eux- 
mêmes,  et  s'ils  n'avaient  pas  subi  la  pression  d'une  force  qui  leur 
laissait  les  apparences  bien  plus  que  la  réalité  du  pouvoir. 

Les  ordonnances  de  juillet  avaient  blessé  au  plus  vif  de  leurs 
croyances  politiques  les  classes  auxquelles  la  charte  de  1814  avait 
attribué  la  puissance  électorale  ;  mais  quelque  ardentes  que  fussent 
ces  colères,  elles  n'auraient  pu  prévaloir  qu'après  un  certain  temps 
contre  la  force  militaire  dont  disposait  le  gouvernement  royal,  et 
elles  étaient  trop  impatientes  pour  ne  pas  se  chercher  immédiate- 
ment des  auxiliaires  et  des  vengeurs,  au  risque  de  voir  la  pensée 
qu'elles  exprimaient  elles-mêmes  promptement  travestie  et  dépassée. 
La  bourgeoisie  appela  donc  le  peuple  dans  la  rue  sans  soupçonner 
qu'il  y  tiendrait  bientôt  plus  de  place  qu'elle.  Le  peuple  y  descendit 
avec  ses  instincts,  ses  souvenirs,  ses  symboles,  et,  sans  s'inquiéter 
de  l'idée  au  nom  de  laquelle  on  l'avait  d'abord  provoqué  au  combat, 
il  n'entendit  servir  que  la  pensée  baptisée  de  son  sang,  et  qu'il  sa- 
luait obscure,  mais  puissante,  dans  les  enivremens  d'une  lutte  à  mort. 
A  peine  l'insurrection  eut-elle  revêtu  ce  caractère,  que  la  bourgeoisie 
en  perdit  la  direction.  Dès  la  seconde  journée,  il  s'agissait  beaucoup 
moins  pour  celle-ci  d'en  finir  avec  les  vaincus  que  de  contenir  les 
vainqueurs,  et  si  le  gouvernement  provisoire  menaçait  Rambouillet, 
c'est  qu'il  craignait  l'Hôtel-de- Ville.  Les  membres  de  la  commission 
siégeant  au  palais  municipal  disposaient  dans  Paris  de  forces  bien 
autrement  formidables  que  celles  qui  suivaient  l'impulsion  des  dé- 
putés délibérant  au  palais  législatif.  Un  fait  provoqué  on  ne  sait  par 
qui,  accomph  on  ne  sait  comment,  était  venu  tout  à  coup  changer  le 
caractère  de  l'événement.  Un  drapeau  qui  n'avait  point  paru  depuis 
le  jour  de  nos  grands  revers  venait  d'être  hissé  sur  Notre-Dame,  et 
une  commotion  électrique  avait  fait  tressaillir  aussitôt  la  ville,  l'Eu- 


1060  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rope,  le  monde.  Quel  était  le  sens  précis  de  cette  redoutable  appari- 
tion? Était-ce  l'empire  avec  ses  conquêtes,  ou  la  république  avec  ses 
échafauds?  Rejetait-elle  la  France  vers  1792  ou  vers  dSOZi?  Nul  ne 
l'aurait  pu  dire;  mais  ce  qu'elle  signifiait  trop  clairement  pour  le 
peuple,  qui,  prêt  à  mourir,  se  drapait  dans  ses  couleurs  retrouvées, 
c'était  l'exclusion  de  la  dynastie  dont  ses  poètes,  ses  orateurs  et  ses 
maîtres  lui  avaient  enseigné  si  longtemps  à  confondre  le  retour  avec 
le  triomphe  de  l'étranger.  L'incompatibilité  de  la  maison  de  Bourbon 
et  du  drapeau  tricolore  était,  en  juillet  1830,  pour  les  combattans 
des  faubourgs,  une  sorte  de  dogme  indiscutable  contre  lequel  se  se- 
raient brisés  tous  les  raisonnemens  et  tous  les  efforts.  L'apparition 
des  trois  couleurs  ôtait  toutes  leurs  chances  aux  combinaisons  inter- 
médiaires. En  transformant  la  résistance  légale  en  agression  révolu- 
tionnaire, elle  rendait  impossible  la  royauté  d'un  jeune  prince  con- 
traint de  porter  au  front  le  signe  fatal  à  sa  race.  Qui  ne  voit  point  cela 
ne  comprend  rien  à  ces  secrètes  harmonies  des  choses,  qui,  dans 
leur  indéfinissable  puissance,  constituent  les  lois  mêmes  de  l'histoire. 
Lorsqu'on  impute  à  crime  aux  fondateurs  de  la  monarchie  de  1830 
la  violation  du  principe  d'hérédité  monarchique,  on  oublie  très  gra- 
tuitement quelle  force  dominait  Paris  dans  la  fiévreuse  semaine  qui 
commença  par  la  prise  du  Louvre  et  s'acheva  par  l'acclamation  du 
Palais-Royal.  On  perd  le  souvenir  de  ces  journées  sanglantes  et  de 
ces  nuits  dont  la  canonnade  et  le  tocsin  interrompaient  seuls  les  longs 
silences.  Quel  esprit  était  alors  pleinement  maître  de  lui-même  et 
pouvait  dire  avec  certitude  d'où  viendrait  le  salut?  Où  était  le  pou- 
voir au  milieu  de  tant  d'élémens  confondus?  Était-il  sous  les  uni- 
formes de  la  garde  nationale  ou  sous  les  haillons  populaires?  Les 
manifestations  de  l'Hôtel-de-^ille  ne  faisaient-elles  point  pâlir  alors 
celles  du  Palais-Bourbon,  et  les  219  députés  qui  avaient  l'air  d'y  dis- 
poser de  la  couronne  de  France  n'étaient-ils  pas  eux-mêmes  à  la 
disposition  des  clubs  et  de  l'émeute?  Quelle  puissance  égalait  en  ces 
jours-là  celle  du  vieux  général  devenu  le  porte-étendard  de  la  répu- 
blique, et  qu'entouraient  de  jeunes  séides  suppléant  au  nombre  par 
l'audace?  Ne  fallait-il  pas  compter  avec  Lafayette?  était-il  possible 
de  proclamer  un  gouvernement  sans  son  aveu  et  sans  celui  des 
hommes  dont  il  se  croyait  le  chef,  quoiqu'il  n'en  fût  que  l'esclave? 
Or  croit-on  de  bonne  foi  que  M.  de  Lafayette  eût  abdiqué  sa  dicta- 
ture devant  le  jeune  représentant  de  la  branche  aînée  des  Bourbons, 
et  que  les  hommes  de  l'Hôtel-de-Yille  eussent  subi  la  royauté  légi- 
time, lorsqu'il  fallut  prendre  tant  de  peine  pour  les  amener  à  accep- 
ter une  royauté  élective  intronisée  sous  l'étiquette  de  la  meiUevre 
dès  républiques  et  SOUS  le  couvert  des  souvenirs  de  92?  Si  le  duc 
d'Orléans  fut  choisi  par  les  uns  comme  petit-fils  d'Henri  IV,  il  fut 


LA   MONARCHIE   DE    1830.  1061 

un  moment  supporté  par  les  autres  comme  fils  d'un  conventionnel, 
et  la  fatalité  des  circonstances  rendait  le  concours  au  moins  tempo- 
raire de  ces  hommes-là  indispensable  à  la  fondation  d'un  gouverne- 
ment régulier.  La  responsabilité  des  hommes  politiques  se  mesure  à 
leur  part  de  liberté,  et  celle  des  fondateurs  de  la  dynastie  nouvelle 
fut  bien  plus  restreinte  qu'il  n'est  habituel  de  le  reconnaître  et  de 
le  confesser.  Le  petit-fils  du  roi  Charles  X  patroné  par  un  général 
républicain,  porté  aux  Tuileries  sur  les  bras  de  sa  courageuse  mère 
parée  des  couleurs  nationales  et  sou^  l'escorte  des  héros  des  trois 
journées,  ce  rêve-là  a  pu  défrayer  quelques  imaginations,  mais  il  ne 
saurait  devenir  un  texte  sérieux  d'accusations  contre  personne.  La 
proclamation  de  M.  le  duc  de  Bordeaux  n'était  malheureusement  pos- 
sible, en  face  du  gouvernement  de  l'Hôtel-de- Ville,  qu'à  la  condition 
de  livrer  un  combat  dont  l'issue  était  trop  incertaine  pour  qu'il  y  ait 
lieu  de  s'étonner  que  la  bourgeoisie  ait  préféré  une  transaction  à  une 
lutte,  et  cherché  dans  un  changement  de  dynastie  un  moyen  d'échap- 
per à  la  république.  Des  Vendéens,  sans  doute,  auraient  afli'onté  le 
péril  devant  lequel  des  marchands  ont  reculé;  mais  il  ne  fallait  pas 
s'attendre  à  ce  que  les  croyances  du  Bocage  animassent  la  rue  Saint- 
Denis.  L'avènement  de  la  maison  d'Orléans,  érigé  en  théorie  après  la 
révolution  consommée,  n'a  été  au  fond  qu'un  expédient  sorti  des  ter- 
reurs d'un  peuple  aux  abois.  Le  chef  de  la  branche  cadette  fut  pré- 
féré au  représentant  de  la  branche  aînée  non  parce  que  cela  agréait 
au  salon  de  M.  Laffite  et  aux  rancunes  de  quelques  personnages 
politiques,  mais  parce  que  la  royauté  de  l'un  fut  jugée  plus  facile  à 
faire  accepter  aux  hommes  de  juillet  que  celle  de  l'autre,  et  parce 
que  le  combattant  de  Valmy  sembla  moins  dépaysé  sur  un  trône  om- 
bragé des  couleurs  de  92  que  le  petit-fils  du  vieux  monarque  qui 
emportait  alors  l'oriflamme  dans  l'exil.  Si  la  France  a  ratifié  l'acte 
de  la  capitale,  c'est  parce  que,  également  alarmée  de  la  perspective 
d'une  longue  régence  et  d'une  crise  sans  issue,  elle  s'est  plus  inquié- 
tée des  périls  du  jour  que  des  difficultés  du  lendemain.  Sortie  d'une 
délibération  pleinement  libre  de  la  bourgeoisie,  nous  avons  montré 
qu'une  pareille  résolution  aurait  été  une  grande  faute  politique;  — 
provoquée  par  la  volonté  du  chef  de  la  branche  cadette,  la  révolu- 
tion de  juillet  aurait  été  un  odieux  crime  personnel,  car  l'usurpation 
réfléchie  et  spontanée  de  la  couronne  eût  impliqué  la  violation  fla- 
grante de  sermens  cimentés  par  la  reconnaissance  et  par  le  sang; 
—  mais  pour  peu  que,  répudiant  les  injustices  comme  les  illusions 
des  partis,  on  se  replace  par  la  pensée  sous  le  coup  des  terribles 
nécessités  du  temps,  on  est,  ce  semble,  conduit  à  reconnaître  que 
les  événemens  exercèrent  alors  une  pression  égale,  et  sur  la  nation 
qui  offrait  la  couronne,  et  sur  le  prince  qui  en  acceptait  le  poids. 


1062  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Lorsque  le  roi  Charles  X  quittait  le  royaume,  et  que  des  masses  ar- 
mées s'abattaient  sur  Paris  moins  pour  continuer  la  lutte  que  pour 
partager  la  victoire,  le  débat  n'était  plus  entre  deux  monarchies,  il 
était  tout  entier  entre  la  monarchie  et  la  république;  il  était  entre 
une  société  qui  voulait  vivre  et  une  anarchie  qui  déjà  la  possédait 
à  moitié.  Cette  monarchie  ne  sortit  point  d'un  conciliabule  de  con- 
jurés, mais  de  l'effroi  de  tout  un  peuple,  dont  le  premier  besoin,  dans 
les  grands  périls  publics,  est  de  se  chercher  à  tout  prix  un  sauveur. 
La  royauté  fut  acceptée  par  le  prince  dans  le  sens  où  elle  lui  avait 
été  déférée  par  la  nation,  corhme  un  service  à  rendre,  un  combat  à 
livrer,  une  vie  tout  entière  à  dévouer  aux  soucis  et  aux  poignards;  elle 
fut  acceptée  pour  retarder  de  dix-huit  ans  un  spectacle  de  honte  et 
de  douleur,  en  empêchant  que  le  28  juillet  ne  fût  suivi  d'un  24  fé- 
vrier. 

Sous  la  protection  d'une  légalité  à  grand'peine  rétablie,  la  royauté 
de  1830  a  été  poursuivie,  de  son  établissement  à  sa  chute,  par  les 
hommes  qui  avaient  poussé  le  roi  Charles  X  à  des  témérités  impos- 
sibles, en  le  laissant  désarmé  contre  les  suites  inévitables  de  leurs 
folies.  Ces  inexorables  accusateurs,  que  n'a  désarmés  ni  l'exil  ni  la 
mort,  ont  dédaigné  de  tenir  compte  des  extrémités  où  leurs  propres 
théories  avaient  conduit  la  France,  jetée  par  la  crise  de  juillet  entre 
les  appréhensions  d'une  république  qu'entouraient  tous  les  souvenirs 
de  la  terreur  et  de  la  guerre  —  et  l'impuissance  traditionnelle  d'un 
gouvernement  de  minorité  dont  leurs  soupçons  auraient  bientôt  fait 
un  supplice  au  prince  chargé  de  l'exercer.  Vingt  fois,  durant  le  cours 
de  dix-huit  années,  ce  prince  a  déclaré  à  l'Europe  et  à  la  France  qu'il 
n'avait  jamais  aspiré  à  la  couronne,  et  qu'il  ne  l'avait  acceptée  que 
forcé  et  contraint  par  l'imminence  du  péril  :  n'y  avait-il  donc  pas, 
du  moins  dans  ces  affirmations  réitérées,  matière  à  quelque  hé- 
sitation et  à  quelque  doute?  Lorsque,  renversé  par  la  tempête  du 
trône  sur  lequel  la  tempête  l'avait  porté,  le  vieux  roi  de  1830  pro- 
clamait hautement  que  son  droit,  sorti  d'un  fait  impérieux,  mais 
transitoire,  ne  pouvait  survivre  aux  circonstances  qui  l'avaient  créé, 
et  qu'il  disparaissait  avec  elles,  cette  confession  monarchique,  répé- 
tée au  seuil  de  l'éternité,  ne  devait-elle  désarmer  aucune  haine,  ni 
modifier  aucun  jugement?  Et  fallait-il  qu'entre  deux  interprétations 
possibles  d'un  grand  événement  historique,  certains  hommes  persis- 
tassent à  préférer  celle  qui  sert  leurs  passions  à  celle  qui  servirait 
leurs  doctrines  et  leurs  intérêts? 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1063 


IL 

La  monarchie  de  1830  n'est  sortie  d'aucun  principe  :  elle  n'appar- 
tient pas  plus  à  la  théorie  de  la  souveraineté  du  peuple  qu'à  celle 
de  la  tradition  héréditaire  ;  ce  fut  une  œuvre  de  transaction  entre 
des  combattans  qui  se  redoutaient  les  uns  les  autres.  La  royauté 
nouvelle  eut  à  la  fois  les  avantages  et  les  inconvéniens  d'un  compro- 
mis entre  les  classes  bourgeoises,  qui  avaient  commencé  la  révolu- 
tion, et  les  classes  populaires,  qui  l'avaient  achevée  :  ce  compromis, 
par  sa  nature  même,  laissait  toutes  les  questions  incertaines.  Si  une 
monarchie  entourée  d'institutions  républicaines  était  quelque  chose 
d'assez  difficile  à  définir,  il  faut  bien  reconnaître  que  cette  formule 
était  l'expression  strictement  exacte  des  faits  qui  avaient  présidé 
à  l'érection  de  ce  pouvoir  hybride,  royauté  singulière  qui  méditait 
le  raffermissement  de  la  paix  du  monde  au  chant  de  la  Marseillaise, 
et  qui  choisissait  M.  le  prince  de  Talleyrand  pour  la  représenter  au 
dehors,  tandis  qu'elle  était  encore  gardée  dans  son  palais  par  des 
ouvriers  en  carmagnole. 

Tous  les  contrastes  du  présent,  toutes  les  incertitudes  de  l'avenir 
venaient  se  résumer  dans  le  premier  cabinet  formé  par  le  nouveau 
roi  et  dans  l'administration  bigarrée  organisée  au  lendemain  de  la 
victoire  moins  pour  en  assurer  les  résultats  que  pour  en  partager 
les  profits.  A  côté  d'hommes  préparés  au  gouvernement  par  la  pra- 
tique antérieure  des  affaires,  et  qui  aspiraient  à  la  sévère  applica- 
tion des  principes  constitutionnels,  se  groupaient  des  débris  vivans 
de  l'empire  tout  pleins  de  ses  dédains  pour  les  théories  parlemen- 
taires, et  pour  lesquels  la  seule  mission  de  la  révolution  de  juillet 
était  de  laverJa  honte  des  traités  de  1815,  de  rendre  à  la  France  la 
situation  prépondérante  que  la  coalition  lui  avait  arrachée.  Entre 
de  jeunes  esprits  dévoués  à  la  liberté  constitutionnelle,  à  la  paix,  et 
ces  vieux  adorateurs  des  «jeux  de  la  force  et  du  hasard,  »  se  groupait 
une  masse  nombreuse  et  bruyante  qui  dissimulait  sous  la  confuse 
abondance  de  formules  empruntées  à  la  lecture  des  journaux  l'étique 
pauvreté  de  ses  pensées  et  l'amertume  de  ses  petites  jalousies.  Nour- 
rie des  doctrines  de  la  Minerve,  inspirée  par  les  chansons  de  Béran- 
ger,  elle  avait  longtemps  pourfendu  jésuites  et  missionnaires  au  nom 
de  la  tolérance,  et  confondu  dans  une  admiration  moins  logique 
qu'exaltée  les  souvenirs  de  91  et  ceux  de  1812,  la  dévotion  de  la. 
Bastille  et  celle  de  la  colonne  Vendôme.  Pour  cette  école-là,  toute 
la  politique  consistait  à  faire  échec  au  pouvoir,  qui  était  à  ses  yeux 
un  mal  nécessaire  dans  les  sociétés  constituées,  à  peu  près  comme 
la  mort  dans  l'économie  animale.  Il  fallait  donc  s'engager  avec  lui  le 


1064  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

moins  possible,  lors  même  que  par  le  jeu  subit  des  révolutions  on  se 
trouvait  participer  à  ses  faveurs,  prendre  sa  part  à  son  budget  et 
concourir  personnellement  à  son  action.  C'était  cette  sorte  d'hommes 
sceptique  et  hargneuse  que  la  monarchie  nouvelle  se  trouvait  con- 
trainte d'appeler  pour  une  large  part  à  l'exercice  des  fonctions  pu- 
bliques dans  son  administration  et  dans  ses  parquets;  c'était  elle 
qui  s'abritait  dans  le  conseil  sous  le  nom  de  certains  personnages 
fort  incapables  d'imprimer  par  eux-mêmes  une  direction  à  la  poli- 
tique, mais  plus  propres  que  des  révolutionnaires  de  profession  à  la 
maintenir  dans  cette  situation  équivoque  qui  livre  un  pays  à  toutes 
les  tentatives  de  l'audace  et  à  toutes  les  surprises  du  hasard. 

Ces  hommes-là  répugnaient  à  la  violence  et  plus  encore  à  la  fac- 
tion; mais  leurs  secrètes  sympathies  en  rendaient  le  triomphe 
assuré.  Personnellement  honnêtes,  ils  réclamaient  des  mesures  odieu- 
ses et  ne  protestaient  contre  aucun  cynisme.  Ils  avaient  l'instinct 
confus  de  l'incompatibilité  de  la  guerre  avec  la  liberté,  et,  sans  la 
vouloir,  ils  rendaient  la  guerre  inévitable  par  le  concours  qu'ils  lais- 
saient d'avance  pressentir  à  tous  les  agitateurs  européens.  Sans  force 
pour  aider  au  bien,  il  en  avaient  moins  encore  pour  résister  au  mal, 
et  leur  attitude  déplorable  préparait  à  la  monarchie  de  1830  la  pire 
de  toutes  les  situations,  —  celle  où  les  gouvernemens  s'affaissent 
moins  sous  les  coups  de  leurs  ennemis  que  sous  leur  propre  faiblesse. 
Au  ministère,  des  hommes  antipathiques  entr'eux  par  toutes  leurs 
tendances;  en  dehors  des  conseils,  une  sorte  de  lord-protecteur  sous 
l'aile  duquel  se  réfugiait  la  royauté  sitôt  que  l'émeute  hurlait  aux 
portes  de  son  palais,  tel  fut  d'abord  l'étrange  gouvernement  auquel 
les  hommes  de  l'Hôtel-de-Yille  permettaient  à  peine  de  s'appeler  une 
monarchie. 

Cependant,  tandis  que  ces  élémens  inconciliables  s'agitaient  en  se 
paralysant  les  uns  les  autres,  la  pensée  destinée  à  préserver  la  so- 
ciété française  se  formulait  nettement  dans  l'esprit  du  prince  que  la 
nécessité  venait  de  sacrer  roi.  Un  centre  de  gravité  se  préparait  pour 
toutes  les  forces  conservatrices  et  pacifiques,  et  le  germe  d'un  pou- 
voir fort  et  régulier  allait  se  développer  au  sein  de  cette  dissolution 
universelle.  Dès  les  premiers  jours,  Louis-Philippe  avait  perçu  avec 
une  pleine  lucidité  d'esprit  le  but  à  atteindre,  et  découvert  à  la  fois 
les  moyens  et  les  obstacles.  Des  deux  forces  qui  s'étaient  un  moment 
associées  pour  ériger  un  trône  avec  les  débris  des  barricades,  il  en 
était  une  contre  laquelle  son  règne  ne  pouvait  être  qu'un  long  combat. 
La  faction  populaire  issue  des  souvenirs  si  bizarrement  associés  de  la 
république  et  de  l'empire  n'avait  alors  qu'une  seule  croyance  :  la 
force;  qu'une  seule  aspiration  :  la  guerre;  c'était  à  cette  époque  un 
parti  de  soldats  bien  plus  que  de  démagogues.  En  1830,  le  peuple 


LA   MONARCHIE   DE    1830.  1065 

ne  connaissait  aucune  des  formules  économiques  que  la  révolution  de 
18Zi8  devait  un  jour  mettre  en  circulation  pour  son  usage.  La  crise 
le  saisissait  beaucoup  plus  sain  d'esprit,  mais  aussi  bien  plus  éner- 
gique de  cœur.  11  ne  savait  en  ce  temps-là  qu'une  chose,  la  seule 
d'ailleurs  qui  lui  eût  été  enseignée  :  c'est  que  la  France  vivait  depuis 
Waterloo  dans  une  paix  humiliante  ;  il  ne  demandait  au  gouverne- 
ment qu'il  avait  fait  que  de  rouvrir  devant  lui  la  carrière  des  batailles 
pour  y  recommencer  ces  merveilleuses  fortunes  dont  les  épiques 
récits  défrayaient  les  ateliers  et  les  chaumières.  La  guerre  extérieure 
était  donc  pour  le  parti  démocratique  le  dernier  mot  de  la  révolution 
de  juillet. 

Dans  la^  paix  se  résumaient,  au  contraire,  tous  les  besoins  de  la 
bourgeoisie,  encore  que,  par  l'effet  de  déplorables  habitudes,  son  lan- 
gage ne  fût  pas  toujours  sur  ce  point  en  parfait  accord  avec  ses  vœux, 
et  qu'il  y  eût  une  contradiction  sensible  entre  ses  allures  menaçantes 
et  ses  désirs  plus  que  modestes.  Les  classes  lettrées  voyaient  fort  bien 
que  la  première  conséquence  de  la  guerre  aurait  été  l'organisation 
d'un  régime  militaire  incompatible  dans  son  esprit  et  dans  sa  forme 
avec  les  institutions  politiques  dont  elles  venaient  de  revendiquer  si 
vivement  l'intégrité.  Les  capitalistes  n'ignoraient  pas  davantage  que 
la  guerre  aurait  porté  un  coup  mortel  aux  intérêts  industriels  et 
financiers,  auxquels  le  gouvernement  de  la  restauration  avait  donné 
un  vaste  développement.  Si  la  guerre  était  heureuse,  la  nation  reve- 
nait au  système  de  conquêtes  ;  si  ses  débuts  étaient  signalés  par  des 
revers,  la  méfiance  publique  emporterait  le  pouvoir;  un  recours  aux 
passions  révolutionnaires  était  inévitable,  et  c'en  était  fait  dans  tous 
les  cas  du  gouvernement  constitutionnel  et  de  la  prépondérance  poli- 
tique de  l'intelligence  et  du  talent.  Sous  le  coup  des  événemens  de 
1830,  entre  V insurrection  de  septembre  à  Bruxelles  et  celle  de  novem- 
bre à  Varsovie,  au  moment  où  le  carbonarisme  soulevait  la  Romagne 
et  où  la  démagogie  allemande  évoquait  sur  les  collines  de  Hombach 
le  nom  de  Sand  et  l'ombre  d'Arminius,  la  guerre  entreprise  pour 
déchirer  les  traités  en  vertu  d'un  droit  supérieur  aux  conventions 
écrites,  ce  n'était  rien  moins  qu'une  lutte  furieuse  contre  tous  les 
gouvernemens  soutenue  par  un  appel  désespéré  à  toutes  les  ven- 
geances et  à  toutes  les  cupidités,  c'était  un  champ  de  bataille  vaste 
comme  le  monde,  ardent  comme  une  fournaise,  où  la  France  fût 
descendue  pour  mettre  son  or  et  son  sang  au  service  de  toutes  les 
folies  écloses  au-delà  du  Rhin  et  des  Alpes,  dans  l'ivresse  des  ventes 
et  des  tabagies.  Les  sympathies  qui,  dans  une  partie  notable  de  l'Eu- 
rope, accueillirent  l'érection  de  la  monarchie  nouvelle  auraient  par- 
tout manqué  à  ce  gouvernement,  s'il  s'était  proclamé  solidaire  de 
toutes  les  agitations  extérieures,  ou  s'il  avait  paru  cacher  des  ambi- 


1060  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tions  territoriales  sous  le  couvert  de  son  drapeau.  L'irrésistible  en- 
traînement de  l'opinion  contraignit  en  Angleterre  le  ministère  même 
du  duc  de  Wellington  à  accueillir  avec  faveur  les  ouvertures  que 
M.  le  comte  Mole  faisait  à  l'Europe  au  nom  de  la  monarchie  nou- 
velle; mais  à  coup  sûr  l'Angleterre  aurait  pris  vis-à-vis  d'un  gouverne- 
ment dont  M.  Dupont  (de  l'Eure),  alors  collègue  de  M.  Mole  dans  le 
cabinet,  aurait  représenté  la  pensée  intime,  une  attitude  toute  diffé- 
rente, et  personne  ne  peut  douter  qu'aux  premiers  coups  de  canon 
tirés  sur  le  Rhin  ou  sur  la  Meuse,  la  Grande-Bretagne  ne  fût  passée 
à  une  hostilité  implacable.  L'alliance  anglaise,  assurée  d'avance  à 
tous  les  pouvoirs  conservateurs  et  pacifiques,  aurait  été  un  non-sens 
avec  un  gouvernement  résolu  à  changer  l'état  territorial  de  l'Europe. 

C'était  donc  une  guerre  de  propagande  entreprise  contre  tous,  les 
gouvernemens,  sans  un  seul  allié,  qu'on  prétendait  imposer  à  une 
monarchie  à  peine  assise,  sans  finances,  sans  crédit,  et  alors  presque 
sans  armée;  c'était  à  ce  but  qu'allaient  et  les  divagations  de  l'oppo- 
sition parlementaire  et  les  manœuvres  beaucoup  plus  habiles  de 
l'émeute,  qui,  descendant  chaque  jour  dans  la  rue,  couverte  par  la 
tribune  comme  des  assaillans  par  la  tranchée,  sommait  un  gouver- 
nement dont  elle  se  considérait  comme  la  source,  soit  de  réunir  la 
Belgique  à  la  France,  soit  d'intervenir  en  Italie  contre  l'Autriche, 
soit  de  protéger  la  Pologne  contre  trois  grands  états,  affrontés  avec 
une  héroïque  imprudence.  Ce  qu'on  demandait  en  ce  temps-là  à  une 
monarchie  naissante,  c'était  ou  de  conquérir  l'Europe,  ou  de  dispa- 
raître devant  la  révolution.  On  la  plaçait  entre  le  suicide  et  la  folie, 
et  cette  stupide  alternative  aurait  été  subie,  si  un  prince  ne  s'était 
rencontré  pour  opposer  sa  pensée  au  désarroi  de  l'opinion,  et  s'il 
n'avait  trouvé  un  ministre  pour  en  devenir  l'instrument  résolu. 

Il  a  fallu  répéter  à  satiété  ces  vérités  trop  évidentes,  il  a  fallu 
longtemps  redire  sur  tous  les  tons  à  un  pays  dont  on  mettait  une  si 
triste  persistance  à  fausser  la  conscience  et  la  pensée,  que  les  enga- 
gemens  internationaux  survivent  aux  gouvernemens  qui  les  contrac- 
tent, et  que  les  révolutions  honnêtes  ne  dispensent  pas  plus  des 
traités  qu'elles  ne  dispensent  de  la  justice.  Aujourd'hui  ce  soin  pour- 
rait paraître  superflu.  Nous  avons  vu,  en  effet,  un  gouvernement 
venu  au  monde  pour  prendre  sur  toutes  les  questions  le  contrepied 
de  celui  qu'il  avait  renversé,  et  qui  se  donnait  la  mission  de  réhabi- 
liter l'honneur  national  sacrifié,  dépasser,  en  fait  d'avances  empres- 
sées et  d'exigences  douloureusement  consenties,  une  mesure  qui 
n'avait  jamais  été  atteinte  :  nous  avons  vu  la  république,  pour  écar- 
ter le  fléau  de  la  guerre,  laisser  succomber,  sans  une  seule  tentative 
pour  les  secourir,  toutes  les  insurrections  suscitées  par  son  exemple. 
Il  y  aurait  donc  quelque  ridicule  à  défendre  désormais  la  monarchie 


LA   MONARCHIE    DE    1830.  1067 

contre  des  reproches  destinés  à  retomber  d'un  poids  si  lourd  sur  la 
tête  de  leurs  auteurs,  La  royauté,  entrée  deux  fois  en  Belgique,  n'a 
pas  rassemblé  une  grande  armée  au  pied  des  Alpes  pour  assister 
l'arme  au  bras  à  l'invasion  du  Piémont;  on  l'a  vue  à  Ancône  quand 
l'Autriche  était  à  Bologne,  et  ila  été  donné  à  ses  flottes  d'assister  à 
d'autres  bombardemens  qu'à  celui  de  Palerme.  Après  que  la  révolu- 
tion de  1848  a  donné  de  tels  gages  de  ses  résolutions  pacifiques,  le 
système  extérieur  de  la  monarchie  de  1830  est  définitivement  jugé  : 
il  reste  constaté  qu'en  détournant  par  son  habileté  persévérante  une 
guerre  qui  menaçait  l'ordre  social  tout  entier,  Louis-Philippe  a  pris 
place,  à  son  heure,  parmi  ces  hommes  suscités  pour  détourner  le 
cours  de  calamités  imminentes,  et  que  l'immuable  pensée  de  son 
règne  fut  la  pensée  même  de  son  siècle. 

Cette  base  posée  emportait  tout  un  système  politique.  Jeté  en 
pleine  bourgeoisie,  le  gouvernement  recevait  charge  d'initier  aux 
affaires  des  hommes  plus  accoutumés  à  blâmer  le  pouvoir  qu'à  l'exer- 
cer, et  sa  préoccupation  la  plus  constante  allait  être  de  combattre 
dans  les  masses  l'esprit  militaire  en  leur  procurant  et  plus  d'habi- 
tudes d'aisance  et  de  plus  grandes  facilités  de  travail.  Provoquer 
tous  les  intérêts  pacifiques  pour  les  opposer  aux  instincts  belliqueux 
de  la  nation,  continuer  les  traditions  extérieures  de  l'antique  monar- 
chie avec  des  instrumens  nouveaux,  accepter  toutes  les  conditions 
du  gouvernement  représentatif  quant  aux  personnes,  mais  en  don- 
nant pour  contre-poids  à  l'inexpérience  et  à  la  mobilité  de  celles-ci 
l'action  personnelle  de  la  royauté  dans  la  sphère  de  ses  attributions 
constitutionnelles  :  tel  fut  le  difficile  programme  que  se  traça  le  duc 
d'Orléans  au  moment  même  où  une  extrémité  terrible  le  plaçait  sur 
un  trône  érigé  par  deux  partis  à  la  veille  d'engager  l'un  contre 
l'autre  une  lutte  à  mort. 

Ces  partis  comprenaient  en  effet  d'une  manière  diamétralement 
opposée  le  rôle  du  gouvernement  issu  de  leur  union  fortuite.  —  Le 
droit  de  ce  pouvoir  était,  pour  l'un,  dans  une  insurrection  triom- 
phante, et  son  œuvre  était  la  guerre,  comme  son  titre  était  la  force. 
L'autre  s'efforçait  de  justifier  l'origine  de  la  royauté  nouvelle  par  une 
sorte  de  droit  résultant  de  la  violation  des  lois  fondamentales;  il  lui 
assignait  pour  mission  le  maintien  de  la  paix  du  monde  et  le  déve- 
loppement régulier  de  la  liberté  constitutionnelle  en  Europe,  et 
répudiant  comme  un  non-sens  et  un  mensonge  la  souveraineté  nu- 
mérique, il  s'efforçait  de  lui  opposer,  en  même  temps  qu'à  la  doc- 
trine du  droit  inamissible  des  dynasties,  un  droit  fondé  sur  l'intérêt 
national  et  proclamé  par  les  interprètes  légaux  de  cet  intérêt  même. 


1068  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


m. 


Arrêtons-nous  quelques  instans  sur  les  principaux  obstacles  élevés, 
jusqu'à  la  décisive  intervention  de  Casimir  Périer,  sur  les  pas  de  ce 
gouvernement  débile  par  le  contre-coup  de  la  révolution  de  juillet 
en  Europe,  et  par  les  machinations  des  partis  qui,  durant  cette  période 
d'hésitation  et  de  faiblesse,  durent  se  regarder  comme  assurés  de  la 
victoire. 

Le  premier  en  date  comme  en  importance  fut  le  mouvement  na- 
tional de  la  Belgique,  qui  renversait  par  sa  base  la  combinaison 
fondamentale  des  traités  de  Vienne,  l'établissement  d'une  puissance 
du  second  ordre  ei^tre  la  France  et  l'Allemagne,  garde  avancée  de 
celle-ci  contre  celle-là.  La  séparation  administrative  entre  les  deux 
moitiés  du  royaume  des  Pays-Bas,  qui  s'agitait  au  début  de  l'insur- 
rection belge,  aurait  pu  rester  une  question  locale;  mais  sitôt  que  la 
séparation  politique  fut  consommée,  et  que  la  déchéance  de  la  mai- 
son d'Orange  eut  été  prononcée  à  Bruxelles,  l'affaire  revêtit  un  carac- 
tère européen,  et  rendit  inévitable  l'intervention  de  toutes  les  grandes 
cours  qui  avaient  concouru  aux  arrangemens  de  1815.  En  prenant 
sous  son  patronage  l'indépendance  de  la  Belgique,  la  France  allait 
donc  rencontrer  immédiatement  devant  elle  ou  les  armes  des  grandes 
puissances  qui  avaient  réglé  l'état  territorial  du  monde,  ou  une  offre 
de  négociation  collective,  alors  sans  issue  probable,  et  qui  semblait 
devoir  ajourner  la  guerre  sans  la  détourner.  Une  lutte  générale  ou 
un  concert  diplomatique  dans  lequel  la  France  se  présenterait  sus- 
pecte et  isolée  contre  des  cabinets  unis  par  les  souvenirs  du  passé 
et  par  les  appréhensions  de  l'avenir,  le  renouvellement  du  traité  de 
Chaumont  ou  l'immixtion  de  la  monarchie  de  juillet  dans  la  politique 
de  Laybach  et  de  Vérone  :  telle  était  l'alternative  qui  semblait  se 
présenter  en  novembre  1830,  au  moment  où  se  formait  le  cabinet  de 
M.  Laffitte.  Les  deux  chances  n'étaient  guère  moins  périlleuses,  car  si 
l'une  conduisait  à  une  lutte  sanglante,  l'autre  paraissait  devoir  aboutir 
à  une  nouvelle  crise  révolutionnaire,  tant  elle  contrariait  l'impulsion 
imprimée  à  l'opinion  publique  depuis  les  événemens  de  1830. 

Le  nouveau  gouvernement  s'était  à  peine  décidé  à  prendre  place 
dans  l'alliance  d'Aix-la-Chapelle  pour  y  continuer  avec  les  quatre 
grandes  puissance  la  série  des  transactions  collectives  de  l'époque 
antérieure,  que  la  Pologne  préludait  par  une  nuit  funeste  à  l'auda- 
cieuse tentative  de  sa  régénération  politique.  Ce  fut  au  moment  où 
les  bulletins  de  Grochow,  de  Waver  et  d'Iganie  exaltaient  les  imagi- 
nations jusqu'au  délire,  que  les  premiers  protocoles  de  la  conférence 
de  Londres  vinrent  tomber  comme  des  montagnes  de  glace  sur  cette 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1069 

bourgeoisie  parisienne  âont  l'uniforme  du  garde  national  avait  mo- 
mentanément fait  un  peuple  de  soldats. 

Des  tempêtes  soufflaient  de  toutes  les  extrémités  de  l'horizon  contre 
cette  humble  royauté  du  Palais-Royal,  point  de  mire  de  toutes  les 
attaques,  jouet  de  tous  les  dédains,  et  qui  n'avait  encore  à  son  ser- 
vice ni  une  renommée  éclatante,  ni  un  seul  dévouement  éprouvé.  La 
France  était  contrainte  au  même  moment  de  refuser  l'incorporation 
de  la  Belgique  et  de  laisser  périr  la  Pologne.  Pendant  que  Varsovie 
l'appelait  dans  un  dernier  cri  de  désespoir,  Bruxelles  offrait  vaine- 
ment la  couronne  du  nouveau  royaume  à  un  prince  français,  et  sous 
le  coup  d'une  irritation  fort  naturelle,  le  congrès  belge  faisait  un 
choix  que  l'opinion  prévenue  réputait  hostile  à  la  France.  Vers  le 
même  temps,  l'Italie  fermentait  du  pied  des  Alpes  aux  rives  des  deux 
mers,  et  la  cour  de  Vienne,  s' appuyant  sur  la  réversibilité  que  lui 
réservaient  les  traités  pour  certains  territoires,  sur  le  droit  plus  gé- 
néral encore  de  sauvegarder  ses  propres  possessions,  se  résolvait  à 
une  intervention  armée  qui  de  Parme  et  de  Modène  pouvait  bientôt 
après  la  conduire  à  Turin  :  complication  plus  redoutable  pour  la  paix 
que  le  différend  hollando-belge  lui-même,  car  dans  les  affaires  ita- 
liennes le  contact  était  direct  entre  la  France  et  l'Autriche,  et  nulle  in- 
tervention diplomatique  n'était  possible  entre  les  deux  cabinets  qui 
représentaient  alors  dans  toute  leur  énergie  la  révolution  et  la  contre- 
révolution  en  Europe. 

La  guerre,  ou  immédiate,  ou  ajournée,  apparaissait  donc  comme 
le  dernier  mot  de  l'obscur  problème  de  juillet,  et  la  dynastie  d'Or- 
léans semblait  assiégée  par  l'Europe  monarchique  non  moins  que 
par  la  démagogie  républicaine.  Les  pouvoirs  étaient  sans  action  et 
les  partis  pleins  d'espérances;  chacun  s'emparait  de  l'avenir  en  dai- 
gnant à  peine  compter  avec  le  présent.  La  pairie,  condamnée  par  la 
charte  de  1830  à  une  mortelle  transformation,  n'avait  plus  qu'une 
existence  provisoire;  la  chambre  élective,  qui,  sans  mandat,  avait 
constitué  un  gouvernement,  épuisée  dans  un  effort  que  l'effroyable 
extrémité  du  moment  pouvait  seule  justifier,  n'avait  plus  ni  force  ni 
prestige  à  prêter  à  la  royauté  qu'elle  avait  faite.  Le  spirituel  et  bien- 
veillant financier  placé  à  la  tête  des  affaires  voyait  avec  effroi  s'éva- 
nouir dans  les  orages  la  popularité  facile  dont  il  avait  contracté  la 
douce  habitude.  Courtisan  novice  et  libéral  émérite,  il  s'inspirait  de 
la  pensée  politique  du  monarque  parfois  jusqu'à  l'exagérer,  et  dans 
ses  incurables  faiblesses  d'opposition  il  tendait  la  main  aux  hommes 
les  plus  connus  pour  en  poursuivre  une  autre.  Par  ses  contradictions 
et  ses  incertitudes,  M.  Laffitte  était  bien  d'ailleurs  le  premier  ministre 
naturel  de  ce  gouvernement  aux  abois,  pour  lequel  le  commandant 
général  des  gardes  nationales  traitait  à  Paris  avec  les  envoyés  de 


1070  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

toutes  les  insurrections ,  au  moment  où  son  ambassadeur  à  Londres 
stipulait  avec  l'Europe  le  maintien  des  traités  auxquels  il  avait  at- 
taché son  nom.  C'était  pis  encore  dans  la  sphère  administrative.  Les 
préfets  résistaient  aux  ministres,  et  les  fonctionnaires  députés  mena- 
çaient du  haut  de  la  tribune  les  dépositaires  du  pouvoir  de  leur  re- 
tirer le  concours  d'une  popularité  dont  ils  voulaient  bien  consentir  à 
leur  faire  une  aumône  conditionnelle.  Fidèles  à  des  habitudes  invété- 
rées, ils  faisaient  des  proclamations  en  style  de  premiers-Paris,  tantôt 
pour  désavouer  leurs  supérieurs  hiérarchiques,  tantôt  pour  blâmer 
les  résolutions  législatives.  Si  l'on  montrait  q^uelque  fermeté  devant 
l'émeute  lorsqu'elle  menaçait  les  palais,  on  lui  laissait  le  champ  libre 
quand  elle  se  ruait  sur  les  temples.  L'on  estimait  habile  de  détourner 
sur  Notre-Dame  l'orage  qui  grondait  sur  le  Palais-Royal;  il  n'en  coû- 
tait point  de  conjurer  le  désordre  par  le  sacrilège,  et  de  faire  reculer 
la  contre-révolution  en  évoquant  la  barbarie.  La  funeste  journée  de 
Saint-Germain-l'Auxerrois  sortit  de  la  conspiration  des  susceptibi- 
lités administratives  avec  les  calculs  d'un  machiavélisme  de  carre- 
four. On  mesurait  son  langage  et  son  attitude  moins  sur  l'impor- 
tance de  ses  fonctions  que  sur  celles  qu'on  s'attribuait  dans  la  lutte 
contre  le  gouvernement  antérieur.  Les  écoles  étaient  aussi  devenues 
des  puissances  politiques;  on  les  flattait  et  l'on  traitait  de  pair  avec 
elles,  heureux  lorsque  les  étudians  ne  repoussaient  pas  avec  dédain 
les  remerciemens  qui  leur  étaient  votés  par  les  chambres  !  Les  pas- 
sions qui  hurlaient  sur  la  place  publique  étaient  moins  menaçantes 
et  moins  immorales  que  les  égoïsmes  hautains  par  lesquels  s'éner- 
vaient tous  les  pouvoirs.  Les  périls  étaient  partout,  dans  les  hommes 
comme  dans  les  choses;  le  courage,  le  dévouement,  la  résolution, 
ne  commençaient  à  poindre  nulle  part. 

Cependant  la  misère,  inséparable  compagne  de  toutes  les  révolu- 
tions, grandissait  à  pas  de  géant  au  milieu  de  l'anarchie  qui  semblait 
porter  dans  ses  flancs  la  banqueroute  et  la  guerre.  Le  luxe  avait  sus- 
pendu ses  commandes,  l'industrie  ses  travaux;  les  ateliers  étaient 
vides,  et  pour  oublier  la  faim  assise  à  son  foyer,  l'ouvrier  courait 
s'enivrer  du  tumulte  de  la  place  publique.  Les  éloges  intéressés  pro^ 
digues  à  son  héroïsme  contrastaient  douloureusement  avec  des  pri- 
vations rendues  plus  poignantes  encore  par  ces  glorifications  journa- 
lières. Sous  la  double  inspiration  de  son  orgueil  et  de  ses  souffrances, 
il  se  livrait  à  ceux  qui  promettaient  de  lui  payer  le  prix  de  son  sang 
stérilement  répandu  en  juillet  pour  la  patrie  comme  pour  lui-même. 
Aussi  les  sociétés  secrètes  allaient-elles  se  grossissant  d'heure  en 
heure  de  ces  recrues  ameutées  par  l'espérance  et  par  la  faim  ;  elles 
minaient  le  sol  sous  les  pas  d'un  pouvoir  qui  n'osait  ni  s'asseoir  ni 
s'affirmer,  et  devant  cet  abandon  de  lui-même,  on  pouvait  calculer 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1071 

avec  une  certitude  presque  entière  l'instant  où  il  s'abîmerait  sous  ce 
travail  souterrain. 

On  était  à  la  veille  d'une  crise  dans  laquelle  allaient  se  concentrer 
tous  les  dangers  et  se  coaliser  toutes  les  colères  auxquelles  la  chan- 
celante monarchie  de  juillet  n'avait  opposé  jusqu'alors  que  des  flat- 
teries et  des  sourires.  Le  procès  des  ministres  allait  devenir  pour 
elle  une  épreuve  solennelle  et  définitive.  La  Providence  lui  envoyait 
une  occasion  de  donner  au  monde  la  juste  mesure  d'elle-même,  soit 
qu'elle  demeurât  enchaînée  aux  passions  qui  hurlaient  sur  son  ber- 
ceau, soit  qu'elle  osât  les  répudier  en  s' exposant  à  périr  pour  la  jus- 
tice. Ce  jour-là  déciderait  si  la  royauté  des  barricades  n'était  qu'une 
variété  de  plus  des  pouvoirs  révolutionnaires,  ou  si,  par  une  coura- 
geuse et  sociale  inspiration,  elle  transformerait  son  titre  et  s'élève- 
rait jusqu'à  l'état  d'autorité  régulière.  Livrer  ces  têtes  au  bourreau, 
c'était  commencer  par  un  acte  de  lâcheté,  suivant  la  formule  inva- 
riable de  toutes  les  révolutions,  une  carrière  où  les  crimes  s'en- 
gendreraient bientôt  les  uns  par  les  autres.  L'inviolabilité  de  la  vie 
des  ministres  signataires  des  ordonnances  était  en  effet,  pour  tout 
esprit  droit  et  tout  cœur  honnête,  la  conséquence  même  de  la  vio- 
lation de  l'hérédité  monarchique.  Les  agens  d'une  royauté  déclarée 
irresponsable  ne  devaient  plus  rien  à  la  justice  du  pays  du  moment 
où  celui-ci  était  allé  frapper  au-dessus  d'eux.  Leur  rançon  était  écrite 
dans  l'exil  de  trois  générations  royales,  et  les  atteindre  en  vertu 
d'une  charte  qu'on  avait  déchirée  soi-même  dans  sa  disposition  fon- 
damentale, c'était  une  de  ces  sanglantes  parodies  juridiques  dont  il 
est  toujours  demandé  un  compte  redoutable  aux  nations. 

Toutefois  la  ferme  résolution  de  lier  au  salut  des  accusés  le  sort 
du  pouvoir  impliquait  pour  celui-ci  des  chances  si  terribles,  qu'il  se 
trouvait  dans  l'une  de  ces  situations  où  l'accomplissement  d'un  strict 
devoir  devient  presque  de  l'héroïsme.  Les  sociétés  secrètes,  faisant 
crier  le  sang  versé  dans  les  trois  journées,  échauffaient  toutes  les 
colères  au  cœur  de  ces  masses  plus  capables  de  générosité  que  de 
justice.  Par  une  fascination  dont  de  trop  fréquens  exemples  se  ren- 
contrent dans  son  histoire,  la  bourgeoisie  parisienne  se  mettait  à  la 
suite  de  ses  adversaires  implacables,  et  partageait  le  vœu  cruel  dont 
l'accomplissement  aurait  transformé  d'une  manière  si  funeste  pour 
elle-même  la  monarchie  qu'elle  avait  acclamée.  Affamée  d'ordre,  la 
garde  nationale  poussait  en  majorité  à  un  acte  qui  aurait  été  le  pré- 
lude certain  de  l'anarchie,  et  qui  eût  entraîné  sa  propre  abdication 
devant  la  démagogie  alléchée  par  le  sang.  Lutter  contre  celle-ci  sans 
le  concours  moral  de  la  bourgeoisie  armée  était  une  entreprise  qui, 
aux  derniers  jours  de  septembre  1830,  pouvait  à  bon  droit  être  esti- 
mée téméraire  et  d'un  succès  impossible. 


1072  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Force  resta  pourtant  à  l'honnêteté  et  au  droit,  grâce  à  l'énergique 
initiative  du  prince,  dont  la  pensée  personnelle  s'était  peu  dessinée 
jusqu'alors.  Sitôt  qu'elle  se  fut  résolument  produite,  cette  pensée 
trouva  un  chaleureux  écho  dans  la  chambre  des  députés,  qui,  par  sa 
proposition  sur  l'abolition  de  la  peine  de  mort,  voulut  partager  une 
responsabilité  dangereuse  autant  qu'honorable.  Le  parti  républicain, 
dans  sa  portion  la  plus  généreuse,  suivit  l'impulsion  de  son  chef.  Le 
général  Lafayette,  au  terme  de  sa  carrière,  conquit,  en  répudiant  la 
popularité,  une  gloire  moins  équivoque  que  celle  qu'il  avait  acquise 
en  poursuivant  la  triste  idole  de  sa  vie.  A  partir  de  ce  jour,  l'action 
personnelle  du  roi  Louis-Philippe  fut  plus  nettement  marquée,  et 
des  serviteurs  nouveaux,  compromis  dans  sa  courageuse  tentative, 
vinrent  grossir  le  noyau  de  ce  parti  conservateur  destiné  à  se  recru- 
ter par  la  lutte  et  à  disparaître  un  jour  dans  la  sécurité  du  succès. 

Cette  épreuve  une  fois  traversée,  et  les  premiers  engagemens  pris 
avec  la  conférence  de  Londres  pour  le  règlement  en  commun  des 
affaires  belges,  il  était  moins  difficile  à  la  royauté  de  chercher  des 
instrumens  plus  sympathiques  à  ses  desseins,  car  sa  liberté  grandis- 
sait dans  la  mesure  de  sa  force.  Elle  avait  dû  d'abord  ne  décourager 
aucun  parti  ni  aucun  homme  parmi  tous  ceux  qui,  avec  des  vues 
très  diverses,  avaient  concouru  à  la  transaction  du  9  août  soit  en  la 
provoquant,  soit  en  se  bornant  à  la  subir.  Au  début,  le  parti  démo- 
cratique avait  fourni  à  son  gouvernement  un  contingent  tout  aussi 
considérable  que  le  parti  bourgeois,  et  les  noms  de  ses  principaux 
chefs  étaient  alors  un  talisman  plus  souverain  pour  conjurer  la  mul- 
titude que  ceux  des  hommes  politiques  qui  envisageaient  la  révolu- 
tion de  juillet  comme  une  déviation  nécessaire,  mais  regrettable,  aux 
principes  et  aux  engagemens  du  gouvernement  antérieur.  Une  fois 
les  pouvoirs  constitutionnels  mis  hors  de  page  par  une  éclatante  vic- 
toire remportée  sur  l'émeute,  ils  profitèrent  sans  retard  de  la  liberté 
qui  leur  était  rendue  pour  briser  le  pouvoir  semi-dictatorial  et  semi- 
révolutionnaire  du  commandant  général  des  gardes  nationales  du 
royaume.  Une  habileté  remarquable  fut  déployée  par  la  chambre 
comme  par  la  royauté  pour  mettre  cette  mesure,  dans  laquelle  on 
pouvait  voir  quelque  ingratitude,  sous  le  couvert  d'un  grand  prin- 
cipe de  liberté  et  de  droit  commun.  Le  général  Lafayette  fut  destitué 
non  par  le  prince,  mais  par  la  loi.  M.  Dupont  (de  l'Eure)  le  suivit 
bientôt  dans  sa  retraite,  et  la  monarchie  reconquit  l'administration 
de  la  justice  en  même  temps  qu'elle  reprenait  la  direction  de  la 
force  armée.  En  faisant  cesser  la  confusion  dans  les  personnes,  on  se 
préparait  à  l'attaquer  dans  les  choses,  et  les  hommes  que  la  sur- 
prise d'un  jour  avait  plutôt  juxtaposés  que  réunis  s'armèrent  pour 
la  lutte  parlementaire  en  attendant  la  guerre  civile.  M.  Laffitte  avait 


LA   MONARCHIE    DE    1830.  1073 

été  le  représentant  naturel  et  presque  nécessaire  du  gouvernement 
de  juillet  à  cette  première  période  ;  par  ses  sentimens  personnels,  il 
donnait  des  gages  à  une  royauté  qu'il  aftéctait  de  présenter  comme 
son  ouvrage,  et  par  ses  Velations  il  en  offrait  de  plus  sûrs  encore 
aux  hommes  qui  l'avaient  embrassée  moins  comme  une  institution 
définitive  que  comme  une  machine  de  guerre  dressée  contre  l'ordre 
politique  européen.  Toutefois,  du  moment  où  la  monarchie  de  1830 
avait  conquis  assez  de  force  pour  engager  résolument  la  lutte  contre 
les  tendances  contraires  aux  siennes,  le  ministère  du  3  novembre 
devait  disparaître  par  un  double  motif  :  il  avait  en  effet  cessé  d'être 
utile,  et  il  n'était  plus  assez  fort  pour  s'imposer.  Les  acteurs  chan- 
geaient avec  la  scène;  les  événemens  se  pressaient,  et  l'on  passait  à 
la  seconde  phase,  qui,  sans  être  encore  l'ère  organique  de  la  victoire, 
fut  celle  d'une  lutte  acharnée  engagée  avec  confiance  et  conduite 
avec  un  infatigable  courage. 

Les  grandes  situations  sont  fécondes,  et  n'avortent  jamais  faute 
d'un  homme.  Rétablir  en  France  la  vie  près  de  s'éteindre,  arracher  la 
nation  à  un  parti  qui  ne  proclamait  pas  même  une  idée  pratique,  et 
dont  la  seule  pensée  était,  au  fond,  de  la  traîner  frénétique  et  san- 
glante sur  tous  les  champs  de  bataille  de  l'Europe,  une  telle  œuvre 
ne  pouvait  être  accomplie  que  par  un  bras  fort,  et  réclamait  encore 
plus  de  résolution  que  d'intelligence.  Ce  n'était  pas  là  sans  doute 
l'éclatante  mission  dévolue  à  ces  êtres  puissans  qui  ouvrent  devant 
les  peuples  des  horizons  nouveaux,  et  les  précipitent  dans  leurs  des- 
tinées. En  mars  1831,  il  ne  s'agissait  de  fonder  ni  l'unité  française 
avec  Suger,  Philippe-Auguste  ou  saint  Louis,  ni  l'unité  monarchique 
avec  Richelieu,  ni  l'unité  civile  avec  Napoléon  :  il  s'agissait,  pour  la 
France,  de  reprendre  plus  que  de  changer  le  cours  de  sa  vie,  et  de 
faire  fonctionner  avec  sincérité  les  institutions  politiques  auxquelles 
l'avait  accoutumée  le  gouvernement  précédent.  Hormis  la  propa- 
gande et  la  guerre  qu'elle  n'osait  avouer,  l'opposition  ne  possédait 
pas  en  propre  une  idée;  ses  orateurs  comme  ses  journaux  étaient  des 
outres  dont  les  vents  pouvaient  déborder  en  tempête.  Le  parti  gou- 
vernemental n'était  guère  plus  riche  en  théories  originales  et  en  nou- 
veautés. Il  laissait  d'ailleurs,  et  ce  fat  son  incurable  infirmité,  en 
dehors  de  ses  préoccupations  habituelles,  certains  intérêts  moraux 
de  l'ordre  le  plus  élevé.  Le  côté  religieux  des  questions  politiques 
était  à  peine  soupçonné  dans  ce  temps-là;  atteinte  et  glacée  par  le 
scepticisme,  la  pensée  politique  ne  s'agitait  que  dans  une  sphère  res- 
treinte, mais  c'était  assez  pour  stimuler  des  hommes  de  cœur  qu'une 
tentative  du  résultat  de  laquelle  dépendait  le  salut  de  la  fortune  pu- 
blique et  des  fortunes  privées,  la  reprise  des  transactions  commer- 
ciales et  du  crédit,  la  sécurité  rendue  à  tous  les  intérêts  matériels, 

TOME  I.  69 


1074  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

œuvre  moins  vaste  que  hardie,  dont  le  couronnement  était  la  consé- 
cration de  la  paix  du  monde  après  des  épreuves  sans  exemple. 

Un  homme  se  rencontra  pour  prendre  l'anarchie  corps  à  corps,  à 
la  tribune  et  dans  la  me,  et  pour  faire  remonter  le  courant  à  ce  gou- 
vernement en  dérive.  Inférieur  à  son  prédécesseur  par  la  culture  de 
l'esprit  et  l'agrément  du  commerce  habituel,  il  le  dominait  de  toute 
la  distance  qui  sépare  les  convictions  viriles  des  velléités  impuis- 
santes—  et  l'ambition  de  la  victoire  de  la  vanité  du  succès.  Souverai- 
nement dédaigneux  des  applaudissemens  populaires,  ce  qui  lui  plai- 
sait dans  le  pouvoir,  c'était  la  lutte,  et  il  mettait  toutes  ses  passions 
au  service  de  ses  desseins.  Dans  l'implacable  ardeur  avec  laquelle  il 
poursuivit  les  ennemis  de  la  paix  publique,  on  sentait  se  mêler  aux 
héroïques  colères  de  l'homme  d'état  quelque  chose  de  l'âpreté  du 
banquier  et  des  angoisses  du  négociant.  11  fut  l'homme  d'une  crise 
plutôt  que  d'un  système  politique;  sa  main  pesa  durement  sur  la 
royauté  chaque  fois  qu'il  crut  y  trouver  un  obstacle.  On  aurait  dit 
qu'il  mettait  en  état  de  siège  tous  les  pouvoirs  en  même  temps  que 
toutes  les  factions.  Peu  préparé  par  sa  vie  antérieure  aux  spécula- 
tions diplomatiques,  son  esprit  dépassait  rarement  la  frontière;  mais 
lorsqu'il  venait  à  soupçonner  qu'on  pouvait  dédaignera  l'étranger  le 
gouvernement  qu'il  couvrait  de  son  corps,  il  ne  s'inquiétait  plus  de 
faire  courir  des  chances  à  la  paix,  quoiqu'elle  fût  sa  pensée  la  plus 
constante.  Il  entrait  en  Belgique  en  face  de  la  Prusse,  il  s'emparait 
d'Ancône  contre  l'Autriche,  tout  prêt  à  fondre  sur  l'Europe  comme 
sur  l'émeute.  Casimir  Périer  voulait  la  paix  de  toute  l'énergie  de  son 
âme,  parce  que,  ministre  d'une  monarchie,  il  ne  se  croyait  pas  obligé 
de  faire  les  afïaires  de  la  république  en  engageant  son  pays  dans  des 
entreprises  dont  l'issue  probable  aurait  été  l'établissement  d'une  dic- 
tature démocratique  et  militaire  ;  mais  il  avait  en  même  temps  une 
idée  si  haute  du  service  qu'il  rendait  à  l'Europe  en  imprimant  un 
cours  régulier  à  la  révolution  de  juillet,  qu'il  croyait  la  France  en 
mesure  de  vendre  la  paix  plutôt  que  de  l'acheter. 

«  Les  principes  que  nous  professons,  disait-il  en  abordant  la  tri- 
bune après  la  formation  du  ministère  du  13  mars,  et  hors  desquels 
nous  ne  laisserons  aucune  autorité  s'égarer,  sont  les  principes  même 
de  notre  révolution.  Or  ce  principe,  ce  n'est  pas  l'insurrection,  mais 
la  résistance  à  l'agression  du  pouvoir.  On  a  provoqué  la  France,  on 
l'a  défiée,  elle  s'est  défendue,  et  sa  victoire  est  celle  du  bon  droit 
indignement  outragé.  Le  respect  de  la  foi  jurée,  le  respect  du  bon 
droit,  voilà  donc  le  principe  du  gouvernement  de  juillet,  voilà  le 
principe  du  gouvernement  qu'elle  a  fondé,  car  elle  a  fondé  un  gou- 
vernement, et  non  pas  inauguré  l'anarchie.  Elle  n'a  pas  bouleversé 
l'ordre  social,  elle  n'a  touché  qu'à  l'ordre  politique.  La  violence  ne 


LA   MONARCHIE    DE    1830.  1075 

doit  être  ni  au  dedans  ni  au  dehors  le  caractère  de  ce  gouvernement. 
Au  dedans  tout  appel  à  la  force,  au  dehors  toute  provocation  à  l'in- 
surrection populaire  est  une  violation  de  son  principe.  Voilà  la  règle 
de  notre  politique  intérieure  et  de  notre  politique  étrangère.  A  l'in- 
térieur, notre  devoir  est  simple  :  nous  n'avons  point  de  grande  expé- 
rience constitutionnelle  à  tenter;  nos  institutions  ont  été  réglées  par 
la  charte  de  1830.  Nous  imposerons  aux  autorités  qui  nous  secon- 
dent l'unité  que  nous  avons  voulue  pour  nous-mêmes.  L'accord  doit 
régner  dans  toutes  les  parties  de  l'administration;  le  gouvernement 
doit  être  obéi  et  servi  dans  le  sens  de  ses  desseins.  » 

Ce  programme  donnait  enfin  au  gouvernement  de  1830  ce  qui 
lui  avait  manqué  jusqu'alors,  un  sens  précis  et  nettement  déterminé. 
Au  dedans,  il  arrêtait  la  longue  anarchie  des  prétentions  administra- 
tives et  circonscrivait  l'action  du  pouvoir  dans  la  lettre  de  la  consti- 
tution; au  dehors,  il  proclamait  sans  arrière-pensée  l'acceptation 
de  tous  les  traités  qui  régissaient,  depuis  1815,  l'état  territorial  de 
l'Europe.  Cette  politique  avait,  sans  nul  doute,  des  côtés  très  faibles 
et  des  lacunes  considérables.  Elle  restait  trop  systématiquement 
en  dehors  de  toutes  les  idées  morales  par  lesquelles  vivent  les  na- 
tions et  de  toutes  les  aspirations  généreuses  par  lesquelles  elles 
grandissent,  pour  être  en  mesure  de  compter  sur  un  long  et  brillant 
avenir.  Cependant,  au  lendemain  du  sac  du  13  février,  entre  l'in- 
surrection de  Varsovie  et  celle  de  la  Romagne,  une  revendication 
aussi  nette  du  principe  d'autorité  devenait  pour  la  France  et  pour 
le  monde  un  gage  précieux  et  presque  inespéré  de  sécurité.  En  pro- 
nonçant ces  paroles,  le  premier  ministre  de  la  monarchie  nouvelle 
la  remettait  en  communion  avec  tous  les  gouvernemens  européens; 
elle  passait  officiellement  de  l'état  révolutionnaire  à  l'état  régulier,  et 
le  fait  enfantait  le  droit. 

La  pensée  politique  du  13  mars,  continuée  par  le  ministère  du 
11  octobre,  fut  appliquée  dans  sa  modération  intelligente  avec  une 
vigueur  qui  permit  à  la  France  de  se  montrer  aussi  résolue  dans  la 
paix  qu'elle  aurait  pu  l'être  dans  la  guerre.  Un  rapide  aperçu  suffira 
pour  le  constater  aux  yeux  de  tous  les  hommes  sincères,  aujourd'hui 
que  les  passions  ameutées  font  silence. 

IV. 

Des  trois  questions  qui  ébranlaient  si  profondément  l'Europe  lors- 
que Casimir  Périer  prit  les  affaires,  celle  de  Pologne,  encore  que  la 
plus  douloureuse ,  était  au  fond  celle  qui  pouvait  provoquer  le 
moins  d'hésitation.  Par  la  violence  imprimée  à  sa  révolution,  la  Po- 
logne semblait  avoir  elle-même  renoncé  à  provoquer  le  concours 


1076  RE^UE   DES   DEUX   MONDES. 

régulier  des  cabinets.  Si,  en  prodiguant  son  noble  sang,  elle  avait 
su  limiter  ses  espérances  dans  la  sphère  des  choses  possibles,  si, 
échappant,  comme  le  voulaient  ses  plus  illustres  citoyens,  à  la  pres- 
sion des  sociétés  secrètes,  elle  eût  réclamé  la  sérieuse  exécution  des 
dispositions  diplomatiques  par  lesquelles  le  bénéfice  d'un  gouverne- 
ment national  et  distinct  lui  était  garanti,  la  France,  qui  subissait  les 
traités  de  Vienne  dans  leurs  stipulations  les  plus  onéreuses,  n'aurait 
pu  se  refuser  à  en  réclamer  l'accomplissement  littéral.  Sous  le  coup 
des  premiers  succès  de  la  Pologne,  une  telle  négociation  aurait  été 
d'autant  moins  impossible,  que  l'Angleterre  aurait  puisé  le  même 
droit  dans  les  traités,  et  que  cette  puissance  eût  été  stimulée  dans 
ses  réclamations  contre  la  Russie  par  une  rivalité  plus  vive  encore 
que  la  nôtre.  Les  sympathies  universelles  de  l'Allemagne,  très  pro- 
noncées, après  1830,  en  faveur  de  la  Pologne,  auraient  d'ailleurs 
servi  d'une  manière  très  efficace  en  ce  moment  la  sainte  cause  du 
bon  droit  et  du  malheur.  L'insurrection  polonaise,  dans  les  limites 
où  voulait  la  maintenir  Ghlopicki  et  où  la  diète  elle-même  paraissait 
d'abord  désirer  la  circonscrire,  était  en  mesure  de  susciter  dans 
l'opinion  européenne  un  mouvement  assez  puissant  pour  devenir 
irrésistible.  En  isolant,  dans  cette  question,  la  Russie  de  la  Prusse 
et  de  l'Autriche  et  en  ménageant  surtout  l'honneur  dynastique  de  la 
famille  impériale,  ce  pays  était  alors  en  mesure  d'imposer  le  patro- 
nage de  sa  révolution  aux  deux  grands  gouvernemens  constitution- 
nels avec  plus  d'autorité  et  probablement  avec  moins  de  périls  que 
la  Relgique  elle-même;  mais,  après  la  déchéance  de  la  maison  de 
Romanoff,  accordée  aux  clameurs  de  la  démagogie  beaucoup  plus 
qu'à  l'intérêt  national,  aucune  intervention  régulière  n'était  désor- 
mais possible  :  il  fallait  s'engager  dans  une  lutte  à  mort  contre  le  sys- 
tème européen  tout  entier,  et,  pour  donner  une  chance  incertaine 
à  la  Pologne,  courir  le  risque  certain  de  transformer  la  monarchie 
constitutionnelle  de  1830  en  une  démocratie  militaire.  Cette  monar- 
chie devait  vouloir  la  paix,  par  l'excellente  raison  que  tous  ses  en- 
nemis voulaient  la  guerre.  Pour  peu  qu'on  étudie  en  effet  les  griefs 
accumulés  par  l'école  républicaine  contre  le  gouvernement  de  1830, 
on  verra  qu'ils  se  réduisent  presque  toujours  à  reprocher  à  ce  gou- 
vernement de  n'avoir  point  fait  ce  que  cette  école  aurait  estimé  très 
profitable  pour  elle-même  (1) . 

La  question  italienne,  mille  fois  plus  délicate,  devait  être  résolue 
par  des  considérations  plus  complexes.  Les  traités  de  Vienne  avaient 
fondé  l'état  politique  de  la  péninsule  sur  une  sorte  d'équilibre  d'in- 

(1)  Voyez  l'Histoire  de  dix  ans,  par  M.  Louis  Blauc,  et  l'Histoire  de  huit  ans,  par 
M.  Elias  Regnault. 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1077 

fluence  entre  la  maison  d'Autriche  et  la  maison  de  Bom'bon.  Au 
royaume  lombard-vénitien  se  trouvait  opposé  celui  des  Deux-Siciles, 
et  une  branche  de  la  maison  de  France  était  placée  à  Lucques,  avec 
future  succession  à  Parme,  pour  contrebalancer  quelque  peu  l'action 
des  branches  impériales  régnant  à  Florence  et  à  Modène.  Sans  être 
de  tout  point  satisfaisant,  cet  état  de  choses  ne  créait  aucun  péril 
sérieux  pour  les  intérêts  français  au-delà  des  Alpes,  à  la  condition 
toutefois  que  le  cabinet  de  Paris  maintînt  dans  une  entière  et  cons- 
tante indépendance  les  deux  grands  gouvernemens  indigènes  de  la  pé- 
ninsule. Si  l'influence  autrichienne  dominait  à  Rome,  les  premiers 
intérêts  moraux  de  la  France  seraient  menacés  ;  si  elle  dominait  à 
Turin,  la  sécurité  de  nos  frontières  serait  compromise. 

La  branche  cadette  de  la  maison  de  Bourbon  avait  sur  ce  point  les 
mêmes  devoirs  et  les  mêmes  moyens  d'action  que  la  branche  aînée, 
et  quelles  que  fussent  les  complications  révolutionnaires  en  Italie, 
la  monarchie  de  1830  ne  pouvait  permettre  à  l'Autriche  d'étendre  et 
de  fortifier  des  positions  déjà  si  nombreuses  dans  l'Italie  centrale,  et 
surtout  de  s'établir  dans  le  nord  de  la  péninsule,  sans  manquer  à 
l'un  de  ses  premiers  devoirs  envers  la  France.  La  bourgeoisie  peut 
bien  n'avoir  ni  le  génie  de  la  guerre,  ni  le  goût  des  conquêtes  :  c'est 
là  une  disposition  d'esprit  dont  le  siècle  présent  se  montre  fort  em- 
pressé à  l'absoudre  ;  mais  si,  durant  sa  présence  au  pouvoir,  elle 
avait  laissé  déchoir  la  France  de  sa  situation  antérieure,  elle  aurait 
signé  par  ce  seul  fait  l'irrémédiable  arrêt  de  sa  propre  déchéance. 
S'il  est  licite  à  une  génération  de  ne  rien  ajouter  à  l'œuvre  des  ancê- 
tres, elle  ne  saurait,  sous  peine  de  forfaiture,  consentir  sans  résis- 
tance à  son  amoindrissement.  L'attitude  de  la  monarchie  de  1830 
dans  les  affaires  de  l'Italie  ne  provoqua  point  ce  reproche  :  cette  atti- 
tude ne  manqua  ni  de  fermeté  ni  de  clairvoyance,  et  les  événemens 
ne  tardèrent  pas  à  le  constater.  Au  lendemain  de  la  révolution  de 
juillet,  le  gouvernement  français  avait  proclamé  le  principe  de  non- 
intervention,  doctrine  absolue,  incapable  de  résister  à  l'épreuve  des 
événemens,  et  qui,  prise  au  pied  de  la  lettre,  aurait  été  pour  la 
France  une  source  d'embarras  non  moins  sérieux  que  pour  l'Europe. 
Si  ce  principe  faisait  en  effet  nos  affaires  en  Italie,  il  ne  les  aurait 
faites  ni  en  Espagne,  ni  en  Belgique.  En  empêchant  les  Autrichiens 
d'intervenir  à  Modène  au  printemps  de  1831,  il  nous  aurait  interdit 
d'intervenir  nous-mêmes,  six  mois  plus  tard,  à  Bruxelles,  pour  pro- 
téger les  Belges  contre  la  victorieuse  invasion  des  Hollandais.  Chaque 
souveraineté  est  sans  doute  parfaitement  indépendante  en  droit  pu- 
blic, comme  en  droit  privé  chaque  domicile  est  sacré.  On  ne  saurait 
cependant  refuser  absolument  aux  citoyens  le  droit  de  pénétrer  chez 
leurs  voisins  en  cas  d'incendie,  lorsqu'il  est  évident  que  les  flammes 


1078  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sont  sur  le  point  d'atteindre  et  de  dévorer  leurs  propres  demeures; 
si  l'on  intervient  en  une  telle  extrémité,  ce  n'est  aucunement  pour 
préjudicier  à  autrui,  mais  pour  se  défendre  soi-même  contre  un  préju- 
dice certain.  La  faculté  éventuelle  d'intervention  n'est  donc  pas  con- 
testable en  fait,  lorsqu'il  y  a  péril  imminent  pour  l'état  qui  inter- 
vient; mais  elle  demeure  subordonnée  à  la  double  condition  qu'elle 
ne  deviendra  pas  pour  un  tiers  une  cause  de  préjudice  semblable  à 
celui  qu'on  veut  éviter  pour  soi-même,  et  qu'elle  ne  se  prolongera 
jamais  au-delà  du  terme  strictement  nécessaire.  Ces  principes  fu- 
rent appliqués  par  M.  Laffitte,  lorsque,  modifiant  avec  sagacité  ce 
que  la  doctrine  de  non-intervention  offrait  de  trop  absolu,  il  divisa 
l'Italie  par  zones  politiques,  en  déclarant  nettement  que  la  guerre 
deviendrait  ou  possible,  ou  probable,  ou  certaine,  selon  que  l'ac- 
tion armée  de  l'Autriche  s'exercerait  ou  dans  les  duchés,  ou  dans 
les  légations,  ou  dans  les  états  sardes.  Il  répugne  en  effet  au  bon 
sens  de  mettre  sur  la  même  ligne  l'occupation  momentanée  de  quel- 
ques points  du  territoire  romain  et  l'établissement  d'une  armée  au- 
trichienne à  Turin,  poussant  des  avant-postes  jusqu'à  Ghambéry. 
La  France  pouvait,  sous  des  garanties  formelles,  tolérer  pour  quel- 
ques mois  en  Romagne  ce  qu'elle  n'eût  pu  admettre  un  seul  jour 
pour  le  Piémont  sans  un  danger  véritable  et  sans  une  profonde  at- 
teinte à  son  honneur.  L'indépendance  absolue  de  l'état  piémontais 
est  en  effet  la  base  de  toute  politique  française  en  Italie,  et  nous 
sommes  en  mesure  de  constater  que  la  dernière  monarchie,  au  mo- 
ment même  où  elle  s'engageait  le  plus  étroitement  avec  les  cours 
continentales,  ne  laissa  flécliir  ce  principe  dans  aucune  circonstance, 
ni  devant  aucune  insinuation  (1). 

L'insurrection  de  1831  amena  l'occupation  successive  de  Modène,  de 
Parme,  de  Bologne  et  d'Ancône.  Au  mois  de  mars,  les  Autrichiens  pas- 
sèrent le  Pô  pour  arrêter  un  mouvement  qui,  laissé  à  lui-même,  aurait 
en  quelques  semaines  enlevé  à  la  cour  de  Vienne  son  dernier  coin  de 
terre  en  Italie;  mais  à  cette  occupation  que  justifiait  l'imminence  du 
péril  correspondirent  des  assurances  simultanées  d'une  prompte  éva- 
cuation. Le  17  juillet  de  la  même  année,  les  troupes  autrichiennes 
quittaient  en  effet  les  états  du  pape,  conformément  aux  engage- 
mens  pris  avec  la  France.  Si  une  seconde  insurrection  les  ramena 
quelques  mois  plus  tard  à  Bologne,  aux  instantes  prières  du  gouver- 
nement pontifical,  personne  ne  peut  avoir  oublié  que  cette  interven* 

(1)  Voyez  spécialement,  dans  les  remarquables  études  de  M.  le  comte  d'Haussonville, 
publiées  ici  même,  sur  la  Politique  extérieure  de  la  monarchie  de  1830,  les  dépêches  de 
M.  le  duc  de  Broglie,  ministre  des  affaires  étrangères,  du  6  novembre  et  7  décembre  1833, 
et  celle  de  M.  le  comte  de  Saint- Aulaire,  ambassadeur  à  Vienne,  en  date  du  20  novembre. 
(Livraisons  du  l^  mai  1849  et  du  15  février  1850.) 


LA   MONARCHIE   DE   1830.  1079 

tion  nouvelle  provoqua  l'audacieuse  occupation  d'Âncône  par  une 
division  française.  Entrer  de  nuit  dans  une  place  de  guerre  en  en 
brisant  les  portes  à  coups  de  hache,  c'était  faire  une  diplomatie  dont 
les  moindres  défauts  étaient  à  coup  sûr  la  complaisance  et  la  fai- 
blesse. Durant  sept  ans,  la  France,  maîtresse  de  la  plus,  redoutable 
position  de  l'Italie,  contint  et  troubla  profondément  l'Autriche.  Avant 
que  le  drapeau  tricolore  cessât  de  flotter  sur  les  rives  de  l'Adriati- 
que, les  Autrichiens  avaient  évacué  tous  les  points  qu'ils  occupaient 
en  dehors  de  leur  propre  territoire,  et  la  France,  ainsi  mise  en  de- 
meure, était  contrainte  ou  de  se  retirer  elle-même  ou  de  déchirer  les 
traités.  Avec  quelque  sévérité  qu'ait  été  appréciée  l'évacuation  d'An- 
cône, opérée  en  .1838  par  le  ministère  du  15  avril,  il  est  impossible 
de  méconnaître  qu'elle  ne  fût  la  conséquence  absolue  de  conventions 
formelles  dont  le  cabinet  de  Vienne  ne  réclama  l'accomplissement 
qu'après  une  complète  et  préalable  exécution  des  engagemens  pris 
par  lui-même.  Refuser  de  retirer  les  troupes  françaises  du  cœur  de 
l'Italie  au  mépris  d'une  stipulation  écrite,  afin  de  s'y  réserver  une 
grande  position  militaire  et  une  puissante  action  politique,  c'était 
substituer  à  la  politique  des  traités  celle  des  convenances,  et  dé- 
truire par  sa  base  l'œuvre  du  13  mars,  dont  tous  les  cabinets  conser- 
vateurs acceptaient  l'héritage;  c'était  faire  ce  que  n'a  pas  depuis 
tenté  la  république,  et  le  demander  à  une  monarchie  pacifique,  c'était 
réclamer  des  ministres  de  1830  ce  qu'on  n'a  point  exigé  des  minis- 
tres de  18/i8.  Le  cabinet  du  15  avril  n'était  pas  plus  obligé  que  le 
gouvernement  provisoire  de  servir  la  révolution  italienne. 

En  appréciant  d'ailleurs  les  actes  par  leurs  résultats,  comment  mé- 
connaître les  heureux  effets  de  la  politique  suivie  en  Italie  pendant 
le  cours  des  dix-huit  années?  Si  Grégoire  XYI  ne  réalisa  qu'incom- 
plètement, par  ses  édits  du  5  octobre  et  du  8  novembre  1831,  les 
réformes  que  lui  conseilla  la  France  dans  un  document  solennel,  il 
était  écrit  que  toutes  ces  réformes  seraient  bientôt  accomplies  et  dé- 
passées, comme  pour  déplacer  tous  les  torts,  en  les  transportant 
du  souverain  aux  sujets.  Les  généreux  essais  du  successur  de  Gré- 
goire sortirent  d'une  inspiration  toute  française.  Pie  IX  valait  pour 
nous  deux  cent  mille  hommes  au-delà  des  Alpes,  et  son  avènement 
consomma  pour  la  France  la  conquête  morale  de  l'Italie.  Au  moment 
où  tomba  la  monarchie  de  1830,  elle  voyait  des  institutions  calquées 
sur  les  siennes  établies  à  Turin,  à  Florence,  à  Naples,  et  prêtes  à 
s'essayer  là  même  où  elles  étaient  d'une  application  impossible;  l'Au- 
triche était  traquée  sur  tous  les  points  de  la  péninsule,  et  la  fortune 
de  la  France  semblait  lui  préparer  entre  l'ordre  ancien  et  l'ordre  nou- 
veau, entre  les  institutions  décrépites  et  les  périls  révolutionnaires, 
un  rôle  de  salutaire  et  suprême  médiation.  Les  populations  italiennes 


1080  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'imploraient  contre  les  soldats  du  maréchal  Radetzky,  les  cabinets 
contre  les  trames  de  lord  Minto.  La  paix  avait  fait  dépasser  à  la  France 
les  plus  brillantes  perspectives  de  la  guerre,  et  sa  pensée  politique 
avait  vaincu  sans  combat. 

Dans  la  principale  négociation  entamée  et  si  longtemps  suivie  par 
la  France  pour  la  conduite  des  affaires  belges,  le  gouvernement  de 
1830  peut,  avec  une  confiance  égale,  défier  la  controverse  et  arguer 
des  résultats.  La  France  de  juillet,  profitant  de  la  révolution  consom- 
mée à  Bruxelles,  avait  déclaré  qu'elle  couvrirait  la  nationalité  belge, 
et  que,  si  elle  renonçait  à  une  extension  de  son  propre  territoire,  elle 
ne  permettrait  à  aucun  prix  le  rétablissement  de  l'ancien  royaume 
des  Pays-Bas,  élevé  contre  nous  au  jour  de  nos  désastres.  C'était 
imposer  à  l'Europe,  sous  la  menace  de  la  guerre,  l'exclusion  d'une 
dynastie  encore  désirée  même  en  Belgique  par  un  parti  fort  nom- 
breux, et  qui  tenait  par  les  liens  les  plus  intimes  aux  trois  maisons 
de  Prusse,  de  Russie  et  d'Angleterre;  c'était  exiger  de  plus,  aux  lieu 
et  place  de  la  barrière  élevée  avec  tant  d'art  par  les  négociateurs  de 
1815,  l'érection  d'un  état  faible,  satellite  obligé  de  la  France,  par- 
lant sa  langue,  vivant  de  sa  foi,  s'inspirant  de  sa  pensée,  régi  par  les 
mêmes  institutions,  et  manifestement  appelé,  en  cas  de  collision 
européenne,  à  lui  remettre  les  clefs  des  places  formidables  con- 
struites contre  elle-même. 

De  tels  avantages  égalaient  ceux  qu'en  d'autres  temps  on  aurait 
pu  se  promettre  d'une  guerre  heureuse.  Ont-ils  donc  perdu  leur  prix 
parce  qu'ils  ont  été  conquis  et  sanctionnés  par  la  paix?  La  Belgique, 
liée  à  la  France  par  une  jeune  dynastie  qu'une  sainte  princesse  avait 
faite  française,  n'a-t-elle  pas  gravité  durant  dix-huit  ans  dans  notre 
sphère  politique?  N'était-elle  pas,  au  nord,  l' avant-garde  du  système 
constitutionnel  dont  la  France  était  l'âme,  et  sa  neutralité  sympa- 
thique n'était-elle  pas  pour  les  éventualités  de  l'avenir  le  gage  de  la 
sécurité  de  nos  propres  frontières?  Enfin  ne  s'était-elle  pas  liée  à 
nous  par  deux  conventions  commerciales  dont  il  est  juste  de  recon- 
naître que  la  France  a  plus  profité  qu'elle-même?  Si  jamais  combi- 
naison politiq^ue  était  en  voie  de  répondre  pour  l'avenir  aux  espé- 
rances conçues,  c'était  assurément  l'érection  de  cette  libre  et  sage 
monarchie  qui  survit  à  celle  qui  l'enfanta,  comme  un  honorable  et 
consolant  souvenir.  Que  si  des  résultats  politiques  amenés  par  cette 
combinaison  elle-même  on  passe  aux  détails  des  longues  négociations 
dont  elle  sortit,  il  faudra  bien  reconnaître  que  l'intérêt  de  la  Belgique 
triompha  de  celui  de  la  Hollande  dans  la  plupart  des  transactions  qui 
s'échelonnent  durant  une  période  de  six  années,  depuis  les  bases  de 
séparation  et  le  traité  du  15  novembre  1831  jusqu'à  l'acte  définitif 
signé,  le  19  avril  1839,  entre  les  plénipotentiaires  belges  et  néerlan- 


LA  MONARCHIE    DE   1830.  1081 

dais.  Ceci  a  pu  être  méconnu  dans  l'ardeur  et  l'iniquité  des  luttes 
parlementaires,  mais  la  vérité  demeure  acquise  à  l'histoire.  Les 
Belges  se  sont  plaints  beaucoup,  c'était  peut-être  leur  droit;  nos  tri- 
buns leur  ont  toujours  donné  raison,  c'était  certainement  leur  mé- 
tier; mais,  en  dernière  analyse,  sur  quelles  bases  s'est  opérée  la  dis- 
solution de  cette  communauté,  qui  soulevait  tant  de  problèmes? 
Quel  a  été  le  résultat  définitif  de  l'intérêt  si  chaleureux  témoigné  à 
la  maison  de  Nassau  par  les  principales  dynasties  de  l'Europe?  La 
Hollande,  à  laquelle  les  anciennes  provinces  autrichiennes  des  Pays- 
Bas  avaient  été  attribuées  en  1814,  en  échange  de  ses  plus  floris- 
santes colonies,  a  perdu  la  totalité  de  ce  riche  territoire,  et,  relative- 
ment à  l'état  territorial  existant  en  1790,  elle  n'a  reçu  que  quelques 
accroissemens  sans  importance  dans  le  Limbourg.  La  Belgique  a 
conservé  la  majeure  partie  du  Luxembourg,  province  de  la  confédé- 
ration germanique  attribuée  en  1815  à  la  maison  de  Nassau  à  titre 
de  souveraineté  particulière,  en  échange  des  quatre  principautés 
nassauviennes  cédées  à  la  Prusse.  Elle  a  obtenu  de  plus  l'ancienne 
principauté  ecclésiastique  de  Liège,  à  laquelle  elle  n'avait  aucun 
droit,  en  partant  de  l'état  antérieur  à  la  révolution  française.  Enfin, 
pour  prix  de  l'acquittement  d'une  portion  de  la  dette  hollandaise, 
la  Belgique  a  reçu,  sur  le  territoire  et  sur  les  eaux  intérieures  de  la 
Hollande  et  dans  ses  colonies,  des  droits  destinés  à  maintenir  à  son 
profit  une  grande  partie  des  avantages  attachés  pour  elle  à  l'établis- 
sement de  l'ancien  royaume  des  Pays-Bas. 

A  qui  donc  est  demeuré  le  succès  dans  le  cours  de  ces  laborieuses 
négociations,  interrompues  par  l'invasion  hollandaise  et  l'anéantisse- 
ment de  presque  toutes  les  forces  militaires  de  la  Belgique?  Quoique 
ce  pays,  brusquement  surpris  par  l'ennemi,  n'ait  dû  son  salut  qu'à 
l'entrée  d'une  armée  française,  décidée  et  accomplie  en  vingt-quatre 
heures;  quoique  depuis  cette  funeste  journée  il  ait  vécu  sous  les  per- 
pétuelles menaces  de  la  Hollande  et  par  la  protection  de  nos  baïon- 
nettes, a-t-il,  dans  la  conférence  de  Londres,  vu  disparaître  ses 
avantages  dans  la  proportion  de  ses  échecs?  Que  l'on  compare  les 
bases  de  séparation  des  20  et  27  janvier  1831  acceptées  sans  observa- 
tions par  M.  Laffîtte  et  le  traité  du  15  novembre  1831  négocié  sous 
l'administration  de  M.  Casimir  Périer,  et  l'on  verra  tout  ce  que  la 
Belgique  avait  gagné,  malgré  les  malheurs  de  ses  armes  et  les  impru- 
dences de  sa  tribune,  par  le  persistant  patronage  du  pouvoir  éner- 
gique et  réparateur  qui  rassurait  l'Europe  depuis  la  date  du  13  mars. 
Accuser  de  timidité  le  gouvernement  qui,  au  mois  d'août  1831,  lan- 
çait une  armée  en  Belgique  sans  consulter  ses  alliés,  et  qui  la  renvoyait 
l'année  suivante  pour  opérer  le  siège  d'Anvers;  accuser  d'impuis- 
sance le  cabinet  qui  assura  à  la  Belgique  une  situation  assez  favo- 


1082  BEVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rable  pour  que  la  Hollande  persistât  sept  années  à  refuser  d'accéder 
aux  vingt-quatre  articles,  et  pour  qu'elle  ne  s'y  décidât  en  1838  que 
sous  le  coup  d'une  ruine  imminente,  — c'est  assurément  faire  preuvej 
ou  de  beaucoup  de  mauvaise  foi,  ou  de  beaucoup  d'ignorance.  Et; 
lorsqu'on  songe  à  la  carrière  diplomatique  que  la  Providence  gar- 
dait aux  hommes  desquels  émanaient  alors  ces  reproches,  on  céde- 
rait vraiment  à  la  tentation  de  les  écraser  sous  ce  contraste,  si  la  penr 
sée  de  leurs  malheurs  ne  devait  les  protéger  contre  le  souvenir  de 
leurs  injustices. 

La  résolution  au  service  d'une  pensée  pacifique  et  l'audace  dans 
la  modération,  tel  fut  le  caractère  constant  de  la  politique  d'un  mi- 
nistre qui,  sans  avoir  ni  l'instinct  ni  la  mission  des  grandes  choses, 
eut  du  moins  l'inappréciable  fortune  de  préserver  son  pays  de  grandes 
calamités.  La  même  inspiration  qui  jetait  une  armée  française  en 
Belgique  pour  y  prévenir  un  incendie  européen,  et  qui  plaçait  le  dra- 
peau de  la  France  à  Ancône  pour  contenir  l'Autriche  sans  l'attaquer, 
amenait  sa  flotte  à  forcer  à  coups  de  canon  la  barre  du  Tage.  En  Por- 
tugal, comme  en  Italie,  la  France  imposait  l'observation  du  droit 
des  gens  et  des  traités,  sans  dépasser  même  contre  dom  Miguel,  mal- 
gré les  incitations  violentes  de  l'opposition,  la  mesure  commandée 
par  le  respect  des  nationalités  étrangères  et  des  gouvernemens  indé- 
pendans. 

Mais  c'était  surtout  dans  l'administration  intérieure  que  cette  po- 
litique se  déployait  avec  une  fière  rudesse.  Toujours  renfermé  dans 
la  légalité  constitutionnelle,  sachant  demander  néanmoins  à  la  répres- 
sion et  à  la  loi  tout  ce  qu'elles  pouvaient  donner,  Casimir  Périer  ren- 
voyait enfin  aux  perturbateurs  du  repos  public  la  terreur  qu'ils  avaient 
si  longtemps  inspirée  à  la  France.  A  Lyon,  il  mitraillait  l'émeute  qu'a- 
vait laissée  grandir  la  complaisance  d'une  administration  inspirée  par 
l'esprit  du  cabinet  précédent;  à  Paris,  il  jetait  résolument  sa  démis- 
sion à  la  chambre  qui,  dans  la  nomination  de  son  bureau,  avait  paru 
hésiter  entre  lui  et  M.  Laffitte;  puis,  sur  l'annonce  de  l'entrée  du 
prince  d'Orange  en  Belgique,  il  reprenait  spontanément  son  porte- 
feuille, et  conquérait,  par  ce  double  témoignage  de  désintéressement 
et  d'énergie,  une  indestructible  majorité.  C'était  là  le  gouvernement 
représentatif  dans  sa  vérité  et  dans  sa  grandeur,  tel  que  les  deux 
Pitt  l'ont  montré  à  l'Angleterre,  et  tel  qu'il  nous  est  donné  de  l'y 
revoir  encore  lorsqu'un  péril  public  y  surexcite  le  sentiment  natio- 
nal. Casimir  Périer  conquit  l'opinion  à  sa  pensée  politique  comme  il 
avait  reconquis  le  territoire  à  l'ordre  et  à  la  loi  :  il  ne  prit  des  armes 
que  dans  la  constitution,  mais  il  n'hésita  pas  à  en  faire  un  usage  par- 
fois terrible,  ne  redoutant  point  les  haines  et  paraissant  quelquefois 
les  rechercher.  S'il  mourut  à  la  peine,  il  mourut  vainqueur,  mépri- 


LA   MONARCHIE    DE    1830.  1083 

sant  dans  le  cours  de  sa  lente  agonie  les  clameurs  d'une  tribune  qu'il 
avait  su  dompter  moins  par  sa  parole  que  par  ses  actes,  quoique  les 
niais  y  vinssent  opiniâtrement  faire  la  courte  échelle  aux  factieux. 
Aux  violences  de  la  presse  et  aux  prédications  incendiaires,  il  opposa 
la  loi  sur  les  crieurs  publics  et  l'action  des  tribunaux;  aux  déclama- 
tions parlementaires,  il  opposa  de  grossières  et  perpétuelles  contra- 
dictions entre  les  discours  et  la  conduite;  il  montra  l'opposition  con- 
damnée par  le  sentiment  public  à  professer  le  respect  de  la  paix/, 
lorsqu'elle  réclamait  chaque  jour  des  mesures  dont  la  guerre  était 
la  manifeste  conséquence,  et  son  brusque  bon  sens  plaça  des  ad- 
versaires plus  habiles,  mais  moins  convaincus  que  lui-même,  dans 
l'alterriative  de  nier  le  but  auquel  ils  tendaient  pour  ne  pas  alarmer 
le  pays,  ou  de  le  confesser  audacieusement  avec  la  certitude  de  pro- 
voquer contre  eux  une  réaction  universelle. 

Lorsqu'au  mois  de  mai  1832,  Casimir  Périer  mourut  épuisé  de 
colère  et  de  lutte,  la  monarchie  de  la  branche  cadette  était  fondée, 
et  la  bourgeoisie  française  avait  enfin  pris  possession  incontestée  de 
cette  puissance  publique  à  laquelle  elle  aspirait  avec  une  ardeur  si 
impatiente  depuis  la  première  assemblée  des  notables.  Tenant  l'an- 
cienne aristocratie  pour  anéantie  et  la  démocratie  pour  impuissante, 
en  pleine  jouissance  des  formes  politiques  proclamées  par  elle  comme 
les  meilleures,  la  bourgeoisie  n'allait  plus  avoir  à  combattre  que 
contre  elle-même,  car  l'opposition  parlementaire  représentait  en  réa- 
lité les  mêmes  intérêts  sociaux  que  ceux  de  l'opinion  dominante,  et  il 
n'y  avait  guère  de  différence  entre  l'éducation  du  parti  conservateur 
et  celle  du  parti  qui  aspirait  alors  à  la  dénomination  de  progressiste. 
Ici  s'ouvrait  donc  une  phase  toute  nouvelle  dans  l'existence  politique 
de  cette  classe  puissante  et  nombreuse.  La  bourgeoisie  allait  exercer 
le  pouvoir  avec  les  habitudes  d'esprit  que  le  scepticisme  philoso- 
phique avait  imprimées  à  la  génération  antérieure,  et  que  l'ère  révo- 
lutionnaire avait  renforcées  pour  la  génération  présente;  elle  allait 
tenter  l'établissement  d'un  gouvernement  libre  sans  croyances  reli- 
gieuses, sans  traditions  domestiques,  sans  indépendance  person- 
nelle, et  aborder  la  vie  pubhque  sous  l'influence  des  vanités  jalouses 
qui,  chez  ses  chefs  même  les  plus  illustres,  s'élevaient  rarement  jus- 
qu'à la  hauteur  de  l'ambition.  A  défaut  d'ennemis,  elle  allait  ren- 
contrer devant  elle  ses  propres  faiblesses,  épreuve  nouvelle  dont  nous 
aurons  à  retracer  les  phases  diverses  et  les  périlleuses  difficultés. 

Louis  DE  Carné. 


UN  ROMAN  PROTESTANT 


UN  ROMAN  CATHOLIQUE 


EN  ANGLETERRE. 


Villette,  by  Currer  Bell.  '  —  Lady-Bird,  by  lady  Georgiana  Fullerton.  ■ 


Un  critique  anglais  d'nn  goût  très  délicat,  sir  James  Mackintosh, 
observait,  il  y  a  longtemps,  qu'une  des  influences  les  plus  intéres- 
santes du  roman  a  été  d'ouvrir  au  génie  des  femmes  une  sphère  éle- 
vée dans  la  littérature.  Gomme  les  romans  sont  lus  surtout  par  les 
femmes,  il  paraît  d'abord  fort  juste  qu'elles  fassent  un  peu,  pour  leur 
part,  les  frais  de  ce  genre  d'amusement.  D'ailleurs  les  femmes  sen- 
tent beaucoup,  ou  observent  beaucoup  :  nous  sommes  les  prétextes 
de  leurs  passions,  ou  nous  leur  donnons  la  comédie;  or  la  sensibilité 
et  l'observation  sont  les  deux  principales  qualités  du  romancier. 
Enfin  les  femmes  qui  ont  de  l'esprit  s'ennuient  immensément.  L'en- 
nui est  un  des  grands  moteurs  des  actions  humaines;  l'ennui  fait 
souvent  les  héros.  Mais  que  peuvent  faire  les  femmes  qui  ont  de  l'es- 
prit, qui  ont  connu  la  passion,  qui  ont  observé  et  qui  s'ennuient? 

Et  que  faire  en  un  gîte  à  moins  que  l'on  ne  songe? 

Écrire  un  roman  est  une  assez  agréable  songerie.  Il  n'est  donc 
point  surprenant  de  voir  aujourd'hui  les  femmes  s'emparer  du  ro- 

(1)  3  vol.  London,  Smith,  Elder  et  C»,  63,  Cornliill. 

(2)  2  vol.  in-18,  Paris,  Reinwald,  rue  des  Saints-Pères,  15. 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1085 

man,  et  y  régner  en  plus  grand  nombre  au  moins,  sinon  avec  plus 
d'éclat,  qu'aux  jours  de  M""  Scudéry  et  de  M™'=  de  La  Fayette. 

Voici,  par  exemple,  deux  œuvres  remarquables  qui  viennent  de 
paraître  en  même  temps  à  Londres,  Villette  et  Lady-Bird.  Elles  ont 
pour  auteurs  deux  femmes  qui  se  sont  placées  depuis  plusieurs  an- 
nées au  premier  rang  parmi  celles  qui  écrivent  des  romans  :  l'une, 
la  mère  de  Villette,  se  cache  sous  le  pseudonyme  de  Gurrer  Bell; 
est-il  trop  indiscret  de  l'appeler  une  fois  en  public  par  son  nom, 
missBronty?  L'autre,  lady  Georgiana  Fullerton,  fdle  du  comte  Gran- 
ville,  qui  a  occupé  si  longtemps  à  Paris  l'ambassade  d'Angleterre, 
était  bien  connue  de  la  société  en  France  avant  d'avoir  attaché  à  son 
nom  la  célébrité  littéraire.  Gurrer  Bell  est  l'auteur  de  Jane  Eyre  et 
deShii'ley,  dont  nous  avonsTendu  compte  ici  même;  les  œuvres  an- 
térieures de  lady  Fullerton  sont  Ellen  Middleton  et  Grantley  Manor, 
qui  ont  été  traduits  en  français.  Ges  deux  romans,  Villette,  Lady- 
Bird,  sont  donc  chacun  le  troisième  ouvrage  de  dames  dont  les  pro- 
ductions méritent  d'éveiller  la  curiosité;  c'est  là  tout  ce  qu'ils  ont  de 
commun. 

Il  ne  saurait  y  avoir  en  effet  de  plus  complet  et  de  plus  piquant 
contraste  que  celui  que  présentent  Villette  et  Lady-Bird,  le  talent 
de  Gurrer  Bell  et  le  talent  de  lady  Fullerton.  Le  contraste  est  partout, 
dans  le  fonds  et  les  situations  des  deux  romans,  dans  la  manière, 
le  style,  l'esprit  et  les  tendances  des  deux  écrivains.  Gurrer  Bell 
affecte  de  placer  ses  romans  dans  la  vie  bourgeoise,  elle  recherche 
les  réalités  arides  et  grises  de  la  vie,  elle  retrace  les  accidens  des 
existences  mal  loties,  médiocres,  laborieuses;  c'est  un  romancier  des 
classes  moyennes.  Sans  y  mettre  de  prétention,  lady  Fullerton  prend 
ses  héros  et  promène  ses  aventures  dans  les  régions  élevées  et  bril- 
lantes de  la  société;  elle  reste,  malgré  le  but  religieux  qu'elle  pour- 
suit, un  romancier  de  high  life.  La  manière  de  Gurrer  Bell  est  âpre, 
tourmentée,  un  peu  sauvage;  l'auteur  de  Villette  est  minutieux  dans 
les  détails,  quoique  brusque  et  fantasque  dans  la  façon  dont  il  les 
groupe;  son  récit  est  haché,  les  scènes  de  son  drame  sont- disposées 
avec  une  habileté  qui  se  déguise  sous  le  dédain  du  lieu  commun 
et  du  convenu,  et  par  l'art  des  combinaisons,  des  contrastes,  il  sait 
répandre  sur  les  accidens  les  plus  vulgaires  de  la  vie  réelle  une  cou- 
leur étrange  et  romanesque.  Lady  Fullerton  n'a  aucune  de  ces  sin- 
gularités préméditées,  aucun  de  ces  parti-pris;  elle  ne  court  pas 
après  des  effets  nouveaux;  elle  se  laisse  aller  sans  effort  au  cou- 
rant d'une  imagination  facile  et  gracieuse,  échauffée  d'une  sensibilité 
expansive.  Gurrer  Bell  a  la  phrase  brisée,  capricieuse;  sa  langue, 
suivant  le  mot  anglais,  est  plus  idiomatiqve,  c'est-à-dire  plus  saxonne 
par  les  mots  et  les  tournures.  Lady  Fullerton  a  la  période  unie,  bar- 


1086  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

monieuse  et  coulante  ;  sa  langue  et  sa  phrase  se  rapprochent  da- 
vantage du  génie  français.  La  différence  est  plus  saisissante  encore 
dans  la  nature  et  les  tendances  morales  de  ces  deux  femmes  dis- 
tinguées. Gurrer  Bell  a  un  mélange  d'ardeur  contenue  et  d'ironie, 
une  sorte  de  force  virile;  les  luttes  où  elle  se  plaît  sont  celles  où 
l'individu  abandonné  à  lui-même,  seul,  n'a  pour  se  défendre  que  son 
énergie  intime;  elle  ne  raconte  que  les  combats  de  la  volonté  et  les 
victoires  de  la  liberté;  elle  prêche  avec  un  orgueil  de  Titan  la  force 
morale  de  l'âme  humaine;  il  y  a  dans  ses  livres  la  vigueur  et  l'origi- 
nalité, jamais  les  larmes;  elle  étonne,  elle  intéresse,  mais  elle  n'at- 
tendrit pas;  elle  est  protestante  jusqu'à  la  dernière  fibre  du  cœur. 
Lady  Fullerton  est  au  contraire  une  âme  féminine;  elle  est  de  celles 
qui  ont  été  transpercées  par  le  glaive  des  tendresses  religieuses, 
cujus  animani  gementem pertransivii  gladius.  Elle  connaît,  on  le  voit 
bien  au  charme  avec  lequel  elle  sait  les  peindre,  les  curiosités  fié- 
vreuses de  la  jeunesse  et  de  la  beauté  qui  aspirent  en  un  seul  désir 
tous  les  enchantemens  de  la  vie,  et  ces  novices  ambitions  de  l'âme 
qui  croit  pouvoir  conquérir  ici-bas  le  bonheur;  mais  elle  ne  raconte 
que  les  catastrophes  tragiques  de  la  présomption  humaine  :  elle  hu- 
milie et  attendrit  l'orgueil,  la  volonté  et  la  liberté  de  l'homme  sous 
la  main  de  Dieu,  pour  relever  l'homme  par  la  religion  ;  les  héros 
superbes  de  ses  romans,  elle  les  brise  par  le  malheur,  elle  les  trans- 
forme par  l'aveu  de  leur  erreur  et  le  repentir;  elle  est,  sans  affecta- 
tion et  sans  bigoterie,  toute  pénétrée  de  la  grâce  du  prosélytisme 
catholique. 

On  va  suivre  ce  contraste  dans  l'analyse  des  deux  romans.  Je 
commence  par  Villette  et  par  Gurrer  Bell. 

I. 

On  est  dans  une  petite  ville  d'Angleterre.  L'héroïne  de  Villette, 
Lucy  Snowe,  est  venue  passer  quelques  mois  chez  sa  marraine, 
M""  Bretton.  Lucy  Snowe  est  une  jeune  fille  silencieuse,  qui  couve 
en  dedans  ses  impressions.  Elle  aime  la  calme  maison  de  sa  mar- 
raine :  vastes  et  paisibles  appartemens,  meubles  bien  en  ordre  et  bien 
tenus,  grandes  fenêti-es  aux  vitres  claires  et  luisantes,  un  balcon  qui 
s'ouvre  sur  une  belle  rue  antique,  sans  bruits,  et  dont  le  pavé  a  ce 
lustre  particulier  de  propreté  qui  fait  qu'à  voir  les  rues  des  petites 
villes,  on  croirait  qu'il  y  règne  un  perpétuel  dimanche.  M""=  Bretton 
est  une  veuve  aisée,  une  matrone  toujours  bonne  et  encore  fraîche 
et  belle;  son  fils  unique,  Graham  Bretton,  est  un  grand,  robuste  et 
jovial  garçon  qui  est  en  train  de  terminer  ses  études.  Lucy  Snowe 
vient  deux  fois  par  an  chez  sa  marraine,  et  c'est  pour  elle  un  temps 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1087 

de  fête,  quoiqu'il  soit  visible  à  sa  modeste  réserve  qu'elle  se  sent  là 
dans  un  milieu  plus  élevé  que  sa  condition  ordinaire.  Ce  tranquille 
intérieur  reçoit  un  beau  jour  une  nouvelle  hôtesse.  Un  M.  Home,  qui 
a  récemment  perdu  sa  femme,  une  femme  dissipée,  folle  de  plaisirs, 
et  qui  va  partir  pour  un  voyage,  vient  confier  sa  petite  fille  à  son 
amie.  M""*  Bretton.  Curieux  et  intéressant  petit  être,  cette  enfant! 

—  Comment  vous  appelle-t-on? 

—  Missy. 

—  Mais  vous  avez  un  autre  nom? 

—  Papa  m'appelle  Polly. 

PoUy  est  une  petite  enfant  jolie,  délicate,  frêle,  une  miniature. 
Elle  a  un  sérieux  d'intelligence  et  de  manières  et  une  précocité  de 
sentiment  qui  amusent  et  qui  touchent.  C'est  une  charmante  poupée 
sentimentale,  avec  des  airs  de  petite  femme.  Elle  aime  passionné- 
ment son  père,  et  l'on  croit  qu'elle  ne  se  consolera  jamais  de  son 
départ;  mais  peu  à  peu  elle  reporte  sur  John  Graham  le  trésor  d'af- 
fection et  de  sensibilité  qui  échauffe  son  petit  cœur.  Elle  sert  de  jou- 
jou à  l'écolier  rieur,  qui  la  lutine  et  qui  la  caresse.  Graham  l'enlève 
comme  une  plume,  la  fait  pirouetter  ou  la  balance  au-dessus  de  sa 
tête;  Graham  lui  prête  ses  livres  illustrés  et  lui  fait  réciter  des  vers; 
Graham  la  fait  monter  sur  son  poney.  Polly  a  mille  gentilles  sollici- 
tudes pour  Graham,  auxquelles  souvent  l'insouciant  garçon  ne  prend 
pas  garde;  alors  Polly  est  malheureuse,  et,  quand  Graham  tra- 
vaille le  soir  au  salon,  elle  se  blottit  à  ses  pieds  comme  un  épa- 
gneul,  épiant  un  regard  sans  l'obtenir.  Enfin,  lorsque  M.  Home 
vient  enlever  sa  fille  pour  la  conduire  sur  le  continent,  la  douleur 
de  Polly,  plus  contenue,  n'est  pas  moins  vive  au  fond  que  lorsqu'on 
l'a  amenée  dans  cette  maison,  qui  n'est  plus  pour  elle  étrangère. 
Lucy  Snov^^e  a  vu  et  compris  seule  peut-être  ces  scènes  de  senti- 
mentalité enfantine.  Elle  n'y  joue  d'autre  rôle  que  de  consoler  cette 
singulière  et  gracieuse  Polly;  mais  ces  souvenirs  restent  dans  sa 
mémoire  comme  les  plus  frais  tableaux  de  son  enfance,  et  c'est  par- 
là  qu'elle  commence  son  récit,  car  Villette,  comme  la  Jane  Eyre  du 
même  auteur,  est  une  autobiographie. 

Huit  années  après,  Lucy  Snowe  entre  dans  les  épreuves  de  la  vie. 
Par  un  accident  qu'elle  n'explique  pas,  elle  se  trouve  réduite  à  se 
suffire  à  elle-même.  Elle  est  seule  depuis  longtemps;  des  circon- 
stances indépendantes  de  sa  volonté  ont  interrompu  ses  relations 
avec  M""  Bretton.  Elle  a  d'ailleurs  entendu  dire  que  M"*'  Bretton  et 
son  fils,  qui  a  pris  une  profession  libérale,  ont  quitté  leur  petite 
ville  pour  Londres.  Dans  sa  pénurie,  Lucy  Snowe  est  forcée  d'accep- 
ter une  place  de  demoiselle  de  compagnie  ou  plutôt  de  garde-malade 
auprès  d'une  riche  vieille  fille.  C'est  une  triste  existence  que  mène 


1088  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

là  Lucy,  attelée  à  la  vieille  demoiselle  souffrante  et  maniaque.  Une 
nuit,  la  malade  sembla  comprendre  ce  qu'il  y  avait  de  cruel  et  de 
misérable  dans  la  vie  de  la  jeune  fille  qu'elle  faisait  esclave  de  ses 
maux  :  elle  en  eut  comme  un  repentir  et  promit  à  Lucy  d'assurer 
son  avenir;  mais  le  lendemain  la  malade  fut  trouvée  morte  dans 
son  lit.  Lucy  resta  sans  place,  et  pour  toutes  ressources  avec  quinze 
guinées,  montant  de  ses  économies.  Sans  parens,  sans  amis,  que 
faire?  Lucy  a  d'abord  l'idée  d'aller  chercher  fortune  à  Londres.  Ar- 
rivée dans  la  grande  ville,  étourdie  du  mouvement  et  du  bruit  de 
la  Cité,  où  elle  est  descendue,  une  pensée  plus  audacieuse  lui  traverse 
l'esprit.  Elle  a  entendu  dire  que,  sur  le  continent,  les  familles  riches 
prennent  des  bonnes  anglaises  pour  apprendre  l'anglais  à  leurs 
enfans;  Lucy  ne  sait  que  sa  langue;  n'importe,  elle  arrête  sa  place 
sur  un  paquebot  et  se  jette  dans  l'inconnu,  confiant  sa  vie  au  hasard. 
Il  y  a  du  sang  de  Robinson  Crusoé  chez  tous  les  Anglais. 

Où  va  Lucy  Snowe?  à  Bouemarine  :  c'est  le  nom  que  Gurrer  Bell 
donne  à  Ostende.  Elle  appelle  la  Belgique  Labassecour,  les  Belges 
Labassecouriens,  et  Bruxelles  Villette,  genre  de  plaisanterie  d'un 
goût  très  contestable,  mais  accepté  en  Angleterre.  Il  faudrait  passer 
sur  la  traversée  de  Lucy  et  sur  les  premiers  incidens  de  son  arrivée, 
si  elle  ne  faisait  sur  le  paquebot  une  rencontre  qui  se  lie  à  la  suite 
du  roman.  C'est  une  jeune  fille  qui  voyage  seule,  comme  Lucy, 
M"*  Ginevra  Fanshawe,  jolie  étourdie  de  dix-sept  ans,  type  assez 
vrai.  Parmi  les  jeunes  Anglaises  qui  courent  le  continent,  il  y  a  beau- 
coup de  ces  Ginevras.  Les  jeunes  Anglaises  de  moyenne  condition 
qui  viennent  vivre  parmi  nous  font  parfois  un  singulier  mélange  de 
la  liberté  que  les  mœurs  accordent  aux  jeunes  filles  en  Angleterre 
et  des  amusemens  qu'off"re  le  continent;  Ginevra  en  est  un  exemple. 
Elle  appartient  à  une  famille  qui,  sans  fortune,  mène  grand  train 
à  Londres,  et  qui  cherche  à  bien  marier  ses  filles  sans  les  doter. 
Un  oncle,  homme  du  monde,  M.  de  Bassompierre,  s'est  chargé  de 
pourvoir  à  l'éducation  de  Ginevra.  La  jeune  évaporée  a  été  déjà 
dans  je  ne  sais  combien  de  maisons  d'éducation  étrangères.  Elle  a 
tour  à  tour  passé  par  la  France,  l'Allemagne,  la  Belgique.  «  Avec 
tout  cela,  je  ne  sais  rien,  dit-elle  à  Lucy  Snowe  avec  sa  légèreté 
ingénue,  rien  au  monde  :  je  joue  du  piano  et  je  danse  bien,  voilà, 
tout;  ah  !  je  parle  l'allemand  et  le  français,  mais  j'écris  si  mal  l'an- 
glais! Par-dessus  le  marché,  j'ai  oublié  ma  religion.  On  m'appelle 
protestante,  vous  savez,  mais  je  ne  suis  pas  sûre  de  l'être.  Je  ne 
sais  pas  bien  quelle  est  la  différence  entre  le  catholicisme  et  le  pro- 
testantisme; mais  je  m'en  moque.  J'étais  luthérienne  à  Bonn,  —  la 
chère  ville,  la  charmante  ville  !  —  où  il  y  a  tant  de  beaux  étudians. 
Toutes  les  jolies  filles  dans  notre  pensionnat  avaient  leurs  admira- 


UN   ROMAN    PROTESTANT   ET   UN   ROMAN   CATHOLIQUE.  1089 

leurs.  Ils  savaient  les  heures  où  nous  sortions,  et  à  la  promenade, 
quand  ils  passaient  près  de  nous  :  Schônes  Màdchen,  disaient-ils. 
J'étais  excessivement  heureuse  à  Bonn  !  »  Ginevra  retourne,  moitié 
plaisantant  et  moitié  maugréant,  dans  son  nouveau  pensionnat  à 
Villette.  «Le  pensionnat  est  affreux,  dit-elle;  mais  il  y  a  quelques 
familles  anglaises  distinguées  à  Villette,  et  je  sors  tous  les  dimanches. 
J'envoie  les  maîtresses  et  les  professeurs  au  diable  (vous  savez,  ça 
ne  se  dit  pas  en  anglais;  mais  en  français  ça  fait  très  bien).  »  Elle  ne 
rêve  que  bals,  soirées,  grand  monde  et  amoureux.  Parmi  son  babil, 
elle  dit  à  Lucy  Snovve  qu'une  dame  de  Villette,  M™^  Beck,  cherchait 
dernièrement  une  bonne  anglaise  pour  ses  filles.  Lucy  Snowe  a  re- 
tenu ce  nom  ;  à  son  arrivée  à  Villette,  elle  va  frapper  à  la  porte  de 
M""  Beck,  où  elle  est  admise. 

C'est  ici  que  le  roman  commence  véritablement.  La  maison  de 
M™^  Beck,  qui  tient  un  des  premiers  pensionnats  de  la  ville,  en  est  le 
théâtre.  Quel  monde  que  ce  pensionnat!  Je  n'aurais  pointera,  avant 
de  lire  le  roman  de  Currer  Bell,  qu'il  fût  possible  d'intéresser  pen- 
dant plusieurs  heures  avec  des  salles  d'étude  et  leur  affreux  parfum 
de  papier  et  d'encre,  des  dortoirs  de  pensionnaires  et  un  jardin  de 
récréation  pour  fond  de  tableau,  avec  des  sous-maîtresses  et  des  pro- 
fesseurs de  littérature  pour  personnages. 

Il  faut  d'abord  se  bien  représenter  le  monde  où  vient  tomber  la 
jeune  et  pauvre  Anglaise,  et  où  va  se  développer  son  âme  et  se  heurter 
son  caractère.  Le  premier  personnage  de  la  maison  est  naturellement 
M"°  Beck  :  une  veuve  encore  d'âge  à  prétention  et  de  figure  ave- 
nante, avec  des  qualités  de  gouvernement  qui  en  feraient  une  parfaite 
abbesse;  douce  et  ferme,  pleine  de  ménagemens,  de  réserve  et  de 
politique;  rompue  à  cette  diplomatie  de  directrice  de  jeunes  filles  qui 
subordonne  l'éducation  des  enfans  qui  lui  sont  confiées  aux  goûts, 
aux  préjugés,  aux  vanités  des  parens;  vigilante  et  discrète,  ayant 
l'œil  ouvert  pour  tout  voir,  l'oreille  tendue  pour  tout  écouter,  le  gé- 
nie du  mystère  pour  tout  voiler;  partout  invisible  et  présente,  appa- 
raissant toujours  aux  momens  délicats  en  glissant  sur  ses  pantoufles 
enchantées  de  la  magie  du  silence;  épiant  sans  cesse  et  ne  heurtant 
jamais,  enveloppant  et  liant  ses  sous-maîtresses  de  sa  surveillance, 
en  leur  laissant  les  apparences  de  la  liberté.  A  côté  de  M"^  Beck  est 
un  de  ces  personnages  à  moitié  disgracieux,  attrayans  à  demi,  à 
contrastes  et  à  surprises  comme  les  aime  Currer  Bell  :  c'est  Paul  Car- 
los Emmanuel,  Monsieur,  comme  on  l'appelle  avec  terreur  ou  avec 
respect  dans  la  maison.  Monsieur  est  le  cousin  de  madame;  il  est  le 
ministre  de  l'instruction  publique  dans  le  gouvernement  de  M""  Beck, 
un  vrai  despote.  Napoléon  maître  d'étude.  C'est  un  petit  homme  de 
quarante  ans,  au  front  large  et  blême,  carrément  dessiné  par  ses  che- 

TOUE  I.  70 


1090  RE^CE  DES   DEUX   MONDES. 

veux  ras,  à  la  joue  amaigrie,  au  regard  vif  et  plongeant,  aux  allures 
brusques  et  dominatrices  :  nature  de  travail,  de  lutte,  éclatant  de  feu 
sous  sa  rude  écorce,  dont  l'abord  provoque  à  la  révolte,  et  dont  l'as- 
cendant s'impose.  Parmi  les  pensionnaires  de  M""*  Beck,  Lucy  Snowe 
retrouve  sa  connaissance  du  paquebot,  la  jolie  et  folle  Ginevra  Fana- 
hawe.  Lucy  Snowe  est  la  confidente  amusée  et  grondeuse  des  caquets 
et  des  amourettes  de  la  mondaine  pensionnaire  :  la  coquette  a  deux 
amans,  un  Anglais,  bon  et  beau  jeune  homme,  qui  la  protège  de  ses 
sollicitudes,  mais  qu'elle  n'aime  pas  parce  qu'il  n'est  pas  noble,  qu'il 
est  médecin  et  s'appelle  le  docteur  John  tout  court;  elle  lui  préfère 
un  jeune  colonel,  dandy  de  Labassecour,  qui  se  nomme  le  comte  du 
Hamal,  et  qui  jette  à  Ginevra,  par-dessus  les  murs  du  jardin,  des 
lettres  où  il  appelle  Lucy  (cune  véritable  bégueule  britannique,  brus- 
que et  rude  comme  un  vieux  caporal  de  grenadiers  et  revèche  comme 
une  religieuse.  »  Les  vanités  étourdies  de  sa  compatriote  aident  Lucy 
à  s'acclimater  dans  le  pensionnat  de  la  rue  Fossette.  Elle  a  bientôt 
appris  le  français,  et  M™'  Beck  la  charge  de  l'enseignement  de  l'an- 
glais, et  l'élève  à  la  dignité  de  sous-maîtresse. 

Pendant  les  premiers  mois  de  son  séjour  à  Villette,  Lucy  n'a  guère 
le  temps  de  retomber  sur  elle-même  et  de  ressentir  sa  solitude  mo- 
rale. Elle  est  occupée  de  toutes  façons  :  par  les  travaux  qu'elle  fait 
sur  elle-même  pour  s'instruire,  par  la  nouveauté  du  petit  monde  si 
extraordinaire  pour  elle  où  elle  est  obligée  de  vivre,  par  l'animation 
de  ces  jeunes  et  jolies  têtes  qui  s'ébattent  autour  d'elle.  Elle  observe 
avec  une  curiosité  surprise  le  gouvernement  de  cette  communauté 
enfantine  et  féminine;  elle  y  découvre  à  mille  détails  l'influence  d'un 
esprit  religieux  tout  opposé  à  celui  qui  a  formé  son  âme.  M.  Emma^- 
nuel,  avec  ses  brusqueries  impérieuses  et  ses  interrogations  sou- 
daines par  lesquelles  il  semble  vouloir  fouiller  le  secret  de  son  cœur 
protestant,  lui  semble  représenter  le  génie  du  catholicisme  domina^- 
teur;  la  vermeille  M"""  Beck,  avec  son  souriant  et  discret  espionnage, 
lui  apparaît  comme  une  émanation  du  génie  jésuite.  Tout  cela  étonne, 
révolte  et  intéresse  son  esprit.  Les  coquetteries  et  les  intrigues  de 
Ginevra,  les  visites  d'un  des  amoureux  de  M"*  Fanshawe,  le  docteur 
John,  qui  s'introduit  comme  médecin  dans  la  maison,  la  mission  af- 
fectueuse que  le  docteur  John  lui  donne  avec  prière  de  veiller  sur  la 
belle  enfant  et  de  la  défendre  contre  ses  étourderies,  récréent  son 
imagination.  Dans  le  jardin  réservé,  tout  paré  des  verdures  et  des 
fleurs  de  l'été,  sous  les  vieux  arbres  et  les  tonnelles  de  jasmin  et  de 
vignes,  le  long  des  allées  sablées,  qui  s'arrêtent  aux  grands  murs 
couverts  de  plantes  échevelées,  elle  promène  ses  méditations  et  ses 
rêveries;  puis  sur  cette  maison,  qui  a  été  autrefois  un  couvent,  plane 
une  légende  de  nonne  voilée  qui  pique  en  elle  le  sentiment  du  mer- 


UN   ROMAN   PR£>TESTANT  ÇJ   UN  ROMAN   CATHOLIQUE.  lOOi 

v«illeux,  car  elle  a  cru  entrevoir  elle-même  une  fois  le  fantôme  de 
la  nonne.  Lucy  avait  eu  aussi  son  succès  mondain  :  dans  une  fête, 
donnée  par  M"^  Beck,  elle  a  joué  un  rôle  dans  un  vaudeville  aux 
applaudissemens  d'un  public  d'élite;  mais  les  vacances  arrivent.  Tout 
ce  monde  se  disperse  :  Ginevra  part  pour  le  midi  de  la  France  avec 
une  famille  de  touristes;  M™^  Beck  va  aux  eaux.  Lucy  reste  seule  dans 
la  maison  de  la  rue  Fossette.  L'isolement  la  rejette  dans  les  réflexions 
ajoaèi'es  sur  sa  destinée.  Elle  a  peur,  elle  a  froid  au  cœur;  elle  s'abat, 
elle  se  désespèare.  Ce  liéant  d'affections,  cette  sécheresse  morale  dans 
lesquels  ses  nerfs  se  déchirent,  et  son  jeune  sang  fermente,  lui  don- 
nent par  momens  des  fièvres,  des  délires,  des  frénésies.  C'est  une  de 
ces  crises  qu'elle  décrit  de  k  façon  suivante  : 

«  Un  scàr,  et  ce  soir-là  je  n'avais  pas  le  délire,  j'étais  dans  mon  bon  sens, 
— -  je  me  levai,  je  m'habillai  moi-même,  faible  et  chancelante.  Je  ne  pouvais 
supporter  plus  longtemps  la  soUtude  et  l'immobilité  du  long  dortoir.  Les  lits 
blancs  prenaient  des  airs  de  spectres  et  de  fantômes,  les  couronnes  qui  les 
surmontaient  ressemblaient  à  des  têtes  de  mort  énormes  desséchées  et  blan- 
chies par  le  soleiî,  —  des  rêves  morts  d'un  ancien  monde  et  d'une  race  plus 
puissante  étaient  gelés  dans  leurs  grands  orbites  ouverts.  Ce  soir,  plus  for- 
tement que  jamais  éclatait  dans  mon  âme  la  conviction  que  le  destin  était 
de  pierre,  et  l'espérance  une  fausse  idole,  —  aveugle,  insensible,  au  cœur  de 
granit.  Je  sentais  aussi  que  l'épreuve  à  laquelle  Dieu  m'avait  soumise  était 
arrivée  à  sa  dernière  crise,  et  devait  être  renversée  par  mes  mains  brûlantes, 
faibles,  tremblantes  qu'elles  étaient.  11  pleuvait  encore,  et  le  vent  soufflait, 
mais  avec  moins  de  rage,  il  me  semblait,  que  durant  la  journée.  Le  crépus- 
cule tombait,  et  son  influence  me  paraissait  compatissante;  de  la  croisée,  je 
voyais  venir  les  nuages  de  la  nuit,  roulant  bas  comme  des  drapeaux  dont 
les  plis  retombent  mollement  gonflés;  il  me  semblait  qu'à  cette  heure  il  y 
avait  affection  et  tristesse  là-haut  dans  le  ciel  pour  toute  peine  soufferte  en 
bas  sur  la  terre.^  Le  poids  de  mon  horrible  rêve  s'allégea;  cette  insupportable 
pensée  de  n'être  plus  aimée,  de  n'être  plus  réclamée  de  personne  céda  presque 
à  l'espérance  contraire.  J'étais  sûre  que  cette  espérance  brillerait  plus  claire, 
si  je  sortais  de  dessous  ce  toit  qui  m'étouffait  comme  le  couvercle  d'une  tombe, 
et  si  j'allais  me  promener  hors  de  la  ville,  dans  les  champs.  Couverte  d'un 
manteau,  je  sortis.  En  passant  devant  une  église,  les  cloches  m'arrêtèrent; 
elles  semblaient  m'inviter  au  salut,  et  j'entrai.  Un  rite  solennel,  le  spectacle 
de  tout  culte  sincère,  un  appel  quelconque  à  Dieu,  venaient  à  moi  en  cet  in- 
stant comme  la  nourriture  à  ira  affamé.  Je  m'agenouillai  avec  les  autres  sur 
la  pierre.  C'était  une  vieille  égUse  dont  la  lumière  du  soir,  filtrée  par  les 
vitraux,  empourprait  les  ombres. 

«  Il  y  avait  peu  de  fidèles  assemblés,  et  quand  le  salut  fut  fini,  la  plupart 
s'en  allèrent.  Je  m'aperçus  bientôt  que  les  autres  restaient  pour  se  confesser. 
Je  ne  bougeai  pas.  Les  portes  de  l'église  furent  soigneusement  fermées,  un 
saint  repos  descendit  sur  nous,  et  une  ombre  solennelle  nous  entoura.  Après 
un  moment  de  recueillement  et  de  prière,  une  pénitente  s'approcha  du  con- 


1092  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fessional.  J'observais.  Elle  murmura  son  aveu,  elle  revint  consolée.  Une  autre 
entra,  puis  une  autre.  Une  dame  pâle,  agenouillée  près  de  moi,  me  dit  à  voix 
basse  et  avec  douceur  :  —  Allez  maintenant,  je  ne  suis  pas  encore  prête. 

«  lyiachinalement  obéissante,  je  me  levai  et  j'allai.  Je  savais  ce  que  j'étais 
sur  le  point  de  faire;  ma  pensée,  rapide  comme  l'éclair,  en  vit  la  portée.  Cette 
action  ne  pouvait  me  rendre  plus  malheureuse,  elle  pouvait  me  soulager. 

«  Le  prêtre  dans  le  confessional  ne  tourna  pas  ses  yeux  sur  moi,  seulement 
il  inclina  son  oreille  vers  mes  lèvres.  Ce  pouvait  être  un  brave  homme,  mais 
ce  devoir  était  devenu  pour  lui  une  sorte  de  forme,  il  l'accomplissait  avec  le 
flegme  de  l'habitude.  J'hésitai,  j'ignorais  les  formules  de  la  confession.  Au 
lieu  de  commencer  par  le  prélude  ordinaire,  je  dis  :  —  Mon  père,  je  suis  pro- 
testante. 

«  Il  se  retourna  droit  vers  moi.  Ce  n'était  pas  un  prêtre  du  pays.  Ceux-là 
ont  presque  toujours  quelque  chose  de  bas  dans  la  physionomie.  Je  vis  à  son 
profil  et  à  son  front  qu'il  était  Français.  Quoique  gris  de  cheveux  et  avancé 
en  âge,  il  ne  manquait,  me  semblait-il,  ni  de  sensibilité  ni  d'intelligence.  Il 
me  demanda  avec  bienveillance  pourquoi,  étant  protestante,  je  venais  à  lui. 

«  Je  lui  dis  que  je  périssais  faute  d'un  mot  d'avis  et  d'un  accent  de  consola- 
tion. J'avais  vécu  quelques  semaines  presque  seule;  j'avais  été  malade;  j'avais 
eu  un  poids  d'affliction  sur  l'âme  dont  je  ne  pouvais  plus  supporter  l'accable- 
ment. 

«  —  Est-ce  un  péché,  un  crime?  demanda-t-il  en  sursaut. 

«  Je  le  rassurai  sur  ce  point,  et  je  lui  montrai  aussi  bien  que  je  pus  ce  que 
mon  âme  avait  éprouvé. 

«  Il  paraissait  assiégé  de  pensées,  surpris,  embarrassé. 

«  —  Vous  me  prenez  à  l'improviste,  dit-il;  je  n'ai  jamais  eu  à  considérer  de 
situation  comme  la  vôtre.  Dans  les  cas  ordinaires,  nous  savons  notre  routine 
et  nous  sommes  préparés;  mais  ceci  fait  une  grande  brèche  dans  la  voie  ha- 
bituelle de  la  confession.  Je  n'ai  pas  d'avis  prêt  pour  cette  circonstance. 

«  Je  m'attendais  à  cela;  mais  le  simple  soulagement  d'avoir  pu  m'épancher 
dans  une  oreille  humaine  et  sensible,  d'avoir  pu  répandre  au  dehors  une  por- 
tion de  la  peine  depuis  si  longtemps  accumulée  et  fermentée  dans  un  cœur 
où  elle  ne  pourrait  plus  se  refouler,  m'avait  fait  du  bien.  J'étais  déjà  consolée. 

«  —  Dois-je  m'en  aller,  mon  père?  lui  demandai-je,  le  voyant  silencieux. 

«  —  Ma  fille,  me  dit-il  avec  douceur  (et  je  suis  sûre  que  c'était  une  âme 
tendre,  il  avait  la  compassion  dans  le  regard),  pour  le  moment,  il  vaut  mieux 
que  vous  alliez;  mais  je  vous  assure  que  vos  paroles  m'ont  frappé.  La  con- 
fession, comme  toute  chose,  est  exposée  à  devenir  une  formalité  triviale. 
Vous  êtes  venue  et  vous  avez  répandu  votre  cœur,  chose  rare.  Je  voudrais  ré- 
fléchir à  votre  position  et  la  méditer  dans  la  prière.  Si  vous  étiez  de  notre  foi, 
je  saurais  ce  que  j'aurais  à  vous  dire.  Une  âme  si  agitée  ne  peut  trouver  le 
repos  qu'au  sein  de  la  retraite  et  dans  les  pratiques  ponctuelles  de  la  piété. 
Les  saints  ont  conduit  dans  la  voie  de  la  perfection  des  âmes  comme  la  vôtre 
par  la  pénitence,  le  renoncement  de  soi  et  les  bonnes  œuvres.  Les  larmes 
leur  sont  données  ici-bas  pour  nourriture  et  pour  breuvage,  le  pain  et  l'eau  de 
l'affliction.  Leur  récompense  est  après  cette  vie.  Je  suis  convaincu  que  les 
impressions  qui  vous  torturent  sont  des  messagers  de  Dieu  pour  vous  rame- 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1093 

ner  à  la  véritable  église.  Vous  étiez  faite  pour  notre  foi;  croyez  que  notre  foi 
seule  peut  vous  secourir  et  vous  guérir.  Le  protestantisme  est  trop  sec,  trop 
froid,  trop  prosaïque  pour  vous.  Plus  j'envisage  cette  affaire,  mieux  je  vois 
qu'elle  sort  de  la  règle  commune  des  choses.  Pour  rien  au  monde,  je  ne  vou- 
drais vous  perdre  de  vue  ;  allez,  ma  fille,  quant  à  présent,  mais  revenez  me 
voir. 

«  Je  me  levai  et  le  remerciai.  Je  me  retirais,  lorsqu'il  me  fit  signe  de  revenir. 

«  —  Vous  ne  viendrez  pas  dans  cette  église,  me  dit-il,  je  vois  que  vous  êtes 
malade,  et  cett«  église  est  trop  froide.  Venez  me  voir  chez  moi.  Je  demeure 
{et  il  me  donna  son  adresse).  Soyez-y  demain  à  dix  heures. 
-  «  Je  ne  répondis  à  ce  rendez-vous  qu'en  m'inclinant.  Je  baissai  mon  voile, 
je  rassemblai  mon  manteau  et  je  partis.  Avais-je  l'intention,  supposez-vous, 
de  m'aventurer  encore  une  fois  auprès  du  digne  prêtre?  Pas  plus  que  de  tra- 
verser la  fournaise  de  Babylone.  Ce  prêtre  avait  des  armes  qui  pouvaient  agir 
sur  moi  :  il  était  tendre  d'une  sentimentalité  française,  à  la  douceur  de  laquelle 
je  savais  n'être  point  impénétrable.  Il  n'y  avait  rien  en  moi  qui  eût  pu  me 
donner  la  force  de  résister.  Si  j'étais  allée  à  lui,  il  m'aurait  montré  tout  ce  qu'il 
y  a  de  tendre,  de  consolant  et  de  gentil  dans  l'honnête  superstition  papiste; 
puis  il  aurait  essayé  de  me  lier,  de  me  pousser,  de  m'éperonner  au  zèle  des 
bonnes  œuvres.  Je  sais  comment  tout  cela  aurait  fini.  Si  j'étais  allée  rue  des 
Mages,  n"  10,  le  jour  convenu,  il  se  pourrait  bien  qu'aujourd'hui,  au  lieu  d'é- 
crire ce  récit  hérétique,  je  fusse  à  compter  les  grains  de  mon  chapelet  dans  la 
cellule  d'un  certain  couvent  de  carmélites,  sur  le  boulevard  de  Crécy,  à 
Villette. 

«  Le  crépuscule  s'était  éteint  dans  la  nuit,  les  réverbères  avaient  été  allu- 
més avant  que  je  ne  sortisse  de  la  sombre  église.  Il  m'était  possible  mainte- 
nant de  retourner  à  la  rue  Fossette;  mais  je  m'étais  engagée  dans  une  partie 
de  la  ville  qui  m'était  inconnue  :  c'était  le  vieux  quartier,  plein  de  rues 
étroites,  bordées  de  maisons  pittoresques,  anciennes,  effondrées.  J'étais  trpi) 
faible  pour  réagir,  trop  insouciante  de  ma  santé  pour  être  prudente.  Je  m'em- 
barrassai et  me  noyai  dans  un  réseau  de  tours  et  retours  inconnus.  J'étais 
perdue,  et  je  n'avais  pas  assez  de  résolution  pour  demander  mon  chemin  à 
un  passant. 

«  La  tempête,  qui  s'était  un  peu  ralentie  au  coucher  du  soleil,  rattrapait 
maintenant  le  temps  perdu.  Le  vent  courait  et  tonnait  horizontalement  du 
nord-ouest;  il  emportait  la  pluie  comme  une  poussière,  et  lançait  par  moment 
des  grêlons  comme  les  plombs  d'un  fusil.  Il  était  froid  et  me  perçait.  Je  baissais 
la  tête  pour  l'affronter,  mais  il  me  repoussait.  Le  cœur  ne  me  manqua  pas 
dans  cette  lutte;  j'aurais  voulu  pouvoir  voler  et  monter  sur  l'ouragan,  étendre 
et  reposer  mes  ailes  sur  sa  force,  aller  à  sa  course  et  m'emporter  où  il  se  pré- 
cipitait. Au  milieu  de  ce  rêve,  je  me  sentis  tout  à  coup  froidir  et  faiblir  de  plus 
en  plus.  J'essayai  d'atteindre  le  porche  d'un  grand  édifice  tout  près  de  là;  mais 
la  massive  façade  et  la  tour  géante  s'obscurcirent  et  s'évanouirent  à  mon  re- 
gard. Au  lieu  de  tomber  sur  les  marches,  comme  je  voulais,  il  me  sembla  que 
je  plongeais,  la  tête  en  bas,  au  fond  d'un  précipice.  Je  ne  me  souviens  plus 
du  reste.  » 

Lucy  se  réveille  de  son  évanouissement  dans  une  jolie  chambre  oti 


109â  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

tout  lui  rappelle,  comme  en  un  rêve,  d'anciens  et  heureux  souvenirs, 
au  milieu  des  douces  visions  du  temps  passé,  auld  lang  syne.  Elle  a 
été  ramassée  évanouie  par  le  docteur  John,  qui  Ta  fait  transporter 
dans  la  belle  maison  de  campagne  qu'il  habite  à  une  lieue  de  la  ville. 
Or  le  docteur  John  n'est  autre  que  Graham  Bretton,  le  camarade 
d'enfance  de  Lucy.  ¥""=  Bretton,  toujours  bonne,  toujours  fraîche,  a 
quitté  aussi  l'Angleterre,  et  est  venue  tenir  la  maison  de  son  fils.  La 
reconnaissance  a  lieu  à  travers  de  gracieuses  scènes.  Lucy  est  entou- 
rée de  soins.  La  convalescence  de  sa  santé  et  de  son  âme  se  fait  à  la 
campagne  entre  la  bonne  M""^  Bretton  et  l'affectueux  et  brillant  doc- 
teur. Lucy  renaît  et  reverdit,  non  pas  comme  une  catholique  dans  le 
confessionnal  qui  mène  aux  carmélites,  mais  dans  un  intérieur  riant 
qui  réconcilie  avec  la  vie.  «  Lorsque  j'eus  dit  mes  prières,  dit-elle,  et 
lorsque  je  me  fus  déshabillée  et  couchée,  je  sentis  que  j'avais  encore 
des  amis,  des  amis  qui  n'étaient  pas,  il  est  vrai,  animés  pour  moi 
d'un  attachement  véhément,  qui  ne  m'offraient  pas  la  tendre  conso- 
lation d'une  union  tout  à  fait  assortie,  desquels  il  ne  fallait  par  con- 
séquent attendre  qu'une  affection  modérée,  mais  vers  qui  mon  cœur 
s'attendi'issait  et  s'emportait  en  élans  de  reconnaissance  que  je  priais 
parfois  ma  raison  de  tempérer.  «  Faites,  la  suppliais-je,  que  je  ne 
pense  pas  trop  à  eux,  trop  souvent,  avec  trop  de  tendresse;  que  je 
me  contente  de  quelques  gouttes  de  cette  onde  vivante,  que  je  ne  me 
plonge  pas,  trop  altérée,  vers  ces  eaux  bien  venues,  que  mon  ima- 
gination ne  se  trompe  pas  à  y  chercher  une  saveur  plus  douce  qu'on 
n'en  peut  trouver  aux  sources  terrestres.  Oh  !  plaise  à  Dieu  que  je 
puisse  me  sentir  assez  soutenue  par  des  rapports  avec  eux,  acciden- 
tels, rares,  comts,  tranquilles!  »  Et,  en  répétant  ce  dernier  mot,  je 
me  retournai  sur  mon  oreiller,  et,  en  le  répétant  encore,  j'arrosai 
mon  oreiller  de  larmes.  »  Curieuse  résistance  de  cette  âme  souffrante 
aux  premières  brises  du  bonheur!  11  y  a  là  un  singulier  phénomène  de 
psychologie  protestante  que  je  laisse  encore  exposer  à  Currer  Bell. 
H  Ces  combats  avec  le  caractère  naturel,  l'inclination  forte  et  native 
du  cœur,  peuvent  sembler  futiles  et  stériles,  mais  à  la  fin  ils  font  du 
bien.  Ils  tendent,  quoique  lentement,  à  donner  aux  actions,  à  la  con- 
duite le  tour  que  la  raison  approuve,  et  auquel  trop  souvent  le  sen- 
timent s'oppose;  ils  font  certainement  une  différence  dans  la  tenue 
générale  de  la  vie,  et  contribuent  à  la  rendre  mieux  réglée,  plus 
égale,  plus  tranquille  à  la  surface,  et  c'est  sur  la  surface  seule  que 
tombe  le  regard  humain.  Quant  à  ce  qui  est  dessous,  abandonnez-le 
à  Dieu.  L'homme,  votre  égal,  faible  comme  vous  et  qui  n'est  pas  fait 
pour  être  votre  juge,  n'a  rien  à  y  voir;  portez-le  à  votre  Créateur, 
montrez-lui  les  secrets  de  l'esprit  qu'il  vous  a  donné,  demandez-lui 
la  feiçon  de  supporter  les  peines  auxquelles  il  vous  a  soumis,  âge- 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.     1095 

nouillez-vous  en  sa  présence,  et  demandez-lni  avec  foi  la  lumière 
dans  vos  ténèbres,  la  force  dans  vos  pitoyables  faiblesses,  la  patience 
dans  vos  peines  extrêmes.  Il  viendra  certainement  une  heure,  quoi- 
que peut-être  ce  ne  soit  pas  la  votre,  où  les  eaux  suspendues  coule- 
ront, où,  sous  une  forme  qui  ne  sera  peut-être  pas  celle  que  vous 
aviez  rêvée,  que  votre  cœur  aimait  et  pour  laquelle  il  avait  saigné, 
l'ange  de  la  guérison  descendra  vers  vous.  Le  paralytique  et  F  aveugle, 
le  muet  et  le  possédé  seront  conduits  à  la  sainte  piscine.  Messager 
du  ciel,  viens  vite!  »  C'est  ainsi  que  cette  jeune  âme,  qui  veut  arriver 
au  gouvernement  d'elle-même,  proteste  contre  l'agonie  de  délaisse- 
ment et  les  spasmes  de  désolation  qui  l'ont  jetée  un  soir  haletante 
et  fiévreuse  dans  un  confessionnal.  Tu  te  trompais,  vieux  prêtre, 
quand  tu  croyais  à  ses  agitations  qu'elle  était  de  ces  grandes  déses^ 
pérées  qui  ne  trouvent  le  repos  que  dans  l'humilité  et  l'obéissance 
catholiques  :  elle  est  pour  cela  trop  savante  à  s'analyser,  trop  habile 
à  se  discipliner  par  la  raison,  trop  fière  et  trop  ferme  dans  sa  frêle 
enveloppe  de  jeune  fille;  elle  est  protestante,  elle  ne  peut  être  autre 
chose. 

Le  roman  n'est  plus,  à  partir  de  ce  moment,  que  l'histoire  de  la 
végétation  et  de  la  floraison  laborieuse  de  cette  âme  protestante. 
L'époque  la  plus  agréable  de  cette  histoire  est  celle  qui  suit  le  renou^ 
vellement  des  relations  de  Lucy  avec  la  famille  Bretton.  Lucy  est 
comme  un  gai'çon  pour  Graham;  il  la  traite  en  camarade,  la  récrée,  la 
conduit  dans  les  musées,  au  concert,  au  théâtre,  a  des  entretiens  virils 
et  fantasques  avec  elle;  mais  Lucy  se  laisse  gagner  par  un  sentiment 
plus  vif.  Quand  elle  rentre  au  pensionnat  de  M™"  Beck,  elle  demande 
à  Graham  de  lui  écrire  pour  la  garder  contre  l'isolement,  de  la  pen- 
sée et  du  cœur.  Graham  lui  écrit  des  lettres  dont  Lucy  se  fait  un  tré»- 
aor, — où  elle  court  dans  ses  moraens  de  solitude  et  dont  elle  compte 
et  savoure  les  paroles  affectueuses  avec  une  sournoise  passion  d'avare. 
Tous  ces  manèges  se  passent  sous  l'œil  inquisiteur,  pénétrant,  sar- 
castique  de  M.  Paul,  dont  Lucy  prend  plaisir  à  braver  le  despotisme. 
Lucy  pouvait  encore  se  laisser  aller  à  une  illusion  qu'elle  n'osait 
pas  s'avouer,  tant  qu'elle  n'avait  pour  rivale  dans  le  cœur  de  Graham 
que  la  coquette  et  superficielle  Ginevra  :  Graham  avait  reconnu  le 
vide  de  cette  jolie  poupée,  et  s'en  était  détaché;  mais  voilà  qu'ar- 
rive à  Villette  la  petite  PoUy  du  commencement,  devenue  une  ravis^ 
santé  fée  de  dix-huit  ans.,  Graham  et  Polly  recordent  promptement 
leur  jeunesse  à  leur  enfance,  et  sont  vite  amourachés  l'un  de  l'autre. 
A  ce  moment,  Lucy  ressent  encore  la  poignante  morsure  de  la  soli- 
tude morale;  entre  le  délicat  et  gracieux  amour  de  Polly  et  de  Gra^ 
ham  et  l'amourette  écervelée  de  Ginevra  et  de  du  Hamal,  Lucy  re- 
tombe un  instant  dans  l'abandon  :  elle  enterre  dans  le  jardin  du 


1096  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

pensionnat,  scellées  dans  une  boîte  de  plomb,  les  lettres  de  Graham, 
et  avec  elles  elle  croit  ensevelir  son  cœur;  mais  en  ce  moment  le  ca- 
ractère de  M.  Emmanuel  se  dessine  et  s'éclaire  pour  elle  d'une  façon 
étrange.  Elle  admire  l'intelligence  de  M.  Paul,  sous  l'influence  de 
laquelle  son  propre  esprit  se  développe;  elle  apprend  que  la  vie  stric- 
tement et  fortement  laborieuse  de  M.  Paul  est  une  vie  de  sacrifice, 
de  sacrifice  au  souvenir  d'un  amour  sublime.  M.  Paul,  avec  son  tra- 
vail, nourrit  la  mère,  autrefois  opulente,  d'une  jeune  fille  qu'il  avait 
aimée,  et  qui  est  morte  dans  un  couvent.  Ces  deux  natures,  celle  de 
Lucy  et  celle  d'Emmanuel,  la  protestante  et  le  catholique,  la  rebelle 
et  l'autocrate,  se  repoussent  et  pourtant  s'attirent  tour  à  tour,  toutes 
deux  sincères,  vigoureuses  et  originales.  Lucy  et  Emmanuel  font 
une  sorte  de  traité  de  fraternité.  Lucy  s'est  accoutumée  à  cette 
étrange  amitié,  lorsqu' après  bien  des  complications  qu'il  serait  trop 
long  de  suivre,  M.  Emmanuel  quitte  Villette,  et  va  aux  colonies  re- 
cueillir un  héritage  pour  M"*  Walravens,  la  vieille  femme  à  laquelle 
il  se  dévoue.  Encore  une  fois,  Lucy  se  croit  délaissée  et  se  désespère; 
mais  l'amoureux  bourru,  sublime  et  napoléonien,  a  pourvu  à  l'avenir 
de  Lucy.  Il  a  loué  pour  elle  une  charmante  maison  dans  un  fau- 
bourg de  Yillette;  il  y  a  installé  le  matériel  d'un  pensionnat;  puis, 
au  moment  où  on  le  croit  déjà  parti,  il  va  chercher  Lucy  Snowe,  et 
la  conduit  dans  son  petit  palais  de  maîtresse  de  pension,  où  elle  doit, 
en  l'absence  de  Paul,  vivre  et  assurer  son  indépendance.  Graham 
Bretton  et  Polly,  qui  est  la  riche  fille  unique  d'un  comte,  se  sont  ma- 
riés, cela  va  sans  dire;  Ginevra  s'est  laissé  enlever  par  le  fringant 
colonel  du  Hamal,  et  il  n'y  a  rien  là  de  surprenant;  enfin,  comme 
on  le  devine,  Paul,  après  trois,  ans  d'absence  aux  colonies,  épouse 
Lucy,  qui  a  prospéré  dans  sa  maison  d'éducation,  et  qui  reste  An- 
glaise et  protestante.  C'est  ainsi  que  Lucy,  demeurée  maîtresse 
d'elle-même,  est  l'artisan  de  son  bien-être  et  de  son  bonheur.  Il  est 
vrai  que,  suivant  la  réflexion  de  Currer  Bell,  le  bonheur  ne  lui  arrive 
pas  à  l'heure  qu'elle  aurait  choisi,  ni  sous  la  forme  qu'elle  aurait 
rêvée. 

Tel  est  le  profil  de  ce  long  roman.  Au  point  de  vue  littéraire,  les 
qualités  qui  le  distinguent  sont  précisément  ce  qui  échappe  à  l'ana- 
lyse. Ce  sont  les  scènes,  détaillées  avec  minutie,  qui  donnent  aux 
caractères  une  vivante  et  piquante  réalité;  c'est  le  faire  de  l'auteur, 
qui  relève  d'un  trait  personnel,  d'une  touche  originale  et  imprévue, 
les  sujets  qui  paraîtraient  les  plus  vulgaires.  Ce  sont  ces  ardeurs 
d'esprit  et  de  plume  qui  éclatent  à  travers  le  prosaïsme  systémati- 
quement choisi  des  incidens  et  des  situations.  Mais  j'ai  hâte  de 
mettre,  en  regard  du  roman  de  Currer  Bell,  l'œuvre  de  lady  Ful- 
lerton. 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1097 


II. 


Lifford-Grange  est  un  de  ces  manoirs  d'aspect  féodal,  demeurés 
depuis  plusieurs  centaines  d'années  dans  la  même  famille,  recon- 
struits d'âge  en  âge,  et  qui,  ayant  conservé  à  chaque  transformation 
une  portion  de  l'ancien  édifice,  ressemblent  à  une  lente  pétrification 
des  siècles.  Le  corps  de  logis  le  plus  récent  de  Lifford-Grange,  celui 
qu'on  appelle  le  château  neuf,  mérite  son  nom  à  la  façon  du  Pont- 
Neuf  de  Paris.  Une  froide  tristesse  enveloppe  cette  antique  résidence. 
Les  grandes  salles,  les  immenses  escaliers,  les  chambres  dans  cha- 
cune desquelles  on  bâtirait  une  maison,  les  cheminées  faites  pour 
chauffer  des  rondes  de  géans,  tout  ce  vaste  intérieur  a  des  dimen- 
sions de  hauteur  et  d'étendue  que  peut  seul  remplir  à  son  aise  le 
fantôme  solennel  de  l'ennui.  Rien  à  l'entour  n'égaie  les  façades  mas- 
sives; aucune  de  ces  végétations  qui  aiment  les  vieux  murs  n'attache 
ses  vrilles  aux  lourds  pignons  qui  surplombent.  Dans  la  cour  carrée, 
où  la  chaussée  des  voitures  sépare  deux  bandes  de  gazon,  d'un  côté 
se  dresse  un  cadran  solaire  qui  ne  voit  jamais  le  soleil,  et  de  l'autre 
une  fontaine  où  quatre  hideux  tritons  semblent  chercher,  avec  une 
soif  et  des  contorsions  de  damnés,  une  eau  toujours  absente.  On  ar- 
rive au  château  par  une  avenue  d'arbres  verts  dont  on  a  si  bien 
nommé  le  sombre  feuillage  la  parure  de  l'hiver  et  le  deuil  de  l'été. 
Devant  la  façade  opposée  s'étend  un  jardin  sans  fleurs,  bordé  par 
une  petite  rivière  qui  passe  d'un  air  de  mauvaise  humeur  à  travers 
ce  paysage  plat  et  morne,  et  s'enfuit  à  toute  hâte  vers  un  fourré 
d'arbres  à  l'extrémité  du  parc. 

L'aspect  de  Lifford-Grange  représente  fidèlement  le  caractère  du 
maître  de  cette  maussade  résidence.  M.  Lifford  descend  d'une  famille 
catholique  aussi  ancienne  que  le  château,  et  qui  a  traversé  les  siècles 
de  persécution  sans  renier  sa  foi.  L'orgueil  de  son  vieux  blason  et  de 
son  antique  noblesse  est  son  unique  passion.  Cet  orgueil  l'absorbe 
et  l'isole  ;  il  vit  sans  relations  avec  les  opulentes  familles  du  voisi- 
nage, hautain  et  obstiné  dans  une  morgue  d'hidalgo.  Il  a  épousé 
dans  sa  jeunesse  une  noble  Espagnole;  mais  son  mariage  n'a  fait 
qu'ajouter  une  tristesse  de  plus  aux  tristesses  de  Lifford-Grange.  Sa 
femme,  après  lui  avoir  donné  un  fils  et  une  fille,  a  été  frappée  d'une 
paralysie  qui  la  cloue  pour  la  vie  à  la  chaise  longue.  Le  troisième 
hôte  du  château  n'est  pas  moins  assorti  à  ces  froides  murailles  :  c'est 
le  père  Lifford,  prêtre  et  oncle  du  châtelain.  Le  père  Lifford  ne  pousse 
pas,  comme  son  neveu,  l'orgueil  de  son  nom  jusqu'au  déhre  irréli- 
gieux; maisil  est  entaché  du  préjugé  de  sa  famille,  et  la  mansuétude 


1098  KETUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  prêtre  est  cachée  en  lui  sous  l'écorce  rébarbative  de  la  vieillesse 
et  de  l'austérité. 

Une  fleur  sauvage  s'épanouit  dans  ce  lugubre  manoir  et  dans  cette 
morose  famille  :  Gertrude,  la  fille  de  M.  Lifford  et  de  cette  mère  de 
douleurs  qui  portait  dans  son  nom,  Angustia,  les  pâles  désolations 
de  sa  vie.  Gertrude  s'éleva  seule  :  son  père  avait  toujours  été  négli- 
gent et  dur  pour  elle;  son  oncle  l'effarouchait;  sa  mère,  éteinte  par 
la  souffrance  et  la  résignaiion,  n'avait  pu  la  réchauffer  de  sa  ten- 
dresse, la  couver  de  sa  vigilance  et  de  ses  sollicitudes.  Gertrude  était 
une  vivante  révolte  contre  ce  qui  l'entourait.  Elle  avait  les  fermen- 
tations du  sang  espagnol  et  l'obstination  inflexible  des  Liffords.  La 
prison  où  s'étouffait  sa  jeunesse  lui  soufilait  de  fougueux  désirs  de 
liberté;  la  solitude  où  bouillonnaient  ses  pensées  allumait  en  elle  des 
curiosités  infinies.  Pendant  une  maladie  de  son  enfance,  ses  parens, 
pour  unique  distraction,  la  rapprochèrent  d'une  modeste  famille  ca- 
tholique du  village  voisin.  La  maison  de  M"'^  Redmond  fit  un  suave 
contraste  aux  tristesses  de  Lifford-Grange.  C'était  un  petit  cottage 
posé  sur  une  corbeille  de  fleurs.  M"*  Redmond,  veuve  une  première 
fois,  avait  eu  une  fille  de  l'âge  de  Gertrude,  Mary  Grey.  Son  second 
mari,  qui  la  laissa  veuve  encore,  avait  eu,  d'un  premier  mariage 
avec  une  cantatrice  italienne,  un  fils,  Maurice  Redmond,  pour  lequel 
M"*'  Redmond  fut  une  autre  mère.  Gertrude  ne  toucha  au  inonde  que 
par  ses  jeux  d'enfant  et  ses  longs  entretiens  déjeune  fille  avec  Mary 
et  avec  Maurice,  passant  avec  bonheur  de  ses  insatiables  lectures 
dans  la  vaste  bibliothèque  du  château,  de  ses  ardentes  rêveries  au 
chevet  de  sa  mère,  à  la  cabane  verdoyante  des  R^dmonds.  Ses  jeunes 
amis  aimaient  et  admiraient  la  belle,  pétulante,  fantasque  et  bonne 
prisonnière  de  Lifford-Grange,  et  c'est  pour  la  consoler  d'une  mutinerie 
charmante  que  Maurice  lui  donna  un  nom  devenu  bientôt  populaire 
dans  le  pays,  le  nom  de  l'insecte  aimé  qu'on  appelle  en  anglais  Lady- 
Bird,  l'oiseau  de  la  Yierge,  et  en  français  la  bête  à  bon  Dieu,  l'oi- 
seau du  bon  Dieu. 

Maurice  avait  suivi  la  carrière  de  son  père,  la  musique.  Un  Fran- 
çais, le  comte  d'Arberg,  séduit  par  son  talent,  l'avait  entraîné  avec 
lui  dans  un  voyage  en  Italie.  Les  lettres  que  le  jeune  artiste  écrivait 
à  sa  sœur  d'adoption,  et  que  celle-ci  montrait  à  son  amie,  étaient 
pour  l'imagination  excitée  de  Gertrude  d'intarissables  poèmes.  Mau- 
rice était  une  de  ces  natures  incomplètement  organisées,  avides  d'é- 
motions, mais  manquant  de  force,  qui  sont  les  plus  faciles  à  se  laisser 
éblouir  par  la  première  vue  du  monde  qui  scintille  et  poudroie  autour 
d'elles.  Quand  il  fut  revenu  en  Angleterre,  ses  conversations,  ses  récits 
enflammaient  davantage  encore  les  rêves  de  Gertrude.  «  Le  monde 
doit  être  une  chose  si  belle  et  si  émouvante!  disait-elle  à  Mary;  le 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1099 

monde  que  Dieu  a  fait,  que  l'homme  a  orné,  que  le  génie  décrit  et 
que  l'imagination  rêve!  Londres,  non  tel  que  vous  l'avez  vu,  Mary, 
de  la  fenêtre  d'une  petite  maison  écartée,  dans  une  rue  solitaire, 
dans  son  habit  de  travail,  mais  Londres  avec  son  luxe,  sa  richesse, 
sa  cour,  son  parlement  et  ce  que  Charles  Lamb  appelle  sa  poésie; 
Paris  avec  son  brillant  éclat;  l'Italie  avec  son  ciel  lumineux,  ses  ta- 
bleaux et  ses  ruines;  les  Alpes  avec  leurs  neiges,  la  mer  avec  ses 
tempêtes;  la  politique,  la  littérature,  les  théâtres,  là  société,  et  tout 
ce  qui  change,  vit,  respire,  s'agite;  ce  monde  —  que  j'entrevois  dans 
mes  lectures,  que  je  poursuis  de  mes  désirs,  et  dont,  hélas!  je  ne 
jouirai  jamais!  » 

Maurice  avait  payé  sa  bienvenue  dans  les  châteaux  par  des  leçons 
de  chant  et  de  piano.  Grâce  à  l'intercession  de  sa  mère,  Gertrude 
avait  obtenu  de  recevoir  des  leçons  de  Maurice.  Pour  Gertrude,  l'ar- 
tiste était  un  poète  à  l'aide  duquel  elle  remplissait  et  colorait  les 
esquisses  qui  flottaient  sur  son  imagination  ambitieuse.  Pour  Maurice, 
âme  amoureuse  de  la  beauté,  Gertrude  était  une  forme  idéale  qu'il 
contemplait  et  caressait  comme  un  motif  de  poésie,  (c  Est-ce  que  je 
t'aime?  se  demandait-il  dans  des  vers  familiers.  Non,  j'éprouve  pour 
la  terre  et  le  ciel  et  la  mer,  et  pour  tout  ce  qui  est  beau  dans  la  vie, 
le  sentiment  que  j'ai  pour  toi.  Est-ce  que  je  t'aime?  Non,  je  contem- 
ple une  rose,  un  lis,  du  même  regard  d'enchantement  que  je  jette 
sur  toi.  Est-ce  que  je  t'aime?  Non,  mes  oreilles  au  printemps  sont 
aussi  charmées  du  chant  des  oiseaux  que  de  la  musique  de  ta  voix. 
Est-ce  que  je  t'aime?  Non,  les  étoiles,  le  murmure  des  vents,  le  bruis- 
sement des  vagues  le  soir,  —  les  bosquets  de  citronniers  embaumés 
ont  pénétré  mon  âme  d'un  sentiment  de  beauté  et  d'amour  aussi  vif 
que  celui  que  m'inspirent  tes  yeux!  »  Maurice  était  indécis  entre 
Thumble  et  douce  Mary,  cette  sœur  qu'il  s'était  accoutumé  à  regar- 
der comme  celle  qui  devait  être  un  jour  sa  femme,  et  ce  farouche  et 
capricieux  oiseau  du  bon  Dieu  que  la  société  plaçait  au-dessus  de  ses 
désirs;  mais  un  jour  que  Gertrude  chantait  avec  passion  au  piano 
une  bravura  italienne  devant  son  maître,  qui  l'admirait,  M.  LifFord 
parut  à  la  porte,  jeta  son  regard  froid  et  vitreux  sur  les  deux  jeunes 
gens,  et  le  lendemain  le  professeur  de  musique  fut  congédié.  Ger- 
trude dévora  cette  mortification  avec  une  sourde  colère.  L'heure  de 
l'émancipation  sonna  bientôt  pour  elle. 

Une  des  châtelaines  du  voisinage,  M™^  Âpley,  allait  donner  une 
fête  en  l'honneur  de  la  majorité  de  son  fils.  Toute  la  gentry  du  voisi- 
nage y  serait.  Maurice  et  Mary  Grey  devaient  s'y  trouver.  Gertrude, 
qui  n'avait  jamais  vu  de  fête,  résolut  d'y  aller.  M.  LifTord  reçut  une 
invitation.  Gertrude  le  supplia  de  la  conduire;  il  lui  répondit  par  un 
refus  ironique.  Gertrude,  désespérée,  eut  l'idée  de  recourir  à  sa  mère. 


1100:  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  chambre  de  sa  mère  était  au  rez-de-chaussée  du  château;  avec  ses 
tableaux,  ses  draperies  et  ses  crucifix,  elle  avait  presque  l'air  d'une 
chapelle.  Une  croisée  était  entr' ouverte  devant  le  lit  de  repos  de  la 
malade,  et  laissait  venir  avec  un  vent  tiède  les  parfums  des  champs. 
Gertrude  entra  sans  être  entendue  de  sa  mère,  et  s'assit  au  pied  de 
la  couche  sur  un  tabouret. 

«  EDe  leva  la  tête  et  regarda  le  visage  de  sa  mère  et  s'aperçut  pour  la  pre- 
mière fois  qu'il  était  beau  et  ressemblait  au  sien;  que  le  sien  fût  beau,  elle 
ne  le  savait  que  trop.  Elle  pensait,  comme  si  c'était  pour  la  première  fois, 
qu'elle  était  l'enfant  de  cette  mère,  que  le  même  sang  coulait  dans  leurs 
veines,  que  leurs  traits  avaient  été  formés  dans  le  même  moule.  Leurs  cœurs 
ne  se  ressemblaient-ils  pas?  Leurs  âmes  étaient-elles  donc  différentes?  La 
main  de  fer  de  la  souffrance  avait-elle  écrasé  la  puissance  d'émotion  dans  ce 
cœur?  Sa  mère  avait-elle  éprouvé  jamais  un  désir  au-delà  de  cette  couche  où, 
aussi  loin  que  remontaient  ses  souvenirs,  elle  l'avait  toujours  vue  attachée? 
Ses  yeux  n'avaient-ils  jamais  étincelé  de  colère  ou  de  joie,  ses  lèvres  n'avaient- 
elles  jamais  prononcé  que  ces  paroles  brisées  qui  en  tombaient  maintenant? 
«  0  mère,  mère,  avez-vous  jamais  été  jeune,  jamais  irréfléchie,  jamais  indo- 
cile comme  moi?  Avez-vous  jamais  eu  des  désirs  pour  le  bonheur  de  la  terre, 
comme  vous  en  avez  maintenant  pour  les  félicités  du  ciel  ?  » 

«  Ces  paroles  n'avaient  été  qu'un  murmure,  mais  les  derniers  mots  arri- 
vèrent à  l'oreille  de  M"^  Lifford.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  sourit,  ce  qui  lui 
arrivait  rarement.  «  Le  ciel,  dit-elle  languissamment,  le  ciel  est  lent  à  venir.  » 
Alors,  s'éveillant  comme  d'un  rêve,  elle  étendit  la  main  et  fit  signe  à  Ger- 
trude de  venir  plus  près  d'elle.  Elle  la  regarda  fixement,  et  il  sembla  qu'elle 
lût  des  choses  nouvelles  sur  la  figure  de  son  enfant  et  qu'elle  fût  étonnée  de 
ce  qu'elle  y  voyait,  car  son  regard  l'interrogea  avec  anxiété.  Gertrude  dé- 
tourna la  tête  et  dit  :  «  Vous  allez  beaucoup  mieux  aujourd'hui,  maman.  Je 
ne  vous  "ai  jamais  vu  si  bon  air;  —  vous  avez  des  couleurs.  »  Sa  mère  sou- 
rit tristement.  Elle  sentait  les  taches  rouges  marquées  sur  ses  joues  et  savait 
que  c'était  le  feu  de  la  maladie  et  non  de  la  santé.  Mais  un  redoublement  de 
fièvre  lui  donnait  plus  de  force  que  d'ordinaire,  et  pour  cette  fois  elle  pa- 
rut disposée  à  parler;  elle  avait  si  peu  l'habitude  de  soutenir  une  conver- 
sation avec  sa  fille  au-delà  des  cajoleries  maternelles,  qu'elle  ne  put  que 
presser  la  main  de  Gertrude  dans  la  sienne  en  l'appelant  de  noms  de  ten- 
dresse en  espagnol,  —  jusqu'à  ce  que,  se  soulevant  tout  à  coup  et  s'appuyant 
sur  le  coude,  elle  dit  :  —  Gertrude,  tu  es  heureuse,  j'espère? 

«  Gertrude  rougit,  cacha  son  visage  dans  ses  mains,  et  des  larmes  brûlantes 
débordèrent  à  travers  ses  doigts.  C'était  le  moment  de  parler  et  de  mettre  sa 
mère  dans  ses  intérêts;  mais  il  y  avait  dans  sa  nature  quelque  chose  qui  la 
rendait  prompte  à  la  résistance,  lente  à  la  plainte.  Cependant,  après  une 
lutte  d'un  instant,  elle  dit  : 

«—  Maman,  je  me  souviens  qu'il  y  a  douze  ans  j'avais  une  telle  envie  d'une 
poupée  de  cire,  que  je  n'en  dormais  pas  la  nuit  et  que  je  pleurais  en  passant 
devant  la  boutique  du  marchand;  mais  je  ne  voulais  pas  la  demander,  par 
un  sentiment  d'orgueil  et  de  dépit  en  pensant  que  personne  n'avait  songé  à 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.     1101 

me  faire  ce  cadeau.  Je  parlai  au  père  Lifford  de  ce  dépit,  et  il  me  dit  de  venir 
vous  demander  la  poupée.  Ce  fut  à  contre-cœur,  mais  je  fus  obligée  d'obéir. 
J'ai  souffert  quand  vous  m'avez  demandé  si  j'étais  heureuse.  Il  m'en  coûtait 
de  dire  que  je  ne  le  suis  pas;  mais  je  dirai  la  vérité  :  non,  je  no  suis  pas 
heureuse. 

«  —  Non!  s'écria  la  mère,  pas  heureuse  avec  la  jeunesse  et  la  santé  et  la 
vie  devant  toi  !  0  mon  enfant,  que  ne  puis-je  t'enseigner  à  être  heureuse!  » 
Après  une  pause,  elle  ajouta  avec  une  émotion  touchante  en  mettant  la  main 
sur  son  front  :  «  Mais  il  y  a  là  tant  de  confusion  !  —  Ici,  dans  mon  cœur,  je 
sens  tout.  0  mon  Dieu,  apprends  à  mon  enfant  ce  qu'est  le  bonheur  !  »  Elle 
s'arrêta  encore,  et  avec  un  léger  sourire  elle  dit  :  «  Qu'est-ce  qui  te  rendrait 
heureuse,  Gertrude?  Ce  n'est  plus  une  poupée  de  cire  à  présent?  » 

«  Gertrude  se  pencha  sur  sa  mère  et  lui  dit  tout  bas  à  l'oreille,  comme  si 
elle  avait  peur  d'être  entendue  :  «  Si  j'allais  à  la  fête  de  Woodlands,  j3  serais 
heureuse.  J'y  ai  mis  mon  cœur  autant  qu'à  la  poupée  de  cire  quand  j'étais 
petite  fille.  » 

«  M""  Lifford  parut  surprise,  perplexe.  Elle  pressa  ses  tempes  dans  ses 
mains  comme  pour  recueillir  ses  idées.  —  Une  fête,  chérie!  mais  qui  t'y  con- 
duirait? Ma  Gertrude,  c'est  impossible. 

«.  —  Maman,  on  a  invité  le  père  Lifford  :  persuadez-lui  d'y  aller  et  de  me 
mener. 

«  L'audace  de  cette  idée  frappa  d'étonnement  la  mère  muette;  mais  Ger- 
trude continua  :  —  Maman,  il  me  faut  du  changement,  des  distractions.  Je 
ne  peux  supporter  plus  longtemps  la  vie  que  je  mène.  Je  suis  sûre  que  papa 
me  déteste. 

«  —  Ma  fille,  ma  fille,  demande  pardon  à  Dieu  d'une  telle  pensée;  il  n'y  a 
de  refuge  contre  ces  pensées  que  dans  la  prière.  Mais  que  t'a  fait  ton  père? 
C'est  horrible!  »  Elle  fit  le  signe  de  la  croix  sur  le  front  de  sa  fille  et  poussa 
un  profond  soupir. 

«  —  Ne  vous  effrayez  pas,  maman.  Je  n'ai  pas  dit  que  je  le  déteste.  Dieu  m'en 
préserve!  J'ai  tort  peut-être,  et  il  ne  me  déteste  pas;  mais  il  ne  se  soucie  pas 
de  moi,  c'est  certain.  Personne  ne  s'intéresse  à  moi,  excepté  vous,  maman, 
vous  peut-être.  Je  ne  l'ai  pas  toujours  cru,  mais  aujourd'hui  je  ne  sais  com- 
ment je  sens  que  vous  vous  intéressez  à  moi. 

«  —  As- tu  réellement  supposé  que  ta  mère?...  Oh!  mes  longues  et  cruelles 
souffrances,  mes  membres  engourdis,  ma  mémoire  obscure  et  confuse,  ma 
langue  embarrassée,  êtes-vous  cause  de  cela?  C'est  juste,  il  devait  en  être 
ainsi  ;  mais  aujourd'hui  je  te  remercie,  mon  Dieu,  d'avoir  écarté  le  voile  et 
de  lui  avoir  montré  ce  qu'il  y  a  dans  ce  cœur  qui  bat  sous  le  fardeau  qu'il 
est  obligé  de  porter,  oui,  qu'il  aime  à  porter  !  s'écria-t-elle  avec  une  énergie 
croissante  et  en  parlant  espagnol,  comme  elle  faisait  toujours  quand  elle 
était  fortement  émue.  Elle  retomba  épuisée,  et  Gertrude  fut  obligée  d'appeler 
la  fille  de  chambre  qui  soignait  sa  mère.  » 

La  pauvre  mère  gagna  auprès  de  M.  Lifford  et  du  revêche  abbé 
la  cause  de  sa  fille.  Gertrude  alla,  sous  la  garde  du  père  Lifford,  à 
la  matinée  de  M""*  Apley,  à  Woodlands.  Le  grand  souci  de  Ger- 


4lOè  REVUE   DES   ÛEUX   MONDES, 

tnide  fut  sa  toilette  :  elle  ne  connaissait  rien  des  modes  du  jour.  Sa 
mère  voulut  la  parer.  Elle  ouvrit  ses  vieux  écrins  ;  elle  lui  mit  aux 
oreilles  des  boutons  de  diamans,  aux  bras  des  bracelets  moresqu«s, 
à  la  main  un  précieux  éventail  richement  colorié,  et  lui  donna  une 
leçon  d'éventail  à  l'espagnole;  elle  plaça  sur  sa  gracieuse  robe  de 
mousseline  de  l'Inde  une  mantille  de  dentelle,  et  ne  la  laissa  partir 
qu'après  l'avoir  admirée  dans  sa  pittoresque  beauté.  Mais  le  goût  de 
sa  mère,  depuis  si  longtemps  morte  au  monde,  ne  rassurait  pas  Ger- 
trude.  Je  ne  sais  plus  quelle  est  la  femme  qui  aurait  donné  la  moitié 
de  sa  vie  pour  la  joie  de  se  trouver  belle  devant  sa  glace.  Gertrude 
aurait  donné  la  moitié  de  sa  beauté  pour  se  savoir  mise  comme  les 
autres.  Enfin  elle  arriva  moitié  palpitante,  moitié  défiante.  Elle  fut 
vite  rassurée  :  sa  toilette,  il  est  vrai,  ne  ressemblait  pas  aux  autres, 
mais  elle  était  dans  l'harmonie  de  sa  grâce.  Gertrude  sentit  son  âme 
fleurir  dans  cette  élégante  réunion  de  jeunes  hommes  et  de  jeunes 
filles.  Le  héros  de  la  journée,  le  jeune  Apley,  s'empara  de  cette  ro- 
mantique sauvage  comme  du  plus  beau  bouquet  de  sa  fête.  Les 
grands  chanteurs  italiens  étaient  venus  de  Londres  pour  le  concert; 
Gertrude  s'enivra  de  musique.  Elle  rendit  le  courage,  par  une  de  ces 
irrésistibles  cajoleries,  magie  féminine  dont  le  talent  timide  a  sou- 
vent besoin,  à  Maurice,  qui  fut  couvert  d'applaudissemens.  Pour 
comble  de  bonheur,  le  vieil  abbé,  appelé  au  lit  d'un  malade,  fut 
obligé  de  confier  Lady-Bird  à  la  maîtresse  de  la  maison,  et  par  consé- 
quent laissa  la  cage  ouverte  à  l'oiseau  du  bon  Dieu.  Apres  le  concert, 
le  bal  allait  commencer.  Apley  papillonnait  autour  d'elle. 

«  — Voulez-vous  valser  avec  moi,  miss  Lifford? 

«  La  rougeur  monta  aux  joues  de  la  jeune  Espagnole,  et  en  colora  les 
riches  teintes  olivâtres. 

«  —  Je  ne  peux  pas  valser,  dit-elle,  je  ne  sais  pas. 

«  —  Quoi  !  n'avez-vous  jamais  essayé  ? 

«  —  Non.  Croyez- vous  que  l'on  danse  à  Lifford-Grange? 

«  —  Oh!  vous  danserez  naturellement,  j*en  suis  sûr,  tout  comme  vos  che- 
veux ondulent  naturellement.  Je  le  vois  bien,  car  le  vent,  en  les  frappant, 
ne  fait  que  les  friser  davantage.  Ces  boucles  qui  se  sont  échappées  des  nattes 
derrière  votre  tête  n'étaient  pas  faîtes  pour  onduler;  avouez-le. 

«  —  Oh  !  rien  ne  va  comme  il  faut  en  moi ,  répondit- elle,  et  saisissairt  les 
deux  boucles^rebelles,  elle  les  tira  comme  pour  les  punir  de  leur  inconduite, 
et  les  rejeta  en  arrière,  les  laissant  flotter  sur  son  cou.  Allez  danser,  mon- 
sieur Apley.  Je  vous  regarderai,  et  peut-être  j'apprendrai. 

«  —  Venez  avec  moi,  lui  dit-U  avec  vivacité  ;  il  n'y  a  personne  dans  la  gale- 
rie. Je  vous  donnerai  une  leçon,  ce  sera  l'affaire  d'une  minute. 

«  Il  lui  donna  le  bras,  et  ils  s'envolèrent  plutôt  qu'ils  n'allèrent  à  travers 
les  salons  jusqu'à  celui  où  avait  eu  lieu  le  concert.  Sur  l'appui  d'une  croi- 
sée, Maurice  était  assis  dans  une  attitude  rêveuse.  II  tressaillit  quand  ils 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1103 

taortrèFent  daaas  leaalon,  etsereiMt  sur  ses  pieds.  Gertmde  abandonna  le  bras 
de  M,  Aple^  et  lui  cria  : 

«  —  Ah!  vous  êtes  ici.  Vous  vous  rejposez  de  vos  succès,  vous  jouissez  de 
votre  triomphe. 

«  —  Croyez-vous  qu'il  voudrait  nous  jouer  une  valse?  dit  Mark  à  voix 
basse;  cela  vous  ferait  apprendre  deux  fois  plus  vite. 

«  —  Maurice,  dit-elle  d'un  air  pressé,  jouez-moi  cette  valse  allemande  que 
J'aimais  tant;  M.  Apley  va  m'apprendre  à  valser. 

« —  Il  va?  répondit  froidement  Maurice.  Je  ne  sais  si  je  pourrai  me  rappe- 
ler ce  que  vous  me  demandez. 

—  Oh!  jouez  n'importe  quoi...  seulement  dépêchez-vous,  parce  que  nous 
n'avons  pas  de  temps  à  perdre. 

«  S'il  y  avait  quelque  chose  d'impérieux  dans  son  ton,  c'était  seulement 
Kétourderie  d'un  enfant  gâté  qui  ne  veut  pas  être  contredit  par  quelqu'un 
^'il  a  toujours  vu  céder  à  ses  moindres  désirs;  mais  Maurice  était  suscep- 
tible en  ce  moment  :  il  fut  blessé  au  fond  du  cœur.  Il  lui  semblait  que  le 
inonde  agissait  déjà  sur  la  jeune  fille,  et  qu'elle  lui  parlait  d'un  ton  de 
supériorité  offensante.  11  rougit  jusqu'aux  tempes  en  s'asseyant  devant  le 
piano,  et  joua  d'une  façon  brusque  et  rapide.  Le  motif  n'était  pas  riant,  ou, 
s'il  l'était,  il  l'exécutait  étrangement.  Elle  l'interpellait  de  temps  en  temps. 

—  Pas  si  vite!  — ou  :  —  Vous  ne  jouez  pas  aussi  bien  que  d'habitude,  Mau- 
rice !  —  Et  il  se  mordait  les  lèvres  de  colère. 

«  Et  il  est  vrai  qu'il  ne  jouait  pas  bien.  Il  y  avait  un  accompagnement  qui 
le  mettait  singuUèrement  hors  de  lui  :  le  bruit  des  pas  rapides,  le  frôlement 
de  la  robe  de  mousseline,  les  notes  joyeuses  du  rire,  le  son  de  ces  deux  voix 
échangeant  de  gais  reproches  et  des  instructions.  Une  fois  une  exclamation  : 

—  Oh  !  arrêtez- vous,  je  suis  si  étourdie  !  —  et  la  réponse  :  —  Oh  !  non,  non, 
ne  vous  arrêtez  pas.  —  Mais  la  musique  cessa  tout  à  coup,  et  le  musicien 
s'élança  de  sa  place  pour  s'en  aller.  Qu'avait-il  donc  à  faire?  11  le  sentit,  et 
revenant  aussi  précipitamment  il  joua  un  air  emporté  de  Strauss  avec  une 
véhémence  fiévreuse,  et  puis  la  valse  de  Rohert-le-Dîahle,  qui  entremêle  des 
notes  d'mie  douceur  désespérante  aux  accens  discordans  de  l'enfer.  —  «  C'est 
bien,  Maurice,  je  vous  remercie  beaucoup.  J'ai  appris  ce  que  je  voulais.  »  Et 
elle  sortit  de  son  pas  léger,  avec  sa  belle  figure  et  ses  yeux  jaillissant  de , 
lumière,  aajis  se  douter  de  la  douleur  qu'elle  laissait  derrière  elle.  » 

Maurice  quitte  la  fête  le  cœur  navré,  emmenant  Mary,  dont  la 
douce  tendresse  cherche  à  le  consoler.  Gertrude  valse  à  corps  perdu. 
Pendant  la  soirée,  la  chaleur  devient  étouffante  dans  les  salons.  Elle 
sort  et  se  promène  dans  les  allées  du  jardin  avec  ses  nouvelles  amies; 
elle  pousse  par  curiosité  jusqu'à  une  grotte  au  fond  d'un  bosquet  et 
va  y  entrer,  invitée  par  la  fraîcheur  et  le  bruit  d'une  fontaine,  lors- 
qu'une voix  l'arrête  :  <(  Pardonnez-moi  cette  liberté;  mais,  je  vous  en 
prie,  vous  avez  chaud,  n'entrez  pas  là.  C'est  dangereux.  »  Ces  sim- 
ples paroles  étaient  prononcées  par  nne  voix  dont  le  timbre  émut 
Gerti'ude.  Elle  se  retourna.  Elle  n'avait  jamais  vu  d'homme  comme 


1104  '  RETUE    DES   DEUX    MONDES. 

celui  qui  était  devant  elle.  Parmi  les  tableaux  de  la  chambre  de  sa 
mère,  il  y  avait  une  toile  de  Velasquez,  le  portrait  du  duc  de  Gan- 
dia,  ce  jeune  soldat  de  Charles-Quint,  qui  abandonna  le  monde  avant 
son  maître  et  fut  saint  François  Borgia.  Depuis  son  enfance,  cette  tête 
du  duc  de  Gandia,  majestueuse  et  bienveillante,  pleine  d'expression 
et  de  calme,  avait  été  pour  elle  le  type  de  la  beauté  virile.  Elle 
retrouvait  l'image  animée  du  héros  pieux  de  Velasquez  dans  le  jeune 
homme  qui  l'avait  arrêtée  :  c'était  la  même  élégance  dans  la  taille, 
la  môme  pureté  dans  la  forme  de  la  tête,  un  front  pensif,  un  sourire 
étrange  et  beau,  une  attitude  digne  et  aisée,  la  tête  légèrement  reje- 
tée en  arrière,  la  main  gauche  posée  sur  la  hanche.  «  Je  vous 
remercie,  répondit-elle  en  s'inclinant  avec  une  soumission  instinc- 
tive. —  J'espère,  reprit  l'inconnu,  que  vous  ne  m'aurez  pas  trouvé 
impertinent.  »  Elle  sourit  en  lui  répondant  :  «  Oh  !  non.  »  Elle  rentra 
dans  la  salle  du  bal,  et  alla  s'asseoir  rêveuse  dans  un  coin.  Elle  ne 
revit  plus  de  la  soirée  ce  mystérieux  personnage,  dont  personne,  sur 
ses  indications,  ne  put  lui  apprendre  le  nom.  Elle  quitta  Woodlands 
à  minuit,  et  il  lui  semblait  qu'elle  avait  vécu  toute  une  vie  depuis  le 
matin.  Mark  Apley  lui  donna  la  main  pour  monter  en  voiture.  Elle 
s'aperçut  que  Mark,  debout  sous  le  portique  du  château,  la  suivit  du 
regard  tant  qu'elle  fut  en  vue;  mais  au  moment  où  elle  posa  sa  tête 
sur  son  oreiller,  une  seule  idée  lui  vint  à  l'esprit  :  <(  Demain  je  regar-» 
derai  le  portrait  du  duc  de  Gandia.  »  Le  lendemain,  après  avoir 
regardé  le  portrait,  elle  prit  le  livre  de  Luigi  da  Porto,  le  roman  de 
Pioméo  et  de  Juliette,  et  courut  s'asseoir  sous  les  grands  arbres  du 
parc;  mais  elle  laissa  tomber  le  volume  sur  ses  genoux,  quand  elle 
lut  ce  beau  salut,  ce  cri  adorable  de  l'amour  à  première  vue  ;  Bene- 
delta  sia  la  vostra  venuta  qui  pressa  me,  messer  Romeo. 

Le  nom  qui  manquait  à  son  rêve,  ce  fut  le  vieil  abbé  qui  le  lui 
apprit.  Le  mystérieux  personnage  de  Woodlands  était  le  comte 
Adrien  d'Arberg,  un  gentilhomme  français  dont  la  mère  était  Irlan- 
daise, qui  avait  des  propriétés  en  Angleterre,  et  qui  était  parent  des 
Apleys.  M.  d'Arberg  consacrait  sa  fortune  aux  nobles  dévouemens  de 
la  charité  chrétienne,  et  son  talent  à  la  défense  des  vérités  catholi- 
ques. Le  père  Lifford  avait  le  livre  que  venait  de  publier  M.  d'Ar- 
berg :  Gertrude  voulut  le  posséder,  le  lire.  Elle  le  dévora  avec 
enthousiasme.  C'était  de  M.  d'Arberg  que  Maurice  avait  été  le  com- 
pagnon en  Italie.  Elle  se  fit  conter  par  Maurice  mille  détails  sur  son 
héros;  elle  se  composait  une  légende  d'Adrien,  dont  elle  dessinait 
la  tête  d'après  le  portrait  de  Yelasquez.  Un  accident  la  rapprocha 
une  seconde  fois  du  comte  d'Arberg, 

Un  jour,  Gertrude  était  montée  à  cheval  avec  son  frère  Edgar.  Sé- 
parée de  son  frère,  son  cheval  l'emporta.  Renversée,  évanouie,  elle 


UN  EOMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1105 

se  réveilla  dans  un  château  voisin  de  LiiFord-Grange.  Elle  se  trouvait 
à  Audley-Park.  C'était  une  riche  et  charmante  résidence,  placée  dans 
un  beau  paysage,  ornée  et  animée  par  une  femme  que  M.  Lifford 
avait  voulu  épouser  dans  sa  jeunesse.  Lady  Clara  Âudley,  imposante 
et  belle  personne,  était  de  ces  femmes  que  la  passion  n'a  jamais 
émues,  qui  portent  toute  leur  vie  dans  les  amusemens  mondains  une 
sérénité  innocente  et  superficielle,  qui  ont  le  don  naturel  de  tourner 
en  agrémens  tout  ce  qu'elles  effleurent,  qui  unissent  la  légèreté  à  la 
bonté,  mêlent  l'art  au  luxe,  dispensent  la  grâce  aux  riens,  et  pour 
lesquelles  ce  monde  serait  resté  un  vrai  paradis  terrestre,  s'il  était 
possible  que  le  bonheur  des  âmes  ne  fût  qu'une  sensation  à  fleur  de 
peau.  Il  y  a  une  petite  colonie  d'hommes  et  de  femmes  du  monde 
à  Audley-Park,  et  M.  d'Arberg  est  du  nombre.  Gertrude,  légère- 
ment blessée,  se  remet  et  passe  plusieurs  jours  au  milieu  de  cette 
société  élégante,  heureuse,  amusée.  Lady  Fullerton  décrit  avec  un 
très  spirituel  enjouement  ces  jolis  et  honnêtes  décamérons  de  société 
qui  se  groupent  gracieusement,  dans  les  salons  et  dans  les  avenues 
d'un  château,  autour  d'une  hôtesse  aimable.  Gertrude  voit  et  respire 
enfin  un  de  ces  parterres  du  monde  qu'elle  a  tant  rêvés.  Elle  passe 
des  heures  lumineuses,  elle  s'abandonne  avec  espérance  aux  flatte- 
ries qui  la  bercent;  elle  laisse  monter  vers  celui  qui  occupe  ses  pen- 
sées ces  admirations  muettes  qui  sont  l'encens  du  cœur.  D'Arberg  a 
pour  elle  des  attentions  réservées  et  tendres  qui  l' élèvent  et  qui  la 
protègent.  Elle  ne  prend  pas  garde,  absorbée  dans  sa  joie,  aux  tris- 
tesses de  Maurice,  qui  l'épie  et  murmure  à  l'écart  dans  son  âme  les 
vers  de  Métastase  : 

Di  gelosia  mi  moro 
E  non  lo  posso  dire. 

M.  Lifford  aVait  été  appelé  en  Espagne  par  des  affaires  de  famille. 
Gertrude,  plus  libre,  avait  obtenu  de  sa  mère  la  permission  de  faire 
un  second  séjour  à  Audley-Park.  Elle  s'oubliait  dans  ces  mille  petits 
incidens  de  la  vie  heureuse  par  lesquels  se  fait  le  mystérieux  entre- 
lacement des  âmes,  lorsqu'une  lettre  de  son  oncle  la  rappela  à  Lif- 
ford-Grange,  d'où  le  vieil  abbé  allait  partir  pour  prendre  la  place  de 
M.  Lifford,  qui  revenait.  Il  fallait  quitter  Audley-Park  et  se  séparer 
d'Adrien.  Elle  le  chercha  pour  lui  dire  adieu.  Il  écrivait  dans  un 
salon. 

«  Lorsque  Adrien  leva  la  tête  et  vit  Gertrude  qui  regardait  jjar  la  porte 
entrebâillée,  il  se  leva  en  sursaut  et  alla  vers  elle  :  —  Venez  un  moment,  lui 
dit-il;  voulez-vous?  —  Sa  voix  était  émue;  elle  vint,  et  lui  donna  la  lettre  du 
père  Lifford.  Il  la  lut  deux  fois,  et  lui  dit  : 

«  —  Je  suis  très  heureux  que  votre  père  revienne  si  tôt. 

TOMS  I.  71 


REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

« — Réellemeirt?  dit-etle  d'uu  air  abattu. 

.« — 'Gela  ne  vous  fait  pas  plaisir?  demanda-t41. 

«"Elle  ne  répondit  pas  au  premier  moment,  et  fixa  ses  yeux  sur  le  parquet, 
puis  elle  murmura  à  voix  basse: 

x( — .Je  suis  si  triste  de  me  séparer  du  père  Lifford. 

«  —I>es  séparations  sont  toujours  des  choses  tristes,  reprit-il,  et  il  sembla 
lire  encore  la  lettre  comme  pour  gagner  du  temps  et  la  retenir.  —  Gertrude  ! 
commença-t-il  enfin,  et  il  s'assit  près  de  la  jeune  fille  tremblante;  Gertrude, 
aussitôt  que  votre  père  sera  de  retour,  je  demanderai  à  le  voir,  et  alors  mon 
sort  sera  entre  ses  mains  et  dans  les  vôtres. 

«  Elle  se  retourna  pâle  comme  la  mort.  Il  y  avait  à  la  fois  trop  de  joie  et 
trop  de  crainte  dans  son  cœur.  Son  sort  entre  les  mains  de  son  père,  elle  fris- 
sonnait à  cette  idée!  mais  elle  n'osa  exprimer  ce  qu'elle  sentait,  et  ne  répon- 
dit rien.  Adrien  fut  embarrassé  de  sa  pâleur  et  de-son  silence. 

« —  Gertrude,  s'écria-t-il,  me  suis-je  trompé?  Ai-je  trop  espéré? 

«  Elle  leva  lentement  les  yeux  vers  lui.  Son  regard  disait  plus  de  choses 
que  les  paroles  les  plus  éloquentes. 

«  —  Comment  pourriez-vous  vous  tromper?  dit-elle  faiblement.  Oh!  Adrien, 
est-ce  bien  vrai  que  vous  m'aimez? 

«  —  Tendrement,  murmura-t-il,  et  il  pressa  la  main  de  Gertrude  sur  ses 
lèvres. 

«  —  Alors,  s'écria-t-elle  avec  un  mélange  d'exaltation  et  d'émotion,  alors 
la  vie  n'a  pas  de  bonheur  plus  grand  à  me  donner.  Adrien,  je  ne  mérite  pas 
d'être  votre  femme.  Je  voudrais  mourir  à  présent.  N'est-ce  pas  assez  pour 
moi  d'avoir  entendu  ee  que  vous  venez  de  dire?  J'ai  été  heureuse.  Adrien, 
mon  âme  est  contente.  Je  n'ose  rien  esj^érer  de  plus  dans  l'avenir. 

«  — i  Chérie,  cette  mépris©  n'est-elle  qu'un  mouvement  nerveux,  ou  prévoyez- 
vous  des  obstacles  à  mon  désir? 

«  —  Non,  non,  pourquoi  des  obstacles?  Il  ne  peut  pas  en  exister. 

«  —  Je  crois  qu'au  point  de  vue  du  monde  il  ne  s'en  élèvera  point.  Pour  ce 
qui  regarde  ce  dont  vous  et  moi  ne  nous  soucions  pas,  je  pourrai  satisfaire 
votre  père.  Gertrude,  ma  chère  Gertrude,  vous  ne  paraissez  pas  heureuse. 
Dites-moi  ce  que  vous  sentez  et  ce  que  vous  craignez. 

«  —  Je  ne  sais  ce  que  je  sens,  ce  que  je  crains.  Je  ne  sens  qu'une  chose, 
c'est  que  je  vous  aime;  je  ne  crains  qu'une  chose,  c'est  de  vous  quitter.  Je  le 
sens  plus  que  je  ne  devrais  ou  du  moins  plus  que  je  ne  devrais  le  dire.  —  Elle 
avait  prononcé  ces  derniers  mots  avec  un  tel  mélange  de  tendresse  et  d'anxiété, 
qu'Adrien  eai  f ut  profondément  ému.  Elle  s'en  aperçut  et  s'écria  :  —  Il  y  a 
des  larmes  dans  vos  yeux,  Adrien!  cela  vous  fait-U  de  la  peine  que  je  vous 
aime  tant?  Vous  apitoyez-vous  sur  moi  dans  votre  cœur?  Vous  avez  raison, 
si  ce  rêve  ne  doit  être  qu'un  rêve  de  bonheur.  Si  vous  n'étiez  pas  ce  que  vous 
êtes,  j'aurais  honte  d'avoir  été  si  tôt  vaincue;  mais  je  n'ai  pas  honte,  je  suis 
iière  de  vous  aimer,  fière  de  voir  v.os  yeux  me  regarder  avec  tendresse,  flère 
d'être  quelque  chose  pour  vous,  qui  êtes  tout  pour  moi.  Que  le  ciel  me  par- 
donne si  je  vous  aime  trop! 

«  Adrien  prit  ses  mains  et  les  baisa  avec  feu.  Elle  ne  les  retira  pas,  mais 
tourna  ses  yeux  vers  le  ciel,  et,  pour  un  instant,  parut  ne  pas  l'entendi'e,  tan- 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.     1107 

dis  qu'il  lui  parlait  de  son  amour  avec  d^  mots  qui  vibraient  pourtant  dans 
son  cœur.  Jamais  il  ne  l'avait  vue  aussi  belle;  jamais  il  n'avait  éprouvé  pour 
une  créature  humaine  un  intérêt  aussi  profond,  aussi  absorbant,  aussi  pé- 
nible. Peut-être  en  ce  moment  un  doute,  léger  comme  l'ombre  d'un  nuage 
à  la  surface  d'un  lac,  traversa  son  esprit  :  était-ce  la  femme  telle  qu'il 
l'avait  autrefois  rêvée?  Mais  ce  qu'il  ressentait  n'était  ni  un  désenchantement 
ni  un  regret.  L'étrangeté  de  son  caractère  ne  faisait  que  la  lui  rendre  plus 
chère.  Il  y  avait  dans  le  ton  dont  il  lui  parlait  du  respect  autant  que  de  la 
gentillesse;  il  pressentait  dans  cette  nature  des  vertus  latentes  et  des  dangers 
inconnus;  il  ne  se  demandait  pas  si  c'était  pour  son  bonheur  à  lui  qu'il  avait 
pris  une  telle  influence  sur  ce  cœur  de  feu  et  cette  âme  fougueuse.  Son  propre 
l)onheur  était  toujours  la  dernière  de  ses  pensées;  il  ne  voyait  qu'un  nouveau 
devoir  dans  sa  vie. 

«  —  Il  faut  que  je  parte,  dit-elle,  et  que  je  triomphe  de  cette  folle  crainte  de 
l'avenir. 

«  —  Puis-je,  demanda-t-il,  passer  un  autre  dimanche  à  Lifford-Grange  et 
voir  votre  mère  une  fois  encore?  J'irai  ensuite  en  Irlande  et  serai  de  retour  à 
l'arrivée  de  votre  père. 

«  —  Oui,  oh  !  oui,  un  autre  dimanche,  une  autre  petite  vie  de  huit  heures. 
Adieu.  Je  vois  lady  Clara  dans  le  jardin.  » 

Mais  l'heure  des  orages  qu'avait  pressentis  instinctivement  Ger- 
trude  allait  sonner.  M.  Lifibrd  était  revenu.  Gertrucle  porta  légère- 
ment les  premières  semaines  de  l'absence  d'Adrien.  L'espoir,  l'at- 
tente d'un  événement  si  proche,  d'un  bonheur  si  enivrant,  étaient 
assez  pour  occuper  les  bouillonnemens  de  son  cœur  et  de  son  ima- 
gination, sans  irriter  encore  son  impatience.  Un  soir,  elle  entendit 
le  roulement  d'une  voiture  dans  la  cour  du  château;  il  y  eut  du 
mouvement  dans  la  chambre  de  son  père;  une  heure  après,  la  voi- 
ture repartit.  C'était  Adrien  sans  doute.  Gertrude  alla  frapper  à  la 
porte  de  M.  Lifford,  et,  affrontant  sa  froideur  ordinaire,  le  supplia 
de  lui  dire  quelle  visite  il  venait  de  recevoir.  M.  Lifford  lui  montra 
une  carte  sur  laquelle  elle  ne  lut  qu'un  nom  indifférent.  A  partir  de 
ce  moment,  l'anxiété,  le  doute,  la  terreur,  le  martyre  des  espoirs 
conçus  à  toutes  les  minutes  et  à  chaque  instant  trompés  torturèrent 
Gertrude.  La  maladie  de  sa  mère  s'aggrava.  Elle  saisit  quelques  mots 
du  dernier  entretien  de  la  mourante  et  de  M.  Lifford.  «  Non,  disait  sa 
mère,  non,  ce  n'est  pas  possible;  dites-moi  que  vous  n'avez  pas  fait 
cela.  )>  Ou  encore  :  a  Je  vous  dis,  Henri,  que  vous  avez  eu  tort,  très 
grand  tort.  »  Puis  elle  entendit  un  long  cri,  arraché  comme  par  une 
souffrance  intérieure.  La  porte  s'ouvrit  :  M.  Lifford  sortit  pâle,  et  lui 
dit  :  «  Allez  vers  votre  mère,  Gertrude,  elle  se  meurt.  «Elle  mourut 
quelques  instans  après. 

Gertrude  restait  seule  avec  ce  père  qui  la  détestait  :  sa  mère 
était  morte;  d'Arberg  la  délaissait;  le  vieux  prêtre  était  en  Espa- 


1108  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

gne;  la  bonne  M"^  Redmond  et  sa  fille  allaient  partir  pour  Londres 
avec  Maurice.  Il  semblait  que  rien  ne  manquait  à  sa  désolation, 
lorsque,  moins  d'un  mois  après  la  mort  de  sa  mère,  M.  Lifïbrd  fit 
appeler  Gertrude  dans  sa  chambre.  Il  s'excusa  légèrement  sur  la 
nature  de  la  communication  qu'il  avait  à  lui  faire  si  peu  de  temps 
après  le  malheur  qui  les  avait  frappés;  mais  des  intérêts  majeurs  et 
pressans  l'y  obligeaient.  Puis  il  lui  annonça,  de  son  ton  sec  et  im- 
périeux, qu'il  avait  accordé  sa  main  à  un  noble  espagnol,  lequel 
arriverait  le  lendemain.  Gertrude  ne  répondait  pas.  M.  Lifford  l'in- 
terrogea des  yeux.  «  Voulez-vous  avoir  la  bonté,  lui  dit-elle  en  le  re- 
gardant fixement,  de  répondre  à  une  seule  question?  N'avez-vous  reçu 
pour  moi  aucune  autre  proposition  de  la  même  nature?  —  Aucune; 
répondit-il  après  avoir  hésité  un  instant,  qui  méritât  d'être  prise  en 
considération.  —  Vous  avez  donc  reçu  une  demande,  dit-elle  avec  le 
même  calme  affecté,  d'Adrien  d'Arberg?  »  M.  Lifford  l'avoua.  Le 
cœur  de  Gertrude  ne  l'avait  pas  trompée;  la  voiture  qu'elle  avait 
entendue  était  bien  celle  d'Adrien,  et  M.  Lifford  eut  la  confusion  de 
se  voir  forcé  d'avouer  qu'il  avait  trompé  sa  fille.  Mî^is  à  quoi  sert  à 
Gertrude  cette  victoire  qu'elle  remporte  sur  M.  Lifford?  à  quoi  lui  sert 
d'écraser  un  moment  d'un  regard  de  révolte  et  presque  de  dédain 
un  père  dénaturé  par  des  calculs  de  vanité  et  d'intérêt?  M.  Lifford 
se  venge  d'elle,  a  Cet  homme,  lui  dit-il,  n'était  pas  digne  de  vous, 
et  la  preuve,  c'est  qu'au  mépris  des  promesses  dont  vous  parlez,  il 
vous  a  abandonnée,  »  et  il  lui  montre  un  passage  d'un  journal  fran- 
çais qui  annonce  qu'Adrien  d'Arberg  est  entré  dans  un  séminaire. 
Gertrude  ne  prononce  pas  un  mot.  Foudroyée  par  la  douleur,  une 
seule  pensée  survit  en  elle  :  fuir  cette  maison  odieuse.  Après  une 
nuit  d'insomnie,  aux  premiers  bruits  du  matin  elle  croit  entendre 
l'arrivée  de  l'homme  auquel  on  veut  l'enchaîner.  Elle  sort;  elle  court 
à  la  maison  de  M"""  Redmond.  La  veuve  était  déjà  partie  pour  Lon- 
dres avec  Mary  Grey;  il  n'y  restait  que  Maurice,  sur  le  point  de  par- 
tir aussi.  Au  lieu  des  consolations  protectrices  qu'elle  allait  y  cher- 
cher, elle  ne  trouve  dans  le  cottage  à  moitié  abandonné  que  l'amour 
de  Maurice,  qui  accueille  son  malheur  avec  des  larmes  de  tendresse, 
des  spasmes  de  passion,  des  supplications  ardentes.  Maurice  veut 
l'emmener  à  Londres.  Si  Gertrude  part  avec  3Iaurice,  il  faudra  qu'elle 
l'épouse.  Abîmée  dans  l'angoisse  du  délaissement,  elle  se  laisse  aller 
à  ce  cœur  malheureux  qui  l'a  toujours  aimée;  puis,  ce  qu'il  lui  faut 
en  ce  moment,  c'est  une  vengeance  de  la  tyrannie  de  son  père,  c'est 
une  rupture  éclatante,  éternelle,  outrageante  avec  ces  préjugés  aux- 
quels M.  Lifford  la  sacrifie.  La  fille  d'une  race  des  croisades  devenir 
la  femme  d'un  artiste!  quelle  tache  à  l'écusson  des  Liffords!  A  moitié 
entraînée  par  l'amour  de  Maurice,  à  moitié  emportée  par  la  révolte, 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.     1109 

elle  se  laisse  conduire  au  chemin  de  fer.  Elle  arrive  en  quelques 
heures  à  Londres,  non  dans  le  Londres  poétique  de  son  imagination, 
mais  dans  le  Londres  lugubre  de  l'hiver,  dans  le  Londres  enseveli 
sous  les  brouillards  et  noyé  dans  la  boue.  Maurice  la  conduit  à  sa 
mère,  à  sa  sœur,  muettes  de  consternation  et  d'attendrissement, 
comme  s'il  l'avait  enlevée.  La  triste  famille,  le  fiancé  fiévreux  et 
troublé,  la  fiancée  dévastée  et  inerte,  montent  dans  une  voiture  de 
place  et  vont  à  la  chapelle  catholique,  où  se  fait  le  mariage  furtif. 
«  Maurice,  je  tâcherai  d'être  pour  vous  une  bonne  femme.  »  C'est 
tout  ce  que  Gertrude  eut  la  force  de  dire  au  jeune  homme  à  qui  elle 
venait  de  donner  le  cadavre  de  son  cœur. 

Cette  union,  marquée  dès  le  premier  jour  par  la  fatalité,  fut  une 
fièvre  lente.  Gertrude,  lorsque  le  temps  et  la  réflexion  eurent  passé 
sur  son  coup  de  tête,  ne  fut  pas  sévère  envers  Maurice.  Elle  ne  se 
montra  pas  irritée  de  la  surprise  qu'il  avait  faite  à  sa  douleur  en 
délire;  elle  s'efforçait  d'être  bonne,  mais  elle  portait  en  elle  ce  som- 
nambulisme de  l'âme,  cette  hallucination  de  l'idée  fixe  que  laissent 
après  eux  les  grands  désespoirs.  Maurice,  nature  faible  et  inquiète, 
sentait  l'obstacle  dressé  entre  Gertrude  et  lui.  Parfois  il  se  soulevait 
contre  cette  infranchissable  barrière,  et  il  s'y  meurtrissait;  parfois 
il  s'apitoyait  sur  Gertrude  comme  sur  sa  victime.  A  la  suite  de  ces 
torturantes  alternatives  de  désirs  et  de  colères  refoulés  et  d'atten- 
drissemens  débordés,  un  jour,  Maurice  fit  à  Gertrude  un  effrayant 
aveu.  Le  matin  même  où  il  avait  épousé  Gertrude,  avant  le  mariage, 
il  avait  reçu  une  lettre  d'Adrien  d'Arberg  :  les  faux  bruits  répandus 
sur  son  compte  y  étaient  démentis,  et  Adrien  demandait  avec  sollici- 
tude à  Maurice  des  nouvelles  de  Gertrude.  Après  avoir  eu  la  coupable 
faiblesse  de  cacher  cette  lettre  à  celle  qui  n'était  pas  encore  sa 
femme,  Maurice >eut  la  cruelle  imprudence  de  la  montrer  à  Gertrude 
pour  voir  si  le  souvenir  d'Adrien  vivait  encore  en  elle.  L'impassibi- 
lité à  laquelle  la  jeune  femme  avait,  par  l'héroïsme  de  sa  volonté,  plié 
son  âme  depuis  un  an  ne  put  résister  à  cette  affreuse  révélation.  Elle 
resta  résignée  à  sa  chaîne,  mais  se  crut  affranchie  vis-à-vis  de  Mau- 
rice de  la  fidéhté  de  ses  pensées.  Entre  elle  et  lui,  la  séparation  mo- 
rale était  irrévocable.  Maurice  désespéré  ne  fit  plus  dans  sa  maison 
que  des  apparitions  courtes  et  silencieuses.  Il  avait  abandonné  peu 
à  peu  les  leçons  de  musique  au  moyen  desquelles  il  répandait  autour 
de  sa  femme  un  dernier  vestige  d'aisance.  Il  voulut  se  créer  des  res- 
sources plus  faciles  à  son  découragement  et  à  sa  morose  indolence  : 
il  engagea  son  petit  avoir  dans  des  spéculations  qui  furent  malheu- 
reuses et  ne  lui  laissèrent  que  des  dettes.  Il  fut  arrêté.  Gertrude, 
pour  le  tirer  de  la  prison,  donna  presque  tout  le  petit  héritage  que 
lui  avait  laissé  en  mourant  le  père  Lifford.  Quand  il  fut  libre,  elle 


1110  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

voulut  quitter  l'Angleterre,  où  ils  ne  pouvaient  plus  vivre,  et  elle 
décida  Maurice  à  partir  pour  l'Amérique. 

Ils  s'embarquèrent  sur  un  de  ces  immenses  navires  qui  portent  les 
émigrans  par  centaines  aux  États-Unis;  mais  au  moment  du  départ, 
quand  il  était  impossible  de  revenir  en  arrière,  Gertrude,  confuse, 
rencontra  à  bord  son  ancienne  amie,  lady  Clara  Audley,  qui  venait 
faire  ses  adieux  à  un  passager  monté  sur  le  même  navire  :  ce  pas- 
sager était  Adrien  d'Arberg.  Adrien,  en  apprenant  l'étrange  ma- 
riage de  Gertrude,  avait  abandonné  sa  fortune  à  son  frère  et  à  des 
fondations  charitables;  il  était  venu  en  Irlande,  s'était  mis  à  la  tête 
d'une  troupe  d' émigrans,  et  allait  la  conduire  et  en  diriger  l'établisr 
sèment  dans  le  far  icest. 

La  crise  inévitable  était  arrivée.  Ces  cœurs  naufragés  trouvaient 
le  danger  sur  le  vaisseau  même  où  ils  le  fuyaient.  Adrien  restait  avec 
ses  Irlandais  et  ne  venait  pas  sur  la  partie  du  navire  réservée  aux 
passagers  aisés.  Cependant  Adrien  et  Gertrude  se  rencontrèrent. 
L'explication  fut  véhémente,  quoique  contenue  de  la  part  de  Gertrude, 
tendre,  douloureuse,  résignée  du  côté  d'Adrien.  Gertrude  en  sortit 
non  moins  triste,  mais  plus  calme.  Maurice  s'était  aperçu  plus  tard 
de  la  présence  d'Adrien.  Il  y  eut  en  lui  des  combats  déchirans  entre 
la  jalousie  et  le  remords,  entre  l'amour  et  le  repentir,  des  luttes  qu'il 
ensevelit  dans  son  sein,  mais  auxquelles  succomba  sa  frêle  constitu- 
tion; il  tomba  malade.  Gertrude,  comme  pour  expier  l'idée  involon- 
taire qui  avait  traversé  un  moment  son  esprit,  qu'entre  Arberg  et  elle 
la  réunion  était  encore  possible  dans  l'avenir,  soignait  Maurice  avec 
une  vigilance  empressée  et  inquiète.  Un  soir,  elle  attendait  le  méde- 
cin du  navire  : 

«  Les  heures  s'écoulaient,  et  le  médecin  ne  venait  pas.  Il  était  tard,  Maurice 
allait  plus  mal.  Ses  douleurs  augmentaient,  sa  respiration  était  oppressée. 
Elle  était  alarmée;  mais  elle  n'osait  le  quitter  pour  aller  chercher  du  secours. 
Un  instant  elle  sortit  à  la  hâte,  aperçut  un  domestique  et  lui  dit  d'aller  sup- 
plier le  docteur  de  venir  sur-le-champ.  Quand  elle  rentra,  Maurice  l'appela  à 
voix  basse  et  la  lit  asseoir  à  son  chevet. 

«  —  Écoutez-moi,  Lady-Bird,  car  à  présent  je  peux  parler,  et  c'est  peut-être 
la  dernière  fois  que  je  vous  appellerai  de  ce  nom.  Pardonnez-moi  tout  ce  que 
je  vous  ai  fait  souffrir.  11  aurait  mieux  valu  pour  vous  que  je  ne  fusse  pas 
né;  mais  si  je  meurs  maintenant,  alors  ma  vie  ne  vous  aura  pas  fait  beau- 
coup de  mal,  n'est-ce  pas,  Gertrude?  Vous  êtes  très  jeune  encore,  et  vous 
pouvez  être  longtemps  heureuse.  Vous  me  pardonnerez,  quand  vous  serez 
heureuse,  de  vous  avoir  tant  aimée  pendant  ma  courte  vie,  vous  pardonnerez 
à  mon  amour  de  m'avoir  rendu  égoïste,  méchant  et  fou.  Ne  pleurez  pas, 
Lady-Bird;  ne  détournez  pas  votre  face  de  moi.  Voulez-vous  me  donner  un 
baiser? 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.    1111 

«  Elle  passa  le  bras  autour  de  son  cou,  et,  sur  ses  lèvres  fiévreuses,  elle  lui 
donna  un  baiser  comme  il  en  avait  rêvé,  mais  comme  il  n'en  avait  jamais 
reçu,  n  fut  saisi  d'une  soudaine  faiblesse.  Il  ouvrit  la  bouche  pour  respirer. 

«  —  Une  de  ces  potions,  dit-îl,  "vite,  j'étouffe. 

«  Elle  avait  les  yeux  pleins  de  larmes;  un  brouillard  lui  couvrait  la  vue.  Elle 
versa  la  médecine  dans  un  verre.  Il  l'avala  et  s'écria  :  — Quel  goûi.  étrange! 

«  Quelle  horrible  vision  était  passée  devant  elle?  Quelle  terreur  subite  blan- 
chit ses  joues,  quand,  agenouillée  devant  la  lampe,  elle  lut  sur  l'étiquette  de 
la  bouteille  :  Laudanum,  j^oisonl  II  y  a  une  force  miraculeuse  dans  l'effroi  et 
dans  l'angoisse,  car  elle  ne  trembla  pas,  elle  ne  s'évanouit  pas;  mais,  se  pré- 
cipitant vers  la  porte,  elle  demanda  le  docteur  avec  un  tel  accent  d'agonie, 
que  deux  ou  trois  personnes  sautèrent  de  leur  lit  pour  aller  le  chercher.  Elle 
s'assit  à  côté  du  lit  étroit,  mit  la  tête  de  Maurice  sur  sa  poitrine,  et  le  con- 
templa avec  des  yeux  pétrifiés  et  le  cerveau  en  feu.  «  S'il  allait  mourir,  je 
serais  libre.  »  Y  eut-il  dans  l'enfer  un  démon  assez  féroce  pour  lui  souffler  en 
ce  moment  à  l'esprit  ces  mots  qui  l'avaient  fait  trembler  hier,  et  qui  ressem- 
blaient aujourd'hui  au  cri  de  désespoir  du  condamné  entendant  sa  sentence? 
C'était  une  affreuse  chose  que  son  visage  incliné  sur  celui  de  Maurice,  de  façon 
pourtant  qu'il  ne  pût  pas  la  voir.  Il  se  plaignait  de  sensations  étranges;  elle 
sentait  la  mort  dans  son  propre  cœur,  mais  elle  parlait  avec  calme,  car  elle 
^prouvait  une  puissance  inconnue  de  souffrir.  Elle  sentait  que,  s'il  mourait, 
sa  vie,  à  elle,  serait  une  incessante  torture  de  remords,  mais  que,  tant  qu'il 
vivait,  il  y  avait  une  espérance  pour  elle,  et  que  la  merci  de  Dieu  était 
immense  et  infinie  comme  sa  douleur. 

Le  docteur  vint  en  homme  dérangé,  vexé.  Il  y  avait  beaucoup  de  malades 
et  de  mourans  sur  ce  misérable  navire,  et  l'on  avait  crié  après  lui  toute  la  nuit. 

«  —  M.  Redmond,  dit-il  en  entrant  dans  la  cabine,  ne  peut  aller  beaucoup 
plus  mal  que  la  dernière  fois  que  je  l'ai  vu. 

«  Elle  avait  pris  le  flacon;  elle  le  plaça  entre  elle  et  lui  et  lui  dit  à  l'oreille  : 

«  —  Je  lui  ai  donné  cela. 

«  Il  fait  mi  mouvement  en  arrière  et  mâche  un  juron  entre  ses  dents  : 

«  —  Alors,  pardieu,  tout  est  fini  pour  lui. 

«  Elle  ne  s'évanouit  pas,  mais  joignit  ses  mains  crispées  et  lui  dit  : 

«  —  Sauvez-le!  sauvez-le!  Essayez  au  moins! 

«  Elle  est  à  côté  de  lui,  tandis  qu'il  emploie  tous  les  moyens  et  tous  les 
expédiens  auxquels  on  a  recours  en  pareil  cas;  elle  suit  tous  ses  mouvemens 
en  silence,  retenant  sa  respiration  entrecoupée,  avec  l'anxiété  de  la  mort. 

«  —  Je  ne  peux  faire  davantage,  dit-il  enfin,  et  je  ne  peux  rester  plus  long- 
temps •:  on  a  besoin  de  moi  ailleurs.  11  faut  que  vous  le  teniez  éveillé,  si  vous 
pouvez;  tout  dépend  de  là.  Faites  comme  vous  pourrez.  Parlez-lui,  remuez-le. 
11  faut  que  je  m'en  aille. 

«  Elle  lui  prit  Je  bras,  et,  avec  un  regard  gui  émut  même  cette  durenature, 
elle  lui  dit  : 

«  —  Dites  à  Adrien  d'Arberg  de  venir  ici  à  l'instant.  Dites-lui  que  Maurice 
Redmond  se  meurt,  et  que  c'est  sa  femme  qui  l'a  tué. 

«  EUe  s'agenouilla  devant  son  mari;  elle  ne  lui  cachait  plus  son  visage. 
EUe  lui  parla  avec  une  voix,  elle  le  regarda  avec  des  yeux  qui  semblaient 


1142  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

l'éveiller  de  la  stupeur  croissante  qui  engourdissait  ses  sens.  Elle  l'appelait  à 
haute  voix,  elle  soulevait  ses  mains  et  les  pressait  dans  les  siennes. 

«  La  porte  s'ouvrit  :  Adrien  était  à  côté  d'elle,  pâle,  ferme,  maître  de  lui- 
même.  Elle  murmura  sans  tourner  ses  regards  vers  lui  :  «  Que  deviendrai-je 
s'il  meurt?  »  Les  yeux  de  Maurice  se  fermaient,  il  ne  semblait  plus  entendre 
ni  sentir.  EUe  se  retourna  alors  du  côté  d'Adrien  et  jeta  sur  lui  un  regard  si 
horriblement  désespéré,  qu'il  devint  encore  plus  pâle.  Il  lui  mit  la  main  sur 
l'épaule  et  lui  dit  : 

« — Gertrude,  priez,  priez  de  toute  la  force  de  votre  désespoir,  et  laissez-moi 
veiller  à  côté  de  ce  lit.  Cette  nuit-ci,  nous  la  passerons  ensemlile,  et  puis, 
quelle  que  soit  la  volonté  de  Dieu,  quoi  qu'il  arrive... 

«  —  Nous  nous  séparerons  pour  jamais,  dit-elle  lentement. 

«  —  Ainsi  soit-il. 

«  —  C'est  un  vœu,  ajouta-t-elle. 

«  —  Aussi  solennel  que  cette  heure,  répliqua-t-il.  Maintenant  allez,  et  priez 
Dieu  d'avoir  pitié  de  vous  et  de  moi.  » 

Ce  vœu,  cette  immolation  à  Dieu  de  son  amour  que  fait  cette 
femme  qui  croit  avoir  frôlé  un  crime,  la  métamorphose.  Maurice  est 
sauvé  par  les  soins  d'Adrien  et  de  Gertrude.  Quand  il  revient  à  lui, 
il  voit  devant  lui  sa  femme  et  son  ancien  ami.  Il  indique  d'un  regard 
effaré  Adrien  à  Gertrude.  —  «  Autrefois,  mais  plus  à  présent,  lui 
dit-elle  à  voix  basse  en  répondant  à  sa  pensée.  Croyez-moi ,  cher 
Maurice,  par  tout  ce  que  j'ai  souffert  cette  nuit,  par  tout  ce  que  nous 
avons  souffert  depuis  notre  mariage,  vous  pouvez  me  croire  main- 
tenant. Mon  amour  est  à  vous  désormais,  à  vous  seul.  Je  vous  l'ai  ' 
donné,  Maurice,  dans  une  heure  terrible,  et  je  n'ai  pas  traversé  en 
vain  la  plus  effrayante  épreuve  qui  ait  été  infligé'e,  pour  l'écraser,  à 
une  âme  endurcie.  »  Et  Maurice  voit  dans  Içs  yeux  de  sa  femme  la 
vérité  de  ses  paroles.  Gertrude,  épurée  par  le  renoncement  absolu  et 
dévoué  de  la  passion,  qui  était  l'orgueil  de  sa  volonté  et  la  volupté 
de  son  cœur,  se  réconcilie  avec  le  devoir  et  avec  la  vie.  Elle  est 
sereine,  elle  est  pieuse,  elle  est  heureuse.  J'avoue  qu'au  point  de  vue 
du  mouvement  des  passions  autant  qu'au  point  de  vue  religieux,  ce 
miracle  de  la  grâce  me  paraît  une  très  belle  et  très  émouvante  péri- 
pétie. 

Là  est  le  dénoûment  moral  du  roman;  en  voici  la  conclusion  en 
deux  mots.  Maurice  meurt  à  son  arrivée  en  Amérique;  Gertrude, 
laissée  veuve,  est  bientôt  mère;  Adrien  se  fait  missionnaire.  Quelques 
années  après,  Gertrude  reçut  une  lettre  de  son  frère  Edgar.  Depuis 
les  malheurs  de  sa  maison,  M.  Lifford  avait  longtemps  voyagé  avec 
son  fds,  ensuite  il  était  revenu  à  Lifford-Grange.  Le  vieil  orgueilleux 
commençait  à  plier  sous  les  catastrophes  amenées  par  ses  préjugés 
obstinés.  Il  reparlait  de  Gertrude,  dont  il  n'avait  plus  prononcé  le 
nom  depuis  sa  fuite.  Edgar  pensait  que  le  retour  de  Gertrude  ren- 


UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE.     1113 

tirait  la  paix  de  l'âme  au  triste  vieillard.  Gertrude  rentra  donc  comme 
le  pardon  avec  son  fils  Maurice  dans  la  maison  de  son  père.  Edgar 
voulut  se  marier  et  craignit  de  blesser  par  son  choix  les  vieilles  pré- 
ventions de  M.  Lifford.  Ce  fut  Gertrude  qui  demanda  le  consentement 
de  son  père.  M.  Lifford  lui  montra  le  portrait  de  sa  mère  et  le  sien 
à  elle.  «  Vous  parlez  à  un  homme  dont  l'orgueil  a  fait  leur  misère, 
lui  dit-il.  Edgar  croit-il  que  j'adore  encore  les  idoles  qui  les  ont 
détruites?  »  Gertrude  se  jeta  à  son  cou  pour  le  remercier;  mais 
M.  Lifford  la  repoussa  un  instant  avec  un  regard  d'inquiétude  et  de 
défiance.  «  Croyez-vous  que  je  ne  sois  pas  heureuse?  »  lui  dit-elle 
avec  un  de  ces  sourires  persuasifs,  expression  d'une  paix  intérieure 
que  le  monde  ne  peut  ni  donner  ni  retirer.  Alors  il  la  pressa  sur  son 
cœur  et  la  bénit.  «  Depuis  ce  temps,  il  y  eut  des  fleurs  dans  les  jar- 
dins et  du  bonheur  dans  le  vieux  château  de  Lifford-Grange.  » 


111. 


J'ai  peu  d'observations  à  faire  sur  ces  deux  ouvrages.  Analyser 
des  romans,  c'est  presque  s'enlever  le  droit  de  les  juger.  Quand  on 
résume  des  volumes  en  quelques  pages,  quand  on  remplace  l'action 
qui  se  déroule  avec  ses  gradations  naturelles  par  une  analyse  qui 
efface  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  modelé  de  l'œuvre,  et  n'en  rend 
tout  au  plus  qu'un  trait  sec  et  cru,  on  aurait  mauvaise  grâce  à  signa- 
ler des  défauts  que  l'on  a  soi-même  nécessairement  aggravés.  L'abré- 
viateur  doit  des  excuses  à  l'auteur,  car  c'est  surtout  lui  qui  court  le 
danger  d'être  plus  iraditore  que  traduttore. 

Seulement,  s'il  y  a  une  préférence  à  exprimer  entre  le  roman  de  lady 
Fullerton  et  celui  de  Currer  Bell,  je  n'hésite  pas.  Il  a  fallu  peut-être 
plus  de  vigueur'de  talent  pour  écrire  un  roman  comme  Villeiie  que 
pour  composer  Lady-Bird.  L'avantage  reste  pourtant  à  lady  Ful- 
lerton. Le  sujet  de  Villeiie  est  terne  et  froid;  l'action  de  Lady-Bird 
est  émouvante,  ou  du  moins  lady  Fullerton  a  dans  le  style  une  cha- 
leur pénétrante  qui  se  communique  au  sujet  du  récit,  en  redouble 
l'intérêt,  et  gagne  la  sympathie  du  lecteur.  Quoique  Currer  Bell 
veuille  ennoblir,  en  les  amenant  sous  le  jour  de  l'imagination,  les 
incidens  vulgaires  des  existences  médiocres,  son  livre  n'a  guère 
chance  d'intéresser  la  classe  même  à  laquelle  il  est  consacré;  il  n'y  a 
que  les  lecteurs  cultivés,  les  malins,  qui  prendront  la  peine  d'étu- 
dier et  d'apprécier  le  talent  dépensé  dans  les  détails  de  Villeiie.  Le 
roman  de  lady  Fullerton  a  sur  celui  de  Currer  Bell  une  supériorité 
décisive  pour  les  ouvrages  de  ce  genre  :  il  est  plus  attachant. 

Mais  ce  qui  donne  une  valeur  très  haute  à  ces  romans,  c'est  leur 


1114  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

inspiration  morale.  Ici  encore,  il  va  sans  dire  que  je  place  Lady-Bh^ 
au-dessus  de  Villette.  J'admire  sans  doute  cette  fière  apologie  de 
l'énergie  intérieure  de  l'âme  humaine  dont  Villette  est  remplie..  S'il 
y  a  dans  le  monde  beaucoup  de  natures  qui  se  suffisent  ainsi  à  elles- 
mêmes  pour  arriver  à  l'accomplissement  du  devoir  et  au.  repos  du 
cœur,  j'en  suis  bien  aise  pour  elles,  mais  je  ne  leur  porte  pas  envie. 
Je  crains  d'ailleurs  que  ces  héroïsmes  de  la  conscience  individuelle, 
ces  victoires  stoïques  soient  fort  rares,  et  que,  sauf  un  très  petit 
nombre  d'exceptions,  l'on  ne  puisse  attribuer  ces  vertus-là  qu'au 
tempérament  et  aux  circonstances.  La  morale  de  lady  Fullerton  me 
paraît,  dans  son  humilité,  bien  plus  universelle  et  bien  plus  humaine. 
Les  douleurs,  les  douleurs  infinies  où  aboutissent  l'orgueil  et  le  désir, 
voilà  le  critérium  de  la  vérité  morale  qui  force  les  vrais  romanciers 
et  les  grands  poètes,  et  tous  ceux  qui  ont  étudié  la  pathologie  des 
passions  humaines,  à  conduire  l'homme  suppliant  et  humilié  aux 
pieds  de  Dieu.  Telle  est  la  conclusion  que  lady  Fullerton  dégage  de 
son  œuvre  avec  une  sincérité,  une  conviction,  une  ferveur  entraî- 
nantes, et  il  me  semble  impossible  de  l'en  louer  suffisamment. 

Je  me  trompe.  Je  me  rappelle,  dans  Lady-Bird,  une  juste  et  fine 
réflexion  sur  les  éloges,  qui  ne  saurait  venir  plus  à  propos  :  (tll  y  a, 
dit  lady  Fullerton,  une  joie  inspirée  par  l'éloge  qui  n'a  rien  à  démê^ 
1er  avec  la  vanité;  c'est  une  sorte  de  sympathie  réclamée  impérieu- 
sement par  tous  ceux  qui  sont  doués  de  quelque  génie  :  c'est  la 
brise  qui  évente  la  flamme,  l'huile  qui  nourrit  la  lampe.  L'éloge,  lorsr 
q^u'il  est  sincèrement  donné  et  gracieusement  reçu,  produit  souvent 
une  sorte  de  bonheur  humble  et  timide  aussi  éloigné  de  la  vanité 
que  l'exaltation  d'une  mère  à  la  beauté  de  son  enfant  diffère  du  sen.- 
timent  orgueilleux  qu'elle  aurait  de  la  sienne.  »  Ce  bonheur  humble 
et  timide,  lady  Fullerton  doit  l'avoir  souvent  éprouvé  depuis  la  pu- 
blication de  Lady-Bird,  car  chacun  de  ses  lecteurs  serait  heureux, 
j'en  suis  sûr,  de  pouvoir,  comme  moi,  lui  témoigner  publiquemenl 
la  sympathie  reconnaissante  qui  suffit  à  sa  modestie. 

Eugène  Forcaûe. 


LA  PHILOSOPHIE 


ET 


LÀ  REMISSAT^CE  RELIGIEUSE. 


On  répète  volontiers  partout  que  la  philosophie  s'en  va.  S'agit-il  de 
savoir  si  elle  est  plus  ou  moins  coupable,  on  discute  un  peu;  mais  on 
ne  discute  pas  pour  déclarer  qu'elle  est  désormais  parfaitement  inu- 
tile. Juste  ou  non,  l'arrêt  est  spécieux  pour  qui  n'observe  l'esprit  gé- 
néral de  notre  temps  que  dans  ses  manifestations  les  plus  éclatantes. 
Quels  sont  en  effet,  depuis  un  demi-siècle,  les  phénomènes  sociaux 
qui  frappent  tous  les  esprits?  Le  premier  que  je  veux  signaler,  c'est 
l'immense  développement  des  intérêts  matériels,  phénomène  d'au- 
tant plus  remarquable  qu'il  a  sa  racine  dans  les  élémens  mêmes  de  la 
société  moderne,  telle  que  l'a  faite  la  révolution  de  89.  Oui,  qu'on 
s'en  afflige  ou  qu'on  s'en  réjouisse,  il  faut  dire  avec  un  illustre  ora- 
teur de  la  restauration  que  la  démocratie  coule  à  pleins  bords.  A  tous 
les  degrés  de  la  vie  sociale,  c'est  une  aspiration  ardente,  unanime, 
infatigable,  vers  le  bien-être  et  l'aisance,  vers  la  richesse  et  le  luxe, 
,vers  l'influence  et  le  pouvoir,  en  un  mot  vers  tous  les  biens  de  ce 
monde.  Voilà  un  premier  fait,  aussi  manifeste  que  la  clarté  du  jour, 
et  q^ii  semble  indiquer  dans  l'âme  de  notre  société  moderne  des  dis- 
positions peu  philosophiques.  Que  faut-il  à  une  société  éprise  de  bon- 
heur matériel,  passionnée  pour  les  travaux  et  les  avantages  de  l'in- 
dustrie? Des  ingénieurs,  des  physiciens,  des  chimistes,  tout  au  plus 
quelques  mathématiciens  :  elle  n'a  que  faire  de  philosophes.  Youlez- 
vous  vous  enrichir?  défiez-vous  de  la  métaphysique.  A  quoi  bon  lire 
Platon?  il  ne  vous  apprendrait  pas  l'art  d'amasser  des  richesses,  et 
puis,  prenez  garde  à  cet  enchanteur,  il  pourrait  bien  vous  les  faire 
Hïépriser, 


1116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  second  phénomène  que  j'ai  dessein,  non  plus  seulement  de 
constater,  mais  d'approfondir,  c'est  ce  besoin  impérieux  qui  se  ma- 
nifeste surtout  dans  les  âmes  éprouvées  par  les  mécomptes  de  la 
vie,  — le  besoin  de  trouver  au-delà  du  monde  visible  l'objet  d'une 
adoration  sans  trouble  et  d'un  amour  sans  illusion,  d'y  chercher  le 
secret  de  la  destinée  humaine,  ou  tout  au  moins  de  donner  quelque 
pâture  à  l'imagination,  saisie  de  curiosité  et  d'effroi  en  face  des  mys- 
tères de  la  mort.  Qui  ne  connaît  de  telles  inquiétudes?  Elles  se  ren- 
contrent dans  les  hommes  de  tous  les  temps,  parce  qu'  elles  sont  la  vie 
même  de  l'humanité;  mais  le  sentiment  qu'elles  produisent  a  pris 
de  nos  jours  un  développement  si  puissant,  qu'il  n'y  a  pas  un  philo- 
sof)he,  pas  un  homme  d'état,  pas  une  tête  pensante,  qui  n'en  ait  fait 
le  sujet  de  ses  réflexions.  Ce  phénomène  social  a  pris  un  nom  :  il 
s'appelle  la  renaissance  religieuse. 

S'il  s'agissait  ici  d'un  accident  fugitif,  d'une  de  ces  fièvres  ardentes 
et  passagères,  trop  communes  en  notre  mobile  pays,  il  n'y  aurait 
pas  à  s'en  préoccuper;  mais  non,  le  mouvement  religieux  n'est  pas 
un  événement  d'hier  :  il  ne  date  pas  de  la  fin  du  dernier  règne,  il  ne 
date  pas  de  la  restauration,  il  ne  date  même  pas  du  concordat.  Quand 
les  mains  du  premier  consul  entreprirent  de  relever  l'autel,  il  s'était 
déjà  relevé  tout  seul  dans  le  cœur  des  peuples,  et  du  jour  où  la 
France  put  faire  entendre  une  voix  que  la  terreur  avait  glacée,  elle 
invoqua  Dieu. 

Nous  savons  ce  qu'on  peut  objecter;  nous  ne  perdons  pas  de 
vue  les  oppositions  que  la  foi  renaissante  a  soulevées  et  les  intermit- 
tences qu'elle  a  subies.  L'empire,  d'abord  si  favorable  à  l'influence 
religieuse  et  tant  caressé  par  elle,  finit  par  la  traiter  assez  rude- 
ment, et  après  les  ivresses  et  les  folies  des  ultramontains  de  la  res- 
tauration, un  retour  d'opinion  très  énergique  parut  envelopper  la 
religion  même  dans  le  décri  de  quelques-uns  de  ses  ministres;  mais 
que  signifient  ces  temps  d'arrêt  et  ces  déviations  apparentes?  11  en 
est  du  mouvement  religieux  de  la  société  nouvelle  comme  de  son 
mouvement  démocratique.  Quand  vous  voyez  un  fait  se  produire  au 
sein  d'une  grande  société,  durer  tandis  que  tout  passe,  croître  alors 
que  tout  décline,  survivre  à  dix  révolutions  politiques,  tour  à  tour 
favorisé  ou  combattu  par  le  gouvernement  et  les  partis,  mais  tou- 
jours debout,  et  après  les  tempêtes  les  plus  formidables  reparaissant 
avec  une  puissance,  une  sève  et  une  vitalité  nouvelles,  —  tenez  pour 
certain  qu'un  tel  fait  a  sa  cause  plus  haut  que  la  volonté  de  l'homme, 
et  qu'en  nier  la  portée,  c'est  nier  une  loi  du  monde  moral  et  s'inscrire 
en  faux  contre  un  arrêt  de  la  Providence. 

Nous  aurions  moins  de  peine  à  comprendre  l'aveuglement  de  cer- 
tains esprits,  si  le  mouvement  religieux  était  concentré  dans  les  limites 


LA   PHILOSOPHIE    ET  LA   RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1117 

d'un  certain  pays;  mais  point  du  tout  :  il  ne  se  produit  pas  seulement 
en  France  et  chez  les  nations  catholiques;  c'est  un  mouvement  euro- 
péen. Il  change  de  noms  suivant  la  diversité  des  peuples  ou  des  com- 
munions religieuses;  c'est  le  piétisme  à  Berlin,  le  puseysme  à  Oxford 
et  à  Londres,  le  méthodisme  à  Genève,  et  c'est  trop  souvent  l'ultra- 
montanisme  à  Paris.  Toutefois,  sous  ces  formes  changeantes,  vous 
trouvez  le  même  esprit  intérieur;  je  veux  dire  un  retour  général  des 
âmes  vers  une  autorité  surnaturelle  et  infaillible,  et  par  suite  un  es- 
pace de  plus  en  plus  étroit  laissé  à  la  raison  et  à  la  liberté  humaines. 

Je  crois  avoir  décrit  le  mouvement  religieux  avec  une  parfaite  sin- 
cérité. Reste  à  le  comprendre. 

Si  on  voulait  en  croire  certains  écrivains  célèbres,  rien  ne  serait 
plus  simple  :  ils  y  voient  la  sentence  capitale  de  la  philosophie, 
et  comme  ces  esprits  ingénieux  joignent  à  tous  les  dons  brillans  de 
l'imagination  et  de  l'éloquence  une  remarquable  force  de  logique, 
ils  ont  compris  qu'étant  si  sévères  pour  la  philosophie,  ils  ne  pou- 
vaient pas  l'être  moins  pour  la  société  moderne,  qui  en  est  l'ouvrage. 
De  proche  en  proche,  ils  en  sont  venus  à  répudier  en  bloc  les  trois 
derniers  siècles,  de  sorte  qu'à  les  en  croire,  du  jour  où  l'esprit  nou- 
veau a  produit  Raphaël  et  Michel-Ange,  Shakspeare  et  Milton,  Pascal 
et  Bossuet,  Corneille  et  Molière,  Descartes  et  Leibnitz,  le  monde  est 
entré  en  pleine  décadence.  Dans  cette  conviction  commune,  les  uns, 
ne  voyant  pas  de  remède  naturel  au  mal,  ont  pris  le  parti  de  déses- 
pérer de  la  civilisation  et  de  soutenir  qu'en  ce  monde  de  ténèbres, 
Satan,  c'est-à-dire  l'esprit  philosophique,  doit  être  vainqueur  de 
Dieu.  D'autres,  d'une  humeur  moins  chagrine,  d'une  logique  moins 
inflexible,  d'un  esprit  plus  ouvert  et  plus  généreux,  se  souvenant 
que  leur  ardeur  pour  la  religion  fut  contemporaine  de  leur  jeune 
enthousiasme  pour  la  liberté,  se  sont  détournés  de  ce  pessimisme  de 
théorie  :  inconséquence  généreuse  à  laquelle  nous  ne  pouvons  qu'ap- 
plaudir, en  attendant  avec  patience  qu'un  goût  si  noblement  persé- 
vérant pour  la  discussion  ramène  ces  ennemis  de  la  philosophie  à 
des  sentimens  plus  doux. 

Au  surplus,  nous  n'avons  dessein  de  discuter  avec  aucun  de  ces 
esprits  extrêmes,  surtout  quand  l'éblouissement  du  paradoxe  et  les 
fumées  de  la  passion  les  emportent  jusqu'à  soutenir  par  exemple  que 
toute  vérité  philosophique  est  dans  saint  Thomas,  qui,  dans  sa  mo- 
destie, croyait  la  tenir  d'Aristote,  ou  quand,  plus  mal  inspirés  encore, 
ils  engagent  une  croisade  burlesque  contre  les  pères  de  la  civilisation 
humaine,  Homère,  Pindare,  Platon,  Virgile,  et  travestissent  en  fléaux 
dévorans  ces  chantres  divins  dont  le  peintre  de  l'École  d'Athènes  asso- 
ciait les  images  aux  plus  sublimes  symboles  du  culte  chrétien  dans  les 
fresques  immortelles  du  Vatican.  Mais  laissons  ces  enfans  perdus  de 


1118  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  polémique  s'acharner  dans  l'ombre  sur  les  restes  d'un  scandale 
épuisé;  laissons-les  se  mettre  en  règle,  comme  ils  le  pourront,  avec 
leurs  supérieurs,  dont  la  sagesse  sait  au  besoin  les  avertir  et  les  châ- 
tier :  aussi  bien  des  plumes  habiles  et  non  suspectes  de  complaisance 
pour  les  philosophes  ont  récemment  fait  justice  de  ces  témérités  pué- 
riles avec  une  force  de  raison  qui  nous  dispense  de  rien  ajouter. 

La  renaissance  religieuse  a  des  interprètes  plus  traitables.  Ce. 
sont  des  esprits  initiés  par  l'étude  philosophique  de  l'histoire  mo- 
derne ou  par  le  gouvernement  des  grandes  affaires  airx  besoins  de 
notre  société.  Ils  la  connaissent  trop  bien  pour  ne  pas  savoir  qu'en 
matière  de  croyances  religieuses,  la  philosophie,  sous  le  nom  de 
liberté  de  conscience,  s'est  incorporée  pour  jamais  à  nos  institutions 
et  à  nos  mœurs.  Ce  ne  sont  pas  eux  qui  regrettent  que  Luther  et  Cal- 
vin n'aient  pas  eu  le  sort  de  Jean  Huss,  ou  Descartes  la  destinée  de 
Giordano  Bruno,  et  cependant  à  la  suite  de  nos  récentes  agitations  ces 
graves  observateurs,  épouvantés  sans  doute  de  la  puissance  de  disso- 
lutian  qui  a  été  donnée  aux  abus  de  l'esprit,  se  sont  laissés  aller  à 
penser  et  à  dire  que  la  philosophie,  livrée  à  elle-même,  n'enfante 
guère  que  doute,  orgueil  et  anarchie,  qu'inutile  au  service  du  vrai, 
désastreuse  au  service  du  faux,  elle  doit  céder  la  place  à  la  foi,  seule 
capable  de  régénérer  la  société.  A  leurs  yeux,  la  question  se  pose  net- 
tement aujourd'hui  entre  deux  influences  contraires,  le  surnaturalisme 
et  le  rationalisme  :  —  d'un  côté,  toutes  les  communions  religieuses, 
que  ces  vastes  esprits  couvrent  d'une  égale  sollicitude,  jusqu'au  point 
même  de  paraître  les  envelopper  (je  demande  pardon  du  mot  à  leur 
orthodoxie)  dans  une  sorte  d'éclectisme  supérieur; — de  l'autre  côté, 
toutes  les  influences  philosophiques,  pyrrhonieus,  athées,  panthéistes, 
déistes,  tout  cela  volontiers  confondu,  ou  du  moins  condamné  à  une 
commune  stérilité.  Voilà  où  le  spectacle  des  ravages  de  l'esprit  de 
doute  et  de  négation  a  conduit  ces  intelligences  attristées,  ces  maîtres 
de  la  parole  et  de  la  science,  qui  formaient  il  y  a  vingt  ans  notre  jeu- 
nesse au  mâle  exercice  de  la  pensée  libre.  D'au  vient  donc  l'ascendant 
mystérieux  de  ce  courant  qui  entraîne  et  qui  dompte  les  plus  fermes 
esprits?  Pour  en  apprécier  le  caractère  et  la  portée,  il  faut  en  chercher 
l'origine. 

Le  principe  de  la  renaissance  religieuse  n'est  pas  difficile  à  décou- 
vrir :  il  est  dans  le  matérialisme  et  le  scepticisme  du  siècle  dernier. 
A  Dieu  ne  plaise  que  je  vienne  faire  le  procès  à  une  grande  époque 
de  l'esprit  humain  !  Aussi  bien,  avant  de  dire  mon  avis  sur  la  phi- 
losophie du  xviii*  siècle,  je  demande  à  la  définir.  Est-elle  tout  entière 
dans  Helvétius,  d'Holbach  et  Lamettrie?  Évidemment  non.  Joignez  à 
ces  pauvres  esprits  des  hommes  déjà  bien  supérieurs,  David  Hume  et 
Condillac,  Diderot,  D'Alembert,  Gondorcet;  vous  n'avez  encore  qu'une 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LA    RENAISSANCE   RELIGIEUSE.  1119 

certaine  école  et  qu'un  certain  parti.  Voltaire  lui-même,  malgré  l'éten^ 
due  et  la  variété  de  son  génie,  n'exprime  pas  tout  son  siècle,  et  j'ajoute 
qu'il  en  répudie  quelques-unes  des  meilleures  inspirations.  C'est  ail- 
leurs qu'il  faut  les  aller  recueillir,  dans  l'auteur  ô^ Emile,  et  mieux 
encore  dans  Montesquieu  et  dans  Turgot;  c'est  aussi  dans  ces  sages  ai- 
mables d'Edimbourg  et  de  Glasgow,  Hutcheson,  Adam  Smith,  Thomas 
Reid,  et  dans  le  puissant  méditatif  de  Kœnigsberg,  Emmanuel  Kant. 
Or  il  est  certain,  et  on  ne  peut  assez  le  répéter,  que  ces  grands  esprits 
ont  passé  leur  vie  à  combattre  le  matérialisme  et  le  scepticisme.  Com- 
ment donc  n'en  ont-ils  pas  triomphé?  C'est,  hélas  !  qu'ils  avaient  laissé 
des  otages  entre  les  mains  de  l'ennemi  :  je  veux  dire  que,  tout  en  dé- 
testant les  conséquences  de  la  philosophie  des  sens,  ils  n'en  rejetaient 
pas,  faute  de  les  bien  connaître,  tous  les  principes,  et  il  a  suffi,  pour 
corrompre  les  bonnes  semences,  de  ce  mauvais  levain.  Kant  com- 
mence sa  célèbre  Critique  par  protester  contre  l'empirisme  de  Locke 
avec  autant  de  force  qu'avait  pu  le  faire  Reid,  et  comme  Reid  encore, 
c'est  du  scepticisme  de  Hume  qu'il  veut  affranchir  la  philosophie. 
Allez  jusqu'au  bout.  Son  dernier  mot,  c'est  que  toute  affirmation  spé- 
culative sur  l'âme  et  sur  Dieu  est  une  hypothèse  arbitraire,  c'est-à- 
dire  que  la  religion  naturelle  et  la  théodicée  n'ont  aucun  solide  fon- 
dement. Écoutez  le  vicaire  savoyard  lançant  contre  Helvétius  et 
d'Holbach  ses  apostrophes  véhémentes,  vous  croyez  entendre  les 
accens  du  spiritualisme  le  plus  pur.  Regardez-y  de  près,  ce  grand 
adversaire  des  encyclopédistes  n'est  bien  souvent  qu'un  de  leurs  dis- 
ciples qui  s'ignore.  Il  a  appris  à  leur  école  à  nier  l'idée  de  l'infini,  à 
déclarer  inaccessible  à  l'esprit  humain  toute  existence  absolue,  et  s'il 
répudie  la  sensation,  ce  n'est  point  à  l'autorité  lumineuse  et  précise 
de  la  raison,  mais  aux  vagues  inspirations  du  cœur,  qu'il  demande 
sa  théodicée,  —  mal  fidèle  encore  à  son  principe,  puisqu'il  aboutit  à 
fonder  sur  la  souveraineté  du  nombre,  c'est-à-dire  sur  la  force,  une 
politique  pleine  de  chimères,  après  avoir  fondé  sur  le  sentiment  une 
morale  bien  chancelante. 

C'est  ainsi  que  tout  se  mêle  dans  cette  époque  étrange,  le  bien  avec 
le  mal,  la  vérité  avec  l'erreur,  le  doute  avec  la  foi,  la  revendication 
légitime  de  réformes  durables  et  de  droits  sacrés  avec  les  rêves  de 
l'utopie  et  les  menaces  brutales  de  la  force,  le  plus  noble  enthousiasme 
pour  la  tolérance,  l'humanité,  la  justice,  avec  des  doctrines  qui  sem- 
blent faites  tout  exprès  pour  la  tyrannie.  Et  de  là,  vers  la  fin  du  siè- 
cle, quand  tous  ces  principes  contraires,  venant  à  fermenter  ensemble, 
amenèrent  cette  explosion  terrible  de  la  révolution  française,  alors 
surtout  que  les  idées  de  Montesquieu  reculèrent  devant  les  doctrines 
de  Rousseau,  dépassées  à  leur  tour  par  celles  de  Condorcet  et  de  Ma- 
bly,  et  que  le  déisme  sentimental  du  vicaire  savoyard  fut  aux  prises 


1120  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avec  le  scepticisme  des  uns  et  l'athéisme  déclaré  des  autres,  de  là 
tant  d'excès  lamentables,  tant  de  scènes  d'une  impiété  licencieuse  et 
.  bouffonne,  souvenirs  pénibles  que  je  voudrais  écarter,  mais  qui  ob- 
scurciront de  leur  ombre  la  grande  cause  de  la  philosophie  et  de  89 
jusqu'au  jour  où,  pleinement  dégagée  de  tout  alliage  de  violence  et 
d'impiété,  elle  apparaîtra  aux  yeux  les  plus  aveuglés  dans  sa  splen- 
deur sans  tache,  et  deviendra  pour  jamais  l'étoile  brillante  et  pure 
de  la  civilisation  moderne. 

La  période  la  plus  orageuse  de  la  révolution  s'écoula,  celle  des 
renversemens.  Quand  la  société  put  se  recueillir  en  elle-même  après 
la  tempête,  deux  grandes  vérités  saisirent  les  consciences,  parce 
qu'elles  sortaient  toutes  vivantes  du  sein  même  des  faits.  La  pre- 
mière, c'est  que  la  raison  n'est  pas  tout  l'homme.  Chose  étrange!  le 
xviii^  siècle,  qui  ne  croyait  qu'à  la  puissance  de  l'esprit,  à  la  force 
illimitée  de  la  raison,  semblait  se  complaire  en  même  temps  à  rétré- 
cir le  cercle  de  leur  développement  légitime;  mais,  eût-il  donné  à  la 
raison  son  domaine  le  plus  étendu,  elle  n'est  après  tout  que  la  maî- 
tresse partie  de  l'homme.  A  côté  d'elle,  il  y  a  l'imagination  et  le  cœur, 
il  y  a  l'habitude  et  la  force  de  la  tradition,  élémens  tout  aussi  réels 
de  la  nature  humaine,  tout  aussi  pleins  de  fécondité  et  de  vie.  Que 
la  raison  aspire  à  en  prendre  le  gouvernement,  rien  de  plus  légitime; 
mais  elle  n'a  ni  le  droit  ni  la  puissance  de  les  supprimer. 

M.  Hegel  ne  voit  rien  de  plus  beau  à  louer  dans  la  constituante 
que  le  dessein  de  refondre  la  société  dans  un  moule  entièrement  nou- 
veau, et  de  la  construire  en  quelque  sorte  a  priori,  un  peu  comme 
M.  Hegel  constiuit  ses  systèmes.  Cet  éloge  m'est  suspect.  Dieu  seul, 
ce  me  semble,  a  pu  concevoir  et  faire  le  monde  a  priori,  et  je  me 
défie  des  hommes ,  même  de  génie ,  qui  se  mettent  à  la  place  de 
Dieu.  S'il  faut  tout  dire,  j'ai  toujours  soupçonné  M.  Hegel,  quand  il 
fait  ce  pompeux  éloge  de  la  méthode  des  constituans  de  89,  d'avoir 
voulu  indirectement  glorifier  la  sienne  ;  mais,  de  même  qu'en  phi- 
losophie, la  raison  n'est  d'aucun  usage,  séparée  de  l'expérience,  on 
ne  fait  rien  de  bon  en  politique,  quand  on  rompt  en  visière  aux 
mœurs  et  aux  traditions. 

Platon  raconte  que  lorsque  son  illustre  aïeul.  Sol  on,  se  rendit  à 
Sais  pour  consulter  la  sagesse  égyptienne,  un  des  prêtres  les  plus 
âgés  lui  dit  :  a  0  Solon,  Solon,  vous  autres  Grecs  vous  serez  tou- 
jours des  enfans;  il  n'y  a  pas  de  vieillards  parmi  vous.  —  Et  pourquoi 
cela?  répondit  Solon.  —  Vous  êtes  tous,  dit  le  prêtre,  jeunes  d'intel- 
ligence, vous  ne  possédez  aucune  vieille  tradition...  » 

Mais  voici  une  leçon  d'une  portée  plus  haute  encore  que  nos 
pères  ont  reçue  à  la  dure  école  des  événemens  :  c'est  que  la  société 
humaine  n'a  pas  son  dernier  but  en  elle-même,  ou,  en  d'autres 


LA    PHILOSOPHIE    ET    LA    RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1121 

termes,  la  vie  humaine  ne  se  suffît  pas.  Et  d'abord  il  est  assez  clair 
que  ce  monde,  où  l'homme  s'agite,  n'est  pas  le  théâtre  de  la  justice 
parfaite  et  de  la  parfaite  félicité.  Le  mal  y  lutte  contre  le  bien,  la 
violence  contre  le  droit;  la  laideur,  la  faiblesse  et  la  misère  s'y  ren- 
contrent avec  la  richesse,  la  force  et  la  beauté.  Ce  n'est  rien  toute- 
fois ;  adoucissez  les  souffrances  humaines,  améliorez  les  institutions 
et  les  lois,  donnez  aux  sciences  leur  plus  puissant  essor  et  leurs  plus 
utiles  découvertes,  en  un  mot  couvrez  le  monde  des  créations  de 
l'industrie,  de  la  parure  des  arts,  des  bienfaits  de  la  philanthropie,  — 
l'homme  n'est  pas  satisfait.  Vous  pouvez  développer  toutes  ses  facul- 
tés, vous  ne  changerez  pas  sa  nature.  La  perfectibilité  indéfinie,  si 
chère  au  xviii"  siècle,  est  un  rêve.  Réalisez  l'utopie  de  Condorcet, 
prolongez  la  vie  humaine  pendant  plusieurs  siècles  :  vous  ne  ferez 
jamais  de  l'homme  autre  chose  qu'un  être  fini  par  ses  organes,  infini 
par  ses  désirs  et  par  sa  raison,  qui  vit  sur  la  terre  et  qui  pense  au  ciel. 
Là  est  la  racine  de  la  religion.  Tant  que  la  vie  terrestre  ne  don- 
nera pas  le  parfait  bonheur,  tant  qu'il  y  aura  dans  l'homme,  avec 
la  raison  qui  médite  sur  les  mystères  de  l'éternité,  l'imagination 
qui  en  anticipe  la  connaissance,  le  cœur  qui  tressaille  en  présence 
de  l'inconnu,  et  cette  inquiétude  mystérieuse  et  profonde  qu'au- 
cun raisonnement  ne  peut  complètement  satisfaire,  —  la  religion 
sera  le  sentiment  le  plus  sublime  du  cœur  humain  et  le  ressort  le 
plus  puissant  de  la  vie  sociale.  Ce  sont  là  des  vérités  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  lieux;  pour  qui  se  reporte  maintenant  à  la  situation 
morale  de  la  France  après  les  orages  de  la  révolution,  et  considère 
les  habitudes  séculaires  du  culte  violemment  interrompues,  le  sen- 
timent religieux,  plus  indestructible  encore  que  les  habitudes,  com- 
primé par  la  tyrannie,  un  clergé  —  que  le  scepticisme  avait  amolli  — 
retrouvant  au  sein  des  persécutions  les  vertus  de  la  primitive  église 
et  la  sympathie  dès  peuples,  tant  d'illusions  évanouies,  tant  d'espé- 
rances trompées,  tant  de  sang  répandu,  tant  de  deuils  imprévus  et 
irréparables;  pour  qui  rassemble  toutes  ces  causes,  j'ose  dire  que  ce 
grand  mouvement  de  renaissance  religieuse,  qui  a  laissé  sa  date  lit- 
téraire dans  le  Génie  du  Chrisiianisme  et  sa  date  politique  dans  le 
concordat,  n'a  plus  rien  qui  puisse  étonner. 

On  se  plaît  à  dire  que  les  amis  de  la  philosophie  sont  à  la  fois  sur- 
pris et  désespérés  de  ce  retour  universel  des  âmes  vers  la  religion. 
D'abord,  ce  ne  serait  vraiment  pas  la  peine  d'être  un  peu  philosophe, 
c'est-à-dire  observateur  de  la  nature  humaine,  pour  être  surpris  en 
la  voyant  se  développer  suivant  ses  lois,  aller  d'un  matérialisme 
impie  à  l'extrémité  opposée,  exagérer  la  défiance  à  l'égard  de  la  pure 
spéculation  après  s'y  être  confiée  sans  mesure,  encourager  les  fai- 
blesses, les  violences,  les  puérilités  qui  se  couvrent  du  manteau  de 

TOME  I.  72 


1122  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  religion,  après  avoir  applaudi  pendant  soixante  ans  aux  railleries 
de  l'incrédulité  et  aux  sarcasmes  de  l'ironie.  Mais  oublions  ces  excès 
en  sens  contraire,  et  dans  le  mouvement  religieux  de  notre  siècle 
ne  regardons  que  son  principe  essentiel  et  son  développement  légi- 
time. Eh  bien  !  j'affirme  que  s'il  est  peu  digne  d'un  philosophe  de 
s'étonner  d'un  phénomène  si  naturel,  il  le  serait  moins  encore  de 
s'en  affliger.  Pour  peu,  en  efTet,  qu'on  réfléchisse  à  cette  impulsion 
irrésistible  qui  emporte  les  nations  modernes  dans  les  voies  de  la 
démocratie,  comment  ne  pas  comprendre  que  le  sentiment  religieux, 
indispensable  à  toute  société,  est  devenu  plus  particulièrement  néces- 
saire à  la  nôtre?  Dans  un  temps  et  dans  un  pays  où  toutes  les  an- 
ciennes barrières  sont  renversées,  où  chaque  individu,  pouvant  tout 
espérer,  désire  tout,  la  société  a  besoin,  pour  ne  pas  tomber  en  pous- 
sière, de  ce  ciment  spirituel  que  le  christianisme  établit  entre  les 
âmes,  et  c'est  pourquoi  son  action  tutélaire  sera  respectée  et  bénie 
de  tous,  à  cette  seule  condition  de  n'être  intolérante  ni  oppressive 
pour  personne. 

Reste  à  expliquer  maintenant  que  des  esprits  accoutumés  à  regar- 
der au  fond  des  choses  se  soient  persuadé  qu'il  y  a  une  opposition 
radicale  entre  le  mouvement  religieux  de  la  société  et  son  mouve- 
ïnent  philosophique.  Pour  achever  de  confondre  cette  hypothèse, 
examinons  quel  a  été  depuis  soixante  ans  le  caractère  de  la  philo- 
sophie contemporaine.  L'Europe  a  vu  naître  et  se  développer  de  nos 
jours  deux  grands  systèmes  de  spéculations  philosophiques,  celui  de 
l'Allemagne  et  celui  de  la  France.  Je  les  distingue  fortement  l'un  de 
l'autre,  et  en  même  temps  je  soutiens  qu'à  des  titres  différens  et 
à  des  degrés  divers  ils  expriment  tous  deux  un  même  phénomène 
moral  :  —  savoir,  la  renaissance  du  spiritualisme  en  philosophie. 

Le  mouvement  germanique  a  parcouru  toutes  ses  phases;  on  en 
connaît  le  commencement,  le  milieu  et  la  fin;  il  est  possible  de  l'em- 
brasser dans  son  ensemble  et  de  le  juger.  Je  dis  que  c'est  un  mou- 
vement d'origine  spiritualiste,  et  j'avoue  que  l'assertion  paraîtra 
contestable,  si  on  regarde  où  il  vient  d'aboutir;  mais  voyons  d'abord 
par  où  il  a  commencé.  Plaçons-nous  par  la  pensée  aux  premières 
années  du  xix*  siècle,  au  moment  où  disparaît  Kant.  En  quel  état 
laissait-il  la  philosophie?  Il  faut,  pour  le  savoir,  comparer  ce  qu'il 
avait  fait  avec  ce  qu'il  avait  voulu  faire.  Son  ambition  était  immense. 
Il  niait  sans  réserve  toute  la  philosophie  du  passé.  Pour  lui,  Aristote 
et  Platon,  Descartes  et  Leibnitz,  n'avaient  pas  sur  le  système  général 
des  êtres  des  idées  plus  justes  que  celles  des  meilleurs  astronomes 
avant  Copernic  sur  le  système  particulier  du  monde  physique.  Kant 
croyait  avoir  découvert  le  vrai  rapport,  jusqu'à  lui  inconnu,  de  l'es- 
prit humain  avec  les  choses.  L'esprit  humain  dans  sa  théorie  était 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LA    RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1123 

le  soleil  :  au  lieu  de  tourner  autour  des  choses,  il  les  faisait  tourner 
devant  lui. 

Telle  fut  l'idée  première  de  l'entreprise  philosophique  de  Kant, 
Elle  devait  aboutir,  dans  sa  pensée,  à  terminer  la  lutte  étemelle  de 
l'empirisme  et  de  l'idéalisme,  des  dogmatiques  et  des  pyrrhoniens, 
en  fixant  à  la  fois  les  droits  certains  et  les  limites  infranchissables  de 
l'humaine  raison.  Kant  avait-il  atteint  son  but?  Nullement.  Dégagez 
en  efletson  système  de  tout  ce  qui  n'y  tient  pas  logiquement,  ôtez  les 
remaniemens,  les  correctifs  et  les  inconséquences;  quelle  est  la  con-- 
clusion  finale?  c'est  que  l'homme,  enfermé  dans  sa  pensée  comme 
dans  une  prison  obscure  et  sans  issue,  ne  peut  tirer  de  ses  notions 
les  plus  élevées  aucune  lumière  sur  les  objets  qui  l'intéressent  essen- 
tiellement; pas  la  plus  faible  conjecture  sur  l'existence  de  l'esprit, 
rien  sur  l'existence  de  la  matière,  rien,  à  plus  forte  raison,  sur  celle 
de  Dieu,  de  sorte  que  les  lois  universelles  et  nécessaires  de  la  raison 
n'ont  d'autre  usage  que  de  guider  la  pensée  dans  l'exploration  de 
l'univers  sensible. 

La  philosophie  allemande  en  était  là  vers  la  fin  du  siècle  der- 
nier; c'est  dire  assez  qu'elle  retombait,  en  dépit  d'elle-même,  sous  le 
joug  de  l'empirisme  et  du  scepticisme.  L'honneur  de  l'y  avoir  arra-r 
chée  se  partage  entre  trois  hommes  supérieurs,  Fichte,  Schelling, 
Hegel,  Ces  grands  esprits  ont  bien  des  différences,  mais  dans  la  va^ 
riété  de  leurs  systèmes  il  y  a  un  point  commun  :  c'est  un  effort  géné- 
reux et  puissant  pour  retrouver  par  la  science  ce  qu'on  appelle  en 
Allemagne  l'objectif  et  l'absolu,  c'est-à-dire  la  certitude  et  Dieu. 

Fichte  s'attache  au  principe  de  Kant,  —  au  sujet  de  la  pensée,  et  il 
s'efforce  de  démontrer  par  une  déduction  subtile  et  originale  que  le 
moi  ne  peut  pas  être  la  seule  existence,  qu'elle  implique  non-seule- 
ment un  terme  opposé  qui  la  limite  et  la  ramène  sur  soi,  mais  aussi 
un  principe  supérieur,  un  principe  absolu,  une  existence  pleine  et 
sans  limite,  qui  explique,  enfante,  domine  toutes  les  oppositions. 
On  a  pu  appeler  Fichte  le  philosophe  du  moi;  mais  il  est  si  éloigné 
d'un  égoïsme  vulgaire,  que,  dans  sa  morale,  il  est  stoïcien,  et  que  sa 
métaphysique,  de  plus  en  plus  pénétrée  d'un  souffle  religieux,  est 
venue  aboutir  au  mysticisme. 

C'est  dans  l'homme,  c'est  par  la  psychologie,  que  le  disciple  de 
Kant  trouvait  Dieu.  M.  Schelliiig,  sortant  brusquement  de  l'enceinte 
étroite  de  la  philosophie  critique,  chercha  Dieu  dans  l'histoire  de  la 
nature  et  dans  celle  de  l'humanité.  L'idée  générale  de  son  système, 
c'est  l'analogie  profonde  des  lois  de  la  matière  et  des  lois  de  la  pen- 
sée. La  nature  à  ses  yeux  n'est  point  l'empire  d'une  fatalité  aveugle; 
elle  est  toute  pénétrée  d'intelligence,  mais  d'une  intelligence  qui  ne 
se  dégage  que  par  degrés  d'une  espèce  de  sommeil.  Et  d'un  autre 
côté,  l'humanité,  bien  que  libre,  a  des  lois,  et  la  vie  spu-ituelle,  en- 


1124  RETUE   DES   DEUX   MONDES. 

tée  sur  la  vie  organique,  en  reproduit  le  mouvement  sur  une  échelle 
plus  vaste  et  plus  complète.  Or,  si  l'univers  et  l'homme  manifestent 
sous  des  formes  différentes  une  même  pensée ,  comment  expliquer 
cette  harmonie  autrement  que  par  une  unité  suprême  qui  se  mani- 
feste à  des  degrés  divers  dans  la  série  infinie  des  existences?  De  là 
un  système  plein  de  hardiesse,  où  M.  Schelling  a  répandu  les  trésors 
de  son  érudition  de  savant  et  de  son  imagination  de  poète,  système 
resté  toujours  un  peu  vague,  qui  associe  de  grandes  vérités  à  de 
grandes  erreurs,  mais  qui,  dans  son  ensemble,  est  tout  pénétré  d'une 
inspiration  religieuse;  c'est  au  point  que  l'école  de  Munich,  dont 
M.  Schelling  est  la  gloire,  et  d'où  sont  sortis  tant  de  physiciens  idéa- 
listes, tant  d'artistes  purs  et  sévères,  n'a  pas  tardé  à  glisser,  avec 
Baader  et  Gôrres,  sur  les  pentes  de  la  mysticité.  Et  maintenant, 
faut-il  déclarer  sans  détour  ma  pensée  sur  le  système  célèbre  qui  a 
succédé  en  Allemagne  à  celui  de  M.  Schelling?  Je  commencerai,  afin 
d'être  juste,  par  rappeler  que,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  la  phi- 
losophie de  Hegel  est  une  des  plus  vastes  combinaisons  d'idées  qui 
soient  sorties  de  l'esprit  humain;  je  ferai  remarquer  ensuite  que  son 
trait  distinctif  est  de  chercher  en  toutes  choses  une  loi  nécessaire  et 
absolue,  de  sorte  que  confondre  la  théorie  hégélienne  avec  le  sen- 
sualisme, c'est  une  criante  injustice.  Cela  dit,  je  conviendrai  que  le 
système  de  Hegel  me  paraît  reposer,  comme  celui  de  Spinoza,  sur 
une  illusion  trop  familière  aux  génies  doués  d'une  grande  puissance 
d'abstraction  :  c'est  que  l'esprit  humain  est  capable  de  reproduire  en 
ses  spéculations  l'ordre  universel  et  absolu  des  choses,  prétention 
exorbitante  qui  ne  serait  légitime  que  si  l'intelligence  de  Dieu  et  la 
conscience  humaine  pouvaient  s'identifier.  Et  voilà  comment  ce  sys- 
tème audacieux,  que  le  génie  du  maître  maintenait  à  uûe  certaine 
hauteur  spéculative,  ayant  eu  le  malheur  de  tomber  dans  des  esprits 
violons  et  médiocres,  la  philosophie  allemande,  si  pure  dans  Fichte, 
si  noble  dans  M.  Schelling,  si  imposante  encore  dans  M.  Hegel,  s'est 
précipitée  aux  derniers  excès  de  l'athéisme,  et  a  soulevé  contre  toute 
philosophie  la  plus  violente  et  la  plus  injuste  réaction. 

J'arrive  au  mouvement  philosophique  de  la  France,  à  celui  qui 
nous  est  le  mieux  connu  et  qui  nous  touche  de  plus  près.  Ici  la  pure 
lumière  du  spiritualisme  brille  avec  une  telle  évidence,  que,  pour  la 
méconnaître,  il  ne  faut  certes  pas  un  aveuglement  ordinaire.  On  l'a 
pourtant  niée  avec  intrépidité.  La  philosophie  française  a  été  accusée 
de  scepticisme,  et  comment  oublier  qu'une  inculpation  si  injuste  a 
troublé  les  derniers  momens  et  outragé  la  tombe  à  peine  ouverte  du 
noble  Jouffroy?  Mais  le  mot  de  scepticisme  n'est  pas  celui  qui  a  le 
plus  retenti  et  trouvé  le  plus  d'oreilles  crédules.  Cette  fortune  était 
réservée  au  mot  panthéisme. 

Scepticisme,  panthéisme,  nous  aurions  le  droit  de  dire  sans  mena- 


LA   PHILOSOPHIE    ET    LA   RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1125 

gement  que  ce  sont  là  deux  calomnies;  mais  nous  aimons  mieux  sup- 
poser la  bonne  foi  dans  nos  adversaires,  et  nous  croyons  savoir  ce 
qui  a  pu  tromper  des  esprits  même  sincères  et  excellens. 

Quand  on  parle  de  la  philosophie  française  au  xix"  siècle,  deux 
noms  se  présentent  à  l'esprit  :  le  nom  de  Royer-Gollard  et  celui  de 
M.  Cousin.  Or  il  est  d'abord  parfaitement  certain  que  Royer-Collard, 
si  original  par  le  tour  et  la  qualité  de  son  esprit,  n'a  pas  eu  en  phi- 
losophie des  idées  originales  :  il  n'a  été,  il  n'a  voulu  être  qu'un  Écos- 
sais. D'un  autre  côté,  il  est  également  certain  que  M.  Cousin,  après 
avoir  été  initié  par  l'enseignement  de  Royer-Collard  à  la  philosophie 
écossaise,  s'aperçut  bientôt  qu'excellente  pour  réfuter  Condillac,  ex- 
cellente aussi  pour  commencer  la  science,  elle  ne  suffisait  pas  à  tous 
les  besoins  de  la  pensée  humaine,  que  sa  circonspection  allait  jusqu'à 
la  timidité,  et  que,  passant  du  vigoureux  génie  de  M.  Royer-Collard 
en  des  esprits  moins  naturellement  dogmatiques,  elle  pourrait  incliner 
à  une  discrétion  spéculative,  à  un  esprit  de  réserve  et  de  défiance 
qui  n'est  pas  le  doute,  mais  qui  pourrait  bien  être  la  stérilité. 

A  ces  deux  faits  certains,  il  faut  en  ajouter  un  troisième,  c'est  que 
M.  Cousin  est  coupable  d'avoir  étudié  avec  intérêt  et  discuté  le  pre- 
mier d'une  manière  approfondie  les  principaux  systèmes  de  la  philo- 
sophie allemande,  celui  de  Kant,  pour  en  donner  une  admirable  réfu- 
tation, ceux  de  Schelling  et  de  Hegel,  pour  leur  emprunter  des  vues 
pleines  de  grandeur,  les  unes  aussi  solides  que  neuves  et  hardies,  les 
autres  plus  contestables,  et  finalement  pour  s'en  séparer  sur  les 
points  essentiels. 

Yoilà  le  vrai;  vienne  maintenant  l'esprit  de  parti  avec  son  cortège 
ordinaire  :  la  légèreté  qui  croit  sur  parole,  la  haine  qui  envenime  tout, 
la  prévention  qui  obscurcit  le  jugement  et  la  colère  qui  l'aveugle; 
unissez  toutes  ces  puissances  conjurées,  et  vous  verrez  apparaître  ce 
monstre  formidable  dont  on  efiraie  l'imagination  des  faibles,  sous  le 
nom  de  panthéisme  de  la  philosophie  française. 

Pour  se  délivrer  de  ce  fantôme,  il  eût  suffi  à  des  esprits  calmes  et 
de  bonne  foi  de  faire  quelques  remarques  bien  simples.  ït  d'abord, 
l'origine  de  la  nouvelle  philosophie  française  remonte  plus  loin  que 
M.  Cousin,  plus  loin  que  M.  Royer-Collard;  elle  est  dans  un  penseur 
moins  célèbre,  mais  d'une  originalité  et  d'une  profondeur  singulières; 
je  veux  parler  de  Maine  de  Biran.  Je  n'ai  pas  entendu  dire  qu'on  l'ait 
encore  accusé  de  panthéisme  ;  mais  si  cela  n'a  pas  été  dit,  cela  se 
dira,  car  enfin,  puisque  la  philosophie  française  est  coupable,  com- 
ment Maine  de  Biran  serait-il  innocent,  lui  qui  a  donné  à  cette  phi- 
losophie la  méthode  qui  la  constitue,  la  méthode  psychologique? 

Depuis  Maine  de  Biran,  le  premier  principe  de  la  philosophie  fran- 
çaise, c'est  la  séparation  profonde  des  phénomènes  extérieurs  et  des 


1126  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

phénomènes  de  conscience.  Pour  qui  sait  voir  dans  un  germe  tous 
ses  développemens  à  venir,  le  spiritualisme  est  là.  En  effet,  qui  a 
posé  les  principes  d'une  réfutation  radicale  de  Gondillac  et  de  Caba- 
nis, avant  que  M.  Royer-Collard  n'engageât  avec  tant  d'éclat  contre 
le  sensualisme  sa  polémique  éloquente  et  victorieuse?  C'est  celui 
que  Royer-Collard  appelait  son  maître,  c'est  Maine  de  Biran. 

Le  second  principe  de  la  philosophie  française,  c'est  que  le  type 
primitif  de  toute  existence  nous  est  fourni  dans  le  sentiment  de  l'ac- 
tivité personnelle.  C'est  par  là  que  Maine  de  Biran  arrêtait  à  son  pre- 
mier pas  le  système  qui  fait  sortir  tout  l'homme  de  la  sensation  pas- 
sive, vainement  transformée  en  intelligence  et  en  volonté  par  une 
analyse  artificielle.  Par  là,  il  rattachait  le  spiritualisme  nouveau  à 
celui  de  Leibnitz,  et  coupait  une  des  racines  du  panthéisme,  puis- 
qu'il est  logiquement  impossible  —  aune  philosophie  qui  pose  la  per- 
sonnalité humaine  comme  un  principe  fondamental  —  de  la  réduire  à 
une  forme  accidentelle  et  passagère  de  l'être  en  soi.  Enfin,  si  la  phi- 
losophie française,  partie  de  la  psychologie  profonde,  mais  un  peu 
étroite  de  Maine  de  Biran,  a  pris  en  un  génie  plus  vaste  un  vol  plus 
libre  vers  les  sublimes  régions,  quel  a  été  son  caractère  propre,  son 
principe  toujours  proclamé  et  fermement  maintenu?  C'est  de  rester 
fidèle  à  l'observation,  et,  dans  ses  inductions  les  plus  lointaines  sur 
le  principe  mystérieux  des  choses,  de  ne  jamais  perdre  de  vue  la 
conscience;  c'est  de  ne  s'élever  de  l'homme  à  Dieu  que  pour  revenir 
sans  cesse  de  Dieu  à  l'homme,  de  peur  de  se  laisser  séduire  à  cette 
ontologie  ambitieuse  et  vaine  qui  se  perd  en  ses  abstractions,  loin 
de  l'humanité,  de  la  nature  et  de  la  vie. 

Nous  croyons  avoir  le  droit  de  conclure  que  la  philosophie  fran- 
çaise est  dans  son  origine,  dans  sa  méthode,  dans  son  caractère  gé- 
néral une  philosophie  spiritualiste,  et  par  conséquent  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  superficiel  et  de  plus  factice  que  cet  antagonisme  imaginé 
entre  les  besoins  religieux  et  les  besoins  philosophiques  de  notre 
société,  laquelle  n'a  pas  apparemment  deux  âmes  contraires,  mais 
une  seule,  également  avide  de  science  et  de  foi.  Est-ce  à  dire  qu'il 
n'y  ait  eu,  dans  le  développement  de  la  philosophie  française  à  tra- 
vers le  demi-siècle  agité  qui  est  derrière  nous,  aucun  écart,  aucune 
déviation?  Nous  n'entendons  pas  soutenir  cela,  et  pourquoi  aurait- 
on  le  moindre  embarras  à  s'en  expliquer?  Une  école  de  philosophie 
n'est  pas  une  église,  et  je  ne  connais,  pour  un  homme  usant  libre- 
ment de  sa  raison,  qu'un  seul  moyen  d'être  infaillible  :  c'est  de  se 
taire.  Peut-être  est-ce  là  le  genre  d'innocence  que  nos  adversaires 
nous  souhaiteraient;  mais  le  conseil  n'est  pas  assez  désintéressé  pour 
qu'on  y  souscrive.  Pour  moi,  convaincu  que  la  philosophie  française 
est  dans  les  grandes  voies  du  sens  commun  et  de  la  vérité,  mais  con- 


LA   PHILOSOPHIE    ET   LA   RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1127 

vaincu  aussi  que  le  terrain  où  elle  marche  est  glissant,  entouré  d'é- 
cueils  et  de  précipices,  je  voudrais,  avant  de  terminer,  indiquer  avec 
franchise  quelle  idée  je  me  forme  des  périls  de  la  situation  présente 
et  des  besoins  de  l'avenir.  Toute  ma  pensée  se  résumerait  volontiers 
en  un  seul  vœu  :  c'est  que  la  philosophie  française  se  sépare  chaque 
jour  davantage  de  la  dernière  philosophie  allemande. 

C'est  une  habitude  enracinée  au-delà  du  Rhin  de  considérer  la 
philosophie  comme  une  spéculation  transcendante,  se  déployant  dans 
je  ne  sais  quelle  carrière  illimitée  d'abstractions,  et  se  proposant  pour 
but,  non  pas  des  connaissances  proportionnées  à  notre  raison  impar- 
faite, mais  l'explication  universelle  des  choses.  Il  faut  que  cette  ex- 
plication soit  conçue  ajyriori,  sous  peine  d'empirisme;  il  faut  qu'elle 
ne  s'appuie  pas  sur  la  conscience,  sous  peine  de  subjectivité;  il  faut 
qu'elle  embrasse  l'ensemble  du  réel  et  du  possible,  pour  être,  comme 
ils  disent,  adéquate;  il  faut  enfin  qu'elle  parte  d'un  principe  unique 
et  en  déduise  tout  le  reste,  pour  être  simple,  homogène,  rigoureuse, 
en  un  mot  scientifique. 

Nous  dirons  en  deux  mots  qu'imposer  à  la  science  de  telles  condi- 
tions, c'est  de  deux  choses  l'une,  —  la  rendre  impossible  ou  la  con- 
damner à  l'erreur.  Si  l'homme,  en  effet,  n'est  que  l'homme,  cette 
science  le  surpasse  infiniment.  Pour  en  être  capable,  il  faudrait  que 
l'homme  fût  Dieu. 

Cette  illusion  de  l'Allemagne  sur  la  nature  de  la  science  en  a  en- 
fanté une  autre  touchant  son  objet  le  plus  élevé,  et  toutes  deux  abou- 
tissent aux  mêmes  erreurs.  Suivant  les  disciples  de  Hegel,  on  ne 
construit  une  théodicée  digne  de  vrais'philosophes  qu'à  la  conditioa 
d'écarter  sévèrement  de  l'idée  de  la  Divinité  toute  analogie,  toute 
détermination  empruntées  à  l'observation  de  l'univers  physique  et 
moral.  Quiconque  se  représente  Dieu  comme  un  principe  distinct  de 
l'univers,  vivant  en  soi  de  la  vie  de  l'intelligence,  de  la  liberté,  de 
l'amour,  est  déclaré  suspect  de  superstition  et  d'anthropomorphisme. 
Voilà  donc  un  Dieu  absolument  indéterminé,  un  Dieu  sans  attributs,. 
un  Dieu  dont  on  ne  peut  rien  dire;  mais  sous  cette  réserve  apparente 
se  cache  un  immense  orgueil.  Ce  même  Dieu,  si  parfait  qu'il  semble 
inaccessible,  si  loin  de  nous  que  toute  analogie  le  défigure,  rAlle" 
magne  prétend  le  saisir  a  'priori ,  décrire  exactement  son  essence  et 
y  trouver  la  clé  de  toutes  les  énigmes  de  l'univers. 

Ces  doctrines,  je  le  dis  nettement,  seraient  la  mort  du  spiritua^ 
lisme;  mais,  en  vérité,  il  est  permis  de  ne  pas  s'en  effrayer  à  l'excès, 
quand  on  les  pèse  d'une  main  ferme  et  d'un  esprit  libre  de  préven- 
tion. Les  métaphysiciens  de  l'Allemagne  le  prennent  de  très  haut,  je 
le  sais,  avec  notre  méthode  psychologique,  avec  notre  respect  du 
sens  commun  et  de  la  foi  du  genre  humain;  mais,  <ïa;s  discuter  le 


1128  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

fond  des  choses,  qu'il  nous  suffise  d'adresser  une  ou  deux  questions 
à  leur  érudition  et  à  leur  bonne  foi. 

Je  leur  demanderai  qui  a  mis  au  monde  la  philosophie  moderne? 
C'est  apparemment  Descartes.  Or  l'auteur  du  doute  méthodique  était-il 
par  hasard  un  esprit  esclave  des  préjugés?  Reprocherait-on  un  excès 
de  timidité  à  l'homme  qui,  avec  de  l'étendue  et  du  mouvement,  se 
chargeait  de  faire  le  monde?  Eh  bien!  ce  Descartes,  ce  novateur  intré- 
pide, ce  spéculatif  audacieux,  sur  quel  principe  a-t-il  établi  toute  sa 
métaphysique?  Sur  un  fait  de  conscience  :  je  pense,  donc  je  suis.  Et 
quel  est  le  fondement  de  sa  théodicée?  Encore  un  fait  de  conscience  : 
cette  idée  de  l'être  tout  parfait  que  chacun  de  nous  trouve  au  fond 
de  soi,  dans  le  sentiment  de  son  imperfection  et  de  ses  limites.  Où 
aboutit  enfin  cette  méthode?  A  un  Dieu  profondément  distinct  de 
l'univers,  à  un  Dieu  créateur,  à  un  Dieu  intelligent  et  bon  qui  a  fait 
l'homme,  comme  parle  Descartes,  à  son  image  et  semblance,  et  dont 
la  contemplation,  comme  il  dit  encore,  nous  fait  jouir  du  plus  grand 
contentement  que  nous  soyons  capables  de  ressentir  en  cette  vie. 

Dira-t-on  que  Descartes  vivait  dans  une  société  chrétienne,  au 
siècle  de  la  règle  et  de  l'autorité?  Je  consens  à  reculer  de  deux  mille 
ans,  bien  au-delà  du  christianisme,  et  je  demande  aux  idéalistes  de 
l'Allemagne  s'ils  veulent  bien  consentir  à  reconnaître  Platon  pour 
maître,  Platon,  le  père  de  l'idéalisme  et  le  type  des  libres  génies.  Or 
ce  grand  métaphysicien  avait  appris  à  l'école  de  Socrate  que  le  pre- 
mier pas  en  philosophie,  c'est  de  confesser  son  ignorance,  et  le  se- 
cond, de  s'étudier  soi-même.  Est-ce  lui  qui  se  serait  flatté  de  saisir 
dans  toutes  les  profondeurs  de  son  essence  ce  principe  premier  dont 
il  n'ose  parler  qu'en  tremblant  au  vi*  livre  de  la  République,  <(  ce 
Bien  que  toute  âme  poursuit,  en  vue  duquel  elle  fait  tout,  —  ce  Bien 
dont  elle  soupçonne  l'existence,  mais  avec  beaucoup  d'incertitudes, 
et  dans  l'impuissance  de  comprendre  nettement  ce  qu'il  est?...  » 

Et  puisque  le  principe  des  choses  est  plein  de  mystères,  comment 
se  flatter  d'apercevoir  sans  voile  la  génération  de  l'univers?  Écoutez 
Timée  :  (( . . .  J'essaie  de  parler  des  dieux  et  de  la  formation  du  monde, 
sans  pouvoir  vous  rendre  mes  pensées  dans  un  langage  parfaitement 
exact  et  sans  aucune  contradiction.  Et  si  mes  paroles  n'ont  pas  plus 
d'invraisemblance  que  celles  des  autres,  il  faut  vous  en  contenter  et 
bien  vous  rappeler  que  moi  qui  parle  et  vous  qui  jugez,  nous  sommes 
tous  des  hommes...  (1).  » 

Si  maintenant  je  continuais  à  citer  le  Timée  pour  y  trouver  l'idée 
que  Platon  s'est  formée  du  principe  de  l'univers;  si  je  décrivais  ce 
Dieu  dont  l'attribut  suprême  est  la  bonté,  qui  fait  le  monde  non  par 


(1)  Ptaton,  trad.  fr.,  t.  XI,  p.  126. 


LA   PHILOSOPHIE    ET   LA   RENAISSANCE    RELIGIEUSE.  1129 

nécessité,  mais  par  amour,  ce  Dieu  qui  compose  le  plan  de  l'univers 
l'œil  fixé  sur  l'exemplaire  éternel  de  la  beauté  et  de  la  justice,  ce 
Dieu  qui,  en  voyant  s'agiter  le  monde  fait  à  son  image,  se  réjouit, 
et  dans  sa  joie  veut  le  rendre  encore  plus  semblable  à  son  modèle,  je 
sais  ce  que  me  diraient  les  hégéliens,  que  Platon  se  joue  et  qu'il 
paie  tribut  aux  préjugés  du  vulgaire.  Mais  Platon  se  jouait-il  lors- 
que, dans  un  de  ses  plus  sévères  et  de  ses  plus  profonds  dialogues, 
il  engageait  contre  les  èlèates  (c'étaient  les  hégéliens  du  temps)  une 
polémique  si  vigoureuse,  quand  il  démontrait  que  leur  unité  abso- 
lue, sans  attribut,  sans  pensée,  sans  vie,  n'est  qu'un  abîme  de  con- 
tradictions, quand  il  s'écriait  enfin  :  ((  Mais  quoi,  par  Jupiter  !  nous 
persuadera-t-on  si  facilement  que,  dans  la  réalité,  le  mouvement, 
la  vie,  l'âme,  l'intelligence,  ne  conviennent  pas  à  l'Être  absolu;  que 
cet  Être  ne  vit  ni  pense,  et  qu'il  demeure  immobile,  immuable,  sans 
avoir  part  à  l'auguste  et  sainte  intelligence?  » 

Voilà  le  Dieu  qu'enseignent  Platon  et  Descartes,  ces  maîtres  pré- 
férés de  la  philosophie  française,  et  voilà  aussi  le  Dieu  que  toute 
créature  humaine  entrevoit  et  adore  au  fond  de  son  cœur;  car  enfin 
faites  la  différence  si  grande  qu'il  vous  plaira  entre  l'intelligence 
d'un  Leibnitz  et  celle  du  plus  ignorant  des  hommes,  —  la  raison 
leur  est  commune,  et  c'est  mal  s'en  servir  que  de  ne  pas  savoir  com- 
prendre et  partager  la  foi  des  humbles  d'esprit.  Oui,  sans  doute, 
l'Être  infini  est  infiniment  au-dessus  de  toute  formule  et  de  toute 
image;  mais  ce  n'est  point  profaner  son  nom  que  d'adorer  en  lui  le 
type  accompli  de  l'intelligence,  de  l'amour  et  de  la  liberté.  Et  dès 
lors  l'homme  n'est  plus  un  mode  nécessaire  et  fugitif  de  l'existence 
universelle,  sorti  d'un  abîme  et  destiné  à  y  rentrer  :  il  est  l'ouvrage 
d'un  dessein  profond  et  d'une  Providence  attentive  ;  il  a  un  but,  un 
idéal;  il  a  des  devoirs  et  des  droits,  il  est  ferme  dans  la  vie  et  tran- 
quille dans  la  mort.  Armée  d'une  telle  doctrine,  je  ne  redoute  pour  la 
philosophie  ni  l'ardeur  industrielle  de  notre  temps,  ni  son  mouve- 
ment démocratique,  ni  son  retour  à  la  religion.  Sûre  d'elle-même 
et  de  son  principe,  qui  est  celui  de  la  société tiouvelle,  la  philoso- 
phie regarde  avec  calme  et  sans  jalousie  l'influence  bienfaisante  des 
sentimens  et  des  vertus  qu'inspire  le  christianisme.  Les  conquêtes 
de  l'industrie  sont  à  ses  yeux  le  triomphe  éclatant  de  l'esprit  sur  la 
matière,  et  dans  les  progrès  légitimes  de  la  bonne  démocratie  elle 
voit  le  mouvement  ascendant  des  nations  modernes  vers  un  idéal  de 
liberté,  de  lumière  et  de  justice  que  sa  mission  propre  est  de  pour- 
suivre sans  cesse  pour  le  purifier  et  l'agrandir. 

Emile  Saisset. 


L^ÉCONOMIE  RURALE 

EN  ANGLETERRE. 


III. 

CONSTITUTION  DE  LA  PROPRIÉTÉ  ET  DE  LA  CULTURE.  ' 


I. 

On  attribue  assez  généralement  la  supériorité  de  l'agriculture 
anglaise  à  la  grande  propriété;  cette  opinion  est  vraie  à  certains 
égards,  mais  il  ne  faut  pas  la  pousser  trop  loin.  D'abord  il  n'est  pas 
exact  que  la  propriété  soit  aussi  concentrée  en  Angleterre  qu'on  se 
l'imagine  communément.  11  y  a  sans  doute  dans  ce  pays  d'immenses 
fortunes  territoriales;  mais  ces  fortunes,  qui  frappent  les  regards  de 
l'étranger  et  même  du  régnicole,  ne  sont  pas  les  seules.  A  côté  des 
colossales  possessions  de  la  noblesse  proprement  dite  se  trouvent  les 
domaines  plus  modestes  de  la  gentry.  Dans  la  séance  de  la  chambre 
des  communes  du  Jd9  février  1850,  M.  Disraeli  a  affirmé,  sans  être 
contredit,  qu'on  pouvait  compter  dans  les  trois  royaumes  250,000 
propriétaires  fonciers.  Or,  comme  le  sol  cultivé  est  en  tout  de  20  mil- 
lions d'hectares,  c'est  une  moyenne  de  80  hectares  par  famille,  et, 
en  y  ajoutant  les  terrains  incultes,  de  120.  Le  même  orateur,  en  éva- 
luant, comme  nous,  à  60  millions  sterling  ou  1,500  millions  de  francs 
le  revenu  net  de  la  propriété  rurale,  a  trouvé,  à  raison  de  250,000 
copartageans,  une  moyenne  de  6,000  fr.  de  rente,  soit  A, 800  fr.  en 
valeur  réduite. 

Il  est  vrai  que,  comme  toutes  les  moyennes,  celle-ci  ne  donne 

(1)  Voyez  les  livraisons  des  15  janvier  et  !«'  mars. 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  1131 

qu'une  idée  fort  incomplète  des  faits.  Parmi  ces  250,000  proprié- 
taires, il  en  est  un  certain  nombre,  2,000  tout  au  plus,  qui  ont  à  eux 
seuls  un  tiers  des  terres  et  du  revenu  total,  et,  dans  ces  2,000,  il  en 
est  50  qui  ont  des  fortunes  de  princes.  Quelques-uns  des  ducs  an- 
glais possèdent  des  provinces  entières  et  ont  des  millions  de  revenu. 
Les  autres  membres  de  la  pairie,  les  baronnets  d'Angleterre,  d'Ecosse 
et  d'Irlande,  les  grands  propriétaires  qui  ne  font  pas  partie  de  la 
noblesse,  s'échelonnent  à  leur  suite.  En  partageant  entre  ces  2,000 
familles  10  millions  d'hectares  et  500  millions  de  revenu,  on  trouve 
5,000  hectares  et  250,000  francs  de  rente  par  famille. 

Mais  plus  la  part  de  l'aristocratie  est  considérable,  plus  celle  des 
propriétaires  du  second  ordre  se  trouve  réduite.  Ceux-là  cependant 
possèdent  les  deux  tiers  du  sol,  et  jouent  conséquemment  dans  la 
constitution  de  la  propriété  anglaise  un  rôle  deux  fois  plus  impor- 
tant. Leur  lot  moyen  tombe  à  80  hectares  environ,  et  leur  revenu 
foncier  à  4,000  francs;  en  appliquant  à  ce  revenu  la  réduction  de  20 
pour  100,  il  n'est  plus  que  de  3,200.  Comme  il  y  a  nécessairement 
beaucoup  d'inégalité  parmi  eux,  on  doit  en  conclure  que  les  pro- 
priétés de  1,000,  2,000,  3,000  francs  de  rente  ne  sont  pas  aussi 
rares  en  Angleterre  qu'on  le  croit,  et  c'est  en  effet  ce  qu'on  trouve 
quand  on  y  regarde  de  près. 

Un  autre  préjugé  qui  repose  également  sur  un  fait  vrai,  mais  exa- 
géré, c'est  la  persuasion  où  l'on  est  généralement  que  la  propriété 
foncière  ne  change  pas  de  mains  en  Angleterre.  Cependant,  si  la  pro- 
priété y  est  beaucoup  moins  mobile  que  chez  nous,  elle  est  loin  d'être 
absolument  immobilisée.  Ici  encore  c'est  un  fait  spécial  qui  a  été  gé- 
néralisé outre  mesure.  Certaines  terres  sont  frappées  de  substitu- 
tions ou  autres  droits,  mais  le  plus  grand  nombre  est  libre.  Il  ne  faut 
que  parcourir  les  immenses  colonnes  d'annonces  des  journaux  quo- 
tidiens, ou  entrer  un  moment  dans  un  de  ces  offices  pour  les  ventes 
des  immeubles  si  nombreux  à  Londres  et  dans  toutes  les  grandes 
villes,  et  on  restera  convaincu  de  ce  fait,  que  les  propriétés  rurales 
de  50  à  500  acres,  c'est-à-dire  de  20  à  200  hectares,  ne  sont  pas 
rares  en  Angleterre,  qu'il  s'en  vend  même  journellement. 

Dans  les  journaux,  ces  annonces  sont  généralement  rédigées  ainsi  : 
—  A  vendre,  une  propriété  de  tant  d'acres  d'étendue  louée  à  un  fer- 
mier solide,  subsiantial,  avec  une  résidence  élégante  et  comfortable, 
un  bon  ruisseau  à  truites,  une  belle  chasse,  des  jardins  potagers  et 
d'agrément,  à  proximité  d'un  chemin  de  fer  et  d'une  ville,  dans  un 
pays  pittoresque,  etc.  — Dans  les  offices,  on  vous  montre  en  outre  un 
plan  de  la  terre  et  une  vue  peinte  assez  bien  faite  de  la  maison  et 
de  ses  alentours.  C'est  toujours  un  joli  bâtiment  presque  neuf,  par- 
faitement entretenu,  avec  des  ornemens  extérieurs  d'assez  mauvais 


1132  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

goût,  mais  d'une  disposition  intérieure  simple  et  commode,  situé  au 
milieu  d'une  pelouse  plus  ou  moins  grande,  avec  des  bouquets 
d'arbres  à  droite  et  à  gauche,  et  quelques  vaches  qui  paissent  sur  le 
premier  plan.  Il  y  a  deux  cent  mille  résidences  de  ce  genre  réparties 
sur  la  verte  surface  des  îles  britanniques. 

Malgré  le  goût  très  vif  des  Anglais  pour  la  possession  de  la  terre, 
■qui  les  porte  tous  à  devenir  landlords  dès  qu'ils  le  peuvent,  le  prix 
des  propriétés  rurales  n'est  pas  plus  élevé  qu'en  France  proportion- 
nellement au  revenu.  On  achète  généralement  à  raison  de  trente  fois 
la  rente,  c'est-à-dire  sur  le  pied  d'environ  3  pour  100.  Dès  qu'un 
homme  un  peu  enrichi  dans  les  affaires  a  quelques  milliers  de  livres 
sterling  à  mettre  dans  une  maison  de  campagne,  dix  domaines  d'une 
valeur  de  100,000  francs  àl  million  se  disputent  son  choix.  Dans  un 
pays  où  l'hectare  de  terre  vaut  en  moyenne  2,500  francs,  il  ne  faut 
pas  plus  de  20  hectares  pour  constituer  une  propriété  de  100,000  fr. , 
il  n'en  faut  pas  plus  de  300  pour  faire  1  million,  en  y  comprenant  la 
valeur  de  l'habitation  et  de  ses  dépendances. 

Assurément  la  terre  est,  en  France,  beaucoup  plus  divisée  :  tout 
le  monde  connaît  le  chiffre  célèbre  des  onze  millions  et  demi  de  cotes 
foncières  qui  semble  indiquer  le  même  nombre  de  propriétaires;  mais 
tout  le  monde  doit  savoir  aussi  maintenant,  depuis  les  recherches 
de  M.  Passy,  à  quel  point  ce  chiffre  est  trompeur.  Non-seulement  il 
arrive  souvent  qu'un  seul  contribuable  paie  plusieurs  cotes,  ce  qui 
suffit  déjà  pour  mettre  une  incertitude  à  la  place  d'un  fait  en  appa- 
rence si  positif;  mais  les  propriétés  bâties  des  villes  figurent  au  nom- 
bre des  recensées,  ce  qui  réduit  le  nombre  réel  des  propriétés  rurales 
à  5  ou  6  millions  au  plus. 

Ce  n'est  pas  tout.  Le  taux  des  cotes  a  bien  aussi  sa  valeur,  et  de 
"même  qu'il  faut  écarter  en  Angleterre,  pour  connaître  l'état  le  plus 
général  de  la  propriété,  ces  vastes  possessions  de  quelques  grands 
seigneurs  qui  font  illusion  pour  le  reste,  de  même  il  faut  en  France 
réduire  à  leur  rôle  véritable  cette  multitude  de  petits  propriétaires  qui 
abaisse  tant  la  moyenne.  Sur  onze  millions  et  demi  de  cotes,  cinq  mil- 
lions et  demi  sont  au-dessous  de  5  francs,  deux  millions  sont  de  5  à 
10  francs,  trois  millions  de  10  à  50  francs,  six  cent  mille  de  50  à  100, 
cinq  cent  mille  seulement  sont  au-dessus  de  100  fr.;  c'est  dans  ce 
demi-million  que  réside  la  propriété  de  la  plus  grande  partie  du  sol. 
Les  onze  millions  de  cotes  au-dessous  de  100  fr.  peuvent  s'appliquer 
à  un  tiers  environ  de  la  surface  totale,  ou  18  millions  d'hectares;  les 
deux  autres  tiers,  ou  32  millions  d'hectares,  appartiennent  à  quatre 
cent  mille  propriétaires,  déduction  faite  de  ceux  qui  ne  sont  qu'ur- 
bains, ce  qui  donne  une  moyenne  de  80  hectares  par  propriété. 

Ainsi,  en  retranchant  d'une  part  les  très  grandes  propriétés  et  de 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  113?{ 

l'autre  les  très  petites,  qui  occupent  dans  les  deux  pays  un  tiers  en- 
viron du  sol,  la  moyenne  serait  en  France,  pour  les  deux  autres  tiers, 
égale  en  étendue  à  la  moyenne  anglaise.  Cette  égalité  apparente  cache 
une  disproportion,  en  ce  que  le  revenu  est,  à  surface  égale,  bien 
plus  élevé  en  Angleterre  que  chez  nous;  mais,  tout  compte  fait,  la 
différence  réelle  n'est  pas  ce  qu'on  suppose.  Il  y  a  en  France  environ 
400,000  propriétaires  ruraux  qui  paient  au-delà  de  300  francs  de 
contributions  directes,  et  dont  les  fortunes  sont  égales  en  moyenne 
à  celles  de  la  masse  des  propriétaires  anglais;  50,000  d'entre  eux 
paient  500  francs  et  au-dessus.  Des  terres  de  500, 1,000,  2,000  hec- 
tares se  rencontrent  encore  assez  souvent,  et  les  fortunes  territoriales 
de  25  à  100,000  fr.  de  rente  et  au-delà  ne  sont  pas  tout  à  fait  incon- 
nues. On  peut  trouver  environ  un  millier  de  propriétaires  par  dépar- 
tement qui  rivalisent,  pour  l'étendue  de  leurs  domaines,  avec  la 
seconde  couche  des  landlords  anglais,  celle  qui  est  de  beaucoup  la 
plus  nombreuse.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  nous  en  avons  proportion- 
nellement moins  que  nos  voisins,  et  qu'à  côté  des  châteaux  de  notre 
gentry  fourmille  l'armée  des  petits  propriétaires,  tandis  que  la  gentry 
anglaise  a  derrière  elle  les  immenses  fiefs  de  l'aristocratie.  Dans  cette 
mesure,  mais  dans  cette  mesure  seulement,  il  est  exact  de  dire  que 
la  propriété  est  plus  concentrée  en  Angleterre  qu'en  France. 

Cette  concentration  est  favorisée  par  la  loi  de  succession,  qui,  à 
défaut  de  testament,  fait  passer  les  immeubles  du  père  de  famille 
sur  la  tête  du  fils  aîné,  —  tandis  qu'en  France  les  immeubles  se  divi- 
sent également  entre  les  enfans;  mais  l'application  de  ces  deux  légis- 
lations, si  opposées  en  principe,  n'a  pas  dans  la  pratique  des  effets 
aussi  radicalement  contraires.  Le  père  de  famille  peut,  dans  les  deux 
pays,  changer  par  sa  dernière  volonté  les  dispositions  de  la  loi,  et  il 
profite  quelquefois  de  cette  liberté;  d'autres  causes  plus  puissantes 
et  plus  générales  agissent  aussi.  En  France,  les  mariages  refont  en 
partie  par  la  dot  des  filles  ce  que  la  loi  de  succession  défait;  en  An- 
gleterre, si  les  immeubles  ne  sont  pas  partagés,  les  biens  meubles 
le  sont,  et  dans  un  pays  où  la  fortune  mobilière  est  si  considérable, 
cette  division  ne  peut  manquer  d'exercer,  par  des  ventes  et  achats, 
son  influence  sur  la  répartition  de  la  propriété  immobilière.  Le  pro- 
grès de  la  population,  beaucoup  plus  rapide  chez  nos  voisins  que 
chez  nous,  est  à  son  tour,  quoi  qu'on  fasse,  un  élément  de  division. 
En  fait,  beaucoup  de  propriétés  se  divisent  en  Angleterre,  et  tous 
les  jours  de  nouvelles  résidences  de  campagne  se  construisent  pour 
de  nouveaux  country- gentlemen;  en  même  temps,  beaucoup  de  pro- 
priétés se  recomposent  en  France,  et  on  a  remarqué,  dans  le  mou- 
vement des  cotes  foncières,  que  les  grosses  s'accroissaient  plus  vite 
que  les  petites. 


1134  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

De  même  qu'on  s'exagère  en  général  la  concentration  de  la  pro- 
priété en  Angleterre,  de  même  on  s'exagère  l'influence  que  la  grande 
propriété  y  exerce  sur  le  développement  de  l'agriculture.  Cette  in- 
fluence est  réelle  comme  l'existence  même  de  la  concentration;  mais, 
comme  elle  aussi,  elle  a  ses  limites.  Qui  dit  grande  propriété  ne  dit 
pas  toujours  grande  culture.  Les  plus  grandes  propriétés  peuvent  se 
diviser  en  petites  exploitations.  11  importe  assez  peu  que  10,000  hec- 
tares soient  possédés  par  un  seul,  s'ils  se  partagent,  par  exemple, 
en  200  fermes  de  50  hectares  chacune.  Nous  verrons  tout  à  l'heure, 
en  traitant  de  la  culture  proprement  dite,  que  c'est  en  effet  ce  qui 
arrive  le  plus  souvent;  l'influence  de  la  grande  propriété  est  alors  à 
peu  près  nulle.  Reconnaissons  cependant  qu'à  prendre  les  choses 
dans  leur  ensemble,  la  grande  propriété  est  favorable  à  la  grande 
culture,  et  que  sous  ce  rapport  elle  a  une  action  directe  sur  une  par- 
tie du  sol  anglais;  cette  action  est-elle  aussi  féconde  que  l'ont  cru 
quelques  publicistes?  et  tout  ce  qui  n'est  pas  elle  est-il  aussi  nuisible 
qu'ils  l'ont  affirmé?  Voilà  la  question. 

Nous  avons  vu  que  dans  le  royaume-uni  il  y  a  en  quelque  sorte 
deux  catégories  de  propriétés  :  les  grandes  et  les  moyennes.  Les 
grandes  ne  s' étendant  que  sur  un  tiers  du  sol,  et  une  portion  de  ce 
tiers  étant  divisée  en  petites  fermes,  il  s'ensuit  que  l'action  de  la 
grande  propriété  ne  se  fait  sentir  que  sur  un  quart  environ.  Ce 
quart  est-il  le  mieux  cultivé?  Je  ne  le  crois  pas.  Les  terres  immenses 
de  l'aristocratie  britannique  se  trouvent  principalement  dans  les 
régions  les  moins  fertiles.  Le  plus  gi-and  propriétaire  foncier  de  la 
Grande-Bretagne,  le  duc  de  Sutherland,  possède  d'un  seul  bloc  plus 
de  300,000  hectares  dans  le  nord  de  l'Ecosse,  mais  ces  terres  valent 
50  francs  l'hectare;  un  autre  grand  seigneur,  le  marquis  de  Bread- 
albane,  possède  dans  une  autre  partie  du  même  pays  presque  au- 
tant de  terres  qui  ne  valent  guère  mieux.  En  Angleterre,  les  vastes 
propriétés  du  duc  de  Northumberland  sont  situées  en  grande  partie 
dans  le  comté  de  ce  nom,  un  des  plus  montueux  et  des  moins  pro- 
ductifs; celles  du  duc  de  Devonshire,  dans  le  comté  de  Derby,  et 
ainsi  de  suite.  C'est  surtout  dans  de  pareils  terrains  que  la  grande 
propriété  est  à  sa  place;  elle  seule  peut  y  produire  de  bons  eflêts. 

Les  parties  les  plus  riches  du  sol  britannique,  les  comtés  de  Lan- 
caster,  de  Leicester,  de  Worcester,  de  Warwick,  de  Lincoln,  sont  un 
mélange  de  grandes  et  de  moyennes  propriétés.  Dans  le  plus  riche 
de  tous,  même  au  point  de  vue  agricole,  celui  de  Lancaster,  c'est  la 
moyenne  et  presque  la  petite  propriété  qui  dominent.  En  somme,  on 
peut  affirmer,  surtout  si  l'on  fait  entrer  l'Irlande  dans  le  calcul,  que 
les  terres  les  mieux  cultivées  des  trois  royaumes  ne  sont  pas  celles 
qui  appartiennent  aux  plus  grands  propriétaires.  Il  y  a  sans  doute 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  ;1135 

des  exceptions  éclatantes,  mais  telle  est  la  règle.  On  peut  môme 
trouver,  non  pas  précisément  en  Angleterre,  mais  dans  une  posses- 
sion anglaise,  l'île  de  Jersey  et  ses  annexes,  un  pays  pu  fleurit  exclu- 
sivement la  petite  propriété.  Les  lois  normandes  sur  la  succession, 
qui  prescrivent  le  partage  égal  des  terres  entre  les  enfans,  n'ont 
pas  cessé  d'y  être  en  vigueur.  «  L'effet  inévitable  de  cette  loi,  dit 
David  Low,  agissant  depuis  plus  de  neuf  cents  ans  dans  les  étroites 
limites  de  cette  petite  île,  a  été  de  réduire  tout  le  sol  du  pays  en 
petites  possessions.  A  peine  pourrait-on  trouver  dans  l'île  entière 
une  seule  propriété  de  40  acres  (16  hectares)  ;  beaucoup  varient  de 
5  à  15,  et  le  plus  grand  nombre  a  moins  de  15  acres  (6  hectares).  » 
L'agriculture  en  est-elle  plus  pauvre?  Non  assurément.  La  terre  ainsi 
divisée  est  cultivée  comme  un  jardin;  elle  est  affermée  en  moyenne 
de  ii  à  5  livres  sterling  par  acre  (de  250  à  300  fr.  par  hectare) ,  et, 
dans  les  environs  de  Saint-Héher,  jusqu'à  8  et  12  livres  (de  500 
à  750  francs  par  hectare) . 

Malgré  ces  fermages  énormes,  les  cultivateurs  vivent  dans  une 
abondance  modeste  sur  des  étendues  qui  seraient  insuffisantes  par- 
tout ailleurs  pour  faire  subsister  le  laboureur  le  plus  pauvre.  Ajou- 
tons que  le  sol  de  Jersey  est  granitique  et  maigre,  et  qu'il  a  fallu 
beaucoup  d'industrie  pour  le  rendre  aussi  productif.  L'aspect  de  l'île 
a  quelque  chose  de  charmant  :  on  dirait  une  forêt  d'arbres  fruitiers, 
entrecoupée  de  prairies  et  de  petits  champs  cultivés,  avec  une  foule 
d'habitations  élégantes  tapissées  de  vignes  et  de  myrtes,  et  des 
sentiers  qui  serpentent  sous  les  ombrages.  David  Low  remarque  en 
même  temps  que  le  morcellement  du  sol,  qui  semblerait  devoir  être 
infini  à  la  suite  de  tant  de  générations,  dans  une  île  aussi  petite  et 
aussi  populeuse,  s'est  limité  de  lui-même  en  vertu  d'arrangeraens 
pris  dans  les  familles  pour  l'arrêter  quand  il  devient  onéreux.  Cet 
exemple  doit  rassurer  de  plus  en  plus  ceux  qui  craignent  de  voir  le 
sol  français  tomber  en  poussière. 

En  France,  il  y  a  aussi  deux  catégories  de  propriétés,  les  moyennes 
et  les  petites.  Les  pays  où  la  culture  est  le  plus  avancée  sont  en  gé- 
néral ceux  où  dominent  les  petites.  Tels  sont  les  départemens  du 
Nord  et  du  Bas-Rhin,  et  presque  tous  les  cantons  riches  des  autres 
départemens.  C'est  par  la  di\  ision  des  propriétés  que  le  progrès  se 
manifeste  habituellement  chez  nous.  Ainsi  le  veut  le  génie  national. 
Le  même  fait  se  reproduit  dans  d'autres  pays,  en  Belgique,  dans 
l'Allemagne  rhénane,  dans  la  Haute-Italie,  et  jusqu'en  Norvège. 
Partout  ailleurs  qu'en  Angleterre,  c'est-à-dire  en  Espagne,  en  Alle- 
magne, en  Hongrie,  les  très  grandes  propriétés  ont  fait  plus  de  mal 
que  de  bien  à  l'agriculture.  Le  seigneur  féodal  vit  en  général  loin 
de  ses  domaines;  il  ne  les  connaît  que  par  les  revenus  qu'il  en  re- 


llâë  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tire,  et  qui,  avant  d'arriver  jusqu'à  lui,  passent  par  les  mains  d'une 
foule  de  domestiques  et  d'intendans,  plus  occupés  de  leurs  propres 
îiffaires  que  de  celles  du  maître.  La  terre,  dépouillée  sans  relâche  par 
des  mains  avides,  ne  recevant  jamais  les  regards  qui  pourraient  la 
féconder,  abandonnée  à  des  tenanciers  aussi  pauvres  qu'ignorans, 
languit  dans  l'inculture,  ou  ne  donne  que  les  maigres  produits  qu'elle 
ne  peut  s'empêcher  de  livrer.  En  Angleterre,  il  n'en  est  pas  tout  à 
fait  ainsi  ;  beaucoup  de  grands  seigneurs  tiennent  à  honneur  de 
gérer  eux-mêmes  leurs  domaines,  et  de  consacrer  à  l'amélioration 
du  sol  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'ils  en  retirent;  mais  le  vice 
essentiel  des  très  grandes  propriétés  n'est  pas  absolument  détruit, 
et  pour  ceux  qui  remplissent  admirablement  leur  devoir  de  landlonl, 
combien  en  est-il  qui  négligent  leur  héritage  ! 

Est-il  donc  à  propos,  comme  on  l'a  fait,  de  vanter  exclusivement 
la  grande  propriété,  de  vouloir  la  transporter  partout,  et  de  pros- 
crire la  petite?  Évidemment  non.  En  ne  considérant  la  question 
qu'au  point  de  vue  agricole,  le  seul  qui  doive  nous  occuper  ici,  les 
résultats  généraux  plaident  beaucoup  plus  en  faveur  de  la  j^etite 
propriété  que  de  la  grande.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  chose  facile  que 
de  changer  artificiellement  la  condition  de  la  propriété  dans  un  pays. 
Cette  condition  tient  à  un  ensemble  de  causes  anciennes,  essen- 
tielles, qu'on  ne  détruit  pas  à  volonté.  Attribuer  à  la  grande  pro- 
priété en  Angleterre  un  rôle  exclusif,  en  faire  le  principal  et  presque 
le  seul  mobile  du  progrès  agricole,  prétendre  l'imposer  à  des  nations 
qui  la  repoussent,  c'est  s'exposer  à  se  donner  tort  quand  on  peut 
avoir  raison,  et  poser  en  principe  que  le  développement  de  la  culture 
ne  peut  avoir  lieu  qu'à  la  condition  d'une  révolution  sociale  impos- 
sible, ce  qui  est  heureusement  faux. 

Je  n'en  reconnais  pas  moins  que  l'état  de  la  propriété  en  Angle- 
terre est  plus  favorable  en  général  à  l'agriculture  que  l'état  de  la 
propriété  française;  je  n'ai  voulu  combattre  que  l'exagération. 

La  question  a  été  mal  posée  par  suite  d'une  confusion.  Ce  qui  im- 
porte à  la  culture,  ce  n'est  pas  que  la  propriété  soit  grande,  mais 
qu'elle  soit  riche,  ce  qui  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose.  La 
richesse  est  relative  :  on  peut  être  pauvre  avec  une  grande  propriété 
et  riche  avec  une  petite.  Entre  les  mains  de  mille  propriétaires  qui 
n'ont  chacun  que  10  hectares  et  qui  y  dépensent  1,000  fr.  par  hectare, 
la  terre  sera  deux  fois  plus  productive  qu'entre  les  mains  d'un  homme 
•qui  possède  à  lui  seul  10,000  hectares  et  qui  n'y  dépense  que  500  fr. 
Tantôt  c'est  la  grande  propriété  qui  est  la  plus  riche,  tantôt  c'est  la 
petite,  tantôt  c'est  la  moyenne;  tout  dépend  des  circonstances.  La 
meilleuTe  organisation  de  la  propriété  rurale  est  celle  qui  attire  vers 
le  sol  le  plus  de  capitaux,  soit  parce  que  les  détenteurs  sont  plus 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  1137 

riches  relativement  à  l'étendue  de  terre  qu'ils  possèdent,  soit  parce 
qu'ils  sont  naturellement  entraînés  à  y  dépenser  une  plus  grande  par- 
tie de  leurs  revenus.  Or  il  n'est  pas  douteux  que,  dans  l'état  actuel 
des  choses,  nos  propriétaires  français  sont  moins  riches  en  général 
que  les  propriétaires  anglais,  et  conséquemment  moins  disposés  à 
faire  des  avances  au  sol.  Les  plus  petits  sont  parmi  nous  ceux  qui  trai- 
tent le  mieux  la  terre,  et  c'est  une  des  raisons  qui  ont  fait  prendre  tant 
de  faveur  à  la  petite  propriété.  En  Angleterre,  au  contraire,  si  ce  n'est 
pas  précisément  la  très  grande  propriété,  c'est  du  moins  la  meilleure 
riîoitié  de  la  propriété  moyenne  qui  peut  être  et  qui  est  en  effet  la 
plus  généreuse  envers  le  sol.  Les  terres  les  mieux  cultivées  et  les  plus 
productives  sont  celles  dont  les  possesseurs  jouissent  en  moyenne 
de  1,000  livres  st.  de  revenu.  Là  en  effet  se  rencontrent  habituelle- 
ment à  la  fois  et  le  capital,  qui  manque  trop  souvent  aux  proprié- 
taires inférieurs,  et  le  goût  des  améliorations  agricoles,  l'intelligence 
dés  intérêts  ruraux,  qui  manquent  quelquefois  aux  trop  grands  pro- 
priétaires, faute  de  communications  suffisantes  avec  les  champs. 

Quand  cet  amour  des  intérêts  ruraux  se  rencontre  chez  un  très 
grand  propriétaire,  c'est  la  perfection.  Toute  l'Angleterre  se  souvient 
avec  reconnaissance  des  immenses  services  que  le  duc  de  Bedford, 
le  duc  de  Portland,  lord  Leicester,  lord  Spencer,  lord  Yarborough 
et  plusieurs  autres  ont  rendus  à  l'agriculture  nationale.  Dès  que  la 
volonté  de  faire  le  bien  est  unie  à  la  puissance  que  donnent  le  rang 
le  plus  élevé  et  la  plus  colossale  fortune,  de  véritables  merveilles  de- 
viennent possibles.  La  famille  de  Bedford,  entre  autres,  a  doté  son 
pays  de  magnifiques  entreprises  agricoles.  Par  elle,  des  comtés 
entiers  ont  été  conquis  sur  les  eaux  de  la  mer,  d'autres  qui  n'offraient 
que  dévastes  landes  sont  devenus  riches  et  productifs.  L'héritier  de 
cette  noble  maison  jouit  de  100,000  livres  sterling  ou  2  millions  et 
demi  de  revenu  en  biens-fonds,  et  il  est  digne,  par  l'usage  qu'il  en 
fait,  de  succéder  au  grand  agronome,  son  ancêtre,  dont  la  statue 
orne  un  des  squares  de  Londres,  appuyée  sur  un  soc  de  charrue. 

Il  est  sans  doute  regrettable  que  cet  élément  nous  manque,  et  les 
causes  qui  ont  détruit  chez  nous  la  très  grande  propriété  sont  plus 
regrettables  encore  que  cette  destruction  même;  mais  il  faut  sa- 
voir se  résigner  aux  faits  irréparables,  il  faut  éviter  surtout  de  se 
grossir  la  gravité  du  mal.  Les  avantages  de  la  très  grande  propriété 
peuvent  être  en  partie  remplacés  par  l'action  de  l'état,  par  une  bonne 
administration  des  impôts  locaux,  par  l'esprit  d'association;  c'est  ce 
qui  arrive  déjà  sur  beaucoup  de  points.  Même  en  Angleterre,  où  l'a- 
ristocratie a  tant  fait  pour  la  gloire  et  la  prospérité  nationales,  sous 
tous  les  rapports,  ce  n'est  pas  elle  qui  a  le  plus  fait,  et,  si  éclatans 
que  soient  ses  services,  ils  ne  doivent  pas  rendre  injustes  pour  ceux 

TOME   I.  73 


1138  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plus  nombreux  et  plus  efficaces  que  rend  tous  les  jours  le  corps  hono- 
rable de  la  gentry. 

En  France,  où  les  habitudes  d'économie  sont  plus  générales  qu'en 
Angleterre,  une  moyenne  de  25,000  fr.  de  rente  n'est  pas  néces- 
saire. Pour  que  la  propriété  bourgeoise  soit  chez  nous  dans  de  bonnes 
conditions,  il  suffit  que  le  possesseur  jouisse  de  5  à  (5,000  fr.  de  re- 
venu au  moins.  Sur  ce  revenu,  une  famille  de  propriétaires  ruraux 
peut  vivre  convenablement  dans  l'état  actuel  de  nos  mœurs,  et  mettre 
de  côté  tous  les  ans  pour  des  dépenses  productives.  Au-dessous  com- 
mencent les  embarras,  à  moins  que  l'économie  ne  s'accroisse  en  pro- 
portion. Quant  à  la  petite  propriété,  comme  le  possesseur  est  en 
même  temps  cultivateur,  elle  prospère  dans  des  conditions  beaucoup 
plus  humbles.  Une  famille  de  paysans  peut  très  bien  vivre  d'ordi- 
naire avec  un  revenu  de  1,200  francs,  et  pourvu  qu'elle  ait  un  excé- 
dant de  quelques  centaines  de  francs,  la  terre  ne  souffre  pas  entre 
ses  mains,  au  contraire;  nulle  part  elle  n'est  l'objet  de  soins  plus 
assidus,  nulle  part  elle  ne  rend  avec  plus  d'usure  les  embrassemens 
aifectueux  qu'elle  reçoit. 

Il  n'est  pas  nécessaire  d'ailleurs,  et  c'est  là  une  des  principales 
causes  de  l'erreur  où  tombent  les  partisans  exclusifs  de  la  grande 
propriété,  que  le  revenu  du  détenteur  lui  vienne  tout  entier  de  la 
terre  elle-même.  Une  portion  notable  de  ce  revenu  peut  sortir  de 
toute  autre  source,  d'une  fonction  quelconque  ou  d'une  rente  mobi- 
lière chez  le  bourgeois,  d'un  salaire  extérieur  chez  le  paysan.  Dans 
ce  cas,  plus  la  propriété  rurale  est  petite  relativement  au  revenu, 
plus  elle  peut  recevoir  l'infusion  féconde  du  capital.  Presque  tou- 
jours la  propriété  n'est  négligée  que  parce  qu'elle  est  trop  grande 
pour  le  revenu  du  possesseur.  C'est  ce  qui  arrive  surtout  quand  celui- 
ci  est  endetté;  dans  ce  cas,  plus  la  propriété  est  étendue,  plus  sa 
condition  est  mauvaise;  ce  n'est  plus  alors  qu'une  fausse  apparence, 
une  illusion  funeste. 

Le  grand  fléau  de  la  propriété,  c'est  la  dette,  non  celle  qui  a  été 
contractée  pour  faire  valoir  son  bien  et  qui  est  presque  toujours  avan- 
tageuse, quoique  rare,  mais  celle  beaucoup  plus  commune  qui  porte 
sur  le  fonds  lui-même,  et  qui  laisse  le  propriétaire  nominal  sans  res- 
sources pour  l'entretenir  en  bon  état.  Voilà  le  mal  réel  de  la  pro- 
priété française,  non  la  division  du  sol  proprement  dite.  11  se  peut 
même  que  le  remède  à  ce  mal  soit,  dans  beaucoup  de  cas,  une  plus 
grande  division.  La  plupart  de  nos  plus  grands  propriétaires  gagne- 
raient à  posséder  moins  de  terre  et  plus  d'argent.  En  même  temps, 
ceux  qui  ont  au-dessous  de  5  à  6,000  francs  de  revenu  net  auraient 
presque  tous  avantage  à  renoncer  au  sol,  et  parmi  les  petits,  il  en  est 
un  grand  nombre  aussi  qui  feraient  mieux  de  ne  plus  s'acharner  à 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  1139 

résoudre  un  problème  insoluble.  Que  cette  liquidation,  si  elle  avait 
lieu,  dût  profiter  à  la  grande,  à  la  moyenne  ou  à  la  petite  propriété, 
c'est  ce  qu'on  ne  pourrait  dire  d'avance  et  ce  qui  importe  en  réalité 
fort  peu. 

La  dette  du  sol  fait  moins  de  mal  en  Angleterre  qu'en  France,  non 
qu'elle  y  soit  précisément  moindre,  elle  y  est  au  contraire  supé- 
rieure, puisqu'on  l'évalue  à  la  moitié  de  la  valeur  totale,  mais  parce 
qu'elle  porte  en  général  sur  des  familles  plus  riches.  L'intérêt  de  la 
dette  payé,  il  reste  encore  aux  propriétaires  anglais  un  revenu  net 
plus  élevé  qu'aux  nôtres.  L'immense  quantité  de  valeurs  mobilières 
qu'ils  possèdent  pour  la  plupart  contribue,  avec  la  plus  grande  va- 
leur du  sol,  à  accroître  considérablement  leur  richesse  moyenne. 
Cependant  l'attention  publique  a  été  attirée  aussi,  de  l'autre  côté  du 
détroit,  sur  les  inconvéniens  de  la  dette  hypothécaire;  on  commence 
à  s'en  préoccuper  sérieusement,  et  si  jamais  on  prend  des  mesures 
pour  en  diminuer  le  poids,  la  révolution  qui  en  sortira  sera  plutôt  dé- 
favorable qu'avantageuse  à  la  grande  propriété.  C'est  en  effet  la  plus 
grande  propriété  qui  est  la  plus  obérée,  et  une  liquidation,  en  appe- 
lant plus  largement  à  la  possession  du  sol  les  fortunes  commerciales  et 
industrielles,  diminuerait  d'autant  la  part  actuelle  des  fortunes  exclu- 
sivement territoriales.  Cette  révolution  a  déjà  commencé  en  Irlande, 
et  elle  y  marche  à  grands  pas,  en  vertu  d'une  législation  spéciale. 

Je  reconnais  que  le  droit  d'aînesse  est  pour  quelque  chose  dans  la 
supériorité  de  richesse  des  propriétaires  anglais,  en  ce  qu'il  empêche 
la  division  forcée  des  terres;  mais  la  substitution,  qu'on  présente 
aussi  comme  favorable  à  la  culture,  n'a  que  de  mauvais  effets,  parce 
qu'elle  met  obstacle  à  la  libre  transmission.  Il  est  sans  doute  fâcheux 
qu'une  propriété  sorte  des  mains  qui  la  possèdent  héréditairement, 
et  la  mobilité  de  la  propriété  en  France,  surtout  avec  les  lois  fiscales 
qui  grèvent  chaque  changement,  est  un  de  ses  plus  grands  vices; 
mais  ce  qui  est  déplorable,  c'est  la  cause  qui  pousse  le  propriétaire 
à  vendre,  ce  n'est  pas  la  vente  elle-même.  Dès  qu'un  propriétaire  est 
endetté,  appauvri,  il  est  à  désirer,  pour  le  bien  commun,  que  sa  pro- 
priété sorte  de  ses  mains  le  plus  tôt  possible  :  elle  ne  peut  plus  y 
prospérer.  Sous  ce  rapport,  la  loi  française,  qui  ne  met  que  peu 
d'obstacles  à  la  transmission,  vaut  mieux  que  la  loi  anglaise.  Quant 
aux  successions,  c'est  différent.  La  division  obligatoire  des  immeu- 
bles est  un  mal  réel,  et  le  jour  viendra,  je  l'espère,  où,  dans  un 
intérêt  économique,  on  corrigera  ce  qu'elle  a  d'excessif.  De  leur 
côté,  les  Anglais  seront  probablement  conduits,  par  le  progrès  de  la 
richesse  rurale,  à  supprimer  la  substitution;  ils  en  ont  déjà  beaucoup 
atténué  dans  la  pratique  les  fâcheux  embarras,  et  il  n'est  nullement 
impossible  de  s'en  affranchir  quand  on  le  veut  bien.  Telles  qu'elles 
sont,  les  qualités  et  les  défauts  des  deux  législations  se  balancent  à 


llZiO  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

peu  de  chose  près,  et  la  supériorité  du  système  anglais,  bien  que 
réelle,  n'est  pas  très  sensible.  Ce  n'est  pas  là  la  cause  la  plus  puis- 
sante du  progrès  agricole. 

Cette  question  méritait  d'être  posée  dans  ses  véritables  termes; 
elle  a  été  obscurcie  par  trop  de  passions  et  de  préjugés  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  l'économie  rurale.  Si  jamais  il  doit  être  question 
en  France  de  donner  au  père  de  famille  plus  de  latitude  dans  ses 
dispositions  testamentaires,  ou  de  faciliter  l'indivision  des  immeubles 
dans  les  successions  ab  intestat,  on  fera  bien  de  ne  pas  y  mêler  des 
considérations  sur  la  grande  propriété,  qui  ne  sont  d'aucune  appli- 
cation. Ce  n'est  pas  la  loi  qui  a  réduit  en  France  la  grande  propriété, 
c'est  la  révolution,  et  non-seulement  tout  retour  artificiel  à  la  grande 
propriété  est  impossible,  mais,  avec  le  cours  qu'ont  pris  les  choses, 
il  serait  fort  douteux  qu'il  fût  utile. 

II. 

La  seconde  cause  qu'on  donne  généralement  à  la  prospérité  agri- 
cole de  l'Angleterre,  c'est  la  grande  culture.  Cette  cause  a,  comme 
la  première,  quelque  réalité;  mais  là  encore  il  y  a  dans  les  esprits 
beaucoup  d'exagérations. 

Le  sol  britannique  n'est  pas  plus  partagé  en  fermes  immenses 
qu'en  immenses  propriétés.  Il  y  a  sans  doute  de  très  grandes  exploi- 
tations, comme  il  y  a  de  très  grands  domaines;  mais  ce  n'est  pas  la 
majorité.  On  y  trouve  en  même  temps  une  foule  de  fermes  plus  que 
modestes,  qui  passeraient  pour  telles  en  France  même,  et  le  nombre 
des  petits  tenanciers  y  est  infiniment  plus  grand  que  celui  des  petits 
propriétaires.  On  ne  compte  pas  moins  de  200,000  fermiers  dans  la 
seule  Angleterre,  ce  qui  donne  une  moyenne  de  60  hectares  par 
ferme.  Dans  certaines  parties,  comme  les  plateaux  de  Wilts,  de  Dorset, 
de  Lincoln  et  d'York,  les  fermes  de  plusieurs  centaines  et  même  de 
plusieurs  milliers  d'hectares  ne  sont  pas  rares;  mais  dans  certaines 
autres,  comme  les  districts  manufacturiers  en  général,  celles  de  10 
à  12  hectares  sont  les  plus  communes.  Dans  le  comté  de  Chester,  on 
en  trouve  beaucoup  au-dessous  de  10  acres  ou  h  hectares.  Sur  ces 
200,000  fermiers,  la  moitié  environ  cultivent  par  leurs  propres  bras 
et  ceux  de  leur  famille. 

En  Ecosse,  le  nombre  des  fermiers  dépasse  50,000.  La  Haute- 
Ecosse  contient  des  fermes  de  10,000  hectares;  mais  dans  les  loic- 
lands,  leur  étendue  moyenne  n'est  pas  plus  grande  qu'en  Angleterre. 
Quant  à  l'Irlande,  c'est  un  pays  de  petite  culture  si  jamais  il  en  fut. 
11  n'y  avait  pas  moins  de  700,000  fermiers  avant  1848  ;  la  moyenne 
des  fermes  était  de  7  à  8  hectares  seulement,  et  on  en  comptait 
300,000  au-dessous  de  2  hectares. 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  1141 

Nous  avons  en  France  l'équivalent  de  l'Irlande  dans  nos  cinq  ou  six 
millions  de  petites  exploitations  au-dessous  de  7  ou  8  hectares,  mais 
nous  avons  en  même  temps  l'équivalent  de  la  Grande-Bretagne  dans 
les  quatre  ou  cinq  cent  mille  qui  ont  une  étendue  moyenne  de  50 
à  60.  Les  fermes  de  plusieurs  centaines  d'hectares  ne  sont  pas  chez 
nous  tout  à  fait  sans  exemple;  on  en  trouve  notamment  dans  les  en- 
virons de  Paris  qui  présentent  le  plus  beau  et  le  plus  complet  spé- 
cimen de  la  grande  culture.  Il  ne  nous  manque  que  ces  fermes  im- 
menses peu  nombreuses  en  Angleterre,  qui  ne  se  rencontrent  que 
dans  les  parties  les  plus  stériles,  comme  les  déserts  de  la  Haute- 
Écosse  ou  les  plateaux  crayeux  du  sud,  uniquement  bons  à  servir  de 
pâturages  à  moutons.  Ce  n'est  donc  pas  précisément  par  l'étendue 
des  fermes  que  la  culture  anglaise  l'emporte  sur  la  nôtre.  Le  rappro- 
chement est  même  plus  grand  sous  ce  rapport  que  sous  celui  de  la 
propriété.  La  véritable  supériorité  de  cette  constitution  agricole,  au 
moins  pour  la  Grande-Bretagne,  car  l'Irlande  demande  à  être  exa- 
minée à  part,  se  manifeste  par  deux  signes  principaux  :  1°  l'usage 
à  peu  près  universel  du  bail  à  ferme,  qui  fait  de  l'agriculture  une 
industrie  spéciale;  2°  la  quantité  de  capital  que  possèdent  les  fer- 
miers et  qu'ils  ne  craignent  pas  d'engager  dans  la  culture. 

Les  avantages  du  bail  à  ferme  sur  les  autres  modes  d'exploitation 
du  sol,  et  en  particulier  sur  le  métayage,  se  font  sentir  dans  les  par- 
ties de  la  France  où  il  est  usité.  C'est  le  grand  principe  de  la  clivi- 
sion  du  travail  appliqué  à  l'agriculture.  Une  classe  particulière 
d'hommes  voués  de  bonne  heure  au  métier  des  champs,  y  consa- 
crant leur  vie  entière,  se  forme  par-là.  Ces  hommes  ne  sont  pas  pré- 
cisément des  ouvriers;  ils  sont  plus  aisés,  plus  éclairés,  et  ils  por- 
tent le  poids  d'une  responsabilité  plus  grande.  Pour  eux,  la  culture 
est  une  profession,  avec  toutes  les  chances  de  perte  et  de  gain,  et 
si  les  chances  de  perte  sont  suffisantes  pour  tenir  leur  attention 
éveillée,  les  chances  de  gain  suffisent  aussi  pour  exciter  leur  émula- 
tion. L'Angleterre  est  pleine  de  fortunes  faites  dans  la  culture;  ces 
exemples  font  de  cette  carrière  une  des  plus  recherchées  pour  le 
profit  en  même  temps  qu'elle  est  une  des  plus  agréables,  des  plus 
honorées,  des  plus  saines  pour  l'esprit  et  pour  le  corps. 

Les  partisans  exclusifs  de  la  grande  propriété  ont  prétendu  que 
c'était  elle  qui  était  la  cause  déterminante  du  bail  à  ferme;  c'est  une 
erreur.  Le  bail  à  ferme  ne  se  trouve  pas  partout  où  est  la  grande 
propriété,  et  il  se  rencontre  où  elle  n'est  pas.  En  Bussie,  en  Espa- 
gne, en  Hongrie,  il  y  a  de  grands  propriétaires  qui  ont  des  métayers, 
des  paysans  de  corvée,  et  point  de  fermiers;  en  France,  dans  les  dé- 
partemens  qui  avoisinent  Paris,  c'est  la  propriété  moyenne  qui  do- 
mine, et  il  y  a  des  fermiers.  Le  bail  à  ferme  se  concilie  plus  aisé- 
ment avec  la  grande  propriété  qu'avec  toute  autre,  mais  il  est  possible 


iih2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

avec  toutes  les  espèces  de  propriété,  même  avec  la  petite.  On  dit 
que  les  longs  baux  sont  nécessaires  pour  faire  fleurir  le  fermage,  et 
que  la  grande  propriété  peut  seule  en  faire  de  pareils  :  c'est  encore 
une  erreur.  Les  longs  baux  sont  utiles  sans  doute,  mais  ils  ne  sont 
pas  nécessaires.  En  Angleterre,  ils  sont  à  peu  près  inconnus,  ou,  pour 
mieux  dire,  il  arrive  assez  souvent  qu'on  n'ait  pas  de  bail  du  tout.  Les 
trois  quarts  des  fermiers  sont  ce  qu'on  appelle  at  will,  à  volonté, 
c'est-à-dire  que  de  part  et  d'autre  on  peut  se  quitter  en  se  prévenant 
six  mois  d'avance.  Je  ne  dis  pas  que  ce  soit  là  le  meilleur  contrat, 
je  sais  qu'il  n'est  praticable  que  dans  certains  cas,  je  sais  même  que 
dans  ce  moment-ci  la  tendance  est  en  Angleterre  à  faire  des  baux  et 
de  longs  baux  ;  mais  je  dis,  ce  qui  ne  saurait  être  contesté,  que  la 
prospérité  agricole  de  ce  pays  a  été  obtenue  avec  des  fermiers  qui 
n'avaient  pour  la  plupart  que  des  baux  annuels. 

On  sait  déjà  quel  est  le  capital  dont  ces  fermiers  disposent.  On 
évaluait  en  Angleterre,  avant  18/i.8,  à  8  liv.  sterl.  par  acre  ou  500  fr. 
par  hectare  le  capital  nécessaire  à  un  bon  fermier.  Beaucoup  sans 
doute  n'en  avaient  pas  autant,  mais  quelques-uns  en  avaient  davan- 
tage. Tous  font  des  avances  à  la  terre  avec  une  confiance  absolue. 
Dans  ce  pays  où  l'industrie  et  le  commerce  sollicitent  de  tous  côtés 
les  capitaux  et  leur  promettent  une  brillante  rémunération,  il  en  est 
un  grand  nombre  qui  aiment  mieux  se  porter  sur  l'agriculture.  Pen- 
dant que  nos  cultivateurs  tondent,  comme  ils  le  disent  eux-mêmes, 
sur  un  œuf,  et  considèrent  ce  qui  est  épargné  comme  le  premier 
gagné,  c'est  à  qui  mettra  en  Angleterre  le  plus  d'argent  sur  le  soL 
Cette  confiance  tient  bien  par  quelque  chose  à  la  grande  culture. 
C'est  surtout  par  la  grande  culture  que  les  dépenses  considérables 
ont  commencé,  c'est  elle  qui  donne  tous  les  jours  les  plus  frappans 
exemples  de  l'esprit  d'industrie  appliqué  à  l'exploitation  du  sol  ; 
mais  la  moyenne  et  la  petite  la  suivent  de  près.  Le  petit  fermier  qui 
n'a  que  quelques  milliers  de  francs  pour  patrimoine  n'hésite  pas  plus 
que  le  grand  capitaliste  qui  en  a  dix  fois,  cent  fois  davantage.  Les 
uns  et  les  autres  se  lancent  en  même  temps,  et  le  plus  souvent  sur 
la  foi  d'un  simple  bail  annuel,  dans  des  dépenses  qui  paraîtraient 
énormes  chez  nous  et  que  des  propriétaires  seuls  voudraient  entre- 
prendre; quand  on  demande  de  longs  baux,  c'est  pour  pouvoir  se 
livrer  avec  sécurité  à  ces  avances  toujours  croissantes. 

On  attribue  généralement  à  la  grande  culture  le  remplacement  des 
bœufs  par  les  chevaux  et  des  bras  par  les  machines  pour  le  travail 
des  champs.  Il  en  est  de  même  des  grands  achats  d'engrais  et  d'a- 
mendemens,  des  dépenses  pour  l'établissement  et  l'entretien  des  che- 
mins et  des  clôtures,  des  travaux  de  nivellement,  de  défoncement, 
d'assainissement,  d'irrigation,  etc.  Nouvelle  confusion.  L'usage  de 
ces  procédés  perfectionnés,  c'est-à-dire  l'emploi  intelligent  du  capi^ 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  11Û3 

tal,  est  un  signe  de  culture  riche  et  éclairée  plutôt  que  de  grande 
culture.  Petits  et  moyens  fermiers  en  comprennent  les  avantages  tout 
aussi  bien  que  les  grands,  soit  en  Angleterre,  soit  partout  où  la  cul- 
ture est  aussi  avancée;  on  ne  les  trouve  méconnus  que  par  les  cultiva- 
teurs pauvres  et  ignorans.  Or,  si  la  culture  anglaise  est  riche,  elle 
n'est  pas  moins  éclairée  et  habile.  Les  fermiers  anglais,  môme  les  plus 
petits,  ont  toute  sorte  de  moyens  de  se  tenir  au  courant  des  moin- 
di'cs  progrès  qui  se  font  dans  leur  art.  Ils  mettent  volontiers  leurs 
enfans  en  apprentissage  chez  ceux  d'entre  eux  qui  se  distinguent 
par  une  habileté  particulière,  et  ils  ne  craignent  pas  de  payer  pour 
eux  des  pensions  qui  feraient  reculer  les  nôtres  bien  loin.  Ils  tien- 
nent de  fréquens  meetings  où  ils  se  communiquent  mutuellement 
le  résultat  de  leurs  réflexions  et  de  leurs  expériences.  Ces  concours 
d'animaux  et  de  charrues,  que  le  gouvernement  est  obligé  d'in- 
stituer et  de  défrayer  en  France,  sont  établis  depuis  longtemps  sur 
une  foule  de  points  du  royaume-uni  au  moyen  de  souscriptions  par- 
ticulières. Les  plus  grands  seigneurs,  à  commencer  par  les  princes 
du  sang  et  par  le  mari  même  de  la  reine,  tiennent  à  honneur  de  pré- 
sider ces  concours  et  ces  assemblées  agricoles,  de  prendre  part  aux 
discussions  et  de  disputer  les  prix.  Une  foule  de  journaux  spéciaux 
en  rendent  compte,  et  les  grands  journaux  eux-mêmes  enregistrent 
avec  soin  toutes  les  nouvelles  qui  peuvent  intéresser  la  première  des 
industries.  Pas  plus  que  la  pauvreté,  l'ignorance  n'est  considérée 
dans  ce  pays-là  comme  l'attribut  de  la  profession  agricole. 

En  France,  la  culture  n'est  pas  une  industrie  à  proprement  parler; 
on  y  compte  peu  de  fermiers,  et  la  plupart  de  nos  cultivateurs,  qu'ils 
soient  propriétaires,  fermiers  ou  métayers,  n'ont  qu'un  capital  insuf- 
fisant. Voilà  nos  vrais  maux.  On  peut,  avec  quelque  apparence  de 
raison,  en  accuser  la  petite  propriété.  Un  cultivateur  qui  possède 
quelque  chose  aime  mieux  en  général,  chez  nous,  être  propriétaire 
que  fermier.  C'est  le  contraire  qui  arrive  en  Angleterre.  Il  y  avait 
autrefois  beaucoup  de  petits  propriétaires  dans  ce  pays;  ils  formaient 
une  classe  importante  dans  l'état;  on  les  appelait  les  yeomen,  pour 
les  distinguer  des  gentilshommes  campagnards,  qu'on  appelait  des 
squires.  Ces  yeomen  ont  disparu  à  peu  près  complètement,  et  il  faut 
bien  se  garder  de  croire  que  ce  soit  une  révolution  violente  qui  les 
ait  détruits.  Ils  se  sont  transformés  volontairement,  un  à  un,  sans 
que  le  moment  précis  de  leur  disparition  puisse  être  indiqué  nulle 
part.  Ils  ont  vendu  leurs  biens  pour  se  faire  fermiers,  parce  qu'ils 
ont  trouvé  qu'ils  y  avaient  plus  d'avantage,  et  comme  ils  ont  pres- 
que tous  réussi,  la  plupart  de  ceux  qui  survivent  ne  tarderont  pro- 
bablement pas  à  faire  de  même. 

Pourquoi  beaucoup  de  nos  petits  propriétaires  ne  prennent-ils  pas 
le  même  parti?  C'est  qu'ils  n'y  ont  pas  encore  un  intérêt  immédiat. 


lliZl  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  yeomen  anglais  ont,  eux  aussi,  attendu  longtemps  avant  de  se 
décider.  Cette  transformation  a  besoin  de  circonstances  favorables 
qui  ne  se  sont  pas  encore  généralement  présentées,  et  il  ne  suffit  pas 
de  désirer  les  révolutions  agricoles  pour  les  accomplir.  Aussi  bien  est- 
ce  moins  l'extension  du  bail  à  ferme  proprement  dit  que  celle  du 
capital  d'exploitation  qui  est  désirable  parmi  nous.  La  supériorité  du 
bail  à  ferme  n'est  sensible  que  dans  le  cas  où  les  propriétaires  qui 
cultivent  par  eux-mêmes  n'ont  pas  un  capital  suffisant.  Là  où  la  cul- 
ture est  une  profession  pour  les  propriétaires  et  où  ils  possèdent  tout 
ce  qu'il  leur  faut,  leur  action  vaut  bien  celle  des  fermiers  :  ils  ont 
un  intérêt  direct,  permanent,  héréditaire,  à  l'amélioration  du  sol. 
Seulement  ils  ont  besoin  d'un  double  capital  qui  se  rencontre  rare- 
ment, un  premier  comme  propriétaires,  et  un  second  comme  culti- 
vateurs. Quand  cette  double  condition  est  remplie,  et  qu'elle  vient 
se  joindre  à  l'expérience  traditionnelle,  à  l'activité  qu'excitent  l'es- 
prit de  famille  et  ce  qu'on  a  justement  appelé  le  démon  de  la  pro- 
priété, il  n'y  a  pas  de  mode  d'exploitation  qui  puisse  lutter  contre 
celui-là,  en  même  temps  il  n'y  a  pas  pour  un  état  de  classe  d'hommes 
plus  morale  et  mieux  trempée,  ce  qui  n'est  pas  à  dédaigner.  Tout 
est  donc  dans  ces  deux  mots  :  le  capital  et  l'habileté.  La  grande  cul- 
ture sans  habileté  et  sans  capital  vaut  moins  que  la  petite  avec  l'un  et 
l'autre,  et  réciproquement.  Il  peut  y  avoir  des  cas  où  le  capital  et  l'ha- 
bileté se  rencontrent  surtout  avec  la  grande  culture,  et  d'autres  où  ils 
se  rencontrent  surtout  avec  la  petite.  Ces  différences  doivent  décider. 

Il  viendra  certainement  un  moment  où  bon  nombre  de  petits  et 
même  de  moyens  propriétaires  français  comprendront  qu'il  y  a  avan- 
tage pour  eux  à  sortir  plus  ou  rnoins  de  la  propriété  pour  s'adonner 
davantage  à  la  culture.  Le  capital  placé  en  terre  rapportant  tout  au 
plus  2  ou  3  pour  100,  et  le  capital  placé  dans  la  culture  devant 
rapporter  de  8  à  10,  quand  il  est  bien  employé,  le  calcul  est  facile  à 
faire.  Ce  jour-là  disparaîtront  une  foule  de  petites  et  de  moyennes 
propriétés  qui  sont  aujourd'hui  dans  des  conditions  déplorables; 
mais  cette  révolution  ne  sera  jamais  générale,  et  il  n'est  pas  utile 
qu'elle  le  soit.  La  petite  culture  est,  comme  la  petite  propriété,  plus 
conforme  à  notre  génie.  Les  capitaux  étant  plus  divisés  chez  nous 
qu'en  Angleterre,  il  est  nécessaire,  pour  que  le  capital  d'exploita- 
tion soit  suffisant,  que  les  exploitations  soient  plus  petites.  Beaucoup 
de  nos  propriétaires  aimeront  mieux  diviser  leurs  propriétés  que  s'en 
séparer  tout  à  fait,  et  même,  en  supposant  la  transformation  com- 
plète, bien  peu  d'entre  eux  pourront  réaliser  assez  d'argent  pour 
exploiter  convenablement  de  grandes  fermes. 

L'étendue  des  fermes  se  détermine  d'ailleurs  par  d'autres  causes, 
comme  la  nature  du  sol  ou  du  climat  et  les  espèces  de  cultures 
dominantes.  La  France  est  encore  destinée  par  ces  causes  à  être, 


l'économie    rurale    en   ANGLETERRE.  '        11^5 

plus  que  l'Angleterre,  un  pays  de  petite  culture.  Beaucoup  de  ses 
industries  agricoles  exigent  un  grand  nombre  de  bras  et  rendent  la 
division  des  exploitations  nécessaire.  La  grande  ressource  du  pâtu- 
rage est  moins  généralement  à  notre  portée.  Presque  partout  la  terre 
de  France  peut  répondre  au  travail  de  l'homme,  et  presque  partout  il 
est  avantageux  à  la  communauté  que  le  travail  de  l'homme  la  remue 
avec  énergie.  Je  connais  des  parties  de  notre  pays  où  la  petite  culture 
est  un  fléau;  j'en  connais  d'autres  où  c'est  un  bien  inestimable,  que 
la  grande  ne  pourrait  jamais  suppléer. 

Plaçons-nous  au  centre  de  la  France,  dans  les  montagnes  du  Li- 
mousin. Nous  y  trouvons  un  sol  pauvre,  granitique,  un  climat  plu- 
vieux et  froid;  les  céréales  y  viennent  mal  et  ne  paient  pas  leurs 
frais  de  culture;  toutes  les  cultures  industrielles  sont  impossibles  : 
c'est  le  seigle  qui  domine,  et  il  ne  donne  que  de  faibles  produits.  Les 
herbes  et  les  racines  prospèrent  au  contraire.  Les  irrigations  sont 
rendues  faciles  par  l'abondance  des  sources,  la  qualité  fécondante  des 
eaux  et  les  pentes  du  terrain;  l'élève  et  l'engraissement  des  animaux 
peuvent  se  faire  dans  d'excellentes  conditions.  C'est,  à  peu  de  chose 
près,  le  sol  et  le  climat  de  la  plus  grande  partie  de  l'Angleterre.  Tout 
y  appelle  la  grande  culture  :  malheureusement,  par  suite  de  circon- 
stances étrangères  à  la  question  agricole,  c'est  la  petite  qui  règne; 
elle  y  est  nécessairement  peu  productive.  Les  céréales  épuisent  le  sol 
que  ne  répare  pas  un  engrais  insuffisant.  La  main-d'œuvre  est  exces- 
sive pour  le  résultat  obtenu;  les  bestiaux,  mal  nourris  et  exténués  par 
le  travail,  ne  donnent  aucun  profit;  la  rente  est  presque  nulle,  le  sa- 
laire misérable. 

Transportons-nous,  au  contraire,  dans  les  grasses  plaines  de  la 
Flandre,  sur  les  bords  du  Rhin,  de  la  Garonne,  de  la  Charente,  du 
Rhône;  nous,  y  retrouvons  la  petite  culture,  mais  bien  autrement 
riche  et  productive.  Toutes  les  pratiques  qui  peuvent  féconder  la 
terre  et  multiplier  les  effets  du  travail  y  sont  connues  des  plus 
petits  cultivateurs  et  employées  par  eux ,  quelles  que  soient  les 
avances  qu'elles  supposent.  Sous  leurs  mains,  des  engrais  abondans, 
recueillis  à  grands  frais,  renouvellent  et  accroissent  incessamment 
la  fertilité  du  sol,  malgré  l'activité  de  la  production;  les  races  de 
bestiaux  sont  supérieures,  les  récoltes  magnifiques.  Ici  c'est  le  fro- 
ment et  le  maïs,  là  c'est  le  tabac,  le  lin,  le  colza,  la  garance,  ailleurs 
c'est  la  vigne,  l'olivier,  le  prunier,  le  mûrier,  qui  demandent,  pour 
prodiguer  leurs  trésors,  un  peuple  de  travailleurs  industrieux.  N'est- 
ce  pas  aussi  à  la  petite  culture  qu'on  doit  la  plupart  des  produits 
maraîchers  obtenus  à  force  d'argent  autour  de  Paris? 

On  a  vu  que,  même  en  Angleterre,  elle  n'a  pas  tout  à  fait  cédé  le 
terrain.  Tout  cependant  paraît  contribuer  à  la  proscrire;  elle  n'a  pas, 
comme  en  France,  le  point  d'appui  de  la  petite  propriété  et  de  la  di- 


1146  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vision  des  capitaux;  elle  a  contre  elle  les  théories  des  agronomes  et 
le  système  général  de  cultm'e.  Depuis  Arthur  Young,  elle  est  en  baisse,' 
et  les  progrès  modernes  de  l'agriculture  nationale  ont  été  obtenus 
par  des  voies  opposées.  Elle  persiste  cependant,  et  tout  porte  à  croire 
que,  sur  quelques  points  au  moins,  elle  persistera.  L'industrie  des 
fromages,  par  exemple,  s'en  accommode  parfaitement.  C'est  une  in- 
dustrie toute  domestique  :  le  soin  de  dix  à  douze  vaches  suffit  pour 
occuper  avec  fruit  une  famille  de  cultivateurs  qui  se  servent  rare- 
ment de  secours  étrangers.  Rien  n'est  charmant  comme  l'intérieur 
de  ces  humbles  cottages,  si  propres,  si  bien  tenus,  où  respirent  la 
paix,  le  travail  et  la  bonne  conscience,  et  on  aime  à  s'imaginer  qu'ils 
ne  sont  pas  menacés  de  périr. 

Même  dans  les  conditions  les  plus  favorables  à  son  développement, 
la  grande  culture  a  des  bornes,  posées  parla  nature  même  des  choses. 
Les  trop  grandes  fermes  anglaises  sont  sujettes  à  des  inconvéniens 
reconnus,  à  moins  qu'elles  ne  soient  exclusivement  en  pâtures.  Dès 
que  les  céréales  font  partie  de  l'exploitation,  les  distances  à  parcou- 
rir par  les  hommes,  les  chevaux  et  les  instrumens,  même  avec  les 
moyens  perfectionnés  inventés  de  nos  jours,  deviennent  des  pertes 
notables  de  temps  et  de  force.  Un  seul  chef  peut  difficilement  porter 
son  attention  sm^  tous  les  points  à  la  fois.  J'ai  vu  de  ces  fermes  ap- 
partenant à  des  grands  seigneurs,  et  conduites  directement  par  leurs 
agens,  qu'on  appelle  des  fermes  de  réserve,  homefarms,  et  qui  frap- 
pent l'imagination  par  leur  caractère  grandiose,  mais  où  le  gaspil- 
lage atteint  aussi  des  proportions  homériques.  Les  possesseurs  atta- 
chent un  orgueil  héréditaire  à  ces  gigantesques  établissemens, 
monumens  de  richesse  et  de  puissance;  mais  le  plus  souvent  ils  ga- 
gneraient beaucoup  à  les  réduire  pour  en  louer  une  partie  à  de  véri- 
tables fermiers. 

Si  la  nécessité  d'employer  tous  les  jours  un  capital  plus  considé- 
rable à  la  culture,  pour  répondre  par  l'accroissement  de  la  produc- 
tion à  l'accroissement  de  la  consommation,  doit  certainement  dimi- 
nuer encore  le  nombre  des  petites  fermes,  elle  ne  peut  manquer 
d'avoir  aussi  pour  effet  de  réduire  l'étendue  des  plus  grandes.  On 
commence  à  parler  couramment  en  Angleterre  de  1,000  francs  de  ca- 
pital d'exploitation  par  hectare,  et  ce  n'est  pas  trop  pour  les  procé- 
dés nouveaux  que  le  progrès  de  l'art  agricole  suggère  tous  les  jours. 
Or,  s'il  est  difficile  à  beaucoup  de  cultivateurs  qui  exploitent  par  eux- 
mêmes  de  fournir  une  pareille  somme,  il  ne  l'est  pas  moins,  même 
en  Angleterre,  de  trouver  des  entrepreneurs  de  culture  qui  aient  un 
capital  de  plusieurs  centaines  de  mille  fiancs.  Il  est  donc  probable 
que  le  nombre  des  grandes  et  des  petites  fermes  diminuera  à  la  fois, 
et  que  les  moyennes,  celles  de  50  à  100  hectares,  125  à  250  acres, 
les  plus  répandues  déjà,  se  multiplieront.  Cette  dimension  paraît  la 


l'économie   rurale    en   ANGLETERRE.  1147 

meilleure  pour  le  genre  de  culture  le  plus  généralement  adopté, 
mais  ce  n'est  pas  là  de  la  grande  culture,  à  proprement  parler. 

Il  est  probable  aussi  qu'en  France  une  révolution  du  même  genre 
se  produira,  à  mesure  qu'il  deviendra  possible  de  consacrer  à  la  cul- 
ture un  plus  grand  capital.  Les  petites  exploitations  disparaîtront  là 
où  elles  supposent  la  pauvreté,  et  il  s'en  formera  de  nouvelles  là  où 
elles  indiquent  la  richesse.  En  somme,  l'étendue  moyenne  pourra 
être,  sans  inconvénient,  inférieure  de  beaucoup  à  la  moyenne  an- 
glaise; dans  l'organisation  de  la  culture,  comme  dans  celle  de  la  pro- 
priété, une  transformation  radicale  n'est  pas  à  désirer.  Encore  un 
coup,  là  n'est  pas  la  véritable  question.  Pourquoi  la  culture  et  la 
propriété  sont-elles,  non  pas  précisément  plus  grandes,  mais  plus 
riches  en  Angleterre  qu'en  France?  Yoilà  ce  qu'il  faut  rechercher. 

m. 

Selon  moi,  cette  richesse  agricole  dérive  de  trois  causes  princi- 
pales. Celle  qui  se  présente  la  première,  et  qui  peut  être  considérée 
comme  le  principe  des  deux  autres,  est  le  goût  de  la  portion  la  plus 
opulente  et  la  plus  influente  de  la  nation  pour  la  vie  rurale. 

Ce  goût  ne  date  pas  d'hier;  il  remonte  à  toutes  les  origines  histo- 
riques, et  ne  fait  qu'un  avec  le  caractère  national.  Saxons  et  Nor- 
mands sont  également  enfans  des  forêts.  Avec  le  génie  de  l'indépen- 
dance individuelle,  les  races  barbares  dont  le  mélange  a  formé  la 
nation  anglaise  avaient  toutes  l'instinct  de  la  vie  solitaire.  Les  peu- 
ples latins  suivent  d'autres  idées  et  d'autres  habitudes  :  partout  où 
l'influence  du  génie  romain  s'est  conservée,  en  Italie,  en  Espagne, 
et  jusqu'à  un  certain  point  en  France,  les  villes  l'ont  de  bonne  heure 
emporté  sur  les  campagnes.  Les  campagnes  romaines  avaient  été 
abandonnées  iiux  esclaves;  tout  ce  qui  aspirait  à  quelque  distinction 
affluait  vers  la  ville.  Le  nom  seul  de  campagnard,  mllicus,  était  un 
terme  de  mépris,  et  le  nom  de  la  ville  se  confondait  avec  celui  de 
l'élégance  et  de  la  politesse,  urbanitas.  Dans  les  sociétés  néo-latines, 
ces  préjugés  ont  survécu.  De  nos  jours  encore,  la  campagne  est  pour 
nous,  et  encore  plus  pour  les  Italiens  et  les  Espagnols,  une  sorte 
d'exil.  C'est  à  la  ville  que  tous  veulent  vivre;  c'est  là  que  sont  les 
plaisirs  de  l'esprit,  les  belles  manières,  la  vie  en  commun,  les  moyens 
de  faire  fortune.  Chez  les  peuples  germains,  et  surtout  en  Angleterre, 
ce  sont  les  mœurs  contraires  qui  régnent  :  l'Anglais  est  moins  sociable 
que  le  Français;  il  a  toujours  en  lui  quelque  chose  des  sauvages  dont 
il  est  descendu;  il  répugne  à  s'enfermer  dans  les  murs  des  villes,  et 
le  grand  air  est  son  élément  naturel. 

Quand  les  peuplades  barbares  tombèrent  de  tous  côtés  sur  l'em- 
pire romain,  elles  se  répandirent  dans  les  campagnes,  où  chaque  chef, 


llZlS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

presque  chaque  soldat  essaya  de  se  fortifier  à  part.  C'est  de  cette 
disposition  universelle  que  naquit  le  régime  féodal,  et  il  n'est  pas  de 
pays  qui  ait  reçu  plus  fortement  que  l'Angleterre  l'empreinte  de  ce 
régime.  Le  premier  soin  des  conquérans  fut  de  s'assurer  de  grandes 
étendues  de  terres  où  ils  pussent  vivre  sans  contrainte,  comme  dans 
leurs  forêts  natales,  ajoutant  aux  plaisirs  de  la  chasse  l'abondance 
des  biens  que  donne  la  culture.  Les  rois  barbares  ne  se  distinguaient 
de  leurs  vassaux  que  par  l'étendue  de  leurs  domaines.  Môme  en 
France,  les  rois  des  deux  premières  races  n'étaient  que  de  grands 
propriétaires,  vivant  dans  de  vastes  fermes,  aussi  fiers  du  nombre 
de  leur  bétail  et  de  la  quantité  de  leurs  récoltes  que  de  la  foule  des 
hommes  d'armes  qui  marchaient  à  leur  voix.  Le  plus  grand  de  tous, 
Gharlemagne,  n'a  pas  été  moins  remarquable  comme  administrateur 
de  ses  propriétés  rurales  que  comme  chef  d'un  immense  empire. 

En  Angleterre,  cette  tendance,  commune  à  toutes  les  races  du 
Nord,  se  donna  d'autant  plus  carrière,  que  le  pays  était  moins  peu- 
plé, moins  civilisé,  moins  modifié  par  la  domination  romaine.  Comme 
il  n'y  avait  pas  dépopulations  savantes  et  lettrées  qui  pussent  lutter 
en  faveur  de  la  vie  policée,  comme  les  villes  bretonnes  n'étaient  que 
des  villages  pauvres  qui  n'ofiraient  rien  à  piller,  la  possession  des 
campagnes  fut  seule  enviée.  Ces  peuplades  n'avaient  que  le  sol  pour 
tout  bien,  et  ne  pouvaient  lutter  que  pour  l'usage  du  sol.  «  Non, 
chantaient  les  poètes  cambrions  en  se  réfugiant  dans  les  montagnes 
galloises  contre  les  attaques  des  Saxons,  nous  ne  céderons  jamais  à 
nos  ennemis  les  terres  fertiles  qu'arrose  la  Wye.  »  A  leur  tour,  c'est 
pour  la  défense  de  leurs  terres  que  les  Saxons  combattirent  contre 
les  Normands,  et  le  premier  effet  de  la  grande  conquête  du  xi^  siècle 
fut  le  partage  des  terres  des  vaincus  entre  les  vainqueurs. 

L'importance  exclusive  attachée  par  les  Normands  à  la  propriété 
du  sol  se  révèle  par  ce  monument  extraordinaire  du  génie  des  con- 
quérans, qui  est  resté  unique,  propre  à  l'Angleterre,  et  qui  a  exercé 
une  si  grande  influence  sur  le  développement  ultérieur  de  ce  pays. 
Je  veux  parler  du  relevé  général  des  propriétés  exécuté,  vers  1080, 
par  ordre  de  Guillaume,  et  qui  a  reçu  des  Saxons  dépossédés  le  nom 
de  livre  du  dernier  jugement  [Domesday-Book)  ^  parce  qu'il  consacrait 
définitivement  l'expropriation  à  peu  près  universelle  de  leur  race. 
Ce  livre,  conservé  jusqu'à  nos  jours  à  l'échiquier,  est  devenu  le  point 
de  départ  de  la  propriété  foncière  anglaise;  aujourd'hui  encore  il 
n'y  a  de  propriété  absolue,  véritablement  légale,  que  celle  qui  peut 
remonter  incontestablement  à  cette  souche  commune.  Aucune  nation 
ne  peut  se  vanter  de  posséder  un  cadastre  aussi  ancien,  aussi  détaillé, 
aussi  authentique. 

Quinze  ans  environ  s'étaient  écoulés  depuis  la  bataille  d'Hastings, 
quand  le  Domesday-Book  fut  entrepris.  Les  nouveaux  propriétaires 


l'économie   rurale    en   ANGLETERRE.  llZi9 

s'étaient  depuis  plusieurs  années  établis  sur  leurs  domaines,  et  la 
plupart  d'entre  eux  s'occupaient  déjà  d'agriculture.  Us  élevaient  en 
grand  nombre  des  chevaux  et  du  bétail  ;  muliùm  agriculturœ  deditiis, 
dit  la  vieille  chronique  en  parlant  de  l'un  d'eux,  ac  injumejitorum  et 
pecoruni  muUiiudine  j)lurimùni  delectaius.  Le  travail  ordonné  par  le 
roi  avait  pour  but,  non-seulement  de  recueillir  les  noms  des  posses- 
seurs, mais  de  faire  connaître  avec  détail  le  nombre  des  mesures  de 
terre  ou  hydes^  comme  on  les  appelait  alors,  la  quantité  des  animaux 
domestiques  et  des  charrues,  etc.  L'enquête  dura  six  ans,  et  con- 
stata un  développement  agricole  assez  avancé.  Elle  comprit  tous  les 
pays  véritablement  soumis  à  la  domination  normande,  c'est-à-dire 
l'Angleterre  entière  jusqu'au-delà  d'York.  Les  montagnes  du  Nor- 
thumberland  furent  seules  exceptées. 

Toute  l'histoire  d'Angleterre  au  moyen  âge  est  remplie  des  luttes 
des  barons  pour  s'assurer  la  possession  de  leurs  terres,  contestée  par 
la  couronne.  Une  première  fois,  en  1101,  ils  obtiennent  de  Henri  l" 
un  édit  ainsi  conçu  :  ((  Je  concède  en  don  propre  à  tous  les  chevaliers 
qui  se  défendent  par  le  casque  et  l'épée  la  possession  sans  redevances 
des  terres  cultivées  par  leurs  charrues  seigneuriales,  afm  qu'ils  se 
munissent  d'armes  et  de  chevaux  pour  notre  service  et  la  défense 
du  royaume.  »  Un  siècle  après,  en  1215,  ils  profitent  de  la  faiblesse 
du  roi  Jean  pour  lui  arracher  la  grande  charte,  qui  confnme  leur 
droit  de  propriété  et  leur  donne  le  moyen  de  le  défendre  dans  des 
assemblées  souveraines.  Forcés  de  s'appuyer,  pour  vaincre  la  résis- 
tance des  rois,  sur  la  population  tout  entière,  ils  avaient  dû  stipuler 
en  même  temps  quelques  droits  en  faveur  des  communes,  et  c'est 
ainsi  que  l'origine  de  la  liberté  politique  s'est  confondue  en  Angle- 
terre avec  la  consécration  de  la  propriété  féodale. 

Depuis  le  roi  Jean  jusqu'à  nos  jours,  c'est  toujours  dans  les  cam- 
pagnes que  se  ^trouve  la  nation  véritable,  la  nation  armée  ;  les  villes 
ne  sont  rien.  Les  rois  eux-mêmes,  cédant  à  l'esprit  national,  cher- 
chent moins  qu'ailleurs  à  diminuer  la  puissance  des  seigneurs  féo- 
daux. Quand  Henri  \III  supprime  les  couvens,  il  se  croit  obligé, 
malgré  l'autorité  absolue  dont  il  jouit,  de  distribuer  entre  les  nobles 
une  partie  des  dépouilles  des  moines.  C'est  de  là  que  tirent  leur 
origine  les  immenses  propriétés  de  quelques  maisons.  Quand  sa  fdle 
Elisabeth  voit  les  mêmes  nobles  sortir  de  leurs  châteaux  pour  affluer 
à  sa  cour,  elle  les  engage  elle-même  à  revenir  dans  leurs  terres,  où 
ils  auront  plus  d'importance  :  «  Voyez,  leur  dit-elle,  ces  vaisseaux 
accumulés  dans  le  port  de  Londres;  ils  y  sont  sans  majesté,  sans 
utilité,  les  voiles  abattues  et  les  flancs  vides,  confondus  et  pressés 
les  uns  contre  les  autres;  supposez  qu'ils  enflent  leurs  voiles  pour 
se  disperser  sur  l'immensité  des  mers,  chacun  d'eux  sera  libre, 
puissant  et  superbe.  »  Comparaison  pittoresque  et  vraie,  mais  que 


1150  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

Henri  IV,  contemporain  d'Elisabeth,  et  son  petit-fils  Louis  XIV  n'au- 
raient jamais  faite. 

Dans  les  révolutions  du  xvii'=  siècle  et  les  agitations  politiques 
du  xviii^,  la  noblesse  de  campagne  ne  cesse  pas  de  tenir  la  tête; 
c'est  elle  qui  fait  l'établissement  de  1688,  qui  maintient  la  maison 
de  Hanovre  sur  le  trône,  qui  soutient  la  lutte  contre  la  révolution 
française;  c'est  elle  qui  forme  à  peu  près  à  elle  seule  les  deux  cham- 
bres du  parlement,  jusqu'au  moment  où  le  bill  de  réforme  donne  une 
plus  large  place  aux  représentans  des  villes,  devenues  riches  et  po- 
puleuses; c'est  encore  elle  qui,  dans  ce  moment  même,  travaille  avec 
énergie  à  maintenir  sa  suprématie  menacée,  et  tient  en  échec  les 
nouveaux  réformateurs.  Tous  les  grands  et  glorieux  souvenirs  de 
l'histoire  nationale  se  rattachent  à  cette  classe.  De  là  le  respect  sécu- 
laire dont  elle  jouit;  non-seulement  la  vie  rurale  est  recherchée  pour 
elle-même,  pour  la  liberté,  l'aisance,  l'activité  paisible,  le  bonheur 
domestique,  ces  biens  si  chers  aux  Anglais,  mais  elle  donne  encore 
la  considération,  l'influence,  le  pouvoir,  tout  ce  que  désirent  les 
hommes  quand  leurs  premiers  besoins  sont  satisfaits. 

A  la  possession  des  propriétés  rurales  se  rattachent  certains  pri- 
vilèges. Le  plus  riche  propriétaire  d'un  comté  est  en  général  lord- 
lieutenant,  titre  plus  honorifique  qu'utile,  mais  qui  donne  à  qui- 
conque en  est  revêtu  un  reflet  de  l'éclat  paisible  et  incontesté  de  la 
royauté  anglaise.  Les  plus  riches  après  le  lord-lieutenant  sont  juges 
de  paix,  c'est-à-dire  les  premiers  et  presque  les  seuls  magistrats 
administratifs  et  judiciaires,  les  représentans  de  l'autorité  publique. 
En  France,  les  fonctionnaires  sont  presque  tous  étrangers  au  dépar- 
tement qu'ils  administrent,  ils  ne  tiennent  par  aucun  lien  aux  intérêts 
locaux.  En  Angleterre,  ce  sont  les  propriétaires  eux-mêmes  qui  sont 
fonctionnaires  dans  leur  pays,  et  quoique  la,  couronne  les  nomme  en 
apparence,  ils  sont  fonctionnaires  par  ce  seul  fait  qu'ils  sont  proprié- 
taires. 11  n'y  a  peut-être  pas  d'exemple  qu'une  commission  déjuge  de 
paix  ait  été  refusée  à  un  propriétaire  riche  et  considéré. 

On  comprend  quelle  importance  une  pareille  organisation  donne  à 
la  résidence.  En  France,  quand  un  propriétaire  a  l'ambition  de  jouer 
un  rôle,  il  faut  qu'il  quitte  sa  terre  et  son  manoir;  en  Angleterre,  il 
faut  qu'il  y  reste.  Aussi,  dans  ce  pays  de  commerce  et  d'industrie, 
tout  tend  vers  la  propriété  rurale;  quiconque  a  fait  fortune  achète 
une  terre;  quiconque  travaille  à  s'enrichir  n'aspire  qu'à  suivre  un 
jour  le  même  chemin.  Le  préjugé  va  si  loin  sous  ce  rapport,  que, 
quand  on  a  eu  le  malheur  de  naître  à  la  ville,  on  le  cache  tant  qu'on 
peut;  tout  le  monde  veut  être  né  à  la  campagne,  parce  que  la  vie  de 
campagne  est  la  marque  d'une  origine  aristocratique,  et  quand  on  n'y 
est  pas  né,  on  veut  au  moins  y  mourir,  pour  transmettre  à  ses  en- 
fans  le  noble  baptême.  Lisez  la  liste  des  membres  de  la  chambre  des 


l'ÉCONOI»IE   rurale    en   ANGLETERRE.  1151 

lords  dans  les  publications  officielles  :  ce  n'est  jamais  leur  adresse  à 
Londres  qui  suit  l'indication  de  leur  nom,  c'est  leur  résidence  à  la 
campagne.  Le  duc  de  Norfolk  est  porté  comme  résidant  à  Arundel- 
Castle,  dans  le  comté  de  Sussex;  le  duc  de  Devonshire,  à  Chatsworth- 
Palace,  dans  le  comté  de  Derby;  le  duc  de  Portland,  à  Welbeck- 
Abbey,  dans  le  comté  de  Nottingham,  et  ainsi  de  suite.  Chaque 
Anglais  connaît  au  moins  le  nom  de  ces  habitations  seigneuriales 
aussi  illustres  que  les  noms  mêmes  des  grandes  familles  qui  les  pos- 
sèdent. Outre  la  magnificence  qu'y  déploient  leurs  propriétaires, 
quelques-unes  d'entre  elles  ont  une  origine  qui  se  lie  à  la  gloire  na- 
tionale. Le  nom  du  duc  de  Marlborough  est  inséparable  de  celui  de 
Blenheim,  magnifique  château  donné  par  l'Angleterre  au  vainqueur 
de  Louis  XIV,  et  une  même  origine  associe  le  manoir  de  Strathfield- 
saye  au  souvenir  des  victoires  du  duc  de  Wellington. 

Il  en  est  des  membres  des  communes  comme  des  lords.  Quiconque 
possède  une  habitation  rurale  ne  manque  pas  de  l'indiquer  comme 
sa  résidence  habituelle.  Personne  n'ignorait,  par  exemple,  le  nom  de 
la  maison  de  campagne  de  sir  Robert  Peel,  —  Drayton-Manor.  L'ap- 
parence est  ici  parfaitement  d'accord  avec  la  réalité.  Les  membres 
des  deux  chambres  n'ont  guère  à  Londres  qu'un  pied  à  terre,  où  ils 
ne  viennent  que  pour  la  saison  du  parlement.  Ils  passent  le  reste  de 
leur  temps  à  la  campagne  ou  en  voyage.  C'est  pour  la  campagne  que 
chacun  réserve  son  luxe;  c'est  là  surtout  qu'on  se  visite,  qu'on  se 
donne  des  fêtes,  des  rendez-vous  de  plaisir. 

La  littérature  nationale,  expression  des  mœurs  et  des  habitudes, 
porte  partout  les  traces  de  ce  trait  distinctif  du  génie  anglais.  L'An- 
gleterre est  le  pays  de  la  poésie  descriptive,  presque  tous  ses  poètes 
ont  vécu  aux  champs  et  ont  chanté  les  champs.  Même  au  temps  où 
la  poésie  anglaise  essayait  de  se  modeler  sur  la  nôtre.  Pope  célébrait 
la  forêt  de  Windsor  et  écrivait  des  pastorales;  si  son  style  était  peu 
rural,  ses  sujets  l'étaient.  Avant  lui,  Spencer  et  Shakspeare  avaient 
eu  des  élans  admirables  de  poésie  champêtre;  le  chant  de  l'alouette 
et  du  rossignol  retentit  encore,  après  des  siècles,  dans  les  ravissans 
adieux  de  Juliette  à  Roméo.  Milton,  le  sectaire  Milton,  a  consacré 
ses  plus  beaux  vers  à  la  peinture  du  premier  jardin,  et  au  milieu  des 
révolutions  et  des  affaires,  ses  rêves  le  portaient  vers  la  campagne 
idéale  du  Paradis  perdu.  Mais  c'est  surtout  après  la  révolution  de 
1688,  quand  l'Angleterre,  devenue  libre,  peut  être  tout  à  fait  elle- 
même,  que  l'amour  de  la  vie  rurale  pénètre  profondément  tous  ses 
écrivains.  Alors  paraissent  Gray  et  Thompson.  Le  premier  dans  ses 
élégies  célèbres  et  entre  autres  dans  le  Cimetière  de  Campagne,  le 
second  dans  son  poème  des  Saisons,  font  résonner  avec  délices  cette 
corde  favorite  de  la  lyre  britannique.  Les  Saisons  abondent  en  descrip- 
tions admirables;  il  suffit  de  citer  la  fenaison,  la  moisson,  la  tonte  des 


1152  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

moutons,  qui  était  déjà  une  grande  affaire  pour  l'Angleterre  au  temps 
de  Thompson,  et  parmi  les  plaisirs  de  la  campagne  la  pêche  de  la 
truite.  Les  membres  actuels  du  club  des  pêcheurs  peuvent  trouver 
dans  ce  petit  tableau  de  genre  tous  les  détails  de  leur  art  chéri.  Par- 
tout on  sent  l'impression  vive  et  spontanée,  l'enthousiasme  réel  et 
profond  pour  les  beautés  de  la  nature  et  les  joies  du  travail.  Thomp- 
son y  joint  cette  douce  exaltation  religieuse  qui  accompagne  presque 
toujours  la  vie  solitaire  et  laborieuse  en  présence  du  prodige  éternel 
de  la  végétation.  Son  poème  tout  entier  en  est  imprégné,  surtout  dans 
cette  éloquente  conclusion  où  il  assimile  le  réveil  de  l'âme  humaine 
après  la  mort  au  réveil  de  la  nature  après  l'hiver. 

Thompson  chantait  ainsi  les  charmes  et  les  vertus  de  la  vie  cham- 
pêtre vers  1730,  c'est-à-dire  au  moment  où  la  désertion  des  cam- 
pagnes avait  atteint  en  France  ses  dernières  limites.  Les  grands  sei- 
gneurs, attirés  à  la  cour  par  Richelieu  et  Louis  XIV,  avaient  fini  de 
perdre  dans  les  orgies  de  la  régence  tout  souvenir  des  terres  pater- 
nelles. L'agriculture,  exténuée  par  les  exigences  insensées  du  luxe  de 
Versailles,  perdait  peu  à  peu  toute  âme  et  toute  vie,  et  la  littérature 
française,  occupée  d'autre  chose,  n'avait  encore  consacré  aux  culti- 
vateurs que  cette  terrible  page  de  La  Bruyère  qui  restera  comme  un 
cri  de  remords  du  grand  siècle  :  ((  On  voit  certains  animaux  farouches, 
des  mâles  et  des  femelles,  répandus  par  la  campagne,  noirs,  livides 
et  tout  brûlés  du  soleil,  attachés  à  la  terre  qu'ils  fouillent  et  qu'ils 
remuent  avec  une  opiniâtreté  invincible;  ils  ont  comme  une  voix  arti- 
culée, et,  quand  ils  se  lèvent  sur  leurs  pieds,  ils  montrent  une  face 
humaine,  et  en  effet  ils  sont  des  hommes.  Ils  se  retirent  la  nuit  dans 
des  tanières  où  ils  vivent  de  pain  noir,  d'eau  et.de  racines;  ils  épar- 
gnent aux  autres  hommes  la  peine  de  semer,  de  labourer  et  de  re- 
cueillir pour  vivre,  et  méritent  ainsi  de  ne  pas  manquer  de  ce  pain 
qu'ils  ont  semé.  » 

On  a  dit  avec  raison  que,  dans  la  Henriade,  qui  parut  vers  le 
même  temps  que  les  Saisons,  il  n'y  avait  même  pas  d'herbe  pour  les 
chevaux.  Cet  oubli  complet  de  la  nature  physique  s'est  maintenu  jus- 
qu'au moment  où  l'imitation  des  idées  anglaises  fit  irruption  de  toutes 
parts  dans  la  littérature  et  dans  la  société,  c'est-à-dire  jusqu'aux 
vingt-cinq  années  qui  précédèrent  la  révolution  de  1789. 

Les  romans  anglais  du  xv!!!**  siècle  touchent  tous  par  quelque  côté 
à  la  vie  rurale.  Pendant  que  la  France  en  était  aux  contes  de  Vol- 
taire et  aux  romans  de  Crébillon  fils,  l'Angleterre  lisait  le  Vicaii-e  de 
WakefieJd,  Tom  Jones  et  Clarisse,  u  Le  héros  de  cette  histoire,  disait 
Goldsmith  lui-même  de  M.  Primrose,  réunit  en  lui  les  trois  caractères 
les  plus  respectables  de  la  société  :  il  est  prêtre,  agriculteur  et  père 
de  famille.  »  Cette  phrase  résume  tout  un  ordre  d'idées  particulier  à 
l'Angleterre  protestante  et  agricole.  Le  roman  tout  entier  n'en  est  que 


l'économie    rurale    en    ANGLETERRE.  1153 

le  commentaire;  c'est  le  tableau  d'un  intérieur  de  famille  au  fond  d'un 
pauvre  presbytère  de  campagne.  Le  ministre  protestant,  ayant  une 
femme  et  des  enfans,  a  d'autres  devoirs  que  le  prêtre  catholique;  il 
faut  qu'il  fasse  vivre  les  siens,  et  cette  nécessité  le  force  à  mêler 
quelques  travaux  temporels  à  ses  occupations  spirituelles.  La  ferme 
que  M.  Primrose  a  louée  n'est  pas  bien  grande,  elle  n'a  que  vingt  acres 
ou  huit  hectares;  mais  elle  suffit  à  son  ambition.  Il  la  cultive  avec 
amour  et  avec  fruit,  aidé  de  son  fds  Moïse,  pendant  que  sa  femme, 
qui  n'a  j^as  sa  pareille  pour  le  vin  de  groseilles,  pi'épare  le  modeste 
repas  du  ménage.  Le  dimanche,  quand  le  temps  est  beau,  la  famille 
va  s'asseoir,  après  l'office  divin,  sur  un  banc  ombragé  d'aubépine  et 
de  chèvrefeuille;  on  met  la  nappe  sur  un  tas  de  foin,  et  on  dîne  gaie- 
ment en  plein  air,  pendant  que  deux  merles  se  répondent  en  chantant 
d'une  haie  à  l'autre,  et  que  le  rouge-gorge  familier  vient  becqueter 
des  miettes  de  pain  dans  les  belles  mains  des  fdles  du  vicaire.  C'est 
au  milieu  d'une  de  ces  scènes  heureuses  que  vient  tomber  le  cerf 
poursuivi  par  les  chiens,  et  qu'apparaît  sur  son  cheval  de  chasse  le 
gentilhomme  du  manoir  voisin. 

Les  héros  des  autres  romans  vivent  tous  à  la  campagne.  M.  Wes- 
tern, entre  autres,  est  le  type  du  squire,  grand  chasseur  et  grand 
buveur,  tel  que  toutes  les  traditions  nous  l'ont  conservé.  A  mesure 
qu'on  se  rapproche  de  notre  temps,  l'amour  de  la  nature  champêtre 
devient  de  plus  en  plus  un  lieu  commun.  Tous  les  arts  s'en  emparent. 
Les  poètes  ne  chantent  plus  que  les  beautés  du  paysage  anglais;  les 
peintres  ne  représentent  que  des  intérieurs  de  ferme.  Une  école  spé- 
ciale, celle  des  lacs,  s'inspire  des  scènes  les  plus  agrestes.  Plus  la 
guerre  déploie  ses  fureurs  sur  le  continent,  plus  l'imagination  natio- 
nale aime  à  se  transporter,  par  un  de  ces  contrastes  naturels  à 
l'homme,  dans  le  calme  et  la  sécurité  de  la  vie  rurale.  C'est  surtout 
quand  les  révolutions  balaient  le  monde  que  l'âme  cherche  à  respirer 
la  fraîcheur  de  l'éternelle  idylle.  L'Angleterre  savoure  à  longs  traits  ce 
bonheur;  un  même  sentiment  de  protestation  et  de  salut  la  ramène 
vers  les  idées  conservatrices  et  vers  les  habitudes  agricoles. 

Écoutez,  entre  autres,  les  vers  de  Coleridge,  qui  expriment  si  bien 
cette  félicité  nationale,  défendue  par  l'Océan  : 

G  Albion!  o  my  native  isle!  etc. 

Fille  des  mers,  dans  tes  riches  vallons, 

Un  doux  soleil  éclaire  tes  gazons; 

Sur  tes  coteaux  aux  peutes  ondulées 

L'écho  ne  dit  que  la  voix  des  troupeaux; 

Tout  rit  et  dort,  tes  monts  et  tes  vallées , 

Sous  le  rempart  des  rochers  et  des  eaux  ; 
Et  l'immense  Océan,  dans  son  fracas  sauvage , 
Ne  parle  que  de  paix  à  ton  calme  rivage. 

TOME    I.  74 


11 54  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

Un  homme  d'esprit  disait  en  parcourant  l'Angleterre  il  y  a  qua- 
rante ans  :  ((  Je  ne  conseille  pas  aux  chaumières  de  s'insurger  ici 
contre  les  châteaux,  elles  seraient  bien  vite  écrasées,  car  les  châteaux 
sont  vingt  contre  un.»  Il  le  dirait  bien  plus  encore  aujourd'hui,  car 
le  nombre  des  habitations  aisées  s'est  toujours  accru.  Le  même  obser- 
vateur remarquait  qu'en  Angleterre  a  on  balaie  les  pauvres  comme 
des  ordures,  pour  les  mettre  en  tas  dans  un  coin.  »  Ce  mot,  d'un  pit- 
toresque brutal,  mais  vrai ,  peint  parfaitement  l'aspect  des  campa- 
gnes anglaises,  où  la  pauvreté  ne  paraît  à  peu  près  nulle  part.  On  l'a 
balayée  vers  la  ville,  qui  est  le  coin  où  on  la  dépose.  Comme  on  soigne 
partout  ailleurs  les  beaux  quartiers  des  grandes  cités,  ainsi  on  soigne 
la  campagne  en  Angleterre;  on  la  nettoie  de  tout  ce  qui  peut  blesser 
l'œil  et  l'âme,  on  ne  veut  y  trouver  que  des  tableaux  de  paix  et  de 
contentement. 

Quand  on  voyage  dans  l'intérieur,  on  est  frappé  à  chaque  pas  de 
ce  contraste  entre  la  ville  et  la  campagne,  si  opposé  à  celui  que  pré- 
sentent la  France  et  le  continent  en  général.  Les  plus  grandes  villes, 
comme  Birmingham,  Manchester,  Shefîield  ou  Leeds,  ne  sont  habi- 
tées que  par  des  ouvriers  et  des  comraerçans  ;  leurs  immenses  quar- 
tiers ont  pour  la  plupart  un  aspect  pauvre  et  triste.  Peu  ou  point  de 
monumens,  peu  ou  point  de  luxe;  on  n'entend  que  le  bruit  des  mé- 
tiers, on  ne  voit  que  des  gens  affairés.  L'étranger  comme  l'habitant 
a  hâte  de  sortir  de  cette  fumée  et  de  cette  boue,  pour  respirer  au 
dehors  un  air  plus  pur  et  pour  échapper  au  spectacle  de  ce  travail 
incessant  qui  ne  conjure  pas  toujours  la  misère.  Même  à  Londres, 
on  cherche  plus  à  travailler  qu'à  jouir,  et  c'est  ce  qui  dépayse  si 
fort  nos  bons  Parisiens  quand,  ils  y  vont  :  ils  n'y  retrouvent  plus  leurs 
habitudes. 

Je  n'ai  jamais  si  bien  senti  cette  différence  qu'un  jour  où  je  quit- 
tai Ghatsworth  pour  me  rendre  à  Sheffield.  Chatsworth  est  la  plus 
belle  de  ces  fastueuses  résidences  où  les  chefs  de  l'aristocratie  an- 
glaise déploient  un  luxe  de  roi.  Un  parc  immense,  de  plusieurs 
lieues  de  tour,  tout  peuplé  de  cerfs,  de  daims,  de  moutons  et  de 
vaches  qui  paissent  pêle-mêle,  entoure  de  ses  pelouses  et  de  ses  om- 
brages un  palais  magnifique.  Des  eaux  jaillissantes,  des  cascades 
artificielles,  des  bassins  ornés  de  statues,  qui  rivalisent  avec  les  dé- 
corations célèbres  de  Versailles  et  de  Saint-Cloud;  une  serre  immense 
en  fer  et  en  verre,  qui  a  servi  de  modèle  pour  le  palais  de  l'exposi- 
tion universelle,  et  où  les  arbres  des  tropiques  forment  une  haute 
forêt;  un  village  entier  construit  par  le  maître  pour  loger  ses  ouvriers, 
et  composé  d'élégans  cottages  pittoresquement  groupés;  une  véri- 
table rivière,  la  Derwent,  traversant  le  parc  avec  dés  contours  gra- 
cieux qu'on  dirait  dessinés  par  l'art,  et  autour.de  ce  tableau  déjà  si 


l'économie    RURAI.E    EN    ANGLETERRE.  1155 

grand,  les  montagnes  du  Derbyshire,  formant  comme  à  souhait  une 
ceinture  de  merveilleux  horizons:— tout  dans  ce  lieu  respire  le  loisir 
opulent  et  la  puissance  satisfaite.  Vous  franchissez  le  faîte  aride  qui 
vous  sépare  du  comté  d'York,  et  vous  arrivez  à  la  ville  voisine;  tout 
change  :  ce  ne  sont  que  fourneaux  allumés,  marteaux  frappant  sur 
l'enclume,  cheminées  vomissant  des  flots  épais  ;  un  peuple  de  forge- 
rons noirs  et  ruisselans  s'agitent  comme  des  spectres  au  milieu  de 
ces  flammes;  on  dirait  l'enfer  à  la  porte  du  paradis. 

Ce  que  le  château  du  duc  de  Devonshire  est  en  grand,  toutes  les 
résidences  des  gentilshommes  campagnards  le  sont  en  petit.  Il  n'est 
pas  de  propriétaire  un  peu  aisé  qui  ne  veuille  avoir  son  parc;  le  parc, 
diminutif  de  l'ancienne  forèt^  est  le  signe  de  la  possession  féodale, 
l'accessoire  obligé  de  l'habitation.  Le  nombre  des  parcs  est  énorme  en 
Angleterre,  depuis  ceux  qui  embrassent  plusieurs  milliers  d'hectares 
jusqu'à  ceux  qui  n'en  comprennent  que  quelques-uns.  Les  plus  grands, 
les  plus  anciens,  ceux  qui  méritent  seuls  légalement  le  nom  de^arc.9, 
sont  marqués  sur  toutes  les  cartes.  Dans  ces  enceintes  closes,  même 
les  plus  modestes,  on  entretient  du  gibier  de  toute  espèce,  on  nour- 
rit des  animaux  au  pâturage.  De  sa  fenêtre  et  de  son  perron,  l'heu- 
reux propriétaire  a  sous  les  yeux  une  scène  pastorale;  il  peut,  quand 
il  lui  plaît,  galoper  dans  ses  allées  ou  se  donner  le  plaisir  de  la  chasse 
à  quelques  pas  de  son  manoir.  C'est  là  qu'il  aime  à  vivre  avec  sa 
famille,  loin  des  agitations  vulgaires,  imitant  l'existence  du  grand 
seigneur,  comme  le  fermier  imite  à  son  tour  celle  du  gentilhomme. 

On  connaît  la  passion  des  Anglais  pour  les  exercices  qui  s'allient 
naturellement  à  la  vie  rurale,  et  qu'on  appelle  le  s'port^  l'élégance 
suprême.  Ceux  des  country  gentlemen  qui  ne  peuvent  pas  avoir  de 
meute  à  eux  se  réunissent  pour  en  entretenir  une  par  souscription. 
Le  jour  où  doit  avoir  lieu  la  chasse  à  courre  est  indiqué  d'avance 
dans  les  journaux;  les  souscripteurs  arrivent  à  cheval  au  rendez-vous. 
A  des  époques  précises  de  l'année,  la  mode  appelle  sur  certains 
points  de  l'Angleterre  ou  de  l'Ecosse  des  milliers  de  chasseurs  en 
habit  rouge  qui  courent  de  véritables  dangers  pour  se  livrer  à  cet 
amusement.  Tantôt  c'est  le  renard  qu'on  va  poursuivre  à  Melton- 
Mowbray,  dans  le  comté  de  Leicester;  tantôt  ce  sont  les  grouses  qu'on 
va  chercher  sur  les  sommets  les  plus  inaccessibles  des  highlands. 
Toute  l'Angleterre  s'en  occupe;  les  journaux  insèrent  les  noms  des 
plus  adroits  tireurs  et  des  plus  habiles  cavaliers,  ainsi  que  le  nombre 
des  pièces  tuées.  Quand  vient  le  temps  des  grandes  chasses,  le  par- 
lement vaque.  Les  femmes  elles-mêmes  préfèrent  ces  plaisirs  à  tous 
les  autres;  donnez  à  une  jeune  fdle  anglaise  le  choix  entre  une  pro- 
menade à  cheval  et  une  soirée  au  bal,  son  choix  ne  sera  pas  douteux; 
elle  aussi  aime  à  franchir  les  haies  et  à  courir  comme  le  vent. 

Quand  on  a  le  malheur  de  n'avoir  pas  de  campagne  à  soi,  on  veut 


1156  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

au  moins  en  avoir  l'apparence.  Toutes  les  villes  ont  des  parcs  publics, 
qui  sont  tout  simplement  de  grandes  prairies  avec  de  beaux  arbres. 
On  voit  à  Londres  des  vaches  et  des  moutons  pâturer  librement  sur 
les  pelouses  de  Green-Park  et  de  Hyde-Park,  au  bruit  incessant  des 
voitures  qui  roulent  dans  Piccadilly.  Celui  que  ses  aflaires  entraî- 
nent sans  relâche  peut  au  moins  apercevoir  en  passant  un  coin  de 
l'Éden.  Chacun  cherche  à  se  loger  le  plus  loin  possible  du  centre  de 
la  ville,  pour  être  plus  près  des  champs.  L'été,  on  s'échappe  dès 
qu'on  peut  pour  visiter  un  ami  dans  sa  ferme  ou  pour  passer  quel- 
ques jours  en  voyage  dans  une  contrée  renommée  pour  ses  beautés 
naturelles.  Tous  les  sites  un  peu  pittoresques  du  pays  sont  parcounis 
tous  les  ans  par  une  foule  qui  en  jouit  avec  cette  joie  sereine  et  silen- 
cieuse particulière  aux  Anglais.  Le  grand  bonheur  est  d'aller  jusqu'en 
Ecosse,  pour  respirer  à  l'aise  la  senteur  des  bruyères  et  rêver  de  la 
vie  vagabonde  des  caterans  de  Walter  Scott. 

Les  monarques  anglais  donnent  les  premiers  l'exemple  de  cette 
prédilection  universelle;  ils  n'habitent  la  ville  que  lorsqu'ils  ne  peu- 
vent pas  faire  autrement.  Ce  qui  ne  fut  qu'un  jeu  gracieux  et  court 
pour  Louis  X¥I  et  Marie-Antoinette,  dans  la  ferme  artificielle  de 
Ti  ianon ,  est  une  douce  réalité  pour  la  reine  Victoria  et  le  prince  Albert. 
Le  prince  dirige  à  Windsor  une  vraie  ferme  où  naît  et  s'engraisse  le 
plus  beau  bétail  des  trois  royaumes.  Ses  produits  gagnent  ordinaire- 
ment les  premiers  prix  dans  les  concours.  A  Osborne,  qù  elle  passe 
la  plus  grande  partie  de  l'année,  la  reine  surveille  elle-même  une 
basse-cour  dont  elle  est  fière,  et  tous  les  journaux  ont  annoncé  der- 
nièrement qu'elle  venait  de  découvrir  un  remède  à  la  maladie  des 
dindonneaux  quand  ils  prennent  le  rouge.  Ce  qui  chez  nous  prêterait 
au  ridicule  est  pris  très  au  sérieux  par  nos  voisins,  et  ils  ont  cent 
fois  raison.  Heureuse  et  sage  entre  toutes  la  nation  qui  aime  à  voir 
ses  princes  se  livrer  à  ces  utiles  délassemens! 

On  devine  sans  peine  ce  que  peut  avoir  d'effets  pour  la  ri- 
chesse des  campagnes  ce  séjour  habituel  des  premières  familles  du 
pays.  Tandis  qu'en  France  le  travail  des  champs  sert  à  payer  le  luxe 
des  villes,  en  Angleterre  le  travail  des  villes  sert  à  payer  le  luxe  des 
champs.  Là  se  dépensent  presque  tous  les  trésors  que  le  plus  in- 
dustrieux des  peuples  sait  produire.  11  en  revient  une  bonne  partie 
à  la  culture.  Plus  le  propriétaire  touche  de  près  sa  terre,  plus  il  est 
disposé  à  l'entretenir  en  bon  état.  L'amour-propre,  ce  grand  sti- 
mulant, est  sans  cesse  en  jeu.  On  ne  veut  pas  montrer  à  ses  voi- 
sins des  bâtimens  en  ruines,  des  chemins  impraticables,  des  attelages 
défectueux,  des  animaux  chétifs,  des  champs  négligés;  on  met  son 
orgueil  à  des  dépenses  productives,  comme  ailleurs  à  des  dépenses 
frivoles,  par  la  contagiou  de  l'exemple.  On  a  une  terre  bien  tenue, 
comme  à  Paris  un  bel  hôtel  et  un  riche  mobilier. 


l'économie   rurale    en   ANGLETERRE.  1157 

L'impôt  lui-même,  qui  est  en  France  une  machine  à  épuisement 
pour  les  campagnes,  n'a  pas  du  tout  en  Angleterre  le  même  carac- 
tère. Tout  l'impôt  direct  se  dépense  sur  les  lieux  mêmes  où  il  est 
payé.  La  taxe  des  pauvres,  la  dîme  de  l'église,  sont  à  peine  sorties 
des  mains  du  cultivateur,  qu'elles  y  rentrent  par  l'achat  de  ses  den- 
rées. Les  autres  taxes  servent  uniquement  à  des  travaux  d'intérêt 
local.  La  moitié  des  impôts  indirects  étant  absorbée  par  le  paiement 
de  la  dette  publique,  qui  appartient  en  grande  partie  aux  proprié- 
taires du  sol,  il  en  revient  encore  beaucoup  à  la  vie  rurale.  Quand 
un  tiers  au  moins  du  budget  français  se  condense  à  Paris  et  un  autre 
tiers  dans  les  grandes  villes  de  province,  les  trois  quarts  des  dépenses 
publiques  se  répandent  en  Angleterre  sur  les  campagnes  et  contri- 
buent, avec  les  revenus  des  propriétaires  et  fermiers,  à  y  répandre 
l'abondance  et  la  vie. 

Nous  sommes,  hélas  !  bien  loin  de  ces  mœurs  ;  espérons  que  nous 
nous  en  rapprocherons  peu  à  peu.  Depuis  quelques  années,  tout 
semble  y  conspirer.  L'encombrement  de  la  classe  aisée  dans  les 
villes,  l'incertitude  des  carrières  qu'on  venait  y  chercher,  l'air  fié- 
vreux qu'on  y  respire,  tendent  à  rejeter  vers  la  vie  rurale  les  ambi- 
tions déçues  et  les  imaginations  lassées.  Quiconque  a  de  quoi  vivre 
honorablement  à  la  campagne  est  bien  près  de  comprendre  que  le  plus 
sûr,  comme  le  plus  digne,  est  d'y  rester,  et  ceux  qui  ne  le  compreur 
nent  pas  encore  sont  bien  près  d'y  être  contraints  par  la  difficulté 
toujours  croissante  de  trouver  à  la  ville  un  débouché.  Une  circon- 
stance nouvelle  vient  d'ailleurs  changer  complètement  les  conditions 
de  la  vie  champêtre;  le  perfectionnement  continu  des  communica- 
tions, et  surtout  l'extension  des  chemins  de  fer,  en  rapprochant  les 
distances  les  pfus  éloignées,  font  que  le  séjour  habituel  des  champs 
devient  conciliable  avec  les  plaisirs  de  la  société,  l'importance  poli- 
tique, la  culture  de  l'esprit  et  tous  les  agrémens  de  la  civilisation. 
Là  est  le  principe  d'une  révolution  salutaire  pour  nos  campagnes 
délaissées.  Nous  ne  serons  probablement  jamais  aussi  ruraux  que 
les  Anglais,  nos  villes  ne  deviendront  jamais  autant  que  les  leurs 
de  simples  ateliers  de  commerce  et  d'industrie;  mais,  pourvu  qu'une 
portion  toujours  plus  grande  de  la  société  aisée  vienne  repeupler  nos 
manoirs  déserts,  ce  sera  toujours  un  bienfait. 

Quant  à  l'impôt,  il  ne  sera  pas  moins  difficile  de  détourner  le  cou- 
rant qui  le  porte  vers  Paris  et  les  grandes  villes;  mais,  si  quelque 
chose  peut  atténuer  cette  perpétuelle  aspiration,  c'est  la  résidence  à 
la  campagne  des  propriétaires  influens,  qui  défendraient  un  peu  plus 
leurs  intérêts,  s'ils  les  voyaient  habituellement  de  plus  près. 

Léonce  de  Lavergne. 


ADELINE  PROTAT 


TROISIÈME    PARTIE.* 


I.  —  lesfinessesd'adeline. 

Pareil  à  ce  conscrit  bravement  parti  pour  la  bataille,  et  qui,  revenu 
sain  et  sauf  d'une  chaude  affaire,  se  laissait  choir  en  défaillance  en 
voyant  tomber  les  balles  restées  dang  son  habit,  l'apprenti-  du  sabo- 
tier avait  laissé  voir  une  grande  terreur,  lorsque,  revenu  à  lui,  il  avait 
compris  à  quel  sérieux  danger  on  venait  de  l'arracher.  En  rouvrant 
les  yeux  pour  la  première  fois.  Zéphyr  avait  aperçu  penché  sur  lui 
le  bonhomme  Protat,  épiant  avec  angoisse  un  souffle,  un  mouvement, 
un  regard,  qui  vinssent  le  rassurer  sur  le  sort  de  son  apprenti.  Le 
jeune  garçon  pensa  que  c'était  son  maître  qui  l'avait  été  chercher  au 
fond  de  la  rivière.  Il  voulut  d'abord  remercier  Protat,  et  regarda  avec 
une  hésitation  embarrassée  celui  qu'il  croyait  être  son  sauveur.  Puis, 
ne  sachant  que  dire  sans  doute,  il  enlaça  le  bonhomme  par  le  cou  et 
l'étreignit  avec  une  fureur  d'embrassement  qui  en  disait  plus  long  que 
les  plus  belles  protestations.  Protat  fut  touché  par  ce  sauvage  élan, 
qui  trouvait  la  parole  impuissante  pour  traduire  le  sentiment  qui 
l'inspirait.  Lui  aussi  voulait  parler,  mais  sa  langue  était  embarrassée. 
Il  semblait  craindre  à  la  fois  de  dire  trop  ou  de  n'en  pas  dire  assez. 
Il  ne  se  sentait  pas  la  conscience  bien  nette  de  cette  tentative  de 
suicide.  La  voix  intérieure  qui  ne  parle  aux  hommes  que  dans  les 
circonstances  solennelles,  et  qui  leur  parle  impérieusement  alors,  lui 
demandait  tout  bas  s'il  avait  bien  réellement  accompli  le  vœu  fait 

(1)  Voyez  les  livraisons  du  15  février  et  du  l^^  mars. 


ADELINE    PROTAT.  1159 

un  jour  au  pied  de  l'autel,  et  si,  en  adoptant  un  orphelin  pour  con- 
jurer le  danger  qui  menaçait  sa  fille,  il  n'avait  pas,  une  fois  le  dan- 
ger conjuré,  méconnu  le  caractère  de  cette  adoption,  en  habituant 
l'enfant  qu'il  avait  recueilli  à  ne  voir  en  lui  qu'un  maître,  alors  que 
le  besoin  d'affection,  plus  fort  chez  cet  enfant  que  le  sentiment  de  la 
reconnaissance,  le  poussait  à  souhaiter  un  père.  Cette  pensée,  qui 
traversa  brièvement  l'esprit  du  sabotier,  eut  un  contre-coup  dans 
son  cœur.  En  tenant  dans  ses  bras  l'apprenti,  dont  le  visage  portait 
encore  les  traces  des  contractions  causées  par  l'asphyxie,  Protat 
éprouva  aussi  une  terreur  rétrospective.  Il  songea  que  Zéphyr  au- 
rait pu  ne  point  échapper  au  trépas,  et  il  vit  passer  devant  lui 
comme  le  fantôme  d'un  remords  qui  s'enfuyait  sans  doute,  chassé 
par  le  souffle  plus  régulier  que  le  retour  de  la  vie  ramenait  aux 
lèvres  de  l'apprenti.  En  écoutant  battre  dans  le  cœur  du  jeune  gar- 
çon cette  reconnaissance  dont  il  doutait  encore  le  matin,  et  qui  ne 
s'était  dissimulée  que  parce  qu'il  en  avait  comprimé  les  élans,  au 
lieu  de  les  attirer,  Protat  se  sentit  soudainement  émouvoir  par  un 
tressaillement  de  paternité.  11  appuya  la  tête  de  Zéphyr  sur  sa  poi- 
trine, et,  appelant  d'un  geste  Adeline,  qui  se  trouvait  près  de  lui,  il 
ajouta,  en  frappant  sur  son  large  buste  :  — Viens  donc,  ma  fille;  il  y 
a  place  pour  deux. 

Pendant  la  rapide  minute  où  les  deux  jeunes  gens  se  trouvèrent 
réunis  dans  les  bras  du  sabotier,  si  rapprochés  l'un  de  l'autre  que 
leurs  deux  visages  se  touchaient  presque,  Lazare  observa  silencieu- 
sement cette  scène.  Cédant  à  un  besoin  familier  à  tous  les  artistes 
sérieux  que  leur  préoccupation  n'abandonne  jamais,  et  qui  les  pousse 
à  établir  par  comparaison  un  rapport  perpétuel  entre  l'art  et  la  nar- 
ture,  source  véritable  de  toute  inspiration,  il  se  disait  à  lui-même: 
^ —  Parbleu  î  voilà  un  motif  qui  ferait  un  joli  tableau,  si  on  ne  le  gâ- 
tait pas  en  voulant  trop  l'arranger.  C'est  un  sujet  de  Greuze,  moins 
la  recherche  de  naïveté.  La  bonne  tête  grisonnante  du  sabotier  au 
milieu  de  ces  deux  enfans,  la  Madelon  qui  souffle  le  feu,  accroupie 
dansl'âtre,  ces  grosses  solives  jaunies  par  la  fumée,  ce  rustique  dres- 
soir où  s'étalent  les  faïences  joyeusement  enluminées,  et  ce  grand 
coup  de  soleil  qui  crève  le  cul  du  chaudron,  feraient  bien  l'affaire 
d'un  peintre  de  genre.  Je  suis  fâché  que  mon  ami  Boijvin  ne  soit  pas 
là  avec  une  toile  de  douze. 

Cependant,  après  cette  minute  accordée  à  l'étude,  l'artiste  donna 
un  autre  cours  à  ses  observations,  et  se  préoccupa  de  deviner  quels 
sentimens  divers  animaient  dans  ce  moment  les  trois  personnes  com- 
posant le  groupe  qui  semblait  en  effet  poser  devant  lui. 

Comme  toutes  les  franches  natures  qui  ne  sauraient  sans  étouffer 
attacher  sur  leur  visage  un  masque  de  dissimulation,  Protat  laissait 


1160  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

voir  la  joie  qu'il  éprouvait.  Zéphyr,  dont  la  figure  pâlie  s'était  subi- 
tement colorée  au  voisinage  d'Adeline,  regardait  celle-ci  avec  l'extase 
muette  d'un  dévot  qui  voit  s'animer  sa  madone.  Pour  lui,  le  matin 
encore,  paria  de  cette  maison  à  qui  on  ne  parlait  que  le  bâton  à  la 
main  et  le  juron  à  la  bouche,  la  dure  main  de  son  maître  devenait 
caressante,  et  sa  grosse  voix  lui  parlait  avec  douceur.  Bouleversé  par 
ce  brusque  changement  et  mal  remis  des  émotions  violentes  qu'il 
venait  de  traverser,  sa  tête  était  encore  si  faible,  que  le  pauvre  gar- 
çon ne  savait  pas  au  juste  s'il  était  au  milieu  de  la  réalité  ou  bien 
dans  un  rêve;  mais  songe  ou  vérité,  il  se  trouvait  heureux  ainsi,  tel- 
lement heureux  qu'il  n'osait  pas  dire  une  parole  ou  faire  un  mouve- 
ment, tant  il  avait  peur  de  déranger  son  bonheur.  Quant  à  la  jeune 
fdle,  sous  le  repos  menteur  de  sa  physionomie,  Lazare,  qui  l'exami- 
nait avec  curiosité,  devinait  les  confuses  pensées  qui  l'agitaient  inté- 
rieurement. Adeline,  en  effet,  n'était  pas  à  l'heure  présente  dans  les 
bras  de  son  père.  Réunie  à  ce  garçon  qui  venait  de  risquer  la  mort, 
une  fois  que  la  compassion  éveillée  par  l'idée  du  péril  avait  été 
épuisée  en  elle,  sa  pensée  était  retournée  en  arrière  de  cette  tenta- 
tive de  suicide.  Une  seule  impression  lui  restait,  c'était  l'impression 
que  lui  avait  causée  la  découverte  faite  dans  le  sac  attaché  au  cou  de 
l'apprenti  des  objets  qu'elle  avait  un  instant  cru  dérobés  par  la  mère 
Madelon.  La  servante  n'avait  pas  fait  le  coup,  c'était  Zéphyr  qui  était 
coupable  :  telle  était  la  seule  idée  dont  se  préoccupait  alors  la  jeune 
fille,  idée  obsédante  qui  la  remplissait  d'inquiétude  et  d'alarmes. 
Zéphyr  lui  avait  volé  les  souvenirs  de  Lazare.  Comment?  pourquoi? 
Elle  ne  devinait  rien  et  ne  sentait  rien.  Intelligente  de  cœur  et  d'es- 
prit, troublée  néanmoins  par  l'égoïsme  de  sa  passion,  elle  ne  cher- 
chait pas  les  causes  et  ne  se  donnait  point  la  peine  de  rapprocher 
entre  eux  toutes  sortes  de  faits,  de  menus  détails,  qui  pouvaient  iso- 
lément n'avoir  aucune  signification ,  mais  dont  la  réunion  dans  la 
circonstance  aurait  pu  servir  de  fil  conducteur  à  son  incertitude. 
Quant  à  Zéphyr,  si  engourdi  qu'il  fût  dans  son  enchantement,  il  ne 
tarda  point  à  s'inquiéter  de  son  côté  en  s' apercevant  de  la  façon  sin- 
gulière avec  laquelle  il  était  regardé  par  Adeline.  Toujours  bienveil- 
lante pour  lui,  dans  ce  moment  où  pour  la  première  fois  il  se  trou- 
vait aussi  près  d'elle,  souffle  à  souffle,  au  lieu  de  cette  sympathie 
qu'elle  lui  témoignait  quotidiennement,  elle  le  regardait  avec  une  du- 
reté d'expression  qu'il  ne  lui  avait  jamais  connue.  Il  y  avait  presque 
de  la  menace  dans  ce  regard  qui  semblait  /ouiller  dans  son  âme.  Que 
s'était-il  donc  passé?  C'était  le  père  Protat,  toujours  brutal  et  gron- 
deur, qui  lui  témoignait  de  l'amitié,  et  c'était  Adeline,  pour  lui  ca- 
ressante et  douce,  qui  lui  montrait...  Quel  nom  donner  à  cet  étrange 
sentiment  qui  changeait  si  brusquement  la  jeune  fille  à  son  égard? 


% 

ADELINE    PROTAT.  1161 

le  pauvre  garçon  n'en  savait  rien;  mais  il  en  éprouva  une  souffrance 
plus  vive  encore  que  toutes  celles  qu'il  avait  endurées  pendant  sa 
lutte  avec  la  mort.  Tout  à  coup  il  revint  en  même  temps  de  cœur  et 
d'esprit  au  sentiment  de  la  réalité;  il  se  rappela!  et  le  premier  sou- 
venir qui  s'offrit  à  sa  mémoire  le  porta  à  chercher  autour  de  son 
cou  un  objet  qu'il  ne  trouva  plus.  Ses  idées  lui  revinrent  alors  lu- 
cides et  complètes,  et  la  disparition  du  petit  sac  lui  expliqua  le  chan- 
gement opéré  dans  les  manières  d'Adeline. 

Le  mouvement  fait  par  le  jeune  garçon  quand  il  avait  porté  la 
main  à  son  cou  n'avait  pas  échappé  à  la  fille  du  sabotier.  Au  moment 
où  Zéphyr  retirait  sa  main,  Adeline  s'en  empara  vivement,  et,  la  pres- 
sant avec  dureté,  elle  lui  dit  brièvement,  en  se  penchant  à  l'oreille, 
si  bas  qu'elle  ne  pouvait  être  entendue  que  de  lui  seul  :  —  Pourquoi 
m'as-tu  volée,  Zéphyr? 

Et  comme  elle  lui  disait  ces  deux  mots  avec  un  accent  qui  lui  causa 
plus  d'effet  qu'un  violent  reproche.  Zéphyr  ne  sut  que  pâlir  et  fermer 
les  yeux.  Il  lui  fallut  toute  sa  force  pour  contenir  un  cri  qu'il  étouffa 
dans  sa  gorge.  La  main  d'Adeline,  cette  petite  main  frêle,  avait  ac- 
quis tout  à  coup  cette  force  nerveuse  qui  donne  une  puissance  pas- 
sagère et  factice  aux  natures  les  plus  délicates.  Cette  main  mignonne 
serrait  les  doigts  de  l'apprenti  comme  s'ils  eussent  été  pris  dans  des 
tenailles,  et  il  sentait  les  ongles  s'enfoncer  dans  sa  chair.  La  douleur 
était  si  vive,  que  le  cœur  lui  en  manqua  presque.  En  le  voyant  pâlir, 
Adeline  l'avait  lâché.  Surexcitée  un  moment  et  inhabituée  jusqu'ici 
aux  chocs  violens,  la  jeune  fille,  brisée  par  l'excès  même  de  ses  émo- 
tions, retomba  dans  une  calme  immobilité. 

Le  jeu  muet  de  ces  sentimens,  que  le  jeune  peintre  tâchait  d'étu- 
dier sur  le  visage  de  ceux  qui  les  éprouvaient,  avait  complètement 
échappé  au  bonhomme  Protat  et  s'était  accompli  en  dix  fois  moins 
de  temps  qu'il  n'en  a  fallu  pour  le  raconter. 

—  Eh  bien!  s'écria  tout  à  coup  le  bonhomme  en  dégageant  Ade- 
line et  Zéphyr  de  l'étreinte  pleine  d'effusion  dans  laquelle  il  les  avait 
confondus  un  moment,  comment  te  trouves-tu,  mon  garçon? 

Et  il  regarda  Zéphyr,  qui  n'osait  lever  les  yeux,  tant  il  craignait 
de  rencontrer  le  regard  courroucé  d'Adeline  :  celle-ci  s'était  retirée 
dans  un  coin  avec  la  Madelon.  Zéphyr  répondit  avec  une  contenance 
embarrassée  qu'il  se  trouvait  tout  à  fait  bien. 

—  Et  voilà  tout?  continua  le  sabotier.  Tu  ne  dis  pas  seulement 
merci  à  celui  qui  a  été  te  chercher  dans  la  rivière,  au  risque  d'y  res- 
ter avec  toi! 

Et  le  sabotier,  tirant  Lazare  par  le  bras,  le  voulut  amener  devant 
l'apprenti;  mais  le  peintre  se  recula,  en  faisant  au  bonhomme  un 
signe  négatif  dont  Protat,  après  une  courte  hésitation,  parut  com- 


1162  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

prendre  le  sens,  non  point  cependant  sans  que  sa  physionomie  eût 
manifesté  un  profond  étonnement. 

—  C'est  la  seconde  fois  que  vous  me  sauvez,  monsieur  Protat, 
répondit  Zéphyr...  C'est  vrai  que  vous  avez  pu  croire,  en  voyant  ma 
conduite,  que  j'avais  oublié  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  A  comp- 
ter d'aujourd'hui,  vous  verrez  du  changement,  ajouta  le  jeune  gar- 
çon. Autant  j'ai  été  serviteur  indocile  et  paresseux  ouvrier,  autant 
vous  m' allez  voir  obéissant  et  actif,  prêt  à  bien  vouloir  et  disposé  à 
bien  faire.  Nous  ne  nous  étions  pas  bien  connus,  continua-t-il  plus 
lentement  et  avec  une  demi-intention  de  reproche  qui  n'échappa  point 
au  sabotier;  mais  c'est  ma  faute,  reprit  vivement  Zéphyr...  oui,  ma 
faute...  je  n'ai  pas  su  montrer...  mais  on  verra  que  je  ne  suis  pas, 
comme  on  a  pu  le  croire,  un  mauvais  et  un  ingrat. 

Et,  en  disant  ces  derniers  mots,  Zéphyr  avait  regardé  Adeline  iso- 
lée dans  ses  réflexions. 

—  Ne  parlons  plus  du  passé,  mon  garçon;  d'abord  tu  n'es  pas  ici 
un  serviteur  ni  un  ouvrier,  comme  tu  as  cru  l'être,  fit  le  sabotier  en 
baissant  la  tête;  tu  es  à  peu  près  comme  l'enfant  de  la  maison.  Je  veux 
que  tu  t'habitues  à  me  regarder  comme  si  j'étais  ton  père,  et  comme 
la  confiance  est  le  premier  devoir  d'un  enfant  et  que  nous  voilà  en 
famille,  tu  vas  commencer  par  nous  dire  en  l'honneur  de  quel  saint 
tu  allais  te  jeter  dans  le  Loing  avec  des  pierres  aux  jambes. 

A  ce  commencement  d'interrogatoire,  Adeline  parut  se  réveiller 
et  prêta  l'oreille  à  la  réponse  de  Zéphyr.  Une  grande  inquiétude  se 
peignit  sur  le  visage  de  la  jeune  fille.  Quant  à  l'apprenti,  il  demeura 
tout  interdit  et  semblait  chercher  une  réponse  qui  ne  venait  sans 
doute  pas.  L'inquiétude  d' Adeline  et  l'embarras  de  Zéphyr  avaient  été 
remarqués  par  l'artiste.  Maître  du  secret  de  ces  deux  enfans,  il  crai- 
gnit que  cet  interrogatoire  n'arrachât  au  jeune  garçon  quelque  révéla- 
tion qui  pût,  si  aveuglé  qu'il  était,  guider  le  bonhomme  Protat  sur 
la  cause  réelle  de  son  suicide.  Dans  l'espérance  qu'il  était  peut-être 
temps  encore  de  faire  renoncer  Adeline  à  sa  chimère  et  Zéphyr  à  sa 
folie,  il  se  décida  à  brouiller  le  jeu,  pour  empêcher  toute  autre  per- 
sonne que  lui  d'y  voir  clau\ 

—  Père  Protat,  dit-il  brusquement  au  sabotier,  déjà  carré  dans  son 
fauteuil  et  méditant  son  instruction,  il  est  tard  ce  soir,  et  il  fera  jour 
demain.  Quand  on  est  revenu  d'où  revient  Zéphyr,  ça  peut  passer 
pour  un  bon  voyage.  On  est  fatigué,  et  on  aime  mieux  dormir  que 
causer.  Laissez-le  en  repos  pour  ce  soir.  Vous  jaserez  demain,  si 
cela  vous  semble  nécessaire  de  jaser.  —  Allons,  mon  garçon,  fit  l'ar- 
tiste en  regardant  l'apprenti,  dis  bonsoir  à  la  compagnie,  et  va-t-en 
au  lit. 

—  Est-ce  qu'il  ne  soupera  pas  avant?  dit  Protat 


ADELINE   PROTAT.  1163 

—  Il  a  assez  bu  comme  ça  aujourd'hui,  répliqua  le  peintre  en 
riant;  cependant  que  Madelon  lui  donne  un  bouillon,  et  qu'il  s'en- 
dorme par  là-dessus.  Demain  il  aura  meilleur  appétit.  Quant  à  nous, 
qui  n'avons  pas  fait  comme  lui  le  voyage  de  l'autre  monde,  les  vivres 
ne  peuvent  pas  nous  faire  de  mal,  au  contraire;  aussi,  Madelon,  le 
souper,  et  vivement.  En  attendant  qu'on  le  seiTe,  je  vais  mener  Zé- 
phyr dans  la  plume,  —  et  je  vais  l'enfermer,  glissa-t-il  à  l'oreille 
de  Protat.  —  Tout  à  l'heure  je  vous  dirai  pourquoi,  ajouta  l'artiste. 

L'apprenti  se  laissa  emmener  par  Lazare.  Quand  ils  furent  arrivés 
au  cabinet  dans  lequel  couchait  Zéphyr,  Lazare  lui  dit  très  vite  :  — 
Demain  matin,  avant  que  tout  le  monde  soit  levé,  je  frapperai  à  ta 
porte;  habille-toi,  et  sois  prêt;  j'aurai  à  te  parler. 

—  A  moi?  fit  l'apprenti  étonné. 

—  Oui,  à  toi,  et  je  pourrai  peut-être  te  donner  des  nouvelles  de 
quelque  chose  que  tu  as  perdu.  —  Ce  n'est  pas  la  peine  de  chercher, 
ajouta  l'artiste  en  voyant  Zéphyr,  qui,  tout  étonné,  portait  machinale- 
ment la  main  à  sa  poitrine.  Tu  vois  bien  que  ton  petit  sac  n'y  est  pas. 

—  C'est  vous  qui  l'avez  trouvé?  s'écria  Zéphyr  avec  un  regard 
presque  agressif. 

Lazare  ne  fit  pas  semblant  d'entendre  et  continua  :  —  Si  demain, 
au  premier  coup,  tu  n'es  pas  sur  pied,  j'instruis  Protat  de  ce  qui  se 
passe.  Te  voilà  prévenu,  dors  bien. 

—  Ah  !  monsieur  Lazare,  dit  Zéphyr,  est-ce  que  vous  croyez  réelle- 
ment que  je  vais  dormir? 

—  Peut-être  pas  si  bien  que  si  on  t'avait  laissé  dans  les  roseaux 
du  Loing;  mais  tu  dormiras.  Bonsoir.  Tâche  de  faire  de  jolis  rêves. 

Et  Lazare  sortit  en  enfermant  le  jeune  garçon  à  clé.  Quand  il  ren- 
tra dans  la  salle  à  manger,  il  trouva  le  couvert  mis.  Adeline  et  son 
père  occupaient  leur  place  ordinaire.  Adeline  était  toujours  aussi  agi- 
tée malgré  son  apparence  de  calme.  — Allons,  se  dit  tout  bas  Lazare, 
j'ai  donné  un  peu  de  tranquillité  au  petit  Zéphyr,  donnons  un  peu 
de  calme  à  Adeline.  —  Et  avisant  un  petit  bout  de  ficelle  qui  sortait 
de  la  poche  de  la  jeune  fille,  il  lui  dit  très  tranquillement  :  —  Mi- 
gnonne Adelinette,  nous  allons  perdre  quelque  chose. 

Adeline  porta  la  main  à  sa  poche.  Elle  sentit  sous  ses  doigts  quel- 
que chose  d'humide.  C'était  le  sac  qu'on  avait  trouvé  au  cou  de 
Zéphyr;  c'était  ce  sac  qui  contenait  son  secret,  son  secret,  qu'elle 
croyait  tombé  entre  les  mains  de  Lazare,  qu'elle  n'osait  plus  regar- 
der. Ces  souvenirs,  qu'elle  pensait  perdus  pour  elle  et  retournés  aux 
mains  de  celui  à  qui  elle  les  avait  dérobés,  comme  une  dénonciation, 
comme  un  aveu  même  des  sentimens  qu'elle  éprouvait  pour  lui,  ils  ne 
l'avaient  donc  pas  quittée,  son  secret  lui  appartenait  donc  encore!  Mais 
tout  à  coup  son  inquiétude,  un  instant  apaisée,  lui  revint  pluspersis- 


1164  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tante.  Comme  un  coupable  qui  se  croit  déjà  libre,  et  à  qui  une  dernière 
interrogation  du  juge  vient  rendre  son  épouvante,  Adeline  se  trouva 
en  face  d'un  nouveau  soupçon  :  comment  le  sac  était-il  dans  sa  poche? 
Tout  était  remis  en  question  par  ce  seul  fait.  Procédant  avec  minutie 
à  leur  examen,  Adeline  chercha  à  se  rappeler  les  faits.  Lazare,  en 
trouvant  le  sac  au  cou  de  l'apprenti,  le  lui  avait-il  jeté  de  loin  pour 
qu'elle  le  visitât?  En  l'ouvrant,  et  à  la  vue,  des  objets  qu'il  conte- 
nait, elle  avait  poussé  un  cri  et  était  tombée  évanouie.  Cet  évanouis- 
sement rompait  la  chaîne  de  ses  souvenirs.  Que  s'était-il  passé  pen- 
dant qu'elle  gisait  sans  connaissance  sur  un  banc  du  jardin?  La 
pensée  d' Adeline  s'arrêtait  au  bord  de  cette  lacune;  mais,  faisant  trêve 
à  cette  nouvelle  anxiété,  elle  poursuivit  la  recherche  d'une  conviction 
rassurante.  Ce  ne  fut  qu'après  un  formidable  travail  qu'elle  réussit 
à  jeter  hors  d'elle-même  le  poids  qui  l'oppressait.  Oh!  la  bonne 
bouffée  d'air  qu'elle  respira,  quand  elle  se  fut  ainsi  persuadée!  De 
tremblante  qu'elle  était,  comme  elle  devint  subitement  audacieuse, 
et  se  dédommagea  de  n'avoir  point,  depuis  tant  de  longues  heures, 
osé  lever  les  yeux  sur  l'artiste,  en  le  regardant  avec  cette  hardiesse 
ingénue  qui  serait  l'extrême  effronterie,  si  elle  n'était  pas  l'extrême 
innocence!  —  Étais-je  folle,  insensée?  pensait-elle  pendant  que  sa 
main  serrait  convulsivement  dans  sa  poche  le  petit  sac.  Si  M.  Lazare 
avait  vu  ce  qu'il  y  a  dedans,  est-ce  qu'il  n'aurait  pas  deviné  tout  de 
suite,  en  se  rappelant  que  j'étais  dans  sa  chambre  le  jour  où  il  n'a 
plus  retrouvé  la  lettre  qu'il  écrivait  à  son  ami  de  Paris?  Et  s'il  avait 
deviné,  est-ce  qu'il  ne  serait  pas  changé  un  peu  dans  ses  manières 
avec  moi  ?  —  Et,  en  faisant  en  sourdine  toutes  ces  réflexions,  elle  pres- 
sait toujours  le  petit  sac  d'une  main,  et  Lazare,  qui  entendait  bruire 
les  papiers  au  fond  de  sa  poche,  se  disait  à  lui-même  :  —  Voilà  mon 
baume  tranquille  qui  opère. 

Adeline,  en  effet,  complètement  rassurée  du  côté  de  Lazare,  com- 
mençait à  s'inquiéter  à  propos  de  Zéphyr.  Et,  s'il  faut  le  dire,  elle 
se  préoccupa  beaucoup  moins  de  rechercher  la  cause  qui  avait  pu 
le  pousser  à  la  tentative  de  l'après-midi  qu'à  deviner  comment  il 
avait  surpris  l'existence  des  objets  contenus  dans  le  tiroir  mystérieux 
et  la  raison  qui  avait  pu  le  pousser  à  s'en  emparer.  Aucune  lueur, 
aucune  remarque,  ne  venaient  la  guider  et  mettre  ses  suppositions 
confuses  sur  une  trace  aboutissant  à  un  prétexte.  Elle  ne  pouvait 
croire  à  un  sentiment  d'hostilité  de  la  part  du  jeune  garçon  à  qui  elle 
avait  toujours  accordé  une  protection  bienveillante  dont  Zéphyr  s'ef- 
forçait de  se  montrer  reconnaissant  par  tous  les  moyens  qui  étaient 
en  son  pouvoir,  se  trouvassent-ils  même  en  contradiction  avec  ses 
défauts  les  plus  coutumiers.  Il  était  vrai  cependant  que  depuis  quel- 
que temps  Zéphyr  avait  paru  se  relâcher  dans  ses  complaisances; 


ADELINE    PROTAT.  1165 

mais  Adeline  se  ressouvint  que  c'était  elle-même  qui  la  première,  et 
préoccupée  par  le  prochain  retour  de  Lazare,  s'était  montrée  un  peu 
plus  tiède  dans  ses  relations  avec  l'apprenti.  Indifférente  à  tout  ce 
qui  ne  se  rattachait  pas  à  cette  pensée  qu'elle  allait  revoir  l'artiste, 
elle  se  rappela  qu'elle  n'était  point  intervenue  quelquefois  avec  sa 
sympathie  ordinaire  entre  les  fautes  commises  par  Zéphyr  et  la  bru- 
talité de  son  père.  —  Serait-ce  donc,  se  demandait  Adeline,  que  Zé- 
phyr m'a  gardé  rancune?  mais  comment  a-t-il  pu  songer  à  se  venger 
par  un  tel  moyen  ?  Gomment  a-t-il  pu  deviner  ? 

Un  détail  qu'il  n'est  peut-être  pas  inutile  de  faire  connaître,  c'est 
que  depuis  son  retour  à  Montigny  la  fdle  du  sabotier  avait  toujours 
considéré  et  traité  Zéphyr  comme  elle-même  était  traitée  et  consi- 
dérée par  Lazare,  c'est-à-dire  comme  un  enfant.  On  ne  s'étonnera 
■donc  pas  si  elle  n'avait  point  pris  garde  à  une  foule  de  petits  faits  de 
nature  à  éclairer  ses  doutes  et  à  diriger  ses  soupçons.  Familière  avec 
l'apprenti  ainsi  que  Lazare  l'était  avec  elle-même,  quand  elle  lui  don- 
nait par  ci  par  là  une  petite  tape  amicale  en  passant,  elle  n'avait 
jamais  remarqué  que  le  jeune  garçon  tremblait  et  pâlissait  à  la  fois, 
comme  elle-même  devenait  pâle  et  tremblante  lorsqu'il  arrivait  à 
Lazare  de  la  prendre  par  la  taille  et  de  la  faire  sauter  en  l'embras- 
sant. Lorsque  le  bonhomme  Protat  employait  la  famine  comme  moyen 
de  correction  avec  son  apprenti,  plus  paresseux  que  de  coutume,  si 
Adeline  allait  porter  en  cachette  à  celui-ci  son  souper  retranché,  dans 
le  remerciement  de  Zéphyr  elle  ne  voyait  qu'un  remerciement;  mais 
l'accent  avec  lequel  il  lui  manifestait  sa  reconnaissance,  son  regard, 
son  geste,  le  peu  de  souci  qu'il  semblait  avoir  d'échapper  à  la  diète 
à  laquelle  il  avait  été  condamné  pour  ne  voir  qu'elle,  n'entendre 
qu'elle;  ses  brusques  mouvemens  à  son  entrée,  l'animation  passagère 
qui  montait  à  son  visage,  et,  quand  elle  lui  disait  de  sa  voix  douce 
et  traînante  :  —  Tiens,  mon  mignon,  je  t'apporte  à  souper  avec  du 
bon  pain  tendre;  —  la  lueur  rapide  qui  illuminait  l'œil  de  l'apprenti 
comme  une  étincelle  jaillissant  d'un  feu  couvert  :  —  ces  mille  symp- 
tômes trahissant  le  trouble  intérieur  éprouvé  par  le  jeune  garçon 
quand  il  se  trouvait  mis  en  contact  avec  la  fdle  de  son  maître,  échap- 
paient toujours  à  Adeline,  ce  qui  expliquera  comment  elle  n'en  avait 
conservé  aucun  souvenir.  Aussi  elle  regrettait  que  Lazare  eût  em- 
pêché son  père  de  poursuivre  l'interrogation  de  Zéphyr.  Que  celui-ci 
eût  avoué  ou  non  la  véritable  cause  qui  l'avait  porté  à  cette  tenta- 
tive, il  aurait  parlé  sans  doute,  et,  dans  quelques-unes  de  ses  ré- 
ponses, elle  aurait  pu  surprendre  peut-être  un  indice  qui  l'eût  aidée 
à  pénétrer  l'inexplicable  mystère  de  sa  conduite,  ou  qui  tout  au 
moins  aurait  pu  servir  de  point  de  départ  à  son  incertitude.  Ce- 
pendant, comme  elle  savait  instinctivement  posséder  une  grande  in- 


1166  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

fluence  sur  l'esprit  de  l'apprenti,  tout  en  reconnaissant  bien  que  cette 
influence  avait  un  peu  diminué,  particulièrement  depuis  l'époque  où 
le  retour  de  Lazare  avait  été  annoncé  dans  la  maison  de  Montigny, 
Adeline  se  tranquillisa  encore  de  cet  autre  côté.  Elle  pensa  qu'elle 
n'en  aurait  point  pour  longtemps  à  reconquérir  le  terrain  perdu  dans 
la  confiance  de  Zéphyr,  et  ne  douta  point  qu'elle  parviendrait  mieux 
que  personne,  et  avant  personne,  à  voir  clair  dans  la  pensée  de  Zéphyr, 
à  tirer  de  lui  tout  ce  qu'elle  en  voulait  savoir.  Ce  fut  dans  cette  dis- 
position ,  le  souper  étant  achevé ,  que  la  fille  du  sabotier  se  retira 
après  avoir  embrassé  son  père  et  souhaité  le  bonsoir  au  pensionnaire. 
Comme  elle  était  déjà  sur  le  seuil  de  la  porte,  Lazare  se  retourna 
de  son  côté  en  faisant  pirouetter  son  tabouret. 

—  A  propos,  mignonne  Adeline,  lui  demanda  l'artiste  avec  l'accent 
d'une  curiosité  sincère,  qu'est-ce  que  vous  avez  donc  trouvé  dans  la 
bourse  de  Zéphyr?  En  voilà  un  gaillard  égoïste,  qui  va  se  noyer  avec 
son  trésor  pour  ne  pas  faire  d'héritiers!  ajouta  Lazare  en  riant. 

A  cette  question,  dont  elle  ne  pouvait  comprendre  le  motif,  Adeline 
resta  un  moment  interdite. 

• — Une  bourse!  intervint  le  bonhomme  Protat;  comment!  Zéphyr 
a  de  l'argent,  et  il  allait  se  noyer  avec  ! 

—  Gomme  le  vieil  avare  du  Déluge  de  Girodet,  continua  l'artiste. 

—  Qu'est-ce  que  vous  me  dites  là?  reprit  le  bonhomme,  revenu  à 
son  état  normal.  Où  diable  Zéphyr  a-t-il  pris  cet  argent?  Il  ne  l'avait 
pas  gagné  pour  sûr,  il  est  trop  fainéant,  le  petit  gredin  ! 

—  Rassurez-vous,  dit  Lazare,  c'était  de  la  monnaie  de  sauvage, 
de  petits  cailloux  du  Loing,  qu'il  s'amuse  à  ramasser  quand  ils  sont 
d'une  jolie  couleur  et  d'une  forme  bizarre.  C'est  une  manie  qu'il  a;  il 
est  plein  de  manies,  ce  garçon-là.  L'an  dernier,  lorsque  nous  allions 
en  course  tous  les  deux,  il  s'arrêtait  tous  les  vingt  pas  pour  fouiller 
dans  le  sable,  et  quand  je  l'ai  repêché  tantôt,  il  avait  au  cou  une 
espèce  de  bourse  ou  de  sac  que  j'ai  donné  à  votre  fille  pour  qu'elle 
l'examinât.  J'ai  présumé  que  c'était  l'écrin  où  Zéphyr  cachait  ses 
pierres  précieuses. 

—  Eh  bien  !  demanda  le  bonhomme  Protat  en  interrogeant  à  son 
tour  Adeline,  à  qui  les  paroles  de  l'artiste  prouvaient  une  fois  de  plus 
que  le  jeune  homme  ignorait  ce  qu'elle  avait  tant  craint  qu'il  n'eût 
découvert;  eh  bien!  petiote,  qu'est-ce  que  tu  as  trouvé  dans  le  sac 
de  Zéphyr? 

—  Ce  que  M.  Lazare  avait  présumé,  —  des  cailloux,  répondit  Ade- 
line avec  une  grande  assurance.  Et  elle  ajouta,  comme  pour  con- 
vaincre l'artiste  :  Ce  n'est  pas  étonnant;  l'autre  join\  en  allant  chan- 
ger les  draps  au  lit  de  Zéphyr,  la  Madelon  a  trouvé  un  tas  de  ces 
petites  pierres  sous  son  ti-aversin. 


ADELINE    PBOTAT. 


1167' 


Le  fait  était  vrai,  et  Adeline  le  citait  parce  que  la  Madelon  aurait 
pu  le  confirmer.  Seulement  il  y  avait  plus  de  six  mois  que  cet  autre 
jour  était  passé. 

Lazare  n'avait  pu  s'empêcher  de  remarquer  la  présence  d'esprit 
d' Adeline,  et  pour  la  première  fois  il  s'étonna  du  sang-froid,  de  l'in- 
telligence dont  avait  fait  preuve  cette  jeune  fille,  dans  laquelle  il 
n'avait  vu  jusqu'ici  qu'un  enfant. 

—  Bonsoir,  monsieur  Lazare,  lui  dit-elle  en  se  retirant;  bonsoir, 
papa. 

—  Bonsoir,  mignonne,  répondit  Lazare  en  la  suivant  des  yeux. 

—  Dors  bien,  petite,  ajouta  le  sabotier  en  lui  adressant  un  geste 
caressant. 

—  Soyez  tranquille,  dit  Lazare  quand  Adeline  eut  fermé  la  porte 
derrière  elle. . .  elle  dormira  bien  maintenant. 

La  réticence  de  ce  dernier  mot  passa  inaperçue  à  l'oreille  du  sa- 
botier. 

II.  —  LA   DIPLOMATIE   DE   LAZARE. 

—  Ah  çà!  demanda  tout  à  coup  Protat  à  son  pensionnaire  en  s' ac- 
coudant devant  lui  et  en  le  regardant  avec  curiosité,  pourquoi  diable 
m'avez-vous  empêché  d'interroger  mon  apprenti? 

—  N'a-t-il  pas  été  décidé,  dit  le  peintre,  que  vous  me  l'abandon- 
neriez entièrement  pendant  tout  le  temps  que  je  dois  rester  ici? 

—  C'est  vrai,  et  je  ne  vais  pas  contre,  répliqua  le  bonhomme, 
mais  ça  n'empêche  pas  que  j'aurais  bien  voulu  savoir  comment  cette 
idée  de  se  noyer  lui  est  venue.  Ça  m'inquiète  pour  de  bon...  savez- 
vous,  monsieur  Lazare!  Et  vous,  ajouta-t-il,  est-ce  que  vous  n'êtes  pas 
curieux  de  savoir  ça? 

—  Aussi  curieux  que  vous,  répondit  l'artiste;  mais  je  suis  patient. 

—  Vous  ne  l'avez  donc  pas  questionné  tout  à  l'heure  en  montant 
là-haut  avec  lui? 

—  Je  ne  lui  ai  pas  dit  un  mot  qui  rappelât  les  événemens  de  la 
journée.  Je  suis  monté  avec  lui  pour  l'enfermer. 

—  Ah!  c'est  vrai,  et  vous  m'avez  même  promis  de  me  dire  pour- 
quoi vous  preniez  cette  précaution. 

—  J'ai  mis  Zéphyr  sous  clé  pour  qu'il  ne  puisse  communiquer 
avec  personne  et  raconter  ce  qui  s'est  passé  à  tout  le  village. 

—  Mais  tout  le  village  le  sait!  s'écria  le  sabotier,  qui  trouvait  la 
précaution  inutile. 

—  On  sait  que  Zéphyr  a  manqué  se  noyer,  dit  Lazare;  mais  on 
ignore  que  c'était  volontairement.  —  Dame!  continua  le  peintre,  j'é- 
tais le  seul  parmi  vous  qui  eût  conservé  du  sang-froid;  je  m'en  suis 


1168  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

servi.  J'ai  pensé  qu'il  n'était  pas  nécessaire  que  la  vraie  vérité  fût 
connue,  parce  que  chacun  dans  le  pays  se  serait  livré  aux  supposi- 
tions, et  qu'il  aurait  pu  en  résulter  du  désagrément  pour  vous. 

—  Vous  avez  pensé  ça,  monsieur  Lazare?  fit  le  sabotier,  dont  le 
front  se  rembrunit  tout  à  coup. 

—  Sans  doute,  reprit  l'artiste.  Ces  sortes  d'événemens  excitent  tou- 
jours des  commentaires,  et  dans  le  nombre  il  peut  s'en  trouver  de 
fâcheux. 

—  Fâcheux  !  répéta  le  sabotier,  qui  écoutait  attentivement  les  pa- 
roles de  Lazare  et  semblait  intérieurement  les  assimiler  à  sa  propre 
pensée;  fâcheux,  dites-vous? 

—  Vous  devez  bien  me  comprendre.  Supposez  que  nous  n'eus- 
sions pas  été  là  pour  sauver  votre  apprenti,  et  qu'on  l'eût  un  matin 
tiré  de  l'eau  une  pierre  aux  pieds!  Croyez-vous  qu'on  n'aurait  pas 
jasé  dru  dans  ce  pays?  Il  y  a  des  mauvaises  langues  partout,  et  ici 
plus  qu'ailleurs,  si  je  m'en  rapporte  à  ce  que  vous  m'avez  raconté  de 
vos  histoires  d'autrefois. 

—  Eh  bien!...  fit  vivement  le  sabotier,  qu'est-ce  qu'on  aurait  pu 
dire  au  cas  où  Zéphyr  serait  mort?...  On  ne  m'aurait  peut-être  pas 
accusé  de  l'avoir  jeté  à  l'eau  ! 

—  Non,  du  moins  je  le  crois;  mais... 

—  Mais  quoi?...  s'écria  Protat  en  frappant  du  poing  sur  la  table. 

—  Eh  parbleu!  répliqua  Lazare  en  imitant  le  bonhomme,  un  mé- 
chant drôle  qui  vous  en  aurait  voulu  aurait  pu  dire  :  Ce  n'est  pas 
étonnant  que  l'apprenti  se  soit  noyé,  quand  ce  ne  serait  que  pour  se 
sauver  de  son  méchant  maître  ! 

—  On  aurait  dit  ça!...  Mais,  monsieur  Lazare,  savez-vous  que  j'au- 
rais étranglé  le  premier  qui  se  serait  permis... 

—  C'est  possible,  continua  tranquillement  l'artiste,  mais  vous 
auriez  couru  le  risque  de  vous  faire  étrangler  vous-même  par  ceux 
qui  auraient  entendu  ce  propos.  Eh  bien!  père  Protat,  ce  qu'on  aurait 
dit  si  Zéphyr  était  malheureusement  mort,  on  le  dirait  de  même 
Zéphyr  vivant,  si  nous  ne  prenions  pas  toutes  les  précautions  qui 
pussent  faire  croire  que  l'événement  de  tantôt  était  le  résultat  d'un 
accident,  et  non  pas  un  suicide  bel  et  bien  prémédité.  Voilà  pour- 
quoi j'ai  déjà  commencé  à  détourner  les  soupçons,  voilà  pourquoi  il 
faut  que,  dans  la  maison,  tout  le  monde,  c'est-à-dire  vous,  la  Ma- 
delon  et  votre  fille,  achève  ce  que  je  crois  avoir  heureusement  com- 
mencé. J'ai  fait  la  leçon  à  Madelon;  d'après  mon  conseil,  elle  doit 
être  en  train  de  la  faire  à  Adeline,  et  moi  je  prends  actuellement  la 
permission  de  vous  la  faire,  parce  qu'étant  comme  je  suis  étranger 
à  l'événement,  je  puis  juger  les  choses  avec  sagacité  et  prévoir  de 
plus  loin  que  vous  les  conséquences  qu'elles  pourraient  avoir.  Si  je 


ADELINE    PROTAT.  1169 

VOUS  ai  fait  signe  de  vous  taire  tantôt,  quand  vous  disiez  à  votre 
apprenti  que  c'était  moi  qui  l'avais  secouru,  c'est  qu'il  était  néces- 
saire de  lui  laisser  cette  croyance  que  c'était  à  vous  qu'il  était  rede- 
vable de  ce  secours.  Vous  avez  pu  voir  de  quelle  façon  il  vous  a  mon- 
tré sa  reconnaissance,  et  vous  n'avez  pas  oublié  les  promesses  qu'il 
vous  a  faites  sur  sa  conduite  future.  Il  ne  les  oubliera  pas,  j'en  suis 
certain,  pas  plus  que  vous  n'oublierez  vous-même  celles  que  vous 
faisiez  tantôt. 

—  A  qui  ai-je  promis  quelque  chose,  et  qu'est-ce  que  j'ai  pro- 
mis? demanda  le  sabotier,  un  peu  étonné  ou  du  moins  feignant  de 
l'être. 

—  Cette  promesse,  reprit  Lazare  sans  s'émouvoir,  c'est  à  vous- 
même  que  vous  la  faisiez,  quand  vous  avez  pensé  que  vous  n'étiez 
peut-être  pas  étranger  à  la  tentative  de  Zéphyr,  et  que  vous  vous 
êtes  senti  oppressé  comme  par  une  espèce  de  remords  qui  s'est 
éloigné  de  vous  à  mesure  que  le  gamin  revenait  à  la  vie.  Si  j'ai  de- 
viné ce  qui  se  passait  dans  votre  pensée,  père  Protat,  c'est  que  vous 
avez  plus  de  franchise  que  vous  ne  le  supposez,  et  que  si  vous  taisez 
quelquefois  vos  impressions,  sans  que  vous  ayez  besoin  de  parler, 
qui  veut  les  connaître  peut  les  lire  couramment  dans  votre  physio- 
nomie'. C'est  précisément  à  cette  lecture  que  je  me  livrais  tantôt  quand 
vous  teniez  Zéphyr  entre  vos  bras,  et  c'est  alors  que  j'ai  pu  com- 
prendre que  vous  vous  promettiez  à  l'avenir  d'être  plus  patient, 
plus  doux  que  par  le  passé  avec  ce  pauvre  garçon,  dont  le  chagrin 
devait  être  bien  lourd,  puisqu'il  ne  se  sentait  pas  la  force  de  le  porter 
plus  longtemps.  Etait-ce  bien  cela?  demanda  Lazare  en  terminant. 

Protat  ne  répondit  pas  à  haute  voix,  mais  il  inclina  deux  ou  trois 
fois  la  tête  en  signe  d'assentiment.  Après  un  court  silence,  relevant 
les  yeux  qu'il  avait  tenus  baissés,  il  dit  au  peintre  :  —  Alors,  mon- 
sieur Lazare,  c'est  aussi  votre  avis  que  Zéphyr... 

—  Quoi?  demanda  celui-ci. 

—  Eh  bien  donc!  dit  le  sabotier  en  faisant  le  geste  d'un  plongeon, 
que  c'est  à  cause...  enfin  parce  qu'il  se  trouvait  mal  à  la  maison?.... 

—  Eh  parbleu!  en  doutez-vous  maintenant?...  Quel  autre  motif  lui 
supposeriez-vous  donc? 

—  C'est  vrai...  Aussi  je  le  ménagerai,  bien  vrai. 

—  Ce  qui  vous  sera  d'autant  plus  facile,  reprit  Lazare,  rappelant 
avec  insistance  les  conventions  de  la  matinée,  que,  pendant  deux  ou 
trois  mois  qu'il  va  m' appartenir,  je  le  maintiendrai  dans  les  bonnes 
dispositions  qu'il  paraît  avoir  de  son  côté,  et  que  je  vous  le  rendrai 
parfaitement  assoupli. 

—  Mais,  demanda  tout  à  coup  le  sabotier  en  abordant  une  autre 
idée,  ne  trouvez-vous  pas  un  peu  drôle  que  ce  soit  justement  le  jour 

TOME  I.  75 


1170  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  votre  arrivée,  et  après  vous  avoir  quitté,  qu'il  ait  été  se  mettre 
des  pierres  aux  jambes  et  la  tête  à  l'eau? 

—  Diable!  pensa  Lazare,  pourquoi  le  bonhomme  va-t-il  s'aviser 
de  me  rattacher  à  l'événement?  Me  serais-je  inutilement  donné  tant 
de  mal  pour  le  maintenir  dans  l'erreur  qu'il  s'était  créée  lui-même? 

—  Et  puis,  continua  le  père  Protat,  comment  ça  se  fait-il  que  ce 
soit  aussi  précisément  le  jour  où  nous  avons  reçu  la  nouvelle  de  votre 
retour  que  Zéphyr  est  encore  devenu  plus  maussade  que  de  coutume  ? 
Il  se  trouvait  là  justement  quand  Adeline  a  lu  votre  lettre,  et  comme 
la  petiote  dansait  de  joie,  il  est  devenu  tout  pâle,  et  sa  mauvaise  hu- 
meur n'a  fait  qu'empirer  depuis  ce  moment-là. 

—  Ah  çà!  père  Protat,  fit  Lazare  en  riant  forcément,  quelle  ma- 
nœuvre faites-vous  là?  Sans  que  personne  vous  en  ait  soufflé  l'idée, 
vous  avez  imaginé  que  vous  êtes  peut-être  bien  pour  quelque  chose 
dans  l'aventure  de  Zéphyr;  vous  en  êtes  même  tombé  d'accord  avec 
moi,  et  voilà  que  vous  essayez  maintenant  de  vous  décharger  de  cette 
responsabilité  en  la  rejetant  sur  le  compte  de  ma  présence  parmi 
vous!  Voyons,  est-ce  raisonnable?  je  vous  le  demande.  Quand  je  suis 
ici,  j'emmène  Zéphyr  courir  avec  moi  toute  la  journée;  or,  si  pares- 
seux qu'il  puisse  être,  il  doit  encore  j^référer  ma  société  à  la  vôtre, 
puisque,  à  part  la  peine  qu'il  a  de  porter  mes  outils,  une  fois  que  j'ai 
piqué  mon  parasol  dans  un  coin.  Zéphyr  peut  s'endormir  à  l'ombre, 
rêver  à  son  aise  ou  ramasser  des  cailloux  qu'on  trouve  sous  son  lit. 
Encore  une  fois,  pourquoi  serait-il  fâché  de  mon  retour,  lorsque  j'ai 
pour  habitude  de  l'emmener  régulièrement  tous  les  jours  à  trois  ou 
quatre  lieues  de  votre  établi  de  sabotier  et  de  votre  bâton,  ce  qui  fait 
pour  sa  paresse  comme  sept  dimanches  par  semaine?  Mais  au  lieu 
d'être  fâché  de  mon  arrivée,  il  aurait  dû  danser  de  joie. 

'  — Eh  bien!  oui;  mais  voilà  précisément  ce  qui  m  aguiche  :  c'est 
qu'il  n'a  pas  dansé,  au  contraire;  c'est  Adeline  qui  dansait  de  joie, 
et  plus  elle  était  joyeuse,  plus  elle  s'occupait  de  vous  et  de  tout 
mettre  en  ordre  là-haut,  plus  il  était  sombre. 

—  Aïe  !  aïe  !  pensa  Lazare;  voilà  ses  soupçons  qui  sonnent  la, piste, 
tout  à  l'heure  ils  vont  sonner  la  vue. 

—  C'est-à-dire,  reprit  le  bonhomme,  qu'à  le  voir  faire  la  grimace 
chaque  jour  qu'on  parlait  de  vous,  et  Adeline  en  parlait  du  matin  au 
soir,  on  aurait  dit  que  Zéphyr  était  jaloux... 

—  A  votre  santé  !  père  Protat,  s'écria  Lazare,  et  il  poussa  bruyam- 
ment son  verre  contre  celui  du  sabotier,  espérant  que  le  bruit  causé 
par  le  choc,  uni  à  l'éclat  de  la  voix,  étoufferait  la  dernière  parole  du 
bonhomme,  et  empêcherait  peut-être  que  ce  mot,  échappé  machi- 
nalement, n'arrêtât  sa  pensée  et  n'y  répandît  une  lumière  soudaine; 
mais  le  sabotier,  ayant  vidé  son  verre,  le  posa  sur  la  table  et  reprit 


ADELINE   PROTAT.  1171 

comme  s'il  n'avait  pas  été  interrompu  :  — -Oh  !  mon  Dieu,  oui;  on 
aurait  pu  penser  ça,  que  Zéphyr  était  jaloux  de  vous. . . 

Ce  qui  rassura  heureusement  Lazare,  c'est  que  le  bonhomme  disait 
cela  tout  simplement,  et  que  dans  son  attitude,  dans  sa  voix,  dans 
son  regard,  il  n'y  avait  aucune  intention,  aucune  arrière-pensée. 
Il  comprit  cependant  qu'en  faisant  une  plus  longue  opposition  à 
l'idée  nouvelle  de  Protat  il  courrait  le  risque  d'augmenter  ses  doutes 
et  de  l'engager  dans  un  soupçon  de  traverse  aboutissant  à  la  vérité. 

—  Au  fait,  dit-il  à  Protat,  vous  pouvez  avoir  raison.  Au  motif  que 
vous  supposiez  d'abord,  il  est  possible  que  Zéphyr  en  ait  ajouté  un 
autre,  et  c'est  peut-être  pour  ça  qu'il  avait  mis  deux  pierres  à  ses 
jambes,  dit  Lazare  en  essayant  de  tourner  la  chose  en  plaisanterie. 

—  Ah!  vous  voyez  donc  bien  que  vous  voilà  de  mon  avis,  s'écria 
Protat;  il  y  a  une  autre  raison. 

—  C'est  plus  que  probable,  et  c'est  même,  j'en  suis  sûr,  celle-là 
qui,  avant  toute  autre,  aura  poussé  Zéphyr  à  faire  ce  qu'il  a  fait.' 

—  Vous  croyez?  continua  Protat,  heureux  de  cet  aveu,  qui  lui  cau- 
sait un  soulagement.  Eh  bien!  mais  quel  rapport  voyez-vous  entre  ce 
motif-là  et  la  tristesse  que  votre  arrivée  a  causée  à  Zéphyr? 

—  Il  y  revient,  se  dit  Lazare,  et  tout  haut  il  reprit  :  —  Pas  grand 
rapport  à  première  vue;  mais,  quand  on  cherche,  il  faut  chercher 
partout. 

—  Ça,  c'est  vrai,  dit  le  sabotier  avec  un  geste  approbateur.  Eh 
bien?" 

—  Eh  bien!  en  cherchant,  voici  ce  que  je  trouve.  Écoutez-moi. 

—  J'y  suis,  fit  Protat,  la  tête  appuyée  sur  les  mains  et  les  coudes 
sur  la  table. 

—  Vous  savez  que  c'est  dans  quinze  jours  la  fête  de  Montigny.  Or, 
parmi  les  divertissemens  autorisés  par  M.  le  maire,  vous  savez  aussi 
qu'il  y  a  un  certain  tir  à  l'oie  qui,  outre  la  bête  devenue  le  prix  du 
vainqueur,  rapporte  encore  une  grande  considération  à  celui-ci  dans 
tout  le  village. 

—  Parfaitement.  Zéphyr,  qui  pendant  toute  l'année  était  si  mala- 
droit de  sa  main,  était  même  très  malin  à  ce  jeu-là.  Pendant  trois 
années  de  suite,  c'est  lui  qui  a  gagné  l'oie,  et  le  violon  venait  lui 
jouer  une  aubade. 

—  Ce  qui  lui  donnait  par-dessus  le  marché  le  droit  de  choisir  sa 
danseuse. 

• —  Et,  fit  le  père  Protat  en  riant,  le  gaillard  n'était  pas  bête  :  il 
allait  tout  droit  aux  plus  beaux  brins  de  fille  et  aux  plus  belles  toi- 
lettes, aux  joues  les  plus  roses,  aux  rubans  les  plus  rouges;  mais  il 
faut  être  juste,  quand  ma  fille  est  revenue  à  Montigny,  Zéphyr  a  été 
poli,  il  lui  a  fait  cadeau  de  l'oie,  et  il  l'a  invitée,  comme  c'était  son 


117:2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

droit.  Cependant  elle  était  un  peu  pâle  encore,  et  elle  n'avait  pas  de 
rubans  rouges. 

—  Pardi  !  fit  Lazare  en  appuyant  sur  cette  insinuation,  Adeline 
était  toujours  la  plus  belle  et  la  mieux  mise  :  si  elle  n'avait  pas  de 
rubans,  elle  avait  des  bijoux,  un  bracelet. 

—  En  or,  dit  Protat  avec  orgueil,  en  vrai  or. 

—  Et  des  boucles  d'oreilles,  continua  l'artiste. 

— En  diamans,  dit  Protat,  en  vrais  diamans,  et  elle  en  a  comme  ça 
la  valeur  de  trois  arpens,  prés  ou  vignes,  dans  une  petite  boîte  rouge. 

—  Ce  qui  explique  pourquoi  Zéphyr  tenait  tant  à  la  faire  danser. 
Avec  son  bracelet.  Zéphyr  croyait  que  votre  fille  le  faisait  reluire.  11 
est  plein  d'amour-propre,  ce  petit  bonhomme! 

—  Revenons  à  nos  moutons,  dit  le  sabotier  à  Lazare.  Quel  rapport 
ces  histoires-là  peuvent-elles  avoir  avec  ce  qui  nous  intéresse? 

—  Attendez  donc!  fit  le  peintre;  tout  se  tient  dans  la  vie,  comme 
vous  venez  de  vous  le  rappeler  tout  à  l'heure.  Pendant  plusieurs 
années,  c'est  Zéphyr  qui  a  remporté  le  prix  de  l'oie  à  la  fête  du  pays, 
et  chaque  fois  votre  apprenti  a  joui  des  honneurs  attachés  à  cette  vic- 
toire. Eh  bien!  rappelez-vous  maintenant  que  l'an  dernier  c'est  un 
certain  Lazare  de  votre  connaissance  et  de  la  mienne  qui  a  eu  l'avan- 
tage de  l'apporter  triomphalement  à  votre  tourne-broche,  et  que 
nous  avons  eu  le  plaisir  de  la  déguster  ensemble,  au  grand  dépit  et 
déplaisir  de  votre  apprenti,  qui,  par  orgueil,  n'a  point  même  voulu 
accepter  une  part  de  la  conquête  que  je  lui  offrais  en  rival  généreux. 

—  C'est  parbleu  vrai,  fit  le  père  Protat  en  joignant  les  mains. 

—  Et  voilà  comment  vous  aviez  raison  tout  à  l'heure,  quand  vous 
disiez  que  Zéphyr  était  jaloux  de  moi.  Zéphyr,  battu  par  moi  dans 
le  champ-clos  de  l'oie  l'an  dernier,  par  moi  dépossédé  des  avantages 
sus-mentionnés,  n'a  pas  subi  cet  échec  sans  rancune.  11  espérait 
peut-être  rétablir  cette  année  sa  réputation  d'adresse  sur  le  carreau 
à  la  pointe  du  coupe-chou  municipal  ;  mais  il  apprend  mon  retour  : 
il  se  désole,  c'est  tout  naturel.  Et  notez  bien  encore  qu'en  arrivant  à 
Bourron,  où  vous  l'aviez  envoyé  me  joindre,  j'ai  commencé, — fatale 
imprudence!  —  par  lui  rappeler  l'aventure  de  l'an  dernier,  en  le 
prévenant  que  je  comptais  bien  encore  concourir  cette  fois-ci! 

—  Vous  croyez  que  ce  serait  à  cause  de  ça?... 

— Écoutez  donc!  vous  m'avez  dit  :  Cherchons  ensemble  quelle  rai- 
son Zéphyr  avait  pour  être  fâché  de  mon  retour.  Je  vous  donne  celle- 
là,  non  point  qu'elle  soit  suffisante  et  me  paraisse  peser  autant  que 
la  pierre  qu'il  avait  aux  jambes;  mais  c'est  la  seule  que  je  trouve,  et 
c'est  la  seule  probable.  Que  cela  vous  surprenne,  je  le  comprends; 
mais  moi  je  m'en  étonne  moins  que  vous.  L'amour-propre  a  fait 
faire  à  des  gens  plus  graves  que  Zéphyr  des  folies  du  genre  de  la 


ADELINE    PROTAT.  1173 

sienne,  et  pour  des  causes  plus  futiles  en  apparence.  Une  fois  par 
an,  lui  chétif ,  mal  venu,  mal  mené  par  vous  et  par  tout  le  monde, 
une  fois  par  an  il  était  triomphant,  flatté,  recherché.  Cette  journée- 
là,  c'était  la  seule  dans  l'année  où  il  respirât  avec  bonheur.  Ce  mo- 
ment d'orgueil  balançait  toutes  les  humiliations  des  autres  jours. 
Arrive  un  étranger,  un  flâneur,  qui,  sans  raison ,  pour  se  distraire, 
enlève  à  ce  pauvre  diable  cette  heure  unique  de  contentement  qu'il 
découpait  en  autant  de  parts  qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année.  Eh  bien! 
il  a  souflert,  et  souffert  cruellement.  Le  pauvre  qui  n'a  qu'un  sou  et 
à  qui  on  vole  son  sou  souffre  autant  et  perd  autant  que  le  million- 
naire à  qui  on  vole  un  million.  Cette  malheureuse  oie,  si  maigre  et  si 
dure,  que  j'ai  passée,  je  n'ose  pas  dire  au  fil  de  mon  sabre,  car  c'était 
une  scie,  —  cette  oie  était  le  trésor  de  Zéphyr,  c'était  le  capital  an- 
nuel de  sa  pauvre  joie,  et  le  souvenir  lui  en  payait  la  rente.  Pendant 
toute  l'année,  elle  charmait  ses  rêveries,  il  ne  pouvait  pas  rencon- 
trer une  volaille  sans  se  dire  en  lui-même  :  Yoilà  ma  conquête  future 
qui  s'engraisse.  11  comptait  peut-être  sur  mon  absence  cette  année; 
mais  me  voici  de  retour.  C'est  dans  quinze  jours  la  fête  de  Montigny  : 
Zéphyr  a  perdu  la  tête.  Et  avec  l'autre  raison  que  vous  avez  pri- 
mitivement... supposée,...  supposition  que  j'ai  partagée  avec  vous, 
celle  que  je  vous  révèle  fait  bien  la  paire,  et  nous  avons  compte. 

—  Bien  possible,  bien  possible  !  fit  le  sabotier  en  secouant  la  tête. 
■ —  Ce  n'est  pas  bien  possible,  c'est  bien  sûr  qu'il  faut  dire,  insista 

Lazare. 

—  Oui,  oui,  c'est  comme  ça  que  j'entends,  reprit  le  bonhomme 
avec  un  air  et  un  accent  également  convaincus. 

—  Ah!  pensa  Lazare  en  lui-même,  j'ai  eu  assez  de  mal  à  le  con- 
vaincre. —  Et  voyant  que  Protat  s'efforçait  de  dissimuler  un  bâille- 
ment, il  ajouta  :  En  voilà  encore  un  qui  va  dormir  tranquille. 

Cette  conversation  s'était  prolongée  assez  tard;  la  demie  de  dix 
heures  venait  de  sonner  à  l'église  de  Montigny.  Le  bonhomme  Protat, 
qui  avait  laissé  passer  l'heure  habituelle  de  son  coucher,  semblait 
avoir  grand  besoin  de  dormir.  Quanta  Lazare,  s'il  ne  souhaitait  point 
le  repos,  il  désirait  au  moins  la  solitude.  Le  sabotier  s' étant  levé,  l'ar- 
tiste l'imita,  prit  au  clou  la  clé  de  sa  chambre,  et  alluma  son  bou- 
geoir, où,  par  une  précaution  d'Adeline,  la  bougie  avait  remplacé  la 
chandelle,  pour  laquelle  la  répugnance  de  l'artiste  était  connue. 

Avant  de  se  séparer,  et  comme  s'il  eût  voulu  se  débarrasser  d'une 
dernière  inquiétude  en  recevant  de  la  bouche  de  Lazare  une  dernière 
confirmation  de  sécurité,  Protat  dit  à  l'artiste  :  —  Comme  ça,  mon- 
sieur Lazare,  vous  pensez  bien  que  l'événement  n'aura  pas  de  suite, 
et  que  tout  est  fini  là? 

—  Les  précautions  sont  prises,  et  je  vous  les  ai  fait  connaître,  ré- 


1174  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

pondit  le  peintre.  Madelon  a  le  mot  d'ordre,  et  Adeline  l'a  reçu 
d'elle.  Yous  êtes  sûr  de  moi  comme  de  vous  :  l'affaire  de  Zéphyr 
restera  donc  un  secret  entre  nous;  ce  n'est  pas  lui  qui  parlera.  En 
eût-il  l'idée  d'ailleurs,  il  ne  le  pourrait  pas,  puisque  je  l'ai  enfermé. 
.   —Bon  pour  ce  soir...  mais  demain?  fit  Protat. 

—  J'ai  pensé  à  cela.  Aussi  demain,  et  sous  le  prétexte  d'éviter  la 
chaleur  du  soleil,  dès  la  petite  pointe  du  jour,  j'emmène  Zéphyr  avec 
moi  à  la  Mare  aux  Fées,  où  je  compte  faire  une  étude.  Les  gens  de 
Montigny  ne  rôdent  guère  de  ce  côté-là,  et  si  Zéphyr  était  disposé  à 
se  laisser  tirer  les  vers  du  nez  par  les  curieux  à  propos  de  son  bain, 
j'aurai  toute  la  journée  pour  le  détourner  de  cette  idée-là  et  le  dis- 
poser au  contraire,  si  on  l'interroge,  à  parler  comme  nous  allons 
faire  tous,  afin  que  les  soupçons  rentrent  dans  leur  trou;  mais  je  crois 
que  c'est  là  un  luxe  de  précautions,  et  que  le  petit  bonhomme  ne  songe 
pas  à  nous  démentir.  11  pense  vous  devoir  la  vie  une  seconde  fois, 
il  vous  l'a  dit  lui-même,  et  le  petit  discours  qu'il  vous  a  adressé  tantôt 
indique  qu'il  est,  d'intention  au  moins,  prêt  à  racheter  par  sa  conduite 
future  tout  ce  que  vous  étiez  en  droit  de  trouver  répréhensible  dans 
ses  anciennes  façons  d'agir,  ou  plutôt  de  ne  pas  agir.  De  votre  côté, 
vous  êtes,  je  crois,  disposé  à  lui  tenir  compte  de  tout  ce  qu'il  fera? 

—  Ah!  tout  prêt,  dit  le  sabotier.  Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  le  ca- 
cher, puisque  vous  vous  en  êtes  aperçu  ;  mais  tantôt,  quand  je  l'ai 
tenu  tout  mouillé  et  tout  froid...  ça  m'a  donné  un  coup...  sacrebleu! 
Je  n'avais  rien  éprouvé  de  pareil  depuis  le  temps  où  les  gens  d'ici 
m'appelaient  mauvais  père.  Il  me  semblait  déjà  les  entendre  m' ap- 
peler mauvais  maîlre  et  bourreau  d'enfans,  et  puis  d'ailleurs  ce  gar- 
çon est  un  peu  mon  enfant  au  fait,  puisque  je  l'ai  adopté.  Aussi, 
voyez-vous,  je  n'ai  pas  attendu  qu'il  m'ait  promis  de  se  bonifier  pour 
me  promettre  à  moi-même  de  devenir  meilleur. 

—  J'ai  vu  cela,  fit  Lazare,  quand  vous  le  teniez  dans  vos  bras  et 
que  vous  avez  appelé  Adeline  auprès  de  lui. . .  Savez-vous  de  quoi 
vous  aviez  l'air?  continua  l'artiste  en  étudiant  fixement  le  visage  du 
sabotier. 

—  De  quoi  avais-je  l'air?  lui  demanda  celui-ci. 

—  Vous  aviez  l'air  de  lui  donner  votre  fille  en  mariage. 
L'artiste  avait  lancé  cette  parole  comme  on  jette  une  pierre  dans 

un  abîme  pour  en  sonder  la  profondeur.  Le  sabotier  ne  se  doutait 
pas  qu'en  mettant  sous  forme  de  comparaison,  et  brusquement,  cette 
idée  en  contact  avec  lui,  c'était  tout  simplement  une  interrogation 
anonyme  que  lui  adressait  l'artiste,  qui,  sa  phrase  achevée,  redoubla 
d'attention  pour  lire  dans  les  traits  du  bonhomme  les  impressions 
qu'elle  allait  éveiller  dans  son  esprit.  Protat  tomba  dans  le  piège  avec 
toute  la  naïveté  désirable. 


ADELINE    PROTAT.  1175 

—  Ah!  ah!  ah!  fit-il  en  ouvrant  la  bouche  pour  un  immense  éclat 
de  rire;  ah!  ah!  ah!  quelle  idée  vous  avez  là!  Oh!  que  c'est  donc  drôle! 
Ah!  ajouta  le  sabotier  en  se  tenant  les  côtes,  ça  fait  mal  de  rire 
comme  ça!  mais  c'est  plus  fort  que  moi,  voyez- vous?  Zéphyr,  Ade- 
line...  Où  diable  allez-vous  donc  chercher  vos  comparaisons,  vous 
autres  artistes? 

—  Bon,  pensa  Lazare,  voilà  pour  l'étonnement  :  je  m'y  attendais 
bien.  —  Et  il  répondit  :  —  Nous  prenons  nos  comparaisons  dans 
notre  métier.  Il  y  a  au  Louvre  un  tableau  intitulé  :  les  Accordailles , 
où  un  honnête  paysan  comme  vous  donne  sa  fdle  en  mariage  à  un 
brave  garçon  de  l'endroit;  le  groupe  que  vous  formiez  tantôt  avec 
la  petiote  et  Zéphyr  m'a  rappelé  ce  tableau,  et  de  là  est  venue  natu- 
rellement ma  comparaison. 

—  Est-ce  que  le  père  me  ressemble?  demanda  Protat. 

—  C'est  une  bonne  tête  de  brave  homme  comme  la  vôtre.  11  a 
l'air  de  dire  en  regardant  son  gendre  :  J'en  aimerais  mieux  un 
autre;  mais  puisque  ma  fdle  préfère  celui-là,  ma  foi,  ça  la  regarde  : 
c'est  elle  qui  épouse  après  tout,  et  pas  moi. 

—  Il  pense  bien,  ce  père-là,  reprit  Protat;  s'il  y  a  une  inclination 
entre  les  deux  jeunes  gens,  faut  jamais  se  mettre  en  travers.  C'est 
mauvais,  ça. 

—  Ainsi,  dit  Lazare  avec  un  mouvement  de  vivacité  aussitôt  ré- 
primé, vous  ne  contrarieriez  pas  le  choix  de  votre  fille,  quel  qu'il 
fût? 

—  Quel  qu'il  soit...  fit  le  bonhomme  en  hésitant,  c'est  encore  à 
savoir.  Avec  la  brillante  éducation  qu'elle  a  reçue,  vous  pensez  bien 
que  ma  fille  ne  pourra  jamais  penser  qu'à  épouser  un  homme  très 
distingué. 

—  Enfin,  poursuivit  l'artiste,  si  Adeline  vous  disait  un  beau  matin  : 
Tu  ne  sais  pas?  il  m' arrive  une  drôle  de  chose. . .  j'ai  une  inclination. . . 
pour...  Zéphyr? 

—  Oh!  oh!  oh!  quelle  farce,  dit  le  sabotier,  qui  recommença  à 
rire;  —  puis,  redevenant  insensiblement  sérieux,  il  répondit  :  — •  Je 
dirais  à  ma  fille  :  Va-t-en  faire  un  tour  dans  ta  chambre,  et,  pendant 
qu'elle  irait,  je  prendrais  Zéphyr  par  les  oreilles  et  je  lui...  — Protat 
acheva  sa  pensée  par  un  geste  énergique. 

—  C'est  bon,  pensa  Lazare;  je  sais  ce  que  je  voulais  savoir. 

—  Ah  çà!  mais,  demanda  le  sabotier,  de  quoi  parlons-nous  là,  au 
fait? 

—  Pardi  !  fit  Lazare,  nous  parlons  peinture  à  propos  d'un  tableau, 
qui  est  au  Louvre.  —  Et  l'artiste  se  mit  à  rire  lui-même  d'une  façon 
si  bruyante,  que  le  sabotier  étonné  lui  en  demanda  la  raison. 

—  Eh!  vous  ne  voyez  donc  pas  que  je  m'amuse,  et  que  cette  idée. 


1176  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

du  mariage  de  votre  fille  avec...  ce  gamin...  me  fait  étouffer  de  rire 
moi-même... 

—  Adeline  et  Zéphyr!  fit  Protat  en  se  mettant  à  l'unisson  de  la 
gaieté  du  jeune  homme. 

—  Votre  fille,  qui  a  l'air  d'une  dame... 

—  D'une  grande  dame...  ajouta  le  sabotier. 

—  Une  demoiselle  qui  a  au  moins...  mille  écus  de  dot... 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites  donc  là,  mille  écus?  dit  le  sabotier 
comme  humilié  par  cette  évaluation  ;  mais  rien  que  de  ses  propres 
elle  a  dix  mille  francs,  qui  sont  en  train  de  lui  faire  des  petits  à  Fon- 
tainebleau, à  Nemours,  à  Montereau...  et  jusqu'à  Paris...  Ajoutez  ce 
que  je  lui  donne. . .  et  comptez. . . 

—  C'est  vrai...  fit  Lazare;  Adeline  aura  une  quinzaine  de  mille 
francs  en  mariage. 

—  Ptch!  exclama  Protat.  Tenez,  mon  cher...  voilà  la  dot  de  ma 
fille.— -Et  le  sabotier,  avec  un  indéfinissable  orgueil,  ouvrit  six  fois 
de  suite,  en  la  refermant  chaque  fois,  sa  large  main,  dont  il  écartait 
les  cinq  doigts  en  éventail. 

—  Diable!  dit  le  peintre,  faisant  à  la  fois  claquer  sa  langue  et  ses 
doigts,  comme  s'il  eût  voulu  flatter  par  ces  signes  d'étonnement  le 
sentiment  d'amour-propre  qui  avait  gonflé  le  sabotier  énumérant 
cette  fortune.  —  Eh  bien!  ce  que  vous  me  dites  là,  père  Protat,  rend 
ma  supposition  de  tout  à  l'heure  encore  plus  comique.  Voyez-vous 
votre  fille,  une  riche  héritière  enfin,  épousant  Zéphyr!  Voyez-vous 
d'ici  l'apprenti  sabotier  déclarant  au  contrat  ses  économies  de  pa- 
resse, un  sac  de  cailloux!...  Zéphyr  en  marié,  disant  au  maire  :  Je 
ne  sais  pas  mon  nom  ! 

Le  bonhomme  se  tordait  sur  la  table  en  écoutant  ce  parallèle  entre 
sa  fille,  belle,  riche,  heureusement  douée,  avec  cet  être  malingre, 
orphelin  et  pauvre,  avec  Zéphyr  réunissant  dans  sa  chétive  per- 
sonne les  deux  plus  grandes  plaies  sociales  :  sans  nom  et  sans  le  sou. 
Ce  n'était  point  un  méchant  homme  que  le  père  Protat;  mais  de  ce 
tableau  évoqué  devant  ses  yeux  il  ne  vpyait  qu'un  côté,  et  ce  n'était 
pas  le  côté  pitoyable,  c'était  l'aspect  grotesque. 

—  0  vanité!  pensait  l'artiste  en  observant  le  sabotier;  mauvaise 
graine  qui  germe  en  tout  terrain,  aussi  bien  dans  les  meilleures  que 
dans  les  pires  natures!  Mettez  un  écu  dans  la  poche  d'un  gueux,  et 
il  crachera  sur  son  ombre.  —  Et,  après  cette  réflexion  philosophique, 
Lazare  frappa  sur  le  ventre  du  sabotier,  qui  fit  un  brusque  sou- 
bresaut. 

—  Oh!  fit  Protat,  je  n'en  peux  plus!... 

—  C'est  bon  de  rire  comme  ça,  dit  l'artiste;  ça  purge  des  idées 
noires.  —  Puis,  comme  onze  heures  sonnaient  au  même  instant,  ils 


ADELINE    PROTAT.  1177 

se  séparèrent  en  échangeant  une  poignée  de  main,  Protat  pour  aller 
dormir,  Lazare  pour  aller  rêver. 

—  Et  maintenant,  dit  Lazare  en  se  jetant  tout  habillé  sur  son  lit, 
récapitulons.  —  Et  il  repassa  brièvement  dans  sa  mémoire  tous  les 
faits  qui  avaient  précédé  et  suivi  l'événement  dont  son  retour  à  Mon- 
tigny  avait  hâté  la  péripétie.  —  Si  étrange  que  cela  paraisse,  pensait 
Lazare,  il  n'y  a  pas  à  douter,  les  faits  sont  là.  Cette  enfant  m'aime. 
Une  enfant!  eh!  parbleu,  non,  elle  ne  l'est  plus,  quoique  j'aie  bien 
de  la  peine  à  me  la  figurer  autrement;  c'est  bien  une  fdle,  et  une 
jolie  fille.  Adeline  a  dix-huit  ans;  elle  n'est  donc  ni  en  avance,  ni  en 
retard  pour  aimer;  elle  est  à  l'heure.  Mais  pourquoi  cette  ingénue 
a-t-elle  songé  à  moi?  Ah!  pourquoi?  Ce  n'est  pas  difficile  à  com- 
prendre, et  le  bonhomme  Protat  me  l'a  expliqué  lui-même  tout  à 
l'heure  en  me  disant  qu'une  fille  si  bien  élevée  n'aimerait  jamais 
qu'un  homme  distingué.  Eh  bien  !  il  me  semble  que  je  rentre  com- 
plètement dans  les  conditions  du  programme,  et  tous  les  hemix  qui 
composent  la  fleur  des  pois  de  Montigny  ne  me  vont  pas  seulement 
à  la  cheville  comme  distinction.  Peut-être  que  cette  demoiselle  de 
village  eût  songé  en  mon  absence  à  quelqu'un  d'entre  ces  messieurs; 
mais  je  suis  venu  :  veni,  vidi,  vici.  C'est  la  première  fois  qu'il  m' ar- 
rive de  réaliser  complètement  la  devise  césarienne;  il  est  vrai  que  je 
n'y  tâchais  guère,  et  que  nous  sommes  à  Montigny.  Enfin  je  ne  me 
dédis  pas.  Elle  est  jolie,  cette  enfant-là,  et  ça  me  fait  tout  de  même 
quelque  chose  de  savoir  qu'elle  m'embrasse  en  effigie  depuis  un  an. 
Avec  cela  qu'elle  est  rusée  à  ajouter  des  ruses  au  dictionnaire  du 
genre  :  une  vraie  Rosine  rustique  dont  je  suis  le  Lindor.  Quelle  idylle 
à  promener  sous  les  étoiles,  dans  ces  chemins  creusés  comme  tout 
exprès  pour  les  faux  pas,  au  milieu  de  cette  nature  favorable  aux 
Oarystis!  Quel  charme  de  faire  bégayer  à  cette  innocente  l'alphabet 
amoureux  depuis  a  jusqu'à  y!  Seulement,  mon  ami  Lazare,  inter- 
rompit brusquement  l'artiste  en  s' apercevant  qu'il  ne  laissait  pas 
d'éprouver  une  certaine  douceur  à  descendre  la  pente  de  cette  rêverie, 
vous  êtes  un  drôle.  Avoir  seulement  cette  idée-là  pour  le  plaisir  de 
l'avoir,  c'est  déjà  coupable.  Songez  que  cette  petite  Adeline  est  comme 
votre  sœur,  que  vous  l'avez  fait  danser  cent  fois  sur  vos  genoux,  et 
que  vous  aviez  même  ce  matin,  en  partant  de  Paris,  l'intention  de 
lui  apporter  une  poupée  et  des  dragées,  ce  que  vous  avez,  'heureu- 
sement pour  son  amour-propre  de  grande  demoiselle,  complètement 
oublié  de  faire ,  comme  vous  oubliez  toujours,  parce  que  vous  êtes 
un  étourdi,  tellement  étourdi,  mon  bon  ami,  qu'il  ne  vous  est  pas 
venu  à  l'idée. un  instant  que  le  petit  cœur  de  cette  enfant-là  sautait 
plus  fort  que  ses  jambes  quand  vous  la  faisiez  danser  à  la  corde.  Or 
donc  je  vous  conjure  et  au  besoin  vous  ordonne  de  guérir  au  plus 
tôt  le  mal  que  vous  avez  apporté  céans,  en  y  développant  toutes 


1178  .  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  grâces  de  votre  personne  et  les  agréraens  de  votre  esprit.  Eh! 
au  fait,  s'écria  Lazare  en  faisant  un  saut  qui  fit  bondir  sa  pantoufle 
au  plafond,  je  suis  encore  bien  bon  de  me  donner  tant  de  mal  que 
ça.  Cette  petite  ne  m'aime  pas  sérieusement,  et  il  n'y  a  aucunement 
péril  en  la  demeure.  Ce  qu'elle  éprouve  pour  moi,  c'est  l'habituelle 
amourette  des  petites  filles,  c'est  la  première  fermentation  de  l'ima- 
gination éveillée  par  des  lectures  de  romans.  Je  suis  sûr  que  sa  cer- 
velle est  une  bibliothèque  de  fadaises  sentimentales.  Romans  et 
rubans,  c'est  avec  ça  qu'on  amuse  les  fillettes  dans  le  beau  monde 
où  son  père  est  si  fier  de  l'avoir  fait  élever.  Le  premier  joli  garçon 
qui  se  présente  est  habillé  en  Galaor  par  l'innocent  caprice  d'une 
innocente.  C'est  là  mon  histoire  avec  Adeline.  J'ai  été  trop  prompt  à 
m' alarmer,  et,  sans  doute  parce  que  nia  vanité  y  trouvait  son  compte, 
je  me  suis  trop  dépêché  de  crier  au  feu  —  pour  une  étincelle.  Eh  bien  ! 
non,  reprit  Lazare  après  avoir  secoué  la  tête  en  manière  de  doute, 
non,  je  ne  me  trompe  pas,  et  il  n'y  a  point  de  quoi  rire  dans  tout 
cela.  C'est  mieux  qu'une  fantaisie  passagère,  ou  plutôt  c'est  pis  : 
Adeline  m'aime  pour  de  bon;  c'est  bien  l'allure  de  la  passion  qui  va 
droit  devant  elle,  et  sans  savoir  où  elle  va;  tous  mes  souvenirs  du 
passé,  toutes  mes  observations  d'aujourd'hui  l'attestent.  A  cause  de 
moi,  cette  enfant  va  soufirir  beaucoup.  Il  faut  au  moins  qu'elle  ne 
souffre  pas  longtemps;  il  faut  que,  le  jour  où  la  porte  de  cette  maison 
se  refermera  derrière  moi,  Adeline  ne  pleure  pas  mon  départ  et  n'es- 
père plus  mon  retour.  Comment  opérer  cette  conversion?  Les  moyens 
sont  à  trouver,  et  c'est  en  cherchant  qu'on  trouve. 

Quant  à  Zéphyr,  continua  Lazare,  j'avoue  que  celui-là  m'étonne 
et  m'intrigue  encore  davantage,  non  point  que  ce  soit  précisément  la 
précocité  de  sa  passion  qui  me  surprenne,  —  on  en  a  vu  des  exem- 
ples, —  mais  il  est  rare  qu'à  cet  âge  la  passion  procède  avec  ces  vio- 
lences. Zéphyr  amoureux  d' Adeline  et  jaloux  de  moi!  à  quinze  ans! 
cela  peut  faire  rire  d'abord  ;  mais  Zéphyr  allant  se  jeter  à  l'eau, 
cela  fait  songer,  et  j'y  songe.  Qui  diable  aurait  deviné  cela  sous  cette 
lourde  enveloppe?  —  Étrange,  tout  à  fait  étrange!  murmurait  Lazare. 
Heureusement,  poursuivit- il,  que  le  père  Protat  est  déjà  mieux  dis- 
posé pour  lui,  et  qu'il  me  l'abandonne  :  je  pourrai  étudier  ce  mysté- 
rieux gamin  qui  a  les  passions  d'un  homme,  car,  pour  choisir  un 
remède 'et  l'appliquer  utilement,  il  ne  suffit  pas  de  connaître  le  mal, 
il  faut  en  découvrir  l'origine.  Oui,  mais  Zéphyr  voudra-t-il  me  don- 
ner sa  confiance?  J'en  ai  besoin,  et  tout  entière.  Son  bain  de  tantôt 
paraissait  avoir  un  peu  refroidi  sa  jalousie,  il  était  moins  farouche 
avec  moi  ce  soir;  mais  demain  sera-t-il  dans  les  mêmes  dispositions? 
Youdra-t-il  croire  à  mon  intérêt?  Il  est  rusé  sous  son  air  bête.  Bon, 
fit  Lazare,  j'ai  un  moyen  de  lui  prouver  que  je  suis  son  ami. 

Et  l'artiste,  ayant  sauté  à  bas  de  son  lit,  s'approcha  de  la  table  qui 


ADEIINE    PROTAT.  1179 

était  dans  l'atelier,  tira  d'un  buvard  une  feuille  de  papier  à  lettre 
sur  laquelle  il  écrivit  quelques  lignes,  fit  sécher  l'écriture  à  la  flamme 
de  la  bougie,  cacheta  la  lettre  en  hésitant  un  moment  à  choisir  le 
pain  à  cacheter;  puis,  du.  ton  d'un  homme  qui  en  appelle  à  un  sou- 
venir, il  murmura  tout  bas  :  — 11  était  bleu.  —  Et  la  lettre  fut  fermée 
d'un  cachet  bleu.  Ce  travail  achevé,  Lazare  s'en  fut  décrocher  la 
glace  qui  était  sur  la  cheminée,  l'appuya  sur  la  table  où  il  vint  s'as- 
seoir, disposa  la  lumière  d'une  certaine  façon,  et  commença,  d'après 
lui-même,  un  dessin  sur  un  feuillet  d'album  déjà  plein  de  croquis. 
Ce  travail  lui  prit  une  demi-heure. 

Le  dessin  terminé,  Lazare  le  mit  auprès  de  sa  lettre,  et,  débou- 
clant son  sac  de  voyage,  il  parut  y  chercher  quelque  chose  qu'il  ne 
put  trouver  sur-le-champ,  sans  doute  à  cause  du  désordre  qui  avait 
présidé  à  la  confection  de  sa  valise.  Drôle  de  fille!  murmurait  le 
peintre  en  fourrageant  dans  son  sac  avec  impatience;  me  voler  mon- 
lorgnon,  et  encore  il  était  cassé  !  Après  ça,  l'amour  fait  relique  de 
tout.  Diable  de  paquet,  où  l'ai-je  fourré?  Ah!  voilà!  —  Et  il  ouvrait 
une  petite  boîte  dans  laquelle  étaient  renfermés  une  demi-douzaine 
de  lorgnons  dits  monocles  pareils  à  celui  qu'il  portait  au  cou.  —  Dh-e, 
continua  Lazare,  qu'il  y  a  des  êtres  qui  portent  ça  comme  un  orne- 
ment! c'est  bien  gai  d'être  myope!  Si  on  laisse  tomber  son  lorgnon 
par  terre,  il  faut  en  acheter  un  second  pour  retrouver  le  premier.— 
Et  tout  en  parlant  il  cassait  la  queue  d'un  des  monocles  pris  dans  sa 
boîte.  — Et  maintenant,  dit-il  en  ajoutant  le  lorgnon  à  la  lettre  et  au 
portrait,  avec  ces  trois  choses-là,  j'aurai  le  secret  de  Zéphyr...  Oui... 
mais  il  est  malin,  et  serait  capable  de  ne  pas  les  reconnaître  :  j'ai  eu 
l'imprudence  de  me  faire  plus  joli  dans  cette  seconde  édition  de  mon 
image  que  je  ne  l'étais  clans  la  première;  la  seconde  lettre  est  toute 
fraîche,  l'autre  était  coupée  par  les  plis.  Zéphyr  ne  croira  pas... 
Attends  un  peu.  Zéphyr.  —  Et  Lazare,  ayant  décacheté  la  lettre, 
la  frippa  légèrement,  la  frotta  sur  le  carreau,  dont  la  poussière  vint 
adhérer  au  papier,  et  finit  par  la  tremper  dans  une  cuvette  d'eau. 
Le  portrait  fut  soumis  à  la  même  opération. 

—  A  présent,  dit  Lazare  en  se  mirant,  comme  on  dit,  dans  son 
ouvrage,  lettre  et  portrait  sont  méconnaissables,  raison  de  plus  pour 
que  Zéphyr  les  reconnaisse.  Résumons  la  situation  et  le  plan  de  con- 
duite à  tenir.  Me  rendre  indifférent  à  Adeline,  elle  ignore  que  je  suis 
instruit  de  ce  qui  se  passe  dans  son  cœur  et  n'attribuera  pas  mes  fa- 
çons d'agir  à  une  ruse;  rendre  Adeline  indifférente  à  Zéphyr,  et,  tout 
en  travaillant  à  rendre  la  paix  à  ces  deux  cœurs  troublés,  empêcher 
que  Protat  n'évente  le  secret  de  sa  fille  et  celui  de  son  apprenti;  de 
plus,  empêcher  que  les  curieux  de  ce  pays-ci  soupçonnent  un  seul 
instant  tout  ce  que  le  sabotier  était  en  chemin  de  soupçonner  tout  h 


1180  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'heure,  si  je  ne  l'avais  pas  arrêté  à  temps.  Tout  orphelin  et  tout  pau- 
vre qu'il  est,  si  Zéphyr,  au  lieu  d'être  plus  jeune  qu'Adeline,  était 
au  contraire  plus  vieux,  il  y  aurait  bien  à  manœuvrer  autrement,  si- 
non pour  le  présent,  au  moins  pour  l'avenir.  Adeline,  ne  songeant 
plus  à  moi,  aurait  pu  se  retourner  du  côté  de  Zéphyr,  —  du  bon  côté; 
—  Protat  eût  fait  de  l'opposition,  mais  il  aurait  bien  fallu  qu'il 
voulût  ce  qu'aurait  souhaité  sa  fdle.  Malheureusement  il  ne  faut  pas 
songer  à  cela.  Eh  bien  mais  !  me  voilà  de  la  besogne  taillée,  sur  la- 
quelle je  ne  comptais  pas.  Je  croyais  être  venu  ici  pour  faire  du  pay- 
sage, et  c'est  au  contraire  pour  faire  de  la  diplomatie.  Si  j'avais 
prévu  cela,  j'aurais  apporté  une  douzaine  de  toiles  en  moins  et  une 
douzaine  de  cravates  blanches  en  plus. 
Minuit  sonna  à  l'église  de  Montigny. 

—  Allons,  dit  Lazare  en  se  déshabillant  tout  à  fait,  c'est  moi  qui 
dois  réveiller  le  soleil  demain  matin.  11  est  temps  de  dormir. 

III.  —  LA  MARE  AUX  FÉES. 

Le  lendemain  matin  à  la  pointe  du  jour,  Lazare  sortait  discrète- 
ment de  sa  chambre-atelier,  n'emportant  avec  lui  qu'un  grand  car- 
ton à  dessin,  son  parasol  et  sa  chaise  de  campagne.  En  passant  de- 
vant la  porte  de  Zéphyr,  l'artiste  y  gratta  légèrement  pour  lui  dire 
de  s'apprêter  à  le  suivre. 

—  Monsieur  Lazare,  monsieur  Lazare,  murmura  tout  doucement 
Zéphyr,  qui  était  déjà  levé,  ne  faites  pas  de  bruit  et  surtout  n'ouvrez 
pas  ma  porte. 

—  Pourquoi  ça?  demanda  Lazare,  un  peu  surpris  et  baissant  la 
voix. 

—  C'est  que  mamz'elle  Adeline  m'a  iapè  hier  au  soir  et  m'a  dit  au 
travers  du  mur  que  j'aille  l'attendre  au  jardin  ce  matin.  Elle  veut 
me  parler  avant  tout  le  monde.  Ah  !  je  sais  bien  à  propos  de  quoi.  — 
Et  la  voix  de  l'apprenti  trahissait  une  crainte.  —  Si  vous  ouvrez  la 
porte,  ça  va  la  réveiller  parce  que  ça  secoue  son  mur,  et  bien  sûr  elle 
m'empêchera  d'aller  avec  vous. 

—  Il  préfère  venir  avec  moi,  c'est  bon  signe,  pensa  l'artiste.  Et  il 
répondit  doucement  :  Mais  pour  que  tu  puisses  sortir,  il  faut  bien 
ouvrir  la  porte. 

—  Ce  n'est  pas  la  peine,  dit  Zéphyr.  J'ai  laissé  ma  fenêtre  ouverte 
exprès  hier;  vous  me  mettrez  l'échelle,  et  je  descendrai  comme  ça. 
Allez-vous-en  doucement;  ôtez  vos  souliers  pour  ne  pas  faire  crier  l'es- 
calier. Je  vais  vous  attendre  à  la  fenêtre. 

La  précaution  conseillée  par  Zéphyr  était  bonne,  car  l'escalier  de 
bois  criait  et  ébranlait  toute  la  maison.  Lazare  retira  ses  chaussures, 


ADELINE   PROTAT.  1181 

et  en  descendant  chaque  marche  il  prit  tant  de  précautions,  que  c'é- 
tait à  peine  s'il  se  sentait  descendre  lui-même.  Une  fois  dans  le  jar- 
din, il  trouva  l'échelle,  l'appliqua  au  mur  et  fit  descendre  l'apprenti. 

—  INous  allons?  demanda  celui-ci,  qui  était  déjà  chargé  du  carton 
et  de  la  chaise  de  Lazare. 

—  Nous  allons  à  la  Mare  aux  Fées. 

.  —  Deux  lieues,  répliqua  Zéphyr,  et  il  fit  la  grimace. 

—  Bon,  pensa  Lazare,  il  n'a  pas  laissé  sa  paresse  au  fond  de  l'eau. 
Et  il  répondit  :  —  Si  tu  n'es  pas  content,  je  t'emmène  à  la  Mare  aux 
Corneilles. 

—  Quatre  lieues  alors  !  fit  Zéphyr  avec  un  mouvement  d'effroi. 

—  Et  si  tu  n'es  pas  encore  content,  ajouta  Lazare,  nous  pousse- 
rons jusqu'à  Arbonne. 

Zéphyr  leva  le  nez  en  l'air  comme  s'il  eût  cherché  à  calculer  les- 
distances. 

Lazare  montra  cinq  doigts  d'une  main  et  trois  de  l'autre. 

—  Huit  lieues,  dit  Zéphyr  en  laissant  tomber  le  carton  et  la  chaise. 
— r  Ramasse-moi  ça  bien  vite.  Comment,  tu  te  plains  déjà,  drôle, 

pour  deux  méchantes  lieues? 

—  Oh  !  d'ici  à  la  mare,  fit  Zéphyr,  il  y  a  bien  une  borne  en  plus. 
— -  Mais  tu  n'as  que  le  carton  et  la  chaise  à  porter,  ça  ne  pèse  rien. 

—  Oui,  mais  il  y  a  le  bissac  qui  est  lourd,  le  bissac,  continua  Zé- 
phyr en  inclinant  la  tête  du  côté  de  la  cuisine. 

Lazare  ne  put  s'empêcher  de  sourire;  il  avait  compris.  L'apprenti 
faisait  allusion  au  grand  sac  dans  lequel  les  artistes  emportent  leurs 
provisions  de  vivres  quand  ils  vont  travailler  dans  un  endroit  éloigné 
de  la  forêt. 

—  L'appétit  revient,  dit  Lazare  en  lui-même,  et  il  ajouta  en  re- 
gardant l'apprenti  :  Tu  as  déjà  faim? 

—  Déjà!  répondit  Zéphyr,  voilà  quasiment  plus  de  trois  jours  que 
je  n'ai  ni  mangé  ni  bu. 

—  Ah  !  fit  Lazare,  je  croyais  que  tu  avais  bu  hier,  et  un  bon  coup 
encore. 

Zéphyr  feignit  de  n'avoir  pas  entendu  l'allusion,  et  se  dirigea  vers 
la  salle  à  manger,  qui  ouvrait  sur  le  jardin. 

—  Oh!  fit  Lazare  en  le  suivant,  le  cri  de  la  nature...  Mais,  dit-il 
à  Zéphyr,  je  n'ai  point  prévenu  Madelon  que  j'allais  en  forêt  ce  matin; 

/elle  n'aura  point  préparé  le  sac. 

—  Je  vais  le  préparer  donc,  répondit  Zéphyr. 

—  Mais  les  clés  pour  ouvrir  l'armoire?  Tu  sais  bien  que  Madelon 
les  retire,  dit  Lazare. 

—  Oui,  mais  il  y  a  un  an  Madelon  a  perdu  une  clé.  Je  ne  sais  pas 
comment  ça  se  fait,  dit  Zéphyr  en  baissant  la  tête,  mais... 


1182  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Tu  l'as  trouvée?  dit  Lazare,  qui  devina. 

—  Oui,  répliqua  Zéphyr  en  fouillant  dans  sa  poche,  d'où  il  retira 
une  clé.  —  Dame,  continua  l'apprenti,  quand  on  vous  fait  jeûner  les 
trois  quarts  du  temps... — Et  ayant  ouvert  l'armoire,  il  commença  à 
tirer  un  plat  dans  lequel  restait  un  appétissant  morceau  de  viande 
du  souper  de  la  veille. 

—  Brûlé,  fit-il  avec  dépit  en  tournant  le  gigot  dans  tous  les  sens. 

—  C'est  ta  faute;  la  Madelon  ne  pouvait  pas  être  hier  à  la  broche 
et  à  te  faire  chauffer  des  serviettes  pour  te  secourir. 

—  C'est  vrai,  dit  Zéphyr  en  enveloppant  le  gigot  dans  un  journal 
et  en  le  glissant  dans  le  bissac;  puis  il  se  remit  à  l'inventaire  de  l'ar- 
moire. Il  amena  l'un  des  deux  brochets  que  l'on  n'avait  pas  entamés 
la  veille.  Avant  de  le  mettre  dans  le  sac,  il  le  flaira  avec  soin,  et  se- 
coua la  tête  d'un  air  à  demi  satisfait.  Il  se  décida  à  l'emporter  en 
murmurant  :  —  Pas  frais  !  Enfin,  avec  de  la  sauce... 

—  Tu  vas  emporter  de  la  sauce?  fit  Lazare,  étonné  de  tous  ces 
préparatifs;  dans  quoi?  s'il  te  plaît. 

—  Dans  ça,  répondit  Zéphyr  avec  le  même  laconisme.  Et  il  se  mit 
à  verser  dans  une  petite  bouteille  de  l'huile  et  du  vinaigre,  en  ayant 
soin  d'ajouter  le  sel  et  le  poivre,  très  minutieusement  divisés.  Ceci 
achevé,  il  mit  la  bouteille  dans  sa  poche  et  retourna  à  l'armoire. 

—  Que  cherches-tu  encore?  demanda  Lazare. 

—  Yin,  dit  Zéphyr  tranquillement,  et  il  monta  sur  une  chaise  pour 
atteindre  à  un  rayon  supérieur  de  l'armoire,  où  l'on  apercevait  trois 
ou  quatre  bouteilles  cachetées. 

—  Ce  n'est  pas  le  vin  d'ordinaire,  fit  l'artiste. 

L'apprenti  secoua  la  tête,  montra  le  cachet  et  murmura  :  —  Meil- 
leur. Puis,  ayant  enveloppé  deux  bouteilles  séparément  dans  un  tor- 
chon, pour  qu'elles  ne  se  brisassent  point  au  choc,  il  les  fit  couler 
dans  le  grand  sac,  où  il  ajouta  encore  la  moitié  d'un  pain  et  des  cou- 
verts, ainsi  que  deux  gobelets.  Ensuite  il  ferma  l'armoire  et  laissa  la 
clé  dessus. 

—  Tu  vas  donc  dire  à  Madelon  que  tu  as  retrouvé  la  clé?  demanda 
Lazare. 

—  Non,  vous  direz  que  c'est  vous  qui  l'aviez  emportée  l'an  passée 

—  Pourquoi  donc  l'aurais-je  emportée? 

—  Pour  lui  faire  une  niche.  —  Et  s'étant  chargé  du  bissac,  Zéphyr 
sortit  de  la  salle  à  manger.  On  était  déjà  sur  le  seuil  de  la  porte,,, 
quand  l'apprenti  parut  frappé  d'une  idée  et  retourna  au  jardin. 

—  Où  vas-tu  encore?  demanda  Lazare. 

—  Dessert,  répondit  Zéphyr  avec  son  même  laconisme,  et  il  se 
mit  en  devoir  de  cueillir  trois  ou  quatre  beaux  fruits  qui  pendaient 
à  l'espalier,  et  dont  il  avait  eu  grand  soin  d'examiner  le  degré  de  ma- 


ADELÏNE    PROTAT.  11S3 

turité.  Il  ouvrit  le  bissac  et  mit  le  dessert  dans  une  double  poche. 

—  Tu  oublies  le  café  et  les  liqueurs,  lui  dit  Lazare  en  riant  quand 
ils  furent  dehors. 

Zéphyr  leva  les  bras  au  ciel  en  ayant  l'air  de  dire  :  A  la  guerre 
comme  à  la  guerre!  et  il  commença  à  cheminer. 

—  Quel  logogriphe  que  cet  être-là!  pensait  Lazare. 

Lazare,  ayant  rejoint  Zéphyr,  qui  marchait  plus  allègrement  que 
de  coutume,  lui  dit  en  plaisantant:  —  Mais  j'y  songe.  Maintenant  que 
tu  as  rendu  la  clé  de  l'armoire  aux  vivres,  comment  feras-tu  pour 
t'en  procurer  quand  le  père  Protat  te  rognera  ta  portion? 

—  Il  ne  me  la  rognera  plus,  répondit  Zéphyr  avec  un  accent  de 
conviction. 

— C'est  selon,  fit  Lazare.  Protat  est  bon  homme  au  fond;  ton  acci- 
dent d'iiier  l'a,  sur  le  moment,  rendu  plus  doux  avec  toi  que  tu  n'étais 
accoutumé  à  le  voir;  mais  de  ton  côté  tu  lui  as  promis  de  changer  de 
conduite.  Si  tu  tiens  parole,  ton  maître  te  tiendra  aussi  compte  de  tes 
efforts;  si  au  contraire,  à  peine  séché  de  ton  bain  d'hier,  tu  reprends 
tes  mauvaises  habitudes,  il  est  à  peu  près  certain  que  Protat  essaiera 
encore  de  t'en  corriger,  et  alors  gare  les  coups,  le  pain  sec  et  le  reste  ! 
Protat  n'a  pas  la  main  tendre,  mais  tu  as  la  tête  dure. 

—  A  quoi  ça  lui  a-t-il  servi  d'être  conmie  ça  avec  moi? 

—  Pas  à  grand'  chose,  je  le  veux  bien,  mais  ce  n'est  pas  à  ta 
louange.  Entre  nous,  voyons,  n'est-il  pas  honteux  pour  un  garçon 
de  ton  âge  de  n'être  bon  à  rien?  Gomment,  voilà  je  ne  sais  combien 
de  temps  que  le  bonhomme  Protat  essaie  de  t' apprendre  son  métier,  et 
tu  n'es  pas  encore  en  état,  il  le  dit  lui-même,  de  mettre  une  paire  de 
sabots  sur  talon!  C'est  donc  bien  long  et  bien  difficile  d'apprendre  à 
faire  des  sabots,  hein  ? 

—  Est-ce  que  ça  vous  amuserait,  vous,  monsieur  Lazare,  d'appren- 
dre à  faire  des  sabots?  demanda  l'apprenti. 

—  Je  ne  suis  pas  sabotier,  moi,  et  d'ailleurs  on  n'a  pas  un  état 
pour  s'amuser.  C'est  au  contraire  pour  travailler,  pour  s'assurer  des 
moyens  de  vivre,  et  acquérir  plus  tard,  selon  l'état  qu'on  a  choisi, 
la  fortune,  ou  l'aisance,  ou  tout  au  moins  l'indépendance. 

—  Oui,  murmura  Zéphyr,  faire  ce  qui  vous  plaît,  être  libre  ! 

—  Mais  ce  qui  te  plaît  à  toi,  c'est  de  ne  rien  faire,  à  ce  qu'il  paraît, 
dit  l'artiste.  Réfléchis  donc  un  peu  que  nous  sommes  tous  au  monde 
pour  faire  quelque  chose,  et  utiliser  nos  bras  ou  notre  intelligence, 
quand  le  bon  Dieu  a  oublié  de  nous  donner  des  rentes.  Et  d'ailleurs, 
si  tu  ne  t'en  doutes  pas,  je  t'apprendrai  qu'il  y  a  beaucoup  de  gens 
riches  qui  travaillent... 

—  A  s'amuser,  fit  Zéphyr,  sans  qu'il  y  eût  pourtant  dans  cette  pa- 
role aucune  intention  d'amertume  ou  d'envie. 


1184  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

—  Eh  !  mon  ami,  c'est  plus  fatigant  que  tu  ne  ci'ois,  cette  occupà- 
tion-là,  répliqua  Lazare. 

—  Vous  vous  êtes  donc  bien  fatigué,  monsieur  Lazare?  demanda 
Zéphyr. 

Cette  façon  de  l'interroger  surprit  beaucoup  le  peintre,  déjà  étonné 
par  l'interrogation  elle-même. — Marchons,  répondit-il  très  sérieuse- 
ment. J'ai  tout  à  l'heure  le  double  de  ton  âge  :  eh  bien  !  tel  que  tu  me 
vois,  à  dix  ans,  je  savais  combien  il  fallait  de  jours  pour  gagner  un 
.écu,  et  j'étais  déjà  devenu  un  homme,  que  j'ignorais  encore  qu'on 
pût  le  dépenser  en  une  heure.  Or,  comme  je  n'ai  jamais  été  assez 
riche  pour  acheter  du  plaisir,  ce  qui  est  la  plus  chère  denrée  de  ce 
monde,  j'ai  dû  tirer  mon  amusement  de  mon  propre  travail,  et  comme 
j'ai  beaucoup  travaillé,  pour  ne  pas  dire  toujours,  je  me  suis  effecti- 
vement beaucoup  fatigué  —  en  m' amusant,  si  c'est  ce  que  tu  veux 
savoir. 

—  Ah  !  vous  faisiez  déjà  des  peintures  à  dix  ans?  demanda  naïve- 
ment Zéphyr. 

—  Je  ne  t'ai  pas  dit  ça.  Comme  j'étais  trop  jeune  pour  travailler 
d'esprit,  si  faibles  qu'ils  fussent,  je  travaillais  des  membres.  Tu  te 
plains  que  l'état  de  sabotier  ne  soit  pas  amusant  ;  celui  que  je  faisais 
ne  l'était  guère  non  plus,  et  à  la  fm  du  jour  j'étais  bien  aussi  fatigué 
que  pourrait  l'être  la  roue  du  moulin  de  Montigny,  si  elle  était  une 
force  vivante,  car,  moi  aussi,  je  faisais  un  travail  de  mécanique,  Mais 
pourquoi  me  demandes-tu  tout  ça? 

—  C'est  pour  savoir,  monsieur  Lazare...  et  puis,  tenez...  voulez- 
vous  me  permettre  de  vous  demander  encore  quelque  chose  ? 

—  Va,  mon  garçon,  répondit  l'artiste,  qui  étudiait  sur  la  physio- 
nomie de  l'apprenti  à  quel  but  tendaient  ses  questions,  en  même 
temps  qu'il  observait  quel  effet  produisaient  ses  réponses. 

—  Eh  bien  !  monsieur  Lazare,  continua  Zéphyr,  quand  -ça  vous  a 
ennuyé  d'être  roue  de  moulin,  vous  avez  fait  autre  chose? 

—  Oui  ;  c'est  alors  que  j'ai  commencé  à  faire  des  peintures,  comme 
tu  dis. 

—  Mais  pour  en  faire,  il  faut  qu'on  vous  ait  appris  encore?... 

—  J'ai  d'abord  commencé  à  m'apprendre  tout  seul,  du  moins  tout 
ce  qu'on  peut  apprendre  sans  maître. 

—  On  peut  donc  apprendre  quelque  chose  tout  seul?  demanda 
Zéphyr,  feignant  la  niaiserie. 

—  Sans  doute,  quand  on  aime  la  chose  que  Ton  entreprend,  et 
qu'au  désir  d'apprendre  on  ajoute  encore  le  goût  et  l'intelligence. 

—  C'est  égal,  poursuivit  Zéphyr,  il  faut  tout  de  même  un  maître. 

—  Oui ,  parce  que  les  dispositions  naturelles  ont  toujours  besoin 
du  secours  de  l'étude. 


ADELINE    PROTAT.  1185 

—  Et  il  y  a  longtemps  que  vous  étudiez  ?  continua  Zéphyr. 

—  Il  y  a  quinze  ans. 

—  Alors  vous  devez  être  quasiment  comme  maître,  et  parfait 
maître  dans  votre  partie  ? 

—  Un  apprenti,  Zéphyr,  un  modeste  apprenti.  Ainsi  juge  un  peu 
où  tu  serais,  si  on  t'avait  mis  dans  ma  partie,  toi  qui  en  sept  ou  huit 
ans  n'as  point  pu  apprendre  à  faire  une  paire  de  sabots  ! 

—  Ah  !  fit  Zéphyr  en  rétablissant  sur  son  épaule  l'équilibre  de  son 
fardeau  d'un  port  plus  léger  que  commode,  il  y  a  beau  temps  que 
je  sais  les  faire,  les  sabots. 

—  Ah!  bah!  exclama  Lazare  en  s' arrêtant  au  milieu  du  chemin. 

—  Mais,  oui,  reprit  l'apprenti  en  s' arrêtant  aussi  et  en  examinant 
quel  effet  cette  révélation  venait  de  produire  sur  son  compagnon. 

Au  même  instant,  ils  étaient  arrivés  à  la  croix  qui  est  au  bout  du 
pays.  Tout  droit  devant  eux  commençait  la  route  sablée  qui  traverse 
les  Longs-Rochers;  à  gauche,  le  pavé  qui  conduit  à  Bourron  et  à 
Marlotte.  Par  ce  chemin,  en  traversant  ce  dernier  village,  on  trou- 
vait au  bout  un  sentier  qui  en  se  raidissant  aboutit  à  la  Mare  aux 
Fées.  Par  les  Longs-Rochers,  route  plus  courte,  mais  rendue  fati- 
gante par  les  pulvérisations  de  grès  qui  ont  fini  par  s'ensabler,  on 
pouvait  également  arriver  à  la  mare  ou  au  plateau,  comme  on  la 
désigne  encore  à  cause  de  sa  situation  élevée.  —  Quel  chemin  voulez- 
vous  prendre?  demanda  Zéphyr  en  s' arrêtant  à  la  croix  et  en  regar- 
dant Lazare,  encore  abasourdi  par  le  dernier  mystère  que  l'apprenti 
venait  d'ajouter  à  tous  ceux  qu'il  s'était  donné  la  mission  de  pénétrer. 

—  Prenons  le  plus  court,  dit  l'artiste,  voulant,  par  cette  concession 
faite  à  la  paresse  de  son  compagnon,  le  disposer  favorablement  à 
subir  la  question  qu'il  méditait  de  lui  appliquer. 

Zéphyr,  à  qui  le  choix  de  la  route  était  abandonné,  parut  hésiter 
un  instant.  —  11  y  a  du  vent,  dit-il  en  regardant  un  peuplier  qu'une 
brise  assez  fraîche  inclinait  en  face  de  lui. 

—  Petit  vent,  fit  Lazare;  c'est  bon  le  matin,  ça  réveille.  Et  il  ajouta 
en  voyant  que  l'apprenti  hésitait  toujours  : — Qu'est-ce  que  ça  peut 
nous  faire  que  le  vent  souffle  d'un  côté  ou  d'un  autre?  Nous  ne  mar- 
chons pas  à  la  voile. 

—  Ça  peut  nous  faire,  répliqua  tranquillement  Zéphyr,  que  si  nous 
prenons  par-là, — et  il  montrait  les  gorges  des  Longs-Rochers, — nous 
aurons  du  sable  jusqu'aux  genoux,  et  que  le  vent  nous  en  soufflera 
plein  les  yeux;  mais  par  ici,  dit-il  en  regardant  l'autre  route,  c'est 
le  plus  long. 

—  Quand  il  y  aurait  encore  deux  cents  pas  de  plus,  fit  Lazare  im- 
patienté. 

—  Eh  monsieur!  reprit  Zéphyr,  deux  cents  pas  de  plus  ou  de 

TOME  I.  .  76 


1186  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins,  ça  se  sent  dans  les  jambes  et  sur  le  dos,  quand  on  est  chargé. 

—  Mais,  malheureux,  si  le  bissac  est  lourd,  c'est  toi  qui  l'as  rem- 
pli. Je  ne  demandais  pas  à  emporter  des  vivres,  puisque  je  comptais 
revenir  de  la  mare  à  onze  heures,  pour  déjeuner  à  la  maison. 

—  C'est  ça,  fit  Zéphyr,  à  onze  heures,  en  plein  soleil,  n'est-ce  pas? 

—  Ah  ça  !  tu  as  donc  peur  de  te  faner  le  teint?  Ah  !  mon  ami,  quand 
tu  seras  conscrit,  tu  feras  un  aussi  mauvais  soldat  que  tu  fais  un 
mauvais  sabotier.  Tu  aimes  trop  tes  aises,  mon  garçon. 

—  Mais  je  ne  serai  pas  soldat,  dit  Zéphyr. 

—  Tu  crois  donc  qu'on  te  laissera  choisir  ton  numéro  dans  le  sac? 
ou  espères-tu  que  le  père  Protat  t'achètera  un  remplaçant,  si  tu 
tombes  au  sort? 

—  Ah  !  le  pauvre  cher  homme  !  je  lui  coûte  déjà  assez  comme  ça. 
Tenez,  décidément,  dit  l'apprenti  en  détournant  à  gauche,  prenons  le 
pavé;  ça  fait  qu'en  passant  à  Marlotte,  nous  pourrons  boire  la  goutte. 

—  Mais,  dit  Lazare  en  renouant  l'entretien,  tu  conviens  que  tu 
coûtes  gros  au  père  Protat;  ce  n'est  pas  le  tout  d'en  convenir;  puis- 
que tu  sais  ton  état,  ce  serait  bien  plus  honnête  d'essayer  de  t' ac- 
quitter envers  lui  par  ton  travail.  Et,  si  tu  avais  commencé  pl'us  tôt  à 
prouver  ta  reconnaissance,  Protat,  qui  t'a  élevé  et  qui  est  riche,  au- 
rait pu  te  venir  en  aide  quand  tu  tireras  à  la  conscription. 

—  On  se  passera  de  lui,  dit  Zéphyr,  et  puis  d'ici  ce  temps-là! 

—  En  attendant,  reprit  Lazare,  je  dois  te  prévenir  que  j'avertirai 
Protat,  et  que  ce  soir  même  il  saura  que  tu  es  un  excellent  ouvrier. 

—  11  s'en  apercevra  bien  lui-même,  fit  Zéphyr.  Je  veux,  ajouta-t-il 
en  frappant  sur  le  pavé,  qu'avant  trois  mois  on  n'entende  pas  sonner 
sur  ce  chemin-là  une  paire  de  sabots  qui  ne  soit  de  ma  façon; 
je  veux  que  le  père  Protat  n'ait  pas  seulement  le  temps  de  caresser 
sa  fille  ou  de  fumer  sa  pipe,  tant  je  vais  l'occuper  à  me  débiter  des 
frênes,  des  châtaigniers  et  des  ormes.  Puisqu'il  faut  qu'il  tape,  cet 
homme,  il  tapera  sur  du  bois.  Tiens  donc,  au  fait,  ça  ne  me  fera  plus 
de  bleus  aux  épaules. 

—  Et  la  cause  de  ce  brusque  changement?  demanda  Lazare. 

*—  Ah!  la  cause,  fit  Zéphyr  avec  un  peu  de  tristesse,  la  cause... 
et,  après  une  courte  hésitation,  il  murmura  entre  ses  dents  :  C'est  im 
secret. 

—  Et  ce  secret,  poursuivit  Lazare,  on  ne  peut  pas  le  connaître, 
mon  garçon? 

—  ISon,  monsieur,  fit  l'apprenti  assez  sèchement. 

—  Hé!  pensa  l'artiste,  on  dirait  qu'il  pousse  le  verrou.  Puis  il  re- 
prit :  Mais  si  je  te  l'achetais  ton  secret,  hein? 

—  Il  n'est  pas  à  vendre,  monsieur,  continua  l'apprenti  avec  le  même 
laconisme. 


ADELINE   PROTAT.  1187 

—  Pourtant,  si  je  t'en  offrais  un  bon  prix? 

—  Tenez,  monsieur  Lazare,  reprit  Zéphyr  en  regardant  fixement 
son  compagnon,  je  ne  suis  pas  si  endormi  que  j'en  ai  l'air.  Vous  vou- 
lez me  faire  jaser,  je  sens  ça.  C'est  pourquoi  vous  m'emmenez  avec 
vous  ce  matin  ;  mais,  voyez-vous  bien,  ajouta-t-il  en  se  frappant  le 
front,  quand  je  me  suis  mis  quelque  chose  là,  ça  y  est. 

—  Je  n'en  doute  pas,  fit  Lazare. 

—  Et  quand  ça  y  est,  reprit  Zéphyr,  le  diable  ne  me  l'ôteraitpas. 

—  Eh  bien  !  mon  pauvre  Zéphyr,  une  drôle  de  chose,  je  m'en  vais 
te  l'ôter,  ce  que  tu  as  là!  dit  l'artiste  en  se  frappant  le  front  par  le 
même  geste  que  venait  de  faire  l'apprenti,  et  il  ajouta  :  Je  tâcherai 
même  de  t'ôter  ce  que  tu  as  ici,  —  en  se  frappant  la  poitrine  à  l'en- 
droit du  cœur. 

Zéphyr  devint  un  peu  pâle,  et  un  demi-sourire  railleur  courut  sur 
ses  lèvres. 

—  Écoute,  mon  garçon,  reprit  le  peintre,  je  suis  plus  ton  ami  que 
ta  ne  le  crois.  Ton  secret,  je  le  connais  ,en  partie;  si  je  veux  le  sa- 
voir entièrement,  ce  n'est  point  pour  te  nuire.  Au  contraire,  je  t'ai 
proposé  tout  à  l'heure  de  te  l'acheter,  je  me  suis  trompé;  je  ne  veux 
pas  te  l'acheter,  je  veux  seulement  l'échanger  avec  toi,  et,  quand  tu 
sauras  ce  que  je  veux  t'offrir  en  échange,  je  suis  sûr  que  tu  toperas 
au  marché. 

—  Et  qu'est-ce  que  vous  me  donnerez  donc,  monsieur  Lazare?  fit 
l'apprenti  avec  curiosité. 

—  Des  conseils  d'abord. 

—  Des  conseils...  dit  Zéphyr  avec  méfiance,  et  puis  encore? 

—  Et  puis  encore. . .  ce  qui  est  renfermé  dans  ce  petit  paquet,  ré- 
pondit Lazare  en  tirant  de  sa  poche  un  papier  enveloppé  qu'il  secoua 
dans  sa  main.  Quoique  tu  ne  m'aimes  pas  beaucoup,  puisque  tu 
semblés  te  défier  de  moi,  j'ai  découvert  que  tu  avais  mon  portrait; 
j'ai  découvert  aussi  que  tu  possédais  de  mon  écriture,  et  que,  pour 
mieux  la  lire  sans  doute  et  pour  mieux  examiner  mon  image,  tu  t'étais 
procuré,  je  ne  sais  comment,  un  petit  instrument  pareil  à  celui-ci, 
dit  Lazare  en  montrant  le  lorgnon  qui  lui  dansait  autour  du  cou.  Tu 
as  donc  la  vue  basse?  acheva  l'artiste. 

—  Et  vous  me  rendrez  tout  ça!  s'écria  Zéphyr  avec  impétuosité. 

—  Tout  est  là-dedans,  reprit  Lazare  en  faisant  passer  rapide- 
ment le  petit  paquet  qu'il  tenait  à  la  main  devant  les  yeux  de  l'ap- 
prenti; je  te  le  rendrai...  si  tu  me  dis  tout.  Tu  entends  bien?  tout! 

—  Donnez!  fit  Zéphyr. 

—  Donnant,  donnant,  répliqua  Lazare. 

—  C'est  bon,  dit  l'apprenti  ;  nous  causerons  quand  nous  aurons 
déjeuné. 


1188  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

Par  une  espèce  de  convention  tacite,  ils  demeurèrent  alors  muets 
l'un  et  l'autre  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  arrivés  à  leur  destination. 
Lazare  prit  un  côté  du  chemin  et  marcha  en  méditant  sans  doute  le 
programme  de  ses  interrogations,  et  Zéphyr  suivit  l'autre  côté,- 
occupé  probablement  à  préparer  les  explications  qu'il  venait  de  s'en- 
gager à  fournir.  Au  bout][de  trois  quarts  d'heure  de  marche,  ils  gra- 
vissaient, l'un  suivant  l'autre  et  tous  les  deux  un  peu  essoufflés,  le 
raidillon  par  lequel  on  arrive  de  Marlotte  à  la  Mare  aux  Fées. 

Le  plateau,  qui  doit  sans  doute  son  nom  à  quelque  superstition 
légendaire  dont  la  tradition  n'a  pas  été  conservée,  domine  d'un  côté 
toute  l'étendue  du  pays  dont  nous  avons  donné  la  description  au 
premier  chapitre  de  ce  récit.  Souvent  reproduit  par  la  peinture,  c'est 
assurément  l'un  des  lieux  les  plus  remarquables  que  renferme  la 
forêt.  Aussi,  l'on  comprend  que  tous  les  artistes,  non-seulement  y 
viennent,  mais  encore  y  reviennent,  car  à  la  vingtième  visite  on  peut 
encore  découvrir  une  beauté  nouvelle,  un  aspect  nouveau,  dans  les 
mille  tableaux,  d'un  caractère  différent,  qui  d'eux-mêmes  se  dessi- 
nent à  l'œil,  et  peuvent  à  loisir  se  rattacher  au  tableau  principal 
ou  s'en  isoler,  comme  dans  ces  merveilleux  chefs-d'œuvre  épiques 
où  l'abondance  des  épisodes  apporte  de  la  variété  sans  répandre  de 
la  confusion  dans  la  grandeur  et  dans  la  simplicité  de  l'ensemble. 
Peu  de  sites  offrent  en  effet  autant  de  variété,  et  surtout  dans  un  es- 
pace aussi  restreint,  car  le  plateau  se  développe  sur  une  superficie  de 
moins  de  quatre  hectares.  De  dix  pas  en  dix  pas,  l'aspect  se  méta- 
morphose comme  par  un  brusque  changement  à  vue,  et  d'une  heure 
à  l'autre,  suivant  l'élévation  ou  la  déclinaison  du  soleil,  le  tableau  se 
modifie,  dans  son  ensemble  et  dans  ses  accidens,  comme  une  toile 
dioramique  exposée  successivement  aux  différons  jeux  de  la  lumière. 
Toutes  les  écoles  de  paysage  peuvent  rencontrer  là  des  sujets  d'é- 
tude. A  ceux  qui  aiment  les  gras  pâturages  normands,  où  les  trou- 
peaux se  noient  jusqu'au  poitrail  dans  les  hautes  vagues  d'une  herbe 
odorante  et  drue,  que  la  brise  fait  bouler  comme  une  onde,  le  pla- 
teau offrira  le  dormoir  où  viennent  les  vaches  de  Marlotte.  A  ceux  qui 
préfèrent  les  lointains  lumineux  baignés  de  vapeurs  violettes  ou 
dorées,  et  les  collines  aux  croupes  boisées,  et  les  vallons  creux  d'où 
s'élève  un  brouillard  bleu,  le  plateau  échancrera  par  un  côté  son 
cadre  de  verdure,  et  par  une  brusque  échappée,  après  les  premiers 
plans  de  la  forêt,  océan  de  cimes  éternellement  agité  comme  une  mer 
de  flots,  déroulera  les  plaines  tranquilles  qui  s'enfuient  vers  la  Brie 
et  que  limite  aussi  loin  que  peut  atteindre  le  regard  la  bande  immo- 
bile de  l'horizon.  Ceux  qui  manient  la  brosse  enragée  de  Salvator, 
le  plateau  les  fera  descendre  par  un  ravineux  escarpement  au  milieu 
des  profondeurs  solitaires  de  la  Goi-ge  au  Loup,  qu'il  domine  dans 


ADELINE   PROTAT.  1189 

son  extrémité  occidentale.  Là,  comme  si  la  lutte  du  sol  avec  les  élé- 
mens  était  encore  récente,  on  peut  suivre  dans  toutes  les  traces  qu'il 
a  laissées  le  passage  du  cataclysme  qui  dut  ébranler  des  carrières  et 
pousser  devant  lui  les  blocs  arrachés  de  leurs  entrailles,  comme  un 
ouragan  soulève  à  son  approche  la  poussière  du  chemin.  En  pénétrant 
dans  cette  gorge,  on  croirait  visiter  les  débris  de  quelque  Ninive 
inconnue.  Les  masses  gigantesques  de  rochers  semblent  encore  rece- 
voir l'impulsion  du  bouleversement,  et  se  poursuivre,  s'escalader 
comme  une  armée  de  colosses  en  déroute.  Les  uns,  inclinés  dans 
un  angle  de  vingt  degrés,  paraissent  prendre  un  nouvel  élan  pour 
continuer  leur  course;  les  autres,  penchés  au  bord  d'un  ravin  dans 
une  attitude  menaçante,  inquiètent  le  regard  par  leur  immobilité 
douteuse.  Les  arbres,  comme  s'ils  étaient  encore  tourmentés  par  un 
vent  de  fin  du  monde,  se  courbent  avec  des  mouvemens  qui  les  font 
ressembler  à  des  êtres  en  péril  et  faisant  des  signaux  de  détresse; 
les  uns  agitent  leurs  rameaux  avec  des  torsions  et  des  contorsions 
épilep tiques;  les  autres,  comme  des  athlètes  qui  se  provoquent  à  la 
lutte,  avancent  l'un  contre  l'autre  une  branche  dont  l'extrémité 
noueuse  ressemble  à  un  poing  fermé.  Les  grands  chênes  séculaires, 
qui  plongent  peut-être  leurs  racines  dans  les  limons  diluviens  et 
jadis  ont  fourni  la  moisson  du  gui  aux  faucilles  druidiques,  ont  seuls 
conservé  leur  apparence  de  force  et  de  beauté  primitives.  Tassés  sur 
leurs  troncs  formidables,  ils  ressemblent  à  des  Hercules  au  repos 
qui,  ramassés  sur  leur  torse,  développent  puissamment  leur  vigou- 
reuse musculature. 

C'est  au  point  central  du  plateau  que  se  trouve  la  mare,  ou  plutôt 
les  deux  mares  formées  sans  doute  par  l'accumulation  des  eaux  plu- 
viales qu'ont  retenues  les  bassins  naturels  creusés  dans  les  rochers. 
Ce  roc  immense  règne  en  partie  dans  toute  l'étendue  du  plateau. 
Disparaissant  à  des  profondeurs  irrégulières,  il  reparaît  à  chaque  pas, 
éventrant  le  sol  par  une  brusque  saillie.  Aux  fantastiques  rayons  de  la 
lune,  on  se  croirait  encore  sur  quelque  champ  de  bataille  olympique 
où  des  cadavres  de  Titans  mal  enterrés  pousseraient  hors  de  terre 
leurs  coudes  ou  leurs  genoux  monstrueux.  Ce  qui  permet  de  sup- 
poser que  cet  endroit  est  situé  au-dessus  de  quelque  crypte  formée 
par  une  révolution  naturelle,  c'est  que  le  sabot  d'un  cheval  ou  seu- 
lement la  course  d'un  piéton  éveille  des  sonorités  qui  paraissent  se 
prolonger  souterrain ement.  A  l'entour  des  deux  mares,  et  profitant 
des  accidens  de  terre  végétale,  ont  crû  les  herbes  aquatiques  et  ma- 
récageuses, où  les  grenouilles  chassent  les  insectes,  où  les  couleu- 
vres chassent  les  grenouilles.  Dans  toutes  les  parties  que  les  eaux  de 
la  double  mare  ne  peuvent  atteindre  par  leurs  irrigations,  les  terrains 


1190  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

se  couvrent  à  peine  d'une  végétation  avare  :  gazon  ras  et  clair-semé 
où  la  cigale  ne  peut  se  cacher  à  l'oiseau  qui  la  poursuit;  pâles  lichens 
couleur  de  soufre,  qui  semblent  être  une  maladie  du  sol  plutôt  qu'une 
production;  créations  éphémères  d'une  flore  appauvrie;  plantes  mala- 
dives sans  grâce  et  sans  couleur,  dont  la  racine  est  déjà  morte  quand 
la  fleur  commence  à  s'ouvrir,  qui  redoutent  à  la  fois  le  soleil  et  la 
pluie,  qu'une  seule  goutte  d'eau  noie,  qu'un  seul  rayon  dessèche. 
Au  bord  de  la  grande  mare,  deux  énormes  buissons,  surnommés  les 
Buissons-aux-Vipères,  enchevêtrent  et  hérissent  leurs  broussailles 
hargneuses,  mêlant  aux  dards  envenimés  des  orties  velues  l'épine 
de  l'églantier  sauvage  et  les  ardillons  de  la  rose  grimpante,  qui  va 
tendre  sournoisement  parmi  les  pierres  les  lacets  de  ses  lianes  dan- 
gereuses aux  pieds  nus.  Terrains  lépreux  ou  fondrières,  eaux  crou- 
pissantes, arbustes  agités  incessamment  par  des  hôtes  venimeux,  — 
tel  est  l'aspect  de  la  mare  qui  donne  son  nom  à  l'endroit;  mais  cette 
aridité  et  cette  désolation  même  prêtent  un  relief  puissant  aux  splen- 
deurs du  cadre  qui  les  environne.  Qu'une  vache  se  détache  du  trou- 
peau et  vienne  boire  à  cette  eau  croupie;  qu'une  paysanne  s'age- 
nouille au  bord,  pour  laver  son  linge  ou  plutôt  pour  le  salir;  qu'un 
bûcheron  vienne  aiguiser  sa  cognée  sur  le  roc,  et  ce  seront  autant 
de  tableaux  tout  faits,  que  le  peintre  n'aura  qu'à  copier.  Aussi  la 
Mare  aux  Fées  est-elle  de  préférence  le  lieu  choisi  par  les  artistes 
qui  vont  à  Fontainebleau  dans  la  belle  saison  :  ceux  qui  habitent  les 
confins  éloignés  de  la  forêt  y  viennent  souvent,  ceux  qui  résident 
dans  les  environs  y  viennent  toujours. 

Lorsque  Lazare  et  son  compagnon  débouchèrent  sur  le  plateau,  le 
soleil  commençait  à  cribler  de  flèches  lumineuses  les  futaies  des 
Ventes  à  la  Reine^  qui  le  bordent  d'un  côté,  et  l'on  entendait,  dans 
les  profondeurs  d'un  chemin  creux,  les  clochettes  d'un  troupeau 
que  le  vacher  matinal  amenait  au  dormoir  du  pays. 

—  Ne  restons  pas  là,  dit  Lazare  à  Zéphyr,  dans  une  heure  tous  les 
rapins  des  environs  vont  venir  planter  leur  parasol  autour  de  la 
mare,  et  le  plateau  aura  l'air  d'un  carré  de  champignons. 

Gomme  pour  justifier  les  craintes  qu'il  venait  de  manifester,  au 
même  instant  où  Lazare  achevait  de  parler,  un  groupe  de  jeunes  gens 
arrivaient  sur  le  plateau  par  un  autre  chemin.  Un  âne,  guidé  par  un 
paysan,  était  chargé  de  chevalets,  de  boîtes  de  couleurs  et  de  havre- 
sacs.  Au  milieu  de  ce  groupe  marchait  un  personnage  qui  paraissait 
plus  âgé  que  ses  compagnons,  et  à  qui  ceux-ci  semblaient  témoigner 
une  respectueuse  attention.  Lazare  s'aperçut  de  loin  que  le  monsieur 
qui  semblait  conduire  les  autres  portait  la  décoration  rouge  sur  son 
paletot  d'été.  Le  groupe  passa  bientôt  devant  Lazare,  qui  s'était  ar- 


ADELINE    PROTAT.  1191 

rêté;  il  observa  que  tous  les  jeunes  gens  étaient  généralement  mieux 
mis  que  ne  le  sont  les  peintres  pour  courir  la  forêt  :  ils  avaient  des 
chaussures  vernies,  quelques-uns  même-portaient  des  gants. 

—  Quels  sont  ces  messieurs?  demanda-t-il  à  Zéphyr,  qui  s'était 
tourné  d'mi  autre  côté,  au  passage  du  groupe. 

—  C'est  les  désigneux  de  Marlotte,  qui  vont  prendre  leur  leçon 
avec  leur  maître. 

Au  même  instant,  celui  que  Zéphyr  désignait  ainsi  se  retournait 
vers  la  petite  troupe,  et  Lazare  put  l'entendi-e  dire  à  ses  élèves,  aux- 
quels il  montrait  l'effet  produit  sur  le  paysage  :  —  Messieurs,  il  est 
six  heures;  c'est  l'heure  où  le  jaune  de  Naples  règne  dans  la  nature. 

—  Ah  !  fit  Lazare,  je  veux  assister  à  la  leçon. 

—  Oh  !  monsieur,  répondit  Zéphyr  en  regardant  le  sac  aux  provi- 
sions d'une  façon  si  piteuse... 

—  C'est  vrai,  dit  le  peintre,  nous  avons  à  déjeuner  d'abord  et  à 
causer  après.  — Et  ils  continuèrent  dans  une  direction  opposée  à 
celle  que  venaient  de  suivre  les  paysagistes. 

IV.   —  LA   CONFESSION  DE   ZÉPHTR. 

La  place  où  l'on  devait  s'arrêter  fut  complaisamment  abandonnée 
par  Lazare  au  choix  de  Zéphyr.  Après  beaucoup  d'hésitation,  l'ap- 
prenti sabotier  finit  par  découvrir  un  lieu  qui  réunissait  toutes  les 
recherches  de  sybaritisme  désirables,  telles  que  frais  ombrages  au- 
dessus  de  la  tête,  terrain  d'une  inclinaison  propice  à  la  paresse  et 
douillettement  revêtu  d'un  épais  gazon.  Quand  le  repas  fut  achevé, 
Lazare  adressa  à  son  compagnon  un  avertissement  amical  pour 
l'exhorter  à  se  montrer  confiant.  Avec  le  langage  qui  devait  le  mieux 
frapper  l'apprenti,  l'artiste  lui  fit  comprendre  qu'en  s' étant  fait  vo- 
lontairement son  allié,  il  avait  au  moins  le  droit  d'être  son  confi- 
dent, et  que  pour  l'avenir  il  était  urgent  qu'il  fût  instruit  de  tout 
ce  que  sa  conduite  renfermait  de  mystérieux.  — Bref,  lui  dit-il  pour 
conclusion,  je  suis  déjà  intervenu  entre  toi  et  ton  maître,  que  j'ai  à 
mon  retour  trouvé  si  mal  disposé,  qu'il  ne  parlait  pas  moins  que  de  te 
renvoyer  de  la  maison.  — Zéphyr  devint  pâle  à  cette  révélation.  — 
Rassure-toi,  reprit  Lazare;  j'ai  ramené  Protat  à  l'indulgence  et  à  la 
patience.  Le  changement  que  tu  as  déjà  remarqué  dans  ses  manières 
n'est  pas  dû  seulement  à  ton  aventure  d'hier;  mon  influence  y  est 
pour  quelque  chose.  Tu  ne  peux  donc  raisonnablement  avoir  aucune 
prévention  contre  moi,  qui  ne  t'ai  donné  que  des  preuves  d'intérêt. 
Hier  encore,  continua  l'artiste  en  montrant  à  l'apprenti  le  paquet 
qui  renfermait  le /ac  simile  des  souvenirs  d'Adeline,  quand  j'ai  trouvé 
ces  objets  sur  toi,  je  me  suis  empressé  de  les  cacher  pour  qu'ils  ne 


1192  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

pussent  pas  te  compromettre,  et  je  les  ai  conservés  avec  l'intention 
de  te  les  rendre;  je  te  les  rendrai  en  effet.  Comme  j'ai  fait  déjà,  je 
continuerai  à  te  servir  dans  l'esprit  de  ton  maître;  mais  pas  de  demi- 
sincérité.  Zéphyr,  pas  de  dissimulation,  ou  bien  j'agis  tout  autre- 
ment que  je  n'ai  fait  jusqu'ici  :  je  déclare  par  exemple  à  ton  maître 
qu'il  n'a  pas  à  compter  sur  toi.  Je  parlerai  à  Protat,  non  pour  te 
défendre,  mais  pour  reconnaître  avec  lui  qu'il  a  recueilli  un  mauvais 
sujet  dont  la  présence  dans  sa  maison  ne  peut  apporter  que  le  trouble 
et  le  désordre,  et  ce  sera  seulement  quand  tu  l'auras  perdue  que  tu 
t'apercevras  combien  ma  protection  pouvait  t'être  utile. 

Zéphyr  se  montra  sensible  encore  plus  aux  protestations  amicales 
de  Lazare  qu'à  l'espèce  de  menace  qui  les  terminait;  mais  ce  qui  pa- 
rut, mieux  que  tout  le  reste,  le  convaincre  et  le  décider  à  montrer 
toute  la  confiance  que  l'on  désirait  de  lui,  ce  fut  la  présence  des  sou- 
venirs que  l'artiste  lui  mit  sous  les  yeux,  et  qu'il  reconnut  en  effet, 
justement  parce  qu'ils  étaient  méconnaissables. 

—  Et  vous  me  les  rendrez,  bien  sûr?  demanda  Zéphyr. 

—  Je  vais  faire  mieux,  répliqua  l'artiste  en  lui  mettant  le  paquet 
dans  la  main,  je  vais  te  les  rendre  tout  de  suite;  mais  rappelle-toi 
bien  ce  que  je  viens  de  te  dire. 

—  Oh!  monsieur  Lazare,  s'écria  Zéphyr  avec  une  véritable  effu- 
sion, oh!  que  oui,  que  je  vais  tout  vous  dire,  car  j'en  ai  long,  et  ça 
me  pèse  là,  ajouta-t-il  en  se  frappant  la  poitrine  du  poing.  Au  fait, 
je  peux  bien  parler  avec  vous;  vous  êtes  mon  ami,  n'est-ce  pas?  Si 
vous  ne  l'étiez  point,  vous  ne  m'auriez  pas  rendu  ça. 

—  Oui,  mon  garçon,  je  suis  ton  ami;  je  t'en  ai  déjà  donné  des 
preuves,  et  je  suis  tout  disposé  à  t'en  donner  de  nouvelles. 

—  Eh  bien!  fit  Zéphyr,  que  je  sois  piqué  d'un  aspic,  si  ce  n'est 
toute  la  vraie  vérité  que  vous  allez  savoir  ! 

Lazare  n'eut  pas  besoin  d'écouter  longtemps  pour  être  convaincu 
que  Zéphyr  était  véridique,  comme  il  venait  de  le  promettre.  L'a- 
nimation qu'il  donna  à  son  récit,  l'abondance  de  ses  paroles,  cette 
persistance  complaisante  qui  l'amenait  à  revenir  sur  certains  faits, 
son  émotion,  tour  à  tour  empreinte  d'attendrissement  ou  d'amer- 
tume, avaient  effectivement  le  cachet  de  la  vérité.  On  ne  pouvait  nier 
qu'elles  vinssent  d'une  source  sincère,  les  larmes  échappées  de  ses 
yeux,  quand  ses  souvenirs  renouvelaient,  avec  les  paroles  qui  les 
traduisaient,  les  souffrances  qui  les  avaient  pendant  si  longtemps 
fait  couler  dans  son  isolement. 

Cette  confession  dura  plus  de  deux  heures,  pleine  de  confusion 
et  de  répétitions.  Aussi  nous  ne  la  reproduirons  pas  telle  que  la  fit 
Zéphyr  avec  une  vivacité  d'expressions  qui  élevait  quelquefois  la  rus- 
ticité du  langage  à  la  hauteur  de  l'éloquence;  nous  n'en  donnerons 


ADELINE    PROTAT.  1193 

que  le  résumé  succinct,  dans  lequel  on  trouvera  cependant  ce  que 
voulait  y  trouver  celui  qui  la  provoquait,  c'est-à-dire  l'explication 
du  mystérieux  caractère  de  notre  petit  personnage. 

On  se  souvient  dans  quelles  circonstances  Zéphyr  avait  été  recueilli 
par  le  bonhomme  Protat,  qui,  on  a  pu  le  voir  assez  souvent  dans  ce 
récit,  laissait  passer  peu  d'occasions  sans  se  plaindre  du  méchant 
cadeau  que  lui  avait  fait  la  Providence  en  lui  mettant  sur  les  bras 
un  enfant  chétif  et  mal  venu,  ainsi  que  l'était  en  réalité  l'abandonné 
qu'il  avait  trouvé  dans  la  neige  au  milieu  de  la  route.  La  beauté 
ou  la  grâce,  chez  les  enfans  comme  chez  les  grandes  personnes,  est 
un  aimant  naturel  qui  attire  la  sympathie  même  des  étrangers,  même 
des  passans.  La  piteuse  apparence  de  l'orphelin  lui  nuisit  tout  d'a- 
])ord  dans  l'esprit  de  son  père  adoptif.  Dès  le  premier  jour  où  il 
l'avait  confié  à  une  paysanne  qui  nourrissait  et  gardait  les  enfans,  le 
sabotier  s'était  senti  mortifié  par  la  mauvaise  grâce  avec  laquelle 
cette  femme  avait  consenti  à  prendre  ce  petit  monstre.  Son  amour- 
propre  était  froissé  de  i'éloignement  que  Zéphyr  paraissait  causer 
aux  autres  enfans  du  pays,  et  chaque  fois  qu'il  lui  arrivait  de  faire 
une  dépense  pour  l'entretien  de  l'orphelin,  en  lâchant  ses  écus  il  ne 
manquait  jamais  de  dire  entre  ses  dents  :  —  Yoilà  un  marmot  qui 
me  coûte  gros  et  qui  ne  me  fait  guère  honneur. 

Le  père  Protat  était  de  cette  nature  d'honnêtes  gens  qui,  à  leur 
insu,  résument  tout  dans  un  total,  qu'un  premier  mouvement  géné- 
reux pousse  à  faire  une  bonne  action,  mais  qui,  l'action  faite,  consi- 
dèrent ensuite  quel  profit  ils  en  pourront  retirer.  Sans  qli'il  s'en 
aperçût  lui-même,  il  arriva  que  Protat  traita  le  petit  Zéphyr  comme 
l'enfant  était  traité  par  les  gens  du  pays,  sans  dureté  cependant, 
mais  aussi  sans  aucune  attention  qui  pût  faire  établir  dans  les  pre- 
mières réflexions  de  l'orphelin  une  diflerence  entre  la  maison  de  son 
père  adoptif  et  la  rue.  Doué  nativement  d'un  grand  fonds  de  sensi- 
bilité à  laquelle  s'unissait  une  grande  timidité.  Zéphyr  éprouvait  ce 
besoin  de  caresses  et  de  soins  naturel  aux  enfans.  Si  ignorant  qu'il 
fût  de  sa  position,  un  vague  pressentiment  lui  disait  que  ce  n'était 
point  l'air  de  la  famille  qu'il  respirait  dans  cette  maison.  Les  rares 
tentatives  qu'il  avait  faites  pour  quêter  quelque  cajolerie  de  son  père 
adoptif  avaient  été  accueillies  par  celui-ci  avec  indifférence,  pour  ne 
pas  dire  repoussées.  Aussi  Zéphyr  s'était-il  abstenu  de  toute  démon- 
stration caressante,  et  se  tenait-il  dans  son  coin,  les  yeux  dans  les 
cendres  quand  il  était  au  logis,  les  yeux  au  ciel  quand  il  était  de- 
hors. Sans  comprendre  que  c'était  sa  froideur  qui  causait  le  silence 
du  petit  garçon,  Protat  l'accusait  alors  du  soin  qu'il  prenait  à  cher- 
cher l'isolement. 

—  C'est  un  sournois,  disait-il  :  tout  petit  qu'il  est,  il  devrait  déjà 

TOME   I.  77 


Il9i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

comprendre  ce  que  je  fais  pour  lui,  et  essayer  de  se  rendre  utile  dans 
la  maison,  selon  son  âge  et  sa  force;  mais  il  aime  mieux  se  ^'clutrer 
dans  les  coins.  Patience,  patience  ! 

Enfin,  sans  qu'il  eût  un  seul  moment  la  pensée  de  s'en  préoccu- 
per et  si  peu  loin  que  les  événemens  fussent  derrière  lui,  le  sabotier 
recommençait  à  être  avec  Zéphyr  ce  qu'il  avait  été  avec  Âdeline.  Dès 
que  l'orphelin  eut  l'âge,  Protat  le  mit  à  l'école.  — Apprenez-lui  vite 
tout  ce  qu'il  faut  savoir  pour  n'être  point  un  âne,  avait  dit  le  sabo- 
tier au  viagister^  et  dare,  dare!  que  je  puisse  lui  mettre  un  outil  à  ia 
main.  S'il  ne  me  fait  pas  honneur,  au  moins  qu  il  me  fasse  profit; 
c'est  bien  le  moins  après  tout  ce  que  j'ai  fait  pour  lui.  —  Et  il  avait 
ajouté  :  Je  crains  qu'il  n'ait  l'entendement  un  peu  dur;  mais  ne  vous 
gênez  pas,  vous  pouvez  taper. 

La  recommandation  allait  d'autant  mieux  à  son  adresse,  que  le 
magisier  de  Montigny  ne  pratiquait  point  la  patience  comme  vertu 
scolaire.  Quand  il  faisait  une  explication  à  ses  écoliers,  si  elle  n'é- 
tait pas  comprise  du  premier  coup,  ce  n'était  pas  lui  qui  la  recom- 
mençait, c'était  la,  palette,  et  il  frappait  comme  un  sourd  qu'il  était. 
Zéphyr,  aussi  bien  doué  du  côté  de  l'intelligence  qu'il  l'était  peu 
physiquement,  aurait  pu,  sans  doute,  apprendre  vite  et  bien  ;  mais 
le  maître  d'école,  habitué  à  l'opacité  têtue  des  marmots  confiés  à  ses 
soins,  confondit  de  confiance  le  nouvel  écolier  avec  les  autres,  et  ne 
remarqua  point  ou  ne  voulut  pas  remarquer  les  heureuses  disposi- 
tions dç  Zéphyr,  il  le  mit  au  régime  commun  :  la  brutalité  et  les 
coups.  L'orphelin,  s' apercevant  qu'il  n'y  avait  dans  le  résultat  au- 
cune différence  entre  bien  faire  et  ne  rien  faire,  prit  le  parti  de  sui- 
vre la  pente  naturelle  qui  le  portait  à  l'indolence.  Un  vague  senti- 
ment de  justice  et  de  fierté  froissées  commencèrent  à  développer  en 
lui  des  instans  de  rébellion.  A  l'active  brutalité  du  maître,  l'écolier 
opposait  une  obstination  passive  ;  maltraité  en  outre  par  ses  petits 
camarades,  qui  avaient  repoussé  ses  avances,  ses  instincts  d'expan- 
sion refoulés  commencèrent  à  déposer  en  liii  les  'germes  d'une  mi- 
santhropie qui  lui  donnèrent  une  apparence  farouche.  <)uant  à  Pro- 
tat, les  renseignemens  du  maître  d'école  ne  firent,  comme  on  le  pense, 
qu'augmenter  encore  les  fâcheuses  dispositions  qu'il  avait  à  l'égard 
de  Zéphyr,  et  cette  fois  elles  se  montrèrent  d'autant  plus  agressives, 
qu'elles  semblaient  puiser  dans  les  mauvaises  notes  du  maître  d'é- 
cole une  apparence  de  justification. 

—  Mauvais  écolier,  mauvais  ouvrier,  avait  dit  Protat  en  retirant 
Zéphyr  de  l'école  pour  le  mettre  à  son  établi  de  sabotier;  mais  nous 
allons  voir!  J'aurai  Zéphyr  sous  ma  main,  et  ma  main  a  son  poids, 
ajoutait  Protat  avec  un  geste  significatif.  Cependant  Zéphyr,  éclairé 
sur  sa  situation  réelle  dans  la  maison  du  sabotier,  comprit  que  c'était 


ADELINE    PROTAT.  1195 

diose  juste  qu'il  aidât  par  son  travail  l'homme  qui  l'avait  recueilli 
et  avait  eu  soin  de  lui  pendant  longtemps.  N'ayant  pu,  quoi  qu'il 
eût  fait,  trouver  un  père  véritable  en  lui,  l'enfant  le  reconnut  pour 
maître  et  s'efforça  de  le  contenter  comme  tel,  moitié  par  reconnais- 
sance et  moitié  par  un  sentiment  d'honorable  fierté. 

Protat  s'aperçut  que  son  apprenti  avait  bonne  envie  de  bien  faire, 
il  lui  en  sut  gré,  mais  sans  le  lui  témoigner,  sans  qu'une  parole 
ou  un  geste  d'encouragement  vînt  dire  au  pauvre  garçon  :  Je  suis 
content,  continue.  Protat  pensait  intérieurement,  en  voyant  Zéphyr 
actif  au  travail  :  ((  11  ne  fait  que  son  devoir.  »  Cet  aveu  mental  fait, 
il-  croyait  que  tout  était  dit.  Par  exemple,  s'il  anivait  à  Zéphyr  de 
ne  pas  comprendre  du  premier  coup  une  explication,  mal  entendue 
ou  mal  donnée  quelquefois;  s'il  mettait  un  peu  plus  que  le  temps 
nécessaire  à  ébaucher  un  sabot;  s'il  enlevait  un  copeau  de  plus, 
qui  obligeait  Protat  à  jeter  un  morceau  de  frêne  ou  de  châtaignier 
au  rebut,  il  poussait  alors  des  cris  qui  retentissaient  dans  toute 
la  maison  :  Zéphyr  le  ruinait,  Zéphyr  était  un  ingrat,  un  fainéant, 
un  bon  à  rien  faire!  et  si  l'apprenti  essayait  de  se  justifier  douce- 
ment, la  colère  du  maître  tonnait  avec  plus  de  violence  :  —  C'est 
bien  fait,  s'écriait-il;  ça  m'apprendra  à  recueillir  dans  ma  maison 
des  gueux,  des  mendians!  Pourquoi  ne  l'ai-je  pas  laissé  au  coin  de 
la  borne? 

Un  jour,  en  entendant  ces  paroles.  Zéphyr  s'était  levé  de  son  établi, 
avait  regardé  son  maître  en  face,  et  lui  avait  dit  tranquillement  :  — 
Monsieur  Protat,  je  m'en  vais.  —  Et  où  vas-tu?  répliqua  le  maître 
exaspéré.  —  Où  vous  m'avez  pris,  dit  l'apprenti.  — Ah  !  tu  crois  ça, 
que  je  vais  te  laisser  partir!  Ah  !  tu  crois  que  tu  m'auras  coûté  plus 
d'écus  que  tu  n'es  gros,  que  je  t'aurai  élevé,  instruit  comme  mon 
enfant,  et  que  tu  n'as  qu'à  t'en  aller  en  me  souhaitant  le  bonjour! 
mais  je  suis  ton  maître,  sais-tu?  La  loi  me  donne  tous  les  droits  sur 
toi,  et  tu  ne  t'en  iras  que  loi'sque  je  voudrai,  et  je  ne  le  voudrai  que 
lorsque  tu  m'auras  regagné  tout  ce  que  tu  m'as  dépensé  depuis  que 
tu  es  entré  dans  ma  maison  pour  mon  malheur.  —  Zéphyr  secoua  la 
tête  et  se  remit  à  la  besogne. 

Cependant,  ces  violentes  scènes  se  reproduisant  tous  les  jours,  la 
colère  du  sabotier  faisant  explosion  à  propos  du  plus  petit  prétexte 
qui  lui  était  fourni,  Zéphyr  commença  à  se  montrer  indifl'érent.  Les 
récriminations  du  sabotier  étaient  pour  ainsi  dire  ponctuées  de  coups; 
l'apprenti  entendait  les  unes  sans  les  écouter,  recevait  les  autres  sans 
les  sentir.  Ne  sachant  plus  distinguer  lui-même  quand  il  faisait  bien 
ou  mal,  ahuri  par  l'éternel  ouragan  qui  grondait  au-dessus  de  sa 
tête.  Zéphyr  tournait  presque  à  l'idiotisme.  Ce  fut  alors  qu'Adeline 
revint  à  Montigny.  Zéphyr,  assez  indiflérent  à  ce  retour,  parut  d'à- 


1196  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

bord  étonné  lorsqu'il  entendit  parler  Adeline.  C'était  chose  si  nou- 
velle pour  lui  qu'une  voix  humaine  qui  ne  fût  ni  aiguë,  ni  bruyante, 
ni  querelleuse,  que  ce  frais  et  sonore  organe  le  surprit  comme  le 
mouvement  d'une  montre  surprenait  jadis  les  sauvages.  Il  fallut 
même  quelque  temps  à  la  jeune  fdle  pour  apprivoiser  l'apprenti,, 
que  l'habitude  des  mauvais  traitemens  et  de  l'isolement  avait  rendu 
farouche;  mais  peu  à  peu  le  charme  de  cette  douce  voix,  les  câline- 
ries  de  ces  gentilles  façons,  les  harmonieux  mouvemens  de  ces  gestes, 
cette  distinction  de  manières  qui  avait  d'abord  éveillé  la  curiosité 
du  jeune  garçon,  attirèrent  sa  sympathie.  Adeline,  se  rappelant  son 
enfance  effrayée  par  les  brutalités  paternelles,  et  pensant  que  Zé- 
phyr l'avait  peut-être  remplacée,  sembla,  comme  nous  l'avons  dit, 
pi'endre  à  tâche  de  faire  oublier  le  passé  à  ce  frère  adoptif.  Recueilli 
pour  accomplir  un  vœu  fait  à  cause  d'elle,  elle  ne  fut  pas  longtemps 
à  deviner  de  quelle  façon  son  père  avait  compris  l'accomplissement 
de  ce  vœu,  et  c'est  alors  qu'elle  avait  essayé,  dans  les  bons  soins 
qu'elle  témoignait  à  l'apprenti,  de  donner  à  son  père  une  leçon  de 
paternité  adoptive.  Quant  à  Zéphyr,  son  besoin  d'affection,  jusque-là 
refoulé,  ayant  trouvé  une  issue,  s'y  précipitait  avec  la  violence  d'un 
torrent  qui  a  rompu  sa  digue.  Sevré  de  caresses,  ou  plutôt  ne  les 
ayant  jamais  connues,  le  premier  baiser  qu' Adeline  lui  mit  au  front 
lui  causa  une  émotion  telle  qu'il  faillit  chanceler.  Il  aima  Adeline, 
amour  d'enfant  sans  doute,  mais  d'enfant  plus  vieux  que  son  âge,  et 
mûri  par  les  méditations  :  sentiment  étrange,  si  l'on  veut,  mais  dont 
la  précocité  même  avait  sa  cause  dans  des  souffrances  précoces  qui 
avaient  avancé  moralement  l'heure  de  la  virilité;  amour  qui  faisait 
explosion  comme  un  cri  de  reconnaissance,  et  dans  lequel  se  résol- 
vaient toutes  les  tendresses  méconnues  d'une  enfance  orpheline.  Si 
Adeline  était  revenue  trois  ans  plus  tôt,  Zéphyr,  en  recevant  son 
baiser,  l'aurait  peut-être  appelée  :  Ma  mère;  mais  elle  venait  déjà 
trop  tard  pour  qu'il  l'appelât  :  Ma  sœur.  La  fraternité  lui  semblait 
un  sentiment  trop  étroit  pour  contenir  tout  ce  qu'il  sentait  vague- 
ment remuer  dans  son  cœur. 

Ce  fut  à  compter  de  ce  moment  que  s'opéra  dans  Zéphyr  cette  mé- 
tamorphose que  le  bonhomme  Protat  avait  remarquée  dans  son  ap- 
prenti. Autant  Zéphyr,  avant  l'arrivée  d' Adeline,  avait  hâte  de  sortir 
de  la  maison,  autant  il  était  devenu,  après  son  retour,  casanier,  triste, 
quand  on  l'envoyait  en  course,  et  prompt  à  revenir  au  logis.  Puis 
tout  à  coup  l'apprenti  était  retombé  dans  sa  paresse,  dans  sa  len- 
teur, dans  son  insouciance  des  remontrances,  si  doucement  qu'elles 
lui  fussent  adressées  d'ailleurs.  Ce  changement  coïncidait  avec  le 
deuxième  séjour  que  Lazare  était  venu  faire  à  Montigny.  C'était  alors 
que  l'amour  d' Adeline  pour  le  peintre  avait  commencé.  Avec  le  flair 


ADELINE    PROTAT.  1197 

que  donne  la  passion,  l'apprenti  avait  deviné  celle  qui  commençait  à 
troubler  le  cœur  d'Adeline,  avant  que  celle-ci  y  songeât  peut-être. 
Il  avait  remarqué,  si  doucement  qu'elle  lui  parlât  toujours,  que  la 
jeune  fille  trouvait  à  mettre  une  autre  douceur  dans  ses  paroles, 
quand  elle  s'adressait  à  Lazare.  11  la  voyait  trembler  sous  l'innocent 
baiser  du  jeune  homme,  comme  il  avait  lui-même  pâli  et  tremblé 
sous  le  sien.  11  s'aperçut  en  outre  qu'Adeline  s'occupait  moins  de  lui 
depuis  que  le  peintre  résidait  à  Montigny,  qu'habituée  à  dormir  la 
grasse  matinée,  elle  se  levait  avant  tout  le  monde  pour  rencontrer 
Lazare  avant  qu'il  ne  partît  pour  l'étude.  Il  la  voyait  dans  le  jardin, 
cueillant  les  plus  beaux  fruits  pour  les  glisser  dans  le  bissac  de  l'ar- 
tiste. Enfin,  quand  celui-ci  était  parti  pour  Paris,  la  tristesse  d'Ade- 
line n'avait  point  échappé  à  Zéphyr,  qui,  tout  en  haïssant  Lazare,  ne 
lui  laissait  rien  voir  de  cette  haine.  Le  jour  du  départ  de  ce  der- 
nier, l'apprenti  ne  l'avait  pas  quitté  d'un  instant.  Après  avoir  mis  le 
peintre  en  voiture  à  Bourron,  Zéphyr  était  revenu  plus  joyeux  à  Mon- 
tigny. Il  pensait  que,  son  rival  parti,  il  allait,  comme  autrefois,  avoir 
part  entière  aux  bons  soins  et  aux  caresses  de  la  jeune  fille;  mais 
il  l'avait,  au  contraire,  trouvée  plus  triste  et  plus  indifl'érente  à  son 
égard.  Le  jour,  elle  passait  des  heures  entières  dans  sa  chambre;  la 
nuit,  à  travers  sa  cloison,  il  l'entendait  se  relever  et  fouiller  dans  les 
meubles. 

Ce  fut  alors  qu'un  soupçon  traversa  l'esprit  de  Zéphyr,  rapide  et 
brûlant  comme  une  flèche  de  feu.  Il  avait  fait  un  trou  dans  la  porte 
et  avait  espionné  Adeline;  il  l'avait  surprise  pressant  sur  son  cœur  et 
portant  à  ses  lèvres  des  objets  qu'elle  prenait  dans  le  tiroir  de  son 
petit  meuble.  Longtemps  la  jalousie  l'avait  porté  à  violer  ce 'secret, 
longtemps  aussi  un  sentiment  d'honnêteté  l'avait  retenu;  puis  était 
arrivée  tout  récemment  l'annonce  du  retour  de  Lazare.  La  joie  qu'Ade- 
line avait  témoignée  avait  rendu  Zéphyr  fou  de  douleur  et  de  jalou- 
sie. Pendant  trois  nuits,  il  n'avait  pas  dormi;  pendant  trois  jours,  il 
était  allé  errer  sur  les  bords  du  Loing;  trois  fois  il  s'était  attaché  des 
pierres  aux  jambes  en  regardant  l'eau.  Enfin,  le  matin  du  retour  de 
l'artiste,  et  avant  d'aller  au-devant  de  lui.  Zéphyr  avait  profité  du 
voyage  qu'Adeline  avait  fait  à  Moret;  il  avait  forcé  la  porte  condam- 
née qui  séparait  les  deux  chambres;  il  avait  trouvé  la  clé  du  meuble; 
il  avait  ouvert  le  tiroir  et  emporté  les  objets  qu'il  contenait. 

—  Quand  j'ai  été  au-devant  de  vous,  monsieur  Lazare,  dit  Zéphyr 
en  terminant  son  récit,  je  m'étais  condamné  à  mort;  je  ne  pouvais 
plus  vivre.  Le  père  Protat  m'aurait  battu  avec  des  barres  de  fer  rouge , 
que  je  n'aurais  rien  senti.  Oh  !  tenez,  quand  je  vous  ai  vu  sur  l'im- 
périale de  la  voiture  au  père  Orson,  il  y  a  eu  un  moment  où  le  timon- 


1198  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nier  de  droite  a  manqué  s'abattre  pendant  la  descente,  vous  avez 
même  fait  un  mouvement  en  arrière  sous  le  cabriolet. . . 

—  C'est  vrai,  dit  Lazare;  j'ai  eu  peur  de  verser.  — Eh  bien!  Zé- 
phyr? 

—  Eh  bien!  monsieur  Lazare,  moi,  j'ai  fermé  les  yeux,  j'ai  joint 
les  mains,  et  j'ai  prié  le  bon  Dieu. 

— Ta  prière  m'a  porté  bonheur,  fit  l'artiste;  nous  n'avons  pas 
versé. 

—  Ce  n'est  pas  cette  prière-là  que  j'avais  faite,  —  dit  Zéphyr  en 
baissant  les  yeux.  —  Dame,  reprit-il,  monsieur  Lazare,  vous  m'avez 
dit  de  tout  vous  dire,  je  vous  dis  tout;  je  n'ai  pas  besoin  de  vous 
dire  le  reste;  vous  savez  ce  qui  est  arrivé. 

— •  Et  tu  sais  que,  si  Protat  se  doutait  que  tu  songes  à  sa  fille,  il  te 
renverrait? 

—  Aussi  ne  le  lui  apprendrez-vous  pas,  répliqua  Zéphyr.  Vous 
m'avez  dit  que  vous  étiez  mon  ami. 

—  Mais,  après  les  bonnes  intentions  que  vous  aviez  à  mon  égard, 
je  ne  sais  pas  si  je  dois  vous  conserver  mon  amitié,  fit  l'artiste  en 
riant. 

—  Oh!  monsieur,  dit  Zéphyr,  hier  j'étais  fou!...  fou,  voyez-vous! 
ajouta-t-il  en  frappant  du  pied. 

—  Et  depuis  hier,  tu  as  donc  laissé  ta  passion  au  fond  de  l'eau? 

—  Non,  monsieur,  dit  Zéphyr  fermement,  et  il  ajouta  en  montrant 
son  cœur  :  —  Elle  est  là,  toujours!  Seulement,  au  lieu  d'en  mourir, 
j'en  vivrai. 

Par  le  récit  qui  venait  de  lui  être  fait  et  surtout  dans  des  termes 
qui  l'avaient  souvent  ému,  Lazare  s'était  convaincu  qu'il  pouvait 
parler,  av€c  la  certitude  d'être  compris,  à  l'apprenti-  du  sabotier. 
Comme  il  l'avait  présumé  la  veille,  ce  n'était  point  à  un  enfant  ni  à 
une  amourette  qu'il  avait  affaire.  Il  raisonna  donc  l'apprenti  comme 
il  eût  raisonné  un  ami  de  son  âge  et  de  sa  condition,  se  faisant  à.  la. 
fois  persuasif  et  affectueux.  Zéphyr  lui  répondit  que  toutes  ses  re- 
montrances, il  se  les  était  lui-même  cent  fois  adressées. 

—  Mais,  mon  pauvre  ami,  lui  dit  Lazare,  songe  donc  qu'Adeline 
est  la  fille  la  plus  riche  du  pays,  et  que  son  père  ne  la  donnera  qu'à 
un  homme  au  moins  aussi  riche  qu'elle. 

—  Et  vous,  monsieur  Lazare,  êtes-vous  iTlche? 

—  A  peu  près  comme  toi,  répondit  le  peintre  en  allant  au-devant 
de  là  crainte  que  l'apprenti  semblait  manife'ster  dans  cette  interro- 
gation. Sois  tranquille,  je  n'épouserai  pas  Adeline,  et  toi  ou  moi 
nous  sommes  des  gendres  trop  gueux  pour  le  père  Protat.  Et  puis  je 
n'aime  pas  Adeline. —  Mais  ce  n'est  pas  tout,  reprit  Lazare,  il  te  reste 


ADELINE    PROTAT.  1199 

encore  quelque  chose  à  m' apprendre.  Tu  me  disais  en  venant  que  tu 
coTinaissais  ton  état  de  sabotier  depuis  longtemps;  sais-tu  que  ce  n'est 
pas  honnête  de  ta  part  de  ne  pas  avoir  fait  profiter  ton  maître  de  ce 
qu'il  t'avait  appris,  et  que  ta  paresse  était  comme  un  vol,  puisque 
ton  travail  était  un  moyen  de  t' acquitter  envers  lui? 

—  Je  m'acquitterai  plus  tard,  dit  Zéphyr  avec  fierté. 

—  Temps  passé,  temps  perdu,  dit  Lazare  ;  tu  as  été  bien  long- 
temps paresseux  pour  devenir  laborieux  ! 

■ —  Mais,  dit  Zéphyr,  parce  que  je  ne  faisais  pas  de  sabots,  je  ne 
restais  pas  à  rien  faire.  J'ai  fait  comme  vous,  monsieur  Lazare,  quand 
vous  avez  quitté  un  état  qui  vous  déplaisait  pour  en  apprendre  un 
autre.  Moi  aussi,  j'en  ai  appris  un  tout  seul,  parce  qu'il  me  plaisait, 
et  qu'on  apprend  bien  quand  on  a  du  goût,  et  qu'on  a  envie  de  réus- 
sir, comme  vous  me  le  disiez  tantôt.  Si  je  faisais  semblant  de  ne  pas 
savoir  mon  métier,  c'est  que  ça  fatiguait  M.  Protat,  et  qu'il  aimait 
encore  mieux  me  savoir  loin  de  son  établi  qu'occupé  à  lui  gâcher  du 
bois.  Je  recevais  des  coups  et  je  mangeais  du  pain  sec,  c'est  vrai, 
mais  j'étais  libre  deux  ou  trois  heures  par  jour,  et  pendant  ce  temps-là 
je  travaillais  en  cachette  de  tout  le  monde. 

—  Mais  à  quoi?  à  quoi?  demanda  Lazare. 

Au  moment  où  Zéphyr  allait  répondre,  des  abois  se  firent  enten- 
dre auprès  d'eux,  et  au  même  instant  un  chien,  qui  venait  déjà  de 
passer  devant  eux,  se  dirigeait  de  nouveau  vers  l'un  des  paysagistes, 
qui  était  venu,  sans  que  Lazare  et  son  compagnon  s'en  fussent  aper- 
çus, piquer  son  parasol  aune  vingtaine  de  pas  de  l'arbre  sous  lequel 
ils  avaient  déjeuné.  Un  de  ses  compagnons,  qui  se  trouvait  à  une 
égale  distance,  mais  du  côté  opposé,  lui  cria  :  Théodore,  donne  les 
allumettes  à  Lydie. 

—  Voilà!  cria  le  paysagiste.  —  Et  Lazare  s'aperçut  que  son  con- 
frère mettait  un  objet  dans  la  gueule  du  chien  qui  se  disposait  à  re- 
joindre son  maître. 

—  Parbleu!  dit  Lazare,  voilà  une  jolie  bête,  et  commode! 

Et  pour  voir  le  chien  de  plus  près,  au  moment  où  il  passait  devant 
eux,  l'artiste  lui  montra  l'os  du  gigot.  Lydie  parut  hésiter  un  mo- 
ment, puis  se  rapprocha  de  Lazare;  mais,  pour  prendre  l'os,  la 
chienne  fut  obligée  de  lâcher  l'objet  qu'elle  tenait  dans  la  gueule. 
Lazare  fit  un  geste  d'admiration  en  ramassant  le  porte-allumettes 
que  la  bête  avait  laissé  échapper. 

—  Ah  !  la  charmante  chose!  fit-il  en  tournant  et  retournant  dans 
ses  mains  ce  petit  meuble  de  bois  de  houx  sculpté,  ciselé,  fouillé 
avec  une  grâce  à  la  fois  naïve  et  élégante.  Gela  vient  peut-être  de  la 
Forêt-Noire. 


1200  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

—  Ça  vient  de  la  forêt  de  Fontainebleau,  dit  Zéphyr  en  se  levant. 
Si  vous  en  voulez  un  pareil,  venez  à  ma  boutique;...  vous  n'aurez 
qu'à  choisir...  Vous  en  verrez  bien  d'autres,  monsieur  Lazare!.. 

Et  voyant  que  Lazare  demeurait  tout  interdit  comme  un  homme 
qui  ne  comprend  pas,  Zéphyr  ajouta  avec  une  petite  pointe  d'or- 
gueil :  —  C'est  moi  qui  ai  fait  ça! 

—  Avec  quoi?...  demanda  machinalement  Lazare. 

—  Avec  un  couteau,  du  bois  et  de  la  patience. . .  Mais  ce  n'est  qu'un 
cliètit  échantillon;  allons  un  peu  à  mon  atelier,  vous  en  verrez  bien 
d'autres! 

—  Attends,  dit  Lazare,  que  j'aille  reporter  ceci  au  voisin. 
Celui-ci  accepta  très  gracieusement  les  excuses  que  lui  présenta 

Lazare  en  lui  remettant  son  porte-allumettes  :  —  Yous  avez  là  une 
bien  jolie  chose,  monsieur,  lui  dit  l'artiste. 

—  Oui,  reprit  le  paysagiste;  j'ai  trouvé  cela  à  Fontainebleau,  chez 
un  marchand  de  curiosités. 

—  Ça  coûte  cher?  demanda  Zéphyr. 

—  Assez,  répondit  le  jeune  homme;  il  faut  faire  venir  cela  d'Alle- 
magne; j'ai  payé  cette  boîte-là  vingt  francs. 

—  Eh  bien  !  moi,  monsieur  Lazare,  dit  tout  bas  Zéphyr  à  son  com- 
pagnon, je  l'ai  vendue  vingt  sous. 

,  Comme  Lazare  et  l'apprenti  traversaient  le  plateau,  ils  aperçurent 
de  nouveau,  au  milieu  de  ses  élèves,  le  professeur  décoré;  d'une 
main  il  tenait  sa  montre,  et  de  l'autre  main  il  indiquait  autour  de 
lui  le  paysage  rendu  incandescent  par  l'ardeur  du  soleil. 

—  Messieurs,  dit-il,  il  est  midi;  c'est  l'heure  où  le  jaune  de  chrome 
règne  dans  la  nature. 

Au  bout  de  trois  quarts  d'heure.  Zéphyr  amenait  Lazare  devant 
une  grotte  située  dans  la  partie  la  plus  solitaire  des  Longs-Rochers^ 
et  y  faisait  pénétrer  l'artiste.  Dans  le  creux  d'une  excavation  mas- 
quée par  une  pierre  étaient  cachés  une  vingtaine  d'objets  de  fantai- 
sie en  bois  sculpté  applicables  à  plusieurs  usages.  Lazare  les  examina 
les  uns  après  les  autres  très  soigneusement  et  très  silencieusement; 
quand  il  eut  achevé,  il  prit  Zéphyr  par  la  main  et  lui  dit  :  — A  l'a- 
venir, je  te  défends  de  faire  une  seule  paire  de  sabots. 

— Qu'est-ce  que  vous  voulez  donc  que  je  fasse,  puisque  M.  Protat. . .  ? 

—  Il  faut  acheter  des  outils,  —  et  faire  ta  fortune. 

Henry  Murger. 

{La  dernière  partie  au  prochain  n"). 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE. 


14  mars  1833. 

11  règne  en  Europe  un  souffle  singulier  qui  ne  saurait  rien  changer  sans 
doute,  du  moins  d'un  instant  à  l'autre,  au  fond  de  la  situation  générale  du 
continent,  mais  qui  court  à  la  surface,  suscite  les  incidens,  modifie  incessam- 
ment l'aspect  des  choses,  et  tient  les  esprits  en  suspens  par  la  rapidité  même 
avec  laquelle  se  déplacent  ou  se  renouvellent  les  questions.  Un  jour,  les  symp- 
tômes d'une  certaine  gravité  s'accumulent,  les  complications  se  multiplient 
et  semblent  prendre  une  intensité  presque  redoutable;  le  lendemain,  ces 
symptômes  s'évanouissent  ou  diminuent  tout  au  moins;  ces  complications 
entrent  dans  une  voie  de  tranquille  arrangement,  la  paix  reprend  le  dessus, 
et  l'esprit  public  se  calme.  Il  y  a  peu  de  temps  encore,  à  peu  de  jours  de  dis- 
tance, l'insurrection  de  Milan  et  l'odieuse  tentative  dont  l'empereur  François- 
Joseph  a  failli  être  victime  venaient  révéler  le  secret  et  opiniâtre  ravage  des 
passions  révolutionnaires.  Tandis  que  l'Autriche  infligeait  à  la  Suisse  les  sé- 
vérités d'un  blocus  pour  sa  participation  présumée  au  soulèvement  lombard, 
une  démarche  collective  des  grandes  puissances  continentales  semblait  im- 
minente pour  demander  à  l'Angleterre  d'éteindre  ce  foyer  permanent  de  pro- 
pagande que  la  liberté  de  ses  institutions  entretient  et  développe.  Au  milieu 
de  ces  complications,  déjà  assez  sérieuses  par  elles-mêmes,  se  réveillait,  au 
sujet  du  Monténégro  ou  des  lieux  saints,  cette  grande  et  éternelle  question 
de  l'intégrité  ou  de  la  dissolution  de  l'empire  ottoman.  Ajoutez  à  la  réalité  ce 
que  l'imagination  invente  si  aisément;  il  y  avait  assurément  de  quoi  ne  point 
envisager  un  avenir  tout  prochain  sans  quelque  anxiété.  Aujourd'hui  raffaire 
de  Milan  s'assoupit  au  milieu  des  répressions  et  des  représailles  de  FAutriche. 
Le  jeune  souverain  de  Vieime  se  rétablit  d'une  blessure  plus  grave  peut-être 
qu'elle  n'a  paru  au  premier  abord.  Une  note  officielle,  en  retirant  la  France 
de  ce  concert  supposé  entre  les  cabinets  du  continent  pour  agir  auprès  de  la 
Grande-Bretagne,  ôte  du  moins  quelque  gravité  à  cette  démarche,  si  elle  a 


1202  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

lieu;  enfin  les  différends  autrichiens  avec  la  Turquie  viennent  de  s'apaiser. 
11  n'y  a  nullement  à  s'y  méprendre  au  surplus.  Cela  peut  témoigner  des  ten- 
dances et  des  dispositions  des  gouvernemens.  Les  difficultés  elles-mêmes,  en 
ce  qu'elles  ont  d'essentiel,  ne  laissent  point  de  survivre  sous  plus  d'un  rap- 
port. En  observant  de  près  quelques-uns  des  plus  récens  incidens,  la  manière 
dont  ils  naissent,  dont  ils  sont  conduits  et  dont  ils  se  dénouent,  peut-être 
pourrait-on  arriver  à  une  autre  conclusion  encore  :  c'est  que  les  gouverne- 
mens ne  sont  point,  à  coup  sûr,  sans  savoir  sur  quel  terrain  ils  marchent. 
Ils  sont  dominés  i>ar  toutes  ces  grandes  questions  qui  sont  en  quelque  sorte 
dans  l'air  en  Europe,  et  qui  se  représentent  sous  toutes  les  formes.  A  chaque 
occasion  nouvelle  de  résolutions  décisives,  ils  sentent  ce  qu'il  y  a  au  bout  de 
ces  résolutions;  ils  sont  moins  puissans  pour  agir  que  pour  se  neutraliser 
mutuellement. 

Que  reste-t-il  donc  des  complications  diverses  qui  ont  un  moment  surgi? 
Il  reste  indulîitablement  vrai,  au  point  de  vue  de  l'ordre  public  européen, 
qu'il  y  a  eu  la  i>ré méditation,  l'espérance  d'un  mouvement  dont  les  ramifi- 
cations étaient  loin  de  se  borner  à  une  seule  ville,  à  un  seul  pays.  Il  suffi- 
rait pour  le  prouver  de  cette  étrange  simultanéité  entre  l'échauffourée  de 
Milan,  l'attentat  de  Vienne  et  l'agitation  qm  s'est  tout  à  coup  manifestée  à 
Pesth  ou  sur  d'autres  points.  Maintenant,  après  l'insuccès,  nous  voyons  se 
dérouler  l'édifiant  épisode  des  récriminations  démagogiques,  bouffonne  co- 
médie après  la  tragédie  sanglante.  Les  Jupiters  olympiens  de  la  révolution 
se  querellent  et  se  foudroient  dans  leur  défaite;  que  serait-ce  donc  après  la 
victoire  !  Ils  échangent  d'assez  aigres  paroles  enveloppées  de  déclamations 
fraternelles.  Dans  le  fait,  il  y  a  là  un  curieux  spécimen  des  procédés  révolu- 
tionnaires. M.  Kossuth,  il  y  a  quelque  deux  ans  ou  plus,  pendant  qu'il  était 
à  Kutaya,  signe  un  manifeste  quelconque.  Changez  la  date,  ajoutez  ou  sup- 
primez quelques  mots  de  circonstance,  laissez  cette  creuse  emphase  qui  est 
toujours  la  même  :  c'est  le  manifeste  de  l'insurrection  de  Milan.  M.  Kossuth, 
qui  paraît  n'avoir  point  été  consulté  sur  ces  transformations  de  son  éloquence, 
trouve  le  procédé  léger,  à  quoi  M.  Mazzini  répond  en  se  couvrant  la  tête  de 
cendres  :  — Et  vous  aussi,  mon  frère,  et  vous  aussi  vous  faites  comme  le  pre- 
mier bourgeois  venu,  comme  les  conser\'ateurs  et  les  réactionnaires;  vous 
dites  :  Malheur  aux  vaincus  ! — Pour  réclamer  ainsi  le  bénéfice  de  cette  jïitié  et 
de  ce  respect  qui  s'attachent  au  malheur,  M.  Mazzini  semble  oublier  qu'il  y 
a  de  son  fait  et  du  fait  de  tous  les  siens  bien  d'autres  victimes,  bien  d'autres 
vaincus  dans  le  monde  auxquels  le  sentiment  public  a  bien  assez  à  faire  de 
s'intéresser.  Il  y  a  la  sécurité  universelle,  l'ordre  social;  il  y  a  la  liberté  elle- 
même  qui  n'a  jamais  été  plus  vaincue  que  dans  ces  dernières  années,  à  Vienne, 
à  Berhn,  à  Paris,  à  Francfort  et  à  Rome  par  la  répubhque  mazziuienne.  L'ex- 
triumvir  romain  oublie  que  ses  triomphes  sont  la  déroute  des  sociétés,  et  que 
ses  défaites  sont  la  victoire  de  l'ordre  général,  victoire  parfois  chèrement 
achetée;  c'est  ce  qui  fait  que  cet  intérêt  réclamé  pai-  M.  Mazzini  po«r  lui- 
même,  il  est  permis  de  le  réserver  pour  des  occasions  meilleures  et  de  plus 
illustres  victimes,  et  qu'il  est  en  même  temps  du  devoir  de  l'Europe  de  se 
prémunir  contre  ces  tentatives  d'où  la  liberté  et  la  justice  sortent  chaque  fois 
plus  meurtries. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1203 

Si,  d'un  autre  côté,  au  point  de  vue  du  mouvement  des  influences  et  des 
intérêts  internationaux,  l'aspect  de  l'Europe  semble  s'éclaircir;  si  quelques- 
unes  des  difficultés  récentes  semblent  s'apaiser,  il  reste  évidemment  encore 
le  germe  de  bien  d'autres  complications.  Telle  est,  à  n'en  point  douter,  la 
question  d'Orient,  suprême  pierre  de  touche  peut-être  de  la  paix  européenne. 
Aujourd'hui,  il  est  vrai,  la  Turquie  s'est  rendue  à  l'ultimatum  de  l'Autriche, 
porté  récemment  à  Constantinople  par  le  comte  de  Leiningen;  mais  on  pour- 
rait se  demander  combien  il  faudrait  de  soumissions  de  ce  genre  pour  que 
l'indépendance  de  l'empire  turc  ne  fût  plus  qu'un  mot.  Il  y  a  des  esprits  qui 
pensent  que  les  choses  ont  duré  longtemps  ainsi  pour  l'empire  ottoman  et 
dureront  longtemps  encore.  C'est  justement  parce  qu'elles  ont  duré  beaucoup 
que  le  dénoûment  doit  être  plus  prochain;  c'est  justement  parce  qu'on  a 
essayé  de  tout  que  le  doute  s'accroît  et  se  propage  sur  l'intégrité  et  l'indépen- 
dance de  la  Turquie.  Le  vieux  parti  ottoman  et  ce  qu'on  a  nommé  le  parti 
réformiste  ont  été  vus  à  l'œuvre,  et  il  n'est  pas  facile  de  dire  s'il  y  a  eu  beau- 
coup moins  d'impuissance  et  de  corruption  d'un  côté  que  de  l'autre.  La 
France  une  fois  a  cru  voir  en  Egypte  un  moyen  de  rajeunissement  pour  le 
vieil  empire,  et  il  s'est  trouvé  que  ce  n'était  qu'un  mirage,  l'artifice  puis- 
sant d'un  homme  énergique  qui  a  emporté  avec  lui  son  secret.  Il  est  peu  pré- 
sumable  au  reste  que  les  gouvernemens  de  l'Europe  abordent  de  front  cette 
terrible  et  inévitable  question;  mais  il  ne  serait  point  impossible  qu'ils  ne 
marchassent  au  même  but  d'une  manière  détournée,  en  favorisant,  comme 
on  le  fait  aujourd'hui,  la  création  de  principautés  à  demi  indépendantes, 
semblables  à  celles  du  Monténégro.  Quelle  peut  être  dans  ces  complications 
la  politique  de  la  France?  C'est  une  politique  toute  tracée,  dira-t-on  :  elle 
consiste  dans  le  maintien  de  l'intégrité  et  de  l'indépendance  de  l'empire 
ottoman.  Oui,  c'est  toujours  le  mot  officiel  qui  est  dans  la  bouche  des  cabi- 
nets; mais  si  cette  indépendance  arrive  insensiblement  à  n'être  plus  qu'une 
fiction  par  une  série  de  démembremens  indirects,  il  s'ensuivra  que  la  ques- 
tion aura  été  résolue  en  dehors  de  toute  participation  de 'notre  pays.  Le 
malheur  pour  la  France,  c'est  que  depuis  longtemps  les  révolutions  sont  ve- 
nues fausser  sa  politique  extérieure  ou  la  réduire  à  l'impuissance;  elles  ont 
créé  à  notre  pays  cette  situation  singulière  et  anormale  où  l'action  isolée 
serait  la  plus  périlleuse  des  tentatives,  outre  son  impossibilité  même,  et  où  il 
n'est  pas  moins  difficile  de  fonder  une  politique  efficace  sur  des  alliances 
Traies,  sincères  et  durables.  Et  cependant  plus  que  jamais  aujourd'hui  il  y  a 
pour  la  France  une  invincible  nécessité  de  porter  un  regard  ferme  et  prudent 
sur  ces  crises  qui  se  préparent,  que  la  sagesse  peut  ajourner  encore,  mais 
qui  viendront  infailliblement,  à  un  instant  donné,  faire  subir  à  l'équilibre  de 
l'Europe  la  plus  solennelle  et  la  plus  décisive  des  épreuves. 

A  travers  cet  ensemble  de  faits  et  d'incidens  de  nature  à  affecter  la  situa- 
tion générale  de  l'Europe,  chaque  peuple  conserve  sans  doute  son  existence 
individuelle;  mais,  même  dans  cette  existence,  il  est  encore  plus  d'un  trait 
commun  à  tous  les  pays.  Il  n'est  personne  qui  n'ait  pu  observer  le  singulier 
développement  qu'ont  pris  depuis  quelques  années  les  questions  religieuses. 
En  Angleterre,  ces  questions  se  retrouvent  partout  dans  la  politique;  elles  ont 
excité  plus  d'une  fois  les  passions  populaires  et  elles  les  exciteront  probable- 


1204  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

ment  encore.  Dans  le  Piémont,  on  sait  quels  sérieux  et  pénibles  conflits  se 
sont  élevés  entre  l'église  et  le  pouvoir  temporel  sur  les  points  les  plus  délicats 
de  la  législation.  Notre  pays  n'est  point  le  dernier,  on  le  pense,  où  se  soit 
réveillée  l'ardeur  des  discussions  religieuses.  Voici  quelques  années  déjà  que 
cette  lutte  se  prolonge,  passant  par  des  alternatives  diverses,  alimentée  par 
toute  sorte  de  sujets;  dans  ces  derniers  mois  particulièrement,  elle  a  pris  un 
degré  nouveau  de  vivacité.  Ce  n'est  plus  même  dans  les  journaux  et  sous  la 
forme  des  polémiques  ordinaires  qu'elle  s'agite,  c'est  dans  des  mandemens, 
dans  des  actes  émanés  de  l'autorité  ecclésiastique.  11  semble  que  l'esprit  de 
discorde  se  soit  glissé  dans  l'épiscopat.  Quel  a  été  le  point  de  départ  de  cette 
phase  nouvelle?  C'est  l'interdiction  lancée  par  M*'  l'archevêque  de  Paris  sur 
le  journal  l'Univers.  La  majeure  partie  de  l'épiscopat  français,  d'après  tous 
les  indices,  a  approuvé  la  mesure  prise  par  le  prélat  parisien.  Il  y  a  eu  cepen- 
dant des  dissidences,  et  de  là  est  né  un  nouvel  incident  plus  grave  que  le 
premier  sans  nul  doute.  W'  l'archevêque  de  Paris  a  cru  devoir  déférer  au 
saint-siége  un  mandement  par  lequel  M?'  l'évêque  de  Moulins  se  constituait 
en  quelque  sorte  le  juge  d'un  acte  de  sa  juridiction,  et  opposait  doctrine  à  doc- 
trine. Nous  n'avons  point  le  dessein,  on  le  conçoit,  d'entrer  ici  dans  un  débat 
de  cette  nature.  A  travers  tout,  c'est  toujours  la  guerre  des  doctrines  galli- 
canes et  des  doctrines  ultramontaines;  c'est  la  vieille  lutte  entre  ceux  qui 
reconnaissent  et  observent  les  traditions  d'une  église  de  France  et  ceux  qui 
remonteraient  aisément  au-delà  du  concordat,  au-delà  même  de  Bossuet.  En 
représentant  dans  cette  mêlée  l'intérêt  gallican,  Ms'  l'archevêque  de  Paris  ne 
faisait  rien  que  de  simple  et  de  naturel.  Chose  étrange  cependant,  et  comme 
il  est  vrai  que  l'air  de  notre  temps  exerce  partout  son  influence!  N'est-il  point 
remarquable  que  M.  Sibour  cède  justement  lui-même  à  cette  ardeur  de  polé- 
mique qu'M  reproche  à  M.  de  Dreux-Brézé?  N'est-il  point  bizarre  que  sa  cor- 
respondance avec  Rome  arrive  au  public  français  avant  de  parvenir  au  saint- 
siége?  Maintenant  tous  ces  incidens  sont  portés  devant  le  souverain  pontife; 
quelques-unes  des  personnes  qui  ont  figuré  dans  ces  polémiques  ont  même 
été  déjà  reçues,  assure-t-on,  par  Pie  IX,  qui  aurait  gardé  une  attitude  de  ré- 
serve dont  il  ne  se  départira  pas  probablement.  Et  dans  le  fait,  quelle  déci- 
sion pourrait-on  lui  demander?  Il  est  infiniment  présumable  qu'il  répondra 
aux  uns  et  aux  autres  par  ce  mot  que  citait  récemment  un  prélat  :  Pax  vobisl 
C'est  la  meilleure  réponse  qu'il  puisse  faire,  il  nous  semble.  N'y  a-t-il  pas  en 
effet  dans  ces  déchiremens  quelque  chose  de  nature  à  affaiblir  l'action  de 
l'église  elle-même?  Il  pourrait  bien,  au  surplus,  ressortir  de  tout  ceci  une 
moralité  :  c'est  que,  si  les  journalistes  n'ont  point  à  se  transformer  en  docteurs 
et  en  évêques,  les  évêques  et  les  ecclésiastiques  doivent  à  leur  tour  le  moins 
possible  se  faire  journahstes,  c'est  qu'en  un  mot  chacun  doit  rester  à  sa  place 
et  à  son  rôle.  11  arrive  trop  souvent  que  les  journalistes  sont  d'assez  mauvais 
évêques  sans  que  les  abbés  soient  de  très  bons  journalistes. 

Tels  sont  les  déplacemens  qui  s'opèrent  parfois  dans  le  mouvement  de  la 
vie.  L'agitation  est  aujourd'hui  dans  les  sphères  reUgieuses;  elle  est  bein  loin, 
on  le  sait,  d'être  à  un  égal  degré  dans  les  régions  politiques.  Ici  au  contraire 
la  paix  règne,  les  polémiques  sont  rares,  les  conflits  de  pouvoirs  ne  sont 
guère  possibles.  Tandis  que  le  corps  législatif,  réuni  déjà  depuis  un  mois. 


REVUE.  CHRONIQUE.  1205 

poursuit  une  session  dont  les  alimens  n'ont  pas  été  nombreux  jusqu'ici,  le 
irouvernement  continue  à  asrir,  à  administrer,  à  appliquer  ses  Idées  dans  les 
divers  services  publics;  il  nomme  des  sénateurs,  il  institue  par  un  décret 
une  exposition  universelle  de  l'industrie  pour  18oo;  il  s'occupe  surtout  du 
budget,  qui  vient  d'être  élaboré  et  discuté  par  le  conseil  d'état  sous  les  yeux 
même  de  l'empereur,  avant  d'être  soumis  au  corps  législatif.  Il  ne  faut  pas 
s'étonner  que  l'intérêt,  se  détachant  des  luttes  politiques,  se  reporte  vers  les 
affaires  matérielles  et  financières.  En  définitive,  c'est  le  dernier  ordre  de 
questions  auxquelles  un  pays  cesse  de  s'intéresser;  c'est  celui  où  il  éprouve 
toujours  le  besoin  de  voir  clair.  Un  budget  n'est-il  point,  à  vrai  dire,  le  livre 
de  la  fortune  publique?  Chacun  de  ces  chiffres  qu'il  contient  ne  va-t-il  pas 
toucher  aux  plus  intimes  ressorts  de  l'existence  nationale?  Le  prochain  bud- 
get d'ailleurs,  à  ce  qu'il  paraît,  doit  atteindre  un  but  depuis  longtemps  pour- 
suivi sans  succès  :  il  doit  réaliser  pour  1854  l'équilibre  entre  les  recettes  et  les 
dépenses.  Ainsi  du  moins  l'annonce  une  communication  officielle.  Certes  on 
ne  saurait  demander  mieux,  à  la  condition  qu'aucun  intérêt  considérable 
n'en  souffre,  et  que  rien  ne  vienne  déranger  cet  équilibre  souhaité.  Dans  tous 
les  cas,  on  peut  toujours  y  voir  l'influence  du  retour  vers  l'ordre  et  vers  la 
sécurité.  La  communication  dont  nous  parlions  disait  qu'il  était  dans  l'inten- 
tion de  l'empereur  que  le  budget  fût  désormais  une  vérité.  A  la  bonne  heure, 
que  cet  équilibre  existe  en  effet,  qu'il  soit  une  vérité  mieux  que  cette  charte 
dont  les  révolutions  seules  ont  fait  un  mensonge,  et  le  résultat  sera  d'au- 
tant plus  remarquable,  qu'il  coïncidera  avec  le  maintien  des  réductions  opé- 
rées dans  i^lusieurs  impôts  depuis  quelques  années  :  réduction  de  l'impôt 
du  sel  et  de  la  taxe  des  lettres,  réduction  de  27  millions  sur  la  propriété 
foncière,  abandon  du  dixième  appartenant  à  l'état  dans  le  produit  des  oc- 
trois. Dans  leur  ensemble,  ces  réductions  ne  s'élevaient  à  rien  moins  qu'à 
96  millions.  L'état  a  retrouvé  un  peu  plus  de  50  millions  par  le  remanie- 
ment de  l'impôt  des  boissons  et  de  certains  impôts  indirects,  par  l'augmen- 
tation de  certains  droits  d'enregistrement.  Il  reste  donc  pour  le  pays  un 
dégrèvement  réel  de  près  de  45  milHons.  Le  gouvernement  a  le  soin  de  mul- 
tiplier les  exposés  où  se  retrouvent  les  élémens  de  notre  situation  financière, 
et  il  n'a  pas  tort  assurément.  Les  discussions  prochaines  du  corps  législatif 
ne  feront  sans  nul  doute  qu'éclairer  de  lumières  nouvelles  ce  progrès  dans  les 
finances  publiques. 

Si  le  gouvernement  voulait  répondre  à  un  désir,  à  un  besoin  du  pays,  il 
n'en  pouvait  rencontrer  un  plus  réel  et  plus  vif  que  celui  de  voir  s'accomplir 
des  améliorations  de  ce  genre.  Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  en  ait  bien  d'autres  éga- 
lement légitimes  qui  doivent  être  le  souci  d'une  administration  juste  et  vigi- 
.lante;  mais  comment  arrivera-t-elle  à  les  découvrir  pour  les  satisfaire?  Là 
est  la  question.  Peu  après  le  2  décembre,  on  s'en  souvient,  le  chef  de  l'état, 
en  créant  le  ministère  de  la  police,  avait  attaché  au  nouveau  ministère  des 
inspecteurs-généraux  dont  les  attributions  étaient  peut-être  un  peu  difficiles 
à  définir.  Ces  nouveaux  fonctionnaires,  outre  une  mission  de  sécurité  publi- 
que, étaient  chargés  d'une  sorte  d'enquête  permanente  sur  les  besoins,  les 
intérêts,  les  tendances  des  populations;  mais  il  était  aisé  de  voir  qu'ils  pou- 
vaient n'être  qu'une  superfétation  ou  un  embarras,  leur  action  risquait  de  se 


1206  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

confondre  avec  celle  des  préfets  ou  de  s'en  trop  séparer.  11  faut  bien  que  quel- 
ques-uns de  ces  inconvéniens  se  soient  manifestés,  puisqu'un  décret  vient  de 
supprimer  les  inspecteurs-généraux,  en  ne  laissant  subsister  que  des  commis- 
saires départementaux  placés  sous  les  ordres  des  préfets.  Cela  suffit  bien 
d'ailleurs.  Il  est  seulement  à  souhaiter  que  cette  vaste  et  vigoureuse  surveil- 
lance organisée  dans  le  pays  fasse  moins  sentir  ce  qu'il  y  a  en  elle  d'étroit 
et  de  vexatoire  que  ce  qu'elle  a  d'utile  et  de  salutaire.  On  ne  pourrait  se 
plaindre  certainement  qu'elle  s'appliquât  à  purger  le  pays  de  ces  influences 
occultes  qui  vont  ravager  les  âmes  simples  dans  les  campagnes.  Nous  tenons, 
quant  à  nous,  pour  une  juste  et  morale  mesure  celle  qui  vient  d'interdire  la 
circulation  par  le  colportage  de  tous  ces  récits  de  procès  criminels  et  de 
causes  prétendues  célèbres.  N'admire-t-on  point  en  effet  quelle  saine  et  sub- 
stantielle nourriture  peuvent  trouver  des  intelligences  ignorantes  dans  toutes 
ces  perversités?  Nous  ne  savons  même  jusqu'à  quel  point  est  utile  la  publi- 
cité donnée  par  la  presse  aux  causes  criminelles,  du  moins  dans  tous  leurs 
détails.  C'est  là  après  tout  un  goût  de  décadence  que  ce  .besoin  de  voir  à  nu 
les  hontes,  les  scandales,  les  infamies  secrètes  de  la  vie  sociale,  ce  penchant 
à  s'intéresser  aux  meurtres  romanesques.  Il  y  a  eu  cependant  un  jour  où  les 
savans  artifices  d'une  empoisonneuse  ont  réussi  à  tenir  l'attention  univer- 
selle en  suspens,  tandis  que  l'Europe  était  sur  le  point  de  s'enflammer!  Et 
qu'a-t-il  fallu  en  1848,  si  l'on  s'en  souvient,  pour  balancer  l'mtérèt  de  cette 
seconde  et  minutieuse  profanation  de  la  publicité  imprimée  au  corps  vierge 
d'une  jeune  flUe,  pour  secouer  l'opinion  occupée  à  éjner  les  gestes  et  les 
pâleurs  d'un  accusé?  Il  n'a  fallu  rien  moins  qu'une  révolution  :  digne  réveil 
d'un  plaisir  de  bas  empire  ! 

Voilà  donc  avec  quel  genre  de  récits  prétend  Mter  une  certaine  litté- 
rature qui  se  dit  populaire,  parce  qu'elle  se  vend  bon  marché,  —  plus  encore 
qu'elle  ne  vaut.  Heureusement  ce  n'est  point  là  qu'il  faut  chercher  les  véri- 
tables symx)tômes  littéraires,  et,  quelle  que  soit  l'incertitude  qui  se  fasse  par- 
fois sentir,  l'esprit  conserve  un  domaine  inaccessible  à  de  telles  influences.  U 
vit  par  lui-même  et  pour  lui-même.  Nous  parlions  l'autre  jour  des  tendances 
qui  se  dégagent  du  chaos  contemporain,  des  écoles  qui  tendent  à  se  former, 
des  talens  nouveaux  qui  s'élèvent  et  mûrissent.  Soit,  entrons  donc  dans  cette 
région  des  tentatives  nouvelles.  Aussi  bien  il  est  on  ne  peut  plus  vrai  qu'il 
existe  une  littérature  différente  de  celle  d'il  y  a  vingt  ans.  Fit-elle  les  mêmes 
choses,  elle  les  fait  d'une  autre  manière.  On  la  voit  tour  à  tour  s'inspirer  de 
la  réalité,  de  la  fantaisie  ou  du  bon  sens;  elle  réunit  même  parfois  la  finesse 
d'une  observation  pénétrante  et  une  certaine  grâce  idéale  de  l'imagination, 
et  ce  qui  prouve  que  ce  sont  là  des  qualités  qui  conservent  encore  1cm'  attrait 
et  leur  empire,  c'est  le  succès  obtenu  par  les  Scènes  et  Proverbes  de  M.  Octave. 
Feuillet,  qui  viennent  d'être  pubhés  de  nouveau.  M.  Feuillet  est  une  de.  ces 
rares  natures  auxquelles  la  vulgarité  répugne,  et  qui  portent  dans  les  choses 
littéraires  une  distinction  charmante.  U  a  su  être  original  dans  ses  proverbes 
après  M.  Alfred  de  Musset.  Si  la  Crise,  le  Pour  et  le  Contre,  la  Clé  d'or,  sont 
des  fruits  cueillis  au  même  arbre  que  le  Caprice,  ils  gardent  du  moins  leur 
propre  et  intime  saveur.  Ce  qu'il  y  a  de  singuher,  c'est  qu'aucun  théâtre  n'ait 
songé  encore  à  transporter  sur  la  scène  quelques-unes  de  ces  esquisses  où  une 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1207 

juste  et  délicate  moralité  s'enveloppe  d'esprit  et  de  bonne  grâce.  N'y  aurait-il 
point  là  une  épreuve  des  plus  curieuses  et  qui  serait  certainement  favorable 
à  l'auteur?  Le  public  y  trouverait  de  son  côté  une  de  ces  fêtes  du  bon  goût 
auxquelles  ne  l'ont  point  accoutumé  les  mille  inventions  vulgaires  dont  Ja 
scène  se  remplit  tous  les  jours.  C'est  donc  un  succès  légitime  et  consacré 
aujourd'hui  que  celui  des  Scènes  et  Proverbes,  —  succès  qui  indique  à 
M.  Feuillet  la  voie  qu'il  doit  suivre  :  il  n'a  qu'à  demeurer  fidèle  à  son  talent 
et  à  écouter  cette  ingénieuse  et  délicate  inspiration  qui  fait  l'attrait  et  la  vie 
de  ses  élégantes  études. 

Quant  à  M.  Cliampfleury,  qui  apparaît  au  pôle  littéraire  opposé  et  dont  le 
talent  assurément  n'est  point  ordinaire,  c'est  un  réaliste  d'instinct  et  de  sys- 
tème; c'est  là  son  malheur.  Le  réalisme,  qu'est-ce  autre  chose  en  définitive 
que  l'absence  complète  de  l'art?  Ceux  qui  ont  fait  cette  belle  découverte  dans 
la  littérature,  comme  dans  la  peinture,  ne  remarquent  point  que  tel  détail 
observé  dans  un  paysage  ou  dans  la  vie  peut  exister  bien  réellement  et 
n'être  point  vrai  cependant  dans  un  sens  général,  parce  qu'il  n'est  qu'une 
étrangeté,  une  bizarrerie,  une  discordance.  Or  le  but  essentiel  de  l'art,  c'est 
de  rechercher  et  de  reproduire  une  certaine  vérité  générale  dans  la  nature 
physique  comme  dans  la  nature  morale,  dans  la  combinaison  des  lignes 
<iomme  dans  la  combinaison  des  sentimens  et  des  caractères.  Qu'importe  que 
l'être  auquel  l'imagination  rend  la  vie  ait  existé  ou  non,  s'il  est  vrai  humai- 
nement, moralement,  dans  les  conditions  où  il  se  trouve  placé?  Maintenant 
que  dirons-nous  des  Contes  du  Printemps  de  M.  Champfleury  et  des  Aven- 
tures de  mademoiselle  Mariette^  C'est  une  étude  faite  sur  le  vif  de  ce  monde 
interlope  peuplé  d'artistes  au  chapeau  pointu  et  de  femmes  qui  pratiquent  le 
communisme  sans  l'avoir  inventé.  M.  Champfleury  est  très  certainement  per- 
suadé que  ce  qui  fait  l'intérêt  de  son  histoire,  c'est  ce  monde  qu'il  peint  et  le 
soin  qu'il  met  à  reproduire  la  réalité  nue  et  sans  voiles,  comme  il  dit.  Il  se 
trompe  singulièrement  cependant.  La  vérité  est  que,  pour  s'intéresser  aux 
aventures  de  M"^  Mariette,  il  faut  surmonter  un  certain  dégoût.  Le  côté  re- 
marquable de  cette  étude,  c'est  qu'il  y  a  réellement,  en  dépit  de  tout,  une 
rare  faculté  d'observation.  Gérard  et  Mariette  peuvent  être  des  héros  très 
authentiques  de  la  Bohème;  mais  on  sent  en  même  temps,  à  travers  toute 
cette  corruption,  palpiter  en  eux  quelque  chose  de  vrai  et  d'humain.  Pour 
être  un  si  bon  réaliste  d'ailleurs,  il  est  toute  une  face  de  cette  histoire  de  la 
Bohême  qjie  M.  Champfleury  ne  peint  pas,  et  qui  nous  était  révélée  l'autre 
jour  par  ce  navrant  récit  qu'on  a  pu  hre.  C'étaient  deux  pauvres  jeunes  geils 
envoyés  peut-être  à  Paris  pour  faire  des  études  sérieuses.  Ils  écrivaient  ou  ils 
faisaient  de  l'art,  eux  aussi.  Chaque  soir,  ils  allaient  s'étabUr  dans  un  café;  ils 
y  trouvaient  un  abri  contre  le  froid,  ils  buvaient  un  peu  d'eau-de-vie  et  dé- 
voraient à  la  dérobée  cette  râpure  qu'on  répand  sur  les  tables  de  jeu  :  c'était 
là  toute  leur  nourriture!  Un  jour,  le  maître  du  lieu  s'aperçoit  de  ce  triste 
manège,  et,  touché  de  leur  détresse,  il  les  engage  à  prendre  part  à  son  repas. 
H  les  engage  une  seconde  fois,  puis  ils  ne  reviennent  pas,  honteux  d'avoir 
été  découverts,  —  et  quand  on  se  met  à  leur  recherche,  on  les  trouve  l'un  et 
l'autre  sur  un  grabat  achevant  de  mourir  de  misère  et  d'inanition.  Si  l'his- 
toire n'est  point  vraie,  eUe  n'en  a  pas  moins  son  prix.  Voilà  bien  aussi  de  la 


1208  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

réalité,  et  qui  a  de  plus  le  mérite  de  jeter  un  jour  sinistre  sur  toute  une 
région  de  la  vie  littéraire,  de  cette  Bohême  où  la  jîauvreté  n'est  pas  toujours 
aussi  gaie  et  aussi  facile  à  supporter  que  dans  les  romans  de  M.  Champfleurj'î 
Slisère  ou  non,  au  surplus,  ce  n'est  point  là,  à  coup  sûr,  une  atmosphère  où 
le  talent  puisse  trouver  un  aliment  salutaire  et  fortifiant, 

Savez-vous  où  le  talent  peut  gagner?  C'est  quand  il  se  mêle  au  monde, 
quand  il  ne  horne  point  son  horizon  à  ces  régions  malsaines,  quand  il  se 
retrempe  dans  l'action.  Il  est  rare  que  l'action,  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  viril^ 
n'exerce  point  une  influence  heureuse  sur  l'esprit,  même  sur  l'esprit  appli- 
qué aux  choses  littéraires;  elle  lui  donne  une  allure  plus  nette,  plus  précise 
et  plus  ferme.  Le  talent  de  M.  de  Molènes  a  certainement  grandi  dans  une 
épreuve  de  ce  genre.  Les  révolutions  ont  parfois  d'étranges  résultats;  il  semble 
qu'elles  viennent  mettre  chacun  en  demeure  de  recommencer  une  nouvelle 
vie.  Quand  vint  1848,  M.  de  Molènes  était  simplement  un  écrivain;  la  révo- 
lution en  fit  un  soldat,  un  volontaire  de  la  garde  mobile,  de  cette  garde  dont 
il  a  retracé  l'existence  avec  une  mâle  et  poétique  vigueur,  après  avoir  eu  fa 
part  dans  les  luttes  de  juin  et  avoir  été  gravement  blessé.  Bientôt  la  garde 
mobile  perdit  la  faveur  publique,  et  alors  M.  de  Molènes  embrassait  la  véri- 
table carrière  du  soldat;  il  entrait  dans  l'armée,  où  il  est  encore.  Les  Carac- 
tères et  récits  du  temps  ne  sont  autre  chose  que  le  fruit  de  cette  phase  nou- 
velle de  son  talent  retrempé  dans  la  vie  active.  Et  en  effet,  dans  beaucoup 
de  ces  pages,  dans  bien  des  analyses  de  passions  féminines  ne  sent -on  pas 
comme  une  main  hardie  et  cavalière?  Il  passe  à  chaque  instant  comme 
imc  vision  de  la  vie  militaire;  on  a  pu  lire  ici  la  plupart  de  ces  esquisses  :  la 
Garde  mobile,  la  Comédienne,  la  Légende  mondaine,  les  Soirées  du  Bordj. 
Ce  qui  fait  le  mérite  de  ces  récits,  c'est  encore  l'observation,  mais  l'obser- 
vation appliquée  à  un  certain  monde,  à  une  certaine  espèce  de  natures  élé- 
gantes et  fières,  nerveuses  et  ardentes.  L'auteur  a  certainement  des  types 
qui  n'appartiennent  qu'à  lui,  et  où  on  retrouve  un  mélange  singuUer  de  pas- 
sion, de  poésie,  d'ironie,  de  voluptueuses  ardeurs.  C'est  un  monde  tout  à  la 
fois  plein  de  réalité  et  de  fantaisie.  Poursuivons  encore  ce  domaine,  où  l'ob- 
servation se  mêle  à  la  fantaisie  capricieuse.  C'est  une  chose  à  observer  :  de- 
puis quelque  temps,  la  nouvelle  fleurit  avec  une  merveilleuse  abondance. 
Tout  prend  la  forme  de  la  nouvelle  et  se  plie  à  ce  cadre  léger  et  facile.  D'un 
côté,  ce  sont  les  Sorcières  blondes,  de  M.  Emmanuel  de  Lerne;  de  l'autre,  ce 
sont  les  Femmes  de  vingt-cinq  ans,  de  M.  Xavier  Aubryet,  et  ce  qu'il  y  a  de 
particulier,  c'est  qu'aucun  de  ces  livres  n'est  sans  talent.  Ce  qui  manque,  c'est 
la  vive  originalité,  cette  originalité  qui  se  retrouve  après  tout  dans  M.  Champ- 
fleury.  Il  serait  difficile  de  classer  avec  précision  les  Sorcières  blondes  aussi 
bien  que  les  Femmes  de  vingt-cinq  ans.  L'un  de  ces  recueils  est  empreint 
d'une  certaine  distinction  élégante;  l'autre  'est  une  lointaine  et  subtile  imi- 
tation de  l'analyse  de  Balzac  :  ce  n'est  point  du  réalisme,  ce  n'est  point  tout 
à  fait  de  la  fantaisie;  mais  il  y  a  encore  plus  loin  de  là  à  l'école  du  bon  sens, 
qui  avait  l'autre  soir  sa  fête  à  l'Odéon  par  la  représentation  de  la  comédie 
nouvelle  de  M.  Ponsard. 

Nul  écrivain  n'est  assurément  plus  digne  que  l'auteur  de  Lucrèce  d'inté- 
resser les  esprits  sérieux  à  ses  tentatives.  Aussi  n'est-ce  point  sans  une  curie- 


REVUE.  CHRONIQUE.  1209 

site  singulière  qu'on  voyait  la  toile  se  lever  sur  ce  tableau  nouveau  de  la  vie 
humaine  que  M.  Ponsard  a  essayé  sous  le  titre  de  l'Honneur  et  l'Argent. 
Lorsque  le  bruit  s'est  répandu  que  l'auteur  à! Ulysse  travaillait  à  une  comé- 
die, il  a  pu,  certes,  très  légitimement  s'élever  un  doute  assez  grave,  doute 
fondé  sur  la  nature  même  du  talent  du  poète,  sur  les  habitudes  de  son  es- 
prit, sur  ce  qu'il  a  essayé,  sur  ce  qu'il  a  fait  jusqu'ici.  Avec  la  meilleure  vo- 
lonté du  monde,  en  effet,  après  Lucrèce  comme  après  le  poème  à.' Homère, 
après  Charlotte  Corday  comme  après  Horace  et  Lydie,  on  ne  saurait  trou- 
ver dans  M.  Ponsard  l'invention,  la  verve,  le  don  de  vive  observation,  le  trait 
rapide  et  ferme,  et  moins  encore  cette  libre  et  puissante  humeur  qui  élève 
un  Molière  au-dessus  de  tous  les  génies,  et  pourtant  ne  faudrait-il  point  tout 
cela  pour  tenter  la  forte  et  saisissante  comédie  du  xix""  siècle?  Toutes  ces  qua- 
lités ne  seraient-elles  pas  nécessaires  surtout  là  où  la  nouveauté  est  loin 
d'être  dans  le  sujet?  L'honneur  et  l'argent!  c'est  une  vieille  histoire,  c'est  le 
contraste  éternel  entre  l'existence  laborieuse  et  difficile  et  les  honneurs  faci- 
lement acquis,  entre  la  probité  indigente  et  le  vice  fastueux,  entre  les  inso- 
lens  dédains  de  la  richesse  et  les  pudeurs  de  la  pauvreté,  entre  l'instinct  qui 
nous  dit  d'aller  là  où  le  bien  nous  appelle,  et  l'instinct  qui  nous  pousse  là  où 
sont  le  luxe,  la  fortune,  l'influence,  le  pouvoir,  et  avec  eux  l'hommage  uni- 
versel. Quelque  vieille  que  soit  cette  histoire,  nous  ne  disons  point  qu'elle 
n'ait  sa  nouveauté  et  son  à-propos.  De  tous  les  dieux  en  honneur  de  notre 
temps,  l'argent  est  assurément  celui  qui  a  le  plus  de  sectateurs;  mais  enfin 
cette  histoire,  il  faut  la  rajeunir,  la  rendre  plus  saisissante  par  la  forme,  par 
les  caractères,  par  l'action.  Or  l'action  est  justement  ce  qui  manque  le  plus 
à  la  comédie  de  M.  Ponsard.  C'est  ce  qui  fait  qu'on  ne  sait  pas  trop  parfois 
ce  que  sont  ces  personnages  qui  s'agitent,  d'où  ils  viennent  et  où  ils  vont. 
Les  effets  les  plus  saillans  naissent  moins  de  l'action  elle-même  que  d'un 
laborieux  artifice.  Tenez,  il  y  a  là  un  homme  d'état,  il  n'a  point  d'autre 
nom  :  c'est  un  type,  sans  doute;  à  quel  propos  vient-il?  —  Pour  offrir  au 
héros  de  la  pièce,  tombé  dans  la  misère,  une  place  d'expéditionnaire  !  On  ne 
saurait  certainement  employer  de  plus  grands  moyens  pour  amener  un 
petit  effet.  En  réalité,  l'œuvre  nouvelle  de  M.  Ponsard  est  moins  encore  une 
comédie  qu'une  satire  dialoguée,  qui  tombe  parfois  dans  l'épître  morale.  C'est 
un  cadre  commode  où  l'auteur  développe  sous  ses  faces  diverses  l'idée  de  ce 
contraste  perpétuel  de  l'honneur  et  de  l'argent.  Il  y  a  sans  nul  doute  dans  les 
dôveloppemens  de  M.  Ponsard  des  traits  heureux,  des  accens  élevés,  une  cer- 
taine verve  d'honnêteté  contre  toutes  les  capitulations  intéressées  de  la  con- 
science, contre  la  mollesse  des  âmes  que  l'appât  du  bien-être  corrompt;  mais 
en  ceci  même,  par  malheur,  M.  Ponsard  ne  s'élève  point  au-dessus  du  niveau 
d'une  nature  peu  inventive  par  elle-même.  Il  va  souvent  droit  contre  l'écueil 
habituel  de  son  talent,  le  lieu  commun.  M.  Ponsard,  il  faut  le  dire  d'ailleurs, 
porte  en  ce  genre  une  certaine  naïveté  qui  lui  fait  remplir  ses  ouvrages  d'une 
foule  de  vérités  qu'on  est  à  coup  sûr  charmé  de  retrouver,  mais  qu'on  con- 
naissait depuis  longtemps.  L'Honneur  et  l'Argent  contient  une  infinité  de 
ces  vérités  trop  vraies  et  auxquelles  la  poésie  de  l'auteur  n'ajoute  aucun  attrait 
nouveau.  Que  si  on  compare  au  surplus  l'Honneur  et  l'Argent  à  bien  d'autres 
comédies  contemporaines,  l'œuvre  de  M.  Ponsard  est  assurément  supérieure, 

TOME  I.  78 


1210  RE\UE   DES   DEUX    MONDES. 

tout  en  étant  loin  de  réaliser  encore  l'idée  d'une  comédie  originale  et  puis- 
sante. —  Chose  étrange  cependant  !  nous  en  étions  tout  à  l'heure  à  l'état  de 
l'Europe,  aux  luttes  du  monde  religieur,  et  nous  voici  au  théâtre,  à  ses  ten- 
tatives, à  ses  popularités  éphémères.  N'est-ce  point  là  la  vie  sociale  dans  sa 
diversité,  embrassant  tous  les  intérêts,  s'étendant  à  toutes  les  préoccupations, 
passant  d'une  impression  à  l'autre,  faisant  sans  cesse  marcher  ensemble  les 
plaisii's  intellectuels  et  l'observation  de  tous  ces  pays  qui  ont  aussi,  comme  la 
France,  leur  existence  et  leurs  intérêts  propres? 

Le  mouvement  général  suit  son  cours  en  effet  :  il  ne  change  point  dans 
son  essence,  la  forme  seule  varie.  Chaque  pays  a  son  rôle  et  son  attitude  dans 
cette  mêlée  contemporaine.  Un  des  traits  les  plus  caractéristiques  peut-être 
de  la  situation  actuelle  de  l'Angleterre,  c'est  la  discussion  qui  a  eu  lieu  dans 
le  parlement  au  sujet  de  l'intervention  possible  des  gouvernemens  de  l'Eur 
rope  auprès  du  cabinet  anglais  pour  réclamer  des  mesures  contre  les  réfugiés. 
Lord  Aberdeen  dans  la  chambre  des  lords,  lord  Palmerston  dans  la  chambre 
des  communes  ont  eu  à  répondre  sur  ce  point  à  des  interpellations  parlemen- 
taires. Le  fond  des  déclarations  des  deux  ministres  est  le  même  sans  doute;  mais 
c'est  la  réponse  de  lord  Palmerston  qui  est,  on  le  pense  bien,  la  plus  nette  et  la 
plus  décisive.  Cette  réponse,  facilement  prévue,  c'est  que  l'Angleterre  n'avait 
aucune  mesure  à  prendre  contre  les  réfugiés,  qu'elle  n'avait  point  à  s'occur 
per  delà  sécurité  intérieure  des  autres  états.  Aucune  loi  d'ailleurs  ne  permetr 
trait  ces  mesures,  et  le  cabinet  anglais  n'est  nullement  dans  l'intention  de 
réclamer  du  parlement  de  nouveaux  moyens  d'action  contre  les  réfugiés.  Le 
seul  correctif  apporté  par  lord  Palmerston  dans  sa  déclaration,  c'est  que  les 
réfugiés,  à  leur  tour,  ne  doivent  point  abuser  de  la  libérale  hospitalité  qui 
leur  est  offerte,  et  qu'il  est  de  leur  honneur  de  ne  ix)int  faire  du  sol  britan- 
nique un  foyer  de  permanentes  hostihtés  contre  les  alliés  de  l'Angleterre.  De- 
puis quelque  temps  déjà,  au  reste,  l'opinion  publique  s'était  émue  de  cette 
question.  L'inviolabilité  du  droit  d'asile  est  un  de  ces  privilèges  dont  le  peuple 
anglais  est  jaloux.  Et  ici,  qu'on  le  remarque,  l'mtervention  de  la  presse  et  de 
la  tribune,  de  l'opinion  publique  en  un  mot  dans  les  affaires  de  diplomatie, 
est  souvent  périlleuse  ;  elle  risque  de  nuire  aux  intérêts  qu'elle  prétend  ser- 
Tir;  elle  refroidit  les  relations  des  cabinets  et  embarrasse  leur  action.  N'ad- 
mire-t-on  pas  cependant  ce  que  l'opinion  publique,  avertie  et  éclairée,  peut 
prêter  de  force,  quand  elle  se  tient,  en  quelque  sorte,  derrière  un  gouverne- 
ment et  lui  sert  de  permanent  auxiliaire  !  L'Angleterre  a  réalisé  plus  d'une 
fois  ce  rare  et  puissant  phénomène,  qui  est  dans  ses  habitudes.  Maintenant 
^elle  sera  la  décision  de  l'Autriche  en  présence  de  ces  fins  de  non-recevoir 
opposées  par  anticipation  à  ses  réclamations?  S'arrêtera-t-elle,  ou  poursui- 
vra-t-eile  la  démarche  diplomatique  dont  on  lui  prête  la  pensée?  Dans  tous 
les  cas,  on  sait  déjà  la  réponse.  Tel  est  donc,  vis-à-vis  de  l'Angleterre,  l'état 
de  la  question  en  ce  qui  concerne  les  réclamations  possibles  de  l'Autriche. 

Mais  ce  n'est  point,  on  le  sait,  le  seul  côté  par  où  cette  triste  échauffourée 
de  Milan  ait  soulevé  des  difficultés;  il  vient  même  d'en  surgir  une  nouvelle 
qui  n'est  pas  la  moins  grave  peut-être.  Après  la  dernière  tentative  qui  a  en- 
sanglanté la  Lombardie,  au  milieu  du  calme  de  la  masse  des  populations,  on 
a  pu  se  demander  si  la  modération  n'était  pas,  pour  le  gouvernement  autri- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  1211 

chien,  le  meilleur  moyen  de  pacification.  Malheureusement  l'Autriche  est 
comme  conquérante  en  Lombardie;  elle  sent  bien  que  dans  tout  soulèvement 
il  y  a  quelque  chose  de  plus  qu'une  émeute  ordinaire  :  il  y  a  le  péril  perma- 
nent d'une  explosion  de  l'instinct  national;  de  là  ce  besoin  ardent  de  détruire 
tous  les  élémens  de  résistance,  d'atteindre  et  de  frapper  tout  ce  qui  peut  lui 
créer  un  danger,  et  dans  cette  voie  les  rigueurs  engendrent  les  rigueurs.  Aux 
sévères  mesures  que  l'Autriche  a  déjà  prises,  elle  vient  d'en  ajouter  mie,  bien 
faite  pour  tendre  encore  plus  cette  situation  critique  :  elle  vient  de  mettre 
sous  le  séquestre  les  biens  de  tous  les  émigrés  lombards  répandus  aujour- 
d'hui soit  dans  les  autres  pays  de  l'Italie,  soit  dans  le  reste  de  l'Europe.  Mais 
c'est  ici  que  s'élève  une  complication  nouvelle.  Beaucoup  de  ces  réfugiés,  et 
les  plus  éminens,  notamment  le  comte  Borromeo,  le  duc  de  Litta,  sont  au- 
jourd'hui sujets  sardes;  ils  sont  sous  la  protection  du  gouvernement  piémon- 
tais,  et  ne  sont  plus  même  émigrés,  à  vrai  dire.  Le  cabinet  de  Turin  peut-il 
laisser  violer  dans  leur  personne  les  privilèges  de  la  nationahté  piémontaiae? 
Il  y  a  là,  on  le  comprend,  une  des  questions  les  plus  délicates,  non  point 
qu'elle  soit  douteuse  en  droit,  mais  en  raison  de  la  situation  réciproque  de 
l'Autriche  et  du  Piémont  en  Italie.  C'est  ainsi  que  le  gouvernement  de  Turin, 
après  avoir  agi  avec  une  énergique  loyauté  dans  l'affaire  de  Milan,  se  trouve 
engagé  dans  une  complication  inattendue.  Déjà  on  a  dit  qu'il  s'était  adressé 
à  l'Angleterre  comme  puissance  médiatrice.  Ce  ne  serait  peut-être  pas  en  ce 
moment  le  meilleur  moyen  d'arriver  à  un  facile  dénoùment.  Cela  suffit  dans 
tous  les  cas  pour  faire  sentir  une  fois  de  plus  combien  de  périlleux  élémens 
peuvent  se  retrouver  dans  les  relations  de  l'Autriche  et  du  Piémont.  Quant  à 
la  Suisse,  le  blocus  du  Tessin  n'a  point  cessé,  et  rien  ne  démontre  que  les 
mesures  rigoureuses  qui  semblent  être  dans  la  pensée  du  gouvernement 
autrichien  ne  doivent,  jusqu'au  bout,  recevoir  leur  exécution.  Le  conseil 
fédéral  a  espéré  un  moment  désarmer  l'Autriche  en  prescrivant  l'internement 
de  tous  les  réfugiés;  mais  cela  n'a  point  suffi,  et  la  question  se  trouve  au- 
jourd'hui plus  compliquée  que  jamais.  Le  conseil  fédéral  a  essayé,  après  une 
vaine  tentative  de  conciliation,  de  protester  tant  contre  le  blocus  du  Tessin 
que  contre  l'expulsion  de  ses  nationaux  de  la  Lombardie,  il  a  même  distribué 
une  somme  de  10,000  francs  aux  expulsés  tessinois,  comme  pour  confirmer 
ses  protestations;  mais  cela  évidemment  ne  résout  rien.  La  question  reste 
entière.  Aujourd'hui  c'est  aux  gouvernemens  européens,  et  particulièrement 
à  l'Angleterre  et  à  la  France,  que  le  conseil  fédéral  fait  appel,  assure-t-on. 
La  Suisse  a  par  malheur  réussi  à  se  rendre  suspecte,  depuis  que  les  gou- 
vernemens révolutionnaires  l'ont  en  quelque  sorte  subjuguée,  et  c'est  ce 
sentiment  de  défiance  qui  est  indubitablement  le  plus  efficace  auxiliaire  de 
l'Autriche. 

L'Espagne  est  heureusement  à  l'abri  de  ces  agitations  où  se  trouve  engagée 
jusqu'à  un  certain  point  la  paix,  ou  du  moins  les  bons  rapports  de  plusieure 
pays;  mais  elle  en  a  qui  lui  sont  propres.  La  crise  où  elle  est  entrée  depuis 
quelque  temps  n'est  point  arrivée  à  son  terme;  elle  continue  au  contraire.  Il 
est  seulement  permis  d'espérer  aujourd'hui  qu'une  politique  ferme  et  modérée 
à  la  fois  réussira  à  ôter  à  la  situation  du  pays  ce  qu'elle  a  eu  un  moment  de 
critique  et  de  périlleux.  Des  élections  ont  eu  lieu  récemment,  comme  on  sait, 
et  la  majorité  qui  en  est  sortie  en  faveur  du  ministère  n'est  point  douteuse. 


1212  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  oppositions  réunies  dans  le  congrès  ne  forment  point  un  corps  assez 
compacte  pour  tenir  en  écliec  le  cabinet.  Elles  ne  dépassent  point  d'ailleurs, 
dans  leur  ensemble,  le  chiffre  de  quatre-vingts  voix,  et  ce  qu'on  a  pu  remar- 
quer, c'est  la  défaite  électorale  de  quelques-uns  des  membres  les  plus  émi- 
nens  du  parti  progressiste,  de  M.  Olozaga,  de  M.  Escosura  notamment.  Par 
contre,  le  ministre  de  l'intérieur  de  l'ancien  cabinet,  M.  Bertran  de  Lis,  a  éga- 
lement échoué  dans  les  élections.  C'est,  à  ce  qu'il  paraît,  une  chose  passée  en 
usage,  que  cette  mésaventure  des  ministres  de  l'intérieur  quand  ils  quittent 
le  pouvoir.  Déjà,  il  y  a  deux  ans,  après  la  retraite  du  cabinet  Narvaez,  dont 
il  faisait  partie,  M.  le  comte  de  San-Luis  avait  subi  le  même  sort,  et  il  est 
aujourd'hui  rentré  au  congrès.  C'est  le  l"  mars  que  se  sont  réunies  les  cham- 
bres, et  la  session  est  maintenant  en  pleine  activité.  Le  premier  acte  du  con- 
grès a  été  la  nomination  à  la  présidence  de  M.  Martinez  de  la  Rosa,  qui  était 
le  candidat  du  ministère,  et  qui  d'ailleurs  a  réuni  à  peu  près  l'unanimité  des 
voix.  Aujourd'hui  le  congrès  est  absorbé  par  le  lent  et  ingrat  travail  de  la 
vérification  des  pouvoirs.  Chose  étrange,  quelque  vivacité  qui  éclate  parfois 
dans  ces  discussions,  ce  n'est  point  cependant  au  congrès  qu'ont  eu  lieu  jus- 
qu'ici les  débats  les  plus  ardens  et  les  plus  animés,  c'est  dans  le  sénat.  Le 
sénat  semble  être  plus  particulièrement  le  foyer  d'une  opposition  active  et 
impatiente,  et  c'est  pour  cela  probablement  que  le  cabinet  a  pris  soin  de 
nommer  un  certain  nombre  de  nouveaux  sénateurs  qui  viendront  heureuse- 
ment rétablir  l'équihbre.  Déjà  deux  graves  discussions  ont  eu  lieu  au  sénat, 
l'une  au  sujet  d'une  proposition  de  M.  Pena-Aguayo,  touchant  le  dernier  dé- 
cret sur  la  presse,  l'autre  à  l'occasion  d'une  réclamation  adressée  à  la  haute 
chambre  par  le  maréchal  Narvaez  sur  les  mesures  dont  il  a  été  récemment 
l'objet.  La  première  de  ces  discussions  a  été  résolue  dans  un  sens  favorable 
au  ministère;  l'autre  a  amené  simplement,  avec  l'adhésion  du  gouvernement, 
la  nomination  d'une  commission  chargée  d'approfondir  la  question.  Dans 
tous  ces  débats,  au  surplus,  on  peut  le  remarquer,  il  y  a  de  la  part  des  oppo- 
sitions une  certaine  impatience  ardente  et  mal  contenue,  un  penchant  per- 
pétuel à  multiplier  les  discussions  irritantes.  Il  semble  que  les  partis  sont 
sous  l'obsession  de  ces  projets  de  réformes  constitutionnelles  dont  il  a  été  si 
souvent  question.  Ces  projets,  en  effet,  paraissent  devoir  être  prochainement 
présentés.  Les  principales  modifications,  assure-t-on,  doivent  consister  dans 
la  prérogative  accordée  à  la  reine  de  nommer  des  sénateurs  héréditaires,  et 
dans  un  changement  de  la  loi  électorale,  qui  étendrait  le  droit  d'élection  dans 
la  classe  des  propriétaires  et  le  restreindrait  dans  les  autres  classes.  Il  est  aisé 
de  voir  que,  même  dans  ces  conditions  nouvelles,  le  régime  constitutionnel 
subsisterait  tout  entier.  Le  meilleur  moyen,  au  reste,  de  recommander  ce 
genre  de.  gouvernement  et  de  le  préserver  de  tout  danger,  ce  n'est  point  de 
consumer  des  séances  entières,  comme  semblent  vouloir  le  faire  les  opposi- 
tions de  l'Espagne,  en  stériles  débats,  tels  que  celui  de  savoir  comment  il 
faut  introduire  une  interpellation;  c'est  de  le  pratiquer  avec  modération, 
avec  prudence,  et  surtout  avec  un  esprit  de  juste  et  féconde  conciUation. 

Au  milieu  des  alternatives  de  notre  temps  et  des  chances  diverses  des  ré- 
gimes politiques,  on  pourrait  se  demander,  sans  trop  de  prétention,  s'il  n'est 
point  (les  pays  qui,  par  leur  caractère,  semblent  plus  spécialement  propres 
à  cette  vie  constitutionnelle  que  l'Espagne  travaille  péniblement  à  main- 


REVUE.  CHRONIQUE.  1213 

tenir  et  à  r?giilariser  chez  elle.  La  Hollande  serait  assurément  un  de  ces  pays. 
Les  chambres  de  La  Haye  poursuivent  leurs  travaux  sérieux  et  pratiques.  Un 
nouveau  projet  sur  le  régime  des  pauvres  vient  d'être  soumis  à  la  seconde 
chambre  par  le  ministre  de  l'intérieur.  La  charité  individuelle  ou  particu- 
lière ne  tombe  pas  sous  le  régime  de  la  loi,  qui  est  appelée  seulement  à  régir 
les  institutions  destinées  à  secourir  les  pauvres  d'une  manière  permanente 
au  nom  de  l'état.  La  loi  nouvelle  ne  s'applique  à  aucune  des  manifestations 
isolées  ou  collectives  de  la  charité  privée,  non  plus  qu'aux  institutions  de 
secours  d'une  communion  religieuse  ayant  pour  but  de  venir  en  aide  aux 
pauvres  de  cette  communion.  Ces  institutions  ont  leur  administration  propre. 
Le  projet  actuel,  qui  s'applique  aux  maisons  de  charité  dirigées  par  l'état,  les 
provnices  et  les  communes,  tend  moins  au  reste  à  instituer  de  nouvelles 
règles  qu'à  réunir  en  une  seule  loi  des  dispositions  jusqu'ici  éparses.  Il  ne 
crée  rien  véritablement;  mais  il  donne  plus  de  force  et  d'unité  à  la  surveil- 
lance publique,  et  il  permet  au  gouvernement,  d'après  les  communications 
qui  devront  lui  être  faites  par  les  administrations  de  charité,  de  constater 
avec  exactitude  l'état  du  paupérisme  dans  le  pays. 

Ce  n'est  pas  d'ailleurs  sur  ce  seul  point  que  le  gouvernement  fait  un  utile 
et  fructueux  appel  à  la  statistique  et  à  la  publicité.  Les  documens  sur  les 
finances,  sur  le  commerce,  se  succèdent  et  témoignent  tous  d'un  progrès 
remarquable.  D'après  l'une  de  ces  publications,  les  recettes  de  l'état  en  1852 
se  sont  élevées  au-dessus  de  celles  de  1851  et  ont  dépassé  de  1,943,000  florins 
les  prévisions  budgétaires,  résultat  d'autant  plus  notable  qu'il  coïncide  avec 
des  dégrèvemens  d'impôts  qui  ont  eu  lieu  dans  la  même  période.  Le  com- 
merce, depuis  trois  années  surtout,  est  dans  la  même  voie  d'agrandissement 
régulier.  Tout  vient  ainsi  attester  un  mouvement  matériel  qui  ne  peut  né- 
cessairement que  s'accroître  et  recevoir  une  impulsion  nouvelle  des  plans  que 
médite  en  ce  moment  même  l'esprit  d'entreprise.  Il  s'agite,  en  effet,  en  Hol- 
lande, divers  projets  qui  ont  tous  pour  but  d'étendre  les  relations  du  com- 
merce. L'un,  qui  s'est  produit  à  Rotterdam,  a  pour  objet  de  multiplier  et 
d'activer  les  communications  par  la  vapeur  avec  l'Angleterre  et  la  France,  la 
Baltique,  Copenhague  et  Saint-Pétersbourg,  la  Méditerranée  et  les  Indes.  A 
Amsterdam,  une  commission  vient  d'élaborer  un  projet  pour  rapprocher 
cette  capitale  de  l'Océan  par  un  canal  à  travers  les  dunes  jusqu'à  Wyck,  où 
seraient  exécutés  de  grands  travaux  hydrauliques,  et  où  un  port  de  mer 
serait  établi.  Bien  que  ce  projet  grandiose  ne  soit  encore  que  sur  le  papier, 
on  voit  comment  dans  ce  pays  les  idées  prennent  une  direction  d'utilité 
publique,  et  tendent  à  s'élever  au  niveau  des  progrès  contemporains  de 
toutes  les  nations  commerciales  et  industrielles.  Ne  sont-ce  pas  là  les  signes 
de  ce  développement  modéré  et  paisible  qui  semble  si  bien  dans  le  caractère 
néerlandais?  D'un  autre  côté,  le  gouvernement  vient  de  mener  à  bonne  fin 
une  négociation  d'un  assez  sérieux  intérêt  :  il  vient  de  conclure  un  nouveau 
traité  avec  la  Société  de  Commerce  au  sujet  de  la  dette  de  dix  raillions  de  flo- 
rins contractée  par  l'état  envers  cette  société  et  de  la  vente  de  produits  colo- 
niaux. L'intérêt  de  la  dette  est  diminué.  Le  bénéfice  de  la  société  sur  la  vente 
des  produits  dont  elle  a  le  monopole  sera  de  2  1/2  pour  100  au  lieu  de  2  3/4. 
En  18oo,  cet  intérêt  ne  sera  plus  que  de  2  pour  100.  En  outre,  une  grande 
quantité  de  produits  coloniaux  devra  être  vendue  aux  Indes  même,  ce  qui 


1214  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

amènera  nécessairement  mie  plus  grande  affluence  de  capitaux  à  Java.  C'est 
la  solution  d'une  question  qui  était  depuis  longtemps  pendante. 

La  Hollande,  qui  n'est  pas  seulement  un  pays  d'industrie  et  de  commerce, 
vient  de  perdre  coup  sur  coup  quelques-uns  de  ses  hommes  politiques  et  de 
ses  écrivains  les  plus  distingués.  C'est  d'abord  M.  Van  Lennep,  ix)ète  octo- 
génaire qui,  pendant  un  demi-siècle,  avait  été  professeur  de  littérature  an- 
cienne à  l'athénée  de  La  Haye.  Poète  latin,  poète  national  d'une  rare  élégance, 
doué  d'un  patriotisme  éclairé,  d'un  esprit  reUgieux  et  plein  de  tolérance,  Van 
Lennep  a  exercé  longtemps  une  réelle  influence.  Son  Chant  des  Dunes  mar- 
que dans  la  poésie  hollandaise  moderne.  Ses  recherches  archéologiques  et  lin- 
guistiques lui  assignent  une  place  parmi  les  savans^de  son  pays,  où  il  a  con- 
tribué à  propager  l'amour  des  études  classiques.  Un  autre  de  ces  hommes 
éminens  que  la  Hollande  a  récemment  perdus,  c'est  M.  le  baron  Van  Doom. 
M.  Van  Doom  avait  été  gouverneur  des  Flandres  avant  la  révolution  belge, 
et  il  avait  su  jusqu'au  dernier  moment  maintenir  l'autorité  hollandaise.  U 
fut  depuis  successivement  ministre  de  l'intérieur  et  vice-président  du  conseil 
d'état.  Ce  n'est  qu'en  1848  qu'on  lui  enleva  ces  dernières  fonctions  par  un 
acte  qui  entre  peu  dans  les  habitudes  hollandaises,  et  le  roi,  pour  lui  témoi- 
gner sa  confiance,  le  nomma  grand  maréchal  de  sa  maison.  M.  Van  Doom 
joignait  à  une  grande  activité  dans  les  affaires  un  goût  remarquable  pour 
les  sciences  et  les  lettres  ;  c'est  à  ce  dernier  titre  qu'il  était  un  des  curateurs 
de  l'université  de.Leyde. 

La  Turquie  vient  de  traverser  une  crise  délicate,  malheureusement  elle 
n'en  est  pas  sortie  à  son  avantage.  L'Autriche  a  pris  une  revanche  de  l'échec 
qu'elle  avait  éprouvé  dans  l'affaire  des  réfugiés  hongrois.  Il  y  avait  long- 
temps que  cette  puissance  cherchait  à  se  relever  d'une  humiliation  qui  Lui 
tenait  au  cœur;  les  fautes  de  la  Turquie  sont  venues  à  propos  lui  en  fournir 
l'occasion.  Il  faut  convenir,  en  effet,  que,  parmi  les  exigences  récemment  for- 
mulées à  Constantinople  par  le  comte  de  Leiningen,  toutes  n'étaient  pas  sans 
fondement.  Sans  doute,  l'Autriche  a  profité  de  la  circonstance  pour  articuler 
des  griefs  d'une  légitimité  au  moins  contestable;  mais,  sur  d'autres  points^  la 
Turquie  avait  des  torts  graves,  et  elle  s'était  ainsi  exposée  à  voir  la  diplomatie 
iiutrichienne  blessée  répondre  à  quelques  dénis  de  justice  par  des  réclama- 
tions exorbitantes.  Les  entraves  imposées  par  Omer-Pacha  au  commerce  au- 
trichien en  Bosnie,  la  présence  de  réfugiés  hongrois  et  polonais  dans  l'armée 
ottomane  lancée  contre  le  Monténégro,  enfin  cette  expédition  elle-même,  qui 
était  de  nature  à  créer  quelque  agitation  sur  les'^frontières  de  l'Autriche,  don- 
naient assurément  quelque  apparence  de  raison  à  la  plupart  des  représenta- 
tions portées  à  Constantinople  par  le  comte  de  Leiningen.  Il  nous  paraît,  à  la 
vérité,  beaucoup  plus  difficile  de  justifier  les  prétentions  de  l'Autriclie  sur  les 
deux  petits  ports  de  Kleck  et  de  Sotorino,  dont  elle  réclame  la  possession,  ou 
du  moins  dont  elle  voudrait  régler  l'usage,  dans  le  cas  où  ils  resteraient  aux 
mains  delà  Turquie.  Ces  ports  ont  toujours  passé,  jusqu'à  présent,  pour  être 
la  propriété  incontestée  de  la  Porte-Ottomane.  Cette  situation  est  assurément 
gênante  pour  l'Autriche,  car  ces  deux  ports  coupent  en  deux  points  différens 
le  territoire  de  la  province  autrichienne  de  Dalmatie.  C'est  une  anomalie,  sans 
nul  doute,  et  l'on  conçoit  sans  peine  que  l'Autriche  cherche  à  y  remédier. 
Cette  anomalie  cependant  est  un  fait  consacré  par  les  traités,  et  qui  ne  peut 


REVUE.  CHRONIQUE.  1215 

être  l'objet  d'un  ultimatum.  L'Autriche  peut  ouvrir  des  négociations  pour 
acquérir  la  possession  de  Kleck  et  de  Sotorino,  nécessaire  à  ses  communica- 
tions avec  l'extrémité  de  la  Dalmatie,  et  c'est  ce  qu'elle  paraît  avoir  essayé 
de  faire  à  d'autres  époques;  mais  aucune  considération  de  droit  des  gens  ne 
l'autorise  à  sommer  la  Porte  de  renoncer  à  une  possession  sur  laquelle  il  ne. 
s'était  élevé  aucune  incertitude  jusqu'à  ce  jour.  Quelle  a  été,  à  cet  égard,  la. 
réponse  de  la  Porte  aux  injonctions  du  cabinet  autrieliien?  C'est  ce  qui  reste 
encore  incertain  après  les  explications  données  par  la  presse  autrichienne  sur 
le  résultat  de  la  mission  extraordinaire  du  comte  de  Leiningen.  11  n'est  pas 
douteux  toutefois  que  la  Turquie  n'ait  cédé  sur  tous  les  autres  points,  et. 
notamment  sur  l'expédition  du  Monténégro.  C'est  cette  expédition  fâcheuse 
qui  a  évidemment  fourni  à  l'Autriche  ses  meiUeurs  prétextes,  et  la  Turquie 
doit  comprendre  aujoiu-d'hui  pourquoi  ceux  qui  lui  souhaitent  delà  stabilité. 
et  de  l'avenir  s'aJ armaient  de  cette  guerre  si  imprudemment  entrepi'ise.  En- 
core n'est-elle  pas  au  bout  de  tous  les  chagrins  que  la  guei're  du  Monténégro 
lui  vaudra.  Voici  que  la  Russie  va  venir  à  son  tour  réclamer  non  plus  seule- 
ment la  suspension  des  hostilités,  mais  l'indépendance  des  Monténégrins. 
Tel  semble  du  moins  être  le  principal  objet  de  la  mission  du  prince  Mens- 
chikof  à  Constantinople.  Voilà  des  difficultés  d'où  la  Turquie  est  lom  d'être 
sortie,  et  qu'elle  eût  évitées  avec  plus  de  prévoyance. 

Il  y  a  ceci  d'étrange  et  de  saisissant  dans  cette  revue  des  choses  contem- 
poraines, que,  pour  peu  qu'on  ne  se  contente  pas  d'observer  automv  de  soi  et 
qu'on  étende  le  regard  au  loin,  il  y  a  toujours  à  faire  la  part  des  révolutions. 
Quand  ce  n'est  pas  en  Em'ope,  c'est  au-delà  des  mers;  quand  ce  n'est  pas  nousr 
qui  imitons  le  Mexique,  c'est  le  Mexique  qui  nous  imite.  Les  révolutions 
mexicaines  passent  en  peu  de  temps  par  bien  des  phases,  qui  ne  conduisent 
toutes  malheureusement  qu'à  un  résultat,  la  décomposition  du  pays.  On  a  vu 
déjà  que  le  président,  le  général  Ariata,  avait  donné  sa  démission  et  avait  été 
remplacé  par  M.  Cevallos,  qui  a  fait  un  coup  d'état  en  supprimant  le  con- 
grès. M.  CevaUos,  à  son  tour,  n'a  pas  duré  longtemps.  A  peine  l'un  des  chefs 
de  l'insurrection,  le  général  Uraga,  a-t-n  été  arrivé  à  Mexico,  que  M.  Cevallos, 
déjà  discrédité  et  impuissant,  a  été  obligé  d'abdiquer  le  pouvoir  au  profit 
d'un  dictateur  provisoire,  le  général  Lombardine;  maintenant  c'est  le  géné»- 
ral  Santa-Anna  qu'on  attend.  Des  députations  sont  parties  de  la  Vera-Cruz 
pour  aller  le  chercher,  à  New-York.  Santa-Anna  est  d'habitude  l'homme  dea^ 
situations  extrêmes  au  Mexique.  Le  malheur  est  que  quand  il  a  le  jMJuvoir 
depuis  six  mois,  il  ne  sait  plus  qu'en  faire.  Sa  dernière  dictature  n'a  pas 
laissé  de  bons  souvenirs;  elle  date  de  1846,  de  la  guerre  avec  les  États-Unis, 
et  on  sait  comment  cette  guerre  se  termina.  Santa-Anna  aurait  beaucoup  à 
faire  pour  être  plus  heureux  cette  fois.  Bien  des  esprits,  nous  le  savons,  au- 
delà  de  l'Atlantique  et  en  Europe,  trouvent  qu'il  n'y  a  qu'un  remède  à  cette 
incommensurable  anarchie  :  c'est  la  création  d'une  monarchie  au  Mexique. 
Oui,  sans  doute,  la  monarchie  eût  été  une  ancre,  une  garantie  de  stabilité  et 
de  durée  pour  ce  monde  hispano-américain,  si  on  eût  tenté  de  l'y  établir  à 
l'issue  de  la  guerre  de  l'indépendance  :  la  meilleure  preuve,  c'est  que  le  Bré- 
sil, qui  s'est  trouvé  dans  ces  conditions,  est  parvenu  à  s'asseoir  sur  des  bases 
solides  et  fortes;  mais,  depuis  plus  de  trente  ans,  les  anciennes  colonies  espa- 
gnoles, la  plupart,  du  moins,  sont  en  proie  aux  bouleversemens,  .aux  révolu- 


1216  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tioiis,  à  la  dissolution.  Entre  le  moment  où  la  monarchie  eût  été  possible  et 
raisonnable  —  et  aujourd'hui,  il  y  a  un  intervalle  pendant  lequel  les  esprits 
se  sont  désaccoutumés  de  toute  autorité,  de  toute  règle,  de  tout  frein.  Au 
Brésil,  au  contraire,  il  n'y  a  eu  nulle  interruption,  nul  interrègne,  entre  la 
royauté  ancienne  et  la  royauté  nouvelle.  C'est  ce  qui  fait  que  le  Brésil  pros- 
père, paisible  et  calme,  sous  le  juste  et  libéral  gouvernement  d'un  souverain 
intelligent;  c'est  ce  qui  fait  que,  indépendamment  de  l'immensité  de  son  ter- 
ritoire, il  jouit  d'une  supériorité  réelle,  comme  état  régulier,  dans  l'Amérique 
du  Sud.  Depuis  trois  ans,  le  Brésil  a  eu  moins  de  changemens  de  ministères 
qu'il  n'y  a  eu  de  révolutions  au  Mexique  ou  dans  la  République  Argentine, 
par  exemple. 

Nous  laissions,  il  y  a  peu  de  jours  encore,  la  guerre  allumée  entre  le  géné- 
ral Urquiza  et  le  nouveau  gouvernement  formé  à  Buenos-Ayres  à  la  suite  du 
mouvement  révolutionnaire,  opéré  au  mois  de  septembre.  Maintenant  c'est 
au  sein  même  de  ce  gouvernement  que  la  discorde  a  éclaté.  Les  rues  de  Bue- 
nos-Ayres ont  été  ensanglantées  au  point  que  les  résidens  étrangers  ont  dû 
s'armer  pour  leur  sûreté.  Le  gouverneur  de  la  province,  le  docteur  Valentin 
Alsina,  s'est  vu  contraint  de  donner  sa  démission,  et  a  été  remplacé  par  le 
général  Pinto,  président  de  la  salle  des  représentans.  Les  chefs  de  l'insurrec- 
tion n'étaient  autres  que  le  ministre  de  la  guerre  lui-même,  le  général  José- 
Maria  Florès,  et  le  colonel  Lagos.  C'est  le  1"  décembre  qu'a  éclaté  ce  nouveau 
mouvement.  Le  général  Florès  était  sorti  de  Buenos-Ayres  pour  organiser  des 
forces  qui  devaient  aller  rejoindre  le  général  Paz,  envoyé  contre  Urquiza.  La 
réalité  est  qu'il  se  mettait  à  la  tête  de  ces  forces  pour  proclamer  la  déchéance 
du  gouvernement  et  assiéger  la  ville  de  Buenos-Ayres.  Les  conditions  posées 
par  lui  se  résumaient  en  ceci  :  envoi  de  députés  au  congrès  de  Santa-Fé,  éloi- 
gnement  de  tout  emploi  public^  pendant  un  an,  du  docteur  Alsina  et  du  co- 
lonel Mitre,  ministre  de  l'intérieur  et  des  affaires  étrangères;  déclarer  glo- 
rieux, comme  d'habitude,  le  soulèvement  du  1"  décembre,  payer  les  frais  du 
soulèvement  par-dessus  tout,  renouveler  par  moitié  la  chambre  des  repré- 
sentans et  élire  un  nouveau  gouverneur.  Les  négociations  engagées  dans  ces 
termes  entre  les  chefs  insurgés  et  les  autorités  restées  à  Buenos-Ayres  n'ont 
en  définitive  abouti  à  rien,  et  divers  combats  livrés  aux  environs  de  la  ville 
lie  semblent  pas  avoir  eu  plus  de  résultat  jusqu'ici.  Que  peut-il  maintenant 
sortir  de  ces  complications  nouvelles,  qui  ne  sont  qu'un  accès  nouveau  d'a- 
narchie ajouté  aux  accès  précédens?  Nul  ne  saurait  le  dire.  Ce  qui  semble  le 
plus  probable,  c'est  que  toute  cette  impuissance  et  ces  violens  déchiremens 
pourraient  bien  rendre  des  chances  au  général  Urquiza. 

Il  s'en  faut,  en  effet,  que  le  général  Urquiza  fût  aussi  près  de  sa  ruine  qu'on 
le  disait.  Les  nouvelles  qui  le  représentaient  comme  vaincu  et  désarmé  par 
les  généraux  Madariaga  et  Hornoz  venaient  de  Buenos-Ayres.  Voici  cepen- 
dant que  le  jour  vient  du  côté  opposé.  D'après  d'autres  témoignages  et  d'au- 
tres journaux  de  l'Amérique,  ce  n'est  point  Urquiza  qui  aurait  été  battu,  c'est 
lui,  au  contraire,  qui  aurait  dispersé  les  forces  de  Madariaga  et  Hornoz,  les- 
quels se  seraient  enfuis,  l'un  vers  Corrientes,  l'autre  vers  Buenos-Ayres.  Le 
général  Paz  lui-même,  envoyé  contre  Urquiza,  aurait  complètement  échoué 
dans  sa  mission.  En  même  temps,  le  congrès  général,  réuni  à  Santa-Fé  le 
20  novembre,  sanctionnait  la  politique  du  directeur  provisoire.  Cette  poli- 


REYUE.  CHRONIQUE.  1217 

tique,  au  reste,  est  loin  d'avoir  été  malhabile  depuis  quelques  mois.  IJrquiza 
semble  s'être  proposé  d'éloigner  la  guerre  civile,  d'empêcher  la  révolution  de 
s'étendre  aux  autres  provinces,  et  d'abandonner  Buenos- Ayres  à  son  propre 
sort.  11  paraît  avoir  voulu  laisser  la  révolution  de  Buenos-Ayres  se  consumer, 
s'épuiser,  se  dévorer  elle-même.  C'est  ce  qui  est  arrivé  à  peu  près.  L'insur- 
rection du  1"  décembre,  si  elle  réussit,  ne  peut  avoir  d'autre  résultat  que  de 
rattacher  Buenos-Ayres  à  d'autres  provinces,  et  de  favoriser  la  politique  du 
général  Urquiza.  D'ailleurs,  ce  pouvoir  d'Urquiza  régularisé  était  sans  doute 
à  l'origine  la  meilleure  condition  pour  ce  malheureux  pays.  A  l'abri  de  cette 
autorité  nouvelle,  on  eût  pu  travailler  sérieusement,  activement,  au  déve- 
loppement matériel  de  ces  contrées  ;  on  eût  pu  suivre  la  voie  tracée  par  l'in- 
telligente mesure  qui  avait  déjà  ouvert  au  commerce  les  rivières  argen- 
tines. Aujourd'hui  cela  est  plus  diflicile,  car  toute  autorité  qui  s'élèvera  à 
Buenos-Ayres  se  trouvera  au  milieu  de  partis  divisés,  déchirés,  envenimés. 
C'est  ainsi  que  chaque  révolution  vient  retarder  encore  malheureusement  la 
civihsation  de  ces  pays,  qui  attendent  le  travail  de  l'homme,  et  à  qui  on  donne 
sans  cesse  le  sang  versé  dans  les  guerres  civiles.  ch.  de  mazade. 


ASTRONOMIE   DESCRIPTIVE.  ' 

L'astronomie,  ainsi  que  plusieurs  des  sciences  d'observation  qui  sont  sus- 
ceptibles d'applications  mathématiques,  peut  être  étudiée  ou  exposée  à  trois 
degrés  divers  de  difficulté,  D'abord  on  peut  faire  connaître,  ou  pour  ainsi 
dire  raconter  les  résultats  de  cette  belle  science  en  exigeant  du  lecteur  une 
confiance  aveugle  dans  les  calculs  et  les  observations  des  savans.  C'est  propre- 
ment alors  la  science  descriptive,  qui  enregistre  toutes  les  conquêtes  de  l'esprit 
humain  et  connaît  l'univers  par  ouï-dire.  Suivant  le  précepte  d'Horace,  celui 
qui  entreprend  cette  exposition  difficile  doit  avoir  principalement  pour  but 
la  clarté  du  sujet  qu'il  veut  développer,  et  abandonner  les  objets  sur  lesquels 
il  désespère  de  jeter  de  l'éclat.  Sous  ce  point  de  vue,  les  célèbres  leçons  de 
M.  Arago  et  le  Cosmos  de  M.  de  Humboldt  sont  des  modèles  parfaits.  Une  se- 
conde manière  bien  plus  sérieuse  d'étudier  l'astronomie  exige  l'emploi  des 
formules  mathématiques,  en  général  assez  simples,  au  moyen  desquelles 
les  astronomes  praticiens  enchaînent  les  observations  pour  en  déduire  les 
lois  des  mouvemens  célestes.  Ici  on  peut  vérifier  soi-même,  en  partant  des 
observations  consignées  dans  les  registres  des  grands  établissemens,  toutes 
les  déductions  précédemment  admises,  et  même  tirer  de  ces  observations  les 
conséquences  nouvelles  qui  auraient  échappé  à  ceux  qui  les  premiers  ont  eu 
ces  registres  à  leur  disposition.  L'astronomie  est  tout  entière  dans  cette  union 
de  calculs  suffisamment  élevés  pour  utiliser  les  données  de  l'expérience  avec 
les  observations  portées  par  la  sagacité,  l'habileté  et  la  persévérance  des 
astronomes  au  plus  haut  point  de  précision  qu'il  soit  donné  à  l'homme  d'at- 
teindre. 

Le  troisième  degré  d'études  astronomiques  est  pour  ainsi  dire  tout  à  fait 

(1)  Voyez  un  premier  article,  VAsironomie  en  1852  et  1853,  dans  la  Revue  du  15  janvier. 


1218  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mathématique.  Les  Newton,  les  d'Alembert,  les  Lagrange,  les  Laplace  sont 
partis  des  lois  établies  par  la  méthode  précédente,  et  dans  leurs  calculs  trans- 
<;endans  ils  ont  embrassé  l'état  passé,  présent  et  futur  du  monde,  pesé  la 
stabilité  de  son  organisation,  reconnu  les  actions  mutuelles  de  tous  les  corps 
célestes,  déterminé  leurs  formes,  et  enfin  prédit  leur  avenir,  toujours  vérifié 
jusqu'ici  par  l'observation  directe.  Quant  aux  brillans  résultats  de  ces  hautes 
spéculations  par  rapport  au  but  que  la  puissance  créatrice  paraît  avoir  voulu 
atteindre  dans  le  balancement  de  toutes  les  causes  de  perturbation  qui  a.^s- 
sent  sans  cesse  dans  notre  système  solaire,  rien  ne  peut  surpasser  métaphy- 
siquement,  aussi  bien  que  mathématiquement,  ces  chefs-d'œuvre  de  l'esprit 
humain,  aussi  accessibles  à  l'intelligence  de  celui  qui  en  Ut  l'exposition  qu'ils 
étaient  pour  ainsi  dire  introuvables  pour  tout  autre  que  le  génie  mathéma- 
tique qui  les  a  tirés  des  mystères  de  la  nature. 

A  ce  point  de  vue,  les  conquêtes  de  l'astronomie  mathématique  la  plus 
transcendante  rentrent  dans  le  domaine  de  la  science  d'exposition  pure  et 
shnple,  que  j'appellerai  astronomie  descriptive  ;  celle-ci  est  la  seule  qui  puisse 
,  être  mise  sous  les  yeux  des  gens  du  monde,  et  quand  Ptolémée,  à  la  on 
d'une  longue  vie  consacrée  à  la  science  des  astres,  grava  dans  le  temple  de 
Sérapis,  à  Canope,  les  principaux  résultats  de  ses  longues  recherches,  il 
énonça  descriptivement  les  élémens  du  système  du  monde.  Si,  pour  les  es- 
prits orgueilleux,  la  science  perd  de  son  prix  en  devenant  accessible  à  tous 
par  le  sacrifice  qu'elle  fait  de  ses  théories  transcendantes,  la  considération 
d'utilité  publique,  actuellement  si  bien  appréciée,  doit  encourager,  ou,  si  l'on 
veut,  excuser  ceux  qui  visent  à  une  exposition  élémentaire  des  vérités  scien- 
tifiques. Aux  mécontens  qui  demandent  l'impossible,  c'est-à-dire  d'étudier  à 
fond,  sans  le  secours  des  mathématiques,  la  science  la  plus  mathématique 
^e  toutes,  il  faut  dire  comme  Euclide  au  tyran  de  Syracuse  :  Étudiez  les 
théories  comme  elles  sont;  il  n'y  a  point  ici  de  chemin  privilégié  pour  les 
rds  ! 

Quelques  assertions,  quelques  idées  émises  par  nous  dans  cette  Revue  (1)  ont 
suscité  des  questions  importantes  à  traiter,  —  et  d'abord  la  coopération  des 
amateurs  d'astronomie  aux  progrès  de  la  science.  Plus  tard  peut-être  nous 
traiterons  avec  détail  ce  sujet  si  fécond  en  belles  conséquences.  Contentons- 
nous  ici  de  quelques  indications  rapides.  Voici  donc  les  observations  qu'on 
peut  recommander  à  la  curiosité  des  amateurs  :  — "vérifier  à  l'œil  nu  le  nom- 
bre des  étoiles  visibles  et  leur  éclat  relatif,  —  bien  établir  la  couleur  de  celles 
qui  ne  sont  pas  blanches, — observer  les  étoiles  variables  d'éclat  et  leur  période 
de  variation,  —  découvrir  de  nouvelles  étoiles  variables  par  des  comparaisons 
suivies,  —  faire  les  mêmes  observations  avec  une  petite  lorgnette  d'opéra 
grossissant  deux  ou  trois  fois,  —  faire  la  même  revue  avec  une  bonne  lunette 
de  voyage  comme  celle  que  nous  avons  décrite  dans  un  premier  article  sur 
l'astronomie,  —  observer  la  scintillation  d'après  la  théorie  de  M.  Arago  dans 
les  diverses  circonstances  atmosphériques,  —  voir  l'influence  de  l'illumination 
du  ciel,  —  trouver  les  comètes  dans  les  locaUtés  où  le  ciel  est  très  pur,  en 

(1)  Livraison  du  15  janvier.  —  La  première  occultation  de  l'étoile  du  Scorpion,  que 
nous  annoncions  dans  cotte  livraison,  aura  lieu  dans  la  nuit  du  28  au  29  mars,  de 
jninuit  44  mioutes  à  une  heure  50  minutes,  temps  de  Paris. 


REVUE.  CHRONIQUE.  1219 

passant  en  revue  avec  un  chercheur  tout  le  ciel  occidental  le  soir,  et  le  ciel 
oriental  le  matin,  —  compter  et  observer  les  étoiles  filantes  pour  déterminer 
les  variations  horaires  de  leur  nombre,  —  noter  Tapparition  des  aurores  bo- 
réales et  leur  effet  sur  l'aiguille  aimantée,  —  suivre  les  apparitions  de  la 
lumière  zodiacale  au  printemps  et  à  l'automne,  et  son  étendue  dans  le  ciel, — 
même  chose  pour  la  voie  lactée  afin  d'avoir  la  mesure  de  la  transparence  de 
l'atmosphère,  —  observer  et  photographier  les  taches  du  soleil  et  les  divers 
accidens  de  sa  surface,  —  comparer  entre  elles  avec  précision  les  diverses 
étoiles,  quant  à  leuF  éclat,  au  moyen  des  procédés  exacts  de  M.  Arago,  —  en 
supposant  l'observateur  en  iK>ssession  d'une  lunette  suffisamment  forte,  faire 
la  géographie  de  la  lune,  —  observer  les  taches,  les  phases  et  les  particula- 
rités physiques  des  planètes,  —  étudier  en  détail  diverses  parties  de  la  voie 
lactée,  et  compter  les  étoiles  dans  chaque  espace  qu'embrasse  le  champ  de  la 
lunette  pour  connaître  leur  distribution  jusqu'à  un  certain  ordre  de  grandeur, 

—  voir  passer  les  ombres  des  satellites  sur  les  planètes  et  en  tirer  des  résul- 
tats divers,  —  suivre  le  mouvement  des  taches  de  ces  planètes  et  la  chute 
des  neiges  aux  deux  pôles  de  Mars,  —  observer  les  curieuses  variations  de 
l'anneau  de  Saturne,  —  veiller  à  la  réapparition  des  comètes  périodiques  (celle 
de  Brorsen  a  passé  sans  être  aperçue,  en  1851,  et  a  été  ajournée  à  1837); 

—  en  générai,  suivre  toutes  les  observations  qui  n'entrent  pas  dans  le  plan 
régulier  des  travaux  des  grands  observatoires,  surtout  si  l'on  peut  porter  des 
lunettes  à  de  grandes  hauteurs  où  l'atmosphère  opposerait  moins  d'obstacles 
à  la  vision  parfaite  dés  corps  célestes. 

Enfin,  si  l'on  suppose  un  amateur  en  possession  d'un  seul  bel  instrument 
spécial,  comme  cela  a  lieu  dans  les  observatoires  privés  d'Angleterre,  il  pourra 
pousser  plus  loin  qu'aucun  autre  astronome  la  partie  de  la  science  pour 
laquelle  il  aura  mstallé  son  instrument  spécial;  mais  le  prix  toujours  très 
étevé  d'un  pareil  instrument,  et  surtout  le  zèle  et  la  persévérance  qu'il  faut 
avoir  pour  l'utiliser,  ne  permettent  pas  d'espérer  que  le  nombre  des  travail- 
leurs bénévoles  soit  de  longtemps  au  niveau  des  besoins  de  la  science.  Là 
cependant  est  une  perspective  certaine  de  gloire  pour  l'amateur  habile,  d'u- 
tilité pour  la  science  et  d'honneur  pour  notre  pays. 

Passons  à  une  réclamation  en  faveur  des  comètes  qui  a  été  faite  à  l'occasion 
de  ce  qui  a  été  dit  sur  le  peu  d'influence  physique  des  comètes  sur  la  terre. 
On  nous  accuse  d'avoir  trop  déprécié  ces  astres  curieux.  Réparation  d'hon- 
neur, pourvu  qu'il  soit  bien  constaté  qu'ils  ne  peuvent  exercer  aucune  action 
ici-bas,  et  que  la  terre,  dût-elle  traverser  une  comète  tout  au  travers,  ne  s'en 
apercevrait  pas  plus  que  si  elle  traversait  un  nuage  qui  serait  cent  mille  mil- 
lions de  fois  plus  léger  que  notre  atmosphère,  et  qui  ne  pourrait  pas  plus  se 
faire  jour  au  travers  de  notre  air  que  le  souffle  d'un  soufflet  ordinaire  ne  pour- 
rait traverser  une  enclume. 

Certainement,  lorsque  Nevrton  appliqua  les  lois  de  l'attraction  aux  comètes, 
lorsque  lui  et  Haliey  trouvèrent  la  forme  de  Forbite  de  ces  corps,  ce  fut  une 
belle  vérification  de  la  plus  grande  découverte  de  l'esprit  humain;  — lorsque, 
en  1838  et  en  1848,  la  comète  de  Encke  nous  donna  la  mesure  de  Mercure, 
dont  la  masse  était  inconnue  jusque-là,  ce  fut  un  beau  résultat  scientifique; 
mais  le  monde  non-astronomique  s'en  émut-il?  En  1833,  la  belle  comète  de 
Hâltey,  qwi  revient  tous  les  soixante-seize  ans,  fit-elle  grande  sensationTÉvi- 


1220  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

demment  non.  On  ne  pouvait  engager  les  gens  du  monde  à  sacrifier,  sur  le 
Pont-des-Arts,  quelques  minutes  pour  regarder  ce  bel  astre  suspendu  au- 
dessus  de  l'occident,  astre  dont  ils  savaient  le  retour  prédit  par  les  calcula- 
teurs, dont  ils  n'attendaient  ni  bien  ni  mal,  et  qui  ne  parlait  pas  même  à 
l'instinct  naturel  de  curiosité  inhérent  à  tous  les  esprits.  Mais  remontons  la 
chaîne  historique  des  vingt-cinq  apparitions  de  cette  comète,  depuis  1835 
jusqu'à  l'an  13  avant  notre  ère,  en  suivant  les  auteurs  européens  et  les  obser- 
vateurs chinois  qui  nous  ont  transmis  de  si  précieux  documens.  Ces  réap- 
paritions, constatées  par  Halley,  M.  Laugier  et  M.  Hind,  font  pour  nous  un 
beau  tableau  scientifique;  mais  que  signifiait  pour  les  contemporains  l'appa- 
rition de  cette  même  comète  en  1456?  (Je  cite  exprès  les  paroles  de  M.  Hind 
et  non  celles  de  Laplace,  dont  on  a  contesté  la  précision  rigoureuse.)  «Cette 
comète  fut  vue  en  juin,  et  elle  est  décrite  par  les  liistoriens  de  l'époque  comme 
immense,  terrible,  d'une  étendue  démesurée,  traînant  à  sa  suite  une  queue 
qui  couvrait  deux  signes  célestes,  c'est-à-dire  soixante  degrés;  elle  fut  regar- 
dée avec  la  même  terreur  par  les  Turcs  sous  les  ordres  de  Mahomet  II  et  par 
'armée  chrétienne,  les  uns  et  les  autres  considérant  la  comète  comme  un  pré- 
sage de  défaite  et  un  signe  de  la  colère  céleste.  » 

Remontons  à  l'apimrition  de  la  même  comète  en  1066.  Tout  le  monde  sait 
que  c'est  l'année  de  la  conquête  de  l'Angleterre  par  les  Normands,  et  c'est  de 
cette  année  que  la  dynastie  actuelle  date  son  avènement  à  la  royauté  d'An- 
gleterre. Le  fameux  duc  de  Normandie,  Guillaume  le  Conquérant  (  TVilliam 
the  Conqueror  placé  en  tête  de  tous  les  almanachs  anglais),  avait  rassemblé 
des  hommes  d'armes  français  et  flamands,  lesquels  étaient  d'acier  pour  enta- 
mer les  Anglais,  qui  étaient  de  fer;  mais  un  de  ses  plus  puissans  auxiliaires, 
ce  fut  la  comète  qui  porte  maintenant  le  nom  de  Halley.  Elle  fut  considérée 
en  Angleterre  comme  le  pronostic  de  la  victoire  des  Normands,  et  inspira 
une  terreur  universelle  qui  contribua  à  la  soumission  du  pays  après  la  ba- 
taille d'Hastings,  comme  elle  avait  servi  à  décourager  les  Anglais  avant  la 
bataille.  La  comète  est  représentée  sur  la  fameuse  tapisserie  de  Bayeux, 
ouvrage  de  la  reine  Mathilde,  femme  du  conquérant.  Voilà  des  occasions  où 
les  préjugés  donnaient  une  véritable  importance  aux  comètes.  Toutefois,  après 
la  brillante  comète  de  1811,  qui  inspira  encore  au  peuple  quelques  craintes 
superstitieuses,  les  comètes,  autrement  que  pour  les  savans,  sont  tombées 
dans  le  pire  discrédit,  l'indifférence. 

Je  saisis  l'occasion  de  rectifier  une  assertion  qui,  je  le  crains,  n'aura  pas 
troublé  beaucoup  le  calme  d'âme  des  lecteurs  de  cette  Revue.  J'ai  dit  que  la 
grande  comète  qui  met  à  peu  près  trois  cents  ans  dans  sa  course,  qui  avait 
paru  la  dernière  fois  en  1556,  et  qui  devait  reparaître  en  1848,  manq^iait 
depuis  lors  au  rendez-vous.  On  peut  se  tranquilliser.  Nous  aurons  la  comète, 
mais  en  temps  convenable.  D'abord  établissons  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  de 
ces  petites  comètes  visibles  seulement  au  télescope,  dont  la  première  moitié 
de  ce  siècle  nous  a  déjà  donné  quatre-vingts  et  les  dix  dernières  années 
seules  trente-huit.  Combien  pensez-vous  qu'il  y  ait  de  comètes  dans  le  ciel? 
demandait-on  à  Kepler.  Il  répondit  :  Autant  que  de  poissons  dans  la  mer,  sicut 
pisces  inoceano.  La  comète  de  1556  et  de  1264  est  une  des  plus  grandes  dont 
les  historiens  européens  et  cliinois  fassent  mention.  Elle  a  été  vue  en  975,  en 
683,  en  l'an  104,  et  toujours  avec  un  éclat  extraordinaire.  Reconnue  comme 


REVUE.  CHRONIQUE.  1221 

périodique  par  Dunthorne,  calculée  par  lui  et  par  Pingre,  elle  était  annoncée 
partout  comme  devant  reparaître  en  1848.  Je  substitue  à  mes  inquiétudes 
sur  la  perte  de  cette  belle  comète  les  inquiétudes  de  sir  John  Herschel,  qui  ont 
bien  une  autre  autorité.  Voici  comment  il  s'exprime  dans  son  admirable 
ouvrage  anglais  intitulé  Esquisses  d'astronomie  {Outlines  of  Astronomy), 
dont  la  préface  est  datée  de  1849  :  «  Une  autre  grande  comète  dont  le  retour 
dans  Tannée  1848  a  été  considéré  comme  hautement  probable  par  plusieurs 
éminentes  autorités  dans  le  département  de  l'astronomie  est  celle  de  1 356, 
qui,  par  la  terreur  qu'inspirait  son  aspect,  détermina,  suivant  quelques  his- 
toriens, l'abdication  de  l'empereur  Charles-Quint Quoique,  au  moment 

où  ces  lignes  sont  écrites,  une  telle  comète  n'ait  point  encore  été  observée, 
il  faut  attendre  au  moins  qu'une  seconde  année  s'écoule  avant  de  prononcer 
que  le  retour  de  cette  comète  est  une  chose  désespérée.  » 

Cependant  1849,  1850,  1851  et  1852  s'étaient  écoulés,  et  la  comète,  cette 
grande  comète,  ne  reparaissait  pas  !  En  voici  enfin  des  nouvelles  que  je  prends 
dans  l'excellent  traité  de  M.  Hind  que  je  viens  de  recevoir  :  nous  les  devons  à 
un  savant  calculateur  de  Middelbourg,  dans  la  Zélande,  M.  Bomme,  qui  sem- 
ble avoir  résolu  la  question  dans  toute  sa  rigueur.  Inquiet  comme  tous  les 
astronomes  de  la  non-arrivée  de  la  comète,  M.  Bomme  a  repris  tous  les  cal- 
culs et  évalué  toutes  les  actions  de  toutes  les  planètes  sur  cette  comète  de  trois 
cents  ans  de  révolution.  Mois  par  mois,  semaine  par  semaine,  et  jour  par  jour 
quand  cela  était  nécessaire,  M.  Bomme,  aidé  du  travail  préparatoire  de 
M.  Ilind,  avec  une  patience  tout  à  fait  hollandaise,  et  surtout  avec  une  de  ces 
passions  froides  que  l'on  dit  les  plus  énergiques  de  toutes,  a  calculé,  au  prix 
d'une  vaste  dépeîise  de  temps  et  de  travail,  toute  la  marche  de  la  comète.  Le 
résultat,  complètement  rassurant,  de  ce  beau  travail  donne  l'arrivée  de  cet 
astre  en  août  1838,  avec  une  incertitude  de  deux  ans  en  plus  ou  en  moins,  en 
sorte  que  de  1856  à  1860  nous  aurons  la  grande  comète  qui  a  fait  mourir  le 
pape  Urbain  IV  en  1264  et  fait  abdiquer  Charles-Quint  en  1336!  A  part  toute 
idée  relative  aux  progrès  de  l'esprit  humain,  quelle  admirable  science  que 
celle  des  astres,  et  quels  nobles  travaux  que  ceux  dont  le  travail  de  M.  Bomme 
est  un  type!  «  Si  l'astronomie,  a  dit  avec  raison  M.  Arago,  assigne  inévita- 
blement à  l'homme  une  place  imperceptible  dans  le  monde  matériel,  elle  lui 
décerne,  d'autre  part,  une  place  immense  dans  le  monde  des  idées  (1).  » 

Quoique  mon  dessein  ne  soit  pas  de  sortir  des  limites  de  la  science  propre- 
ment dite,  je  ne  puis  m'empècher  de  remarquer  combien,  au  point  de  vue 
de  nos  idées  actuelles,  nous  jugeons  mal  les  événemens  qui  se  sont  produits 
sous  l'influence  d'autres  opinions  tout  à  fait  opposées.  On  s'excuse  mainte- 
nant de  prêter  aux  hommes  des  anciens  temps  des  croyances  dont  la  futilité 
fait  rougir  notre  siècle  plus  éclairé.  On  a  voulu  faire  du  pape  Calixte  III,  qui 
en  1456  conjura  la  comète  et  les  Turcs,  un  profond  politique  qui  mettait  en 
œuvre  les  moyens  qu'il  avait  à  sa  disposition  pour  arrêter  devant  Belgrade 
les  progrès  du  conquérant  de  Constantinople.  Nous  n'avons  aucun  motif  de 
ne  pas  admettre  la  sincère  persuasion  de  ce  pape  au  sujet  des  pernicieuses 
influences  des  comètes  dont  personne  ne  doutait  alors,  pas  plus  qu'on  n'en  , 
doutait,  même  un  siècle  plus  tard,  du  temps  de  Charles-Quint.  Devant  Bel- 

(i)  Annuaire  du  Bureau  des  Longitudes  pour  1853,  p.  388. 


1222  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

grade,  dans  la  sanprlante  mêlée  de  vingt-quatre  heures  prolongée  pendant 
deux  jours,  et  qui  coûta  quarante  mille  hommes  à  Mahomet  II,  des  moines 
désarmés,  le  crucifix  à  la  main,  bravaient  le  danger  pour  encourager  les  cora- 
battans  chrétiens,  en  répétant  à  haute  voix  l'exorcisme  et  l'anathème  lancés 
par  le  pape  sur  la  comète  et  sur  les  musulmans.  C'est  à  la  même  époque, 
pour  la  même  cause  et  par  le  même  papefrappé  de  terreur  [territus  Calixtus 
papa),  que  fut  établi  l'usage  encore  subsistant  de  sonner  les  cloches  au  milieu 
du  jour  pour  la  prière  dite  Angélus  de  midi.  Il  n'y  avait  pour  les  comètes  pas 
plus  de  sceptiques  parmi  les  chefs  de  nations  que  parmi  les  plus  humbles 
hommes  dans  tous  les  peuples  de  cette  époque. 

Et  de  même  un  siècle  plus  tard,  en  1556,  Charles-Quint  ne  douta  nullement 
que  la  grande  comète  que  nous  attendons  maintenant  de  1856  à  1860,  et  qui 
était  une  comète  de  premier  ordre,  n'adressât  ses  menaces  à  celui  qui  tenait 
le  premier  rang  parmi  les  souverains.  Foilà  donc,  dit-il  dans  un  vers  latin, 
mes  destinées  qui  m 'appellent  par  ces  présages  ! 

His  ergo  iadiciis  me  mea  fata  vocant. 

Il  cessa  d'être  souverain,  pour  éviter  ainsi  la  fatalité  qui  s'adressait  à  une 
tête  couronnée  et  qui  devait  ou  pouvait  épargner  un  homme  sans  autorité. 
C'est  donc  à  tort  que  Kepler  l'accuse  de  s'être  trompé  sur  les  pronostics  de 
cette  comète,  parce  qu'il  y  survécut  plus  de  deux  ans  :  son  abdication  fut  la 
suite  du  préjugé  alors  universel.  «  Voilà  bientôt  deux  ans  que  votre  père  a 
abdiqué,  disait-on  à  Philippe  II,  son  fils.  —  Voilà  bientôt  deux  ans  qu'il  s'en 
repent,  »  répondit41.  Il  n'y  a  pas  à  douter  que  la  comète  ne  l'ait  fait  des- 
cendre du  trône. 

Ce  sont  les  théories  astronomiques  de  Newton,  de  Halley  et  de  leurs  suc- 
cesseurs qui  ont  véritablement  détruit  l'empire  imaginaire  des  comètes.  Elles 
nous  ont  montré  ces  astres  assujettis  à  des  mouvemens  réguliers,  calculables 
d'avance,  et  aussi  infaillibles  que  le  lever  et  le  coucher  du  soleil.  Ces  théories 
ont  fait  ce  que  n'avaient  pu  faire  tous  les  raisonnemens  des  philosophes,  des 
moralistes  et  des  théologiens.  Sénèque,  avec  les  pythagoriciens,  admettait 
comme  nous  que  les  mouvemens  des  comètes  n'avaient  rien  de  fortuit.  La 
postérité,  dit-il,  s'étonnera  que  nous  ayons  méconnu  des  vérités  si  palpables! 
Belles  paroles  qui,  pendant  seize  siècles,  ne  furent  point  entendues!  Eu  fait 
de  superstititions  cométaires,  nous  sommes  la  postérité,  non  point  du  siècle 
de  Sénèque,  mais  seulement  du  siècle  qui  a  précédé  Newton. 

J'aurais  bien  des  choses  à  ajouter,  si  je  voulais  suivre  toutes  les  questions 
et  les  demandes  qui  m'ont  été  adressées  de  vive  voix  ou  par  écrit;  mais  ce 
n'est  pas  la  dernière  fois  que  j'aurai  à  m'occuper  ici  d'astronomie  et  de  géo- 
graphie physique.  Voici  un  fait  qui  n'est  pas  moins  étonnant,  quoique  re- 
produit tous  les  jottrs;  iT  répondra  à  une  question  sur  le  télégraphe  électrique 
dont  j'ai  dit  un  mot  dans  un  article  précédent.  Avant-hier  un  de  mes  amis 
entre  an  bureau  de  la  poste  télégraphique.  11  écrit  à  Marseille;  il  reçoit  une 
réponse.  Il  était  resté  dix-sept  minutes  dans  le  bureau  de  poste!  Voilà  la 
science  usuelle  en  18o3.  Babinet,  de  l'iustuut. 


V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES  DU  PREMIER  VOLUME. 


SECONDE  SÉRIE  DE  LA  NOUVELLE  PÉRIODE.  —  JANVIER.  —  FÉVRIER.  —  MARS  1853. 


PROMENADE  EN  AMÉRIQUE.  —  LES  HOMMES  ET  LES  CHOSES  AUX  ETATS- 
UNIS. —  I.  —  Premières  Impressions,  par  M.  J.-J.  Ampéhk. 5 

SOUVENIRS  D'UNE  STATION  DANS  LES  MERS  DE  L'INDO-GHINE.  —  La 
Domination  lioUandaise  dans  l'ArchipÊl  indien,,  par  M.  le  capitaine  de  vais- 
seau E.  JuRiEN  DE  La  Gkavière 38 

HISTOIRE  ET  STATISTIQUE  MORALE  DE  LA  PRESSE  AU  XIX^  SIÈCLE. 
—  IL  —  La  Presse  anglaise,  son  organisation  intellectuelle  et  commerciale, 

par  M.  Cucueval-Clarigny 69 

LA  GUERRE  DE  CHINE  D'APRÈS  LES  DOCUMENS  CHINOIS,  par  M.  Lavollée.      106 
'UEAUX-ARTS.  —  La  Chapelle  de  l'Eucharistie  à  Notre-Dame-de-Lorette,  par 

M.  Gustave  Planche 125 

BEAUMARCHAIS,  SA  VIE,  SES  ÉCRITS  ET  SON  TEMPS,  d'après  des  papiers 

DE  FAMILLE  INÉDITS.  —  Procès  dc  Goëzmau,  par  M.  L.  de  Loménie 142 

CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  lilTTÉRAIRE.      180 
REVUE  MUSICALE.  —  Marco  Spada,  de  M.  Auber,  par  M.  P.  Scudo 195 

BURKE,  SA  VIE  ET  SES  ÉCRITS,  première  partie,  par  M.  Charles  de  Rémusat, 

de  l'Académie  Française. 209 

L'ÉCONOMIE  RURALE  EN  ANGLETERRE.  —  I.  —  Les  Animaux  domestiques, 

par  M.  L.  de  Lavergne 262 

PROMENADE  EN  AMÉRIQUE.  —  LES  HOMMES  ET  LES  CHOSES  AUX  ÉTATS- 
UNIS.  —  II.  — La  Nouvelle-Angleterre  et  la  Nouvelle-France,  ^par  M.  J.-J. 
Ampère,  de  l'Académie  Française 292 

DU  MOUVEMENT  INTELLECTUEL  PARMI  LES  POPULATIONS  OUVRIÈRES 

EN  FRANCE.  —  Les  Ouvriers  de  la  Loire,  par  M.  Audigan-ne 320 

SOUVENIRS  DE  LA  SORBONNE  EN  1825.  —  Démosthènes  et  le  général  Foy, 

par  M.  ViLLEMAiN ,  de  l'Académie  Française 346 

L'ASTRONOMIE  EN  1852  et  1853,  par  M.  Babinet,  de  l'Institut 376 

CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POUTIQUE  ET  LITTÉRAIRE.      388 

PAYSAG-ES,  POÉSIES,  par  M.  Charles  Reynaud 405 

SOUVENIRS  D'UNE  STATION  DANS  LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE.  — Célèbes 

et  les  Hollandais  à  Menado  et  Macassar,  par  M.  E.  Jurien  de  La  Gravière.      409 

BURKE,  SA  VIE  ET  SES  ÉCRITS,  dernière  partie,  par  M.  Charles  de  Rémusat, 

de  l'Académie  Française ' 435 

MOBY  DICK,  LA  CHASSE  A  LA  BALEINE,  par  M.  E.-D.  Forguïs 491 

MOUVEMENT  LITTÉRAIRE  DE  L'ALLEMAGNE.  —  I.  —  Le  Roman  et  les  Ro- 
manciers allemands,  par  M.  Saint-René  Taillandier 516 


1224  TABLE    DES   MATIÈRES. 

CARACTÈRES  ET  RÉCITS  DU  TEMPS.  —  Les  Solitudes  de  Sidi-Pontrailles , 

par  M.  Paul  de  Molènes 543 

PROMENADE  EN  AMÉRIQUE.  —  LES  HOMMES  ET  LES  CHOSES  AUX  ÉTATS- 
UNIS.  —  III.  —  Les  Lacs  et  les  nouvelles  Villes  de  l'ouest,  par  M.  Ampère.      568 
CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  LITTÉRAIRE.      591 
LE  NOUVEAU  PRÉSIDENT  DES  ÉTATS-UNIS.  —  LE  GÉNÉRAL  FRANKLIN 

PIERCE,  par  M.  Emile  Montégut 605 

POÈTES  ANGLAIS  DU  DIX-NEUVIÈME  SIÈCLE. —  Thomas  Moore,  sa  Vie  et 

ses  Mémoires,  par  M.  Eugène  Forcade 617 

SOUVENIRS  D'UNE  STATION  DANS  LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE.  —  La 
Bayonnaise  à  Batavia  et  la  vie  coloniale  des  Hollandais,  par  M.  le  capitaine 
de  vaisseau  E.  Jurien  de  La  Gravière 649 

LE  CAMP  DU   MARÉCHAL  RADETZKY,  SOUVENIRS  ET  PORTRAITS,  par 

M.  H.  Blaze  de  Bury CC7 

DES  NOUVELLES  VOIES  MARITIMES  POUR  LA  FRANCE.  —  Les  Paquebots 

transatlantiques ,  par  M.  Charles  Lavollée 708 

PROMENADE  EN  AMÉRIQUE.  —  LES  HOMMES  ET  LES  CHOSES  AUX  ÉTATS- 
UNIS.  —  IV.  —  La  Reine  de  l'ouest  et  les  Antiquités  de  l'Ohio,  par  M.  J.-J. 

Ampère  ,  de  l'Académie  Française 737 

ADELINE  PROT AT,  première  partie,  par  M.  Henry  MuIiger 756 

CHRONIQUE  DE  LX QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  LITTÉRAIRE.       790 
REVUE  MUSICALE,  par  M.  P.  Scudo 804 

LE  PÈRE  VENTURA  ET  LA  PHILOSOPHIE,  par  M.  Charles  de  Remusat.  .   .      817 

ADELINE  PROT  AT,  seconde  partie,  par  M.  Henry  Murger 859 

L'ÉCONOMIE  RURALE  EN  ANGLETERRE.  —  II.  —  Les  Cultures  anglaises  com- 
parées à  celles  de  la  France,  par  M.  Léokce  de  Lavergne 903 

BEAUMARCHAIS,  SA  VIE,  SES  ÉCRITS  ET  SON  TEMPS.  —VI.  —  Histoire  de 
ses  Missions  secrètes,  Beaumarchais  et  le  chevalier  d'Éon,  par  M.  Louis  de 

LOMÉNIE 931 

SOUVENIRS  D'UNE  STATION  DANS  LES  MERS  DE  L'INDO-CHINE.  —  Les  Ré- 
gences javanaises,  par  M.  le  capitaine  de  vaisseau  E.  Jurien  de  La  Gravière.  971 

LA  CHASSE  EN  AFRIQUE,  par  M.  le  général  E.Daumas 1001 

CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  LITTÉRAIRE.  1012 

PROMENADE  EN  AMÉRIQUE.  —  V.  —  New-York,  par  M.  J.-J.  Ampère.  .  .    .  1025 

LA  MONARCHIE  DE  1830,  première  partie,  par  M.  L.  de  Carné lOoO 

UN  ROMAN  PROTESTANT  ET  UN  ROMAN  CATHOLIQUE  EN  ANLETERRE, 

par  M.  Eugène  Forcade 1084 

LA  PHILOSOPHIE  SPIRITUALISTE  ET  LA  RENAISSANCE  RELIGIEUSE,  par 

M.  Emile  Saisskt , 1115 

L'ÉCONOMIE  RURALE  EN  ANGLETERRE.  —  II.  —  La  Constitution  de  la  Pro- 
priété et  de  la  Culture,  par  M.  Léonce  de  Lavergne 1130 

ADELINE  PROT  AT,  troisième  partie,  par  M.  Henry  Murger.  ........  l»o8 

CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE.  —  HISTOIRE  POLITIQUE  ET  LITTÉRAIRE.  1201 

SCIENCES.  —  ASTRONOMIE  DESCRIPTIVE,  par  M.  Babinet,  de  l'Institut.  .  1217 

FIN  de  la  table. 


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Revue  des  deux  mondes 


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